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Full text of "Oeuvres complètes"

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1/67 


ÉDITION    DÉFINITIVE 


OODLOMMitr.s.  —  Typographie  Paul  BRODARIX 


ŒUVRES    COMPLÈTES 


DE 


H.  DE   BALZAC 


XVIII 


THÉÂTRE 


VAUTRIN    -    LES    RESSOURCES    DE    QUINOLA 

PAMÉLA     GIRAUD 

LA  MARATRE    —  LE    FAISEUR 


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•^L£;i=f 


PARIS 

CALMANN    LÉVY,   ÉDITEUR 
ANCIENNE   MAISON   MICHEL  LÉVY    FRÈRES 

RUE  AUBBS,  3,  BT  SOULEVA^  DBS  ITALIENS,  15 

A   LA    LIBRAIRIE   NOUVELLE 

M    DCCC   LXXIX 
Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés 


A   M.    LAUEENT-JAN 


Son  ami 


DE     DALZAC, 


20  mars  1840. 


PREFACE 


Il  est  difficile  à  l'auteur  d'une  pièce  de  théâtre  de  se  replacer,  a  cinquante 
jours  de  distance,  dans  la  situation  où  il  était  le  lendemain  de  la  première 
représentation  de  son  ouvrage;  mais  il  est  maintenant  d'autant  plus  difficile 
d'écrire  la  préface  de  Vautrin,  que  tout  le  monde  a  fait  la  sienne;  celle 
de  l'auteur  serait  infailliblement  inférieure  à  tant  de  pensées  divergentes. 
Un  coup  de  canon  ne  vaudra  jamais  un  feu  d'artifice. 

L'auteur  expliquerait-il  son  œuvre?  Mais  elle  ne  pouvait  avoir  que 
M.  Frederick  Lemaître  pour  commentateur. 

Se  plaindrait-il  do  la  défense  qui  arrête  la  représentation  de  son  drame? 
Mais  il  ne  connaîtrait  donc  ni  son  temps  ni  son  pays?  L'arbitraire  est  le 
péché  mignon  des  gouvernements  constitutionnels  ;  c'est  leur  infidélité,  à 
eux;  et,  d'ailleurs,  ne  sait-il  pas  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  cruel  que  les 
faibles?  A  ce  gouvernement-ci,  comme  aux  enfants,  il  est  permis  de  tout 
faire,  excepté  le  bien  et  une  majorité. 

Irait-il  prouver  que  Vautrin  est  un  drame  innocent  autant  qu'une  pièce 
de  Berquin?  Mais  traiter  la  question  de  la  moralité  ou  de  l'immoralité  du 
théâtre,  ne  serait-ce  pas  se  mettre  au-dessous  des  Prudhomme  qui  en  font 
une  question? 

S'en  prendrait-il  au  journalisme?  Mais  il  ne  peut  que  le  féliciter  d'avoir 
justifié  par  sa  conduite,  en  cette  circonstance,  tout  ce  qu'il  en  a  dit  ailleurs. 

Cependant,  au  milieu  de  ce  désastre  que  l'énergie  du  gouvernement  a 
causé,  mais  que,  dit-on,  le  fer  d'un  coiffeur  aurait  pu  réparer,  l'auteur  a 
trouvé  quelques  compensations  dans  les  preuves  d'intérêt  qui  lui  ont  été 
données.  Entre  tous,  M.  Victor  Hugo  s'ôst  montré  aussi  serviable  qu'il  est 
grand  poëte;  et  l'auteur  est  d'autant  plus  heureux  de  publier  combien  il 
fut  obligeant,  que  les  ennemis  de  M.  Hugo  ne  se  font  pas  faute  de  calomnier 
son  caractère. 

Enfin,  Vautrin  a  presque  deux  mois,  et,  dans  la  serre  parisienne,  une 
nouveauté  de  deux  mois  prend  deux  siècles.  La  véritable  et  meilleure 
préface  de  VautrinsQVdi  donc  le  drame  de  Richard  Cœur-d'ëponfje  ^  que 
l'administration  permet  de  représenter,  afin  de  ne  pas  laisser  les  rats 
occuper  exclusivement  les  planches  si  fécondes  du  théâtre  de  la  Porte- 
Sain  t->I;irtin. 

•        l'aris,  1"  mai  1810. 
1,  Cette  pièce  n'a  été  ni  représentée  ni  imprimée. 


PERSONNAGES 


PORTE-SAINT-MARTIN. 

MM. 

JACQUES  COLLIN,  dit  VAUTRIN.  .  Frederick  Lemaitre. 

LE  DUC  DE  MONTSOREL Jemma. 

LE  MARQUIS  ALBERT,  son  fils  .  .  .  Lajariette. 

RAOUL  DE  FRESGAS Rey. 

CHARLES  BLONDET,  dit  LE  CHE- 
VALIER DE  SAINT-CHARLES  .  .  .  Raucourt. 

FRANÇOIS  CADET  ,  dit  PHILO- 
SOPHE, cocher Potonmer. 

FIL-DE-SOIE,  cuisinier Frédéric. 

BUTEUX,  portier e.  Dupuis. 

PHILIPPE   BOULARD,   dit    LAFOU- 

RAILLE ToLRNAN. 

UN  COMMISSAIRE Héret. 

JOSEPH  BONNET,  valet  de  chambre 

de  la  duchesse  de  Montsorel  ....  Moessard: 

]y|mes 

LA  DUCHESSE  DE  MONTSOREL  .  .  Frederick  Lemaitre. 
MADEMOISELLE  DE  VAUDREY,  sa 

tante Georges  cadette. 

LA  DUCHESSE  DE  CHRISTOVAL.  .  Cénau. 
INÈS  DE  CHRISTOVAL,  PRINCESSE 

D'ARJOS,  sa  fille Figeac. 

FÉLICITÉ,  femme  de  chambre  de  la 

duchesse  de  Montsorel Hersent. 

Domestiques,  Gendarmes,  Agents,  etc. 


AMBIGU-COMIQUE. 
MM. 
Frederick  Lemaitre, 
Clément  Just. 
Pernin. 
Régnier. 

Omer. 

BUKLER. 

Par rot. 
Hoster. 

Allart. 
Christian» 

Jules. 

JVlmes 

Blainvillb. 

Thivet. 
Marie  Boutin^ 

Vannoy. 

Bonheur. 


La  scène  se  passe  à  Paris,  en  1810,  après  le  second  retour  des  Bourbons, 


VAUTRIN 


ACTE    PREMIER 


Un  salon  à  l'hôtel  de  Montsorcl. 


SCENE    PREMIERE 

LA  DUCHESSE   DE  MONTSOREL,    MADEMOISELLE 
DE  VAUDREY. 

LA   DUCHESSE. 

Ah  î  VOUS  m'avez  attendue  ;  combien  vous  êtes  bonne! 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Qu'avez-vous,  Louise?  Depuis  douze  ans  que  nous  pleurons  en- 
semble, voici  le  premier  moment  où  je  vous  vois  joyeuse  ;  et,  pour 
qui  vous  connaît,  il  y  a  de  quoi  trembler. 

LA    DUCHESSE. 

11  faut  que  cette  joie  s'épanche,  et  vous,  qui  avez  épousé  mes 
angoisses,  pouvez  seule  comprendre  le  délire  que  me  cause  une 
lueur  d'espérance. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Seriez-vous  sur  les  traces  de  votre  fils? 

LA    DUCHESSE. 

Retrouvé  ! 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Impossible  !  Et,  s'il  n'existe  plus,  à  cftielle  horrible  torture  vous 
^t2£-vous  condamnée  I 


6  THÉÂTRE. 

LA    DUCHESSE. 

Un  enfant  mort  a  une  tombe  dans  le  cœur  de  sa  mère  ;  mais 
l'enfant  qu'on  nous  a  dérobé,  il  y  existe,  ma  tante. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Si  Ton  VOUS  entendait  ! 

LA    DUCHESSE. 

Eh!  que  m'importe!  Je  commence  une  nouvelle  vie,  et  me  sens 
pleine  de  force  pour  résister  à  la  tyrannie  de  M.  de  Montsorel. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Après  vingt-deux  années  de  larmes,  sur  quel  événement  peut  se 
fonder  cette  espérance  ? 

LA    DUCHESSE. 

C'est  plus  qu'une  espérance  !  Après  la  réception  du  roi,  je  suis 
allée  chez  l'ambassadeur  d'Espagne,  qui  devait  nous  présenter  l'une 
à  l'autre,  madame  de  Ghristoval  et  moi  :  j'ai  vu  là  un  jeune  homme 
qui  me  ressemble,  qui  a  ma  voix  !  Comprenez-vous?  Si  je  suis  ren- 
trée si  tard,  c'est  que  j'étais  clouée  dans  ce  salon,  je  n'en  ai  pu 
sortir  que  quand  il  est  parti. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Et,  sur  ce  faible  indice,  vous  vous  exaltez  ainsi? 

LA    DUCHESSE. 

Pour  une  mère,  une  révélation  n'est-elle  pas  le  plus  grand  des 
témoignages?  A  son  aspect,  il  m'a  passé  comme  une  flamme  devant 
les  yeux,  ses  regards  ont  ranimé  ma  vie,  et  je  me  suis  sentie  heu- 
reuse. Enfin,  s'il  n'était  pas  mon  fils,  ce  serait  une  passion  in- 
sensée î 

MADEMOISELLE    DE   VAUDREY. 

Vous  VOUS  serez  perdue  ! 

LA    DUCHESSE. 

Oui,  peut-être!  On  a  dû  nous  observer  :  une  force  irrésistible 
m'entraînait;  je  ne  voyais  que  lui,  je  voulais  qu'il  me  parlât,  et  il 
m'a  parlé,  et  j'ai  su  son  âge  :  il  a  vingt-trois  ans,  l'âge  de  Fernand! 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Mais  le  duc  était  là? 

LA    DUCHESSE. 

Ai-je  pu  songer  à  mon  mari?  J'écoutais  ce  jeune  homme,  qui 
[arlait  à  Inès.  Je  crois  qu'ils  s'aiment. 


VAUTRIN.  7 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Inès,  la  prétendue  de  votre  fils  le  marquis?  Et  pensez-vous  que 
le  duc  n'ait  pas  été  frappé  de  cet  accueil  fait  à  un  rival  de  son  fils? 

LA    DUCHESSE. 

Vous  avez  raison,  et  j'aperçois  maintenant  à  quels  dangers  Fer- 
nand  est  exposé.  Mais  je  ne  veux  pas  vous  retenir  davantage,  je 
vous  parlerais  de  lui  jusqu'au  jour.  Vous  le  verrez.  Je  lui  ai  dit  de 
venir  à  l'heure  où  M.  de  Montsorel  va  chez  le  roi,  et  nous  le  ques- 
tionnerons sur  son  enfance. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Vo'is  ne  pourrez  dormir,  calmez-vous,  de  grâce.  Et  d'abord  ren- 
voyons Félicité,  qui  n'est  pas  accoutumée  à  veiller.  (Eiie  sonne.) 

FÉLICITÉ,     entrant. 

M.  le  duc  rentre  avec  M.  le  marquis. 

LA    DUCHESSE. 

Je  vous  ai  déjà  dit,  Félicité,  de  ne  jamais  m'instruire  de  ce  qui 
se  passe  chez  monsieur.  Allez.  (Félicité  sort.) 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Je  n'ose  vous  enlever  une  illusion  qui  vous  donne  tant  de  bon- 
heur ;  mais,  quand  je  mesure  la  hauteur  à  laquelle  vous  vous  éle- 
vez, je  crains  une  chute  horrible  :  en  tombant  de  trop  haut,  l'âme 
se  brise  aussi  bien  que  le  corps,  et,  laissez-moi  vous  le  dire,  je 
tremble  pour  vous. 

LA    DUCHESSE. 

Vous  craignez  mon  désespoir,  et,  moi,  je  crains  ma  joie. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY,    regardant  la  duchesse  sortir. 

Si  elle  se  trompe,  elle  peut  devenir  folle. 

LA    DUCHESSE,    revenant. 

Ma  tante,  Fernand  se  nomme  Raoul  de  Frescas. 


SCENE    II. 
MADEMOISELLE  DE  VAUDREY,  seule. 

Elle  ne  voit  pas  qu'il  faudrait  un  miracle  pour  qu'elle  retrouvât 
son  fils.  Les  mères  croient  toutes  à  dai  miracles.  Veillons  sur  elle  I 
Un  regard,  un  mot  la  perdrait!  car,  si  elle  avait  raison,  si  Dieu 


8  THEATRE. 

lui  rendait  son  fils,  elle  marcherait  vers  une  catastrophe  plus 
affreuse  encore  que  la  déception  qu'elle  s'est  préparée.  Pensera- 
t-elle  à  se  contenir  devant  ses  femmes?... 


SCENE    III 

MADEMOISELLE  DE  VAUDREY,   FÉLICITÉ. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY, 

Déjà! 

FÉLICITÉ. 

Madame  la  duchesse  avait  bien  hâte  de  me  renvoyer. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Ma  nièce  ne  vous  a  pas  donné  d'ordres  pour  ce  matin  ? 

FÉLICITÉ. 

Non,  mademoiselle. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Il  viendra  pour  moi,  vers  midi,  un  jeune  homme  nommé  M.  Raoul 
de  Frescas  :  il  demandera  peut-être  la  duchesse;  prévenez-en 
Joseph,  il  le  conduira  chez  moi.  (EUe  sort.) 

SCÈNE  IV 

FÉLICITÉ,    seule. 

Un  jeune  homme  pour  elle!  Non,  non.  Je  me  disais  bien  que  la 
retraite  de  madame  devait  avoir  un  motif  :  elle  est  riche,  elle  est 
belle,  le  duc  ne  l'aime  pas;  voici  la  première  fois  qu'elle  va  dans 
le  monde;  un  jeune  homme  vient  le  lendemain  demander  ma- 
dame, et  mademoiselle  veut  le  recevoir!  On  se  cache  de  moi  :  ni 
confidences  ni  profits.  Si  c'est  là  l'avenir  des  femmes  de  chambre 
sous  ce  gouvernement-ci,  ma  foi,  je  ne  vois  pas  ce  que  nous  pourrons 

faire,    (une   porte  latérale    s'ouvre,    on   voit  deux  hommes,  la  porte  se  referme 

aussitôt.)  Au  reste,  nous  verrons  le  jeune  homms.  (Eiie  sort.) 


VAUTRIN.  9 

SCÈNE   V 

JOSEPH,  VAUTRIN. 

"Vautrin  paraît  avec  un  surtout  couleur  de  tan,   garni  de   fourrures,  dessous  noir; 
il  a  la  tenue  d'un  ministre  diplomatique  étranger  en  soirée. 

JOSEPH. 

Maudite  fille  !  nous  étions  perdus, 

VAUTRIN. 

Tu  étais  perdu.  Ah  çà  !  mais  tu  tiens  donc  beaucoup  à  ne  pas  te 
reperdre,  toi?  Tu  jouis  donc  de  la  paix  du  cœur  ici? 

JOSEPH. 

Ma  foi,  je  trouve  mon  compte  à  être  honnête, 

VAUTRIN. 

Et  entends-tu  bien  l'honnêteté? 

JOSEPH. 

Mais,  ça  et  mes  gages,  je  suis  content. 

VAUTRIN. 

Je  te  vois  venir,  mon  gaillard.  Tu  prends  peu  et  souvent,  tu 
amasses,  et  tu  aurais  encore  l'honnêteté  de  prêter  à  la  petite 
semaine.  Eh  bien,  tu  ne  saurais  croire  quel  plaisir  j'éprouve  à  voir 
une  de  mes  vieilles  connaissances  arriver  à  une  position  honorable. 
Tu  le  peux,  tu  n'as  que  des  défauts,  et  c'est  la  moitié  de  la  vertu. 
Moi,  j'ai  eu  des  vices,  et  je  les  regrette...  Comme  ça  passe!  Et 
maintenant,  plus  rien!  il  ne  me  reste  que  les  dangers  et  la  lutte. 
Après  tout,  c'est  la  vie  d'un  Indien  entouré  d'ennemis,  et  je  dé- 
fends mes  cheveux. 

JOSEPH. 

Et  les  miens? 

VAUTRIN. 

Les  tiens?...  Ah!  c'est  vrai.  Quoi  qu'il  arrive  ici,  tu  as  la  parole 
-de  Jacques  Collin  de  n'être  jamais  compromis;  mais  tu  m'obciras 
en  tout! 

JOSEPH, 

En  toutl...  Cependant... 


iO  THÉÂTRE. 

VAUTRIN. 

On  connaît  son  Gode.  S'il  y  a  quelque  méchante  besogne,  j'aurai 
mes  fidèles,  mes  vieux.  Es-tu  depuis  longtemps  ici? 

JOSEPH. 

Madame  la  duchesse  m'a  pris  pour  valet  de  chambre  en  allant  à 
Gand,  et  j'ai  la  confiance  de  ces  dames. 

VAUTRIN. 

Ça  me  va!  J'ai  besoin  de  quelques  notes  sur  les  Montsorel.  Que 
sais-tu? 

JOSEPH. 

Rien. 

VAUTRIN. 

La  confiance  des  grands  ne  va  jamais  plus  loin.  Qu'as-tu  dé- 
couvert? 

JOSEPH. 

Rien. 

VAUTRIN,    à  part. 

Il  devient  aussi  par  trop  honnête  homme.  Peut-être  croit-il  ne 
rien  savoir.  Quand  on  cause  pendant  cinq  minutes  avec  un  homme, 
on  en  tire  toujours  quelque  chose.  (Haut.)  Où  sommes-nous  ici? 

JOSEPH. 

Chez  madame  la  duchesse,  et  voici  ses  appartements;  ceux  de 
M.  le  duc  sont  ici  au-dessous;  la  chambre  de  leur  fils  unique  le 
marquis  est  au-dessus,  et  donne  sur  la  cour. 

VAUTRIN. 

Je  t'ai  demandé  les  empreintes  de  toutes  les  serrures  du  cabinet 
de  M.  le  duc  ;  où  sont-elles? 

JOSEPH,    avec  hésitation. 

Les  voici. 

VAUTRIN. 

Toutes  les  fois  que  je  voudrai  venir  ici,  tu  trouveras  une  croix 
faite  à  la  craie  sur  la  porte  du  jardin;  tu  iras  l'examiner  tous  les 
soirs.  On  est  vertueux  ici,  les  gonds  de  cette  porte  sont  bien 
rouilles;  mais  Louis  XVIII  ne  peut  pas  être  Louis  XV!  Adieu,  mon 
garçon;  je  viendrai  la  nuit  prochaine,  (a  part.)  Il  faut  aller  rejoindre 
mes  sens  à  l'hôtel  de  Ghristoval. 


VAUTRIN.  44 

JOSEPH,     à  part. 

Depuis  que  ce  diable  d'homme  m'a  retrouvé,  je  suis  dans  des 
transes... 

VAUTRIN,     revenant. 

Le  duc  ne  vit  donc  pas  avec  sa  femme? 

JOSEPH. 

Brouillés  depuis  vingt  ans. 

VAUTRIN. 

Et  pourquoi? 

JOSEPH. 

Leur  fils  lui-même  ne  le  sait  pas. 

VAUTRIN. 

Et  ton  prédécesseur,  pourquoi  fut-il  renvoyé? 

JOSEPH. 

Je  ne  sais,  je  ne  Tai  pas  connu.  Ils  n'ont  monté  leur  maison  que 
depuis  le  second  retour  du  roi. 

VAUTRIN. 

Voici  les  avantages  de  la  société  nouvelle  :  il  n'y  a  plus  de  liens 
entre  les  maîtres  et  les  domestiques;  plus  d'attachement,  par  con- 
séquent, plus  de  trahisons  possibles,  (a  Joseph.)  Se  dit-on  des  mots 
piquants  à  table? 

JOSEPH. 

Jamais  rien  devant  les  gens. 

VAUTRIN. 

Que  pensez-vous  d'eux,  à  l'office,  entre  vous? 

JOSEPH. 

La  duchesse  est  une  sainte. 

VAUTRIN. 

Pauvre  femme!  Et  le  duc? 

JOSEPH. 
Un  égoïste. 

VAUTRIN. 

Oui,  un  homme  d'État,  (a  part.)  Il  doit  avoir  des  secrets,  nous 
verrons  dans  son  jeu.  Tout  grand  seigneur  a  de  petites  passions 
pai-  lesquelles  on  le  mène;  et,  si  j^  le  tiens  une  fois,  il  faudra  bien 
que  son  fils...  (a  Joseph.)  Que  dit-on  du  mariage  du  marquis  de 
Montsorel  avec  Inès  de  Ghristoval? 


431  THÉÂTRE. 

30SRPH. 

Pas  un  mot.  La  duchesse  semble  s'y  intéresser  fort  peu. 

VAUTRIN. 

Elle  n'a  qu'un  fils!  Ceci  n'est  pas  naturel. 

JOSEPH. 

Entre  nous,  je  crois  qu'elle  n'aime  pas  son  fils. 

VAUTRIN. 

Il  a  fallu  t' arracher  cette  parole  du  gosier  comme  on  tire  le 
bouchon  d'une  bouteille  de  vin  de  Bordeaux!  11  y  a  donc  un  secret 
dans  cette  maison?  Une  mère,  une  duchesse  de  Montsorel  qui 
n'aime  pas  son  fils,  un  fils  unique!  Quel  est  son  confesseur? 

JOSEPH. 

Elle  fait  toutes  ses  dévotions  en  secret. 

VAUTRIN. 

Bien  I  je  saurai  tout  :  les  secrets  sont  comme  les  jeunes  filles, 
plus  on  les  garde,  mieux  on  les  trouve.  Je  mettrai  deux  de  mes 
drôles  de  planton  à  Saint-Thomas  d'Aquin  :  ils  ne  feront  pas  leur 
salut,  mais...  ils  feront  autre  chose.  Adieu. 


SCENE    VI 

JOSEPH,    seul. 

Voilà  un  vieil  ami,  c'est  bien  ce  qu'il  y  a  de  pis  au  monde...  il 
me  fera  perdre  ma  place.  Ah!  si  je  n'avais  pas  peur  d'être  empoi- 
sonné comme  un  chien  par  Jacques  Gollin,  qui  le  ferait,  je  dirais 
tout  au  duc;  mais,  dans  ce  bas  monde,  chacun  son  écot!  je  ne 
veux  payer  pour  personne.  Que  le  duc  s'arrange  avec  Jacques,  je 
vais  me  coucher.  Du  bruit?  la  duchesse  se  lève.  Que  veut-elle?... 
Tâchons  d'écouter. 

SCÈNE    VII 

LA  DUCHESSE  DE  MONTSOREL,  seule. 

Où  cacher  l'acte  de  naissance  de  mon  fils?...  (eiu  m.)  «  Valence... 
juillet  1793...  »  Ville  de  malheur  pour  moi!  Fernand  est  bien  né 


VAUTRIN.  13 

sept  mois  après  mon  mariage,  par  une  de  ces  fatalités  qui  justi- 
fient d'infâmes  accusations!  Je  vais  prier  ma  tante  de  garder  cet 
acte  sur  elle  jusqu'à  ce  que  je  le  dépose  en  lieu  de  sûreté.  Chez 
moi»  le  duc  ferait  tout  fouiller  en  mon  absence,  il  dispose  de  la 
police  à  son  gré.  On  n'a  rien  à  refuser  à  un  homme  en  faveur.  Si 
Joseph  me  voyait  à  cette  heure  allant  chez  mademoiselle  de  Vau- 
drey,  tout  l'hôtel  en  causerait.  Ah!  seule  au  monde,  seule  contre 
tous,  toujours  prisonnière  chez  moi  ! 


SCENE   VIII 

LA  DUCHESSE   DE  MONTSOREL,   MADEMOISELLE 
DE  VAUDREY. 

LA   DUCHESSE. 

Il  ne  vous  est  donc  pas  plus  possible  qu'à  moi  de  dormir? 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Louise,  mon  enfant,  si  je  reviens,  c'est  pour  dissiper  un  rêve 
dont  le  réveil  sera  funeste.  Je  regarde  comme  un  devoir  de  vous 
arracher  à  des  pensées  folles.  Plus  j'ai  réfléchi  à  ce  que  vous 
m'avez  dit,  plus  vous  avez  excité  ma  compassion.  Je  dois  vous  dire 
une  cruelle  vérité  :  le  duc  a  certainement  jeté  Ferr*md  dans  une 
situation  si  précaire,  qu'il  lui  est  impossible  de  se  retrouver  dans 
le  monde  où  vous  êtes.  Le  jeune  homme  que  vous  avez  vu  n'est 
point  votre  fils. 

LA    DUCHESSE. 

Ah!  vous  ne  connaissez  pas  Fernand!  Moi,  je  le  connais  :  en 
quelque  lieu  qu'il  soit,  sa  vie  agite  ma  vie.  Je  Tai  vu  mille  fois... 

MADEMOISELLE    DE     VAUDREY. 

En  rêve! 

LA    DUCHESSE. 

Fernand  a  dans  les  veines  le  sang  des  Montsorel  et  des  Vaudrey. 
La  place  qu'il  aurait  tenue  de  sa  naissance,  il  a  su  la  conquérir; 
partout  où  il  se  trouve,  on  lui  cb^.  S'il  a  commencé  par  être  sol- 
dat, il  est  aujourd'hui  colonel.  Mon  fils  est  fier,  il  est  beau,  on 
Taime!  Je  suis  sûre,  moi,  qu'il  est  aimé.  Ne  me  dites  pas  non,  ma 


U  THÉÂTRE. 

tante,  Fernand  existe;  autrement,  le  duc  aurait  manqué  à  sa  foi 
de  gentilhomme,  et  il  met  à  un  trop  haut  prix  les  vertus  de  sa 
race  pour  les  démentir. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

L'honneur  et  la  vengeance  du  mari  ne  lui  étaient-ils  pas  plus 
chers  que  la  loyauté  du  gentilhomme? 

LA    DUCHESSE. 

Ah  !  vous  me  glacez. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Louise,  vous  le  savez,  l'orgueil  de  leur  race  est  héréditaire  chez 
les  Montsorel,  comme  l'esprit  chez  les  Mortemart. 

LA    DUCHESSE. 

Je  ne  le  sais  que  trop  !  Le  doute  sur  la  légitimité  de  son  enfant 
l'a  rendu  fou, 

MADEMOISELLE     DE    VAUDREY. 

Non.  Le  duc  a  le  cœur  ardent  et  la  tête  froide  :  en  ce  qui  touche 
les  sentiments  par  lesquels  ils  vivent,  les  hommes  de  cette  trempe 
vont  vite  dans  l'exécution  de  ce  qu'ils  ont  conçu. 

LA    DUCHESSE. 

Mais,  ma  tante,  vous  savez  pourtant  à  quel  prix  il  m'a  vendu  la 
vie  de  Fernand?  Ne  Tai-je  pas  assez  chèrement  payée  pour  n'avoir 
aucune  crainte  sur  ses  jours?  Persister  à  soutenir  que  je  n'étais 
pas  coupable,  c'était  le  vouer  à  une  mort  certaine  :  j'ai  livré  mon 
honneur  pour  sauver  mon  fils.  Toutes  les  mères  en  eussent  fait 
autant!  Vous  gardiez  ici  mes  biens,  j'étais  seule  en  pays  étranger  ; 
en  proie  à  la  faiblesse,  à  la  fièvre,  sans  conseils,  j'ai  perdu  la  tête; 
car,  depuis,  je  me  suis  dit  qu'il  n'aurait  pas  exécuté  ses  menaces. 
En  faisant  un  pareil  sacrifice,  je  savais  que  Fernand  serait  pauvre 
et  abandonné,  sans  nom,  dans  un  pays  inconnu;  mais  je  savais 
aussi  qu'il  vivrait,  et  qu'un  jour  je  le  retrouverais,  dussé-je  pour 
cela  remuer  le  monde  entier!  J'étais  si  joyeuse,  en  rentrant,  que 
j'ai  oublié  de  vous  donner  l'acte  de  naissance  de  Fernand,  que 
l'ambassadrice  d'Espagne  m'a  enfin  obtenu  :  portez-le  sur  vous 
jusqu'à  ce  qu'il  soit  entre  les  mains  de  notre  directeur. 

MADEMOISELLE     DE     VAUDREY. 

Le  duc  doit  savoir  déjà  les  démarches  que  vous  avez  faites,  et 


VAUTRIN.  15 

D-alheiir  à  votre  fils!  Depuis  son  retour,  il  s'est  mis  à  travailler,  il 
travaille  encore. 

LA    DUCHESSE. 

Si  je  secoue  l'opprobre  dont  il  a  essayé  de  me  couvrir,  si  je 
renonce  à  pleurer  dans  le  silence,  ne  croyez  pas  que  rien  puisse 
me  faire  plier.  Je  ne  suis  plus  en  Espagne  ni  en  Angleterre,  livrée 
à  un  diplomate  rusé  comme  un  tigre,  qui,  pendant  toute  l'émigra- 
tion, a  guetté  mes  regards,  mes  gestes,  mes  paroles  et  mon  silence, 
qui  lisait  ma  pensée  jusque  dans  les  derniers  replis  de  mon  cœur; 
qui  m'entourait  de  son  invisible  espionnage  comme  d'un  réseau  de 
fer;  qui  avait  fait  de  chacun  de  mes  domestiques  un  geôlier  incor- 
ruptible, et  qui  me  tenait  prisonnière  dans  la  plus  horrible  de 
toutes  les  prisons,  une  maison  ouverte!  Je  suis  en  France,  je  vous 
ai  retrouvée,  j'ai  ma  charge  à  la  cour,  j'y  puis  parler  :  je  saurai 
ce  qu'est  devenu  le  vicomte  de  Langeac,  je  prouverai  que,  depuis 
le  10  août,  il  ne  nous  a  pas  été  possible  de  nous  voir,  je  dirai  au  roi 
le  crime  commis  par  un  père  sur  l'héritier  de  deux  grandes  mai- 
sons. Je  suis  femme,  je  suis  duchesse  de  Montsorel,  je  suis  mère! 
nous  sommes  riches,  nous  avons  un  vertueux  prêtre  pour  conseil 
et  le  bon  droit  pour  nous,  et,  si  j'ai  demandé  1  acte  de  naissance  de 
mon  fils... 

SCÈNE   IX 
Les   Mêmes,   LE  DUC. 

11  est  ontré  pendant  que  la  duchesse  prononçait  les  dernières  paroles» 
LE     DUC. 

C'est  pour  me  le  remettre,  madame. 

LA    DUCHESSE. 

Depuis  quand,  monsieur,  entrez-vous  chez  moi  sans  vous  faire 
annoncer  et  sans  ma  permission? 

LE    DUC. 

Depuis  que  vous  manquez  à  nos*conventions,  madame;  vous 
aviez  juré  de  ne  faire  aucune  démarche  pour  retrouver  ce...  votre 
fils...  A  cette  condition  seulement  j'ai  prom-is  de  le  laisser  vivre. 


46  THÉÂTRE. 

LA    DUCHESSE. 

Kt  n'y  a-t-il  pas  plus  d'honneur  à  trahir  un  pareil  serment  qu'à 
tenir  tous  les  autres? 

LE    DUC. 

Nous  sommes  dès  lors  déliés  tous  deux  de  nos  engagements. 

LA    DUCHESSE. 

Avez-vous  respecté  les  vôtres  jusqu'à  ce  jour? 

LE    DUC. 

Oui,  madame. 

LA    DUCHESSE. 

Vous  l'entendez,  ma  tante,  et  vous  témoignerez  de  ceci. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Mais,  monsieur,  n'avez-vous  jamais  pensé  que  Louise  est  inno- 
cente ? 

LE    DUC. 

Mademoiselle  de  Vaudrey,  vous  devez  le  croire,  vous!  Et  que 
ne  donnerais-je  pas  pour  avoir  cette  opinion  !  Madame  a  eu  vingt 
ans  pour  me  prouver  son  innocence. 

LA    DUCHESSE. 

Depuis  vingt  ans,  vous  frappez  sur  mon  cœur,  sans  pitié,  sans 
relâche.  Vous  n'étiez  pas  un  juge,  vous  êtes  un  bourreau. 

LE    DUC. 

Madame,  si  vous  ne  me  remettez  cet  acte,  votre  Fernand  aura  tout 
à  craindre.  A  peine  rentrée  en  France,  vous  vous  êtes  procuré  cette 
pièce;  vous  voulez  vous  en  faire  une  arme  contre  moi;  vous  voulez 
donner  à  votre  fils  un  nom  et  une  fortune  qui  ne  lui  appartiennent 
pas;  vous  voulez  le  faire  entrer  dans  une  famille  où  la  race  a  été 
conservée  pure  jusqu'à  moi  par  des  femmes  sans  tache,  une  famille 
qui  ne  compte  pas  une  mésalliance... 

LA    DUCHESSE. 

Et  que  votre  fils  Albert  continuera  dignement. 

LE    DUC. 

Imprudente!  vous  excitez  de  terribles  souvenirs.  Et  ce  dernier 
mot  me  dit  assez  que  vous  ne  reculerez  pas  devant  un  scandale 
qui  nous  couvrira  tous  de  honte.  Irons-nous  dérouler  devant  les 
tribunaux  un  passé  qui  ne  me  laisse  pas  sans  reproche,  mais  où 

vous  êtes  infâme?  (U.  se  tourne  vers  mademoiselle  de  Vaudrey.)  Elle  ne  VOUS 


VAUTRIN.  47 

a  sans  doute  pas  tout  dit,  ma  tante?  Elle  aimait  le  vicomte  de  Lan- 
geac,  je  le  savais,  je  respectais  cet  amour,  j'étais  si  jeune!  Le 
vicomte  vint  à  moi  :  sans  espoir  de  fortune,  le  dernier  des  enfants 
de  sa  maison,  il  prétendit  renoncer  à  Louise  de  Vaudrey  pour  elle- 
même.  Confiant  dans  leur  mutuelle  noblesse,  je  l'accepte  pure  de 
ses  mains.  Ah!  j'aurais  donné  ma  vie  pour  lui,  je  l'ai  prouvé.  Le 
misérable  fait,  au  10  août,  des  prodiges  de  valeur  qui  le  signalent 
à  la  rage  du  peuple;  je  le  confie  à  l'un  de  mes  gens;  il  est  décou- 
vert, mis  à  l'Abbaye.  Quand  je  le  sais  là,  tout  l'or  destiné  à  notre 
fuite,  je  le  donne  à  ce  Boulard,  que  je  décide  à  se  mêler  aux  sep- 
tembriseurs pour  arracher  le  vicomte  à  la  mort,  je  le  sauve I 
(a  madame  de  Montsorei.)  Et  il  a  bien  payé  sa  dette,  n'est-ce  pas, 
madame?  Jeune,  ivre  d'amour,  violent,  je  n'ai  pas  écrasé  cet 
enfant!  Vous  me  récompensez  aujourd'hui  de  ma  pitié  comme  votre 
amant  m'a  récompensé  de  ma  confiance.  Eh  bien,  voici  les  choses 
au  point  où  elles  en  étaient,  il  y  a  vingt  ans  —  moins  la  pitié.  Et 
je  vous  dirai  comme  autrefois  :  Oubliez  votre  fils,  il  vivra. 

MADEMOISELLE    DE     VAUDREY. 

Et  ses  souffrances  pendant  vingt  ans,  ne  les  comptez-vous  pour 
rien? 

LE    DUC. 

La  grandeur  du  repentir  accuse  la  grandeur  de  la  faute. 

LA    DUCIiESSE. 

Ahî  si  vous  prenez  mes  douleurs  pour  des  remords,  je  vous 
crierai  pour  la  seconde  fois  :  Je  suis  innocente  I  Non,  monsieur, 
Langeac  n'a  pas  trahi  votre  confiance;  il  n'allait  pas  mourir  seule- 
ment pour  son  roi,  et,  depuis  le  jour  fatal  où  il  me  fit  ses  adieux 
en  renonçant  à  moi,  je  ne  l'ai  jamais  revu. 

LE     DUC 

Vous  avez  acheté  la  vie  de  votre  fils  en  ma  disant  le  contraire. 

LA    DUCHESSE. 

Un  marché  conseillé  par  la  terreur  peut-il  compter  pour  un  aveu  ? 

LE    DUC. 

Me  donnez-vous  cet  acte  de  naissance? 

LA    DUCHES^. 

Je  ne  l'ai  plus. 

XVIll.  ' 


48  THÉÂTRE. 

LE    DUC. 

Je  ne  réponds  plus  de  votre  fils,  madame. 

LA    DUCHESSE. 

Avez-vous  bien  pesé  cette  menace? 

LE    DUC. 

Vous  devez  me  connaître. 

LA    DUCHESSE. 

Mais  vous  ne  me  connaissez  pas,  vous!  Vous  ne  répondez  plus 
de  mon  fils?  eh  bien,  prenez  garde  au  vôtre  !  Albert  me  répond 
des  jours  de  Fernand.  Si  vous  surveillez  mes  démarches,  je  ferai 
surveiller  les  vôtres;  si  vous  avez  la  police  du  royaume,  moi,  j'au- 
rai mon  adresse  et  le  secours  de  Dieu  !  Si  vous  portez  un  coup  à 
Fernand,  craignez  pour  Albert.  Blessure  pour  blessure!  Allez! 

LE     DUC 

Vous  êtes  chez  vous,  madame,  je  me  suis  oublié.  Daignez  m'ex- 
cuser,  j*ai  tort. 

LA     DUCHESSE. 

Vous  êtes  plus  gentilhomme  que  votre  fils;  quand  il  s'emporte, 
il  ne  s'excuse  pas,  lui  ! 

LE     DUC,    à  part. 

Sa  résignation  jusqu'à  ce  jour  était-elle  de  la  ruse?  Attendait-on 
le  moment  actuel  ?  Oh  !  les  femmes  conseillées  par  les  bigots  font 
des  chemins  sous  terre  comme  le  feu  des  volcans  ;  on  ne  s'en 
aperçoit  que  quand  il  éclate.  Elle  a  mon  secret,  je  ne  tiens  plus 
son  enfant,  je  puis  être  vaincu,  (n  sort.) 

SCÈNE  X 
Les   Mêmes,  hors  LE   DÙG. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Louise,  VOUS  aimez  l'enfant  que  vous  n'avez  jamais  vu,  vous 
haïssez  celui  qui  est  sous  vos  yeux.  Ah  !  vous  me  direz  vos  raisons 
de  haine  contre  Albert,  à  moins  que  vous  ne  teniez  plus  à  mon 
estime  ni  à  ma  tendresse. 

LA     DUCHESSE, 

Pas  un  mot  de  plus  à  ce  sujet. 


VAUTRIN.  ,9 

MADEMOISELLE     DE     VADDREY. 

Le  calme  de  votre  mari,  quand  vous  manifestez  votre  aversion 
pour  votre  fils,  est  étrange. 

LA     DUCHESSE. 

Il  y  est  habitué. 

MADEMOISELLE     DE    VAUDREY, 

Vous  ne  pouvez  être  mauvaise  mère? 

LA    DUCHESSE. 

Mauvaise  mère?  Non.  (siie  réûéchit.)  Je  ne  puis  me  résoudre  à 
perdre  votre  affection.  (Eiie  i-attire  à  eiie.)  Albert  n'est  pas  mon  fils. 

MADEMOISELLE     DE     VAUDREY, 

Un  étranger  a  usurpé  la  place,  le  nom,  le  titre,  les  biens  du 
véritable  enfant? 

LA     DUCHESSE. 

Étranger,  non.  C'est  son  fils.  Après  la  fatale  nuit  où  Fernand 
me  fut  enlevé,  il  y  eut  entre  le  duc  et  moi  une  séparation  éter- 
nelle. La  femme  était  aussi  cruellement  outragée  que  la  mère.  iMais 
il  me  vendit  encore  ma  tranquillité. 

MADEMOISELLE     DE     VAUDREY. 

Je  n'ose  comprendre. 

LA     DUCHESSE. 

Je  me  suis  prêtée  à  donner  comme  de  moi  cet  Albert,  l'enfant 
d'une  courtisane  espagnole.  Le  duc  voulait  un  héritier.  A  travers 
les  secousses  que  la  révolution  française  causait  à  l'Espagne,  cette 
supercherie  n'a  jamais  été  soupçonnée.  Et  vous  ne  voulez  pas  que 
tout  mon  sang  bouillonne  à  la  vue  du  fils  de  l'étrangère  qui  occupe 
la  place  de  l'enfant  légitime! 

MADEMOISELLE     DE     VAUDREY. 

Voilà  que  j'embrasse  vos  espérances.  Ah!  je  voudrais  que  vous 
eussiez  raison,  et  que  ce  jeune  homme  fût  votre  fils.  Eh  bien, 
qu'avez-vous? 

LA    DUCHESSE. 

Mais  il  est  perdu,  je  l'ai  signalé  à  son  père,  qui  va  le...  Oh! 
mais  que  faisons-nous  donc  là?  Je  veux  savoir  où  il  demeure; 
allez  lui  dire  de  ne  pas  venir  demain  matin  ici. 

MADEMOISELLE     DE     VAUDHEY. 

Sortir  à  cette  heure,  Louise,  êtes-vous  folle? 


20  THÉÂTRE. 

LA     DUCHESSE. 

Venez  !  car  il  faut  le  sauver  à  tout  prix. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Ou' allez-vous  faire? 

LA     DUCHESSE. 

Aucune  de  nous  deux  ne  pourra  sortir  demain  sans  être  obser- 
vée. Allons  devancer  le  duc  en  achetant  avant  lui  ma  femme  de 
chambre. 

MADEMOISELLE    DE     VAUDREY. 

Ah!  Louise!  allez-vous  employer  de  tels  moyens? 

LA    DUCHESSE. 

Si  Raoul  est  l'enfant  désavoué  par  son  père,  l'enfant  que  je 
pleure  depuis  vingt-deux  ans,  on  verra  ce  que  peut  une  femme, 
une  mère  injustement  accusée. 


ACTE    DEUXIEME 


Môme    décoration   qu'à   l'acte    précédent. 


SCENE    PREMIERE 
JOSEPH,    LE   DUC. 

Joseph  achève  de  faire  le  salon. 
JOSEPH,   à  part. 

Couché  si  tard,  levé  si  matin,  et  déjà  chez  madame  !  il  y  a 
xjuelque  chose.  Ce  diable  de  Jacques  aurait-il  raison? 

LE   DUC. 

Joseph,  je  ne  suis  visible  que  pour  une  seule  personne  ;  si  elle 
se  présente,  vous  l'introduirez  ici.  C'est  un  M.  de  Saint-Charles. 
Sachez  si  madame  peut  me  recevoir.  (Joseph  sort.)  Ce  réveil  d'une 
maternité  que  je  croyais  éteinte  m'a  surpris  sans  défense.  Il  faut 
que  cette  lutte  encore  secrète  soit  promptement  étouffée.  La  rési- 
gnation de  Louise  rendait  notre  vie  supportable;  mais  elle  est 
odieuse  avec  de  pareils  débats.  En  pays  étranger,  je  pouvais  domi- 
ner ma  femme  ;  ici,  ma  seule  force  est  dans  l'adresse  et  dans  le 
concours  du  pouvoir.  J'irai  tout  dire  au  roi,  je  soumettrai  ma  con- 
duite à  son  jugement,  et  madame  de  Montsorel  sera  forcée  de 
lui  obéir.  J'attendrai  cependant  encore.  L'agent  qu'on  va  m'en- 
voyer  pourra,  s'il  est  habile,  découvrir  en  peu  de  temps  les  raisons 
de  cette  révolte  :  je  saurai  si  madame  de  Montsorel  est  seulement 
la  dupe  d'une  ressemblance,  ou  si  elle  a  revu  son  fils  après  me 
l'avoir  soustrait  et  s'être  jouée  de  moi  depuis  douze  ans.  Je  me 
suis  emporté  cette  nuit.  Si  je  reste  tranquille,  elle  sera  sans  dé- 
fiance et  livrera  ses  secrets. 


22  THÉÂTRE. 

JOSEPH,    rentrant. 

Madame  la  duchesse  n'a  pas  encore  sonné. 

LE    DUC. 

C'est  bien. 

SCÈNE    II 

JOSEPH,   LE  DUC,   FÉLICITÉ. 

Le  duc  examine  par  contenance   ce  qu'il  y  a  sur  la   table  et  trouve  une  lettre 

dans  un  livre. 

LE    DUC. 

«  A  mademoiselle  Inès  de  Christoval.  »  (n  se  lève.)  Pourquoi  ma 
femme  a-t-elle  caché  une  lettre  si  peu  importante?  Elle  est  sans 
doute  écrite  depuis  notre  querelle.  Y  serait-il  question  de  ce  Raoul? 
Cette  lettre  ne  doit  pas  aller  à  l'hôtel  de  Christoval. 

FÉLICITÉ,   cherchant  la  lettre  dans  le  livre. 

OÙ  donc  est  la  lettre  de  madame?  l' aurait-elle  oubliée? 

LE    DUC 

Ne  cherchez-vous  pas  une  lettre  ? 

FÉLICITÉ. 

Ah  !  —  Oui,  monsieur  le  duc. 

LE    DUC 

N'est-ce  pas  celle-ci? 

FÉLICITÉ. 

Précisément. 

LE    DUC 

Il  est  étonnant  que  vous  sortiez  au  moment  où  madame  do' 
avoir  besoin  de  vous;  elle  va  se  lever. 

FÉLICITÉ, 

Madame  la  duchesse  a  Thérèse  ;  et,  d'ailleurs,  je  sors  par  son 
ordre. 

LE    DUC 

Oh  !  c'est  bien,  vous  n'avez  pas  de  comptes  à  me  rendre. 


VAUTRIN.  S3 

SCÈNE   III 

LE  DUC,  JOSEPH,   SAINT-CHARLES,   FÉLICITÉ. 

Joseph  et  Saint-Charles  arrivent  par  la  porte  du  fond  en  s'étudiant  attentivement. 
JOSEPH,    à  part. 

Le  regard  de  cet  homme  est  bien  malsain  pour  moi.  (au  duc.) 

M.  le  chevalier  de  Saint-Charles.  (Le  duc  fait  signe  que  Salnt-Charles  peut 
approcher  et  l'examine.) 

SAINT-CHARLES    lui  remet  une  lettre.   A  part. 

A-t-il  eu  connaissance  de  mes  antécédents,  ou  veut-il  seulement 
se  servir  de  Saint-Charles? 

LE    DUC 

Mon  cher... 

SAINT-CHARLES,    à  part. 

Je  ne  suis  que  Saint-Charles. 

LE    DUC 

On  vous  recommande  à  moi  comme  un  homme  dont  l'habileté, 
sur  un  théâtre  plus  élevé,  devrait  s'appeler  du  génie. 

SAINT-CHARLES. 

Que  M.  le  duc  daigne  m'offrir  une  occasion,  et  je  ne  démen- 
tirai pas  ce  qu'une  telle  parole  a  de  flatteur  pour  m.oi. 

LE    DUC 

A  rinstant  môme. 

SAINT-CHARLES. 

Que  m'ordonnez-vous  ? 

LE    DUC. 

Vous  voyez  cette  fille,  elle  va  sortir,  je  ne  veux  pas  l'en  empê- 
cher; elle  ne  doit  pourtant  pas  franchir  la  porte  de  mon  hôtel  jus- 
qu'à nouvel  ordre.  (Appelant.)  Félicité! 

FÉLICITÉ. 
Monsieur  le  duc?  (Le  duc  lui  remet  la  lettre,  elle  sort.) 
SAINT-CHARLES,    à  Joseph. 

Je  te  connais,  je  sais  tout  :  que  cette  fille  reste  à  Thôtel  avec  la 


24  THÉÂTRE. 

lettre,  je  ne  te  connaîtrai  plus,  je  ne  saurai  rien  et  te  laisse  dans 
cette  maison  si  tu  t'y  comportes  bien. 

JOSEPH,    à  part. 

Lui  d'un  côté,  Jacques  Collin  de  l'autre,  tâchons  de  les  servir 

tous  deux  honnêtement.   (Joseph  son,  courant  après  Félicité.) 


SCENE    IV 
LE  DUC,  SAINT-CHARLES. 

SAINT-CHARLES. 

C'est  fait,  monsieur  le  duc.  Désirez-vous  savoir  ce  que  contient 
la  lettre? 

LE    DUC. 

Mais,  mon  cher,  vous  exercez  une  puissance  terrible  et  miracu- 
leuse. 

SAINT-CHARLES. 

Vous  nous  remettez  un  pouvoir  absolu,  nous  en  usons  avec 
adresse. 

LE    DUC 

'  Et  si  vous  en  abusiez  ? 

SAINT-CHARLES. 

Impossible  :  on  nous  briserait. 

LE    DUC 

Comment  des  hommes  doués  de  facultés  si  précieuses  les  exer- 
cent-ils dans  une  pareille  sphère? 

SAIN.T-CHARLES. 

Tout  s'oppose  à  ce  que  nous  en  sortions  :  nous  protégeons  nos 
protecteurs,  on  nous  avoue  trop  de  secrets  honorables,  et  l'on  nous 
en  cache  trop  de  honteux  pour  qu'on  nous  aime  ;  nous  rendons  de 
tels  services,  qu'on  ne  peut  s'acquitter  qu'en  nous  méprisant.  On 
veut  d'abord  que  pour  nous  les  choses  ne  soient  que  des  mots  : 
ainsi  la  délicatesse  est  une  niaiserie,  l'honneur  une  convention,  la 
traîtrise  diplomatie  !  Nous  sommes  des  gens  de  confiance  ;  et  ce- 
pendant, l'on  nous  donne  beaucoup  à  deviner.  Penser  et  agir, 
déchiffrer  le  passé  dans  le  présent,  ordonner  l'avenir  dans  les  plus 


VAUTRIN.  25 

petites  choses,  comme  je  viens  de  le  faire,  voilà  notre  programme; 
il  épouvanterait  un  homme  de  talent.  Le  but  une  fois  atteint,  les 
mots  redeviennent  des  choses,  monsieur  le  duc,  et  Ton  commence 
à  soupçonner  que  nous  pourrions  bien  être  infâmes. 

LE    DUC. 

Tout  ceci,  mon  cher,  peut  ne  pas  manquer  de  justesse;  mais 
vous  n'espérez  pas,  je  crois,  faire  changer  l'opinion  du  monde,  ni 
la  mienne  ? 

SAINT-CHARLES. 

Je  serais  un  grand  sot,  monsieur  le  duc.  Ce  n'est  pas  l'opinion 
d' autrui,  c*est  ma  position  que  je  voudrais  faire  changer. 

LE    DUC. 

Et,  selon  vous,  la  chose  serait  très-facile? 

SAINT-CHARLES. 

Pourquoi  pas,  monseigneur  ?  Au  lieu  de  surprendre  des  secrets 
de  famille,  qu'on  me  fasse  espionner  des  cabinets  ;  au  lieu  de  sur- 
veiller des  gens  flétris,  qu'on  me  livre  les  plus  rusés  diplomates; 
au  lieu  de  servir  de  mesquines  passions,  laissez-moi  servir  le  gou- 
vernement :  je  serais  heureux  alors  de  cette  part  obscure  dans  une 
«œuvre  éclatante...  Et  quel  serviteur  dévoué  vous  auriez,  monsieur 
le  duc  ! 

LE    DUC 

Je  suis  vraiment  désespéré,  mon  cher,  d'employer  de  si  grands 
italents  dans  un  cercle  si  étroit;  mais  je  saurai  vous  y  juger,  et, 
plus  tard,  nous  verrons. 

SAINT-CHARLES,    à  part. 

Ah  !  nous  verrons?  —  C'est  tout  vu. 

LE    DUC 

Je  veux  marier  mon  fils... 

SAlNT-CHARLES. 

A  mademoiselle  Inès  de  Christoval ,  princesse  d'Arjos,  beau  ma- 
riage! Le  père  a  fait  la  laute  de  servir  Joseph  Buonaparté,  il  est 
banni  par  le  roi  Ferdinand;  serait-il  pour  quelque  chose  dans  la 
révolution  du  Mexique  ? 

LE    DUC 

Madame  de  Christoval  et  sa  fille  reçoivent  un  aventurier  qui  a 
nom... 


26  THÉÂTRE. 

SAINT-CHARLES. 

Raoul  de  Frescas. 

LE    DUC. 

Je  n'ai  donc  rien  à  vous  apprendre  ? 

SAINT-CHARLES. 

Si  M.  le  duc  le  désire,  je  ne  saurai  rien. 

LE    DUC. 

Parlez,  au  contraire,  afin  que  je  sache  quels  sont  les  secrets  que 
vous  nous  permettez  d'avoir. 

SAINT-CHARLES. 

Convenons  d'une  chose,  monsieur  le  duc  :  quand  ma  franchise 
vous  déplaira,  appelez-moi  chevalier,  je  rentrerai  dans  l'humble 
rôle  d'observateur  payé. 

LE    DUC. 

Continuez,  mon  cher,  (a  part.)  Ces  gens-là  sont  bien  amusants! 

SAINT-CHARLES. 

M.  de  Frescas  ne  sera  un  aventurier  que  le  jour  oii  il  ne  pourra 
plus  mener  le  train  d'un  homme  qui  a  cent  mille  livres  de  rente. 

LE    DUC. 

Quel  qu'il  soit,  il  faut  que  vous  perciez  le  mystère  dont  il 
s'enveloppe. 

SAINT-CHARLES. 

Ce  que  demande  M.  le  duc  est  chose  difficile.  Nous  sommes 
obligés  à  beaucoup  de  circonspection  avec  les  étrangers  :  ils  sont 
les  maîtres,  ils  nous  ont  bouleversé  notre  Paris. 

LE    DUC. 

Ah  !  quelle  plaie  I 

SAINT-CHARLES. 

M.  le  duc  serait  de  l'opposition? 

LE    DUC. 

J'aurais  voulu  ramener  le  roi  sans  son  cortège;  voilà  tout. 

SAINT-CHARLES. 

Le  roi  n'est  parti,  monsieur  le  duc,  que  parce  qu'on  a  désorganisé 
la  magnifique  police  asiatique  créée  par  Buonaparté  !  On  veut  la 
faire  aujourd'hui  avec  des  gens  comme  il  faut,  c'est  à  donner  sa 
démission.  Entravés  par  la  police  militaire  de  Tinvasion,  nous 
n'osons  arrêter  personne,  dans  la  crainte  de  mettre  la  main  sur 


VAUTRIN.  t7 

quelque  prince  en  bonne  fortune  ou  sur  quelque  margrave  qui  a 
trop  dîné.  Mais,  pour  vous,  monsieur  le  duc,  on  fera  l'impossible. 
Ce  jeune  homme  a-t-il  des  vices?  Joue-t-il? 

LE    DUC. 

Oui,  dans  le  monde. 

SAINT-CIIARLES. 

Loyalement  ? 

LE    DUC. 

Monsieur  le  chevalier!... 

SAINT-CHARLES. 

Ce  jeune  homme  doit  être  bien  riche. 

LE    DUC. 

Prenez  vous-même  vos  informations. 

SAINT-CHARLES. 

Pardon,  monsieur  le  duc;  mais,  sans  les  passions,  nous  ne  pour- 
rions pas  savoir  grand'chose.  M.  le  duc  serait-il  assez  bon  pour  me 
dire  si  ce  jeune  homme  aime  sincèrement  mademoiselle  de  Ghris- 
toval  ? 

LE    DUC. 

Une  princesse!  une  héritière!  Vous  m'inquiétez,  mon  cher. 

SAINT-CHARLES. 

M.  le  duc  ne  m' a-t-il  pas  dit  que  c'était  un  jeune  homme? 
D'ailleurs,  l'amour  feint  est  plus  parfait  que  l'amour  véritable  : 
voilà  pourquoi  tant  de  femmes  s'y  trompent  !  Il  a  dû  rompre  alors 
avec  quelques  maîtresses,  et  délier  le  cœur,  c'est  déchaîner  la 
langue. 

LE    DUC 

Prenez  garde  !  votre  mission  n'est  pas  ordinaire,  n'y  mêlez  point 
de  femmes  :  une  indiscrétion  vous  aliénerait  ma  bienveillance,  car 
tout  ce  qui  regarde  M.  de  Frescas  doit  mourir  entre  vous  et  moi. 
Le  secret  que  je  vous  demande  est  absolu,  il  comprend  ceux  que 
vous  employez  et  ceux  qui  vous  emploient.  Enfin,  vous  seriez 
perdu,  si  madame  de  Montsorel  pouvait  soupçonner  une  seule  de 
vos  démarches. 

SAlNT-CHAiLES. 

Madame  de  Montsorel  s'intéresse  donc  à  ce  jeune  homme? 
Dois-je  la  surveiller?  car  cette  fille  est  sa  femme  de  chambre. 


Î8  THÉÂTRE. 

LE    DUC. 

Monsieur  le  chevalier  de  Saint-Charles,  l'ordonner  est  indigne 
de  moi,  le  demander  est  bien  peu  digne  de  vous. 

SAINT-CHARLES. 

Monsieur  le  duc,  nous  nous  comprenons  parfaitement.  Quel  est 
maintenant  l'objet  principal  de  mes  recherches? 

LE    DUC. 

Sachez  si  Raoul  de  Frescas  est  le  vrai  nom  de  ce  jeune  homme; 
sachez  le  lieu  de  sa  naissance,  fouillez  toute  sa  vie,  et  tenez  tout 
ceci  pour  un  secret  d'État. 

SAINT-CHARLES. 

Je  ne  vous  demande  que  jusqu'à  demain,  monseigneur. 

LE    DUC. 

C'est  peu  de  temps. 

SAINT-CHARLES. 

Non,  monsieur  le  duc,  c'est  beaucoup  d'argent. 

LE    DUC. 

Ne  croyez  pas  que  je  désire  savoir  des  choses  mauvaises;  votre 
habitude,  à  vous  autres,  est  de  servir  les  passions  au  lieu  de  les 
éclairer;  vous  aimez  mieux  inventer  que  de  n'avoir  rien  à  dire.  Je 
serais  enchanté  d'apprendre  que  ce  jeune  homme  a  une  famille... 

(  Le  marquis  entre,   voit  son   père   occupé  et   fait   une  démonstration   pour  sortir; 
Je  duc  l'invite  à  rester.) 

SCÈNE   V 
Les  MÊMES,  LE  MARQUIS. 

LE    DUC,    continuant. 

Si  M.  de  Frescas  est  gentilhomme,  si  la  princesse  d'Arjos  le  pré- 
fère décidément  à  mon  fils,  le  marquis  se  retirera. 

LE    MARQUIS. 

Mais  j'aime  Inès,  mon  père. 

LE    DUC,     à    Saint-Charles. 

Adieu,  mon  cher. 

SAINT-CHARLES,     à    part. 

Il  ne  s'intéresse  pas  au  mariage  de  son  fils,  il  ne  peut  plus  être 


VAUTRIN.  î9 


jaloux  de  sa  femme;  il  y  a  quelque  chose  de  bien  grave  :  ou  je 
suis  perdu,  ou  ma  fortune  est  refaite,  (n  sort.) 


SCENE   VI 

LE  DUC,  LE   MARQUIS. 

LE    DUC. 

Épouser  une  femme  qui  ne  nous  aime  pas  est  une  faute,  Albert, 
que,  moi  vivant,  vous  ne  commettrez  jamais. 

LE     MARQUIS. 

Mais  rien  ne  dit  encore,  mon  père,  qu'Inès  repousse  mes  vœux; 
et,  d'ailleurs,  une  fois  qu'elle  sera  ma  femme,  m'en  faire  aimer  est 
mon  affaire,  et,  sans  trop  de  vanité,  je  puis  croire  que  je  réussirai. 

LE    DUC. 

Laissez-moi  vous  dire,  mon  fils,  que  ces  opinions  de  mousquetaire 
sont  ici  tout  à  fait  déplacées. 

LE    MARQUIS. 

En  toute  autre  chose,  mon  père,  vos  paroles  seraient  des  arrêts 
pour  moi,  mais  chaque  époque  a  son  art  d'aimer...  Je  vous  en 
conjure,  hâtez  mon  mariage.  Inès  est  volontaire  comme  une  fille 
unique,  et  la  complaisance  avec  laquelle  elle  accueille  l'amour  d'un 
aventurier  doit  vous  inquiéter.  En  vérité,  vous  êtes  ce  matin  d'une 
froideur  inconcevable.  Mettez  à  part  mon  amour  pour  Inès;  puis-je 
rencontrer  mieux?  Je  serai,  comme  vous  l'êtes,  grand  d'Espagne, 
et,  de  plus,  je  serai  prince.  En  seriez-vous  donc  fâché,  mon  père? 

LE    DUC,    à     part. 

Le  sang  de  sa  mère  reparaîtra  donc  toujours  !  Oh  î  Louise  a  bien 
su  deviner  où  je  suis  blessé!  (Haut.)  Songez,  monsieur,  qu'il  n'y  a 
rien  au-dessus  du  glorieux  titre  de  duc  de  Montsorel. 

LE    MARQUIS. 

Vous  aurais-je  offensé  ? 

LE    DUC. 

Aasez  !  Vous  oubliez  que  j'ai  ménagé  ce  mariage  dès  mon  séjour 
en  Espagne.  D'ailleurs,  madame  detlhristoval  ne  peut  pas  marier 
Inès  sans  le  consentement  du  père.  Le  Mexique  vient  de  proclamer 


30  THÉÂTRE. 

son  indépendance,  et  cette  révolution  explique  assez  le  retard  de 
la  réponse. 

LE    MARQUIS. 

Eh  bien,  mon  père,  vos  projets  seront  déjoués.  Vous  n'avez  donc 
pas  vu  hier  ce  qui  s'est  passé  chez  l'ambassadeur  d'Espagne?  Ma 
mère  y  a  protégé  visiblement  ce  Raoul  de  Frescas,  Inès  lui  en  a  su 
gré.  Savez-vous  la  pensée  longtemps  contenue  en  moi  et  qui  s'est 
fait  jour  alors?  c'est  que  ma  mère  me  hait!  Et,  je  ne  puis  le  dire 
qu'à  vous,  mon  père,  à  vous  que  j'aime,  j'ai  peur  qu'il  n'y  ait  rien 
là  pour  elle. 

LE    DUC,    à    part. 

Je  recueille  donc  ce  que  j'ai  semé  :  on  se  devine  pour  la  haine 
aussi  bien  que  pour  l'amour!  (au  marquis.)  xMon  fils,  vous  ne  devez 
pas  juger  votre  mère,  vous  ne  pouvez  pas  la  comprendre.  Elle  a  vu 
chez  moi  pour  vous  une  tendresse  aveugle,  elle  tâche  d'y  remédier 
par  sa  sévérité.  Que  je  n'entende  pas  une  seconde  fois  semblables 
paroles,  et  brisons  là!  Vous  êtes  aujourd'hui  de  service  au  Château, 
allez-y  promptement  :  j'obtiendrai  une  permission  pour  ce  soir,  et 
vous  serez  libre  d'aller  au  bal  retrouver  la  princesse  d'Arjos. 

LE    MARQUIS. 

Avant  de  partir,  ne  puis-je  voir  ma  mère,  pour  la  supplier  de 
prendre  mes  intérêts  auprès  d'Inès,  qui  doit  la  venir  voir  ce 
matin? 

LE    DUC. 

Demandez  si  elle  est  visible,  je  l'attends  moi-même.  (Le  marquis  sort.) 
Tout  m'accable  à  la  fois;  hier,  l'ambassadeur  me  demande  où  est 
mort  mon  premier  fils;  cette  nuit,  sa  mère  croit  l'avoir  retrouvé; 
ce  matin,  le  fils  de  Juana  Mendès  me  blesse  encore!  Ah!  d'instinct 
la  princesse  le  devine.  Les  lois  ne  peuvent  jamais  être  impuné- 
ment violées,  la  nature  n'est  pas  moins  impitoyable  que  le  monde. 
Serai-je  assez  fort,  même  avec  l'appui  du  roi,  pour  conduire  les 
événements? 


VAUTRIN.  31 

SCÈNE  VII 

LE   MARQUIS,   LA  DUCHESSE   DE  MONTSOREL, 
LE  DUC. 

LÀ    DUCHESSE. 

Des  excuses I  Mais,  Albert,  je  suis  trop  heureuse.  Quelle  surprise! 
vous  venez  embrasser  votre  mère  avant  d'aller  au  Château,  uni- 
quement par  tendresse.  Ah!  si  jamais  une  mère  pouvait  douter  de 
son  fils,  cet  élan,  auquel  vous  ne  m'avez  pas  habituée,  dissiperait 
toute  crainte,  et  je  vous  en  remercie,  Albert.  Enfin  nous  nous 
comprenons. 

LE    MARQUIS. 

Ma  mère,  je  suis  heureux  de  ce  mot-là;  si  je  paraissais  man- 
quer à  un  devoir,  ce  n'était  pas  oubli,  mais  la  crainte  de  vous 
déplaire. 

LA    DUCHESSE,    apercevant  le  duc. 

Eh  quoi!  vous  aussi,  monsieur  le  duc,  comme  votre  fils,  vous 
vous  êtes  empressé...  Mais  c'est  une  fête  aujourd'hui  que  mon 
lever. 

LE    DUC. 

Et  que  vous  aurez  tous  les  jours. 

LA    DUCHESSE,     au  duc. 

Ah!  je  comprends...  (au  marquis.)  Adieu!  le  roi  devient  sévère 
pour  sa  maison  rouge,  je  serais  désespérée  d'être  la  cause  d'une 
réprimande. 

LE    DUC. 

Pourquoi  le  renvoyer?  Inès  va  venir. 

LA    DUCHESSE. 

Je  ne  le  pense  pas,  je  viens  de  lui  écrire. 

SCÈNE  VIII 

Les  Mêmes,  JOSEPH. 

JOSEPH,    annoi^ant. 

Madame  la  duchesse  de  Ghristoval  et  la  princesse  d*Arjos. 


3J  THÉÂTRE. 

LA    DUCHESSE,    à  part. 

Quelle  affreuse  contrariété!... 

LE    DUC,     à  son  fils. 

Reste,  je  prends  tout  sur  moi.  Nous  sommes  joués. 


SCENE   IX 

Les  Mêmes,  LA  DUCHESSE  DE  GHRISTOVAL, 
INÈS. 

LA    duchesse    de    MONTSOREL. 

Ah!  madame,  c'est  bien  gracieux  à  vous  de  m'avoir  devancée. 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Je  suis  venue  ainsi  pour  qu'il  ne  soit  jamais  question  d'étiquette 
entre  nous. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL,     à  Inès. 

Vous  n'avez  pas  lu  cette  lettre? 

INÈS. 

Une  de  vos  femmes  me  la  remet  à  l'instant. 

LA    DUCHESSE     DE    MONTSOREL,    à  part. 

Ainsi,  Raoul  peut  venir. 

LE    DUC,    à  la  duchesse  de  Christoval,  la  conduisant  au  canapé. 

Nous  est-il  permis  de  voir  dans  cette  visite  sans  cérémonie  un 
commencement  à  notre  intimité  de  famille? 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Ne  donnons  pas  tant  d'importance  à  ce  que  je  regarde  comme 
un  plaisir. 

LE    MARQUIS. 

Vous  craignez  donc  bien,  madame,  d'encourager  mes  espé- 
rances? N'ai-je  donc  pas  été  assez  malheureux  hier?  Mademoiselle 
ne  m'a  rien  accordé,  pas  même  un  regard. 

INÈS. 

Je  ne  pensais  pas,  monsieur,  avoir  le  plaisir  de  vous  rencontrer 
sitôt,  je  vous  croyais  de  service;  je  suis  tout  heureuse  de  me 
justifier;  je  ne  vous  ai  aperçu  qu'en  sortant  du  bal,  et  mon  excuse 

(Elle  montre  la  duchesse  de  Montsorel,  ),   la  VOici. 


VAUTRIN.  33 

LE    MARQUIS. 

Vous  avez  deux  excuses,  mademoiselle,  et  je  vous  sais  un  gré 
infini  de  ne  parler  que  de  ma  mère. 

LV.    DUC. 

Mademoiselle,  ne  voyez  dans  ce  reproche  qu'une  excessive  mo- 
destie. Albert  a  des  craintes,  comme  si  M.  de  Frescas  devait  lui  en 
inspirer!  A  son  âge,  la  passion  est  une  fée  qui  grandit  des  riens. 
Mais  ni  votre  mère,  ni  vous,  mademoiselle,  vous  ne  pouvez  prendre 
au  sérieux  un  jeune  homme  dont  le  nom  est  problématique  et  qui 
se  tait  si  soigneusement  sur  sa  famille. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL,    à  la  duchesse  de  Christoval. 

Ignorez-vous  également  le  lieu  de  sa  naissance? 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Nous  n'en  sommes  pas  encore  à  lui  demander  de  semblables 
renseignements. 

LE     DUC 

Nous  sommes  cependant  trois  ici  qui  ne  serions  pas  fâchés  de  les 
avoir.  Vous  seules,  mesdames,  seriez  discrètes  :  la  discrétion  est 
une  vertu  qui  ne  profite  qu'à  ceux  qui  la  recommandent. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Et  moi,  monsieur,  je  ne  crois  pas  à  l'innocence  de  certaines 
curiosités. 

LE    MARQUIS. 

Ma  mère,  la  mienne  est-elle  donc  hors  de  propos?  et  ne  puis-je 
m'enquérir  auprès  de  madame  si  les  Frescas  d'Aragon  ne  sont  pas 
éteints? 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL,    au  duc. 

Nous  avons  connu  tous  deux  le  vieux  commandeur  à  Madrid,  le 
dernier  de  cette  maison. 

LE    DUC 

Il  est  mort  nécessairement  sans  enfant. 

INÈS. 

Mais  il  existe  une  branche  à  Naples. 

LE    MARQUIS» 

Oh!  mademoiselle,  comment  ignorez-vous  que  les  Médina-Cœli, 
vos  cousins,  en  ont  hérité? 

XVIII.  3 


34  THEATRE. 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL, 

Mais  vous  avez  raison,  il  n'y  a  plus  de  Frescas. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Eh  bien,  si  ce  jeune  homme  est  sans  nom,  sans  famille,  sans 
pays,  ce  n'est  pas  un  rival  dangereux  pour  Albert,  et  je  ne  vois 
pas  pourquoi  vous  vous  en  occupez. 

LE    DUC. 

Mais  il  occupe  beaucoup  les  femmes. 

INÈS. 

Je  commence  à  ouvrir  les  yeux... 

LE    MARQUIS. 

Ahl... 

INÈS. 

...  Oui,  ce  jeune  homme  n'est  peut-être  point  tout  ce  qu'il  veut 
paraître  :  il  est  spirituel,  il  est  même  instruit,  n'exprime  que  de 
nobles  sentiments,  il  est  avec  nous  d'un  respect  chevaleresque,  il 
ne  dit  de  mal  de  personne;  évidemment,  il  joue  le  gentilhomme, 
et  il  exagère  son  rôle. 

LE    DUC 

Il  exagère  aussi,  je  crois,  sa  fortune;  mais  c'est  un  mensonge 
difficile  à  soutenir  longtemps  à  Paris. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL,    à  la  duchesse  de  Christoval. 

Vous  allez,  m'a-t-on  dit,  donner  des  fêtes  superbes? 

LE    MARQUIS. 

M.  de  Frescas,  mesdames,  parle-t-il  espagnol? 

INÈS. 

Absolument  comme  nous. 

LE    DUC. 

Taisez-vous,  Albert  :  ne  voyez-vous  donc  pas  que  M.  de  Frescas 
est  un  jeune  homme  accompli? 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Il  est  vraiment  très-aimable,  et,  si  vos  doutes  étaient  fondés,  je 
VOUS  avoue,  mon  cher  duc,  que  je  serais  presque  chagrine  de  ne 
plus  le  recevoir. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL,     à  la  duchesse  de  Christoval. 

Vous  êtes  aussi  belle  ce  matin  qu'hier;  vraiment,  j'admire  que 
VOUS  résistiez  ainsi  aux  fatigues  du  monde. 


VAUTRIN.  35 

LA     DUCHESSE    DE     CHRISTOVAL,     à  Inès. 

Ma  fille,  ne  parlez  plus  de  M.  de  Frescas;  ce  sujet  de  conversa- 
tion déplaît  à  madame  de  Montsorel. 

INÈS. 

Il  lui  plaisait  hier. 


SCENE   X 
Les   Mêmes,    JOSEPH,    RAOUL. 

JOSEPH,     à  la  duchesse  de  Moutsorel. 

Mademoiselle  de  Vaudrey  n'y  est  pas.  M.  de  Frescas  se  présente; 
madame  la  duchesse  veut-elle  le  recevoir? 

LA     duchesse     de     CHRISTOVAL. 

Raoul,  ici  ! 

le   duc 
Déjà  chez  elle  ! 

LE     MARQUIS,     à  son  père. 

Ma  mère  nous  trompe. 

LA     duchesse    de     MONTSOREL. 

Je  n'y  suis  pas. 

LE   duc. 

Si  vous  avez  déjà  prié  M.  de  Frescas  de  venir,  pourquoi  com 

mencer  par  une  impolitesse  avec  un  si  grand  personnage  ?  (La  du- 

chass©  de  Montsorel  fait  un    geste.    A    Joseph.)    Faites  entrer.   (Au  marquis. ) 

Soyez  prudent  et  calme. 

LA    duchesse     de     MONTSOREL,     à  part. 

En  voulant  le  sauver,  c'est  moi  qui  l'aurai  perdu. 

JOSEPH. 

M.  Raoul  de  Frescas. 

RAOUL. 

Mon  empressement  à  me  rendre  à  vos  ordre.^  vo  .s  prouvj,  ma- 
dame la  duchesse,  combien  je  suis  fier  de  cette  faveur  et  désireux 
de  la  mériter. 

LA     DUCHESSE    DE     M0||TS0REL. 

Je  vous  sais  gré,  monsieur,  de  voire  exactitude,  (a  part,  bas.)  Mais 
elle  peut  vous  être  funesio. 


36  THÉÂTRE. 

RAOUL,    saluaat  la  duchesse  de  Christoval  et  sa  fille,  à  part. 
Gomment!  Inès  chez  eux?   (Raoul  salue  le   duc,  qui  lui  rend  son  «alut; 
mais  le  marquis  a  pris  les  journaux  sur  la  table,  et  feint  de  ne  pas  voir  Raoul.  ) 

LE    DUC. 

Je  ne  m'attendais  pas,  je  vous  l'avoue,  monsieur  de  Frescas,  à 
vous  rencontrer  chez  madame  de  Montsorel  ;  mais  je  suis  heureux 
de  l'intérêt  qu'elle  vous  témoigne,  puisqu'il  me  procure  le  plaisir 
de  voir  un  jeune  homme  dont  le  début  obtient  tant  de  succès  et 
jette  tant  d'éclat.  Vous  êtes  un  de  ces  rivaux  de  qui  l'on  est  fier  si 
l'on  est  vainqueur,  et  par  lesquels  on  peut  être  vaincu  sans  trop  de 
déplaisir. 

RAOUL. 

Partout  ailleurs  que  chez  vous,  monsieur  le  duc,  l'exagération 
de  ces  éloges,  auxquels  je  me  refuse,  serait  de  l'ironie;  mais  il 
m'est  impossible  de  ne  pas  y  voir  un  courtois  désir  de  me  mettre 

à  l'aise   (En  regardant  le  marquis   qui  lui  tourne  le  dos.),   là    OÙ    JO   pOUVaiS 

me  croire  importun. 

LE     DUC. 

Vous  arrivez,  au  contraire,  très-à  propos;  nous  parlions  de  votre 
famille  et  de  ce  vieux  commandeur  de  Frescas  que  madame  et  moi 
avons  beaucoup  vu  jadis. 

RAOUL. 

Vous  aviez  la  bonté  de  vous  occuper  de  moi;  mais  c'est  un  hon- 
neur qui  se  paye  ordinairement  par  un  peu  de  médisance. 

LE    DUC 

On  ne  peut  dire  du  mal  que  des  gens  qu'on  connaît  bien. 

LA    DUCHESSE     DE    CHRISTOVAL. 

Et  nous  voudrions  bien  avoir  le  droit  de  médire  de  vous. 

RAOUL. 

11  est  de  mon  intérêt  de  conserver  vos  bonnes  grâces. 

LA     DUCHESSE     DE    MONTSOREL. 

Je  connais  un  moyen  sûr. 

RAOUL. 

Et  lequel? 

LA     DUCHESSE     DE     MONTSOREL. 

Restez  le  personnage  mystérieux  que  vous  êtes. 


VAUTRIN.  37 

LE     MARQUIS,     revenant  avec  un  journal. 

Voici,  mesdames,  quelque  chose  d'étrange  :  chez  le  feld-maro- 
chal,  où  vous  étiez  sans  doute,  on  a  surpris  un  de  ces  soi-disant 
seigneurs  étrangers  qui  volait  au  jeu, 

INÈS. 

Et  c'est  là  cette  grande  nouvelle  qui  vous  absorbait? 

RAOUL, 

En  ce  moment,  qui  est-ce  qui  n'est  pas  étranger? 

LE    MARQUIS. 

Mademoiselle,  ce  n'est  pas  précisément  la  nouvelle  qui  me  préoc- 
cupe, c'est  l'inconcevable  facilité  avec  laquelle  on  accueille  des 
gens  sans  savoir  ce  qu'ils  sont  ni  d'où  ils  viennent. 

LA    DUCHESSE   DE     MONTSOREL,    à  part. 

Veulent-ils  l'insulter  chez  moi? 

RAOUL. 

S'il  faut  se  défier  des  gens  qu'on  connaît  peu,  n'en  est-il  pas 
qu'on  connaît  beaucoup  trop  en  un  instant? 

LE    DOC. 

Albert,  en  quoi  ceci  peut -il  nous  intéresser?  Admettons-nous 
jamais  quelqu'un  sans  bien  connaître  sa  famille? 

RAOUL. 

M.  le  duc  connaît  la  mienne, 

LE    DUC, 

Vous  êtes  chez  madame  de  Montsorel,  et  cela  me  sufiit.  Nous 
savons  trop  ce  que  nous  vous  devons,  pour  qu'il  vous  soit  possible 
d'oublier  ce  que  vous  nous  devez.  Le  nom  de  Frescas  oblige,  et 
vous  le  portez  dignement. 

LA   DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL,    à  Raoul. 

Ne  voulez-vous  pas  dire  en  ce  moment  qui  vous  êtes,  sinon  pour 
VOUS,  du  moins  pour  vos  amis? 

RAOUL. 

Je  serais  au  désespoir,  messieurs,  si  ma  présence  ici  devenait  la 
cause  de  la  plus  légère  discussion;  mais,  comme  certains  ménage- 
ments peuvent  blesser  autant  que  les  demandes  les  plus  directes, 
nous  finirons  ce  jeu,  qui  n'est  digne  ni  de  vous  ni  de  moi.  Madame 
la  duchesse  ne  m'a  pas,  je  crois,  invité  pour  me  faire  subir  des 


38  THÉÂTRE. 

interrogatoires.  Je  ne  reconnais  à  personne  le  droit  de  me  demander 
compte  d'un  silence  que  je  veux  garder. 

LE    MARQUIS. 

Et  nous  laissez-vous  le  droit  de  l'interpréter? 

RAOUL. 

Si  je  réclame  la  liberté  de  ma  conduite,  ce  n*est  pas  pour  enchaî- 
ner la  vôtre. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Il  y  va,  monsieur,  de  votre  dignité  de  ne  rien  répondre. 

LE    DUC,    à  RaouL 

Vous  êtes  un  noble  jeune  homme,  vous  avez  des  distinctions 
naturelles  qui  signalent  en  vous  le  gentilhomme,  ne  vous  offensez 
pas  de  la  curiosité  du  monde  :  elle  est  notre  sauvegarde  à  tous. 
Votre  épée  ne  fermera  pas  la  bouche  à  tous  les  indiscrets,  et  le 
monde,  si  généreux  pour  des  modesties  bien  placées,  est  impi- 
toyable pour  des  prétentions  injustifiables... 

RAOUL. 

Monsieur  ! 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL,     vivement  et  bas,  à  Raoul. 

Pas  un  mot  sur  votre  enfance;  quittez  Paris,  et  que  je  sache 
seule  où  vous  serez...  caché!  Il  y  va  de  tout  votre  avenir. 

LE    DUC. 

Je  veux  être  votre  ami,  moi,  quoique  vous  soyez  le  rival  de  mon 
fils.  Accordez  votre  confiance  à  un  homme  qui  a  celle  de  son  roi. 
Comment  appartenez-vous  à  la  maison  de  Frescas,  que  nous 
croyions  éteinte? 

RAOUL,    au  duc. 

Monsieur  le  duc,  vous  êtes  trop  puissant  pour  manquer  de  pro- 
tégés, et  je  ne  suis  pas  assez  faible  pour  avoir  besoin  de  protec- 
teurs. 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Monsieur,  n'en  veuillez  pas  à  une  mère  d'avoir  attendu  cette 
discussion  pour  s'apercevoir  qu'il  y  avait  de  l'imprudence  à  vous 
admettre  souvent  à  l'hôtel  de  Christoval. 

INÈS. 

Une  parole  nous  sauvait,  et  vous  avez  gardé  le  silence  :  il  y  a 
donc  quelque  chose  que  vous  aimez  mieux  que  moi  ? 


VAUTRIN.  39 

RAOUL. 

Inès,  je  pouvais  tout  supporter,  hors  ce  reproche!  (a  p»rt.)  Oh! 
Vautrin,  pourquoi  m'avoir  ordonné  ce  silence  absolu?  (n  saïue  les 

femmes.  A  la  duchesse  de  Montsorel.)  VouS  mS  dcvez  COmpte  de  tOUt  mon 

bonheur. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Obéissez-moi,  je  réponds  de  tout. 

RAOUL,    au  marquis. 

Je  suis  à  vos  ordres,  monsieur. 

LE    MARQUIS. 

Au  revoir,  monsieur  Raoul. 

RAOUL. 

De  Frescas,  s'il  vous  plaît. 

LE    MARQUIS. 
De  Frescas,  soit  !  (  Raoul  sort.  ) 


SCENE  XI 
Les  Mêmes,  hors  RAOUL. 

LÀ    duchesse    de    montsorel,    à  la  duchesse  de  Christoval. 

Vous  avez  été  bien  sévère. 

LA     duchesse    de    CHRISTOVAL. 

Vous  ignorez,  madame,  que  ce  jeune  homme  s'est  pendant  trois 
mois  trouvé  partout  où  allait  ma  fille,  et  que  sa  présentation  s'est 
faite  un  peu  trop  légèrement  peut-être. 

LE    DUC,    à  la  duchesse  de  Christoyal. 

On  pouvait  facilement  le  prendre  pour  un  prince  déguisé. 

LE    MARQUIS. 

N'est-ce  pas  plutôt  un  homme  de  rien  qui  voudrait  se  déguiser 
en  prince? 

LA    DUCHESSE    DE     MONTSOREL. 

Votre  père  vous  dira,  monsieur,  que  ces  déguisements-là  sont 
bien  difficiles. 

INÈS,    au  marquis. 

Un  homme  de  rien,  monsieui"?  On  peut  nous  élever,  mais  nous 
ne  savons  pas  descendre. 


40  THÉÂTRE. 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Que  dites-vous,  Inès? 

INÈS. 

Mais  il  n'est  pas  là,  ma  mère  !  Ou  ce  jeune  homme  est  insensé» 
ou  ces  messieurs  ont  voulu  manquer  de  générosité. 

MADAME    DE    CHRISTOVAL,     à  la  duchesse  de  Montsorel. 

Je  comprends,  madame,  que  toute  explication  est  impossible, 
surtout  devant  M.  de  Montsorel  ;  mais  il  s'agit  de  notre  honneur,  et 
je  vous  attends. 

LA    DUCHESSE    DE     MONTSOREL. 
A  demain  donc.   (m.  de  Montsorel  reconduit  la  duchesse  de  Christoval  et  sa 
fille.) 

SCÈNE   XII 
LE  MARQUIS,  LE  DUC. 

LE    MARQUIS. 

Mon  père,  l'apparition  de  cet  aventurier  vous  cause,  ainsi  qu'à 
ma  mère,  des  émotions  bien  violentes  :  on  dirait  qu'au  lieu  d'un 
mariage  compromis,  vos  existences  elles-mêmes  sont  menacées.  La 
duchesse  et  sa  fille  s'en  vont  frappées... 

LE     DUC. 

Ah  !  pourquoi  sont-elles  venues  au  milieu  de  ce  débat  ! 

LE    MARQUIS. 

Ce  Raoul  vous  intéresse  donc  aussi  ? 

LE     DUC. 

Et  toi  donc?  Ta  fortune,  ton  nom,  ton  avenir  et  ton  mariage, 
tout  ce  qui  est  plus  que  la  vie,  voilà  ce  qui  s'est  joué  devant  toi! 

LE    MARQUIS. 

Si  toutes  ces  choses  dépendent  de  ce  jeune  homme,  j'en  aurai 
promptement  raison. 

LE    DUC 

Un  duel,  malheureux!  Si  tu  avais  le  triste  bonheur  de  le  tuer, 
c'est  alors  que  la  partie  serait  perdue. 

LE     MARQUIS. 

Que  dois-je  donc  faire? 


VAUTRIN.  44 

LE     DUC. 

Ce  que  font  les  politiques  :  attendre  ! 

LE     MARQUIS. 

Si  vous  êtes  en  péril,  mon  père»  croyez-vous  que  je  puisse  res- 
ter impassible  ? 

LE     DUC. 

Laissez-moi  ce  fardeau,  mon  fils,  il  vous  écraserait. 

LE     MARQUIS. 

Ah  !  vous  parlerez,  mon  père,  vous  me  direz... 

LE     DUC. 

Rien!  Nous  aurions  trop  à  rougir  tous  deux. 


SCENE   XIII 

Les  Mêmes,   VAUTRIN. 

Vautrin  est  habillé   tout  en  noir;  il  affecte    un  air  de  componction  et  d'humilité 
pendant  une  partie  de  la  scène. 

VAUTRIN. 

Monsieur  le  duc,  daignez  m'excuser  d'avoir  forcé  votre  porte, 
mais  (Bas  et  à  lui  seul.)  nous  venons  d*être  l'un  et  l'autre  victimes 
d'un  abus  de  confiance...  Permettez-moi  de  vous  dire  deux  mots  à 
vous  seul. 

LE    DUC,    faisant  un  signe  à  son  fils,  qui  se  retire. 

Parlez,  monsieur. 

VAUTRIN. 

Monsieur  le  duc,  en  ce  moment,  c'est  à  qui  s'agitera  pour  obte- 
nir des  emplois,  et  cette  ambition  a  gagné  toutes  les  classes. 
Chacun  en  France  veut  être  colonel,  et  je  ne  sais  ni  où  ni  com- 
ment on  y  trouve  des  soldats.  Vraiment,  la  société  tend  à  une  dis- 
solution prochaine,  qui  sera  causée  par  cette  aptitude  générale 
pour  les  hauts  grades  et  par  ce  dégoût  pour  l'infériorité...  Voilà  le 
fruit  de  Tégalité  révolutionnaire.  La  reUgion  est  le  seul  remède  à 
opposer  à  cette  corruption.  . 

LE    DUC 

Où  voulez-vous  en  venir? 


4S  THÉÂTRE 

VAUTRIN. 

Pardon,  il  m'a  été  impossible  de  ne  pas  expliquer  à  l'homme 
d'État  avec  lequel  je  vais  travailler  la  cause  d'une  méprise  qui  me 
chagrine.  Avez-vous,  monsieur  le  duc,  confié  quelque  secret  à 
celui  de  mes  gens  qui  est  venu  ce  matin  à  ma  place  dans  la  folle 
pensée  de  me  supplanter  et  dans  l'espoir  de  se  faire  connaître  de 
vous  en  vous  rendant  service  ? 

LE    DUC. 

Comment I...  vous  êtes  le  chevalier  de  Saint-Charles? 

VAUTRIN. 

Monsieur  le  duc ,  nous  sommes  tout  ce  que  nous  voulons  être. 
Ni  lui  ni  moi  n'avons  la  simplicité  d'être  nous-mêmes...  nous  y 
perdrions  trop. 

LE    DUC. 

Songez,  monsieur,  qu'il  me  faut  des  preuves. 

VAUTRIN. 

Monsieur  le  duc,  si  vous  lui  avez  confié  quelque  secret  impor- 
tant, je  dois  le  faire  immédiatement  surveiller. 

LE    DUC,    i  part. 

Gslui-ci  a  Tair,  en  effet,  bien  plus  honnête  homme  et  plus  posé 
que  r autre. 

VAUTRIN. 

Nous  appelons  cela  de  la  contre-police. 

LE    DUC. 

Vous  auriez  dû,  monsieur,  ne  pas  venir  ici  sans  pouvoir  justifier 
vos  assertions.  '   . 

VAUTRIN. 

Monsieur  le  duc,  j'ai  rempli  mon  devoir.  Je  souhaite  que  l'ambi- 
tion de  cet  homme,  capable  de  se  vendre  au  plus  offrant,  vous 
soit  utile. 

LE    DUC,    à  part. 

Gomment  peut-il  savoir  si  promptement  le  secret  de  mon  entre- 
vue de  ce  matin  ? 

VAUTRIN,    à   part. 

Il  hésite  :  Joseph  a  raison,  il  s'agit  d'un  secret  important. 

LE    DUC 

Monsieur... 


VAUTRIN.  48 

VAUTRIN. 

Monsieur  le  duc... 

LE    DUC. 

Il  nous  importe  à  l'un  comme  à  Taulre  de  confondre  cet  homme. 

VAUTRIN. 

Ce  sera  dangereux,  s'il  a  votre  secret;  car  il  est  rusé. 

LE    DUC. 

Oui,  le  drôle  a  de  l'esprit. 

VAUTRIN. 

A-t-il  une  mission  ? 

LE    DUC 

Rien  de  grave  :  je  veux  savoir  ce  qu'est  au  fond  un  M.  de  Frescas. 

VAUTRIN,    à  part. 

Rien  que  cela!  (Haut.)  Je  puis  vous  le  dire,  monsieur  le  duc  : 
Raoul  de  Frescas  est  un  jeune  seigneur  dont  la  famille  est  com- 
promise dans  une  affaire  de  haute  trahison,  et  qui  ne  veut  pas 
porter  le  nom  de  son  père. 

LE    DUC. 

Il  a  un  père? 

VAUTRIN. 

Il  a  un  père. 

LE    DUC. 

Et  d'où  vient-il?  quelle  est  sa  fortune? 

VALTRIN. 

Nous  changeons  de  rôle,  monsieur  le  duc,  et  vous  me  permet- 
trez de  ne  pas  répondre  jusqu'à  ce  que  je  sache  quelle  espèce 
d'intérêt  Votre  Seigneurie  porte  à  M.  de  Frescas. 

LE    DUC 

Vous  oubliez,  monsieur... 

VAUTRIN,    quittant  son  air  humble. 

Oui,  monsieur  le  duc,  j'oublie  qu'il  y  a  une  distance  énorme 
«ntre  ceux  qui  font  espionner  et  ceux  qui  espionnent. 

LE    DUC 

Joseph  ! 

VAUTRIM. 

Ce  duc  a  mis  des  espions  après  nous,  il  faut  se  dépêcher.  (Vau- 
trin disparaît  dans   la  porte   de  côté,  par  laquelle  il  est  entré  au  premier  acte.) 


44  THÉÂTRE. 

LE    DUC,   revenant. 

Vous  ne  sortirez  pas  d'ici.  Eh  bien,  où  est-il?  (n  sonne  et  Joseph 
paraît.)  Faites  fermer  toutes  les  portes  de  mon  hôtel,  il  s'est  in- 
troduit un  homme  ici.  Allons,  cherchez-le  tous,  et  qu'il  soit 

arrêté,  (n  entre   chez  la  duchesse.) 

JOSEPH,    regardant  par  la  petite  porto. 

Il  est  déjà  loin. 


ACTE    TROISIÈME 


Ua  salon  chez  Raoul  de  Frescas. 


SCENE    PREMIERE 
LAFOURAILLE,  seul. 

Feu  mon  digne  père,  qui  me  recommandait  de  ne  voir  que  la 
bonne  compagnie,  aurait-il  été  content  hier!  Toute  la  nuit  avec 
des  valets  de  ministres,  des  chasseurs  d'ambassade,  des  cochers  de 
princes,  de  ducs  et  pairs,  rien  que  cela  !  tous  gens  bien  posés,  à 
Fabri  du  malheur  :  ils  ne  volent  que  leurs  maîtres.  Le  nôtre  a 
dansé  avec  un  beau  brin  de  fille  dont  les  cheveux  étaient  saupou- 
drés d'un  million  de  diamants,  et  il  ne  faisait  attention  qu'au  bou- 
quet qu'elle  avait  à  sa  main  ;  simple  jeune  homme,  va  !  nous  au- 
rons de  l'esprit  pour  toi.  Notre  vieux  Jacques  Gollin...  Bon!  me 
voilà  encore  pris,  je  ne  peux  pas  me  faire  à  ce  nom  de  bourgeois, 
M.  Vautrin  y  mettra  bon  ordre.  Avant  peu,  les  diamants  et  la  dot 
prendront  l'air,  et  ils  en  ont  besoin  :  toujours  dans  les  mêmes 
coffres,  c'est  contre  les  lois  de  la  circulation.  Quel  gaillard  !  il  vous 
pose  un  jeune  homme  qui  a  des  moyens.  —  Il  est  gentil,  il  ga- 
zouille très-bien,  l'héritière  s'y  prend,  le  tour  est  fait,  et  nous 
partageons.  Ah  !  ce  sera  de  l'argent  bien  gagné.  Voilà  six  mois  que 
nous  y  sommes.  Avons-nous  pris  des  figures  d'imbéciles  !  tout 
le  monde  dans  le  quartier  nous  croit  de  bonnes  gens  tout  simples. 
Enfin,  pour  Vautrin  que  ne  ferait-on  pas  !  Il  nous  a  dit  :  «  Soyez 
vertueux,  »  on  l'est.  J'en  ai  peur  comme  de  la  gendarmerie,  et 
cependant,  je  l'aime  encore  plus  que  l'argent. 

VAUTRIMf   appelant  dans  la  coulisse. 

Lafouraille  I 


46  THEATRE. 

LAFOURAILLE. 

Le  voici  !  Sa  figure  ne  me  revient  pas  ce  matin,  le  temps  est  à 
l'orage,  j'aime  mieux  que  ça  tombe  sur  un  autre,  donnons-nous 

de  l'air.    (Il  va  pour  sortir.) 


SCENE   TI 
VAUTRIN,    LAFOURAILLE. 

Vautrin  paraît,  en  pantalon  à  pieds  de  molleton  blanc,  avec  un  gilet  rond  de 
pareille  étoffe,  pantoufles  de  maroquin  rouge;  enfin,  la  tenue  d'un  homme 
d'affaires,  le  matin. 

VAUTRIN. 

Lafouraille  1 

LAFOURAILLE. 

Monsieur. 

VAUTRIN. 

Où  vas-tu  ? 

LAFOURAILLE. 

Chercher  vos  lettres. 

VAUTRIN. 

Je  les  ai.  As-tu  encore  quelque  chose  à  faire? 

LAFOURAILLE. 

Oui,  votre  chambre... 

VAUTRIN. 

Eh  bien,  dis  donc  tout  de  suite  que  tu  désires  me  quitter.  J'ai 
toujours  vu  que  des  jambes  inquiètes  ne  portaient  pas  de  con- 
science tranquille.  Tu  vas  rester  là,  nous  avons  à  causer. 

LAFOURAILLE. 

Je  suis  à  vos  ordres. 

VAUTRIN. 

Je  l'espère  bien.  Viens  ici.  Tu  nous  rabâchais,  sous  le  beau  ciel 
de  la  Provence,  certaine  histoire  peu  flatteuse  pour  toi.  Un  inten- 
dant t'avait  joué  par-der,sous  jambe  :  te  rappelles-tu  bien? 

LAFOURAILLE. 

L'intendant?  ce  Charles  Blondet,  le  seul  homme  qui  m'ait  volé! 
Est-ce  que  cela  s'oublie? 


VAUTRIN.  47 

VAUTRIN. 

Ne  lui  avais-tu  pas  vendu  ton  maître  une  fois?  C'ubi  d^stv.  rom- 
mun. 

LAFOURAILLE. 

Une  fois?  Je  l'ai  vendu  trois  fois,  mon  maître. 

VAUTRIN. 

C'est  mieux.  Et  quel  commerce  faisait  donc  l'intendant? 

LAFOURAILLE. 

Vous  allez  voir.  J'étais  piqueur  à  dix-huit  ans  dans  la  maison  de 
Langeac... 

VAUTRIN. 

Je  croyais  que  c'était  chez  le  duc  de  Montsorel. 

LAFOURAILLE. 

Non;  heureusement,  le  duc  ne  m'a  vu  que  deux  fois,  et  j'espère 
qu'il  m'a  oublié. 

VAUTRIN. 

L'as-tu  volé? 

LAFOURAILLE. 

Mais  un  peu. 

VAUTRIN. 

Eh  bien,  comment  veux-tu  qu'il  t'oublie? 

LAFOURAILLE. 

Je  l'ai  vu  hier  à  Tambassade,  et  je  puis  être  tranquille. 

VAUTRIN. 

Ahl  c'est  donc  le  même? 

LAFOURAILLE. 

Nous  avons  chacun  vingt-cinq  ans  de  plus,  voilà  toute  la  diffé- 
rence. 

VAUTRIN. 

Eh  bien,  parle  donc!  Je  savais  bien  que  tu  m'avais  dit  ce  noin- 
ià.  Voyons. 

LAFOURAILLE. 

Le  vicomte  de  Langeac,  un  de  mes  maîtres,  et  ce  duc  de  Mont- 
sorel étaient  les  deux  doigts  de  la  main.  Quand  il  fallut  opter 
entre  la  cause  du  peuple  et  celle  des  grands,  mon  choix  ne  fut  pas 
dcuteux  :  de  simple  piqueur,  je  passai  citoyen,  et  le  citoyen  Phi- 


48  THÉÂTRE. 

lippe  Boulard  fat  un  chaud  travailleur.  J*avais  de  l'enthousiasme, 
j'eus  de  l'autorité  dans  le  faubourg. 

VAUTRIN. 

Toi!  tu  as  été  un  homme  politique? 

LAFOURAILLE. 

Pas  longtemps.  J'ai  fait  une  belle  action,  ça  m'a  perdu. 

VAUTRIN. 

Ah!  mon  garçon,  il  faut  se  défier  des  belles  actions  autant  que 
des  belles  femmes  :  on  s'en  trouve  souvent  mal.  Était-elle  belle, 
au  moins,  cette  action  ? 

LAFOURAILLE. 

Vous  allez  voir.  Dans  la  bagarre  du  10  août,  le  duc  me  confie  le 
vicomte  de  Langeac;  je  le  déguise,  je  le  cache,  je  le  nourris,  au 
risque  de  perdre  ma  popularité  et  ma  tête.  Le  duc  m'avait  bien 
encouragé  par  des  bagatelles,  un  millier  de  louis,  et  ce  Blondet  a 
l'infamie  de  venir  me  proposer  davantage  pour  livrer  notre  jeune 
maître. 

VAUTRIN. 

Tu  le  livres? 

LAFOURAILLE. 

A  l'instant.  On  le  coffre  à  l'Abbaye,  et  je  me  trouve  à  la  tête  de 
soixante  bonnes  mille  livres  en  or,  en  vrai  or. 

VAUTRIN. 

En  quoi  cela  regarde-t-il  le  duc  de  Montsorel? 

LAFOURAILLE. 

Attendez  donc.  Quand  je  vois  venir  les  journées  de  septembre, 
ma  conduite  me  semble  un  peu  répréhensible  ;  et,  pour  mettre  ma 
conscience  en  repos,  je  vais  proposer  au  duc,  qui  partait,  de  resau- 
ver son  ami. 

VAUTRIN. 

As-tu  du  moins  bien  placé  tes  remords? 

LAFOURAILLE. 

Je  le  crois  bien,  ils  étaient  rares  à  cette  époque-là!  Le  duc  me 
promet  vingt  mille  francs  si  j'arrache  le  vicomte  aux  mains  de  mes 
camarades,  et  j'y  parviens. 

VAUTRIN. 

Un  vicomte,  vingt  mille  francs  !  c'était  donné. 


VAUTRIN.  49 

LAFOURAILLE. 

D*aiitant  plus  que  c'était  alors  le  dernier.  Je  l'ai  su  trop  tard. 
L'intendant  avait  fait  disparaître  tous  les  autres  Langeac,  même 
«ne  pauvre  grand' mère  qu'il  avait  envoyée  aux  Carmes. 

VAUTRIN. 

11  allait  bien,  celui-là! 

LAFOURAILLE. 

Il  allait  toujours!  Il  apprend  mon  dévouement,  se  met  à  ma  piste, 
me  traque  et  me  découvre  aux  environs  de  Mortagne,  où  mon 
maître  attendait,  chez  un  de  mes  oncles,  une  occasion  de  gagner 
la  mer.  Ce  gueux-là  m'offre  autant  d'argent  qu'il  m'en  avait  déjà 
donné.  Je  me  vois  une  existence  honnête  pour  le  reste  de  mes 
jours,  je  suis  faible.  Mon  Blondet  fait  fusiller  le  vicomte  comme 
espion,  et  nous  fait  mettre  en  prison,  mon  oncle  et  moi,  comme 
complices.  Nous  n'en  sommes  sortis  qu'en  regorgeant  tout  mon  or. 

VAUTRIN. 

Voilà  comment  on  apprend  à  connaître  le  cœur  humain.  Tu  avais 
-affaire  à  plus  fort  que  toi. 

LAFOURAILLE. 

Penh  !  il  m'a  laissé  en  vie,  un  vrai  finassier 

VAUTRIN. 

En  voilà  bien  assez!  Il  n'y  a  rien  pour  moi  dans  ton  histoire. 

LAFOURAILLE. 

Je  peux  m'en  aller? 

VAUTRIN. 

Ah  çà  !  tu  éprouves  bien  vivement  le  besoin  d'être  là  où  je  ne 
suis  pas.  Tu  as  été  dans  le  monde,  hier;  t'y  es-tu  bien  tenu? 

LAFOURAILLE, 

Il  se  disait  des  choses  si  drôles  sur  les  maîtres,  que  je  n'ai  pas 
quitté  l'antichambre. 

VAUTRIN. 

Je  t'ai  cependant  vu  rôdant  près  du  buffet;  qu'as-tu  pris? 

LAFOURAILLE. 

Rien...  Ah!  si,  un  petit  verre  de  vin  de  Madère. 

VAUTRIN.   • 

Où  as-tu  mis  les  douze  couverts  de  vermeil  que  tu  as  consom- 
més avec  le  petit  verre? 

xviii.  ^ 


m  THEATRE. 

LAFOURAILLE. 

Du  vermeil  !  J'ai  beau  chercher,  je  ne  trouve  rien  de  semblable 
dans  ma  mémoire. 

VAUTRIN. 

Eh  bien,  tu  les  trouveras  dans  ta  paillasse.  Et  Philosophe,  a-t-il 
eu  aussi  ses  petites  distractions  ? 

LAFOURAILLE. 

Oh!  ce  pauvre  Philosophe,  depuis  ce  matin,  se  moque-t-on  assez 
de  lui  en  bas  !  Figurez-vous,  il  avise  un  cocher  très-jeune,  et  il  lui 
découd  ses  galons.  En  dessous,  c'est  tout  faux!  Les  maîtres,  aujour- 
d'hui, volent  la  moitié  de  leur  considération.  On  n'est  plus  sûr  de 
rien,  ça  fait  pitié. 

VAUTRIN;    il  siffle. 

Ça  n'est  pas  drôle  de  prendre  comme  ça!  Vous  allez  me  perdre 
la  maison,  il  est  temps  d'en  finir.  —  Ici,  pèreButeux!  holà.  Philoso- 
phe! à  moi.  Fil-de-soie  !  Mes  bons  amis,  expliquons-nous  à  l'amiable. 
Vous  êtes  tous  des  misérables. 


SCENE    III 
Les  Mêmes,  BUTEUX,  PHILOSOPHE  et  FIL-DE-SOIE. 

BUTEUX. 

Présent!  est-ce  le  feu? 

FIL-DE-SOIE. 

Est-ce  un  curieux? 

BUTEUX. 

J'aime  mieux  le  feu,  ça  s'éteint! 

PHILOSOPHE. 

L'autre,  ça  s'étouffe. 

LAFOURAILLE. 

Bah!  il  s'est  fâché  pour  des  niaiseries. 

BUTEUX. 

Encore  de  la  morale,  merci! 

FIL-DE-SOIE. 

Ce  n'est  pas  pour  moi,  je  ne  sors  point. 


VAUTRIN.  54 

VAUTRIN,    à  Fil-de-Soie. 

Toi  I  le  soir  que  je  t'ai  fait  quitter  ton  bonnet  de  coton,  empoi- 
sonneur... 

FIL-DE-SOIE. 

Passons  les  titres. 

VAUTRIN. 

Et  que  tu  m'as  accompagné  en  chasseur  chez  le  feld-maréchal, 
tu  as,  tout  en  me  passant  ma  pelisse,  enlevé  sa  montre  à  Thetman 
des  Cosaques. 

FIL-DE-SOIE. 

Tiens!  les  ennemis  de  la  France. 

VAUTRIN. 

Toi,  Buteux,  vieux  malfaiteur,  tu  as  volé  la  lorgnette  de  la  prin- 
cesse d'Arjos,  le  soir  où  elle  avait  mis  votre  jeune  maître  à  notre  porte. 

BUTEUX. 

EHle  était  tombée  sur  le  marchepied. 

VAUTRIN. 

Tu  devais  la  rendre  avec  respect  ;  mais  l'or  et  les  perles  ont  ré- 
veillé tes  griffes  de  chat-tigre. 

LAFOURAILLE. 

Ah  çà  !  on  ne  peut  donc  pas  s'amuser  un  peu?  Que  diable! 
Jacques,  tu  veux... 

VAUTRIN. 

Hein? 

LAFOURAILLE. 

Vous  voulez,  monsieur  Vautrin,  pour  trente  mille  francs,  que  ce 
jeune  homme  mène  un  train  de  prince?  Nous  y  réussissons  à  la 
manière  des  gouvernements  étrangers,  par  l'emprunt  et  par  le 
crédit.  Tous  ceux  qui  viennent  demander  de  l'argent  nous  en  lais- 
sent, et  vous  n'êtes  pas  content  ! 

FIL-DE-SOIE. 

Moi,  si  je  ne  peux  plus  rapporter  de  l'argent  du  marché  quand 
je  vais  aux  provisions  sans  le  sou,  je  donne  ma  démission. 

PHILOSOPHE. 

Et  moi  donc  !  j'ai  vendu  cinq  mille  fr^cs  notre  pratique  à  plu- 
sieurs carrossiers,  et  le  favorisé  va  tout  perdre.  Un  soir,  M.  de 
Frescas  part  brouetté  par  deux  rosses,  et  nous  le  ramenons,  Lafou- 


52  THEATRE. 

raille  et  moi,  avec  deux  chevaux  de  dix  mille  francs  qui  n'ont 
coûté  que  vingt  petits  verres  de  schnick. 

LAFOURAILLE. 

Non,  c'était  du  kirsch  ! 

PHILOSOPHE. 

Enfin,  si  c'est  pour  ça  que  vous  vous  emportez... 

FIL-DE-SOIE. 

Comment  entendez-vous  tenir  votre  maison? 

VAUTRIN. 

Et  vous  comptez  marcher  longtemps  de  ce  train-là?  Ce  que  j'ai 
permis  pour  fonder  notre  établissement,  je  le  défends  aujourd'hui. 
Vous  voulez  donc  tomber  du  vol  dans  l'escamotage?  Si  je  ne  suis 
pas  compris,  je  chercherai  do  meilleurs  valets. 

BUTEUX. 

Et  où  les  trouvera-t-il  ? 

LAFODRAILLE. 

Qu'il  en  cherche  ! 

VAUTRIN. 

Vous  oubliez  donc  que  je  vous  ai  répondu  de  vos  têtes  à  vous- 
mêmes!  Ah  çà!  vous  ai-je  triés  comme  des  graines  sur  un  volet, 
dans  trois  résidences  différentes,  pour  vous  laisser  tourner  autour 
du  gibet  comme  des  mouches  autour  d'une  chandelle?  Sachez-le 
bien,  chez  nous,  une  imprudence  est  toujours  un  crime.  Vous  de- 
vez avoir  un  air  si  complètement  innocent,  que  c'était  à  toi.  Phi- 
losophe, à  te  laisser  découdre  tes  galons.  N'oubliez  donc  jamais 
votre  rôle  :  vous  êtes  des  honnêtes  gens,  des  domestiques  fidèles, 
et  qui  adorez  M.  Raoul  de  Frescas,  votre  maître. 

BUTEUX. 

Vous  faites  de  ce  jeune  homme  un  dieu  !  vous  nous  avez  attelés 
à  sa  brouette  ;  mais  nous  ne  le  connaissons  pas  plus  qu'il  ne  nous 
connaît. 

PHILOSOPHE. 

Enfin,  est-il  des  nôtres? 

FIL-DE-SOIE. 

Où  ça  nous  mène-t-il  ? 

LAFOURAILLE. 

Nous  vous  obéissons  à  la  condition  de  reconstituer  la  Société  des 


VAUTRIN.  53 

Dix  Mille,  de  ne  jamais  nous  attribuer  moins  de  dix  mille  francs 
d'un  coup,  et  nous  n'avons  pas  encore  le  moindre  fonds  social! 

FIL-DE-SOIE. 

Quand  serons-nous  capitalistes? 

BUTEUX. 

Si  les  camarades  savaient  que  je  me  déguise  en  vieux  portier 
depuis  six  mois,  gratis,  je  serais  déshonoré.  Si  je  veux  bien  ris- 
quer mon  cou,  c'est  afin  de  donner  du  pain  à  mon  Adèle,  que  vous 
m'avez  défendu  de  voir,  et  qui,  depuis  six  mois,  sera  devenue  sèche 
comme  une  allumette. 

LAFOURAILLE,    aux  deux  autres. 

Elle  est  en  prison.  Pauvre  homme!  ménageons  sa  sensibilité. 

VAUTRIN. 

Avez-vous  fini  ?  Ah  çà  !  vous  faites  la  noce  ici  depuis  six  mois, 
vous  mangez  comme  des  diplomates,  vous  buvez  comme  des  Polo- 
nais, rien  ne  vous  manque. 

BUTEUX. 

On  se  rouille  ! 

VAUTRIN. 

Grâce  à  moi,  la  police  vous  a  oubliés!  c'est  à  moi  seul  que  vous 
devez  cette  existence  heureuse!  j'ai  effacé  sur  vos  fronts  cette 
marque  rouge  qui  vous  signalait.  Je  suis  la  tête  qui  conçoit,  vous 
n'êtes  que  les  bras, 

PHILOSOPHE. 

.  Suffit! 

VAUTRIN. 

Obéissez-moi  tous  aveuglément! 

LAFOURAILLE. 


Aveuglément. 
Sans  murmurer. 
Sans  mu  1  murer. 


VAUTRIN. 


FIL-DE-SO!E. 


VAUTRIN. 

Ou  rompons  notre  pacte  et  laissez-moi  !  Si  je  dois  trouver  dé 
l'ingratitude  chez  vous  autres,  à  qui  désormais  peut-on  rendre  ser- 
vice? 


54  THÉÂTRE. 

PHILOSOPHE. 

Jamais,  mon  empereur! 

LAF0UR4ILLE. 

Plus  souvent,  notre  grand  homme  î 

BUTEUX. 

Je  t'aime  plus  que  je  n'aime  Adèle. 

FIL-DE-SOIE. 

On  t'adore. 

VAUTRIN. 

Je  veux  vous  assommer  de  coups! 

PHILOSOPHE. 

Frappe  sans  écouter. 

VAUTRIN. 

Vous  cracher  au  visage,  et  jouer  votre  vie  comme  des  sous  au 
bouchon. 

BUTEUX. 

Ah!  mais,  ici,  je  joue  des  couteaux! 

VAUTRIN. 

Eh  bien,  tue-moi  donc  tout  de  suite. 

BUTEUX. 

On  ne  peut  pas  se  fâcher  avec  cet  homme-là.  Voulez-vous  que  je 
rende  la  lorgnette?  c'était  pour  Adèle  ! 

TOUS,    l'entourant. 

Nous  abandonnerais-tu,  Vautrin? 

LAFOURAILLE. 

Vautrin  î  notre  ami  ! 

PHILOSOPHE. 

Grand  Vautrin  ! 

FIL-DE-SOIE. 

Notre  vieux  compagnon,  fais  de  nous  tout  ce  que  tu  voudras. 

VAUTRIN. 

Oui,  je  puis  faire  de  vous  tout  ce  que  je  veux.  Quand  je  pense  à 
ce  que  vous  dérangez  pour  prendre  des  breloques,  j'éprouve  l'envie 
de  vous  renvoyer  d'où  je  vous  ai  tirés.  Vous  êtes  ou  en  dessus  ou 
en  dessous  de  la  société,  la  lie  ou  l'écume;  moi,  je  voudrais  vous 
y  faire  rentrer.  On  vous  huait  quand  vous  passiez,  je  veux  qu'on 


VAUTRIN.  :, 

vous  salue  ;  vous  étiez  des  scélérats,  je  veux  que  vous  soyez  plus 
que  d'honnêtes  gens. 

PHILOSOPHE. 

Il  y  a  donc  mieux? 

BUTEUX. 

11  y  a  ceux  qui  ne  sont  rien  du  tout. 

VAUTRIN. 

.  Il  y  a  ceux  qui  décident  de  l'honnêteté  des  autres.  Vous  ne  serez 
jamais  d'honnêtes  bourgeois,  vous  ne  pouvez  être  que  des  mal- 
heureux ou  des  riches;  il  vous  faut  donc  enjamber  la  moitié  du 
monde!  Prenez  un  bain  d*or,  et  vous  en  sortirez  vertueux. 

FIL-DE-SOIE. 

Oh!  moi,  quand  je  n'aurai  besoin  de  rien,  je  serai  bon  prmce. 

VAUTRIN. 

Eh  bien,  toi,  Lafouraille,  tu  peux  être,  comme  l'un  de  nous, 
comte  de  Sainte-Hélène;  et  toi,  Buteux,  que  veux-tu? 

BUTEUX. 

Je  veux  être  philanthrope,  on  devient  millionnaire. 

PHILOSOPHE. 


Et  moi  banquier. 
Il  veut  être  patenté. 


FIL-DE-SOIE. 


VAUTRIN. 

Soyez  donc,  à  propos,  aveugles  et  clairvoyants,  adroits  et  gau- 
ches, niais  et  spirituels  (comme  tous  ceux  qui  veulent  faire  for- 
tune). Ne  me  jugez  jamais,  et  n'entendez  que  ce  que  je  veux  dire. 
Vous  me  demandez  ce  qu'est  Raoul  de  Frescas?  Je  vais  vous  l'ex- 
pliquer :  il  va  bientôt  avoir  douze  cent  mille  livres  de  rente,  il 
sera  prince,  et  je  l'ai  pris  mendiant  sur  la  grande  route,  prêt  à  se 
faire  tambour;  à  douze  ans,  il  n'avait  pas  de  nom,  pas  de  famille,  ii 
venait  de  Sardaigne,  où  il  devait  avoir  fait  quelque  mauvais  coup, 
il  était  en  fuite. 

BUTEUX. 

Oh!  dès  que  nous  connaissons  ses  antécédents  et  sa  position 
sociale... 


VAUTRIN. 


A  ta  loge! 


56  THEATRE 

BUTEUX. 

La  petite  Nini,  la  fille  à  Giroflée,  y  est. 

VAUTRIN. 

Elle  peut  laisser  passer  une  mouche. 

LAFOIIRAILLE. 

Elle  !  c'est  une  petite  fouine  à  laquelle  il  ne  faudra  pas  indiquer 
les  pigeons. 

VAUTRIN. 

Par  ce  que  je  suis  en  train  de  faire  de  Raoul,  voyez  ce  que  je 
puis.  Ne  devait-il  pas  avoir  la  préférence?  Raoul  de  Frescas  est  un 
jeune  homme  resté  pur  comme  un  ange  au  milieu  de  notre  bour- 
bier, il  est  notre  conscience;  enfin,  c'est  ma  création;  je  suis  à  la 
fois  son  père,  sa  mère,  et  je  veux  être  sa  providence.  J'aime  à  faire 
des  heureux,  moi  qui  ne  peux  plus  l'être.  Je  respire  par  sa  bouche, 
je  vis  de  sa  vie  ;  ses  passions  sont  les  miennes,  je  ne  puis  avoir 
d'émotions  nobles  et  pures  que  dans  le  cœur  de  cet  être  qui  n'est 
souillé  d'aucun  crime.  Vous  avez  vos  fantaisies,  voilà  la  mienne! 
En  échange  de  la  flétrissure  que  la  société  m'a  imprimée,  je  lui 
rends  un  homme  d'honneur,  j'entre  en  lutte  avec  le  destin;  voulez- 
vous  être  de  la  partie  ?  obéissez  ! 

TOUS. 

A  la  vie,  à  la  morti 

VAUTRIN,     à  part. 

Voilà  mes  bêtes  féroces  encore  une  fois  domptées!  (Haut.)  Philo- 
sophe, tâche  de  prendre  l'air,  la  figure  et  ie  costume  d'un  employé 
aux  recouvrements,  tu  iras  reporter  les  couverts  empruntés  par 
Lafouraille  à  l'ambassade.  (  a  Fii-de-soie.  )  Toi,  Fil-de-Soie,  M.  de 
Frescas  aura  quelques  amis,  prépare  un  somptueux  déjeuner,  nous 
ne  dînerons  pas.  Après,  tu  t'habilleras  en  homme  respectable,  aie 
l'air  d'un  avoué.  Tu  iras  rue  Oblin,  numéro  6,  au  quatrième  étage, 
tu  sonneras  sept  coups,  un  à  un.  Tu  demanderas  le  père  Giroflée.  On 
te  répondra  :  «  D'où  venez-vous?  »  Tu  diras  :  a  D'un  port  de  mer  en 
Bohême.  »  Tu  seras  introduit.  11  me  faut  des  lettres  et  divers  papiers 
de  M.  le  duc  de  Christoval  :  voilà  le  texte  et  les  modèles,  je  veux  une 
imitation  absolue  dans  le  plus  bref  délai.  Lafouraille,  tu  verras  à 
faire  mettre  quelques  lignes  aux  journaux  sur  l'arrivée...  (n  lui  parie 
à  roreiiie.)  Gela  fait  partie  de  mon  plan.  Laissez-moi. 


VAUTRIN.  67 

LAFODRAILLE. 

Eh  bien,  êtes-vous  content? 

VAUTRIN. 

Oui. 

PHILOSOPHE. 

Vous  ne  nous  en  voulez  plus? 

VAUTRIN. 

Non. 

FIL-DE-SOIE. 

Enfin,  plus  d'émeute,  on  sera  sage. 

BUTEUX. 

Soyez  tranquille,  on  ne  se  bornera  pas  à  être  poli,  on  sera  honnête. 

VAUTRIN. 

Allons,  enfants,  un  peu  de  probité,  beaucoup  de  tenue,  et  vous 
serez  considérés. 

SCÈNE    IV  / 

VAUTRIN,   seul. 

Il  suffît,  pour  les  mener,  de  leur  faire  croire  qu'ils  ont  de  Thon- 
neur  et  un  avenir.  Ils  n'ont  pas  d'avenir!  que  deviendront- ils? 
Bah!  si  les  généraux  prenaient  leurs  soldats  au  sérieux,  on  ne 
tirerait  pas  un  coup  de  canon.  Après  douze  ans  de  travaux  souter- 
rains, dans  quelques  jours  j'aurai  conquis  à  Raoul  une  position 
souveraine  :  il  faudra  la  lui  assurer.  Lafouraille  et  Philosophe  me 
seront  nécessaires  dans  le  pays  où  je  vais  lui  donner  une  famille. 
Ah  I  cet  amour  a  détruit  la  vie  que  je  lui  arrangeais.  Je  le  voulais 
glorieux  par  lui-même,  domptant,  pour  mon  compte  et  par  mes 
conseils,  ce  monde  où  il  m'est  interdit  de  rentrer.  Raoul  n'est  pas 
seulement  le  Qls  de  mon  esprit  et  de  mon  fiel,  il  est  ma  vengeance. 
Mes  drôles  ne  peuvent  pas  comprendre  ces  sentiments;  ils  sont 
heureux;  ils  ne  sont  pas  tombés,  eux!  ils  sont  nés  de  plain-pied 
avec  le  crime;  mais,  moi,  j'avais  tenté  de  m'élever,  et,  si  l'homme 
peut  se  relever  aux  yeux  de  Dieu,  jamais  il  ne  se  relève  aux  yeux 
du  monde.  On  nous  demande  de  nous  repentir,  et  l'on  nous  refuse 
le  pardon.  Les  hommes  ont  entre  eux  l'instinct  des  bêtes  sauvages  : 


68  THÉÂTRE. 

une  fois  blessés,  ils  ne  reviennent  plus,  et  ils  ont  raison.  D'ailleurs, 
réclamer  la  protection  du  monde  quand  on  en  a  foulé  aux  pieds 
toutes  les  lois,  c'est  vouloir  revenir  sous  un  toit  qu'on  a  ébranlé 
€t  qui  vous  écraserait...  Avais-je  assez  poli,  caressé  le  magnifique 
instrument  de  ma  domination  !  Raoul  était  courageux,  il  se  serait 
fait  tuer  comme  un  sot  ;  il  a  fallu  le  rendre  froid,  positif,  lui  enle- 
ver une  à  une  ses  belles  illusions  et  lui  passer  le  suaire  de  l'expé- 
rience! le  rendre  défiant  et  rusé  comme...  un  vieil  escompteur, 
tout  en  l'empêchant  de  savoir  qui  j'étais.  Et  l'amour  brise  aujour- 
d'hui cet  immense  échafaudage.  Il  devait  être  grand,  il  ne  sera 
plus  qu'heureux.  J'irai  donc  vivre  dans  un  coin,  au  soleil  de  sa 
prospérité  :  son  bonheur  sera  mon  ouvrage.  Voilà  deux  jours  que 
je  me  demande  s*il  ne  vaudrait  pas  mieux  que  la  princesse  d'Arjos 
mourût  d'une  petite  fièvre...  cérébrale.  C'est  inconcevable,  tout  ce 
que  les  femmes  détruisent. 


SCENE   V 
VAUTRIN,   LAFOURAILLE. 

VAUTRIN. 

Que  me  veut-on?  ne  puis-je  être  un  moment  seul?  ai-je  appelé 

LAFOURAILLE, 

La  griffe  de  la  justice  va  nous  chatouiller  les  épaules. 

VAUTRIN. 

Quelle  nouvelle  sottise  avez-vous  faite  ? 

LAFOURAILLE. 

Eh  bien,  la  petite  Nini  a  laissé  entrer  un  monsieur  bien  vêtu 
qui  demande  à  vous  parler.  Buteux  siffle  Tair  Où  peut-on  être 
mieux  qu'au  sein  de  sa  famille?  Ainsi,  c'est  un  limier. 

VAUTRIN. 

Ce  n'est  que  ça!  je  sais  ce  que  c'est,  fais-le  attendre.  Tout  le 
monde  sous  les  armes  !  Allons,  plus  de  Vautrin,  je  vais  me  des- 
siner en  baron  de  Vieux-Chêne.  —  Ainzi  barle  l'y  ton  hâllemand, 
travaille-le,  enfin  le  grand  jeu!  (n  sort.) 


VAUTRIN.  59 

SCÈNE   VI 

LAFOURAILLE,   SAINT-CHARLES. 

LAFOURAILLE. 

Meinherr  ti  Vraissegasse  n'y  être  basse,  mennesir,  hai  zon 
haindandante,  le  paron  de  Fieil-Chêne,  il  être  oguipai  afecque  ein 
hargidecde  qui  toite  pattir  eine  crante  odelle  à  nodre  maidre. 

SAINT-CHARLES. 

Pardon,  mon  cher,  vous  dites?... 

LAFOURAILLE. 

Ché  tis  paron  de  Fieil-Chêne. 

SAINT-CHARLES. 

Baron  ! 

LAFOURAILLE. 

Fi!  fi! 

SAINT-CHARLES, 

Il  est  baron? 

LAFOURAILLE. 

Te  Fieil-Chêne. 

SAINT-CHARLES. 

Vous  êtes  Allemand  ? 

LAFOURAILLE. 

Ti  doute  !  ti  doute  !  chez  sis  Halzazien,  et  il  èdre  ein  crante  tiffe- 
rance.  Lé  Hâllemands  d'Allemagne  tisent  «  ein  follére  »,  les  Halza- 
ziens  tisent  «  haine  foUère  )>. 

SAINT-CHARLES,     à    part. 

Décidément,  cet  homme  a  Taccent  trop  allemand  pour  ne  pas 
être  un  Parisien. 

LAFOURAILLE,    à    part. 

Je  connais  cet  homme-là.  —  Oh  ! 

SAINT-CHARLES. 

Si  M,  le  baron  de  Vieux-Chêne  est  occupé,  j'attendrai. 

LAFOURAILLE,    à    part. 

Ah  !  Blondet,  mon  mignon,  tu  déguises  ta  ûgure  et  tu  ne  dé- 
guises pas  ta  voixl  si  tu  te  tires  de  nos  pattes,  tu  auras  de  la 


«0  THÉÂTRE. 

chance.  (Haut.)  Que  tolche  tire  à  mennesir  pire  Pencacher  à  guider 

ZeS  OguipazionS?   (Il  fait   un  mouvement  pour  sortir.) 
SAINT-CHARLES. 

Attendez,  mon  cher,  vous  parlez  allemand,  je  parle  français, 

nous  pourrions  nous  tromper.  (Il  lui  met  une  bourse  dans  la  main.)  AvCC 

ça,  il  n'y  aura  plus  d'équivoque. 

LAFOURAILLE. 

Ya,  menheirr. 

SAINT-CHARLES. 

Ce  n'est  qu'un  à-compte. 

LAFOURAILLE,     à    part. 

Sur  mes  quatre-vingt  mille  francs.  (Haut.)  Et  fous  foulez  que 
chesbionne  mon  maidre? 

SAINT-CHARLES. 

Non,  mon  cher,  j'ai  seulement  besoin  de  quelques  renseigne- 
ments qui  ne  vous  compromettront  pas. 

LAFOURAILLE. 

Chapelle  za  hesbionner  an  pon  allemante, 

SAINT-CHARLES. 

Mais  non,  c'est... 

LAFOURAILLE. 

Hesbionner!  Et  que  toiche  tire  té  fous  à  mennesir  le  paron? 

SAINT-CHARLES. 

Annoncez  M.  le  chevalier  de  Saint-Charles. 

LAFOURAILLE. 

Ni  nis  andantons.  Ghé  fais  fous  l'amenaire;  mais  nai  lui  tonnez 
boind  te  l'archant  à  stil  haindandante  :  il  èdre  plis  honnêde  que  nous 

teUSSeS.    (Il  lul  donne  un  petit  coup  de   coude.) 
SAINT-CHARLES. 

C'est-à-dire  qu*il  coûte  davantage. 

LAFOURAILLE. 

la,  meinherr.  (ii  sort.) 


VAUTRIN.  64 

SCÈNE    VII 

SAINT-CHARLES,  seul. 

Mal  débuté  !  dix  louis  dans  l'eau.  Espionner?...  appeler  les  choses 
tout  de  suite  par  leur  nom,  c'est  trop  bête  pour  ne  pas  être  très- 
spirituel.  Si  le  prétendu  intendant,  car  il  n'y  a  plus  d'intendant,  si 
le  baron  est  de  la  force  de  son  valet,  ce  n'est  guère  que  sur  ce 
qu'ils  voudront  me  cacher  que  je  pourrai  baser  mes  inductions.  Ce 
salon  est  très-bien.  Ni  portrait  du  roi,  ni  souvenir  impérial,  allons! 
ils  n'encadrent  pas  leurs  opinions.  Les  meubles  disent-ils  quelque 
chose?  non.  C'est  même  encore  trop  neuf  pour  être  déjà  payé.  Sans 
l'air  que  le  portier  a  sifflé,  et  qui  doit  être  un  signal,  je  commen- 
cerais à  croire  aux  Frescas. 

SCÈNE    VIII 
SAINT-CHARLES,    VAUTRIN,    LAFOURAILLE. 

LATOURAILLE. 

Foilà  mennesir  le  paron  te  Fieil -Chêne,  (vautrin  paraît,  vêtu  d'un 

habit  marron  très-clair,  d'une  coupe  très-antique,  à  gros  boutons  de  métal  ;  il  a 
une  culotte  de  soie  noire,  des  bas  de  soie  noire,  des  souliers  à  boucles  d'or,  un 
gilet  carré  à  fleurs,  deux  chaînes  de  montre,  cravate  du  temps  de  la  Révolution, 
une  perruque  de  cheveux  blancs,  une  figure  de  vieillard,  fin,  usé,  débauché,  le 
parler  doux  et  la  voix  cassée.) 

VAUTRIN,     à   Lafourajlle. 

C'est  bien,  laissez-nous.  (LafouraiUe  sort,  a  part.)  A  nous  deux,  mon- 
sieur Blondet.  (Haut.)  Monsieur,  je  suis  bien  votre  serviteur. 

SAINT-CHARLES,    à  part. 

Un  renard  usé,  c'est  encore  dangereux.  (Haut.)  Excusez -moi, 
monsieur  le  baron,  si  je  vous  dérange  sans  avoir  l'honneur  d'être 
connu  de  vous. 

VAUTRIN. 

Je  devine,  monsieur,  ce  dont  il  s'agit. 


62  THEATRE. 

SAINT-CHARLES,     à  part. 

Bah! 

VAUTRIN. 

Vous  êtes  architecte,  et  vous  venez  traiter  avec  moi;  mais  j'ai 
déjà  des  offres  superbes. 

SAINT-CHARLES. 

Pardon,  votre  Allemand  vous  aura  mal  dit  mon  nom.  Je  suis  le 
chevalier  de  Saint-Charles, 

VAUTRIN,     levant  ses  lunettes. 

Oh  !  mais  attendez  donc!...  nous  sommes  dé  vieilles  connaissances. 
Vous  étiez  au  congrès  de  Vienne,  et  l'on  vous  nommait  alors  le 
comte  de  Gorcum...  joli  nom! 

SAINT-CHARLES,     à   part. 

Einfonce-toi ,  mon  vieux!  (Haut.)  Vous  y  êtes  donc  allé  aussi? 

VAUTRIN. 

Parbleu  !  Et  je  suis  charmé  de  vous  retrouver,  car  vous  êtes  un 
rusé  compère.  Les  avez-vous  roulés!...  ahî  vous  les  avez  roulés! 

SAINT-CHARLES,    à  part. 

Va  pour  Vienne!  (Haut.)  Moi,  monsieur  le  baron,  je  vous  remets 
parfaitement  à  cette  heure,  et  vous  y  avez  bien  habilement  mené 
votre  barque... 

VAUTRIN. 

Que  voulez-vous  !  nous  avions  les  femmes  pour  nous  !  Ah  çà  ! 
mais  avez-vous  encore  votre  belle  Italienne? 

SAINT-CHARLES. 

Vous  la  connaissez  aussi?  c'est  une  femme  d'une  adresse... 

VAUTRIN. 

Eh!  mon  cher,  à  qui  le  dites-vous?  Elle  a  voulu  savoir  qui  j'étais» 

SAINT-CHARLES. 

Alors,  elle  le  sait. 

VAUTRIN. 

Eh  bien,  mon  cher!...  —  vous  ne  m'en  voudrez  pas?  —  elle  n'a 
rien  su. 

SAINT-CHARLES. 

Eh  bien,  baron,  puisque  nous  sommes  dans  un  moment  de  fran- 
chise, je  vous  avouerai  de  mon  côté  que  votre  admirable  Polo- 
naise... 


VAUTRIN.  63 

VAUTRIN. 

SAINT-CHARLES. 

VAUTRIN,     riant. 

SAINT-CHARLES,     riant. 


Aussi,  VOUS? 

Ma  foi,  oui! 
Ahl  ah!  ah!  ah! 
Oh!  oh!  oh!  oh! 

VAUTRIN. 

Nous  pouvons  en  rire  à  notre  aise,  car  je  suppose  que  vous  l'avez 
laissée  là? 

SAINT-CHARLES. 

Gomme  vous,  tout  de  suite.  Je  vois  que  nous  sommes  revenus 
tous  deux  manger  notre  argent  à  Paris,  et  nous  avons  bien  fait  ; 
mais  il  me  semble,  baron,  que  vous  avez  pris  une  position  bien 
secondaire,  et  qui  cependant  attire  l'attention. 

VAUTRIN. 

Ah!  je  vous  remercie,  chevalier.  J'espère  que  nous  voici  mainte- 
nant amis  pour  longtemps? 

SAINT-CHARLES. 

Pour  toujours. 

VAUTRIN. 

Vous  pouvez  m'être  extrêmement  utile,  je  puis  vous  servir  énor- 
mément, entendons-nous  1  Que  je  sache  l'intérêt  qui  vous  amène, 
et  je  vous  dirai  le  mien. 

SAINT-CHARLFS,     à  part. 

Ah  çà!  est-ce  lui  qu'on  lâche  sur  moi,  ou  moi  sur  lui? 

VAUTRIN,    à  part. 

Ça  peut  aller  longtemps  comme  ça. 

SAINT-CHARLES. 

Je  vais  commencer. 

VAUTRIN. 

Allons  donc  ! 

SAINT-CHARLES, 

Baron,  de  vous  à  moi,  je  vous  admir§. 

VAUTRIN. 

Quel  éloge  dans  votre  bouche  ! 


64  THÉÂTRE. 

SAINT-CHARLES. 

Non,  d'honneur!  créer  un  Frescas  à  la  face  de  tout  Paris,  est 
une  invention  qui  passe  de  mille  piques  celle  de  nos  comtesses  au 
congrès.  Vous  péchez  à  la  dot  avec  une  rare  audace. 

VAUTRIN. 

Je  pêche  à  la  dot? 

SAINT-CHARLES. 

Mais,  mon  cher,  vous  seriez  découvert,  si  ce  n'était  pas  moi, 
votre  ami,  qu'on  eût  chargé  de  vous  observer,  car  je  vous  suis 
détaché  de  très-haut.  Gomment  aussi,  permettez-moi  de  vous  le 
reprocher,  osez-vous  disputer  une  héritière  à  la  famille  de  Mont- 
sorol  ? 

VAUTRIN. 

Et  moi  qui  croyais  bonnement  que  vous  veniez  me  proposer  de 
faire  des  affaires  ensemble,  et  que  nous  aurions  spéculé  tous  deux 
avec  l'argent  de  M.  de  Frescas,  dont  je  dispose  entièrement!...  et 
vous  me  dites  des  choses  d'un  autre  monde!  Frescas,  mon  cher, 
est  un  des  noms  légitimes  de  ce  jeune  seigneur  qui  en  a  sept.  De 
hautes  raisons  l'empêchent  encore  pour  vingt-quatre  heures  de 
déclarer  sa  famille,  que  je  connais  :  leurs  biens  sont  immenses,  je 
les  ai  vus,  j'en  reviens.  Que  vous  m'ayez  pris  pour  un  fripon, 
passe  encore,  il  s'agit  de  sommes  qui  ne  sont  pas  déshonorantes; 
mais  pour  un  imbécile  capable  de  se  mettre  à  la  suite  d'un  gentil- 
homme d'occasion,  assez  niais  pour  rompre  en  visière  aux  Mont- 
sorel  avec  un  semblant  de  grand  seigneur...  Décidément,  mon 
cher,  il  paraîtrait  que  vous  n'avez  pas  été  à  Vienne!  Nous  ne  nous 
comprenons  plus  du  tout. 

SAINT-CHARLES. 

Ne  vous  emportez  pas,  respectable  intendant  !  cessons  de  nous 
entortiller  de  mensonges  plus  ou  moins  agréables;  vous  n'avez  pas 
la  prétention  de  m'en  faire  avaler  davantage?  Notre  caisse  se  porte 
mieux  que  la  vôtre,  venez  donc  à  nous!  Votre  jeune  homme  est 
Frescas  comme  je  suis  chevalier  et  comme  vous  êtes  baron.  Vous 
l'avez  rencontré  sur  les  côtes  d'Italie  ;  c'était  alors  un  vagabond  ; 
aujourd'hui,  c'est  un  aventurier,  voilà  tout! 


VAUTRIN.  65 

VAUTRIN. 

Vous  avez  raison,  cessons  de  nous  entortiller  de  mensonges  plus 
ou  moins  agréables,  disons-nous  la  vérité. 

SAINT-CHARLES. 

Je  vous  la  paye. 

VAUTRIN. 

Je  vous  la  donne.  Vous  êtes  une  infâme  canaille,  mon  cher  Vous 
vous  nommez  Charles  Blondet;  vous  avez  été  Pintendant  de  la  mai- 
son de  Langeac;  vous  avez  acheté  deux  fois  le  vicomte,  et  vous  ne 
l'avez  pas  payé...  c'est  honteux!  Vous  devez  quatre-vingt  mille 
francs  à  un  de  mes  valets  ;  vous  avez  fait  fusiller  le  vicomte  à  Mor- 
tagne  pour  garder  les  biens  que  la  famille  vous  avait  confiés.  Si  le 
duc  de  Montsorel,  qui  vous  envoie,  savait  qui  vous  êtes...  eh!  ehl 
il  vous  ferait  rendre  des  comptes  étranges  !  Ote  tes  moustaches, 
tes  favoris,  ta  perruque,  tes  fausses  décorations  et  tes  broches  d'or- 
dres   étrangers...    (Il   lui  arrache  sa    perruque,  ses  favoris,  ses  décorations.) 

Bonjour,  drôle  !  Gomment  as-tu  fait  pour  dévorer  cette  fortune  si 
spirituellement  acquise?  Elle  était  colossale;  où  l'as-tu  perdue? 

SAINT-CHARLES. 

Dans  les  malheurs. 

VAUTRIN. 

Je  comprends...  Que  veux-tu  maintenant? 

SAINT-CHARLES. 

Qui  que  tu  sois,  tôpe  là,  je  te  rends  les  armes,  je  n'ai  pas  de 
chance  aujourd'hui  :  tu  es  le  diable  ou  Jacques  Collin. 

VAUTRIN. 

Je  suis  et  ne  veux  être  pour  toi  que  le  baron  de  Vieux-Chêne. 
Écoute  bien  mon  ultimatum  ;  je  puis  te  faire  enterrer  dans  une  de 
mes  caves  à  l'instant,  à  la  minute  ;  on  ne  te  réclamera  pas. 

SAINT-CHARLES. 

C'est  vrai. 

VAUTRIN. 

Ce  serait  prudent  !  Veux-tu  faire  pour  moi  chez  les  Montsorel 
ce  que  les  Montsorel  t'envoient  faii'c  ici? 

SAI 

Accepté!  Quels  avantages? 

XVIII. 


66  THÉÂTRE. 

VAUTRIN. 

Tout  ce  que  tu  prendras. 

SAINT-CHARLES. 

Des  deux  côtés? 

VAUTRIN. 

Soit  !  Tu  remettras  à  celui  de  mes  gens  qui  t'accompagnera  tous 
les  actes  qui  concernent  la  famille  de  Langeac  ;  tu  dois  les  avoir 
encore.  Si  M.  de  Frescas  épouse  mademoiselle  de  Ghristoval,  tu 
ne  seras  pas  son  intendant,  mais  tu  recevras  cent  mille  francs.  Tu 
as  affaire  à  des  gens  difficiles,  ainsi  marche  droit,  on  ne  trahira 
pas. 

SAINT-CHARLES. 

Marché  conclu. 

VAUTRIN. 

Je  ne  le  ratifierai  qu'avec  les  pièces  en  main  :  jusque-là,  prends 
garde!  (n  sonne;  tous  les  gens  paraissent.)  Reconduisez  M.  le  chevalicr 

avec  tous  les  égards  dus  à  son  rang,  (a  Saint-Charles,  lui  montrant  Phi- 
losophe.) Voici  l'homme  qui  vous  accompagnera,  (a  philosophe.)  Ne  le 
quitte  pas. 

SAINT-CHARLES,    à  part. 

Si  je  me  tire  sain  et  sauf  de  leurs  griffes,  je  ferai  main-bassê 
sur  ce  nid  de  voleurs. 

VAUTRIN. 

Monsieur  le  chevalier,  je  vous  suis  tout  acquis. 

SCÈNE   IX 

VAUTRIN,  LAFOURAILLE. 

LAFOURAILLE. 


Monsieur  Vautrin! 

Eh  bien? 

Vous  le  laissez  aller? 


VAUTRIN. 


LAFOURAILLE. 


VAUTRIN. 

S'il  ne  se  croyait  pas  libre,  que  pourrions-nous  savoir?  Mes  in- 


VAUTRIN.  er 

éructions  sont  données  ;  on  va  lui  apprendre  à  ne  pas  mettre  de 
cordes  cliez  les  gens  à  pendre.  Quand  Philosophe  me  rapportera 
les  pièces  que  cet  homme  doit  lui  remettre,  on  me  les  donnera 
partout  où  je  serai. 

LAFOURAILLE. 

Mais,  après,  le  laisserez-vous  en  vie  ? 

VAUTRIN. 

Vous  êtes  toujours  un  peu  trop  vifs,  mes  mignons  :  ne  savez-vous 
donc  pas  combien  les  morts  inquiètent  les  vivants?  Chut!  j'en- 
tends Raoul...  laisse-nous. 

SCÈNE    X 

VAUTRIN,   RAOUL. 

Vautrin  rentre  vers  la  fin  du  monologue;  Raoul,  qui  est  sur  le  devant  de  la  scène, 

ne  le  voit  pas. 

RAOUL. 

Avoir  entrevu  le  ciel  et  rester  sur  la  terre,  voilà  mon  histoire  ! 
Je  suis  perdu  :  Vautrin,  ce  génie  à  la  fois  infernal  et  bienfaisant, 
cet  homme,  qui  sait  tout  et  qui  semble  tout  pouvoir,  cet  homme, 
si  dur  pour  les  autres  et  si  bon  pour  moi,  cet  homme  qui  ne 
s'explique  que  par  la  féerie,  cette  providence,  je  puis  dire  mater- 
nelle, n"est  pas,  après  tout,  la  Providence.  (Vautrin  parait  avec  une 

perruque  noire,  simple,  un  habit  bleu,  pantalon  de  couleur  grisâtre,  gilet  ordi- 
naire, noir,  la  tenue  d'un  agent  de  change.)   Oh  !    je    COUnaisSaiS    TamOUr  ; 

mais  je  ne  savais  pas  encore  ce  que  c'était  que  la  vengeance,  et 
je  ne  voudrais  pas  mourir  sans  m'être  vengé  de  ces  deux  Mont- 
sorel  ! 

VAUTRIN. 

Il  souffre.  —  Raoul,  qu'as-tu,  mon  enfant? 

RAOUL. 

Eh  !  je  n'ai  rien,  laissez-moi, 

VAUTRIN. 

Tu  me  rebutes  encore?  tu  abuses  du  droit  que  tu  as  de  mal- 
traiter ton  ami...  A  quoi  pensais-tu  là? 


68  THEATRE. 

RAOUL. 

A  rien. 

VAUTRIN. 

A  rien  ?  Ah  çà  !  monsieur,  croyez-vous  que  celui  qui  vous  a  en- 
seigné ce  flegme  anglais,  sous  lequel  un  homme  de  quelque  valeur 
doit  couvrir  ses  émotions,  ne  connaisse  pas  le  défaut  de  cette  cui- 
rasse d'orgueil  ?  Dissimulez  avec  les  autres  ;  mais,  avec  moi,  c'est 
plus  qu'une  faute;  en  amitié,  les  fautes  sont  des  crimes. 

RAOUL. 

Ne  plus  jouer,  ne  plus  rentrer  ivre,  quitter  la  ménagerie  de 
l'Opéra,  devenir  un  homme  sérieux,  étudier,  vouloir  une  position... 
tu  appelles  cela  dissimuler. 

VAUTRIN. 

Tu  n'es  encore  qu'un  pauvre  diplomate,  tu  seras  grand  quand 
tu  m'auras  trompj.  Raoul,  tu  as  commis  la  faute  contre  laquelle 
je  t'avais  mis  le  plus  en  garde.  Mon  enfant,  qui  devait  prendre 
les  femmes  pour  ce  qu'elles  sont,  des  êtres  sans  conséquence, 
enfin  s'en  servir  et  non  les  servir,  est  devenu  un  berger  de  M.  de 
Florian  ;  mon  Lovelace  se  heurte  contre  une  Clarisse.  Ah  !  les 
jeunes  gens  doivent  frapper  longtemps  sur  ces  idoles,  avant  d'en 
reconnaître  le  creux. 

RAOUL. 

Un  sermon  ? 

VAUTRIN. 

Comment  !  moi  qui  t'ai  formé  la  main  au  pistolet,  qui  t*ai  mon- 
tré à  tirer  l'épée,  qui  t'ai  appris  à  ne  pas  redouter  l'ouvrier  le  plus 
fort  du  faubourg,  moi  qui  ai  fait  pour  ta  cervelle  comme  pour  le 
corps,  moi  qui  t'ai  voulu  mettre  au-dessus  de  tous  les  hommes^ 
enfin  moi  qui  t'ai  sacré  roi,  tu  me  prends  pour  une  ganache? 
Allons,  un  peu  plus  de  franchise. 

RAOUL. 

Voulez-vous  savoir  ce  que  je  pensais?...  Mais  non,  ce  serait  ac- 
cuser mon  bienfaiteur. 

VAUTRIN. 

Ton  bienfaiteur!  tu  m'insultes.  T'ai-je  offert  mon  sang,  ma  vie? 
suis-je  prêt  à  tuer,  à  assassiner  ton  ennemi,  pour  recevoir  de  toi 
cet  intérêt  exorbitant   appelé  reconnaissance?   Pour    t'exploiter. 


VAUTRIN.  69 

siiis-je  un  usurier?  Il  y  a  des  hommes  qui  vous  attachent  un  bien- 
fait au  cœur,  comme  on  attache  au  boulet  au  pied  des...  suflit  ! 
ces  hommes-là,  je  les  écraserais  comme  des  chenilles  sans  croinî 
commettre  un  homicide  !  Je  t'ai  prié  de  m* adopter  pour  ton  père, 
mon  cœur  doit  être  pour  toi  ce  que  le  ciel  est  pour  les  anges,  un 
espace  où  tout  est  bonheur  et  confiance  ;  tu  peux  me  dire  toutes 
tes  pensées,  même  les  mauvaises.  Parle,  je  comprends  tout,  même 
une  lâcheté. 

RAOUL. 

Dieu  et  Satan  se  sont  entendus  pour  fondre  ce  bronze-là  I 

VAUTRIN, 

C'est  possible. 

RAOUL, 

Je  vais  tout  te  dire. 

VAUTRIN. 

Eh  bien,  mon  enfant,  asseyons-nous. 

RAOUL. 

Tu  as  été  cause  de  mon  opprobre  et  de  mon  désespoir. 

VAUTRIN. 

Où?  quand?  Sang  d'un  homme!  qui  t'a  blessé?  qui  t'a  manqué? 
Dis  le  lieu,  nomme  les  gens...  la  colère  de  Vautrin  passera  par  là! 

RAOUL. 

Tu  ne  peux  rien. 

VAUTRIN. 

Enfant,  il  y  a  deux  espèces  d'hommes  qui  peuvent  tout, 

RAOUL, 

Et  qui  sont  ? 

VAUTRIxN. 

Les  rois,  qui  sont  ou  doivent  être  au-dessus  des  lois;  et.,,  tu  vas 
te  fâcher...  les  criminels,  qui  sont  au-Jessous. 

r.AOUL, 

Et,  comme  tu  n'es  pas  roi... 

VAUTRIN. 

Eh  bien,  je  règne  en  dessous.  ^ 

RAf  DL. 

Quel  affreuse  plaisanterie  me  fais-tu  là,  Vautrin? 


70  THÉÂTRE. 

VAUTRIN. 

N*as-tu  pas  dit  que  le  diable  et  Dieu  s'étaient  cotisés  pour  me 
fondre  ? 

RAOUL. 

Ah!  monsieur,  vous  me  glacez. 

VAUTRIN. 

Rassieds-toi  î  Du  calme,  mon  enfant.  Tu  ne  dois  t' étonner  de 
rien,  sous  peine  d'être  un  homme  ordinaire. 

RAOUL. 

Suis-je  entre  les  mains  d'un  démon  ou  d'un  ange?  Tu  m'instruis 
sans  déflorer  les  nobles  instincts  que  je  sens  en  moi;  tu  m'éclaires 
sans  m' éblouir;  tu  me  donnes  l'expérience  des  vieillards,  et  tu  ne 
m'ôtes  aucune  des  grâces  de  la  jeunesse  ;  mais  tu  n'as  pas  impu- 
nément aiguisé  mon  esprit,  étendu  ma  vue,  éveillé  ma  perspi- 
cacité. Dis-moi  d'où  vient  ta  fortune?  a-t-elle  des  sources  hono- 
rables? pourquoi  me  défends-tu  d'avouer  les  malheurs  de  mon 
enfance?  pourquoi  m'avoir  imposé  le  nom  du  village  où  tu  m'as 
trouvé  ?  pourquoi  m'empêcher  de  chercher  mon  père  ou  ma  mère  ? 
Enfin,  pourquoi  me  courber  sous  des  mensonges?  On  s'intéresse  à 
l'orphelin,  mais  on  repousse  l'imposteur!  Je  mène  un  train  qui  me 
fait  l'égal  d'un  fils  de  duc  et  pair,  tu  me  donnes  une  grande  édu- 
cation et  pas  d'état,  tu  me  lances  dans  l'empyrée  du  monde,  et 
l'on  m'y  crache  au  visage  qu'il  n'y  a  plus  de  Frescas.  On  m'y 
demande  une  famille,  et  tu  me  défends  toute  réponse.  Je  suis  à  la 
fois  un  grand  seigneur  et  un  paria,  je  dois  dévorer  des  affronts 
qui  me  poussent  à  déchirer  vivants  des  marquis  et  des  ducs  :  j'ai 
la  rage  dans  l'âme,  je  veux  avoir  vingt  duels,  et  je  périrai!  Veux-tu 
qu'on  m'insulte  encore?  Plus  de  secrets  pour  moi  :  Prométhée 
infernal,  achève  ton  œuvre,  ou  brise-la. 

VAUTRIN. 

Eh!  qui  resterait  froid  devant  la  générosité  de  cette  belle  jeu- 
nesse? Gomme  son  courage  s'allume!  Allez,  tous  les  sentiments, 
au  grand  galop!  —  Oh!  tu  es  l'enfant  d'une  noble  race.  Eh  bien, 
Raoul,  voilà  ce  que  j'appelle  des  raisons. 

RAOUL. 

khi 


VAUTRIN.  74 

VAUTRIN. 

Tu  me  demandes  des  comptes  de  tutelle?  les  voici. 

RAOUL. 

Mais  en  ai-je  le  droit?  sans  toi,  vivrais-jc? 

VAUTRIN. 

Tais-toi.  Tu  n'avais  rien,  je  t'ai  fait  riche.  Tu  ne  savais  rien,  je 
t'ai  donné  une  belle  éducation.  Oh  !  je  ne  suis  pas  encore  quitte 
envers  toi.  Un  père...  tous  les  pères  donnent  la  vie  à  leurs  enfants; 
moi,  je  te  dois  le  bonheur...  Mais  est-ce  bien  là  le  motif  de  ta 
mélancolie?  n'y  a-t-il  pas  là...  dans  ce  coffret...  (u  montre  un  coffret.) 
certain  portrait  et  certaines  lettres  cachées,  et  que  nous  lisons  avec 
des...  Ah!... 

RAOUL. 

Vous  avez... 

VAUTRIN. 

Oui,  j'ai...  Tu  es  donc  touché  à  fond? 

RAOUL. 

A  fond. 

VAUTRIN. 

Imbécile  1  L'amour  vit  de  tromperie,  et  l'amitié  de  confiance.  — 
Enfin,  sois  heureux  à  ta  manière. 

RAOUL. 

Eh!  le  puis-je?  Je  me  ferai  soldat,  et...  partout  où  grondera  le 
canon,  je  saurai  conquérir  un  nom  glorieux,  ou  mourir. 

VAUTRIN. 

Hein  !...  de  quoi?  qu'est-ce  que  cet  enfantillage? 

RAOUL. 

Tu  t'es  fait  trop  vieux  pour  pouvoir  comprendre,  et  ce  n'est  pas 
la  peine  de  te  le  dire. 

VAUTRIN. 

Je  te  le  dirai  donc.  Tu  aimes  Inès  de  Christoval,  de  son  chef 
princesse  d'Arjos,  fille  d'un  duc  banni  par  le  roi  Ferdinand,  une 
Andalouse  qui  t'aime  et  qui  me  plaît,  non  comme  femme,  mais 
comme  un  adorable  coffre-fort  qui  a  les  plus  beaux  yeux  du  monde, 
une  dot  bien  tournée,  la  plus  délicieuse  caisse,  svelte,  élégante 
comme  une  corvette  noire  à  voiles  blanches,  apportant  les  galions 
d'Amérique  si  impatiemment  attendus  et  versant  toutes  les  joies 


72  THÉÂTRE. 

de  la  vie,  absolument  comme  la  Fortune  peinte  au-dessus  des 
bureaux  de  loterie  :  je  t'approuve;  tu  as  tort  de  l'aimer,  l'amour 
te  fera  faire  mille  sottises...  mais  je  suis  là. 

RAOUL. 

Ne  me  la  flétris  pas  de  tes  horribles  sarcasmes. 

VAUTRIN. 

Allons,  on  mettra  une  sourdine  à  son  esprit,  et  un  crêpe  à  son 
chapeau. 

RACUL. 

Oui,  car  il  est  impossible  à  Tenfant  jeté  dans  le  ménage  d'an 
pêcheur  d'Alghero  de  devenir  prince  d'Arjos,  et  perdre  Inès,  c'est 
mourir  de  douleur. 

VAUTRIN. 

Douze  cent  mille  livres  de  rente,  le  titre  de  prince,  des  gran- 
dessss  et  des  économies,  mon  vieux,  il  ne  faut  pas  voir  cela  trop 
en  noir. 

RAOUL. 

Si  tu  m'aimas,  pourquoi  des  plaisanteries  quand  je  suis  au 
désespoir  ? 

VAUTRIN. 

Et  d'où  vient  donc  ton  désespoir? 

RAOUL. 

Le  duc  et  le  marquis  m'ont  tout  à  l'heure  insulté  chez  eux, 
devant  elle,  et  j'ai  vu  s'éteindre  toutes  mes  espérances...  On  m'a 
fermé  la  porte  de*  l'hôtel  de  Ghristoval.  J'ignore  encore  pourquoi 
la  duchesse  de  Montsorel  m'a  fait  venir.  Depuis  deux  jours,  elle  me 
témoigne  un  intérêt  que  je  ne  puis  m'expliquer. 

VAUTRIN. 

Et  qu'allais-tu  donc  faire  chez  ton  rival  ? 

RAOUL. 

Mais  tu  sais  donc  tout  ? 

VAUTRIN. 

Et  bien  d'autres  choses!  Enfin,  tu  veux  Inès  de  Ghristoval?  tu 
peux  te  passer  cette  fantaisie. 

RAOUL. 

Si  tu  te  jouais  de  moi  1 


VAUTRIN.  73 

VAUTRIN. 

Raoul,  on  fa  fermé  la  porte  de  l'hôtel  de  Christoval...  tu  seras 
demain  le  prétendu  de  la  princesse  d'Arjos,  et  les  Montsorel  seront 
renvoyés,  tout  Montsorel  qu'ils  sont. 

RAOUL. 

Ma  douleur  vo;  s  rend  fou. 

VAUTRIN. 

Qui  fa  jama  s  autorisé  à  douter  de  ma  parole?  qui  t'a  donné  un 
cheval  arabe,  pour  faire  enrager  tous  les  dandys  exotiques  ou 
indigènes  du  bo!s  de  Boulogne?  qui  paye  tes  dettes  de  jeu?  qui 
veille  à  tes  plaisirs?  qui  t'a  donné  des  bottes,  à  toi  qui  n'avais  pas 
de  soulie.s? 

BAOUL. 

Toi,  mon  ami,  mon  père,  ma  famille  I 

VAUTRIN. 

Bien,  bien,  merci  !  Oh  !  tu  me  récompenses  de  tous  mes  sacri- 
fices. Mais,  hélas!  une  fois  riche,  une  fois  grand  d'Espagne,  une 
fois  que  tu  feras  partie  de  ce  monde,  tu  m'oublieras  :  en  chan- 
geant d'air,  on  change  d'idées;  tu  me  mépriseras,  et...  tu  auras 
raison. 

RAOUL. 

Est-ce  un  génie  sorti  des  Mille  et  une  Nuits?  Je  me  demande  si 
j'existe.  Mais,  mon  ami,  mon  protecteur,  il  me  faut  une  famille. 

VAUTRIN. 

Eh  !  on  te  la  fabrique  en  ce  moment,  ta  famille  !  Le  Louvre  ne 
contiendrait  pas  les  portraits  de  tes  aieux,  ils  encombrent  les  quais. 

RAOUL. 

Tu  rallumes  toutes  mes  espérances. 

VAUTRIN. 

Tu  veux  Inès? 

RAOUL. 

Par  tous  les  moyens  possibles. 

VAUTRIN. 

Tu  ne  recules  devant  rien?  la  magie  et  l'enfer  ne  t'effrayent  pas? 

RAOUL. 

Va  pour  l'enfer,  s'il  me  donne  le  paradis. 


74  THÉÂTRE. 

VAUTRIN. 

L'enfer  I  c'est  le  monde  des  bagnes  et  des  forçats  décorés  par  la 
justice  et  par  la  gendarmerie  de  marques  et  de  menottes,  conduits 
où  ils  vont  par  la  misère,  et  qui  ne  peuvent  jamais  en  sortir.  Le 
paradis,  c'est  un  bel  hôtel,  de  riches  voitures,  des  femmes  déli- 
cieuses, des  honneurs.  Dans  ce  monde,  il  y  a  deux  mondes;  je  te 
jette  dans  le  plus  beau,  je  reste  dans  le  plus  laid;  et,  si  tu  ne  m'ou- 
blies pas,  je  te  tiens  quitte. 

RAOUL. 

Vous  me  donnez  le  frisson,  et  vous  venez  de  faire  passer  devant 
moi  le  délire. 

VAUTRIN,    lui  frappant  sur  l'épaule. 

Tu  es  un  enfant!  (a  part.)  Ne  lui  en  ai-je  pas  trop  dit?  (n  sonne.) 

RAOUL,    à  part. 

Par  moments,  ma  nature  se  révolte  contre  tous  ses  bienfaits  ! 
Quand  il  met  la  main  sur  mon  épaule,  j'ai  la  sensation  d'un  fer 
chaud;  et  cependant,  il  ne  m'a  jamais  fait  que  du  bien  !  il  me  cache 
les  moyens,  et  les  résultats  sont  tous  pour  moi, 

VAUTRIN. 

Que  dis-tu  là? 

RAOUL. 

Je  dis  que  je  n'accepte  rien,  si  mon  honneur... 

VAUTRIN. 

On  en  aura  soin,  de  ton  honneur!  N'est-ce  pas  moi  qui  l'ai  dé- 
veloppé? A-t-il  jamais  été  compromis? 

RAOUL. 


Tu  m'expliqueras. 

Rien. 

Rien? 


VAUTR] 


RAOUL. 


VAUTRIN. 

N'as-tu  pas  dit  «  par  tous  les  moyens  possibles  »?...  Inès  une  fois 
à  toi,  qu'importe  ce  que  j'aurai  fait  ou  ce  que  je  suis?  Tu  emmè- 
neras Inès,  tu  voyageras.  La  famille  de  Ghristoval  protégera  le 
prince  d'Arjos.  (a  Laf ouraiiie.  )  Frappez  des  bouteilles  de  vin  de  Cham- 
pagne, votre  maître  se  marie,  il  va  dire  adieu  à  la  vie  de  garçon, 


VAUTRIN.  75 

ses  amis  sont  invités,  allez  chercher  ses  maîtresses,  s'il  lui  en 
reste!  Il  y  a  noce  pour  tout  le  monde.  Branle-bas  général,  et  la 
grande  tenue. 

RAOUL. 

Son  intrépidité  m'épouvante;  mais  il  a  toujours  raison. 

VAUTRIN. 

A  table  I 

TOUS. 

A  table  ! 

VAUTRIN. 

N'aie  pas  le  bonheur  triste,  viens  rire  une  dernière  fois  dans 
toute  ta  liberté;  je  ne  te  ferai  servir  que  des  vins  d'Espagne,  c'est 
gentil. 


ACTE    QUATRIEME 


La  scène  est  à  l'hôtel  de  Cliristoval. 


SCENE    PREMIERE 

LA    DUCHESSE    DE  CHRISTOVAL,    INÈS. 


NES. 


Si  la  naissance  de  M.  de  Frescas  est  obscure,  je  saurai,  ma  mère, 
renoncer  à  lui  ;  mais,  de  votre  côté,  soyez  assez  bonne  pour  ne 
plus  insister  sur  mon  mariage  avec  le  marquis  de  Montsorel. 


LA    DUCHESSE    DE     CHRISTOVAL. 


Si  je  repousse  cette  alliance  insensée,  je  ne  souffrirai  pas  non 
plus  que  vous  soyez  sacrifiée  à  l'ambition  d'une  famille. 


INES. 


Insensée?  qui  le  sait?  Vous  le  croyez  un  aventurier,  je  le  crois 
gentilhomme,  et  nous  n'avons  aucune  preuve  à  nous  opposer. 


LA     DUCHESSE     DE     CHRISTOVAL. 


Les  preuves  ne  se  feront  pas  attendre.  Les  Montsorel  sont  trop 
intéressés  à  dévoiler  sa  honte. 


INES. 


Et  lui  m'aime  trop  pour  tarder  à  vous  prouver  qu'il  est  digne 
de  nous.  Sa  conduite,  hier,  n'a-t-elle  pas  été  d'une  noblesse  par- 
faite? 


LA     DUCHESSE     DE     CHRISTOVAL. 


Mais,  chère  folié,  ton  bonheur  n'est-il  pas  le  mien?  Que  Raoul 
satisfasse  le  monde,  et  je  suis  prête  à  lutter  pour  vous  contre  les 
Montsorel  à  la  cour  d'Espagne. 


VAUTRIN.  77 

I N  È  S. 

Ah!  ma  mère,  vous  l'aimez  donc  aussi? 

LA     DUCHESSE     DE     CHRISTOVAL. 

Ne  Tas-tu  pas  choisi? 

SCÈNE  II 

Les    Mêmes,    un  Valet,  puis  VAUTRIN. 

Le  valet  apporte  à  la  duchesse  une  carte  enveloppée    et  cachetée. 
LA     duchesse     de     CHRISTOVAL,     à  Inès. 

«  Le  général  Crustamente,  envoyé  secret  de  Sa  Majesté  don  Au- 
gustin I",  empereur  du  Mexique.  »  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire? 

INÈS. 

Du  Mexique!  il  nous  apporf,e  sans  doute  des  nouvelles  de  mon 
père! 

LA  duchesse  de  CHRISTOVAL,  au  valet. 
Faites  entrer.  (Vautrln  paraît,  habilIé  en  général  mexicain;  sa  taiUe  a 
quatre  pouces  de  plus,  son  chapeau  est  fourni  de  plumes  blanches,  son  habit  est 
bleu  de  ciel  avec  les  riches  broderies  des  généraux  mexicains  :  pantalon  blanc, 
écharpe  aurore,  les  cheveux  traînants  et  frisés  comme  ceux  de  Murât;  il  a  un 
grand  sabre,  il  a  le  teint  cuivré,  il  grasseyé  comme  les  Espagnols  du  Mexique, 
«on  parler  ressemble  au  provençal,  plus  l'accent  guttural  des  Maures.) 

VAUTRIN. 

Est-ce  bien  à  madame  la  duchesse  de  Ghristoval  que  j'ai  l'hon- 
neur de  parler  ? 

LA     duchesse     de     GHRISTOVAL. 

Oui,  monsieur. 

VAUTRIN. 

Et  mademoiselle? 

LA     duchesse     de    CHRISTOVAL. 

Ma  fille,  monsieur. 

VAUTRIN. 

Mademoiselle  est  la  senora  Inès,^de  son  chef  princesse  d'Arjos. 
En  vous  voyant,  l'idolâtrie  de  M.  de  Ghristoval  pour  sa  fille  se 
comprend  parfaitement.  Mesdames,  avant  tout,  je  demande  une 


78  théâtre: 

discrétion  absolue  :  ma  mission  est  déjà  difficile,  et,  si  l'on  soup- 
çonnait qu'il  pût  exister  des  relations  entre  vous  et  moi,  nous  se- 
rions tous  compromis. 

LA     DUCHESSE     DE     CHRISTOVAL. 

Je  vous  promets  le  secret  et  sur  votre  nom  et  sur  votre  visite. 

INÈS. 

Général,  il  s'agit  de  mon  père,  vous  me  permettez  de  rester? 

VAUTRIN. 

Vous  êtes  nobles  et  Espagnoles,  je  compte  sur  votre  parole. 

LA    DUCHESSE     DE    CHRISTOVAL. 

Je  vais  recommander  à  mes  gens  de  se  taire. 

VAUTRIN. 

Pas  un  mot;  réclamer  leur  silence,  c'est  souvent  provoquer  leur 
indiscrétion.  Je  réponds  des  miens.  J'avais  pris  l'engagement  de 
vous  donner  à  mon  arrivée  des  nouvelles  de  M.  de  Ghristoval,  et 
voici  ma  première  visite. 

LA     DUCHESSE    DE     CHRISTOVAL. 

Parlez-nous  promptement  de  mon  mari,  général?  Où  se  trouve- 
t-il? 

VAUTRIN. 

Le  Mexique,  madame,  est  devenu  ce  qu'il  devait  être  tôt  ou  tard, 
un  État  indépendant  de  l'Espagne.  Au  moment  où  je  parle,  il  n'y  a 
plus  un  seul  Espagnol,  il  ne  s'y  trouve  plus  que  des  Mexicains. 

LA     DUCHESSE    DE     CHRISTOVAL. 

En  ce  moment? 

VAUTRIN. 

Tout  se  fait  en  un  moment  pour  qui  ne  voit  pas  les  causes.  Que 
voulez-vous  !  Le  Mexique  éprouvait  le  besoin  de  son  indépendance, 
il  s'est  donné  un  empereur!  Gela  peut  surprendre  encore,  rien 
cependant  de  plus  naturel  :  partout  les  principes  peuvent  attendre, 
partout  les  hommes  sont  pressés. 

LA     DUCHESSE     DE     CHRISTOVAL. 

Qu' est-il  donc  arrivé  à  M.  de  Ghristoval? 

VAUTRIN. 

Rassurez-vous,  madame,  il  n'est  pas  empereur.  M.  le  duc  a  failli, 
par  une  résistance  désespérée,  maintenir  le  royaume  sous  l'obéis- 
sance de  Ferdinand  VII. 


VAUTRIN.  79 

LA    DUCHESSE     DE    CHRISTOVAL. 

Mais,  monsieur,  mon  mari  n'est  pas  militaire. 

VAUTRIN. 

Non,  sans  doute;  mais  c'est  un  habile  courtisan,  et  c'était  bien 
joué.  En  cas  de  succès,  il  rentrait  en  grâce.  Ferdinand  ne  pouvait 
se  dispenser  de  le  nommer  vice-roi. 

LA     DUCHESSE    DE     CHRISTOVAL. 

Dans  quel  siècle  étrange  vivons-nous! 

VAUTRIN. 

Les  révolutions  se  succèdent  et  ne  se  ressemblent  pas.  Partout, 
on  imite  la  France.  Mais,  je  vous  en  supplie,  ne  parlons  pas  poli- 
tique, c'est  un  terrain  brûlant. 

INÈS. 

Mon  père,  général,  avait-il  reçu  nos  lettres? 

VAUTRIN. 

Dans  une  pareille  bagarre,  les  lettres  peuvent  bien  se  perdre, 
quand  les  couronnes  ne  se  retrouvent  pas. 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Et  qu*est  devenu  M.  de  Ghristoval? 

VAUTRIN. 

Le  vieil  Amoagos,  qui  là-bas  exerce  une  énorme  influence,  a 
sauvé  votre  mari,  au  moment  où  j'allais  le  faire  fusiller... 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL    et   INÈS. 

Ah! 

VAUTRIN 

C'est  ainsi  que  nous  nous  sommes  connus. 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Vous,  général? 

INÈS. 

Mon  père,  monsieur  î 

VAUTRIN. 

Eh!  mesdames,  j'étais  ou  pendu  par  lui  comme  un  rebelle,  ou 
l'un  des  héros  d'une  nation  délivrée,  et  me  voici!  En  arrivant  à 
l'improviste  à  la  tête  des  ouvriers  de  ses  mines,  Amoagos  décidait  la 
question.  Le  salut  de  son  ami  le  duc  de  Ghristoval  a  été  le  prix  de 
son  concours.  Entre  nous,  l'empereur  Iturbide,  mon  maître,  n'est 


80  THÉÂTRE. 

qu'un  nom  :  l'avenir  du  Mexique  est  tout  entier  dans  le  parti  du 
vieil  Amoagos. 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Quel  est  donc,  monsieur,  cet  Amoagos  qui,  selon  vous,  est  l'ar- 
bitre des  destinées  du  Mexique? 

VAUTRIN. 

Vous  ne  le  connaissez  pas  ici?  Vraiment  non?  Je  ne  sais  pas  ce 
qui  pourra  souder  l'ancien  monde  au  nouveau?  Oh!  ce  sera  la 
vapeur.  Exploitez  donc  des  mines  d'or!  soyez  don  Inigo  Juan  Va- 
raco  Cardaval  de  los  Amoagos  las  Frescas  y  PeraU...  Mais,  dans  la 
kirielle  de  nos  noms  espagnols,  vous  le  savez,  nous  n'en  disons 
jamais  qu'un.  Je  m'appelle  simplement  Grustamente.  Enfin,  soyez 
le  futur  président  de  la  république  mexicaine,  et  la  France  vous 
ignore.  Mesdames,  le  vieil  Amoagos  a  reçu  là-bas  M.  de  Ghristoval 
comme  un  vieux  gentilhomme  d'Aragon,  qu'il  est,  devait  accueillir 
un  grand  d'Espagne  banni  pour  avoir  été  séduit  par  le  beau  nom 
de  Napoléon. 

INf-S. 

N'avez  vous  pas  dit  Frescas  dans  les  noms? 

VAUTRIN. 

Oui,  Frescas  est  le  nom  de  la  seconde  mine  exploitée  par  don 
Cardaval;  mais  vous  allez  connaître  toutes  les  obligations  de  M.  le 
duc  envers  son  hôte  par  les  lettres  que  je  vous  apporte.  Elles  sont 
dans  mon  portefeuille.  J'ai  besoin  de  mon  portefeuille,  (a  part.) 
Elles  ont  assez  bien  mordu  à  mon  vieil  Amoagos.  (Haut.)  Permet- 
tez-moi de  demander  un  de  mes  gens?  (La  duchesse  fait  signe  à  inès 
de  sonner.  A  la  duchesse.)  Accordcz-moi,  madame,  un  moment  d'entre- 
tien, (a  un  valet.)  Dites  à  mon  nègre...  Mais  non,  il  ne  comprend 
que  son  affreux  patois,  faites-lui  signe  de  venir. 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Mon  enfant,  vous  me  laisserez  seule  un  moment.  (Lafouraiiie  paraît.) 

VAUTRIN,   à  Lafouraille. 

Jiji  roro  fleuri. 

LAFOURAILLE. 

Joro. 

INÈS,    à  Vautrin. 

La  confiance  de  mon  père  sufîirait  à  vous  mériter  un  bon  accueil  ; 


VAUTRIN.  8f 

mais,  général,  votre  empressement  à  dissiper  nos  inquiétudes  vous 
vaut  ma  reconnaissance. 

VAUTRIN. 

De  la  re...  connais...  sance!  Ah!  senora,  si  nous  comptions,  je 
me  croirais  le  débiteur  de  votre  illustre  père,  après  avoir  eu  le 
bonheur  de  vous  voir. 

LAFOURAILLE. 

lo. 

VAUTRIN. 

Caracas,  y  mouli  joro,  fistas,  ip  souri. 

LAFOURAILLE. 

Souri  joro. 

VAUTRIN,    aux  dames- 

Mesdames,  voici  vos  lettres,  (a  part,  à  Lafouraiiie.)  Circule  de 
Tantichambre  à  la  cour,  bouche  close,  Toreille  ouverte,  les  mains 
au  repos,  l'œil  au  guet,  et  du  nez. 

LAFOURAILLE. 

ïa,  meinherr. 

VAUTRIN,    en  colère. 

Souri  joro,  fistas! 

LAFOURAILLE. 

Joro.  (Bas.)  Voici  les  papiers  de  Langeac. 

VAUTRIN. 

Je  ne  suis  pas  pour  l'émancipation  des  nègres  :  quand  il  n'y  en 
aura  plus,  nous  serons  forcés  d'en  faire  avec  les  blancs. 

INÈS ,    à   sa  mère. 

Permettez-moi,  ma  mère,  d'aller  lire  la  lettre  de  mon  père. 

<A  Vautrin.)  Général...    (Elle  salue.) 

VAUTRIN. 

Elle  est  charmante,  puisse-t-elle  être  heureuse!  (inès  sort,  sa  mère 

la  ccnduit  en  faisant  quelques  pais  avec  elle.) 

xviii.  6 


82  THÉÂTRE. 

SCÈNE  III 
Lk   DUCHESSE  DE  CHRISTOVAL,  VAUTRIN. 

VAUTRIN,    à   part. 

Si  le  Mexique  se  vo^^ait  représenter  comme  ça,  il  serait  capable 
de  me  condamner  aux  ambassades  à  perpétuité.  (Haut.)  Oh!  excu- 
sez-moi, madame,  j'ai  tant  de  sujets  de  réflexions  ! 

LA    DUCHESSE. 

Si  les  préoccupations  sont  permises,  n'est-ce  pas  à  vous  autres 
diplomates  ? 

VAUTRIN. 

Aux  diplomates  par  état,  oui;  mais  je  compte  rester  militaire  et 
franc.  Je  veux  réussir  par  la  franchise.  Nous  voilà  seuls,  causons» 
car  j'ai  plus  d'une  mission  délicate. 

LA    DUCHESSE. 

Auriez-vous  des  nouvelles  que  ma  fille  ne  devrait  pas  entendre? 

VAUTRIN. 

Peut-être.  Allons  droit  au  fait  :  la  senora  est  jeune  et  belle,  elle 
est  riche  et  noble;  elle  peut  avoir  quatre  fois  plus  de  prétendants 
que  toute  autre.  On  se  dispute  sa  main.  Eh  bien,  son  père  me 
charge  de  savoir  si  elle  a  plus  particulièrement  remarqué  quelqu'un. 

LA    DUCHESSE. 

Avec  un  homme  franc,  général,  je  serai  franche.  L'étrangeté  de 
votre  demande  ne  me  permet  pas  d*y  répondre. 

VAUTRIN. 

Ah  !  prenez  garde,  madame!  Pour  ne  jamais  nous  tromper,  nous 
autres  diplomates,  nous  interprétons  toujours  le  silence  en  mau- 
vaise part. 

LA    DUCHESSE. 

Monsieur,  vous  oubliez  qu'il  s'agit  d'Inès  de  Ghristoval. 

VAUTRIN. 

Elle  n'aime  personne?  Eh  bien,  elle  pourra  donc  obéir  aux  vœux 
de  son  père. 

LA   DUCHESSE. 

Comment!  M.  de  Christoval  aurait  disposé  de  sa  fille? 


VAUTRIN.  83 

VAUTRIN. 

Vous  le  voyez,  votre  inquiétude  vous  trahit!  Elle  a  donc  fait  un 
choix?  Eh  bien,  maintenant,  je  tremble  autant  de  vous  interroger 
que  vous  de  répondre.  Ah!  si  le  jeune  homme  aimé  par  votre  fille 
était  un  étranger,  riche,  en  apparence  sans  famille,  et  qui  cachât 
son  pays... 

LA   DUCHESSE. 

Ce  nom  de  Frescas,  dit  par  vous,  est  celui  que  prend  un  jeune 
homme  qui  recherche  -Inès. 

VAUTRIN. 

Se  nommerait-il  aussi  Raoul? 

LA    DUCHESSE. 

Oui,  Raoul  de  Frescas. 

VAUTRIN. 

Un  jeune  homme  fin,  spirituel,  élégant,  vingt-trois  ans 

LA    DUCHESSE. 

Doué  de  ces  manières  qui  ne  s'acquièrent  pas. 

VAUTRIN. 

Romanesque  au  point  d'avoir  eu  l'ambition  d'être  aimé  pour  lui- 
même,  en  dépit  d'une  immense  fortune  ;  il  a  voulu  la  passion  dans 
le  mariage,  une  folie!  Le  jeune  Amoagos,  car  c'est  lui,  madame... 

LA    DUCHESSE. 

Mais  ce  nom  de  Raoul  n'est  pas... 

VAUTRIN. 

Mexicain,  vous  avez  raison.  Il  lui  a  été  donné  par  sa  mère,  une 
Française,  une  émigrée,  une  demoiselle  de  Granville,  venue  de 
Saint-Domingue.  L'imprudent  est-il  aimé  ? 

LA    DUCHESSE. 

Préféré  à  tous  ! 

VAUTRIN. 

Mais  ouvrez  cette  lettre,  lisez-la,  madame;  et  vous  verrez  que 
j'ai  pleins  pouvoirs  des  seigneurs  Amoagoj  et  Ghristoval  pour  con- 
clure ce  mariage. 

LA    DUCHESSE. 

Oh!  laissez-moi,  monsieur,  rappeler  Inès.  (EUe  sort.) 


8^  THÉÂTRE. 

SCÈNE    IV 

VAUTRIN,  seul. 

Le  majordome  est  à  moi;  les  véritables  lettres,  s'il  en  vient,  me 
seront  remises.  Raoul  est  trop  fier  pour  revenir  ici;  d'ailleurs,  il 
m'a  promis  d'attendre.  Me  voilà  maître  du  terrain;  Baoul,  une 
fois  prince,  ne  manquera  pas  d'aïeux  :  le.  Mexique  et  moi,  nous 
sommes  là. 

SCÈNE   V 

VAUTRIN,  LA  DUCHESSE  DE  GHRISTOVAL,   INÈS. 

LA    DUCHESSE,    à  sa  ûlle. 

Mon  enfant,  vous  avez  des  remercîments  à  faire  au  général. 

(Elle  lit  sa  lettre  pendant  une  partie  de  la  scène.) 

INÈS. 

Des  remercîments,  monsieur?  Et  mon  père  me  dit  que,  dans  le 
nombre  de  vos  missions,  vous  avez  celle  de  me  marier  avec  un 
seigneur  Amoagos,  sans  tenir  compte  de  mes  inclinations! 

VAUTRIN. 

Rassurez-vous,  mademoiselle,  il  se  nomme  ici  Raoul  de  Frescas. 

INÈS. 

Raoul  de  Frescas,  lui!  Mais,  alors,  pourquoi  son  silence  obstiné? 

VAUTRIN. 

Faut-il  que  le  vieux  soldat  vous  explique  le  cœur  du  jeune 
homme?  Il  voulait  de  l'amour,  et  non  de  l'obéissance;  il  voulait... 

INÈS. 

Ah!  général,  je  le  punirai  de  sa  modestie  et  de  sa  défiance. 
Hier,  il  aimait  mieux  dévorer  une  offense  que  de  révéler  le  nom 
de  son  père. 

VAUTRIN. 

Mais,  mademoiselle,  il  ignore  encore  si  le  nom  de  son  père  est 
celui  d'un  coupable  de  haute  trahison  ou  celui  d'un  libérateur  de 
TAmérique. 


VAUTRIN.  85 

INÈS. 

Ah!  ma  mère,  entendez-vous? 

VAUTRIN,    à  part. 

Comme  elle  l'aime!  Pauvre  fille,  ça  ne  demande  qu'à  être  abusé. 

LA    DUCHESSE. 

La  lettre  de  mon  mari  vous  donne,  en  effet,  général,  de  pleins 
pouvoirs. 

VAUTRIN. 

J'ai  les  actes  authentiques  et  les  papiers  de  famille... 

UN    VALET,    entrant. 

Madame  la  duchesse  veut-elle  recevoir  M.  de  Frescas? 

VAUTRIN,    à  paît. 

Raoul  ici! 

LA    DUCHESSE,    au  valet. 

Faites  entrer. 

VAUTRIN 

Bon!  le  malade  vient  tuer  le  médecin. 

LA    DUCHESSE. 

Inès,  vous  pouvez  recevoir  seule  M.  de  Frescas,  il  est  agréé  par 

votre  père,  (inès  baise  la  main  de  sa  mère.) 

SCÈNE   VI 

Les  MÊMES,  RAOUL. 

Raoul  salue  les  deux  dames.  Vautrin  va  à  Ici. 
VAUTRIN,    à    Raoul. 

Don  Raoul  de  Gardaval. 

RAOUL. 

Vautrin  ! 

VAUTRIN. 

Non,  le  général  Crustamente. 

RAOUL. 

Crustamente? 

VAUTRIN. 

Bien.  Envoyé  du  Mexique.  Retiens  bien  le  nom  de  ton  père  % 


86  THÉxVTRE. 

Amoagos,  un  seigneur  d'Aragon,  un  ami  du  duc  de  Ghristoval.  Ta 
mère  est  morte;  j'apporte  les  titres,  les  papiers  de  famille  authen- 
tiques, reconnus.  Inès  est  à  toi. 

RAOUL. 

Et  vous  voulez  que  je  consente  à  de  pareilles  infamies?  Jamais! 

VAUTRIN,    aux   deux  femmes. 

Il  est  stupéfait  de  ce  que  je  lui  apprends,  il  ne  s'attendait  pas  à 
un  si  prompt  dénoûment. 

RAOUL. 

Si  la  vérité  me  tue,  tes  mensonges  me  déshonorent;  j'aime 
mieux  mourir. 

VAUTRIN 

Tu  voulais  Inès  par  tous  les  moyens  possibles,  et  tu  recules 
devant  un  innocent  stratagème? 

RAOLL,    exaspéré. 

Mesdames!... 

VAUTRIN. 

La  joie  le  transporte,  (a  Raoul.)  Parler,  c'est  perdre  Inès  et  me 
livrer  à  la  justice  ;;  tu  le  peux,  ma  vie  est  à  toi. 

RAOUL. 

0  Vautrin!  dans  quel  abîme  m'as-tu  plongé! 

VAUTRIN. 

Je  t'ai  fait  prince,  n'oublie  pas  que  tu  es  au  comble  du  bonheur. 
(A  part.)  Il  ira. 

SCÈNE    VII 

INES,    près  de  la  porte  où  elle  a  quitté  sa  mère;    RAOUL,    de  l'autre 
coté  du  théâtre. 

RAOUL,    à  part. 

L'honneur  veut  que  je  parle,  la  reconnaissance  veut  que  je  me 
taise;  eh  bien,  j'accepte  mon  rôle  d'homme  heureux,  jusqu'à  ce 
qu'il  ne  soit  plus  en  péril;  mais  j'écrirai  ce  soir,  et  Inès  saura  qui 
je  suis.  Vautrin,  un  pareil  sacrifice  m'acquitte  bien  envers  toi  : 
nos  liens  sont  rompus.  J'irai  chercher  je  ne  sais  où  la  mort  du 
soldat. 


VAUTRIN.  87 

INÈS,    s'approchant  après  avoir  examiné. 

Mon  père  et  le  vôtre  sont  amis;  ils  consentent  à  notre  mariage, 
nous  nous  aimons  comme  s'ils  s'y  opposaient,  et  vous  voilà  rêveur, 
presque  triste  ! 

RAOUL. 

Vous  avez  votre  raison,  et,  moi,  je  n'ai  plus  la  mienne.  Au  mo- 
ment où  vous  ne  voyez  plus  d'obstacle,  il  peut  en  surgir  d'insur- 
montables. 

INÈS. 

Raoul,  quelles  inquiétudes  jetez-vous  dans  notre  bonheur! 

RAOUL. 

Notre  bonheur!  (a  part.)  Il  m'est  impossible  de  feindre.  (Haut.) 
Au  nom  de  notre  amour,  je  vous  demande  de  croire  en  ma  loyauté. 

INÈS. 

Ma  confiance  en  vous  n'était-elle  pas  infinie?  Et  le  général  a 
tout  justifié,  jusqu'à  votre  silence  chez  les  Montsorel.  Aussi  vous 
pardonné-je  les  petits  chagrins  que  vous  étiez  obligé  de  me  causer. 

RAOUL,    à  part. 

Ah!  Vautrin!  je  me  livre  à  toi!  (Haut.)  Inès,  vous  ne  savez  pas 
quelle  est  la  puissance  de  vos  paroles  :  elles  m'ont  donné  la  force 
de  supporter  le  ravissement  que  vous  me  causez...  Eh  bien,  oui, 
soyons  heureux  I 

SCÈNE   VIII 

Les  Mêmes,   LE  MARQUIS  DE  MONTSOREL. 

LE    VALET,    annonçant. 

M.  le  marquis  de  Montsorel. 

RAOUL,    à  part. 

Ah!  ce  nom  me  rappelle  à  moi-même,  (a  inès.)  Quoi  qu'il  arrive, 
Inès,  attendez  pour  juger  ma  conduite  l'heure  où  je  vous  la  sou- 
mettrai moi-même,  et  pensez  que  j'obéis  en  ce  moment  à  une 
invincible  fatalité. 

INÈS.      • 

Raoul,  je  ne  vous  comprends  plus  ;  mais  je  me  fie  toujours  à 
vous. 


88  THÉÂTRE. 

LE    MARQUIS,    à  part. 

Encore  ce  petit  monsieur!  (ii  saïuo  inès.)  Je  vous  croyais  avec  votre 
mère,  mademoiselle,  et  j'étais  loin  de  penser  que  ma  visite  put 
être  importune.  Faites-moi  la  grâce  de  m'excuser... 

INÈS. 

Restez,  je  vous  prie  :  il  n'y  a  plus  d'étranger  ici,  M.  Raoul  est 
agréé  par  ma  famille. 

LE    MARQUIS. 

M.  Raoul  de  Frescas  veut-il  alors  recevoir  mes  compliments? 

RAOUL. 
Vos  compliments?  je  les  accepte  (n  lui  tend  la  main  et  le  marquis  la. 

lui  serre.)  d'aussi  bon  cœur  que  vous  me  les  offrez. 

LE    MARQUIS. 

Nous  nous  entendons. 

INÈS,     à   Raoul. 

Faites  en  sorte  qu'il  parte,  et  restez,  (au  marquis.)  Ma  mère  a 
besoin  de  moi  pour  quelques  instants,  j'espère  vous  la  ramener.. 

SCÈNE    IX 

LE  MARQUIS,  RAOUL,  puis  VAUTRIN. 

LE    MARQUIS. 

Acceptez-vous  une  rencontre  à  mort  et  sans  témoins? 

RAOUL. 

Sans  témoins,  monsieur? 

LE    MARQUIS. 

Ne  savez-vous  pas  qu'un  de  nous  est  de  trop  en  ce  monde  ? 

RAOUL. 

Votre  famille  est  puissante  :  en  cas  de  succès,  votre  proposition 
m'expose  à  sa  vengeance;  permettez-moi  de  ne  pas  échanger 
l'hôtel  de  Christoval  contre  une  prison.  (Vautrin  paraît.)  A  mort, 
soit,  mais  avec  des  témoins. 

LE     MARQUIS. 

Les  vôtres  n'arrêteront  poiat  le  combat? 


VAUTRIN.  80 

RAOUL. 

Nous  avons  chacun  une  garantie  dans  notre  haine. 

VAUTRIN,    à   part. 

Ah  çà!  mais  nous  trébucherons  donc  toujours  dans  le  succès! 
A  mort?  Cet  enfant  joue  sa  vie  comme  si  elle  lui  appartenait. 

LE     MARQUIS. 

Ëh  bien,  monsieur,  demain  à  huit  heures,  sur  la  terrasse  de 
Saint-Germain  ;  nous  irons  dans  la  forêt, 

VAUTRIN. 

Vous  n'irez  pas.  (a  Raoul.)  Un  duel?  la  partie  est-elle  égale? 
Monsieur  est-il  comme  vous  le  fils  unique  d'une  grande  maison? 
Votre  père,  don  Inigo  Juan  Varaco  de  los  Amoagos  de  Gardaval 
las  Frescas  y  Peral,  vous  le  permettrait-il,  don  Raoul? 

LE    MARQUIS. 

Je  consentais  à  me  battre  avec  un  inconnu,  mais  la  grande  mai- 
son de  monsieur  ne  gâte  rien  à  l'affaire. 

RAOUL,    au  marquis. 

Il  me  semble  que,  maintenant,  monsieur,  nous  pouvons  nous- 
traiter  avec  courtoisie  et  en  gens  qui  s'estiment  assez  l'un  l'autre 
pour  se  haïr  et  se  tuer. 

LE   MARQUIS,    regardant  Vautrin. 

Peut-on  savoir  le  nom  de  votre  mentor? 

VAUTRIN. 

A  qui  auraic-je  l'honneur  de  répondre? 

LE    MARQUIS. 

Au  marquis  de  Montsorel,  monsieur. 

VAUTRIN,    le  toisant. 

J'ai  le  droit  de  me  taire;  mais  je  vous  dirai  mon  nom,  une  seule 
fois,  bientôt,  et  vous  ne  le  répéterez  pas!  Je  serai  le  témoin  de  M.  de 
Frescas.  (a  part.)  Et  Buteux  sera  l'autre. 


90  THÉÂTRE. 


SCENE   X 

RAOUL,  VAUTRIN,  LE  MARQUIS, 

LA  DUCHESSE  DE  MONTSOREL;   puis  LA  DUCHESSE 

DE  CHRISTOVAL,   INÈS. 

UN   VALET,    annonçant. 

Madame  la  duchesse  de  MontsoreL 

VAUTRIN,    à   Raoul. 

Pas  d'enfantillage  :  de  l'aplomb  et  au  pas  !  je  suis  devant  l'ennemi. 

LE    MARQUIS. 

Ah  !  ma  mère,  venez-vous  assister  à  ma  défaite?  Tout  est  conclu. 
La  famille  de  Christoval  se  jouait  de  nous.  Monsieur  (ii  montre 
Vautrin.)  apporte  los  pouvoirs  des  deux  pères. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 
Raoul  a  une  famille?   (Madame  de  Christoval  et  sa  fiUe  entrent  et  saluent 

la  duchesse.  A  madame  de  Christoval.)  Madame,  mon  fils  vicut  de  m' ap- 
prendre l'événement  inattendu  qui  renverse  toutes  nos  espérances. 

LA    DUCHESSE     DE     CHRISTOVAL. 

L'intérêt  que  vous  paraissez  témoigner  à  M.  de  Frescas  s'est  donc 
affaibli  depuis  hier? 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL,    examinant  Vautrin. 

Et  c'est  grâce  à  monsieur  que  tous  les  doutes  ont  été  levés  ?  Qui 
est-il? 

LA    DUCHESSE    DE     CHRISTOVAL. 

Le  représentant  du  père  de  M.  de  Frescas,  don  Amoagos,  et  de 
M.  de  Christoval.  Il  nous  a  donné  les  nouvelles  que  nous  atten- 
dions, et  nous  a  remis  enfin  les  lettres  de  mon  mari. 

VAUTRIN,    à  part. 

Ah  çà!  vais-je  poser  longtemps  comme  ça? 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL,    à  Vautrin. 

Monsieur  connaît  sans  doute  depuis  longtemps  la  famille  de 
M.  de  Frescas? 

VAUTRIN. 

Elle  est  très-restreinte  :  un  père,  un  oncle...  (a  Raoul.)  Vous 
n'avez  même  pas  la  douloureuse  consolation  de  vous  rappeler 


VAUTRIN.  94 

votre  mère,  (a  la  duchesse.)  Elle  est  morte  au  Mexique  peu  de  temps 
après  son  mariage. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Monsieur  est  né  au  Mexique? 

VAUTRIN. 

En  plein  Mexique. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOKEL,    à   la  duchesse   de  Christoval. 

Ma  chère,  on  nous  trompe,  (a  Raoul.)  Monsieur,  vous  n'êtes  pas 
venu  du  Mexique,  votre  mère  n'est  pas  morte,  et  vous  avez  été  dès 
votre  enfance  abandonné,  n'est-ce  pas? 

RAOUL. 

Ma  mère  vivrait  ! 

VAUTRIN. 

Pardon,  madame,  j'arrive,  moi,  et,  si  vous  souhaitez  apprendre 
des  secrets,  je  me  fais  fort  de  vous  en  révéler  qui  vous  dispense- 
ront d'interroger  monsieur,  (a  RaouD  Pas  un  mot! 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

C'est  lui  !  Et  cet  homme   en  fait  l'enjeu  de  quelque  sinistre 

partie...    (EUe  va  au  marquis.)    MoU  fil  S... 

LE    MARQUIS. 

Vous  les  avez  troublés,  ma  mère,  et  nous  avons  sur  cet  homme 
(Il  montre  Vautrin.)  la  même  peusée  ;  mais  une  femme  a  seule  le  droit 
de  dire  tout  ce  qui  pourra  faire  découvrir  cette  horrible  imposture. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Horrible  !  oui.  Mais  laissez-nous. 

LE    MARQUIS. 

Mesdames,  malgré  tout  ce  qui  s'élève  contre  moi,  ne  m'en 
veuillez  pas  si  j'espère  encore,  (a  Vautrin.)  Entre  la  coupe  et  les 
lèvres,  il  y  a  souvent... 

VAUTRIN. 
La   mort  !    (Le  marquis  et  Raoul  se  saluent,  et  le  marquis  sort.) 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL,    à  madame   de  Christoval. 

Chère  duchesse,  je  vous  en  supplie,  renvoyez  Inès,  nous  ne  sau- 
rions nous  expliquer  en  sa  présence. 

LA   DUCHESSE   DE   CHRISTOVAL,    à  sa  fille,  en  lui  faisant  signe  de  sortir. 

Je  vous  rejoins  dans  un  moment.    • 

RAOUL,   à  Inès,  en  lui  baisant  la  main. 

C'est  peut-être  un  éternel  adieu!  (inès  sort.) 


92  THEATRE. 

SCÈNE    XI 

LA  DUCHESSE  DE  GHRISTOVAL,   LA  DUCHESSE 
DE  MONTSOREL,   RAOUL,   VAUTRIN. 

VAUTRIN,    à  la  duchesse  de  Christoval. 

Ne  soupçonnez-vous  donc  pas  quel  intérêt  amène  ici  madame  ? 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Depuis  liier,  je  n'ose  me  Tavouer. 

VAUTRIN. 

Moi,  j'ai  deviné  cet  amour  à  l'instant. 

RAOUL,    à  Vautrin. 

J'étouffe  dans  cette  atmosphère  de  mensonge. 

VAUTRIN,    à   Raoul 

Un  seul  moment  encore. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Madame,  je  sais  tout  ce  que  ma  conduite  a  d'étrange  en  cet 
instant,  et  je  n'essayerai  pas  de  la  justifier.  Il  est  des  devoirs 
sacrés  devant  lesquels  s'abaissent  toutes  les  convenances  et  même 
toutes  les  lois  du  monde.  Quel  est  le  caractère?  quels  sont  donc 
les  pouvoirs  de  monsieur? 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL,   à  qui  Vautrin  a  fait  un  signe. 

Il  m'est  interdit  de  vous  répondre. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Eh  bien,  je  vous  le  dirai!  monsieur  est  ou  le  complice  ou  la 
dupe  d'une  imposture  dont  nous  sommes  les  victimes,  en  dépit 
des  lettres,  en  dépit  des  actes  qu'il  vous  apporte  :  tout  ce  qui  donne 
à  Raoul  un  nom  et  une  famille  est  faux. 

RAOUL. 

Madame,  en  vérité,  je  ne  sais  de  quel  droit  vous  vous  jetez  ainsi 
dans  ma  vie  ? 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Madame,  vous  avez  sagement  agi  en  renvoyant  ma  fille  et  le 
marquis. 

VAUTRIN,    à  Raoul. 

De  quel  droit?  (a  madame  de  Montsorei.)  Mais  VOUS  ne  devez  pas 
l'avouer,  et  nous  le  devinons.  Je  conçois  trop  bien,  madame,  la 


VAUTRIN.  93 

douleur  que  vous  cause  ce  mariage  pour  m'offenser  de  vos  soup- 
çons sur  mon  caractère  et  de  vous  voir  contredire  des  actes  au- 
tlientiques,  que  madame  de  Ghristoval  et  moi  nous  sommes  tenus 
de  produire,  (a  part.)  Je  vais  l'asphyxier,  (n  la  prend  à  part.)  Avant 
d'être  Mexicain,  j'étais  Espagnol,  je  sais  la  cause  de  votre  haine 
contre  Albert  ;  et,  quant  à  l'intérêt  qui  vous  amène  ici,  nous  en 
causerons  bientôt  chez  votre  directeur. 

LJi    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Vous  sauriez...? 

VAUTRIN. 

Tout.  (A  part.)  Il  y  a  quelque  chose.  (Haut.)  Allez  voir  les  actes. 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Eh  bien,  ma  chère? 

LA    DUCHESSE    DE     MONTSOREL. 

Allons  retrouver  Inès.  Et,  je  vous  en  conjure,  examinons  bien  les 
pièces,  c'est  la  prière  d'une  mère  au  désespoir. 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Une  mère  au  désespoir! 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL,    regardant  Raoul  et  Vautrin. 

Comment  cet  homme  a-t-il  mon  secret  et  tient-il  mon  fils  ? 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Venez,  madame! 

SCÈNE   XII 

RAOUL,  VAUTRIN,  LAFOURAILLE. 

VAUTRIN. 

J'ai  cru  que  notre  étoile  pâlissait,  mais  elle  brille. 

RAOUL, 

Suis-je  assez  humilié  !  Je  n'avais  au  monde  que  mon  honneur, 
je  te  l'ai  livré.  Ta  puissance  est  infernale,  je  le  vois.  Mais,  à  comp- 
ter de  cette  heure,  je  m'y  soustrais,  tu  n'es  plus  en  danger,  adieu. 

LAFOURAILLE,    qui  est  entré  pendant  que  Raoul  parlait. 

Personne?  bon,  il  était  temps!  —  Ah!  monsieur,  Philosophe  est 
en  bas,  tout  est  perdu!  l'hôtel  est  envahi  par  la  police. 


94  THExVTRE. 

VAUTRIN. 

Un  autre  se  lasserait.  Voyons!  Personne  n'est  pris? 

LAFOURAILLE. 

Oh!  nous  avons  de  l'usage. 

VAUTRIN. 

Philosophe  est  en  bas,  mais  en  quoi? 

LAFOURAILLE. 

En  chasseur. 

VAUTRIN. 

Bien,  il  montera  derrière  la  voiture.  Je  vous  donnerai  mes 
ordres  pour  coffrer  le  prince  d'Arjos,  qui  croit  se  battre  demain. 

RAOUL. 

Vous  êtes  menacé,  je  le  vois,  je  ne  vous  quitte  plus  et  veux 
savoir... 

VAUTRIN. 

Rien.  Ne  te  mêle  pas  de  ton  salut.  Je  réponds  de  toi,  malgré  toi» 

RAOUL. 

Oh!  je  connais  mon  lendemain. 

VAUTRIN. 

Et  moi  aussi. 

LAFOURAILLE. 

Ça  chauffe. 

VAUTRIN 

Ça  brûle. 

LAFOURAILLE, 

Pas  d*attendri?S9ment,  il  ne  faut  pas  flâner,  ils  sont  à  notre 
piste,  et  vont  à  cheval. 

VAUTRIN, 

Et  nous  donc  !  (n  prend  LafouraiUe  à  part.)  Si  le  gouvomement  nous 
fait  l'honneur  de  loger  ses  gendarmes  chez  nous,  notre  devoir  est 
de  ne  pas  les  troubler.  On  est  libre  de  se  disperser  ;  mais  qu'on 
soit  à  minuit  chez  la  mère  Giroflj{3  au  grand  complet.  Soyez  à 
jeun,  car  je  ne  veux  pas  avoir  de  Waterloo,  et  voilà  les  Prussiens, 
Roulons  1 


ACTE   CINQUIÈME 


A  l'hôtel  de   Montsorel,  dans  un  salou  du  roz-de-chaussée. 


SCENE    PREMIERE 

JOSEPH,   seul. 

Il  a  fait  ce  soir  la  maudite  marque  blanche  à  la  petite  porte  du 
jardin.  Ça  ne  peut  pas  aller  longtemps  comme  ça,  le  diable  seul 
sait  ce  qu'il  veut  faire.  J'aime  mieux  le  voir  ici  que  dans  les  ap- 
partements :  du  moins,  le  jardin  est  là,  et,  en  cas  d'alerte,  on  peut 
se  promener. 

SCÈNE  II 
JOSEPH,  LAFOURAILLE,  BUTEUX,   puis  VAUTRIN. 

On  entend  pendant  un  instant  faire  Pirrrf 
JOSEPH. 

Allons,  bon!  Vlà  notre  air  national,  ça  me  fait  toujours  trem- 
bler.   (Lafouraille  entre.)    Qui    êteS-VOUS?  (Lafouraille   fait   un   signe.'    Un 

nouveau  ? 

LAFOURAILLE. 

Un  vieux. 

JOSEPH. 

Il  est  là. 

LAFOURAILLE.* 

Est-ce  qu'il  attendrait?  Il  va  venir.  (Buteux  se  montre.) 


96  THÉÂTRE. 

JOSEPH. 

Comment!  vous  serez  trois? 

LAFOURAILLE,    montrant  Joseph. 

Nous  serons  quatre. 

JOSEPH. 

Que  venez-vous  donc  faire  à  cette  heure?  Voulez-vous  tout 
prendre  ici? 

LAFOURAILLE. 

Il  nous  croit  des  voleurs! 

BUTEUX. 

Ça  se  prouve  quelquefois,  quand  on  est  malheureux,  mais  ça 
ne  se  dit  pas... 

LAFOURAILLE. 

On  fait  comme  les  autres,  on  s'enrichit,  voilà  tout  I 

JOSEPH. 

Mais  M.  le  duc  va... 

■9 

LAFOURAILLE. 

Ton  duc  ne  peut  pas  rentrer  avant  deux  heures,  et  ce  temps 
nous  suffit;  ainsi  ne  viens  pas  entrelarder  d'inquiétudes  le  plat  de 
notre  métier  que  nous  avons  à  servir... 

BUTEUX. 

Et  chaud! 

VAUTRIN,  vêtu  d'une  redingote  brune,  pantalon  bleu,  gilet  noir,  les  cheyeux 
courts,  un  faux  air  de  Napoléon  en  bourgeois.  Il  entre,  éteint  brusquement  la 
chandelle  et   tire  sa  lanterne  sourde. 

De  la  lumière  ici  !  vous  vous  croyez  donc  encore  dans  la  vie 
bourgeoise?  Que  ce  niais  ait  oublié  les  premiers  éléments,  cela  se 

conçoit;   mais    vous  autres!    (a  Buteux,  en  lui  montrant  Joseph.  )  MetS-lui 

du  coton  dans  les  oreilles,  allez  causer  là-bas.  (a  Lafouraiiie.)  Et  le 
petit? 

LAFOURAILLE. 


Gardé  à  vue. 
Dans  quel  endroit? 


VAUTRIN. 


LAFOURAILLE. 

Dans  l'autre  pigeonnier  de  la  femme  à  Giroflée,  ici  près,  derrière 
les  Invalides, 


VAUTRIN.  97 

VAUTRIN. 

Et  qu'il  ne  s'en  échappe  pas"  comme  cette  anguille  de  Saint- 
Charles,  cet  enragé,  qui  vient  de  démolir  notre  établissement... 
car  je...  je  ne  fais  pas  de  menaces... 

LAFOURAILLE. 

Pour  le  petit,  je  vous  engage  ma  tête!  Philosophe  lui  a  mis  des 
cothurnes  aux  mains  et  des  manchettes  aux  pieds,  il  ne  le  rendra 
qu'à  moi.  Quant  à  l'autre,  que  voulez-vous!  la  pauvre  Giroflée 
est  bien  faible  contre  les  liqueurs  fortes,  et  Blondet  l'a  deviné. 

VAUTRIN. 

Qu'a  dit  Raoul? 

LAFOURAILLE. 

Des  horreurs!  il  se  croit  déshonoré.  Heureusement,  Philosophe 
n'adore  pas  les  métaphores. 

VAUTRIN. 

Conçois-tu  que  cet  enfant  veuille  se  battre  à  mort?  Un  jeune 
homme  a  peur,  il  a  le  courage  de  ne  pas  le  laisser  voir  et  la  sottise 
de  se  laisser  tuer.  J'espère  qu'on  l'a  empêché  d'écrire? 

LAFOURAILLE,    à  part. 

Aïe  !  aïe  !  (Haut.)  Il  ne  faut  rien  vous  cacher  :  avant  d'être  serré, 
le  prince  avait  envoyé  la  petite  Nini  porter  une  lettre  à  Tiiôel  de 
Christoval. 

VAUTRIN, 

A  Inès? 

LAFOURAILLE. 

A  Inès. 

VAUTRIN. 

Ah!  puff!...  des  phrases! 

LAFOURAILLE. 

Ah  !  puff!...  des  bêtises! 

VAUTRIN,    à  Joseph. 

Eh  !  là-bas  !  l'honnête  homme  ! 

BUTEUX,    amenaat  Joseph  à  Vautria. 

Donnez  donc  à  monsieur  des  raisons,  il  en  veut. 

JOSEPH. 

Il  me  S3mble  que  ce  n'est  pas  trop  exiger  que  de  demander  ce 
que  je  risque  et  ce  qui  me  reviendra. 

xviii.  7 


98  THEATRE. 

VAUTRIN. 

Le  temps  est  court,  la  parole  est  longue,  employons  l'un  et  dis- 
pensons-nous de  l'autre.  11  y  a  deux  existences  en  péril,  celle  d'un 
homme  qui  m'intéresse  et  celle  d'un  mousquetaire  que  je  juge 
inutile  :  nous  venons  le  supprimer. 

JOSEPH. 

Gomment!  M.  le  marquis?  —  Je  n'en  suis  plus. 

LAFOURAILLE. 

Ton  consentement  n'est  pas  à  toi. 

BUTEUX. 

Nous  l'avons  pris.  Vois-tu,  mon  ami,  quand  le  vin  est  tiré... 

JOSEPH. 

S'il  est  mauvais,  il  ne  faut  pas  le  boire. 

VAUTRIN. 

Ah  !  tu  refuses  de  trinquer  avec  moi?  Qui  réfléchit  calcule,  et 
qui  calcule  trahit. 

JOSEPH. 

Vos  calculs  sont  à  faire  perdre  la  tête. 

VAUTRIN. 

Assez,  tu  m'ennuies!  Ton  maître  doit  se  battre  demain.  Dans 
ce  duel,  l'un  des  deux  adversaires  doit  rester  sur  le  terrain;  figure- 
toi  que  le  duel  a  eu  lieu,  et  que  ton  maître  n'a  pas  eu  de  chance. 

BUTEUX. 

Gomme  c'est  juste  ! 

LAFOURAILLE. 

Et  profond  !  Monsieur  remplace  le  Destin. 

JOSEPH. 

Joli  état  ! 

BUTEUX. 

Et  pas  de  patente  à  payer. 

VAUTRIN,    à  Joseph,   lui  désignant  Lafouraille   et  Buteux. 

Tu  vas  les  cacher. 

JOSEPH. 

Où? 

VAUTRIN. 

Je  te  dis  de  les  cacher.  Quand  tout  dormira  dans  Thôtel,  excepté 
nous,  fais-les  monter  chez   le   mousquetaire,    (a  Buteux  et  cà  Lafuu- 


VAUTRIN.  99 

raille.)  Tàchez  d'y  aller  sans  lui;  vous  serez  deux  et  adroits;  la 
fenêtre  de  sa  chambre  donne  sur  la  cour,  (n  lui  parie  à  l'oreiiie.)  Pré- 
cipitez-le, comme  tous  les  gens  au  désespoir.   (Il  so  tourne  vers  Joseph.) 

Le  suicide  est  une  raison,  personne  ne  sera  compromis. 


SCENE    III 

VAUTRIN,  seul. 

Tout  est  sauvé  ;  il  n'y  avait  de  suspect  chez  nous  que  le  person- 
nel, je  le  changerai.  Le  Blondet  en  est  pour  ses  frais  de  trahison, 
et,  comme  les  mauvais  comptes  font  les  bons  amis,  je  le  signalerai 
au  duc  comme  l'assassin  du  vicomte  de  Langeac.  Je  vais  donc  enfin 
connaître  les  secrets  des  Montsorel  et  la  raison  de  la  singulière 
conduite  de  la  duchesse.  Si  ce  que  je  vais  apprendre  pouvait  jus- 
tifier le  suicide  du  marquis,  quel  coup  de  professeur  I 

SCÈNE  IV 

VAUTRIN,    JOSEPH. 

JOSEPH. 

Vos  hommes  sont  casés  dans  la  serre,  mais  vous  ne  comptez 
sans  doute  pas  rester  là  ? 

VAUTRIN. 

Non,  je  vais  étudier  dans  le  cabinet  de  M.  de  Montsorel. 

JOSEPH. 

Et,  s'il  arrive,  vous  ne  craignez  pas...? 

VAUTRIN. 

Si  je  craignais  quelque  chose,  serais-je  votre  maître  à  tous. 

JOSEPH. 

Mais  où  irez-vous? 

VAUTRIN. 

Tu  es  bien  curieuxl 


iOO  THÉÂTRE. 

SiGÈNE  V 

JOSEPH,     seul. 

Le  voilà  chambré  pour  l'instant,  ses  deux  hommes  aussi  ;  je  les 
tiens,  et,  comme  je  ne  veux  pas  tremper  là  dedans,  je  vais... 

SCÈNE    VI 

JOSEPH,   UN  Va:.et,  puis  SÂINT-GHARLES. 

LE    VALET. 

Monsieur  Joseph,  quelqu'un  vous  demande. 

JOSEPH. 

A  cette  heure? 

SAINT-CHARLES. 

C'est  moi. 

JOSEPH. 

Laisse-nous,  mon  garçon. 

SAINT-CHARLES. 

M.  le  duc  ne  peut  revenir  qu'après  le  coucher  du  roi.  La 
duchesse  va  rentrer,  je  veux  lui  parler  en  secret,  et  je  l'at- 
tends ici. 

JOSEPH 

Ici? 

SAINT-CHARLES. 

Ici. 

JOSEPH,    à  part. 

0  mon  Dieu!  et  Jacques... 

SAINT-CHARLES. 

Si  ça  te  dérange... 

JOSEPH. 

Au  contraire. 

SAINT-GHARLES. 

Dis-le-moi,  tu  pourrais  attendre  quelqu'un. 


VAUTRIN.  4(H 

JOSEPH. 

J'attends  madame. 

SAINT-CHARLES. 

Et  si  c'était  Jacques  Collin? 

JOSEPH. 

Oh  !  ne  me  parlez  donc  pas  de  cet  homme-là,  vous  me  donnez 
le  frisson. 

SAINT-CHARLES. 

Collin  est  mêlé  à  des  affaires  qui  peuvent  l'amener  ici.  Tu  dois 
ravoir  revu?  entre  vous  autres,  ça  se  fait,  et  je  le  comprends.  Je 
n'ai  pas  le  temps  de  te  sonder,  je  n'ai  pas  besoin  de  te  corrompre, 
choisis  entre  nous  deux,  et  promptement. 

JOSEPH. 

Que  voulez-vous  donc  de  moi? 

SAINT-CHARLES. 

Savoir  les  moindres  petites  choses  qui  se  passent  ici. 

JOSEPH. 

Eh  bien,  en  fait  de  nouveauté,  nous  avons  le  duel  du  marquis  : 
il  se  bat  demain  avec  M.  de  Frescas. 

SAINT-CHARLES. 

Après? 

JOSEPH. 

Voici  madame  la  duchesse  qui  rentre. 

SCÈNE   VII 
SAINT-CHARLES,   seuL 

Oh!  le  trembleur!  Ce  duel  est  un  excellent  prétexte  pour  parler 
à  la  duchesse.  Le  duc  ne  m'a  pas  compris,  il  n'a  vu  en  moi  qu'un 
instrument  qu'on  prend  et  qu'on  laisse  à  volonté.  M'ordonnor  le 
silence  envers  sa  femme,  n'était-ce  pas  m'indiquer  une  arme 
contre  lui?  Flxploiter  les  fautes  du  prochain,  voilà  le  patrimoine 
des  hommes  forts.  J'ai  déjà  mangé  bien  des  patrimoines,  et  j'ai 
toujours  bon  appétit. 


402  THÉÂTRE. 


SCENE  YIII 

SAINT-CHARLES,   LA  DUCHESSE  DE   MONTSOREL, 
MADEMOISELLE  DE  VAUDREY. 

Saint-Charles  s'efface  pour  laisser  passer  les  deux  femmes;  il  reste  en  haut  de  la 
scène  pendant  qu'elles  la  descendante 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Vous  êtes  bien  abattue. 

LA    DUCHESSE,    se  laissant  aller  dans  un  fauteuil. 

Morte!  plus  d'espoir!  vous  aviez  raison. 

SAINT-CHARLES,    s'avançant. 

Madame  la  duchesse... 

LA    DUCHESSE. 

Ah!  j'avais  oublié!  Monsieur,  il  m'est  impossible  de  vous 
accorder  le  moment  d'audience. que  vous  m'aviez  demandé...  De- 
main... plus  tard. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY  ,  à  Saint-Charles. 

Ma  nièce,  monsieur,  est  hors  d'état  de  vous  entendre. 

SAINT-CHARLES. 

Demain,  mesdames,  il  ne  serait  plus  temps!  la  vie  de  votre  fils^ 
le  marquis  de  Montsorel,  qui  se  bat  demain  avec  M.  de  Frescas,. 
est  menacée. 

LA    DUCHESSE. 

Mais  ce  duel  est  une  horrible  chose  ! 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY,    bas,  à  la  duchesse. 

Vous  oubliez  déjà  que  Raoul  vous  est  étranger. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL,   à    Saint-Charles. 

Monsieur,  mon  fils  saura  faire  son  devoir. 

SAINT-CHARLES. 

Viendrais-je,  mesdames,  vous  instruire  de  ce  qui  se  cache  tou- 
jours à  une  mère,  s'il  ne  s'agissait  que  d'un  duel?  Votre  fils  sera 
tué  sans  combat.  Son  adversaire  a  pour  valets  des  spadassins,  des 
misérables  auxquels  il  sert  d'enseigne. 


VAUTRIN.  -103 

LA    DUCHESSE. 

Et  quelle  preuve  en  avez-vous? 

SAINT-CHARLES. 

Un  soi-disant  intendant  de  M.  de  Frescas  m'a  offert  des  sommes 
('normes  pour  tremper  dans  la  conspiration  ourdie  contre  la  famille 
de  Christoval.  Pour  me  tirer  de  ce  repùre,  j'ai  feint  d'accepter; 
mais,  au  moment  où  j'allais  prévenir  l'autorité,  dans  la  rue,  deux 
hommes  m'ont  jeté  par  terre  en  courant,  et  si  rudement,  que  j'ai 
perdu  connaissance;  ils  m'ont  fait  prendre  à  mon  insu  un  violent 
narcotique,  m'ont  mis  en  voiture,  et,  à  mon  réveil,  j'étais  dans  la 
plus  mauvaise  compagnie.  En  présence  de  ce  nouveau  péril,  j'ai 
retrouvé  mon  sang-froid,  je  me  suis  tiré  de  ma  prison,  et  me  suis 
mis  à  la  piste  de  ces  hardis  coquins. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Vous  venez  ici  pour  iM.  de  Montsorel,  à  ce  que  nous  a  dit  Joseph? 

SAINT-CHARLES. 

Oui,  madame. 

LA    DUCHESSE. 

Et  qui  donc  êtes-vous,  monsieur? 

SAIAT-CHARLES. 

Un  homme  de  confiance  dont  M.  le  duc  se  défie,  et  je  reçois  des 
appointements  pour  éclaircir  les  choses  mystérieuses. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY,    à  la  duchesse. 

Oh!  Louise! 

LA    DUCHESSE,    regardant  fixement  Saint-Charles. 

Et  qui  vous  a  donné  l'audace  de  me  parler,  monsieur? 

SAINT-CHARLES. 

Votre  danger,  madame.  On  me  paye  pour  être  votre  ennemi. 
Ayez  autant  de  discrétion  que  moi,  daignez  me  prouver  que  votre 
protection  sera  plus  efficace  que  les  promesses  un  peu  creuses 
de  M.  le  duc,  et  je  puis  vous  donner  la  victoire.  Mais  le  temps 
presse,  le  duc  va  venir,  et,  s'il  nous  trouvait  ensemble,  le  succès 
serait  étrangement  compromis. 

LA    DUCHESSE,    à  mademofiblle  de  Vaudrey. 

Ah!  quelle  nouvelle  espérance!  (a  saint-charies.)  Et  qu'alliez-vous 
donc  faire  chez  M.  de  Frescas? 


404  THÉÂTRE. 

SAINT-CHARLES. 

Ce  que  je  fais  en  ce  moment  auprès  de  vous,  madame. 

LA    DUCHESSE, 

Ainsi,  vous  vous  taisez? 

SAINT-CHARLEP. 

Madame  la  duchesse  ne  me  répond  pas  :  le  duc  a  ma  parole  et 
il  est  tout-puissant. 

LA    DUCHESSE. 

Et  moi,  monsieur,  je  suis  immensément  riche;  mais  n'espérez 
pas  m'abuser.  (Eiie  se  lève.)  Je  ne  serai  point  la  dupe  de  M.  de  Mont- 
sorel,  je  reconnais  toute  sa  finesse  dans  cet  entretien  secret  que 
vous  me  demandez;  je  vais  compléter,  monsieur,  vos  documents. 
(Avec  finesse.)  M.  de  Frescas  n'est  pas  un  misérable,  ses  domestiques 
ne  sont  pas  des  assassins,  il  appartient  à  une  famille  aussi  riche 
que  noble,  et  il  épouse  la  princesse  d'Arjos. 

SAINT-CHARLES. 

Oui,  madame,  un  envoyé  du  Mexique  a  produit  des  lettres  de 
M.  de  Christoval,  des  actes  extraordinairement  authentiques.  Vous 
avez  mandé  un  secrétaire  de  la  légation  d'Espagne  qui  les  a 
reconnus;  les  cachets,  les  timbres,  les  légalisations...  ah!  tout  est 
parfait. 

LA    DUCHESSE. 

Oui,  monsieur,  ces  actes  sont  irrécusables. 

SAINT-CHARLES. 

Vous  aviez  donc  un  bien  grand  intérêt,  madame,  à  ce  qu*ils  fus- 
sent faux  ? 

LA    DUCHESSE,    à  mademoiselle  de  Vaadrey. 

Oh!  jamais  pareille  torture  n'a  brisé  le  cœur  d'aucune  mère  ! 

SAINT-CHARLES,    à   part. 

De  quel  côté  passer?  à  la  femme  ou  au  mari? 

LA    DUCHESSE. 

Monsieur,  la  somme  que  vous  me  demanderez  est  à  vous  si  vous 
pouvez  me  prouver  que  M.  Raoul  de  Frescas... 

SAINT-CHARLES. 

Est  un  misérable  ? 


VAUTRIN  i05 

LA    DUCHESSE. 

Non,  mais  un  enfant... 

SAINT-CHARLES. 

Le  vôtre,  n'est-ce  pas? 

LA    DUCHESSE,    s'oubliant. 

Eh  bien,  oui!  Soyez  mon  sauveur,  et  je  vous  protégerai  tou- 
jours, moi.  (a  mademoiseUe  de  Vaudrey.  )  Eh!  qu'ai-jo  doUC  dit?  (A  Saint- 
Charles.)  OÙ  est  Raoul? 

SAINT-CHARLES. 

Disparu  !  et  cet  intendant  qui  a  fait  faire  ces  actes,  rue  Oblin,  et 
qui  sans  doute  a  joué  le  personnage  de  l'envoyé  du  Mexique,  est 

un   de    nos  plus  rusés    scélérats.  (La   duchesse   fait  un   mouvement.)   Oh  I 

rassurez-vous,  il  est  trop  habile  pour  verser  du  sang;  mais  il  est 
aussi  redoutable  que  ceux  qui  le  prodiguent  ;  et  cet  homme  est 
son  gardien. 

LA    DUCHESSE. 

Ah  !  votre  fortune  contre  sa  vie  ! 

SAINT-CHARLES. 

Je  suis  à  vous,  madame,  (a  part.)  Je  saurai  tout  et  je  pourrai 
choisir. 

SCÈNE    IX 
Les  Mêmes,   LE  DUC,   un  Valet. 

LE    DUC. 

Eh  bien,  vous  triomphez,  madame  :  il  n'est  bruit  que  de  la  for- 
tune et  du  mariage  de  M.  de  Frescas;  mais  il  a  sa  famille...  (Bas,  à 

madame  de  Montsorel  et  pour  elle  seule.)  Il  a  UUO  mère,  (il  aperçoit  Saint- 
Charles.)  Vous  ici,  prùs  de  madame,  monsieur  le  chevalier? 

SAINT- CHAR  LES,    au  duc,  en  le  prenant  à  part. 

M,  le  duc  m'approuvera.  (Haut.)  Vous  étiez  au  château,  ne 
devais-je  pas  avertir  madame  des  dangers  que  court  votre  fils 
unique,  M.  le  marquis?  il  sera  peut-être*assassiné. 

LE    DUC 

Assassiné  ! 


406  THÉÂTRE. 

SAINT-CHARLES. 

Mais,  si  monsieur  le  duc  daigne  écouter  mes  avis... 

LE    DUC. 

Venez  dans  mon  cabinet,  mon  cher,  et  prenons  sur-le-champ 
des  mesures  efficaces. 

SAINT-CHARLES,    en  faisant  un  signe  d'intelligence  à  la  duchesse. 

J'ai  d'étranges  choses  à  vous  dire,  monsieur  le  duc.  (a  part.)  Déci- 
dément, je  suis  pour  le  duc. 

SCÈNE   X 

LA  DUCHESSE  DE  MONTSOREL, 
MADEMOISELLE  DE  VAUDREY,   VAUTRIN. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Si  Raoul  est  votre  fils,  dans  quelle  infâme  compagnie  se  trouve-t-il  ! 

LA    DUCHESSE. 

Un  seul  ange  purifierait  l'enfer. 

VAUTRIN  a  entr'ouvert  avec  précaution  une  des  portes-fenêtres  du  jardin.   A  part. 

Je  sais  tout.  Deux  frères  ne  peuvent  se  battre.  Ah  !  voilà  ma  du- 
chesse. (Haut.)  Mesdames... 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Un  homme I  au  secours! 

LA   DUCHESSE. 

C'est  lui! 

VAUTRIN,    à  la  duchesse. 

Silence  !  les  femmes  ne  savent  que  crier,  (a  mademoiselle  de  vaudrey.) 
Mademoiselle  de  Vaudrey,  courez  chez  le  marquis,  il  s'y  trouve 
deux  infâmes  assassins!  allez  donc!  empêchez  qu'on  ne  l'égorgé! 
Mais  faites  saisir  les  deux  misérables  sans  esclandre,  (a  la  duchesse.) 
Restez,  madame. 

LA    DUCHESSE. 

A'iez,  ma  tante,  et  ne  craignez  rien  pour  moi. 

VAUTRIN. 

Mes  diô  es  vont  être  bien  surpris!  Que  croiront-ils?  Je  vais  les 

juger.  (On  entend  du  bruit.) 


VAUTRIN.  407 

SCÈNE  XI 

LA  DUCHESSE  DE  MONTSOREL,   VAUTRIN. 

LA    DUCHESSE     DE     MONTSOREL. 

Toute  la  maison  est  sur  pied!  Que  dira-t-on  en  me  sachant  ici? 

VAUTRIN. 

Espérons  que  ce  bâtard  sera  sauvé. 

LA    DUCHESSE. 

Mais  on  sait  qui  vous  êtes,  et  M.  de  Montsorel  est  avec... 

VAUTRIN. 

Le  chevalier  de  Saint-Charles.  Je  suis  tranquille,  vous  me  dé- 
fendrez. 

LA    DUCHESSE. 

Moil 

VAUTRIN 

Vous.  Ou  vous  ne  reverrez  jamais  votre  fils,  Fernand  de  Mont- 
sorel. 

LA    DUCHESSE. 

Raoul  est  donc  bien  mon  fils  ? 

VAUTRIN. 

Hélas!  oui...  Je  tiens  entre  mes  mains,  madame,  les  preuves 
complètes  de  votre  innocence,  et...  votre  fils. 

LA    DUCHESSE. 

Vous!  mais  alors  vous  ne  me  quitterez  pas  que... 

SCÈNE   XII 

Les  Mêmes,  MADEMOISELLE  DE  VAUDREY,  d'un  côté; 

SAINT-CHARLES,    de  l'autre;   DOMESTIQUES. 
MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Le  voici  !  sauvez-la.  • 

LA   DUCHESSE,    à  mademoiselle  de  Vaudrey. 

Vous  perdez  tout. 


408  THÉÂTRE. 

SAINT-CHARLES,    aux   gens. 

Voici  leur  chef  et  leur  complice;  quoi  qu'il  dise,  emparez-vous 
de  lui. 

LA  DUCHESSE,    à  tous  les  gens. 

Je  VOUS  ordonne  de  me  laisser  seule  avec  cet  homme. 

VAUTRIN,    à  Saint-Charles. 

Eh  bien,  chevalier? 

SAINT-CHARLES. 

Je  ne  te  comprends  plus,  baron. 

VAUTRIN,    bas,   à  la  duchesse. 

Vous  voyez  dans  cet  homme  l'assassin  du  vicomte  que  vous 
aimic  z  tant. 

LA    DUCHESSE. 

Lui  I 

VAUTRIN,    à  la  duchesse. 

Faites-le  garder  bien  étroitement,  car  il  vous  coule  dans  les 
mains  comme  de  l'argent. 

LA    DUCHESSE. 

Joseph  ! 

VAUTRIN,    à  Joseph. 

Ou'est-il  arrivé  là-haut? 

JOSEPH. 

M.  le  marquis  examinait  ses  armes  ;  attaqué  par  derrière,  il  s'est 
défendu,  et  n'a  reçu  que  deux  blessures  peu  dangereuses,  M.  le 
duc  est  auprès  de  lui. 

LA    DUCHESSE,    à  sa  tante. 

Relournez  auprès  d'Albert,  je  vous  en  prie,  (a  Joseph,  lui  montrant 
Saint-Charles.)  Vous  ïiiQ  répondez  do  cot  hommo. 

VAUTRIN,    à  Joseph. 

Tu  m'en  réponds  aussi. 

SAINT-CHARLES,    à  Vautrin. 

Je  comprends,  tu  m'as  prévenu. 

VAUTRIN. 

Sans  rancune,  bonhomme  ! 

SAINT-CHARLES,    à  Joseph. 

Mène-moi  près  du  duc.  dis  sortent.) 


VAUTRIN.  400 

SCÈNE  XIII 

VAUTRIN,  LA  DUGHESSt:  DE  MONTSOREL. 

VAUTRIN,    à  part. 

Il  a  un  père,  une  famille,  une  mère.  Quel  désastre  !  A  qui  puis-je 
maintenant  m'intéresser?  qui  pourrais-je  aimer?  Douze  ans  de 
paternité,  ça  ne  se  refait  pas. 

LA    DUCHESSE,    venant  à   Vautrin. 

Eh  bien  ? 

VAUTRIN. 

Eh  bien,  non,  je  ne  vous  rendrai  pas  votre  fils,  madame,  je  ne 
me  sens  pas  assez  fort  pour  survivre  à  sa  perte  ni  à  son  dédain. 
Un  Raoul  ne  se  retrouve  pas!  je  ne  vis  que  par  lui,  moi! 

LA     DUCHESSE. 

Mais  peut-il  vous  aimer,  vous,  un  criminel  que  nous  pouvons 
livrer...? 

VAUTRIN. 

A  la  justice,  n'est-ce  pas?  Je  vous  croyais  meilleure.  Mais  vous 
ne  voyez  donc  pas  que  je  vous  entraîne,  vous,  votre  fils  et  le  duc 
dans  un  abîme,  et  que  nous  y  roulerons  ensemble  ! 

LA     DUCHESSE. 

Oh  !  qu'avez-vous  fait  de  mon  pauvre  enfant? 

VAUTRIN. 

Un  homme  d'honneur. 

LA    DUCHESSE. 

Et  il  vous  aime? 

VAUTRIN. 

Encore. 

LA    DUCHESSE. 

Mais  a-t-il  dit  vrai,  ce  misérable,  en  découvrant  qui  vous  êtes 
et  d'où  vous  sortez? 

VAUTRIN. 

Oui,  madame. 

LA    DUCHESSE. 

Et  VOUS  avez  eu  soin  d?  mon  fi;s? 


440  THÉÂTRE. 

VAUTRIN. 

Votre  fils?  notre  fils!  Ne  l'avez-voiis  pas  vu,  il  est  pur  comme 
un  ange. 

LA    DUCHESSE. 

Ah  !  quoi  que  tu  aies  fait,  sois  béni  !  que  le  monde  te  pardonne  ! 
Mon  Dieu  (EUe  plie  le  genou  sur  un  fauteuil.)  !...  la  voix  d'uue  mère  doit 
aller  jusqu'à  vous,  pardonnez!  pardonnez  tout  à  cet  homme. 
(EUe  le  regarde.)  Mos  plcurs  laverout  ses  mains  !  Oh  !  il  se  repentira! 
(Se  tournant  vers  Vautrin.)  Vous  m' appartenez,  je  VOUS  Changerai  !  Mais 
les  hommes  se  sont  trompés,  vous  n'êtes  pas  criminel,  et,  d'ailleurs» 
toutes  les  mères  vous  absoudront  ! 

VAUTRIN. 

Allons,  rendons-lui  son  fils. 

LA    DUCHESSE. 

Vous  aviez  encore  l'horrible  pensée  de  ne  pas  le  rendre  à  sa  mère  ! 
Mais  je  l'attends  depuis  vingt-deux  ans. 

VAUTRIN. 

Et  moi,  depuis  dix  ans,  ne  suis-je  pas  son  père?  Raoul,  mais 
c'est  mon  âme!  Que  je  souffre,  que  l'on  me  couvre  de  honte;  s'il 
est  heureux  et  glorieux,  je  le  regarde,  et  ma  vie  est  belle. 

LA    DUCHESSE. 

Ah  I  je  suis  perdue  !  Il  l'aime  comme  une  mère. 

VAUTRIN. 

Je  ne  me  rattachais  au  monde  et  à  la  vie  que  par  ce  brillant 
anneau,  pur  comme  de  For. 

LA    DUCHESSE, 

■Et...  sans  souillure?... 

VAUTRIN. 

Ah!  nous  nous  connaissons  en  vertu,  nous  autres!...  et  —  nous 
sommes  difficiles.  A  moi  l'infamie,  à  lui  l'honneur  !  Et  songez  que, 
je  l'ai  trouvé  sur  la  grande  route  de  Toulon  à  Marseille,  à  douze 
ans,  sans  pain,  en  haillons. 

LA    DUCHESSE. 

Nu-pieds,  peut-être? 

VAUTRIN. 

Oui.  Mais  joh!  les  cheveux  bouclés... 


VAUTRIN.  Ui 

LA    DUCHESSE, 

Vous  l'avez  vu  ainsi? 

VAUTRIN. 

Pauvre  ange!  il  pleurait.  Je  l'ai  pris  avec  moi. 

LA    DUCHESSE. 

Et  VOUS  l'avez  nourri? 

VAUTRIN. 

Moi!  j'ai  volé  pour  le  nourrir  ! 

LA    DUCHESSE. 

Oh!  je  l'aurais  fait  peut-être  aussi,  moi! 

VAUTRIN. 

J'ai  fait  mieux! 

LA    DUCHESSE. 

Oh!  11  a  donc  bien  souffert? 

VAUTRIN. 

Jamais!  Je  lui  ai  caché  les  moyens  par  lesquels  je  lui  rendais  la 
vie  heureuse  et  facile.  Ah!  je  ne  lui  voulais  pas  un  soupçon...  ça 
l'aurait  flétri.  Vous  le  rendez  noble  avec  des  parchemins;  moi,  je 
l'ai  fait  noble  de  cœur. 

LA    DUCHESSE. 

Mais  c'était  mon  fils!... 

VAUTRIN. 

Oui,  plein  de  grandeur,  de  charme,  de  beaux  instincts  :  il  n'y 
avait  qu'à  lui  montrer  le  chemin. 

LA    DUCHESSE,    serrant  la  main  de  Vautrin. 

Oh!  que  vous  devez  être  grand  pour  avoir  accompli  la  tâche 
d'une  mère! 

VAUTRIN. 

Et  mieux  que  vous  autres!  Vous  aimez  q'jelquefois  bien  mal  vos 
enfants.  —  Vous  me  le  gâterez  !  —  Il  était  d'un  courage  impru- 
dent, il  voulait  se  faire  soldat,  et  l'empereur  l'aurait  accepté.  Je 
lui  ai  montré  le  monde  et  les  hommes  sous  leur  vrai  jour.  Aussi 
va-t-il  me  renier. 

LA    DUCHESSE. 

Mon  fils  ingrat? 

VAUTRIN. 

îHon,  le  mien. 


442  THÉÂTRE. 

LA    DUCHESSE. 

Mais  rendez-le-moi  donc  sur-le-champ! 

VAUTRIN. 

Et  ces  deux  hommes  là-haut,  et  moi,  ne  sommes-nous  pas 
compromis?  M.  le  duc  ne  doit-il  pas  nous  assurer  le  secret  et  la 
liberté? 

LA    DUCHESSE. 

Ces  deux  hommes  sont  à  vous!  vous  veniez  donc...? 

VAUTRIN. 

Dans  quelques  heures,  du  bâtard  et  du  fils  légitime,  il  ne  devait 
vous  rester  qu'un  enfant.  Et  ils  pouvaient  se  tuer  tous  les  deux. 

LA    DUCHESSE. 

Ah  !  vous  êtes  une  horrible  providence. 

VAUTRIN. 

Et  qu'auriez-vous  donc  fait? 

SCÈNE   XIV 

Les  Mêmes,  LE  DUC,  LAFOURAILLE, 
RUTEUX,  SAINT-CHARLES,  tous  les  Domestiques. 

LE    DUC,    désignant  Vautrin. 

Emparez-vous  de  lui,  et  n'obéissez  qu'à  monsieur,   (n  montra 

Saint-Charles.  ) 

LA    DUCHESSE. 

Mais  vous  lui  devez  la  vie  de  votre  Albert!  Il  a  donné  l'alarme. 

LE    DUC. 

Lui! 

BUTEUX,    à  Vautrin. 

Ah!  tu  nous  as  trahis!  pourquoi  donc  nous  amenais-tu? 

SAINT-CHARLES,    au  duc. 

Vous  les  entendez,  monsieur  le  duc? 

LAFOURAILLE,    à  Buteux. 

Tais-toi  donc.  Devons-nous  le  juger? 

BUTEUX. 

Quand  il  nous  condamne. 


VAUTRIN.  443 

VAUTRIN,    au  duc. 

Monsieur  le  duc,  ces  deux  hommes  sont  à  moi,  je  les  réclame. 

SAINT-CHARLES. 

Voi  à  les  gens  de  M.  de  Frescas! 

VAUTRIN,    à  Saint-Charles. 

Intendant  de  la  maison  de  Langeac,  tais-toi,  tais-toi!  (n  montre 
Lafouraiiie.)  Voici  Philippe  Boulard.  (Lafouraiiie  salue.)  Monsieur  le  duc, 
faites  éloigner  tout  le  monde. 

LE    DUC. 

Quoi!  chez  moi,  vous  osez  commander? 

LA    DUCHESSE. 

Ah!  monsieur,  il  est  maître  ici. 

LE    DUC 

Comment!  ce  misérable? 

VAUTRIN. 

M.  le  duc  veut  de  la  compagnie,  parlons  donc  du  fils  de  dona 
Mendès... 

LE    DUC 

Silence  ! 

VAUTRIN. 

Que  vous  faites  passer  pour  celui  de... 

LE    DUC 

Encore  une  fois,  silence  ! 

VAUTRIN. 

Vous  voyez  bien,  monsieur  le  duc,  qu'il  y  avait  trop  de  monde. 

LE    DUC 

Sortez  tous! 

VAUTRIN,    au  duc. 

Faites  garder  toutes  les  issues  de  votre  hôtel,  et  que  personne 
n'en  sorte,  excepté  ces  deux  hommes,  (a  saint-charies.)  Restez  là. 

<I1  tire  un  poignard,  et  va  couper  les  liens  de  Lafouraiiie  et  de  Buteux.)  SaUVCZ- 

vous  par  la  petite  porte  dont  voici  la  clef,  et  allez  chez  la  mère 
Giroflée,  (a  LafouraiUe.)  Tu  m'enverras  Raoul. 

LAFOURAlLLE,    sortant. 

Oh  !  notre  véritable  empereur  !  • 

VAUTRIN. 

Vous  recevrez  de  l'argent  et  des  passe-ports. 

XVIII.  8 


114  THÉÂTRE. 

BUTEUX,    sortant. 

J'aurai  donc  de  quoi  pour  Adèle! 

LE    DUC. 

Maintenant,  comment  savez-vous  ces  choses? 

VAUTRIN,    rendant  des  papiers  au  duc. 

Voici  ce  que  j'ai  pris  dans  votre  cabinet. 

LE    DUC. 

Ma  correspondance  et  les  lettres  de  madame  au  vicomte  de  Lan- 
geacl 

VAUTRIN. 

Fusillé  par  les  soins  de  Charles  Blondet,  à  Mortagne,  en  oc- 
tobre 1792. 

SAINT-CHARLES. 

Mais  vous  savez  bien,  monsieur  le  duc... 

VAUTRIN. 

Lui-même  m'a  donné  les  papiers  que  voici,  parmi  lesquels  vous 
remarquerez  l'acte  mortuaire  du  vicomte,  qui  prouve  que  madame 
et  lui  ne  se  sont  pas  vus  depuis  la  veille  du  10  août,  car  il  a  passé 
de  l'Abbaye  en  Vendée  accompagné  de  Boulard. 

LE    DUC. 

Ainsi  Fernand...? 

VAUTRIN. 

L'enfant  déporté  en  Sardaigne  est  bien  votre  fils. 

LE   DUC. 

Et  madame...? 

VAUTRIN. 

Innocente, 

LE    DUC. 
Ah!   (Tombant  dans  un  fauteuil.)  Qu'ai-jo  fait? 
LA    DUCHESSE. 

Quelle  horrible  preuve  !...  mort.  Et  l'assassin  est  là. 

VAUTRIN. 

Monsieur  le  duc,  j'ai  été  le  père  de  Fernand,  et  je  viens  de  sau- 
ver vos  deux  fils  Pun  de  l'autre;  vous  seul  êtes  l'auteur  de  tout,  ici. 

LA    DUCHESSE. 

Arrêtez  !  je  le  connais,  il  souffre  en  cet  instant  tout  ce  que  j'ai 
souffert  en  vingt  ans!  De  grâce,  mon  fils? 


VAUTRIN.  115 

LE    DUC. 

Comment!  Raoul  de  Frescas?... 

VAUTRIN. 

Fernand  de  Montsorel  va  venir,  (a  saint-chariw. )  Qu'en  dis-tu? 

SAINT-CHARLES. 

Tu  es  un  héros,  laisse-moi  être  ton  valet  de  chambre. 

VAUTRIN. 

Tu  as  de  Tambition.  Et  tu  me  suivras? 

SAINT-CHARLES. 

Partout  ! 

VAUTRIN. 

Je  le  verrai  bien. 

SAINT-CHARLES. 

Ah  !  quel  artiste  tu  trouves  et  quelle  perte  le  gouvernement  va 
faire  ! 

VAUTRIN. 

Allons,  va  m'attendre  au  bureau  des  passe-ports. 

SCÈNE  XV 

Les  MÊMES,  LA  DUCHESSE  DE  CHRISTOVAL,   INÈS, 
MADEMOISELLE  DE  VAUDREY. 

MADEMOISELLE    DE    VAUDREY. 

Les  voici  ! 

LA    DUCHESSE    DE    CHRISTOVAL. 

Ma  fille  a  reçu,  madame,  une  lettre  de  M.  Raoul,  où  ce  noble 
jeune  homme  déclare  qu'il  aime  mieux  ranoncer  à  Inès  que  de 
nous  tromper  :  il  nous  a  dit  toute  sa  vie.  Il  doit  se  battre  demain 
avec  votre  fils,  et,  comme  Inès  est  la  cause  involontaire  dé  ce  duel» 
nous  venons  l'empêcher,  car  il  est  maintenant  sans  motif. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Ce  duel  est  fini,  madame. 

iNès, 
Il  vivra  donc  1 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Et  vous  épouserez  le  marquis  de  Montsorel,  mon  enfant. 


416  THÉÂTRE. 

SCÈNE  XVI 

Les  Mêmes,  RAOUL  et  LAFOURAILLE,  qui  sort  aussitôt. 

RAOUL,   à  Vautrin. 

M' enfermer  pour  m'empêcher  de  me  battre  I 

LE    DUC. 

Avec  ton  frère  ? 

RAOUL. 

Mon  frère? 

LE    DUC. 

Oui. 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Tli  étais  donc  bien  mon  enfant!  —  Mesdames  (sue  saisit  Raoui.), 
voici  Fernand  de  Montsorel,  mon  fils,  le... 

LE   DUC,    prenant  Raoul  par  la  main  et  interrompant  sa  femme. 

L'aîné,  l'enfant  qui  nous  avait  été  enlevé.  Albert  n'est  plus  que 
le  comte  de  Montsorel. 

RAOUL. 

Depuis  trois  jours,  je  crois  rêver  !  Vous,  ma  mère  !  vous,  mon- 
sieur... 

LE    DUC. 

Eh  bien,  oui. 

RAOUL. 

Oh!  là  où  on  me  demandait  une  famille... 

VAUTRIN. 

Elle  s'y  trouve. 

RAOUL. 

Et...  y  êtes-vous  encore  pour  quelque  chose? 

VAUTRIN,   à  la  duchesse  de  Montsorel, 

Que  vous  disais-je?  (a  Raoul.)  Souvenez-vous,  monsieur  le  mar- 
quis, que  je  vous  ai  d'avance  absous  de  toute  ingratitude,  (a  la  du- 
•hesse.)  L'enfant  m'oubliera,  et  la  mère? 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Jamais. 


VAUTRIN.  447 

LE    DUC. 

Mais  quels  sont  donc  les  malheurs  qui  vous  ont  plongé  dans 
l'abîme? 

VAUTRIN. 

Est-cé  qu'on  explique  le  malheur! 

LA    DUCHESSE    DE    MONTSOREL. 

Mon  ami,  n'est-il  pas  en  votre  pouvoir  d'obtenir  sa  grâce? 

LE  rue. 
Des  arrêts  comme  ceux  qui  Tont  frappé  sont  irrévocables. 

VAUTRIN, 

Ce  mot  me  raccommode  avec  vous,  il  est  d'un  homme  d'État. 
Eh  I  monsieur  le  duc,  tâchez  donc  de  faire  comprendre  que  la  dé- 
portation est  votre  dernière  ressource  contre  nous. 

RAOUL. 

Monsieur... 

VAUTRIN. 

Vous  vous  trompez,  je  ne  suis  pas  même  monsieur... 

INÈS. 

Je  crois  comprendre  que  vous  êtes  un  banni,  que  mon  ami  vous 
doit  beaucoup  et  ne  peut  s  acquitter.  Au  delà  des  mers,  j'ai  de 
grands  biens,  qui,  pour  être  régis,  veulent  un  homme  plein  d'éner- 
gie :  allez  y  exercer  vos  talents,  et  devenez... 

VAUTRIN. 

Riche,  sous  un  nom  nouveau?  Enfant,  ne  venez-vous  donc  pas 
d'apprendre  qu'il  est  en  ce  monde  des  choses  impitoyables.  Oui, 
je  puis  acquérir  une  fortune,  mais  qui  me  donnera  le  pouvoir?... 
(Au  duc  de  Montsorei.)  Le  Toi,  monsieur  le  duc,  peut  me  faire  grâce; 
mais  qui  me  serrera  la  main  ? 

RAOUL. 

Moi! 

VAUTRIN. 

Ah  !  voilà  ce  que  j'attendais  pour  partir.  Vous  avez  une  mère, 
adieu  I 


118  THÉÂTRE. 

SCÈNE  xvir 

Les  Mêmes,  un  Commissaire  et  des  Gendarmes. 

Les  portes-fenêtres  s'ouvrent  :  on  voit  un  commissaire,  un  officier;  dans  le  fond, 

des   gendarmes. 

LE    COMMISSAIRE,    au  duc. 

Au  nom  du  roi,  de  la  loi,  j'arrête  Jacques  Gollin,  convaincu 

d'avoir  rompu...    (tous  les  personnages   se  jettent   entre   la   force    armée    et 
Jacques  pour  le  faire  sauver.) 

LE   DUC. 

Messieurs,  je  prends  sur  moi  de... 

VAUTRIN. 

Chez  VOUS,  monsieur  le  duc,  laissez  passer  la  justice  du  roi. 
C'est  une  affaire  entre  ces  messieurs  et  moi.  (au  commissaire.)  Je  vous 
suis.  (A  la  duchesse.)  C'est  Josepli  qui  les  amène,  il  est  des  nôtres, 
renvoyez-le. 

RAOUL. 

Sommes-nous  séparés  à  jamais? 

VAUTRIN. 

Tu  te  maries  bientôt.  Dans  dix  mois,  le  jour  du  baptême,  à  la 
porte  de  l'église,  regarde  bien  parmi  les  pauvres,  il  y  aura  quel- 
qu'un qui  veut  être  certain  de  ton  bonheur.  Adieu,  (aux  agents.) 
Marchons  ! 


LES 


RESSOURCES  DE  QUINOLA 

COMÉDIE  EN  CINQ  ACTES  ET  UN   PROLOGUE 


REPRÉSENTÉE    POUR    LA    PREMIÈRE     FOIS,    A    PARIS 

SUR    LE   SECOND    THEATRE-FRANÇAIS   (ODÉON),    LE   19  MARS    1849 

ET    REPRISE    AD    THÉ/VTRE    DU    VAUDEVILLE 

LE    12    OCTOBRE    18G3 


K 


PREFACE 


Quand  l'auteur  de  cette  pièce  ne  l'aurait  faite  que  pour  obtenir  les 
éloges  universels  accordés  par  les  journaux  à  ses  livres,  et  qui  peut-être 
ont  dépassé  ce  qui  lui  était  dû ,  les  Ressources  de  Quinola  seraient  une 
excellente  spéculation  littéraire;  mais,  en  se  voyant  l'objet  de  tant  de 
louanges  et  de  tant  d'injures,  il  a  compris  que  ses  débuts  au  théâtre 
seraient  encore  plus  difiBciles  que  ne  l'ont  été  ses  débuts  en  littérature,  et 
il  s'est  armé  de  courage  pour  le  présent  comme  pour  l'avenir. 

Un  jour  viendra  que  cette  pièce  servira  de  bélier  pour  battre  en  brè- 
che une  pièce  nouvelle,  comme  on  a  pris  tous  ses  livres,  et  même  sa 
pièce  intitulée  Vautrin^  pour  en  accabler  les  Ressources  de  Quinola. 

Quelque  calme  que  doive  être  sa  résignation,  l'auteur  ne  peut  s'empê- 
cher de  faire  ici  deux  remarques. 

Parmi  cinquante  faiseurs  de  feuilletons,  il  n'en  est  pas  un  seul  qui  n'ait 
traité  comme  une  fable,  inventée  par  l'auteur,  le  fait  historique  sur  lequel 
repose  cette  pièce  des  Ressources  de  Quinola. 

Longtemps  avant  que  M.  Arago  mentionnât  ce  fait  dans  son  Histoire 
de  la  Vapeur,  publiée  dans  Y  Annuaire  du  bureau  des  Longitudes ,  l'au- 
teur, à  qui  le  fait  était  connu,  avait  pressenti  la  grande  comédie  qui 
devait  avoir  précédé  l'acte  de  désespoir  auquel  fut  poussé  l'inventeur 
inconnu  qui,  en  plein  xvi*  siècle,  fit  marcher  par  la  vapeur  un  navire 
dans  le  port  de  Barcelone,  et  le  coula  lui-même  en  présence  de  deux  cent 
mille  spectateurs. 

Cette  observation  répond  aux  dérisions  qu'a  soulevées  la  prétendue 
supposition  de  l'invention  de  la  vapeur  avant  le  marquis  de  Worcester, 
Salomon  de  Gaux  et  Papin.  • 

La  deuxième  observation  porte  sur  l'étrange  calomnie  sous  laquelle 
presque  tous  les  faiseurs  de  feuilletons  ont  accablé  Lavradi,  l'un  des  per- 


122  PRÉFACE. 

sonnages  de  cette  comédie,  et  dont  ils  ont  voulu  faire  une  création 
hideuse.  En  lisant  la  pièce,  dont  l'analyse  n'a  été  faite  exactement  par 
aucun  critique,  on  verra  que  Lavradi,  condamné  pour  dix  ans  aux  pré- 
sides, vient  demander  sa  grâce  au  roi.  Tout  le  monde  sait  combien  les 
peines  les  plus  sévères  étaient  prodiguées  dans  le  xvi«  siècle  pour  les 
moindres  délits,  et  avec  quelle  indulgence  sont  accueillis  dans  le  vieux 
théâtre  les  valets  dans  la  position  oiî  se  trouve  Quinola. 

On  ferait  plusieurs  volumes  avec  les  lamentations  des  critiques  qui, 
depuis  bientôt  vingt  ans^  demandaient  des  comédies  dans  la  forme  ita- 
lienne, espagnole  ou  anglaise  :  on  en  essaye  une,  et  tous  aiment  mieux 
oublier  ce  qu'ils  ont  dit  depuis  vingt  ans  plutôt  que  de  manquer  à  étouf- 
fer un  homme  assez  hardi  pour  s'aventurer  dans  une  voie  si  féconde,  et 
que  son  ancienneté  rend  aujourd'hui  presque  nouvelle. 

N'oublions  pas  de  rappeler,  à  la  honte  de  notre  époque,  le  hourra 
d'improbations  par  lequel  fut  accueilli  le  titre  de  duc  de  Neptunado, 
cherché  par  Philippe  II  pour  l'inventeur,  hourra  auquel  les  lecteurs 
instruits  refuseront  de  croire,  mais  qui  fut  tel,  que  les  acteurs,  en  gens 
intelligents,  retranchèrent  ce  titre  dans  le  reste  de  la  pièce.  Ce  hourra  fut 
poussé  par  des  spectateurs  qui,  tous  les  matins,  lisent  dans  les  journaux 
le  titre  de  duc  de  la  Victoire,  donné  à  Espartero  et  qui  ne  pouvaient  pas 
ignorer  le  titre  de  prince  de  la  Paix,  donné  au  dernier  favori  de  l'avant- 
dernier  roi  d'Espagne.  Comment  prévoir  une  pareille  ignorance?  Qui  ne 
sait  que  la  plupart  des  titres  espagnols,  surtout  au  temps  de  Charles-Quint 
«t  de  Philippe  II,  rappellent  la  circonstance  à  laquelle  ils  furent  dus? 

Orendayes  prit  le  titre  de  la  Pes,  pour  avoir  signé  le  traité  de  4725. 

Un  amiral  prit  celui  de  Transport-Real ,  pour  avoir  conduit  l'infant 
en  Italie. 

Navarro  prit  celui  de  la  Vitloria  après  le  combat  naval  de  Toulon, 
quoique  la  victoire  eût  été  indécise. 

Ces  exemples,  et  tant  d'autres,  sont  surpassés  par  le  fameux  ministre 
des  finances,  négociant  parvenu,  qui  prit  le  titre  de  marquis  de  Rien-en- 
soi  [VEnsenada). 

En  produisant  une  œuvre  faite  avec  toutes  les  libertés  des  vieux  théâ- 
tres français  et  espagnols,  l'auteur  s'est  permis  une  tentative  appelée  par 
les  vœux  de  plus  d'un  organe  de  l'opinion  publique  et  de  tous  ceux 
qui  assistent  aux  premières  représentations  :  il  a  voulu  convoquer  un  vrai 
public,  et  faire  représenter  la  pièce  devant  une  salle  pleine  de  spectateurs 


PRÉFACE.  123 

payants.  L'insuccès  de  cette  épreuve  a  été  si  bien  constaté  par  tous  les 
journaux,  que  la  nécessité  des  claqueurs  en  reste  à  jamais  démontrée. 

L'auteur  était  entre  ce  dilemme,  que  lui  posaient  les  personnes 
expertes  en  cette  matière  :  introduire  douze  cents  spectateurs  non  payants, 
le  succès  ainsi  obtenu  sera  nié  ;  faire  payer  leur  place  à  douze  cents  spec- 
tateurs, c'est  rendre  le  succès  presque  impossible.  L'auteur  a  préféré  le 
péril.  Telle  est  la  raison  de  cette  première  représentation,  où  tant  de 
personnes  ont  été  mécontentes  d'avoir  été  élevées  à  la  dignité  de  juges 
indépendants. 

L'auteur  rentrera  donc  dans  l'ornière  honteuse  et  ignoble  que  tant  d'a- 
bus ont  creusée  aux  succès  dramatiques;  mais  il  n'est  pas  inutile  de  dire 
ici  que  la  première  représentation  des  Ressources  de  Quinola  fut  ainsi 
donnée  au  bénéfice  des  claqueurs,  qui  sont  les  seuls  triomphateurs  de 
cette  soirée,  d'où  ils  avaient  été  bannis. 

Pour  caractériser  les  critiques  faites  sur  cette  comédie,  il  suflBra  de 
dire  que,  sur  cinquante  journaux  qui  tous,  depuis  vingt  ans,  prodiguent 
au  dernier  vaudevilliste  tombé  cette  phrase  banale  :  La  pièce  est  d'un 
homme  d'esprit  qui  saura  prendre  sa  revanche ,  aucun  ne  s'en  est  servi 
pour  les  Ressources  de  Quinola,  que  tous  tenaient  à  enterrer.  Cette  remar- 
que suffît  à  l'ambition  de  l'auteur. 

Cette  comédie  a  prouvé  que  le  second  Théâtre-Françaiè  aura  des  comé- 
diens.^MM.  Louis  Monrose,  Rosambeau,  Derosselle,  Rousset,  Eugène  Pier- 
ron,  Saint-Léon,  Crécy,  Baron,  Valmore,  Bignon,  mesdemoiselles  Berthault 
et  Mathilde  Payre,  constituent  un  commencement  de  troupe  qu'il  est  sur- 
prenant de  trouver  dans  un  théâtre  fondé  depuis  ciiiq  mois  et  assis  sur 
des  bases  qui  rendraient  presque  impossible  une  réunion  de  talents.  Aban- 
donné après  la  première  représentation,  le  rôle  de  don  Frégose  a  été  appris, 
su  et  joué  pour  la  seconde  par  un  des  régisseurs,  M.  Eugène  Gross,  qui 
en  a  sauvé  les  cotés  périlleux.  Comment  ne  pas  s'intéresser  à  un  théâtre 
où  le  dévouement  ne  se  lasse  chez  personne?  L'auteur  n'a  ni  le  temps  ni 
l'espace  nécessaires  pour  raconter  le  roman  historique  auquel  donneraient 
lieu  la  mise  en  scène  qui  a  duré  trois  mois,  la  manière  dont  se  sont  faits 
les  décors,  enfin,  toutes  les  préparations  exigées  par  sa  pièce  et  qui  auraient 
dû  commander  Tattention  d'un  public  assez  instruit  de  toutes  les  difficultés 
qui  se  rencontrent  à  l'Odéon.  On  a  d'ailleurs  remarqué  la  richesse  des 
costumes,  sortis  des  ateliers  de  Moreau,  et  dus  aux  craytjus  et  aux  recher- 
ches de  M.  Seigneurgens. 


424  PRÉFACE. 

Parmi  les  acteurs,  trois  ont  été  plus  particulièrement  remarqués. 
M.  Louis  Monrose  a  recueilli  dans  cette  soirée  une  grande  partie  de  l'hé- 
ritage paternel;  M.  Bignon  a  fait  comprendre  quel  était  son  avenir; 
M.  Rosambeau  a  su  élever  le  rôle  accessoire  de  Monipodio  à  la  hauteur 
d'un  rôle  principal  par  la  couleur  qu'il  lui  a  donnée.  M.  Rousset  a  rendu 
le  rôle  de  don  Ramon  de  la  manière  la  plus  originale,  et  M.  Derosselle  a 
fait  concevoir  la  juste  espérance  de  revoir  à  l'Odéon  un  autre  Duparai. 

Le  public  de  la  première  représentation  n'a  point  voulu  accepter  le 
côté  passionné  de  l'ouvrage,  le  rôle  de  Faustina,  confié  à  mademoiselle 
Héléna  Gaussin ,  qui  y  a  déployé  un  grand  courage.  Mais  une  actrice  n'a 
d'autorité  que  celle  qu'elle  a  su  conquérir  en  restant  pendant  longtemps 
sur  la  scène,  en  habituant  le  public  à  ses  défauts  aussi  bien  qu'à  ses  qua- 
lités, et  mademoiselle  Héléna  Gaussin  reparaissait,  après  une  longue  absence, 
devant  un  public  tout  nouveau  pour  elle.  Mais,  si  vous  voulez  chercher 
par  la  pensée  une  actrice  pour  ce  rôle  si  difficile  et  si  hardiment  jeté  de 
Faustina  Brancadori,  peut-être  ne  trouveriez -vous  l'artiste  capable  de  le 
bien  rendre  que  dans  votre  souvenir.  Sur  ce  rapport,  le  public  a  complè- 
tement manqué  de  justice,  de  bonne  foi  ;  et,  quand  il  arrive  à  ces  extré- 
mités, il  n'est  pas  seulement  injuste,  il  devient  cruel. 

Sans  que  l'auteur  eût  rien  fait  pour  obtenir  de  telles  promesses,  quel- 
ques personnes  avaient  d'avance  accordé  leurs  encouragements  à  sa  tenta- 
tive, et  celles-là  se  sont  montrées  plus  injurieuses  que  critiques;  mais 
l'auteur  regarde  de  tels  mécomptes  comme  les  plus  grands  bonheurs  qui 
puissent  lui  arriver,  car  on  gagne  de  l'expérience  en  perdant  de  faux  amis. 
Aussi  est-ce  autant  un  plaisir  qu'un  devoir  pour  lui  de  remercier  publi- 
quement les  personnes  qui  lui  sont  restées  fidèles  comme  M.  Léon  Goz- 
lan,  envers  lequel  il  a  contracté  une  dette  de  reconnaissance;  comme 
M.  Victor  Hugo,  qui  a,  pour  ainsi  dire,  protesté  contre  le  public  de  la 
première  représentation ,  en  revenant  voir  la  pièce  à  la  seconde;  comme 
M.  de  Lamartine  et  madame  de  Girardin,  qui  ont  maintenu  leur  pre- 
mier jugement  malgré  l'irritation  générale.  De  telles  approbations  conso- 
leraient d'une  chute.  Entre  tous  les  journaux,  le  Commerce  et  le  Mes- 
sager n'ont  pas  oublié  que  l'auteur  leur  prête  le  concours  de  sa  plume,  et 
ils  ont  gardé  les  convenances  littéraires.  Quant  à  la  Patrie^  qui  s'est  mon- 
trée si  bienveillante,  ce  journal  est  dans  une  situation  exceptionnelle  par 
rapport  à  l'Odéon. 

Qu'une  subvention  soit  accordée  à  ses  généreux  artistes,  et  le  second 


PRÉFACE.  ;|25 

Théâtre -Français  pourra  lutter  avantageusement  contre  sa  situation  topo- 
graphique  ;  il  servira  dignement  la  littérature  dramatique,  car  le  directeur 
actuel,  M.  Lireux,  a  bien  compris  que  l'Odéon  devait  être  l'arène  où  se 
livreraient  d'ardents  combats,  où  se  feraient  d'audacieuses  tentatives  dans 
l'art.  Aussi,  sous  ce  rapport,  la  pièce  que  voici  n'a-t-elle  pas  manqué  aux 
destinées  de  ce  courageux  thôâtre. 


lagny,  2  avril  18  42. 


b 


PERSONNAGES 

PROLOGUE  ODÉON.  VAUDEVUIE. 

PHILIPPE  II MM.  Grécy.  ebvre. 

LE  CAPITAINE  CIENFUGOS,   grand 

inquisiteur Valmore.  Joliet. 

LE  CAPITAINE  DES  GARDES  ....  Baron.  Bastien. 

LE  DUC  D'OLMÉDO Achille.  Paul  Clèves. 

LE  DUC  DE  LERME Genêt.  — 

ALFONSO  FONTANARÈS Bignon.  Laroche. 

QULNOLA Louis  Monrose.  Félix. 

LN  HALLEBARDIER Brière.  — 

UN  ALCADE  DU  PALAIS Ernest.  — 

UN   FAMILIER    DE   LTiNQUISITION 

(personnage  muet) 

LA  REINE  D'ESPAGNE M"^"  Defrance.  Duplessy. 

LA  MARQUISE  DE  MONDÉJAR.  .  .  Mathilde  Payre,  Marie  Brindeau. 

La  scène  est  à  Valiadolid,  dans  le  palais  du  roi  d'Espagne. 


PIÈGE 

DON  FRÉGOSE ,  vice-roi   de   Cata-    ,.,.  (  Nitry.  „ 

logne MM.|  Eugène  Gross.  ^ertann. 

LE  GRAND  INQUISITEUR Valmore.  Joliet. 

LE  COMTE  SARPI,  secrétaire  de  la 

vice-royauté Eugène  Pierron.  Robert. 

DON  RAMON,  savant Rousset.  Parade. 

AVALOROS,  banquier Saint-Léon.  Colson. 

MATHIEU  MAGIS,  lombard Senez.  Ricquier. 

LOTHUNDIAZ,  bourgeois Derosselle.  Chaumont. 

ALFONSO  FONTANARÈS,  mécani- 
cien   Bignon.  Laroche. 

LAVRADI  QUINOLA,  son  valet.  .  .  .  Louis  Monrose.  Félix. 

MONIPODIO,  ancien  miquelet.  .  .  .  Rosambeau.  Munie. 

COPPOLUS,  marchand  de  métaux.  .  Boileau.  Turlin. 

ESTEBAN,  ouvrier Vorbel.  Judigis. 

GIRONE,  autre  ouvrier Wampa.  Grivot. 

L'HOTE  du  Soleil  d'or Edouard.  — 

UN  HUISSIER F.  Rosambead.  — 

UN  ALCADE Ernest.  — 

CARPANO  ,  serrurier  (  personnage 
muet) 

FAUSTINA  BRANCADORI M"»"  Héléna  Gaussin.  Jane  Essler. 

MARIE  LOTHUNDIAZ Uurence.  Béatrix. 

PAQUITA,  camériste  de  Faustina.  .  .  Berthault.  Ricqdier. 

DONA  LOFEZ,   duègne Arsène.  Colbrun. 

La  scène  se  passe  à  Barcelone  en  1533. 


LES    RESSOURCES 

DE    QUINOLA 

PROLOGUE 


La  scène  est  à  Valladolid,  dans  le  palais  du  roi  d'Espagne.  Le  théâtre  reprô- 
gente  la  galerie  qui  conduit  à  la  chapelle.  L'entrée  de  la  chapelle  est  à  gauche 
du  spectateur,  celle  des  appartements  royaux  est  à  droite.  L'entrée  principale  est 
au  fond.  De  chaque  côté  de  la  principale  porte,  il  y  a  deux  hallebardiers. 

Au  lever  du  rideau,  le  capitaine  des  gardes  et  trois  seigneurs  sont  en  scène. 
Un  alcade  du  palais  est  debout  au  fond  de  la  galerie.  Quelques  courtisans  se 
promènent  dans  le  salon  qui  précède  la  galerie. 


SCÈNE   PREMIÈRE 
LE  CAPITAINE  DES  GARDES,    QUINOLA,    enveloppé  dans  *on 

manteau;     UN   HALLEBARDIE  R. 
LE    HALLEBARÛIER.    Il  barre  la  porte  à  Quinola. 

On  n'andre  bointe  sans  en  affoir  le  troide.  Qui  ê  dû? 

QUINOLA,     levant  la  hallebarde. 
Ambassadeur.    (On  le  regarde.) 

LE     HALLEBARDIER, 

Toii? 

QUINOLA.    Il  passe. 

D'où?  Du  pays  de  misère.  ^ 

LE     CAPITAINE    DES     GARDES. 

Allez  chercher  le  majordome  du  palais  pour  rendre  à  cet  ambas- 


428  LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA. 

sadeur-là  les  honneurs  qui  lui  sont  dus.  (au  haUebardier.  )  Trois  jours 
de  prison. 

QUINOLA,    au  capitaine. 

Voilà  donc  comment  vous  respectez  le  droit  des  gens  !  Écoutez, 
monseigneur,  vous  êtes  bien  haut,  je  suis  bien  bas;  avec  deux 
mots,  nous  allons  nous  trouver  de  plain-pied. 

LE     CAPITAINE. 

Tu  es  un  drôle  très-drôle . 

QUINOLA    le  prend   à    part. 

N'êtes-vous  pas  le  cousin  de  la  marquise  de  Mondéjar? 

LE     CAPITAINE. 

Après? 

QUINOLA. 

Quoiqu'en  très-grande  faveur,  elle  est  sur  le  point  de  rouler  dans 
un  abîme...  sans  sa  tête. 

LE     CAPITAINE. 

Tous  ces  gens-là  font  des  romans!...  Écoute  :  tu  es  le  vingt- 
deuxième,  et  nous  sommes  au  10  du  mois,  qui  tente  de  s'intro- 
duire ainsi  près  de  la  favorite,  pour  lui  soutirer  quelques  pistoles. 
Détale...  ou  sinon... 

QUINOLA. 

Monseigneur,  il  vaut  mieux  parler  à  tort  vingt-deux  fois  à  vingt- 
deux  pauvres  diables,  que  de  manquer  à  entendre  celui  qui  vous 
est  envoyé  par  votre  bon  ange  ;  et  vous  voyez  qu'à  peu  de  chose 
près  (n  ouvre  son  manteau.),  j'en  ai  le  costume. 

LE     CAPITAINE. 

Finissons!  quelle  preuve  donnes-tu  de  ta  mission? 

QUINOLA    lui  tend  une  lettre. 

Ce  petit  mot;  remettez-le  vous-même  pour  que  ce  secret  de- 
meure entre  nous,  et  faites-moi  pendre  si  vous  ne  voyez  la  mar- 
quise tomber  en  pâmoison  à  cette  lecture.  Croyez  que  je  professe, 
avec  l'immense  majorité  des  Espagnols,  une  aversion  radicale 
pour...  la  potence. 

LE     CAPITAINE. 

Et  si  quelque  femme  ambitieuse  t'avait  payé  ta  vie  pour  avoir 
celle  d'une  autre? 


LES    RESSOURCES  DE  QUINOLA.  429 

QUINOLA. 

Serais-je  en  guenilles?  Ma  vie  vaut  celle  de  César.  Tenez,  mon- 
seigneur (Il  décachette  la  lettre,  la  sent,  la  replie,  et  la  lui  rend.),   êteS-VOUS 

content? 

LE    CAPITAINE,    à  part. 

J'ai  le  temps  encore,  (a  Quinoia.)  Reste  là,  j'y  vais. 
SCÈNE   II 

QUINOLA,    seul,  sur  le  devant  de  la  scène,  en  regardant  le  capitaine. 

Marche  donc!  —  0  mon  cher  maître,  si  la  torture  ne  t'a  pas 
brisé  les  os,  tu  vas  donc  sortir  des  cachots  de  la  s...  la  très-sainte 
inquisition,  délivré  par  ton  pauvre  caniche  de  Quinola!  Pauvre!... 
qui  est-ce  qui  a  parlé  de  pauvre  ?  Une  fois  mon  maître  libre,  nous 
finirons  bien  par  monnoyer  nos  espérances.  Quand  on  a  su  vivre  à 
Valladolid  depuis  six  mois  sans  argent,  et  sans  être  pincé  par  les 
alguazils,  on  a  de  petits  talents  qui,  s'ils  s'appliquaient  à...  autre 
chose,  mèneraient  un  homme...  où?...  ailleurs  enfin!  Si  nous 
savions  où  nous  allons,  personne  n'oserait  marcher...  Je  vais  donc 
parler  au  roi,  moi,  Quinola.  Dieu  des  gueux!  donne-moi  l'élo- 
quence... de...  d'une  jolie  femme,  de  la  marquise  de  Mondéjar... 

SCÈNE  III 

QUINOLA,   LE  CAPITAINE. 

LE    CAPITAINE,    à  Quinola. 

Voici  cinquante  doublons  que  t'envoie  la  marquise,  pour  te  mettre 
en  état  de  paraître  ici  convenablement. 

QUINOLA.    Il  verse  l'or  d'une  maiij  dans  l'autre. 

Ah  !  ce  rayon  de  soleil  s'est  bien  fait  attendre  !  Je  reviens,  mon- 
seigneur, pimpant  comme  le  valet  de  cœur,  dont  j'ai  pris  le  nom  ; 
Quinola  pour  vous  servir,  Quinola,  biefttôt  seigneur  d'immenses 
domaines  où  je  rendrai  la  justice,  dès  que...  (a  part.)  je  ne  la 
craindrai  plus  pour  moi. 

&V11U  9 


\30  THEATRE. 

SCÈNE  IV 

LES  COURTISANS,   LE  CAPITAINE. 

LE    CAPITAINE,    seul  sur  le  devant  de  la  scèae. 

Quel  secret  ce  misérable  a-t-il  donc  surpris  ?  ma  cousine  a  failli 
perdre  connaissance.  Il  s'agit  de  tous  ses  amis,  a-t-elle  dit.  Le  roi 
doit  être  pour  quelque  chose  dans  tout  ceci,  (a  un  seigneur.)  Duc  de 
Lerme,  y  a-t-il  quelque  chose  de  nouveau  dans  Valladolid? 

LE    DUC    DE    LERME,    bas. 

Le  duc  d'Olmédo  aurait  été,  dit-on,  assassiné  ce  matin,  à  trois 
heures,  au  petit  jour,  à  quelques  pas  du  jardin  de  l'hôtel  Mondéjar. 

LE    CAPITAINE. 

11  est  bien  capable  de  s'être  fait  un  peu  assassiner  pour  perdre 
ainsi  ma  cousine  dans  l'esprit  du  roi,  qui,  semblable  aux  grands 
politiques,  tient  pour  vrai  tout  ce  qui  est  probable. 

LE    DUC    DE    LERME. 

On  dit  que  l'inimitié  du  duc  et  de  la  marquise  n'est  qu'une 
feinte,  et  que  Tassassin  ne  peut  pas  être  poursuivi. 

LE    CAPITAINE. 

Duc,  ceci  ne  doit  pas  se  répéter  sans  une  certitude,  et  ne  s'écri- 
rait alors  qu'avec  une  épée  teinte  de  mon  sang. 

LE    DUC    DE    LERME. 

Vous  m'avez  demandé  des  nouvelles...  (Le  duc  se  retire.) 

SCÈNE  V 

Les  Mêmes,   LA  MARQUISE  DE  MONDÉJAR. 

LE    CAPITAINE. 

Ah  !  mais  voici  ma  cousine  !  (a  la  marquise.)  Chère  marquise,  vous 
êtes  encore  bien  agitée.  Au  nom  de  notre  salut,  contenez-vous,  on 
va  vous  observer. 

LA    MARQUISE. 

Cet  homme  est-il  revenu  ? 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  131 

LE    CAPITAINE. 

Mais  comment  un  homme  placé  si  bas  peut-il  vous  causer  de 
telles  alarmes? 

LA    MARQUISE. 

Il  tient  ma  vie  dans  ses  mains;  plus  que  ma  vie,  car  il  tient 
aussi  celle  d'un  autre  qui,  malgré  les  plus  habiles  précautions, 
excite  la  jalousie... 

LE    CAPITAINE. 

Du  roi...  Aurait-il  donc  fait  assassiner  le  duc  d'Olmédo,  comme 
on  le  dit  ? 

LA    MARQUISE. 

HélasI...  je  ne  sais  plus  qu'en  penser...  Me  voilà  seule,  sans 
secours...  et  peut-être  bientôt  abandonnée. 

LE    CAPITAINE. 

Comptez  sur  moi...  Je  vais  être  au  milieu  de  tous  nos  ennemis 
comme  le  chasseur  à  l'affût. 


SCENE   VI 
Les  Mêmes,   QUINOLA. 

QUINOLA. 

Je  n'ai  plus  que  trente  doublons,  mais  je  fais  de  l'effet  pour 
soixante...  Hein  !  quel  parfum  !  La  marquise  pourra  me  parler  sans 
crainte... 

LA    MARQUISE,    montrant  Quinola. 

Est-ce  là  notre  homme? 

LE    CAPITAINE. 

Oui. 

LA    MARQUISE. 

Mon  cousin,  veillez  à  ce  que  je  puisse  causer  sans  être  écoutée... 
(a  Quinola.)  Qui  êtes-vous,  mon  ami? 

QUINOLA,    à  part. 

Son  ami  !  Tant  qu'on  a  le  secret  d'une  jlfemme,  on  est  toujours 
son  ami.  (Haut.)  Madame,  je  suis  un  homme  au-dessus  de  toutes 
les  considérations  et  de  toutes  les  circonstances. 


432  THÉÂTRE. 

LA    MARQUISE. 

On  va  bien  haut  ainsi  ! 

QUINOLA. 

Est-ce  une  menace  ou  un  avis? 

LA    MARQUISE. 

Mon  cher,  vous  êtes  un  impertinent  ! 

QUINOLA. 

Ne  prenez  pas  la  perspicacité  pour  de  l'impertinence.  Vous  voulez 
m*étudier  avant  d*en  venir  au  fait,  je  vais  vous  dire  mon  caractère  : 
mon  vrai  nom  est  Lavradi.  En  ce  moment,  Lavradi  devrait  être  en 
Afrique  pour  dix  ans,  aux  présides  ;  une  erreur  des  alcades  de  Bar- 
celone. Quinola  est  la  conscience,  blanche  comme  vos  belles  mains, 
de  Lavradi.  Quinola  ne  connaît  pas  Lavradi.  L'àme  connaît-elle 
le  corps?  Vous  pourriez  faire  rejoindre  l'âme-Quinola  au  corps- 
Lavradi,  d'autant  plus  facilement  que  ce  matin  Quinola  se  trouvait 
à  la  petite  porte  de  votre  jardin,  avec  les  amis  de  l'aurore  qui  ont 
arrêté  le  duc  d'Olmédo... 

LA    MARQUISE. 

Que  lui  est-il  arrivé? 

QUINOLA. 

Lavradi  profiterait  de  ce  moment,  plein  d'ingénuité,  pour  de- 
mander sa  grâce,  mais  Quinola  est  gentilhomme. 

LA    MARQUISE. 

Vous  vous  occupez  beaucoup  trop  de  vous... 

QUINOLA. 

Et  pas  assez  de  lui...  c'est  juste.  Le  duc  nous  a  pris  pour  de  vils 
assassins;  nous  lui  demandions  seulement,  d'un  peu  trop  bonne 
heure,  un  emprunt  hypothéqué  sur  noi  rapières.  Le  fameux  Majo- 
rai qui  nous  commandait,  vivement  pressé  par  le  duc,  a  été  forcé 
de  le  mettre  hors  de  combat  par  une  petite  botte  dont  il  a  le 
secret. 

LA    MARQUISE. 

Ah  !  mon  Dieu!... 

QUINOLA. 

Le  bonheur  vaut  bien  cela,  madame. 

LA    MARQUISE,    à  part. 

Du  calme,  cet  homme  a  mon  secret. 


LES  RESSOURCES   DE  QUINOLA.  133 

QUINOLA. 

Quand  nous  avons  vu  que  le  duc  n'avait  pas  un  raaravédis,  — 
quelle  imprudence  !  —  on  l'a  laissé  là.  Comme  j'étais  de  tous  ces 
braves  gens  le  moins  compromis,  on  m'a  chargé  de  le  reconduire; 
en  remettant  ses  poches  à  Tendroit,  j'ai  trouvé  le  billet  que  vous 
lui  avez  écrit;  et,  en  m'informant  de  votre  position  à  la  cour,  j'ai 
compris... 

LA    MARQUISE, 

Que  ta  fortune  était  faite. 

QUINOLA. 

Du  toutl...  que  ma  vie  était  en  danger. 

LA    MARQUISE. 

Eh  bien? 

QUINOLA. 

Vous  ne  devinez  pas?  Votre  billet  est  entre  les  mains  d'un  homme 
^ûr,  qui,  s'il  m'arrivait  le  moindre  mal,  le  remettrait  au  roi.  Est-ce 
clair  et  net  ? 

LA    MARQUISE. 

Que  veux-tu? 

QUINOLA. 

A  qui  parlez-vous?  à  Quinola  ou  à  Lavradi? 

LA    MARQUISE. 

Lavradi  aura  sa  grâce.  Que  veut  Quinola?  entrer  à  mon  service? 

QUINOLA. 

Les  enfants  trouvés  sont  gentilshommes  :  Quinola  vous  rendra 
-votre  billet  sans  vous  demander  un  maravédis,  sans  vous  obliger  à 
rien  d'indigne  de  vous,  et  il  compte  que  vous  vous  dispenserez 
d'en  vouloir  à  la  tête  d'un  pauvre  diable  qui  porte  sous  sa  besace 
le  cœur  du  Cid. 

LA    MARQUISE. 

Comme  tu  vas  me  coûter  cher,  drôle  I 

QUINOLA. 

Vous  me  disiez  tout  à  l'heure  :  «  Mon  ami.  » 

LA    MARQUISE, 

N'étais-tu  pas  mon  ennemi  ? 


434  THÉÂTRE. 

QUINOLA. 

Sur  cette  parole,  je  me  fie  à  vous,  madame,  et  vais  vous  dire 
tout...  Mais  la...  ne  riez  pas...  vous  le  promettez...  Je  veux... 

LA     MARQUISE. 

Tu  veux? 

QUINOLA. 

Je  veux...  parler  au  roi...  là,  quand  il  passera  pour  aller  à  la 
chapelle  ;  rendez-le  favorable  à  ma  requête. 

LA    iMARQUlSE. 

Mais  que  lui  demanderas-tu? 

QUINOLA. 

La  chose  la  plus  simple  du  monde  :  une  audience  pour  mon 
maître. 

LA     MARQUISE. 

Explique-toi,  le  temps  presse. 

QUINOLA. 

Madame,  je  suis  le  valet  d'un  savant;  et,  si  la  marque  du  génie 
est  la  pauvreté,  nous  avons  beaucoup  trop  de  génie,  madame. 

LA    MARQUISE. 

Au  fait! 

QUINOLA. 

Le  seigneur  Alfonso  Fontanarès  est  venu  de  Catalogne  ici  pour 
offrir  au  roi  notre  maître  le  sceptre  de  la  mer.  A  Barcelone,  on  l'a 
pris  pour  un  fou,  ici  pour  un  sorcier.  Quand  on  a  su  ce  qu'il  pro- 
met, on  l'a  berné  dans  les  antichambres.  Celui-ci  voulait  le  pro- 
téger pour  le  perdre,  celui-là  mettait  en  doute  notre  secret  pour 
le  lui  arracher  :  c'était  un  savant;  d'autres  lui  proposaient  d'en 
faire  une  affaire  :  des  capitalistes  qui  voulaient  l'entortiller.  De  la 
façon  dont  allaient  les  choses,  nous  ne  savions  que  devenir.  Per- 
sonne assurément  ne  peut  nier  la  puissance  de  la  mécanique  et  de 
la  géométrie,  mais  les  plus  beaux  théorèmes  sont  peu  nourrissants, 
et  le  plus  petit  civet  est  meilleur  pour  l'estomac  :  vraiment,  c'est 
un  défaut  de  la  science.  Cet  hiver,  mon  maître  et  moi,  nous  nous 
chauffions  de  nos  projets  et  nous  remâchions  nos  illusions...  Eh 
bien,  madame,  il  est  en  prison,  car  on  l'accuse  d'être  au  mieux 
avec  le  diable  ;  et,  malheureusement,  cette  fois,  le  saint-office  a 
raison,  nous  l'avons  vu  constamment  au  fond  de  notre  bourse.  Eh 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.        135 

bien,  madame,  je  vous  en  supplie,  inspirez  au  roi  la  curiosité  de 
voir  un  homme  qui  lui  apporte  une  domination  aussi  étendue  que 
celle  que  Colomb  a  donnée  à  l'Espagne. 

LA     MARQUISE. 

Mais,  depuis  que  Colomb  a  donné  le  nouveau  monde  à  l'Espagne, 
on  nous  en  offre  un  tous  les  quinze  jours! 

QUINOLA. 

Ahl  madame,  chaque  homme  de  génie  a  le  sien.  Sangodémi!  il 
est  si  rare  de  faire  honnêtement  sa  fortune  et  celle  de  l'État,  sans 
rien  prendre  aux  particuliers,  que  le  phénomène  mérite  d'être 
favorisé. 

LA    .MARQUISE. 

Enfin,  de  quoi  s'agit-il? 

QUINOLA. 

Encore  une  fois,  ne  riez  pas,  madame!  Il  s'agit  de  faire  aller  les 
vaisseaux  sans  voiles  ni  rames,  malgré  le  vent,  au  moyen  d'une 
marmite  pleine  d'eau  qui  bout. 

LA     MARQUISE. 

Ah  çà!  d'où  viens-tu?  Que  dis-tu?  Rêves-tu? 

QUINOLA. 

Et  voilà  ce  qu'ils  nous  chantent  tous!  Ah!  vulgaire,  tu  es  ains 
fait  que  l'homme  de  génie  qui  a  raison  dix  ans  avant  tout  le 
monde,  passe  pour  un  fou  pendant  vingt-cinq  ans.  Il  n'y  a  que  moi 
qui  croie  en  cet  homme,  et  c'est  à  cause  de  cela  que  je  l'aime  : 
comprendre,  c'est  égaler. 

LA   MARQUISE. 

Que,  moi,  je  dise  de  telles  sornettes  au  roi? 

QUINOLA. 

Madame,  il  n'y  a  que  vous  dans  toute  l'Espagne  à  qui  le  roi  ne 
dira  pas  :  «  Taisez-vous  !  » 

LA     MARQUISE. 

Tu  ne  connais  pas  le  roi,  et  je  le  connais,  moi!  (a  part.)  Il  faut 
ravoir  ma  lettre.  (Haut.)  Il  se  présente  une  circonstance  heureuse 
pour  ton  maître  :  on  apprend  en  ce  moment  au  roi  la  perte  de 
l'Armada  :  tiens-toi  sur  son  passage  et  tu  lui  parleras. 


436  THÉÂTRE. 

SCÈNE  VII 

LE  CAPITAINE  DES  GARDES,   LES  COURTISANS. 
QUINOLA. 

QUINOLA,    sur  le  devant. 

Il  ne  suffit  donc  pas  d'avoir  du  génie  et  d'en  user,  car  il  y  en  a 
qui  le  dissimulent  avec  bien  du  bonheur,  il  faut  encore  des  cir- 
constances :  une  lettre  trouvée  qui  mette  une  favorite  en  péril, 
pour  obtenir  une  langue  qui  parle,  et  la  perte  de  la  plus  grande 
des  flottes,  pour  ouvrir  les  oreilles  à  un  prince.  Le  hasard  est  un 
fameux  misérable!  Allons!  dans  le  duel  de  Fontanarès  avec  son 
siècle,  voici  pour  son  pauvre  second  le  moment  de  se  montrer!... 

(On  entend  les  cloches,  on  porte  les  armes.)    Est-CO  UU  présagO  du  SUCCèS? 

(Au  capitaine  des  gardes.)  Comment  parle-t-on  au  roi? 

LE     CAPITAINE. 

Tu  t'avanceras,  tu  plieras  le  genou,  tu  diras  :  «  Sire!...  »  Et  prie 
Dieu  de  conduire  ta  langue.  (Le  cortège  défile.) 

QUINOLA. 

Je  n'aurai  pas  la  peine  de  me  mettre  à  genoux,  ils,  plient  déjà, 
car  il  ne  s'agit  pas  seulement  d'un  homme,  mais  d'un  monde, 

UN    AUTRE     PAGE, 

La  reine! 

Uî^    PAGE. 

Le  roi! 

SCÈNE   VIII 

Les  Mêmes,  LA  REINE,   LE  ROI, 

LA  MARQUISE  DE  MONDÉJAR,  LE  GRAND  INQUISITEUR, 

TOUTE  LA  Cour. 

PHILIPPE     II. 

Messieurs,  nous  allons  prier  Dieu  qui  vient  de  frapper  l'Espagne. 
L'Angleterre  nous  échappe,  l'Armada  s'est  perdue  et  nous  ne  vous 
en  voulons  point,  amiral  (n  se  tourne  vers  l'amirai.);  VOUS  u'avicz  pas 
mission  de  combattre  les  tempêtes. 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  137 

QUINOLA. 
Sire!   (Il  pHe  un  genou.) 

PHILIPPE     II. 

Qui  es-tu  ? 

QUINOLA. 

Le  plus  petit  et  le  plus  dévoué  de  vos  sujets,  le  valet  d'un 
homme  qui  gémit  dans  les  prisons  du  saint-office,  accusé  de  magie 
pour  vouloir  donner  à  Votre  Majesté  les  moyens  d'éviter  de  pareils 
désastres... 

PHILIPPE     II. 

Si  tu  n'es  qu'un  valet,  lève-toi.  Les  grands  doivent  seuls  ici 
fléchir  devant  le  roi. 

QUINOLA. 

Mon  maître  restera  donc  à  vos  genoux. 

PHILIPPE     II. 

Explique-toi  promptement  :  le  roi  n'a  pas  dans  sa  vie  autant 
d'instants  qu'il  a  de  sujets. 

QUINOLA. 

Vous  devez  alors  une  heure  à  un  empire.  Mon  maître,  le  sei- 
gneur Alfonso  Fontanarès,  est  dans   les  prisons  du  saint-office... 

PHILIPPE     II,    au  grand  inquisiteur. 
Mon    Père    (Le  grand   inquisiteur  s'approche.),    que   pOUVez-VOUS    nOUS 

dire  d'un  certain  Alfonso  Fontanarès? 

LE     GRAND     INQUISITEUR. 

C'est  un  élève  de  Galilée,  il  professe  sa  doctrine  condamnée,  et 
se  vante  de  pouvoir  faire  des  prodiges  en  refusant  d'en  dire  les 
moyens.  11  est  accusé  d'être  plus  Maure  qu'Espagnol. 

QUINOLA,    à  part. 

Cette  face  blême  va  tout  gâter...  (au  roi.)  Sire,  mon  maître,  pour 
toute  sorcellerie,  est  amoureux  fou,  d'abord  de  la  gloire  de  Votre 
Majesté,  puis  d'une  fille  de  Barcelone,  héritière  de  Lothundiaz,  le 
plus  riche  bourgeois  de  la  ville.  Mais  il  avait  amassé  plus  de  savoir 
que  de  richesse  en  étudiant  les  sciences  naturelles  en  Italie,  et 
le  pauvre  garçon  ne  pouvait  réussir  à  épouser  cette  fille  que  cou- 
vert de  gloire  et  d'or...  Et  voyez,  sire,  c^mme  on  calomnie  les 
grands  hommes  :  il  fit,  dans  son  désespoir,  un  pèlerinage  à  Notre- 
Dame  del  Pilar,  pour  la  prier  de  l'assister,  parce  que  celle  qu'il 


138  THEATRE. 

aime  se  nomme  Marie.  Au  sortir  de  l'église,  il  s'assit  fatigué,  sous 
un  arbre,  s'endormit,  la  madone  lui  apparut  et  lui  conseilla  cette 
invention  de  faire  marcher  les  vaisseaux  sans  voiles,  sans  rames, 
contre  vent  et  marée.  Il  est  venu  vers  vous,  sire  :  on  s'est  mis 
entre  le  soleil  et  lui,  et,  après  une  lutte  acharnée  avec  les  nuages, 
il  expie  sa  croyance  en  Notre-Dame  del  Pilar  et  en  son  roi.  Il  ne 
lui  reste  que  son  valet,  assez  courageux  pour  venir  mettre  à  vos 
pieds  l'avis  qu'il  existe  un  moyen  de  réaliser  la  domination  uni- 
verselle. 

PHILIPPE    II. 

Je  verrai  ton  maître  au  sortir  de  la  chapelle. 

LE    GRAND     INQUISITEUR. 

Le  roi  ne  court-il  pas  des  dangers? 

PHILIPPE    II. 

Mon  devoir  est  de  l'interroger. 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Le  mien  est  de  faire  respecter  les  privilèges  du  saint-office. 

PHILIPPE    II. 

Je  les  connais.  Obéis  et  tais-toi.  Je  te  dois  un  otage,  je  le  sais... 
(Il  regarde.)  OÙ  doiic  est  le  duc  d'Olmédo? 

QUINOLA,    à  part. 

Aïe  !  aïe  ! 

LA    MARQUISE,    à  part. 

Nous  sommes  perdus. 

LE    CAPITAINE     DES    GARDES. 

Sire,  le  duc  n'est  pas  encore...  arrivé... 

PHILIPPE    II. 

Qui  lui  a  donné  la  hardiesse  de  manquer  aux  devoirs  de  sa  charge? 

(A  part.)    Il   me   semble   que   l'on  me  trompe.    (Au  capitaine  des  gardes.) 

Tu  lui  diras,  s'il  arrive,  que  le  roi  l'a  commis  à  la  garde  d'un  pri- 
sonnier du  saint-office,  (au  grand  inquisiteur.)  Dounez  uu  ordrc. 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Sire,  j'irai  moi-même. 

LA    REINE. 

Et  si  le  duc  ne  vient  pas?... 


LES  RESSOURCES   DE  QUINOLA.  139 

PHILIPPE    II. 

Il  serait  donc  mort,  (au  capitaine.)  ïu  le  remplaceras  dans  l'exé- 
ciition  de  mes  ordres,  (n  passe.) 

LA    MARQUISE,    à  Quinola. 

Cours  chez  le  duc,  qu'il  vienne  et  qu'il  se  comporte  comme  s'il 
n'était  pas  mourant.  La  médisance  doit  être  une  calomnie... 

QUINOLA. 

Comptez  sur  moi,  mais  protégez-nous,  (seui.)  Sangodémi!  le  roi 
m'a  paru  charmé  de  mon  invention  de  Notre-Dame  del  Pilar;  je  lui 
fais  vœu...  de  quoi?...  Nous  verrons  après  le  succès. 

Le  théâtre  change  et  représente  un  cachot  de  l'inquisition. 


SCENE   IX 

FONTANARÈS,  seul. 

Je  comprends  maintenant  pourquoi  Colomb  a  voulu  que  ses 
chaînes  fussent  mises  près  de  lui  dans  son  cercueil.  Quelle  leçon 
pour  les  inventeurs!  Une  grande  découverte  est  une  vérité.  La 
vérité  ruine  tant  d'abus  et  d'erreurs,  que  tous  ceux  qui  en  vivent 
se  dressent  et  veulent  tuer  la  vérité  :  ils  commencent  par  s'atta- 
quer à  l'homme.  Aux  novateurs,  la  patience  !  j'en  aurai.  Malheu- 
reusement, ma  patience  me  vient  de  mon  amour.  Pour  avoir  iMarie, 
je  rêve  la  gloire  et  je  cherchais...  Je  vois  voler  au-dessus  d'une 
chaudière  un  brin  de  paille.  Tous  les  hommes  ont  vu  cela  depuis 
qu'il  y  a  des  chaudières  et  de  la  paille  ;  moi,  j'y  vois  une  force  ; 
pour  l'évaluer,  je  couvre  la  chaudière,  le  couvercle  saute  et  il  ne 
me  tue  pas.  Archimède  et  moi,  nous  ne  faisons  qu'un  !  il  voulait 
un  levier  pour  soulever  le  monde;  ce  levier,  je  le  tiens,  et  j'ai  la 
sottise  de  le  dire  :  tous  les  malheurs  fondent  sur  moi.  Si  je  meurs, 
homme  de  génie  à  venir  qui  retrouveras  ce  secret,  agis  et  tais-toi. 
La  lumière  que  nous  découvrons,  on  nous  la  prend  pour  allumer 
notre  bûcher.  Galilée,  mon  maître,  est  en  prison  pour  avoir  dit 
que  la  terre  tourne,  et  j'y  suis  pour  la  nouloir  organiser.  Non  !  j'y 
suis  comme  rebelle  à  la  cupidité  de  ceux  qui  veulent  mon  secret  ; 
si  je  n'aimais  pas  Marie,  je  sortirais  ce  soir,  je  leur  abandonnerais 


HO  THÉÂTRE. 

le  profit,  la  gloire  me  resterait...  Oh!  rage...  La  rage  est  bonne 
pour  les  enfants  :  soyons  calme,  je  suis  puissant.  Si  du  moins 
j'avais  des  nouvelles  du  seul  homme  qui  ait  foi  en  moi?  Est-il 
libre,  lui  qui  mendiait  pour  me  nourrir?...  La  foi  n'est  que  chez  le 
pauvre,  il  en  a  tant  besoin  ! 


SCENE  X 
LE  GRAND  INQUISITEUR,  un  Familier,  FONTANARÈS. 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Eh  bien,  mon  fils,  vous  parliez  de  foi?  peut-être  avez-vous  fait 
de  sages  réflexions.  Allons,  épargnez  au  saint-office  l'emploi  de  ses 
rigueurs. 

FONTANARÈS. 

Mon  Père,  que  souhaitez-vous  que  je  dise? 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Avant  de  vous  mettre  en  liberté,  le  saint-office  doit  être  sûr  que 
vos  moyens  sont  naturels... 

FONTANARÈS. 

Mon  Père,  si  j'avais  fait  un  pacte  avec  le  mauvais  esprit,  me 
laisserait-il  ici? 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Vous  dites  une  parole  impie  :  le  démon  a  un  maître,  nos  auto- 
da-fé  le  prouvent. 

FONTANARÈS. 

Avez-vous  jamais  vu  un  vaisseau  en  mer?  (Le  grand  inquisiteur  fait 
un  signe  affirmatif.)  Par  quel  moyen  allait-il? 

LE     GRAND    INQUISITEUR. 

Le  vent  enflait  ses  voiles. 

FONTANARÈS. 

Est-ce  le  démon  qui  a  dit  ce  moyen  au  premier  navigateur? 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Savez-vous  ce  qu'il  est  devenu  ? 

FONTANARÈS. 

Peut-être  est-il  devenu  quelque  puissance  maritime  oubliée... 
Enfin  mon  moyen  est  aussi  naturel  que  le  sien  :  j'ai  vu  comme  lui 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.        141 

dans  la  nature  une  force,  et  que  l'homme  peut  s'approprier;  car  le 
vent  est  à  Dieu,  l'homme  n'en  est  pas  le  maître,  le  vent  emporte 
ses  vaisseaux,  et  ma  force  à  moi  est  dans  le  vaisseau. 

LE    GRAND    INQUISITEUR,    à  part. 

Cet  homme  sera  bien  dangereux!  (Haut.)  Et  vous  refusez  de  nous 
la  dire?... 

FONTANARÈS. 

Je  la  dirai  au  roi,  devant  toute  la  cour;  personne  alors  ne  me 
ravira  ma  gloire  ni  ma  fortune. 

LE     GRAND    INQUISITEUR. 

Vous  VOUS  dites  inventeur,  et  vous  ne  pensez  qu'à  la  fortune! 
Vous  êtes  plus  ambitieux  qu'homme  de  génie. 

FONTANARÈS. 

Mon  Père,  je  suis  si  profondément  irrité  de  la  jalousie  du  vul- 
gaire, de  l'avarice  de 3  grands,  de  la  conduite  des  faux  savants, 
que...,  si  je  n'aimais  pas  xMarie,  je  rendrais  au  hasard  ce  que  le 
hasard  m* a  donné. 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Le  hasard  ! 

FONTANARÈS. 

J'ai  tort.  Je  rendrais  à  Dieu  la  pensée  que  Dieu  m'envoya. 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Dieu  ne  vous  l'a  pas  envoyée  pour  la  cacher,  nous  avons  le  droit 
de  vous  faire  parler...  (a  son  familier.)  Qu'on  prépare  la  question. 

FONTANARÈS. 

Je  l'attendais. 

SCÈNE  XI 

LE  GRAND  INQUISITEUR,   FONTANARÈS,   QUINOLA, 
LE   DUC  D'OLMÉDO. 

I 

QUINOLA. 

Ça  n'est  pas  sain,  la  torture.  * 

FONTANARÈS. 

Quinola  !  et  dans  quelle  livrée  ! 


442  THÉÂTRE. 

nUINOLA. 

Celle  du  succès;  vous  serez  libre. 

FONTANARÈS. 

Libre?  passer  de  l'enfer  au  ciel,  en  un  moment I 

LE    DUC    d'oLMÉDO. 

Comme  les  martyrs. 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Monsieur,  vous  osez  dire  ces  paroles  ici? 

LE    DUC    d'oLMÉDO. 

Je  suis  chargé,  par  le  roi,  de  vous  retirer  cet  homme  des  mains, 
et  je  vous  en  réponds... 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Quelle  faute  ! 

QUINOLA. 

Ah!  vous  vouliez  le  faire  bouillir  dans  vos  chaudières  pleines 
d'huile,  merci  !  Les  siennes  vont  nous  faire  faire  le  tour  du  monde... 

■comme  ça!   (Il  fait  tourner  son  chapeau.) 

FONTANARÈS. 

Embrasse-moi  donc,  et  dis-moi  comment... 

LE    DUC    d'OLMÉDO. 

Pas  un  mot  ici... 

QUINOLA. 
Oui  (Il  montre  les  talons  de  l'inquisiteur.),  Car  leS  murS  Ont  ici  boaUCOUp 

trop  d'intelligence.  Venez.  Et  vous,  monsieur  le  duc,  courage!  Ah! 
VOUS  êtes  bien  pâle,  il  faut  vous  rendre  des  couleurs;  mais  ça  me 
regarde. 

La  scène  change  et  représente  la  galerie  du  palais. 

SCÈNE  XII 

LE  DUC  D'OLMÉDO,    LE  DUC  DE  LERME, 
FOiNTANARÈS,   QUINOLA. 

LE    DUC    d'oLMÉDO. 

Nous  arrivons  à  temps  ! 

LE    DUC    DE    LERME. 

Vous  n'êtes  donc  pas  blessé? 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.         U3 

LE    DUC    d'oLMÉDO. 

Qui  a  dit  cela?  La  favorite  veut-elle  me  perdre?  Serais-je  ici 
comme  vous  me  voyez?  (a  Quinoia.)  Tiens-toi  là  pour  me  soutenir... 

QUINOLA,    à  Fontanarès. 

Voilà  un  homme  digne  d'être  aimé... 

FONTANARÈS. 

Qui  ne  l'envierait?  On  n'a  pas  toujours  Toccasion  de  montrer 
combien  l'on  aime. 

QUINOLA. 

Monsieur,   gardez-vous  bien   de  toutes  ces  fariboles  d'amour 
devant  le  roi...  car  le  roi,  voyez-vous... 

UN    PAGE. 

Le  roi! 

FONTANARÈS. 

Allons,  pensons  à  Marie! 

QUINOLA,    voyant  faiblir  le  duc  d'Olmédo. 
Eh  bien  !    (Il  lui  fait  respirer  un  flacon.  ) 


SCÈNE   XIII 

Les  Mêmes,   LE   ROI,   LA  REINE,   LA  MARQUISE 

DE  MONDÉJAR,   le  CAPITAINE  DES  GARDES, 

LE  GRAND    INQUISITEUR,   LE  PRÉSIDENT  DU   CONSEIL 

DE  CASTILLE,  toute  la  Cour. 

PHILIPPE    II,    au  capitaine  des  gardes. 

Notre  homme  est-il  venu? 

LE    CAPITAINE. 

Le  duc  d'Olmédo,  que  j'ai  rencontré  sur  les  degrés  du  palais, 
s'est  empressé  d'obéir  au  roi. 

LE    DUC    d'oLMÉDO,    un  genou   enterre. 

Le  roi  daigne-t-il  pardonner  un  retard...  impardonnable? 

PHILIPPE    II    le  relève  par  l%bras  blessé. 

On  te  disait  mourant...  (ii  regarde  la  marquise.)  d'uno  blessure  reçue 
dans  une  rencontre  de  nuit. 


444  THÉÂTRE. 

LE    DUC    d'OLMÉDO. 

Vous  me  voyez,  sire. 

LA    MARQUISE,    à  part. 

Il  a  mis  du  rouge! 

PHILIPPE    II,    au  duc. 

OÙ  est  ton  prisonnier? 

LE    DUC    d'olMÉDO,    montrant  Fontanarès. 

Le  voici... 

FONTANARÈS,    un  genou  en  terre. 

Prêt  à  réaliser,  à  la  très-grande  gloire  de  Dieu,  des  merveilles 
pour  la  splendeur  du  règne  du  roi  mon  maître... 

PHILIPPE    II. 

Lève-toi,  parle;  quelle  est  cette  force  miraculeuse  qui  doit  don- 
ner l'empire  du  monde  à  l'Espagne? 

rONTANARÈS. 

Une  puissance  invincible,  la  vapeur...  Sire,  étendue  en  vapeur, 
Teau  veut  un  espace  bien  plus  considérable  que  sous  sa  forme 
naturelle,  et,  pour  le  prendre,  elle  soulèverait  des  montagnes.  Mon 
invention  enferme  cette  force  :  la  machine  est  armée  de  roues 
qui  fouettent  la  mer,  qui  rendent  un  naVire  rapide  comme  le 
vent,  et  capable  de  résister  aux  tempêtes.  Les  traversées  deviennent 
sûres,  d'une  célérité  qui  n'a  de  bornes  que  dans  le  jeu  des  roues. 
La  vie  humaine  s'augmente  de  tout  le  temps  économisé.  Sire, 
Christophe  Colomb  vous  a  donné  un  monde  à  trois  mille  lieues 
d'ici;  je  vous  le  mets  à  la  porte  de  Cadix,  et  vous  aurez,  Dieu 
aidant,  l'empire  de  la  mer. 

LA    REINE. 

Vous  n'êtes  pas  étonné,  sire? 

PHILIPPE    II. 

L'étonnementest  une  louange  involontaire  qui  ne  doit  pas  échap- 
per à  un  roi.  (a  Fontanarès.)  Quo  me  domandes-tu? 

FONTANARÈS. 

Ce  que  demanda  Colomb,  un  navire,  et  mon  roi  pour  spectateur 
de  l'expérience. 

PHILIPPE    II. 

Tu  auras  le  roi,  l'Espagne  et  le  monde.  On  te  dit  amoureux 
d'une  fille  de  Barcelone.  Je  dois  aller  au  delà  des  Pyrénées,  visiter 


LES  RESSOURCES  DE   QUINOLA.  145 

mes  possessions,  le  Roussillon,  Perpignan.  Tu  prendras  ton  vais- 
seau à  Barcelone. 

FONTANARÈS. 

En  me  donnant  le  vaisseau,  sire,  vous  m* avez  fait  justice;  en 
me  le  donnant  à  Barcelone,  vous  me  faites  une  grâce  qui  change 
votre  sujet  en  esclave. 

PHILIPPE    II. 

Perdre  un  vaisseau  de  l'État,  c*est  risquer  sa  tête.  La  loi  le  veut 
ainsi... 

FONTANARÈS. 

Je  le  sais,  et  j'accepte. 

PHILIPPE    II. 

Eh  bien,  hardi  jeune  homme,  réussis  à  faire  aller  contre  le  vent, 
sans  voiles  ni  rames,  ce  vaisseau  comme  il  irait  par  un  bon  vent, 
et  toi...  Ton  nom? 

FONTANARÈS. 

Alfonso  Fontanarès. 

PHILIPPE    II. 

Tu  seras  don  Alfonso  Fontanarès,  duc  de...  Neptunado,  grand 
d'Espagne... 

LE    DUC    DE    LERME. 

Sire...,  les  statuts  de  la  grandesse... 

PHILIPPE    II. 

Tais-toi,  duc  de  Lerme,  Le  devoir  d'un  roi  est  d'élever  l'homme 
de  génie  au-dessus  de  tous,  pour  honorer  le  rayon  de  lumière  que 
Dieu  met  en  lui. 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Sire... 

PHILIPPE    II. 

Que  veux-tu? 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Nous  ne  retenions  pas  cet  homme  parce  qu'il  avait  un  commerce 
avec  le  démon,  ni  parce  qu'il  était  impie,  ni  parce  qu'il  était  d'une 
famille  soupçonnée  d'hérésie,  mais  pour  la  sûreté  des  monarchies. 
En  permettant  aux  esprits  de  se  commirtiiquer  leurs  pensées,  l'im- 
primerie a  déjà  produit  Luther,  dont  la  parole  a  eu  des  ailes.  Mais 
XV  m.  40 


446  THÉÂTRE. 

cet  homme  va  faire  de  tous  les  peuples  un  seul  peuple;  et,  devant 
cette  masse,  le  saint-office  a  tremblé  pour  la  royauté. 

PHILIPPE    II. 

Tout  progrès  vient  du  ciel, 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Le  ciel  n'ordonne  pas  tout  ce  qu'il  laisse  faire. 

PHILIPPE    II. 

Notre  devoir  consiste  à  rendre  bonnes  les  choses  qui  paraissent 
mauvaises,  à  faire  de  tout  un  point  du  cercle  dont  le  trône  est  le 
centre.  Ne  vois-tu  pas  qu'il  s'agit  de  réaliser  la  domination  univer- 
selle que  voulait  mon  glorieux  père?...  (a  Fontanarès.)  Donc,  grand 
d'Espagne  de  première  classe,  et  je  mettrai  sur  ta  poitrine  la  Toi- 
son d'or  :  tu  seras  enfin  grand  maître  des  constructions  navales  de 
l'Espagne  et  des  Indes...  (a  un  ministre.)  PrésiJent,  tu  expédieras 
aujourd'hui  même,  sous  peine  de  me  déplaire,  l'ordre  de  mettre 
à  la  disposition  de  cet  homme,  dans  notre  port  de  Barcelone,  un 
vaisseau  à  son  choix,  et...  qu'on  ne  fasse  aucun  obstacle  à  son 
entreprise. 

QUINOLA. 

Sire... 

PHILIPPE    II. 

Que  veux-tu  ? 

QUINOLA. 

Pendant  que  vous  y  êtes,  accordez,  sire,  la  grâce  d'un  misé- 
rable nommé  Lavradi,  condamné  par  un  alcade  qui  était  sourd. 

PHILIPPE    II. 

Est-ce  une  raison  pour  que  le  roi  soit  aveugle? 

QUINOLA. 

Indulgent,  sire,  c'est  presque  la  même  chose. 

FONTANARÈS. 

Grâce  pour  le  seul  homme  qui  m'ait  soutenu  dans  ma  lutte. 

PHILIPPE   II,    au  ministre. 

Cet  homme  m'a  parlé,  je  lui  ai  tendu  la  main;  tu  expédieras 
des  lettres  de  grâce  entière... 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.        U7 

LA    REINE,    iiU  roi. 

Si  cet  homme  (Eiie  montre  Fontanarès.)  est  UD  de  ces  grands  inven- 
teurs que  Dieu  suscite,  don  Philippe,  vous  aurez  fait  une  belle 
journée. 

PHILIPPE    II,    à  la  reine. 

11  est  bien  difficile  de  distinguer  entre  un  homme  de  génie  et 
un  fou;  mais,  si  c'est  un  fou,  mes  promesses  valent  les  siennes. 

QUINOLA,    à  la  marquise. 

Voici  votre  lettre;  mais,  entre  nous,  n'écrivez  plus. 

LA    MARQUISE. 
Nous  sommes  sauvés!  (La  cour  suit  le  roi,  qui  rentre.) 

SCÈNE  XIV 

FONTANARÈS,   QUINOLA. 

FONTANARÈS. 

Je  rêve...  Duel  grand  d'Espagne  I  la  Toison  d'ori 

QUINOLA. 

Et  les  constructions  navales  !  Nous  allons  avoir  des  fournisseurs 
à  protéger.  La  cour  est  un  drôle  de  pays,  j'y  réussirai  :  que  faut- 
il?  de  l'audace?  j'en  puis  vendre;  de  la  ruse?  et  le  roi  qui  croit 
que  c'est  Notre-Dame  del  Pilar  qui...  (ii  rit.)  Eh  bien,  à  quoi  donc 
pense  mon  maître  ? 

FONTANARÈS, 


Allons  I 

Où? 

A  Barcelone. 


QUINOLA. 
FONTANARÈS. 


QUINOLA. 

Non...  au  cabaret...  Si  l'air  de  la  cour  donne  bon  appétit  aux 
courtisans,  il  me  donne  soif,  à  moi...  Et,  après,  mon  glorieux 


148  THÉÂTRE 

maître,  vous  verrez  à  l'œuvre  votre  Quinola  ;  car  ne  nous  abusons 
pas  :  entre  la  parole  du  prince  et  le  succès ,  nous  rencontrerons 
autant  de  jaloux,  de  chicaniers,  d'ergoteurs,  de  malveillants,  d'ani- 
maux crochus,  rapaces,  voraces,  écumeurs  de  grâces,  vos  charan- 
çons enfin  !  que  nous  en  avons  trouvé  entre  vous  et  le  roi, 

FONTANARÈS. 

Et,  pour  obtenir  Marie,  il  faut  réussir. 

QUINOLA. 

Et  pour  nous  donc? 


ACTE    PREMIER 


La  scène  se  passe  à  Barcelone.   —  Le  théâtre  représente  une  place  publique. 

.  jTauche  du  spectateur,  des  maisons  parmi  lesquelles  est  celle  de  Lothundiaz,  qui 

fait  encoignure  de  rue.  A  droite,  se  trouve  le  palais  où.  loge  madame  Brancadori, 

dont  le  balcon  fait  face  au  spectateur  et  tourne.  On  entre  par  l'angle   du   palais 

à  droite  et  par  l'angle  de  la  maison  de   Lothundiaz. 

Au  lever  du  rideau,  il  fait  encore  nuit,    mais   le  jour  va  poindre. 


SCENE  PREMIERE 

MONIPODIO,   enveloppé  dans  un  manteau,  assis  sous  le  balcon  du  palais 

Brancadori;    QUINOL.Ai    se  glisse  avec   des   précautions 

de  voleur,    et  frôle  Monipodio. 

MONIPODIO. 

Qui  marche  ainsi  dans  mes  souliers? 

QUINOLA,    déguenillé  comme  à  son  entrée  au  prologue. 

Un  gentilhomme  qui  n'en  a  plus. 

MONIPODIO. 

On  dirait  la  voix  de  Lavradi, 

QUINOLA. 

Monipodio!...  Je  te  croyais...  pendu. 

MONIPODIO. 

Je  te  croyais  roué  de  coups  en  Afrique. 

QUINOLA. 

Hélas  !  on  en  reçoit  partout. 

MONIPODIO. 

Tu  as  l'audace  de  te  promener  ici! 

QUINOLA.  ^ 

Tu  y  restes  bien.  Moi,  j'ai  dans  ma  résille  mes  lettres  de  grâce. 
En  attendant  un  marquisat  et  une  famille,  je  me  nomme  Quinola. 


450  THÉÂTRE. 

MONIPODIO. 

A  qui  donc  as-tu  volé  ta  grâce  ? 

QUINOLA. 

Au  roi. 

MONIPODIO. 

Tu  as  vu  le  roi  (n  le  flaire.),  et  tu  sens  la  misère I... 

QUINOLA. 

Gomme  un  grenier  de  poëte.  Et  que  fais-tu? 

MONIPODIO. 

Rien. 

QUINOLA. 

C'est  bientôt  fait;  si  ça  te  donne  des  rentes,  je  me  sens  du  goût 
pour  ta  profession. 

MONIPODIO. 

J'étais  bien  incompris,  mon  ami!  Traqué  par  nos  ennemis  po- 
litiques... 

QUINOLA. 

Les  corrégidors,  alcades  et  alguazils. 

MONIPODIO. 

Il  a  fallu  prendre  un  parti. 

QUINOLA. 

Je  te  devine  :  de  gibier,  tu  t'es  fait  chasseur? 

MONIPODIO. 

Fi  donc!  je  suis  toujours  moi-même.  Seulement,  je  m'entends 
avec  le  vice-roi.  Quand  un  de  mes  hommes  a  comblé  la  mesure,  je 
lui  dis  :  ((  Va-t'en!  »  et,  s'il  ne  s'en  va  pas,  ah  damel  la  justice... 
Tu  comprends...  Ce  n'est  pas  trahir. 

QUINOLA. 

C'est  prévoir... 

MONIPODIO. 

Oh!  tu  reviens  de  la  cour.  Et  que  veux-tu  prendre  ici? 

QUINOLA. 

Écoute.  (A  part.)  Voilà  mon  homme,  un  œil  dans  Barcelone.  (Haut.) 
D'après  ce  que  tu  viens  de  me  dire,  nous  sommes  amis  comme... 

MONIPODIO. 

Celui  qui  a  mon  secret  doit  être  mon  ami... 


LES  RESSOURCES  DE   QUINOLA.  -151 

QUINOLA. 

Qu'attends-tu  là  comme  un  jaloux?  Viens  mettre  une  outre  à  sec 
et  notre  langue  au  frais  dans  un  cabaret  :  voici  le  jour... 

MONIPODIO. 

Ne  vois-tu  ]  as  ce  palais  éclairé  par  une  fête?  Don  Frégose,  mon 
vice-roi,  soupe  et  joue  chez  madame  Faustine  Brancadori. 

QUINOLA. 

En  vénitien,  Brancador.  Le  beau  nom!  Elle  doit  être  veuve  d'un 
patricien. 

MONIPODIO. 

Vingt-deux  ans,  fine  comme  le  musc,  gouvernant  le  gouverneur, 
et  (ceci  entre  nous)  l'ayant  déjà  diminué  de  tout  ce  qu'il  a  ra- 
massé sous  Charles-Quint  dans  les  guerres  d'Italie.  Ce  qui  vient  de 
la  flûte... 

QUINOLA, 

A  pris  l'air.  L*âge  de  notre  vice-roi? 

MONIPODIO. 

Il  accepte  soixante  ans. 

QUINOLA. 

Et  l'on  parle  du  premier  amour!  Je  ne  connais  rien  de  terrible 
comme  le  dernier,  il  est  strangulatoire.  Suis-je  heureux  de  m'être 
élevé  jusqu'à  Tindifférence  !  Je  pourrais  être  un  homme  d'État... 

MONIPODIO. 

Ce  vieux  général  est  encore  assez  jeune  pour  m'employer  à 
surveiller  la  Brancador;  elle,  me  paye  pour  être  libre;  et...  com- 
prends-tu comment  je  mène  joyeuse  vie  en  ne  faisant  pas  de  mal? 

QUINOLA. 

Et  tu  tâches  de  tout  savoir,  curieux,  pour  mettre  le  poing  sous 

la    gorge    à   l'occasion.   (Monipodio   fait  un    signe   affirmatif.)    LothuudiaZ 

existe-t-il  toujours? 

MONIPODIO. 

Voilà  sa  maison,  et  ce  palais  est  à  lui  :  toujours  de  plus  en  plus 
propriétaire. 

QUINOLA.      • 

fespérais  trouver  l'héritière  maîtresse  d'elle-même.  Mon  maître 
est  perdu  I 


152  THÉÂTRE. 

MONIPODIO, 

Tu  rapportes  un  maître? 

QUINOLA. 

Qui  me  rapportera  plusieurs  mines  d'or. 

MONIPODIO. 

Ne  pourrai s-je  entrer  à  son  service? 

QUINOLA. 

Je  compte  bien  sur  ta  collaboration  ici...  Écoute,  Monipodio, 
nous  revenons  changer  la  face  du  monde.  Mon  maître  a  promis  au 
roi  de  faire  marcher  un  des  plus  beaux  vaisseaux,  sans  voiles  ni 
rames,  contre  le  vent,  plus  vite  que  le  vent. 

MONIPODIO,    après  avoir  tourné  autour  de   Quinola. 

On  m'a  changé  mon  ami. 

QUINOLA. 

Monipodio,  souviens-toi  que  des  hommes  comme  nous  ne  doi- 
vent s'étonner  de  rien.  C'est  petites  gens.  Le  roi  nous  a  donné  le 
vaisseau,  mais  sans  un  doublon  pour  l'aller  chercher;  nous  arri- 
vons donc  ici  avec  les  deux  fidèles  compagnons  du  talent  :  la  faim 
et  la  soif.  Un  homme  pauvre  qui  trouve  une  bonne  idée  m'a  tou- 
jours fait  l'effet  d'un  morceau  de  pain  dans  un  vivier  :  chaque 
poisson  vient  lui  donner  un  coup  de  dent.  Nous  pourrons  arriver  à 
la  gloire  nus  et  mourants. 

MONIPODIO. 

Tu  es  dans  le  vrai. 

QUINOLA. 

A  Valladolid,  un  matin,  mon  maître,  las  du  combat,  a  failli  par- 
tager avec  un  savant  qui  ne  savait  rien...  Je  vous  l'ai  mis  à  la  porte 
avec  une  proposition  en  bois  vert  que  je  lui  ai  démontrée,  et  vive- 
ment. 

MONIPODIO. 

Mais  comment  pourrons-nous  gagner  honnêtement  une  fortune? 

QUINOLA. 

Mon  maître  est  amoureux.  L'amour  fait  faire  autant  de  sottises 
que  de  grandes  choses;  Fontanarès  a  fait  les  grandes  choses,  il 
pourrait  bien  faire  les  sottises.  11  s'agit,  à  nous  deux,  de  protéger 
notre  protecteur.  D'abord,  mon  maître  est  un  savant  qui  ne  sait 
pas  compter... 


LES  RESSOURCES   DE  QUINOLA.  453 

MONIPODIO. 

Oh!  prenant  un  maître,  tu  Tas  dû  choisir... 

QUINOLA. 

Le  dévouement,  l'adresse  valent  mieux  pour  lui  que  l'argent  et 
la  faveur;  car  pour  lui  la  faveur  et  l'argent  seront  des  trébachets. 
Je  le  connais  :  il  nous  donnera  ou  nous  laissera  prendre  de  quoi 
finir  nos  jours  en  honnêtes  gens. 

MONIPODIO. 

Eh  !  voilà  mon  rêve. 

QUINOLA. 

Déployons  donc,  pour  une  grande  entreprise,  nos  talents  jus- 
qu'ici fourvoyés...  Nous  aurions  bien  du  malheur  si  le  diable  s'en 
fâchait. 

MONIPODIO. 

Ça  vaudra  presque  un  voyage  à  Compostelle.  J'ai  la  foi  du  con- 
trebandier :  je  tôpe. 

QUINOLA. 

Tu  ne  dois  pas  avoir  rompu  avec  l'atelier  des  faux  monnayeurs 
et  nos  ouvriers  en  serrurerie. 

MONIPODIO. 

Dame!  dans  l'intérêt  de  l'État... 

QUINOLA. 

Mon  maître  va  faire  construire  sa  machine,  j'aurai  les  modèles 
de  chaque  pièce,  nous  en  fabriquerons  une  seconde... 

MONIPODIO. 

Quinola  1 

QUINOLA. 
Eh  bien?   (Paquita  se  montre  au  balcon.) 

MONIPODIO. 

Tu  es  le  grand  homme  ! 

QUINOLA. 

Je  le  sais  bien.  Invente,  et  tu  mourras  persécuté  comme  un  cri- 
minel; copie,  et  tu  vivras  heureux  comme*  un  sot!  Et,  d'ailleurs,  si 
Fontanarès  périssait,  pourquoi  ne  sauverais-je  pas  son  invention 
pour  le  bonheur  de  l'humanité? 


454  THÉÂTRE. 

MONIPODIO. 

D'autant  plus  que,  selon  un  vieil  auteur,  nous  sommes  l'huma- 
nité... Il  faut  que  je  t'embrasse... 

SCÈNE   TI 

Les  Mêmes,    PAQUITA. 

QUINOLA,     à  part. 

Après  une  dupe  honnête,  je  ne  sais  rien  de  meilleur  qu*un  fri- 
pon qui  s'abuse. 

PAQUITA. 

Deux  amis  qui  s'embrassent,  ce  ne  sont  donc  pas  des  espions... 

QUINOLA. 

Tu  es  déjà  dans  les  chausses  du  vice-roi,  dans  la  poche  de  la 
Brancador.  Ça  va  bien!  Fais  un  miracle!  habille-nous  d'abord; 
puis,  si  nous  ne  trouvons  pas  à  nous  deux,  en  consultant  un  flacon 
de  liqueur,  quelque  moyen  de  faire  revoir  à  mon  maître  sa  Marie 
Iiothundiaz,  je  ne  réponds  de  rien...  Il  ne  me  parle  que  d'elle 
depuis  deux  jours,  et  j'ai  peur  qu'il  n' extravague  tout  à  fait... 

MONIPODIO. 

L'infante  est  gardée  comme  un  homme  à  pendre.  Voici  pourquoi  : 
Lothundiaz  a  eu  deux  femmes  :  la  première  était  pauvre  et  lui  a 
donné  un  fils.  La  fortune  est  à  la  seconde,  qui  en  mourant  a  laissé 
tout  à  sa  fille,  de  manière  qu'elle  n'en  puisse  être  dépouillée. 
Le  bonhomme  est  d'une  avarice  dont  le  but  est  l'avenir  de  son 
fils.  Sarpi,  le  secrétaire  du  vice-roi,  pour  épouser  la  riche  héritière, 
a  promis  à  Lothundiaz  de  le  faire  anoblir,  et  s'intéresse  énormé- 
ment à  ce  fils... 

QUINOLA. 

Bon!  déjà  un  ennemi... 

MONIPODIO. 

Aussi  faut-il  beaucoup  de  prudence.  Écoute,  je  vais  te  donner 
un  mot  pour  Mathieu  Magis,  le  plus  fameux  lombard  de  la  ville 
et  à  ma  discrétion.  Vous  y  trouverez  tout,  depuis  des  diamants 
jusqu'à  des  souliers.  Quand  vous  reviendrez  ici,  vous  y  verrez 
notre  infante. 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.        1b5 

SCÈNE   III 

PAQUITA,    FAUSTINE. 

PAQUITA. 

Madame  a  raison;  deux  hommes  sont  en  vedette  sous  son  bal- 
con, et  ils  s'en  vont  en  voyant  venir  le  jour. 

FAUSTINE. 

Ce  vieux  vice-roi  finira  par  m' ennuyer!  il  me  suspecte  encore 
chez  moi  pendant  qu'il  me  parle  et  me  voit. 

SCÈNE  lY 

FAUSTINE,   DON    FRÉGOSE. 

DON     FRÉGOSE. 

Madame,  vous  risquez  de  prendre  un  rhume  :  il  fait  ici  trop 
frais... 

FAUSTINE. 

Venez  ici,  monseigneur.  Vous  avez  foi,  dites-vous,  en  moi  ;  mais 
vous  mettez  Monipodio  sous  mes  fenêtres.  Cette  excessive  prudence 
n'est  pas  d'un  jeune  homme  et  doit  irriter  une  honnête  femme.  Il 
y  a  deux  sortes  de  jalousies  :  celle  qui  fait  qu'on  se  défie  de  sa 
maîtresse,  et  celle  qui  fait  qu'on  se  défie  de  soi-même;  tenez- 
vous-en  à  la  seconde. 

DON    FRÉGOSE. 

Ne  couronnez  pas,  madame,  une  si  belle  fête  par  une  querelle 
que  je  ne  mérite  point. 

FAU3TINE. 

Monipodio,  par  qui  vous  voyez  tout  dans  Barcelone,  était-il  sous 
mes  fenêtres,  oui  ou  non?  Répondez,  sur  votre  honneur  de  gentil- 
homme, 

DON    FRÉG09*;. 

Il  peut  se  trouver  aux  environs,  afin  d'empêcher  qu'on  ne  fasse 
un  méchant  parti  dans  les  rues  à  nos  joueurs. 


4S6  THÉÂTRE. 

FAUSTINE. 

Stratagème  de  vieux  général!  Je  saurai  la  vérité.  Si  vous  m'avez 
trompée,  je  ne  vous  revois  de  ma  vie  !  (Eiie  le  laisse.) 

SCÈNE  V 
DON   FRÉGOSE,  seul. 

Ah  !  pourquoi  ne  puis-je  me  passer  d'entendre  et  de  voir  cette 
femme!  Tout  d'elle  me  plaît,  même  sa  colère,  et  j'aime  à  me  faire 
gronder  nour  l'écouter. 

SCÈNE  VI 

PAQUITA,     MONIPODIO,    en  frère  quètcar. 
PAQUITA, 

Madame  me  dit  de  savoir  pour  le  compte  de  qui  Monipodio  se 
trouve  là,  mais...  je  ne  vois  plus  personne. 

MONIPODIO. 

L'aumône,  ma  chère  enfant,  est  un  revenu  qu'on  se  fait  dans 
le  ciel. 

PAQUITA. 

Je  n'ai  rien. 

MONIPODIO. 

Eh  bien,  promettez-moi  quelque  chose. 

PAQUITA. 

Ce  frère  est  bien  jovial. 

MONIPODIO. 

Elle  ne  me  reconnaît  pas,  je  puis  me  risquer,  (n  va  frapper  à  la 

porte  de  Lothundiaz.  ) 

PAQUITA. 

Ah  !  si  vous  comptez  sur  les  restes  de  notre  propriétaire,  vous 

seriez    plus    riche    avec  ma   promesse,  (a  la  Brancador,  qui  paraît  sur  le 

balcon.)  Madame,  les  hommes  sont  partis. 


LES  RESSOURCES  DE    QUINOLA  457 

SCÈNE  VII 

MONIPODIO,   DONA  LOPEZ. 

DONA    LOPEZ,    à  Monipodio. 

Que  voulez-vous  ? 

MONIPODIO. 

Les  frères  de  notre  ordre  ont  eu  des  nouvelles  de  votre  cher 
Lopez... 

DONA    LOPEZ. 

Il  vivrait? 

MONIPODIO. 

En  conduisant  la  senorita  Marie  au  couvent  des  Dominicains, 
faites  la  tour  de  la  place,  vous  y  verrez  un  homme  échappé  d'Alger 
qui  vous  parlera  de  Lopez. 

DONA   LOPEZ. 

Bonté  du  ciel  !  pourrai-je  le  racheter? 

MONIPODIO. 

Sachez  d'abord  à  quoi  vous  en  tenir  sur  son  compte  :  s'il  était... 
musulman? 

DONA    LOPEZ. 

Mon  cher  Lopez!  je  vais  faire  dépêcher  la  senorita.  (Eiie  rentre.) 

SCÈNE   VIII 
MONIPODIO,    QUINOLA,    FONTANARÈS. 

FONTANARÈS. 

Enfin,  Quinola,  nous  voilà  sous  ses  fenêtres. 

QUINOLA. 

Eh  bien,  où  donc  est  Monipodille?  se  serait-il  laissé  berner  par 
la  duègne?  (n  regarde  le  frère.)  Seigneur  pauvre? 

MONIPODIO. 

Tout  va  bien. 


458  THÉÂTRE. 

QUINOLA. 

Sangodémi  !  quelle  perfection  de  gueusérie  !  Titien  te  peindrait. 
(A  Fontanarès.)  Elle  va  venir.  (A  Monipodio.)  Comment  le  trouves-ta? 

MONIPODIO. 

Bien. 

QUINOLA. 

Il  sera  grand  d'Espagne. 

MONIPODIO. 

Oh  !...  il  est  encore  bien  mieux... 

QUINOLA. 

Surtout,  monsieur,  de  la  prudence  !  n'allez  pas  vous  livrer  à  des 
hélas  !  qui  pourraient  faire  ouvrir  les  yeux  à  la  duègne. 

SCÈNE  IX 

Les  Mêmes,  DONA   LOPEZ,   MARIE. 

MONIPODIO,    à  la  duègne,   en   lui   montrant  Quinola. 

Voilà  le  chrétien  qui  sort  de  captivité. 

QUINOLA,    à  la  duègne. 

Ah!  madame,  je  vous  reconnais  au  portrait  que  le  seigneur  Lo- 
pez  me  faisait  de  vos  charmes...  (n  remmène.) 

SCÈNE  X 

MARIE,    FONTANARÈS,    MONIPODIO,    allant  et  venant  au  fond. 

MARIE. 

Est-ce  bien  lui? 

FONTANARÈS. 

Oui,  Marie,  et  j'ai  réussi,  nous  serons  heureux. 

MARIE. 

Ah  !  si  vous  saviez  combien  j'ai  prié  pour  votre  succès  ! 

FONTANARÈS, 

J'ai  des  millions  de  choses  à  vous  dire;  mais  il  en  est  une  que 
je  devrais  vous  dire  un  million  de  fois  pour  tout  le  temps  de  mon 
absence. 


LES   RESSOURCES   DE  QUINOLA.  459 

MARIE. 

Si  VOUS  me  parlez  ainsi,  je  croirai  que  vous  ne  savez  pas  quel 
est  mon  attachement  :  il  se  nourrit  bien  moins  de  flatteries  que 
de  tout  ce  qui  vous  intéresse. 

FONTANARÈS. 

Ce  qui  m'intéresse,  Marie,  est  d'apprendre,  avant  de  m*engager 
dans  une  affaire  capitale,  si  vous  aurez  le  courage  de  résister  à 
votre  père,  qui,  dit-on,  veut  vous  marier. 

MARIE: 

Ai-je  donc  changé? 

FONTANARÈS. 

Aimer,  pour  nous  autres  hommes,  c'est  craindre  !  Vous  êtes  si 
riche,  je  suis  si  pauvre  !  On  n^  vous  tourmentait  point  en  me 
croyant  perdu,  mais  nous  allons  avoir  le  monde  entre  nous.  Vous 
êtes  mon  étoile,  brillante  et  loin  de  moi.  Si  je  ne  savais  pas  vous 
trouver  à  moi  au  bout  de  ma  lutte,  oh!  malgré  le  triomphe,  je 
mourrais  de  douleur. 

MARIE. 

Vous  ne  me  connaissez  donc  pas?  Seule,  presque  recluse  en 
votre  absence,  le  sentiment  si  pur  qui  m'unit  à  vous  depuis  l'en- 
fance a  grandi  comme...  ta  destinée!  Quand  ces  yeux  qui  te  re- 
voient avec  tant  de  bonheur  seront  à  jamais  fermés;  quand  ce 
cœur  qui  ne  bat  que  pour  Dieu,  pour  mon  père  et  pour  toi,  sera 
desséché,  je  crois  qu'il  restera  toujours  de  moi  sur  terre  une  âme 
qui  t'aimera  encore!  Doutes-tu  maintenant  de  ma  constance? 

FONTANARÈS. 

Après  avoir  entendu  de  telles  paroles,  quel  martyre  n'endurerait- 
on  pas  I 

SCÈNE   XI 

Les  Mêmes,  LOTHUNDIAZ. 

lothundiaz. 
Cette  duègne  laisse  ma  porte  ouverte... 

MONIPODIO,   à  part. 

Oh  !  ces  pauvres  enfants  sont  perdus  !.*.  (a  Lothundiaz.)  L'aumône 
est  un  trésor  qu'on  s'amasse  dans  le  ciel. 


460  THEATRE. 

LOTHUNDIAZ. 

Travaille,  et  tu  t'amasseras  des  trésors  ici-bas.  (ii  regarde.)  Je  ne 
vois  point  ma  fille  et  sa  duègne  dans  leur  chemin.  (Jeu  de  scène 

entre  Monipodio  et  Lothundiaz.) 

MONIPODIO. 

L'Espagnol  est  généreux. 

LOTHUNDIAZ. 

Eh!  laisse-moi,  je  suis  Catalan  et  soupçonneux,  (n  aperçoit  sa 
fille  et  Fontaaarès.)  Quo  vois-je?...  ma  fillo  avec  un  jeune  seigneur. 
(  n  court  à  eux.  )  Ou  a  beau  payer  des  duègnes  pour  avoir  le  cœur  et 
les  yeux  d'une  mère,  elles  vous  voleront  toujours,  (a  sa  fiiie.)  Gom- 
ment! Marie,  vous,  héritière  de  dix  mille  sequins  de  rente,  vous 
parlez  à...  Ai-je  la  berlue?...  c'est  ce  damné  mécanicien  qui  n'a  pas 

un  maravédis.  (Monipodio,  tourné  vers  la  cantonade,  fait  des  signes  à  Quinola,  ) 

MARIE. 

Alfonso  Fontanarès,  mon  père,  n'est  plus  sans  fortune,  il  a  vu 
le  roi. 

.    LOTHUNDIAZ. 

Je  plains  le  roi. 

FONTANARÈS. 

Seigneur  Lothundiaz,  je  puis  aspirer  à  la  main  de  votre  belle 
Marie. 

LOTHUNDIAZ. 

Ah!... 

FONTANARÈS. 

Accepterez-vous  pour  gendre  le  duc  de  Neptunado,  grand  d'Es- 
pagne et  favori  du  roi?  (Lothundiaz  cherche  autour  de  lui  le  duc  de  Neptu- 
nado.) 

MARIE. 

Mais  c'est  lui,  mon  père. 

LOTHUNDIAZ. 

Toi!  que  j*ai  vu  grand  comme  ça,  dont  le  père  vendait  du  drap, 
me  prends-tu  pour  un  nigaud  ? 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  164 

SCÈNE  XII 

Les   Mêmes,    QUINOLA,    DONA  LOPEZ. 

QUINOLA. 

Qui  a  dit  :  nigaud? 

FONTANARÈS. 

Pour  cadeau  de  noces,  je  vous  ferai  anoblir,  et,  ma  femme  et 
moi,  nous  vous  laisserons  constituer,  sur  sa  fortune,  un  majorât 
pour  votre  fils... 

MARIE. 

Eh  bien,  mon  père? 

QUINOLA. 

Eh  bien,  monsieur? 

LOTHUNDIAZ. 

Oh  !  c'est  ce  brigand  de  Lavradi. 

QUINOLA. 

Mon  maître  a  fait  reconnaître  mon  innocence  par  le  roi. 

LOTHUNDIAZ. 

M'anoblir  est  alors  chose  bien  moins  difficile... 

QUINOLA. 

Ah!  vous  croyez  qu'un  bourgeois  devient  grand  seigneur  avec 
les  patentes  du  roi?  Voyons.  Figurez-vous  que  je  suis  marquis  de 
Lavradi.  Mon  cher,  prête-moi  cent  ducats? 

LOTHUNDIAZ. 

Cent  coups  de  bâton!  Cent  ducats?...  le  revenu  d'une  terre  de 
deux  mille  écus  d'or. 

QUINOLA. 

Là!  voyez-vous?...  Et  ça  veut  être  noble  !  Autre  chose.  Comta 
Lothundiaz,  avancez  deux  mille  écus  d'or  à  votre  gendre,  pour 
qu'il  puisse  accomplir  ses  promesses  au  roi  d'Espagne. 

LOTHUNDIAZ,    à  Fontanarès. 

Et  qu'as-tu  donc  promis? 

FONTANARÈS. 

Le  roi  d'Espagne,  instruit  de  mon  amour  pour  votre  fille,  vient 

XVIII.  il 


462  THÉÂTRE. 

à  Barcelone  voir  marcher  un  vaisseau  sans  rames  ni  voiles,  par 
une  machine  de  mon  invention,  et  nous  mariera  lui-même. 

LOTHUNDIAZ,    à  part. 

Ils  veulent  me  berner.  (Haut.)  Tu  feras  marcher  les  vaisseaux 
tout  seuls,  je  le  veux  bien,  j'irai  voir  ça.  Ça  m'amusera.  Mais  je 
ne  veux  pas  pour  gendre  d'homme  à  grandes  visées.  Les  filles  éle- 
vées dans  nos  familles  n'ont  pas  besoin  de  prodiges,  mais  d'un 
homme  qui  se  résigne  à  s'occuper  de  son  ménage,  et  non  des 
affaires  du  soleil  et  de  la  lune.  Être  bon  père  de  famille  est  le  seul 
prodige  que  je  veuille  en  ceci. 

FONTANARÈS. 

A  l'âge  de  douze  ans,  votre  fille,  seigneur,  m'a  souri  comme 
Béatrix  à  Dante.  Enfant,  elle  a  vu  d'abord  un  frère  en  moi  ;  puis, 
quand  nous  nous  sommes  sentis  séparés  par  la  fortune,  elle  m'a 
vu  concevant  l'entreprise  hardie  de  combler  cette  distance  à  force 
de  gloire.  Je  suis  allé  pour  elle  en  Italie  étudier  avec  Galilée.  Elle 
a,  la  première,  applaudi  à  mon  œuvre,  elle  l'a  comprise  !  elle  a 
épousé  ma  pensée  avant  de  m* épouser  moi-même;  elle  est  ainsi 
devenue  pour  moi  le  monde  entier  :  comprenez-vous  maintenant 
combien  je  l'idolâtre? 

LOTHUNDIAZ. 

Et  c'est  justement  pour  cela  que  je  ne  te  la  donne  pas!  Dans 
dix  ans,  elle  serait  abandonnée  pour  quelque  autre  découverte  à 
faire... 

MARIE. 

Quitte-t-on,  mon  père,  un  amour  qui  a  fait  faire  de  tels  pro- 
diges? 

LOTHUNDIAZ. 

Oui,  quand  il  n'en  fait  plus. 

MARIE. 

S'il  devient  duc,  grand  d'Espagne  et  riche?... 

LOTHUNDIAZ. 

Si!  si!  si!...  Me  prends-tu  pour  un  imbécile?  Les  si  sont  les 
chevaux  qui  mènent  à  l'hôpital  tous  ces  prétendus  découvreurs  de 
mondes. 

FONTANARÈS. 

Mais  voici  les  lettres  par  lesquelles  le  roi  me  donne  un  vaisseau. 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  163 

QUINOLA. 

Ouvrez  donc  les  yeux!  Mon  maître  est  à  la  fois  homme  de  génie 
et  joli  garçon  ;  le  génie  vous  offusque  et  ne  vaut  rien  en  ménage, 
d'accord  ;  mais  il  reste  le  joli  garçon  :  que  faut-il  de  plus  à  une 
fille  pour  être  heureuse? 

LOTIIUNDIAZ. 

Le  bonheur  n'est  pas  dans  ces  extrêmes.  Joli  garçon  et  homme 
de  génie,  voilà  deux  raisons  pour  dépenser  les  trésors  du  Mexique. 
Ma  fille  sera  madame  Sarpi. 

SCÈNE  XIII 

Les   Mêmes,    SARPI,    sur  le  balcon, 

SARPI,    à  part. 

On  a  prononcé  mon  nom.  Que  vois-je?  l'héritière  et  son  père,  à 
cette  heure,  sur  la  place! 

LOTHUNDIAZ. 

Sarpi  n'est  pas  allé  chercher  un  vaisseau  dans  le  port  de  Valla- 
dolid,  il  a  fait  avancer  mon  fils  d'un  grade. 

FONTANARÈS. 

Par  l'avenir  de  ton  fils,  Lothundiaz,  ne  t'avise  pas  de  disposer  de 
ta  fille  sans  son  consentement;  elle  m'aime,  et  je  l'aime.  Je  serai 
dans  peu  (  sarpi  paraît  )  l'uu  dos  hommes  les  plus  considérables  de 
l'Espagne,  et  en  état  de  me  venger... 

MARIE. 

Oh!  contre  mon  père? 

FONTANARÈS. 

Eh  bien,  dites-lui  donc,  Marie,  tout  ce  que  je  fais  pour  vous 
mériter. 

SARPI. 

Un  rival? 

QUINOLA,     à  Lothuadiaz. 

Monsieur,  vous  serez  damné. 

LOTHUNDIAZ. 

D'où  sais-tu  cela? 


464  THÉÂTRE. 

QUINOLA. 

Ce  n'est  pas  assez  :  vous  serez  volé,  je  vous  le  jure. 

LOTHUNDIAZ. 

Pour  n'être  ni  volé  ni  damné,  je  garde  ma  fille  à  un  homme 
qui  n'aura  pas  de  génie,  c'est  vrai,  mais  qui  aura  du  bon  sens... 

FONTANARÈS. 

I 

Attendez,  du  moins. 

SARPI. 

Et  pourquoi  donc  attendre? 

QUINOLA,     à  Monipodio. 

Qui  est-ce? 

MONIPODIO. 

Sarpi. 

QUINOLA. 

Quel  oiseau  de  proie  I 

MONIPODIO. 

Et  difficile  à  tuer,  c'est  le  vrai  gouverneur  de  Catalogne. 

LOTHUNDIAZ. 

Salut,  monsieur  le  secrétaire!  (a  Fontanarès. )  Adieu,  mon  cher, 
votre  arrivée  est  une  raison  pour  moi  de  presser  le  mariage. 
(a  Marie.)  Allous,  rentrez,  ma  fille,  (a  la  duègne.)  Et  vous,  sorcière, 
vous  allez  avoir  votre  compte. 

SARPI,    à  Lothundiaz. 

Cet  hidalgo  a  donc  des  prétentions? 

FONTANARÈS,    à  Sarpi. 
Des  droits!   (Marie,  la  duègne,  Lothundiaz  sortent.) 


SCENE  XIV 
MONIPODIO,   SARPI,  FONTANARÈS,   QUINOLA. 

SARPI. 

Des  droits?...  Ne  savez-vous  pas  que  le  neveu  de  Fra-Paolo 
Sarpi,  parent  des  Brancador,  créé  comte  au  royaume  de  Naples, 
secrétaire  de  la  vice-royauté  de  Catalogne,  prétend  à  la  main  de 
Marie  Lothundiaz?  En  se  disant  y  avoir  des  droits,  un  homme  fait 
une  insulte  à  elle  et  à  moi. 


LES   RESSOURCES   DE  QUIiNOLA.  465 

FONTANARÈS. 

Savez-vous  que,  depuis  cinq  ans,  moi,  Alfonso  Fontanarès,  à 
qui  le  roi,  notre  maître,  a  promis  le  titre  de  duc  de  Neptunado,  la 
grandesse  et  la  Toison  d'or,  j'aime  Marie  Lothundiaz,  et  que  vos 
prétentions  à  rencontre  de  la  foi  qu'elle  m'a  jurée,  seront,  si  vous 
n'y  renoncez,  une  insulte  et  pour  elle  et  pour  moi? 

SARPI. 

Je  ne  savais  pas,  monseigneur,  avoir  un  si  grand  personnage 
pour  rival.  Eh  bien,  futur  duc  de  Neptunado,  futur  grand  d'Es- 
pagne, futur  chevalier  de  la  Toison  d'or,  nous  aimons  la  même 
femme;  et,  si  vous  avez  la  promesse  de  Marie,  j'ai  celle  du  père; 
vous  attendez  des  honneurs,  j'en  ai. 

FONTANARÈS. 

Tenez,  restons-en  là.  Ne  prononcez  pas  un  mot  de  plus,  ne 
vous  permettez  pas  un  regard  qui  puisse  m'offenser...  vous  seriez 
un  lâche.  Eussé-je  cent  querelles,  je  ne  veux  me  battre  avec  per- 
sonne qu'après  avoir  terminé  mon  entreprise,  et  répondu  par  le 
succès  à  l'attente  de  mon  roi.  Je  me  bats  en  ce  moment  seul  contre 
tous.  Quand  j'en  aurai  fini  avec  mon  siècle,  vous  me  retrouverez... 
près  du  roi. 

SARPI, 

Oh  !  nous  ne  nous  quitterons  pas. 

SCÈNE   XV 
Les  Mêmes,   FAUSTINE,   DOiN  FRÉGOSE,  PAQUITA. 

FAUSTINE,    au  balcon. 

Que  se  passe-t-il  donc,  monseigneur,  entre  ce  jeune  homme  et 
votre  secrétaire?  Descendons. 

QUINOLA,    à  Monipodio. 

Ne  trouves-tu  pas  que  mon  homme  a  surtout  le  talent  d'attirer 
la  foudre  sur  sa  tête? 

MONIPODIO. 

Il  la  porte  si  haut! 

SARPI,    4  don  Frégose. 

Monseigneur,  il  arrive  en  Catalogne  un  homme  comblé,  dans 


166  THEATRE. 

l'avenir,  des  faveurs  du  roi,  notre  maître,  et  que  Votre  Excellence, 
selon  mon  humble  avis,  doit  accueillir  comme  il  le  mérite. 

DON    FRÉGOSE,    à  Fontanarès. 

De  quelle  maison  êtes-vous? 

FONTANARÈS,    à  part. 

Combien  de  sourires  semblables  n'ai-je  pas  déjà  dévorés!  (Haut.) 
Excellence,  le  roi  ne  me  l'a  pas  demandé.  Voici  d'ailleurs  sa  lettre 
et  celle  de  ses  ministres,  (n  remet  un  paquet.) 

FAUSTINE,     à  Paquita. 

Cet  homme  a  l'air  d'un  roi. 

PAQUITA. 

D'un  roi  qui  fera  des  conquêtes. 

FAUSTINE,    reconnaissant  Monipodio. 

Monipodio  !  sais-tu  quel  est  cet  homme  ? 

MONIPODIO. 

Un  homme  qui  va,  dit-on,  bouleverser  le  monde. 

FAUSTINE. 

Ah  !  voilà  donc  ce  fameux  inventeur  dont  on  m'a  tant  parlé. 

MONIPODIO. 

Et  voici  son  valet. 

DON    FRÉGOSE. 

Tenez,  Sarpi,  voici  la  lettre  du  ministre,  je  garde  celle  du  roi. 
(A  Fontanarès.)  Eh  bien,  mon  garçon,  la  lettre  du  roi  me  semble 
positive.  Vous  entreprenez  de  réaliser  l'impossible  !  Quelque  grand 
que  vous  vous  fassiez,  peut-être  devriez-vous,  dans  cette  affaire, 
prendre  des  conseils  de  don  Ramon,  un  savant  de  Catalogne,  qui, 
dans  cette  partie,  a  écrit  des  traités  fort  estimés... 

FONTANARÈS. 

En  ceci.  Excellence,  les  plus  belles  dissertations  du  monde  ne 
valent  pas  l'œuvre. 

DON    FRÉGOSE. 

Quelle  présomption!  (a  sarpi.)  Sarpi,  vous  mettrez  à  la  disposi- 
tion du  cavalier  que  voici  le  navire  qu'il  choisira  dans  le  port. 

SARPI ,    au  vice-roi. 

Êtes-vous  bien  sûr  que  le  roi  le  veuille? 


LES  RESSOURCES  DE   QUINOLA.  467 

DON    FRÉGOSE. 

Nous  verrons.  En  Espagne,  il  faut  dire  un  Pater  entre  chaque 
pas  qu'on  fait. 

SARPI. 

On  nous  u  d'ailleurs  écrit  de  Valladolid. 

FAUSTINE,    au  vice-roi. 

De  quoi  s'agit-il? 

DON    FRÉGOSE. 

Oh!  d'une  chimère. 

FAUSTINE. 

Eh!  mais  vous  ne  savez  donc  pas  que  je  les  aime? 

DON    FRÉGOSE. 

D'une  chimère  de  savant  que  le  roi  a  prise  au  sérieux,  à  cause 
du  désastre  de  l'Armada.  Si  ce  cavalier  réussit,  nous  aurons  la 
cour  à  Barcelone. 

FAUSTINE. 

Mais  nous  lui  devrons  beaucoup. 

DON    FRÉGOSE,    à  Faustine. 

Vous  ne  me  parlez  pas  si  gracieusement,  à  moi!  (Haut.)  Il  s'est 
engagé  sur  sa  tête  à  faire  aller  comme  le  vent,  contre  le  vent,  un 
vaisseau  sans  rames  ni  voiles... 

FAUSTINE. 

Sur  sa  tête?  Oh!  mais  c'est  un  enfant I 

SARPI. 

Et  le  seigneur  Alfonso  Fontanarès  compte  sur  ce  prodige  pour 
épouser  Marie  Lothundiaz. 

FAUSTINE. 

Ah!  il  aime... 

QUINOLA,    tout  bas,  à  Faustina 

Non,  madame,  il  idolâtre. 

FAUSTINE. 

La  fille  de  Lothundiaz  ! 

DON    FRÉGOSE. 

Vous  vous  intéressez  à  lui  bien  subitement. 

FAUSTINE.     ^ 

Quand  ce  ne  serait  que  pour  voir  la  cour  ici,  je  souhaite  que  ce 
cavalier  réussisse. 


468  THÉÂTRE. 

DON    FRÉGOSE. 

Madame,  ne  voulez-vous  pas  venir  prendre  une  collation  à  la 
villa  d'Aloros?  Une  tartane  vous  attend  au  port. 

FAUSTINE, 

Non,  monseigneur,  cette  fête  m'a  fatiguée,  et  notre  promenade 
en  tartane  serait  de  trop.  Je  n'ai  pas  comme  vous  l'obligation  de 
me  montrer  infatigable  ;  la  jeunesse  aime  le  sommeil,  trouvez  bon 
que  j'aille  me  reposer. 

DON    FRÉGOSE. 

Vous  ne  me  dites  rien  sans  y  mettre  de  la  raillerie. 

FAUSTINE. 

Tremblez  que  je  ne  vous  traite  sérieusement!  (Paustine,  le  gouverneur 

«t  Paquita  sortent.) 

SCÈNE  XVI 

AVALOROS,   QUINOLA,   MONIPODIO,  FONTANARÈS, 

SARPI. 

SARPI,    à  Avaloros. 

Il  n'y  a  plus  de  promenade  en  mer. 

AVALOROS. 

Peu  m'importe,  j'ai  gagné  cent  écus  d'or,  (sarpiet  Avaioros  s© 

parlent.  ) 

FONTANARÈS,    à  Monipodio. 

Quel  est  ce  personnage? 

MONIPODIO. 

Avaloros,  le  plus  riche  banquier  de  la  Catalogne  ;  il  a  confisqué 
la  Méditerranée  à  son  profit. 

QUINOLA. 

Je  me  sens  plein  de  tendresse  pour  lui. 

MONIPODIO. 

C'est  notre  maître  à  tous  ! 

AVALOROS,    à  Fontanarès. 

Jeune  homme,  je  suis  banquier;  et,  si  votre  affaire  est  bonne» 
après  la  protection  de  Dieu  et  celle  du  roi,  rien  ne  vaut  celle  d'un 
millionnaire. 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.        16» 

SARPI ,    au  banquier. 

Ne  vous  engagez  à  rien...  A  nous  deux,  nous  saurons  bien  nous 
en  rendre  maîtres. 

AVALOROS,    à  Fontanarès. 

Eh  bien,  mon  cher,  vous  viendrez  me  voir.  (Monipodio  lui  prend  sa. 

bourse.  ) 

SCÈNE   XVII 
MONIPODIO,   FONTANARÈS,   QUINOLA. 

QUINOLA. 

Vous  vous  faites  dès  l'abord  de  belles  affaires I 

MONIPODIO. 

Don  Frégose  est  jaloux  de  vous. 

QUINOLA. 

Sarpi  va  vous  faire  échouer  ! 

MONIPODIO. 

Vous  vous  posez  en  géant  devant  des  nains  qui  ont  le  pouvoir  ! 
Attendez  donc  le  succès  pour  être  fier!  On  se  fait  tout  petit,  on 
s'incline,  on  se  glisse... 

QUINOLA. 

La  gloire?...  mais,  monsieur,  il  faut  la  voler. 

FONTANARÈS. 

Vous  voulez  que  je  m'abaisse? 

MONIPODIO. 

Tiens  !  pour  parvenir. 

FONTANARÈS. 

Bon  pour  un  Sarpi!  Je  dois  tout  emporter  de  haute  lutte.  Mais 
que  voyez-vous  entre  le  succès  et  moi?  Ne  vais-je  pas  dans  le  port 
choisir  une  magnifique  galère  ? 

QUINOLA. 

Ahl  je  suis  superstitieux  en  cet  endroit.  Monsieur,  ne  prenez 
pas  de  galère  I 

FONTANARÈS. 

Je  ne  vois  aucun  obstacle. 


470  THEATRE. 

QUINOLA. 

Vous  n'en  avez  jamais  vu  I  Vous  avez  bien  autre  chose  à  décou- 
vrir. Eh  !  monsieur,  nous  sommes  sans  argent,  sans  une  auberge 
où  nous  ayons  crédit,  et,  si  je  n'avais  rencontré  ce  vieil  ami  qui 
m'aime,  car  on  a  des  amis  qui  vous  détestent,  nous  serions  sans 
habits... 

FONTANARÈS. 
Mais  elle  m'aime!    (Marie  agite  son  mouchoir  à  la  fenêtre.)   Tiens,  VOiS, 

mon  étoile  brille. 

QUIxNOLA. 

Eh!  monsieur,  c'est  un  mouchoir!  Êtes-vous  assez  dans  votre 
bon  sens  pour  écouter  un  conseil?...  Au  lieu  de  cette  espèce  de 
madone,  il  vous  faudrait  une  marquise  de  Mondéjar!  une  de  ces 
femmes  à  corsage  frêle,  mais  doublé  d'acier,  capables  par  amour 
de  toutes  les  ruses  que  nous  inspire  la  détresse,  à  nous...  Or,  la 
Brancador... 

FONTANARÈS. 

Si  tu  veux  me  voir  laisser  tout  là,  tu  n*as  qu'à  me  parler  ainsi  ! 
Sache-le  bien  :  l'amour  est  toute  ma  force,  il  est  le  rayon  céleste 
qui  m'éclaire. 

QUINOLA. 

Là  là  !  calmez-vous. 

MONIPODIO. 

Cet  homme  m'inquiète  !  il  me  paraît  posséder  mieux  la  méca- 
nique de  l'amour  que  l'amour  de  la  mécanique, 

SCÈNE    XVIII 

Les  Mêmes,  PAQUITA. 

PAQUITA,    à  Fontanarès. 

Ma  maîtresse  vous  fait  dire,  seigneur,  que  vous  preniez  garde 
à  vous.  Vous  vous  êtes  attiré  des  haines  implacables. 

MONIPODIO. 

Ceci  me  regarde.  Allez  sans  crainte  par  les  rues  de  Barcelone; 
quand  on  voudra  vous  tuer,  je  le  saurai  le  premier. 


LES  RESSOURCES   DE  QUINOLA.  471 

FONTANARÈS. 

Déjà? 

PAQUITA. 

Vous  ne  me  dites  rien  pour  elle? 

QUINOLA. 

Ma  mie,  on  ne  pense  pas  à  deux  machines  à  la  fois!...  Dis  à  ta 
céleste  maîtresse  que  mon  maître  lui  baise  les  pieds.  Je  suis  gar- 
(jon,  mon  ange,  et  veux  faire  une  heureuse  fm.  (ii  l'embrasse.) 

PAQUITA   lui  donne  un  soufflet. 

Fat! 

QUINOLA. 

Charmante!  (Eiie  sort.) 

SCÈNE   XIX 

Les  Mêmes,  hcrs  PAQUITA. 

MONIPODIO. 

Venez  au  Soleil  d'or;  je  connais  l'hôte,  vous  aurez  crédit. 

QUINOLA. 

La  bataille  commence  encore  plus  promptement  que  je  ne  le 
croyais. 

FONT..NARÈS, 

Où  trouver  de  l'argent? 

QUINOLA. 

On  ne  nous  en  prêtera  pas,  mais  nous  en  achèterons.  Eh  !  que 
vous  faut-il  ? 

FONTANARÈS. 

Deux  mille  écus  d'or. 

QUINOLA. 

J'ai  beau  évaluer  le  trésor  auquel  je  songe,  il  ne  saurait  être  si 
dodu. 

MONIPODIO. 

Ohé  !  je  trouve  une  bourse.  , 

QUINOLA. 

Tiens,  tu  n'as  rien  oublié.  Eh!  monsieur,  vous  voulez  du  fer,  du 


i72  THEATRE. 

cuivre,  de  l'acier,  du  bois...  toutes  ces  choses-là  sont  chez  les 
marchands.  Oh  !  une  idée  !  Je  vais  fonder  la  maison  Quinola  et 
Compagnie,  si  elle  ne  fait  pas  de  bonnes  affaires,  vous  ferez  tou- 
jours la  vôtre. 

FONTANARÈS, 

Ah  !  sans  vous,  que  serais-je  devenu  ? 

MONIPODIO. 

La  proie  d'Avaloros. 

FONTANARÈS. 

A  l'ouvrage  donc!  l'inventeur  va  sauver  l'amoureux,  (ns  sortent.) 


ACTE    DEUXIEME 


Un  salon  du  palais  de  madame  Brancador. 


SCENE    PREMIERE 

AVALOROS,  SARPI,  PAQUITA. 

AVALOROS. 

Notre  souveraine  serait-elle  donc  vraiment  malade? 

PAQUITA. 

Elle  est  en  mélancolie. 

AVALOROS. 

La  pensée  est-elle  donc  une  maladie? 

PAQUITA. 

Oui,  mais  vous  êtes  sûr  de  toujours  bien  vous  porter. 

SARPI. 

Va  dire  à  ma  chère  cousine  que,  le  seigneur  Avaloros  et  moi,  nous 
attendons  son  bon  plaisir. 

AVALOROS. 

Tiens,  voici  deux  écus  pour  dire  que  je  pense... 

PAQUITA. 

Je  dirai  que  vous  dépensez.  Je  vais  décider  madame  à  s'habiller. 

(Bile  sort.) 

SCENE    II 

AVALOROS,  SARPI. 

SARPI. 

Pauvre  vice-roi  !  il  est  le  jeune  homme,  et  je  suis  le  vieillard. 

AVALOROS. 

Pendant  que  votre  petite  cousine  en  fait  un  sot,  vous  déployez 


474  THÉÂTRE. 

Tactivité  d'un  politique,  vous  préparez  au  roi  la  conquête  de  la 
Navarre  française.  Si  j'avais  une  fille,  je  vous  la  donnerais.  Le 
bonhomme  Lothundiaz  n'est  pas  un  sot. 

SARPI. 

Ah  î  fonder  une  grande  maison,  inscrire  un  nom  dans  l'histoire 
de  son  pays,  être  le  cardinal  Granvelle  ou  le  duc  d'Albe! 

AVALOROS. 

Oui!  c'est  bien  beau.  Je  pense  à  me  donner  un  nom.  L'empe- 
reur a  créé  les  Fugger  princes  de  Babenhausen,  ce  titre  leur  coûte 
un  million  d'écus  d'or.  Moi,  je  veux  être  un  grand  homme  à  bon 
marché. 

SARPI. 

Vous!  comment? 

AVALOROS. 

Ce  Fontanarès  tient  dans  sa  main  l'avenir  du  commerce. 

SARPI. 

Vous  qui  ne  vous  attachez  qu'au  positif,  vous  y  croyez  donc? 

AVALOROS. 

Depuis  la  poudre,  l'imprimerie  et  ia  découverte  du  nouveau 
monde,  je  suis  crédule.  On  me  dirait  qu'un  homme  a  trouvé  le 
moyen  d'avoir  en  dix  minutes  ici  des  nouvelles  de  Paris,  ou  que 
l'eau  contient  du  feu,  ou  qu'il  y  a  encore  des  Indes  à  découvrir,  ou 
qu'on  peut  se  promener  dans  les  airs,  je  ne  dirais  pas  non,  et  je 
donnerais... 

SARPI. 

Votre  argent? 

AVALOROS. 

Non,  mon  attention  à  l'affaire. 

SARPI. 

Si  le  vaisseau  marche,  vous  voulez  être  à  Fontanarès  ce  qu'Amé- 
ric  est  à  Christophe  Colomb. 

AVALOROS. 

N'ai-je  pas  là,  dans  ma  poche,  de  quoi  payer  dix  hommes  de 
génie  ? 

SARPI. 

Comment  vous  y  prendrez-vous? 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  475 

AVALOROS. 

L'argent»  voilà  le  grand  secret.  Avec  de  l'argent  à  perdre,  on 
gagne  du  temps  ;  avec  le  temps  tout  est  possible  ;  on  rend  à  vo- 
lonté mauvaise  une  bonne  affaire  ;  et,  pendant  que  les  autres  en 
désespèrent,  on  s'en  empare.  L'argent,  c'est  la  vie;  l'argent,  c'est 
la  satisfaction  des  besoins  et  des  désirs  :  dans  un  homme  de  génie, 
il  y  a  toujours  un  enfant  plein  de  fantaisies;  on  use  l'homme  et 
l'on  se  trouve  tôt  ou  tard  avec  l'enfant  :  l'enfant  sera  mon  débi- 
teur, et  l'homme  de  génie  ira  en  prison. 

SARPI. 

Et  où  en  êtes-vous  ? 

AVALOROS. 

Il  s'est  défié  de  mes  offres  ;  non  pas  lui,  mais  son  valet,  et  je 
vais  traiter  avec  le  valet. 

SARPI. 

Je  vous  tiens  :  j'ai  l'ordre  d'envoyer  tous  les  vaisseaux  de  Bar- 
celonne  sur  les  côtes  de  France  ;  et,  par  une  précaution  des  enne- 
mis que  Fontanarès  s'est  faits  à  Valladolid,  cet  ordre  est  absolu  et 
postérieur  à  la  lettre  du  roi. 

AVALOROS. 

Que  voulez-vous  dans  l'affaire? 

SARPI. 

Les  fonctions  de  grand  maître  des  constructions  navales... 

AVALOROS. 

Mais  que  reste-t-il  donc,  alors  ? 

SARPI. 

La  gloire. 

AVALOROS. 

Finaud  I 

SARPI. 

Gourmand  ! 

AVALOROS. 

Chassons  ensemble,  nous  nous  querellerons  au  partage.  Votre 
main?  (a  part.)  Je  suis  le  plus  fort,  je  tiens  le  vice-roi  par  la  Bran- 
cador.  ^ 

SARPI,    à  part. 

Nous  l'avons  assez  engraissé,  tuons-le;  j'ai  de  quoi  le  perdre. 


476  THÉÂTRE. 

AVALOROS. 

Il  faudrait  avoir  ce  Qiiinola  dans  nos  intérêts,  et  je  l'ai  mandé 
pour  tenir  conseil  avec  la  Brancador. 


SCENE    III 

Les  Mêmes,   QUINOLA. 

QUINOLA. 

Me  voici  comme...  entre  deux  larrons,  mais  ceux-ci  sont  sau- 
poudrés de  vertus  et  caparaçonnés  de  belles  manières.  On  nous 
pend,  nous  autres! 

SARPI. 

Coquin!  tu  devrais,  en  attendant  que  ton  maître  les  fasse  aller 
par  d'autres  procédés,  conduire  toi-même  les  galères. 

QUINOLA. 

Le  roi,  juste  appréciateur  des  mérites,  a  compris  qu'il  y  perdrait 
trop. 

SARPI. 

Tu  seras  surveillé. 

QUINOLA. 

Je  le  crois  bien,  je  me  surveille  moi-même. 

AVALOROS. 

Vous  l'intimidez,  c'est  un  honnête  garçon.  Voyons  î  tu  t'es  fait 
une  idée  de  la  fortune. 

QUINOLA. 

Jamais,  je  l'ai  vue  à  de  trop  grandes  distances. 

AVALOROS. 

Et  quelque  chose  comme  deux  mille  écus  d'or... 

QUINOLA. 

Quoi?  plaît-il?  J'ai  des  éblouissements.  Cela  existe  donc,  deux 
mille  écus  d'or?  Être  propriétaire,  avoir  sa  maison,  sa  servante, 
son  cheval,  sa  femme,  ses  revenus,  être  protégé  par  la  Sainte-Her- 
mandad,  au  lieu  de  l'avoir  à  ses  trousses  ;  que  faut-il  faire  ? 

AVALOROS. 

M'aider  à  réaliser  un  contrat  à  l'avantage  réciproque  de  ton 
maître  et  de  moi. 


LES   RESSOURCES   DE   QUINOLA.  477 

QUINOLA. 

Tentends  !  le  boucler.  Tout  beau ,  ma  conscience  !  taisez-vous, 
ma  belle  !  on  vous  oubliera  pour  quelques  jours,  et  nous  ferons  bon 
ménage  pour  le  reste  de  ma  vie. 

AVALOROS,    à  Sarpi. 

Nous  le  tenons. 

SARPI,    à  Avaloros. 

Il:  se  moque  de  nous  !  il  serait  bien  autrement  sérieux. 

QDINOLA. 

Je  n'aurai  sans  doute  les  deux  mille  écus  d'or  qu'après  la  signa- 
ture du  traité  ? 

SARPI,    vivement. 

Tu  peux  les  avoir  auparavant. 

QUINOLA. 
Bah!   (Il  tend  la  main.)  donnCZ  ! 

AVALOROS. 

En  me  signant  des  lettres  de  change...  échues. 

QUINOLA. 

Le  Grand  Turc  ne  présente  pas  le  lacet  avec  plus  de  délicatesse. 

SARPI. 

Ton  maître  a-t-il  son  vaisseau  ? 

QUINOLA. 

Valladolid  est  loin,  c'est  vrai,  monsieur  le  secrétaire  ;  mais  nous 
y  tenons  une  plume  qui  peut  signer  votre  disgrâce. 

SARPI. 

Je  t'écraserai. 

QUINOLA. 

Je  me  ferai  si  mince,  que  vous  ne  pourrez  pas. 

AVALOROS. 

Eh  !  maraud,  que  veux-tu  donc? 

QUINOLA.     • 

Ah  I  voilà  parler  d'or. 

XVIII.  42 


MS  THÉÂTRE. 

SCÈNE   IV 

Les  Mêmes,   FAUSTINE  et  PAQUITA. 

PAQUITA. 

Messieurs,  voici  madame. 


SCENE   V 
Les  Mêmes,  tors  PAQUITA. 

QUINOLA   va  au-devant  de  la  Brancador. 

Madame,  mon  maître  parle  de  se  tuer  s'il  n'a  son  vaisseau,  que 
le  comte  Sarpi  lui  refuse  depuis  un  mois;  le  seigneur  Avaloros 
lui  demande  la  vie  en  lui  offrant  sa  bourse,  comprenez-vous?... 
(A  part.)  Une  femme  nous  a  sauvés  à  Valladolid,  les  femmes  nous 
sauveront  à  Barcelone.  (Haut,  à  la  Brancador.)  Il  est  bien  triste I 

AVALOROS. 

Le  misérable  a  de  l'audace. 

QUINOLA. 

Et  sans  argent,  voilà  de  quoi  vous  étonner. 

SARPI,    à  Quinola. 

Entre  à  mon  service. 

QUINOLA. 

Je  fais  plus  de  façons  pour  prendre  un  maître. 

FAUSTINE,   à  part. 

Il  est  triste!  (Haut.)  Eh  quoi!  vous,  Sarpi,  vous,  Avaloros,  pour 
qui  j'ai  tant  fait,  un  pauvre  homme  de  génie  arrive,  et,  au  lieu  de 

le   protéger,    vous   le   persécutez...    (Mouvement  chez  Avaloros  et   Sarpi.) 

Fil...  fi!...  vous  dis-je.  (a  Quinoia.)  Tu  vas  bien  m'expliquer  leurs 
trames  contre  ton  maître. 

SARPI,   à  Faustine. 

Ma  chère  cousine,  il  ne  faut  pas  beaucoup  de  perspicacité  pour 
deviner  quelle  est  la  maladie  qui  vous  tient  depuis  l'arrivée  de  ce 
Fontanarès. 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.         |7« 

AVALOROS,   à  Paustine. 

Vous  me  devez,  madame,  deux  mille  écus  d'or,  et  vous  aurez 
encore  à  puiser  dans  ma  caisse. 

FAUSTINE. 

Moi!  Que  vous  ai-je  demandé? 

AVALOROS. 

Rien,  mais  vous  acceptez  tout  ce  que  j*ai  le  bonheur  de  vous 
offrir. 

FAUSTINE. 

Votre  privilège  pour  le  commerce  des  blés  est  un  monstrueux 
abus. 

AVALOROS. 

Je  vous  dois,  madame,  deux  mille  écus  d'or. 

FAUSTINE. 

Allez  m'écrire  une  quittance  de  ces  deux  mille  écus  d'or  que  je 
vous  dois,  et  un  bon  de  pareille  somme,  que  je  ne  vous  devrai 
pas.  (A  sarpi.)  Après  vous  avoir  mis  dans  la  position  où  vous  êtes, 
vous  ne  seriez  pas  un  politique  bien  fin,  si  vous  ne  gardiez  mon 
secret. 

SARPI. 

Je  vous  ai  trop  d'obligations  pour  être  ingrat. 

FAUSTINE,    à  part. 

Il  pense  tout  le  contraire,  il  va  m'envoyer  le  vice-roi  furieux. 

<Sort  Sarpi.) 

SCÈNE  VT 

Les  Mêmes,  hors  SARPI. 

AVALOROS. 

Voici,  madame. 

FAUSTINE. 

C'est  très-bien. 

AVALOROS. 

Serons-nous  encore  ennemis  ? 

FAUSTINE. 

Votre  privilège  pour  les  blés  est  parfaitement  légal. 


A90  THEATRE. 

AVALOROS. 

Ah  !  madame. 

QUINOLA,    à  part. 

Voilà  ce  qui  s'appelle  faire  des  affaires. 

AVALOROS. 

Vous  êtes,  madame,  une  noble  personne,  et  je  suis... 

QUINOLA,    à  part. 

Un  vrai  loup-cervier. 

FAUSTINE,    en  tendant  le  bon  à  Quinola. 

Tiens,  Quinola,  voici  pour  les  frais  de  la  machine  de  ton  maître.. 

AVALOROS,    à  Faustine. 

Ne  le  lui  donnez  pas,  madame,  il  peut  le  garder  pour  lui.  Et, 
d'ailleurs,  soyez  prudente,  attendez... 

QUINOLA,    à  part. 

Je  passe  de  la  Torride  au  Groenland  :  quel  jeu  que  la  vie  ! 

FAUSTINE. 

Vous  avez  raison,  (a  part.)  Il  vaut  mieux  que  je  sois  l'arbitre  du 
sort  de  Fontanarès.  (a  Avaioros.)  Si  vous  tenez  à  vos  privilèges,  pas. 
un  mot. 

AVALOROS. 

Rien  de  discret  comme  les  capitaux,  (a  part.)  Elles  sont  désinté- 
ressées jusqu'au  jour  où  elles  ont  une  passion.  Nous  allons  essayer 
de  la  renverser,  elle  devient  trop  coûteuse. 

SCÈNE  VII 

FAUSTINE,  QUINOLA. 

faustine. 
Tu  dis  donc  qu'il  est  triste? 

QUINOLA. 
Tout  est  contre  lui.    (n  es  fait  un  jeu  de  scène  entre  Faustine   et  Quinola- 
à  propos  du  bon  de  deux  mille  écus,  qu'elle  tient  à  la  main.) 

FAUSTINE. 

Mais  il  sait  lutter? 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  181 

QUINOLA. 

Voilà  deux  ans  que  nous  nageons  dans  les  difficultés,  et  nous 
nous  sommes  vus  quelquefois  à  fond  :  le  gravier  est  bien  dur. 

FAUSTINE. 

Oui,  mais  quelle  force,  quel  génie  ! 

QUINOLA. 

Voilà,  madame,  les  effets  de  l'amour. 

FAUSTINE. 

Et  qui  maintenant  aime-t-il  ? 

QUINOLA. 

Toujours  Marie  Lothundiaz  ! 

FAUSTINE, 

Une  poupée  ! 

QUINOLA. 

Une  vraie  poupée  I 

FAUSTINE. 

Les  hommes  de  talent  sont  tous  ainsi... 

QUINOLA. 

De  vrais  colosses  à  pieds  d'argile! 

FAUSTINE. 

...  Ils  revêtent  de  leurs  illusions  une  créature  et  ils  s'attrapent  : 
ils  aiment  leur  propre  création,  les  égoïstes! 

QUINOLA,    à  part. 

Absolument  comme  les  femmes!  (Haut.)  Tenez,  madame,  je  vou- 
drais, par  un  moyen  honnête,  que  cette  poupée  fût  au  fond... 
non...  mais  d'un  couvent. 

FAUSTINE. 

Tu  me  parais  être  un  brave  garçon. 

QUINOLA. 

J'aime  mon  maître. 

FAUSTINE. 

-Crois-tu  qu'il  m'ait  remarquée? 

QUINOLA. 

Pas  encore.  ^ 

FAUSTINE. 

Parle-lui  de  moi. 


i|82  THÉÂTRE. 

QUINOLA. 

Mais  alors  il  menace  de  me  rompre  un  bâton  sur  le  dos.  Voyez- 
vous,  madame,  cette  fille... 

FAUSTINE. 

Cette  fille  doit  être  à  jamais  perdue  pour  lui. 

QUINOLA, 

Mais  s'il  en  mourait,  madame? 

FAUSTINE. 

Il  l'aime  donc  bien! 

QUINOLA. 

Ah!  ce  n'est  pas  ma  faute!  De  Valladolid  ici,  je  lui  ai  mille  fois 
soutenu  cette  thèse,  qu'un  homme  comme  lui  devait  adorer  les 
femmes,  mais  en  aimer  une  seule  I  jamais... 

FAUSTINE. 

Tu  es  un  bien  mauvais  drôle!  Va  dire  à  Lothundiaz  de  venir 
me  parler  et  de  m' amener  lui-même  ici  sa  fille,  (a  part.)  Elle  ira 
au  couvent. 

QUINOLA,     à  part. 

Voilà  l'ennemi;  elle  nous  aime  trop  pour  ne  pas  nous  faire  beau- 
coup de  mal.  (Quinola  sort  en  rencontrant  don  Frégose.) 

SCÈNE  VIII 
FAUSTINE,  DON  FRÉGOSE. 

DON    FRÉGOSE. 

En  attendant  le  maître,  vous  tâchiez  de  corrompre  le  valet. 

FAUSTINE. 

Une  femme  doit-elle  perdre  l'habitude  de  séduire? 

DON    FRÉGOSE. 

Madame,  vous  avez  des  façons  peu  généreuses  :  j'ai  cru  qu'une 
patricienne  de  Venise  ménagerait  les  susceptibilités  d'un  vieux 
soldat. 

FAUSTINE. 

Eh  !  monseigneur,  vous  tirez  plus  de  parti  de  vos  cheveux  blancs 
qu'un  jeune  homme  ne  le  ferait  de  la  plus  belle  chevelure,  et  vous 


LES  RESSOURCES   DE  QUINOLA.  183 

y  trouvez  plus  de  raisons  que  de...  (Eiie  rit.)  Quittez  donc  cet  air 
fâché. 

DON    FRÉGOSE. 

Puis-je  être  autrement  en  vous  voyant  vous  compromettre,  vous 
que  je  veux  pour  femme?  N'est-ce  donc  rien  qu'un  des  plus  beaux 
noms  de  l'Italie  à  porter? 

FAUSTINE. 

Le  trouvez-vous  donc  trop  beau  pour  une  Brancador? 

DON    FRÉGOSE. 

Vous  aimez  mieux  descendre  jusqu'à  un  Fontanarès. 

FAUSTINE. 

Mais,  s'il  peut  s'élever  jusqu'à  moi,  quelle  preuve  d'amour! 
D'ailleurs,  vous  le  savez  par  vous-même,  l'amour  ne  raisonne 
point. 

DON    FRÉGOSE. 

Ah  !  vous  me  l'avouez. 

FAUSTINE. 

Vous  êtes  trop  mon  ami  pour  ne  pas  savoir  le  premier  mon 
secret. 

DON    FRÉGOSE. 

Madame!...  oui,  l'amour  est  insensé!  je  vous  ai  livré  plus  que 
moi-même  I...  Hélas  !  je  voudrais  avoir  le  monde  pour  vous  l'offrir. 
Vous  ne  savez  donc  pas  que  votre  galerie  de  tableaux  m'a  coûté 
presque  toute  ma  fortune?... 

FAUSTINE. 

Paquita! 

DON   FRÉGOSE. 

Et  que  je  vous  donnerais  jusqu'à  mon  honneur? 

SCÈNE  IX 

Les  Mêmes,   PAQUITA. 

FAUSTINE,   à  Paquita. 

Dis  à  mon  majordome  de  faire  porter  les  tableaux  de  ma  galerie 
chez  don  Frégose,  • 

DON    FRÉGOSE. 

Paquita,  ne  répétez  pas  cet  ordre. 


484  THÉÂTRE. 

FAUSTINE. 

L'autre  jour,  m'a-t-on  dit,  la  reine  Catherine  de  Médicis  fit 
demander  à  madame  Diane  de  Poitiers  les  bijoux  qu'elle  tenait  de 
Henri  II  :  Diane  les  lui  a  renvoyés  fondus  en  un  lingot.  Paquita, 
va  chercher  le  bijoutier. 

DON    FRÊGOSE. 

N'en  faites  rien,  et  sortez,  (sort  paquita.) 


SCENE  X 

Les  Mêmes,  hors  PAQUITA. 

FAUSTINE. 

Je  ne  suis  point  encore  la  marquise  de  Frégos3;  comment  osez- 
vous  donner  des  ordres  chez  moi? 

DON    FRÉGOSE. 

C'est  à  moi  d'en  recevoir,  je  le  sais.  Ma  fortune  vaut-elle  une  de 
VOS  paroles?  Pardonnez  à  un  mouvement  de  désespoir. 

FAUSTINE. 

On  doit  être  gentilhomme  jusque  dans  son  désespoir;  et  le  vôtre 
fait  de  Faustine  une  courtisane.  Ah!  vous  voulez  être  adoré?... 
Mais  la  dernière  Vénitienne  vous  dirait  que  cela  coûte  très-cher. 

DON    FRÉGOSE. 

J'ai  mérité  cette  terrible  colère. 

FAUSTINE. 

Vous  dites  aimer?  Aimer!  c'est  se  dévouer  sans  attendre  la 
moindre  récompense;  aimer!  c'est  vivre  sous  un  autre  soleil  auquel 
on  tremble  d'atteindre.  N'habillez  pas  votre  égoïsme  des  splen- 
deurs du  véritable  amour.  Une  femme  mariée,  Laure  de  Noves,  a 
dit  à  Pétrarque  :  «  Tu  seras  à  moi  sans  espoir,  reste  dans  là  vie  sans 
amour.  »  Mais  l'Italie  a  couronné  l'amant  sublime  en  couronnant  le 
poëte,  et  les  siècles  à  venir  admireront  toujours  Laure  et  Pé- 
trarque ! 

DON    FRÉGOSE. 

Je  n'aimais  déjà  pas  beaucoup  les  poëtes,  mais  celui-là,  je 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.         488. 

l'exècre!  Toutes  les  femmes  jusqu'à  la  fin  du  monde  le  jetteront  à 
la  tête  des  amants  qu'elles  voudront  garder  sans  les  prendre. 

FAUSTINE. 

On  vous  dit  général,  vous  n'êtes  qu'un  soldat. 

DON    FRÉGOSE. 

Eh  bien,  en  quoi  puis-je  imiter  ce  maudit  Pétrarque? 

FAUSTINE. 

Si  vous  dites  m' aimer,  vous  épargnerez  à  un  homme  de  génie  (mou- 
▼ement  de  surprise  chez  don  Frégose.),  oh  !  il  OU  a!  le  martyre  que  veuleut 
lui  faire  subir  des  mirmidons.  Soyez  grand,  servez-le!  Vous  souf- 
frirez, je  le  sais,  mais  servez-le  :  je  pourrai  croire  alors  que  vous 
m'aimez,  et  vous  serez  plus  illustre  par  ce  trait  de  générosité  que 
par  votre  prise  de  Mantoue. 

DON    FRÉGOSE. 

Devant  vous,  ici,  tout  m'est  possible;  mais  vous  ne  savez  donc 
pas  dans  quelles  fureurs  je  tomberai  tout  en  vous  obéissant? 

FAUSTINE. 

Ah!  vous  vous  plaindriez  de  m' obéir? 

DON    FRÉGOSE. 

Vous  le  protégez,  vous  l'admirez,  soit;  mais  vous  ne  l'aimez  pas? 

FAUSTINE. 

On  lui  refuse  le  vaisseau  donné  par  le  roi,  vous  lui  en  ferez  la 
remise,  irrévocable,  à  l'instant. 

DON    FRÉGOSE, 

Et  je  l'enverrai  vous  remercier. 

FAUSTINE. 

Eh  bien,  vous  voilà  comme  je  vous  aime. 
SCÈNE  XI 

FAUSTINE,    seule! 

Et  il  y  a  pourtant  des  femmes  qui  souhaitent  d'être  hommes  I 


48$  THÉÂTRE. 

SCÈNE  XII 

FAUSTINE,  PAQUITA,  LOTHUNDIAZ,  MARIE. 

PAQUITA. 

Madame,  voici  Lothundiaz  et  sa  fille.  (  paquita  sort.  ) 

SCÈNE   XIII 

Les  Mêmes,  hors  PAQUITA. 

LOTHUNDIAZ. 

Ah!  madame,  vous  avez  fait  de  mon  palais  un  royaume!... 

FAUSTINE,    à  Marie. 

Mon  enfant,  mettez-vous  là  près  de  moi.  (a  Lothundiaz.)  Vous 
pouvez  vous  asseoir. 

LOTHUNDIAZ. 

Vous  êtes  bien  bonne,  madame;  mais  permettez-moi  d'aller  voir 
cette  fameuse  galerie  dont  on  parle  dans  toute  la  Catalogne,  (n  sort.) 

SCÈNE  XIV 
FAUSTINE,  MARIE. 

FAUSTINE. 

Mon  enfant,  je  vous  aime  et  sais  en  quelle  situation  vous  vous 
trouvez.  Votre  père  veut  vous  marier  à  mon  cousin  Sarpi,  tandis 
que  vous  aimez  Fontanarès. 

MARIE. 

Depuis  cinq  ans,  madame. 

FAUSTINE. 

A  seize  ans,  on  ignore  ce  que  c'est  que  d'aimer. 

MARIE. 

Qu'est-ce  que  cela  fait,  si  j'aime? 

FAUSTINE. 

Aimer,  mon  ange,  pour  nous,  c'est  se  dévouer. 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  187 

MAUIE. 

Je  me  dévouerai,  madame. 

FAUSTINE. 

Voyons!  renonceriez-vous  à  lui,  pour  lui,  dans  son  intérêt? 

MARIE. 

Ce  serait  mourir,  mais  ma  vie  est  à  lui. 

FAUSTINE,    à  part  en  se  levant. 

Quelle  force  dans  la  faiblesse  de  l'innocence  !  (Haut.  )  Vous  n'avez 
jamais  quitté  la  maison  paternelle,  vous  ne  connaissez  rien  du 
monde  ni  de  ses  nécessités,  qui  sont  terribles  !  Souvent  un  homme 
périt  pour  avoir  rencontré  soit  une  femme  qui  l'aime  trop,  soit 
une  femme  qui  ne  l'aime  pas  :  Fontanarès  peut  se  trouver  dans 
cette  situation.  Il  a  des  ennemis  puissants;  sa  gloire,  qui  est  toute 
sa  vie,  est  entre  leurs  mains  :  vous  pouvez  les  désarmer. 

MARIE. 

Que  faut-il  faire? 

FAUSTINE. 

En  épousant  Sarpi,  vous  assureriez  le  triomphe  de  votre  cher 
Fontanarès  ;  mais  une  femme  ne  saurait  conseiller  un  pareil  sacri- 
fice ;  il  doit  venir,  il  viendra  de  vous.  Agissez  d'abord  avec  ruse. 
Pendant  quelque  temps,  quittez  Barcelone.  Retirez-vous  dans  un 
couvent. 

MARIE. 

Ne  plus  le  voir  !  Si  vous  saviez,  il  passe  tous  les  jours  à  une  cer- 
taine heure  sous  mes  fenêtres,  cette  heure  est  toute  ma  journée. 

FAUSTINE,    à  part. 

Quel  coup  de  poignard  elle  me  donne  !  Oh  !  elle  sera  comtesse 
Sarpi  I 

SCÈNE  XV 

Les  Mêmes,  FONTANARÈS. 

FONTANARÈS,   à  Faustiae, 
Madame...  (il  lui  baise  la  main.)  • 

MARIE,    à  part. 

Quelle  douleur  I 


ABS  THÉÂTRE. 

FONTANARÈS. 

Vivrai-je  jamais  assez  pour  vous  témoigner  ma  reconnaissance  ! 
Si  je  suis  quelque  chose,  si  je  me  fais  un  nom,  si  j'ai  le  bonheur, 
ce  sera  par  vous. 

FAUSTINE. 

Ce  n'est  rien  encore  !  Je  veux  vous  aplanir  le  chemin.  J'éprouve 
tant  de  compassion  pour  les  malheurs  que  rencontrent  les  hommes 
de  talent,  que  vous  pouvez  entièrement  compter  sur  moi.  Oui, 
j'irais,  je  crois,  jusqu'à  vous  servir  de  marchepied  pour  vous  faire 
atteindre  à  votre  couronne. 

MARIE   tire  Fontanarès  par  son  manteau. 

Mais  je  suis  là,  moi  (n  se  retourne.),  et  vous  ne  m'avez  pas  vue. 

FONTANARÈS. 

Marie  !  Je  ne  lui  ai  pas  parlé  depuis  dix  jours,  (a  Faustine.)  Oh! 
madame,  vous  êtes  donc  un  ange? 

MARIE,    à  Fontanarès. 

Dites  plutôt  un  démon.  (Haut.)  Madame  me  conseillait  d'entrer 
dans  un  couvent. 

FONTANARÈS. 

Elle? 

MARIE. 

Oui. 

FAUSTINE. 

Mais,  enfants  que  vous  êtes,  il  le  faut. 

FONTANARÈS. 

Je  marche  donc  de  pièges  en  pièges,  et  la  faveur  cache  des 
abîmes!  (a Marie.)  Qui  vous  a  conduite  ici? 

MARIE. 

Mon  père  ! 

FONTANARÈS. 

Lui!  est-il  donc  aveugle?  Vous,  Marie,  dans  cette  maison. 

FAUSTINE. 

Monsieur!... 

FONTANARÈS. 

Ah!  au  couvent  :  pour  se  rendre  maître  de  son  esprit,  pour  tortu- 
rer sOxi  âme  ! 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.         -18^ 

SCÈNE   XVI 

Les  Mêmes,  LOTHUNDIAZ. 

FONTANARÈS. 

Et  VOUS  amenez  cet  ange  de  pureté  chez  une  femme  pour  qui 
don  Frégose  dissipe  sa  fortune,  et  qui  accepte  de  lui  des  dons 
insensés,  sans  l'épouser... 

FAUSTINE. 

Monsieur! 

FONTANARÈS. 

Vous  êtes  venue  ici,  madame,  veuve  du  cadet  de  la  maison 
Brancador,  à  qui  vous  aviez  sacrifié  le  peu  que  vous  a  donné  votre 
père,  je  le  sais  ;  mais  ici  vous  avez  bien  changé... 

FAUSTINE. 

De  quel  droit  jugez-vous  de  mes  actions  ? 

LOTHUNDIAZ. 

Eh  !  tais-toi  donc  :  madame  est  une  noble  dame  qui  a  doublé 
la  valeur  de  mon  palais. 

FONTANARÈS. 

Elle  !...  mais  c'est  une... 

FAUSTINE. 

Taisez-vous  ! 

LOTHUNDIAZ. 

Ma  fille,  voilà  votre  homme  de  génie  :  extrême  en  toutes  choses 
et  plus  près  de  la  folie  que  du  bon  sens.  —  Monsieur  le  mécani- 
cien, madame  est  la  parente  et  la  protectrice  de  Sarpi. 

FONTANARÈS. 

Mais  emmenez  donc  votre  fille  de  chez  la  marquise  de  Mondéjar, 
de  la  Catalogne. 

SCÈNE   XVII 

FAUSTINE,  FONTANARÈS. 

FONTANARÈS. 

Ahl  votre  générosité,  madame,  était  donc  une  combinaison  pour 
servir  les  intérêts  de  Sarpi?  Nous  sommes  quittes  alors!  Adieu... 


490  THÉÂTRE. 

SCÈNE  XVIII 

FAUSTINE,   PAQUITA. 

FAUSTINE. 

Comme  il  était  beau  dans  sa  colère,  Paquita  I 

PAQUITA. 

Ah!  madame,  qu'allez-vous  devenir  si  vous  l'aimez  ainsi? 

FAUSTINE. 

Mon  enfant,  je  m'aperçois  que  je  n'ai  jamais  aimé,  et  je  viens, 
là,  dans  un  instant,  d'être  métamorphosée  comme  par  un  coup  de 
foudre.  J'ai,  dans  un  moment,  aimé  pour  tout  le  temps  perdu. 
Peut-être  ai-je  mis  le  pied  dans  un  abîme.  Envoie  un  de  mes  valets 
chez  Mathieu  Maeis,  le  lombard. 


I 


*0' 


SCENE   XIX 

FAUSTINE,    seule. 

Je  l'aime  déjà  trop  pour  confier  ma  vengeance  au  stylet  de  Moni- 
podio,  car  il  m'a  trop  méprisée  pour  que  je  ne  lui  fasse  pas  regar- 
der comme  le  plus  grand  honneur  de  m' avoir  pour  sa  femme! 
Je  veux  le  voir  soumis  à  mes  pieds,  ou  nous  nous  briserons  dans 
la  lutte. 

SCÈNE  XX 

FAUSTINE,  DON  FBÉGOSE. 

DON    FRÉGOSE. 

Eh  bien,  je  croyais  trouver  ici  Fontanarès  heureux  d'avoir  par 
vous  son  navire? 

FAUSTINE. 

Vous  le  lui  avez  donc  donné?  Vous  ne  le  haïssez  donc  pas?  J'ai 
cru,  moi,  que  vous  trouveriez  le  sacrifice  au-dessus  de  vos  forces. 
J'ai  voulu  savoir  si  vous  aviez  plus  d'amour  que  d'obéissance. 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  494 

DON    FRÉGOSE. 

Ah!  madame... 

FAUSTINE. 

Pouvez-vous  le  lui  reprendre  ? 

DON    FRÉGOSE. 

Que  je  VOUS  obéisse  ou  ne  vous  obéisse  pas,  je  ne  sais  rien  faire 
,  à  votre  gré.  Mon  Dieu  !  lui  reprendre  le  navire  !  mais  il  y  a  mis  un 
monde  d'ouvriers,  et  ils  en  sont  déjà  les  maîtres. 

FAUSTINE. 

Vous  ne  savez  donc  pas  que  je  le  hais,  et  que  je  veux...? 

DON    FRÉGOSE. 

Sa  mort  ? 

FAUSTINE. 

iNon,  son  ignominie. 

DON    FRÉGOSE. 

Ah  !  je  vais  enfin  pouvoir  me  venger  de  tout  un  mois  d'an- 
goisses. 

FAUSTINE. 

Gardez-vous  bien  de  toucher  à  ma  proie,  laissez-la-moi.  Et 
d'abord,   don   Frégose,    reprenez   les  tableaux  de   ma  galerie. 

{Mouvement  d'étonnement  chez  don  Frégose.)    Je   le  VeUX. 
DON    FRÉGOSE. 

Ainsi,  VOUS  refusez  d'être  marquise  de...? 

FAUSTINE. 

Je  les  brûle  en  pleine  place  publique,  ou  les  fais  vendre  pour 
en  donner  le  prix  aux  pauvres. 

DON    FRÉGOSE. 

Enfin  quelle  est  votre  raison? 

FAUSTINE. 

J'ai  soif  d'honneur,  et  vous  avez  compromis  le  mien. 

DON    FRÉGOSE. 

Mais  alors  acceptez  ma  main. 

FAUSTINE. 

Eh  !  laissez-moi  donc. 

DON    FRÉGOSE.» 

Plus  on  vous  donne  de  pouvoir,  plus  vous  en  abusez. 


492  THEATRE. 

SCÈNE  XXI 

FAUSTINE,   seule. 

Maîtresse  d'un  vice-roi!  Oh!  je  vais  ourdir,  avec  Avaloros  et 
Sarpi,  une  trame  de  Venise. 

SCÈNE  XXII 

FAUSTINE,  MATHIEU  MAGIS. 

MATHIEU    MAGIS. 

Madame  a  besoin  de  mes  petits  services? 

FAUSTINE. 

Qui  donc  êtes-vous? 

MATHIEU    MAGIS. 

Mathieu  Magis,  pauvre  lombard  de  Milan,  pour  vous  servir, 

FAUSTINE. 

Vous  prêtez  ? 

MATHIEU    MAGIS. 

Sur  de  bons  gages,  des  diamants,  de  l'or,  un  bien  petit  com- 
merce. Les  pertes  nous  écrasent,  madame.  L'argent  dort  souvent. 
Ah  !  c'est  un  dur  travail  que  de  cultiver  les  maravédis.  Une  seule 
mauvaise  affaire  emporte  le  profit  de  dix  bonnes,  car  nous  hasar- 
dons mille  écus  dans  les  mains  d'un  prodigue  pour  en  gagner  trois 
cents,  et  voilà  ce  qui  renchérit  ce  prêt.  Le  monde  est  injuste  à 
notre  égard. 

FAUSTINE. 

Êtes-vous  juif? 

MATHIEU    MAGIS. 

Gomment  l'entendez-vous  ? 

FAUSTINE. 

De  religion? 

MATHIEU    MAGIS. 

Je  suis  lombard  et  catholique,  madame. 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA,  493 

FAUSTINE. 

Ceci  me  contrarie. 

MATHIEU    MAGIS, 

Madame  m'aurait  voulu... 

FAUSTINE. 

Oui,  dans  les  griffes  de  Tinquisition. 

MATHIEU    MAGIS. 

Et  pourquoi? 

FAUSTINE, 

Pour  être  sûr  de  votre  fidélité. 

MATHIEU    MAGIS. 

J'ai  bien  des  secrets  dans  ma  caisse,  madame, 

FAUSTINE. 

Si  j'avais  votre  fortune  entre  les  mains... 

MATHIEU    MAGIS. 

Vous  auriez  mon  âme. 

FAUSTINE,    à  part. 

Il  faut  se  l'attacher  par  l'intérêt,  cela  est  clair.  (Haut.)  Vous 
prêtez... 

MATHIEU    MAGIS. 

Au  denier  cinq. 

FAUSTINE. 

Vous  vous  méprenez  toujours.  Écoutez  :  vous  prêtez  votre  nom 
au  seigneur  Avaloros, 

MATHIEU    MAGIS. 

Je  connais  le  seigneur  Avaloros,  un  banquier;  nous  faisons 
quelques  affaires,  mais  il  a  un  trop  beau  nom  sur  la  place  et  trop 
de  crédit  dans  la  Méditerranée  pour  avoir  jamais  besoin  du  pauvre 
Mathieu  Magis... 

FAUSTINE. 

Tu  es  discret,  lombard.  Si  je  veux  agir  sous  ton  nom  dans  une 
affaire  considérable... 

MATHIEU    MAGIS. 

La  contrebande? 

FAUSTINE.     ^ 

Que  t'importe?  Quelle  serait  la  garantie  de  ton  absolu  dévoue- 
ment? 

xviii  13 


194  THÉÂTRE. 

MATHIEU    MAGIS, 

La  prime  à  gagner. 

FADSTINE,    à  part. 

Quel  beau  chien  de  chasse  I  (Haut.)  Eh  bien,  venez,  vous  allez 
être  chargé  d'un  secret  où  il  y  va  de  la  vie,  car  je  vais  vous  don- 
ner un  grand  homme  à  dévorer. 

MATHIEU    MAGIS. 

Mon  petit  commerce  est  alimenté  par  les  grandes  passions  : 
belle  femme,  belle  prime . 


ACTE    TROISIEME 


Le  théâtre  représente  un  intérieur  d'écurie.  Dans  les  combles,  du  foin  :  le 
long  des  murs,  des  roues,  des  tubes,  des  pivots,  une  longue  cheminée  en  cuivre, 
une  vaste  chaudière.  A  gauche  du  spectateur,  un  pilier  sculpté,  où  se  trouve  une 
madone.  A  droite  une  table;  sur  la  table,  des  papiers,  des  instruments  de  mathé- 
matiques. Sur  le  mur,  au-dessus  de  la  table,  un  tableau  noir  couvert  de  figures. 
Sur  la  table,  une  lampe.  A  côté  du  tableau,  une  planche  sur  laquelle  sont  des 
oignons,  une  cruche  et  du  pain.  A  droite  du  spectateur,  il  y  a  une  grande  porte 
d'écurie  ;  et,  à  gauche,  une  porte  donnant  sur  les  champs.  Un  lit  de  paille  à  côté 
de   la  madone.  —  Au  lever  du  rideau,  il  fait  nuit. 


SCENE    PREMIÈRE 

FONTANARÈS,    QUINOLA. 

Fontanarès,  en  robe  noire  serrée  par  une  ceinture  de  cuir,  travaille  à  sa  table. 
Quinola  vérifie  les  pièces  de  la  machine. 

QUINOLA. 

Mais,  moi  aussi,  monsieur,  j'ai  aimé  !  Seulement,  quand  j'ai  eu 
compris  la  femme,  je  lui  ai  souhaité  le  bonsoir.  La  bonne  chère  et 
la  bouteille,  ça  ne  vous  trahit  pas  et  ça  vous  engraisse,  (n  regarde 
•on  maître.)  Bou !  il  UQ  m'entend  pas.  Voici  trois  pièces  à  forger, 
(u  ouvre  la  porte.)  Eh!  Monipodille! 

SCÈNE    II 
Les  Mêmes,   MONIPODIO. 

QUINOLA.  • 

Les  trois  dernières  pièces  nous  sont  revenues;  emporte  les  mo- 
dèles, et  fais-en  toujours  deux  paires  en  cas  de  malheur.  (Monipodio 

fait  sJL'no  dans  la  coulisse;  deux  hommes  paraissent.) 


496  THÉÂTRE. 

MONIPODIO. 

Enlevez,  mes  enfants,  et  pas  de  bruit;  évanouissez-vous  comme 
des  ombres,  c'est  pire  qu'un  vol.  (a  Quinoia.)  On  s'éreinte  à  travailler. 

QUINOLA. 

On  ne  se  doute  encore  de  rien. 

MONIPODIO. 

Ni  eux  ni  personne.  Chaque  pièce  est  enveloppée  comme  un 
bijou,  et  déposée  dans  une  cave.  Mais  il  faut  trente  écus. 

QUINOLA. 

Oh  !  mon  Dieu  ! 

MONIPODIO. 

Trente  drôles  bâtis  comme  ça  boivent  et  mangent  comme 
soixante. 

QUINOLA. 

La  maison  Quinola  et  Compagnie  a  fait  faillite,  et  l'on  est  à  mes 
trousses. 

MONIPODIO. 

Des  protêts? 

QUINOLA. 

Es-tu  bête?  de  bonnes  prises  de  corps.  Mais  j'ai  pris  chez  un  fri- 
pier deux  ou  trois  défroques  qui  vont  me  permettre  de  soustraire 
Quinola  aux  recherches  des  plus  fins  limiers,  jusqu'au  moment  où 
je  pourrai  payer. 

MONIPODIO. 

Payer?...  c'te  bêtise! 

QUINOLA. 

,  Oui  :  j'ai  gardé  un  trésor  pour  la  soif.  Reprends  ta  souquenille 
de  frère  quêteur,  et  va  chez  Lothundiaz  parlementer  avec  la 
duègne. 

MONIPODIO. 

Hélas  !  Lopez  est  tant  de  fois  retourné  d'Alger,  que  notre  duègne 
commence  à  en  revenir. 

QUINOLA. 

Bah  !  il  ne  s'agit  que  de  faire  parvenir  cette  lettre  à  la  senorita 
Marie  Lothundiaz.  (u  lui  donne  une  lettre.)  C'est  un  chef-d'œuvre  d'élo- 
quence inspiré  par  ce  qui  inspire  tous  les^hefs-d'œuvre,  vois  :  nous 
sommes  depuis  dix  jours  au  p^ain  et  à  l'eau! 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  497 

MONIPODIO. 

Et  nous  donc!  crois-tu  que  nous  mangions  des  ortolans?  Si  nos 
hommes  croyaient  bien  faire,  ils  auraient  déjà  déserté. 

QUINOLA. 

Veuille  l'amour  acquitter  ma  lettre  de  change,  et  nous  nous  en 
tirerons  encore...  (Monipodio  sort.) 


SCENE   III 

QUINOLA,   FONTANARÈS. 

QUINOLA,    frottant  un  oignon  sur  son  pain. 

On  dit  que  c'est  avec  ça  que  se  nourrissaient  les  ouvriers  des 
pyramides  d'Egypte,  mais  ils  devaient  avoir  l'assaisonnement  qui 
nous  soutient  :  la  foi...  (n  boit  de  reau.)  Vous  n'avez  donc  pas  faim, 
monsieur?  Prenez  garde  que  la  machine  ne  se  détraque. 

FONTANARÈS. 

Je  cherche  une  dernière  solution... 

QUINOLA;  sa  manche  craque  quand  il  remet  la  cruche. 

Et  moi,  j'en  trouve  une...  de  continuité  à  ma  manche.  Vraiment, 
à  ce  métier,  mes  hardes  deviennent  par  trop  algébriques. 

FONTANARÈS. 

Brave  garçon  !  toujours  gai,  même  au  fond  du  malheur. 

QUINOLA. 

Sangodémi  !  monsieur,  la  fortune  aime  les  gens  gais  presque 
autant  que  les  gens  gais  aiment  la  fortune. 

SCÈNE    IV 

Les  Mêmes,   MATHIEU  MAGIS. 

QUINOLA. 

Oh  !  voilà  notre  lombard  ;  il  regarde  toutes  les  pièces  comme  si 
elles  étaient  déjà  sa  propriété  légitime. 

MATHIEU   MAGIS. 

Je  suis  votre  très-humble  serviteur,  mon  cher  seigneur  Fontanarès. 


f98  THÉÂTRE. 

QUINOLA. 

Toujours  comme  le  marbre,  poli,  sec  et  froid. 

rONTANARÈS. 

Je  VOUS  salue,  monsieur  Magis.  (n  se  coupe  du  pain.) 

MATHIEU    MAGIS. 

Vous  êtes  un  homme  sublime,  et,  pour  mon  compte,  je  vous  veux 
toute  sorte  de  bien. 

FONTANARÈS. 

Et  c'est  pour  cela  que  vous  venez  me  faire  toute  sorte  de  mal  ? 

MATHIEU   MAGIS. 

Vous  me  brusquez!  ça  n'est  pas  bien.  Vous  ignorez  qu'il  y  a 
deux  hommes  en  moi. 

FONTANARÈS. 

Je  n'ai  jamais  vu  l'autre. 

MATHIEU    MAGIS. 

J'ai  du  cœur  hors  des  affaires. 

QUINOLA. 

Mais  vous  êtes  toujours  en  affaires. 

MATHIEU    MAGIS. 

Je  VOUS  admire  luttant  tous  deux. 

FONTANARÈS. 

L'admiration  est  le  sentiment  qui  se  fatigue  le  plus  prompte- 
ment  chez  l'homme.  D'ailleurs,  vous  ne  prêtez  pas  sur  les  senti- 
ments. 

MATHIEU    MAGIS. 

Il  y  a  des  sentiments  qui  rapportent  et  des  sentiments  qui  rui- 
nent. Vous  êtes  animés  par  la  foi,  c'est  très-beau,  mais  c'est  rui- 
neux. Nous  fîmes,  il  y  a  six  mois,  de  petites  conventions  :  vous  me 
demandâtes  trois  mille  sequins  pour  vos  expériences... 

QUINOLA. 

A  la  condition  de  vous  en  rendre  cinq  mille, 

FONTANARÈS. 

Eh  bien? 

MATHIEU    MAGIS, 

Le  terme  est  expiré  depuis  deux  mois. 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  199 

FONTANARÈS. 

Vous  nous  avez  fait  sommation,  il  y  a  deux  mois,  et  raide,  le 
lendemain  même  de  l'échéance. 

MATHIEU    MAGIS. 

Oh  !  sans  fâcherie,  uniquement  pour  être  en  mesure. 

FONTANARÈS. 

Eh  bien,  après? 

MATHIEU    MAGIS. 

Vous  êtes  aujourd'hui  mon  débiteur. 

FONTANARÈS. 

Déjà  huit  mois,  passés  comme  un  songe  !  Et  je  viens  de  me  po- 
ser seulement  cette  nuit  le  problème  à  résoudre  pour  faire  arriver 
l'eau  froide,  afin  de  dissoudre  la  vapeur!  Magis,  mon  ami,  soyez 
mon  protecteur,  donnez-moi  quelques  jours  de  plus! 

MATHIEU   MAGlS. 

Oh  !  tout  ce  que  vous  voudrez. 

QUINOLA. 

Vrai?  Eh  bien,  voilà  l'autre  homme  qui  paraît,  (a  Pontanarès.) 
Monsieur,  celui-là  serait  mon  ami.  (a  Magis.)  Voyons,  Magis  II, 
quelques  doublons? 

FONTANARÈS. 

Ah  !  je  respire. 

MATHIEU   MAGIS. 

C'est  tout  simple.  Aujourd'hui,  je  ne  suis  plus  seulement  prêteur, 
je  suis  prêteur  et  co-propriétaire,  et  je  veux  tirer  parti  de  ma  pro- 
priété. 

QUINOLA. 

Ah  !  triple  chien  ! 

FONTANARÈS. 

Y  pensez-vous? 

MATHIEU    MAGIS. 

Les  capitaux  sont  sans  foi... 

OniNOLA. 

Sans  espérance  ni  charité  ;  les  écus  ne  sont  pas  catholiques. 

MATHIEU    MAGIS. 

A  qui  vient  toucher  une  lettre  de  cllange,  nous  ne  pouvons  pas 
dire  :  «  Attendez  !  un  homme  de  talent  est  en  train  de  chercher 


«00  THÉÂTRE. 

une  mine  d'or  dans  un  grenier  ou  dans  une  écurie  î  »  En  six  mois, 
j'aurais  doublé  mes  petits  sequins.  Écoutez,  monsieur,  j'ai  une  pe- 
tite famille. 

FONTANARÈS,    à   Quinola. 

Ça  a  une  femme? 

QUINOLA. 

Et  si  ça  fait  des  petits,  ils  mangeront  la  Catalogne. 

MATHIEU    MAGIS. 

J'ai  de  lourdes  charges. 

FONTANARÈS. 

Vous  voyez  comme  je  vis. 

MATHIEU    MAGIS. 

Eh!  monsieur,  si  j'étais  riche,  je  vous  prêterais...  (Quinoia  tend  la 
main.)  de  quoi  vivre  mieux. 

FONTANARÈS. 

Attendez  encore  quinze  jours. 

MATHIEU    MAGIS,    à  part. 

Ils  me  fendent  le  cœur.  Si  ça  me  regardait,  je  me  laisserais 
peut-être  aller;  mais  il  faut  gagner  ma  commission,  la  dot  de  ma 
fille.  (Haut.)  Vraiment,  je  vous  aime  beaucoup,  vous  me  plaisez... 

QUINOLA,    à  part. 

Dire  qu'on  aurait  un  procès  criminel  si  on  l'étranglait! 

FONTANARÈS. 

Vous  êtes  de  fer,  je  serai  comme  l'acier. 

MATHIEU    MAGIS. 

Qu'est-ce,  monsieur? 

FONTANARÈS. 

Vous  resterez  avec  moi,  malgré  vous. 

MATHIEU    MAGIS. 

Non,  je  veux  mes  capitaux,  et  je  ferai  plutôt  saisir  et  vendre 
toute  cette  ferraille. 

FONTANARÈS. 

Ah!  vous  m'obligez  donc  à  repousser  la  ruse  par  la  ruse.  J'allais 
loyalement!...  Je  quitterai,  s'il  le  faut,  le  droit  chemin,  à  votre 
exemple.  On  m'accusera,  moi!  car  on  nous  veut  parfaits!  Mais 
j'accepte  la  calomnie.  Encore  ce  calice  à  boire!  Vous  avez  fait  un 
contrat  insensé,  vous  en  signerez  un  autre,  ou  vous  me  verrez 


LES  RESSOURCES  DE   QCINOLA.  201 

mettre  mon  œuvre  en  mille  morceaux,  et  garder  là  (ii  se  frappe 
le  cœur.)  mon  secrot. 

MATHIEU    MAGIS. 

Âh!  monsieur,  vous  ne  ferez  pas  cela!  Ce  serait  un  vol,  une 
friponnerie  dont  est  incapable  un  grand  homme. 

FONTANARÈS. 

Ah  !  vous  vous  armez  de  ma  probité  pour  assurer  le  succès  d'une 
monstrueuse  injustice! 

MATHIEU    MAGIS. 

Tenez,  je  ne  veux  point  être  dans  tout  ceci;  vous  vous  entendrez 
avec  don  Ramon,  un  bien  galant  homme,  à  qui  je  vais  céder  mes 
droits. 

FONTANARÈS. 

Don  Ramon? 

QUINOLA. 

Celui  que  tout  Barcelone  vous  oppose. 

FONTANARÈS. 

Après  tout,  mon  dernier  problème  est  résolu.  La  gloire,  la  for- 
tune vont  enfm  ruisseler  avec  le  cours  de  ma  vie. 

QUINOLA. 

Ces  paroles  annoncent  toujours,  hélas!  un  rouage  à  refaire. 

FONTANARÈS. 

Bah!  une  affaire  de  cent  sequins. 

MATHIEU    MAGIS. 

Tout  ce  que  vous  avez  ici,  vendu  par  autorité  de  justice,  ne  les 
donnerait  pas,  les  frais  prélevés. 

QUINOLA. 

Pâture  à  corbeaux,  veux-tu  te  sauver! 

MATHIEU    MAGIS. 

Ménagez  don  Ramon,  il  saura  bien  hypothéquer  sa  créance  sur 
votre  tête,  (ii  revient  sur  Quinoia.)  Quant  à  toi,  fruit  de  potence,  si  tu 
me  tombes  sous  la  main,  je  me  vet%erai!  (a  ponunarès.  )  Adieu» 
homme  de  génie,  (n  sort.) 


202  THÉÂTRE. 

SCÈNE  V 

FONTANARÈS,  QUINOLA. 

FONTANARÈS. 

Ses  paroles  me  glacent. 

QUINOLA. 

Et  moi  aussi!  Les  bonnes  idées  viennent  toujours  se  prendre 
aux  toiles  que  leur  tendent  ces  araignées-là! 

FONTANARÈS. 

Bah!  Encore  cent  sequins,  et»  après,  la  vie  sera  dorée,  pleine  de 
fêtes  et  d'amour,  (n  boit  de  l'eau.) 

QUINOLA. 

Je  vous  crois,  monsieur,  mais  avouez  que  la  verte  espérance, 
cette  céleste  coquine,  nous  a  menés  bien  avant  dans  le  gâchis. 

FONTANARES. 

Quinola! 

QUINOLA. 

Je  ne  me  plains  pas,  je  suis  fait  à  la  détresse.  Mais  où  prendre 
cent  sequins?  Vous  devez  à  des  ouvriers,  à  Garpano  le  maître  ser- 
rurier, à  Coppolus  le  marchand  de  fer,  d'acier  et  de  cuivre,  à 
notre  hôte  qui,  après  nous  avoir  mis  ici  moins  par  pitié  que  par 
peur  de  Monipodio,  finira  par  nous  en  chasser;  nous  lui  devons 
neuf  mois  de  dépenses. 

FONTANARÈS. 

Mais  tout  est  fini! 

QUINOLA. 

Mais  cent  sequins? 

FONTANARÈS. 

Et  pourquoi,  toi  si  courageux,  si  gai,  viens-tu  me  chanter  ce 
De  profundisf 

QUINOLA. 

C'est  que,  pour  rester  à  vos  côtés,  je  dois  disparaître. 

FONTANARÈS. 

Et  pourquoi? 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  203 

QUINOLA. 

Et  les  huissiers  donc?  J'ai  fait,  pour  vous  et  pour  moi,  cent 
écus  d*or  de  dettes  commerciales,  qui  ont  pris  la  forme,  la  figure 
et  les  pieds  des  recors. 

FONTANARÈS. 

De  combien  de  malheurs  se  compose  donc  la  gloire? 

QUINOLA. 

Allons!  ne  vous  attristez  pas.  Ne  m'avez-vous  pas  dit  qu'un  père 
de  votre  père  était  allé,  il  y  a  quelque  cinquante  ans,  au  Mexique 
avec  don  Cortez.  A-t-on  eu  de  ses  nouvelles? 

FONTANARÈS. 

Jamais. 

QUINOLA. 

7ous  avez  un  grand-père?...  vous  irez  jusqu'au  jour  de  votre 
triomphe. 

FONTANARÈS. 

Veux-tu  donc  me  perdre? 

QUINOLA. 

Voulez-vous  me  voir  aller  en  prison  et  votre  machine  à  tous  les 
diables? 

FONTANARÈS. 

Non! 

QUINOLA. 

Laissez-moi  donc  vous  faire  revenir  ce  grand-père  de  quelque 
part  :  ce  sera  le  premier  qui  sera  revenu  des  Indes. 

SCÈNE  VI 

Les  Mêmes,  MONIPODIO. 

QUINOLA. 

Eh  bien? 

MONIPODIO. 

Votre  infante  a  la  lettre. 

FONTANAflÈS, 

Qu*est-ce  que  don  Ramon? 


204  THEATRE. 

MONIPODIO. 

Un  imbécile. 

QUINOLA. 

Envieux? 

MONIPODIO. 

Comme  trois  auteurs  siffles.  Il  se  donne  pour  un  homme  éton- 
nant. 

QUINOLA. 

Mais  le  croit-on? 

MONIPODIO. 

Comme  un  oracle.  Il  écrivaille,  il  explique  que  la  neige  est 
blanche  parce  qu'elle  tombe  du  ciel,  et  soutient  contre  Galilée  que 
la  terre  est  immobile. 

QUINOLA. 

Vous  voyez  bien,  monsieur,  qu'il  faut  que  je  vous  défasse  de  ce 
savant-là?  (a  Monipodio.)  Viens  avec  moi,  tu  vas  être  mon  valet. 

SCÈNE  VII 

FONTANARÈS,  seul. 

Quelle  cervelle  cerclée  de  bronze  résisterait  à  chercher  de  l'ar- 
gent en  cherchant  les  secrets  les  mieux  gardés  par  la  nature,  à  se 
défier  des  hommes,  les  combattre  et  combiner  des  affaires?  devi- 
ner sur-le-champ  le  mieux  en  toute  chose,  afin  de  ne  pas  se  voir 
voler  sa  gloire  par  un  don  Ramon,  qui  trouverait  le  plus  léger 
perfectionnement,  et  il  y  a  des  don  Ramon  partout.  Oh  !  je  n'ose 
me  l'avouer...  je  me  lasse. 

SCÈNE  VIII 

FONTANARÈS,    ESTERAN,   GIRONE  et  deux  Ouvriers, 

personnages  muets. 
ESTEBAN. 

Pourriez-vous  nous  dire  où  se  cache  un  nommé  Fontanarès? 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  ?0o 

FONTANARÈS. 

Il  ne  se  cache  point,  le  voici  :  mais  il  médite  dans  le  silence, 
(a  part.)  Où  est  donc  Quinola?  il  sait  si  bien  les  renvoyer  contents. 
(Haut.)  Que  voulez-vous? 

ESTEBAN. 

Notre  argent!  Depuis  trois  semaines  nous  travaillons  à  votre 
compte  :  l'ouvrier  vit  au  jour  le  jour. 

FONTANARÈS. 

Hélas!  mes  amis,  moi,  je  ne  vis  pas. 

ESTEBAN. 

Vous  êtes  seul,  vous,  vous  pouvez  vous  serrer  le  ventre.  Mais 
nous  avons  femme  et  enfants.  Enfin,  nous  avons  tout  mis  en  gage... 

FONTANARÈS. 

Ayez  confiance  en  moi. 

ESTEBAN. 

Est-ce  que  nous  pouvons  payer  le  boulanger  avec  votre  con- 
fiance? 

FONTANARÈS. 

Je  suis  un  homme  d'honneur. 

GIRONE. 

Tiens  !  et  nous  aussi,  nous  avons  de  Thonneur. 

ESTEBAN. 

Portez  donc  nos  honneurs  chez  le  lombard,  vous  verrez  ce  qu'il 
prêtera  dessus. 

GIRONE. 

Je  ne  suis  pas  un  homme  à  talent,  moi  !  on  ne  me  fait  pas 
crédit. 

ESTEBAN. 

Je  ne  suis'qu*un  méchant  ouvrier,  mais,  si  ma  femme  a  besoin 
d'une  marmite,  je  la  paye,  moi! 

FONTANARÈS. 

Qui  donc  vous  ameute  ainsi  contre  moi? 

GIRONE. 

Ameuter!  sommes-nous  des  chiens? 

estebIn. 
Les  magistrats  de  Barcelone  ont  rendu  une  sentence  en  faveur 


206  THÉÂTRE. 

de  maîtres  Coppolus  et  Garpano,  qui  leur  donne  privilège  sur  vos 
inventions.  Où  donc  est  notre  privilège,  à  nous? 

GIRONE. 

Je  ne  sors  pas  d'ici  sans  mon  argent. 

FONTANARÈS. 

Quand  vous  resterez  ici,  y  trouverez-vous  de  Targent?  D'ailleurs, 

restez,  bonsoir.    (Il  prend  son  chapeau   et  son  manteau.) 

ESTEBAN. 

Olîî  VOUS  ne  sortirez  pas  sans  nous  avoir  payés.  (Mouvement  choi 

les  ouvriers  pour  barrer  la  porte.  ) 

GIRONE. 

Voici  une  pièce  que  j'ai  forgée,  je  la  garde. 

FONTANARÈS. 
Misérable  !    (n  tire  son  épée.  ) 

LES     OUVRIERS. 

Oh  !  nous  ne  bougerons  pas. 

FONTANARÈS,    fondant  sur  eux. 

Oh!...  (Il  s'arrête  et  jette  son  épée.)  Peut-être  Avaloros  et  Sarpi  les 
ont-ils  envoyés  pour  me  pousser  à  bout.  Je  serais  accusé  de 
meurtre  et  pour  des  années  en  prison,  (n  s'agenouiiie  devant  la  ma- 
done.) 0  mon  Dieu!  le  talent  et  le  crime  seraient-ils  donc  une  même 
chose  à  tes  yeux?  Qu'ai-je  fait  pour  souffrir  tant  d'avanies,  tant 
d'insultes  et  tant  d'outrages?  Faut-il  donc  d'avance  expier  le 
triomphe?  (Aux  ouvriers.)  Tout  Elspaguol  est  maître  dans  sa  maison. 

ESTEBAN. 

Vous  n'avez  pas  de  maison.  Nous  sommes  ici  au  Soleil-d'or; 
l'hôte  nous  Ta  bien  dit. 

GIRONE. 

Vous  n'avez  pas  payé  votre  loyer,  vous  ne  payez  rienl 

FONTANARÈS. 

Restez,  mes  maîtres!  j'ai  tort  :  je  dois. 


LES  RESSOURCES   DE  QUINOLA.  207 

SCÈNE   IX 

Les  Mêmes,  COPPOLUS  et  GARPANO. 

COPPOLUS. 

Monsieur,  je  viens  vous  annoncer  qu'hier  les  magistrats  de  Bar- 
celone m'ont,  jusqu'à  parfait  payement,  donné  privilège  sur  votre 
invention,  et  je  veillerai  à  ce  que  rien  ne  sorte  d'ici.  Le  privilège 
comprend  la  créance  de  mon  confrère  Garpano,  votre  serrurier. 

FONTANARÈS. 

Quel  démon  vous  aveugle?  Sans  moi,  cette  machine,  ce  n'est 
que  du  fer,  de  l'acier,  du  cuivre  et  du  bois;  avec  moi,  c'est  une 
fortune. 

COPPOLUS. 

Oh!  nous  ne  nous  séparerons  point.  (Les  deux  marchands  font  un 
mouvement  pour  serrer  Fontanarès.  ) 

FONTANARÈS. 

Quel  ami  vous  enlace  avec  autant  de  force  qu'un  créancier?  Eh 
bien,  que  le  démon  reprenne  la  pensée  qu'il  m'a  donnée. 

TOUS. 

Le  démon! 

FONTANARÈS. 

Ah!  veillons  sur  ma  langue,  un  mot  peut  me  rejeter  dans  les 
bras  de  l'inquisition.  Non,  aucune  gloire  ne  peut  payer  de  pareilles 
souffrances. 

COPPOLUS,    à   Carpano. 

Ferons-nous  vendre? 

FONTANARÈS. 

Mais,  pour  que  la  machine  vaille  quelque  chose,  encore  faut-il 
la  finir,  et  il  y  manque  une  pièce  dont#oici  le  modèle,  (coppoius  et 
Carpano  se  consultent.)  Cela  Coûterait  eucore  deux  cents  sequins. 


tO^  THÉÂTRE. 


SCENE  X 

Les    Mêmes,     QUINOLA,    en  vieillard    centenaire,  une  figure  fantastique, 
dans  le  genre  deCallot;    MONIPODIO,    en  habit  de  fantaisie;   L'HOTE 

DU   SOLEIL-D'OR. 

l'hOTE   du   soleil -d'or,    montrant  Fontanarès. 

Seigneur,  le  voici. 

QUINOLA. 

Et  vous  avez  logé  le  petit-fils  du  capitaine  Fontanarès  dans  une 
écurie!  la  république  de  Venise  le  mettra  dans  un  palais!  —  Mon 
cher  enfant,  embrassez-moi!  (n  marche  vers  Fontanarès. )  La  sérénis- 
sime  république  a  su  vos  promesses  au  roi  d'Espagne,  et  j'ai  quitté 
l'arsenal  de  Venise,  à  la  tête  duquel  je  suis,  pour...  (a  part.)  Je  suis 
Quinola. 

FONTANARÈS. 

Jamais  paternité  n'est  ressuscitée  plus  à  propos... 

QUINOLA. 

Quelle  misère!...  voilà  donc  l'antichambre  de  la  gloire! 

FONTANARÈS. 

La  misère  est  le  creuset  où  Dieu  se  plaît  à  éprouver  nos  forces, 

QUINOLA. 

Qui  sont  ces  gens? 

FONTANARÈS. 

Des  créanciers,  des  ouvriers  qui  m'assiègent. 

QUINOLA,    à  l'hôte. 

Vieux  coquin  d'hôte,  mon  petit-fils  est-il  chez  lui? 

l'hote. 
Certainement,  Excellence. 

QUINOLA. 

Je  connais  un  peu  les  lois  de  la  Catalogne;  allez  chercher  le  cor- 
régidor  pour  me  fourrer  ces  drôles  en  prison.  Envoyez  des  huissiers 
à  mon  petit-fils,  c'est  votre  droit;  mais  restez  chez  vous,  canaille! 

<I1  fouille   dans   sa   poche)   TCUeZ  !    allez   boiro  à   ma   santé,    (n  leur  jette 

de  la  monnaie.)  Vous  viendrez  VOUS  faire  payer  chez  moi. 


LES   RESSOURCES  DE   QUINOLA.  209 

LES    OUVRIERS. 

Vive  Son  Excellence!  dis  sortent.) 

QUINOLA,    à  Fontanav.'s. 

Notre  dernier  doublon!  c'est  la  réclame. 


SCENE  XI 

Les  Mêmes,  hors  L'HOTE  et  les  Ouvriers. 

QUINOLA,    aux  deux   négociants. 

Quant  à  vous,  mes  braves,  vous  me  paraissez  être  de  meilleure 
composition,  et  avec  de  l'argent  nous  serons  d'accord. 

COPPOLUS. 

Excellence,  nous  serons  alors  à  vos  ordres. 

QUINOLA. 

Voyons  ça,  mon  cher  enfant,  cette  fameuse  invention  dont 
s'émeut  la  république  de  Venise?  Où  est  le  profil,  la  coupe?  où 
sont  les  plans,  les  épures? 

COPPOLUS,    à  Carpano. 

Il  s'y  connaît,  mais  prenons  des  informations  avant  de  fournir. 

QUINOLA. 

Vous  êtes  un  homme  immense,  mon  enfant  !  Vous  aurez  votre 
jour  comme  le  grand  Colombo,  (n  piie  un  genou.)  Je  remercie  Dieu 
de  l'honneur  qu'il  fait  à  notre  fauiiile.  (aux  marchands.)  Je  vous  paye 
dans  deux  heures  d'ici...  dis  sortent.) 

SCÈNE  XII 

QUINOLA,    FONTANARÈS,   MONIPODIO. 

PONTANARÈS. 

Quel  sera  le  fruit  de  cette  imposture  ? 

QUINOLA. 

Vous  rouhez  dans  un  abîme,  je  vous  arrête. 

MONIPODl^. 

C'est  bien  joué  !  mais  les  Vénitiens  ont  beaucoup  d'argent,  et 
XVIII.  '  ^  4 


210  THÉÂTRE. 

pour  obtenir  trois  mois  de  crédit,  il  faut  commencer  par  jeter  de 
la  poudre  aux  yeux  :  de  toutes  les  poudres, ,  c'est  la  plus  chère. 

QUINOLA. 

Ne  vous  ai-je  pas  dit  que  je  connaissais  un  trésor?  il  vient» 

MONIPODIO. 
Tout  seul  ?  (  Quinola  fait  un  signe  affirmatif .  ) 
FONTANARÈS. 

Son  audace  me  fait  peur. 

SCÈNE  XIII 

Les  Mêmes,  MATHIEU  MÂGIS,  DON  RAMON. 

MATHIEU    MAGIS. 

Je  VOUS  amène  don  Ramon,  sans  l'avis  duquel  je  ne  veux  plus 
rien  faire. 

DON   RAM  ON,    à    Fontanarès. 

Monsieur,  je  suis  ravi  d'entrer  en  relations  avec  un  homme  de 
votre  science.  A  nous  deux,  nous  pourrons  porter  votre  découverte 
à  sa  plus  haute  perfection. 

QUINOLA. 

Monsieur  connaît  la  mécanique,  la  balistique,  les  mathéma- 
tiques, la  dioptrique,  catoptrique,  statique...  stique? 

DON    RAMON. 

J'ai  fait  des  traités  assez  estimés. 

QUINOLA. 

En  latin? 

DON    RAMON. 

En  espagnol. 

QUINOLA. 

Les  vrais  savants,  monsieur,  n'écrivent  qu'en  latin.  Il  y  a  du 
danger  à  vulgariser  la  science.  Savez-vous  le  latin? 

DON    RAMON. 

Oui,  monsieur. 

QUINOLA. 

Eh  bien,  tant  mieux  pour  vous. 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.         21 1 

F.ONTANARÈS. 

Monsieur,  je  révère  le  nom  que  vous  vous  êtes  fait  ;  mais  il  y  a 
trop  de  dangers  à  courir  dans  mon  entreprise  pour  que  je  vous 
accepte  :  je  risque  ma  tête,  et  la  vôtre  me  semble  trop  précieuse. 

DON    RAMON. 

Croyez-vous  donc,  monsieur,  pouvoir  vous  passer  de  don  Ramon, 
qui  fait  autorité  dans  la  science  ? 

QUINOLA. 

Don  Ramon?  le  fameux  don  Ramon,  qui  a  donné  les  raisons  de 
tant  de  phénomènes  qui,  jusqu'ici,  se  permettaient  d'avoir  lieu 
sans  raison? 

DON    RAMON. 

Lui-même. 

QUINOLA. 

Je  suis  Fontanaresi,  le  directeur  de  l'arsenal  de  la  république  de 
Venise,  et  grand-père  de  notre  inventeur.  Mon  enfant,  vous  pouvez 
vous  fier  à  monsieur  ;  dans  sa  position,  il  ne  saurait  vous  tendre 
un  piège  :  nous  allons  tout  lui  dire. 

DON    RAMON. 

Ahl  je  vais  donc  tout  savoir. 

FONTANARÈS. 

Comment? 

QUINOLA. 

Laissez-moi  lui  donner  une  leçon  de  mathémathiques,.ça  ne  peut 
pas  lui  faire  de  bien,  mais  ça  ne  vous  fera  pas  de  mal.  (a  don  Ramon.) 

Tenez,    approchez  I    (ll  montre   les  pièces  de  la  machine.)   Tout   Cela    ne 

signifie  rien;  pour  les  savants,  la  grande  chose... 

DON    RAMON. 

La  grande  chose  ? 

QUINOLA. 

C'est  le  problème  en  lui-même.  Vous  savez  la  raison  qui  fait 
monter  les  nuages? 

DON    RAMON. 

Je  les  crois  plus  légers  que  l'air. 

QUINOLA. 

Du  tout!  ils  sont  aussi  pesants,  puisque  l'eau  finit  par  se  laisser 
tomber  comme  une  sotte.  Je  n'aime  pas  l'eau,  et  vous? 


«12  THÉÂTRE. 

DON    HAMON. 

Je  la  respecte. 

QUI  NO  LA. 

Nous  sommes  faits  pour  nous  entendre.  Lés  nuages  montent  au- 
tant parce  qu'ils  sont  en  vapeur  que  attirés  par  la  force  du  froid 
qui  est  en  haut. 

DON     RAMON. 

Ça  pourrait  être  vrai.  Je  ferai  un  traité  là-dessus. 

QUINOLA. 

Mon  neveu  formule  cela  par  R  plus  0.  Et  comme  il  y  a  beaucoup 
d'eau  dans  l'air,  nous  disons  simplement  0  plus  0,  un  nouveau 
binôme. 

DON     r.AMON. 

Ce  serait  un  nouveau  binôme? 

QUINOLA. 

Ou,  si  vous  voulez,  un  X. 

DON    RAMON. 

X,  ah  !  je  comprends. 

FONTANARLiS,    à  part. 

Quel  une  ! 

QUINOLA. 

Le  reste  est  une  bagatelle.  Un  tube  reçoit  l'eau  qui  se  fait  nuage 
par  un  procédé  quelconque.  Ce  nuage  veut  absolument  monter,  et 
la  force  est  immense. 

DON    RAMON. 

Immense,  et  comment  ? 

QUINOLA. 

Immense...  en  ce  qu'elle  est  naturelle,  car  l'homme...  saisissez 
bien  ceci,  ne  crée  pas  de  forces... 

DON    RAMON. 

Eh  bien,  alors,  comment?... 

QUINOLA. 

Il  les  emprunte  à  la  nature;  Tinvention,  c'est  d'emprunter... 
Alors...  au  moyen  de  quelques  pistons,  car,  en  mécanique...,  vous 
savez... 

DON    RAMON. 

Oui,  monsieur,  je  sais  la  mécanique. 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.         i\^ 

QUINOLA. 

Eh  bien,  la  manière  de  communiquer  une  force  est  une  niaise- 
rie, un  rien,  une  ficelle  comme  dans  le  tournebroche... 

DON    RAMON. 

Ah!  il  y  a  un  tournebroche? 

QUINOLA. 

Il  y  en  a  deux,  et  la  force  est  telle,  qu'elle  soulèverait  des  mon- 
tagnes qui  sauteraient  comme  des  béliers...  C'est  prédit  par  le  roi 
David. 

DON   RAMON. 

Monsieur,  vous  avez  raison,  le  nuage,  c'est  de  l'eau... 

QUINOLA. 

L'eau,  monsieur?...  Eh!  c'est  le  monde.  Sans  eau,  vous  ne  pour- 
riez... c'est  clair.  Eh  bien,  voilà  sur  quoi  repose  l'invention  de  mon 
pelit-ûls  :  l'eau  domptera  l'eau.  0  plus  0,  voilà  la  formule. 

DON    RAMON,    à  lui-même, 

11  emploie  des  termes  incompréhensibles. 

QUINOLA. 


Vous  comprenez  ? 
Parfaitement. 


DON    RAMON. 


QUINOLA,    à  part. 

Cet  homme  est  horriblement  bête.  (Haut.)  Je  vous  ai  parlé  la 
langue  des  vrais  savants... 

MATHIEU     MAGIS,    à  Monipodio. 

Qui  donc  est  ce  seigneur  si  savant? 

MONIPODIO. 

Un  homme  immense  auprès  de  qui  je  m'instruis  dans  la  balis» 
tique,  le  directeur  de  l'arsenal  de  Venise,  qui  va  vous  rembourser 
ce  soir  pour  le  compte  de  la  République. 

MATHIEU     MAGI^ 

Courons  avertir  madame  Brancador,  elle  est  de  Venise,  (iisort. 


«4  THÉÂTRE.  ' 

SCÈNE   XIV 
Les  Mêmes,  hors  iMATHIEU,  MAGIS;    LOTHUNDIAZ,   MARIE. 

MARIE. 

Arriverai-je  àtemps?... 

QUINOLA. 
Bon!  voilà  notre  trésor.    (Lothundîar   et   don  RaiAon  se  font  des   cirilités, 
et  regardent  les  pièces  de  la  machine   au   fond   du  théâtre. 

FONTANARÈS. 

Marie,  ici! 

MARIE. 

Amenée  par  mon  père.  Ah!  mon  ami,  votre  valet  en  m' apprenant 
votre  détresse... 

FONTANARÈS,    à   Quinola. 

Maraud  I 

QLINOLA. 

Mon  petit-fils  ! 

MARIE. 

Oh  !  il  a  mis  fin  à  mes  tourments. 

FONTANARÈS. 

Et  qui  donc  vous  tourmentait? 

MARIE. 

Vous  ignorez  les  persécutions  auxquelles  je  suis  en  butte  depuis 
votre  arrivée,  et  surtout  depuis  votre  querelle  avec  madame  Bran- 
cador.  Que  faire  contre  l'autorité  paternelle?  elle  est  sans  bornes. 
En  restant  au  logis,  je  douterais  de  pouvoir  vous  conserver,  non 
pas  mon  cœur,  il  est  à  vous  en  dépit  de  tout,  mais  ma  personne... 

FONTANARÈS, 

Encore  un  martyre  î 

MARIE. 

En  retardant  le  jour  de  votre  triomphe,  vous  avez  rendu  ma 
situation  insupportable.  Hélas!  en  vous  voyant  ici,  je  devine  que 
nous  avons  souffert  en  même  temps  des  maux  inouïs.  Pour  pouvoir 
être  à  vous,  je  vais  feindre  de  me  donner  à  Dieu  :  j'entre  ce  soir 
-au  couvent. 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  2i5 

FONTANARÈS. 

Au  couvent?  Ils  veulent  nous  séparer.  Voilà  des  tortures  à  faire 
maudire  la  vie.  Et  vous,  Marie,  vous,  le  principe  et  la  fleur  de  ma 
découverte!  vous,  cette  étoile  qui  me  protégeait,  je  vous  force  à 
rester  dans  le  ciel.  Oh  !  je  succombe.  (  ii  pleure.  ) 

MARIE. 

.  Mais,  en  promettant  d'aller  dans  un  couvent,  j'ai  obtenu  de  mon 
père  le  droit  de  venir  ici  :  je  voulais  mettre  une  espérance  dans 
mes  adieux;  voici  les  épargnes  de  la  jeune  fille,  de  votre  sœur,  ce 
que  j'ai  gardé  pour  le  jour  où  tout  vous  abandonnerait. 

FONTANARÈS. 

Et  qu'ai-je  besoin,  sans  vous,  de  gloire,  de  fortune,  et  même  de 
la  vie  ? 

MARIE. 

Acceptez  ce  que  peut,  ce  que  doit  vous  offrir  celle  qui  sera  votre 
femme.  Si  je  vous  sais  malheureux  et  tourmenté,  l'espérance  me 
quittera  dans  ma  retraite,  et  j'y  mourrai,  priant  pour  vous! 

QUINOLA,    à  Marie. 

Laissez-le  faire  le   superbe,  et  sauvons-le  malgré  lui.  Chut!  je 

passe  pour  son  grand-père.    (Marie  donne  son   aumonière  à  Quinola.) 
LOTHUNDIAZ,    à  don  Bamon. 

Ainsi,  vous  ne  le  trouvez  pas  fort? 

DON     RAMON. 

Lequel?  Oh!  lui!  c'est  un  artisan  qui  ne  sait  rien  et  qui  sans 
doute  aura  volé  ce  secret  en  Italie. 

LOTHUNDIAZ. 

Je  m'en  suis  toujours  douté;  comme  j'ai  raison  de  résister  à  ma 
Iille  et  de  le  lui  refuser  pour  mari! 

DON    RAMON. 

Il  la  mettrait  sur  la  paille.  Il  a  dévoré  cinq  mille  sequins  et  s'est 
endetté  de  trois  mille,  en  huit  mois,  sans  arriver  à  un  résultat! 
Ah!  parlez-moi  de  son  grand-père,  voilà  un  savant  du  premier 
ordre,  et  il  a  fort  à  faire  avant  de  le  ^loir.  (ii  montre  Quinoia.) 

LOTHUNDIAZ. 

Son  grand-père?... 


216  THÉÂTRE. 

QUINOLA. 

Oui,  monsieur,  mon  nom  de  Fontanarès  s'est  change,  à  Venise, 
en  celui  de  Fontanaresi. 

LOTHUNDIAZ. 

Vous  êtes  Pablo  Fontanarès? 

QUINOLA, 

Pablo,  lui-même. 

LOTHUNDIAZ. 

Et  riche  ? 

QUINOLA. 

Richissime  ! 

LOTHUNDIAZ. 

Touchez  là,  monsieur!  vous  me  rendrez  donc  les  deux  mille  se- 
quins  que  vous  empruntâtes  à  mon  père. 

QUINOLA. 

Si  vous  pouvez  me  montrer  ma  signature,  je  suis  prêt  à  y  faire 
honneur. 

MARIE,    après  une  conversation  avec  Fontanarès. 

Acceptez  pour  triompher,  ne  s'agit-il  pas  de  notre  bonheur? 

FONTANARÈS. 

Entraîner  cette  perle  dans  le  gouffre  où  je  me  sens  tomber! 

IQuinola  et  Monipodio   disparaissent.) 

SCÈNE   XV 
Les   Mêmes,    SARPI. 

SARPI,    à  Lothundiaz. 

Vous,  seigneur  Lothundiaz,  et  avec  votre  fille? 

LOTHUNDIAZ. 

Elle  a  mis  pour  prix  de  son  obéissance  à  se  rendre  au  couvent, 
de  venir  lui  dire  adieu. 

SARPI. 

La  compagnie  est  assez  nombreus)  pour  que  je  ne  m'offense 
point  de  cette  condescendance. 


LES  RESSOURCES  DE  QUIXOLA.         217 

FONTANAIIÈS. 

Ah!  voilà  le  plus  ardent  de  mes  persécuteurs.  —  Eli  bien,  sei- 
gneur, venez-vous  mettre  de  nouveau  ma  constance  à  Tépreuve? 

SARPI. 

Je  représente  ici  le  vice-roi  de  Catalogne,  monsieur,  et  j'ai  droit 
à  vos  respects,  (a  don  Ramon. )  Êtcs-vous  content  de  lui? 

DON    RAMON. 

Avec  mes  conseils,  nous  arriverons. 

SARPI. 

Le  vice-roi  espère  beaucoup  de  votre  savant  concours. 

FONTANARKS. 

Rêvé-je?  Voudrait-on  me  donner  un  rival? 

SARPI. 

lin  guide,  monsieur,  pour  vous  sauver. 

FONTANARÈS. 

Qui  vous  dit  que  j'en  aie  besoin? 

MARIE. 

Alfonso,  s'il  pouvait  vous  faire  réussir? 

FONTANAP.ÈS. 

Ah!  jusqu'à  elle  qui  doute  de  moi. 

MARIE. 

On  le  dit  si  savant  ! 

LOTHUNDIAZ. 

Le  présomptueux  I  il  croit  en  savoir  plus  que  tous  les  savants 
du  monde. 

SARPI. 

Je  suis  amené  par  une  question  qui  a  éveillé  la  sollicitude  du 
vice-roi  :  vous  avez  depuis  bientôt  dix  mois  un  vaisseau  de  l'État, 
et  vous  en  devez  compte. 

FONTANARÈS. 

Le  roi  n*a  pas  fixé  de  terme  à  mes  travaux. 

SARPI. 

L'administration  de  la  Catalogne  a  le  droit  d'en  exiger  un,  et 
nous  avons  reçu  des  ministres  un  ovSe  à  cet  égard.  (Mouvement  de 
surprise  chez  Fontanarès.  )  Oh  !  prenez  tout  votro  temps  :  nous  ne  vou- 
lons pas  contrarier  un  homme  tel  que  vous.  Seulement,  nous  pen- 


218  THÉÂTRE. 

sons  que  vous  ne  voulez  pas  éluder  la  peine  qui  pèse  sur  votre 
tête,  en  gardant  le  vaisseau  jusqu'à  la  fin  de  vos  jours. 


MARIE. 


FONTANARES. 


Quelle  peine? 
Je  joue  ma  tête. 

MARIE. 

La  mort  !  et  vous  me  refusez  ! 

FONTANARES. 

Dans  trois  mois,  comte  Sarpi,  et  sans  aide,  j'aurai  fini  mon 
œuvre.  Vous  verrez  alors  un  des  plus  grands  spectacles  qu'un 
homme  puisse  donner  à  son  siècle. 

SARPI. 

Voici  votre  engagement,  signez-le.  (Fontanarès  va  signer  j 

MARIE. 

Adieu,  mon  ami!  Si  vous  succombiez  dans  cette  lutte,  je  crois 
que  je  vous  aimerais  encore  davantage. 

LOTHUNDIAZ. 

Venez,  ma  fille,  cet  homme  est  fou. 

DON    RAMON. 

Jeune  homme,  lisez  mes  traités. 

SARPI. 

Adieu,  futur  grand  d'Espagne! 

SCÈNE  XVI 

FONTANARES-,    seul  sw  le  devant  de  la  scène. 

Marie  au  couvent,  j'aurai  froid  au  soleil.  Je  supporte  un  monde, 
et  j'ai  peur  de  ne  pas  être  un  Atlas...  Non,  je  ne  réussirai  pas, 
tout  me  trahit.  Œuvre  de  trois  ans  de  pensée  et  de  dix  mois  de 
travaux,  sillonneras-tu  jamais  la  mer?.,.  Ah!  le  sommeil  m'ac- 
cable... (il  se  couche  sur  la  paille.) 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  «411 

SCÈNE    XVII 

FONTANARÈS,   endormi;   QUINOLA  et  MONIPODIO, 

revenant  par  la  petite  porte. 

QUINOLA. 

Des  diamantsJ.  des  perles  et  de  l'or  !  nous  sommes  sauvés. 

MONIPODIO. 

La  Brancador  est  de  Venise. 

QUINOLA. 

11  faut  donc  y  retourner;  fais  venir  l'hôte,  je  vais  rétablir  notre 
crédit. 

MONIPODIO. 

Le  voici. 

SCÈNE   XVIII 

Les  Mêmes,  L'HOTE  DU  SOLEIL-D'OR. 

QUINOLA. 

Or  çà!  monsieur  Tliôte  du  Soleil-d'or,  vous  n'avez  pas  eu  con- 
fiance dans  l'étoile  de  mon  petit-fils? 

l'hote. 
Une  hôtellerie,  seigneur,  n'est  pas  une  maison  de  banque. 

QUINOLA. 

Non,  mais  vous  auriez  pu  par  charité  ne  pas  lui  refuser  du  pain. 
La  sérénissime  république  de  Venise  m'envoyait  pour  le  décider 
à  venir  chez  elle,  mais  il  aime  trop  l'Espagne.  Je  repars  comme 
je  suis  venu,  secrètement.  Je  n'ai  sur  moi  que  ce  diamant  dont  je 
puisse  disposer.  D'ici  à  un  mois,  vous  aurez  des  lettres  de  change. 
Vous  vous  entendrez  avec  le  valet  de  mon  petit-fils  pour  la  vente 
de  ce  bijou. 

l'hote. 

Monseigneur,  ils  seront  traités  comme  des  princes  qui  ont  de 
l'argent.  * 

QUINOLA. 

Laissez-nous,  (sortrhûte.  ) 


Î50  THÉÂTRE. 

SCÈNE  XIX 
Les  Mêmes,  hors  L^HOTE. 

QUINOLA. 

Allons  nous  déshabiller,  (ii  regarde  Fontanarès.)  Il  dort !  cette  riche 
nature  a  succombé  à  tant  de  secousses  :  il  n'y  a  que  nous  autres 
qui  sachions  nous  prêter  à  la  douleur,  il  lui  manque  notre  insou- 
ciance. Ai-je  bien  agi  en  demandant  toujours  le  double  de  ce  qu'il 
fallait?  (a  Monipodio.  )  Voici  le  dessin  de  la  dernière  pièce,  prends-le. 

(  Us  sortent.  ) 

SCÈNE  XX 

FONTANARÈS,  endormi;  FAUSTINE,  MATHIEU  MAGIS. 

MATHIEU    MAGIS. 

Le  voici  ! 

FAUSTINE. 

Voilà  donc  en  quel  état  je  l'ai  réduit!  Par  la  profondeur  des 
blessures  que  je  me  suis  ainsi  faites  à  moi-même,  je  reconnais  la 
profondeur  de  mon  amour.  Oh!  combien  de  bonheur  ne  lui  dois-je 
pas  pour  tant  de  souffrances! 


ACTE    QUATRIÈME 


Le  théâtre  représente  une  place  publique.  Au  fond  de  la  place,  sur  des  tré- 
teaux, au  pied  desquels  sont  toutes  les  pièces  de  la  machine,  se  tient  un  huissier. 
De  chaque  côté  de  ces  tréteaux,  il  y  a  foule.  A  gauche  du  spectateur,  un  groupe 
composé  de  Coppolus,  Carpano ,  l'hôte  du  Soleil-d'or,  Esteban,  Girone,  Mathieu 
Magis,  don  Ramon,  Lothundiaz.  A  droite,  Fontanarès,  Monipodio  et  Quinola,  caché 
dans  un  manteau  derrière  Monipodio. 


SCÈNE   PREMIÈRE 

FONTANARÈS,   MONIPODIO,   QUINOLA, 

COPPOLUS,  L'HOTE  DU  SOLEIL-D'OR,  ESTEBAN,  GIRONE, 

MATHIEU  MAGIS,    DON   RAMON,   LOTHUNDIAZ, 

l*Huissier;  deux  groupes  de  Peuple. 

l'huissier. 
Messeigneurs,  un  peu  plus  de  chaleur!  il  s'agit  d'une  chaiidiè're 
où  Ton  pourrait  faire  un  olla-podrida  pour  le  régiment  des  gardes 
wallones. 

l'hote. 
Quatre  maravédis. 

l'huissier. 
Personne  ne  dit  mot?  approchez,  voyez,  considérez I 

MATHIEU     MAGIS. 

Six  maravédis. 

QUINOLA,    à  Fontanarès. 

Monsieur,  on  ne  fera  pas  cent  écus  d'or. 

F0NTANAnî;S. 

Sachons  nous  résigner. 

QUINQtA. 

La  résignation  me  semble  être  une  quatrième  vertu  théologale, 
omise  par  égard  pour  les  femmes. 


222  THÉxiTRE. 

MONIPODIO. 

Tais-toi,  la  justice  est  sur  tes  traces,  et  tu  serais  déjà  pris,  si  tu 
ne  passais  pour  êtrejmi  des  xniens, 

l'huissier. 

C'est  le  dernier  lot,  messeigneurs.  Allons,  personne  ne  dit  mot? 
Adjugé  pour  dix  écus  d'or,  dix  maravédis,  au  seigneur  Mathieu 
Magis. 

LOTHUNDIAZ,    à  don   Ramon. 

Eh  bien,  voilà  comment  finit  la  sublime  invention  de  notre 
grand  homme  !  Il  avait,  ma  foi,  bien  raison  de  nous  promettre  un 
fameux  spectacle. 

COPPOLUS. 

Vous  pouvez  en  rire,  il  ne  vous  doit  rien. 

ESTEBAN. 

C'est  nous  autres,  pauvres  diables,  qui  payons  ses  folies. 

,  /  LOTHU'NDIAZ. 

■    Rien,  maître  Coppokis?  Et  les  diamants  de  ma  fille  que  le  valet 
du  grîind  homme  .a  mis  dans  la  mécanique  î 

MATHIEU    MAGIS. 

Mais  on  les  a  saisis  chez  moi. 

LOTHUNDIAZ. 

Ne  sont-ils  pas  dans  les  mains  de  la  justice?  et  j'aimerais  mieux 
y  voir  Quinola,  ce  damné  suborneur  de  trésors. 

QUINOLA. 

0  ma  jeunesse,  quelle  leçon  tu  reçois!  Mes  antécédents  m'ont 
perdu. 

LOTHUNDIAZ. 

Mais,  si  on  le  trouve,  son  affaire  sera  bientôt  faite,  et  j'irai  l'ad- 
mirer donnant  la  bénédiction  avec  ses  pieds. 

FONTANARÈS. 

Notre  malheur  rend  ce  bourgeois  spirituel. 

QUINOLA. 

Dites  donc  féroce. 

DON    RAMON. 

Moi,  je  regrette  un  pareil  désastre.  Ce  jeune  artisan  avait  fini 
par  m'écouter,  et  nous  avions  la  certitude  de  réaliser  les  promesses 


LES  RESSOURCES   DE  QUINOLA.  223 

faites  au  roi  ;  mais  il  peut  dormir  sur  les  deux  oreilles  :  j'irai  de- 
mander sa  grâce  à  la  cour  eu  expliquant  combien  j'ai  besoin  de  lui. 

COPPOLUS. 

Voilà  de  la  générosité  peu  commune  entre  savants. 

LOTHUNDIAZ. 

Vous  êtes  l'honneur  de  la  Catalogne! 

FONT  AN  ARES,    s'avançant. 

J'ai  tranquillement  supporté  le  supplice  de  voir  vendre  à  vil 
prix  une  œuvre  qui  devait  me  mériter  un  triomphe...  (Murmures chez 
le  peuple.)  Mais  ceci  passe  la  mesure.  Don  Ramon,  si  vous  aviez,  je 
ne  dis  pas  connu,  mais  soupçonné  l'usage  de  toutes  ces  pièces 
maintenant  dispersées,  vous  les  auriez  achetées  au  prix  de  toute 
votre  fortune. 

do'n  ramon. 
Jeune  homme,  je  respecte  votre  malheur;  mais  vous  savez  bien 
que  votre  appareil  ne  pouvait  pas  encore  marcher,  et  que  mon 
expérience  vous  était  devenue  nécessaire. 

fontanarès. 
Ce  que  la  misère  a  de  plus  terrible  entre  toutes  ses  horreurs, 
c'est  d'autoriser  la  calomnie  et  le  triomphe  des  sots. 

lothundiaz. 
N'as-tu  donc  pas  honte  dans  ta  position  de  venir  insulter  un  sa- 
vant qui  a  fait  ses  preuves  ?  Où  en  serais-je  si  je  t'avais  donné  ma 
fille?  tu  me  mènerais,  et  grand  train,  à  la  mendicité,  car  tu  as 
déjà  mangé  en  pure  perte  dix  mille  sequins!  Hein?  le  grand  d'Es- 
pagne est  aujourd'hui  bien  petit. 

fontanarès. 
Vous  me  faites  pitié. 

lothundiaz. 
C'est  possible,  mais  tu  ne  me  fais  pas  envie  :  ta  tête  est  à  la 
merci  du  tribunal. 

DON    RAMON. 

Laissez-le  :  ne  voyez-vous  pas  qu'il  est  fou? 

fontanar^. 
Pas  encore  assez,  monsieur,  pour  croire  que  0  plus  0  soit  un 
binôme. 


224  THÉÂTRE. 


SCENE   II 

Les   Mêmes,    DON    FRÉGOSE,    FAUSTINE, 
AVALOROS,  SARPI. 

SARPI. 

Nous  arrivons  trop  tard,  la  vente  est  finie... 

DON    FRÉGOSE. 

Le  roi  regrettera  d'avoir  eu  confiance  en  un  charlatan. 

FONTANARÈS. 

Un  charlatan,  monseigneur!  Dans  quelques  jours,  vous  pouvez 
me  faire  trancher  la  tête  ;  tuez-moi,  mais  ne  me  calomniez  pas  : 
vous  êtes  placé  trop  haut  pour  desceridre  si  bas. 

DON    FRÉGOSE. 

Votre  audace  égale  votre  malheur.  Oubliez-vous  que  les  magis- 
trats de  Barcelone  vous  regardent  comme  complice  du  vol  fait  à 
Lothundiaz  ?  La  fuite  de  votre  valet  prouve  le  crime,  et  vous  ne 
devez  d'être  libre  qu'aux  prières  de  madame,  (n  montre  Faustine.) 

FONTANARÈS. 

Mon  valet,  Excellence,  a  pu,  jadis,  commettre  des  fautes;  mais, 
depuis  qu'il  s'est  attaché  à  ma  fortune,  il  a  purifié  sa  vie  au  feu  de 
mes  épreuves.  Par  mon  honneur,  il  est  innocent.  Les  pierreries 
saisies  au  moment  où  il  les  vendait  à  Mathieu  Magis  lui  furent 
librement  données  par  Marie  Lothundiaz,  de  qui  je  les  ai  refusées. 

FAUSTINE. 

Quelle  fierté  dans  le  malheur  !  rien  ne  saurait  donc  le  faire  flé- 
chir ! 

SARPI. 

Et  comment  expliquez-vous  la  résurrection  de  votre  grand-père, 
ce  faux  intendant  de  l'arsenal  de  Venise?  Car,  par  malheur,  ma- 
dame et  moi,  nous  connaissons  le  véritable. 

FONTANARÈS. 

J'ai  fait  prendre  ce  déguisement  à  mon  valet  pour  qu'il  causât 
sciences  et  mathématiques  avec  don  Ramon.  Le  seigneur  Lothun- 
diaz vous  dira  que  le  savant  de  la  Catalogne  et  Quinola  se  sont 
parfaitement  entendus. 


LES  RESSOURCES   DE   QUINOLA.  22o 

MONIPODIO,    à  Quinola. 

Il  est  perdu  ! 

DON    RAMON. 

J'en  appelle...  à  ma  plume. 

FAUSTINE. 

Ne  vous  courroucez  pas,  don  Ramon;  il  est  si  naturel  que  les 
gens,  en  se  sentant  tomber  dans  un  abîme,  y  entraînent  tout  avec 
eux! 

LOTHUNDIAZ. 

Quel  détestable  caractère  ! 

FONTANARÈS. 

Avant  de  mourir,  on  doit  la  vérité,  madame,  à  ceux  qui  nous  ont 
poussés  dans  l'abîme,  (a  don  Frégose.)  Monseigneur,  le  roi  m'avait 
promis  la  protection  de  ses  gens  à  Barcelone,  et  je  n'y  ai  trouvé 
que  la  haine  !  0  grands  de  la  terre,  riches,  vous  tous  qui  tenez  en 
vos  mains  un  pouvoir  quelconque,  pourquoi  donc  en  faites- vous  un 
obstacle  à  la  pensée  nouvelle  ?  Est-ce  donc  uns  loi  divine  qui  vous 
ordonne  de  bafouer,  de  honnir  ce  que  vous  devez  plus  tard  ado- 
rer? Plat,  humble  et  flatteur,  j'eusse  réussi!  Vous  avez  persécuté 
dans  ma  personne  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  en  l'homme!  la  con- 
science qu'il  a  de  sa  force,  la  majesté  du  travail,  l'inspiration 
céleste  qui  lui  met  la  main  à  l'œuvre,  et...  l'amour,  cette  foi  hu- 
maine, qui  rallume  le  courage  quand  il  va  s'éteindre  sous  la  bise 
de  la  raillerie.  Ah!  si  vous  faites  mal  le  bien,  en  revanche,  vous 
faites  toujours  très-bien  le  mal!  Je  m'arrête...  Vous  ne  valez  pas 
ma  colère. 

FAUSTINE,    à  part,  après  avoir   fait  un    pas. 

Oh  !  j'allais  lui  dire  que  je  l'adore. 

DON    FRÉGOSE. 

Sarpi,  faites  avancer  des  alguazils,  et  emparez-vous  du  complice 

de  O'^'i'iola.   (On  applaudit,   et  quelques  voix  crient  t  «  Bravo!  ») 


xvni. 


45 


8Î6  THÉÂTRE. 

SCÈNE    III 

Les  Mêmes,  MARIE,  LOTHUNDIAZ. 

Au  moment  où  les  alguazils  s'emparent  de  Fontanarès,  Marie  paraît,  en  novice, 
accompagnée  d'un  moine  et  de  deux  sœurs. 

MARIE,    au  vice-roi. 

Monseigneur,  je  viens  d'apprendre  comment,  en  voulant  préser- 
ver Fontanarès  de  la  rage  de  ses  ennemis,  je  l'ai  perdu;  mais  on 
m'a  permis  de  rendre  hommage  à  la  vérité  :  j'ai  remis  moi-même 
à  Quinola  mes  pierreries  et  mes  épargnes.  (Mouvement  chez  Lothundiaz.) 
Elles  m'appartenaient,  mon  père,  et  Dieu  veuille  que  vous  n'ayez 
pas  un  jour  à  déplorer  votre  aveuglement. 

QUINOLA,    se   débarrassant  de  son  manteau. 

Ouf!  je  respire  à  l'aise  ! 

FONTANARÈS,   pliant  le  genou  devant  Marie. 

Merci,  brillant  et  pur  amour  par  qui  je  me  rattache  au  ciel  pour 
y  puiser  l'espérance  et  la  foi  ;  vous  venez  de  sauver  mon  honneur. 

MARIE. 

N'est-il  pas  le  mien  ?  la  gloire  viendra. 

FONTANARÈS. 

Hélas!  mon  œuvre  est  dispersée  en  cent  mains  avares  qui  ne  la 
rendraient  que  contre  autant  d'or  qu'elle  en  a  coûté.  Je  doublerais 
ma  dette  et  n'arriverais  plus  à  temps.  Tout  est  fini. 

FAUSTINE,    à  MariV. 

Sacrifiez-vous,  et  il  est  sauvé. 

MARIE. 

Mon  père!  et  vous,  comte  Sarpi!  (a  part.)  J'en  mourrai!  (Haut.) 
Consentez-vous  à  donner  tout  ce  qu'exige  la  réussite  de  l'entre- 
prise faite  par  le  seigneur  Fontanarès?  à  ce  prix,  je  vous  obéirai, 
mon  père.  (AFaustine.)  Je  me  dévoue,  madame! 

FAUSTINE. 

Vous  êtes  sublime,  mon  ange,  (a  part.)  J'en  suis  enfin  dé- 
livrée ! 


LES   RESSOURCES   DE  QUINOLA.  227 

FONTANARÈS. 

Arrêtez,  Marie!  j*aime  mieux  la  lutte  et  ses  périls,  j'aime  mieux 
la  mort  que  de  vous  perdre  ainsi. 

MARIE. 

Tu  m'aimes  donc  mieux  que  la  gloire?  (au  vice-roi.  )  Monseigneur, 
vous  ferez  rendre  à  Quinola  mes  pierreries.  Je  retourne  heureuse 
au  couvent  :  ou  à  lui,  ou  à  Dieu  ! 

LOTHUNDIAZ. 

Est-il  donc  sorcier? 

QDINOLA. 

Cette  jeune  fille  me  ferait  réaimer  les  femmes. 

FAUSTINE  ,  à  Sarpi,  au  vice-roi  et  à  Avaloros. 

Ne  le  dompterons-nous  donc  pas? 

AVALOROS. 

Je  vais  l'essayer. 

SARPI,    à  Faustine. 

Tout  n'est  pas  perdu,  (a  Lothundiaz.)  Emmenez  votre  fille  chez 
vous,  elle  vous  obéira  bientôt. 

LOTHUiNDIAZ. 

Dieu  le  veuille!  —  Venez,  ma  fille.  (Lothundiaz,  Marie  et  son  cortège, 
don  Ramoa  et  Sarpi  sortent.  ) 

SCÈNE    IV 

FAUSTINE,    DON   FRÉGOSE,   AVALOROS,    FONTANARÈS, 
QUINOLA,    MONIPODIO. 

AVALOROS. 

Je  vous  ai  bien  étudié,  jeune  homme;  vous  avez  un  grand 
caractère,  un  caractère  de  fer.  Le  fer  sera  toujours  maître  de  Tor. 
Associons-nous  franchement  :  je  paye  vos  dettes,  je  rachète  tout  ce 
qui  vient  d'être  vendu,  je  vous  donne,  9  vous  et  à  Quinola,  cinq 
mille  écus  d'or,  et,  à  ma  considération,  monseigneur  le  vice-roi 
voudra  bien  oublier  votre  incartade. 


228  THÉÂTRE. 

FONTANARÈS. 

Si  j'ai,  dans  ma  douleur,  manqué  au  respect  que  je  vous  dois, 
monseigneur,  je  vous  prie  de  me  pardonner. 

DON     FRÉGOSE. 

Assez,  monsieur.  On  n'offense  point  don  Frégose. 

FAUSTINE. 

Très-bien,  monseigneur. 

AVALOROS. 

Eh  bien,  jeune  homme,  à  la  tempête  succède  le  calme,  et  main- 
tenant tout  vous  sourit.  Voyons,  réalisons  ensemble  vos  promesses 
au  roi. 

FONTANARÈS. 

Je  ne  tiens  a  la  fortune,  monsieur,  que  par  une  seule  raison  : 
épouserai-je  Marie  Lothundiaz? 

DON     FRÉGOSE. 

Vous  n'aimez  qu'elle  au  monde? 

FONTANARÈS. 
Elle  seule  !    (  Faustine  et  Avaloros  se  parlent.  ) 
DON    FRÉGOSE. 

Tu  ne  m'avais  jamais  dit  cela.  Compte  sur  moi,  jeune  homme,, 
je  te  suis  tout  acquis. 

MONIPODIO. 

Ils  s'arrangent,  nous  sommes  perdus.  Je  vais  me  sauver  en 
France  avec  l'invention. 

SCÈNE   V 

QUINOLA,  FONTANARÈS,  FAUSTINE,  AVALOROS. 

FAUSTINE,    à  Fontanarès. 

Eh  bien,  moi  aussi,  je  suis  sans  rancune,  je  donne  une  fête, 
venez-y;  nous  nous  entendrons  tous  pour  vous  ménager  un 
triomphe. 

FONTANARÈS. 

Madame,  votre  première  faveur  cachait  un  piège. 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.         229 

FAUSTINE. 

Gomme  tous  les  sublimes  rêveurs  qui  dotent  l'humanité  de  leurs 
découvertes,  vous  ne  connaissez  ni  le  monde  ni  les  femmes. 

FONTANARÈS,    à  part. 

11  me  reste  à  peine  huit  jours,  (a  Quiaoïa. )  Je   vais  me  servir 
d'elle... 

QUINOLA. 

Comme  vous  vous  servez  de  moi  ! 

FONTANARÈS. 

J'irai,  madame. 

FAUSTINE. 

Je  dois   en  remercier  Qiiinola.  (Eiie  tend  une  bourse  à  Quicoia.  ) 
Tiens,  (a  Pontanarès.)  A  bientôt. 


SCENE  VI 

FONTANARÈS,  QUINOLA. 

FONTANARÈS. 

Cette  femme  est  perfide  comme  le  soleil  en  hiver.  Oh!  j'en  veux 
au  malheur,  surtout  pour  éveiller  la  défiance.  Y  a-t-il  donc  des 
vertus  dont  il  faut  se  déshabituer? 

QUINOLA. 

Comment,  monsieur,  se  défier  d'une  femme  qui  rehausse  en  or 
ses  moindres  paroles?  Elle  vous  aime,  voilà  tout.  Votre  cœur  est 
donc  bien  petit  qu'il  ne  puisse  loger  deux  amours? 

FONTANARÈS. 

Bah!  Marie,  c'est  l'espérance,  elle  a  réchauffé  mon  âme.  Oui,  je 
réussirai. 

QUINOLA,    à  part. 

Monipodio  n'est  plus  là.  (Haut.)  Un  raccommodement,  monsieur, 
est  bien  facile  avec  une  femme  qui  s'y  prête  aussi  facilement  que 
jnadame  Brancador.  « 

FONTANARÈS. 

Quinola  l 


230  THÉÂTRE. 

QUINOLA. 

Monsieur,  vous  me  désespérez  !  Voulez-vous  combattre  la  perfidie 
d'un  amour  habile  avec  la  loyauté  d'un  amour  aveugle  ?  J'ai  besoin 
du  crédit  de  madame  Brancador  pour  me  débarrasser  de  Moni- 
podio,  dont  les  intentions  me  chagrinent.  Cela  fait,  je  vous  réponds 
du  succès,  et  vous  épouserez  alors  votre  Marie, 

FONTANARÈS. 

Et  par  quels  moyens? 

QUINOLA. 

Eh  !  monsieur,  en  montant  sur  les  épaules  d'un  homme  qui  voit 
comme  vous,  très-loin,  on  voit  plus  loin  encore.  Vous  êtes  inven- 
teur :  moi,  je  suis  inventif.  Vous  m'avez  sauvé  de...  vous  savez! 
Moi,  je  vous  sauverai  des  griffes  de  l'envie  et  des  serres  de  la  cu- 
pidité. A  chacun  son  état.  Voici  de  l'or,  venez  vous  habiller,  soyez 
beau,  soyez  fier,  vous  êtes  à  la  veille  du  triomphe.  Mais,  la,  soyez 
gracieux  pour  madame  Brancador. 

FONTANARÈS. 

Au  moins,  Quinola,  dis-moi  comment? 

QUINOLA. 

Non,  monsieur,  si  vous  saviez  mon  secret,  tout  serait  perdu, 
vous  avez  trop  de  talent  pour  ne  pas  avoir  la  simplicité  d'un  en- 
fant.   (Ils  sortent.) 

Le  fliéâtre  change   et  représente  les  salons  de  madame  Brancador. 


SCENE  VII 

FAUSTINE,   seule. 

Voici  donc  venue  l'heure  à  laquelle  ont  tendu  tous  mes  efforts 
depuis  quatorze  mois.  Dans  quelques  moments,  Fontanarès  verra 
Marie  à  jamais  perdue  pour  lui.  Avaloros,  SaiT)i  et  moi,  nous  avons 
endormi  le  génie  et  amené  l'homme  à  la  veille  de  son  expérience, 
les  mains  vides.  Oh  !  le  voilà  bien  à  moi  comme  je  le  voulais.  Mais 
revient-on  du  mépris  à  l'amour?  Non,  jamais!  Ah!  il  ignore  que, 
depuis  un  an,  je  suis  son  adversaire,  et  voilà  le  malheur,  il  me 
haïrait  alors.  La  haine  n'est  pas  le  contraire  de  l'amour,  c'en  est 
l'envers.  Il  saura  tout  :  je  me  ferai  haïr. 


LES  RESSOURCES  DE   QUINOLA.  234 

SCÈNE  VIII 

FAUSTINE,  PAQUITA. 

PAQUITA. 

Madame,  vos  ordres  sont  exécutés  à  merveille  par  Monipodio. 
La  senorita  Lothundiaz  apprend  en  ce  moment,  par  sa  duègne,  le 
péril  où  va  se  trouver  ce  soir  le  seigneur  Fontanarès. 

FAUSTINE. 

Sarpi  doit  être  venu,  dis-lui  que  je  veux  lui  parler,  (paquita  sort.) 
SCÈNE    IX 

FAUSTINE,    seule. 

Écartons  Monipodio!  Quinola  tremble  qu'il  n'ait  reçu  l'ordre 
de  se  défaire  de  Fontanarès;  c'est  déjà  trop  que  d'avoir  à  le 
craindre, 

SCÈNE   X 
FAUSTINE,  DON  FRÉGOSE. 

FAUSTINE, 

Vous  venez  à  propos,  monsieur,  je  veux  vous  demander  une 
grâce. 

DON    FRÉGOSE. 

Dites  que  vous  m'en  voulez  faire  une. 

FAUSTINE. 

Dans  deux  heures,  Monipodio  ne  doit  pas  être  dans  Barcelone 
ni  même  en  Catalogne;  envoyez-le  en  Afrique. 

DON    FRÉGOSE. 

Que  vous  a-t-il  fait?  • 

FAUSTINE. 

Rien. 


232  THÉÂTRE. 

DON    FRÉGOSE, 

L.h  bien,  pourquoi?... 

FAUSTINE. 

Mais  parce  que...  Comprenez-vous? 

DON    FRÉGOSE. 

Vous  allez  être  obéie.  (n  écrit.) 

SCÈNE   XI 

Les  Mêmes,   SARPI, 

faustine. 
Mon  cousin,  n'avez-vous  pas  les  dispenses  nécessaires  pour  célé- 
brer à  l'instant  votre  mariage  avec  Marie  Lothundiaz? 

SARPI. 

Et  par  les  soins  du  bonhomme,  le  contrat  est  tout  prêt. 

FAUSTINE. 

Eh  bien,  prévenez  au  couvent  des  Dominicains  :  à  minuit,  vous 
épouserez,  et  de  son  consentement,  la  riche  héritière;  elle  accep- 
tera tout,  en  voyant  (Bas,  à  sarpi.)  Fontanarès  entre  les  mains  de  la 
justice. 

SARPI. 

Je  comprends,  il  s'agit  seulement  de  le  venir  arrêter.  Ma  for- 
tune est  maintenant  indestructible!  Et...  je  vous  la  dois,  (a  part. 
Quel  levier  que  la  haine  d'une  femme! 

DON    FRÉGOSE. 

Sarpi,   faites  exécuter  sévèrement  cet  ordre,   et  sans  retard. 

( Sarpi  sort.) 

SCÈNE   XII 

Les  Mêmes,  hors  SARPL 

DON    FRÉGOSE. 

Et  notre  mariage,  à  nous? 

FAUSTINE. 

Monseigneur,  mon  avenir  est  tout  entier  dans  cette  fête  :  vous 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA  «33 

aurez  ma  décision  ce  soir,  (a  part,  en  voyant  paraître  Fonlanarès.)   Oll  !  le 

voici.  (A  Frégose.)  Si  VOUS  m'aimez,  laissez-moi. 
DON  fri':gose. 
Seule  avec  lui. 

FAUSTINE. 

Je  le  veux! 

DON    FRÉGOSE. 

Après  tout,  il  n'aime  que  sa  Marie  Lothundiaz. 

SCÈNE  XIII 

FAUSTINE,   FONTANARÈS. 

FONTANARÈS. 

Le  palais  du  roi  d'Espagne  n'est  pas  plus  splendide  que  le  vôtre, 
madame,  et  vous  y  déployez  des  façons  de  souveraine. 

FAUSTINE. 

Écoutez,  cher  Fontanarès. 

FONTANARÈS. 

Cher?...  Ah!  madame,  vous  m'avez  appris  à  douter  de  ces 
mots-là! 

FAUSTINE. 

Vous  allez  enfin  connaître  celle  que  vous  avez  si  cruellement 
insultée.  Un  affreux  malheur  vous  menace.  Sarpi,  en  agissant 
contre  vous  comme  il  le  fait,  exécute  les  ordres  d'un  pouvoir  ter- 
rible, et  cette  fête  pourrait  être,  sans  moi,  le  baiser  de  Judas.  On 
vient  de  me  confier  qu'à  votre  sortie,  et  peut-être  ici  même,  vous 
serez  arrêté,  jeté  dans  une  prison,  et  votre  procès  commencera... 
pour  ne  jamais  finir.  Est-ce  en  une  nuit  qui  vous  reste  que  vous 
remettrez  en  état  le  vaisseau  que  vous  avez  perdu?  Quant  à  votre 
œuvre,  elle  est  impossible  à  recommencer.  Je  veux  vous  sauver, 
vous  et  votre  gloire,  vous  et  votre  fortune. 

FONTANARÈS. 

Vous!  et  comment?  * 

FAUSTINE. 

Avaloros  a  mis  à  ma  disposition  un  de  ses  navires,  Monipodio 


234  THÉÂTRE. 

m'a  donné  ses  meilleurs  contrebandiers;  allons  à  Venise,  la  Répu- 
blique vous  fera  patricien,  et  vous  donnera  dix  fois  plus  d'or  que 
l'Espagne  ne  vous  en  a  promis...  (a  part.)  Et  ils  ne  viennent  pas! 

FONTANARÈS. 

Et  Marie?  si  nous  l'enlevons,  je  crois  en  vous. 

FAUSTINE. 

Vous  pensez  à  elle  au  moment  où  il  faut  choisir  entre  la  vie  et 
la  mort  !  Si  vous  tardez,  nous  pouvons  être  perdus. 

FONTANARÈS. 

Nous,  madame? 


SCENE   XIV 

Les    MÊMES;    des    Gardes   paraissent  à  toutes  les  portes. 
UN   Alcade   se  présente.   SARPI. 

sarpi. 
Faites  votre  devoir  ! 

l'alcade,    à  Fontanarès. 

Au  nom  du  roi,  je  vous  arrête. 

fontanarès. 
Voici  l'heure  de  la  mort  venue  !...' Heureusement,  j'emporte  mon 
secret  à  Dieu,  et  j'ai  pour  linceul  mon  amour. 


SCENE   XV 

Les  Mêmes,  MARIE,  LOTHUNDIAZ. 

marie. 
On  ne  m'a  donc  pas  trompée,  vous  êtes  la  proie  de  vos  enne- 
mis! A  moi  donc,  cher  Alfonse,  de  mourir  pour  toi,  et  de  quelle 
mort?  Ami,  le  ciel  est  jaloux  des  amours  parfaites,  il  nous  dit  par 
ces  cruels  événements,  que  nous  appelons  des  hasards,  qu'il  n'est 
de  bonheur  que  près  de  Dieu.  Toi... 

SARPI, 

Senora I 


LES  RESSOURCES   DE   QUINOLA.  235 

LOTHUNDIAZ. 

Ma  fille  : 

MARIE. 

Vous  m'avez  laissée  libre  en  cet  instant,  le  dernier  de  ma  vie! 
je  tiendrai  ma  promesse,  tenez  les  vôtres.  Toi,  sublime  inventeur, 
tu  auras  les  obligations  de  ta  grandeur,  les  combats  de  ton  ambi- 
tion, maintenant  légitime  :  cette  lutte  occupera  ta  vie  ;  tandis  que 
ia  comtesse  Sarpi  mourra  lentement  et  obscurément  entre  les 
quatre  murs  de  sa  maison...  Mon  père,  et  vous,  comte,  il  est  bien 
entendu  que,  pour  prix  de  mon  obéissance,  la  vice-royauté  de 
Catalogne  accorde  au  seigneur  Fontanarès  un  nouveau  délai  d'un 
an  pour  son  expérience. 

FONTANARÈS. 

Marie,  vivre  sans  toi? 

MARIE. 

Vivre  avec  ton  bourreau  ! 

FONTANARÈS. 

Adieu,  je  vais  mourir. 

MARIE. 

N'as-tu  pas  fait  une  promesse  solennelle  au  roi  d'Espagne,  au 
monde?  (Bas.)  Triomphe  !  nous  mourrons  après. 

FONTANARÈS. 

Ne  sois  point  à  lui,  j'accepte. 

MARIE. 

Mon  père,  accomplissez  votre  promesse. 

FAUSTINE. 

Ta!  triomphé  ! 

LOTHUNDIAZ,    bas. 

Misérable  séducteur!  (Haut.)  Voici  dix  mille  sequins.  (sas.^ 
Infâme!  (Haut.)  Un  an  des  revenus  de  ma  fille.  (Bas.)  Que  la  peste 
t'étouffe  !  (Haut.)  Dix  mille  sequins  que,  sur  cette  lettre,  le  seigneur 
Avaloros  vous  comptera. 

FONTANARÈS. 

Mais,  monseigneur,  le  vice-roi  consent-il  à  ces  arrangements?... 

SARPI.  • 

Vous  avez  publiquement  accusé  la  vice-royauté  de  Catalogne 
de  faire  mentir  les  promesses  du  roi  d'Espagne,  voici  sa  réponse 


236  THÉÂTRE. 

(Il  tire  un  papier.)  :  une  Ordonnance  qui,  dans  Tintérêt  de  l'État  sus- 
pend toutes  les  poursuites  de  vos  créanciers,  et  vous  accorde  un 
-an  pour  réaliser  votre  entreprise. 

FONTANARÈS. 

Je  serai  prêt. 

LOTHUNDIAZ. 

Il  y  tient!  Venez  ma  fille  :  on  nous  attend  aux  Dominicains,  et 
monseigneur  nous  fait  l'honneur  d'assister  à  la  cérémonie. 

MARIE. 

Déjà! 

FAUSTINE,    à  Paquita. 

Cours,  et  reviens  me  dire  quand  ils  seront  mariés. 


SCENE   XVI 

FAUSTINE,   FONTANARÈS. 

FAUSTINE,    à  part. 

Il  est  là,  debout  comme  un  homme  devant  un  précipice  et 
poursuivi  par  des  tigres.  (Haut.)  Pourquoi  n'êtes-vous  pas  aussi 
grand  que  votre  pensée?  N'y  a-t-il  donc  qu'une  femme  dans  le 
monde  ? 

FONTANARÈS. 

Eh!  croyez -vous,  madame,  qu'un  homme  arrache  un  pareil 
amour  de  son  cœur,  comme  une  épée  de  son  fourreau  ? 

FAUSTINE. 

Qu'une  femme  vous  aime  et  vous  serve,  je  le  conçois.  Mais 
aimer,  pour  vous,  c'est  abdiquer.  Tout  ce  que  les  plus  grands 
hommes  ont  tous  et  toujours  souhaité  :  la  gloire,  les  honneurs,  la 
fortune,  et  plus  que  tout  cela!...  une  souveraineté  au-dessus  des 
renversements  populaires,  celle  du  génie;  voilà  le  monde  des 
César,  des  LucuUus  et  des  Luther  devant  vous!...  Et  vous  avez  mis 
entre  vous  et  cette  magnifique  existence  un  amour  digne  d'un 
étudiant  d'Alcala.  Né  géant,  vous  vous  faites  nain  à  plaisir.  Mais 
un  homme  de  génie  a,  parmi  toutes  les  femmes,  une  femme  spé- 
cialement créée  pour  lui.  Cette  femme  doit  être  une  reine  aux  yeux 


LES   RESSOURCES  DE  QUINOLA.  237 

du  monde,  et  pour  lui  une  servante,  souple  comme  les  hasards  de 
sa  vie,  gaie  dans  les  souffrances,  prévoyante  dans  le  malheur 
comme  dans  la  prospérité;  surtout  indulgente  à  ses  caprices,  con- 
naissant le  monde  et  ses  tourments  périlleux;  capable  enfin  de  ne 
s'asseoir  dans  le  char  triomphal  qu'après  l'avoir,  s'il  le  faut,  traîné... 

FONTANARÈS. 

Vous  avez  fait  son  portrait. 

FAUSTINE. 

De  qui? 

FONTANARÊS. 

De  Marie. 

FAUSTINE. 

Cette  enfant  t'a-t-elle  su  défendre?  A-t-elle  deviné  sa  rivale? 
Celle  qui  t'a  laissé  conquérir  est-elle  digne  de  te  garder?  Une 
enfant  qui  s'est  laissé  mener  pas  à  pas  à  l'autel  où  elle  se  donne 
en  ce  moment...  Mais,  moi,  je  serais  déjà  morte  à  tes  pieds!  Et  à 
qui  se  donne-t-elle?  à  ton  ennemi  capital,  qui  a  reçu  l'ordre  de 
faire  échouer  ton  entreprise! 

FONTANARES. 

Comment  n'être  pas  fidèle  à  cet  inépuisable  amour,  qui,  par 
trois  fois,  est  venu  me  secourir,  me  sauver,  et  qui,  n'ayant  plus 
qu'à  s'offrir  lui-même  au  malheur,  s'immole  d'une  main  en  me 
tendant  de  l'autre,  avec  ceci  (ii  montre  la  lettre.),  mon  honneur, 
l'estime  du  roi,  l'admiration  de  l'univers?  ( Entre  Paquita,  qui  sort  après 

avoir  fait  un  signe  à  Faustine.  ) 

FAUSTINE,    à  part. 

Ah!  la  voilà  comtesse  Sarpi!  (a  Pontanarès.)  Ta  vie,  ta  gloire,  ta 
fortune,  ton  honneur  sont  enfin  dans  mes  mains,  et  Marie  n'est 
plus  entre  nous  ! 

FONTANARÊS. 

Nous!  nous! 

FAUSTINE. 

Ne  me  démens  point,  Alfonse  !  j'ai  tout  conquis  de  toi,  ne  me 
refuse  pas  ton  cœur!  tu  n'auras  jcflhais  d'amour  plus  dévoué,  plus 
soumis  et  plus  intelligent;  enfin,  tu  seras  le  grand  homme  que  tu 
dois  être. 


838  THÉÂTRE. 

FONTANARÈS. 

Votre  audace  m'épouvante,  (n  montre  la  lettre.)  Avec  cette  somme, 
je  suis  encore  seul  arbitre  de  ma  destinée.  Quand  le  roi  verra 
quelle  est  mon  œuvre,  et  ses  résultats,  il  fera  casser  le  mariage 
obtenu  par  la  violence,  et  j'aime  assez  Marie  pour  attendre. 

FADSTINE. 

Fontanarès,  si  je  vous  aime  follement,  peut-être  est-ce  à  cause 
-de  cette  délicieuse  simplicité,  le  cachet  du  génie... 

FONTANARÈS. 

Elle  me  glace  quand  elle  sourit. 

FAUSTINE. 

Cet  or,  le  tenez-vous? 

FONTANARÈS. 

Le  voici. 

FAUSTINE. 

Et  vous  l'aurais-je  laissé  donner,  si  vous  Paviez  dû  prendre? 
Demain,  vous  trouverez  tous  vos  créanciers  entre  vous  et  cette 
somme  que  vous  leur  devez.  Sans  or,  que  pourrez-vous  ?  Votre 
lutte  recommence  !  Mais  ton  œuvre,  grand  enfant  !  n'est  pas  dis- 
persée, elle  est  à  moi  :  mon  Mathieu  Magis  en  est  l'acquéreur,  je 
la  tiens  sous  mes  pieds,  dans  mon  palais.  Je  suis  la  seule  qui  ne 
te  volera  ni  ta  gloire,  ni  ta  fortune  :  ne  serait-ce  pas  me  voler  moi- 
même? 

FONTANARÈS. 

Comment!  c'est  toi,  Vénitienne  maudite?... 

FAUSTINE. 

Oui...  Depuis  que  tu  m'as  insultée,  ici,  j'ai  tout  conduit  :  et 
Magis  et  Sarpi,  et  tes  créanciers,  et  l'hôte  du  Soleil-d'or,  et  les 
ouvriers  1  Mais  combien  d'amour  dans  cette  fausse  haine  !  N'as-tu 
donc  pas  été  réveillé  par  une  larme,  la  perle  de  mon  repentir, 
tombée  de  mes  paupières,  durant  ton  sommeil,  quand  je  t'admi- 
rais, toi,  mon  martyr  adoré  ! 

FONTANARÈS. 

Non,  tu  n'es  pas  une  femme... 

FAUSTINE. 

A.h  !  il  y  a  plus  qu'une  femme,  dans  une  femme  qui  aime  ainsi. 


LES  RESSOURCES   DE   QUINOLA.  S39 

FONTANARÈS. 

...  Et,  comme  tu  n'es  pas  une  femme,  je  puis  te  tuer. 

FAUSTINE. 

Pourvu  que  ce  soit  de  ta  main!  (a pan.)  Il  me  hait! 

FONTANARÈS. 

Je  cherche... 

FAUSTINE. 

Est-ce  quelque  chose  que  je  puisse  trouver? 

FONTANARÈS. 

...  Un  supplice  aussi  grand  que  ton  crime. 

FAUSTINE. 

Y  a-t-il  des  supplices  pour   une   femme  qui  aime?  Éprouve- 
moi,  va! 

FONTANARÈS. 

Tu  m'aimes,  Faustine?  suis-je  bien  toute  ta  vie?  mes  douleurs 
sont-elles  bien  les  tiennes  ? 

FAUSTINE. 

Une  douleur  chez  toi  devient  mille  douleurs  chez  moi. 

FONTANARÈS. 

Si  je  meurs,  tu  mourras...  Eh  bien,  quoique  ta  vie  ne  vaille  pas 
l'amour  que  je  viens  de  perdre,  mon  sort  est  fixé. 

FAUSTINE. 

Ah! 

FONTANARÈS. 

J'attendrai,  les  bras  croisés,  le  jour  de  mon  arrêt.  Du  même 
coup,  l'àme  de  Marie  et  la  mienne  iront  au  ciel. 

FAUSTINE    se  jette   aux  pieds  de   Fontanarès. 

Alfonso!  je  reste  à  tes  pieds  jusqu'à  ce  que  tu  m'aies  promis... 

FONTANARÈS. 

Eh!  courtisane  infâme,  laisse-moi!  (n  la  repousse.) 

FAUSTINE^ 

Vous  l'avez  dit  en  pleine  place  publique  :  les  hommes  insultent 
ce  qu*ils  doivent  plus  tard  adorer. 


24U  '  THÉÂTRE. 

SCÈNE    XVII 

Les  Mêmes,   DON   FRÉGOSE. 

DON    FRÉGOSE. 

Misérable  artisan!  si  je  ne  te  passe  pas  mon  épée  au  travers  du 
cœur,  c'est  pour  te  faire  expier  plus  chèrement  cette  insulte. 

FA  us  T  IN  E. 

Don  Frégose  !  j'aime  cet  homme  :  qu'il  fasse  de  moi  son  esclave 
ou  sa  femme,  mon  amour  doit  lui  servir  d'égide. 

FONTANARÈS. 

De  nouvelles  persécutions,  monseigneur?  vous  me  comblez  de 
joie.  Frappez  sur  moi  mille  coups,  ils  se  multiplieront,  dit-elle, 
dans  son  cœur.  Allez! 

SCÈNE   XVIII 

Les   Mêmes,   QUINOLA. 

QUINOLA. 

Monsieur  ! 

FONTANARÈS. 

•  Viens-tu  me  trahir  aussi,  toi? 

QUINOLA. 

Monipodio  vogue  vers  l'Afrique  avec  des  recommandations  aux 
mains  et  aux  pieds. 

FONTANARÈS. 

Eh  bien  ? 

QUINOLA. 

Soi-disant  pour  vous  voler,  nous  avons  à  nous  deux  fabriqué, 
payé  une  machine,  cachée  dans  une  cave. 

FONTANARÈS. 

Ah!  un  ami  véritable  rend  le  désespoir  impossible,  (n  embrasse 
Quinoia.  —  A  Frégose.)  Mouseigneur,  écrivez  au  roi,  bâtissez  sur  le 
port  un  amphithéâtre  pour  deux  cent  mille  spectateurs;  dans  dix 
jours,  j'accomplis  ma  promesse,  et  l'Espagne  verra  marcher  un 


LES   RESSOURCES   DE   QUINOLA.  241 

vaisseau  par  la  vapeur,  contre  les  vagues  et  le  vent.  J'attendrai  une 
tempête  pour  la  dompter. 

FAUSTINE  ,    à   Quinola. 

Tu  as  fabriqué  une... 

QUINOLA. 

Non,  j'en  ai  fabriqué  deux,  en  cas  de  malheur. 

FAUSTINE. 

De  quels  démons  t'es-tu  donc  servi? 

QUINOLA. 

De  trois  enfants  de  Job  :  Silence,  Patience  et  Constance. 

SCÈNE    XIX 
FAUSTINE,   DON  FRÉGOSE. 

DON     FRÉGOSE,    à  part. 

Elle  est  odieuse,  et  je  l'aime  toujours. 

FAUSTINE. 

Je  veux  me  venger,  m'aiderez-vous? 

DON     FRÉGOSE. 

Oui,  nous  le  perdrons. 

FAUSTINE. 

Ah!  vous  m'aimez  quand  même,  vous! 

DON    FRÉGOSE. 

Hélas!  après  cet  éclat,  pouvez-vous  être  marquise  de  Frégose? 

FAUSTINE. 

Ohî  si  je  le  voulais... 

DON     FRÉGOSE. 

Je  puis  disposer  de  moi;  de  mes  aïeux,  jamais. 

FAUSTINE. 

Un  amour  qui  a  des  bornes,  est-ce  l'amour?  Adieu,  monsei- 
gneur :  je  me  vengerai  à  moi  seule. 

DON    FRÉGOSE. 

Chère  Faustinel  • 

FAUSTINE. 

Chère? 

xviii.  46 


242  THÉÂTRE. 

DON    FRÉGOSE. 

Oui,  bien  chère,  et  rtiaintenant  et  toujours!  Dès  cet  instant,  il 
ne  me  reste  de  don  Frégose  qu'un  pauvre  vieillard  qui  sera  mal- 
heureusement bien  vengé  par  ce  terrible  artisan.  Ma  vie  à  moi  est 
finie.  Ne  me  renvoyez  point  ces  tableaux  que  j'ai  eu  tant  de  bon- 
heur à  vous  offrir.  (Apart.)  Elle  en  aura  bientôt  besoin.  (Haut.)  Ils  vous 
rappelleront  un  homme  de  qui  vous  vous  êtes  joué,  mais  qui  le 
savait  et  qui  vous  pardonnait;  car  dans  son  amour  il  y  avait  aussi 
de  la  paternité. 

FAUSTINE. 

Si  je  n'étais  pas  si  furieuse,  vraiment,  don  Frégose,  vous  m'at- 
tendririez ;  mais  il  faut  savoir  choisir  ses  moments  pour  nous  faire 
pleurer. 

DON    FRÉGOSE. 

Jusqu'au  dernier  instant,  j'aurai  tout  fait  mal  à  propos,  même 
mon  testament. 

FAUSTINE, 

Eh  bien,  si  je  n'aimais  pas,  mon  ami,  votre  touchant  adieu  vous 
vaudrait  et  ma  main  et  mon  cœur;  car,  sachez-le,  je  puis  encore 
être  une  noble  et  digne  femme. 

DON    FRÉGOSE. 

Oh!  écoutez  ce  mouvement  vers  le  bien,  et  n'allez  pas,  les  yeux 
fermés,  dans  un  abîme. 

FAUSTINE. 

Vous  voyez  bien  que  je  puis  toujours  être  marquise  de  Frégose. 

(EUe  sort  en  riant.) 

SCÈNE   XX 

DON   FRÉGOSE,  seul. 
Les  vieillards  ont  bien  raison  de  ne  pas  avoir  de  cœiirl 


ACTE    CINQUIEME 


Le  théâtre  représente  la  terrasse  de  l'hôted  de  ville  de  Barcelone,  de  chaque 
côté  duquel  sont  des  pavillons.  La  terrasse,  qui  donne  sur  la  mer,  est  terminée  par 
un  balcon  régnant  au  fond  de  la  scène.  On  voit  la  haute  mer,  les  mâts  du  vais- 
seau du  port.  On  entre  par  la  droite  et  par  la  gauche. 

Un  grand  fauteuil,  des  sièges  et  une  table  se  trouvent  à  la  droite  du  specta- 
teur. 

On  entend  le  bruit  des  acclamations  d'une  foule  immense. 

Faustine  regarde,  appuyée  au  balcon,  le  bateau  à  vapour.  Lothundiaz  est  à 
gauche,  plongé  Jins  la  stupéfaction;  don  Frégose  est  à  droite  avec  le  secrétaire 
qui  a  dressé  le  procès-verbal  de  l'expérience.  Le  grand  inquisiteur  occupe  le 
milieu  de  la  scène. 


SCÈNE   PREMIERE 

LOTHUNDIAZ,   LE  GRAND   INQUISITEUR, 
DON   FRÉGOSE. 

DON   FRÉGOSE. 

Je  suis  perdu,  ruiné,  déshonoré!  Aller  tomber  aux  pieds  du  roi, 
je  le  trouverais  impitoyable. 

LOTHUNDIAZ. 

A  quel  prix  ai-je  acheté  la  noblesse  !  Mon  fils  est  mort  en  Flandre 
dans  une  embuscade,  et  ma  fille  se  meurt;  son  mari,  le  gouver- 
neur du  Roussillon,  n'a  pas  voulu  lui  permettre  d'assister  au 
triomphe  de  ce  démon  de  Fontanarès.  Elle  avait  bien  raison  de  me 
dire  que  je  me  repentirais  de  mon  aveuglement  volontaire. 

LE    GRAND    INQUISITEUR,    à  don  Frégose. 

Le  saint-office  a  rappelé  vos  services  au  roi;  vous  irez  comme 
vice-roi  au  Pérou,  vous  pourrez  y  rétabli?  votre  fortune;  mais  ache- 
vez votre  ouvrage  :  écrasons  l'inventeiu*  pour  étouffer  cette  funeste 
invention. 


Ui  THÉÂTRE. 

DON    FRÉGOSE. 

Et  comment?  Ne  dois-je  pas  obéir  aux  ordres  du  roi,  du  moins 
ostensiblement  ? 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Nous  vous  avons  préparé  les  moyens  d'obéir  à  la  fois  au  saint- 
office  et  au  roi.  Vous  n'avez  qu'à  m' obéir,  (a  Lothundiaz.)  Comte 
Lothundiaz,  en  qualité  de  premier  magistrat  municipal  de  Barce- 
lone, vous  offrirez  au  nom  de  la  ville  une  couronne  d'or  à  don 
Ramon,  l'auteur  de  la  découverte  dont  le  résultat  assure  à  1  Es- 
pagne la  domination  de  la  mer. 

LOTHUNDIAZ,   étonné- 

A  don  Ramon  ! 

LE    GRAND    INQUISITEUR   et  DON    FRÉGOSE, 

A  don  Ramon. 

DON    FRÉGOSE. 

Vous  le  complimenterez. 

LOTHUNDIAZ. 

Mais 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Ainsi  le  veut  le  saint-office. 

LOTHUNDIAZ,    pliant  le  genou. 

Pardon  ! 

DON    FRÉGOSE. 
Qu'entendeZ-VOUS  crier  par  le  peuple?  (on  crie  :  «vive  don  Ramon!  ») 
LOTHUNDIAZ. 

Vive  don  Ramon  !  Eh  bien,  tant  mieux,  je  serai  vengé  du  mal 
que  je  me  suis  fait  à  moi-même. 

SCÈNE  II 

Les  MÊMES,  DON  RAMON,  MATHIEU  MAGIS, 

L'HOTE  DU  SOLEIL-D'OR,  GOPPOLUS,  GARPANO, 

ESTEBAN,  GIRONE,  et  tout  le  Peuple. 

Tous  les  personnages  et  le  peuple  forment  un  demi-cercle  au  centre  duquel  arrive 

don  Ramon. 

LE    GRAND    INQUISITEUR. 

Au  nom  du  roi  d'Espagne,  de  Castille  et  des  Indes,  je  vous 


LES  RESSOURCES  DE   QUINOLA.  245 

adresse,  don  Ramon,  les  félicitations  dues  à  votre  beau  génie. 

(Il  le  conduit  au  fauteuil.) 

DON    RAMON. 

Après  tout,  l'autre  est  la  main,  je  suis  la  tête.  L'idée  est  au- 
dessus  du  fait.  (A  la  foule.)  Dans  un  pareil  jour,  la  modestie  serait 
injurieuse  pour  les  honneurs  que  j'ai  conquis  à  force  de  veilles,  et 
Ton  doit  se  montrer  fier  du  succès. 

LOTHUNDIAZ. 

Au  nom  de  la  ville  de  Barcelone,  don  Ramon,  j'ai  l'honneur  de 
vous  offrir  cette  couronne,  due  à  votre  persévérance  et  à  l'auteur 
d'une  invention  qui  donne  l'immortalité. 


SCENE   III 
Les  Mêmes,  FONTANARÈS. 

Il  entre,  ses  vêtements  souillés  par  le  travail  de  son  expérience. 
DON    RAMON. 

J'accepte...  (n  aperçoit  Fontanarès.)  à  la  Condition  de  la  partager  avec 
le  courageux  artisan  qui  m'a  si  bien  secondé  dans  mon  entreprise. 

FAUSTINE. 

Quelle  modestie  ! 

FONTANARÈS. 

Est-ce  une  plaisanterie? 

TOUS. 

Vive  don  Ramon  ! 

COPPOLUS. 

Au  nom  des  commerçants  de  la  Catalogne,  don  Ramon,  nous 
venons  vous  prier  d'accepter  cette  couronne  d'argent,  gage  de  leur 
reconnaissance  pour  une  découverte,  source  d'une  prospérité  nou- 
velle. 

TOUS. 

Vive  don  Ramon  ! 

DON    RAMCfeN. 

Cest  avec  un  sensible  plaisir  que  je  vois  le  commerce  com- 
prendre l'avenir  de  la  vapeur. 


246  THÉÂTRE. 

FONTANARÈS. 

Avancez,  mes  ouvriers.  Entrez,  fLS  du  peuple,  dont  les  mains 
ont  élevé  mon  œuvre,  donnez-moi  le  témoignage  de  vos  sueurs  et 
de  vos  veilles!  Vous  qui  n'avez  reçu  que  de  moi  les  modèles,,  par- 
lez :  qui,  de  don  Ramon  ou  de  moi,  créa  la  nouvelle  puissance 
que  la  mer  vient  de  reconnaître? 

ESTEBAN, 

Ma  foi!  sans  don  Ramon,  vous  eussiez  été  dans  un  fameux  em- 
barras. 

MATHIEU    MAGIS. 

Il  y  a  deux  ans,  nous  en  causions  avec  don  Ramon,  qui  me  sol- 
licitait de  faire  les  fonds  de  cette  expérience. 

FONTANARÈS,    à  don  Frégose, 

Monseigneur,  quel  vertige  a  siisi  le  peuple  et  les  bourgeois  de 
Barcelone?  J'accours  au  milieu  des  acclamations  qui  saluent  don 
Ramon,  moi,  tout  couvert  des  glorieuses  marques  de  mon  travail, 
et  je  vous  vois  immobile,  sanctionnant  le  vol  le  plus  honteux  qui 
se  puisse  consommer  à  la  face  du  ciel  et  d'un  pays!...  (Murmures.) 
Seul,  j'ai  risqué  ma  tête.  Le  premier,  j'ai  fait  une  promesse  au  roi 
d'Espagne,  seul  je  l'accomplis,  et  je  trouve  à  ma  place  don  Ramon, 

un  ignorant  !    (  Murmures.  ) 

DON     FRÉGOSE. 

Un  vieux  soldat  ne  se  connaît  guère  aux  choses  de  la  science, 
et  doit  accepter  les  faits  accomplis.  La  Catalogne  entière  recon- 
naît à  don  Ramon  la  priorité  de  l'invention,  et  tout  l'e  monde  ici 
déclare  que  sans  lui  vous  n'eussiez  rien  pu  faire;  mon  devoir  est 
d'instruire  Sa  Majesté  le  roi  d'Espagne  de  ces  circonstances'. 

FONTANARÈS. 

La  priorité!  oh!  une  preuve? 

LE     GRAND    INQUISITEUR. 

La  voici!  Dans  son  traité  sur  la  fonte  des  canons,  don  Ramon 
parle  d'une  invention  appelée  tonnerre  par  Léonard  de  Vinci,  votre 
maître,  et  dit  qu'elle  peut  s'appliquer  à  la  navigation. 

DON    RAMON. 

Ah!  jeune  homme,  vous  aviez  donc  lu  mes  traités?.., 

FONTANARÈS,    à  part. 

Ho  !  toute  ma  gloire  pour  une  vengeance  I 


LES  RESSOURCES  DE  QDINOLA.  î47 

SCÈNE   IV 
Les  Mêmes,   QUINOLA. 

QUINOLA. 

Monsieur,  la  poire  était  trop  belle,  il  s'y  trouve  un  ver. 

FONTANARÈS. 

Quoi?... 

QUINOLA. 

L'enfer  nous  a  ramené,  je  ne  sais  comment,  Monipodio  altéré 
de  vengeance  ;  il  est  dans  le  navire  avec  une  bande  de  démons,  et 
va  le  couler  si  vous  ne  lui  assurez  dix  mille  sequins. 

FONTANARÈS.    Il  plie  le  genou. 

Ah!  merci.  Océan  que  je  voulais  dompter,  je  ne  trouve  donc 
que  toi  pour  protecteur  :  tu  vas  garder  mon  secret  jusque  dans 
l'éternité,  (a  Quinoia.)  Fais  que  Monipodio  gagne  la  pleine  mer,  et 
qu'il  y  engloutisse  le  navire  à  l'instant. 

QUINOLA. 

Ah  çà!  voyons,  entendons-nous!  qui,  de  vous  ou  de  moi,  perd  la 
tête? 

FONTANARÈS. 

Obéis! 

QUINOLA. 

Mais,  mon  cher  maître... 

FONTANARÈS. 

Il  y  va  de  ta  vie  et  de  la  mienne. 

QUINOLA. 

Obéir  sans  comprendre;  pour  une  première  fois,  je  me  risque. 

(Il  sort.) 

SCÈNE  V 

Les  Mêmes,  hors  QUINOLA. 

FONTANARÈS,    à  don   Frégose. 

Monseigneur,  laissons  de  côté  la  question  de  priorité,  qui  sera 
facilement  jugée;  il  doit  m'être  permis  de  retirer  ma  tête  de  ce 


248  THÉÂTRE. 

débat,  et  vous  ne  sauriez  me  refuser  le  procès-verbal  que  voici, 
car  il  contient  ma  justification  auprès  du  roi  d'Espagne ,  notre 
maître. 

DON    RAM  ON. 

Ainsi  vous  reconnaissez  mes  titres?... 

FONïANARÈS. 

Je  reconnais  tout  ce  que  vous  voudrez,  même  que  0  plus  0  est 
un  binôme. 

DON     FRÉGOSE,    après  s'être  consulté  avec  le  grand  inquisiteur. 

Votre  demande  est  légitime.  Voici  le  procès-verbal  en  règle, 
nous  gardons  l'original. 

FONTANARÈS. 

J'ai  donc  la  vie  sauve.  Vous  tous  ici  présents,  vous  regardez  don 
Ramon  comme  le  véritable  inventeur  du  navire  qui  vient  de  mar- 
cher par  la  vapeur  en  présence  de  deux  cent  mille  Espagnols? 

TOUS. 
Oui...    (  Quinola  se  montre.) 

FONTANARÈS. 

Eh  bien,  don  Ramon  a  fait  le  prodige,  don  Ramon  pourra  le  recom- 
mencer (On  entend  un  grand  bruit.  )  ;    le  prodige  n'cxistO  pluS.    Une  telle 

puissance  n'est  pas  sans  danger;  et  le  danger,  que  don  Ramon  ne 
soupçonnait  pas,  s'est  déclaré  pendant  qu'il  recueillait  les  récom- 
penses. (Cris  au  dehors.  Tout  le  monde  retourne  au  balcon  voir  la  mer.)  Je  SUIS 

vengé! 

DON    FRÉGOSE. 

Que  dira  le  roi? 

LE     GRAND    INQUISITEUR. 

La  France  est  en  feu,  les  Pays-Bas  sont  en  pleine  révolte,  Calvin 
a  remué  l'Europe,  le  roi  a  trop  d'affaires  sur  les  bras  pour  s'occu- 
per d'un  vaisseau.  Cette  invention  et  la  Réforme,  c'est  trop  à  la 
fois.  Nous  échappons  encore  pour  quelque  temps  à  la  voracité  des 

peuples.   (Tous  sortent.) 


LES  RESSOURCES  DE  QUINOLA.  249 

SCÈNE   VI 

QUINOLA,    FONTANARÈS,    FAUSTINF:. 

FAUSTINE. 

Alfonso,  je  vous  ai  fait  bien  du  mal  I 

FONTANARÈS. 

Marie  est  morte,  madame  :  je  ne  sais  plus  ce  que  veulent  dire 
les  mots  mal  et  bien. 

QUINOLA. 

Le  voilà  un  homme. 

FAUSTINE. 

Pardonnez-moi,  je  me  dévoue  à  votre  nouvel  avenir. 

FONTANARÈS. 

Pardon  I  ce  mot  est  aussi  effacé  de  mon  cœur.  11  y  a  des  situa- 
tions où  le  cœur  se  brise  ou  se  bronze.  J*avais  naguère  vingt-cinq 
ans;  aujourd'hui,  vous  m'en  avez  donné  cinquante.  Vous  m'avez 
fait  perdre  un  monde,  vous  m'en  devez  un  autre... 

QUINOLA. 

Oh!  si  nous  tournons  à  la  politique!... 

FAUSTINE. 

Mon  amour,  Alfonso,  ne  vaut-il  pas  un  monde? 

FONTANARÈS. 

Oui,  car  tu  es  un  magnifique  instrument  et  de  destruction  et  de 
ruine.  Maintenant,  par  toi  je  dompterai  tous  ceux  qui  jusqu'à  pré- 
sent m'ont  fait  obstacle  :  je  te  prends,  non  pour  femme,  mais  pour 
esclave,  et  tu  me  serviras. 

FAUSTINE. 

Aveuglément. 

FONTANARÈS. 

Mais  sans  espoir  de  retour...  tu  le  sais,  il  y  a  da  bronze,  là. 
(Il  se  frappe  le  cœur.)  Tu  m'as  appi'is  co  qu'ost  le  mondo  î  0  monde 
des  intérêts,  de  la  ruse,  de  la  politique  et  des  perfidies,  à  nous 
deux  maintenant!  * 

QOINOLA. 

Monsieur? 


250  THÉÂTRE. 

FONTANARÈS. 

Eh  bien? 

QUINOLA. 

En  SLiis-je  i 

FONTANARÈS. 

Toi,  tu  es  le  seul  pour  lequel  il  y  ait  encore  une  place  dans  mon 
cœur.  A  nous  trois,  nous  allons... 

FAUSTINE. 

Où? 

FONTANARliS. 

En  France. 

FAUSTINE. 

Partons  promptement ;  je  connais  l'Espagne,  et  l'on  y  doit  médi- 
ter votre  mort. 

OUINOLA,    au  public. 

Les  ressources  de  Quinola  sont  au  fond  de  l'eau  ;  daignez  excu- 
ser nos  fautes,  nous  ferons  sans  doute  beaucoup  mieux  à  Paris. 
Décidément,  je  crois  que  l'enfer  est  pavé  de  bonnes  inventions. 


PAMÉLA   GIRAUD 

PIÈCE    EN   CINQ   ACTES 

REPRÉSENTÉE    POUR    LA    PREMIÈRE    FOIS,    A    PAR-Î> 

»UR     LE    THEATRE    DE     LA     GAIETÉ,     LE     20     SEPTEMBRE     1843 

ET    REPRISE    AU    THÉÂTRE   DU    GYMNASE-DRAMATIQUE 

LE    6    JUILLET    1859, 


PERSONNAGES 


GAIETÉ.  6TMNASB. 

LE  GÉNÉRAL  DE  VERBY MM.  Saint-Mar.  Landrol. 

DUPRÉ,  avocat Joseph,  Geoffroy. 

ROUSSEAU Edouard.  Blaisot. 

JULES  ROUSSEAU,  son  fils  .   .   .  Gouget.  Dieudonn^, 

JOSEPH  BINET Francisque  jeune.    Lesueur. 

LE  PÈRE  GIRAUD Dubourjal.  Francisque  jeune. 

UN    AGENT    SUPÉRIEUR    DE    LA 

POLICE FouRNEL.  Blondel; 

ANTOLNE,  domestique  de  Rous- 
seau    Pradier.  Leménil. 

UN  COMMISSAIRE  DE  POLICE.  .  Coste.  Louis. 

UN  JUGE  D'INSTRUCTION.   ...  —  Doisy. 

UN  HUISSIER —  IsMABL. 

UN  DOMESTIQUE —  Léon. 

UN  AMI —  Charles. 

PAMÉLA  GIRAUD M">"  Saint-Albin.  Victoria. 

MADAME  VEUVE  DU  BROCARD  .  Mêlante.  Mélanie. 

MADAME  ROUSSEAU Stéphanie.  Chéri-Lesueur. 

MADAME  GIRAUD Chéza.  Georgina. 

JUSTINE,  femme  de   chambre  de 

madame  Rousseau Lagrange,  Dieudonné. 

Agents  de  police,  Gendarmes, 


PAMELA  GIRAUD 


ACTE   PREMIER 


Le  théâtre  représente  une  mansarde  et  l'atelier  d'une  fleuriste.  Au  lever  du 
rideau,  Paméla  travaille,  et  Joseph  Binet  est  assis.  La  mansarde  va  vers  le  fond  du 
théâtre  :  la  porte  est  à  droite;  à  gauche  une  cheminée.  La  mansarde  est  occupée 
de  manière  qu'en  se  baissant,  un  hommo  paisse  tenir  sous  le  toit  au  fond  de  la  toilo, 
à  côté  de  la  croisée. 


SCENE   PREMIERE 

PAMÉLA,  JOSEPH  BINET,  JULES  ROUSSEAU. 

PAMÉLA. 

Monsieur  Joseph  Binet  I 

JOSEPH. 

Mademoiselle  Paméla  Giraud  ? 

PAMÉLA. 

Vous  voulez  donc  que  je  vous  haïsse? 

JOSEPH. 

Dame!  si  c'est  le  commencement  de  l'amour...,  haïssez-moi! 

PAMÉLA. 

Ah  çà!  parlons  raison. 

JOSEPH. 

Vous  ne  voulez  donc  pas  que  je  vous  dise  combien  je  vous  ainio? 

PAMÉL^ 

Ah!  je  vous  dis  tout  net,  puisque  vous  m'y  forcez,  que  je  ne 
veux  pas  être  la  femme  d'un  garçon  tapissier. 


254  THÉÂTRE. 

JOSEPH. 

Est-il  nécessaire  de  devenir  empereur,  ou  quelque  chose  comme 
ça,  p^ur  épouser  une  fleuriste  ? 

PAMÉLA. 

Non...  Il  faut  être  aimé,  et  je  ne  vous  aime  d'aucune  manière. 

JOSEPH. 

D'aucune  manière  !  Je  croyais  qu'il  n'y  avait  qu'une  manière 
d'aimer. 

PAMÊLA. 

Oui...  mais  il  y  a  plusieurs  manières  de  ne  pas  aimer.  Vous 
pouvez  être  mon  ami,  sans  que  je  vous  aime. 

JOSEPH. 

O'i' 

PAMÉLA. 

Vous  pouvez  m'être  indifférent... 

JOSEPH. 

Ah! 

PAMÉLA. 

Vous  pouvez  m'être  odieux!...  Et,  dans  ce  moment,  vous  m'en- 
nuyez, ce  qui  est  pis  î 

JOSEPH. 

Je  l'ennuie!  moi  qui  me  mets  en  cinq  pour  faire  tout  ce  qu'elle 
veut. 

PAMÉLA. 

Si  vous  faisiez  ce  que  je  veux,  vous  ne  resteriez  pas  ici. 

JOSEPH. 

Si  je  m'en  vas...,  m'aimerez-vous  un  peu? 

PAMÉLA. 

Mais  puisque  je  ne  vous  aime  que  quand  vous  n'y  êtes  pas! 

JOSEPH. 

Si  je  ne  venais  jamais? 

PAMÉLA. 

Vous  me  feriez  plaisir. 

JOSEPH. 

Mon  Dieu  !  pourquoi,  moi,  premier  garçon  tapissier  de  M.  Morel, 
on  passe  d3  devenir  mon  propre  bourgeois,  suis-je  devenu  amou- 
reux de  mademoiselle?  Non...  Je  suis  arrêté  dans  ma  carrière... 


PAMÉLA  GIRAUD.  255 

je  rêve  d'elle...  j'en  deviens  bête.  Si  mon  oncle  savait!...  Mais  il  y 
a  d'autres  femmes  dans  Paris,  et...  après  tout,  mademoiselle  Paméla 
Giraud,  qui  êtes-vous,  pour  être  ainsi  dédaigneuse? 

PAMÉLA. 

Je  suis  la  fille  d'un  pauvre  tailleur  ruiné,  devenu  portier.  Je 
gagne  de  quoi  vivre...  si  ça  peut  s'appeler  vivre!  en  travaillant 
nuit  et  jour...  A  peine  puis-je  aller  faire  une  pauvre  petite  partie 
aux  Prés-Saint-Gervais,  cueillir  des  lilas;  et,  certes,  je  reconnais 
que  le  premier  garçon  de  M.  Morel  est  tout  à  fait  au-dessus  de 
moi...  je  ne  veux  pas  entrer  dans  une  famille  qui  croirait  se  mé- 
sallier... Les  Binet  ! 

JOSEPH. 

Mais  qu'avez-vous  depuis  huit  ou  dix  jours,  la,  ma  chère  petite 
gentille  mignonne  de  Paméla?  il  y  a  dix  jours,  je  venais  tous  les 
soirs  vous  tailler  vos  feuilles,  je  faisais  les  queues  aux  roses,  les 
cœurs  aux  marguerites;  nous  causions,  nous  allions  quelquefois  au 
mélodrame  nous  régaler  de  pleurer...  et  j'étais  le  u  bon  Joseph  », 
«  mon  petit  Joseph  »...  enfin  un  Joseph  dans  lequel  vous  trouviez 
l'étoffe  d'un  mari...  Tout  à  coup...  zeste!  plus  rien. 

PAMÉLA. 

Mais  allez-vous-en  donc!...  vous  n'êtes  là  ni  dans  la  rue,  ni  chez 
vous. 

JOSEPH. 

Eh  bien,  je  m'en  vais,  mademoiselle...  on  s'en  va!  je  causerai 
dans  la  loge  avec  maman  Giraud;  elle  ne  demande  pas  mieux 
que  de  me  voir  entrer  dans  sa  famille,  elle;  elle  ne  change  pas 
d'idée  ! 

PAMÉLA. 

Eh  bien,  au  lieu  d'entrer  dans  sa  famille,  entrez  dans  sa  loge, 
monsieur  Joseph  !  allez  causer  avec  ma  mère,  allez  !...  (n  sort.)  Il  les 
occupera  peut-être  assez  pour  que  M.  Adolphe  puisse  monter  sans 
être  vu.  Adolphe  Durand  !  le  joli  nom  !  c'est  la  moitié  d'un  roman  ! 
et  le  joli  jeune  homme  !  Enfin,  depuis  quinze  jours,  c'est  une  per- 
sécution... Je  me  savais  bien  un  peu  jolie;  mais  je  ne  me  croyais 
pas  si  bien  qu'il  dit.  Ce  doit  être  un  artiste,  un  employé  !  Quel  qu'il 
soit,  il  me  plaît;  il  est  si  comme  il  faut!  Pourtant,  si  sa  mine  était 
trompeuse,  si  c'était  quelqu'un  de  mal...  car  enfin  cette  lettre  qu'il 


256  THÉÂTRE. 

vient  de  me  faire  envoyer  si  mystérieusement...  (Eiie  la  tire  de  son 
corset,  et  lisant.  )  ((  Attendez-moi  ce  soir,  soyez  seule,  et  que  per- 
sonne ne  me  voie  entrer,  si  c'est  possible;  il  s'agit  de  ma  vie,  et  si 
vous  saviez  quel  affreux  malheur  me  poursuit!...  Adolphe  Durand.  » 
Écrit  au  crayon.  Il  s'agit  de  sa  vie  !...  je  suis  dans  une  anxiété... 

JOSEPH,    revenant. 

Tout  en   descendant  l'escalier,   je   me  suis  dit  :  «  Pourquoi 

Paméla...?  »    (Jules  paraît.) 

PAMÉLA. 


Ah! 

Quoi?   (Jules  disparaît.) 


JOSEPH. 


PAMÉLA. 

îl  m'a  semblé  voir...  J'ai  cru  entendre  un  bruit  là-haut!  Allez 
do:ic  visiter  le  grenier  au-dessus,  peut-être  quelqu'un  s'est-il 
caché  là  !  Avez-vous  peur,  vous? 

JOSEPH. 

Non. 

PAMÉLA. 

Eh  bien,  montez,  fouillez  !  sans  quoi,  je  serais  effrayée  pendant 
toute  la  nuit. 

JOSEPH. 

J'y  vais...  je  monterai  sur  le  toit  si  vous  voulez,  (n  entre  à  gauche 

par  une  petite  porte  qui  conduit  au  grenier.  ) 

PAMÉLA,    l'accompagnant. 

Allez.    (Jules  entre.)  Ah!  monsieur ,  quel  rôle   vous  me   faites 

jouer! 

JULES. 

Vous  me  sauvez  la  vie,  et  peut-être  ne  le  regretterez -vous  pasi 
vous  savez  combien  je  vous  aime  !  (n  lui  baise  la  main.) 

PAMÉLA. 

Je  sais  que  vous  me  l'avez  dit;  mais  vous  agissez... 

JULES. 

Gomme  avec  une  libératrice. 

PAMÉLA. 

Vous  m'avez  écrit...  et  cette  lettre  m'a  ôté  toute  ma  sécurité... 
Je  ne  sais  p4us  ni  qui  vous  êtes,  ni  ce  qui  vous  amène. 


PAMÉLA  GIRAUD.  2I>7 

JOSEPH,    en  dehors. 

Mademoiselle,  je  suis  dans  le  grenier...  J'ai  vu  sur  le  toit. 

JULES. 

Il  va  revenir...  où  me  cacher? 

PAMÉLA. 

Mais  vous  ne  pouvez  rester  ici  ! 

JULES. 

Vous  voulez  me  perdre,  Paméla  ! 

PAMÉLA. 
Le  voici!   Venez...  là!..,  (EUe  le  cache  sous  la  mansarde.) 
JOSEPH,   revenant. 

Vous  n'êtes  pas  seule,  mademoiselle? 

PAMÉLA. 

Non...  puisque  vous  voilà. 

JOSEPH. 

J*ai  entendu  quelque  chose  comme  une  voîx  d'homme.,.  La  voix- 
monte  ! 

PAMÉLA. 

Damel  elle  descend  peut-être  aussi...  Voyez  dans  l'escalier.,. 

JOSEPH. 

Oh!  je  suis  sûr... 

PAMÉLA. 

De  rien.  Laissez-moi,  monsieur;  je  veux  être  seule. 

JOSEPH. 

Avec  une  voix  d'homme  ? 

PAMÉLA, 

Vous  ne  me  croyez  donc  pas  ? 

JOSEPH. 

Mais  j'ai  parfaitement  entendu. 

PAMÉLA. 

Rien. 

JOSEPH, 

Ah!  mademoiselle! 

PAMÉLA. 

Et,  si  VOUS  aimez  mieux  croire  les  t)ruits  qui  vous  passent  par 
les  oreilles  que  ce  que  je  vous  dis,  vous  ferez  un  fort  mauvais 
mari...  J'en  sais  maintenant  assez  sur  votre  compte... 

xviii.  17 


^58  THÉÂTRE. 

JOSEPH. 

Ça  n'empêche  pas  que  ce  que  j'ai  cru  entendre... 

PAMÉLA. 

Puisque  vous  vous  obstinez,  vous  pouvez  le  croire...  Oui,  vous 
avez  entendu  la  voix  d'un  jeune  homme  qui  m'aime  et  qui  fait  tout 
ce  que  je  veux...  il  disparaît  quand  il  le  faut,  et  il  vient  à  volonté. 
Eh  bien,  qu'attendez-vous?  croyez-vous  que,  s'il  est  ici,  votre  pré- 
sence nous  soit  agréable?  Allez  demander  à  mon  père  et  à  ma 
mère  quel  est  son  nom...  11  a  dû  le  leur  dire  en  montant,  lui  et  sa 
voix. 

JOSEPH. 

Mademoiselle  Paméla,  pardonnez  à  un  pauvre  garçon  qui  est  fou 
d'amour...  Ce  n'est  pas  le  cœur  que  je  perds,  c'est  la  tête,  aussitôt 
qu'il  s'agit  de  vous.  Ne  sais-je  pas  que  vous  êtes  aussi  sage  que 
belle  ?  que  vous  avez  dans  l'àme  encore  plus  de  trésors  que  vous 
n'en  portez?  Aussi... *tenez,  vous  avez  raison,  j'entendrais  dix  voix, 
je  verrais  dix  hommes  là,  que  ça  ne  me  ferait  rien...  mais  un... 

PAMÉLA. 

Eh  bien  ? 

JOSEPH. 

Un...  ça  me  gênerait  davantage.  Mais  je  m'en  yais;  c'est  pour 
rire  que  je  vous  dis  tout  ça...  je  sais  bien  que  vous  allez  être  seule. 
Au  revoir,  mademoiselle  Paméla;  je  m'en  vas...  j'ai  confiance. 

PAMÉLA,    à  part. 

Il  se  doute  de  quelque  chose. 

JOSEPH,    à  part. 

11  y  a  quelqu'un  ici...  Je  cours  tout  dire  au  père  et  à  la  mèm 
Giraud.  (Haut.)  Au  revoir,  mademoiselle  Paméla.  (n  sort.) 

SCÈNE   II 

PAMÉLA,  JULES. 

PAMÉLA. 

Monsieur  Adolphe,  vous  voyez  à  quoi  vous  m'exposez...  Le  pauvre 
garçon  est  un  ouvrier  plein  de  cœur  ;  il  a  un  oncle  assez  riche  pour 
l'établir;  il  veut  m'épouser,  et  en  un  moment  j'ai  perdu  mon  ave- 


PAMÉLA  GIRAUD.  S59 

nii*...  et  pour  qui?  je  ne  vous  connais  pas,  et,  à  la  manière  dont 
vous  jouez  l'existence  d'une  jeune  fille  qui  n'a  pour  elle  que  sa 
bonne  conduite,  je  devine  qw^  vous  vous  en  croyez  le  droit...  Vous 
êtes  riche,  et  vous  vous  moquez  des  geiîs  pauvres  ! 

JULES. 

Non,  ma  chère  Paméla!...  je  sais  qui  vous  êtes,  et  je  vous  ai  ap- 
préciée... Je  vous  aime,  je  suis  riche,  et  nous  ne  nous  quitterons 
jamais.  Ma  voiture  de  voyage  est  çbez  un  ami,  à  la  porte  Saint- 
Denis;  nous  irons  la  prendre  à  pied;  je  vais  m' embarquer  pour 
l'Angleterre.  Venez,  je  vous  expliquerai  mes  intentions,  car  le 
moindre  retard  pourrait  m'être  fatal. 

Quoi!... 

JULES. 

Et  vous  verrez... 

PAMiÉLA. 

Êtes-vous  dans  votre  bon  sens,  monsieur  Adolphe?  Après  m* avoir 
suivie  depuis  un  mois,  m' avoir  vue  deux  fois  au  bal,  et  m'avoir 
écrit  des  déclarations  comme  les  jeunes  gens  de  votre  sorte  en  font 
à  toutes  les  femmes,  vous  venez  me  proposer  de  but  en  blanc  un 
enlèvement? 

JULES. 

Ah  !  mon  Dieu  !  pas  un  instant  de  retard  !  vous  vous  repentiriez 
de  ceci  toute  votre  vie,  et  vous  vous  apercevriez  trop  tard  de  la 
perte  que  vous  auriez  faite. 

PAMÉLA. 

Mais,  monsieur,  tout  peut  se  dire  en  deux  mots. 

JULES. 

Non...  Quand  il  s'agit  d'un  secret  d'où  dépend  la  vie  de  plusieurs 
hommes. 

PAMÉLA. 

S'il  s'agit  de  vous  sauver  la  vie,  quoique  je  n'y  comprenne  rien, 
et  qui  que  vous  soyez,  je  ferai  bien  des  choses;  mais  de  quelle 
utilité  puis-je  vous  être  dans  votre  fuite?  pourquoi  m'emmener  en 
Angleterre  ?  • 

JULES. 

Enfant!...    on   ne   se    défie   pas   de   deux   amants   qui   s'en- 


260  THÉÂTRE. 

fuient!...  et  enfin,  je  vous  aime  assez  pour  oublier  tout,  et  encou- 
rir la  colère  de  mes  parents...  Une  fois  mariés  à  Gretna-Green... 

PAMÉLA,    à  part. 

Ah!  mon  Dieu!...  moi,  je  suis  toute  bouleversée!  un  beau  jeune 
homme  qui  vous  presse...  vous  supplie...  et  qui  parle  d'épouser... 

JULES. 

On  monte...  Je  suis  perdu  !...  vous  m'avez  livré  !... 

PAMÉLA. 

Monsieur  Adolphe,  vous  me  faites  peur  !  que  peut-il  donc  vous 
arriver?...  Attendez...  je  vais  voir. 

JULES. 

En  tout  cas,  prenez  ces  vingt  mille  francs  sur  vous,  ils  seront 
plus  en  sûreté  qu'entre  les  mains  de  la  justice...  Je  n'avais  qu'une 
demi-heure...  et...  tout  est  dit! 

PAMÉLA. 

Ne  craignez  rien...  c'est  mon  père  et  ma  mère!... 

JULES. 

Vous  avez  de  l'esprit  comme  un  ange...  Je  me  fie  à  vous...  mais 
songez  qu'il  faut  sortir  d'ici,  sur-le-champ,  tous  deux  ;  et  je  vous 
jure  sur  l'honneur  qu'il  n'en  résultera  rien  que  de  bon  pour  vous. 

SCÈNE    III 

PAMÉLA,  GIRAUD  et  MADAME  GIRAUD. 

PAMÉLA. 

C'est  décidément  un  homme  en  danger...  et  qui  m'aime...  deux 
raisons  pour  que  je  m'intéresse  à  lui  !... 

MADAME    GIRAUD. 

Eh  bien,  Paméla,  toi,  la  consolation  de  tous  nos  malheurs,  l'ap- 
pui de  notre  vieillesse,  notre  seul  espoir  ! 

GIRAUD. 

Une  fille  élevée  dans  des  principes  sévères, 

MADAME    GIRAUD. 

Te  tairas-tu,  Giraud?...  tu  ne  sais  ce  que  tu  dis. 

GIRAUD. 

Oui,  madame  Giraud. 


PAMÉLA    GIRAUD.  261 

MADAME    GIRAUD. 

Enfin,  Paméla,  tu  étais  citée  dans  tout  le  quartier,  et  tu  pouvais 
devenir  utile  à  tes  parents  dans  leurs  vieux  jours  I... 

GIRAUD. 

Digne  du  prix  de  vertu  !... 

PAMÉLA. 

Mais  je  ne  sais  pas  pourquoi  vous  me  grondez. 

MADAME    GIRAUD. 

Joseph  vient  de  nous  dire  que  tu  cachais  un  homme  chez  toi. 

GIRAUD. 

Oui...  une  voix. 

MADAME    GIRAUD. 

Silence,  Giraud!...  Paméla,  n'écoutez  pas  votre  père! 

PAMÉLA. 

Et  vous,  ma  mère,  n'écoutez  pas  Joseph. 

GIRAUD. 

Que  te  disais-je  dans  l'escalier,  madame  Giraud?  Paméla  sait 
combien  nous  comptons  sur  elle...  elle  veut  faire  un  bon  mariage, 
autant  pour  nous  que  pour  elle;  son  cœur  saigne  de  nous  voir  por- 
tiers, nous,  l'auteur  de  ses  jours  !...  elle  est  trop  sensée  pour  faire 
une  sottise...  N'est-ce  pas,  mon  enfant,  tu  ne  démentiras  pas  ton 
père? 

MADAME    GIRAUD. 

Tu  n'as  personne,  n'est-ce  pas,  mon  amour?  car  une  jeune 
ouvrière  qui  a  quelqu'un  chez  elle,  à  dix  heures  du  soir...  enfin... 
il  y  a  de  quoi  perdre... 

PAMÉLA. 

Mais  il  me  semble  que,  si  j'avais  quelqu'un,  vous  l'auriez  vu 
passer. 

GIRAUD. 

Elle  a  raison. 

MADAME    GIRAUD. 

Elle  ne  répond  pas  ad  rem...  Ouvre-moi  la  porte  de  cette 
chambre... 

PAMÉLA.      • 

Ma  mère,  arrêtez...  vous  ne  pouvez  entrer  là,  vous  n'y  entrerez 
pas!...  Écoutez-moi  :  comme  je  vous  aime,  ma  mère,  et  vous, 


262  THÉÂTRE. 

mon  père,  je  n'ai  rien  à  me  reprocher!...  et  j'en  fais  serment 
devant  Dieu  !...  cette  confiance  que  vous  avez  eue  si  longtemps  en 
votre  fille,  vous  ne  la  lui  retirerez  pas  en  un  instant!... 

MADAME    GIRAUD. 

Mais  pourquoi  ne  pas  nous  dire...? 

PAMÊLA,   à  part. 

Impossible!...  s'ils  voyaient  ce  jeune  homme,  bientôt  tout  le 
monde  saurait... 

GIRAUD,    l'interrompant. 

Nous  sommes  ses  père  et  mère,  et  il  faut  voir!... 

PAMÉLA. 

Pour  la  première  fois,  je  vous  désobéis!...  mais  vous  m'y  for- 
cez!... ce  logement,  je  le  paye  du  fruit  de  mon  travail!...  Je  suis 
majeure...  maîtresse  de  mes  actions. 

MADAME    GIRAUD. 

Ah!  Paméla!...  vous  en  qui  nous  avions  mis  toutes  nos  espé- 
rances!».. 

GIRAUD. 

Mais  tu  te  perds!...  et  je  resterai  portier  durant  mes  vieux 
jours! 

PAMÉLA. 

Ne  craignez  rien!...  oui,  il  y  a  quelqu'un  ici;  mais  silence!... 
vous  allez  retourner  à  la  loge,  en  bas...  vous  direz  à  Joseph  qu'il 
ne  sait  ce  qu'il  dit,  que  vous  avez  fouillé  partout,  qu'il  n'y  a  per- 
sonne chez  moi;  vous  le  renverrez...  Alors,  vous  verrez  ce  jeune 
homme;  vous  saurez  ce  que  je  compte  faire...  et  vous  garderez  le 
plus  profond  secret  sur  tout  ceci. 

GIRAUD. 

Malheureuse!...  pour  qui  prends-tu  ton  père?  (n  aperçoit  les  biiïets 
de  banque  sur  la  table.)  Ah!  qu'est-ce  que  c'ost  que  cela?  des  billets 
de  banque! 

MADAME    GIRAUD. 

Des  billets!...  (Elle  s'éloigne  de  Paméla.)  Paiïiéla,  d'où  avoz-vous 
cela? 

PAMÉLA. 

Je  vous  l'écrirai. 

GIRAUD. 

Nous  récrire !.,..  elle  va  donc  se  faire  enlever? 


PAMÉLA  GIRAUD.  têt 

SCÈNE  IV 

Les    MÊMES,    JOSEPH,    entrant. 
JOSEPH. 

rétais  bien  sûr  que  c'était  pas  grand'chose  de  bon...  c'est  un 
chef  de  voleurs,  un  brigand...  La  gendarmerie,  la  police,  la  justice, 
tout  le  tremblement,  la  maison  est  cernée! 

JULES,    pataiiisant. 

Je  suis  perdu! 

PAMÉLA. 

J*ai  fait  tout  ce  qvté  j'ai  pu  ! 

GIMAUD. 

Ah  çà!  qui  étes-vous,  monsieur? 

JOSEPH. 

Êtes-vous  un...? 

MADAME    CrKAUD. 

Parlez  ! 

JULES. 

Sans  cet  imbécile,  j'étais  sauvé!...  Vous  aurez  fa  perte  d'un 
homme  à  vous  reprocher. 

PAMÉLA. 

Monsieur  Adolphe,  êtes-vous  innocent? 
Oui! 

PAMÉLA. 

Que  faire?  (indfq'ttant  la  lucarâe.)  Ah!  par  ici;  nous  allofis  déjouer 

leurs  poursuites.     (Elle  ouvre  la  lucarne,  qui  est  occupée  par  des  agents.) 

JULES. 

11  n'est  plus  temps!...  Secondez-moi  seulement...  voici  ce  que 
vous  direz  :  Je  suis  l'amant  de  votre  fille,  et  je  vous  la  demande 
en  mariage...  Je  suis  majeur...  Adolphe  Durand,  fils  d'un  riche 
négociant  de  Marseille. 

GinAUD^ 

Un  amour  légitime  et  riche!...  Jeune  homme,  je  vous  prends 
sous  ma  protection. 


264  THÉÂTRE. 


SCENE  V 

Les  Mêmes,  un  Commissaire  de  police,  un  Agent  supérieur 

DE    LA    police,    AgENTS    et    SOLDATS. 
GIRAUD. 

Monsieur,  de  quel  droit  entrez-vous  dans  une  maison  habitée... 
dans  le  domicile  d'une  enfant  paisible?... 

JOSEPH. 

Oui,  de  quel  droit? 

LE     COMMISSAIRE. 

Jeune  homme,  ne  vous  inquiétez  pas  de  notre  droit!...  vous 
étiez  tout  à  l'heure  très-complaisant,  en  nous  indiquant  où  pouvait 
être  l'inconnu,  et  vous  voilà  bien  hostile. 

PAMÉLA. 

Mais  que  cherchez-vous?  que  voulez-vous? 

LE     COMMISSAIRE. 

Vous  savez  donc  que  nous  cherchons  quelqu'un  ? 

GIRAUD. 

Monsieur,  ma  fille  n'a  pas  d'autre  personne  avec  elle  que  son 
futur  époux,  monsieur... 

LE  COMMISSAIRE, 

M.  Rousseau. 

PAMÉLA. 

M.  Adolphe  Durand. 

GIRAUD. 

Rousseau,  connais  pas...  Monsieur  est  M.  Adolphe  Durand. 

MADAME     GIRAUD. 

Fils  d'un  négociant  respectable  de  Marseille, 

JOSEPH. 

Ah!  vous  me  trompiez!...  ah!...  voilà  le  secret  de  votre  froi- 
deur, mademoiselle,  et  monsieur  est... 

LE    COMMISSAIRE,    à  l'agent  supérieur  de  la  police. 

Ce  n'est  donc  pas  lui? 

l'agent. 
Mais  si...  J'en  suis  sur!...  (a  ses  hommes.)  Exécutez  mes  ordres. 


PAMÉLA   GIRAUD.  265 

JULES. 

Monsieur...  je  suis  victime  de  quelque  méprise...  Je  ne  me 
nommQ  pas  Jules  Rousseau. 

l'agent. 

Âh!  vous  savez  son  prénom,  que  personne  de  nous  n*a  dit  en- 
core 1 

JULES. 

Mais  j'en  ai  entendu  parler...  Voici  mes  papiers,  qui  sont  par- 
faitement en  règle. 

LE     COMMISSAIRE. 

Voyons,  monsieur! 

GIRAUD. 

Messieurs,  je  vous  assure  et  vous  affirme... 

l'agent. 

Si  vous  continuez  sur  ce  ton,  et  que  voui  vouliez  nous  faire 
croire  que  monsieur  est  M.  Adolphe  Durand,  fils  d'un  négociant 
de... 

MADAME     GIRAUD. 

De  Marseille... 

l'agent. 

Vous  pourriez  être  tous  arrêtés  comme  ses  complices,  écroués  à 
la  Conciergerie  ce  soir,  et  impliqués  dans  une  affaire  d'où  l'on  ne 
se  sauvera  pas  facilement...  Tenez-vous  à  votre  personne? 

GIRAUD. 

Beaucoup  ! 

l'agent. 
Eh  bien,  taisez-vous. 

MADAME    GIRAUD. 

Tais-toi  donc,  Giraud  ! 

PAMÉLA. 

Mon  Dieu  I  pourquoi  ne  l'ai-je  pas  cru  sur-le-champ? 

LE     COMMISSAIRE,   aux  agents. 
Fouillez    monsieur!     (on  tend  à  ragent  supérieur  le  mouchoir  de  Jules.) 

l'agent.0 
Marqué  d'un  J  et  d'un  R...  Mon  cher  monsieur,  vous  n'êtes  pas 
très-rusé  I 


266  THÉÂTRE. 

JOSEPH. 

Qu'est-ce  qu'il  peut  avoir  fait?...  est-ce  que  vous  en  seriez, 
mamselle? 

PAMÉLA. 

Vous  serez  cause  de  sa  perte...  ne  me  reparlez  jamais! 

l'agent. 

Monsieur,  voici  la  carte  à  payer  de  votre  dîner...  vous  avez  dîné 
au  Palais-Royal,  aux  Fr^h^es- Provençaux;  vous  y  avez  écrit  un 
billet  au  crayon,  et  ce  billet  vous  l'avez  envoyé  ici  par  un  de  vos 
amis,  M.  Adolphe  Durand,  qui  vous  a  prêté  son  passe-port...  Nous 
sommes  sûrs  de  votre  identité  ;  vous  êtes  M.  Jijles  Rousseau. 

JOSEPH. 

Le  fils  du  riche  M.  Rousseau,  pour  qui  nous  avons  un  ameuble- 
ment. 

LE     COMMISSAIRE, 


Taisez-vous  I 
Suivez-nous  ! 


L   AGENT. 


JULES. 

Allons,  monsieur!  (a  Giraud  et  à  sa  femme.)  Pardoiinez-moi  l'ennui 
que  je  vous  cause...  Et  vous,  Paméla,  ne  m'oubliez  pas!  Si  vous 
ne  me  revoyez  plus,  gardez  ce  que  je  vous  ai  remis  et  soyez  heu- 
reuse. 

GIRAUD. 

Seigneur,  mon  Dieu  I 

PAMÉLA. 

Pauvre  Adolphe! 

LE     COMMISSAIRE,   aux  agents. 

Restez!...  nous  allons  visiter  cette  mansarde  et  vous  interroger 
tousl 

JOSEPH    BINET,    avec  horreur. 

Ah!  ahl...   elle  me  préférait  un  malfaiteur!  (Juies  est  remis  aux 

mains  des  soldats.) 


ACTE    DEUXIEME 

Le  théâtre  représente  un  salon.  Antoine  est  occupé  à  parcourir  les  journaux. 


SCÈNE   PREMIERE 

ANTOINE,   JUSTINE. 

JUSTINE. 

Eh  bien,  Antoine,  avez-vous  lu  les  journaux? 

ANTOINE. 

N'est-ce  pas  une  pitié,  que,  nous  autres  domestiques,  nous  ne 
puissions  savoir  ce  qui  se  passe  relativement  à  M.  Jules  que  par 
les  journaux? 

JUSTINE. 

Mais,  monsieur,  madame  et  mademoiselle  du  Brocard,  leur  sœur, 
ne  savent  rien...  M.  Jules  a  été  pendant  trois  mois...  comment  ils 
appellent  cela...  être  au  secret? 

ANTOINE. 

Il  paraît  que  le  coup  était  fameux,  il  s'agissait  de  remettre 
l'autre... 

JUSTINE. 

Dire  qu'un  jeune  homme  qui  n'avait  qu'à  s'amuser,  qui  devait 
un  jour  avoir  les  vingt  mille  livres  de  rente  de  sa  tante,  et  la  for- 
tune de  ses  père  et  mère,  qui  va  bien  au  double,  se  soit  fourré 
dans  une  conspiration  ! 

ANTOINE. 

Je  l'en  estime,  car  c'était  pour  «amener  l'empereur!...  P'aites- 
moi  couper  le  cou  si  vous  voulez...  Nous  sommes  seuls...  vous 
n'êtes  pas  de  la  police  :  vive  l'empereur! 


268  THÉÂTRE. 

JUSTINE. 

Taisez-vous  donc,  vieille  bête!...  si  Ton  vous  entendait,  on  nous 
arrêterait. 

ANTOINE. 

Je  n'ai  pas  peur,  Dieu  merci!...  mes  réponses  au  juge  d'instruc- 
tion ont  été  solides;  je  n'ai  pas  compromis  M.  Jules,  comme  les 
traîtres  qui  l'ont  dénoncé. 

JUSTINE. 

Mademoiselle  du  Brocard,  qui  doit  avoir  de  fameuses  économies, 
pourrait  le  faire  sauver,  avec  tout  son  argent. 

ANTOINE. 

Ah!  ouin!...  depuis  l'évasion  de  Lavalette,  c'est  impossible!  ils 
sont  devenus  extrêmement  difficiles  aux  portes  des  prisons,  et  ils 
n'étaient  pas  déjà  si  commodes...  M.  Jules  la  gobera,  voyez-vous; 
ça  sera  un  martyr.  J'irai  le  voir,  (on  sonne.  Antoine  sort.) 

JUSTINE. 

11  rira  voir!  quand  on  a  connu  quelqu'un,  je  ne  sais  pas  com- 
ment on  a  le  cœur  de...  Moi,  j'irai  à  la  cour  d'assises;  ce  pauvre 
enfant,  je  lui  dois  bien  cela. 


SCENE   II 
DUPRÉ,   ANTOINE,    JUSTINE. 

ANTOINE,    à  part,  voyant  entrer  Dupré. 

Ah!  l'avocat.  (Haut.)  Justine,  allez  prévenir  madame,  (a  part.) 
L'avocat  ne  me  paraît  pas  facile.  (Haut.)  Monsieur,  y  a-t-il  quelque 
espoir  de  sauver  ce  pauvre  M.  Jules? 

DUPRÉ. 

Vous  aimez  donc  beaucoup  votre  jeune  maître? 

ANTOINE. 

C'est  si  naturel  ! 

DUPRÉ. 

Que  feriez-vous  pour  le  sauver? 

ANTOINE. 

Tout,  monsieur  I 


PAMÉLA  GIUAUD.  269 

DDPRÉ. 

Rien! 

ANTOINE. 

Rien!...  Je  témoignerai  tout  ce  que  vous  voudrez. 

DUPRÉ. 

Si  l'on  vous  prenait  en  contradiction  avec  ce  que  vous  avez  déjà 
dit,  et  qu'il  en  résultât  un  faux  témoignage,  savez-vous  ce  que 
vous  risqueriez? 

ANTOINE. 

Non,  monsieur. 

DUPRÉ. 

Les  galères. 

ANTOINE. 

Monsieur,  c'est  bien  dur! 

DUPRÉ. 

Vous  aimeriez  mieux  le  servir  sans  vous  compromettre? 

ANTOIiNE. 

Y  a-t-il  un  autre  moyen? 

DUPRÉ. 

Non. 

ANTOINE. 

Eh  bien,  je  me  risquerai. 

DUPRÉ,    à  part. 

Du  dévouement  ! 

ANTOINE. 

Monsieur  ne  peut  pas  manquer  de  me  faire  des  rentes. 

JUSTINE. 

Voici  madame. 

SCÈNE    TU 

Les    Mêmes,    MADAME  ROUSSEAU. 

MADAME   ROUSSEAU,    à  Dupré. 

Ah!  monsieur,  nous  vous  alfendions  avec  une  impatience! 
(A  Antoine.)  Autoine !  vite,  prévenez  mon  mari,  (a  Dupré.)  Monsieur, 
je  n'espère  plus  qu'en  vous. 


270  THÉÂTRE. 

DUPRÉ. 

Croyez,  madame,  que  j'entreprendrai  tout.., 

MADAME     ROUSSEAU. 

Oh!  merci. .^  et,  d'ailleurs,  Jules  n'est  pas  coupable...  Lui  conspi- 
rer!... un  pauvre  enfant,  comment  peut-on  le  craindre,  quand,  au 
moindre  reproche,  il  reste  tremblant  devant  moi...  moi,  sa  mère? 
Ah  !  monsieur,  dites  que  vous  me  le  rendrez  ! 

ROUSSEAU,    entrant,  à  Antoine. 

Oui,  le  général  Verby,  je  l'attends...  Dès  qu'il  viendra...  (A©upré.) 
Eh  bien,  mon  cher  monsieur  Dupré?... 

DUPRÉ. 

La  bataille  commence  sans  doute  demain;  aujourd'hui,  les  pré- 
paratifs, l'acte  d'accusation. 

ROUSSEAU. 

Mon  pauvre  Jules  a-t-il  donné  prise...? 

DUPRÉ. 

11  a  tout  nié...  et  a  parfaitement  joué  son  rôle  d'innocent;  mais 
nous  ne  pourrons  opposer  aucun  témoignage  à  ceux  qui  l'acca- 
blent. 

ROUSSEAU. 

Ah!  monsieur,  sauvez  mon  fils,  et  la  moitié  de  ma  fortune  est 
à  vous. 

DUPRÉ. 

Si  j'avais  toutes  les  moitiés  de  fortune  qu'on  m'a  promises...^  je 
serais  trop  riche. 

ROUSSEAU. 

Douteriez-vous  de  ma  reconnaissance? 

DUPRÉ. 

J'attendrai  les  résultats,  monsieur. 

MADAME     ROUSSEAU. 

Prenez  pitié  d'une  pauvre  mère! 

DUPRÉ. 

Madame,  je  vous  le  jure,  rien  n'excite  plus  ma  curiosité,  ma 
sympathie,  qu'un  sentiment  réel,  et  à  Paris  le  vrai  est  si  rare,  que 


PAMÊLA  GIRAUD.  274 

je  ne  saurais  rester  insensible  à  la  douleur  d'une  famille  menacée 
de  perdre  un  fils  unique...  Comptez  sur  moi. 

ROUSSEAU. 

Ah!  monsieur!... 

SCÈNE   IV 

Les    Mêmes,    LE    GÉNÉRAL    DE    VERBY, 
MADAME  DU  BROCARD. 

MADAME     DU     BROCARD,    amenant  de  Verby. 

Venez,  mon  cher  général. 

DE     VERBY,    saluant  Dupré. 

Ah!  monsieur...  je  viens  seulement  d'apprendre..., 

ROUSSEAU,    présentant  Dupré  à  de  Verby. 
Général,   M.  Dupré.    (Dupré  et  de  Verby  se  saluent.) 

DUPRÉ,    à  part,   pendant  que  de  Verby  parle  à  Rou.sseau. 

Le  général  d'antichambre;  sans  autre  capacité  que  le  nom  de 
son  frère,  gentilhomme  de  la  chambre  :  il  ne  me  paraît  pas  être 
ici  pour  rien... 

DE     VERBY,    à  Dupré. 

Monsieur  est,  selon  ce  que  je  viens  d'entendre,  chargé  de  la 
<3éfense  de  M.  Jules  Rousseau  dans  la  déplorable  affaire... 

DUPRÉ. 

Oui,  monsieur...  une  déplorable  affaire,  car  les  vrais  coupables 
ne  sont  pas  en  prison;  la  justice  sévira  contre  les  soldats,  et  les 
chefs  sont,  comme  toujours,  à  l'écart...  Vous  êtes  le  général  vi- 
comte de  Verby? 

DE     VERBY. 

Le  général  Verby...  Je  ne  prends  pas  de  titre...  mes  opinions... 
Sans  doute,  vous  connaissez  l'instruction? 

DUPRÉ. 

Depuis  trois  jours  seulement,  nous  communiquons  avec  les  ac- 
cusés. • 

DE     VERBY. 

Et  que  pensez-vous  do  l'affahe? 


272  THÉÂTRE. 

TOUS. 

Oui,  parlez. 

DUPRÊ. 

D'après  l'habitude  que  j'ai  du  Palais,  je  crois  deviner  qu'on  es- 
père obtenir  des  révélations  en  offrant  des  commutations  de  peine 
aux  condamnés. 

DE     VERBY. 

Les  accusés  sont  tous  gens  d'honneur. 

ROUSSEAU. 

Mais... 

DUPRÉ. 

Le  caractère  change  en  face  de  l'échafaud,  surtout  quand  on  a 
beaucoup  à  perdre. 

DE     VERBY,    à  part. 

On  ne  devrait  conspirer  qu'avec  des  gens  qui  n'ont  pas  un  sou. 

DUPRÉ. 

J'engagerai  mon  client  à  tout  révéler, 

ROUSSEAU. 

Sans  doute. 

MADAME    DU    BROCARD. 

Certainement, 

MADAME    ROUSSEAU. 

Il  le  faut. 

DE    VERBY,   inquiet. 

Il  n'y  a  donc  aucune  chance  de  salut  pour  lui? 

DUPRÉ. 

Aucune!  le  parquet  peut  démontrer  quil  était  du  nombre  de 
ceux  qui  ont  commencé  l'exécution  du  complot. 

DE    VERBY. 

J'aimerais  mieux  perdre  la  tête  que  l'honneur. 

DUPRÉ. 

C'est  selon  l  si  l'honneur  ne  vaut  pas  h  tête, 

DE    VERBY. 

Vous  avez  des  idées... 

ROUSSEAU. 

Ce  sont  les  miennes... 


PAMÉLA   GIRAUD.  873 

DUPRÉ. 

Ce  sont  celles  du  plus  grand  nombre.  J'ai  vu  faire  beaucoup  de 
choses  pour  sauver  la  tête...  Il  y  a  des  gens  qui  mettent  les  autres 
en  avant,  qui  ne  risquent  rien,  et  recueillent  tout  après  le  succès. 
Ont-ils  de  l'honneur  ceux-là?  est-on  tenu  à  quelque  chose  en- 
vers eux  ? 

DE    VERBY. 

,    A  rien  ;  ce  sont  des  misérables  ! 

DUPRÉ,    à  part. 

11  a  bien  dit  cela...  Cet  homme  a  perdu  le  pauvre  Jules...  je  veil- 
lerai sur  lui. 

SCÈNE  V 

Les    Mêmes,    ANTOINE,    puis    JULES,    amené  par  des  agents. 
ANTOINE. 

Madame!...  monsieur!...  une  voiture  vient  de  s'arrêter,  dji 
hommes  en  descendent...  M.  Jules  est  avec  eux;  on  l'amène, 

M.    et   madame    ROUSSEAU. 

Mon  fils! 

MADAME    DU    BROCARD. 

Mon  neveu  ! 

DUPRÉ. 

Oui...  sans  doute,  une  visite...  des  recherches  dans  ses  papiers. 

ANTOINE. 

Le  voici  ! 

JULES   paraît  au  fond,  suivi  par  des  agents  et  un  juge  d'instruction; 
il  court  vers  sa  mère. 

Ma  mère!  ma  bonne  mère!  (n  embrasse  sa  mère.)  Ah!  je  vous  re- 
vois!   (A  mademoiselle  du  Brocard.)  Ma  tante! 

MADAME    ROUSSEAU. 

Mon  pauvre  enfant!  viens,  viens...  près  de  moi...  ils  n'oseront 

pas...  (Aux  agents  qui   s'avancent.)   LaisSCZ!..,  Ah!   laiSSCZ-lC  I 

# 
ROUSSEAU,    s'élançaat  vers  eux. 

De  grâce!... 

XVIII.  ^8 


274  THÉÂTRE. 

DUPRÉ,    au  juge  d'instruction. 

Monsieur... 

JULES. 

Ma  bonne  mère,  calmez-vous...  Bientôt  je  serai  libre...  oui, 
croyez-le...  et  nous  ne  nous  quitterons  plus. 

ANTOINE,    à   Rousseau. 

Monsieur,  on  demande  à  visiter  la  chambre  de  M.  Jules 

ROUSSEAU,    au  juge  d'instruction. 

A  l'instant,  monsieur...  je  vais  moi-même...  (a  oupré,  montrant 

Jules.)  Ne  le  quittez  pas!...    (ll   s'éloigne,  conduisant   le  juge   d'instruction, 
qui  fait  signe  aux  agents  de  surveiller  Jules.) 

JULES,    prenant  la  main  de  Verby. 

Ah!  général...  (a  Dupré.)  Et  vous,  monsieur  Dupré,  si  bon,  si 
généreux,  vous  êtes  venu  consoler  ma  mère...  (Bas.)  Ah!  cachez- 
lui  le  danger  que  je  cours.  (Haut,  regardant  sa  mère.)  Dites-lui  la  vé- 
rité... dites-lui  qu'elle  n'a  rien  à  craindre. 

DUPRÉ. 

Je  lui  dirai  qu'elle  peut  vous  sauver. 

madame    ROUSSEAU. 


Moi! 
Comment  ? 


[ADAME    DU    BROCARD. 


DUPRÉ,   à  madame  Rousseau. 

En  le  suppliant  de  révéler  le  nom  de  ceux  qui  l'ont  fait  agir, 

DE    VERBY,    à  Dupré. 

Monsieur... 

MADAME   ROUSSEAU. 

Oui,  oh  !  tu  le  dois...  Je  l'exige,  moi,  ta  mère. 

MADAME    DU    BROCARD. 

Oui...,  mon  neveu  dira  tout...  Entraîné  par  des  gens  qui  mainte- 
nant l'abandonnent,  il  peut  à  son  tour... 

DE    VERBY,    bas,  à  Dupré. 

Quoi!  monsieur,  vous  conseilleriez  à  votre  client  de  trahir...? 

DUPRÉ,    vivement. 

Qui?... 


PAMÉLA  GIRAUD.  275 

DE    VERBY,    troublé. 

Mais...  ne  peut-on  trouver  d'autres  moyens?...  M.  Jules  sait  ce 
qu'un  homme  de  cœur  se  doit  à  lui-même. 

DU  PRÉ,    vivement,  à  part 

C'est  lui...  j'en  étais  sûr! 

JULES,    à  sa  mère  et  à  sa  tante. 

Jamais,  dussé-je  périr...,  je  ne  compromettrai  personne...  (Mou- 
vement de  joie  de  Verby.) 

MADAME    ROUSSEAU. 

Ah!  mon  Dieu  !  (Regardant  les  agents.)  Et  pas  moyen  de  le  faire  fuir! 

MADAME    DU    BROCARD. 

Impossible! 

ANTOINE,    entrant. 

Monsieur  Jules...,  c'est  vous  qu'on  demande. 

JULES. 

J'y  vais  ï 

MADAME    ROUSSEAU. 
x\h!  je    ne  te  quitte  pas.   (Elle  remonte   et  fait    aux  agents  trn    geste  de 
supplication.  ) 

MADAME    DU   BROCARD,    à  Dupré,   qui   regarde  attentivement  de  Verby. 

Monsieur  Dupré,  j'ai  pensé  qu'il  serait... 

DUPRÉ,    l'interrompant. 

Plus  tard...,  mademoiselle,  plus  tard,  (ii  la  conduit  ver.     \uies,  qui 

«ort  avec  sa  mère,  suivi  des  agents.) 

SCÈNE   VI 

DUPRÉ,   DE  VERBY. 

DE    VERBY,    à  part. 

Ces  gens  sont  tombés  sur  un  avocat  riche,  sans  ambition...  et 
d'une  bizarrerie... 

DUPRÉ,    redescendant  et  regardait  de  Verby,  à  part. 

Maintenant,  il  me  faut  ton  secret!  (Haut.)  Vous  vous  intéressez 
beaucoup  à  mon  client,  monsieur? 


276  THEATRE. 

DE    VERBY. 

Beaucoup  ! 

DUPRÉ. 

Je  suis  encore  à  comprendre  quel  intérêt  a  pu  le  conduire,  riche, 
jeune,  aimant  le  plaisir,  à  se  jeter  dans  une  conspiration... 

DE    VERBY. 

La  gloire  ! 

DUPRÉ,    souriant. 

Ne  dites-pas  ces  choses-là  à  un  avocat  qui  depuis  vingt  ans  pra- 
tique le  Palais ,  qui  a  trop  étudié  les  hommes  et  les  affaires  pour 
ne  pas  savoir  que  les  plus  beaux  motifs  ne  servent  qu'à  déguiser 
les  plus  petites  choses,  et  qui  n'a  pas  encore  rencontré  de  cœurs 
exempts  de  calculs. 

DE    VERBY. 

Et  plaidez-vous  gratis? 

DUPRÉ. 

Souvent;  mais  je  ne  plaide  que  selon  mes  convictions... 

DE    VERBY. 

Monsieur  est  riche  ? 

DUPRÉ. 

J'avais  de  la  fortune  ;  sans  cela,  et  dans  le  monde  comme  il  est» 
j'eusse  été  droit  à  l'hôpital. 

DE    VERBY. 

C'est  donc  par  conviction  que  vous  avez  accepté  la  cause  du 
jeune  Rousseau  ? 

DUPRÉ. 

Je  le  crois  la  dupe  de  gens  situés  dans  une  région  supérieure, 
et  j'aime  les  dupes  quand  elles  le  sont  noblement  et  non  victimes 
de  secrets  calculs...  car  nous  sommes  dans  un  siècle  où  la  dupe 
est  aussi  avide  que  celui  qui  l'exploite... 

DE    VERBY. 

Monsieur  appartient,  je  le  vois,  à  la  secte  des  misanthropes. 

DUPRÉ. 

Je  n'estime  pas  assez  les  hommes  pour  les  haïr,  car  je  n'ai  ren- 
contré personne  que  je  pusse  aimer...  Je  me  contente  d'étudier 
mes  semblables;  je  les  vois  tous  jouant  des  comédies  avec  plus  ou 
moins  de  perfection.  Je  n'ai  d'illusion  sur  rien,  il  est  vrai,  mais  je 


PAMÉLA  GIRAUD.  277 

ris  comme  un  spectateur  du  parterre  quand  il  s'amuse...  Seule- 
ment, je  ne  siffle  pas,  je  n'ai  pas  assez  de  passion  pour  cela. 

DE    VERBY,    à  part. 

Gomment  influencer  un  pareil  homme?  (Haut.)  Mais,  monsieur, 
vous  avez  cependant  besoin  des  autres. 

DUPRÉ. 

Jamais! 

DE    VERBY. 

Mais  vous  souffrez  quelquefois. 

DUPRÉ. 

J'aime  alors  à  être  seul...  D'ailleurs,  à  Paris,  tout  s'achète,  même 
les  soins;  croyez-moi,  je  vis  parce  que  c'est  un  devoir...  J'ai  essayé 
de  tout  :  charité,  amitié,  dévouement...  Les  obligés  m'ont  dégoûté 
du  bienfait,  et  certains  philanthropes  de  la  bienfaisance;  de  toutes 
les  duperies,  celle  du  sentiment  est  la  plus  odieuse. 

DE    VERBY. 

Et  la  patrie,  monsieur? 

DUPRÉ. 

Oh  !  c'est  bien  peu  dé  chose,  monsieur,  depuis  qu'on  a  inventé 
l'humanité. 

DE    VERBY,    découragé. 

Ainsi,  monsieur,  vous  voyez  dans  Jules  Rousseau  un  jeune  en- 
thousiaste? 

DUPRÉ. 

Non,  monsieur,  un  problème  à  résoudre,  et,  grâce  à  vous,  j'y 
parviendrai.  (Mouvement  de  verby.)  Teuez ,  parlons  franchement... 
je  ne  vous  crois  pas  étranger  à  tout  ceci. 

DE    VERBY. 

Monsieur... 

DUPRÉ. 

Vous  pouvez  sauver  ce  jeune  homme. 

DE    VERBY. 

Moi!  comment? 

DUPRÉ.     • 

Par  votre  témoignage,  corroboré  de  celui  d'Antoine,  qui  m'a 
promis... 


278  THÉÂTRE. 

DE    VERBY. 

J'ai  des  raisons  pour  ne  pas  paraître... 

DUPRÉ. 

Ainsi...  vous  êtes  de  la  conspiration? 

DE     VERBY. 

Monsieur... 

DUPRÉ. 

Vous  avez  entraîné  ce  pauvre  enfant? 

DE    VERBY. 

Monsieur,  ce  langage... 

DUPRÉ. 

N'essayez  pas  de  me  tromper!  Mais  par  quels  moyens  l'avez- 
vous  séduit?  Il  est  riche,  il  n'a  besoin  de  rien. 

DE     VERBY. 

Écoutez,  monsieur  :  si  vous  dites  un  mot... 

DUPRÉ. 

Oh!  ma  vie  ne  sera  jamais  une  considération  pour  moi! 

DE    VERBY. 

Monsieur,  vous  savez  très-bien  que  Jules  s'en  tirera,  et  vous 
lui  feriez  perdre,  s*il  ne  se  conduisait  pas  bien,  la  main  de  ma 
nièce,  l'héritière  du  titre  de  mon  frère,  le  gentilhomme  de  la 
chambre. 

DUPRÉ. 

Il  est  dit  que  ce  jeune  homme  est  encore  un  calculateur  !  Pen- 
sez, monsieur,  à  ce  que  je  vous  propose.  Vous  avez  des  amis  puis- 
sants, et  c'est  pour  vous  un  devoir!... 

DE    VERBY. 

Un  devoir  !  Monsieur,  je  ne  vous  comprends  pas. 

DUPRÉ. 

Vous  avez  su  lé  perdre,  et  vous  ne  sauriez  le  sauver?  (a  part.) 
Je  le  tiens. 

DE     VERBY. 

Je  réfléchirai,  monsieur,  à  cette  affaire. 

DUPRÉ. 

Ne  croyez  pas  pouvoir  m' échapper. 


PAMÉLA  GIRAUD.  279 

DE    VERBY. 

Un  général  qui  n'a  pas  craint    le   danger,   ne  craint  pas  un 
avocat!... 

DUPRE. 
Comme  vous  voudrez!   (De  Verby  sort,  il  se  heurte  contre  Joseph.) 


SCENE   VII 

DUPRÉ,  JOSEPH. 

JOSEPH. 

Monsieur,  je  n'ai  su  qu'hier  que  vous  étiez  le  défenseur  de 
M.  Jules  Rousseau;  je  suis  allé  chez  vous,  je  vous  ai  attendu, 
mais  vous  êtes  rentré  trop  tard;  ce  matin,  vous  étiez  sorti,  et, 
comme  je  travaille  pour  la  maison,  je  suis  entré  ici  par  une  bonne 
inspiration,  pensant  que  vous  y  viendriez,  et  je  vous  guettais... 

DUPRÉ. 


Que  me  voulez-vous? 
Je  suis  Joseph  Binet. 
Eh  bien,  après? 


JOSEPH, 
DUPRÉ. 


JOSEPH. 

Monsieur,  soit  dit  sans  vous  offenser,  j'ai  quatorze  cents  francs 
à  moi...  oh!  bien  à  moi!  gagnés  sou  à  sou;  je  suis  ouvrier  tapis- 
sier, et  mon  oncle  Dumouchel,  ancien  marchand  de  vin,  a  des 
sonnettes. 

DUPRÉ. 

Parlez  donc  clairement!  que  signifient  ces  préparations  mysté- 
rieuses? 

JOSEPH. 

Quatorze  cents  francs,  c'est  un  denier,  et  on  dit  qu'il  faut  bien 
payer  les  avocats,  et  que  c'est  parce  qu'on  les  paye  bien  qu'il  y 
en  a  tant...  J'aurais  mieux  fait  d'être  tvocat,  elle  serait  ma  femme! 

DUPRÉ. 

Êtes-vous  fou? 


280  THÉÂTRE. 

JOSEPH. 

Du  tout.  Mes  quatorze  cents  francs,  je  les  ai  là;  tenez,  mon- 
sieur, ce  n'est  pas  une  frime...  Ils  sont  à  vous! 

DUPRÉ. 

Et  comment? 

JOSEPH. 

Si  vous  sauvez  M.  Jules...  de  la  mort,  s'entend...  et  si  vous 
obtenez  de  le  faire  déporter.  Je  ne  veux  pas  sa  perte;  mais  il  faut 
qu'il  voyage...  Il  est  riche,  il  s'amusera...  Ainsi,  sauvez  sa  tête... 
faites-le  condamner  à  une  simple  déportation,  quinze  ans,  par 
exemple,  et  mes  quatorze  cents  francs  sont  à  vous;  je  vous  les 
donnerai  de  bon  cœur,  et  je  vous  ferai  par-dessus  le  marché  un 
fauteuil  de  cabinet...  Voilà! 

DUPRÉ. 

Dans  quel  but  me  parlez-vous  ainsi? 

JOSEPH. 

Dans  quel  but?  j'épouserai  Paméla...  j'aurai  ma  petite  Paméla. 

DUPRÉ. 

Paméla  ! 

JOSEPH. 

Paméla  Giraud. 

DUPRÉ. 

Quel  rapport  y  a-t-il  entre  Paméla  Giraud  et  Jules  Rousseau? 

JOSEPH. 

Ah  çà!  moi  qui  croyais  que  les  avocats  étaient  payés  pour  avoir 
de  l'instruction  et  savaient  tout...  Mais  vous  ne  savez  donc  rien, 
monsieur?  Je  ne  m'étonne  pas  qu'il  y  en  a  qui  disent  que  les  avo- 
cats sont  des  ignorants.  Mais  je  retire  mes  quatorze  cents  francs. 
Paméla  s'accuse,  c'est-à-dire  m'accuse  d'avoir  livré  sa  tête  au 
bourreau,  et,  vous  comprenez,  s'il  est  sauvé  surtout,  s'il  est  dé- 
porté, je  me  marie,  j'épouse  Paméla,  et,  comme  le  déporté  ne  se 
trouve  pas  en  France,  je  n'ai  rien  à  craindre  dans  mon  ménage. 
Obtenez  quinze  ans;  ce  n'est  rien,  quinze  ans  pour  voyager,  et  j'ai 
le  temps  de  voir  mes  enfants  grandis,  et  ma  femme  arrivée  à  un 
âge...  Vous  comprenez?... 


PAMÉLA  GÏRAUD.  881 

DUPRÉ,    à  lui-môme. 

Il  est  naïf,  au  moins,  celui-là...  Ceux  qui  calculent  ainsi  à  haute 
voix  et  par  passion  ne  sont  pas  les  plus  mauvais  cœurs. 

JOSEPH. 

Ah  çàî  qu'est-ce  qu'il  se  dit?  Un  avocat  qui  se  parle  à  lui- 
même,  c'est  comme  un  pâtissier  qui  mange  sa  marchandise... 
Monsieur?... 

DUPRÉ. 

Paméla  l'aime  donc,  M.  Jules? 

JOSEPH. 

Dame!  vous  comprenez...,  tant  qu'il  sera  dans  cette  position, 
c'est  bien  intéressant. 

DUPRÉ. 

Ils  se  voyaient  donc  beaucoup? 

JOSEPH. 

Tropl...  Oh!  si  j'avais  su,  moi,  je  l'aurais  bien  fait  sauver. 

DUPRÉ. 

Elle  est  belle? 

JOSEPH. 

Qui?...  Paméla?...  c'te  farce  !.. .  Ma  Paméla!...  comme  l'Apollon 
du  Belvédère. 

DUPRÉ. 

Gardez  vos  quatorze  cents  francs,  mon  ami,  et,  si  vous  avez  bon 
cœur,  vous  et  votre  Paméla,  vous  pourrez  m' aider  à  le  sauver;  car 
il  y  va  de  le  laisser  ou  de  l'enlever  à  l'échafaud. 

JOSEPH. 

Monsieur,  n'allez  pas  dire  un  mot  à  Paméla;  elle  est  au  dé- 
sespoir. 

DUPRÉ. 

Pourtant  il  faut  faire  en  sorte  que  je  la  voie  ce  matin. 

JOSEPH. 

Je  le  lui  ferai  dire  par  son  père  et  sa  mère. 

DUPRÉ. 

Ah!  il  y  a  un  père  et  une  mère?  (A^art.)  Gela  coûtera  beaucoup 
d'argent.  (Haut.)  Qui  sont-ils? 

JOSEPH. 

D'honorables  portiers. 


282  THÉÂTRE. 

DUPRÉ. 

Boni 

JOSEPH. 

Le  père  Giraud  est  un  tailleur  ruiné. 

DUPRÉ. 

Bien...  Allez  les  prévenir  de  ma  visite...  et,  sur  toute  chose,  le 
plus  profond  secret,  ou  vous  sacrifiez  M.  Jules, 

JOSEPH. 

îe  suis  muet. 

DUPRÉ. 

Nous  ne  nous  sommes  jamais  vus. 

JOSEPH. 

Jamais. 

DUPRÉ. 

Allez. 

JOSEPH. 
Je  vais...    (n  se  trompe  de  porte.) 

DUPRÉ. 

Par  là. 

JOSEPH. 

Par  là,  grand  avocat...  Mais  permettez-moi  de  vous  donner  un 
conseil  :  un  petit  bout  de  déportation  ne  lui  ferait  pas  de  mal;  ça 
lui  apprendrait  à  laisser  le  gouvernement  tranquille, 

SCÈNE   VIII 

ROUSSEAU,  MADAME  ROUSSEAU, 

MADAME    DU    BROCARD,    soutenue  par  Justine;    DUPRÉ. 
MADAME    ROUSSEAU. 

Pauvre  enfant  !  quel  courage  ! 

DUPRÉ. 

J'espère  vous  le  conserver,  madame...  mais  cela  ne  se  fera  pas 
sans  de  grands  sacrifices. 

ROUSSEAU. 

Monsieur,  la  moitié  de,  notre  fortune  est  à  vous. 


PÂMÉ  LA  GIRAUD.  ÎSa 

MADAME    DU    BROCARD. 

Et  la  moitié  de  la  mienne. 

DUPRÉ. 

Toujours  des  moitiés  de  fortune...  Je  vais  essayer  de  faire  mon 
devoir;...  après,  vous  ferez  le  vôtre;  nous  nous  verrons  à  l'œuvre. 
Remettez-vous,  madame,  j'ai  de  l'espoir. 

MADAME    ROUSSEAU. 

Ah  !  monsieur,  que  dites- vous? 

DUPRÉ. 

Tout  à  l'heure  votre  fils  était  perdu;...  maintenant,  je  le  crois,  il 
peut  être  sauvé. 

MADAME    ROUSSEAU. 

Que  faut-il  faire? 

MADAME    DU    BROCARD. 

Que  demandez-vous? 

ROUSSEAU. 

Comptez  sur  nous,  nous  vous  obéirons. 

DUPRÉ. 

Je  le  verrai  bien.  Voici  mon  plan,  et  il  triomphera  devant  les 
jurés...  Votre  fils  avait  une  intrigue  de  jeune  homme  avec  une 
grisette,  une  certaine  Paméla  Giraud,  une  fleuriste,  fille  d'un 
portier. 

MADAME    DU    BROCARD. 

Des  gens  de  rien  ! 

DUPRÉ. 

Aux  genoux  desquels  vous  allez  être,  car  votre  fils  ne  quittait 
pas  cette  jeune  fille,  et  c'est  là  votre  seul  moyen  de  salut.  Le  soir 
même  où,  selon  le  ministère  public,  il  conspirait,  peut-être  il 
l'aura  vue.  Si  le  fait  est  vrai,  si  elle  déclare  qu'il  est  resté  près 
d'elle,  si  le  père  et  la  mère  pressés  de  questions,  si  le  rival  de 
Jules  auprès  de  Paméla  confirment  leur  témoignage...,  alors,  nous 
pourrons  espérer...  Entre  une  condamnation  et  un  alibi,  les  jurés 
choisiront  l'alibi. 

MADAME    ROUSSEj^U,    à  part. 

Ah  !  monsieur,  vous  me  rendez  la  vie. 

ROUSSEAU. 

Monsieur,  notre  reconnaissance  sera  éternelle. 


284  THÉÂTRE. 

DU  PRÉ,    les  regardant. 

Quelle  somme  dois-je  offrir  à  la  fille,  au  père  et  à  la  mère  ? 

MADAME    DU    BROCARD. 

Ils  sont  pauvres... 

DUPRÉ. 

Mais  enfin,  il  s'agit  de  leur  honneur. 

MADAME    DU    BROCARD. 

Une  fleuriste... 

DUPRÉ,    ironiquement. 

Ce  ne  sera  pas  cher. 

ROUSSEAU. 

Que  pensez-vous  ? 

DUPRÉ. 

Je  pense  que  vous  marchandez  déjà  la  tête  de  votre  fils. 

MADAME    DU    BROCARD. 

Mais,  monsieur  Dupré,  allez  jusqu'à... 

MADAME    ROUSSEAU. 

Jusqu'à... 

DUPRÉ. 

Jusqu'à...? 

ROUSSEAU. 

Mais  je  ne  comprends  pas  votre  hésitation...  Monsieur,  tout  ce 
que  vous  jugerez  convenable. 

DUPRÉ. 

Ainsi,  j'ai  plein  pouvoir...  Mais  quelle  réparation  lui  offrirez-vous 
si  elle  livre  son  honneur  pour  vous  rendre  votre  fils,  qui,  peut-être, 
lui  a  dit  qu'il  l'aimait? 

MADAME    ROUSSEAU. 

Il  l'épousera.  Moi,  je  sors  du  peuple,  je  ne  suis  pas  marquise,  et... 

MADAME    DU    BROCARD. 

Que  dites-vous  là?  Et  mademoiselle  de  Verby? 

MADAME    ROUSSEAU. 

Ma  sœur,  il  faut  le  sauver. 

DUPRÉ,    à  part. 

Voilà  une  autre  comédie  qui  commence  ;  et  ce  sera  pour  moi  la 
dernière  que  je  veuille  voir...  Engageons-les.  (Haut.)  Peut-être 
ferez-vous  bien  de  venir  voir  secrètement  la  jeune  fille. 


PAMÉLA   GIUAUD.  285 

MADAME    ROUSSEAU. 

Oh!  oui,  monsieur,  je  veux  aller  la  voir...  la  supplier...  (EUe 
sonne.)  Justiue  !  Antoiue  !  (Antoine  paraît.)  Vite!...  faitcs  atteler... 
hàtez-vous... 

ANTOINE. 

Oui,  madame. 

MADAME    ROUSSEAU. 

Ma  sœur,  vous  m'accompagnerez  !...  Ah!  Jules,  mon  pauvre  fils! 

MADAME    DU    BROCARD. 

On  le  ramène. 

SCÈNE  IX 

Les    MÊMES,     JULES,    ramené  par  les  agents;   puis    DE   VERBY. 

JULES. 

Ma  mère...,  adi...!  Non!  à  bientôt...  bientôt...  (Rousseau  et  madame 

du  Brocard  embrassent  Jules.) 

DE    VERBY,    qui  s'est  approché  de  Dupré. 

Je  ferai,  monsieur,  ce  que  vous  m'avez  demandé...  Un  de  mes 
amis,  M.  Adolphe  Durand,  qui  favorisait  la  fuite  de  notre  cher 
Jules,  témoignera  que  son  ami  n'était  occupé  que  d'une  passion 
pour  une  grisette  dont  il  préparait  l'enlèvement. 

DUPRÉ. 

C'est  assez  ;  le  succès  dépend  maintenant  de  nos  démarches. 

LE    JUGE    d'instruction,    à  Jules. 

Partons,  monsieur. 

JULES. 
Je  vous  suis...  Courage,  ma  mère  !    (n  fait  un  dernier  adieu  à  Rousseau 
et  à  Dupré;  de  Verby  lui  fait  à  part  un  signe  de  discrétion.) 

MADAME    ROUSSEAU,    à  Jules,   qu'on  emmène. 
Jules!...  Jules!...  espère;  nous  te  sauverons.    (Les  agents  emmènent 
Jules,  qui,  arrivé  au  fond,  adresse  un  dernier  adieu  à  sa  mère.) 


ACTE   TROISIEME 


La  mansarde   de  Paméla. 


SCÈNE   PREMIERE 

PAMÉLA,   GIRAUD,   iMADAME  GIRAUD. 

Paméla  est  debout  près  de  sa  mère  qui  tricote;    le   père  Giraud  travaille  sur  une 

table   à   gauche. 

MADAME    GIRAUD. 

Enfin,  vois,  ma  pauvre  fille;  ça  n'est  pas  pour  te  le  reprocher, 
mais  c'est  toi  qui  es  la  cause  de  ce  qui  nous  arrive. 

GIRAUD. 

Ah!  mon  Dieu,  oui!...  Nous  étions  venus  à  Paris  parce  que,  à  la 
campagne,  tailleur,  c'est  pas  un  métier;  et  pour  toi,  notre  Paméla, 
si  gentille,  si  mignonne,  nous  avions  de  l'ambition,  nous  nous 
disions  :  «  Eh  bien,  ici,  ma  femme  et  moi,  nous  prendrons  du  ser- 
vice; je  travaillerai;  nous  donnerons  un  bon  état  à  not'  enfant; 
et,  comme  elle  sera  sage,  laborieuse,  jolie,  nous  la  marierons  bien.» 

PAMÉLA. 

Mon  père!... 

MADAME    GIRAUD. 

Il  y  avait  déjà  la  moitié  de  fait. 

GIRAUD. 

Dame,  oui!...  nous  avions  une  bonne  loge;  tu  faisais  des  fleurs 
ni  plus  ni  moins  qu'un  jardinier...  Le  mari,  eh  bien,  Joseph  Binet, 
ton  voisin,  le  serait  devenu. 

MADAME    GIRAUD. 

Au  lieu  de  tout  cela,  l'esclandre  qui  est  arrivé  dans  la  maison 
a  fait  que  le  propriétaire  nous  a  renvoyés;  que,  dans  tout  le  quar- 


PAMÉLA  GIRAUD.  «87 

tier,  on  tient  des  propos  à  n'en  plus  finir,  à  cause  que  le  jeune 
homme  a  été  pris  chez  toi. 

PAMÉLA. 

Eh!  mon  Dieu,  pourvu  que  je  ne  sois  pas  coupable? 

GIRAUD. 

Oh  I  ça,  nous  le  savons  bien  !  Est-ce  que  tu  crois  qu'autrement 
nous  serions  près  de  toi?...  est-ce  que  je  t'embrasserais?...  Va, 
Paméla,  les  père  et  mère,  c'est  tout  !...  et,  quand  le  monde  entier 
serait  contre  elle,  si  une  fille  peut  regarder  ses  parents  sans  rou- 
gir, ça  suffit. 

SCÈNE   II 

Les  Mêmes,  JOSEPH. 

MADAME    GIRADD. 

Tiens!...  voilà  Joseph  Binet. 

PAMÉLA. 

Monsieur  Binet,  que  venez-vous  chercher?  Sans  vous,  sans  votre 
indiscrétion,  M.  Jules  n'aurait  pas  été  trouvé  ici...  Laissez-moi... 

JOSEPH. 

Je  viens  vous  parler  de  lui. 

PAMÉLA. 

Ah!  vraiment?...  Eh  bien,  Joseph?... 

JOSEPH. 

Oh!  je  vois  bien  qu'à  cette  heure  vous  ne  me  renverrez  pas!... 
J'ai  vu  l'avocat  de  M.  Jules,  je  lui  ai  offert  ce  que  je  possède  pour 
le  sauver. 

PAMÉLA. 

Vrai? 

JOSEPH. 

Oui...  Seriez-vous  contente  s'il  n'était  que  déporté? 

PAMÉLA. 

Ah!  vous  êtes  un  bon  garçon,  Joseph...  et  je  vois  que  vous  m'ai- 
mez I  Nous  serons  amis  !  , 

JOSEPH,    à  part. 
Je  l'espère  bien  I    (On  frappe  à  la  porte  du  fond.) 


288  THEATRE. 

SCÈNE    III 

Les  Mêmes,   DE  VERBY,   MADAME  DU  BROCARD. 

MADAME    GIRAUD,    allant  ouvrir. 

Du  monde  ! 

GIRAUD. 

Un  monsieur  et  une  dame. 

JOSEPH. 
Qu'est-ce   que    c'est    que   ça?    (Paméla  se  lève,  et  fait  un  pas  vers  M.  de 
Verby,  qui  la  salue.) 

MADAME    DU    BROCARD. 

Mademoiselle  Paméla  Giraud? 

PAMÉLA. 

C'est  moi,  madame. 

DE    VERBY. 

Pardon,  mademoiselle,  si  nous  nous  présentons  chez  vous  sans 
vous  avoir  prév^enue... 

PAMÉLA. 

Il  n'y  a  pas  de  mal.  Puis-je  savoir  le  motif...? 

MADAME    DU    BROCARD. 

C'est  vous,  bonnes  gens,  qui  êtes  le  père  et  la  mère  ? 

MADAME    GIRAUD. 

Oui,  madame. 

JOSEPH,    à  part. 

Bonnes  gens  tout  court  T.. .  c'est  quelqu'un  de  huppé. 

PAMÉLA. 

Si  monsieur  et  madame  veulent  s'asseoir?...  (Madame  g iraud  offre 

des  sièges.) 

JOSEPH,    à   Giraud. 

Dites  donc,  le  monsieur  est  décoré  ;  c'est  des  gens  comme  il  faut. 

GIRAUD,    regardant. 

C'est,  ma  foi,  vrai  ! 

MADAME    DU    BROCARD. 

Je  suis  la  tante  de  M.  Jules  Rousseau. 


PAMÉLA   GIRAUD.  289 

PAMÉLA. 

Vous,  madame?  Monsieur  est  peut-être  son  père?... 

MADAME    DU    BROCARD. 

Monsieur  est  un  ami  de  la  famille.  Nous  venons,  mademoiselle, 

vous    demander    un    service.    (EUe  regarde  Joseph  et  paraît  embarrassée  de  sa 
présence.  A  Paméla,  lui  montrant  Joseph.)    Votro  frère? 

GIRAUD. 

.   Non,  madame;  un  voisin. 

MADAME    DU    BROCARD,    à  Paméla. 

Renvoyez  ce  garçon. 

JOSEPH,    à  part. 

Renvoyez  ce  garçon!...  Ah!  ben...  je  ne  sais  pas  ce  que  c'est, 

mais...    (Paméla  fait  un  signe  à  Joseph.) 

GIRAUD,    à  Joseph, 

Allons,  va...  Il  paraît  que  c'est  quelque  chose  de  secret. 

JOSEPH. 

Ah  bien!...  ah  bien!  (ii  sort.) 


SCENE    IV 

Les  Mêmes,  hors  JOSEPH. 

MADAME    DU    BROCARD. 

Vous  connaissez  mon  neveu.  Je  ne  vous  en  fais  point  un  re- 
proche... vos  parents  seuls... 

MADAME    GIRAUD. 

Mais,  Dieu  merci,  elle  n*en  a  pas  à  se  faire. 

GIRAUD. 

C'est  monsieur  votre  neveu  qui  est  cause  qu'on  jase  sur  son 
compte...  mais  elle  est  innocente  ! 

DE    VERBY,    l'interrompant. 

Je  le  crois...  Cependant,  s'il  nous  la  fallait  coupable? 

PAMÉLA. 

Que  voulez-vous  dire,  monsieur  ? 

GIRAUD   et   MADAME    GIRAUD. 

Par  exemple  ! 

XVIII.  49 


290  THÉÂTRE. 

MADAME    DU    BROCARD,    saisissant  l'idée  de  de  Verby. 

Oui,  si,  pour  sauver  la  vie  d'un  pauvre  jeune  homme... 

DE    VERBY. 

Il  fallait  déclarer  que  M.  Jules  Rousseau  a  été  la  plus  grande 
partie  de  la  nuit  du  2k  août  ici,  chez  vous? 

PAMÉLA. 

Ah!  monsieur! 

DE    VERBY,    à  Giraud   et  à  sa  femme. 

S'il  fallait  déposer  contre  votre  fille,  en  affirmant  que  c'est  la 
vérité  ? 

MADAME    GIRAUD. 

Je  ne  dirais  jamais  ça! 

GIRAUD. 

Outrager  mon  enfant!...  Monsieur,  j'ai  eu  tous  les  chagrins  pos- 
sibles!... j'ai  été  tailleur,  je  me  suis  vu  réduit  à  rien...  à  être  por- 
tier!... mais  je  suis  resté  père...  Ma  fille,  notre  trésor,  c'est  la 
gloire  de  nos  vieux  jours,  et  vous  voulez  que  nous  la  désho- 
norions I 

MADAME    DU    BROCARD. 

Écoutez-moi,  monsieur. 

GIRAUD. 

Non,  madame...  Ma  fille,  c'est  l'espoir  de  mes  cheveux  blancs! 

PAMÉLA. 

Mon  père,  calmez-vous,  je  vous  en  prie. 

MADAME    GIRAUD. 

Voyons,  Giraud!  laisse  donc  parler  monsieur  et  madame. 

MADAME    DU    BROCARD. 

C'est  une  famille  éplorée  qui  vient  vous  demander  de  la  sauver, 

PAMÉLA,    à  part. 

Pauvre  Jules! 

DE    VERBY,    bas,  à  Paméla. 

Son  sort  est  entre  vos  mains. 

MADAME    GIRAUD. 

Nous  ne  sommes  pas  de  mauvaises  gens!  on  sait  bien  ce  que 
c'est  que  des  parents,  une  mère,  qui  sont  dans  le  désespoir... 
mais  ce  que  vous  demandez  est  impossible,  (paméia  porte  un  mouchoir 

à  ses  yeux.) 


PAMÉLA   GÏRAUD.  291 

GIRAUD. 

Allons  !  voilà  qu'elle  pleure  ! 

MADAME    GIRALD. 

Elle  n'a  fait  que  ça  depuis  quelques  jours. 

GIRAUD. 

Je  connais  ma  fille  ;  elle  serait  capable  d'aller  dire  tout  ça  mal- 
gré nous. 

MADAME     GIRAUD. 

Eh  oui!...  car,  voyez-vous,  elle  l'aime,  vot'  neveu!  et,  pour  lui 
sauver  la  vie...,  eh  bien,  j'en  ferais  autant  à  sa  place. 

MADAME    DU    BROCARD. 

Oh!  laissez-vous  attendrir! 

DE    VERBY. 

Cédez  à  nos  prières!... 

MADAME    DU    BROCARD,    à  Paméla. 

S'il  est  vrai  que  vous  aimiez  Jules... 

MADAME    GIRAUD,    amenant  Giraud  près  de  Paméla. 

Après  ça,  écoute...  Elle  l'aime,  ce  garçon;...  bien  sûr,  il  doit 
l'aimer  aussi...  Si  elle  faisait  un  sacrifice  comme  ça,  ça  mériterait 
bien  qu'il  l'épouse! 

PAMÉLA,    vivement. 

Jamais,  (a  part.)  Ils  ne  le  voudraient  pas,  eux! 

DE    VERBY,    à  mademoiselle  du  Brocard, 

Ils  se  consultent  ! 

MADAME    DU    BROCARî>,    bas,  à  d«  Verby. 

Il  faut  absolument  faire  un  sacrifice!  Prenez-les  par  l'intérêt... 
C'est  le  seul  moyen! 

DE    VERBY. 

En  venant  vous  demander  un  sacrifice  aussi  grand,  nous  savions 
combien  il  devait  mériter  notre  reconnaissance.  La  famille  de 
Jules,  qui  aurait  pu  blâmer  vos  relations  avec  lui,  veut  remplir, 
au  contraire,  les  obligations  qu'elle  va  contracter  envers  vous. 

MADAME    GIRAUD. 

Hein!  quand  je  te  disais!  • 

PAMÉLA,    très-heureuse, 

Jules!  il  se  pourrait? 


292  THÉÂTRE. 

DE    VERBY. 

Je  suis  autorisé  à  vous  faire  une  promesse. 

PAMÉLA,    émue. 

Oh!  mon  Dieu! 

DE     VERBY. 

Parlez  !  Combien  voulez-vous  pour  le  sacrifice  que  vous  faites? 

PAMÉLA,    interdite. 

Gomment!  combien...  je  veux...  pour  sauver  Jules?  Vous  vou- 
lez donc  alors  que  je  sois  une  misérable? 

MADAME    DU    BROCARD. 

Ah!  mademoiselle! 

DE    VERBY. 

Vous  vous  trompez... 

PAMÉLA. 

C'est  vous  qui  avez  fait  erreur!  Vous  êtes  venus  ici,  chez  de 
pauvres  gens,  et  vous  ne  saviez  pas  ce  que  vous  leur  demandiez... 
Vous,  madame,  qui  deviez  le  savoir,  quels  que  soient  le  rang, 
l'éducation,  l'honneur  d'une  femme  est  son  trésor!  ce  que  dans  vos 
familles  vous  conservez  avec  tant  de  soin,  tant  de  respect,  vous 
avez  cru  qu'ici,  dans  une  mansarde,  on  le  vendrait!  et  vous  vous 
êtes  dit  :  «  Offrons  de  l'or!  il  nous  faut  l'honneur  d'une  grisette!  » 

GIRAUD. 

C'est  très-bien!...  je  reconnais  mon  sang. 

MADAME    DU    BROCARD. 

Ma  chère  enfant,  ne  vous  offensez  pas!  l'argent  est  l'argent, 
après  tout. 

DE    VERBY,    s'adressant  à  Giraud. 

Sans  doute!  Et  six  bonnes  mille  livres  de  rente  pour...  un... 

PAMÉLA. 

Pour  un  mensonge  !  vous  l'aurez  à  moins...  Mais,  Dieu  merci,  je 

sais  me  respecter!   Adieu,  monsieur.    (Elle  fait  une  profonde  révérence  à 
madame  du  Brocard,  puis  eUe  entre  dans  sa  chambre.) 

DE    VERBY. 

Que  faire? 

MADAME    DU    BROCARD. 

C'est  incompréhensible! 


PAMÉLA   GIRAUD.  203 

GIRAUD. 

Je  sais  bien  que  six  mille  livres  de  rente,  c'est  un  denier...  Mais 
notre  fille  a  l'âme  fière,  voyez-vous;  elle  tient  de  moi... 

MADAME    GIRAUD. 

Et  elle  ne  cédera  pas. 

SCÈNE   V 

Les  Mêmes,  JOSEPH,  DUPRÉ,  MADAME  ROUSSEAU. 

JOSEPH, 
Par   ici,    monsieur,    madame,    par    ici.     (Dupré  et  madame  Rousseau 

entrent.)  Voilà  le  père  et  la  mère  Giraud! 

DUPRÉ,    à  de  Verby. 

Je  regrette,  monsieur,  que  vous  nous  ayez  devancés  ici  I 

MADAME    ROUSSEAU. 

Ma  sœur  vous  a  sans  doute  dit,  madame,  le  sacrifice  que  nous 
attendons  de  mademoiselle  votre  fille...  Il  n'y  a  qu'un  ange  qui 
puisse  le  faire. 

JOSEPH. 

Quel  sacriûce? 

MADAME    GIRAUD. 

Ça  ne  te  regarde  pas. 

DE    VERBY. 

Nous  venons  de  voir  mademoiselle  Paméla... 

MADAME    DU    BROCARD. 

Elle  a  refusé  ! 

MADAME    ROUSSEAU. 

Ciel! 

DUPRÉ. 

Refusé  quoi? 

MADAME    DU    BROCARD. 

Six  mille  livres  de  rente. 

DUPRÉ. 

Je  l'aurais  parié...  Offrir  de  l'argent U 

MADAME   DU    BROCARD. 

Mais  c'était  le  moyen... 


"294  THÉÂTRE. 

DUPRÉ. 

De  tout  gâter,  (a  madame  Giraud.)  Madame,  dites  à  votre  fille  que 
l'avocat  de  M.  Jules  Rousseau  est  ici  ;  suppliez-la  de  venir. 

MADAME    GIRAUD. 

Oh!  vous  n'obtiendrez  rien... 

GIRAUD. 

Ni  d'elle,  ni  de  nous. 

JOSEPH,    à  Giraud. 

Mais  qu'est-ce  qu'ils  veulent? 

GIRAUD. 

Tais-toi. 

MADAME    DU    BROCARD,     à   madame  Giraud. 

Madame,  offrez-lui... 

DUPRÉ. 

Ah!  madame,  je  vous  en  prie...  (a  madame  Giraud.)  C'est  au  nom 
de  madame...  de  la  mère  de  Jules,  que  je  vous  le  demande... 
Laissez-moi  voir  votre  fille. 

MADAME     GIRAUD. 

Ça  n'y  fera  rien,  allez,  monsieur.  Songez  donc!...  lui  offrir  brus- 
quement de  l'argent,  quand  le  jeune  homme,  dans  le  temps,  lui 
avait  parlé  de  l'épouser! 

MADAME    ROUSSEAU,    avec   entraînement. 

Eh  bien? 

MADAME    GIRAUD,    vivement. 

Eh  bien,  madame? 

DUPRÉ,    serrant  la  main  de  madame  Giraud. 

Allez,  allez!  Amenez-moi  votre  fille.  (Giraud  sort  vivement.) 

DE    VERBY    et   MADAME    DU    BROCARD. 

Vous  l'avez  décidé? 

DUPRÉ. 

Ce  n'est  pas  moi,  c'est  madame. 

DE    VERBY,    interrogeant  madame  du  Brocard. 

Quelle  promesse  ? 

DUPRÉ,    voyant  Joseph  qui   écoule. 

Silence,  général;  restez,  je  vous  prie,  un  instant  auprès  de  ces 
dames.  La  voici.  Laissez-nous,  laissez-nous!  (Paméia  entre,  ramenée 

par  sa  mère;  elle  fait  en  passant  une  révérence  à  madame  Rousseau,  qui  la  regarde 


PAMÉLA  GIRAUD.  295 

avec  émotion.  Tout  le  monde  entre  à  gauche,  à  l'eiception  de  Joseph,  qui  est  resté 
pendant  que  Dupré  reconduit  tout  le  monde.) 

JOSEPH,    à  part. 

Que  veulent-ils  donc?  ils  parlent  tous  de  sacrifice!  et  le  père 
Giraud  qui  ne  veut  rien  me  dire  !  Un  instant,  un  instant...  J'ai  pro- 
mis à  l'avocat  mes  quatorze  cents  francs  ;  mais,  avant,  je  veux  voir 
comment  il  se  comportera  à  mon  égard. 

DUPRÉ,    revenant  à  Joseph. 

Joseph  Binet,  laissez-nous. 

JOSEPH. 

Mais  puisque  vous  allez  lui  parler  de  moi  I 

DUPRÉ. 

Allez-vous-en. 

JOSEPH,    à  part. 

Décidément,  on  me  cache  quelque  chose,  (a  Dupré.)  Je  l'ai  pré- 
parée ;  elle  s'est  faite  à  l'idée  de  la  déportation.  Roulez  là-dessus. 

DUPRÉ. 

CTest  bien...  Sortez! 

JOSEPH,    à  part. 
Sortir?  oh  !   non!    (Il  fait  mine  de  sortir,  et,  rentrant  avec  précaution,  il  se 
cache  dans  le  cabinet  de  droite.) 

DUPRÉ,    à  Paméla. 

Vous  avez  consenti  à  me  voir,  et  je  vous  en  remercie.  Je  sais  ce 
qui  vient  de  se  passer,  et  je  ne  vous  tiendrai  pas  le  langage  que 
vous  avez  entendu  tout  à  l'heure. 

PAMÉLA. 

Rien  qu'en  vous  voyant,  j'en  suis  sûre,  monsieur. 

DUPRÉ. 

Vous  aimez  ce  brave  jeune  homme,  ce  Joseph  ? 

PA.MÉLA. 

Monsieur,  je  sais  que  les  avocats  sont  comme  les  confesseurs. 

DUPRÉ. 

Mon  enfant,  ils  doivent  être  tout  aussi  discrets...  Dite&-moi  bien 
tout. 

PAMÉLA. 

Eh  bien,  monsieur,  je  Taimais;  c'est-à-dire  je  croyais  l'aimer,  et 
je  serais  bien  volontiers  devenue  sa  femme...  Je  pensais  qu'avec 


296  THÉÂTRE. 

son  activité,  Joseph  s'établirait,  et  que  nous  mènerions  une  vie  de 
travail.  Quand  la  prospérité  serait  venue,  eh  bien,  nous  aurions 
pris  avec  nous  mon  père  et  ma  mère  ;  c'est  bien  simple  !  c'était 
une  vie  toute  unie  ! 

DUPRÉ,    à  part. 

L'aspect  de  cette  jeune  fille  prévient  en  sa  faveur!  voyons  si  elle 
sera  vraie!  (Haut.)  A  quoi  pensez-vous? 

PAMÉLA. 

A  ce  passé  qui  me  semble  heureux  en  le  comparant  au  présent. 
En  quinze  jours  de  temps,  la  tête  m'a  tourné;  quand  j'ai  vu 
M.  Jules,  je  Tai  aimé,  comme  nous  aimons,  nous  autres  jeunes 
filles,  comme  j'ai  vu  de  mes  amies  aimer  des  jeunes  gens...  oh! 
mais  les  aimer  à  tout  souffrir  pour  eux  !  Je  me  disais  :  «  Est-ce  que 
je  serai  jamais  ainsi?  »  Eh  bien,  je  ne  sais  pas  ce  que  je  ne  ferais 
pas  pour  M.  Jules.  Tout  à  l'heure,  ils  m'ont  offert  de  l'argent,  eux! 
de  qui  je  devais  attendre  tant  de  noblesse,  tant  de  grandeur,  et  je 
me  suis  révoltée!...  De  l'argent  !  j'en  ai,  monsieur!  j'ai  vingt  mille 
francs  !  ils  sont  ici,  à  vous  !  c'est-à-dire  à  lui  !  je  les  ai  gardés  pour 
essayer  de  le  sauver,  car  je  l'ai  livré  en  doutant  de  lui,  si  confiant, 
si  sûr  de  moi...  moi  si  défiante! 

DUPRÉ. 

Il  vous  a  donné  vingt  mille  francs  ? 

PAMÉLA. 

Ah!  monsieur,  il  me  les  a  confiés!  ils  sont  là...  3e  les  remettrais 
à  la  famille  s'il  mourait;  mais  il  ne  mourra  pas,  dites?  vous  devez 
le  savoir  ! 

DUPRÉ. 

Mon  enfant,  songez  que  toute  votre  vie,  peut-être  votre  bon- 
heur, dépendent  de  la  vérité  de  vos  réponses...  Répondez-moi 
comme  si  vous  étiez  devant  Dieu. 

PAMÉLA. 

Oui,  monsieur. 

DUPRÉ. 

Vous  n'avez  jamais  aimé  personne  ? 

PAMÉLA. 

Personnel 


PAMÉLA  GIRAUD.  297 

DUPRÉ. 

Vous  craignez!...  voyons,  je  vous  intimide...  je  n'ai  pas  votre 
confiance. 

PAMÉLA. 

Oh!  si  monsieur,  je  vous  jure!...  depuis  que  nous  sommes  à 
Paris,  je  n'ai  pas  quitté  ma  mère,  et  je  ne  songeais  qu'à  mon  tra- 
vail et  à  mon  devoir...  Ici,  tout  à  l'heure,  j'étais  tremblante,  inter- 
dite!... mais,  près  de  vous,  monsieur,  je  ne  sais  ce  que  vous  m'in- 
spirez, j'ose  tout  vous  dire...  Eh  bien,  oui,  j'aime  Jules;  je  n'ai 
aimé  que  lui,  et  je  le  suivrais  au  bout  du  monde!  Vous  m'avez  dit 
de  parler  comme  devant  Dieu. 

DUPRÉ. 

Eh  bien,  c'est  à  votre  cœur  que  je  m'adresse!...  accordez-moi 
ce  que  vous  avez  refusé  à  d'autres...  dites  la  vérité!  à  la  face  de 
la  justice,  il  n'y  a  que  vous  qui  puissiez  le  sauver!...  Vous  l'aimez, 
Paméla;  je  comprends  qu'il  vous  en  coûte  d'avouer... 

PAMÉLA. 

Mon  amour  pour  lui?...  Et,  si  j'y  consentais,  il  serait  sauvé? 

DUPRÉ. 


Oh!  j'en  réponds. 
Eh  bien? 
Mon  enfant! 


PAMELA. 
DUPRÉ. 
PAMÉLA. 


Eh  bien...,  il  est  sauvé. 

DUPRÉ,    avec   intention. 

Mais...  vous  serez  compromise... 

PAMÉLA. 

Mais...  puisque  c'est  pour  lui! 

DUPRÉ,    à   part. 

Je  ne  mourrai  donc  pas  sans  avoir  vu  de  mes  yeux  une  belle  et 
noble  franchise,  sans  calculs  et  sans  arrière-pensée!  (Haut.)  Paméla, 
vous  êtes  une  bonne  et  généreuse  fille. 

PAMÉLA. 

Je  le  sais  bien  !...  ça  console  de  bien  des  petites  misères,  allez, 
monsieur. 


298  THEATRE. 

DUPRÉ. 

Mon  enfant,  ce  n'est  pas  tout  !...  vous  êtes  franche  comme  l'acier, 
vous  êtes  vive,  et,  pour  réussir...,  il  faut  de  l'assurance...  une  vo- 
lonté... 

PAMÉLA. 

Oh  !  monsieur,  vous  verrez  ! 

DUPRÉ. 

N'allez  pas  vous  troubler...  osez  tout  avouer...  Courage!  Figu- 
rez-vous la  cour  d'assises,  le  président,  l'avocat  général,  l'accusé, 
moi,  au  barreau;  le  jury  est  là...  N'allez  pas  vous  épouvanter...  Il 
y  aura  beaucoup  de  monde. 

PAMÉLA. 

Ne  craignez  rien. 

DUPRÉ. 

Un  huissier  vous  a  introduite  ;  vous  avez  décliné  vos  noms  et  pré- 
noms... Enfin  le  président  vous  demande  depuis  quand  vous  con- 
naissez l'accusé  Rousseau...  Que  répondez-vous? 

PAMÉLA. 

La  vérité...  Je  l'ai  rencontré  un  mois  environ  avant  son  arres- 
tation, à  Vile  d'Amour,  à  Belleville. 

DUPRÉ. 

En  quelle  compagnie  était-il? 

PAMÉLA. 

Je  n'ai  fait  attention  qu'à  lui. 

DUPRÉ. 

Vous  n'avez  pas  entendu  parler  politique? 

PAMÉLA,    étonnée. 

Oh  !  monsieur,  les  juges  doivent  penser  que  la  politique  est  bien 
indifférente  à  Vile  d'Amour. 

DUPRÉ. 

Bien,  mon  enfant;  mais  il  vous  faudra  dire  tout  ce  que  vous 
savez  sur  Jules  Rousseau  ! 

PAMÉLA. 

Eh!  mais  je  dirai  encore  la  vérité,  tout  ce  que  j'ai  déclaré  au 
juge  d'instruction;  je  ne  savais  rien  de  la  conspiration,  et  j'ai  été 
dans  le  plus  grand  étonnement  quand  on  est  venu  l'arrêter  chez 


PÂMÉ  LA   GIRAUD.  299 

moi;  à  preuve  que  j'ai  craint  que  M.  Jules  ne  fût  un  voleur,  et  que 
je  lui  en  fais  mes  excuses. 

DUPRÉ. 

11  faut  avouer  que,  depuis  le  temps  de  votre  liaison  avec  ce  jeune 
homme,  i!  est  constamment  venu  vous  voir...  il  faudra  déclarer... 

PAMÉLA. 

La  vérité,  toujours  I...  il  ne  me  quittait  pas!  il  venait  me  voir 
par  amour,  je  le  recevais  par  amitié,  et  je  lui  résistais  par  devoir. 

DUPRÉ. 


Et  plus  tard? 
Plus  tard  ! 


PAMELA,    se  troublant. 


DUPRÉ. 

Vous  tremblez?  prenez  garde!...  tout  à  l'heure  vous  m* avez  pro- 
mis d'être  vraie  ! 

PAMÉLA,    à  part. 

Vraie!  ô  mon  Dieu  ! 

DUPRÉ. 

Moi  aussi,  je  m'intéresse  à  ce  jeune  homme  ;  mais  je  reculerais 
devant  une  imposture.  Coupable,  je  le  défendrais  par  devoir...  in- 
nocent, sa  cause  sera  la  mienne.  Oui,  sans  doute,  Paméla,  ce  que 
j'exige  de  vous  est  un  grand  sacrifice,  mais  il  le  faut.  Les  visites 
que  vous  faisait  Jules  avaient  lieu  le  soir  et  à  l'insu  de  vos  parents? 

PAMÉLA. 

Oh!  mais  jamais!  jamais! 

DUPRÉ. 

Comment!  Mais  alors  plus  d'espoir! 

PAMÉLA,    à  part. 

Plus  d'espoir!  Lui  ou  moi  perdu!  (Haut.)  Monsieur,  rassurez-vous; 
j'ai  peur  parce  que  le  danger  n'est  pas  là!...  mais,  quand  je  serai 
devant  ses  juges...,  quand  je  le  verrai,  lui,  Jules...  et  que  son 
salut  dépendra  de  moi... 

DUPRÉ. 

Oh!  bien...  bien...  Mais  ce  qu'il  faut  surtout  qu'on  sache,  c'est 
que,  le  2h  au  soir,  il  est  venu  ici...  Oh!  alors,  je  triomphe,  je  le 
sauve;  autrement,  je  ne  réponds  de  rien...  il  est  perdu. 


300  THÉÂTRE. 

PAMÉLA,    à  part,  très-émue. 

Lui,  Jules?  oh!  non,  ce  sera  moi!  Pardonnez-moi,  mon  Dieu! 
(Haut,  avec  exaltation.)  Eh  bien,  oui,  oui!...  Il  est  venu  le  24...  c'est 
le  jour  de  ma  fête...  Je  me  nomme  Louise-Paméla...  et  il  n'a  pas 
manqué  de  m'apporter  un  bouquet  en  cachette  de  mon  père  et  de 
ma  mère;  il  est  venu  le  soir,  tard,  et  près  de  moi...  Ah!  ah!  ne 
craignez  rien,  monsieur...  vous  voyez,  je  dirai  tout...  (a  part.) 
Tout  ce  qui  n'est  pas  vrai  !.., 

DUPRÉ. 
Il    sera  sauvé!   (Rousseau  paraît  au  fond.)  Ah!  mOUSiour!  (Courant  à  la 

porte  de  gauche.)  Vouez,  vouez  remercier  votre  libératrice. 


SCENE  VI 

ROUSSEAU,  DE  VERBY,  MADAME  DU  BROCARD,  GIRAUD, 
MADAME  GIRAUD,  puis  JOSEPH. 

TOUS. 

Elle  consent? 

ROUSSEAU. 

Vous  sauvez  mon  fils!  je  ne  l'oublierai  jamais. 

MADAME   DU   BROCARD. 

Nous  sommes  tout  à  vous,  mon  enfant,  et  à  toujours. 

ROUSSEAU. 

Ma  fortune  sera  la  vôtre. 

DUPRÉ. 

Je  ne  vous  dis  rien,  moi,  mon  enfant!...  Nous  nous  reverrons!... 

JOSEPH,    sortant  vivement  du  cabinet. 

Un  moment!...  un  moment!  J'ai  tout  entendu...  et  vous  croyez 
que  je  souffrirai  ça?  J'étais  ici,  caché...  Paméla  que  j'ai  aimée  au 
point  d'en  faire  ma  femme,  vous  voudriez  lui  laisser  dire...?  (a  Dupré.) 
C'est  comme  ça  que  vous  gagnez  mes  quatorze  cents  francs,  vous? 
Moi  aussi,  j'irai  au  tribunal,  et  je  dirai  que  tout  ça  est  un  men- 
songe. 

TOUS. 

Grand  Dieu! 


PAMÉLA   GIRAUD.  301 

DUPRÉ. 

Malheureux  I 

DE  VERBY. 

Si  tu  dis  un  mot... 

JOSEPH. 

Oh  I  je  n'ai  pas  peur. 

DE   VERBY,    à  Rousseau  et   à  madame  du  Brocard. 

Il  n'ira  pas!...  s'il  le  faut,  je  le  ferai  suivre,  et  j'aposterai  des 
gens  qui  l'empêcheront  d'entrer. 

JOSEPH. 
Ah  bah!  (Entre  ua  huissier  qui  s'avance  vers  Dupré. ) 

DUPRÉ. 

Que  voulez-vous? 

l'huissier. 

Je  suis  l'huissier  audiencier  de  la  cour  d'assises...  Mademoiselle 
Paméla  Giraud!  (Paméia  s'avance.)  En  vertu  du  pouvoir  discrétion- 
naire de  M.  le  président...  vous  êtes  citée  à  comparaître  demain  à 
dix  heures, 

JOSEPH,    à  de  Verby. 

Oh!  oh!  j'irai! 

l'huissier. 
Le  concierge  m'a  dit  en  bas  que  vous  aviez  ici  M.  Joseph  Binet. 

JOSEPH. 

Voilà!  voilà! 

l'hdissier. 
Voici  votre  citation. 

JOSEPH. 

Je  vous  disais  bien  que  j'irais!...  (L'huissier  ■'éloigne;  tout  le  monde 
est  effrayé  des  menaces  de  Joseph.  Dupré  veut  lui  parler,  le  fléchir,  Joseph  s'échappe 
et  sort.) 


ACTE    QUATRIEME 

Cour  de  la  Sainte-Chapelle,  dans  un  salon  chez  madame  du  Brocard. 


SCENE    PREMIERE 

MADAME  DU  BROCARD,   MADAME  ROUSSEAU, 
ROUSSEAU,  JOSEPH,   DUPRÉ,   JUSTINE. 

Dupré  est  assis  et  parcourt  son  dossier. 
MADAME    ROUSSEAU. 

M.  Dupré? 

DUPRÉ. 

Oui,  madame  ;  si  j'ai  quitté  un  instant  votre  fils,  c'est  que  j'ai 
voulu  vous  rassurer  moi-même. 

MADAME    DU    BROCARD. 

Je  vous  le  disais,  ma  sœur,  il  était  impossible  qu'on  ne  vînt  pas 
bientôt  nous  apprendre...  Ici,  chez  moi,  cour  de  la  Sainte-Cha- 
pelle, dans  le  voisinage  du  Palais,  nous  sommes  à  portée  de  savoir 
tout  ce  qui  se  passe  à  la  cour  d'assises.  Mais  asseyez-vous  donc, 
monsieur  Dupré.  (a  Justine.)  Justine,  de  l'eau  sucrée,  —  vite... 
(A  Dupré.)  Ah  !  monsieur,  nos  remercîments. 

ROUSSEAU. 

Monsieur,  vous  avez  plaidé...  (a  sa  femme.)  Il  a  été  magnifiquel 

DUPRÉ. 

Monsieur... 

JOSEPH,    pleurant. 

Oui,  vous  avez  été  magnifique!  —  Il  a  été  magnifique! 

DUPRÉ. 

Ce  n'est  pas  moi  qu'il  faut  remercier,  c'est  cette  enfant,  cette 
Paméla,  qui  a  montré  tant  de  courage. 


PAMÉLA  GIRAUD.  303 

JOSEPH. 

Et  moi,  donc! 

MADAME    ROUSSEAU. 

Lui!  (A  Dupré,  montrant  Joseph.)  La  mcnaco  qu'ii  nous  a  faite,  l'au- 
rait-il  réalisée? 

DLPRÉ. 

Non.  Joseph  vous  a  sems. 

JOSEPH. 

C'est  votre  faute!...  sans  vous...  ahl...  bien...  T arrive,  bien 
décidé  à  tout  brouiller;  mais  de  voir  tout  le  monde,  le  président, 
les  jurés,  la  foule,  un  silence  à  faire  peur!...  je  tremble  un  mo- 
ment... pourtant  je  prends  une  résolution...  On  mMnterroge,  je  vas 
pour  répondre,  et  puis  v'ià  que  mes  yeux  rencontrent  ceux  de  ma- 
demoiselle Paméla,  tout  remplis  de  larmes...  Je  sens  une  barre 
là...  De  l'autre  côté,  je  vois  M.  Jules...  un  beau  garçon,  une  tête 
superbe,  mais  bien  exposée  î  un  air  tranquille,  il  semblait  être  là 
par  curiosité.  Ça  me  démonte!  «  N'ayez  pas  peur,  me  dit  le  pré- 
sident... parlez...  »  Je  n'y  étais  plus,  moi!  Cependant,  la  crainte 
de  me  compromettre...  et  puis  j'avais  juré  de  dire  la  vérité;  ma 
foi!  voilà  monsieur  qui  fixe  sur  moi  un  œil...  un  œil  qui  semblait 
me  dire...  Je  ne  peux  pas  vous  dire...  ma  langue  s'entortille...  il 
me  prend  une  sueur,  mon  cœur  se  gonfle,  et  je  me  mets  à  pleurer 
comme  un  imbécile.  —  Vous  avez  été  magnifique  !...  — Alors,  c'était 
fini,  voyez-vous...  il  m'avait  retourné  complètement...  voilà  que  je 
patauge!...  Je  dis  que,  le  2h  au  soir,  à  une  heure  indue,  j'ai  sur- 
pris M.  Jules  chez  Paméla...  Paméla,  que  je  devais  épouser,  que 
j'aime  encore...  de  sorte  que,  si  je  l'épouse,  on  dira  dans  le  quar- 
tier... voilà...  Ça  m'est  égal!  grand  avocat!  ça  m'est  égal!  (a  Justine.) 
Donnez-moi  de  l'eau  sucrée! 

ROUSSEAU,    MADAME    ROUSSEAU   et   MADAME    DU   BROCARD,    à  Joseph. 

Mon  ami!...  brave  garçon! 

DUPRÉ. 

L'énergie  de  Paméla  me  donne  bon  espoir...  Un  moment  j'ai 
tremblé  pendant  sa  déposition;  le  procureur  général  la  pressait 
vivement  et  refusait  de  croire  à  la  vérité  de  son  témoignage;  elle  a 
pâli!  j'ai  cru  qu'elle  allait  s'évanouir. 


304  THÉÂTRE. 

JOSEPH. 

Et  moi,  donc! 

DUPRÉ. 

Son  dévouement  a  été  complet...  Vous  ignorez  tout  ce  qu'elle  a 
fait  pour  vous;  moi-même,  elle  m'a  trompé...  elle  s'est  accusée, 
elle  était  innocente.  Oh!  j'ai  tout  deviné.  Un  seul  instant  elle  a 
faibli;  mais  un  regard  rapide  jeté  sur  Jules,  un  feu  subit  rempla- 
çant la  pâleur  qui  couvrait  son  visage,  nous  a  fait  deviner  qu'elle 
le  sauvait;  malgré  le  danger  dont  on  la  menaçait,  une  fois  encore, 
à  la  face  de  tous,  elle  a  renouvelé  son  aveu,  et  elle  est  retombée 
en  pleurant  dans  les  bras  de  sa  mère. 

JOSEPH. 

Oh!  bon  cœur,  va! 

DUPRÉ. 

Mais  je  vous  laisse  ;  l'audience  doit  être  reprise  pour  le  résumé 
du  président. 

ROUSSEAU. 

Partons! 

DUPRÉ. 

Un  moment!  pensez  à  Paméla,  cette  jeune  fille  qui  vient  de 
compromettre  son  honneur  pour  vous!  pour  lui! 

JOSEPH. 

Quant  à  moi,  je  ne  demande  rien...  ah  Dieu!  mais  enfin,  on 
m  a  promis  quelque  chose... 

MADAME    DU    BROCARD    et   MADAME    ROUSSEAU. 

Ah  !  rien  ne  peut  nous  acquitter. 

DUPRÉ. 

Très-bien!...  Venez,  messieurs,  venez! 

SCÈNE    II 
Les  iMÊMES,  hors  DUPRÉ  et  ROUSSEAU. 

MADAME    DU    BROCARD,    retenant  Joseph  qui  va  sortir. 

Écoute  ! 

JOSEPH. 

Plaît-il? 


PAMÉLA   GIRAUD.  305 

MADAME    DU    BROCARD. 

Tu  vois  l'anxiété  dans  laquelle  nous  sommes;  à  la  moindre  cir- 
constance favorable,  ne  manque  pas  de  nous  en  instruire. 

MADAME    ROUSSEAU. 

Oui,  tenez-nous  au  courant  de  tout. 

JOSEPH. 

Soyez  tranquille...  Mais,  voyez-vous,  je  n'aurai  pas  besoin  de 
sortir  pour  ça,  parce  que  je  tiens  à  tout  voir,  à  tout  entendre  ;  seu- 
lement, tenez,  je  suis  placé  près  de  cette  fenêtre  que  vous  voyez 
là-bas...  Eh  bien,  ne  la  perdez  pas  de  vue,  et,  s'il  y  a  grâce,  j'agi- 
terai mon  mouchoir. 

MADAME    ROUSSEAU. 

N'oubliez  pas,  surtout! 

JOSEPH. 

1  n'y  a  pas  de  danger;  je  ne  suis  qu'un  pauvre  garçon,  mais  je 
sais  ce  que  c'est  qu'une  mère,  allez!...  vous  m'intéressez,  vrai! 
Pour  vous,  pour  Paméla,  j'ai  dit  des  choses...  Mais  que  voulez- 
vous,  quand  on  aime  les  gens!...  et  puis...  on  m'a  promis  quelque 

chose...  Comptez  sur  moi!   (n  sort  en  courant.) 

SCÈNE    III 

MADAME  ROUSSEAU,   MADAME  DU  BROCARD,   JUSTINE. 

MADAME    ROUSSEAU. 

Justine,  ouvrez  cette  fenêtre,  et  guettez  attentivement  le  signai 
que  nous  a  promis  ce  garçon...  Mon  Dieu!  s'il  allait  être  condamné! 

MADAME    DU    BROCARD. 

M.  Dupré  nous  a  dit  d'espérer.  ' 

MADAME    ROUSSEAU. 

Mais  cette  bonne,  cette  excellente  Paméla...,  que  faire  pour  elle? 

MADAME    DU    BROCARD. 

Il  faut  qu'elle  soit  heureuse.  J'avoue  que  cette  jeune  personne 
est  un  secours  du  ciel  !  il  n'y  a  que  le  cœur  qui  puisse  inspirer  un 
pareil  sacrifice!  il  lui  faut  une  fortiAe!...  trente  mille  francs! 
trente  mille  francs!...  on  lui  doit  la  vie  de  Jules,  (a  part.)  Pauvre 

garçon,   Vivra-t-il?   (EUe  regarde  du  cûté  de  la  fenêtre.) 

xviii.  20 


3H  THÉÂTRE. 

MADAME    ROUSSEAU. 

Eh  bien,  Justine? 

JUSTINE. 

Rien,  madame. 

MADAME    ROUSSEAU. 

Rien  encore...  Oh!  vous  avez  raison,  ma  sœur,  il  n'y  a  que  le 
cœur  qui  puisse  dicter  une  pareiUe  conduite.  Je  ne  sais  ce  que  mon 
mari  et  vous  penseriez...,  mais  la  conscience  et  le  bonheur  de 
Jules  avant  tout...  et,  malgré  cette  brillante  alliance  avec  les  de 
Verby,  si  elle  aimait  mon  fils,  si  mon  fils  l'aimait...  Il  me  semble 
que  j'ai  vu  quelque  chose... 

MADAME    DU    BROCARD   et   JUSTINE. 

Non  !  non  ! 

MADAME     ROUSSEAU. 

Ah!  répondez,  ma  sœur!  elle  l'a  bien  mérité,  n'est-ce  pas?... 

Rien!    (Les  deux  femmes,  restées   immobiles,    se  serrent  la  main  en  tremblant.) 


SCENE    IV 

Les  Mêmes,  DE  VERBY. 

JUSTINE,    au  fond. 

M.  le  général  de  Verby. 

MADAME  ROUSSEAU  et  MADAME  DU  BROCARD. 

Ah! 

DE  VERBY. 

Tout  va  bien  I  ma  présence  n'était  plus  nécessaire,  et  je  suis  re- 
venu près  de  vous.  On  espère  beaucoup  pour  votre  fils.  Le  résumé 
du  président  semble  pousser  à  l'indulgence. 

MADAME    ROUSSEAU,    avec  joie. 

0  mon  Dieu! 

DE     VERBY. 

Jules  s'est  bien  conduit!  mon  frère,  le  comte  de  Verby,  est  dans 
les  meilleures  dispositions  à  son  égard.  Ma  nièce  le  trouve  un  hé- 
ros, et  moi...  et  moi,  je  sais  reconnaître  le  courage  et  l'honneur... 
Une  fois  cette  affaire  assoupie,  nous  pressons  le  mariage.  ^ 


PxVMÉLA  GIRAUD.  307 

MADAME     ROUfiSEAU. 

Il  faut  pourtant  vous  avouer,  monsieur,  que  aous  ;av.ons  fait  des 
promesses  à  cette  jeune  fille. 

MADAME    DU    BROCARD. 

Laissez  donc,  ma  sœur! 

DE    VERBY. 

Sans  doute!  elle  mérite...  Vous  la  payerez  bien  quinze  ou  vingt 
mille  francs...  c'est  honnête! 

MADAME    DU    BROCARD. 

vous  le  voyez,  ma  sœur,  M.  de  Verby  est  noble,  généreux,  et, 
dès  qu'il  pense  que  cette  somme...  Moi,  je  trouve  que  c'esi  assez. 

.JUSTINE,    au  fond. 

Voici  M.  Rousseau. 

MADAME    DU    BROCARD. 


Mon  frère  ! 
iMon  mari! 


MÂ.UAME    ROUSSEAU. 

SCÈNE   V 

Lïs  MÊMES,  ROUSSEAU. 


DE    VERBY,    à   Rousseau. 

Bonne  nouvelle  ? 

MADAME    ROUSSEAU. 

Il  est  acquitté? 

ROUSSEAU. 

Non...  mais  le  bruit  se  répand  qu'il  va  l'être;  les  jurés  délibè- 
rent; moi,  je  n'ai  pas  pu  rester;  la  résolution  m'a  manqué...  J'ai 
dit  à  Antoine  d'accourir  dès  que  l'arrêt  sera  rendu. 

MADAME    ROUSSEAU. 

Par  cette  fenêtre,  .nous  saurons  tout;  nous  sommes  convenus 
d'un  signal  avec  ce  garçon,  Joseph  Binet. 

ROUSSEAU. 

Ah!  veillez  bien,  Justine...  • 

MADAME    ROUSSEAU. 

Mais  que  fait  Jules?  qu'il  doit  souffrir! 


308  THÉÂTRE. 

ROUSSEAU. 

Eh  non!...  le  malheureux  montre  une  fermeté  qui  me  confond  ; 
il  aurait  dû  employer  ce  courage-là  à  autre  chose  qu'à  conspirer... 
Nous  mettre  dans  une  pareille  position!,..  Je  pouvais  être  un  jour 
président  du  tribunal  de  commerce. 

DE    VERBY. 

Vous  oubliez  que  notre  alliance  est  au  moins  une  compensation. 

ROUSSEAU,    frappé  d'un  souvenir. 

Ah!  général!  quand  je  suis  parti,  Jules  était  entouré  de  ses  amis, 
de  M.  Dupré  et  de  cette  jeune  Paméla.  Mademoiselle  votre  nièce  et 
madame  de  Verby  ont  dû  remarquer...  Je  compte  sur  vous  pour 

effacer  TimpreSSSion,   monsieur,    (pendant  que  Rousseau  parle   au   général, 
les  femmes  ont  regardé  si  le  signal  se  donne.) 

DE    VERBY. 

Soyez  tranquille!...  Jules  sera  blanc  comme  neige!...  Il  est  bien 
important  d'expliquer  l'affaire  de  la  grisette...  autrement,  la  com- 
tesse de  Verby  pourrait  s'opposer  au  mariage...  Toute  apparence 
d'amourette  disparaîtra...  on  n'y  verra  qu'un  dévouement  payé  au 
poids  de  l'or. 

ROUSSEAU. 

En  effet,  je  remplirai  mon  devoir  envers  cette  jeune  ûller..  Je 
lui  donnerai  huit  ou  dix  mille  francs...  Il  me  semble  que  c'est 
bien!...  très-bien!... 

MADAME    ROUSSEAU,    contenue   par  madame   du  Brocard, 
éclate  à  ces  derniers  mots. 

Ah!  monsieur!...  et  son  honneur? 

ROUSSEAU, 

Eh  bien,  on  la  mariera. 


SCENE  VI 
Les  Mêmes,  JOSEPH. 

JOSEPH,    accourant. 

Monsieur!  madame!...  de  l'eau  de  Cologne!  quelque  chose...  je 


vous  en  prie!... 
Quoi?...  qu'y  a-t-il? 


TOUS. 


PAMÉLA  GIRAUD.  309 

JOSEPH. 

M.  Antoine,  votre  domestique,  amène  ici  mademoiselle  Paméla. 

ROUSSEAU. 

Mais  qu'est-il  arrivé?... 

JOSEPH. 

En  voyant  rentrer  le  jury,  elle  s'est  trouvée  mal!...  le  père  et  la 
mère  Giraud,  qui  étaient  dans  la  foule  à  l'autre  bout,  n'ont  pas 
pu  bouger...  moi,  j'ai  crié,  et  le  président  m'a  fait  mettre  à  la 
porte!... 

MADAME    ROUSSEAU. 

Mais  Jules!...  mon  filsl...  qu'a  dit  le  jury? 

JOSEPH. 

Je  n'en  sais  rien!...  moi,  je  n'ai  vu  que  Paméla...  Votre  fils, 
c'est  très-bien,  je  ne  vous  dis  pas!  mais  écoutez  donc,  moi,  Pa- 
méla... 

DE    VERBY. 

Mais  tu  as  dû  voir  sur  la  physionomie  des  jurés... 

JOSEPH. 

Ah!  oui!...  le  monsieur...  le  chef  du  jury...  avait  l'air  si  triste... 

si  sévère!...   que   je   crois  bien...    (Mouvement  de  terreur.) 
MADAME    ROUSSEAU. 

Mon  pauvre  Jules! 

JOSEPH. 

Voilà  M.  Antoine  et  mademoiselle  Paméla. 


SGEiNE    VII 

Les  MÊMES,  ANTOINE,  PAMÉLA. 

On  fait  asseoir  Paméla  :  tout  le  monde  l'entoure,  on  lui  fait  respirer  des  sels. 
MADAME    DU    BROCARD. 

Ma  chère  enfant  ! 

MADAME    ROUSSEAU. 

Ma  fille  I  • 

ROLSSEAU. 

Mademoiselle  1 


3iO  THÉÂTRE. 

PAME  LA. 

Je  n'ai  pu  résister;  tant  d'émotions!...  cette  incertitude  cruelle! 
J'avais  pris,  repris  de  l'assurance...  le  calme  de  M.  Jules  pendant 
qu'on  délibérait,  le  sourire  fixé  sur  ses  lèvne»,. m'avaient  fait  par- 
tager ce  pressentiment  de  bonheur  qu'il  éprouvait!...  Cependant 
quand  je  regardais  M.  Dupré,  sa  figure  morne,  impassible...  me 
faisait  froid  au  cœur!...  et  puis  cette  sonnette  annonçant  le  retour- 
dès-jurés,  ce  murmure  d'anxiété  qui  parcourut  la  salle...  je  n'eus 
plus  de  force!...  une  sueur  froide  inonda  mon  visage,  et  je  m'éva- 
nouis. 

JOSEPH. 

Moi,  je  criai,  et  on  me  jeta  dehors* 

DE    VERBY,    à  Rousseau. 

Si.  un  malheur... 

ROUSSEAU. 

Monsieur... 

DE    VERBY,    à  Rousseau  et  aux  femmes. 

S'il  devenait  nécessaire  d'interjeter  un  appel...  (Montrant  pamcia.) 
peut-on  compter  sur...  sur  elle? 

MADAME    ROUSSEAU. 

Sur  elle?...  toujours,  j'en  suis  sûre. 

MADAME    DU    BROCARD. 

Paméla! 

ROUSSEAU. 

Dites...  vous,  qui  vous  êtes  montrée  si  bonne,  si  généreuse!... 
si  nous  avions  besoin  encore  de  votre  dévouement,  soutiendriez- 
vous...? 

PAMÉLA. 

Tout,  monsieur!...  Je  n'ai  qu'un  but,  une  pensée  unique  :  c'est 
de  sauver  M.  Jules. 

JOSEPH,    à  part. 

L'aime-t-elle  !  l'aime-t-elle! 

ROUSSEAU. 
Ah!    tout  ce  que  je  possède  est  à  vous.   (On  entend  du  bruit,  des  cris. 
Effroi.) 

TOUS. 
Ce  bruit!...  (Paméla  se  lève  toute  tremblante.  Joseph  court  près  de  Justine  à 
la  fenêtre.)  ÉcOUtCZ  CCS  CrisI 


PAMÉLA  GIRAUD.  3H 

JOSEPH. 

Une  foule  de  monde  se  précipite  sur  l'escalier  du  Palais!...  On 
court  de  ce  côté. 

JUSTINE   et  JOSEPH. 

Monsieur  Jules!...  monsieur  Jules!... 

ROUSSEAU    et  MADAME    ROUSSEAU. 

Mon  fils! 

MADAME    DU    BROCARD   et  PAMÉLA. 
Jules!  (BUes  courent  au-devant  de  JuJes.) 
DE    VERBY, 

Sauvé 1 

SCÈNE  VIII 

Les   MÊMES,    JULES,    ramené  par  sa  mère,  sa  tante  et  suivi  de  ses  amis. 

JULES.   Il  se  précipite  dans  les  bras  de  sa  mère;  il  ne  voit  pas  d'abord 
Paméla,  qui  est  dans  un  coin  du  théâtre,  près  de  Joseph. 

Ma  mère!...  ma  tante!...  mon  bon  père!...  me  voici  rendu  à 

la  liberté!...  (a  m.  de  Verby  et  aux  amis  qui  l'ont  accompagné.)  Général,  et 

VOUS,  mes  amis,  merci  de  votre  intérêt  ! 

MADAME    ROUSSEAU. 

Enfin,  le  voilà,  mon  enfant!...  Je  ne  suis  pas  encore  remise  de 
mes  angoisses  et  de  ma  joie. 

JOSEPH,   à  Paméla. 

Eh  bien...  et  vous?  il  ne  vous  dit  rien...  il  ne  vous  voit  seule- 
ment pas!... 

PAMÉLA. 
Tais-toi,  Joseph!   tais-toi!  (EUe  se  recule  vers  le  fond.) 
DE    VERBY. 

Non-seulement  vous  êtes  sauvé,  mais  vous  êtes  élevé  aux  yeux 
de  tous  ceux  que  cette  affaire  intéressait!...  Vous  avez  montré  une 
énergie,  une  discrétion...  dont  on  vous  saura  gré. 

ROUSSEAU^ 

Tout  le  monde  s'est  bien  conduit...  —  Antoine,  tu  t'es  bien  mon- 
tré I...  tu  mourras  à  notre  service. 


312  THEATRE. 

MADAME    ROUSSEAU,     à  Jules. 

Fais-moi  remercier  ton  ami,  M.  Adolphe  Durand.  (Juies  présente  son 

ami.) 

JULES. 

Oui...  mais  mon  sauveur,  mon  ange  gardien,  c'est  la  pauvre 
Paméla!...  Comme  elle  a  compris  sa  situation  et  la  mienne!...  quel 
dévouement!...  Ah!  je  me  rappelle!...   l'émotion,  la  crainte!... 

elle  s'était  évanouie  !...  je  cours...   (Madame  Rousseau,  qui,  toute  au  retour 
de  Jules,  n'a  songé  qu'à  lui,  cherche   des  yeux  Paméla,  l'aperçoit,  l'amène  devant 

son  fils,  qui  pousse  un  cri.)  Ah!  Paméla!...  Paméla!...  ma  reconnais- 
sance sera  éternelle!... 

PAMÉLA. 

Ah!  monsieur  Jules!...  que  je  suis  heureuse! 

JULES. 

Oh!...  nous  ne  nous  quitterons  plus!...  n'est-ce  pas  ma  mère? 
elle  sera  votre  fille. 

DE    VERBY,    à  Rousseau,  vivement. 

Ma  sœur  et  ma  nièce  attendent  une  réponse  ;  il  faut  intervenir, 
monsieur...  Ce  jeune  homme  a  l'imagination  vive,  exaltée...  il  peut 
manquer  sa  carrière  pour  de  vains  scrupules...  par  une  sotte  géné- 
rosité!... 

ROUSSEAU,    embarrassé. 

C'est  que... 

DE    VERBY. 

Mais  j'ai  votre  parole. 

MADAME    DU    BROCARD. 

Parlez,  mon  frère! 

JULES. 

Ah!  répondez,  ma  mère,  et  joignez-vous  à  moi. 

ROUSSEAU,    prenant  la  main  de  Jules. 

Jules!...  je  n'oublierai  pas  le  service  que  nous  a  rendu  cette 
jeune  fille...  Je  comprends  ce  que  doit  te  dicter  la  reconnaissance; 
mais,  tu  le  sais,  le  comte  de  Verby  a  notre  parole  ;  tu  ne  saurais 
légèrement  sacrifier  ton  avenir!  Ce  n'est  pas  l'énergie  qui  te  man- 
que... tu  l'as  prouvé...  et  un  jeune  conspirateur  doit  être  assez 
fort  pour  se  tirer  d'une  pareille  affaire. 


PAMÉLA  GIRAUD.  313 

DE    VERBY,    à  Jules,  de  l'autre  côté. 

Sans  doute I...  un  futur  diplomate  ne  saurait  échouer  ici  !... 

ROUSSEAU. 

D'ailleurs,  ma  volonté.... 

JULES. 

Mon  père! 

DU  PRÉ,    paraissant. 

Jules,  c'est  encore  à  moi  de  vous  défendre. 

PAMÉLA    et  JOSEPH. 

M.  Duprél... 

JULES. 

Mon  ami!.., 

MADAME    DU    BROCARD. 

Monsieur  l'avocat  I... 

DUPRÉ. 

Bon!  je  ne  suis  déjà  plus  «  mon  cher  Dupré  ». 

MADAME    DU    BROCARD. 

Oh!  toujours!...  avant  de  nous  acquitter  envers  vous,  nous 
avons  dû  penser  à  cette  jeune  fille...  et... 

DUPRÉ,    l'interrompant  froidement. 

Pardon,  madame... 

DE    VERBY. 

Cet  homme  va  tout  brouiller!... 

DUPRÉ,    à  Rousseau. 

J*ai  tout  entendu...  mon  expérience  est  en  défaut  !...  Je  n'aurais 
pas  cru  l'ingratitude  si  près  du  bicntait...  Pàchecomme  vous  l'êtes... 
comme  le  sera  votre  fils,  quelle  plus  belle  tâche  avez-vous  à  rem- 
plir que  celle  de  satisfaire  votre  conscience?...  En  sauvant  Jules, 
elle  s'est  déshonorée!...  Allons,  monsieur,  l'ambition  ne  saurait 
l'emporter!...  Sera-t-il  dit  que  cette  fortune  que  vous  avez  acquise 
si  honorablement  aura  glacé  en  vous  tous  les  sentiments,  et  que 

l'intérêt  seul...?  (Il  voit  madame  du   Brocard  faisant  des  signes  à   son   frère.) 

Ah!  très-bien,  madame!...  c'est  vous  ici  qui  donnez  le  ton!  et  j'ou- 
bliais, pour  convaincre  monsieur,  que  vous  seriez  près  de  lui  quand 
je  ne  serais  plus  là.  * 

MADAME    DU    BROCARD. 

Nous  sommes  engagés  envers  M.  le  comte  et  madame  la  com- 


314  THÉÂTRE. 

tesse  de  Verby!...  Mademoiselle,  qui  toute  sa  vie  peut  compter 
sur  moi,  n'a  pas  sauvé  mon  neveu  à  la  condition  de  compromettre 
son  avenir. 

ROUSSEAU. 

Il  faut  quelque  proportion  dans  une  alliance.  Mon  fils  aura  un 
jour  quatre-vingt  mille  livres  de  rente. 

JOSEPH,   à  part. 

Ça  me  va,  moi,  j'épouserai!...  Mais  cet  homme-là,  ça  n'est  pas 
un  père,  c'est  un  changeur. 

DE    VERBY,    à  Dupré. 

Je  pense,  monsieur,  qu'on  ne  saurait  avoir  trop  d'admiration 
pour  votre  talent  et  d'estime  pour  votre  caractère!...  votre  souve- 
nir sera  religieusement  gardé  dans  la  famille  Rousseau  ;  mais  ces 
débats  intérieurs  ne  sauraient  avoir  de  témoins...  Quant  à  moi, 
j'ai  la  parole  de  M.  Rousseau,  je  la  réclame!...  (a  Jules.)  Venez 
mon  jeune  ami,  venez  chez  mon  frère  !...  ma  nièce  vous  attend!... 

demain,  nous  signerons  le  contrat.  (Paméla  tombe  sans  force  sur  un  fau- 
teuil.) 

JOSEPH. 

Eh  bien!...  eh  bien,  mademoiselle  Paméla! 

DUPRÉ   et  JULES,    s'élançant  vers  eUe. 

Ciel! 

DE  VERBY,    prenant  la  main  de  Jules. 

Venez!...  venez!... 

DUPRÉ. 

Arrêtez!  J'aurais  voulu  n'être  pas  seul  à  la  protéger!...  Eh  bien, 
rien  n'est  fini!...  Paméla  doit  être  arrêtée  comme  faux  témoin, 

(Saisissant  la  main  de  Verby.)  et  VOUS  êteS  tOUS  perdu  !...  (H  emmène  Pa- 
méla. ) 

JOSEPH,    se   cachant  derrière  le   canapé. 

Ne  dites  pas  que  je  suis  là. 


ACTE    CINQUIÈME 


La  sc<^ne  se  passe  chez  Dupré,  dans  son  cabinet  :  bibliothèque,  bureaux  de  chaqi 
côté:  une  fenêtre  avec  deux  rideaux. 


SCÈNE    PREMIÈRE 
DUPRÉ,   PAMÉLA,   GIRAUD,   MADAME  GIRAUD. 

Au  lever  du  rideau,  Paméla  est  assise  dans  un  fauteuil,  occupée  à  lire  ;  la  mère 
Giraud  est  debout,  près  d'elle;  Giraud  regarde  les  tableaux  du  cabinet;  Dupré 
se  promène   à  grands  pas;  tout  à   coup  il  s'arrête. 

DUPRÉ,    à   Giraud. 

Et,  en  venant  ce  matin,  vous  avez  pris  les  précautions  d'usage? 

GIRAUD. 

Oh  !  monsieur,  vous  pouvez  être  tranquille;  quand  je  viens  ici,  je 
marche  la  tête  tournée  derrière  moi!...  C'est  que  la  moindre  im- 
prudence ferait  bien  vite  un  malheur...  —  Ton  cœur  t'a  entraînée, 
ma  Çlle;  mais  un  faux  témoignage,  c'est  mal,  c'est  sérieux! 

MADAME    riRAUD. 

Je  crois  bien!...  prends  garde,  Giraud;  si  on  te  suivait  et  qu'on 
vienne  à  découvrir  que  notre  pauvre  fille  est  ici,  cachée,  grâce  à 
la  générosité  de  M.  Dupré... 

DUPRÉ. 
C'est    bien...    c'est    bien...    (Il    continue   de    marcher  à    pas    précipités.) 

Quelle  ingratitude!...  cette  famille  Rousseau,  ils  ignorent  ce  que  j'ai 
fait...  tous  croient  Paméla  arrêtée,  et  personne  ne  s'en  inquiète!... 
On  a  fait  partir  Jules  pour  Bruxelles...  M.  de  Verby  est  à  la  cam- 
pagne, et  M.  Rousseau  fait  ses  affaire  de  Bourse  comme  si  de  rien 
n'était...  L'argent,  l'ambition...,  c'est  leur  mobile!...,  chez  eux  les 
sentiments  ne  comptent  pour  rien!...  Ils  tournent  tous  autour  du 


316  THÉÂTRE. 

veau  d'or...  et  l'argent  peut  les  faire  danser  devant  leur  idole... 
ils  sont  aveuglés  dès  qu'ils  le  voient. 

PAMÉLA,    qui  l'a  observé,  se  lève  et  vient  à  lui. 

Monsieur  Dupré,  vous  êtes  agité,  vous  paraissez  souffrir?...  c'est 
encore  pour  moi,  je  le  crains. 

DUPRÉ. 

N'êtes-vous  donc  pas  révoltée  comme  moi  de  l'indifférence 
odieuse  de  cette  famille,  qui,  une  fois  son  fils  sauvé,  n'a  plus  vu 
en  vous  qu'un  instrument... 

PAMÉLA. 

Et  qu'y  pourrions-nous  faire,  monsieur? 

DUPRÉ. 

Chère  enfant!  vous  n'avez  aucune  amertume  dans  le  cœur? 

PAMÉLA. 

Non,  monsieur!...  je  suis  plus  heureuse  qu'eux  tous,  moi;  j'ai 
fait,  je  crois,  une  bonne  action!... 

MADAME    GIRAUD,    embrassant   Paméla. 

Ma  pauvre  bonne  fille  ! 

GIRAUD. 

C'est  bien  ce  que  j'ai  fait  de  mieux  jusqu'à  présent! 

DUPRÉ,    s'approchant  vivement  de  Paméla. 

Mademoiselle,  vous  êtes  une  honnête  fille!...  personne  plus  que 
moi  ne  peut  l'attester!...  c'est  moi  qui  suis  venu  près  de  vous, 
vous  supplier  de  dire  la  vérité,  et  si  noble,  et  si  pure,  vous  vous 
êtes  compromise  ;  maintenant,  on  vous  repousse,  on  vous  mécon- 
naît!... mais,  moi,  je  vous  admire...  et  vous  serez  heureuse,  car  je 
réparerai  tout!  Paméla...,  j'ai  quarante-huit  ans,  un  peu  de  répu- 
tation, quelque  fortune  ;  j'ai  passé  ma  vie  à  être  honnête  homme, 
je  n'en  démordrai  pas;  voulez-vous  être  ma  femme? 

PAxMÉLA,    très-émue. 

Moi,  monsieur?... 

GIRAUD. 

Sa  femme!...  not'  fille!...  dis  donc  madame  Giraud?... 

MADAME     GIRAUD. 

Ça  serait-il  possible  ? 


PAMÉLA  GIRAUD.  317 

DUPRÉ. 

Pourquoi  cette  surprise?...  oh!  pas  de  phrases!...  consultez  votre 
cœur!...  dites  oui  ou  non!...  Voulez-vous  être  ma  femme? 

PAMÉLA. 

Mais  quel  homme  êtes-vous  donc,  monsieur?  c*est  moi  qui  vous 
dois  tout...  et  vous  voulez...?  Ah!  ma  reconnaissance... 

DUPRÉ. 

Ne  prononcez  pas  ce  mot-là,  il  va  tout  gâter!...  Le  monde,  je  le 
méprise!...  je  ne  lui  dois  aucun  compte  de  ma  conduite,  de  mes 
affections...  Depuis  que  j'ai  vu  votre  courage,  votre  résignation... 
je  vous  aime...  tachez  de  m* aimer! 

PAMÉLA. 

Oh!  oui,  oui,  monsieur. 

MADAME    GIRAUD. 

Qui  est-ce  qui  ne  vous  aimerait  pas? 

GIRAUD. 

Monsieur,  je  ne  suis  rien  qu'un  pauvre  portier...  et  encore  je 
ne  le  suis  plus,  portier...  Vous  aimez  notre  fille,  vous  venez  de  lui 
dire...  Je  vous  demande  pardon...  j'ai  des  larmes  plein  les  yeux... 
et  ça  me  coupe  la  parole...  (n  s'essuie  les  yeux.)  Eh  bien,  vous  faites 
bien  de  l'aimer!...  ça  prouve  que  vous  avez  de  l'esprit!...  parce 
que  Paméla...  il  y  a  des  enfants  de  propriétaires  qui  ne  la  valent 
pas!...  seulement,  c'est  humiliant  d'avoir  des  père  et  mère  comme 
nous... 

PAMÉLA. 

Mon  père  I 

GIRAUD. 

Vous...  le  premier  des  hommes!...  Eh  bien,  moi  et  ma  femme, 
nous  irons  nous  cacher,  n'est-ce  pas,  la  vieille?...  dans  une  cam- 
pagne bien  loin!...  et,  le  dimanche,  à  l'heure  de  la  messe,  vous 
direz  :  a  Ils  sont  tous  les  deux  qui  prient  le  bon  Dieu  pour  moi... 

et  pour  leur  fille...   »   (Paméla  embrasse  son  père  et  sa  mère.) 

DUPRÉ. 

Braves  gens!...  Oh!  mais  ceux-là  n'ont  pas  de  titres!...  pas  de 
fortune!...  Vous  regrettez  votre  proirince!...  eh  bien,  vous  y  re- 
tournerez, vous  y  vivrez  heureux,  tranquilles...  je  me  charge  de 
tout. 


318  THÉÂTRE. 

GIRAUD    et   MADAME  GIRAUD. 

Oh!  notre  reconnaissance... 

DCPRÉ. 

Encore!...  ce  mot-là  vous  portera  malheur.  Je  le  biffe  du  diction- 
naire... En  attendant,  je  vous  emmène  à  la  campagne  avec  moi!... 
Allez...  allez  tout  préparer. 

GIRAUD. 

Monsieur  l'avocat  ?. . . 

DUPRÉ. 

Eh  bien,  quoi? 

GIRAUD. 

Il  y  a  ce  pauvre  Joseph  Binet  qui  est  en  danger  aussi!...  il  ne 
sait  pas  que  ma  fille  et  nous  sommes  là;  mais,  il  y  a  trois  jours, 
il  est  venu  trouver  votre  domestique,  dans  un  état  à  faire  peur; 
et,  comme  c'est  ici  la  maison  du  bon  Dieu,  il  est  caché  ici  dans 
un  grenier! 

DUPRÉ. 

Faites-le  descendre. 

GIRAUD. 

Il  ne  voudra  pas,  monsieur;  il  a  trop  peur  d'être  arrêté...  On 
lui  passe  à  manger  par  la  chatière!... 

DUPRÉ. 

Il  sera  bientôt  libre,  je  l'espère...  J'attends  une  lettre  qui  doit 
nous  rassurer  tous. 

GIRAUD. 

Faut-il  le  rassurer? 

DUPRÉ. 

Non,  pas  encore,...  ce  soir. 

GIRAUD,    à  sa  femme. 

Je  m'en  vas  avec  bien  du  soin  jusqu'à  la  maison.  (Madame  Giraud 

l'accompagne  en  lui  faisant  des  recommandations;   elle  sort  par  la  gauche;  Paméla 
Ta  pour  la  suivre.) 

DUPRÉ,    la  retenant. 

Ce  Binet...,  vous  ne  l'aimez  pas? 

PAMÉLA. 

Oh    non,  jamais  1 


PAMÉLA   GIRAUD.  319 

DUPRÉ. 

Et  l'autre? 

PAMÉLA,    après  un  moment  d'émotion,    qu'elle    réprime  aussitôt. 
Je    n'aimerai  que   vous...    (Elle  va  sortir.  Bruit  dans  l'antichambre.  Jules 
paraît.) 

SCÈNE  II 
PAMÉLA,    DUPRÉ,    JULES. 

JULES,    aux  domestiques. 

Laissez-moi,  vous  dis-je!...  il  faut  que  je  lui  parle.  (Apercevant 
Dupré. )  Ah!  monsieur!...  Paméla,  qu'est-elle  devenue?...  est-elle 
fibre,  sauvée?... 

PAMÉLA,    qui  s'est  arrêtée  à  la  porte. 

Jules!... 

JULES. 

Ciel!  ici,  mademoiselle?... 

DUPRÉ. 

Et  vous,  monsieur,  je  vous  croyais  à  Bruxelles?... 

JULES. 

Oui,  ils  m'avaient  fait  partir  malgré  moi,  et  je  m'étais  soumis!... 
Élevé  dans  l'obéissance,  je  tremble  devant  ma  famille!...  mais 
j'emportais  mes  souvenirs  avec  moi!...  Il  y  a  six  mois,  monsieur, 
avant  de  la  connaître...,  je  risquais  ma  vie  pour  obtenir  mademoi- 
selle de  Verby,  afin  de  contenter  leur  ambition,  si  vous  le  voulez 
aussi,  pour  satisfaire  ma  vanité;  j'espérais  un  jour  être  gentil- 
homme, moi,  fils  d'un  négociant  enrichi!...  Je  la  rencontrai  et  je 
l'aimai!...  le  reste,  vous  le  savez!...  ce  qui  n'était  qu'un  senti- 
ment est  devenu  un  devoir,  et,  quand  chaque  heure  m'éloignait 
d'elle,  j'ai  senti  que  mon  obéissance  était  une  lâcheté  ;  quand  ils 
m'ont  cru  bien  loin,  je  suis  revenu!...  Elle  avait  été  arrêtée,  vous 
l'aviez  dit!...  et  moi,  je  serais  parti  (a  tous  deux.)  sans  vous 
revoir,  vous,  mon  sauveur,  qui  serez  le  sien!... 

DCPRÉ,   les  régalant. 

Bien!...  très-bien!.. .  c'est  d'un  honnête  homme,  cela!...  Enfin, 
en  voilà  un  I 


320  THÉÂTRE. 

PAMÉLA,    à  part,  essuyant  ses  larmes. 

Merci,  mon  Dieu  ! 

DU  PRÉ. 

Qu'espérez-vous?  que  voulez-vous? 

JULES. 

Ce  que  je  veux?...  m' attacher  à  son  sort...  me  perdre  avec  elle, 
s'il  le  faut...  et,  si  Dieu  nous  protège,  lui  dire  :  «  Paméla,  veux-tu 
être  à  moi?  » 

DUPRÉ. 

Ah!  diable!  diable!  il  n'y  a  qu'une  petite  difficulté...  c'est  que 
je  l'épouse!... 

JULES,    très-surpris. 

Vous? 

DUPRÉ. 

Oui,  moi!...  (Paméia  baisse  les  yeux.)  Je  n'ai  pas  de  famille  qui  s'y 
oppose. 

JULES. 

Je  fléchirai  la  mienne. 

DUPRÉ. 

On  vous  fera  partir  pour  Bruxelles. 

JULES. 

Je  cours  trouver  ma  mère!...  j'aurai  du  courage!...  dussé-je 
perdre  les  bonnes  grâces  de  mon  père...,  dût  ma  tante  me  priver 
de  son  héritage,  je  résisterai!...  autrement,  je  serais  sans  dignité, 
sans  âme...  Mais,  alors,  aurais-je  l'espoir...? 

DUPRÉ. 

C'est  à  moi  que  vous  le  demandez?... 

JULES. 

Paméla,  répondez,  je  vous  en  supplie... 

PAMÉLA,    à  Dupré. 

Vous  avez  ma  parole,  monsieur. 


PAMÉLA  GIRAUD.  3il 

SCÈNE  III 
Les  Mêmes,  un  Domestique. 

Le  domestique  remet  une  carte  à  Dupré. 
DUJ>RÉ,    regardant  la  carte  et  paraissant  très-surpris. 

Comment!  (AJuies.)  Où  est  M.  de  Verby?  le  savez-vous? 

JULES. 

En  Normandie,  chez  son  frère,  le  comte  de  Verby. 

DUPRÉ,    regardant  la  carte. 

C'est  bien...  Allez  trouver  votre  mère. 

JULES. 

Vous  me  promettez  donc...? 

DUPRÉ. 

Rien!... 

JULES. 

Adieu,  Paméla!...  (a  part,  en  sortant.)  Je  reviendrai^ 

DUPRÉ,    se  retournant  vers  Paméla  après  le  départ  de  Jules. 

Faut-il  qu'il  revienne? 

PAMÉLA,    très-émue,  se  jetant  dans  ses  bras. 

Ah I  monsieur!...  (Eiiesort.) 

DUPRÉ,    la   regardant  sortir  e*   essuyant  une  larme. 
La  reconnaissance...  croyez-y  donc!...  (ouvrant  la  petite  porte  secrète.) 

Entrez,  monsieur,  entrez. 

SCÈNE   IV 

DUPRÉ,   DE  VERBY. 

DUPRÉ. 

Vous  ici,  monsieur,  quand  tout  le  monde  vous  croit  à  cinquante 
lieues  de  Paris!  • 

DE    VERBY. 

Je  suis  arrivé  ce  inatia 

xviii.  t< 


322  THÉÂTRE. 

DUPRÉ. 

Sans  doute  un  intérêt  puissant...? 

DE    VERBY. 

Non  pour  moi,  mais  je  n'ai  pu  rester  indifférent...  Vous  pouvez 
m'être  utile. 

DUPRÉ. 

Trop  heureux,  monsieur,  de  pouvoir  vous  servir. 

DE   VERBY. 

Monsieur  Dupré,  les  circonstances  dans  lesquelles  nous  nous 
sommes  rencontrés  m*ont  mis  dans  la  position  de  vous  apprécier. 
Parmi  les  hommes  que  leurs  talents  et  leur  caractère  m'ont  forcé 
d'estimer,  vous  vous  êtes  placé  au  premier  rang!... 

DUPRÉ. 

Ah!  monsieur,  vous  allez  me  forcer  de  déclarer  que  vous,  an- 
cien officier  de  l'Empire,  vous  m'avez  paru  résumer  complètement 
cette  époque  glorieuse,  par  votre  loyauté,  votre  courage  et  votre 
indépendance,  (a  pan.)  J'espère  que  je  ne  lui  dois  rien! 

DE   VERBY. 

Je  puis  donc  compter  sur  vous? 

DUPRÉ. 

Entièrement. 

DE    VERBY. 

Je  vous  demanderai  quelques  renseignements  sur  la  jeune 
Paméla  Giraud. 

DUPRÉ. 

J'en  étais  sûr! 

DE  VERBY. 

La  famille  Rousseau  s'est  conduite  indignement. 

DUPRÉ. 

Monsieur  aurait-il  mieux  agi? 

DE   VERBY. 

Je  compte  m'employer  pour  elle!  Depuis  son  arrestation  comme 
faux  témoin,  où  en  est  l'affaire? 

DUPRÉ. 

Oh!  c'est  pour  vous  d'un  bien  mince  intérêt. 

DE    VERBY. 

Sans  doute...  mais... 


PAMÉLA   GIRADD.  323 

DUPP.É,    à  part. 

Il  veut  adroitement  me  faire  jaser,  et  savoir  s'il  peut  se  trouver 
compromis.  (Haut  )  Monsieur  le  général  de  Verby,  il  y  a  des  hommes 
qui  sont  impénétrables  dans  leurs  projets,  dans  leurs  ponsces. 
Leurs  actions,  les  événements  seuls  les  révèlent  ou  les  expliquent; 
ceux-là  sont  des  hommes  forts...  Je  vous  prie  humblement  d'ex- 
cuser ma  franchise,  mais  je  ne  vous  crois  pas  de  ce  nombre. 

DE  VERBY. 

Monsieur,  ce  langage...  Vous  êtes  un  homme  singulier I... 

DUPriÉ. 

Mieux  que  cela!...  je  crois  être  un  homme  original...  Écoutez- 
moi...  vous  parlez  ici  à  demi-mots,  et  vous  croyez,  futur  ambassa- 
deur, faire  sur  moi  vos  études  diplomatiques;  vous  avez  mal  choisi 
votre  sujet,  et  je  vais  vous  dire,  moi,  ce  que  vous  ne  voulez  pas 
m'apprendre.  Ambitieux,  mais  prudent,  vous  vous  êtes  fait  le  chef 
d'une  conspiration...  Le  complot  échoué —  preuve  de  courage!  — 
sans  vous  inquiéter  de  ceux  que  vous  aviez  mis  en  avant,  impatient 
d'arriver,  vous  avez  pris  un  autre  sentier  :  vous  vous  êtes  rallié, 
renégat  politique,  vous  avez  encensé  le  nouveau  pouvoir,  —  preuve 
d'indépendance!  —  Vous  attendez  une  récompense...  Ambassadeur 
à  Turin'....  dans  un  mois,  vous  recevrez  vos  lettres  de  créance;  mais 
Paméla  est  arrêtée,  on  vous  a  vu  chez  elle,  vous  pouvez  être  com- 
promis dans  cette  affaire  de  faux  témoignage  !  Alors,  vous  accourez, 
tremblant  d'être  démasqué,  de  perdre  cette  faveur,  prix  de  tant 
d'efforts!...  vous  venez  à  moi,  l'air  obséquieux,  la  parole  douce- 
reuse, croyant  me  rendre  votre  dupe,  preuve  de  loyauté!...  Eh 
bien,  vous  avez  raison  do  craindre...  Paméla  est  entre  les  mains 
de  la  justice,  elle  a  tout  dit. 

DE    VERBY. 

Que  faire,  alors? 

DUPRÉ. 

J'ni  un  moyen!...  Écrivez  à  Jules  que  vous  lui  rendez  sa  parole; 
que  mademoiselle  de  Verby  reprenne  la(»sienne. 

DE   VERBY. 

Y  pensez-vous? 


324  THÉÂTRE. 

DUPRÉ. 

Vous  trouvez  que  les  Rousseau  se  sont  conduits  indignement... 
vous  devez  les  mépriser!... 

DE    VERBY. 

Vous  le  savez...,  des  engagements... 

DUPRÉ. 

Voici  ce  que  je  sais  :  c'est  que  votre  fortune  particulière  n'est 
guère  en  rapport  avec  la  position  que  vous  ambitionnez...  Madame 
du  Brocard,  aussi  riche  qu'orgueilleuse,  doit  vous  venir  en  aide, 
si  cette  alliance... 

DE  VERBY. 

Monsieur...  une  pareille  atteinte  à  ma  dignité! 

DUPRÉ. 

Que  cela  soit  faux  ou  vrai,  faites  ce  que  je  vous  demande!...  à 
ce  prix-là,  je  tâcherai  que  vous  ne  soyez  pas  compromis...  mais 
écrivez...  ou  tirez-vous  de  là  comme  vous  pourrez!...  Tenez,  j'en- 
tends des  clients... 

DE    VERBY. 

Je  neveux  voir  personne!...  On  me  croit  parti...  la  famille  même 
de  Jules... 

LE   DOMESTIQUE,    annonçant. 

Madame  du  Brocard! 

DE   VERBY. 
0  ciel  !    (Il  entre  vivement  dans  le  cabinet  de  droite.) 

SCÈNE   V 

DUPRÉ,   MADAME  DU  BROCARD. 

Elle  entre  encapuchonnée  dans  un  voile  noir  qu'elle  enlève  avec  précaution. 
MADAME    DU   BROCARD. 

Voilà  plusieurs  fois  que  je  me  présente  chez  vous  sans  avoir  le 
bonheur  de  vous  y  rencontrer...  Nous  sommes  bien  seuls? 

DUPRÉ,    souriant. 

Tout  à  fait  seuls. 


PAMÉLA   GIRAUD.  323 

MADAME    DU   BROCARD. 

Eh  bien,  monsieur...,  cette  cruelle  affaire  recommence  donc? 

DUPRÉ. 

Malheureusement! 

MADAME   DU   BROCARD. 

Maudit  jeune  homme!...  si  je  ne  l'avais  pas  fait  élever,  je  le 
déshériterais!...  Je  n'existe  pas,  monsieur.  Moi,  dont  la  conduite, 
les  principes  m'ont  valu  Testime  générale,  me  voyez-vous  mêlée 
encore  dans  tout  ceci?  seulement,  cette  fois,  pour  ma  démarche 
auprès  de  ces  Giraud,  je  puis  me  trouver  inquiétée!... 

DUPRÉ. 

Je  le  crois!...  c'est  vous  qui  avez  séduit,  entraîné  Paméla! 

MADAME    DU   BROCARD. 

Tenez,  monsieur,  on  a  bien  tort  de  se  lier  avec  de  certaines 
gens!...  un  bonapartiste...  un  homme  de  mauvaise  conscience!.., 

un  sans  coeur!   (Verby,   qui  écoutait,    se   cache  de  nouveau  et  fait  un  geste  de 
colère.) 

DUPRÉ. 

Vous  paraissiez  tant  l'estimer  ! 

MADAME    DU    BROCARD. 

Sa  famille  est  considérée!...  ce  brillant  mariage!...  mon  neveu 
pour  qui  je  rêvais  un  avenir  éclatant... 

DUPRÉ. 

Vous  oubliez  son  affection  pour  vous,  son  désintéressement. 

MADAME   DU   BROCARD. 

Son  affection!...  son  désintéressement!...  Le  général  n'a  plus 
le  sou,  et  je  lui  avais  promis  cent  mille  francs,  une  fois  le  contrat 
signé. 

DUPRÉ    tousse  fortement,  en  se  retournant  du  côté  de  Verby. 

Hum!  hum! 

MADAME    DU   BROCARD. 

Je  viens  donc  en  secret  et  en  confiance,  malgré  ce  M.  de  Verby, 
qui  prétend  que  vous  êtes  un  homme  incapable...  qui  m'a  dit  de 
VOUS  un  mal  affreux,  je  viens  vous  prier  de  me  tirer  de  là...  Je 
vous  donnerai  de  l'argent...  ce  que  vou^voudrez. 

DUPRÉ. 

Avant  tout,  ce  que  je  veux,  c'est  que  vous  promettiez  à  votre 


3«6  THÉÂTRE. 

neveu,  pour  épouser  qui  bon  lui  semblera,  la  dot  que  vous  lui  fai- 
siez pour  épouser  mademoiselle  de  Verby. 

MADAME    DU   BROCARD, 

Permettez!...  qui  bon  lui  semblera... 

DUPRÉ. 

Décidez-vous! 

MADAME    DU   BROCARD. 

Mais  il  faut  que  je  sache... 

DUPRÉ. 

Alors,  mêlez-vous  de  vos  affaires  toute  seule  ! 

MADAME     DU     BROCARD. 

C'est  abuser  de  ma  situation!...  Ah!  mon  Dieu!  quelqu'un  vient. 

DUPRÉ,    regardant  au  fond. 

C'est  quelqu'un  de  votre  famille. 

MADAME    DU   BROCARD,    regardant  avec  précaution. 

M.  Rousseau!  mon  beau-frère I...  Que  vient-il  faire?  il  m'avait 
juré  de  tenir  bon! 

DUPnÉ. 

Et  vous  aussi  !...  Vous  jurez  beaucoup  dans  votre  famille,  et  vous 
ne  tenez  guère. 

MADAME     DU    BROCARD. 
Si    je    pouvais    entendre!    (Rousseau  paraît  avec  sa  femme;     madame  du 
Brocard  se  jette  derrière  le  rideau  à  gauche.  ) 

DUPRÉ,    la  regardant. 

Très-bien!...  si  ceux-là  veulent  se  cacher,  je  ne  sais  plus  où  ils 
se  mettront! 

SCÈNE  VI 

DUPRÉ,  ROUSSEAU,  MADAME  ROUSSEAU. 

ROUSSEAU. 

Monsieur,  vous  nous  voyez  désespérés...  Madame  du  Brocard, 
ma  belle-soeur,  est  venue  ce  matin  faire  à  ma  femme  une  foule 
d'histoires. 

MADAME    ROUSSEAU. 

Monsieur,  j'en  suis  tout  effrayée!... 


PAMÉLA  GIRAUD.  327 

DDPRÉ,    lui  offrant  un  siège. 

Permettez,  madame... 

ROUSSEAU. 

S'il  faut  l'en  croire,  voilà  encore  mon  fils  compromis. 

DUPRÉ. 

C'est  la  véritL', 

ROUSSEAU. 

Je  n'en  sortirai  pas!...  Pendant  trois  mois  qu'a  duré  cette  mal- 
heureuse affaire,  j'ai  abrégé  ma  vie  de  dix  années!...  Des  spécu- 
lations magnifiques,  des  combinaisons  sûres,  j'ai  tout  sacrifié,  tout 
laissé  passer  en  d'autres  mains.  Enfin  c'était  fait!...  Mais,  quand 
je  crois  tout  terminé,  il  me  faut  encore  tout  quitter,  employer  en 
démarches,  en  sollicitations,  un  temps  précieux!... 

DUPRÉ. 

Je  vous  plains!...  ah  !  je  vous  plains!... 

MADAME     ROUSSEAU. 

Cependant,  il  m'est  impossible... 

ROUSSEAU. 

C'est  votre  faute  !  celle  de  votre  famille  !...  Madame  du  Brocard, 
avec  sa  particule,  qui,  dans  le  commencement,  m'appelait  tou- 
jours mon  cher  Rousseau...  et  qui  me...  parce  que  j'avais  cent 
mille  écusl... 

DUPRÉ. 

C'est  un  beau  vernis. 

ROUSSEAU. 

Par  ambition,  par  orgueil,  elle  s'est  jetée  au  cou  de  M.   de 

Verby.    (De   Verby     et     madame    du    Brocard    écoutent,     chacun    de  son    côté.) 

Joli  couple!...  charmants  caractères,  un  brave  d'antichambre!... 

(De  Verby  retire  vivement  sa  tête.)  et  Une  vieille  dévOte  hypOCritC.  (Madame 
du  Brocard  cache  la  sienne.  ) 

MADAME     ROUSSEAU. 

Monsieur,  c'est  ma  sœur!... 

DUPRÉ. 

Ah  I  vous  allez  trop  loin  !...  « 

ROUSSEAU. 

Vous  ne  le?  connaissez  pas!...  Monsieur,  je  m'adresse  à  vous 


328  THÉÂTRE. 

encore  une  fois...  Une  nouvelle  instruction  doit  être  commencée l... 
Que  devient  cette  petite?... 

DUPRÉ. 

Cette  petite  est  ma  femme,  monsieur  !... 

ROUSSEAU    et  MADAME   ROUSSEAU, 

Votre  femme!... 

DE     VERBY    et   MADAME    DU     BROCARD. 

Sa  femme!... 

DUPRÉ. 

Oui,  je  l'épouse  dès  qu'elle  sera  libre...,  à  moins  qu'elle  ne  de- 
vienne la  femme  de  votre  fils!... 

ROUSSEAU. 

La  femme  de  mon  fils!... 

MADAME    ROUSSEAU. 

Que  dit-il? 

DUPRÉ. 

Eh  bien,  qu'y  a-t-il  donc?...  cela  vous  étonne!...  il  faut  pour- 
tant VOUS  faire  à  cette  idée-là...  car  c'est  ce  que  je  demande. 

ROUSSEAU,    ironiquement. 

Ah!...  monsieur  Dupré!...  ce  n'est  pas  que  je  tienne  à  made- 
mDiselle  de  Verby...  la  nièce  d'un  homme  taré!...  C'est  cette  folle 
de  madame  du  Brocard  qui  voulait  faire  ce  beau  mariage...  mais 
de  là  à  la  fille  d'un  portier... 

DUPRÉ. 

Il  ne  l'est  plus,  monsieur!... 

ROUSSEAU. 

Comment? 

DUPRÉ. 

Il  a  perdu  sa  place  à  cause  de  votre  fils,  et  il  va  retourner  en 
province  vivre  des  rentes...  (Rousseau  prête  l'oreiUe.)  que  vous  lui 
ferez. 

ROUSSEAU. 

Ah!  si  VOUS  plaisantez  !... 

DUPRÉ. 

C'est  très-sérieux...  Votre  fils  épousera  leur  fille...  et  vous  leur 
ferez  une  pension. 

ROUSSEAU. 

Monsieur... 


PAMÉLA  GIRAUD.  329 

SCÈNE  VII 

Les    Mêmes,     JOSEPH,    entrant,  paie,  défait. 
JOSEPH. 

Monsieur  Dupré...  monsieur  Dupré!...  sauvez-moi! 

TOUS     TROIS. 

Qu'arrive-t-il?  qu'y  a-t-il  donc? 

JOSEPH. 

Des  militaires!...  des  militaires  à  cheval,   qui   arrivent   pour 
m'arrêter. 

DUPRÉ. 
Tais-toi!    tais-toi!    (Mouvement  générai  d'effroi;  Dupré  regarde  avec  anxiété 
la   chambre  où  est  Paméla.  A  Joseph.)    T'arrêter  ?... 

JOSEPH. 

J'en  ai  vu   un;    entendez-vous?...   on    monte!   cachez-moi!... 

cachez-moi!...  (Il  veut  se  cacher  dans  le  cabinet;  Verby  en  sort  poussant  un 
cri  :  Ah!  (il  court  vers  le  rideau;  madame  du  Brocard  s'en  échappe  en  criant  : 
Ciel!..,  ) 

MADAME    ROUSSEAU. 

Ma  sœur! 

ROUSSEAU. 
M.  de  Verby!   (La  porte  s'ouvre.) 

JOSEPH,    tombant  sur  une  chaise,   au  fond. 

Nous  sommes  tous  pinces  ! 

UN   DOMESTIQUE,    entrant,    à  Dupré. 

De  la  part  de  M.  le  garde  des  sceaux. 

JOSEPH. 

Des  sceaux?...  ça  me  regarde!... 

DUPRÉ,    s'avançant  gravement,  aux  Rousseau  et  à   de  Verby, 
restés   sur   l'avant-scène. 

Maintenant,  je  vous  laisse  en  présence  tous  les  quatre...  Vous 
qui  vous  aimez  et  vous  estimez  tant...,  songez  à  ce  que  je  vous  ai 
dit  :  celle  qui  vous  a  tout  sacrifie  a  été  méconnue!...  humiliée 
pour  vous  et  par  vous...  c'est  à  vous  8e  tout  réparer...  aujour- 
d'hui... à  l'instant...  ici  même...  et  alors  nous  vous  sauverons 
tous...  si  vous  en  valez  la  peine. 


330  THÉÂTRE. 

SCÈNE  VIII 
Les  Mêmes,  hors  DUPRÉ, 

Ils  restent  un  moment  embarrassés  et  ne  sachant  quelle  mine  faire. 
JOSEPH,    s'approchant. 

Nous  voilà  gentils!  (a  de  verby.)  Dites  donc...  quand  nous  serons 
en  prison,  vous  me  soignerez,  vous!...  c'est  que  j'ai  le  cœur  gon- 
flé et  le  gousset  vide!...  (De  Verby  lui  tourne  le  dos.  A  Rousseau.)  VoUS 
savez!...  on  m'a  promis  quelque  chose!...  (Rousseau  s'éloigne  sans  lul 
répondre.  A  Madame  du  Brocard.)    DitOS  doilC ,    On    m'a    prOmis    quelque 

chose... 

MADAME   DU  BROCARD. 

C'est  bon! 

MADAME    ROUSSEAU. 

Mais  votre  frayeur!...  votre  présence  ici!...  on  vous  y  a  donc 
poursuivi? 

JOSEPH. 

Du  tout!...  Voilà  quatre  jours  que  je  suis  dans  cette  maison, 
caché  dans  le  grenier  comme  un  insecte...  j'y  suis  venu  parce  que 
le  père  et  la  mère  Giraud  n'étaient  plus  chez  eux;  ils  ont  été  en- 
levés de  leur  domicile...  Paméla  a  aussi  disparu...  elle  est  sans 
doute  au  secret.  Oh!  d'abord,  moi,  je  n'ai  pas  envie  de  m'expo- 
ser;  j'ai  menti  à  la  justice,  c'est  vrai...  si  on  me  condamne,  pour 
qu'on  m'acquitte,  je  ferai  des  révélations;  je,  dénonce  tout  le 
monde!... 

DE  VERBY,    vivement. 
Il  le  faut,    (il  se  met  à  la  table  et  écrit.) 

MADAME    DU   BROCARD. 

Oh!...  Jules!...  Jules!...  maudit  enfant!...  qui  est  cause  de 
tout  cela. 

MADAME    ROUSSEAU,    à  son  mari. 

Vous  le  voyez!...  cet  homme  vous  tient  tous!...  Il  faut  con- 
sentir.  (De  Verby  se  lève,    madame  du  Brocard  prend  sa  place  et  écrit.) 


PAMÉLA  GIRAUD.  331 

MADAME    ROUSSEAU,   à  son  mari. 

Mon  ami,  je  vous  en  supplie!... 

ROUSSEAU,   le  décidant. 

Parbleu!  je  puis  promettre  à  ce  diable  d'avocat  tout  ce  qu'il 

voudra;  Jules  est  à  Bruxelles.   (La  porte  s'ouvre,  Joaeph  pousse  un  cri,  c'est 
Dupré  qui  paraît.) 

SCÈNE   IX 

Les   Mêmes,    DUPRÉ,    revenant. 

DUPKÉ. 
Eh  bien?  (Madame  du  Brocard  lui  remet  la  lettre  qu'il  a  demandée;  Verby  lui 
donne  la  sienne;  Rousseau  l'examine.  )  Enfin!...   (De  Verby  lance  un  regard  furieux 
à  Dupré  et  à  la  famille,  et  sort  vivement.  A  Rousseau.)  Et  VOUS,  monsieur? 

ROUSSEAU. 

Je  laisse  mon  fils  maître  de  faire  ce  qu'il  voudra, 

MADAME   ROUSSEAU. 

0  mon  ami! 

DUPRÉ,    à  part. 

Il  le  croit  loin  d'ici. 

ROUSSEAU. 

Mais  Jules  est  à  Bruxelles,  et  il  faut  qu'il  revienne. 

DUPRÉ. 

Oh!  c'est  parfaitement  juste!...  Il  est  bien  clair  que  je  ne  peux 
pas  exiger  qu'à  la  minute...  ici...  tandis  que  lui...  là-bas!...  Ça 
n'aurait  pas  de  sens. 

ROUSSEAU. 

Certainement!...  plus  tard!... 

DUPRÉ. 

Dès  qu'il  sera  de  retour, 

ROUSSEAU. 

Oh!  dès  qu'il  sera  de  retour,  (a  part.)  J'aurai  soin  de  l'y  faire 
rester. 

DUPRÉ*    allant  vers  la  pafte  de  gauche. 

Venez...  venez,  jeune  homme...  remercier  votre  famille,  qui 
consent  à  tout. 


332  THÉÂTRE. 

MADAME    ROUSSEAU. 


Jules! 

Mon  neveu! 

Il  se  pourrait! 


MADAME    DU    BROCARD. 


JULES. 


DU  PRÉ,    courant  à  l'autre  chambre. 

Et  VOUS  Pamélal...  mon  enfant!...  ma  fille!...  .embrassez  votre 

mari!     (Jules  s'élance  vers  eUe.  ) 

MADAME  DU   BROCARD,    à  Rousseau. 

Gomment  se  fait-il? 

DUPRÉ. 

Elle  n'a  pas  été  arrêtée!...  elle  ne  le  sera  pas!...  Je  n'ai  pas  de 
titres,  moi...  je  ne  suis  pas  le  frère  d'un  pair  de  France!...  mais 
j'ai  quelque  crédit.  On  a  eu  pitié  de  son  dévouement...  l'affaire 
est  étouffée...  c'est  ce  que  m'écrit  M.  le  garde  des  sceaux  par  une 
estafette,  un  cavalier  que  ce  nigaud  a  pris  pour  un  régiment. 

JOSEPH. 

On  ne  voit  pas  bien  par  une  lucarne. 

MADAME    DU    BROCARD. 

Monsieur,  vous  nous  avez  surpris;  je  reprends  ma  parole. 

DUPRÉ. 

Et  moi,  je  garde  votre  lettre.  Vous  voulez  un  procès?...  bien... 
je  plaiderai. 

GIRAUD    et   MADAME    GIRAUD,    qui  se  sont  approchés. 

Monsieur  Dupré!... 

DUPRÉ. 

ÊteS-VOUS  contents  de  moi?...  (Pendant  ce  temps,  Jules  et  madame  Rous- 
seau ont  supplié  Rousseau  de  se  laisser  fléchir;  Rousseau  hésite,  et  finit  par  embrasser 
au  front  Paméla,  qui  s'est  approchée  en  tremblant,  Dupré  s'avance  vers  Rousseau,  et, 
le  voyant  embrasser  Paméla,  il  lui  tend  la  main  en  disant.)  Bien,  moiisieur  ! ... 
(a  Jules,  l'interrogeant.)    Elle  SCra  hCUreuSe?... 

JULES. 
Ah!   mon  ami!...    (Paméla  baise  la  main  de  Dupré.) 
JOSEPH,    à  Dupré. 

Dites  donc,  monsieur,  faut-il  que  je  sois  bête!...  ne  le  dites 


PAMÉLA  GIRAUD.  333 

pas!...  il  réponse...  et  je  me  sens  attendri!,..  Au  moins,  est-ce 
qu'il  ne  me  reviendra  pas  quelque  chose? 

DUPRÉ. 

Si  faiti  je  te  donne  mes  honoraires  dans  cette  affaire 

JOSEPH. 

Ah  !  comptez  sur  ma  reconnaissance. 

DUPPÉ. 

C'est  sur  ton  reçu  que  tu  veux  dire! 


LA  MARATRE 


DRAME   INTIME   EN   CINQ   ACTES,   EN    HUIT  TABLEAUX 

REPRÉSENTÉ    POL'R   LA    PREMIÈRE    FOIS,    A   PARIS 

JUR      LB     IHÉATRR-HISTORIQDE  ,      LE      25      UAI       1848 

ET    REPRIS    AU    THEATRE    DD     VAUDEVILLÎJ 

LE     l*"^     SEPTEMBRE    4859 


PERSONNAGES 


THÉÂTRE-HISTORIQUE. 

LE     GÉNÉRAL     COMTE     DE 

GRANDGHAMP MM.  Matis. 

EUGÈNE   RAMEL Gaspari, 

FERDINAND  MARCANDAL.  .  .  Lacressonnière. 

LE  DOCTEUR  VERNON.  .   .   .  Duplis. 

GODARD Barré. 

UN   JUGE   D'INSTRUCTION.   .  Boileau. 

FÉLIX DÉSIRÉ. 

CHAMPAGNE,  contre-maître.   .  Castel. 

BAUDRILLON,   pharmacien.   .  Bonnet. 

NAPOLÉON,  fils  du  général.   .  Francisque  Cabot. 

GERTRUDE,  femme  du  com.te 

de  Grandchamp M"«  Lacressonnière. 

PAULINE,  sa  fille M""  Maillet. 

MARGUERITE Georges  Cadette. 

Gendarmes,  un  Greffier,  le  Clergé. 


vaudeville. 

MM.  Parade. 
Munie. 
Aubrée. 
Nertaan. 
Saint-Germain. 
Lemoigne. 
Bachelet. 
Bastien. 
Roger. 
Hélène. 


Mlle 


jyjme»  Marie  LaURENT. 
BÉRENGÈRE. 

Alexis. 


La  scène  se  passe  en  1829,  dans  une  fabrique  de  drap,  près  de  Louviers. 


LA  MARATRE 


ACTE    PREMIER 


Le  théâtre  représente  un  salon  assez  orné  ;  il  s'y  trouve  les  portraits  de  l'em- 
pereur et  de  son  lils.  On  y  entre  par  une  porte  donnant  sur  un  perron  à  mar- 
quise. La  porte  des  appartements  de  Pauline  est  à  droite  du  spectateur;  celle  des 
appartements  du  général  et  de  sa  femme  est  à  gauche.  De  chaque  côté  de  la  porte 
du  fond,  il  y  a,  à  gauche,  une  table,  et,  à  droite,  une  armoire  façon  de  Boulle. 

Une  jardinière  pleine  de  fleurs  se  trouve  dans  le  panneau  à  glace,  à  côté  de 
l'entrée  des  appartements  de  Pauline.  En  face,  est  une  cheminée  avec  une  riche 
garniture.  Sur  le  devant  du  théâtre,  il  y  a  deux  canapés,   à  droite  et  à  gauche. 

Gertrude  entre  en  scène  avec  des  fleurs  qu'elle  vient  de  cueillir  pendant  sa  pro- 
menade et  qu'elle  met  dans  la  jardinière. 


SCÈNE    PREMIERE 

GERTRUDE,   LE  GÉNÉRAL,  puis  FÉLIX. 

GERTRUDE. 

Je  t'assure,  mon  ami,  qu'il  serait  imprudent  d'attendre  plus 
longtemps  pour  marier  ta  fille,  elle  a  vingt-deux  ans.  Pauline  a 
trop  tardé  à  faire  un  choix  ;  et,  en  pareil  cas,  c'est  aux  parents  à 
établir  leurs  enfants...  D'ailleurs,  j'y  suis  intéressée. 

LE   GÉNÉRAL. 

Et  comment? 

GERTRUDE. 

La  position  d'une  belle-mère  est  toujours  suspecte.  On  dit  depuis 
quelque  temps  dans  tout  Louviers  que  c'est  moi  qui  suscite  des 
obstacles  au  mariage  de  Pauline. 

XVIII.  22 


338  THÉÂTRE. 

LE    GÉNÉRAL. 

Ces  sottes  langues  de  petites  villes!  je  voudrais  en  couper  quel- 
ques-unes! T'attaquer,  toi,  Gertrude,  qui,  depuis  douze  ans,  es 
pour  Pauline  une  véritable  mère  !  qui  Tas  si  bien  élevée! 

GERTRUDE. 

Ainsi  va  le  monde!  On  ne  nous  pardonne  pas  de  vivre  à  une  si 
faible  distance  de  la  ville,  sans  y  aller.  La  société  nous  punit  de 
savoir  nous  passer  d'elle.  Crois-tu  que  notre  bonheur  ne  fasse  pas 
de  jaloux?  xMais  notre  docteur... 

LE    GÉNÉRAL. 

Vernon?... 

GERTRUDE. 

Oui,  Vernon  est  très-envieux  de  toi  :  il  enrage  de  ne  pas  avoir 
su  inspirer  à  une  femme  Faffection  que  j'ai  pour  toi.  Aussi  pré- 
tend-il que  je  joue  la  comédie!  Depuis  douze  ans?  comme  c'est 
vraisemblable  ! 

LE    GÉNÉRAL. 

Une  femme  ne  peut  pas  être  fausse  pendant  douze  ans  sans 
qu'on  s'en  aperçoive.  C'est  stupide!...  Ah!  Vernon,  lui  aussi!... 

GERTRUDE. 

Oh!  il  plaisante.  Ainsi  donc,  comme  je  te  le  disais,  tu  vas  voir 
Godard.  Cela  m'étonne  qu'il  ne  soit  pas  arrivé.  C'est  un  si  riche 
parti,  que  ce  serait  une  folie  de  le  refuser.  Il  aime  Pauline,  et, 
quoiqu'il  ait  ses  défauts,  qu'il  soit  un  peu  provincial,  il  peut  rendre 
ta  fille  heureuse, 

LE    GÉNÉRAL. 

J'ai  laissé  Pauline  entièrement  maîtresse  de  se  choisir  un  mari 

GERTRUDE. 

Oh  !  sois  tranquille  !  une  fille  si  douce,  si  bien  élevée,  si  sage  ! 

LE    GÉNÉRAL. 

Douce  !  elle  a  mon  caractère,  elle  est  violente. 

GERTRUDE. 

Elle,  violente?  Mais  toi,  voyons!...  ne  fais-tu  pas  tout  ce  que  je 
veux? 

LE    GÉNÉRAL. 

Tu  es  un  ange,  tu  ne  veux  jamais  rien  qui  ne  me  plaise.  A  pro- 
pos, Vernon  dîne  avec  nous  après  son  autopsie. 


LA  MARATRE.  339 

GERTRUDE. 

As-tu  besoin  de  me  le  dire  ? 

LE    GÉNÉRAL. 

Je  ne  t'en  parle  que  pour  qu'il  trouve  sur  la  table  les  vins  qu'il 
affectionne. 

FÉLIX,    entrant. 

M.  de  Rimonvillel 

LE    GÉNÉRAL. 

Faites  entrer. 

GERTRUDE,    eUe  fait  signe  à  Félix  de  ranger  la  jardinière. 

Je  passe  chez  Pauline  pendant  que  vous  causerez  affaires;  je  ne 
suis  pas  fâchée  de  surveiller  un  peu  l'arrangement  de  sa  toilette. 
Ces  jeunes  personnes  ne  savent  pas  toujours  ce  qui  leur  sied  le 
mieux. 

LE    GÉNÉRAL. 

Ce  n'est  pas  faute  de  dépense  !  car,  depuis  dix-huit  mois,  sa  toi- 
lette coûte  le  double  de  ce  qu'elle  coûtait  auparavant;  après  tout, 
pauvre  fille,  c'est  son  seul  plaisir. 

GEUTRUDE. 

Comment,  son  seul  plaisir?  et  celui  de  vivre  en  famille  comme 
nous  vivons!  Si  je  n'avais  pas  le  bonheur  d'être  ta  femme,  je  vou- 
drais être  ta  fille î...  Je  ne  te  quitterai  jamais,  moi!  (Eiie  fait  quelques 
pas.)  Depuis  dix-huit  mois,  dis-tu?  c'est  singulier!...  En  effet,  elle 
porte  depuis  ce  temps-là  des  dentelles,  des  bijoux,  de  jolies  choses. 

LE    GÉNÉRAL. 

Elle  est  assez  riche  pour  pouvoir  satisfaire  ses  fantaisies. 

GERTRUDE. 

Et  elle  est  majeure!  (a  part.)  La  toilette,  c'est  la  fumée!  y  au- 
rait-il du  feu?  (Elle  sort.) 

SCÈNE   II 

LE  GÉNÉRAL,  seuu  ' 

Quelle  perle  !  après  vingt-six  campagnes,  onze  blessures  et  la 
mort  de  l'ange  qu'elle  a  remplacé  dans  nion  cœur;  non,  vraiment, 
le  bon  Dieu  me  devait  ma  Gertrude,  ne  fût-ce  que  pour  me  con- 
soler de  la  chute  et  de  la  mort  de  l'empereur. 


3i0  THEATRE. 

SCÈNE    III 
GODARD,   LE  GÉNÉRAL. 


GODARD,    entrant. 


GénéraL.. 


LE    GENERAL. 

Ah  !  bonjour,  Godard  !  Vous  venez  sans  doute  passer  la  journée 
avec  nous? 

GODARD. 

Mais  peut-être  la  semaine ,  général ,  si  vous  êtes  favorable  à  la 
demande  que  j'ose  à  peine  vous  faire. 

LE    GÉNÉRAL. 

Allez  votre  train!  je  la  connais,  votre  demande...  Ma  femme  est 
pour  vous...  Ahl  Normand,  vous  avez  attaqué  la  place  par  son 
côté  faible. 

GODARD. 

Général,  vous  êtes  un  vieux  soldat  qui  n'aimez  pas  les  phrases» 
vous  allez  en  toute  affaire  comme  vous  alliez  au  feu... 

LE    GÉNÉRAL. 

Droit,  et  à  fond  de  train  ! 

GODARD. 

Ça  me  va!  car  je  suis  si  timide... 

LE   GÉNÉRAL. 

Vous!  je  vous  dois,  mon  cher,  une  réparation  :  je  vous  prenais 
pour  un  homme  qui  savait  trop  bien  ce  qu'il  valait. 

GODARD. 

Pour  un  avantageux?  eh  bien,  général,  je  me  marie  parce  que 
je  ne  sais  pas  faire  la  cour  aux  femmes. 

LE    GÉNÉRAL,    à  part. 

Pékin!  (Haut.)  Gomment!  vous  voilà  grand  comme  père  et  mère, 
et...  mais,  monsieur  Godard,  vous  n'aurez  pas  ma  fille. 

GODARD. 

Oh!  soyez  tranquille!  Vous  y  entendez  malice.  .l'ai  du  cœur,  et 
beaucoup;  seulement,  je  veux  être  sûr  de  ne  pas  être  refusé. 


LA    MARATRE.  341 

LE    GÉNÉHAL. 

Vous  avez  du  courage  contre  les  villes  ouvertes. 

GODARD. 

Ce  n'est  pas  cera  du  tout,  mon  général.  Vous  m'intimidez  déjà 
avec  vos  plaisanteries. 

LE    GÉNÉRAL. 

Allez  toujours! 

GODARD. 

Moi»  je  n'entends  rien  aux  simagrées  des  femmes!  je  ne  sais 
pas  plus  quand  leur  non  veut  dire  oui  que  quand  le  oui  veut  dire 
non;  et,  lorsque  j'aime,  je  veux  être  aimé... 

LE    GÉNÉRAL,    à   part. 

Avec  ces  idées-là,  il  le  sera  ! 

GODARD. 

11  y  a  beaucoup  d'hommes  qui  me  ressemblent,  et  que  la  petite 
guerre  des  façons  et  des  manières  ennuie  au  suprême  degré. 

LE    GÉNÉRAL. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  délicieux,  c'est  la  résistance!  On  a  le 
plaisir  de  vaincre. 

GODARD. 

Non,  merci  !  Quand  j'ai  faim,  je  ne  coquette  pas  avec  ma  soupe! 
J'aime  les  choses  jugées,  et  fais  peu  de  cas  de  la  procédure,  quoi- 
que Normand.  Je  vois  dans  le  monde  des  gaillards  qui  s'insinuent 
auprès  des  femmes  en  leur  disant  :  «  Ah!  vous  avez  là,  madame, 
une  jolie  robe.  —  Vous  avez  un  goût  parfait.  11  n'y  a  que  vous 
pour  savoir  vous  mettre  ainsi.  »  Et  q-ji  de  là  partent  pour  aller, 
aller...  Et  ils  arrivent;  ils  sont  prodigieux,  parole  d'honneur!  Moi, 
je  ne  vois  pas  comment,  de  ces  paroles  oiseuses,  on  parvient  à... 
Non...  Je  pataugerais  des  éternités  avant  de  dire  ce  que  m'inspire 
la  vue  d'une  jolie  femme. 

LE    GÉNÉRAL. 

Ah  !  ce  ne  sont  pas  là  les  hommes  de  l'Empire. 

GODARD. 

C'est  à  cause  de  cela  que  je  me  suis  fait  hardi!  Cette  fausse 
hardiesse,  accompagnée  de  quarante  aille  livres  de  rente,  est 
acceptée  sans  protêt,  et  j'y  gagne  de  pouvoir  aller  de  l'avant.  Voilà 
pourquoi  vous  m'avez  pris  pour  un  homme  avantageux.  Quand  on 


342  THÉÂTRE. 

n'a  pas  ça  d'hypothèques  sur  de  bons  herbages  de  la  vallée  d*Auge» 
qu'on  possède  un  joli  château  tout  meublé,  car  ma  femme  n'aura 
que  son  trousseau  à  y  apporter,  elle  trouvera  même  les  cache- 
mires et  les  dentelles  de  feu  ma  mère.  Quand  on  a  tout  cela, 
général,  on  a  le  moral  qu'on  veut  avoir.  Aussi  suis- je  M.  de 
Rimonville. 

LE    GÉNÉRAL. 


Non,  Godard. 
Godard  de  Rimonville. 
Godard  tout  court. 
Général,  cela  se  tolère. 


GODARD. 


LE  GÉNÉRAL. 


GODARD. 


LE  GENERAL. 

Moi,  je  ne  tolère  pas  qu'un  homme,  fût-il  mon  gendre,  renie 
son  père;  le  vôtre,  fort  honnête  homme  d'ailleurs,  menait  ses 
bœufs  lui-même  de  Gaen  à  Poissy,  et  s'appelait  sur  toute  la  route 
Godard,  le  père  Godard. 

GODARD. 

C'était  un  homme  bien  distingué.  * 

LE    GÉNÉRAL. 

Dans  son  genre...  Mais  je  vois  ce  que  c'est.  Comme  ses  bœufs 
vous  ont  donné  quarante  mille  livres  de  rente,  vous  comptez  sur 
d'autres  bêtes  pour  vous  faire  donner  le  nom  de  Rimonville. 

GODARD. 

Tenez,  général!  consultez  mademoiselle  Pauline;  elle  est  de  son 
époque,  elle.  Nous  sommes  en  1829,  sous  le  règne  de  Charles  X. 
Elle  aimera  mieux,  en  sortant  d'un  bal,  entendre  dire  :  a  Les  gens 
de  madame  de  Rimonville,  »  que  :  a  Les  gens  de  madame  Godard.  » 

LE    GÉNÉRAL. 

Oh!  si  ces  sottises-là  plaisent  à  ma  fille,  comme  c'est  de  vous 
qu'on  se  moquera,  ça  m'est  parfaitement  égal,  mon  cher  Godard. 

GODARD. 

De  Rimonville. 

LE    GÉNÉRAL. 

Godard!  Tenez,  vous  êtes  un  honnête  homme,  vous  êtes  jeune, 


LA  MARATRE.  343 

VOUS  êtes  riche,  vous  dites  que  vous  ne  ferez  pas  la  cour  aux 
femmes,  que  ma  fille  sera  la  reine  de  voire  maison...  Eh  bien, 
ayez  son  agrément,  vous  aurez  le  mien;  car,  voyez-vous,  Pauline 
n'épousera  jamais  que  l'homme  qu'elle  aimera,  riche  ou  pauvre... 
Ah!  il  y  a  une  exception,  mais  elle  ne  vous  concerne  pas.  J'ai- 
merais mieux  aller  à  son  enterrement  que  de  la  conduire  à  la 
mairie,  si  son  prétendu  se  trouvait  fils,  petit-fils,  frère,  neveu, 
cousin  ou  allié  d'un  des  quatre  ou  cinq  misérables  qui  ont  trahi... 
car  mon  culte  à  moi,  c'est... 

GODARD. 

L'empereur!...  on  le  sait... 

LE    GÉNÉRAL. 

Dieu,  d'abord,  puis  la  France  ou  l'empereur...  c'est  tout  un 
pour  moi...  enfin,  ma  femme  et  mes  enfants!  Qui  touche  à  mes 
dieux,  devient  mon  ennemi;  je  le  tu^  c^mme  un  lièvre,  sans 
remords.  Voilà  mes  idées  sur  la  religion,  le  pays  et  la  famille.  Le 
catéchisme  est  court,  mais  il  est  bon.  Savez-vous  pourquoi  en  1816, 
après  leur  maudit  licenciement  de  l'armée  de  la  Loire,  j'ai  pris  ma 
pauvre  petite  orpheline  dans  mes  bras,  et  je  suis  venu,  moi,  colo- 
nel de  la  jeune  garde,  blessé  à  Waterloo,  ici,  près  de  Louviers, 
me*faire  fabricant  de  draps? 

GODARD. 

Pour  ne  pas  servir  ceux-ci. 

LE    GÉNÉRAL. 

Pour  ne  pas  mourir  comme  un  assassin,  sur  l'échafaud, 

GODARD. 

Ah!  bon  Dieu! 

LE    GÉNÉRAL. 

Si  j'avais  rencontré  un  de  ces  traîtres,  je  lui  aurais  fait  son 
affaire.  Encore  aajoiu-d'hui,  après  bientôt  quinze  ans,  tout  mon 
sang  bout  dans  mes  veines  si,  par  hasard,  je  lis  leurs  noms  dans 
un  journal,  ou  si  quelqu'un  les  prononce  devant  moi.  Enfin,  si  je 
me  trouvais  avec  l'un  d'eux,  rien  ne  m'empocherait  de  lui  sauter 
à  la  gorge,  de  le  déch'irer,  de  rétouffe%.. 

GODARD. 

Vous  auriez  raison,  (a  part.;  Faut  dire  comme  lui. 


344  THÉÂTRE. 

LE    GÉNÉRAL. 

Oui,  monsieur,  je  l' étoufferais!...  Et,  si  mon  gendre  tourmentait 
ma  chère  enfant,  ce  serait  de  même. 

GODARD. 

Ah! 

LE    GÉNÉRAL. 

Oh!  je  ne  veux  pas  qu'il  se  laisse  mener  par  elle.  Un  homme 
doit  être  le  roi  dans  son  ménage,  comme  moi  ici. 

GODARD,    à  part. 

Pauvre  homme!  comme  il  s'abuse! 

LE     GÉNÉRAL. 

Vous  dites? 

GODARD. 

Je  dis,  général,  que  votre  menace  ne  m'effraye  pas!  O^iand  on 
ne  se  donne  qu'une  femme  à  aimer,  elle  est  joliment  aimée. 

LE    GÉNÉRAL. 

Très-bien,  mon  cher  Godard.  Quant  à  la  dot... 

GODARD. 

Oh! 

LE  GÉNÉRAL.  ^ 

Quant  à  la  dot  de  ma  fille,  elle  se  compose... 

GODARD. 

Elle  se  compose...? 

LE    GÉNÉRAL. 

De  la  fortune  de  sa  mère  et  de  la  succession  de  son  oncle  Bon- 
cœur...  C'est  intact,  et  je  renonce  à  tous  mes  droits.  Cela  fait 
alors  trois  cent  cinquante  mille  francs  et  un  an  d'intérêts,  car  Pau- 
line a  vingt-deux  ans. 

GODARD. 

Trois  cent  soixante-sept  mille  cinq  cents  francs? 

LE     GÉNÉRAL. 

Non. 

GODARD. 

Comment,  non? 

LE    GÉNÉRAL, 

Plus! 


LA   MARATRE.  345 

GODARD. 

Plus?... 

LE    GÉNÉRAL. 

Quatre  cent  mille  francs.  (Mouvement  do  Godard.)  Je  donne  la  dif- 
férence... Mais,  après  moi,  vous  ne  trouverez  plus  rien...  Vous 
comprenez? 

GODARD. 

Je  ne  comprends  pas. 

LE    GÉNÉRAL. 

J'adore  le  petit  Napoléon. 

GODARD. 

Le  petit  duc  de  Reichstadt? 

LE     GÉNÉRAL. 

Non,  mon  fils,  qu'ils  n'ont  voulu  baptiser  que  sous  le  nom  de 
Léon;  mais  j'ai  écrit  là  (n  se  frappe  sur  le  cœur.)  :  «Napoléon!...))  Donc, 
j'amasse  le  plus  que  je  peux  pour  lui,  pour  sa  mère. 

GODARD,    à  part. 

Surtout  pour  sa  mère,  qui  est  une  fine  mouche. 

LE    GÉNÉRAL. 

Dites  donc...,  si  ça  ne  vous  convient  pas,  il  faut  le  dire. 

GODARD  ,    à  part. 

Ça  fera  des  procès.  (Haut.)  Au  contraire,  je  vous  y  aiderai,  général. 

LE    GÉNÉRAL. 

A  la  bonne  heure!  voilà  pourquoi,  mon  cher  Godard... 

GODARD. 

De  Rimonville. 

LE    GÉNÉRAL. 

Godard,  j'aime  mieux  Godard.  Voilà  pourquoi,  après  avoir  com- 
mindé  les  grenadiers  de  la  jeune  garde,  moi,  général,  comte  de 
Grandchamp,  j'habille  leurs  pousse-cailloux. 

GODARD. 

C'est  très-naturel  !  Économisez,  général,  votre  veuve  ne  doit  pas 
resler  sans  fortune. 

LE     CKNKP.  \L. 

Un  ange,  Godard! 

GODARD. 

De  Rimonville. 


346  THÉÂTRE. 

LE    GÉNÉRAL. 

Godard,  un  ange  à  qui  vous  devez  l'éducation  de  votre  future; 
elle  Fa  faite  à  son  image.  Pauline  est  une  perle,  un  bijou;  ça  n'a 
pas  quitté  la  maison,  c'est  pur,  innocent,  comme  dans  le  berceau. 

GODARD. 

Général,  laissez-moi  faire  un  aveu!  certes,  mademoiselle  Pauline 
est  belle. 

LE    GÉNÉRAL. 

Je  le  crois  bien. 

GODARD. 

Elle  est  très-belle  ;  mais  il  y  a  beaucoup  de  belles  filles  en  Nor- 
mandie, et  très-riches,  il  y  en  a  de  plus  riches  qu'elle...  Eh  bien, 
si  vous  saviez  comme  les  pères  et  les  mamans  de  ces  héritières-là 
me  pourchassent!...  Enfin,  c'en  est  indécent.  Mais  ça  m'amuse: 
je  vais  dans  les  châteaux,  on  me  distingue... 

LE    GÉNÉRAL. 

Fat! 

GODARD. 

Oh  !  ce  n'est  pas  pour  moi,  allez  !  Je  ne  m'abuse  pas  !  c'est  pour 
mes  beaux  mouchoirs  à  bœufs  non  hypothéqués;  c'est  pour  mes 
économies,  et  pour  mon  parti  pris  de  ne  jamais  dépenser  tout  mon 
revenu.  Savez-vous  ce  qui  m'a  fait  rechercher  votre  alliance  entre 
tant  d'autres? 

LE    GÉNÉRAL. 

Non. 

GODARD. 

Il  y  a  des  riches  qui  me  garantissent  Pobtention  d'une  ordon- 
nance de  Sa  Majesté,  par  laquelle  je  serais  nommé  comte  de 
Rimonville  et  pair  de  France. 

LE    GÉNÉRAL. 

Vous? 

GODARD. 

Oh  !  oui,  moi  ! 

LE    GÉNÉRAL. 

Avez-vous  gagné  des  batailles?  avez-vous  sauvé  votre  pays? 
Tavez-vous  illustré?  Ça  fait  pitié  ! 


LA   MARATRE.  347 

GODARD. 

Ça  fait  pit...  (a  part.)  Qu'est-ce  que  je  dis  donc?  (Haut.)  Nous 
ne  pensons  pas  de  même  à  ce  sujet.  Enûn,  savez-vous  pourquoi 
j'ai  préféré  votre  adorable  Pauline? 

LE    GÉNÉRAL. 

Sacrebleu!  parce  que  vous  raimiez... 

GODARD. 

Oh!  naturellement;  mais  c'est  aussi  à  cause  de  Tunion,  du 
calme,  du  bonheur  qui  régnent  ici.  C'est  si  séduisant  d'entrer 
dans  un  famille  honnête,  de  mœurs  pures,  simples,  patriarcales! 
Je  suis  observateur. 

LE     GÉxNÉRAL. 

C* est-à-dire  curieux... 

GODARD, 

La  curiosité,  général,  est  la  mère  de  l'observation.  Je  connais 
l'envers  et  l'endroit  de  tout  le  département. 

LE    GÉNÉRAL. 

Eh  bien? 

GODARD. 

Eh  bien,  dans  toutes  les  familles  dont  je  vous  parlais,  j'ai  vu  de 
vilains  côtés.  Le  public  aperçoit  un  extérieur  décent,  d'excellentes, 
d'irréprochables  mères  de  famille,  des  jeunes  personnes  char- 
mantes, de  bons  pères,  des  oncles  modèles;  on  leur  donnerait  le 
bon  Dieu  sans  confession,  on  leur  confierait  des  fonds...  Pénétrez 
là  dedans,  c'est  à  épouvanter  un  juge  d'instruction. 

LE     GÉNÉRAL. 

Ah!  vous  voyez  le  monde  comme  ça?  Moi,  je  conserve  les  illu- 
sions avec  lesquelles  j'ai  vécu.  Fouiller  ainsi  dans  les  consciences, 
ça  regarde  les  prêtres  et  les.  magistrats;  je  n'aime  pas  les  robes 
noires,  et  j'espère  mourir  sans  les  avoir  jamais  vues!  Mais,  Godard, 
le  sentiment  qui  nous  vaut  votre  préférence  me  flatte  plus  que 
votre  fortune...  Touchez  là,  vous  avez  mon  estime,  et  je  ne  la 
prodigue  pas. 

GODARD. 

Général,  merci,  (a  pan.;  l^mpaumé,  le  beau-père! 


348  THÉÂTRE. 

SCÈNE   IV 

Les  Mêmes,   PAULINE,   GERTRUDE. 

LE    GÉNÉRAL,    apercevant  Pauline. 

Ah!  te  voilà,  petite? 

GERTRUDE. 

N'est-ce  pas  qu'elle  est  jolie? 

GODARD. 

Mad... 

GERTRUDE. 

Oh!  pardon,  monsieur,  je  ne  voyais  que  mon  ouvrage. 

GODARD. 

Mademoiselle  est  éblouissante. 

GERTRUDE. 

Nous  avons  du  monde  à  dîner,  et  je  ne  suis  pas  belle-mère  du 
tout;  j'aime  à  la  parer,  car  c'est  une  fille  pour  moi. 

GODARD,    à   part. 

On  m'attendait! 

GERTRUDE. 

Je  vais  vous  laisser  avec  elle. ..  faites  votre  déclaration,  (au  générai.  ) 
Mon  ami,  allons  au  perron,  voir  si  notre  cher  docteur  arrive. 

LE    GÉNÉRAL. 

Je  suis  tout  à  toi,  comme  toujours,  (a  Pauline.)  Adieu,  mon  bijou. 

(a  Godard.)  Au  TCVOir.  (Gertrude  et  le  général  vont  au  perron;  mais  Gertrude 
surveille  Godard  et  Pauline.  Ferdinand  va  pour  sortir  de  la  chambre  de  Pauline; 
sur  un  signe  de  cette  dernière,   il  y  rentre   précipitamment.  ) 

GODARD,    sur  le  devant  de  la  scène. 

Voyons,  que  dois-je  lui  dire  de  fin,  de  délicat?  Ah!  j'y  suis! 
(a  Pauline.)  Noiis  avous  uue  bien  belle  journée,  aujourd'hui,  made- 
moiselle. 

PAULINE. 

Bien  belle,  en  effet,  monsieur. 

GODARD. 

Mademoiselle!... 


LA  MARATRE.  349 

PAULINE. 

Monsieur? 

GODARD. 

Il  dépend  de  vous  de  la  rendre  encore  plus  belle  pour  moi. 

PAULINE. 

Comment  ? 

GODARD. 

Vous  ne  comprenez  pas?  Madame  de  Grancliamp,  votre  belle- 
mère,  ne  vous  a-t-elle  donc  rien  dit  à  mon  sujet? 

PAULINE. 

En  m'habillant,  tout  à  l'heure,  elle  m'a  dit  de  vous  un  bien 
inûni  ! 

GODARD. 

Et  pensez-vous  de  moi  quelque  peu  de  ce  bien  qu'elle  a  eu  la 
bonté  de...? 

PAULINE. 

Oh  !  tout,  monsieur  ! 

GODARD,    se  plaçant  dans  un  fauteuil.  A  part. 

Cela  va  trop  bien.  (Haut.)  Aurait-elle  commis  Theureuse  indis- 
crétion de  vous  dire  que  je  vous  aime  tellement,  que  je  voudrais 
vous  voir  la  châtelaine  de  Rimonville  ? 

PAULINE. 

Elle  m'a  fait  entendre  vaguement  que  vous  veniez  ici  dans  une 
intention  qui  m'honore  infiniment. 

GODARD,    à   genoux. 

Je  vous  aime,  mademoiselle,  comme  un  fou  I  je  vous  préfère  à 
mademoiselle  de  Blonville,  à  mademoiselle  de  Clairville,  à  made- 
moiselle de  Verville,  à  mademoiselle  de  Pont-de-Ville...,  à... 

PAULINE. 

Oh  !  assez,  monsieur  !  je  suis  confuse  de  tant  de  preuves  d'un 
amour  encore  bien  récent  pour  moi  !  C'est  presque  une  hécatombe. 
(Godard  se  lève.)  Mousiour  votro  père  se  contentait  de  conduire  les 
victimes  !  mais  vous,  vous  les  immolez. 

GODARD,    à   part. 

Aïe!  aïe!  elle  me  persifle,  je  croi^..  Attends,  attends! 

PAULINE. 

Il  faudrait  au  moins  attendre;  et,  je  vous  l'avouerai... 


350  THÉÂTRE. 

GODARD. 

Vous  ne  voulez  pas  vous  marier  encore...  Vous  êtes  heureuse 
auprès  de  vos  parents,  et  vous  ne  voulez  pas  quitter  votre  père. 

PAULINE. 

C'est  cela  précisément. 

GODARD. 

En  pareil  cas,  il  y  a  des  mamans  qui  disent  aussi  que  leur  fille 
est  trop  jeune;  mais,  comme  monsieur  votre  père  vous  donne  vingt- 
deux  ans,  j'ai  cru  que  vous  pouviez  avoir  le  désir  de  vous  établir. 

PAULINE. 

Monsieur  I 

GODARD. 

Vous  êtes,  je  le  sais,  l'arbitre  de  votre  destinée  et  de  la  mienne; 
mais,  fort  des  vœux  de  votre  père  et  de  votre  seconde  mère,  qui 
vous  supposent  le  cœur  libre,  me  permettez-vous  l'espérance? 

PAULINE. 

Monsieur,  la  pensée  que  vous  avez  eue  de  me  rechercher, 
quelque  flatteuse  qu'elle  soit  pour  moi,  ne  vous  donne  pas  un 
droit  d'inquisition  plus  qu'inconvenant. 

GODARD,     à   part. 

Aurais-je  un  rival?...  (Haut.)  Personne,  mademoiselle,  ne  renonce 
au  bonheur  sans  combattre. 

PAULINE. 

Encore?...  Je  vais  me  retirer,  monsieur. 

GODARD. 

De  grâce,  mademoiselle!...  (a  part.)  Voilà  pour  ta  raillerie. 

PAULINE. 

Eh  !  monsieur,  vous  êtes  riche,  et  personnellement  si  bien  traité 
par  la  nature  ;  vous  êtes  si  bien  élevé,  si  spirituel,  que  vous  trou- 
verez facilement  une  jeune  personne  et  plus  riche  et  plus  belle  que 
moi. 

•   GODARD. 

Mais  quand  on  aime?... 

PAULINE. 

Eh  bien,  monsieur,  c'est  cela  même. 

GODARD,    à  part. 

Ah!  elle  aime  quelqu'un...  Je  vais  rester  pour  savoir  qui..  (Haut.) 


LA  MARATRE.  35< 

Mademoiselle,  dans  l'intérêt  de  mon  amour-propre,  me  permettez- 
vous  au  moins  de  demeurer  ici  quelques  jours? 

PAULINE. 

Mon  père,  monsieur,  vous  répondra. 

GERTRUDE,    s'avançant,  à   Godard. 

Eh  bien? 

GODARD. 

Refusé  net,  durement  et  sans  espoir;  elle  a  le  cœur  pris. 

GERTRUDE,    à  Godard. 

Elle?  une  enfant  que  j'ai  élevée,  je  le  saurais;  et,  d'ailleurs,  per- 
sonne ne  vient  ici...  (a  part.)  Ce  garçon  vient  de  me  donner  des 
soupçons  qui  sont  entrés  comme  des  coups  de  poignard  dans  mon 
cœur...  (a  Godard.)  Demandcz-lui  donc... 

GODARD. 

Ah  bien,  lui  demander  quelque  chose?...  Elle  s'est  cabrée  au 
premier  mot  de  jalousie. 

GERTRUDE. 

Eh  bien,  je  la  questionnerai,  moi!... 
LE  général. 
Ah!  voilà  le  docteur!...  Nous  allons  savoir  la  vérité  sur  la  mort 
de  la  femme  à  Champagne. 


SCENE  V 

Les  Mêmes,   LE  DOCTEUR  VERNON. 

LE    GÉNÉRAL. 

Eh  bien? 

VERNON. 

J'en  étais  sûr,  mesdames,  (n  les  salue.)  Règle  générale,  quand  un 
homme  bat  sa  femme,  il  se  garde  de  l'empoisonner,  il  y  perdrait 
trop.  On  tient  à  sa  victime. 

LE    GÉNÉRAL,    à  Godard. 

Il  est  charmant!  • 

GODARD. 

Il  est  charmant  I 


352  THÉÂTRE. 

LE    GÉNÉRAL,    au  docteur,   en  lui  présentant   Godard. 

M.  Godard. 

GODARD. 

De  Rimonville. 

VERNON   le  regarde  et  se  mouche.  Continuant. 

S'il  la  tue,  c'est  par  erreur,  pour  avoir  tapé  trop  fort;  et  il  est 
au  désespoir;  tandis  que  Champagne  est  assez  naïvement  enchanté 
d'être  naturellement  veuf.  En  effet,  sa  femme  est  morte  du  cho- 
léra... c'est  un  cas  assez  rare,  mais  qui  se  voit  quelquefois...  du 
choléra  asiatique,  et  je  suis  bien  aise  de  l'avoir  observé;  car,  depuis 
la  campagne  d'Egypte,  je  ne  l'avais  plus  vu...  Si  l'on  m'avait 
appelé,  je  l'aurais  sauvée. 

GERTRUDE. 

Ah!  quel  bonheur!...  Un  crime  dans  notre  établissement,  si  pai- 
sible depuis  douze  ans,  cela  m'aurait  glacée  d'effroi. 

LE   GÉNÉRAL. 

Voilà  l'effet  des  bavardages.  Mais  es-tu  bien  certain,  Vernon? 

VERNON. 

Certain!  Belle  question  à  faire  à  un  ancien  chirurgien  en  chef 
qui  a  traité  douze  armées  françaises  de  1793  à  1815,  qui  a  prati- 
qué en  Allemagne,  en  Espagne,  en -Italie,  en  Russie,  en  Pologne, 
en  Egypte  ;  à  un  médecin  cosmopolite  ! 

LE    GÉNÉRAL,    lui   frappant   sur  le  ventre. 

Charlatan,  va!...  il  a  tué  plus  de  monde  que  moi,  dans  tous  ces 
pays-là! 

GODARD. 

Ah  çà!  mais  qu'est-ce  qu'on  disait  donc? 

GERTRUDE. 

Que  ce  pauvre  Champagne,  notre  contre-maître,  avait  empoisonné 
sa  femme. 

VERNON. 

Malheureusement,  ils  avaient  eu  la  veille  une  conversation  où 
ils  s'étaient  trouvés  manche  à  manche...  Ah!  ils  ne  prenaient  pas 
exemple  sur  leurs  maîtres. 

GODARD. 

Un  pareil  bonheur  devrait  être  coritagieux;  mais  les  perfections 
que  madame  la  comtesse  nous  fait  admirer  sont  si  rares! 


LA   MARATRE.  3.^3 

GERTRUDE. 

A-t-on  du  mérite  à  aimer  un  être  excellent  et  une  fille  comme 
celle-là?... 

LE    GÉNÉRAL. 

Allons,  Gertrude,  tais-toi  I...  cela  ne  se  dit  pas  devant  le  monde. 

VER  NON,    à  part. 

Cela  se  dit  toujours  ainsi,  quand  on  a  besoin  que  le  monde  le 
croie. 

LE    GÉNÉRAL,    à    Vernon. 

Que  gromelles-tu  là? 

VERNO.X. 

Je  dis  que  j'ai  soixante-sept  ans,  que  je  suis  votre  cadet,  et  que 
je  voudrais  être  aimé  comme  cela...  (a  part.),  pour  être  sûr  que 
c'est  de  l'amour. 

LE    GÉNÉRAL. 

Envieux!  (a  sa  femme.)  Ma  chère  enfant,  je  n'ai  pas  pour  te  bénir 
la  puissance  de  Dieu,  mais  je  crois  qu'il  me  la  prête  pour  t'aimei-. 

VERNON. 

Vous  oubliez  que  je  suis  médecin,  mon  cher  ami;  c'est  bon 
pour  un  refrain  de  romance,  ce  que  vous  dites  à  madame. 

GERTRUDE. 

Il  y  a  des  refrains  de  romance,  docteur,  qui  sont  très-vrais. 

LE    GÉNÉRAL. 

Vernon,  si  tu  continues  à  taquiner  ma  femme,  nous  nous 
brouillerons  :  un  doute  sur  ce  chapitre  est  une  insulte. 

VERNON. 

Je  n'ai  aucun  doute,  (au  générai.)  Seulement,  vous  avez  aimé  tant 
de  femmes  avec  la  puissance  de  Dieu,  que  je  suis  en  extase, 
comme  médecin,  de  vous  voir  toujours  si  bon  chrétien,  à  soixante  et 

dix  ans.  (Gertrude  se  dirige  doucement  vers  le  canapé  où  est  assis  le  docteur.) 

LE   GÉNÉRAL. 

Chut!  les  dernières  passions,  mon  ami,  sont  les  plus  puissantes. 

VER  NON. 

Vous  avez  raison.  Dans  la  jeunesse,  n(jus  aimons  avec  toutes  nos 
forces  qui  vont  diminuant,  tandis  que,  dans  la  vieillesse,  nous 
aimons  avec  notre  faiblesse  qui  va,  qui  va  grandissant. 
XVII  :  23 


354  THÉÂTRE. 

LE    GÉNÉRAL. 

Méchant  philosophe  ! 

GERTRUDE,    à  Vernon. 

Docteur,  pourquoi,  vous,  si  bon,  essayez-vous  de  jeter  des  doutes 
dans  le  cœur  de  Grandchamp?...  Vous  savez  qu'il  est  d'une  jalou- 
sie à  tuer  sur  un  soupçon.  Je  respecte  tellement  ce  sentiment,  que 
j'ai  fini  par  ne  plus  voir  que  vous,  M.  le  maire  et  M.  le  curé.  Vou- 
lez-vous que  je  renonce  encore  à  votre  société,  qui  nous  est  si 
douce,  si  agréable?...  Ah!  voilà  Napoléon. 

VERNON,   à  part. 

Une  déclaration  de  guerre!...  Elle  a  renvoyé  tout  le  monde,  elle 
me  renverra. 

GODARD. 

Docteur,  vous  qui  êtes  presque  de  la  maison,  dites-moi  donc 
ce  que  vous  pensez  de  mademoiselle  Pauline.  (Ledocteurseiève.ie  re- 
garde, se  mouche  et  gagne  le  fond.  On  entend  sonner  pour  le  dîner.) 

SCÈNE  VI 
Les  Mêmes,   NAPOLÉON,  FÉLIX. 

NAPOLÉON,    accourant. 

Papa,  papa,  n'est-ce  pas  que  tu  m'as  permis  de  monter  Coco? 

LE    GÉNÉRAL. 

Certainement. 

NAPOLÉON,    à  Félix. 

Ah!  vois-tu! 

GERTRUDE,    elle  essuie  le  front  de  son  ûls. 

A-t-il  chaud! 

LE    GÉNÉRAL. 

Mais  à  condition  que  quelqu'un  t'accompagnera. 

FÉLIX. 

Eh  bien,  j'avais  raison,  monsieur  Napoléon.  —  Mon  général,  le 
petit  coquin  voulait  aller  sur  le  poney,  tout  seul  par  la  campagne. 

NAPOLÉON. 

11  a  peur  pour  moi!  Est-ce  que  j'ai  peur  de  quelque  chose,  moi? 

lix  sort.  On  sonne  de  nouveau  pour  le  dîner.  ) 


LA  MARATRE.  3;^ 

LE    GÉNÉRAL. 

Viens  que  je  t'embrasse  pour  ce  mot-là...  Voilà  un  petit  milicien 
qui  tient  de  la  jeune  garde. 

VERNON,    en  regardant  Gertrudo. 

Il  tient  de  son  père! 

GERTRUDE,    vivement. 

Au  moral,  c'est  tout  son  portrait;  car,  an  physique,  il  me  res- 
semble. 

FÉLIX. 

Madame  est  servie. 

GERTRUDE. 

Eh  bien,  où  donc  est  Ferdinand?...  il  est  toujours  si  exact... 
—  Tiens,  Napoléon,  va  voir  dans  l'allée  de  la  fabrique  s'il  vient,  et 
cours  lui  dire  qu'on  a  sonné. 

LE    GÉNÉRAL. 

Mais  nous  n'avons  pas  besoin  d'attendre  Ferdinand.  —  Godard, 
donnez  le  bras  à  Pauline,  (vemon  va  offrir  le  bras  à  certrude.)  — Eh!  ehl 
permets,  Vernon!...  Tu  sais  bien  que  personne  que  moi  ne  prend 
le  bras  de  ma  femme. 

VERNON,    à  lui-même. 

Décidément,  il  est  incurable. 

NAPOLÉON. 

Ferdinand,  je  l'ai  vu  là-bas  dans  la  grande  avenue. 

VERNON. 

Donne-moi  la  main,  tyran! 

NAPOLÉON. 

Tiens,  tyran!...  c'est  moi  qui  vaste  tirer,  et  joliment,  (n  fait  toum  r 

Yernon.) 

SCÈNE  VII 

FERDINAND,    seul,  sortant  avec  précaution  do  chez  Pauline. 

Le  petit  m'a  sauvé,  mais  je  ne  sais  par  quel  hasard  il  m'a 
vu  dans  l'avenue!  Encore  une  imprudence  de  ce  genre,  et  nous 
sommes  perdus!...  11  faut  sortir  de  cette  situation  à  tout  j)rix... 
Voici  Pauline  demandée  en  mariai,'e...  elle  a  refusé  Godard.  Le 


356  THÉÂTRE. 

général,  et  Gertrude  surtout,  vont  vouloir  connaître  les  motifs 
de  ce  refus!  Voyons,  gagnons  le  perron,  pour  avoir  l'aii'  de  venir 
de  la  grande  allée,  comme  l'a  dit  Léon.  Pourvu  que  personne  ne 
me  voie  de  la  salle  à  manger...  (n  rencoatre  Ramei.)  Eugène  Ramel! 

SCENE  VIII 

FERDINAND,   RAMEL. 

RAMEL. 

Toi  ici,  Marcandal  ! 

FERDINAND. 

Chut!  ne  prononce  plus  jamais  ici  ce  nom-là!  Si  le  général  m'en- 
tendait appeler  Marcandal,  s'il  apprenait  que  c'est  mon  nom,  il  me 
tuerait  à  l'instant  comme  un  chien  enragé. 

RAMEL. 

Et  pourquoi? 

FERDINAND. 

Parce  que  je  suis  le  ûls  du  général  Marcandal. 

RAMEL. 

Un  général  à  qui  les  Bouo'bons  ont,  en  partie,  dû  leur  second 
voyage. 

FERDINAND. 

Aux  yeux  du  général  Grandchamp,  avoir  quitté  Napoléon  pour 
servir  les  Bourbons,  c'est  avoir  trahi  la  France.  Hélas!  mon  père 
lui  a  donné  raison,  car  il  est  mort  de  chagrin.  Ainsi,  songe  bien  à 
ne  m'appeler  que  Ferdinand  Charny,  du  nom  de  ma  mère. 

RAMEL. 

Et  que  fais-tu  donc  ici? 

FERDINAND. 

j'y  suis  le  directeur,  le  caissier,  le  maître  Jacques  de  la  fabrique. 

RAMEL. 

Comment!  par  nécessité? 

FERDINAND, 

Par  nécessité!  Mon  père  a  tout  dissipé,  même  la  fortune  de  ma 
pauvre  mère,  qui  vit  de  sa  psasion  de  veuve  d'un  lieutejiant  géné- 
ral, en  Bretagne. 


LA  MARATRE.  3,^7 

RAMEL. 

Comment!  ton  père,  commandant  de  la  garde  royale,  dans  une 
position  si  brillante,  est  mort  sans  te  rien  laisser,  pas  même  une 
protection? 

FEHDINAND. 

Â-t-on  jamais  trahi,  changé  de  parti,  sans  des  raisons...? 

RAiMEL. 

Voyons,  voyons,  ne  parlons  plus  de  cela. 

FERDINAND. 

Mon  père  était  joueur...  voilà  pourquoi  il  eut  tant  d'indulgence 
pour  mes  folies...  Mais  toi,  qui  t'amène  ici? 

RAMEL. 

Depuis  quinze  jours,  je  suis  procureur  du  roi  à  Louviers. 

FERDINAND. 

On  m'avait  dit...  j'ai  lu  même  un  autre  nom. 

RAMEL. 

De  la  Grandière. 

FERDINAND. 

C'est  cela. 

RAMEL. 

Pour  pouvoir  épouser  mademoiselle  de  Boudeville,  j'ai  obtenu 
la  permission  de  prendre,  comme  toi,  le  nom  de  ma  mère.  La 
famille  Boudeville  me  protège,  et,  dans  un  an,  je  serai,  sans  doute, 
avocat  général  à  Rouen...  un  marchepied  pour  aller  à  Paris. 

FERDINAND. 

Et  pourquoi  viens-tu  dans  notre  paisible  fabrique? 

RAMEL. 

Pour  une  instruction  criminelle,  une  affaire  d'empoisonnement. 
C'est  un  beau  début.  (Entre  Féiix.) 

FÉLIX. 

Ah!  monsieur,  madame  est  d'une  inquiétude... 

FERDINAND. 

Dis  que  je  suis  en  affaire.  (Félix  sort.)  Mon  cher  lùigène,  dans  le 
cas  où  le  général,  qui  est  très-curieux,  comme  tous  les  vieux  trou- 
piers désœuvrés,  te  demanderait  commet  nous  nous  sommes  ren- 
contrés, n'oublie  pas  de  dire  que  nous  sommes  venus  par  la  grande 
avenue...  C'est  capital  pour  moi...  Revenons  à  ton  afl'aire.  C'est 


3o8  THÉÂTRE. 

pour  la  femme  à  Champagne,  notre  contre-maître,  que  tu  es  venu 
ici;  mais  il  est  innocent  comme  l'enfant  qui  naît! 

RAMEL. 

Tu  crois  cela,  toi?  La  justice  est  payée  pour  être  incrédule.  Je 
vois  que  tu  es  resté  ce  que  je  t'ai  laissé,  le  plus  noble,  le  plus  en- 
thousiaste garçon  du  monde,  un  poëte  enfin!  un  poëte  qui  met  la 
poésie  dans  sa  vie  au  lieu  de  l'écrire,  croyant  au  bien,  au  beau  ! 
Ah  çàl  et  l'ange  de  tes  rêves,  et  ta  Gertrude,  qu'est-elle  devenue? 

FERDINAND. 

Chut!  ce  n'est  pas  seulement  le  ministre  de  la  justice,  c'est  un 
peu  le  ciel  qui  t'a  envoyé  à  Louviers;  car  j'avais  besoin  d'un  ami 
dans  la  crise  affreuse  où  tu  me  trouves.  Écoute,  Eugène,  viens  ici. 
C'est  à  mon  ami  de  collège,  c'est  au  confident  de  ma  jeunesse  que 
je  vais  m'adresser  :  tu  ne  seras  jamais  un  procureur  du  roi  pour 
moi,  n'est-ce  pas?  Tu  vas  voir  par  la  nature  de  mes  aveux  qu'ils 
exigent  le  secret  du  confesseur. 

RAMEL. 

Y  aurait-il  quelque  chose  de  criminel? 

FERDINAND. 

Allons  donc!  tout  au  plus  des  délits  que  les  juges  voudraient 
avoir  commis. 

RAMEL. 

C'est  que  je  ne  t'écouterais  pas;  ou,  si  je  t'écoutais... 

FERDINAND. 

Eh  bien? 

RAMEL. 

Je  demanderais  mon  changement. 

FERDINAND. 

Allons,  tu  es  toujours  mon  bon,  mon  meilleur  ami...  Eh  bien, 
depuis  trois  ans,  j'aime  tellement  mademoiselle  Pauhne  de  Grand- 
champ,  et  elle... 

RAMEL. 

îS'achève  pas,  je  comprends.  Vous  recommencez  Roméo  et  Ju- 
liette... en  pleine  Normandie. 

FERDINAND. 

Avec  cette  différence  que  la  haine  héréditaire  qui  séparait  ces 


LA  MARATRE.  359 

deux  amants  n'est  qu'une  bagatelle  en  comparaison  de  Thorreur 
de  M.  de  Grandchamp  pour  le  fils  du  traître  Marcandal! 

RAMEL. 

Mais  voyons!  mademoiselle  Pauline  de  Grandchamp  sera  libre 
dans  trois  ans;  elle  est  riche  de  son  chef  (je  sais  cela  par  les  Bou- 
deville);  vous  vous  en  irez  en  Suisse  pendant  le  temps  nécessaire 
à  calmer  la  colère  du  général;  et  vous  lui  ferez,  s'il  le  faut,  les 
sommations  respectueuses. 

FERDINAND. 

Te  consulterais-je,  s'il  ne  s'agissait  que  de  ce  vulgaire  et  facile 
dénoûment? 

RAMEL. 

Ah!  j'y  suis!  mon  ami.  Tu  as  épousé  ta  Gertrude...  ton  ange... 
qui  s'est,  comme  tous  les  anges,  métamorphosé  en...  femme  légi- 
time. 

FERDINAND. 

Cent  fois  pis!  Gertrude,  mon  cher,  c'est...  madame  de  Grand- 
champ. 

RAMEL. 

Ah  çà!  comment  t'es-tu  fourré  dans  un  pareil  guêpier? 

FERDINAND. 

Comme  on  se  foujrre  dans  tous  les  guêpiers,  en  croyant  y  trou- 
ver du  miel. 

RAMEL. 

Oh!  oh!  ceci  devient  très-grave!  alors,  ne  me  cache  plus  rien. 

FERDINAND. 

Mademoiselle  Gertrude  de  Meilhac,  élevée  à  Saint-Denis,  m'a 
sans  doute  aimé  d'abord  par  ambition;  très-aise  de  me  savoir 
riche,  elle  a  tout  fait  pour  m'attacher  de  manière  à  devenir  ma 
femme. 

RAMEL. 

C'est  le  jeu  de  toutes  les  orphelines  intrigantes. 

FERDINAND. 

Mais  comment  Gertrude  a  fini  par  m'aimer...,  c'est  ce  qui  ne 
se  peut  exprimer  que  par  les  effets  mêrties  de  cette  passion,  que 
dis-je,  passion?  c'est  chez  elle  ce  premier,  ce  seul  et  unique  amour 
qui  domine  toute  la  vie  et  qui  la  dévore.  Quand  elle  m'a  vu  ruiné 


360  THÉÂTRE. 

vers  la  fin  de  1816,  elle  qui  me  savait,  comme  loi,  poète,  aimant 
le  luxe  et  les  arts,  la  vie  molle  et  heureuse,  enfant  gâté,  pour  tout 
dire,  a  conçu,  sans  me  le  communiquer  d'ailleurs,  un  de  ces  plans 
infâmes  et  sublimes,  comme  tout  ce  que  d'ardentes  passions  con- 
trariées inspirent  aux  femmes,  qui,  dans  l'intérêt  de  leur  amour, 
font  tout  ce  que  font  les  despotes  dans  l'intérêt  de  leur  pouvoir; 
pour  elles,  la  loi  suprême,  c'est  leur  amour... 

RAM  EL. 

Les  faits,  mon  cher?...  Tu  plaides,  et  je  suis  procureur  du  roi. 

FERDINAND. 

Pendant  que  j'établissais  ma  mare  en  Bretagne,  Gertrude  a  ren- 
contré le  général  de  Grandchamp,  qui  cherchait  une  institutrice 
pour  sa  fille.  Elle  n'a  vu  dans  ce  vieux  soldat  blessé  grièvement, 
alors  âgé  de  cinquante-huit  ans,  qu'un  coffre-fort.  Elle  s'est  imaginé 
être  promptement  veuve,  riche  en  peu  de  temps,  et  pouvoir  re- 
prendre et  son  amour  et  son  esclave.  Elle  s'est  dit  que  ce  mariage 
serait  comme  un  mauvais  rêve,  promptement  suivi  d'im  beau 
réveil.  Et  voilà  douze  ans  que  dure  le  rêve  !  Mais  tu  sais  comme 
raisonnent  les  femmes. 

RAMEL, 

Elles  ont  une  jurisprudence  à  elles. 

FERDINAND. 

Gertrude  est  d'une  jalousie  féroce.  Elle  veut  être  payée  par  la 
fidélité  de  l'amant  de  l'infidélité  qu'elle  fait  au  mari,  et,  comme 
elle  souffrait,  disait-elle,  le  martyre,  elle  a  voulu... 

RAMEL. 

l'avoir  sous  son  toit  pour  te  garder  elle-même. 

FERDINAND. 

Elle  a  réussi,  mon  cher,  à  m'y  faire  venir.  J'habite,  depuis  trois 
ans,  une  petite  maison  près  de  la  fabrique.  Si  je  ne  suis  pas  parti 
la  première  semaine,  c'est  que,  le  second  jour  de  mon  arrivée,  j'ai 
senti  que  je  ne  pourrais  jamais  vivre  sans  Pauline. 

RAMEL. 

Grâce  à  cet  amour,  ta  position  ici  me  semble,  à  moi  magistrat, 
vin  peu  moins  laide  que  je  ne  le  croyais. 

FERDINAND. 

Ma  position?  mais  elle  est  intolérable  à  cause  des  trois  caractères 


LA   MARATRE.  36< 

au  milieu  desquels  je  me  trouve  pris  :  Pauline  est  hardie,  comme 
le  sont  les  jeunes  personnes  très-innocentes  dont  l'amour  est  tout 
idéal  et  qui  ne  voient  de  mal  à  rien,  dès  qu'il  s'agit  d'un  homme 
de  qui  elles  font  leur  m^iri.  La  pénétration  de  Gertrude  est  ex- 
trême :  nous  y  échappons  par  la  terreur  que  cause  à  Pauline  le 
péril  où  nous  plongerait  la  découverte  de  mon  nom,  ce  qui  lui 
donne  la  force  de  dissimuler!  iMais  Pauline  vient  à  l'instant  de  re- 
fuser Godard. 

RAMEL. 

Godard,  je  le  connais...  C'est,  sous  un  air  bête,  l'homme  le  plus 
fin,  le  plus  curieux  de  tout  le  département.  Et  il  est  ici? 

FERDINAND. 

Il  y  dîne. 

RAMEL. 

Méfie-toi  de  lui  I 

FERDINAND. 

Bien  !  Si  ces  deux  femmes,  qui  ne  s'aiment  déjà  guère,  venaient 
à  découvrir  qu'elles  sont  rivales,  l'une  peut  tuer  l'autre,  je  ne  sais 
laquelle  :  l'une,  forte  de  son  innocence,  de  sa  passion  légitime; 
l'autre,  furieuse  de  voir  se  perdre  le  fruit  de  tant  de  dissimulation, 
de  sacrifices,  de  crimes  même...  (Napoléon  entre.) 

RAMEL. 

Tu  m'effrayes,  moi,  procureur  du  roi!  Non,  parole  d'honneur, 
les  femmes  coûtent  souvent  plus  qu'elles  ne  valent. 

NAPOLÉON. 

Bon  ami!  papa  et  maman  s'impatientent  après  toi;  ils  disent 
qu'il  faut  laisser  les  affaires,  et  Vernon  a  parlé  d'estomac. 

FEP.DINAND. 

Petit  drôle,  tu  es  venu  m'écouter! 

NAPOLÉON. 

Maman  m'a  dit  à  l'oreille  :  «  Va  donc  voir  ce  qu'il  fait,  ton  bon 
ami.  » 

FERDINAND, 

Va,  petit  démon!  va,  je  te  suis!  (a  Ramei.)  Tu  vois,  elle  fait  de 
cet  enfant  un  espion  innocent.  (Napoiéo»  sort.) 

RAMEL. 

C'est  l'enfant  du  général? 


362  THÉÂTRE 

FERDINAND. 


Oui. 

Il  a  douze  ans? 

Oui. 


RAMEL. 


FERDINAND. 


RAMEL. 

Voyons!  tu  dois  avoir  quelque  chose  de  plus  à  me  dire? 

FERDINAND. 

Allons,  je  t'en  ai  dit  assez. 

RAMEL. 

Eh  bien,  va  dîner...  Ne  parle  pas  de  mon  arrivée,  ni  de  ma 
qualité.  Laissons-les  dîner  tranquillement.  Va,  mon  ami,  va. 


SCENE   IX 

RAMEL,  seul. 

Pauvre  garçon!  Si  tous  les  jeunes  gens  avaient  étudié  les  causes 
que  j'ai  observées  en  sept  ans  de  magistrature,  ils  seraient  con- 
vaincus de  la  nécessité  d'accepter  le  mariage  comme  le  seul  ro- 
man possible  de  la  vie...  Mais,  si  la  passion  était  sage,  ce  serait  la 
vertu. 


ACTE    DEUXIEME 


SCENE    PREMIERE 

RAMEL,   MARGUERITE,   puis  FÉLIX. 

îîamel  est  abîmé  dans  ses  réflexions  et  plongé  dans  le  canapé  de  manière  à  ne 
pas  être  vu  d'abord.  Marguerite  apporte  des  flambeaux  et  des  cartes.  Dans 
l'entr'acte,  la  nuit  est  venue. 

MARGUERITE. 

Quatre  jeux  de  cartes,  c'est  assez,  quand  même  M.  le  curé,  le 

maire  et  l'adjoint  viendraient.  (Félli  vient  allumer  les  bougies  des  candé- 
labres.) Je  parierais  bien  que  ma  pauvre  Pauline  ne  se  mariera  pas 
encore  cette  fois-ci.  Chère  enfant!..,  si  sa  défunte  mère  la  voyait 
ne  pas  être  ici  la  reine  de  la  maison,  elle  en  pleurerait  dans  son 
cercueil  !  Moi,  si  je  reste,  c'est  bien  pour  la  consoler,  la  servir. 

FÉLIX,    à   part. 

Qu'est-ce  qu'elle  chante,  la  vieille?.;.  (Haut.)  A  qui  donc  en  vou- 
lez-vous, Marguerite?  je  gage  que  c'est  à  madame. 

MARGUERITE. 

Non,  c'est  à  monsieur  que  j'en  veux. 

FÉLIX. 

A  mon   général?   allez   votre   train   alors;  c'est  un  saint,  cet 
homme-là. 

MARGUERITE. 

Un  saint  de  pierre,  car  il  est  aveugle. 

FÉLIX. 

Dites  donc  aveuglé.  • 

MARGUERITE. 

Ah!  vous  avez  bien  trouvé  cela,  vous. 


364  THÉÂTRE. 

FÉLIX. 

Le  général  n'a  qu'un  défaut...  il  est  jaloux, 

MARGUERITE. 

Et  emporté  donc  ! 

FÉLIX. 

Et  emporté,  c'est  la  même  chose.  Dès  qu'il  a  un  soupçon,  il 
bûche.  Et  ça  lui  a  fait  tuer  deux  hommes,  la,  roide  sur  le  coup... 
Nom  d'un  petit  bonhomme!  avec  un  troupier  de  ce  caractère-là, 
faut...  quoi...  l'étouffer  de  cajoleries...  et  madame  l'étouffé...  Ce 
n'est  pas  plus  fin  que  ça  !  Et  alors,  avec  ces  manières,  elle  lui  a 
mis,  comme  aux  chevaux  ombrageux,  des  œillères;  il  ne  peut  voir 
ni  à  droite  ni  à  gauche,  et  elle  lui  dit  :  «  Mon  ami,  regarde  devant 
toi  !  ))  Voilà. 

MARGUERITE. 

Ah  !  vous  pensez  comme  moi  qu'une  femme  de  trente-deux  ans 
n'aime  un  homme  de  soixante  et  dix  ans  qu'avec  une  idée...  Elle  a 
un  plan. 

RAMEL,    à   part. 

Oh  !  les  domestiques  !  des  espions  qu'on  paye. 

FÉLIX. 

Quel  plan?  elle  ne  sort  pas  d'ici,  elle  ne  voit  personne. 

MARGUERITE. 

Elle  tondrait  sur  un  œuf!  elle  m'a  retiré  les  clefs,  à  moi  qui 
avais  la  confiance  de  feu  madame  ;  savez-vous  pourquoi  ? 

FÉLIX. 

Tiens,  parbleu  !  elle  fait  sa  pelote. 

MARGUERITE. 

Oui  !  depuis  douze  ans,  avec  les  revenus  de  mademoiselle  et  les 
bénéfices  de  la  fabrique.  Voilà  pourquoi  elle  retarde  l'établisse- 
ment de  ma  chère  enfant  tant  qu'elle  peut,  car  faut  donner  le  bien 
en  la  mariant. 

FÉLIX. 

C'est  la  loi. 

MARGUERITE. 

Moi,  je  lui  pardonnerais  tout,  si  elle  rendait  mademoiselle  heu- 
reuse; mais  je  surprends  ma  pauvre  Pauline  à  pleurer,  je  lui 
demande  ce  qu'elle  a  :  u  Rien,  qu'a  dit,  rien,  ma  bonne  Mar- 


LA   MARATRE.  3C5 

guérite!  »  (péUi  son.)  Voyons,  ai-je  tout  fait?  Oui,  voilà  la  table 
de  jeu...  les  bougies,  les  cartes...  Ah!  le  canapé.  (Biie  aperçoit  Ramei.) 
Dieu  de  Dieu  !  un  étranger! 

RAMEL. 

Ne  vous  effrayez  pas,  Marguerite. 

MARGUERITE. 

Monsieur  a  tout  entendu  ! 

RAMEL. 

Soyez  tranquille,  je  suis  discret  par  état,  je  suis  le  procureur 
du  roi. 

MARGUERITE. 

Oh! 

SCÈNE  II 

Les  Mêmes,  PAULINE,  GODARD,  VERNON,  NAPOLÉON, 
FERDINAND,  GERTRUDE,  LE  GÉNÉRAL. 

Gertrude  so  précipite  sur  Marguerite  et  lui  arrache  des  mains  le  coussin. 
GERTRUDE. 

Marguerite,  vous  savez  bien  que  c'est  me  causer  de  la  peine 
que  de  ne  pas  me  laisser  faire  tout  ce  qui  regarde  monsieur; 
d'ailleurs,  il  n'y  a  que  moi  qui  sache  les  lui  bien  arranger,  ses 
coussins. 

MARGUERITE,    à  Pauline. 

Quelles  giries! 

GODARD. 

Tiens,  tiens,  M.  le  procureur  du  roi  ! 

LE    GÉNÉRAL. 

Le  procureur  du  roi  chez  moi  ? 

GERTRUDE. 

Luil 

LE    GÉNÉRAL,    à  Ramcl. 

Monsieur,  par  quelle  raison...? 

RAMEL.» 

J'avais  prié   mon   ami...   M.  Ferdinand   Mar...  (Fcr.Hn.ind  fait  un 

geste,  Gertrude  et  Pauline  laissent  échapper  un   mouvement.) 


366  THÉÂTRE. 

GERTRUDE,    à  part. 

C'est  son  ami  Eugène  Ramel. 

RAMEL. 

Ferdinand  de  Gharny,  à  qui  j'ai  dit  le  sujet  do  mon  arrivée,  en 
le  priant  de  le  cacher  pour  vous  laisser  dîner  tranquillement. 

LE    GÉNÉRAL. 

Ferdinand  est  votre  ami? 

RAMEL. 

Mon  ami  d'enfance,  et  nous  nous  sommes  rencontrés  dans  votre 
avenue.  Après  onze  ans,  on  a  tant  de  choses  à  se  dire  quand  on 
se  revoit,  que  je  suis  la  cause  de  son  retard. 

LE    GÉNÉRAL. 

Mais,  monsieur,  à  quoi  dois-je  votre  présence  ici? 

RAMEL. 

A  Jean  Nicot,  dit  Champagne,  votre  contre-maître,  inculpé  d'un 
crime. 

GERTRUDE. 

Mais,  monsieur,  notre  ami  le  docteur  Vernon  a  reconnu  que  la 
femme  à  Champagne  était  morte  naturellement. 

VERNON. 

Oui,  oui,  du  choléra,  monsieur  le  procureur  du  roi. 

RAMEL. 

La  justice,  monsieur,  ne  croit  qu'à  ses  expertises  et  à  ses  con- 
victions... Vous  avez  eu  tort  de  procéder  avant  nous. 

FÉLIX. 

Madame,  faut-il  servir  le  café? 

GERTRUDE. 

Attendez!  (a  part.)  Comme  il  est  changé!  Cet  homme,  devenu 
procureur  du  roi,  n'est  pas  reconnaissable...  Il  me  glace. 

LE     GÉNÉRAL. 

Mais,  monsieur,  comment  le  prétendu  crime  de  Champagne,  un 
vieux  soldat  que  je  cautionnerais,  peut-il  vous  amener  ici? 

RAMEL. 

Dès  que  le  juge  d'instruction  sera  venu,  vous  le  saurez. 

LE    GÉNÉRAL. 

Prenez  la  peine  de  vous  asseoir. 


LA    MARATRE.  ;  g: 

FERDINAND,    à  Ramel  en   montrant  Paulin». 

Tiens  !  la  voilà. 

RAMEL. 

On  peut  se  faire  tuer  pour  une  si  adorable  fille  ! 

GERTRUDE,    à  Ramel 

Nous  ne  nous  connaissons  pas;  vous  ne  m'avez  jamais  vue...  Ayez 
pitié  de  moi,  de  lui. 

RAMEL. 

Comptez  sur  moi. 

LE    GÉNÉRAL,    qui  a  vu  Ramel  et  Gertrude  causant. 

Ma  femme  est-elle  donc  nécessaire  à  cette  instruction? 

RAMEL. 

Précisément,  général.  C'est  pour  que  madame  ne  fût  pas  avertie 
de  ce  que  nous  avons  à  lui  demander,  que  je  suis  venu  moi-même. 

LE    GÉNÉRAL. 

Ma  femme  mêlée  à  ceci?...  C'est  abuser!.., 

VERNON. 

Du  calme,  mon  ami. 

FÉLIX. 

M.  le  juge  d'instruction! 

LE    GÉNÉRAL. 

Faites  entrer. 

SCÈNE   III 

Les  Mêmes,  LE  JUGE  D'INSTRUCTION,  CHAMPAGNE, 
BAUDRILLON. 

LE    JUGE,    après  avoir  salué. 

Monsieur  le  procureur  du  roi,  voici  M.  Baudrillon,  le  pharmacien, 

RAMEL. 

M.  Baudrillon  n'a  pas  vu  l'inculpé? 

LE    JUGE.     • 

Non,  il  arrive,  et  le  gendarme  qui  l'est  allé  chercher  ne  l'a  pas 
quitté. 


3G8  THÉÂTRE. 

RAMEL. 

Nous  allons  savoir  la  vérité;  faites  approcher  M.  Baudrillon  et 
l'inculpé. 

LE    JUGE. 

Approchez,  monsieur  Baudrillon  (a  Champagne.),  et  vous  aussi. 

RAMEL. 

Monsieur  Baudrillon,  reconnaissez-vous  cet  homme  pour  celui 
qui  vous  aurait  acheté  de  l'arsenic,  il  y  a  deux  jours? 

BAUDRILLON. 

C'est  bien  lui. 

CHAMPAGNE. 

N'est-ce  pas,  monsieur  Baudrillon,  que  je  vous  ai  dit  que  c'était 
pour  les  souris  qui  mangeaient  tout,  jusque  dans  la  maison,  et  que 
je  venais  chercher  cela  pour  madame? 

LE    JUGE. 

Vous  l'entendez,  madame?  Voici  quel  est  son  système  :  il  prétend 
que  vous  l'avez  envoyé  chercher  cette  substance  vous-même,  et 
qu'il  vous  a  remis  le  paquet  tel  que  M.  Baudrillon  la  lui  avait  donné. 

GERTRUDE. 

C'est  vrai,  monsieur. 

RAMEL. 

Avez-vous,  madame,  déjà  fait  usage  de  cet  arsenic? 

GERTRUDE. 

Non,  monsieur. 

LE   JUGE. 

Vous  pouvez  alors  nous  représenter  le  paquet  livré  par  M.  Bau- 
drillon; le  paquet  doit  porter  son  cachet,  et,  s'il  le  reconnaît  pour 
être  sain  et  entier,  les  charges  si  graves  qui  pèsent  sur  votre 
contre-maître  disparaîtraient  en  partie.  Nous  n'aurions  plus  qu'à 
attendre  le  rapport  du  médecin  qui  fait  l'autopsie. 

GERTRUDE. 

Le  paquet,  monsieur,  n'a  pas  quitté  le  secrétaire  de  ma  chamJDre 

à  coucher.  (EUe  sort.) 

CHAMPAGNE. 

Ah!  mon  général,  je  suis  sauvé! 

LE    GÉNÉRAL. 

Pauvre  Champagne! 


LA   MARATRE.  369 

RAMEL. 

Général,  nous  serons  très-heureux  d'avoir  à  constater  l'inno- 
cence de  votre  contre-maître  :  au  contraire  de  vous,  nous  sommes 
enchantés  d'être  battus. 

GEHTRUDE,    revenant. 
Voilà,  messieurs.   (Le  juge  examine  avec  BaudriUon  et  Ramel.) 
BAUDRILLON    met  ses  lunettes. 

C'est  intact,  messieurs,  parfaitement  intact;  voilà  mon  cacliet 
deux  fois,  sain  et  entier. 

LE    JUGE. 

Serrez  bien  cela,  madame:  car,  depuis  quelque  temps,  les  cours 
d'assises  n'ont  à  juger  que  des  empoisonnements. 

GERTRUDE. 

Vous  voyez,  monsieur,  il  était  dans  mon  secrétaire,  et  c'est  moi 

seule,  ou  le  général,  qui  en  avons  la  clef.  (EUe  rentre  dans  la  chambre.) 

RAMEL. 

Général,  nous  n'attendrons  pas  le  rapport  des  experts.  La  prin- 
cipale charge,  qui,  vous  en  conviendrez,  était  très-grave,  car  toute 
la  ville  en  parlait,  vient  de  disparaître,  et,  comme  nous  croyons  à 
la  science  et  à  l'intégrité  du  docteur  Vernon  (Gertrude  revient),  Cham- 
pagne, vous  êtes  libre.   (Mouvement  de  joie  chez  tout  le  monde.)  MaiS  VOUS 

voyez,  mon  ami,  à  quels  fâcheux  soupçons  on  est  exposé,  quand 
on  fait  mauvais  ménage. 

CHAMPAGNE. 

Mon  magistrat,  demandez  à  mon  général  si  je  ne  suis  pas  un 
agneau;  mais  ma  femme,  Dieu  veuille  lui  pardonner!  était  la  plus 
mauvaise  qui  ait  été  fabriquée...  un  ange  n'aurait  pas  pu  y  tenir. 
Si  je  l'ai  quelquefois  remise  à  la  raison,  le  mauvais  quart  d'heure 
que  vous  venez  de  me  faire  passer  en  est  une  rude  punition,  mille 
noms  de  noms!...  Être  pris  pour  un  empoisonneur,  et  se  savoir 
innocent,  se  voir  entre  les  mains  de  la  justice!...  (n  pleure.) 

LE    GÉNÉRAL. 

Eh  bien,  te  voilà  justifié.  • 

NAPOLEON. 

Papa,  en  quoi  c'est-il  lait,  la  justice? 

xviii.  24 


370  THÉÂTRE. 

LE     GÉNÉRAL. 

Messieurs,  la  justice  ne  devrait  pas  commettre  de  ces  sortes 
d'erreurs. 

GERTRUDE. 

Elle  a  toujours  quelque  chose  de  fatal,  la  justice!...  Et  on  cau- 
sera toujours  en  mal  sur  ce  pauvre  homme  de  votre  arrivée  ici. 

RAMEL. 

Madame,  la  justice  criminelle  n'a  rien  de  fatal  pour  les  inno- 
cents. Vous  voyez  que  Champagne  a  été  promptement  mis  en 
liberté...  (En  regardant  Gertrude. )  Gcux  qui  vivont  saus  roproche,  qui 
n'ont  que  des  passions  nobles,  avouables,  n'ont  jamais  rien  à 
redouter  de  la  justice. 

GERTRUDE. 

Monsieur,  vous  ne  connaissez  pas  les  gens  de  ce  pays-ci...  Dans 
dix  ans,  on  dira  que  Champagne  a  empoisonné  sa  femme,  que  la 
justice  est  venue...  et  que,  sans  notre  protection... 

LE    GÉNÉRAL. 

Allons,  allons,  Gertrude...,  ces  messieurs  ont  fait  leur  devoir. 

/?élix  prépare   sur  un   guéridon,   au   fond  à  gauche,  ce    qu'il  faut  pour   le  café.) 

Alessieurs,  puis-je  vous  offrir  une  tasse  de  café? 

LE    JUGE. 

Merci,  général;  l'urgence  de  cette  affaire  nous  a  fait  partir  à 
l'improviste,  et  ma  femme  m'attend  pour  dîner  à  Louviers.  (n  va  au 

perron  causer  avec  le  médecin.  ) 

LE    GÉNÉRAL,    à  Ramel. 

Et  vous,  monsieur,  l'ami  de  Ferdinand? 

RAMEL. 

Ah!  vous  avez  en  lui,  général,  le  plus  noble  cœur,  le  plus  probe 
garçon  et  le  plus  charmant  caractère  que  j'aie  jamais  rencontrés. 

PAULINE. 

Il  est  bien  aimable,  ce  procureur  du  roi! 

GODARD,    à  part. 

Et  pourquoi?  Serait-ce  parce  qu'il  fait  l'éloge  de  M.  Ferdinand?... 
Tiens,  tiens,  tiens! 

GERTRUDE,    à  Ramel. 

Toutes  les  fois,  monsieur,  que  vous  aurez  quelques  instants  à 


LA  MARATRE.  371 

VOUS»  venez  voir  M.  de  Gharny.  (au  générai.)  N'est-ce  pas,  mon  ami, 
nous  en  profiterons? 

LE    JUGE,    qui  revient  du  perron. 

Monsieur  de  la  Grandière,  notre  médecin,  a  reconnu,  comme  le 
docteur  Vernon,  que  le  décès  a  été  causé  par  une  attaque  de  choléra 
asiatique.  —  Nous  vous  prions,  madame  la  comtesse,  et  vous,  mon- 
sieur le  comte,  de  nous  excuser  d'avoir  troublé  pour  un  moment 
votre  charmant  et  paisible  intérieur.  (Le  générai  reconduit  lo  jugo.) 

RAMEL,    à  Gertrude,  sur  le  devant  de  la  scène. 

Prenez  garde!  Dieu  ne  protège  pas  des  tentatives  aussi  témé- 
raires que  la  vôtre.  J*ai  tout  deviné.  Renoncez  à  Ferdinand,  laissez- 
lui  la  vie  libre,  et  contentez-vous  d'être  heureuse  femme  et  heu- 
reuse mère.  Le  sentier  que  vous  suivez  conduit  au  crime. 

GERTRUDE. 

Renoncer  à  lui,  mais  autant  mourir! 

RAMEL,    à  part. 

Allons,  je  le  vois,  il  faut  enlever  d'ici  Ferdinand,  (n  fait  un  signe 

i  Ferdinand,  le  prend  par  le  bras  et  sort  avec  lui.) 

LE    GÉNÉRAL. 

Enfin,  nous  en  voilà  débarrassés!  (a  Gertrude.)  Fais  servir  le  café. 

GERTRUDE. 

Pauline,  sonne  pour  le  café.  (Pauline  sonne.) 

SCÈNE  IV 

Les  Mêmes,  hors  FERDINAND,   RAMEL,   LE  JUGE 
et  BAUDRILLON. 

GODARD,   à  part. 

Je  vais  savoir,  dans  l'instant,  si  Pauline  aime  M.  Ferdinand.  Ce 
gamin,  qui  demande  en  quoi  est  faite  la  justice,  me  paraît  trîs- 
farceur,  il  me  servira.  (FéUi  parait.) 

GERTRDDE. 
Le  café!  (Péhx  apporte  le  guéridon  où  les  tassy  sont  déposées.) 
GODARD,    qui  a  pris  Nn-  '     -    •   part. 

Veux-tu  faire  une  bonne  farce? 


372  THÉÂTRE. 

NAPOLÉON. 

Je  crois  bien  !  Vous  en  savez  ? 

GODARD. 

Viens,  je  vais  te  dire  comment  il  faut  t'y  prendre.  (Godard  va  jus- 
qu'au perron  avec  Napoléon.  ) 

LE    GÉNÉRAL. 

Pauline,  mon  café.  (Pauline  le  lui  apporte.)  Il  n'est  pas  assez  sucré. 

(Pauline  lui  donne  du  sucre.)   MBFCi,  petite. 

GERTRUDE. 

Monsieur  de  Rimonville  ? 

LE    GÉNÉRAL. 

Godard!... 

GERTRUDE. 

Monsieur  de  Rimonville? 

LE    GÉNÉRAL. 

Godard,  ma  femme  vous  demande  si  vous  voulez  du  café? 

GODARD. 

Volontiers,  madame  la  comtesse,  (n  vient  à  une  place  d'où  ii  peut 

observer  Pauline.)  • 

LE    GÉNÉRAL. 

Oh!  que  c'est  agréable  de  prendre  son  café  bien  assis! 

NAPOLÉON. 

Maman,  maman!  mon  bon  ami  Ferdinand  vient  de  tomber;  il 
s'est  cassé  la  jambe,  car  on  le  porte. 

VERNON. 

Ah  bah! 

LE    GÉNÉRAL. 

Quel  malheur! 

PAULINE. 
Ah!   mon  Dieu!   (Elle  tombe  sur  un  fauteuil.) 
GERTRUDE. 

Que  dis-tu  donc  là  ? 

NAPOLÉON. 

C'est  pour  rire!  Je  voulais  voir  si  vous  aimiez  mon  bon  ami. 

GERTRUDE. 

C'est  bien  mal,  ce  que  tu  fais  là;  tu  n'es  pas  capable  d'inventer 
de  pareilles  noirceurs? 


I 


LA  MARATRE.  373 

NAPOLÉON,    tout  bas. 

C'est  Godard. 

GODARD. 

Il  est  aimé,  elle  a  été  prise  à  ma  souricière,  qui  est  infaillible. 

GERTRUDEf    à  Godard,  à  qui  elle  tend  un  petit  verre. 

Savez-vous,  monsieur,  que  vous  seriez  un  détestable  précepteur! 
Cest  bien  mal  à  vous  d'apprendre  de  semblables  méchancetés  à 
an  enfant. 

GODARD. 

Vous  trouverez  que  j'ai  très-bien  fait,  quand  vous  saurez  que, 
par  ce  petit  stratagème  de  société,  j'ai  pu  découvrir  mon  rival,  (n 

montre  Ferdinand,  qui  entre.) 

CERTRUDE,    elle  laisse  tomber  le  sucrier. 

Lui! 

GODARD,    à   part. 

Elle  aussi! 

GERTRUDE,    haut. 

Vous  m'avez  fait  peur. 

LE    GÉNÉRAL,    qui  s'est  levé. 

Ou' as-tu  donc,  ma  chère  enfant? 

GERTRUDE. 

Rien  ;  une  espièglerie  de  monsieur,  qui  m'a  dit  que  le  procureur 
du  roi  revenait. — Félix,  emportez  ce  sucrier,  et  donnez-en  un  autre. 

VERNON. 

C'est  la  journée  aux  événements. 

GERTRUDE. 

Monsieur  Ferdinand,  vous  allez  avoir  du  sucre,  (a  part.)  Il  ne  la 
regarde  pas.  (Haut.)  Eh  bien,  Pauline,  tu  ne  prends  pas  un  morceau 
de  sucre  dans  le  café  de  ton  père? 

NAPOLÉON. 

Ah  bien,  oui!  elle  est  trop  émue;  elle  a  fait  :  u  Ah  !  » 

PAULINE. 

Veux-tu  te  taire,  petit  menteur!  tu  ne  cesses  de  me  taquiner. 

'  lille  s'ass'oi   sur  son  père  et  prend  un  canard.)        • 

GERTRUDE. 

Ce  serait  vrai?  et  moi  qui  l'ai  si  bien  habillée!  (a  Godard.)  Si  vous 


374  THEATRE. 

aviez  raison,  votre  mariage  se  ferait  dans  quinze  jours.  (Haut.) 
Monsieur  Ferdinand,  votre  café. 

GODARD,    à  part. 

J*en  ai  donc  pris  deux  dans  ma  souricière!  Et  le  général  si 
calme,  si  tranquille,  et  cette  maison  si  paisible!...  Ça  va  devenir 
drôle...  je  reste,  je  veux  faire  le  whist!  Oh!  je  n'épouse  plus. 
(Montrant  Ferdinand.)  En  voilà-t-il  uu  hommo  heuroux  !  aimé  de  deux 
femmes  charmantes,  délicieuses!  quel  factotum!  Mais  qu'a-t-il 
donc  de  plus  que  moi,  qui  ai  quarante  mille  livres  de  rente? 

GERTRUDE. 

Pauline,  ma  fille,  présente  les  cartes  à  ces  messieurs  pour  le 
whist.  Il  est  bientôt  neuf  heures  ;  s'ils  veulent  faire  leur  partie,  il 
ne  faut  pas  perdre  de  temps.  (Pauline  arrange  les  cartes.)  AUous,  Napo- 
léon, dites  bonsoir  à  ces  messieurs,  et  donnez  bonne  opinion  de 
vous,  en  ne  gaminant  pas  comme  vous  faites  tous  les  soirs. 

NAPOLÉON. 

Bonsoir,  papa.  Comment  donc  est  faite  la  justice? 

LE    GÉNÉRAL. 

Comme  un  aveugle!  Bonne  nuit,  mon  mignon! 

NAPOLÉON. 

Bonsoir,  monsieur  Vernon!  De  quoi  est  donc  faite  la  justice? 

VERNON. 

De  tous  nos  crimes.  Quand  tu  as  commis  une  sottise,. on  te 
donne  le  fouet;  voilà  la  justice. 

NAPOLÉON. 

Je  n'ai  jamais  eu  le  fouet. 

VERNON, 

On  ne  t'a  jamais  fait  justice,  alors! 

NAPOLÉON. 

Bonsoir,  mon  bon  ami!  —  Bonsoir,  Pauline!  — Adieu,  monsieur 
Godard... 

GODARD. 

De  Rimonville. 

NAPOLÉON,   à  sa  mèro. 
Ai-je  été  gentil?   (Gertrude  l'embrasse.) 

LE    GÉNÉRAL. 

J'ai  le  roi. 


LA   MARATRE.  375 

VERNON. 

Moi,  la  dame. 

FERDINAND,    à  Godard. 

Monsieur,  nous  sopames  ensemble. 

GERTRUDE,    voyant  Marguerite. 

Dis  bien  tes  prières,  ne  fais  pas  enrager  Marguerite...  Va,  cher 
amour. 

NAPOLÉON. 

Tiens,  cher  amour  I...  En  quoi  c'est-y  fait  l'amour?  (n  s'en  va.) 

SCÈNE  Y 

Les  Mêmes,  hors  NAPOLÉON. 

LE   GÉNÉRAL. 

Quand  il  se  met  dans  ses  questions,  cet  enfant-là,  il  est  à  mourir 
de  rire. 

GERTRUDE. 

Il  est  souvent  fort  embarrassant  de  lui  répondre,  (a  Pauline.)  Viens 
là,  nous  deux,  nous  allons  finir  notre  ouvrage. 

VERNON. 

C'est  à  vous  à  donner,  général. 

LE    GÉNÉRAL. 

A  moi?...  Tu  devrais  te  marier,  Vernon,  nous  irions  chez  toi 
comme  tu  viens  ici,  tu  aurais  tous  les  bonheurs  de  la  famille. 
—  Voyez-vous,  Godard,  il  n'y  a  pas  dans  le  département  un  homme 
plus  heureux  que  moi. 

VERNON. 

Quand  on  est  en  retard  de  soixante-sept  ans  sur  le  bonheur,  on 
ne  peut  plus  se  rattraper.  Je  mourrai  garçon.  (Les  deux  femmes  se  met- 
tent à  travaiUer  à  la  même  tapisserie.) 

GERTRUDE,    avec  Pauline  sur  le  devant  de  la  scène. 

Eh  bien,  mon  enfant,  Godard  m'a  dit  que  tu  l'avais  reçu  plus  que 
froidement;  c'est  cependant  un  bien  bon  parti. 


376  THEATRE. 

PAULINE. 

Mon  père,  madame,  me  laisse  la  liberté  de  choisir  moi-même 
un  mari. 

GERTRUDE. 

Sais-tu  ce  que  dira  Godard?  11  dira  que  tu  l'as  refusé  parce  que 
tu  as  déjà  choisi  quelqu'un. 

PAULINE. 

Si  c'était  vrai,  mon  père  et  vous,  vous  le  sauriez.  Quelle  raison 
aurais-je  de  manquer  de  confiance  en  vous? 

GERTRUDE. 

Qui  sait?  je  ne  t'en  blâmerais  pas.  Vois-tu,  ma  chère  Pauline,  en 
fait  d'amour,  il  y  en  a  dont  le  secret  est  héroïquement  gardé  par 
les  femmes,  gardé  au  miheu  des  plus  cruels  supplices. 

PAULINE,  à  part,  ramassant  ses  ciseaux  qu'elle  a  laissés  tomber. 

Ferdinand  m'avait  bien  dit  de  me  méfier  d'elle...  Est-elle  insi- 
nuante! 

GERTRUDE. 

Tu  pourrais  avoir  dans  le  cœur  un  de  ces  amours-là!  Si  un 
pareil  malheur  t' arrivait,  compte  sur  moi...  Je  t'aime,  vois-tu!  je 
fléchirai  ton  père;  il  a  quelque  confiance  en  moi,  je  puis  même 
beaucoup  sur  son  esprit,  sur  son  caractère...  Ainsi,  chère  enfant, 
ouvre-moi  ton  cœur. 

PAULINE. 

Vous  y  lisez,  madame,  je  ne  vous  cache  rien. 

LE    GÉNÉRAL, 
Vernon,   qu'est-ce  que   tu   fais  donc?    (Légers  murmures.    Pauline  jetto 
un  regard  vers  la  table  de  jeu.) 
♦  GERTRUDE,    à  part. 

L'interrogation  directe  n'a  pas  réussi.  (Haut.)  Combien  tu  me 
rends  heureuse  !  car  ce  plaisant  de  petite  ville,  Godard,  prétend 
que  tu  t'es  presque  évanouie  quand  il  a  fait  dire  exprès  par  Napo- 
léon que  Ferdinand  s'était  cassé  la  jambe...  Ferdinand  est  un 
aimable  jeune  homme,  dans  notre  intimité  depuis  bientôt  quatre 
ans;  quoi  de  plus  naturel  que  cet  attachement  pour  ce  garçon,  qui 
a  non-seulement  de  la  naissance,  mais  encore  des  talents? 

PAULINE, 

C'est  le  commis  de  mon  père. 


LA   MARATRE.  377 

GERTRUDE. 

Ah!  grâce  à  Dieu,  tu  ne  l'aimes  pas;  tu  m'effrayais,  car,  ma 
chère,  il  est  marié. 

PAULINE. 

Tiens,  il  est  marié!  pourquoi  cache-t-il  cela?  (a  part.)  Marié!  ce 
serait  infâme;  je  le  lui  demanderai  ce  soir,  je  lui  ferai  le  signal 
dont  nous  sommes  convenus. 

GERTRUDE,    à  part. 

Pas  une  fibre  n'a  tressailli  dans  sa  figure  !  Godard  s'est  trompé, 
ou  cette  enfant  serait  aussi  forte  que  moi...  (Haut.)  Qu'as-tu 
mon  ange? 

PAULINE. 

Oh!  rien. 

GERTRUDE,    lui  mettant  la  main  dans  le  dos. 

Tu  as  chaud!  là,  vois-tu?  (a  part.)  Elle  Taime,  c'est  sûr...  Mais 
lui,  l'aime-t-il?  Oh!  je  suis  dans  l'enfer. 

PAULINE. 

Je  me  serai  trop  appliquée  à  l'ouvrage!  Et  vous,  qu'avez-vous? 

GERTRUDE. 

Rien!  Tu  me  demandais  pourquoi  Ferdinand  cache  son  mariage? 

PAULINE. 

Ah!  oui. 

GERTRUDE,    à  part. 

Voyons  si  elle  sait  le  secret  de  son  nom.  (Haut.)  Parce  que  sa 
femme  est  très-indiscrète  et  qu'elle  l'aurait  compromis...  Je  ne 
puis  t'en  dire  davantage. 

PAULINE. 

Compromis!  Et  pourquoi  compromis? 

GERTRUDE,    se  levant. 

Si  elle  Paime,  elle  a  un  caractère  de  fer!  Mais  où  se  seraient- 
ils  vus?  Je  ne  la  quitte  pas  le  jour,  Champagne  le  voit  à  toute 
heure  à  la  fabrique...  Non,  c'est  absurde...  Si  elle  l'aime,  elle 
Paime  à  elle  seule,  comme  font  toutes  les  jeunes  filles  qui  com- 
mencent à  aimer  un  homme  sans  qu'il  s'en  aperçoive;  mais,  s'ils 
sont  d'intelligence,  je  Pai  frappée  trop  (iroit  au  cœur  pour  qu'elle 
ne  lui  parle  pas,  ne  fût-ce  que  des  yeux.  Oh!  je  ne  les  perdrai 
pas  de  vue. 


378  '  THÉÂTRE. 

GODARD. 

Nous  avons  gagné,  monsieur  Ferdinand;  à  merveille!  (Ferdinand 

quitte  le  jeu  et  se  dirige  vers  Gertrude.  ) 

PAULINE,    à  part. 

.  Je  ne  croyais  pas  qu'on  pût  souffrir  autant  sans  mourir. 

FERDINAND,    à  Gertrude. 

Madame,  c'est  à  vous  à  me  remplacer. 

GERTRUDE. 

Pauline,  prends  ma  place,  (a  part.)  Je  ne  puis  pas  lui  dire  qu'il 
aime  Pauline,  ce  serait  lui  en  donner  l'idée.  Que  faire?  (a  Ferdinand. > 
Elle  m'a  tout  avoué. 

FERDINAND. 

Quoi? 

GERTRUDE. 

Mais  tout! 

FERDINAND. 

Je  ne  comprends  pas...  Mademoiselle  de  Grandchamp?.., 

GERTRUDE. 

Oui. 

FERDINAND. 

Eh  bien,  qu'a-t-elle  fait? 

GERTUUDE. 

Vous  ne  m'avez  pas  trahie?  vous  n'êtes  pas  d'intelligence  pour 
me  tuer? 

FERDINAND. 

Vous  tuer?  elle!...  moi! 

GERTRUDE. 

Serais-je  la  victime  d'une  plaisanterie  de  Godard?... 

FERDINAND. 

Gertrude...,  vous  êtes  folle. 

GODARD,    à  Pauline. 

Ah!  mademoiselle,  vous  faites  des  fautes. 

PAULINE. 

Vous  avez  beaucoup  perdu,  monsieur,  à  ne  pas  avoir  ma  belle- 
mère. 

GERTRUDE. 

erdinand,  je  ne  sais  où  est  l'erreur,  où  est  la  vérité;  mais  ce 


LA    MARATRE.  379 

que  je  sais,  c'est  que  je  préfère  la  mort  à  la  perte  de  nos  espé- 
rances. 

FERDINAND. 

Prenez  garde!  Depuis  quelques  jours,  le  docteur  nous  observe 
d'un  œil  bien  malicieux. 

GERTRUDE,    à  part. 

Elle  ne  l'a  pas  regardé!  (Haut.)  Oh!  elle  épousera  Godard;  son 
père  l'y  forcera. 

FERDINAND, 

C'est  un  excellent  parti  que  ce  Godard. 

LE    GÉNÉRAL. 

Il  n'y  a  pas  moyen  d'y  tenir!  Ma  fille  fait  fautes  sur  fautes;  et 
toi,  Vernon,  tu  ne  sais  ce  que  tu  joues,  tu  coupes  mes  rois. 

VERNON. 

Mon  cher  général,  c'est  pour  rétablir  l'équilibre. 

LE    GÉNÉRAL. 

Ganache!  tiens,  il  est  dix  heures,  nous  ferons  mieux  d'aller 
dormir  que  de  jouer  comme  cela.  Ferdinand,  faites-moi  le  plaisir 
de  conduire  Godard  à  son  appartement.  —  Quant  à  toi,  Vernon,  tu 
devrais  coucher  sous  ton  lit  pour  avoir  coupé  mes  rois. 

GODARD. 

Mais  il  ne  s'agit  que  de  cinq  francs,  général. 

LE   GÉNÉRAL. 

Et  l'honneur?  (a  vemon.)  Tiens,  quoique  tu  aies  mal  joué,  voilà 

ta    canne    et   ton    chapeau.    (Paullne  prend  une  fleur  à  la  jardinière  et  joue 
avec.) 

GERTRUDE. 

Un  signal!  Oh!  dussé-je  me  faire  tuer  par  mon  mari,  je  veillerai 
s:ir  elle  cette  nuit. 

FERDINAND,    qui  a  pris  à   Félix  un  bougeoir. 

Monsieur  de  Rimonville,  je  suis  à  vos  ordres. 

GODARD. 

Je  vous  souhaite  une  bonne  nuit ,  madame  !  —  Mes  humbles 
hommages,  mademoiselle!  — Bonsoij^  général! 

LE    GÉNÉRAL. 

Bonsoir,  Godard. 


380  THÉÂTRE. 

GODARD. 

De  Rimonville...  —  Docteur,  je... 

VERNON    le  regarde  et  se  mouche. 

Adieu,  mon  ami. 

LE   GÉNÉRAL,    reconduisant  le  docteur. 

Allons,  à  demain,  Vernon!  mais  viens  de  bonne  heure. 

SCÈNE   VI 

GERTRUDE,    PAULINE,   LE   GÉNÉRAL. 

GERTRUDE, 

Mon  ami,  Pauline  refuse  Godard. 

LE   GÉNÉRAL. 

Et  quelles  sont  tes  raisons,  ma  fille? 

PAULINE. 

Mais  il  ne  me  plaît  pas  assez  pour  que  je  fasse  de  lui  un  mari. 

LE    GÉNÉRAL. 

Eh  bien,  nous  en  chercherons  un  autre  ;  mais  il  faut  en  finir, 
car  tu  as  vingt-deux  ans,  et  l'on  pourrait  croire  des  choses  désa- 
gréables pour  toi,  pour  ma  femme  et  pour  moi. 

PAULINE. 

Il  ne  m'est  donc  pas  permis  de  rester  fille? 

GERTRUDE. 

EUe  a  fait  un  choix,  mais  elle  ne  veut  peut-être  le  dire  qu'à 
VOUS;  je  vous  laisse,  confessez-la!  (a  Pauline.)  Bonne  nuit,  mon  en- 
fant! cause  avec  ton  père,  (a  part.)  Je  vais  les  écouter.  (EUe  va  fer- 
mer la  porte  et  rentre  dans  sa  chambre.) 

SCÈNE  VII 

LE    GÉiNÉRAL,    PAULINE. 

LE    GÉNÉRAL,    à  part. 

Confesser  ma  fille!  Je  suis  tout  à  fait  impropre  à  cette  ma- 
nœuvre! C'est  elle  qui  me  confessera.  (Haut.)  Pauline,  viens  là. 


LA  MARATRE.  381 

(Il  la  prend  sur  ses  genoux.)  Bien,  ma  petite  chatte  !  Crois-tu  qu'un 
vieux  troupier  comme  moi  ne  sache  pas  ce  que  signifie  la  résolu- 
tion de  rester  fille?...  Gela  veut  dire,  dans  toutes  les  langues,  qu'une 
jeune  personne  veut  se  marier,  mais...  à  quelqu'un  qu'elle  aime. 

PAULINE. 

Papa,  je  te  dirais  bien  quelque  chose,  mais  je  n'ai  pas  confiance 
en  toi. 

LE   GÉNÉRAL. 

Et  pourquoi  cela,  mademoiselle? 

PAULINE. 

Tu  dis  tout  à  ta  femme. 

LE    GÉNÉRAL. 

Et  tu  as  un  secret  de  nature  à  ne  pas  être  dit  à  un  ange,  à  une 
femme  qui  t'a  élevée,  à  ta  seconde  mère  ! 

PAULINE. 

Oh!  si  tu  te  fâches,  je  vais  aller  me  coucher...  Je  croyais,  moi, 
que  le  cœur  d'un  père  devait  être  un  asile  sûr  pour  une  fille. 

LE    GÉNÉRAL. 

Oh!  câline!  Allons,  pour  toi,  je  vais  me  faire  doux. 

PAULINE. 

Oh  !  que  tu  es  bon!  Eh  bien,  si  j'aimais  le  fils  d'un  de  ceux  que 
tu  maudis? 

LE   GÉNÉRAL    se  lève  brusquement  et  repousse  sa  fille. 

Je  te  maudirais! 

PAULINE. 
En  voilà  de  la  douceur,   la!    (Gertrude  paraît.) 
LE    GÉNÉRAL. 

Mon  enfant,  il  est  des  sentiments  qu'il  ne  faut  jamais  éveiller  en 
moi;  tu  le  sais,  c'est  ma  vie.  Veux-tu  la  mort  de  ton  père? 

PAULINE. 

Oh! 

LE    GÉNÉRAL. 

Chère  enfant!  j'ai  fait  mon  temps...  Tiens,  mon  sort  est  à  envier 
près  de  toi,  près  de  Gertrude.  Eh  bien,  quelque  douce  et  char- 
mante que  soit  mon  existence,  je  U  quitterais  sans  regret  si,  la 
quittant,  je  te  rendais  heureuse;  car  nous  devons  le  bonheur  à 
ceux  à  qui  nous  avons  donné  la  vie. 


382  THÉÂTRE. 

PAULINE    voit  la  porte  entre-bâillée. 

Ah!  elle  écoute.  (Haut.)  Mon  père,  il  n'en  est  rien,  rassurez-vous! 
Mais  enfln,  voyons...,  si  cela  était  et  que  ce  fût  un  sentiment  si 
violent  que  j'en  dusse  mourir  ? 

LE    GÉNÉRAL. 

Il  faudrait  ne  m*en  rien  dire,  ce  serait  plus  sage,  et  attendre  ma 
mort.  Et  encore  !  s'il  n'y  a  rien  de  plus  sacré,  de  plus  aimé,  après 
Dieu  et  la  patrie,  pour  les  pères,  que  leurs  enfants,  les  enfants, 
à  leur  tour,  doivent  tenir  pour  saintes  les  volontés  de  leurs  pères, 
et  ne  jamais  leur  désobéir,  même  après  leur  mort.  Si  tu  n'étais 
pas  fidèle  à  cette  haine,  je  sortirais,  je  crois,  de  mon  cercueil  pour 
te  maudire. 

PAULINE,    elle  embrasse  son  père. 

Oh!  méchant!  méchant!  Eh  bien,  je  saurai  maintenant  si  tu  es 
discret...  Jure-moi  sur  ton  honneur  de  ne  pas  dire  un  mot  de  ceci. 

LE    GÉNÉRAL. 

t 

Je  te  le  promets!  Mais  quelle  raison  as-tu  donc  de  te  défier  de 
Gertrude  ? 

PAULINE. 

Tu  ne  me  croirais  pas. 

LE     GÉNÉRAL. 

Ton  intention  est-elle  de  tourmenter  ton  père  ? 

PAULINE. 

Non...  A  quoi  tiens-tu  le  plus,  à  ta  haine  contre  les  traîtres,  ou 
à  ton  honneur? 

LE  GÉNÉRAL. 

A  l'un  comme  à  l'autre,  c'est  le  même  principe. 

PAULINE. 

Eh  bien,  si  tu  manques  à  l'honneur  en  manquant  à  ton  ser- 
ment, tu  pourras  manquer  à  ta  haine.  Voilà  tout  ce  que  je  voulais 
savoir. 

LE     GÉNÉRAL, 

Si  les  femmes  sont  angéliques,  elles  ont  aussi  quelque  chose 
d'infernal.  Dites-moi  qui  souffle  de  pareilles  idées  à  une  fille  inno- 
cente comme  la  mienne?...  Voilà  comme  elles  nous  mènent  par  le... 

PAULINE. 

Bonne  nuit,  mon  père. 


LA   MARATRE.  383 

LE     GÉiSÉRAL. 

Hum!  méchante  enfant! 

PAULINE. 

Sois  discret,  ou  je  t'amène  un  gendre  à  te  faire  frémir.  (Eiie 

rentre  chez  elle.) 

SCÈNE   YIIl 

LE   GÉNÉRAL,    seul. 

Il  y  a  certainement  un  mot  à  cette  énigme  !  Il  faut  le  trouver  ! 
oui,  le  trouver  à  nous  deux  Gertrude. 

SCÈNE   IX 

La  scène  change.  La  chambre  de  Pauline.  C'est  une  petite  chambre  simple,  le 
lit  au  fond,  une  table  ronde  à  gauche.  Il  existe  une  sortie  dérobée  à  gauche, 
et  l'entrée  est  à  droite. 

PAULINE,    seule. 

Enfin  me  voilà  seule,  je  puis  ne  plus  me  contraindre!  Marié! 
mon  Ferdinand  marié!...  Ce  serait  le  plus  lâche,  le  plus  infâme,  le 
plus  vil  des  hommes!  je  le  tuerais!  —  Le  tuer!...  non,  mais  je  ne 
survivrais  pas  une  heure  à  cette  certitude...  Ma  belle-mère  m'est 
odieuse!  ah!  si  elle  devient  mon  ennemie,  elle  aura  la  guerre,  et 
je  la  lui  ferai  bonne.  Ce  sera  terrible  :  je  dirai  tout  ce  que  je  sais 
à  mon  père.  (Eiie  regarde  à  sa  montre.)  Ouzo  heures  et  demie,  il  ne 
peut  venir  qu'à  minuit,  quand  tout  dort.  Pauvre  Ferdinand!  ris- 
quer sa  vie  ainsi  pour  une  heure  de  causerie  avec  sa  future  !  est-ce 
aimer?  On  ne  fait  pas  de  telles  entreprises  pour  toutes  les  femmes! 
Aussi  de  quoi  ne  serais-je  pas  capable  pour  lui!  Si  mon  père  nous 
surprenait,  ce  serait  moi  qui  recevrais  le  premier  coup.  Oh!  dou- 
ter de  l'homme  qu'on  aime,  c'est,  je^rois,  un  plus  cruel  supplice 
que  de  le  perdre  :  la  mort,  on  l'y  suit;  mais  le  doute!...  c'est  la 
séparation...  Ah!  je  l'entends. 


384  THÉÂTRE. 

SCÈNE  X 

FERDINAND,    PAULINE;    elle  pousse  les  verroos. 
PAULINE. 

Es-tu  marié? 

FERDINAND. 

Quelle  plaisanterie!...  Ne  te  l'aurais-je  pas  dit? 

PAULINE. 

Ah!  (Elle  tombe  dans  un  fauteuil,  puis  à.  genoux.)  Sainte  Vierge,  quel 
vœu   vous  faire?    (Elle   embrasse  Ijl  main  de  Ferdinand.)   Et  toi,  SOiS  mille 

fois  béni  ! 

FERDINAND. 

Mais  qui  t'a  dit  une  pareille  folie? 

PAULINE. 

Ma  belle-mère. 

FERDINAND. 

Elle  sait  tout!  ou,  si  elle  ne  le  sait  pas,  elle  va  nous  espionner  et 
tout  découvrir;  car  les  soupçons,  chez  les  femmes  comme  elle, 
c'est  la  certitude!...  Écoute-moi,  Pauline,  les  instants  sont  pré- 
cieux. C'est  madame  de  Grandchamp  qui  m'a  fait  venir  dans  cette 
maison. 

PAULINE. 

Et  pourquoi  ? 

FERDINAND. 

Parce  qu'elle  m'aime. 

PAULINE. 

Quelle  horreur!...  Eh  bien,  et  mon  père? 

FERDINAND. 

Elle  m'aimait  avant  de  se  marier. 

PAULINE. 

Elle  t'aime;  mais  toi,  l' aimes-tu? 

FERDINAND, 

Serais-je  resté  dans  cette  maison  ? 

PAULINE. 

Elle  t'aime...  encore? 


LA  MARATRE.  385 

FERDINAND. 

Malheureusement  toujours!...  Elle  a  été,  je  dois  te  l'avouer,  ma 
première  inclination;  mais  je  la  hais  aujourd'hui  de  toutes  les  puis- 
sances de  mon  âme,  et  je  cherche  pourquoi.  Kst-ce  parce  que  je 
t'aime,  et  que  tout  véritable  et  pur  amour  est  de  sa  nature  exclu- 
sif? est-ce  que  la  comparaison  d'un  ange  du  pureté  tel  que  toi  et 
d'un  démon  comme  elle  me  pousse  autant  à  la  haine  du  mal  qu'à 
l'amour  de  toi,  mon  bien,  mon  bonheur,  mon  joli  trésor?  je  ne 
sais.  Mais  je  la  hais,  et  je  t'aime  à  ne  pas  regretter  de  mourir,  si 
ton  père  me  tuait  ;  car  une  de  nos  causeries,  une  heure  passée  là, 
près  de  toi,  me  semble,  même  après  qu'elle  s'est  écoulée,, toute 
ma  vie. 

PAULINE. 

Oh!  parle,  parle  toujours!...  tu  m'as  rassurée.  Après  t' avoir  en- 
tendu, je  te  pardonne  le  mal  que  tu  m'as  fait  en  m' apprenant  que 
je  ne  suis  pas  ton  premier,  ton  seul  amour,  comme  tu  es  le  mien... 
C'est  une  illusion  perdue,  que  veux-tu!  Ne  te  fâche  pas!  Les  jeunes 
filles  sont  folles,  elles  n'ont  d'ambition  que  dans  leur  amour,  et 
elles  voudraient  avoir  le  passé  comme  elles  ont  l'avenir  de  celui 
qu'elles  aiment!  Tu  la  hais!  voilà  pour  moi  plus  d'amour  dans  une 
parole  que  toutes  les  preuves  que  tu  m'en  a  données  en  deux  ans. 
Si  tu  savais  avec  quelle  cruauté  cette  marâtre  m'a  mise  à  la  ques- 
tion! Je  me  vengerai! 

FERDINAND. 

Prends  garde!  elle  est  bien  dangereuse!  Elle  gouverne  ton  père! 
elle  est  femme  à  livrer  un  combat  mortel! 

PAULINE. 

Mortel!  c'est  ce  que  je  veux. 

FERDINAND. 

De  la  prudence,  ma  chère  Pauline!  Nous  voulons  être  l'un  à 
l'autre,  n'est-ce  pas?...  eh  bien,  mon  ami  le  procureur  du  roi  est 
ti'avis  que,  pour  triompher  des  difficultés  qui  nous  séparent,  il 
faut  avoir  la  force  de  nous  quitter  pendant  quelque  temps. 

PAULINE. 

Oh  !  donne-moi  deux  jours,  et  j'aurai^tout  obtenu  de  mon  père. 

FERDINAND. 

Tu  ne  connais  pas  madame  de  Grandchamp.  Elle  a  trop  fait 
xviii.  25 


386  THÉÂTRE. 

pour  ne  pas  te  perdre,  et  elle  osera  tout.  Aussi  ne  partirai-je  pas 
sans  te  donner  des  armes  terribles  contre  elle. 

PAULINE. 

Donne,  donne! 

FERDINAND. 

Pas  encore.  Promets-moi  de  n'en  faire  usage  que  si  ta  vie  est 
menacée,  car  c'est  un  crime  contre  la  délicatesse  que  je  commet- 
trai! Mais  il  s'agit  de  toi. 

PAULINE. 

Qu'est-ce  donc? 

FERDINAND. 

Les  lettres  qu'elle  m'a  écrites  avant  son  mariage  et  quelques- 
unes  après...  Je  te  les  remettrai  demain.  Pauline,  ne  les  lis  pas! 
jure-le-moi  par  notre  amour,  par  notre  bonheur!  11  suffira,  si  la 
nécessité  le  voulait  absolument,  qu'elle  sache  que  tu  les  as  en  ta 
possession,  et  tu  la  verras  trembler,  ramper  à  tes  pieds;  car  alors 
toutes  ses  machinations  tomberont.  Mais  que  ce  soit  ta  dernière 
ressource,  et  surtout  cache-les  bien  ! 

PAULINE. 

Quel  duel! 

FERDINAND. 

Terrible!  Maintenant,  Pauline,  garde  avec  courage,  comme  tu 
l'as  fait,  le  secret  de  notre  amour;  attends  pour  l'avouer  qu'il  ne 
puisse  se  nier. 

PAULINE. 

Ah!  pourquoi  ton  père  a-t-il  trahi  l'empereur!  Mon  Dieu,  si  les 
pères  savaient  combien  leurs  enfants  sont  punis  de  leurs  fautes,  il 
n'y  aurait  que  de  braves  gens  ! 

FERDINAND. 

Peut-être  est-ce  notre  dernière  joie  que  ce  triste  entretien! 

PAULINE,    à  part. 

Je  le  rejoindrai...  (Haut.)  Tiens,  je  ne  pleure  plus,  je  suis  coura- 
geuse... Dis!  ton  ami  sera  dans  le  secret  de  ton  asile? 

FERDINAND. 

Eugène  sera  notre  intermédiaire. 

PAULINE. 

Et  ces  lettres? 


LA  MARATRE.  387 

FERDINAND. 

Demain!  demain!...  Mais  où  les  cacheras-tu  ? 

PAULINE. 

Je  les  garderai  sur  moi. 

FERDINAND. 

Eh  bien,  adieu. 

PAULINE, 

Non,  pas  encore. 

FERDINAND, 

Un  instant  peut  nous  perdre... 

PAULINE. 

Ou  nous  unir  pour  la  vie...  Tiens,  laisse-moi  te  reconduire,  je 
ne  suis  tranquille  que  lorsque  je  te  vois  dans  le  jardin.  Viens, 
viens. 

FERDINAND. 

Un  dernier  coup  d'oeil  à  cette  chambre  de  jeune  fille  où  tu  pen- 
seras à  moi...,  où  tout  parle  de  toi. 


SCÈNE   XI 


La  scène  change  et  représente   la  première  décoration. 
PAULINE,    sur  le  perron;   GERTRUDE,    à  la  porte  du  salon. 


I 

^P  Elle  le  reconduit  jusque  dans  le  jardin...   Il  me  trompait!  elle 

aussi!...   (Elle  prend  Pauline  par  la  main  et  l'amène  sur  le  devant  de  la  scène.) 

Direz-vous,  mademoiselle,  que  vous  ne  l'aimez  pas? 

PAULINE. 

Madame,  moi,  je  ne  trompe  personne. 

GERTRUDE. 

Vous  trompez  votre  père. 

PAULINE. 

Et  vous,  madame?  • 

GERTRUDE. 

D'accord!  tous  deux  contre  moi...  Oh!  je  vais... 


388  THÉÂTRE. 

PAULINE. 

Vous  ne  ferez  rien,  madame,  ni  contre  moi,  ni  contre  lui. 

GERTRUDE. 

Ne  me  forcez  pas  à  déployer  mon  pouvoir  !  Vous  devez  obéir  à 
votre  père,  et...  il  m' obéit. 

PAULINE. 

Nous  verrons! 

GERTRUDE. 

Son  sang-froid  me  fait  bondir  le  cœur  !  Mon  sang  pétille  dans 
mes  veines.  Je  vois  du  noir  devant  mes  yeux!  Sais-tu  que  je  pré- 
fère la  mort  à  la  vie  sans  lui? 

PAULINE. 

Et  moi  aussi,  madame.  Mais,  moi,  je  suis  libre,  je  n'ai  pas  juré 
comme  vous  d'être  fidèle  à  un  mari...  Et  votre  mari...,  c'est  mon 
père! 

GERTRUDE,    aux  genoux  de  Pauline, 

Que  t'ai-je  fait?  je  t'ai  aimée,  je  t'ai  élevée,  j'ai  été  bonne  mère. 

PAULINE. 

Soyez  épouse  fidèle,  et  je  me  tairai. 

GERTRUDE. 

Eh!  parle!  parle  tant  que  tu  voudras!...  Ah!  la  lutte  commence. 

SCÈNE   XII 

Les  Mêmes,  LE  GÉNÉRAL. 

LE    GÉNÉRAL. 

Ah  çà  !  que  se  passe-t-il  donc  ici? 

GERTRUDE. 

Trouve-toi  mal!  allons  donc!  (Eiie  la  renverse.)  Il  y  a,  mon  ami,  que 
j'ai  entendu  des  gémissements.  Notre  chère  enfant  appelait  au 
secours,  elle  était  asphyxiée  par  les  fleurs  de  sa  chambre. 

PAULINE. 

Oui,  papa,  Marguerite  avait  oublié  d'ôter  la  jardinière,  et  je  me 
mourais. 

GERTRUDE. 

Viens,  ma  fille,  viens  prendre  l'air.  (EUes  veulent  aiier  à  la  porte.) 


LA   MARATRE.  389 

LE    GÉNÉRAL. 

Restez  un  moment...  Eh  bien,  où  donc  avez-vous  mis  les  fleurs? 

PAULINE,    à  Gertrude. 

Je  ne  sais  pas  où  madame  les  a  portées. 

GERTRUDE. 
Là,  dans  le  jardin.    (Le    générai  sort  brusquement,    après  avoir  déposé  soa 
bougeoir  sur  la  table  de  jeu  au  fond  à  gauche.) 

SCÈNE  XIII 

PAULINE,   GERTRUDE. 

GERTRUDE. 

Rentrez  dans  votre  chambre,  enfermez-vous-y!  je  prends  tout 

sur  moi.   (Pauline  rentre.)    Je    Tattends!    (Elle  rentre.) 
LE    GÉNÉRAL,    revenant  du  jardin. 

Je  n'ai  trouvé  de  jardinière  nulle  part...  Décidément,  il  se  passe 
quelque  chose  d'extraordinaire  ici.  Gertrude!...  personne!  Ah! 
madame  de  Grandchamp,  vous  allez  me  dire...  Il  serait  plaisant  que 
ma  femme  et  ma  fille  se  jouassent  de  moi.  (n  reprend  son  bougeoir 

et  entre  chez  Gertrude,  —  Le  rideau  baisse  pendant  quelques  instants  pour  indiquer 
l'entr'acte,  puis  le  jour  revient.) 


ACTE    TROISIEME 


SCENE   PREMIERE 

GERTRUDE,   seule  d'abord;  puis   CHAMPAGNE. 

GERTRUDE    remonte  elle-même  une  jardinière  par  le  perron  et  la  dépose  dans  la 

première  pièce. 

Ai-je  eu  de  la  peine  à  endormir  ses  soupçons!  Encore  une  ou 
deux  scènes  de  ce  genre,  et  je  ne  serai  plus  maîtresse  de  son  esprit. 
Mais  j'ai  conquis  un  moment  de  liberté...  Pourvu  que  Pauline  ne 
vienne  pas  me  troubler!...  Oh!  elle  doit  dormir...  elle  s'est  cou- 
chée si  tard!...  Serait-il  possible  de  l'enfermer?...  (Eiie  va  voir  la 

porte  de  la  chambre  de  Pauline.)   Noiî!... 

CHAMPAGNE,    entrant. 

M.  Ferdinand  va  venir,  madame. 

GERTRUDE. 

Merci,  Champagne.  11  s'est  couché  bien  tard,  hier? 

CHAMPAGNE. 

M.  Ferdinand  fait,  comme  vous  le  savez,  sa  ronde  toutes  les 
nuits,  et  il  est  rentré  vers  une  heure  et  demie  du  matin.  Je  couche 
au-dessus  de  lui,  je  l'entends. 

GERTRUDE. 

Se  couche-t-il  quelquefois  plus  tard? 

CHAMPAGNE. 

Quelquefois,  c'est  selon  le  temps  qu'il  met  à  faire  sa  ronde. 

GERTRUDE. 

Bien,  merci.  (Champagne  sort.)  Pour  prix  d'un  sacrifice  qui  dure 
depuis  douze  ans,  et  dont  les  douleurs  ne  peuvent  être  comprises 
que  par  des  femmes,  car  les  hommes  devinent-ils  jamais  de  pa- 
reilles tortures!  qu'avais-je  demandé?  bien  peu!  le  savoir  là,  près 
de  moi,  sans  autre  plaisir  qu'un  regard  furtif  de  temps  en  temps. 


LA  MARATRE  391 

Je  ne  voulais  que  cette  certitude  d'être  attendue...  certitude  qui 
nous  suffit,  à  nous  autres  pour  qui  l'amour  pur,  céleste,  est  un 
rêve  irréalisable.  Les  hommes  ne  se  croient  aimés  que  quand  ils 
nous  ont  fait  tomber  dans  la  fange  !  Et  voilà  comme  il  me  récom- 
pense! il  a  des  rendez-vous  la  nuit  avec  cette  sotte  de  fille!  Eh 
bien,  il  va  prononcer  mon  arrêt  de  mort  en  face;  et,  s'il  en  a  le 
courage,  j'aurai  celui  de  les  désunir  à  jamais,  à  l'instant;  j'en  ai 
trouvé  le  moyen...  Ah!  le  voici!  je  me  sens  défaillir!  Mon  Dieu! 
pourquoi  nous  faites-vous  donc  tant  aimer  un  homme  qui  ne  nous 
aime  plusl 

SCÈNE   II 
FERDINAND,   GERTRUDE. 

GERTRUDE. 

Hier,  vous  me  trompiez.  Vous  êtes  venu  cette  nuit,  ici,  par  ce 
salon,  avec  une  fausse  clef,  voir  Pauline,  au  risque  de  vous  faire 
tuer  par  M.  de  Grandchamp!  Oh!  épargnez-vous  un  mensonge.  Je 
vous  ai  vu,  j'ai  surpris  Pauline  au  retour  de  votre  promenade  noc- 
turne. Vous  avez  fait  un  choix  dont  je  ne  puis  pas  vous  féliciter. 
Si  vous  aviez  pu  nous  entendre  hier,  à  cette  place  !  voir  l'audace 
de  cette  fille,  le  front  avec  lequel  elle  m'a  tout  nié,  vous  tremble- 
riez pour  votre  avenir,  cet  avenir  qui  m'appartient,  et  pour  lequel 
j'ai  vendu  corps  et  âme. 

FERDINAND,    à  part. 

L'avalanche  des  reproches!  (Haut.)  Tâchons,  Gertrude,  de  nous 
conduire  sagement  l'un  et  l'autre.  Évitons  surtout  les  vulgarités... 
Jamais  je  n'oublierai  ce  que  vous  avez  été  pour  moi;  je  vous  aime 
encore  d'une  amitié  sincère,  dévouée,  absolue;  mais  je  n'ai  plus 
d'amour. 

GERTRUDE, 

Depuis  dix-huit  mois? 

FERDINAND. 

Depuis  trois  ans.  « 

GERTRUDE. 

Mais,  alors,  avouez  donc  que  j'ai  le  droit  de  haïr  et  de  combattre 


392  THEATRE. 

votre  amour  pour  Pauline;  car  cet  amour  vous  a  rendu  lâche  et 
criminel  envers  moi. 

FERDINAND. 

Madame  î 

GERTRUDE. 

Oui,  vous  m'avez  trompée...  En  restant  ici  entre  nous  deux^ 
vous  m'avez  fait  revêtir  un  caractère  qui  n'est  pas  le  mien.  Je  suis 
violente,  vous  le  savez.  La  violence  est  franche,  et  je  marche  dans- 
une  voie  de  tromperies  infâmes.  Vous  ne  savez  donc  pas  ce  que 
c'est  que  d'avoir  à  trouver  de  nouveaux  mensonges  chaque  jour,  à 
l'improviste,  de  mentir  avec  un  poignard  dans  le  cœur?...  Oh!  le 
mensonge!  mais  c'est  pour  nous  la  punition  du  bonheur.  C'est  une 
honte,  si  l'on  réussit;  c'est  la  mort,  si  l'on  échoue.  Et  vous!  vous, 
les  hommes  vous  envient  de  vous  faire  aimer  par  les  femmes.  Vous 
serez  applaudi  là  où  je  serai  méprisée.  Et  vous  ne  voulez  pas  que 
je  me  défende  !  Et  vous  n'avez  que  d'amères  paroles  pour  une 
femme  qui  vous  a  tout  caché  :  remords,  larmes!  J'ai  gardé  pour 
moi  seule  la  colère  du  ciel;  je  descendais  seule  dans  les  abîmes  de 
mon  âme,  creusée  par  les  douleurs;  et,  tandis  que  le  repentir  me 
mordait  le  cœur,  je  n'avais  pour  vous  que  des  regards  pleins  de^ 
tendresse,  une  physionomie  gaie!  Tenez,  Ferdinand,  ne  dédaignez- 
pas  une  esclave  si  bien  apprivoisée. 

FERDINAND,    à  part. 

11  faut  en  finir.  (Haut.)  Écoutez,  Gertrude,  quand  nous  nous 
sommes  rencontrés,  la  jeunesse  seule  nous  a  réunis.  J'ai  cédé,  si 
vous  le  voulez,  à  un  mouvement  d'égoïsme  qui  se  trouve  au  fond 
du  cœur  de  tous  les  hommes,  à  leur  insu,  caché  sous  les  fleurs 
des  premiers  désirs.  On  a  tant  de  turbulence  dans  les  sentiments 
à  vingt-deux  ans!  L'enivrement  auquel  nous  sommes  en  proie  ne 
nous  permet  de  réfléchir  ni  à  la  vie  comme  elle  est,  ni  à  ses  con- 
ditions sérieuses... 

GERTRUDE,    à  part. 

Comme  il  rais3nne  tranquillement!  Ah!  il  est  infâme! 

FERDINAND. 

Et  alors,  je  vous  ai  aimée  avec  candeur,  avec  un  entier  abandon; 
mais  depuis!...  depuis,  la  vie  a  changé  d'aspect  pour  nous  deux. 
Si  donc  je  suis  resté  sous  ce  toit  où  je  n'aurais  jamais  dû  venir. 


LA  MARATRE.  393 

c'est  que  j'ai  choisi  dans  Pauline  la  seule  femme  avec  laquelle  il 
me  soit  possible  de  finir  mes  jours.  Allons,  Gertrude,  ne  vous  bri- 
sez pas  contre  cet  arrêt  du  ciel.  Ne  tourmentez  pas  deux  êtres  qui 
vous  demandent  leur  bonheur,  qui  vous  aimeront  bien. 

GERTRUDE. 

Ah!  vous  êtes  le  martyr?  et  moi...  moi,  je  suis  le  bourreau!  Mais 
ne  serais-je  pas  votre  femme  aujourd'hui,  si  je  n'avais  pas,  il  y  a 
douze  ans,  préféré  votre  bonheur  à  mon  amour? 

FERDIINAND. 

Eh  bien,  faites  aujourd'hui  la  même  chose,  en  me  laissant  ma 
liberté, 

GERTRUDE. 

La  liberté  d'en  aimer  une  autre!  11  ne  s'agissait  pas  de  ça,  il  y  a 
douze  ans...  Mais  je  vais  en  mourir. 

FERDINAND. 

On  meurt  d*amour  dans  les  poésies,  mais  dans  la  vie  ordinaire 
on  se  console. 

GERTRUDE. 

Ne  mourez-vous  pas,  vous  autres,  pour  votre  honneur  outragé, 
pour  un  mot,  pour  un  geste?  Eh  bien,  il  y  a  des  femmes  qui 
meurent  pour  leur  amour,  quand  cet  amour  est  un  trésor  où  elles 
ont  tout  placé,  quand  c'est  toute  leur  vie,  et  je  suis  de  ces  femmes- 
là,  moi  !  Depuis  que  vous  êtes  sous  ce  toit,  Ferdinand,  j'ai  craint 
une  catastrophe  à  toute  heure!  eh  bien,  j'avais  toujours  sur  moi  le 
moyen  de  quitter  la  vie  à  l'instant,  s'il  nous  arrivait  malheur. 
Tenez  (EUe  montre  un  flacon.),  voilà  Comment  j'ai  vécu! 

FERDINAND. 

Ah!  voici  les  larmes! 

GERTRUDE. 

Je  m'étais  promis  de  les  maîtriser,  elles  m'étouffent!  Mais  aussi, 
vous  me  parlez  avec  cette  froide  politesse  qui  est  votre  dernière 
insulte,  à  vous  autres,  pour  un  amour  que  vous  rebutez  !  Vous  ne 
me  témoignez  pas  la  moindre  sympathie!  vous  voudriez  me  voir 
morte,  et  vous  seriez  débarrassé...  Mais,  Ferdinand,  tu  ne  me 
connais  pas!  J* avouerai  tout  dans  une  lettre  au  général,  que  je  ne 
veux  plus  tromper.  Cela  me  lasse,  moi,  le  mensonge.  Je  prendrai 


394  THÉÂTRE. 

mon  enfant,  je  viendrai  chez  toi,  nous  partirons  ensemble.  Plus  de 
Pauline. 

FERDINAND. 

Si  vous  faites  cela,  je  me  tuerai. 

GERTRUDE. 

Et  moi  aussi!  Nous  serons  réunis  par  la  mort,  et  tu  ne  seras  pas 
à  elle. 

FERDINAND,    à  part. 

Quel  caractère  infernal  ! 

GERTRUDE. 

Et,  d'ailleurs,  la  barrière  qui  vous  sépare  de  Pauline  peut  ne 
jamais  s'abaisser;  que  feriez-vous? 

FERDINAND. 

Pauline  saura  rester  libre. 

GERTRUDE. 

Mais  si  son  père  la  mariait? 

FERDINAND. 

J'en  mourrais  ! 

GEIITRUDE. 

On  meurt  d'amour  dans  les  poésies,  dans  la  vie  ordinaire  on  se 
console;  et...  on  fait  son  devoir,  en  gardant  celle  dont  on  a  pris 
la  vie. 

LE    GÉNÉRAL,    au  dehors. 

Gertrude!  Gertrude! 

GERTRUDE. 

J'entends  monsieur.  (Le  générai  paraît.)  Ainsi,  monsieur  Ferdinand, 
expédiez  vos  affaires  pour  revenir  promptement,  je  vous  attends. 

SCÈNE    III 
LE  GÉNÉRAL,   GERTRUDE,  puis  PAULINE. 

LE    GÉNÉRAL. 

Une  conférence  de  si  grand  matin  avec  Ferdinand!  De  quoi 
s'agit-il  donc?  de  la  fabrique? 

GERTRUDE. 

De  quoi  il  s'agit?  je  vais  vous  le  dire;  car...  vous  êtes  bien 
comme  votre  fils  :  quand  vous  vous  mettez  dans  vos  questions,  il 


LA    MArxATRE.  395 

faut  vous  répondre  absolument.  Je  me  suis  imaginé  que  Ferdi- 
nand est  pour  quelque  chose  dans  le  refus  de  Pauline  d'épouser 
Godard. 

LE    GÉNÉRAL, 

Tiens  !  tu  pourrais  avoir  raison. 

GERTRUDE. 

J'ai  fait  venir  M.  Ferdinand  pour  éclaircir  mes  soupçons,  et  vous 
avez  interrompu  notre  entretien  au  moment  où  j'allais  peut-être 

savoir  quelque  chose.    (Pauline  entr'ouvre  sa  porte.) 

LE     GÉNÉRAL. 

iMais  si  ma  lille  aime  M.  Ferdinand... 

PAULINE. 

Écoutons. 

LE    GÉNÉRAL. 

Je  ne  vois  pas  pourquoi  hier,  quand  je  la  questionnais  d'un  ton 
paternel,  avec  douceur,  elle  m'aurait  caché,  libre  comme  je  la 
laisse,  un  sentiment  si  naturel. 

GERTRUDE. 

C'est  que  vous  vous  y  êtes  mal  pris,  ou  vous  l'avez  questionnée 
dans  un  moment  où  elle  hésitait...  Le  cœur  des  jeunes  filles,  mais 
c'est  plein  de  contradictions. 

LE     GÉNÉRAL. 

Au  fait,  pourquoi  pas?  ce  jeune  homme  travaille  comme  un 
lion,  il  est  honnête,  il  est  probablement  d'une  bonne  famille. 

PAULINE. 
Oh!  j'y  suis  !    (Elle  rentre.) 

LE     GÉNÉRAL. 

Il  nous  donnera  des  renseignements.  Il  est  là-dessus  d'une  dis- 
crétion; mais  tu  dois  la  connaître,  sa  famille,  car  c'est  toi  qui  nous 
as  trouvé  ce  trésor. 

GERTRUDE. 

Je  te  Tai  proposé,  sur  la  recommandation  de  la  vieille  madame 
iMorin. 

LE    GÉNÉRAL. 

Elle  est  morte.  • 

GERTRUDE,    à  part. 

C'est  bien  pour  cela  que  je  la  cite...  (Haut.)  Elle  m*a  dit  qu'il  a 


396  THÉÂTRE. 


sa  mère,  madame  de  Gharny,  pour  laquelle  il  est  d'une  piété 
filiale  admirable;  elle  est  en  Bretagne,  et  d'une  vieille  famille  de 
ce  pays-là...  les  Gharny. 

LE    GÉNÉRAL. 

Les  Gharny...  Enfin,  s'il  aime  Pauline  et  si  Pauline  l'aime,  moi, 
malgré  la  fortune  de  Godard,  je  le  lui  préférerais  pour  gendre... 
Ferdinand  connaît  la  fabrication;  il  m'achèterait  mon  établisse- 
ment avec  la  dot  de  Pauline,  ça  irait  tout  seul.  11  n'a  qu'à  nous 
dire  d'où  il  vient,  ce  qu'il  est,  ce  qu'était  son  père...  Mais  nous 
verrons  sa  mère. 

GERTRUDE. 

Madame  Gharny? 

LE    GÉNÉRAL. 

Oui,  madame  Gharny...  N'est-elle  pas  près  de  Saint-Malo?...  ce 
n*est  pas  au  bout  du  monde... 

GERTRUDE. 

Mettez-y  de  la  finesse,  un  peu  de  votre  ruse  de  vieux  soldat,  de 
la  douceur,  et  vous  saurez  si  cette  enfant... 

LE    GÉNÉRAL. 

Et  pourquoi  me  fâcherais-je?...  Voilà  sans  doute  Pauline... 

SCÈNE    IV 

Les  Mêmes,  MARGUERITE,  puis  PAULINE. 

LE    GÉNÉRAL. 

Ah!  c'est  vous,  Marguerite...  Vous  avez  failli  causer  cette  nuit 
la  mort  de  ma  fille  par  une  inadvertance  :  vous  avez  oublié... 

MARGUERITE. 

Moi,  général,  la  mort  de  mon  enfant! 

LE    GÉNÉRAL. 

Vous  avez  oublié  d'ôter  la  jardinière  où  il  se  trouvait  des  plantes 
à  odeurs  fortes,  elle  en  a  été  presque  asphyxiée... 

MARGUERITE. 

Par  exemple!...  J'ai  ôté  la  jardinière  avant  l'arrivée  de  M.  Go- 
dard, et  madame  a  dû  voir  qu'elle  n'y  était  déjà  plus  quand  nous 
avons  habillé  mademoiselle... 


LA   MARATRE.  397 

GERTRUDE. 

Vous  VOUS  trompez,  elle  y  était. 

MARGUERITE,    à  part. 

En  voilà  une  sévère...  (Haut.)  Madame  a  voulu  mettre  des  fleurs 
naturelles  dans  les  cheveux  de  mademoiselle,  et  a  dit  :  «  Tiens, 
la  jardinière  n'y  est  plus...  » 

GERTRUDE. 

Vous  inventez...  Voyons,  où  Favez-vous  portée? 

MARGUERITE. 

Au  bas  du  perron... 

GERTRUDE,    au  général. 

L'y  avez-vous  trouvée  cette  nuit? 

LE    GÉNÉRAL. 

Non! 

GERTRUDE. 

Je  l'ai  ôtée  de  la  chambre  moi-même  cette  nuit,  et  Tai  miS3  là. 

(Elle  montre  la  jardinière   sur  le  perron.) 

MARGUERITE,    au  général. 

Monsieur,  je  vous  jure  par  mon  salut  éternel... 

GERTRUDE. 

Ne  jurez  pas!...  (Appelant.)  Pauline! 

LE    GÉNÉRAL. 
Pauline!...    (EUb  paraît.) 

GERTRUDE. 

La  jardinière  était-elle  chez  toi  cette  nuit  ? 

PAULINE. 

Oui...  Marguerite,  ma  pauvre  vieille,  tu  l'auras  oubliée... 

MARGUERITE. 

Dites  donc,  mademoiselle,  qu'on  l'y  aura  reportée  exprès  pour 
vous  rendre  malade  ! 

GERTRUDE. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  on?... 

LE    GÉNÉRAL. 

Vieille  folle,  si  vous  manquez  de  mémoire,  il  ne  faut,  du  moins, 
accuser  personne.  , 

PAULINE,    à  Marguerite. 

Tais-toi!  (Haut.)  Marguerite,  elle  y  était!  tu  l'as  oubliée... 


398  THÉÂTRE. 

MARGUERITE. 

C'est  vrai,  monsieur,  je  confonds  avant-hier... 

LE    GÉNÉRAL,    à   part. 

Elle  est  chez  moi  depuis  vingt  ans...  son  insistance  me  semble 
singulière...  (n  prend  Marguerite  à  part.)  Vovons...  et  l'histoire  des 
fleurs  dans  la  coiffure?... 

MARGUERITE,    à  qui  Pauline  fait  des  signes. 

Monsieur,  c'est  moi  qui  aurai  dit  cela...  Je  suis  si  vieille,  que  la 
mémoire  me  manque... 

LE    GÉNÉRAL. 

Mais  alors  pourquoi  supposer  qu*une  mauvaise  pensée  puisse 
venir  à  quelqu'un  dans  la  maison?... 

PAULINE. 

Laissez-la,  mon  père  !  Elle  a  tant  d'affection  pour  moi,  cette 
bonne  Marguerite,  qu'elle  en  est  quelquefois  folle... 

MARGUERITE,    à  part. 

Je  suis  sûre  d'avoir  ôté  la  jardinière... 

LE    GÉNÉRAL,    à  part. 

Pourquoi  ma  femme  et  ma  fille  me  tromperaient-elles?...  Un 
vieux  troupier  comme  moi  ne  se  laisse  pas  malmener  dans  les  feux 
de  file,  il  y  a  décidément  du  louche... 

GERTRUDE. 

Marguerite,  nous  prendrons  le  thé  ici,  quand  M.  Godard  sera 
descendu...  Dites  à  Félix  d'apporter  tous  les  journaux. 

MARGUERITE. 

Bien,  madame. 

SCÈNE   V 

GERTRUDE,  LE  GÉNÉRAL,   PAULINE. 

LE    GÉNÉRAL,    il  embrasse  sa  fiUe. 

Tu  ne  m'as  seulement  pas  dit  bonjour,  fille  dénaturée! 

PAULINE,    elle  l'embrasse. 

Mais  aussi  tu  commences  par  quereller  à  propos  de  rien...  Je 
vous  déclare,  monsieur  mon  père,  que  je  vais  entreprendre  votre 
éducation...  Il  est  bien  temps,   à  ton  âge,  de  te  calmer  le  sang... 


LA  MARATRE.  399 

Un  jeune  homme  n'est  pas  si  vif  que  toi  !  Tu  as  fait  peur  à  Mar- 
guerite, et,  quand  les  femmes  ont  peur,  elles  font  des  petits  men- 
songes, et  l'on  ne  sait  rien... 

LE     GÉNÉRAL,    à  part. 

Tirez-vous  de  là!  (Haut.)  Votre  conduite,  mademoiselle  ma  fille, 
n'est  pas  de  nature  à  calmer  le  sang...  Je  veux  te  marier,  je  te 
propose  un  homme  jeune... 

PAULINE. 

Beau,  surtout,  et  bien  élevé  ! 

LE     GÉNÉRAL. 

Allons,  silence,  quand  votre  père  vous  parle,  mademoiselle.  Un 
homme  qui  possède  une  magnifique  fortune,  au  moins  sextuple  de 
la  vôtre,  et  tu  le  refuses...  Tu  le  peux,  je  te  laissé  libre;  mais,  si 
tu  ne  veux  pas  de  Godard,  dis-moi  qui  tu  choisis,  d'autant  plus 
que  je  le  sais... 

PAULINE. 

Ah!  mon  père...,  vous  êtes  plus  clairvoyant  que  moi...  Qui 
est-ce? 

LE     GÉNÉRAL. 

Un  homme  de  trente  à  trente-cinq  ans,  qui  me  plaît  à  moi  plus 
que  Godard,  quoiqu'il  soit  sans  fortune...  Il  fait  déjà  partie  de  la 
famille. 

PAULINE. 

Je  ne  vous  vois  pas  de  parents  ici. 

LE     GÉNÉRAL. 

Qu'as-tu  donc  contre  ce  pauvre  Ferdinand,  pour  ne  pas  vou- 
loir...? 

PAULINE. 

Ah!  ah!  qui  vous  a  fait  ce  conte-là?  je  parie  que  c'est  madame 
de  Grandchamp. 

LE     GÉNÉRAL. 

Un  conte!  ce  n'est  donc  pas  vrai?  tu  n'as  jamais  pensé  à  ce 
brave  garçon? 

PAULINE. 

Jamais  !  • 

GERTRUDE,    bas,  au  général. 

Elle  ment!  observez-la. 


400  THEATRE. 

PAULINE. 

Madame  a  sans  doute  des  raisons  pour  me  supposer  un  attache- 
ment pour  le  commis  de  mon  père.  Oh!  je  te  vois,  elle  te  fera 
dire  :  a  Si  votre  cœur,  ma  fille,  n'a  point  de  préférence,  épousez 
Godard!  »  (Bas,  à  certrude.)  Ce  trait,  madame,  est  infâme!  me  faire 
abjurer  mon  amour  devant  mon  père!  Oh!  je  me  vengerai! 

GERTRUDE. 

A  votre  aise  ;  mais  vous  épouserez  Godard. 

LE     GÉNÉRAL,    à  part. 

Seraient-elles  mal  ensemble?...  Je  vais  interroger  Ferdinand. 
(Haut.)  Que  dites-vous  donc  entre  vous? 

GERTRUDE. 

Ta  fîUe,  mon  ami,  m'en  veut  de  ce  que  j'ai  pu  la  croire  éprise 
d'un  subalterne;  elle  en  est  profondément  humiliée. 

LE     GÉNÉRAL. 

C'est  décidé,  tu  ne  l'aimes  pas? 

PAULINE. 

Mon  père,  je...  je  ne  vous  demande  pas  à  me  marier!  je  suis 
heureuse  !  la  seule  chose  que  Dieu  nous  ait  donnée  en  propre,  à 
nous  autres  femmes,  c'est  notre  cœur...  Je  ne  comprends  pas 
pourquoi  madame  de  Grandchamp,  qui  n'est  pas  ma  mère,  se  mêle 
de  mes  sentiments. 

GERTRUDE. 

Mon  enfant,  je  ne  veux  que  votre  bonheur.  Je  suis  votre  belle- 
mère,  je  le  sais;  mais,  si  vous  aviez  aimé  Ferdinand,  j'aurais... 

LE     GÉNÉRAL,    baisant  la  main  de  Gertrude. 

Que  tu  es  bonne  ! 

PAULINE,    à  part. 

J'étouffe!...  Ah  !  je  voudrais  lui  faire  bien  du  mal  ! 

GERTRUDE. 

Oui,  je  me  serais  jetée  aux  pieds  de  votre  père  pour  obtenir  son 
consentement,  s'il  l'avait  refusé. 

LE     GÉNÉRAL. 

Voici  Ferdinand,  (a  part.)  Je  vais  le  questionner  à  ma  manière, 
je  saurai  peut-être  quelque  chose. 


LA    MARATRE.  401 

SCÈNE   VI 
Les  Mêmes,    FERDINAND. 

LE     GÉNÉRAL,    à  Ferdinand. 

Venez  ici,  mon  ami,  là.  —  Voilà  trois  ans  et  demi  que  vous  êtes 
avec  nous,  et  je  vous  dois  de  pouvoir  dormir  tranquillement,  mal- 
^n'é  les  soucis  d'un  commerce  considérable.  Vous  êtes  maintenant 
presque  autant  que  moi  le  maître  de  ma  fabrique  ;  vous  vous  êtes 
contenté  d'appointements  assez  ronds,  il  est  vrai,  mais  qui  ne  son^ 
peut-être  pas  en  harmonie  avec  les  services  que  vous  m'avez  ren- 
dus. J'ai  deviné  d'où  vous  vient  ce  désintéressement. 

FERDINAND. 

De  mon  caractère,  général. 

LE     GÉNÉRAL. 

Soit!...  mais  le  cœur  y  est  pour  beaucoup,  hein?...  Allons,  Fer- 
dinand, vous  connaissez  ma  façon  de  penser  sur  les  rangs  de  la 
société,  sur  les  distinctions  ;  nous  sommes  tous  fils  de  nos  œuvres  : 
j'ai  été  soldat.  Ayez  donc  confiance  en  moi!  On  m'a  tout  dit... 
vous  aimez  une  petite  personne,  ici...  Si  vous  lui  plaisez,  elle  est 
à  vous.  Ma  femme  a  plaidé  votre  cause,  et  je  dois  vous  dire  qu'elle 
est  gagnée  dans  mon  cœur. 

FERDINAND. 

Vrai,  général?  madame  de  Grandchamp  a  plaidé  ma  cause?... 
Ah  !  madame!  (n  tombe  à  ses  genoux.)  Ah!  je  reconnais  là  votre  gran- 
deur d'àme!  Vous  êtes  sublime,  vous  êtes  un  ange  !  (courant  se  jeter 

aux  genoux  de  Pauline.  )  PaulinO  !  ma  PaulinO  ! 

GERTRUDE,    au  général. 

J'ai  deviné,  il  aime  Pauline. 

PAULINE. 

Monsieur,  vous  ai-je  jamais,  par  un  seul  regard,  par  une  seule 
parole,  donné  le  droit  de  dire  ainsi  mon  nom?  Je  suis  on  ne  peut 
plus  étonnée  de  vous  avoir  inspiré  des  sentiments  qui  peuvent 
flatter  d'autres  personnes,  mais  que  je  ne  partage  pas...  J'ai  de 
plus  hautes  ambitions. 

xviii.  26 


402  THÉÂTRE. 

LE     GÉNÉRAL. 

Pauline,  mon  enfant,  tu  es  plus  que  sévère...  Voyons,  n'est-ce 
pas  quelque  malentendu?...  —  Ferdinand,  venez  ici,  plus  près... 

FERDINAND. 

Gomment,  mademoiselle,  quand  madame  votre  belle-mère,  quand 
monsieur  votre  père  sont  d'accord?... 

PAULINE,    bas,  à  Ferdinand. 

Perdus ! 

LE     GÉNÉRAL. 

Ah!  je  vais  faire  le  tyran.  —  Dites-moi,  Ferdinand,  vous  avez 
sans  doute  une  famille  honorable?... 

PAULINE,    à  Ferdinand. 

La! 

LE     GÉNÉRAL. 

Votre  père,  bien  certainement,  exerçait  une  profession  au  moins 
égale  à  celle  du  mien,  qui  était  sergent  du  guet? 

GERTRUDE,    à  part 

Les  voilà  séparés  à  jamais. 

FERDINAND. 

Ah!  (a  Gertrude.)  Je  VOUS  compreuds.  (Au  général.)  Général,  je  ne  dis 
pas  que,  dans  un  rêve,  —  oh!  bien  lointain,  mademoiselle!  —  dans 
un  doux  rêve,  auquel  on  aime  à  s'abandonner  quand  on  est  pauvre 
et  sans  famille...  (les  rêves  sont  toute  la  fortune  des  malheureux!) 
je  ne  dis  pas  que  je  n'aie  pas  regardé  comme  un  bonheur  à  rendre 
fou  de  vous  appartenir;  mais  l'accueil  que  fait  mademoiselle  à  des 
espérances  bien  naturelles,  et  qu'il  a  été  cruel  à  vous  de  ne  pas 
ïaisser  secrètes,  est  tel  que,  dans  ce  moment  même,  puisqu'elles 
sont  sorties  de  mon  cœur,  elles  n'y  rentreront  jamais!  Je  suis  bien 
éveillé,  général.  Le  pauvre  a  sa  fierté  qu'il  ne  faut  pas  plus  bles- 
ser que  l'on  ne  doit  heurter...  tenez...  votre  attachement  à  Na- 
poléon. (A  Gertrude.)  Vous  jouez  un  TÔlo  terrible  ! 

GERTRUDE. 

Elle  épousera  Godard. 

LE     GÉNÉRAL. 

Pauvre  jeune  homme!  (à  Pauline.)  Il  est  très-bien!  Je  l'aime... 
(11  prend  Ferdinand  à  part.)  A  voti'o  place,  moi,  à  votro  âge,  j*aurais... 
Non,  non,  diable!...  c'est  ma  fille' 


LA  MARATRE.  40S 

t'EllDINAND, 

Général,  je  m'adresse  à  votre  honneur...  Jurez-moi  de  garder  le 
plus  profond  secret  sur  ce  que  je  vais  vous  confier,  et  que  ce  secret 
s'étende  jusqu'à  madame  de  Grandchamp. 

LE    GÉNÉRAL,    à   part. 

Ah  çà!  lui  aussi,  comme  ma  fille  hier,  il  se  défie  de  ma  femme... 
Eh!  sacrebleu!  je  vais  savoir...  (Haut.)  Touchez  là,  vous  avez  la 
parole  d'un  homme  qui  n'a  jamais  failli  à  celle  qu'il  a  donnée. 

FERDINAND. 

Après  m' avoir  fait  révéler  ce  que  j'enterrais  au  fond  de  mon 
cœur,  après  avoir  été  foudroyé,  c'est  le  mot,  par  le  dédain  de 
mademoiselle  Pauline,  il  m'est  impossible  de  demeurer  ici...  Je 
vais  mettre  mes  comptes  en  règle,  car,  ce  soir  même,  j'aurai  quitté 
le  pays,  et  demain  la  France,  si  je  trouve  au  Havre  un  navire  en 
partance  pour  l'Amérique. 

LE    GÉNÉRAL  ,   à  part. 

On  peut  le  laisser  partir,  il  reviendra,  (a  Ferdinand.)  Puis-je  le 
dire  à  ma  fille? 

FERDINAND. 

Oui,  mais  à  elle  seulement. 

LE    GÉNÉRAL. 

Pauline!...  Eh  bien,  ma  fille,  tu  as  si  cruellement  humilié  ce 
pauvre  garçon,  que  la  fabrique  va  se  trouver  sans  chef  :  Ferdinand 
part  pour  l'Amérique  ce  soir. 

PAULINE. 

Il  a  raison,  mon  père...  11  fait  de  lui-même  ce  que  vous  lui  auriez 
sans  doute  conseillé  de  faire. 

GERTRUDE,    à  Ferdinand. 

Elle  épousera  Godard. 

FERDINAND,    à   Gertrude. 

Si  ce  n'est  moi,  ce  sera  Dieu  qui  vous  punira  de  tant  d'atrociié! 

LE    GÉNÉRAL,    à  Pauline. 

C'est  bien  loin,  l'Amérique!...  un  clin\^t  meurtrier. 

PAULINE. 

On  y  fait  fortune. 


404  THÉÂTRE. 

LE    GÉNÉRAL,    à  part. 

Elle  ne  l'aime  pas.  (a  Ferdinand.)  Ferdinand,  vous  ne  partirez  pas 
sans  que  je  vous  aie  remis  de  quoi  commencer  votre  fortune. 

FERDINAND. 

Je  vous  remercie,  général;  mais  ce  qui  m'est  dû  me  suffira. 
D'ailleurs,  vous  ne  vous  apercevrez  pas  de  mon  départ  à  la  fa- 
brique, car  j'ai  form:-  dans  Champagne  un  contre-maître  assez 
habile  aujourd'hui  pour  devenir  mon  successeur;  et,  si  vous  voulez 
m' accompagner  à  la  fabrique,  vous  allez  voir... 

LE    GÉNÉRAL. 

Volontiers,  (a  part.)  Tout  s'embrouille  si  bien  ici,  que  je  vais  aller 
chercher  Vernon.  Les  conseils  et  les  deux  yeux  de  mon  vieux  doc- 
teur ne  seront  pas  de  trop  pour  m'aider  à  deviner  ce  qui  trouble  le 
ménage,  car  il  y  a  quelque  chose.  Ferdinand,  je  suis  à  vous.  Nous 
revenons,  mesdames,  (a  part.)  Il  y  a  quelque  chose.  (Le  générai  et 

Ferdinand  sortent.) 

SCÈNE   VII 

GERTRUDE,  PAULINE. 

PAULINE,    eUe  ferme  la  porte  au  verrou. 

Madame,  estimez-vous  qu'un  amour  pur,  qu'un  amour  qui,  pour 
nous,  résume  et  agrandit  toutes  les  félicités  humaines,  qui  fait 
comprendre  les  félicités  divines,  nous  soit  plus  cher,  plus  précieux 
que  la  vie?... 

GERTRUDE. 

Vous  avez  lu  la  Nouvelle  Héloîse,  ma  chère.  Ce  que  vous  dites  là 
est  pompeux,  mais  c'est  vrai. 

paui^ne;. 
Eh  bien,  madame,  vous  venez  de  me  faire  commettre  un  suicide. 

GERTRUDE. 

Que  vous  auriez  été  heureuse  de  me  voir  accomplir  ;  et,  si  vous 
aviez  pu  m'y  forcer,  vous  vous  sentiriez  dans  l'âme  la  joie  qui 
remplit  la  mienne  à  déborder. 

PAULINE. 

Selon  mon  père,  la  guerre  entre  gens  civilisés  a  ses  lois;  mais 
la  guerre  que  vous  me  faites,  madame,  est  celle  des  sauvages. 


LA  MARATRE.  405 

GERTRUDE. 

Faites  comme  moi,  si  vous  pouvez...  Mais  vous  ne  pourrez  rien! 
Vous  épouserez  Godard.  C'est  un  fort  bon  parti;  vous  serez,  je  vous 
l'assure,  très-heureuse  avec  lui,  car  il  a  des  qualités. 

PAULINE. 

Et  vous  croyez  que  je  vous  laisserai  tranquillement  devenir  la 
femme  de  Ferdinand? 

GERTRUDE. 

Après  le  peu  de  paroles  que  nous  avons  échangées  cette  nuit, 
pourquoi  prendrions-nous  des  formules  hypocrites?  J'aimais  Fer- 
dinand, ma  chère  Pauline,  quand  vous  aviez  huit  ans. 

PAULINE. 

Mais  vous  en  avez  plus  de  trente!...  Et  moi,  je  suis  jeune!... 
D'ailleurs,  il  vous  hait,  il  vous  abhorre  !  il  me  l'a  dit,  et  il  ne  veut 
pas  d'une  femme  capable  d'une  trahison  aussi  noire  que  l'est  la 
vôtre  envers  mon  père. 

GERTRUDE. 

Aux  yeux  de  Ferdinand,  mon  amour  sera  mon  absolution. 

PAULINE. 

Il  partage  mes  sentiments  pour  vous  :  il  vous  méprise,  madame! 

GERTRUDE. 

Vous  croyez?  eh  bien,  ma  chère,  c'est  une  raison  de  plus!  Si  je  ne 
le  voulais  pas  par  amour,  Pauline,  tu  me  le  ferais  vouloir  pour  mari 
par  vengeance.  En  venant  ici,  ne  savait-il  pas  qui  j'étais? 

PAULINE. 

Vous  l'aurez  pris  à  quelque  piège,  comme  celui  que  vous  venez 
de  nous  tendre  et  où  nous  sommes  tombés. 

GERTRUDE. 

Tenez,  ma  chère,  un  seul  mot  va  tout  finir  entre  nous.  Ne  vous 
êtes-vous  pas  dit  cent  fois,  mille  fois,  dans  ces  moments  oii  l'on 
se  sent  tout  âme,  que  vous  feriez  les  plus  grands  sacrifices  à  Fer- 
dinand? 

PAULINE. 

Oui,  madame. 

GERTRUDE^ 

Comme  quitter  votre  père,  la  France;  donner  votre  vie,  votre 
honneur,  votre  salut? 


406  THÉÂTRE. 

PAULINE. 

Oh!  Ton  cherche  si  l'on  a  quelque  chose  de  plus  à  offrir  que  soi, 
la  terre  et  le  ciel. 

GERTRUDE. 

Eh  bien,  ce  que  vous  avez  souhaité,  je  l'ai  fait,  moi!  C'est  assez 
vous  dire  que  rien  ne  peut  m'arrêter,  pas  même  la  mort. 

PAULINE. 

C'est  donc  vous  qui  m'aurez  autorisée   à  me  défendre!  (a  part.) 

0    Ferdinand!    notre    amour   (Gertrude  va  s'asseoir   sur   le    canapé   pendant 

raparté  de  Pauline),  elle  le  dit,  cst  plus  que  la  vie  !  (a  Gertrude.)  Madame, 
tout  le  mal  que  vous  m'avez  fait,  vous  le  réparerez;  les  difficultés, 
les  seules  qui  s'opposent  à  mon  mariage  avec  Ferdinand,  vous  les 
vaincrez...  Oui,  vous  qui  avez  tout  pouvoir  sur  mon  père,  vous 
lui  ferez  abjurer  sa  haine  pour  le  fils  du  général  Marcandal. 

GERTRUDE. 

Ah!  très-bien. 

PAULINE. 

Oui,  madame. 

GERTRUDE. 

Et  quels  moyens  formidables  avez-vous  pour  me  contraindre? 

PAULINE. 

iNous  nous  faisons,  vous  le  savez,  une  guerre  de  sauvages?... 

GERTRUDE. 

Dites  de  femmes,  c'est  plus  terrible!  Les  sauvages  ne  font  souf- 
frir que  le  corps;  tandis  que  nous,  c'est  au  cœur,  à  l'amour-propre, 
à  l'orgueil,  à  l'àme  que  nous  adressons  nos  flèches,  nous  les  enfon- 
çons en  plein  bonheur. 

PAULINE. 

Oh!  c'est  bien  tout  cela,  c'est  toute  la  femme  que  j'attaque! 
Aussi,  chère  et  très-honorée  belle-mère,  aurez-vous  fait  disparaître 
demain,  pas  plus  tard,  les  obstacles  qui  me  séparent  de  Ferdinand; 
ou  bien,  mon  père  saura  par  moi  toute  votre  conduite,  avant  et 
après  votre  mariage. 

GERTRUDE. 

Ah!  c'est  là  votre  moyen?  Pauvre  fille!  il  ne  vous  croira  jamais. 


LA  MARATRE.  407 

PAULINE. 

Oh!  je  connais  quel  est  votre  empire  sur  mon  pauvre  père,  mais 
j'ai  des  preuves. 

GÈRTRUDE. 

Des  preuves!  des  preuves!... 

PAULINE. 

Je  suis  allée  chez  Ferdinand...  (je  suis  très-curieuse),  et  j'ai 
trouvé  vos  lettres,  madame;  j'en  ai  pris  contre  lesquelles  l'aveu- 
glement de  mon  père  ne  tiendra  pas,  car  elles  lui  prouveront... 

GERTRUDE. 

Quoi? 

PAULINE. 

Tout!  tout! 

GERTRUDE. 

Mais,  malheureuse  enfant!  c'est  un  vol  et  un  assassinat!...  à 
son  âge... 

PAULINE. 

Ne  venez-vous  pas  d'assassiner  mon  bonheur?...  de  me  faire 
nier,  à  mon  père  et  à  Ferdinand,  mon  amour,  ma  gloire,  ma  vie? 

GERTRUDE. 

Oh!  oh!  c'est  une  ruse,  elle  ne  sait  rien!  (Haut.)  C'est  une  ruse, 
je  n'ai  jamais  écrit...  C'est  faux!...  c'est  impossible!...  Où  sont  ces 
lettres? 

PAULINE. 

Je  les  ai! 

GERTRUDE. 

Dans  ta  chambre? 

PAULINE. 

Là  où  elles  sont,  vous  ne  pourriez  jamais  les  prendre. 

GERTRUDE,    à  part. 

La  folie,  avec  ses  rêves  insensés,  danse  autour  de  ma  cervelle!... 
Le  meurtre  m'agite  les  doigts...  C'est  dans  ces  moments-là  qu'on 
tue!...  Ah!...  comme  je  la  tuerais!...  Oh!  mon  Dieu,  mon  Dieu!  ne 
m'abandonnez  pas,  laissez-moi  ma  rai^n!...  Voyons! 

PAULINE,    à  part. 

Oh!  merci,  Ferdinand!  Je  vois  combien  tu  m'aimes  :  j'ai  pu  lui 


408  THEATRE. 

rendre  tout  le  mal  qu'elle  nous  a  fait  tout  à  l'heure...  Et  elle  nous 
sauvera  ! . . . 

GERTRUDE,    à  paît. 

Elle  doit  les  avoir  sur  elle;  comment  en  être  sûre?  Ah!  (Eiie  se 
rapproche.)  Pauline!...  si  tu  avais  eu  ces  lettres  depuis  longtemps, 
tu  aurais  su  que  j'aimais  Ferdinand;  tu  ne  les  a  donc  prises  que 
depuis  peu? 

PAULINE. 

Ce  matin. 

GERTRUDE. 

Tu  ne  les  a  pas  toutes  lues? 

PAULINE. 

Oh!  assez  pour  savoir  qu'elles  vous  perdent. 

GERTRUDE. 

Pauline,  la  vie  commence  pour  toi.  (on  frappe.)  Ferdinand  est  le 
premier  homme,  jeune,  bien  élevé,  supérieur,  car  il  est  supérieur, 
qui  se  soit  offert  à  tes  regards;  mais  il  y  en  a  bien  d'autres  dans  le 
monde...  Ferdinand  était  en  quelque  sorte  sous  notre  toit,  tu  le 
voyais  tous  les  jours;  c'est  donc  sur  lui  que  se  sont  portés  les  pre- 
miers mouvements  de  ton  cœur.  Je  conçois  cela,  c'est  tout  natu- 
rel. A  ta  place,  j'eusse  sans  doute  éprouvé  les  mêmes  sentiments. 
Mais,  ma  petite,  tu  ne  connais,  toi,  ni  la  société,  ni  la  vie.  Et  si, 
comme  beaucoup  de  femmes,  tu  te  trompais...  car  on  se  trompe, 
va!  toi,  tu  peux  choisir  encore;  mais,  pour  moi,  tout  est  dit,  je 
n'ai  plus  de  choix  à  faire.  Ferdinand  est  tout  pour  moi,  car  j'ai 
passé  trente  ans,  et  je  lui  ai  sacrifié,  ce  qu'on  ne  devrait  jamais 
faire,  l'honneur  d'un  vieillard.  Tu  as  le  champ  libre,  tu  peux  aimer 
quelqu'un  encore,  mieux  que  tu  n'aimes  aujourd'hui...  cela  nous 
arrive.  Eh  bien,  renonce  à  lui,  et  tu  ne  sais  quelle  esclave  dévouée 
tu  auras  en  moi!  tu  auras  plus  qu'une  mère,  plus  qu'une  amie,  tu 
auras  une  âme  damnée...  Oh!  tiens!...  (Eiie  se  met  à  genoux  et  lève 

les  mains  sur  le  corsage  de  Pauline.)    Me   VOici   à    t-eS  pieds ,   et   tU   eS    ma 

rivale!...  suis-je  assez  humiliée?  et  si  tu  savais  ce  que  cela  coûte 
à  une  femme...  Grâce!  grâce  pour  moi.  (on  frappe  très-fort,  eiie  profite 

de  l'offroi 'de  Pauline   pour  tâter  les   lettres.)   Reuds-moi  la  vie...  (a  part.) 

Elle  les  al 


LA   MARATRE.  409 

PAULINE. 

Eh!  laissez-moi,  madame!  Ah!  faut-il  que  j'appelle?  (Eiie  repousse 

Gertrude  et  va  ouvrir.) 

GERTRUDE,    à   part. 

Je  ne  me  trompais  pas,  elles  sont  sur  elle;  mais  il  ne  faut  pas 
les  lui  laisser  une  heure. 


SCÈNE  VIII 
Les  Mêmes,   LE  GÉNÉRAL,  VERNON. 

LE    GÉNÉRAL. 

Enfermés  toutes  deux!  Pourquoi  ce  cri,  Pauline? 

VERNON. 

Votre  figure  est  bien  altérée,  mon  enfant!  Voyons  votre  pouls? 

LE    GÉNÉRAL. 

Toi  aussi,  tu  es  bien  émue  ! 

GERTRUDE. 

C'est  une  plaisanterie,  nous  étions  à  rire.  N'est-ce  pas,  Pau- 
line... tu  riais,  ma  petite? 

PAULINE. 

Oui,  papa,  ma  chère  maman  et  moi,  nous  étions  en  train  de  rire, 

VERNON,    bas,   à  Pauline. 

Un  bien  gros  mensonge  ! 

LE    GÉNÉRAL. 

Vous  n'entendiez  pas  frapper?... 

PAULINE. 

Nous  avons  bien  entendu,  papa;  mais  nous  ne  savions  pas  que 
c'était  toi. 

LE    GÉNÉRAL,    à  Vernon. 

Comme  elles  s'entendent  contre  moi!  (Haut.)  Mais  de  quoi  s'agis- 
sait-il donc? 

GEHTRLDK. 

Eh  !  mon  Dieu ,  mon  ami ,  vous  voulef  tout  savoir  :  les  tenants, 
les  aboutissants,  à  l'instant!...  Laissez-moi  aller  sonner  pour  le 
thé. 


440  THÉÂTRE. 

LE   GÉNÉRAL. 

Mais  enfin? 

GERTRUDE. 

C'est  d'une  tyrannie!...  Eh  bien,  nous  nous  sommes  enfermées 
pour  ne  pas  être  surprises,  est-ce  clair? 

VERNON. 

Dame!  c'est  très-clair. 

GERTRUDE,    bas. 

Je  voulais  tirer  de  votre  fille  ses  secrets,  car  elle  en  a,  c'est  évi- 
dent! et  vous  êtes  venu,  vous  dont  je  m'occupe,  car  ce  n'est  pas 
mon  enfant,  vous  arrivez,  comme  si  vous  chargiez  sur  des  enne- 
mis, nous  interrompre  au  moment  où  j'allais  savoir  quelque  chose. 

LE    GÉNÉRAL. 

Madame  la  comtesse  de  Grandchamp,  depuis  l'arrivée  de  Godard... 

GERTRUDE. 

Allons,  voilà  Godard,  maintenant. 

LE    GÉNÉRAL. 

Ne  ridiculisez  pas  ce  que  je  vous  dis  !  Depuis  hier,  rien  ne  se 
passe  ici  comme  à  l'ordinaire.  Eh!  sacrebleu  !  je  veux  savoir... 

GERTRUDE. 

Oh!  des  jurons,  c'est  la  première  fois  que  j'en  entends,  mon- 
sieur... —  Félix,  le  thé...  —  Vous  lassez-vous  donc  de  douze  ans 
de  bonheur? 

LE    GÉNÉRAL. 

Je  ne  suis  pas  et  ne  serai  jamais  un  tyran.  Tout  à  l'heure,  j'arri- 
vais mal  à  propos  quand  vous  causiez  avec  Ferdinand  ;  j'arrive 
encore  mal  à  propos  quand  vous  causez  avec  ma  fille...  Enfin,  cette 
nuit... 

VER  NON. 

Allons,  général,  vous  querellerez  madame  tant  que  vous  vou- 
drez, excepté  devant  le  monde,  (on  entend  Godard.)  J'entends  Go- 
dard. (Bas,  augénéraL)  Est-ce  là  ce  que  VOUS  m'aviez  promis?  Avec 
les  femmes,  et  j'en  ai  bien  confessé,  comme  médecin,  avec  elles, 
il  faut  les  laisser  se  trahir,  les  observer...  Autrement,  la  violence 
amène  les  larmes,  et,  une  fois  le  système  hydraulique  en  jeu,  elles 
noyeraient  des  hommes  de  la  force  de  trois  Hercules. 


LA  MARATRE.  411 

SCÈNE   IX 

Les  Mêmes,    GODARD. 

GODARD. 

Mesdames,  je  suis  déjà  venu  pour  vous  présenter  mes  hommages 
et  mes  respects,  mais  j'ai  trouvé  la  porte  close...  —  Général,  je 

vous    souhaite    le  bonjour.    (Le   générai   lit  les   journaux  et   le   salue   de  la 

main.)  Ah!  voilà  mou  adversaire  d'hier.  —  Vous  venez  prendre 
votre  revanche,  docteur? 

VERNON, 

Non,  je  viens  prendre  le  thé. 

GODARD. 

Ah  !  vous  avez  ici  cette  habitude  anglaise,  russe  et  chinoise? 

PAULINE. 

Préférez-vous  le  café? 

GERTRUDE. 

Marguerite,  du  café. 

GODARD. 

Non,  non,  permettez-moi  de  prendre  du  thé;  je  ne  ferai  pas 
''omme  tous  les  jours...  D'ailleurs,  vous  déjeunez,  je  le  vois,  à 
midi;  le  café  au  lait  me  couperait  l'appétit  pour  le  déjeuner.  Et  puis 
les  Anglais,  les  Russes  et  les  Chinois  n'ont  pas  tout  à  fait  tort. 

VERXON. 

Le  thé,  monsieur,  est  une  excellente  chose. 

GODARD. 

<^uand  il  est  bon. 

PAULINE. 

Celui-ci,  monsieur,  est  du  thé  de  caravane. 

GERTRUDE. 

Docteur,  tenez,  voilà  les  journaux,  (a  pauiino.)  Va  causer  avec 
M.  de  Rimonville,  mon  enfant;  moi,  je  ferai  le  thé. 

GODARD.      • 

Mademoiselle  de  Grandchamp  no  veut  peut-être  pas  plus  de  ma 
conversation  que  de  ma  personne?... 


412  THÉÂTRE. 

PAULINE. 

Vous  VOUS  trompez,  monsieur. 

LE    GÉNÉRAL. 

Godard... 

PAULINE. 

Si  vous  me  faites  la  faveur  de  ne  plus  vouloir  de  moi  pour 
femme,  vous  possédez  alors  à  mes  yeux  les  qualités  brillantes  qui 
doivent  séduire  mesdemoiselles  Boudeville,  Glinville,  Derville,  et 
caetera. 

GODARD. 

Assez,  mademoiselle.  Ah!  comme  vous  vous  moquez  d'un  amou- 
reux éconduit  qui  cependant  a  quarante  mille  livres  de  rente  ! 
Plus  je  reste  ici,  plus  j'ai  de  regrets.  Quel  heureux  homme  que 
M.  Ferdinand  de  Gharny  ! 

PAULINE. 

Heureux  !  et  de  quoi  ?  pauvre  garçon  !  d'être  le  commis  de  mon 
père  ? 

GERTRUDE. 

Monsieur  de  Rimonville? 

LE    GÉNÉRAL. 

Godard... 

GERTRUDE. 

Monsieur  de  Rimonville  ? 

LE    GÉNÉRAL. 

Godard,  ma  femme  vous  parle. 

GERTRUDE. 

Aimez-vous  le  thé  peu  ou  beaucoup  sucrô 

GODARD. 

Médiocrement. 

GERTRUDE. 

Pas  beaucoup  de  crème  ? 

GODARD. 

Ui  contraire,  beaucoup,  madame  la  comtesse,  (a  Pauline.)  khi 
M.  Ferdinand  n'est  pas  celui  qui...  que  vous  avez  distingué...? 
Eh  bien,  moi,  je  puis  vous  assurer  qu'il  est  fort  du  goût  de  votre 
belle-mère. 


LA  MARATRE.  413 

PAULINE,    à   part. 

Quelle  peste  que  ces  curieux  de  province  I 

GODARD,    à  part. 

11  faut  que  je  m'amuse  un  peu  avant  de  prendre  congé  !  Je  veux 
faire  mes  frais. 

GERTRUDE. 

Monsieur  de  Rimonville,  si  vous  désirez  quelque  chose  de  sub- 
stantiel, voici  des  sandwich. 

GODARD 

Merci,  madame! 

GERTRUDE,    à  Godard. 

Tout  n'est  pas  perdu  pour  vous. 

GODARD. 

Oh  !  madame  !  j'ai  fait  bien  des  réflexions  sur  le  refus  de  made- 
moiselle de  Grandchamp. 

GERTRUDE. 

Ah!  (Au  docteur.)  Doctcur,  le  vôtre  comme  à  Tordinaire?... 

VERNON. 

S'il  vous  plaît,  madame. 

GODARD,    à  Pauline. 

Pauvre  garçon!  avez-vous  dit,  mademoiselle?  Mais  M.  Ferdi- 
nand n'est  pas  si  pauvre  que  vous  le  croyez  !  Il  est  plus  riche  que 
moi. 

PAULINE. 

D'où  savez-vous  cela  ? 

GODARD. 

J'en  suis  certain,  et  je  vais  tout  vous  expliquer.  Ce  M.  Ferdi- 
nand, que  vous  croyez  connaître,  est  un  garçon  excessivement 
dissimulé... 

PAULINE,    à  part. 

Grand  Dieu  !  saurait-il  son  nom  ? 

GERTRUDE,    à  part. 

Quelques  gouttes  d'opium  versées  dans  son  thé  l'endormiront, 
et  je  serai  sauvée.  ^ 

GODARD. 

Vous  ne  vous  doutez  pas  de  ce  qui  m'a  mis  sur  la  voie... 


4U  THÉÂTRE. 

PAULINE. 

Oh  !  monsieur  !  de  grâce  ! 

GODARD. 

C'est  le  procureur  du  roi.  Je  me  suis  souvenu  que,  chez  les  Bou- 
deville,  on  disait  que  votre  commis... 

PAULINE,    à  part. 

Il  me  met  au  supplice. 

GERTRUDE,    présentant  une  tasse  à  Pauline. 

Tiens,  Pauline. 

VERNON,    à  part. 

Ai-je  la  berlue?  j'ai  cru  lui  voir  mettre  quelque  chose  dans  la 
tasse  de  Pauline. 

PAULINE. 

Et  que  disait-on  ? 

GODARD. 

Ah!  ah!  comme  vous  m' écoutez  !...  Je  serais  bien  flatté  de 
savoir  que  vous  auriez  cet  air-là  pendant  que  quelqu'un  vous  par- 
lerait de  moi,  comme  je  vous  parle  de  M.  Ferdinand. 

PAULINE. 

Quel  singulier  goût  a  le  thé  !  Trouvez-vous  le  vôtre  bon? 

GODARD. 

Vous  vous  en  prenez  à  votre  thé  pour  cacher  l'intérêt  que  vous 
prêtez  à  ce  que  je  vous  dis.  C'est  connu  !  Eh  bien,  je  viens  exciter 
votre  surprise  à  un  haut  degré...  Apprenez  que  M.  Ferdinand  est... 

PAULINE. 

Est... 

GODARD. 

Millionnaire  I 

PAULINE. 

Vous  vous  moquez  de  moi,  monsieur  Godard. 

GODARD. 

Sur  ma  parole  d'honneur,  mademoiselle,  il  possède  un  trésor... 
(A  part.)  Elle  est  folle  de  lui. 

PAULINE,    à  part. 
Quelle  peur  ce  sot   m'a    faite  1    (EUe  se  lôve  avec  sa  tasse,  que  Vernon 
saisit.) 


LA  MARATRE.  Wi 

VERXON. 

Donnez,  mon  enfant. 

LE    GÉNÉRAL,    à  sa  femme 

Ou* as-tu,  chère  amie?  tu  me  semblés... 

VER  NON,     Il    a  changé   sa  tasse  contre   celle   de    Pauline  et  rend  la  sienne  à 
Gertrude.  —  A  part. 

C'est  du  laudanum,  la  dose  est  légère,  heureusement;  allons,  il 
va  se  passer  ici  quelque  chose  d'extraordinaire...  (a Godard.)  Mon- 
sieur Godard!...  vous  êtes  un  rusé  compère.  (Godard  prend  son  mou- 
choir et  fait  le  geste  de  se  moucher.  Vernon  rit.)    Ah  ! 

GODARD. 

Docteur,  sans  rancune. 

VERNON. 

Voyons!  vous  sentez-vous  capable  d*emmener  le  général  à  la 
fabrique,  et  de  l'y  retenir  une  heure? 

GODARD. 

Il  me  faudrait  le  petit. 

VERNON. 

Il  est  à  l'école  jusqu'au  dîner. 

GODARD. 

Et  pourquoi  voulez-vous...  ? 

VERNON. 

Je  vous  en  prie,  vous  êtes  un  galant  homme,  il  le  faut...  Aimez- 
vous  Pauline? 

GODARD. 

Oh!  je  l'aimais  hier,  mais  ce  matin...  (a  part.)  Je  devinerai  bien 
ce  qu'il  me  cache,  (a  vemon.)  Ce  sera  fait!  Je  vais  aller  au  perron, 
je  rentrerai  dire  a"i  général  que  Ferdinand  le  demande;  et  soyez 
tranquille...  Ah!  voilà  Ferdinand,  bon!  (n  va  au  perron.) 

PAULINE. 

C'est  singulier,  comme  je  me  sens  engourdie.  (Eiie  s'étend  pour 

dormir;  Ferdinand  paraît  et  cause  avec  Godard.) 


416  THÉÂTRE. 

SCÈNE  X 

Les  Mêmes,  FERDINAND. 

FERDINAND. 

Général,  il  serait  nécessaire  que  vous  vinssiez  au  magasin  et  à  la 
fabrique,  pour  faire  la  vérification  des  comptes  que  je  vous  rends. 

LE    GÉNÉRAL, 

C'est  juste. 

PAULINE,    assoupie. 

Ferdinand! 

GODARD. 

Ah  !  général,   je  profiterai  de  cette  occasion  pour  visiter  avec 
vous  votre  établissement,  que  je  n'ai  jamais  vu. 

LE    GÉNÉRAL. 

Eh  bien,  venez  Godard. 

GODARD. 

De  Rimonville. 

GERTRUDE,    à  part. 

Ils  s'en  vont,  le  hasard  me  protège. 

VERNON,    à  part. 

Le  hasard!...  c'est  moi... 

SCÈNE  XI 
GERTRUDE,  VERNON,  PAULINE,  MARGUERITE,  au  fond. 

GERTRUDE. 

Docteur,  voulez-vous  une  autre  tasse  de  thé? 

VERNON. 

Merci,  je  suis  tellement  enfoncé  dans  les  élections,  que  je  n'ai 
pas  fini  la  première. 

GERTRUDE,    en  montrant  Pauline. 

Oh!  la  pauvre  enfant,  la  voilà  qui  dort. 

VERNON, 

Comment!  elle  dort? 


LA  MARATRE.  417 

GERTRUDE. 

Cela  n'est  pas  étonnant.  Figurez-vous,  docteur,  qu'elle  ne  s'est 
pas  endormie  avant  trois  heures  du  matin.  Nous  avons  eu  cette 
nuit  une  alerte. 

VERNON. 

Je  vais  vous  aider. 

GERTRUDE. 

Non,  c'est  inutile.  —  Marguerite,  aidez-moi.  Entrons-la  dans  sa 
chambre,  elle  y  sera  mieux. 

SCÈNE  XII 
VERNON,   FÉLIX. 

VERNON. 

Félix! 

FÉLIX. 

Monsieur,  qu'y  a-t-il  pour  votre  service? 

VERNON. 

Se  trouve-t-il  ici  quelque  armoire  où  je  puisse  serrer  quelque 
chose? 

FÉLIX,    montrant  l'armoire. 

Là,  monsieur. 

VERNON. 

Bon!  Félix...,  ne  dis  pas  un  mot  de  ceci  à  qui  que  ce  soit  au 
monde,  (a  part.)  Il  s'en  souviendra.  (Haut.)  C'est  un  tour  que  je 
veux  jouer  au  général,  et  ce  tour-là  manquerait  si  tu  parlais. 

FÉLIX. 
Je  serai  muet  comme  un  poisson.   (Le  docteur  prend  la  clef  du  meuble.) 

VERNON. 

Maintenant,  laisse -moi  seul  avec  ta  maîtresse  qui  va  revenir, 
et  veille  à  ce  que  personne  ne  vienne  pendant  un  moment. 

FÉLIX,    sortant. 

Marguerite  avait  raison  :  il  y  a  quelque  chose,  c'est  sûr. 

MARGUERITE    revient. 

Ce  n'est  rien,  mademoiselle  dort.  (Eiie  sort.) 

XVIII.  -7 


418  THÉÂTRE. 

SCÈNE  XIII 

VERNON,  seul. 

Ce  qui  peut  brouiller  deux  femmes  vivant  en  paix  jusqu'à  pré- 
sent!... oh  !  tous  les  médecins  tant  soit  peu  philosophes  le  savent. 
Pauvre  général,  qui,  toute  sa  vie,  n*a  pas  eu  d'autre  idée  que 
d'éviter  le  sort  commun!  Mais  je  ne  vois  personne  que  Ferdinand 
et  moi...  Moi,  ce  n'est  pas  probable;  mais  Ferdinand...  je  n'ai 
rien  encore  aperçu...  Je  l'entends!  A  l'abordage!.,. 

SCÈNE   XIV 

VERNON,   GERTRUDE. 

GERTRUDE. 

Ah!  je  les  ai...  je  vais  les  brûler  dans  ma  chambre...  (Eiie  ren- 
contre VernoD.)  Ah! 

VERNON. 

Madame,  j'ai  renvoyé  tout  le  monde. 

GERTRUDE. 

Et  pourquoi? 

VERNON. 

Pour  que  nous  soyons  seuls  à  nous  expliquer... 

GERTRUDE. 

Nous  expliquer!...  de  quel  droit,  vous,  vous  le  parasite  de  la 
maison,  prétendez-vous  avoir  une  explication  avec  la  comtesse  de 
Grandchamp? 

VERNON. 

Parasite,  moi?  Madame,  j'ai  dix  mille  livres  de  rente,  outre  ma 
pension;  j'ai  le  grade  de  général,  et  ma  fortune  sera  léguée  aux 
enfants  de  mon  vieil  ami.  Moi,  parasite?  Oh!  mais  je  ne  suis  pas 
seulement  ici  comme  ami,  j'y  suis  comme  médecin  :  vous  avez 
versé  des  gouttes  de  Rousseau  dans  le  thé  de  Pauline. 

GERTRUDE. 

Moi? 


LA  MARATRE.  449 

VERNON. 

Je  VOUS  ai  vue,  et  j'ai  la  tasse. 

GERTRUDE. 

Vous  avez  la  tasse?...  je  l'ai  lavée. 

VERNON. 

Oui,  la  mienne  que  je  vous  ai  donnée.  Ah!  je  ne  lisais  pas  le 
journal,  je  vous  observais. 

GERTRUDE. 

Oh  !  monsieur,  quel  métier  ! 

VERNON. 

Avouez  que  ce  métier  vous  est  en  ce  moment  bien  salutaire,  car 
vous  allez  peut-être  avoir  besoin  de  moi,  si,  par  l'effet  de  ce  breu- 
vage, Pauline  se  trouvait  gravement  indisposée. 

GERTRUDE. 

Gravement  indisposée...  Mon  Dieu!  docteur,  je  n'ai  mis  que 
quelques  gouttes. 

VERNON. 

Ahl  vous  avez  donc  mis  de  Topium  dans  son  thé? 

GERTRUDE. 

Docteur.,.,  vous  êtes  un  infâme! 

VERNON. 

Pour  avoir  obtenu  de  vous  cet  aveu?...  Dans  le  même  cas,  toutes 
les  femmes  me  l'ont  dit,  j'y  suis  accoutumé.  Mais  ce  n'est  pas  tout, 
et  vous  avez  bien  d'autres  confidences  à  me  faire. 

GERTRUDE,    à  part. 

Un  espion!  il  ne  me  reste  plus  qu'à  m'en  faire  un  complice.  (Haut.  ) 
Docteur,  vous  pouvez  m'être  trop  utile  pour  que  nous  restions 
brouillés;  dans  un  moment,  je  vais  vous  répondre  avec  franchise. 

^  EUe  entre  dans  sa  chambre,  et  s'y  renferme.) 

VERNON. 

Le  verrou  mis!  Je  suis  pris,  joué!  Je  ne  pouvais  pas,  après 
tout,  employer  la  violence...  Que  fait-elle?...  elle  va  cacher  son 
flacon  d'opium...  On  a  toujours  tort  dépendre  à  un  homme  les 
services  que  mon  vieil  ami,  ce  pauvre  général,  a  exigés  de  moi... 
Elle  va  m'entortiller...  Ah!  la  voici, 


A20  THÉÂTRE. 

GERTRUDE,    à  part. 

Brûlées!...  Plus  de  traces...  je  suis  sauvée!...  (Haut.)  Docteur! 

VERNON. 

Madame? 

GERTRUDE. 

Ma  belle-fille  Pauline,  que  vous  croyez  être  une  fille  candide,  un 
ange,  s'était  emparée  lâchement,  par  un  crime,  d'un  secret  dont 
la  découverte  compromettait  l'honneur,  la  vie  de  quatre  personnes. 

VERNON. 

Quatre!  (à  part.)  Elle,  le  général...  ah!  son  fils,  peut-être...  et 
l'inconnu. 

GERTRUDE. 

Ce  secret,  sur  lequel  elle  est  forcée  de  se  taire,  quand  même  il 
s'agirait  de  sa  vie  à  elle... 

VERNON. 

Je  n'y  suis  plus. 

GERTRUDE. 

Eh  bien,  les  preuves  de  ce  secret  sont  anéanties!  Et  vous,  doc- 
teur, vous  qui  nous  aimez,  vous  seriez  aussi  lâche,  aussi  infâme 
qu'elle...  plus  même,  car  vous  êtes  un  homme,  vous  n'avez  pas 
pour  excuse  les  passions  insensées  de  la  femme!  vous  seriez  un 
monstre,  si  vous  faisiez  un  pas  de  plus  dans  la  voie  où  vous  êtes... 

VERNON. 

L'intimidation!  Ah!  madame,  depuis  qu'il  y  a  des  sociétés,  ce 
que  vous  semez  n'a  fait  lever  que  des  crimes. 

GERTRUDL. 

Eh!  il  y  a  quatre  existences  en  péril,  songez-y.  (a  part.)  Il  re- 
vient... (Haut.)  Aussi,  forte  de  ce  danger,  vous  déclaré-je  que  vous 
m'aiderez  k  maintenir  la  paix  ici,  que  tout  à  l'heure  vous  irez 
chercher  ce  qui  peut  faire  cesser  le  sommeil  de  Pauline.  Et  ce  som- 
meil, vous  l'expliquerez  vous-même,  au  besoin,  au  général.  Puis 
vous  me  rendrez  la  tasse,  n'est-ce  pas?  car  vous  me  la  rendrez!  Et, 
à  chaque  pas  que  nous  ferons  ensemble,  eh  bien,  je  vous  expli- 
querai tout. 

VERNON. 

Madame!... 


LA  MARATRE.  421 

GERTRUDE. 

Allez  donc!  le  général  peut  revenir. 

VERNON,    à  part. 

Je  te  tiens  toujours!  j'ai  une  arme  contre  toi,  et...  (n  sort.) 
SCÈNE   XV 

(jERTnUDL,    seule,    appuyée  sur  le  meuble  où  est  enfermée  la  tasse. 

OÙ  peut-il  avoir  cacnè  cette  tasse? 


ACTE    QUATRIEME 

La  scène  se  passe  dans  la  chambre   de   Pauline. 


SCÈNE    PREMIERE 

PAULINE,   GERTRUDE. 

Pauline  endormie  dans  un  grand  fauteuil  à  gauche. 
GERTRUDE,    entrant  avec  précaution.. 

Elle  dort.  Et  le  docteur  qui  m'avait  dit  qu'elle  s'éveillerait  aus- 
sitôt... Ce  sommeil  m'effraye!...  Voilà  donc  celle  qu'il  aime!...  Je 
ne  la  trouve  pas  jolie  du  tout!...  Oh!  si,  cependant  elle  est  belle!... 
Mais  comment  les  hommes  ne  voieiit-ils  pas  que  la  beauté  n'est 
qu'une  promesse,  et  que  l'amour  est  le...  (on  frappe.)  Allons,  voilà 
du  monde. 

VERNON,    du   dehors. 

Peut-on  entrer,  Pauline  ? 

GERTRUDE. 

C'est  le  docteur  I 

SCÈNE   II 

Les  Mêmes,  VERNON. 

GERTRUDE. 

Vous  m'aviez  dit  qu'elle  était  éveillée. 

VERNON. 

Rassurez-vous...  (Appelant.)  Pauline! 

PAULINE,    s'éveillant. 

M.  Vernon!...  Où  suis-je?  ah!  chez  moi...  que  m'est-il  arrivé? 


LA  MARATRE.  423 

VER^■ON. 

Mon  enfant,  vous  vous  êtes  endormie  en  prenant  votre  thé.  Ma- 
dame de  Grandchamp  a  eu  peur,  comme  moi,  que  ce  ne  fût  le 
commencement  d'une  indisposition;  mais  il  n'en  est  rien,  c'est 
tout  bonnement,  à  ce  qu'il  paraît,  le  résultat  d'une  nuit  passée 
sans  sommeil. 

GERTRDDE. 

Eh  bien,  Pauline,  comment  te  sens-tu? 

PAULINE. 

J'ai  dormi?...  Et  madame  était  ici  pendant  que  je  dormais?... 

(Elle    se   lève.)  Ah!    (Elle  met  la    main   sur  sa  poitrine.)   Ah!    c'eSt   infâme! 

(x  vernon.)  Doctour,  audez-vojs  été  complice  de...? 

GERTRUDE. 

De  quoi?  qu'allez-vous  lui  dire? 

VERNON. 

Moi!  mon  enfant,  complice  d'une  mauvaise  action?  et  contre 
vous,  que  j'aime  comme  si  vous  étiez  ma  fille?  Allons  donc!... 
Voyons,  dites-moi... 

PAULINE. 

Rien,  docteur,  rien  ! 

GERTRUDE. 

Laissez-moi  lui  dire  deux  mots. 

VERNON,    à  part. 

Quel  est  donc  l'intérêt  qui  peut  empêcher  une  jeune  fille  de  par- 
ler, quand  elle  est  victime  d'un  pareil  guet-apens? 

GERTRUDE. 

Eh  bien,  Pauline,  vous  n'avez  pas  eu  longtemps  en  votre  pos- 
session les  preuves  de  l'accusation  ridicule  que  vous  vouliez  porter 
à  votre  père  contre  moi  ! 

PAULINE. 

Je  comprends  tout,  vous  m'avez  endormie  pour  me  dépouiller. 

GERTRUDE. 

Nous  sommes  aussi  curieuses  l'une  que  l'autre,  voilà  tout.  J'ai 
fait  ici  ce  que  vous  aviez  fait  chez  Ferdinand. 

PAULINE. 

Vous  triomphez,  madame,  mais  bientôt  ce  sera  moi. 


424  THÉÂTRE. 

GERTRUDE. 

Ah!  la  guerre  continue. 

PAULINE. 

La  guerre,  madame!...  dites  le  duel  !  L'une  de  nous  est  de  trop, 

GERTRUDE. 

Vous  êtes  tragique. 

VER  NON,    à  part. 

Pas  d'éclats,  pas  la  moindre  mésintelligence  apparente!...  Ah! 
quelle  idée!...  Si  j'allais  chercher  Ferdinand?  (n  veut  sortir.) 

GERTRUDE. 

Docteur! 

VERNON. 

Madame? 

GERTRUDE. 

Nous  avons  à  causer  ensemble.  (Bas.)  Je  ne  vous  quitte  pas  que 
VOUS  ne  m'ayez  rendu..: 

VERNON, 

J'ai  mis  une  condition... 

PAULINE. 

Docteur  ! 

VERNON. 

Mon  enfant? 

PAULINE, 

Savez-vous  que  mon  sommeil  n'a  pas  été  naturel  ? 

VERNON. 

Oui,  vous  avez  été  endormie  par  votre  belle-mère,  j'en  ai  la 
preuve...  Mais,  vous,  savez-vous  pourquoi? 

PAULINE. 

Oh!  docteur!  c'est... 

GERTRUDE, 

Docteur  I 

PAULINE. 

Plus  tard,  je  vous  dirai  tout, 

VERNON. 

Maintenant,  de  l'une  ou  de  l'autre,  j'apprendrai  quelque  chose,.. 
Ah!  pauvre  général! 

GERTRUDE, 

Eh  bien,  docteur? 


LA  MARATRE.  425 

SCÈNE    III 

PAULINE,    seule;    elle  sonne. 

Oui,  fuir  avec  lui,  voilà  le  seul  parti  qui  me  reste.  Si  nous  con- 
tinuons ce  duel,  ma  belle-mère  et  moi,  mon  pauvre  père  est  désho- 
noré; ne  vaut-il  pas  mieux  lui  désobéir?  et,  d'ailleurs,  je  vais  lui 
écrire...  Je  serai  généreuse,  puisque  je  triompherai  d'elle...  Je  lais- 
serai mon  père  croire  en  elle,  et  j'expliquerai  ma  fuite  par  la  haine 
qu'il  porte  au  nom  de  Marcandal  et  par  mon  amour  pour  Ferdi- 
nand. 

SCÈNE  IV 
PAULINE,   MARGUERITE. 

MARGUERITE. 

Mademoiselle  se  trouve-t-elle  bien? 

PAULINE. 

Oui,  de  corps,  mais  d'esprit...  Oh!  je  suis  au  désespoir!  Ma 
pauvre  Marguerite,  une  fille  est  bien  malheureuse  quand  elle  a 
perdu  sa  mère... 

MARGUERITE. 

Et  que  son  père  s'est  remarié  avec  une  femme  comme  madame 
de  Grandchamp.  Mais,  mademoiselle,  ne  suis-je  donc  pas  pour  vous 
une  humble  mère,  une  mère  dévouée?  car  mon  affection  de  nour- 
rice s'est  accrue  de  toute  la  haine  que  vous  porte  cette  marâtre. 

PAULINE. 

Toi,  Marguerite!...  tu  le  crois,  mais  tu  t'abuses.  Tu  ne  m'aimes 
pas  tant  que  ça  ! 

MARGUERITE. 

Oh!  mademoiselle!  mettez-moi  à  l'épreuve. 

PAULINE. 

Voyons!...  quitterais-tu  pour  moi  la  france? 

MARGUERITE. 

Pour  aller  avec  vous,  j'irais  aux  Grandes  Indes. 


426  THÉÂTRE. 

PAULINE. 

Et  sur-le-champ? 

MARGUERITE. 

Sur-le-champ!...  Ah!  mon  bagage  n'est  pas  lourd. 

PAULINE. 

Eh  bien,  Marguerite,  nous  partirons  cette  nuit  secrètement. 

MARGUERITE. 

Nous  partirons,  et  pourquoi  ? 

PAULINE. 

Pourquoi?  Tu  ne  sais  pas  que  madame  de  Grandchamp  m'a 
endormie  ? 

MARGUERITE. 

Je  le  sais,  mademoiselle,  et  M.  Vernon  aussi;  car  Félix  m'a  dit 
qu'il  a  mis  sous  clef  la  tasse  où  vous  avez  bu  votre  thé...  mais 
pourquoi  ? 

PAULINE. 

Pas  un  mot  là-dessus,  si  tu  m'aimes!  Et,  si  tu  m'es  dévouée 
comme  tu  le  prétends,  va  chez  toi,  rassemble  tout  ce  que  tu  pos- 
sèdes, sans  que  personne  puisse  soupçonner  que  tu  fais  des  pré- 
paratifs de  voyage.  Nous  partirons  après  minuit.  Tu  prendras  ici, 
et  tu  porteras  chez  toi  mes  bijoux,  enfin  tout  ce  dont  je  puis  avoir 
besoin  pour  un  long  voyage...  Mets-y  beaucoup  d'adresse;  car,  si 
ma  belle-mère  avait  le  moindre  indice,  je  serais  perdue. 

MARGUERITE. 

Perdue!...  Mais,  mademoiselle,  que  se  passe-t-il?  songez  donc! 
quitter  la  maison  ? 

PAULINE. 

Veux-tu  me  voir  mourir  ? 

MARGUERITE. 

Mourir...  Oh  !  mademoiselle,  j'obéis. 

PAULINE. 

Marguerite,  tu  prieras  M.  Ferdinand  de  m' apporter  mes  revenus 
de  l'année;  qu'il  vienne  à  l'instant. 

MARGUERITE. 

Il  était  sous  vos  fenêtres  quand  je  suis  venue. 


LA   MARATRE.  427 

PAULINE,    à  part. 

Sous  mes  fenêtres...  Il  croyait  ne  plus  me  revoir...  Pauvre  Fer- 
dinand ! 

SGÈiNE  V 

PAULINE,    seule. 

Quitter  le  toit  paternel,  je  connais  mon  père,  il  me  cherchera 
partout  pendant  longtemps...  Quels  trésors  a  donc  l'amour  pour 
payer  de  pareilles  dettes?  car  je  livre  tout  à  Ferdinand,  mon  pays, 
mon  père,  la  maison!  Mais  enfm,  cette  infâme  l'aura  perdu  sans 
retour!  D'ailleurs,  je  reviendrai!  Le  docteur  et  M.  Ramel  obtien- 
dront mon  pardon.  Je  crois  entendre  le  pas  de  Ferdinand...  Oh! 
c'est  bien  lui  ! 

SCÈNE   VI 

PAULINE,   FERDINAND. 

PAULINE. 

Ah  !  mon  ami,  mon  Ferdinand  ! 

FERDINAND. 

Moi  qui  croyais  ne  plus  te  voir  !  Marguerite  sait  donc  tout? 

PAULINE. 

Elle  ne  sait  rien  encore;  mais,  cette  nuit,  elle  apprendra  notre 
fuite,  car  nous  serons  libres  :  tu  emmèneras  ta  femme. 

FERDINAND. 

Oh  !  Pauline,  ne  me  trompe  pas! 

PAULINE. 

Je  comptais  bien  te  rejoindre  là  où  tu  serais  exilé;  mais  cette 
odieuse  femme  vient  de  précipiter  ma  résolution...  Je  n'ai  plus 
de  mérite,  Ferdinand...  Il  s'agit  de  ma  vie! 

FERDINAND. 

De  ta  vie  !...  Mais  qu'a-t-elle  fait? 

PAULINE.    ♦ 

Elle  a  failli  me  tuer,  elle  m'a  endormie  afin  de  me  prendre  ses 
lettres  que  je  portais  sur  moi  !  Par  ce  qu'elle  a  osé,  pour  te  coa- 


428  THÉÂTRE. 

server,  je  juge  de  ce  qu'elle  ferait  encore.  Donc,  si  nous  voulons 
être  l'un  à  l'autre,  il  n'y  a  plus  pour  nous  d'autre  moyen  que  la 
fuite.  Ainsi,  plus  d'adieux!  Cette  nuit,  nous  serons  réfugiés... 
Où?...  Cela  te  regarde. 

FERDINAND. 

Ah  !  c'est  à  devenir  fou  de  joie  ! 

PAULINE. 

Oh!  Ferdinand!  prends  bien  toutes  les  précautions;  cours  à 
Louviers,  chez  ton  ami,  le  procureur  du  roi,  car  ne  faut-il  pas 
une  voiture,  des  passe-ports?...  Oh!  que  mon  père,  excité  par 
cette  marâtre,  ne  puisse  pas  nous  rejoindre!  il  nous  tuerait;  car 
je  viens  de  lui  dire  dans  cette  lettre  le  fatal  secret  qui  m'oblige  à 
le  quitter  ainsi. 

FERDINAND. 

Sois  tranquille.  Depuis  hier,  Eugène  a  tout  préparé  pour  mon 
départ.  Voici  la  somme  que  ton  père  me  devait,  (n  montre  un  porte- 
feuille.)   Fais-moi    ta   quittance  .(II  met  de  l'or  sur  un  guéridon.),   Car  je 

n'ai  plus  que  le  compte  de  la  caisse  à  présenter  pour  être  libre... 
Nous  serons  à  Rouen  à  trois  heures,  et  au  Havre  pour  l'heure  à 
laquelle  part  un  navire  américain  qui  retourne  aux  États-Unis. 
Eugène  a  dépêché  quelqu'un  de  discret  pour  arrêter  mon  passage 
à  bord.  Les  capitaines  de  ce  pays-là  trouvent  tout  naturel  qu'un 
homme  emmène  sa  femme;  ainsi,  nous  ne  rencontrerons  aucun 
obstacle. 

SCÈNE    VII 

Les   Mêmes,   GERTRUDE. 
gertrude. 


Excepté  moi  ! 
Oh  !  perdus  ! 


PAULINE. 


GERTRUDE. 

Ah!  vous  partiez  sans  me  le  dire,  Ferdinand!...  Ohl...  j'ai  tout 
entendu, 

FERDINAND,    à  Pauline. 

Mademoiselle,  ayez  la  bonté  de  me  donner  votre  quittance  :  elle 


LA  MARATRE.  4»^ 

est  indispensable  pour  le  compte  que  je  vais  rendre  à  monsieur 
votre  père  sur  l'état  de  la  caisse  avant  mon  départ.  (ACertrude.  ) 
Madame,  vous  pouvez,  peut-être,  empêcher  mademoiselle  de 
partir!  mais  moi,  moi  qui  ne  veux  plus  rester  ici,  je  partirai. 

GERTRUDE. 

Vous  devez  y  rester,  et  vous  y  resterez,  monsieur. 

FERDINAND. 

Malgré  moi? 

GERTRUDE. 

Ce  que  mademoiselle  veut  faire,  je  le  ferai,  moi,  et  hardiment. 
Je  vais  faire  venir  M.  de  Grandchamp,  et  vous  allez  voir  que  vous 
serez  obligé  de  partir,  mais  avec  mon  enfant  et  moi.  (Kéiix  paraît. > 
Priez  M.  de  Grandchamp  de  venir  ici. 

FERDINAND,    à  Pauline. 

Je  la  devine.  Retiens-la,  je  vais  rejoindre  Félix  et  l'empêcher  de 
parler  au  général.  Eugène  te  tracera  ta  conduite.  Une  fois  loin  d'ici, 
Gertrude  ne  pourra  rien  contre  nous,  (a  Gertrude.)  Adieu,  madame. 
Vous  avez  attenté  tout  à  l'heure  à  la  vie  de  Pauline,  vous  avez  ainsi 
rompu  les  derniers  liens  qui  m'attachaient  à  vous. 

GERTRUDE. 

Vous  ne  savez  que  m' accuser!...  Mais  vous  ignorez  donc  ce  que 
mademoiselle  voulait  dire  à  son  père,  de  vous  et  de  moi? 

FERDINAAD. 

Je  l'aime  et  l'aimerai  toute  ma  vie;  je  saurai  la  défendre  contre 
vous,  et  je  compte  assez  sur  elle  pour  m'expatrier  afin  de  l'obtenir. 
Adieu. 

PAULINE. 

Oh!  cher  Ferdinand! 

SCÈNE   VIII 

GERTRUDE,  PAULINE. 

GERTRUDE. 

Maintenant  que  nous  sommes  sentes,  voulez-vous  savoir  pour- 
quoi j'ai  fait  appeler  votre  père?  c'est  pour  lui  dire  le  nom  et 
quelle  est  la  famille  de  Ferdinand. 


430  THÉÂTRE. 

PAULINE. 

Madame,  qu'allez-vous  faire?  Mon  père,  en  apprenant  que  le  fils 
du  général  Marcandal  a  séduit  sa  fille,  ira  tout  aussi  promptement 
que  Ferdinand  au  Havre...  il  l'atteindra,  et  alors... 

GERTRUDE. 

J'aime  mieux  Ferdinand  mort  que  de  le  voir  à  une  autre  que 
moi,  surtout  lorsque  je  me  sens  au  cœur  pour  cette  autre  autant 
de  haine  que  j*ai  d'amour  pour  lui.  Tel  est  le  dernier  mot  de  notre 
duel. 

PAULINE. 

Oh  !  madame,  je  suis  à  vos  genoux,  comme  vous  étiez  naguère 
aux  miens.  Tuons-nous  si  vous  voulez,  mais  ne  l'assassinons  pas, 
lui!...  Oh!  sa  vie,  sa  vie  au  prix  de  la  mienne. 

GERTRUDE. 

Eh  bien,  renoncez-vous? 

PAULINE. 

Oui,  madame. 

GERTRUDE;    elle  laisse  tomber  son  mouchoir  dans  le  mouvement    passionné 
de  sa  phrase. 

Tu  me  trompes!  tu  me  dis  cela,  à  moi,  parce  qu'il  t'aime,  qu'il 
vient  de  m'insulter  en  me  l'avouant,  et  que  tu  crois  qu'il  ne  m'ai- 
mera plus  jamais...  Oh!  non,  Pauline,  il  me  faut  des  gages  de  ta 
sincérité. 

PAULINE,    à  part. 

Son  mouchoir!...  et  la  clef  de  son  secrétaire...  C'est  là  qu'est 
renfermé  le  poison...  Oh!...  (Haut.)  Des  gages  de  sincérité,  dites- 
vous?...  Je  vous  en  donnerai...  Qu'exigez-vous? 

GERTRUDE. 

Voyons,  je  ne  crois  qu'à  une  seule  preuve  ;  il  faut  épouser 
cet  autre. 

PAULINE. 

Je]  l'épouserai. 

GERTRUDE. 

Et  dans  l'instant  même  échanger  vos  paroles. 

PAULINE. 

Albz  le  lui  annoncer  vous-même,  madame;  venez  ici  avec  mon 
père,  et... 


LA  MARATRE.  431 

GERTRUDE. 
Et...? 

PAULINE. 

Je  donnerai  ma  parole;  c'est  donner  ma  vie. 

GERTRUDE,    à  part. 

Comme  elle  dit  tout  cela  résolument,  sans  pleurer!,..  Elle  a  une 
arrière-pensée!  (a  Pauline.)  Ainsi,  tu  te  résignes? 

PAULINE. 

Oui. 

GERTRUDE,    à  part. 

Voyons!...  (a  Pauline.)  Si  tu  es  vraie... 

PAULINE. 

Vous  êtes  la  fausseté  même  et  vous  voyez  toujours  le  mensonge 
chez  les  autres...  Ah!  laissez-moi,  madame,  vous  me  faites  horreur. 

GERTRUDE. 

Ah!  elle  est  franche!  Je  vais  prévenir  Ferdinand  de  votre  réso- 
lution. (Signe  d'adhésion  de  Pauline.)  Mais  il  ne  me  croira  pas.  Si  vous 
lui  écriviez  deux  mots? 

PAULINE. 

Pour  lui  dire  de  rester...  (EUe  écrit.)  Tenez,  madame. 

GERTRUDE. 

«  J'épouse  M.  de  Rimonville...  Ainsi  restez...  Pauline...  » 
{A  part.)  Je  n'y  comprends  plus  rien...  Je  crains  un  piège.  Oh!  je 
vais  le  laisser  partir,  il  apprendra  le  mariage  quand  il  sera  loin 

d'ici!    (Elle  sort.) 

SCÈNE  IX 

PAULINE,     seule. 

Oh!  oui,  Ferdinand  est  bien  perdu  pour  moi...  Je  l'ai  toujours 
pensé  :  le  monde  est  un  paradis  ou  un  cachot;  et  moi,  jeune  fille, 
je  ne  rêvais  que  le  paradis.  J'ai  la  clef  du  secrétaire,  je  puis  la  lui 
remettre  après  avoir  pris  ce  qu'il  faut  pour  en  finir  avec  cette  ter- 
rible situation...  Eh  bien!...  allons!... 


432  THÉÂTRE. 

SCÈNE  X 

PAULINE,  MARGUERITE. 

MARGUERITE. 

Mademoiselle,  mes  malles  sont  faites.  Je  vais  commencer  ici. 

PAULINE. 

Oui!...  (A  part.)  Il  faut  la  laisser  faire.  (Haut.)  Tiens,  Marguerite, 
prends  cet  or,  et  cache-le  chez  toi. 

MARGUERITE. 

Vous  avez  donc  des  raisons  bien  fortes  de  partir? 

PAULINE. 

Ah!    ma  pauvre  Marguerite,  qui  sait  si  je  le  pourrai?...   Va, 

continue...   (EUe  sort.) 

SCÈNE    XI 

MARGUERITE,  seule. 

Et  moi  qui  croyais,  au  contraire,  que  la  mégère  ne  voulait  pas 
que  mademoiselle  se  mariât!  Est-ce  que  mademoiselle  m'aurait 
caché  un  amour  contrarié?  Mais  son  père  est  si  bon  pour  elle!  il  la 
laisse  libre...  Si  je  parlais  à  monsieur?...  Oh!  non,  je  ne  veux  pas 
nuire  à  mon  enfant. 

SCÈNE   XII 
MARGUERITE,   PAULINE. 

PAULINE. 

Personne  ne  m'a  vue!  —  Tiens,  Marguerite,  emporte  d'abord 
l'argent;  laisse-moi  penser  ensuite  à  ma  résolution. 

MARGUERITE. 

A  votre  place,  moi,  mademoiselle,  je  dirais  tout  à  monsieur. 

PAULINE. 

A  mon  père?  Malheureuse,  ne  me  trahis  pas!  respectons  les 
illusions  dans  lesquelles  il  vit. 


LA   MARATRE.  433 

MARGUERITE. 

Ah!  illusions!  c'est  bien  le  mot. 

PAULINE. 
Va,  laisse-moi.    (Marguerite  sort.) 

SCÈNE  XIII 

PAULINE,  puis  VERNON. 

PAULINE,    tenant  le  paquet  qu'on  a  vu  au  premier  acte. 

Voilà  donc  la  mort!...  Le  docteur  nous  disait  hier,  à  propos  de 
la  femme  à  Champagne,  qu'il  fallait  à  cette  terrible  substance 
quelques  heures,  presque  une  nuit,  pour  faire  ses  ravages,  et  que, 
dans  les  premiers  moments,  on  peut  les  combattre;  si  le  docteur 
reste  à  la  maison,  il  les  combattra,  (on  frappe.)  Qui  est-ceî 

VERNON,    du  dehors. 

C'est  moi  ! 

PAULINE. 

Entrez,  docteur!  (a  part.)  La  curiosité  me  l'amène,  la  curiosité 
le  fera  partir. 

VERNON. 

Eh  bien,  mon  enfant,  entre  vous  et  votre  belle-mère,  il  y  a  donc 
des  secrets  de  vie  et  de  mort?... 

PAULINE. 

Oui,  de  mort  surtout. 

VERNON. 

Ah  diable!  cela  me  regarde  alors.  Mais  voyons!...  vous  aurez 
eu  quelque  violente  querelle  avec  votre  belle-mère? 

PAULINE. 

Oh!  ne  me  parlez  plus  de  cette  créature!  elle  trompe  mon  père, 

VERNON. 

Je  le  sais  bien, 

PAULINE, 

Elle  né  l'a  jamais  aimé.  ^ 

VER  WON, 

J'en  étais  sûr. 

xviii.  88 


434  THEATRE. 

PAULINE. 

Elle  a  juré  ma  perte. 

VERNON. 

Comment  !  elle  en  veut  à  votre  cœur? 

PAULINE. 

A  ma  vie,  peut-être. 

VERNON. 

Oh!  quel  soupçon!  Pauline,  mon  enfant,  je  vous  aime,  moi. 
Eh  bien,  ne  peut-on  vous  sauver? 

PAULINE. 

Pour  me  sauver,  il  faudrait  que  mon  père  eut  d'autres  idées. 
Tenez,  j'aime  M.  Ferdinand. 

VERNON. 

Je  le  sais  encore;  mais  qui  vous  empêche  de  l'épouser? 

PAULINE. 

Vous  serez  discret?  Eh  bien,  c'est  le  fils  du  général  Marcandal  I... 

VERNON. 

Ah  bon  Dieu  !  si  je  serai  discret  !  Mais  votre  père  se  battrait  à 
mort  avec  lui,  rien  que  pour  l'avoir  eu  pendant  trois  ans  sous  son 
toit. 

PAULINE. 

La!  vous  voyez  bien  qu'il  n'y  a  pas  d'espoir.  (Eiie  tombe  accablée 

dans  un  fauteuil  à  gauclie.  ) 

VERNON. 

Pauvre  fille!  allons,  une  crise!  (n  sonne  et  appelle.)  Marguerite! 
Marguerite  I 

SCÈNE    XIV 

Les  Mêmes,   MARGUERITE,   GERTRUDE,  LE  GÉNÉRAL. 

MARGUERITE,    accourant. 

Que  voulez-vous,  monsieur? 

VERNON. 

Préparez  une  théière  d'eau  bouillante,  où  vous  ferez  infuser 
quelques  feuilles  d'oranger. 


LA   MARATRE.  435 

GERTRUDE. 

Qu* as-tu,  Pauline? 

LE    GÉNÉRAL. 

Ma  fille,  chère  enfant  I 

GERTRUDE. 

Ce  n'est  rien  !...  Oh  !  nous  connaissons  cela...  c'est  de  voir  sa  vie 
décidée... 

VERNON,    au  général. 

Sa  vie  décidée.!.  Et  qu'y  a-t-il? 

LE    GÉNÉRAL. 

Elle  épouse  Godard!  (a  part.)  Il  paraît  qu'elle  renonce  à  quelque 
amourette  dont  elle  ne  veut  pas  me  parler,  à  ce  que  dit  ma  femme, 
car  le  quidam  serait  inacceptable,  et  elle  n'a  découvert  l'indignité 
de  ce  drôle  qu'hier... 

VERNON. 

Et  vous  croyez  cela?...  Ne  précipitez  rien,  général.  Nous  en 
causerons  ce  soir...  (a  part.)  Oh!  je  vais  parler  à  madame  de 
Grandchamp... 

PAULINE,    à  Gertrude. 

Le  docteur  sait  tout... 

GERTRUDE. 

Ah! 

PAULINE,    remettant  le  mouchoir  et  la  clef  dans  la  poche  de  Gertrude,  pendant 
que  Gertrude  regarde  Vernon  qui  cause  avec  le  général. 

Éloignez-le,  car  il  est  capable  de  dire  tout  ce  qu'il  sait  à  mon 
père,  et  il  faut  au  moins  sauver  Ferdinand... 

GERTRUDE,    à   part. 

Elle  a  raison!  (Haut.)  Docteur,  on  vient  de  me  dire  que  Fran- 
çois, un  de  nos  meilleurs  ouvriers,  est  tombé  malade  hier;  on  ne 
l'a  pas  vu  ce  matin,  vous  devriez  bien  l'aller  visiter... 

LE    GÉNÉRAL. 

François?  Oh!  vas-y,  Vernon... 

VERNON. 

Ne  demeure-t-il  pas  au  Pré-rÉvêque?...  (a  part.)  A  plus  de  trois 
lieues  d'ici...  ^ 

LE    GÉNÉRAL, 

Tu  ne  crains  rien  pour  Pauline? 


436  THÉÂTRE. 

VERNON. 

C'est  une  simple  attaque  de  nerfs. 

GERTRUDE. 

Oh  !  je  puis,  n'est-ce  pas,  docteur,  je  puis  vous  remplacer  sans 
danger?... 

VERNON. 

Oui,  madame,  (au  générai.)  Je  gage  que  François  est  malade 
comme  moi!...  On  me  trouve  trop  clairvoyant,  et  l'on  me  donne 
une  mission... 

LE    GÉNÉRAL,    s'emportant. 

Qui?,,,  Qu*est-ce  que  tu  veux  dire?... 

VERNON. 

Allez-vous  vous  emporter  encore?...  Du  calme,  mon  vieil  ami, 
o:\  vous  vous  prépareriez  des  remords  éternels... 

LE    GÉNÉRAL. 

Des  remords?... 

VERNON, 

Amuse  le  tapis,  je  reviens. 

LE    GÉNÉRAL. 

Mais... 

GERTRUDE,    à  Pauline. 

Eh  bien,  comment  te  sens-tu,  mon  petit  ange?  •    ; 

LE  GÉNÉRAL. 

Mais  regarde-les!... 

VERNON. 

Eh!  les  femmes  s'assassinent  en  S3  caressant. 


SCENE   XV 

Les  MÊMES,  hors  VERNON,  puis  MARGUERITE. 

GERTRUDE,    au   général,  qui  est  resté  comme  abasourdi   par  le  dernier   mot  de 

Vernon. 

Eh  bien,  qu*avez-vous? 

LE    GÉNÉRAL,    passant  devant  Gertrude  pour  aller  à  Pauline. 

Rien!...  rien!  —  Voyons,  ma  Pauline,  épouses-tu  Godard  de  ton 
plein  gré? 


LA  MARATRE.  437 

PAULINE. 

GERTRUDE,    à  part. 

LE    GÉNÉRAL. 

PAULINE. 


De  mon  plein  gré. 

Ah! 

Il  va  venir. 

Je  l'attends  ! 

LE    GÉNÉRAL,    à   part. 
Il  y  a  bien  du  dépit  dans  ce  mot-là.   (Marguerite  paraît  avec  une  tasse.) 
GERTRUDE. 

C'est  trop  tôt,  Marguerite,  l'infusion  ne  sera  pas  assez  forte!... 
(Elle  goûte.)  Je  vais  aller  arranger  cela  moi-même. 

MARGUERITE. 

J'ai  cependant  l'habitude  de  soigner  mademoiselle. 

GERTRUDE. 

Que  signifie  ce  ton  que  vous  prenez  ? 

MARGUERITE. 

Mais...,  madame... 

LE    GÉNÉRAL. 

Marguerite,  encore  un  mot  et  nous  nous  brouillerons,  ma  vieille. 

PAULINE. 

Allons,  Marguerite,  laisse  faire  madame  de  Grandchamp.  (Ger- 

:rude  sort  avec  Marguerite.  ) 

LE    GÉNÉRAL. 

Voyons,  nous  n'avons  donc  pas  confiance  dans  notre  pauvre  père 
qui  nous  aime?  Eh  bien,  dis-moi  pourquoi  tu  refusais  si  nettement 
Godard  hier,  et  pourquoi  tu  l'acceptes  aujourd'hui? 

PAULINE. 

Une  idée  de  jeune  fille! 

LE     GÉNÉRAL. 

Tu  n'aimes  personne? 

PAULINE. 

C'est  bien  parce   que  je  n'aime  personne  que  j'épouse  votre 

M.   Godard!  (Oertrude  rentre  avec  Marguerite. f 

LE    GÉNÉRAL. 

Ah! 


438  THÉÂTRE. 

GERTRUDE. 

Tiens,  ma  chère  petite,  prends  garde,  c'est  un  peu  chaud. 

PAULINE. 

Merci,  ma  mère! 

LE    GÉNÉRAL. 

Sa  mère!...  En  vérité,  c'est  à  en  perdre  l'esprit! 

PAULINE. 

Marguerite,  le  sucrier?  (Elle  profite  du  moment  où  Marguerite  sort  et  où 
Gertrude  cause  avec  le  général,  pour  mettre  le  poison  dans  la  tasse,  et  laisse 
tomber  à  terre  le  papier  qui  le  contenait.) 

GERTRUDE,    au  général. 

Qu'avez-vous? 

LE    GÉNÉRAL. 

Ma  chère  amie,  je  ne  conçois  rien  aux  femmes  :  je  suis  comme 

Godard.   (Rentre  Marguerite.) 

GERTRUDE. 

Vous  êtes  comme  tous  les  hommes. 

PAULINE. 

Ahl 

GERTRUDE. 

Qu'as-tu,  mon  enfant? 

PAULINE. 

Rien!...  rien!... 

GERTRUDE. 

Je  vais  te  préparer  une  seconde  tasse. 

PAULINE. 

Oh  !  non,  madame...  celle-ci  suffit.  11  faut  attendre  le  docteur» 

(Elle  a  posé  la  tasse  sur  un  guéridon.) 

SCÈNE  XVI 

Les  Mêmes,  GODARD,  FÉLIX. 

FÉLIX. 
M.  Godard  demande  s'il  peut  être  reçu?  (Du  regard  on  interroge  Pau- 
line pour  savoir  s'il  peut  entrer.) 

PAULINE. 

Certainement  ! 


LA  MARATRE.  439 

GERTRUDE. 

Que  vas-tu  lui  dire? 

PAULINE. 

Vous  allez  voir. 

GODARD,    entrant. 

Ah!  mon  Dieu,  mademoiselle  est  indisposée!  j'ignorais,  et  je 
vais...  (On  lui  fait  signe  de  s'asseoir.)  Mademoiselle,  permettez-moi  de 
vous  remercier  avant  tout  de  la  faveur  que  vous  me  faites  en  me 
recevant  dans  le  sanctuaire  dé  l'innocence.  Madame  de  Grand- 
champ  et  monsieur  votre  père  viennent  de  m'apprendre  une  nou- 
velle qui  m'aurait  comblé  de  bonheur  hier,  mais  qui,  je  l'avoue, 
m'étonne  aujourd'hui. 

LE    GÉNÉRAL. 

Qu'est-ce  à  dire,  monsieur  Godard? 

PAULINE. 

Ne  vous  fâchez  pas,  mon  père,  monsieur  a  raison.  Vous  ne  savez 
pas  tout  ce  que  je  lui  ai  dit  hier. 

GODARD. 

Vous  êtes  trop  spirituelle,  mademoiselle,  pour  ne  pas  trouver 
toute  simple  la  curiosité  d'un  honnête  jeune  homme  qui  a  quarante 
mille  livres  de  rente  et  des  économies,  de  savoir  les  raisons  qui  le 
font  accepter  à  vingt-quatre  heures  d'échéance  d'un  refus...  car, 
hier,  c'était  à  cette  heure-ci...  (n  tire  sa  montre.),  cinq  heures  et 
demie,  que  vous... 

LE    GÉNÉRAL. 

Comment!  vous  n'êtes  donc  pas  amoureux  comme  vous  le  disiez? 
Vous  allez  quereller  une  adorable  fille  au  moment  où  elle  vous... 

GODARD. 

Je  ne  querellerais  pas  s'il  ne  s'agissait  pas  de  se  marier.  Un 
mariage,  général,  est  une  affaire  en  même  temps  que  l'effet  d'un 
sentiment. 

LE    GÉNÉRAL. 

Pardonnez-moi,  Godard,  je  suis  un  peu  vif,  vous  le  savez. 

PAULINE,    à  Goé»rd. 

Monsieur...  (a  part.)  Oh!  quelles  souffrances!...  —  Monsieur, 
pourquoi  les  pauvres  jeunes  filles...? 


440  THÉÂTRE 

GODARD. 

Pauvre!...  non,  non,  mademoiselle,  vous  avez  quatre  cent  mille 
francs... 

PAULINE. 

Pourquoi  de  faibles  jeunes  filles...? 

GODARD, 

Faibles? 

PAULINE. 

Allons,  d'innocentes  jeunes  personnes  ne  s*inquiéteraient-elles 
pas  un  peu  du  caractère  de  celui  qui  se  présente  pour  devenir  leur 
seigneur  et  maître?  Si  vous  m'aimez,  vous  punirez- vous...  me 
punirez-vous...  d'avoir  fait  une  épreuve? 

GODARD. 

Ah!  vu  comme  cela... 

LE    GÉNÉRAL. 

Oh!  les  femmes!  les  femmes!... 

GODARD. 

Oh!  vous  pouvez  bien  dire  aussi  :  Les  filles!  les  filles! 

LE    GÉNÉRAL. 

Oui.  Allons,  décidément,  la  mienne  a  plus  d'esprit  que  son  père. 

SCÈNE    XVII 

Les  Mêmes,  GERTRUDE,  NAPOLÉON. 

GERTRUDE. 

Eh  bien,  monsieur  Godard? 

GODARD. 

Ah!  madame!  ah!  général!  je  suis  au  comble  du  bonheur,  et 
mon  rêve  est  accompli!  Entrer  dans  une  famille  comme  la  vôtre, 
moi!...  ah!  madame!  ah!  général!  ah!  mademoiselle!  (a  part.)  Je 
veux  pénétrer  ce  mystère,  car  elle  m'aime  très-peu. 

NAPOLÉON,    entrant. 

Papa,  j'ai  la  croix  de  mérite...  — Bonjour,  maman...  Oii  est  donc 
Pauline?...  —  Tiens,  tu  es  donc  malade?  Pauvre  petite  sœur  !...  Dis 
donc,  je  sais  d'où  vient  la  justice? 


LA   MARATRE.  441 

GERTRUDE. 

Qui  t*a  dit  cela?...  Oh!  comme  le  voilà  fait! 

NAPOLÉON. 

Le  maître!  Il  a  dit  que  la  justice  venait  du  bon  Dieu! 

GODARD. 

Il  n'est  pas  Normand,  ton  maître. 

PAULINE,    bas,  à  Marguerite. 

Oh!  Marguerite!...  ma  chère  Marguerite,  renvoie-les. 

MARGUERITE. 

Messieurs,  mademoiselle  a  besoin  de  repos. 

LE     GÉNÉRAL. 

Eh  bien,  Pauline,  nous  te  laissons;  tu  viendras  dîner. 

PAULINE. 

Si  je  puis...  Mon  père,  embrassez-moi!... 

LE    GÉNÉRAL,    l'embrassant. 
Oh!  cher  ange!  (a  Napoléon.)  Viens,  petit.  (Us  sortent  tous,  moins  Pau- 
line, Marguerite   et  Napoléon.) 

NAPOLÉON,    à  Pauline. 

Eh  bien,  et  moi,  tu  ne  m'embrasses  pas?...  que  qu't'as  doue? 

PAULINE. 

Oh!  je  meurs! 

NAPOLÉON. 

Est-ce  qu'on  meurt?...  Pauline,  en  quoi  c'est-il  fait  la  mort? 

PAULINE. 
La  mort...,  c'est  fait  comme  ça.    (Elle  tombe  soutenue  par  Marguerite.) 
MARGUERITE. 

Ahl  mon  Dieu!  du  secours! 

NAPOLÉON. 

Oh!  Pauline,  tu  me  fais  peur...  (En  s'enfuyant.)  Mamau!  maman  I 


ACTE    CINQUIEME 


La  chambre  de  Pauline. 


SCENE   PREMIERE 
PAULINE,    FERDINAND,   VERNON. 

Pauline  est  étendue  dans  son  lit,  Ferdinand  tient  sa  main,  dans  une  pose  de  dou- 
leur et  d'abandon  complet.  C'est  le  moment  du  crépuscule,  il  y  a  encore  une 
lampe  allumée. 

VERNON,     assis  près  du  guéridon. 

J'ai  vu  des  milliers  de  morts  sur  le  champ  de  bataille,  aux  am- 
bulances ;  pourquoi  la  mort  d'une  jeune  fille  sous  le  toit  pater- 
nel me  fait-elle  plus  d'impression  que  tant  de  souffrances 
héroïques?...  La  mort  est  peut-être  un  cas  prévu  sur  le  champ  de 
bataille...  on  y  compte  même;  tandis  qu'ici  il  ne  s'agit  pas  seule- 
ment d'une  existence,  c'est  toute  une  famille  que  l'on  voit  en 
larmes,  et  des  espérances  qui  meurent...  Voilà  cette  enfant,  que 
je  chérissais,  assassinée,  empoisonnée...  et  par  qui?...  Marguerite 
a  bien  deviné  l'énigme  de  cette  lutte  entre  deux  rivales...  Je 
n'ai  pas  pu  m' empêcher  d'aller  tout  dire  à  la  justice...  Pourtant, 
mon  Dieu,  j'ai  tout  tenté  pour  arracher  cette  vie  à  la  mort...  (Ferdi- 
nand relève  la  tête  et  écoute  le  docteur.)    J'ai    même   apporté   Ce    poisOU 

qui  pourrait  neutraliser  l'autre;  mais  il  aurait  fallu  le  concours 
des  princes  de  la  science  î  On  n'ose  pas  tout  seul  un  pareil  coup 
de  dé. 

FERDINAND   se  lève  et  va  au   docteur. 

Docteur ,  quand  les  magistrats  seront  venus ,  expliquez-leur 
cette  tentative,  ils  la  permettront;  et,  tenez,  Dieu,  Dieu  m'écou- 
tera...  il  fera  quelque  miracle,  il  me  la  rendra!... 


LA  MARATRE.  443 

VERNON. 

Avant  que  l'action  du  poison  eût  exercé  tous  ses  ravages,  j'au- 
rais osé...  Maintenant,  je  passerais  pour  être  l'empoisonneur.  Non, 
ceci  (n  pose  un  petit  flacon  sur  la  table.)  est  inutile,  et  Hiou  dévoucment 
serait  un  crime. 

FERDINAND,    il  a  mis  un  miroir  devant  les  lèvres  de  Pauline. 

Mais  tout  est  possible,  elle  respire  encore  I 

VERNON. 

Elle  ne  verra  pas  le  jour  qui  se  lève. 

PAULINE. 

Ferdinand  ! 

FERDINAND. 

Elle  vient  de  me  nommer. 

VERNON. 

Oh  !  la  nature  à  vingt-deux  ans  est  bien  forte  contre  la  destruc- 
tion! D'ailleurs,  elle  conservera  son  intelligence  jusqu'à  son  der- 
nier soupir.  Elle  pourrait  se  lever,  parler,  quoique  les  souffrances 
causées  par  ce  poison  terrible  soient  inouïes. 


SCENE   II 

Les    Mêmes,    LE    GÉNÉRAL,     d'abord  en  dehors. 
LE   GÉNÉRAL. 

Vemon  ! 

VERNON,    à  Ferdinand. 
Le  général!  (Ferdinand  tombe  accablé    sur  un  fauteuil  à  gauche,    au    fond, 
masqué  par  les  rideaux  du  lit.  —  A  la  porte.)    Que  VOUlCZ-VOUS? 

LE    GÉNÉRAL. 

Voir  Pauline! 

VERNON. 

Si  vous  m'écoutez,  vous  attendrez,  elle  est  bien  plus  mal. 

LE    GÉNÉRAL   force  la  porte. 

Eh!  j'entre,  alors.  * 

VERNON. 

Non,  général,  écoutez-moi. 


444  THÉÂTRE. 

LE    GÉNÉRAL. 

Non,  non...  Immobile,  froide!  Ah!  Vernon! 

VERNON. 

Voyons,  général...  (a  part.)  Il  faut  l'éloigner  d'ici...  (Haut.)  Eh 
bien,  je  n'ai  plus  qu'un  bien  faible  espoir  de  la  sauver. 

LE    GÉNÉRAL. 

Tu  dis?...  Tu  m'aurais  donc  trompé?... 

VERNON. 

Mon  ami,  il  faut  savoir  regarder  ce  lit  en  face,  comme  nous 
regardions  les  batteries  chargées  à  mitraille!...  Eh  bien,  dans  le 
doute  où  je  suis,  vous  devez  aller...  (a  part.)  Ah!  quelle  idée! 
(Haut.)  Vous  devez  aller  chercher  vous-même  les  secours  de  la 
religion. 

LE    GÉNÉRAL. 

Vernon,  je  veux  la  voir,  l'embrasser. 

VERNON. 

Prenez  garde! 

LE    GÉNÉRAL,    après  avoir  embrassé  Pauline. 

Oh!  glacée! 

VERNON. 

C'est  un  effet  de  la  maladie,  général...  Gourez  au  presbytère; 
car,  si  je  ne  réussissais  pas,  votre  fille,  que  vous  avez  élevée  chré- 
tiennement, ne  doit  pas  être  abandonnée  par  l'Église. 

LE    GÉNÉRAL. 

Ah!  ah!  oui.  J'y  vais,  (n  va  au  m.) 

VERNON,    lui  montrant  la  porte. 

Par  là! 

LE     GÉNÉRAL. 

Mon  ami,  je  n'ai  plus  la  tête  à  moi,  je  suis  sans  idées...  Vernon, 
un  miracle!...  Tu  as  sauvé  tant  de  monde,  et  tu  ne  pourrais  pas 
sauver  une  enfant  ! 

VERNON. 

Viens,  viens...  (a  part.)  Je  l'accompagne,  car,  s'il  rencontrait  les 
magistrats,  ce  serait  bien  d'autres  malheurs,  dis  sortent.) 


LA   MARATRE.  44^ 

SCÈNE    III 

PAULINE,    FERDINAND. 

PAOLINÉ. 


Ferdinand  ! 


FERDINAND. 

Ah!  mon  Dieu!  serait-ce  son  dernier  soupir?  Oh!  oui,  Pauline, 
tu  es  ma  vie  même  :  si  Vernon  ne  te  sauve  pas,  je  te  suivrai,  nous 
serons  réunis. 

PAULINE. 

Alors,  j'expire  sans  un  seul  regret. 

FERDINAND,    il  prend  le  flacon. 

Ce  qui  t'aurait  sauve,  si  le  docteur  était  venu  plus  tôt,  me  déli- 
vrera de  la  vie. 

PAULINE. 

Non,  sois  heureux, 

FERDINAND. 

Jamais  sans  toi  ! 

PAULINE. 

Tu  me  ranimes. 

SCÈNE   IV 

Les  Mêmes,  VERNON. 

FERDINAND. 

Elle  parle,  ses  yeux  s 3  sont  rouverts. 

VERNON, 

Pauvre  enfant!...  elle  s'endort;  quel  sera  le  réveil?  (Ferdinr.ai 

le  rassied  à  sa  place  et  reprend  la  main  de  Pauline.  ) 


446  THÉÂTRE. 


SCENE  V 

Les  Mêmes,  RAMEL,  LE  JUGE  D'INSTRUCTION,  LE 
GREFFIER,  UN  MÉDECIN,  UN  BRIGADIER,  MARGUERITE. 

MARGUERITE. 

Monsieur  Vernon,  les  magistrats  sont  là...  Monsieur  Ferdinand, 

retirez-vous!    (Ferdinand  sort  par  la  gauche.) 

RAMEL. 

Veillez,  brigadier,  à  ce  que  toutes  les  issues  de  cette  maison 
soient  observées,  et  tenez-vous  à  nos  ordres...  —  Docteur,  pouvons- 
nous  rester  ici  quelques  instants  sans  danger  pour  la  malade? 

VERNON. 

Elle  dort,  monsieur,  et  c'est  du  dernier  sommeil. 

MARGUERITE. 

Voici  la  tasse  où  se  trouvent  les  restes  de  l'infusion,  et  qui  con- 
tient de  Tarsenic;  je  m*en  suis  aperçue  au  moment  où  j'allais  la 
prendre. 

LE    MÉDECIN,    examinant  la  tasse  et  goûtant  le  reste. 

Il  est  évident  qu'il  y  a  une  substance  vénéneuse. 

LE    JUGE. 
Vous  en  ferez  l'analyse.    (Il  aperçoit  Marguerite  ramassant  un  petit  papier 

à  terre.)  Quel  est  ce  papier? 

MARGUERITE. 

Oh  !  ce  n'est  rien. 

RAMEL. 

Rien  n'est  insignifiant  en  des  cas  pareils  pour  des  magistrats:... 
Ah!  ah!  messieurs,  plus  tard,  nous  aurons  à  examiner  ceci.  Pour- 
rions-nous éloigner  M.  de  Grandchamp? 

VERNON. 

II  est  au  presbytère  ;  mais  il  n'y  restera  pas  longtemps. 

LE    JUGE,    au  médecin. 
Voyez,  monsieur!...   (Les  deux  médecins  causent  au  chevet  du  lit.) 
RAMEL,    au  juge. 

Si  le  général  revient,  nous  agirons  avec  lui  selon  les  circon- 


LA  MARATRE  447 

stances.   (Marguerite  pleure,   agenouillée   au  pied  du  lit.   Les  deux  médecins,    le 
juge  et  Ramel  se  groupent  sur  le  devant  du  théâtre.) 
RAM  EL,    au  médecin. 

Ainsi,  monsieur,  votre  avis  est  que  la  maladie  de  mademoiselle 
de  Grandchamp,  que  nous  avons  vue  avant-hier  pleine  de  santé, 
de  bonheur  même,  est  l'effet  d'un  crime? 

LE    MÉDECIN. 

Les  symptômes  d'empoisonnement  sont  de  la  dernière  évidence. 

RAMEL. 

Et  le  reste  de  poison  que  contient  cette  tasse  est-il  assez  visible, 
assez  considérable  pour  fournir  une  preuve  légale?... 

LE    MÉDECIN. 

Oui,  monsieur. 

LE    JUGE,    à  Vernon. 

La  femme  que  voici  prétend,  monsieur,  qu'hier,  à  quatre  heures, 
vous  avez  ordonné  à  mademoiselle  de  Grandchamp  une  infusion  de 
feuilles  d'oranger,  pour  calmer  une  irritation  survenue  après  une 
explication  entre  la  jeune  fille  et  sa  belle-mère;  elle  ajoute  que 
madame  de  Grandchamp,  qui  vous  aurait  aussitôt  envoyé  à  quatre 
lieues  d'ici,  sous  un  vain  prétexte,  a  insisté  pour  tout  préparer  et 
tout  donner  à  sa  belle-fille;  est-ce  vrai? 

VERNON. 

Oui,  monsieur. 

MARGUERITE. 

Mon  insistance  à  vouloir  soigner  mademoiselle  a  été  l'occasion 
d'un  reproche  de  la  part  de  mon  pauvre  maître. 

RAMEL,    à  Vernon. 

OÙ  madame  de  Grandchamp  vous  a-t-elle  envoyé  ? 

VERNON. 

Tout  est  fatal,  messieurs,  dans  cette  affaire  mystérieuse.  Madame 
de  Grandchamp  a  si  bien  voulu  m'éloigner,  que  l'ouvrier  chez  qui 
l'on  m'envoyait,  à  trois  lieues  d'ici,  était  au  cabaret.  J'ai  grondé 
Champagne  d'avoir  trompé  madame  de  Grandchamp,  et  Cham- 
pagne m'a  dit  qu'effectivement  l'ouvrier  n'était  pas  venu,  mais 
qu'il  ne  savait  rien  de  cette  prétendue  maladie. 

FÉLIX 

Messieurs,  le  clergé  se  présente. 


448  THÉÂTRE. 

RAMEL. 

Nous  pouvons  emporter  les  deux  pièces  à  conviction  dans  le 
salon,  et  nous  y  transporter  pour  dresser  le  procès-verbal. 

VERNON. 
Par  ici,   messieurs!  par  ici!    (Hs  sortent.  La  scène  change.) 

SCÈNE  VII 

Le  salon. 

RAMEL,  LE  JUGE,  LE  GREFFIER,  VERNON. 

RAMEL. 

Ainsi,  voilà  qui  demeure  établi.  Gomme  le  prétendent  Félix  et 
Marguerite,  hier  madame  de  Grandchamp  a  d'abord  administré  à 
sa  belle-fille  une  dose  d'opium;  et  vous,  monsieur  Vernon,  vous 
étant  aperçu  de  cette  manœuvre  criminelle,  vous  auriez  pris  et 
serré  la  tasse? 

VERNON. 

C'est  vrai,  messieurs;  mais... 

RAMEL. 

Gomment,  monsieur  Vernon,  vous  qui  avez  été  témoin  de  cette 
coupable  entreprise,  n'avez-vous  pas  arrêté  madame  de  Grand- 
champ  dans  la  voie  funeste  où  elle  s'engageait? 

VERNON. 

Croyez,  monsieur,  que  tout  ce  que  la  prudence  exige,  que  tout 
ce  qu'une  vieille  expérience  peut  suggérer  a  été  tenté  de  ma  part. 

LE    JUGE. 

Votre  conduite,  monsieur,  est  singulière,  et  vous  aurez  à  l'ex- 
pliquer. Vous  avez  fait  votre  devoir  hier  en  conservant  cette 
preuve;  mais  pourquoi  vous  êtes-vous  arrêté  dans  cette  voie?... 

RAMEL. 

Permettez,  monsieur  Cordier  :  monsieur  est  un  vieillard  sincère 
et  loyal!  (ii  prend  Vernon  à  part.)  Vous  avoz  dû  pénétrer  la  cause  de 
ce  crime? 


LA  MARATRE.  449 

VERNON. 

C'est  la  rivalité  de  deux  femmes,  poussées  aux  dernières  extré- 
mités par  des  passions  impitoyables...  et  je  dois  me  taire. 

RAMEL. 

Je  sais  tout. 

VERNON. 

Vous,  monsieur? 

RAMEL. 

Et  comme  vous,  sans  doute,  j'ai  tout  fait  pour  prévenir  cette 
-catastrophe;  car  Ferdinand  devait  partir  cette  nuit.  J'ai  connu 
mademoiselle  Gertrude  de  Meilhac  autrefois  chez  mon  ami. 

VERNON. 

Oh!  monsieur,  soyez  clément!  ayez  pitié  d'un  vieux  soldat,  criblé 
de  blessures  et  plein  d'illusions...  Il  va  perdre  sa  fille  et  sa 
femme...  qu'il  ne  perde  pas  son  honneur! 

RAMEL. 

Nous  nous  comprenons!  Tant  que  Gertrude  ne  fera  pas  d'aveux 
qui  nous  forcent  à  ouvrir  les  yeux,  je  tâcherai  de  démontrer  au 
juge  d'instruction,  et  il  est  bien  fin,  bien  intègre,  il  a  dix  ans  de 
pratique,  eh  bien,  je  lui  ferai  croire  que  la  cupidité  seule  a  guidé 
la  main  de  madame  de  Grandchamp!  Aidez-moi.  (Le  juge  s'approcho, 

Ramel  fait  un  signe  à  Vernon  et  prend  un  air  sévère.)   Pourquoi   madame   de 

Grandchamp  aurait-elle  endormi  sa  belle-fille?  Allons,  vous  devez 
le  savoir,  vous,  l'ami  de  la  maison. 

VERNON. 

Pauline  devait  me  confier  ses  secrets,  sa  belle-mère  a  deviné 
que  j'allais  savoir  des  choses  qu'elle  avait  intérêt  à  tenir  cachées; 
et  voilà,  monsieur,  pourquoi,  sans  doute,  elle  m'a  fait  partir  pour 
.aller  soigner  un  ouvrier  bien  portant,  et  non  pour  éloigner  les 
secours  à  donner  à  Pauline,  car  Louviers  n'est  pas  si  loin... 

LE    JUGE. 

Quelle  préméditation!...  (a  RameD  EU*  ne  pourra  pas  s'en  tirer 
si  nous  trouvons  le^  preuves  du  crime  dans  le  secrétaire...  Elle 
ne  nous  attend  pas,  elle  sera  foudroyée!... 

XVI  lu  29 


450  THÉÂTRE. 

SCÈNE  VII 

Les  Mêmes,  GERTRUDE,  MARGUERITE. 

GERTRUDE. 

Des  chants  d'église!...  Quoi!  la  justice  encore  ici?...   Que  se 

paSSe-t-il  donc?...    (Elle  va  sur  la  porte  de  la  chambre  de   Pauline   et  recule 
épouvantée  devant  Marguerite.  )  Ah  ! 

MARGUERITE. 

On  prie  sur  le  corps  de  votre  victime! 

GERTRUDE. 

Pauline!  Pauline!  morte!... 

LE    JUGE, 

Et  vous  l'avez  empoisonnée,  madame!... 

GERTRUDE. 

Moi!  moi!  moi!  Ah  çà!  sais-je  éveillée?...  (a  Ramei.)  Ah!  quel 
bonheur  pour  moi!  car  vous  savez  tout,  vous!  Me  croyez-vous 
capable  d'un  crime?...  Comment!  je  suis  donc  accusée?...  Moi, 
j'aurais  attenté  à  ses  jours?...  Mais  je  suis  femme  d'un  vieillard 
plein  d'honneur,  et  j*ai  un  enfant...  un  enfant  devant  qui  je  n& 
voudrais  pas  rougir... — Ah!  la  justice  sera  pour  moi...  Marguerite, 
que  Ton  ne  sorte  pas!  —  Oh!  messieurs!...  Ah  çà!  que  s'est-il 
donc  passé,  depuis  hier  au  soir  que  j'ai  laissé  Pauhne  un  peu 
souffrante?... 

LE    JUGE. 

Madame,  recueillez-vous!  Vous  êtes  en  présence  de  la  justice  de 
votre  pays. 

GERTRUDE. 

Ah!  je  me  sens  toute  froide... 

LE    JUGE. 

La  justice,  en  France  du  moins,  est  la  plus  parfaite  des  justices 
ciiminelles  :  elle  ne  tend  jamais  de  pièges,  elle  marche,  elle  agit, 
elle  parle  à  visage  découvert,  car  elle  est  forte  de  sa  mission,  qui 
est  de  chercher  la  vérité.  Dans  ce  moment,  vous  n'êtes  qu'in- 
culpée, et  vous  devez  ne  voir  en  moi  qu'un  protecteur.  Mais  dites 
a  vérité,  quelle  qu'elle  soit.  Le  reste  ne  nous  regarde  plus... 


LA  MARATRE.  451 

GERTRUDE. 

Ehl  monsieur,  menez-moi  là,  et,  devant  Pauline,  je  vous  crierai 
ce  que  je  vous  crie  :  Je  suis  innocente  de  sa  mort!... 

LE   JUGE. 

Madame!... 

GERTRUDE. 

Voyons,  pas  de  ces  longues  phrases  où  vous  enveloppez  les  gens. 
Je  souffre  des  douleurs  inouïes!  Je  pleure  Pauline  comme  si  c'était 
ma  fille,  et...  je  lui  pardonne  tout!  Que  voulez-vous?  Allez,  je 
répondrai  ! 

RAM  EL. 

Que  lui  pardonnez-vous?... 

GERTRUDE. 

Mais  je... 

RAMEL,    bas. 

De  la  prudence! 

GERTRUDE. 

Ah!  vous  avez  raison.  Partout  des  précipices! 

LE    JUGE,    au  greffier. 

Vous  écrirez  plus  tard  les  nom  et  prénoms,  prenez  les  note^ 
pour  le  procès-verbal  de  cet  interrogatoire,  (a  oertrudo.)  Avez-vous 
hier  administré,  vers  midi,  de  Topium  dans  du  thé  à  mademoiselle 
de  Grandchamp? 

GERTRUDE. 

Ah!  docteur...,  vous! 

RAMEL. 

N'accusez  pas  le  docteur,  il  s'est  déjà  trop  compromis  pour  vousl 
répondez  au  juge. 

GERTRUDE. 

Eh  bien,  c'est  vrai! 

LE  JUGE,    il  présente  la  tasse. 

Reconnaissez-vous  ceci? 

GERTRUDE. 

Oui,  monsieur.  Après? 

LE   JUGE.       • 

Madame  a  reconnu  la  tasse,  et  avoue  y  avoir  mis  de  l'opium. 
Cela  suffit,  quant  à  présent,  sur  cette  phase  de  l'instruction. 


45S  THÉÂTRE. 

GERTRUDE. 

Mais  vous  m'accusez  donc?...  et  de  quoi? 

LE    JUGE. 

Madame,  si  vous  ne  vous  disculpez  pas  du  dernier  fait,  vous 
pourrez  être  prévenue  du  crime  d'empoisonnement.  Nous  allons 
chercher  les  preuves  de  votre  innocence  ou  de  votre  culpabilité. 

GERTRUDE. 

Où? 

LE   JUGE. 

Chez  vous  !  Hier,  vous  avez  fait  boire  à  mademoiselle  de  Grand- 
champ  une  infusion  de  feuilles  d'oranger  dans  cette  seconde  tasse 
qui  contient  de  Tarsenic. 

GERTRUDE. 

Oh!  est-ce  possible! 

LE  JUGE. 

Vous  nous  avez  déclaré  avant-hier  que  la  clef  de  votre  secré- 
taire, où  vous  serriez  le  paquet  de  cette  substance,  ne  vous  quittait 
jamais. 

GERTRUDE. 

Elle  est  dans  la  poche  de  ma  robe...  Oh!  merci,  monsieur!... 
ce  supplice  va  finir. 

LE   JUGE. 

Vous  n'avez  donc  fait  encore  aucun  usage  de...? 

GERTRUDE. 

Non;  vous  allez  trouver  le  paquet  cacheté. 

RAMEL. 

Ah!  madame,  je  le  souhaite. 

LE  JUGE. 

J'en  doute;  c'est  une  de  ces  audacieuses  criminelles... 

GERTRUDE. 

La  chambre  est  en  désordre,  permettez... 

LE   JUGE. 

Oh!  non,  non,  nous  entrerons  tous  trois. 

RAMEL. 

11  s*agit  de  votre  innocence. 

GERTRUDE. 

Oh!  entrons,  messieurs! 


LA  MARATRE.  453 

SCÈNE    VIII 

VERNON,  seul. 

Mon  pauvre  général!  agenouillé  près  du  lit  de  sa  fille;  il  pleure, 
il  prie!...  Hélas!  Dieu  seul  peut  la  lui  rendre. 

SCÈNE   IX 

VERNON,   GERTRUDE,   RAMEL,   LE  JUGE,  LE  GREFFIER. 

GERTRUDE. 

Je  doute  de  moi,  je  rêve...  je  suis... 

RAMEL. 

Vous  êtes  perdue,  madame. 

GERTRUDE. 

Oui,  monsieur!...  mais  par  qui? 

LE    JUGE,    au  greffier. 

Écrivez  que,  madame  de  Grandchamp  nous  ayant  ouvert  elle- 
même  le  secrétaire  de  sa  chambre  à  coucher  et  nous  ayant  elle- 
même  présenté  le  paquet  cacheté  par  le  sieur  Baudrillon,  ce 
paquet,  intact  avant-hier,  s'est  trouvé  décacheté...  et  qu'il  y  a  été 
pris  une  dose  plus  que  suffisante  pour  donner  la  mort. 

GERTRUDE. 

La  mort!...  moi? 

LE  JUGE. 

Madame,  ce  n'est  pas  sans  raisons  que  j'ai  saisi  dans  votre  secré- 
taire ce  papier  déchiré.  Nous  avons  saisi  chez  mademoiselle  de 
Grandchamp  ce  fragment  qui  s'y  adapte  parfaitement  et  qui  prouve 
qu'arrivée  à  votre  secrétaire,  vous  avez,  dans  le  trouble  où  le  crime 
jette  tous  les  criminels,  pris  ce  papier  pour  envelopper  la  dose  que 
vous  deviez  mêler  à  l'infusion. 

GERTRUDE.^ 

Vous  avez  dit  que  vous  étiez  mon  protecleur!  eh  bien,  cela, 
voyez-vous... 


45*  THÉÂTRE. 

LE  JUGE. 

Attendez,  madame  !  devant  de  telles  présomptions,  je  suis  obligé 
de  convertir  le  mandat  d'amener,  décerné  contre  vous,  en  un 
mandat  de  dépôt,  (n  signe.)  Maintenant,  madame,  vous  êtes  en  état 
d'arrestation. 

GERTRUDE. 

Eh  bien,  tout  ce  que  vous  voudrez!...  Mais  votre  mission, 
avez-vous  dit,  est  de  chercher  la  vérité...  cherchons-la...  oh! 
cherchons-la. 

LE   JUGE. 

Oui,  madame. 

GERTRUDE,     à  Ramel   en   pleurant. 

Oh!  monsieur!  monsieur!... 

RAMEL. 

Avez-vous  quelque  chose  à  dh-e  pour  votre  défense  qui  puisse 
nous  faire  revenir  sur  cette  terrible  mesure? 

GERTRUDE. 

Messieurs,  je  suis  innocente  du  crime  d'empoisonnement,  et  tout 
est  contre  moi!  Je  vous  en  supplie,  au  lieu  de  me  torturer,  aidez- 
moi!...  Tenez,  on  doit  m' avoir  pris  ma  clef,  voyez-vous!  on  doit 
être  venu  dans  ma  chambre...  Ah!  je  comprends...  (a  Ramei.) 
Pauline  aimait  comme  j'aime  :  elle  s'est  empoisonnée. 

RAMEL. 

Pour  votre  honneur,  ne  dites  pas  cela  sans  des  preuves  convain- 
cantes; autrement... 

LE   JUGE. 

Madame,  est-il  vrai  qu'hier,  sachant  que  le  docteur  Vernon  devait 
dîner  chez  vous,  vous  l'ayez  envoyé... 

GERTRUDE. 

Oh!  vous,  vos  questions  sont  autant  de  coups  de  poignard  pour 
mon  cœur!  Et  vous  allez,  vous  allez  toujours. 

LE    JUGE. 

L' avez-vous  envoyé  soigner  un  ouvrier  au  Pré-l'Évôque? 

GERTRUDE. 

Oui,  monsieur. 

LE   JUGE. 

Cet  ouvrier,  madame,  était  au  cabaret  et  très-bien  portant. 


LA   MARATRE.  455 

GERTRUDE. 

Champagne  avait  dit  qu'il  était  malade. 

LE   JUGE. 

Champagne,  que  nous  avons  interrogé,  dément  cette  assertion, 
€t  n'a  point  parlé  de  maladie.  Vous  vouliez  écarter  les  secours. 

GERTRUDE,    à  part. 

Oh!  Pauline!  c'est  elle  qui  m*a  fait  renvoyer  Vernon!...  0  Pau- 
line !  tu  m'entraînes  avec  toi  dans  la  tombe,  et  j'y  descendrais 
criminelle?  Oh!  non!  non!  non!  (a  Ramei.)  Monsieur,  je  n'ai  plus 
qu'une  ressource,  (a  vernon.)  Pauline  existe-t-elle  encore? 

VERNON,    désignant  le  général. 

Voici  ma  réponse  ! 

SCÈNE   X 

Les  Mêmes,  LE  GÉNÉRAL. 

LE    GÉNÉRAL,    à  Vernon. 

Elle  se  meurt,  mon  ami  !  Si  je  la  perds,  je  n'y  survivrai  pas. 

VERNON. 

Mon  ami  ! 

LE  GÉNÉRAL. 

Il  me  semble  qu'il  y  a  bien  du  monde  ici...  Que  fait-on?  Sau- 
vez-la !  Où  donc  est  Gertrude  ?    {On  le  fait  asseoir  au  fond  à  gauche.) 
GERTRUDE,    se  traînant  aux  pieds  du  généraL 

Mon  ami!...  pauvre  père !...  Ah!  je  voudrais  que  l'on  me  tuât  à 
l'instant  sans  procès...  (BUe  se  lève.)  Non,  Pauline  m'a  enveloppée 
dans  son  suaire,  et  je  sens  ses  doigts  glacés  autour  de  mon  cou... 
Oh!  j'étais  résignée!  j'allais,  oui,  j'allais  ensevelir  avec  moi  le 
secret  de  ce  drame  domestique,  épouvantable,  et  que  toutes  les 
femmes  devraient  connaître  !  mais  je  suis  lasse  de  cette  lutte  avec 
un  cadavre  qui  m'étreint,  qui  me  communique  la  mort  !  Eh  bien, 
mon  innocence  sortira  victorieuse  de  ces  aveux  aux  dépens  de 
l'honneur;  mais  je  ne  serai  pas  du  moins  une  lâche  et  vile  empoi- 
sonneuse. Ah!  je  vais  tout  dire. 

LE    GÉNÉRAL,    se  levant  et  s'avançant. 

Ah!  vous  allez  donc  dire  à  la  justice  ce  que  vous  me  taisez  si 


456  THEATRE. 

obstinément  depuis  deux  jours...  Oh!  lâche  et  ingrate  créature!... 
mensonge  caressant!...  vous  m'avez  tué  ma  fille,  qu'allez-vous  me 
tuer  encore? 

GERTRUDE. 

Faut-il  se  taire?...  faut-il  parler? 

RAMEL. 

Général,  de  grâce,  retirez-vous!  la  loi  le  veut. 

LE    GÉNÉRAL. 

La  loi!...  Vous  êtes  la  justice  des  hommes;  moi,  je  suis  la  justice 
de  Dieu,  je  suis  plus  que  vous  tous  !  je  suis  l'accusateur,  le  tribu- 
nal, l'arrêt  et  l'exécuteur...  Allons,  parlez,  madame! 

GERTRUDE,    aux  genoux  du  général. 

Pardon,  monsieur...  Oui,  je  suis... 

RAMEL,    à  part. 

Oh  !  la  malheureuse  ! 

GERTRUDE,   à  part. 

Oh!  non!  non!...  pour  son  honneur,  qu'il  ignore  toujours  la- 
vérité!  (Haut.)  Coupable  pour  tout  le  monde,  à  vous,  je  vous  dirai 
jusqu'à  mon  dernier  soupir  que  je  suis  innocente,  et  que  quelque 
jour  la  vérité  sortira  de  deux  tombes,  vérité  cruelle,  et  qui  vous 
prouvera  que,  vous  aussi,  vous  n'êtes  pas  exempt  de  reproches,, 
que,  vous  aussi,  peut-être  à  cause  de  vos  haines  aveugles,  vous 
êtes  coupable. 

LE    GÉNÉRAL. 

Moi?  moi?...  Oh!   ma  tête  se  perd...  vous  osez  m' accuser..^ 

(Apercevant  Pauline.)    Ahl...    ah!...    UIOU   DicU  ! 

SCÈNE  XI 

Les  Mêmes,  PAULINE,  appuyée  sur  FERDINAND. 

PAULINE. 

On  m'a  tout  dit!  Cette  femme  est  innocente  du  crime  dont  elle- 
est  accusée.  La  religion  m'a  fait  comprendre  qu'on  ne  peut  pas 
trouver  le  pardon  là-haut  en  ne  le  laissant  pas  ici-bas.  J'ai  pris  à 
madame  la  clef  de  son  secrétaire,  je  suis  allée  chercher  moi-même 


LA  MARATRE.  457 

le  poison,  j'ai  déchiré  moi-même  cette  feuille  de  papier  pour  l'en- 
velopper, car  j*ai  voulu  mourir, 

GERTRUDE. 

Oh!  Pauline!  prends  ma  vie,  prends  tout  ce  que  j'aime...  Oh! 
docteur,  sauvez-la  ! 

LE    JUGE. 

Mademoiselle,  est-ce  la  vérité? 

PAULINE. 

La  vérité?...  les  mourants  la  disent... 

LE    JUGE. 

Nous  ne  saurons  décidément  rien  de  cette  affaire-là. 

PAULINE,    à  Gertrude. 

Savez-vous  pourquoi  je  viens  vous  retirer  de  l'abîme  où  vous 
êtes?  c'est  que  Ferdinand  vient  de  me  dire  un  mot  qui  m'a  fait 
sortir  de  mon  cercueil.  Il  a  tellement  horreur  d'être  avec  vous  dans 
la  vie,  qu'il  me  suit,  moi,  dans  la  tombe,  où  nous  reposerons  en- 
semble, mariés  par  la  mort. 

GERTRUDE. 

Ferdinand?...  Ah  !  mon  Dieu  !  à  quel  prix  suis-je  sauvée  ! 

LE    GÉNÉRAL. 

Mais,  malheureuse  enfant,  pourquoi  meurs-tu?  ne  suis-je  pas, 
ai-je  cessé  un  seul  instant  d'être  un  bon  père?  On  dit  que  c'est 
moi  qui  suis  coupable  !... 

FERDINAND. 

Oui,  général.  Et  c'est  moi  seul  qui  peux  vous  donner  le  mot  de 
l'énigme,  et  qui  vous  expliquerai  comment  vous  êtes  coupable. 

LE    GÉNÉRAL. 

Vous,  Ferdinand,  vous  à  qui  j'offrais  ma  fille,  et  qui  l'aimez... 

FERDINAND. 

Je  m'appelle  Ferdinand,  comte  de  Marcandal,  fils  du  général 
Marcandal...  Comprenez-vous? 

LE    GÉNÉRAL. 

Ah  !  fils  de  traître,  tu  ne  pouvais  apporter  sous  mon  toit  que  mort 
et  trahison  !...  Défends-toi  ! 

FERDINAND. 

Vous  battrez-vous,  général,  contre  un  mort?  (n  tombe.) 


438  THÉÂTRE. 

GERTRUDE    s'élance  vers  Ferdinand  en  jetant  un  cri. 
Oh  !    (Elle  recule  devant  le  général,  qui  s'avance  vers  sa  fille,  puis  elle  tire  un 

ûacon  qu'elle  jette  aussitôt.)  Oh!  noii,  je  me  coiidamne  à  vivre  pour  ce 

pauvre   vieillard!     (Le  générai  s'agenouille  près  de  sa  fille  morte.)    DoCteur, 

que  fait-il?...  perdrait-il  la  raison?... 

LE    GÉNÉRAL,    bégayant  comme  un  homme  qui  ne  peut  trouver  les  mots. 

Je...  je...  je... 

LE    DOCTEUR. 

Général,  que  faites-vous? 

LE    GÉNÉRAL. 

Je...  je  cherche  à  dire  des  prières  pour  ma  fille!... 


LE    FAISEUR 

COMÉDIE  EN  CINQ  ACTES 


PERSONNAGES 


AUGUSTE  MERGADET,  spéculateur. 

ADOLPHE  MINARD,  teneur  de  livres. 

MICHONMN  DE  LA  BlUVE,  jeune 
homme  élégant. 

DE  MÉIUGOURT,  autre  jeune  homme. 

BRÉDIF,  propriétaire. 

BERCHUT,  courtier  marron. 

VERDELIN,  ami  de  Mcrcadet. 

GOULARD,  homme  d'affaires,  créan- 
cier de  Mercadet. 


PIERQLIN,  usurier,  créancier  de  Mer- 
cadet. 

VIOLETTE,  courtier  d'affaires,  créan- 
cier de  Mercadet. 

JUSTIN,  valet  de  chambre. 

MADAME    MERCADET. 

JULIE    MERGADhT. 

THÉRÈSE,  femme  de  chambre. 

VIRGINIE,  cuisinière. 


L'action  se  passe  en  1839.  —  La  scène  représente,  pendant  toute  la  pièce, 
le  salon  principal  de  l'appartement  de  Mercadet. 


Cette  pièce,  mise  en  trois  actes,  après  la  mort  de  Balzac,  a  été,  sous  le  titre 
de  Mercadet,  représentée,  pour  la  première  fois,  sur  le  théâtre  du  Gymnase- 
Dramatique,  le  24  août  1851,  et  transportée  au  Théâtre -Français,  le  22  oc- 
tobre 1868. 

Voici  quelle  était  la  distribution  des  rôles  dans  les  deux  théâtres  : 


GYMNASE. 

MERCADET MM.  Geoffroy. 

MINARD Armand. 

DE  LA  BRIVE Dupuis. 

DE  MÉRICOURT Landrol. 

VERDELIN ViLLARS. 

GOULAHD Perrin. 

PIERQUIN MoNVAL. 

VIOLETTE Lesueur. 

JUSTIN Pristox. 

MADAME  MERCADET M"'^''  Mélanie. 

JULIE Ricquier. 

THÉRÈSE BODIN. 

VIRGINIE Anna  Chéri. 


théâtre-français. 
xMM.  GoT. 
Masset. 
Febvre. 
Prudhon. 
Barré. 
Séveste. 
Chéri. 
Kime. 
E.  Provost. 

Mmes  GUYON. 
ROYER. 

Dëwintre. 
p.  Granger, 


LE  FAISEUR 


ACTE   PREMIER 


SCENE    PREMIERE 

BRÉDIF,    d'abord   seul;    puis    MERGADET. 
BRÉDIF. 

Un  appartement  de  onze  pièces,  superbes,  au  cœur  de  Paris, 
rue  de  Grammont!...  et  pour  deux  mille  cinq  cents  francs!  J'y 
perds  trois  mille  francs  tous  les  ans...  et  cela,  depuis  la  révolution 
de  Juillet.  Ah!  le  plus  grand  inconvénient  des  révolutions,  c'est 
cette  subite  diminution  des  loyers  qui...  Non,  je  n'aurais  pas  dû 
faire  de  bail  en  1830!...  Heureusement,  M.  Mercadet  est  en  arrière 
de  six  termes,  les  meubles  sont  saisis,  et,  en  les  faisant  vendre... 

MERCADET,    qui   a  entendu  les  derniers  mots. 

Faire  vendre  mes  meubles!  Et  vous  vous  êtes  réveillé  dès  le 
jour  pour  causer  un  si  violent  chagrin  à  Tun  de  vos  semblables?... 

BRÉDIF. 

Vous  n'êtes.  Dieu  merci  !  pas  mon  semblable,  monsieur  Merca- 
det!... Vous  êtes  criblé  de  dettes,  et,  moi,  je  ne  dois  rien;  je  suis 
dans  ma  maison,  et  vous  êtes  mon  locataire. 

MERCADET. 

Ah!  oui,  l'égalité  ne  sera  jamais  qu'un  mot!  nous  serons  tou- 
jours divisés  en  deux  castes  :  les  (^ébiteurs  et  les  créanciers,  si 
ingénic'us3ment  nommés  les  Anglais;  allons,  soyez  Français,  cher 
monsieur  Brédif,  touchez  làl 


462  THÉÂTRE. 

BRÉDIF. 

J'aimerais  mieux  toucher  mes  loyers,  mon  cher  monsieur  Mer- 
cadet. 

MERCADET. 

Vous  êtes  le  seul  de  mes  créanciers  qui  possède  un  gage... 
réel!  Depuis  dix-huit  mois,  vous  avez  saisi,  décrit  pièce  à  pièce, 
avec  le  plus  grand  soin,  ce  mobilier  qui  certes  vaudra  bien  quinze 
mille  francs,  et  je  ne  vous  devrai  deux  années  de  loyer  que...  dans 
quatre  mois. 

BRÉDIF. 

Et  les  intérêts  de  mes  fonds?...  je  les  perds. 

MERCADET. 

Demandez  les  intérêts  judiciairement  :  je  me  laisserai  con- 
damner. 

BRÉDIF. 

Mon  cher  monsieur  Mercadet,  je  ne  fais  pas  de  spéculation,  moif 
je  vis  de  mes  revenus;  et,  si  tous  mes  locataires  vous  ressem- 
blaient... Ah  !  tenez,  il  faut  en  finir... 

MERCADET. 

Gomment,  mon  cher  monsieur  Brédif,  moi  qui  suis  depuis  onze 
ans  dans  votre  maison,  vous  m'en  chasseriez?  vous  qui  connais- 
sez tous  mes  malheurs,  vous,  le  témoin  de  mes  efforts!  Enfin» 
vous  savez  que  je  suis  la  victime  d'un  abus  de  confiance.  Godeau... 

BRÉDIF. 

Allez-vous  encore  me  recommencer  l'histoire  de  la  fuite  de  votre 
associé?  mais  je  la  sais,  et  tous  vos  créanciers  la  savent  aussi. 
Puis,  après  tout,  M.  Godeau... 

MERCADET. 

Godeau?...  J'ai  cru,  lorsqu'on  lança  le  type  si  célèbre  de  Robert 
Macaire,  que  les  auteurs  l'avaient  connu!... 

BRÉDIF. 

Ne  calomniez  pas  votre  associé!  Godeau  était  un  homme  d'une 
rare  énergie,  et  un  bon  vivant  !...  Il  vivait  avec  une  petite  femme... 
délicieuse... 

MERCADET. 

De  laquelle  il  avait  un  enfant,  et  qu'ils  ont  abandonné... 


LE   FAISEUR.  463 

BRÉDIF. 

Mais  Duval,  votre  ancien  caissier,  touché  par  les  prières  de  cette 
charmante  femme,  ne  s*est-ii  pas  chargé  de  ce  jeune  homme? 

MERCADET. 

Et  Godeau  s'est  chargé  de  notre  caisse... 

BRÉDIF. 

Il  vous  a  emprunté  cent  cinquante  mille  francs...  violemment, 
j'en  conviens;  mais  il  vous  a  laissé  toutes  les  autres  valeurs  de 
la  liquidation...  et  vous  avez  continué  les  affaires!  Depuis  huit  ans, 
vous  en  avez  fait  d'énormes!  Vous  avez  gagné... 

MERCADET. 

J'ai  gagné  des  batailles  à  la  Pyrrhus  !  Cela  nous  arrive  souvent, 
à  nous  autres  spéculateurs... 

BRÉDIF. 

Mais  M.  Godeau  ne  vous  a-t-il  pas  promis  de  vous  mettre  pour  la 
moitié  dans  les  affaires  qu'il  allait  entreprendre  aux  Indes?...  il 
reviendra!... 

MERCADET. 

Eh  bien,  alors,  attendez!  Du  moment  que  vous  aurez  les  intérêts 
de  vos  loyers,  ne  sera-ce  pas  un  placement?... 

BRÉDIF. 

Vos  raisons  sont  excellentes  ;  mais,  si  tous  les  propriétaires  vou- 
laient écouter  leurs  locataires,  les  locataires  les  payeraient  tous  en 
raisons  de  ce  genre,  et  le  gouvernement... 

MERCADET. 

Qu'est-ce  que  le  gouvernemeiît  fait  en  ceci? 

BRÉDIF. 

Le  gouvernement  veut  ses  impôts  et  ne  se  paye  pas  avec  des 
raisons.  Je  suis  donc,  à  mon  grand  regret,  forcé  d'agir  avec  rigueur. 

MERCADET. 

Vous!  je  vous  croyais  si  bon!  Ne  savez-vous  pas  que  je  vais  ma- 
rier ma  fille?...  Laissez-moi  conclure  ce  mariage!  vous  y  assiste- 
rez... allons!  madame  Brédif  dansera!...  Peut-être  vous  payerai-je 
demain  ! 

BRÉDAF. 

Demain,  c'est  le  cadet;  aujourd'hui,  c'est  l'aîné.  Je  suis  au  dés- 
espoir d'effaroucher  votre  gendre;  mais  vous  avez  dû  recevoir  un 


464  THEATRE. 

petit  commandement  avant-hier,  et,  si  vous  ne  payez  pas  aujour- 
d'hui, les  affiches  seront  apposées  demain... 

MERCADET. 

Ahl  vous  voulez  me  vendre  la  protection  que  vous  m'accordez 
par  cette  saisie,  qui  paralyse  les  poursuites  de  mes  autres  créan- 
ciers. Eh  bien,  que  puis-je  vous  offrir  pour  gagner  trois  mois?... 

BRÉDIF. 

Peut-être  une  conscience  stricte  murmurerait- elle  de  cette  invo- 
lontaire complicité,  car  je  contribue  à  laisser  éblouir... 

MERCADET. 

Oui? 

BRÉDIF. 

Votre  futur  gendre... 

MERCADET,    à  part. 

Vieux  filou!... 

BRÉDIF. 

Mais  je  suis  bon  homme  ;  renoncez  à  votre  droit  de  sous-loca- 
tion, et  je  vous  donne  trois  mois  de  tranquillité. 

MERCADET. 

Ah!  un  homme  dans  le  malheur  ressemble  à  un  morceau  de 
pain  jeté  dans  un  vivier  :  chaque  poisson  y  donne  un  coup  de  dent. 
Et  quels  brochets  que  les  créanciers!...  Ils  ne  s'arrêtent  que  quand 
le  débiteur,  de  même  que  le  morceau  de  pain,  a  disparu  !  Ne  sais- 
je  pas  que  nous  sommes  en  1839?  Mon  bail  a  sept  ans  à  courir, 
les  loyers  ont  doublé... 

BRÉDIF. 

Heureusement  pour  nous  autres!... 

MERCADET. 

Eh  bien,  dans  trois  mois,  vous  me  renverrez,  et  ma  femme  aura 
perdu  la  ressource  de  cette  sous-location,  sur  laquelle  elle  compte 
en  cas  de... 

BRÉDIF. 

De  faillite!... 

MERCADET. 

Oh!  quel  mot!...  les  gens  d'honneur  ne  le  supportent  pas!... 
Monsieur  Brédif,  savez-vous  ce  qui  corrompt  les  débiteurs  les  plus 
honnêtes?...  Je  vais  vous  le  dire  :  c'est  l'adresse  cauteleuse  de  cer- 


LE   FAISEUR.  465 

tains  créanciers,  qui  pour  recouvrer  quelques  sous,  côtoient  la  loi 
jusque  sur  la  lisière  du  vol. 

BRÉDIF. 

Monsieur,  je  suis  venu  pour  être  payé,  non  pour  m'entendra 
dire  des  choses  qu'un  honnête  homme  ne  supporte  point. 

ME  RC  AD  ET. 

Ohl  devoir!...  Les  hommes  rendent  la  dette  quelque  chose  de 
pire  que  le  crime...  Le  crime  vous  donne  un  asile,  la  dette  vous 
met  à  la  porte,  dans  la  rue.  J'ai  tort,  monsieur,  je  suis  à  votre 
discrétion,  je  renoncerai  à  mon  droit. 

BRÉDIF,    à  part. 

S'il  l'avait  fait  de  bonne  grâce,  je  le  ménagerais.  Mais  me  dire 
que  je  lui  vends...  (Haut.)  Monsieur,  je  ne  veux  pas  d'un  consen- 
tement ainsi  donné...  Je  ne  suis  pas  un  homme  à  tourmenter  les 
gens. 

MERCADET. 

Vous  voulez  que  je  vous  remercie  !...  (a  part.)  Ne  le  fâchons  pas. 
(Haut.)  Peut-être  ai-je  été  trop  vif,  cher  monsieur  Brédif,  mais  je 
suis  cruellement  poursuivi!...  Non,  pas  un  de  mes  créanciers  ne 
veut  comprendre  que  je  lutte  précisément  pour  pouvoir  le  payer. 

BRÉDIF. 

C'est-à-dire  pour  pouvoir  faire  des  affaires... 

MERCADET. 

Mais  oui,  monsieur!  où  donc  en  serais-je,  si  je  ne  conservais  pas 

le  droit  d'aller  à  la  Bourse?  (Justin  se   montre  à  la  porte.) 

BRÉDIF. 

Terminons  sur-le-champ  cette  petite  affaire... 

MERCADET. 

De  grâce,  rien  devant  me->  domestiques.  J'ai  déjà  bien  du  mal  à 
avoir  la  paix  chez  moi^  Descendons  chez  vous. 

BRÉDIF,    #part. 

J'aurai  donc  mon  appartement  dans  trois  mois  I 

XVIII.  30 


46b  THÉÂTRE. 

SCÈNE   II 

JUSTIN,  puis  VIRGINIE  et  THÉRÈSE, 

JUSTIN. 

Il  a  beau  nager,  il  se  noiera,  ce  pauvre  M.  Mercadetl  Quoiqu'il  y 
ait.  bien  des  profits  chez  les  maîtres  embarrassés,  comme  il  me 
doit  une  année  de  gages,  il  est  temps  de  se  faire  mettre  à  la  porte, 
car  le  propriétaire  me  semble  bien  capable  de  nous  chasser  tous. 
Aujourd'hui,  la  déconsidération  du  maître  tombe  sur  les  domes- 
tiques. Je  suis  forcé  de  payer  tout  ce  que  j'achète!...  c'est  gênant... 

THÉRÈSE. 

Est-ce  que  ça  ira  longtemps  comme  ça,  ici,  monsieur  Justin? 

VIRGINIE. 

Ah!  j'ai  déjà  servi  dans  plusieurs  maisons  bourgeoises,  mais  je 
n'en  ai  pas  encore  vu  de  pareille  à  celle-ci  !  Je  vais  laisser  les 
fourneaux,  et  me  présenter  à  un  théâtre  pour  y  jouer  la  comédie. 

JUSTIN. 

Nous  ne  faisons  pas  autre  chose  ici  !... 

VIRGINIE. 

Tantôt  il  faut  prendre  un  air  étonné,  comme  si  l'on  tombait  de 
la  lune,  quand  un  créancier  se  présente.  «  Comment,  monsieur, 
vous  ne  savez  pas?...  —  Non.  —  M.  Mercadet  est  parti  pour 
Lyon.  —  Il  est  allé...?  —  Oui,  pour  une  affaire  superbe;  il  a  dé- 
couvert des  mines  de  charbon  de  terre.  — Ah!  tant  mieux.  Quand 
revient-il  ?  —  Mais  nous  l'ignorons  !  »  Tantôt  je  compose  mon  air 
comme  si  j'avais  perdu  ce  que  j'ai  de  plus  cher  au  monde... 

JUSTIN,    à  part. 

Son  argent. 

VIRGINIE. 

«  Monsieur  et  sa  fille  sont  dans  un  bien  grand  chagrin.  Madame 
Mercadet,  pauvre  dame!  il  paraît  que  nous  allons  la  perdre,  ils 
l'ont  conduite  aux  eaux...  —  Ah!  » 

THÉRÈSE. 

Moi,  je  n'ai  qu'une  manière.  «  Vous  demandez  M.  Mercadet?  — 
Oui,  mademoiselle.  —  H  n'y  est  pas.  —  H  n'y  est  pas?  —  Non; 


LE   FAISEUR  467 

mais»  si  monsieur  vient  pour  mademoiselle...  Elle  est  seule!  »  Et 
ils  se  sauvent  !  Pauvre  mademoiselle  Julie!  si  elle  était  belle,  on 
en  ferait...  quelque  chose. 

JUSTIN. 

C'est  qu'il  y  a  des  créanciers  qui  vous  parlent  comme  si  nous 
étions  les  maîtres. 

VIRGINIE. 

Mais  que  gagne-t-on  à  se  faire  créancier?  Je  les  vois  tous  ne 
jamais  se  lasser  d'aller,  venir,  guetter  monsieur  et  rester  des 
heures  entières  à  l'écouter. 

JUSTIN. 

Un  fameux  métier!  Ils  sont  tous  riches. 

THÉRÈSE. 

Mais  ils  ont  cependant  donné  leur  argent  à  monsieur,  qui  ne  le 
leur  rend  pas? 

VIRGINIE. 

C'est  voler,  çal 

JUSTIN. 

Emprunter  n'est  pas  voler,  Virginie,  le  mot  n'est  pas  parlemen- 
taire. Écoutez!  Je  prends  de  l'argent  dans  votre  sac,  à  votre  insu, 
vous  êtes  volée.  Mais,  si  je  vous  dis  :  u  Virginie,  j'ai  besoin  de 
cent  sous,  prêtez-les-moi.  »  Vous  me  les  donnez,  je  ne  vous  les 
rends  pas,  je  suis  gêné,  je  vous  les  rendrai  plus  tard  ;  vous  deve- 
nez ma  créancière!  Comprenez-vous,  la  Picarde? 

VIRGINIE. 

Non.  Si  je  n'ai  mon  argent  ni  d'une  manière  ni  d'une  autre, 
que  m'importe  1  Ah  !  mes  gages  me  sont  dus,  je  vais  demander 
mon  compte  et  faire  régler  mon  livre  de  dépense.  Mais  c'est  que 
les  fournisseurs  ne  veulent  plus  rien  donner  sans  argent.  Eh  donc! 
je  ne  prête  pas  le  mien. 

THÉRÈSE. 

J'ai  déjà  dit  deux  ou  trois  insolences  à  madame,  elle  n'a  pas  eu 
l'air  de  les  entendre!.., 

JUSTIN. 

Demandons  nos  gages. 


168  THÉÂTRE. 

VIRGINIE. 

Mais  est-ce  là  des  bourgeois?  Les  bourgeois,  c'est  des  gens  qui 
dépensent  beaucoup  pour  leur  cuisine... 

JUSTIN. 

Qui  s'attachent  à  leurs  domestiques... 

VIRGINIE. 

Et  qui  leur  laissent  un  viager!  Voilà  ce  que  doivent  être  les 
bourgeois,  relativement  aux  domestiques... 

THÉRÈSE. 

Bien  dit,  la  Picarde!  Eh  bien,  moi,  je  ne  m'en  irai  pas  d'ici.  Je 
veux  savoir  comment  ça  finira,  car  ça  m'amuse  !  Je  lis  les  lettres 
de  mademoiselle,  je  tourmente  son  amoureux,  ce  petit  Minard 
qu'elle  va  sans  doute  épouser;  elle  en  aura  dit  quelque  chose  à 
son  père.  On  a  commandé  des  robes,  des  bonnets,  des  chapeaux, 
enfin  des  toilettes  pour  madame  et  pour  sa  ûUe  ;  puis,  hier,  les 
marchands  n'ont  rien  voulu  livrer. 

VIRGINIE. 

Mais,  s'il  y  a  un  mariage,  nous  aurons  tous  des  gratifications  ;  il 
faut  rester  jusqu'au  lendemain  des  noces. 

JUSTIN. 

Croyez-vous  que  ce  soit  à  ce  petit  teneur  de  livres,  qui  ne  gagne 
pas  plus  de  dix-huit  cents  francs,  que  M.  Mercadet  mariera  sa  fille! 

(Justin  lit  les  journaux.  ) 

THÉRÈSE. 

J'en  suis  sûre!  Ils  s'adorent.  Madame,  qui  sort  tous  les  soirs 
sans  sa  fille,  ne  se  doute  pas  de  cette  intrigue.  Le  petit  Minard 
vient  dès  que  mademoiselle  est  seule,  et,  comme  ils  ne  m'ont  pas 
mise  dans  la  confidence,  j'entre,  je  les  dérange,  je  les  écoute.  Oh! 
ils  sont  bien  sages.  Mademoiselle,  comme  toutes  les  demoiselles 
un  peu  laides,  veut  être  sûre  d'être  aimée  pour  elle-même.  Elle 
travaille  à  sa  peinture  sur  porcelaine,  pendant  que  le  petit  a  l'air 
de  lui  lire  des  romans,  mais  c'est  le  même  depuis  trois  mois... 
Mademoiselle  en  est  quitte  pour  dire  à  sa  mère,  le  soir  :  «  Maman, 
M.  Minard  est  venu  pour  vous  voir,  je  l'ai  reçu,  » 

VIRGINIE. 

Vous  les  entendez? 


LE   FAISEUR.  469 

THÉRÈSE. 

Dame!  mademoiselle,  qui  se  donne  le  genre  de  craindre  une 
surprise,  laisse  les  portes  ouvertes... 

VIRGINIE. 

J'aimerais  à  savoir  ce  que  se  disent  les  bourgeois  en  se  faisant 
la  cour. 

THÉRÈSE. 

Des  bêtises!  Ils  ne  se  parlent  que  de  ridéall... 

JUSTIN. 

Un  calembour... 

THÉRÈSE. 

Tenez  !...  j'ai  là  une  de  ses  lettres  que  j'ai  copiée  pour  savoir  si 
ça  pourrait  me  servir... 

VIRGINIE. 


Lisez-moi  donc  ça. 
«  Mon  ange...  » 
Ohl  mon  ange! 


THERESE. 


VIRGINIE. 


THÉRÈSE. 

Ah!  quand  on  vous  prend  la  taille  en  disant  :  a  Mon  ange!  » 
c'est  très-gentil  !...  «  Mon  ange,  oui,  je  vous  aime;  mais  aimez-vous 
un  pauvre  être  déshérité  comme  je  le  suis?  Vous  m'aimeriez,  si 
vous  pouviez  savoir  ce  qu'il  y  a  d'amour  dans  Tâme  d'un  jeune 
homme  jusqu'à  présent  dédaigné,  quand  l'amour  est  toute  sa  for- 
tune. J'ai  lu  hier,  sur  votre  front,  de  lumineuses  espérances;  j'ai 
cru  à  quelque  heureux  avenir;  vous  avez  converti  mes  doutes  en 
certitude,  ma  faiblesse  en  puissance;  enfin,  vos  regards  m'ont 
guéri  de  la  maladie  du  doute...  » 

VIRGINIE. 

Ça  brouillasse  dans  ma  tête!...  On  ne  voit  pas  clair  dans  ces 
phrases-là!...  Est-ce  que  l'amour  baragouine?...  il  va  droit  au  fait, 
Tamour!  Tenez,  parlez-moi  d'une  lettre  que  j'ai  reçue  d'un  joli 
jeune  homme,  quelque  étudiant  du  quartier  Latin...  Ça  n'a  pas  de 
mystères,  c'est  net,  et  l'on  ne  peut  s'en  fâcher.  Je  la  sais  par 
cœur  :  «  Femme  charmante  !  (ça  vaut*hien  un  ange  !)  femme  char- 
mante! accordez-moi  un  rendez-vous,  je  vous  en  conjure.  En  pa- 


470  THÉÂTRE. 

reil  cas,  on  annonce  qu'on  a  mille  choses  à  dire;  moi,  je  n'en  ai 
qu'une,  que  je  vous  dirai  mille  fois,  si  vous  voulez  ne  pas  m' arrê- 
ter à  la  promière.  »  Et  c'était  signé  Hippolyte. 

JUSTIN. 

Eh  bien,  a-t-il  parlé?  Tavez-vous  arrêté? 

VIRGINIE. 

Je  ne  l'ai  jamais  revu;  il  m'avait  rencontré  à  la  Chaumière,  il 
aura  su  qui  j'étais,  et  l'imbécile  a  rougi  de  mon  tabellier. 

JUSTIN. 

Eh  bien,  écoutez  ce  que  le  père  Grumeau  vient  de  me  dire!,.. 
Hier,  pendant  que  nous  faisions  nos  commissions,  il  est  venu 
deux  beaux  jeunes  gens  en  cabriolet;  leur  groom  a  dit  au  père 
Grumeau  que  l'un  de  ces  messieurs  allait  épouser  mademoiselle 
Mercadet.  Or,  monsieur  avait  donné  cent  francs  au  père  Gru- 
meau !... 

VIRGINIE   et   THÉRÈSE,    étonnées. 

Cent  francs!... 

JUSTIN. 

Oui,  cent  francs,  pas  promis,  donnés,  en  argent  !  Et  il  lui  a  fait 
le  bec  si  bien,  que  le  père  Grumeau  a  eu  l'air  de  se  laisser  tirer 
les  vers  du  nez  en  expliquant  au  groom  que  monsieur  était  si  riche, 
qu'il  ne  connaissait  pas  lui-même  sa  fortune. 

VIRGINIE. 

Ce  serait  ces  deux  jeunes  gens  à  gants  jaunes,  à  beaux  gilets  de 
soie  à  fleurs;  leur  cabriolet  reluisait  comme  du  satin,  leur  cheval 
avait  des  roses  là  (Eiie  montre  son  oreiUe.);  il  était  tonu  par  un  enfant 
de  huit  ans,  blond,  frisé,  des  bottes  à  revers,  un  air  de  souris  qui 
ronge  des  dentelles,  un  amour  qui  avait  du  hnge  éblouissant  et 
qui  jurait  comme  un  sapeur.  Et  ce  beau  jeune  homme  qui  a  tout 
cela,  des  gros  diamants  à  sa  cravate,  épouserait  mademoiselle  Mer- 
cadet!...  Allons  donc! 

THÉRÈSE. 

Mademoiselle?...  qui  a  une  figure  d'héritière  sans  héritage?... 
allons  donc  ! 

VIRGINIE. 

Ah  !  elle  chante  bien  !  quelquefois,  je  l'écoute,  et  elle  me  fait 


LE   FAISEUR.  474 

plaisir.  Ah  !  je  voudrais  bien  savoir  chanter  comme  elle  :  La  for- 
tune m'importune  ! 

JUSTIN. 

Vous  ne  connaissez  pas  M.  Mercadet!...  Moi  qui  suis  chez  lui 
depuis  six  ans,  et  qui  le  vois,  depuis  sa  dégringolade,  aux  prises 
avec  ses  créanciers,  je  le  crois  capable  de  tout,  même  de  devenir 
riche...  Tantôt,  je  me  disais  :  «  Le  voilà  perdu!  »  Les  affiches 
jaunes  fleurissaient  à  la  porte;  il  avait  des  rames  de  papier  timbré 
que  j'en  vendais  sans  qu'il  s'en  aperçût!  Brrr!  il  rebondissait,  il 
triomphait!  Et  quelles  inventions!...  Vous  ne  lisez  pas  les  jour- 
naux, vous  autres!  c'était  du  nouveau  tous  les  jours  :  du  bois  en 
pavés;  des  pavés  filés  en  soie;  des  duchés,  des  mouHns,  enfin  jus- 
qu'au blanchissage  mis  en  actions...  C'était  du  propre!...  Par 
exemple,  je  ne  sais  pas  par  où  sa  caisse  est  trouée!  il  a  beau 
l'emplir,  ça  se  vide  comme  un  verre!...  Un  jour,  monsieur  se 
couche  abattu;  le  lendemain,  il  se  réveille  millionnaire,  quand  il 
a  dormi,  car  il  travaille  à  effrayer;  il  chiffre,  il  calcule,  il  écrit  des 
prospectus  qui  sont  comme  des  pièges  à  loups,  il  s'y  prend  tou- 
jours des  actionnaires;  mais  il  a  beau  lancer  des  affaires,  il  a  tou- 
jours des  créanciers,  et  il  les  promène,  et  il  les  retourne.  Ah  ! 
quelquefois,  je  les  ai  vus  arrivant  :  ils  vont  tout  emporter,  le  faire 
mettre  en  prison;  il  leur  parle...  Eh  bien,  ils  finissent  par  rire 
ensemble,  et  ils  sortent  les  meilleurs  amis  du  monde.  Les  créan- 
ciers ont  débuté  par  des  cris  de  paon,  par  des  mots  plus  que  durs, 
et  ils  terminent  par  des  «  Mon  cher  Mercadet  !  »  et  des  poignées 
de  main.  Voyez-vous,  quand  un  homme  peut  maintenir  paisibles 
des  gens  comme  ce  Pierquin... 

THÉRÈSE. 

Un  tigre  qui  se  nourrit  de  billets  de  mille  francs... 

JUSTIN. 

Un  pauvre  père  Violette  !.., 

VIRGINIE. 

Ah!  pauvre  cher  homme,  j*ai  toujours  envie  de  lui  donner  un 
'bouillon... 


JUSTIN, 


Un  Goulardl 


472  THÉÂTRE. 

THÉRÈSE. 

Goulard!  un  escamoteur  qui  voudrait  ]ne...  m' escompter  I 

JUSTIN. 

Il  est  riche,  il  est  garçon  !  Laissez-vous... 

VIRGINIE. 

J'entends  madame. 

JUSTIN. 

Soyons  gentils,  nous  apprendrons  quelque  chose  du  mariage... 

SCÈNE    III 
Les  Mêmes,   MADAME  MERGADET. 

MADAME    MERGADET. 

Avez-vous  VU  monsieur? 

THÉRÈSE. 

Madame  s'est  levée  seule,  sans  me  sonner. 

MADAME    MERGADET. 

En  ne  trouvant  pas  M.  Mercadet  chez  lui,  l'inquiétude  m'a  saisie, 
et...  Justin,  savez-vous  où  est  monsieur? 

JUSTIN, 

J'ai  trouvé  monsieur  en  discussion  avec  M.  Brédif,  et  ils  sont... 

MADAME    MERGADET. 

Bien...  Assez,  Justin. 

JUSTIN. 

Monsieur  n'est  pas  sorti  de  la  maison. 

MADAME    MERGADET. 

Merci. 

THÉRÈSE. 

Madame  est  sans  doute  chagrine  de  ce  qu'on  ait  refusé  de  livrer 
les  commandes. 

VIRGINIE. 

Madame  sait  que  les  fournisseurs  n?  veulent  plus,..? 

MADAME    MERGADET. 

Je  comprends. 


LE    FAISEUR.  473 

JUSTIN. 

C'est  les  créanciers  qui  sont  la  cause  de  tout  le  mal.  Ah  !  si  je 
savais  quelque  bon  tour  à  leur  jouer. 

MADAME    MERGADET. 

Le  meilleur,  ce  serait  de  les  payer!... 

JUSTIN. 

Ils  seraient  bien  étonnés  ! 

THÉRÈSE, 

Et  malheureux,  donc!...  Ils  ne  sauraient  plus  que  faire  de  leur 
temps. 

MADAME    MERGADET. 

Il  est  inutile  de  vous  cacher  l'inquiétude  excessive  que  me  cau- 
sent les  affaires  de  mon  mari.  Nous  aurons  sans  doute  besoin  de 
votre  discrétion;  car  nous  pouvons  compter  sur  vous,  n'est-ce  pas? 

TOUS. 

Ah!  madame!... 

MADAME    MERGADET. 

Monsieur  ne  veut  que  gagner  du  temps,  il  a  tant  de  ressources 
dans  l'esprit  !...  Suivez  bien  ses  instructions. 

THÉRÈSE. 

Ahl  oui,  madame!  Virginie  et  moi,  nous  passerions  dans  le  feu 
pour  vous!... 

VIRGINIE. 

Je  disais  tout  à  l'heure  que  nous  avions  de  bons  maîtres;  et  que. 
dans  leur  prospérité,  ils  se  souviendraient  de  la  manière  dont  nous 
nous  conduisons  dans  leur  malheur. 

JUSTIN. 

Moi,  je  disais  que,  tant  que  j'aurais  de  quoi  vivre,  je  servirais 
monsieur;  je  l'aime,  et  je  suis  sûr  que,  le  jour  où  il  aura  une 
affaire  vraiment  bonne,  il  nous  en  fera  profiter.  (Mercadetse  montre.} 

MADAME    MERGADET. 

Il  doit  VOUS  donner  une  place  dans  sa  première  entreprise  solide  ; 
il  ne  s'agit  plus  que  d'un  dernier  effor^  Hélas  !  nous  ne  devons  pas 
laisser  voir  notre  gêne  momentanée,  il  se  présente  un  riche  parti 
pour  mademoiselle  Julie. 


474  THÉÂTRE. 

THÉRÈSE. 

Mademoiselle  mérite  bien  d'être  heureuse;  pauvre  fille  !  elle  est 
si  bonne,  si  instruite,  si  bien  élevée... 

VIRGINIE. 

Et  quels  talents  !  un  vrai  rossignol  ! 

JUSTIN. 

C'est  un  assassinat  que  d'ôter  à  une  jeune  personne  tous  ses 
moyens  en  lui  refusant  ses  robes^.  ses  chapeaux.  —  Thérèse,  vous 
vous  y  serez  mal  prise  !  —  Si  madame  veut  me  dire  le  nom  du 
prétendu,  j'irai  chez  tous  ces  gens-là,  je  leur  ferai  sous-entendre 
que  je  puis  envoyer  chez  eux  ce  monsieur...  monsieur... 

MADAME    MERCADET. 

De  la  Brive. 

JUSTIN. 

M.  de  la  Brive,  pour  la  corbeille,  et  ils  livreront... 

THÉRÈSE. 

Madame  ne  m'avait  rien  dit  de  ce  mariage-là;  sans  cela,  j'aurais 
tout  obtenu,  car  l'idée  de  Justin  est  très-bonne... 

VIRGINIE. 

Oh  !  c'est  sûr,  ils  seront  dedans. 

MADAME    MERCADET. 

Mais  ils  ne  perdront  pas  un  centime  ! 

SCÈNE  IV 
Les  MÊMES,   MERCADET. 

MERCADET,    bas,  à  sa  femme. 

Voilà  comme  vous  parlez  à  vos  domestiques  !  ils  vous  manque- 
ront de  respect  demain,  (a  Justin.)  Justin,  allez  à  l'instant  chez 
M.  Verdelin,  vous  le  prierez  de  venir  me  parler  pour  une  affaire 
qui  ne  souffre  aucun  retard.  Soyez  assez  mystérieux;  car  il  faut 
qu'il  vienne.  —  Vous,  Thérèse,  retournez  chez  tous  les  fournis- 
seurs de  madame  Mercadet,  dites-leur  sèchement  d'apporter  tout 
ce  qui  a  été  commandé  par  vos  maîtresses,  ils  seront  payés...  oui, 

comptant.    Allez!    (Justin  et  Thérèse  sortent.) 


LE   FAïSEUR.  475 

SGÈiNE  V 

MADAME  MERGADET,   VIRGINIE,  MERGADET. 

MER  CAD  ET,    à  Virginie. 

Eh  bien,  madame  vous  a-t-elle  donné  ses  ordres? 

VIRGINIE. 

Non,  monsieur. 

MERGADET. 

Il  faut  VOUS  distinguer  aujourd'hui!  Nous  avons  à  dîner  quatre 
personnes  :  Verdelin  et  sa  femme,  M.  de  Méricourt  et  M.  de  la 
Brive.  Ainsi  nous  serons  sept.  Ces  dîners-là  sont  le  triomphe  des 
grandes  cuisinières!  Ayez  pour  relevé  de  potage  un  beau  poisson, 
puis  quatre  entrées,  mais  finement  faites. 

VIRGINIE. 

Monsieur... 

MERGADET. 

Au  second  service... 

VIRGINIE. 

Monsieur,  les  fournisseurs... 

MERGADET, 

Gomment!  vous  me  parlez  des  fournisseurs  le  jour  où  se  fait 
l'entrevue  de  ma  fille  et  de  son  prétendu! 

VIRGINIE. 

Mais  ils  ne  veulent  plus  rien  fournir. 

MERGADET. 

Vous  irez  chez  leurs  concurrents,  à  qui  vous  donnerez  ma  pra- 
tique, et  ils  vous  donneront  des  étrennes. 

VIRGINIE. 

Et  ceux  que  je  quitte,  comment  les  payerai-je? 

MERGADET. 

Ne  vous  inquiétez  pas  de  cela!  ça  les  regarde I 

VIRGINI^ 

Et  s'ils  me  demandent  leur  payement,  à  moi?  Oh!  d'abord,  je 
ne  réponds  de  rien... 


476  THÉÂTRE. 

MERCADËT,    à  part. 

Cette  fille  a  dé  Targent!  (Haut.)  Virginie,  aujourd'hui,  le  crédit 
est  toute  la  richesse  des  gouvernements;  mes  fournisseurs  mécon- 
naîtraient les  lois  de  leur  pays,  ils  seraient  inconstitutionnels  et 
radicaux,  s'ils  ne  me  laissaient  pas  tranquille  !  Ne  me  rompez  donc 
pas  la  tête  pour  des  gens  en  insurrection  contre  le  principe  vital 
de  tous  les  États...  bien  ordonnés!  Mais  montrez-vous  ce  que  vous 
êtes  :  un  vrai  cordon  bleu!  Si  madame  Mercadet,  en  comptant 
avec  vous  le  lendemain  du  mariage  de  ma  fille,  se  trouve  vous 
devoir...  je  réponds  de  tout,  moi! 

VIRGINIE. 

Monsieur... 

MERCADET.     • 

Allez!  je  vous  ferai  gagner  de  bons  intérêts,  à  dix  francs  pour 
cent  francs,  tous  les  six  mois!  C'est  un  peu  mieux  que  la  caisse 
d'Épargne... 

VIRGINIE. 

Elle  donne  à  peine  cent  sous  par  an. 

MERCADET,    à  madame  Mercadet. 

Quand  je  vous  le  disais!  (a  Virginie.  )  Comment!  vous  mettez  votre 
argent  entre  des  mains  étrangères?  Vous  avez  bien  assez  d'esprit 
pour  le  faire  valoir  vous-même;  et,  ici,  votre  petit  magot  ne  vous 
quitterait  pas. 

VIRGINIE,     à  part. 

Dix  francs  tous  les  six  mois!  (Haut.)  Quant  au  second  service, 
madame  me  le  dira.  Je  vais  faii'e  le  déjeuner.  (Eiie  sort.) 


SCENE   VI 

MERCADET,  MADAME  MERCADET. 

MERCADET,    regardant  Virginie  qui  s'en  va. 

Cette  fille  a  mille  écus  à  la  caisse  d'Épargne...  qu'elle  nous  a 
volés;  aussi,  maintenant,  pouvons-nous  être  tranquilles  de  ce 
côté-là. . . 

MADAME  MERCADET. 

Oh!  monsieur,  jusqu'où  descende z-vousl 


LE    FAISEUR.  477 

MERCADET. 

Je  vous  admire!.,,  vous  qui  avez  votre  petite  existence  bien 
arrangée,  qui  allez  presque  tous  les  soirs  au  spectacle  ou  dans  le 
monde  avec  notre  ami  Méricourt,  vous  me... 

MADAME    MERCADET, 

Vous  l'avez  prié  de  m'accompagner.., 

MERCADET. 

Oq  ne  peut  pas  être  à  sa  femme  et  aux  affaires.  Enfin,  vous  faites 
la  belle  et  rélégaate... 

MADAME   MERCADET. 

Vous  me  l'avez  ordonné. 

MERCADET. 

Certes,  il  le  faut  bien!  une  femme  est  une  enseigne  pour  un 
spéculateur...  Quand,  à  l'Opéra,  vous  vous  montrez  avec  une  nou- 
velle parure,  le  public  se  dit  :  «  Les  Asphaltes  vont  bien,  ou  la 
Providence  des  Familles  est  en  hausse,  car  madame  Mercadet  est 
d'une  élégance!...  Voilà  des  gens  heureux!  »  Dieu  veuille  que  ma 
combinaison  sur  les  remplacements  soit  agréée  par  le  ministre  de 
la  guerre,  vous  aurez  voiture!.,, 

MADAME   MERCADET. 

Croyez-vous,  monsieur,  que  je  sois  indifférente  à  vos  tourments, 
à  votre  lutte  et  à  votre  honneur?.,. 

MERCADET. 

Eh  bien,  ne  jugez  donc  pas  les  moyens  dont  je  me  sers.  Là,  tout 
à  l'heure,  vous  vouliez  prendre  vos  domestiques  par  la  douceur  ; 
il  fallait  commander...,  comme  Napoléon,  brièvement. 

MADAME    MERCADET. 

Ordonner  quand  on  ne  paye  pas!... 

MERCADET. 

Précisément!  on  paye  d'audace. 

MADAME   MERCADET. 

On  peut  obtenir  par  Taffection  des  services  qu'on  refuse  à... 

MERCADET. 

Par  Taffection  !  Ah  !  vous  connaissez  bien  notre  époque  !  Aujour- 
d'hui, madame,  tous  les  sentiments  s'en  vont,  et  l'argent  les  pousse. 
Il  n'y  a  plus  que  des  intérêts,  parce  qu'il  n'y  a  plus  de  famille, 
mais  des  individus!  Voyez!  l'avenir  de  chacun  est  dans  une  caisse 


478  THÉÂTRE. 

publique!  une  fille,  pour  sa  dot,  ne  s'adresse  plus  à  une  famille 
mais  à  une  tontine.  La  succession  du  roi  d'Angleterre  était  chez 
une  assurance.  La  femme  compte,  non  sur  son  mari,  mais  sur  la 
caisse  d'Épargne!  On  paye  sa  dette  à  la  patrie  au  moyen  d'une 
agence  qui  fait  la  traite  des  blancs!  Enfin,  tous  nos  devoirs  sont 
en  coupons!  Les  domestiques,  dont  on  change  comme  de  chartes, 
ne  s'attachent  plus  à  leurs  m'aîtres  :  ayez  leur  argent,  ils  vous  sont 
dévoués!... 

MADAME    MERCADET. 

Oh!  monsieur,  vous  si  probe,  si  honorable,  vous  dites  quelque- 
fois des  choses  qui  me... 

MERCADET. 

Et  qui  arrive  à  dire  arrive  à  faire,  n'est-ce  pas?  Eh  bien,  je  ferai 

tout  ce  qui  pourra  me  sauver,  car  (n  tire  de  sa  poche  une  pièce  de  cinq 

francs.)  voici  l'honnour  moderne!...  Ayez  vendu  du  plâtre  pour  du 
sucre,  si  vous  avez  su  faire  fortune  sans  exciter  de  plainte,  vous  de- 
venez député,  pair  de  France  ou  ministre!  Savez-vous  pourquoi  les 
drames  dont  les  héros  sont  des  scélérats  ont  tant  de  spectateurs? 
C'est  que  tous  les  spectateurs  s'en  vont  flattés  en  se  disant  :  «  Je 
vaux  encore  mieux  que  ces  coquins-là...  »  Mais,  moi,  j'ai  mon 
excuse.  Je  porte  le  poids  du  crime  de  Godeau!  Enfin,  qu'y  a-t-il  de 
déshonorant  à  devoir?  Est-il  un  seul  État  en  Europe  qui  n'ait  ses 
dettes?  Quel  est  l'homme  qui  ne  meurt  pas  insolvable  envers  son 
père?  Il  lui  doit  la  vie,  et  ne  peut  pas  la  lui  rendre.  La  terre  fait 
constamment  faillite  au  soleil!  La  vie,  madame,  est  un  emprunt 
perpétuel!  Et  Remprunte  pas  qui  veut!  Ne  suis-je  pas  supérieur 
à  mes  créanciers?  J'ai  leur  argent,  ils  attendent  le  mien;  je  ne 
leur  demande  rien,  et  ils  m'importunent!  Un  homme  qui  ne  doit 
rien,  mais  personne  ne  songe  à  lui,  tandis  que  mes  créanciers 
s'intéressent  à  moi! 

MADAME  MERCADET. 

Un  peu  trop!...  Devoir  et  payer,  tout  va  bien  :  mais  devoir  et  ne 
pouvoir  rendre,  mais  emprunter  quand  on  se  sait  hors  d'état  de 
s'acquitter!...  Je  n'ose  vous  dire  ce  que  j'en  pense. 

MERCADET, 

Vous  pensez  qu'il  y  a  là  comme  un  commencement  de... 


LE    FAISEUR.  47^ 

MADAME    iMERCADET. 

J'en  ai  peur... 

MERCADET. 

Vous  ne  m'estimez  donc  plus,  moi,  votre...? 

MADAME    MERCADET. 

Je  vous  estime  toujours,  mais  je  suis  au  désespoir  de  vous  voir 
vous  consumant  en  efforts  sans  succès;  j'admire  la  fertilité  de  vos 
conceptions,  mais  je  gémis  d'avoir  à  entendre  les  plaisanteries  avec 
lesquelles  vous  essayez  de  vous  étourdir. 

MERCADET. 

Un  homme  mélancolique  se  serait  déjà  noyé!  Un  quintal  de  cha- 
grin ne  paye  pas  deux  sous  de  dettes...  Voyons!  pouvez-vous  me 
dire  où  commence,  où  finit  la  probité  dans  le  monde  commercial? 
Tenez!...  nous  n'avons  pas  de  capital,  dois-je  le  dire? 

MADAME    MERCADET. 

Non,  certes. 

MERCADET, 

N*est-ce  pas  une  tromperie?  personne  ne  nous  donnerait  un  sou, 
le  sachant!  Eh  bien,  ne  blâmez  donc  pas  les  moyens  que  j'emploie 
pour  garder  ma  place  au  grand  tapis  vert  de  la  spéculation,  en 
faisant  croire  à  ma  puissance  financière.  Tout  crédit  implique  un 
mensonge!  Vous  devez  m'aider  à  cacher  notre  misère  sous  les  bril- 
lants dehors  du  luxe.  Les  décorations  veulent  des  machines,  et  les 
machines  ne  sont  pas  propres!  Soyez  tranquille,  plus  d'un  qui 
pourrait  murmurer  a  fait  pis  que  moi.  Louis  XIV,  dans  sa  détresse, 
à  montré  Marly  à  Samuel  Bernard  pour  en  obtenir  quelques  mil- 
lions, et,  aujourd'hui,  les  lois  modernes  nous  ont  conduits  à  dire 
tous  comme  lui  :  L'État,  c'est  moi  ! 

MADAME   MERCADET. 

Pourvu  que,  dans  votre  détresse,  l'honneur  soit  toujours  sauf, 
vous  savez  bien,  monsieur,  que  vous  n'avez  pas  à  vous  justifier 
auprès  de  moi... 

MERCADET. 

Vous  vous  apitoyez  sur  mes  créanciers,  mais  sachez  donc  enfin 
que  nous  n'avons  dû  leur  argent  qu'è^., 

MADAME    MERCADET. 

A  leur  confiance,  monsieur!... 


480  THEATRE. 

MERCADET, 

A  leur  avidité!  Le  spéculateur  et  l'actionnaire  se  valent!  tous  les 
deux,  ils  veulent  être  riches  en  un  instant.  J'ai  rendu  service  à  tous 
mes  créanciers;  tous  croient  encore  tirer  quelque  chose  de  moi!  Je 
serais  perdu  sans  la  connaissance  intime  de  leurs  intérêts  et  de 
leurs  passions  :  aussi  jouai-je  à  chacun  sa  comédie. 

MADAME    MERCADET. 

Le  dénoûment  m'effraye  !  Il  en  est  qui  sont  las  de  faire  votre 
partie.  Goulard,  par  exemple  :  que  pouvez-vous  contre  une  férocité 
pareille?  il  va  vous  forcer  à  déposer  votre  bilan... 

MERCADET. 

Jamais,  de  mon  vivant!  car  les  mines  d'or  ne  sont  plus  au 
Mexique,  mais  place  de  la  Bourse!  Et  j'y  veux  rester  jusqu'à  ce  que 
j'aie  trouvé  mon  filon!... 

SCÈNE    VII 

Les  Mêmes,   GOULARD. 

GOULARD. 

Je  suis  ravi  de  vous  rencontrer,  mon  cher  monsieur. 

MADAME    MERCADET,    à  part. 

Goulard!  comment  va-t-il  faire?...  (a  Mercadet.)  Auguste!  (Mer.cadet 

fait  signe  à  sa  femme  de  se  tranquiUiser.  ) 

GOULARD. 

C'est  chose  rare;  il  faut  s'y  prendre  dès  le  matin  et  profiter  du 
moment  où  la  porte  est  ouverte,  et  où  les  gardiens  sont  absents... 

MERCADET. 

Les  gardiens!  sommes-nous  des  bêtes  curieuses?  Vous  êtes  im- 
payable!... 

GOULARD. 

Non,  je  suis  impayé,  monsieur  Mercadet. 

MERCADET. 

Monsieur  Goulard!... 

GOULARD. 

Je  ne  saurais  me  contenter  de  paroles. 


LE   FAISEUR.  484 

MERCADET. 

Il  VOUS  faut  des  actions,  je  le  sais  :  j'en  ai  beaucoup  à  vous 
donner  en  payement,  si  vous  voulez.  Je  suis  actionnaire  de... 

GOULARD. 

Ne  plaisantons  pas,  je  viens  avec  l'intention  d'en  finir... 

MADAME    MERCADET. 

En  finir?...  Monsieur,  je  vous  offre... 

MERCADET. 
Ma    chère,    laissez    parler    M.    Goulard.    (Goulard   salue  madame  Mer^ 

cadet.)  Vous  êtcs  cliez  VOUS,  écoutez-le. 

GOULARD. 

Pardon,  madame!  je  suis  enchanté  de  vous  voir,  car  votre  signa- 
ture pourrait... 

MERCADET. 

Ma  femme  a  tort  de  se  mêler  de  notre  conversation,  les  femmes 
n'entendent  rien  aux  affaires!  (a  sa  femme.)  Monsieur  est  mon  créan- 
cier, ma  chère;  il  vient  me  demander  le  montant  de  sa  créance 
en  capital,  intérêts  et  frais,  car  vous  ne  m'avez  pas  ménagé,  Gou- 
lard... Ah  !  vous  avez  rudement  poursuivi  un  homme  avec  qui  vous 
faisiez  des  affaires  considérables  ! 

GOULARD. 

Des  affaires  où  tout  n'a  pas  été  bénéfice... 

MERCADET. 

Où  serait  le  mérite?  si  elles  ne  donnaient  que  des  bénéfices, 
tout  le  monde  ferait  des  affaires!... 

GOULARD. 

Je  ne  viens  pas  chercher  les  preuves  de  votre  esprit,  je  sais  que 
VOUS  en  avez  plus  que  moi,  car  vous  avez  mon  argent... 

MERCADET. 

Eh  bien,  il  faut  que  l'argent  soit  quelque  part!  (a  madame  Mer- 
cadet.)  Tu  vois  en  monsieur  un  homme  qui  m'a  poursuivi  comme 
un  lièvre!  Allons!  convenez-en,  mon  cher  Goulard,  vous  vous  êtes 
mal  conduit!  Un  autre  que  moi  se  vengerait  en  ce  moment,  car  je 
puis  vous  faire  perdre  une  bien  grosse  somme... 

GOULARD.  ^ 

Si  vous  ne  me  payez  pas,  je  le  crois  bien;  mais  vous  me  payerez, 
ou,  demain,  les  pièces  seront  remises  au  garde  du  commerce... 
XVIII.  31 


482  THÉÂTRE. 

MERCADET. 

Oh  !  il  ne  s'agit  pas  de  ce  que  je  vous  dois,  vous  n'avez  là-dessus 
aucune  inquiétude,  ni  moi  non  plus;  mais  il  s'agit  de  capitaux 
bien  plus  considérables  !  Rien  ne  m'a  étonné  comme  de  vous  savoir, 
vous,  homme  d'un  coup  d'oeil  si  sûr,  vous  à  qui  je  demanderais  un 
conseil,  de  vous  savoir  encore  engagé  dans  cette  affaire-là!... 
vous!...  Enfin  nous  avons  tous  nos  moments  d'erreur... 

GOULARD. 

Mais  quoi?... 

MERCADET,    à  sa  femme. 

Tu  ne  le  croirais  jamais!  (a  Gouiard.)  Elle  a  fini  par  se  connaître 
en  spéculations,  elle  a  un  tact  pour  les  juger!...  (a  sa  femme.)  Eh 
bien,  ma  chère,  Gouiard  y  est  pour  une  somme  très-considérable. 

madame    MERCADET. 

Monsieur!... 

GOULARD,    à  part. 

Ce  Mercadet,  il  a  le  génie  de  la  spéculation  :  mais  veut-il  encore 
m' amuser?  (a  Mercadet.)  Que  voulez-vous  dire?  De  quoi  s'agit-il? 

MERCADET. 

Vous  le  savez  bien!...  On  sait  toujours  où  le  bât  nous  blesse, 
quand  on  porte  des  actions. 

GOULARD. 

Serait-ce  les  mines  de  la  basse  Indre?  une  affaire  superbe!... 

MERCADET. 

Superbe!...  oui,  pour  ceux  qui  ont  fait  vendre  hier... 

GOULARD. 

On  a  vendu?... 

MERCADET. 

En  secret,  dans  la  coulisse!  vous  verrez  la  baisse  aujourd'hui  et 
demain.  Oh!  demain,  quand  on  saura  ce  que  l'on  a  trouvé... 

GOULARD. 

Merci  !  Mercadet,  nous  causerons  plus  tard  de  nos  petites  affaires. 
—  Madame,  mes  hommages... 

MERCADET. 
Attendez    donc,    mon    cher    Gouiard!     (Il  retient  Gouiard   par  le  bras. 

J'ai  une  nouvelle  à  vous  donner  qui  vous  rassurera  sur... 


LE   FAISEUR.  483 

GOULARD. 

Sur  quoi?... 

•  MERCADET. 

Sur  votre  créance I  Je  marie  ma  fille... 

GOULARD,    il  dégage  sa  main  de  celle  de  Mercadet. 

Plus  tard. 

MERCADET,    il  reprend  Goulard. 

Non,  tout  de  suite;  il  s'agit  d'un  millionnaire. 

GOULARD. 

Je  vous  fais  mes  compliments...  Oh!  la  mine!...  Puisse-t-elle  être 
heureuse  !  Vous  pouvez  compter  sur  moi. 

MADAME    MERCADET. 

Pour  la  noce? 

GOULARD,    il  dégage  de  nouveau  son  bras  du  bras  de  Mercadet. 

En  toute  occasion. 

MERCADET. 

Écoutez  !  encore  un  mot. 

•  GOULARD. 

Non,  adieu  !  Je  vous  souhaite  bon  succès  dans  cette  affaire. 

MERCADET,    il  fait  revenir  Goulard  par  un  signe. 

Si  vous  voulez  me  rendre  quelques  titres,  je  vous  dirai  à  qui 
vous  pourrez  vendre  vos  actions... 

GOULARD. 

Mon  cher  Mercadet  !  Mais  nous  allons  nous  entendre. 

MERCADET,    bas,  à  sa  femme. 

Le  voyez-vous  prêt  à  voler  le  prochain?  Est-ce  un  honnête 
homme? 

GOULARD. 

Eh  bien? 

MERCADET. 

Avez-vous  mes  valeurs  sur  vous  ? 

GOULARD. 

Non. 

MERCADET. 

Que  veniez-vous  donc  faire?  • 

GOULARD. 

Je  venais  savoir  comment  vous  vous  portiez. 


484  THÉÂTRE. 

MERCADET. 

Comme  vous  voyez. 

GOULARD.  » 

Enchanté.    Adieu  !    (Mercadet  suit  Goulard  en  essayant  de  le  retenir. ^ 
MADAME    MERCADET,    seule  un   instant. 

Cela  tient  du  prodige. 

SCÈNE   VIII 

MERCADET,  MADAME  MERCADET. 

MERCADET,   il  revient  en  riant. 

Impossible  de  le  retenir!  Il  m'a  tourné  le  dos  comme  un  ivrogne 
à  une  fontaine. 

MADAME     MERCADET    rit  aussi. 

Mais  est-ce  vrai,  ce  que  vous  lui  avez  dit?  car  je  ne  sais  plus 
démêler  le  sens  de  ce  que  vous  leur  dites... 

MERCADET. 

Il  est  dans  l'intérêt  de  mon  ami  Verdelin  d'organiser  une  panique 
sur  les  actions  de  la  basse  Indre,  entreprise  jusqu'à  présent  dou- 
teuse, et  devenue  excellente  tout  à  coup,  (a  part.)  S'il  réussit  à  tuer 
l'affaire,  je  me  ferai  ma  part...  (Haut.)  Ceci  nous  ramène  à  notre 
grande  affaire  :  le  mariage  de  Julie!  Oui,  j'ai  besoin  d'un  second 
moi-même  pour  ce  que  je  sème. 

MADAME    MERCADET. 

Ah!  monsieur,  si  vous  m'aviez  prise  pour  votre  caissier,  nous 
aurions  aujourd'hui  trente  mille  francs  de  rente!... 

MERCADET. 

Le  jour  où  j'aurais  eu  trente  mille  livres  de  rente,  j'eusse  été 
ruiné.  Voyons  !  si,  comme  vous  le  vouliez,  nous  nous  étions  enfouis 
dans  une  province,  avec  le  peu  qui  nous  serait  resté  lors  de  Tem- 
prunt  forcé  que  nous  a  fait  ce  monstre  de  Godeau,  où  en  serions- 
nous?  Auriez-vous  connu  Méricourt,  qui  vous  plaît  tant  et  de  qui 
vous  avez  fait  votre  chevalier?  Ce  lion  (car  c'est  un  lion)  va  nous 
débarrasser  de  Julie!  Ah!  la  pauvre  enfant  n'est  pas  notre  plus 
belle  affaire... 


LE  FAISEUR.  485 

MADAME    MERCADET. 

Il  y  a  des  hommes  sensés  qui  pensent  que  la  beauté  passe... 

MERCADET. 

11  y  en  a  de  plus  sensés  qui  pensent  que  la  laideur  reste. 

MADAME    MERCADET, 

Julie  est  aimante... 

MERCADET. 

Mais  je  ne  suis  pas  M.  de  la  Brive  !...  Et  je  sais  mon  rôle  de  père, 
allez  !  Je  suis  même  assez  inquiet  de  la  passion  subite  de  ce  jeune 
liomme  :  je  voudrais  savoir  de  lui  ce  qui  Ta  charmé  dans  ma  fille. 

MADAME    MERCADET. 

Julie  a  une  vok  délicieuse,  elle  est  musicienne. 

MERCADET. 

Peut-être  est-il  un  de  nos  dilettanti  les  moins  savants,  car  il  va, 
je  crois,  aux  Bouffes  sans  entendre  un  mot  d'italien. 

MADAME    MERCADET. 

Julie  est  instruite. 

MERCADET. 

Vous  voulez  dire  qu'elle  lit  des  romans;  et,  ce  qui  prouve  qu'elle 
est  une  fille  d'esprit,  c'est  qu'elle  n'en  écrit  pas.  J'espère  que  Julie, 
malgré  ses  lectures,  comprendra  le  mariage  comme  il  doit  être 
compris  :  en  affaire!  Nous  l'avons  à  peu  près  laissée  maîtresse  de 
ses  volontés  depuis  deux  ans  :  elle  se  faisait  si  grande  ! 

MADAME    MERCADET. 

Pauvre  enfant!  elle  est  si  bien  dans  le  secret  de  notre  position, 
qu'elle  a  su  se  donner  un  talent,  celui  de  la  peinture  sur  porce- 
laine, afin  de  no  plus  nous  être  à  charge... 

MERCADET. 

Vous  n'avez  pas  rempli  vos  obligations  envers  elle  (Mouvement  de 

madame  Mercadet.  )  :    il   fallait  la  faire  joUo. 

MADAME    MERCADET. 

Elle  est  mieux,  elle  est  vertueuse... 

MERCADET. 

Spirituelle  et  vertueuse!  son  mari  aura  bien... 

MADAME    MERcfDET. 

Monsieur  !... 


486  THÉÂTRE. 

MERCADET. 

Bien  de  ragrément!  Allez  la  chercher,  car  il  faut  lui  expliquer 
le  sens  du  dîner  d'aujourd'hui  et  l'inviter  à  prendre  M.  de  la  Brive 
au  sérieux. 

MADAME    MERCADET. 

Les  difficultés  avec  nos  fournisseurs  m'ont  empêchée  de  lui  en 
parler  hier.  Je  vais  vous  amener  Julie  ;  elle  est  éveillée,  car  elle  se 
lève  au  jour  pour  peindre.  (Eiie  sort.) 

SCÈNE    IX 

MERCADET,  seul. 

Dans  cette  époque,  marier  une  fille  jeune  et  belle,  la  bien 
marier,  entendons-nous,  est  un  problème  assez  difficile  à  résoudre  ; 
mais  marier  une  fille  d'une  beauté  douteuse  et  qui  n'apporte  que 
ses  vertus  en  dot,  je  le  demande  aux  mères  les  plus  intrigantes, 
n'est-ce  pas  une  œuvre  diabolique  ?  Méricourt  doit  avoir  de  l'affec- 
tion pour  nous;  ma  femme  fait  encore  de  lui  ce  qu'elle  veut,  et 
c'est  ce  qui  me  rassure...  Oui,  peut-être  se  croit-il  obligé  de  marier 
Julie  avantageusement.  Quant  à  M.  de  la  Brive,  rien  qu'à  le  voir 
fouettant  son  cheval  aux  Champs-Elysées,  au  style  du  tigre,  l'en- 
semble de  l'équipage,  son  attitude  à  l'Opéra,  le  père  le  plus  exi- 
geant serait  satisfait.  J'ai  dîné  chez  lui  :  charmant  appartement, 
belle  argenterie,  un  dessert  en  vermeil,  à  ses  armes;  ce  n'était 
pas  emprunté.  Qui  peut  donc  engager  un  coryphée  de  la  jeunesse 
dorée  à  se  marier?...  Car  il  a  eu  des  succès  de  femmes...  Oh  !  peut- 
être  est-il  las  des  succès...  Puis  il  a  entendu,  m'a  dit  Méricourt, 
Julie  chez  Duval,  où  elle  a  chanté  à  ravir...  Après  tout,  ma  fille  fait 
un  bon  mariage.  Et  lui?...  Oh!  lui... 

SCÈNE   X 

MERCADET,  MADAME  MERCADET,  JULIE. 

MADAME    MERCADET. 

Julie,  votre  père  et  moi,  nous  avons  à  vous  parler  sur  un  sujet 


LE   FAISEUR.  487 

toujours  agréable  à  une  fiUc  :  il  se  présente  pour  vous  un  parti. 
Tu  vas  peut-être  te  marier,  mon  enfant. 

JULIE. 

Peut-être?...  Mais  cela  doit  être  sur. 

MERCADET. 

Les  filles  à  marier  ne  doutent  jamais  de  rien! 

JULIE. 

M.  Minard  vous  a  donc  parlé,  mon  père? 

MERCADET. 

M.  Minard?...  Hein?...  Qu'est-ce  qu'un  M.  Minard?  —  Vous  atten- 
diez-vous,  madame,  à  trouver  un  M.  Minard  établi  dans  le  cœur 
de  votre  fille  Julie?  —  Julie,  serait-ce  par  hasard  ce  petit  employé 
que  Duval,  mon  ancien  caissier,  m'a  plusieurs  fois  recommandé 
pour  des  places?  Un  pauvre  garçon  dont  la  mère  seule  est  connue... 
(a  part.),  le  fils  naturel  de  Godeau...  (a  juiie.)  RépondeZc 

JULIE. 

Oui,  papa. 

MERCADET. 

Vous  l'aimez? 

JULIE. 

Oui,  papa. 

MERCADET. 

Il  s'agit  bien  d'aimer,  il  faut  être  aimée. 

MADAME     MERCADET. 

Vous  aime-t-il? 

JULIE. 

Oui,  maman. 

MERCADET. 

«  Oui,  papa!  oui,  maman!  »  pourquoi  pas  ?ia7ia?7,  dada?  QuSind 
les  filles  sont  ultra-majeures,  elles  parlent  comme  si  elles  sortaient 
de  nourrice!...  Faites  à  votre  mère  la  politesse  de  l'appeler  ma- 
dame, afin  qu'elle  ait  les  bénéfices  de  sa  fraîcheur  et  de  sa  beauté. 

JULIE. 

Oui,  monsieur. 

MERCADET. 

Oh!  appelez-moi  mon  père,  je  flfe  m'en  fâcherai  pas!  Quelles 
preuves  avez-vous  donc  d'être  aimée?... 


488  THÉÂTRE 

JULIE. 

Mais...  on  se  sent  aimée!... 

MERCADET. 

Quelle  preuve  en  avez-vous? 

JULIE. 

Mais  la  meilleure  preuve,  c'est  qu'il  veut  m' épouser. 

MERCADET. 

C'est  vrai!  Ces  filles  ont,  comme  les  petits  enfants,  des  réponses 
à  vous  casser  les  bras. 

MADAME    MERCADET. 

OÙ  r avez-vous  donc  vu? 

JULIE. 

Ici. 

MADAME    MERCADET, 

Quand? 

JULIE. 

Le  soir,  quand  vous  êtes  sortie. 

MADAME     MERCADET. 

Il  est  moins  âgé  que  vous... 

JULIE. 

Oh!  de  quelques  mois!... 

MADAME    MERCADET. 

Et  je  vous  croyais  trop  raisonnable  pour  penser  à  un  jeune 
étourdi  de  vingt-deux  ans,  qui  ne  peut  apprécier  vos  qualités. 

JULIE. 

Mais  il  a  pensé  à  moi  le  premier;  car,  si  je  l'avais  aimé  la  pre- 
mière, il  n'en  aurait  jamais  rien  su.  Nous  nous  sommes  vus,  un 
soir,  chez  madame  Duval. 

MADAME    MERCADET. 

Il  n'y  a  que  madamo  Duval  pour  recevoir  chez  elle  des  gens 
sans  positioi!... 

MERCADET. 

Elle  fait  salon,  elle  veut  des  danseui'S  à  tout  prix!...  Les  gens 
qui  dansent  n'ont  jamais  d'avenir.  Aujourd'hui,  les  jeunes  hommes 
qui  ont  de  l'ambition  se  donnent  tous  un  air  grave  et  ne  daasent 
point. 


LE    FAISEUR.  489 

JULIE. 

Adolphe... 

MERCADET. 

Et  il  se  nomme  Adolphe!...  Ce  monde,  que  des  imbéciles  nous 
disent  en  progrès,  parce  qu'ils  prennent  des  déplacements  pour  des 
perfectionnements,  tourne  donc  sur  lui-même?  Enfants,  vous  croyez 
moins  que  jamais  à  l'expérience  de  vos  pères...  Apprenez,  made- 
moiselle, qu'un  employé  à  douze  cents  francs  ne  sait  pas  aimer,  il 
n'en  a  pas  le  temps,  il  se  doit  au  travail.  Il  n'y  a  que  les  proprié- 
taires, les  gens  à  tilbury,  enfin  les  oisifs,  qui  peuvent  et  sachent 
aimer. 

MADAME     MERCADET. 

Mais,  malheureuse  enfant... 

MERCADET,    à   sa   femme. 

Laissez-moi  lui  parler,  (a  juiie.)  Julie,  je  te  marie  à  ton  M.  Mi- 
nard...  (Mouvement  de  Julie.)  Attends!  tu  n'as  pas  le  premier  S)u,  tu 
le  sais  :  que  devenez-vous  le  lendemain  de  votre  mariage?  Y  avez- 
vous  songé?... 

JULIE. 


Oui,  mon  père. 
Elle  est  folle  ! 


MADAME    MERCADET. 


MERCADET,    à  sa  femme. 

Elle  aime,  la  pauvre  fille!  laissez-la  dire,  (a  juiie.)  Parle,  Julie, 
je  ne  suis  plus  ton  père,  mais  ton  confident,  je  t'écoute. 

JULIE. 

Nous  nous  aimerons. 

MERCADET. 

Mais  l'amour  vous  enverra-t-il  des  coupons  de  rente  au  bout  de 
ses  flèches? 

JULIE. 

Oîi  !  mon  père,  nous  nous  logerons  dans  un  petit  appartement, 
au  fond  d'un  faubourg,  à  un  quatrième  étage,  s'il  le  faut!  Au 
besoin,  je  serai  sa  servante...  Ah!  je  m'occuperai  des  soins  du  mé- 
nage avec  un  plaisir  infini,  en  songeant  qu'en  toute  chose  il  s'agira 
de  lui...  Je  travaillerai  pour  lui  pendant  qu'il  travaillera  pour  moi! 
Je  lui  sauverai  bien  des  ennuis,  il  ne  s'apercevra  jamais  de  notre 


490  THÉÂTRE. 

gêne.  Notre  ménage  sera  propre,  élégant  même.  Mon  Dieu!  l'élé- 
gance tient  à  si  peu  de  chose,  elle  vient  de  l'âme,  et  le  bonheur 
en  est  à  la  fois  la  cause  et  l'effet.  Je  puis  gagner  assez  avec  ma 
peinture  sur  porcelaine  pour  ne  rien  lui  coûter  et  même  contri- 
buer aux  charges  de  la  vie.  D'ailleurs,  l'amour  nOus  aidera  à  passer 
les  jours  difficiles!  Adolphe  a  de  l'ambition,  comme  tous  les  gens 
qui  ont  une  âme  élevée,  et  il  est  de  ceux  qui  arrivent... 

MERCADET. 

On  arrive  garçon;  mais,  marié,  l'on  se  tue  à  solder  un  livre  de 
dépenses,  à  courir  après  mille  francs,  comme  les  chiens  après  une 
voiture.  Et  il  a  de  l'ambition?... 

JULIE. 

Mon  père,  Adolphe  a  tant  de  volonté  unie  à  tant  de  moyens,  que 
je  suis  sûre  de  le  voir  un  jour...  ministre  peut-être! 

MERCADET. 

Aujourd'hui,  qui  est-ce  qui  ne  se  voit  pas  plus  ou  moins  ministre? 
En  sortant  du  collège,  on  se  croit  un  grand  poète,  un  grand  ora- 
teur, un  grand  ministre,  comme,  sous  l'Empire,  on  se  voyait  ma- 
réchal de  France  en  partant  sous-Ueutenant.  Sais-tu  ce  qu'il  serait, 
ton  Adolphe?...  père  de  plusieurs  enfants  qui  dérangeront  tes  plans 
de  travail  et  d'économie,  qui  logeront  Son  Excellence  rue  de 
Clichy,  et  qui  te  plongeront  dans  une  affreuse  misère!  Tu  m'as  fait 
là  le  roman  et  non  l'histoire  de  la  vie. 

MADAME    MERCADET. 

Pauvre  enfant!  à  son  âge,  il  est  si  facile  de  prendre  ses  espé- 
rances pour  des  réalités!... 

MERCADET. 

Elle  croit  que  l'amour  est  le  seul  élément  de  bonheur  dans  le 
mariage  :  elle  se  trompe  comme  tous  ceux  qui  mettent  leurs  propres 
fautes  sur  le  compte  du  hasard,  l'éditeur  responsable  de  nos  folies, 
et  alors  on  s'en  prend  de  son  malheur  à  la  société,  qu'on  boule- 
verse. Bah!  c'est  une  amourette  qui  n'a  rien  de  sérieux. 

JULIE. 

C'est,  mon  père,  de  part  et  d'autre,  un  amour  auquel  nous  sa- 
crifierons tout... 

MADAME     MERCADET. 

Comment!  Julie,  tu  ne  sacrifierais  pas  cet  amour  naissant  pour 


LE   FAISEUR.  491 

sauver  ton  père?  pour  lui  rendre  plus  que  la  vie  qu'il  t'a  donnée^ 
l'honneur  que  les  familles  doivent  garder  intact! 

MERCADET. 

Mais  à  quoi  servent  donc  les  romans  dont  tu  t*abreuves,  malheu- 
reuse enfant,  si  tu  n'y  puises  pas  le  désir  d'imiter  les  dévouements 
qu'on  y  prêche  (car  les  romans  sont  devenus  des  sermons  so- 
ciaux)? Votre  Adolphe  connaît-il  ta  position  de  fortune?  lui  as-tu 
peint  votre  belle  vie  au  quatrième  étage,  avec  un  parc  sur  la 
fenêtre  et  des  cerises  à  manger  le  soir,  comme  faisait  Jean-Jacques 
avec  une  fille  d'auberge? 

JULIE. 

Mon  père,  je  suis  incapable  d'avoir  commis  la  moindre  indiscré- 
tion qui  pût  vous  compromettre. 

MERCADET. 

Il  nous  croit  riches? 

JULIE. 

II  ne  m'a  jamais  parlé  d'argent. 

MERCADET,    à  part,   à  sa  femme. 

Bien,  j'y  suis,  (a  Julie.)  Julie,  vous  allez  lui  écrire,  à  l'instant,. 
de  venir  me  parler. 

JULIE. 
Ah!   mon  père!...    (EUe  rembrasse.) 

MERCADET. 

Aujourd'hui  même,  un  jeune  homme  élégant,  ayant  une  grande 
existence,  un  beau  nom,  vient  dîner  ici.  Ce  jeune  homme  a  des 
intentions  et  vous  recherche.  Voilà  mon  prétendu.  Vous  ne  serez 
pas  madame  Minard,  vous  serez  madame  de  la  Brive;  au  lieu 
d'aller  au  quatrième  étage,  dans  un  faubourg,  vous  habiterez  une 
belle  maison  dans  la  Ghaussée-d'Antin.  Vous  avez  des  talents,  de 
l'instruction,  vous  pourrez  jouer  un  rôle  brillant  à  Paris.  Si  vous 
n'êtes  pas  la  femme  d'un  ministre,  vous  serez  peut-être  la  femme 
d'un  pair  de  France.  Je  suis  fâché,  ma  fille,  de  n'avoir  pas  mieux 
à  vous  olTrir... 

JULIE. 

Ne  raillez  pas  mon  amour,  mon  père,  et  permettez-moi  d'ac- 
cepter le  bonheur  et  la  pauvreté  plutôt  que  le  malheur  et  la 
richesse. 


492  THÉÂTRE. 

MADA.ME    MERCADET. 

Julie,  votre  père  et  moi,  nous  sommes  comptables  de  votre 
avenir  envers  vous-même,  et  nous  ne  voulons  point  un  jour  être 
accusés  justement  par  vous,  car  l'expérience  des  parents  doit  être 
la  leçon  des  enfants.  Nous  faisons,  en  ce  moment,  une  rude 
épreuve  des  choses  de  la  vie.  Va,  ma  fille,  marie-toi  richement. 

MERCADET. 

Dans  ce  cas-là,  l'union  fait  la  force  !  la  maxime  des  écus  de  la 
République. 

MADAME     MERCADET. 

SU  n'y  a  pas  de  bonheur  possible  dans  la  misère,  il  n'y  a  pas  de 
malheur  que  la  fortune  n'adoucisse. 

JULIE. 

Et  c'est  vous,  ma  mère,  qui  me  dites  ces  tristes  paroles!  —  Mon 
père,  je  vais  vous  parler  votre  langage  amer  et  positif.  Ne  vous 
ai-je  pas  entendu  parler  de  gens  riches,  oisifs  et  par  conséquent 
sans  force  contre  le  malheur,  ruinés  par  leurs  vices  ou  leur  laisser 
aller,  plongeant  leur  famille  dans  une  misère  irréparable  ?  N'au- 
rait-il pas  mieux  valu  marier  alors  la  pauvre  fille  à  un  homme 
sans  fortune,  mais  capable  d'en  gagner  une?  M.  de  la  Brive  peut, 
je  le  sais,  être  riche,  spirituel  et  plein  de  talents,  mais  vous  étiez 
tout  cela,  vous  avez  perdu  votre  fortune  et  vous  avez  pris  en  ma 
mère  une  fille  riche  et  belle,  tandis  que  moi... 

MERCADET. 

Ma  fille,  vous  pourrez  juger  M.  de  la  Brive  comme  je  jugerai 
M.  Minard.  Mais  vous  n'aurez  pas  le  choix.  M.  Minard  renoncera 
lui-même  à  vous. 

JULIE. 

Oh!  jamais,  mon  père,  il  vous  gagnera  le  cœur... 

MADAME     MERCADET. 

Mon  ami,  si  elle  était  aimée... 

MERCADET. 

Elle  est  trompée. 

JULIE. 

Je  demanderais  à  l'être  toujours  ainsi. 

MADAME     MERCADET. 

On  sonne!  et  nous  n'ayons  personne  pour  aller  ouvrir  la  porte! 


LE   FAISEUR.  493 

MER  CADET. 

Eh  bien»  laissez  sonner. 

MADAME     MERGADET. 

Je  m'imagine  toujours  que  Godeau  peut  revenir. 

MERGADET. 

Godeau!...  Mais  sachez  donc  qu'avec  ses  principes  de  faire  for- 
tune quibuscumque  viis...  (allons!  je  leur  parle  latin!),  Godeau  ne 
peut  être  que  pendu  à  la  grande  vergue  d'une  frégate.  Après  huit 
ans  sans  nouvelles,  vous  espérez  encore  Godeau!  Vous  me  faites 
l'effet  de  ces  soldats  qui  attendent  toujours  Napoléon. 

MADAME     MERGADET. 

On  sonne  encore. 

MERGADET. 

C'est  une  sonnerie  de  créancier!...  Va  voir,  Julie!  Et,  quoi  qu'on 
te  dise,  réponds  que,  ta  mère  et  moi,  nous  sommes  sortis.  Ce 
créancier  aura  peut-être  de  la  pudeur,  il  croira  sans  doute  une 
jeune  personne... 

SCÈNE  XI 

MADAME  MERGADET,  MERGADET. 

MADAME    MERGADET. 

Cet  amour,  vrai  chez  elle,  du  moins,  m'a  émue... 

MERGADET. 

Vous  êtes  toutes  romanesques  ! 

MADAME    MERGADET. 

Un  premier  amour  donne  bien  de  la  force!... 

MERGADET. 

La  force  de  s'endetter!  Et  c'est  bien  assez  que  le  beau-père... 

SCÈNE   XII 

PIERQUIN,    JULIE,     MERGADET,     MADAME     MERGADET. 

JULIE,    entrant  la  première. 

Mon  père,  M,  Pierquin. 


J^U  THÉÂTRE. 

MERCADET. 

Allons!  la  jeune  garde  est  en  déroute!... 

JULIE. 

Mais  il  prétend  qu'il  s'agit  d'une  bonne  affaire  pour  vous. 

MERCADET. 

C'est-à-dire  pour  lui.  Qu'elle  se  laisse  aller  à  écouter  son  Adolphe, 
^a  se  conçoit;  mais  un  créancier!...  Je  sais  comment  le  prendre, 
celui-là!  Laissez-nous.  (Les  femmes  sortent.) 

SCÈNE  XIII 
PIERQUIN,    MERCADET. 

PIERQUIN. 

Je  ne  viens  pas  vous  demander  d'argent,  mon  cher  monsieur,  je 
sais  que  vous  faites  un  superbe  mariage.  Votre  fille  épouse  un  mil- 
lionnaire, le  bruit  s'en  est  répandu... 

MERCADET. 

Oh!  millionnaire!  Il  a  quelque  chose... 

PIERQUIN. 

Ce  magnifique  prospectus  va  calmer  vos  créanciers.  Tenez!... 
moi-même,  j'ai  repris  mes  pièces  que  j'avais  remises  aux  gardes 
du  commerce. 

MERCADET. 

Vous  alliez  me  faire  arrêter? 

PIERQUIN. 

Ah  !  vous  aviez  deux  ans  !  Je  ne  garde  jamais  de  dossiers  si  long- 
temps ;  mais,  pour  vous,  je  m'étais  départi  de  mes  principes.  Si  ce 
mariage  est  une  invention,  je  vous  en  fais  mon  compliment...  Le 
retour  de  Godeau  s'usait  diablement!...  Vn  gendre  vous  fera  ga- 
gner du  temps.  Ah  !  mon  cher,  vous  nous  avez  promenés  avec  des 
relais  d*espérance  à  désespérer  des  vaudevillistes!  Ma  foi!  je  vous 
aime,  vous  êtes  ingénieux!  A  fille  sans  dot  riche  mari,  c'est  hardi. 

MERCADET,    à   part. 

OÙ  veut-il  en  venir? 


LE    FAISEUR.  495 

PIERQUIN. 

Goulard  a  gobé  Thameçon  :  mais  qu*avez-vous  mis  dessus?  car 
il  est  fin. 

MER  CAD  ET. 

Mon  gendre  est  M.  de  la  Brive,  un  jeune  homme... 

PIERQUIN. 

Il  y  a  un  vrai  jeune  homme? 

MERCADET. 

Je  vous  le  ferai  voir... 

PIERQUIN. 

Alors,  combien  payez-vous  le  jeune  homme? 

MERCADET. 

Ahl  assez  d'insolence!  Autrement,  mon  cher,  je  vous  demande- 
rais de  régler  nos  comptes;  et,  mon  cher  monsieur  Pierquin,  vous 
y  perdriez  beaucoup,  au  prix  où  vous  me  vendez  l'argent!... 

PIERQUIN. 

Monsieur  I 

MERCADET. 

Monsieur,  je  vais  être  assez  riche  pour  ne  plus  souffrir  la  plai- 
santerie de  personne,  pas  même  d'un  créancier.  Quelle  affaire 
venez-vous  me  proposer  ? 

PIERQUIN. 

Si  vous  voulez  régler,  j'aimerais  autant  cela... 

MERCADET. 

Je  ne  le  crois  pas  :  je  vous  rapporte  autant  qu'une  ferme  en 
Beauce. 

PIERQUIN. 

Je  venais  vous  proposer  un  échange  de  valeurs,  contre  lequel 
je  vous  accorderais  un  sursis  de  trois  mois. 

MERCADET. 

C'est  là  la  bonne  affaire  ? 

PIERQUIN. 

Oui. 

MERCADET,    à  part. 

Que  flaire  ce  renard  des  poules  aux  œufs  d'or?  (Haut.)  Expli- 
quez-vous nettement. 


496  THÉÂTRE. 

PIERQUIN. 

Vous  savez,  moi,  je  suis  lucide,  limpide,  on  y  voit  clair. 

MERCADET. 

Pas  de  phrases!  Je  ne  vous  ai  jamais  reproché  de  faire  l'usure  : 
car  je  considère  un  fort  intérêt  comme  une  prime  donnée  au  capi- 
tal d'une  affaire.  L'usurier,  c'est  un  capitaliste  qui  se  fait  sa  part 
d'avance... 

PIERQUIN. 

Voici  près  de  cinquante  mille  francs  de  lettres  de  change  d'un 
joli  jeune  homme  nommé  Miclionnin,  garçon  coulant... 

MERCADET. 

Et  coulé... 

PIERQUIN. 

Oui.  Elles  sont  en  règle  :  protêt,  jugement  par  défaut,  jugement 
définitif,  procès-verbal  de  carence,  dénonciation  de  contrainte,  etc..» 
il  y  a  cinq  mille  francs  de  frais. 

MERCADET. 

Et  cela  vaut? 

PIERQUIN. 

Ce  que  vaut  l'avenir  d'un  jeune  homme  maintenant  forcé  d'avoir 
beaucoup  d'industrie  pour  vivre... 

MERCADET. 

Rien... 

PIERQUIN. 

A  moins  qu'il  n'épouse  une  riche  Anglaise  amoureuse  de.., 

MERCADET. 

De  lui? 

PIERQUIN. 

Non,  d'un  titre!  Et  je  pensais  à  lui  en  acheter  un...  Mais  cela 
m'aurait  jeté  dans  les  intrigues  de  la  chancellerie. 

MERCADET, 

Mais  que  voulez-vous  de  moi? 

PIERQUIN. 

Des  choses  de  même  valeur. 

MERCADET. 

Quoi? 


LE   FAISEUR.  497 

PIERQUIN. 

Des  actions  de...  Enfin  de  vos  entreprises  qui  ne  donnent  plus 
de  dividende. 

MERCADET. 

Et  vous  m'accorderez  un  sursis  de  cinq  mois?,.. 

PIERQUIN. 

Non,  trois  mois. 

MERCADET,    à  part. 

Trois  mois!  pour  un  spéculateur,  c'est  l'éternité!  Mais  quelle  est 
son  idée?  Oh!  ne  rien  donner,  recevoir  quelque  chose.  (Haut.)  Pier- 
quin,  je  ne  comprends  pas,  malgré  mon  intelligence  ;  mais  c'est  fait. . . 

PIERQUIN. 

J'avais  compté  là-dessus!  Voici  une  lettre  par  laquelle  je  vous 
accorde  le  sursis.  Voici  les  dossiers  Michonnin.  Ah!  je  dois  tout 
vous  dire  :  ce  jeune  homme  a  mis  tous  les  gardes  du  commerce 
sur  les  dents. 

MERCADET. 

Voulez-vous  les  actions  roses  d'un  journal  qui  pourrait  avoir  du 
succès  s'il  paraissait?  les  actions  bleues  d'une  mine  qui  a  sauté? 
les  actions  jaunes  d'un  pavé  avec  lequel  on  ne  pouvait  pas  faire 
de  barricades? 

PIERQUIN. 

Donnez-m'en  de  toutes  les  couleurs. 

MERCADET. 

En  voici,  mon  cher  maître,  pour  quarante  mille  francs, 

PIERQUIN. 

Merci,  mon  cher  ami!  Nous  autres,  nous  sommes  ronds  en 
affaires... 

MERCADET,    à  part. 

Sa  ritournelle  quand  il  a  pincé  quelqu'un.  Je  suis  volé!  (Haut.) 
Vous  allez  placer  mes  actions?  » 

PIERQUIN. 

Mais  oui. 

MERCADET. 

A  toute  leur  valeur? 

PIERQUIW 

Si  c'est  possible... 

xvm.  32 


498  THÉÂTRE. 

MERCADET. 

Ah!  j'y  suis.  Gela  remplacera  vos  cabinets  d'histoire  naturelle» 
vos  frégates  en  ivoire,  les  pelisses  de  zibeline,  enfin  les  marchan- 
dises fantastiques... 

PIERQUIN. 

C'est  si  vieux!... 

MERCADET. 

Et  puis  le  tribunal  commence  à  trouver  cela  léger...  Vous  êtes 
un  digne  homme,  vous  allez  ranimer  nos  valeurs... 

PIERQUIN. 

Croyez,  mon  cher  ami,  que  je  le  voudrais. 

MERCADET. 

Et  moi  donc!...  Adieu! 

PIERQUIN. 

Vous  savez  ce  que  je  vous  souhaite,  en  ma  qualité  de  crcancior, 
dans  l'affaire  du  mariage  de  votre  fille,  (n  sort.) 

SCÈNE    XIV 

MERCADET,  seul. 

Michonnin!  quarante-deux  mille  francs  et  cinq  mille  francs 
d'intérêts  et  de  frais,  quarante-sept  mille...  Pas  d'à-compte!  Bah! 
un  homme  qui  ne  vaut  rien  aujourd'hui  peut  devenir  excellent 
demain!  D'ailleurs,  je  le  ferai  nommer  baron  en  intéressant  un 
certain  personnage  dans  une  affaire!  Mais,  tiens!  tiens!  ma  femme 
connaît  une  Anglaise  qui  se  met  des  coquillages  et  des  algues  sur 
la  tête;  la  fille  d'un  brasseur,  et...  diantre!...  pas  de  domicile... 
Ne  l'accusons  pas,  l'infortuné!  Sais-je  si  j'aurai  un  domicile  dans 
trois  mois?  Pauvre  garçon!  peut-être  a-t-il  eu,  comme  moi,  un 
an!i!  Tout  le  monde  a  son  Godeau,  un  faux  Christophe  Colomb! 
Après  tout,  Godeau...  (n  regarde  s'il  est  seul.)  Godeau,  je  crois  qu'il 
m'a  déjà  rapporté  plus  d'argent  qu'il  ne  m'en  a  pris! 


ACTE    DEUXIEME 


SCENE    PREMIERE 

MERCADET,  THÉRÈSE,  JUSTIN,   VIRGINIE. 

MERCÂDET,    sonnant  Justin. 

Qu'a  dit  Verdelin,  mon  ami  Verdelin? 

JUSTIN. 

Il  va  venir;  il  a  précisément,  a-t-il  dit,  de  l'argent  à  donner  à 
M.  Brédif. 

MERCADET. 

Fais  en  sorte  qu'il  me  parle  avant  d'entrer  chez  Brédif.  Ah!... 
j'ai  donné  cent  francs  au  père  Grumeau,  il  né  peut  pas  encore  avoir 
menti  pour  cent  francs  en  vingt-quatre  heures. 

JUSTIN. 

D'autant  plus,  monsieur,  que  je  lui  ai  fait  croire  qu'il  avait  dit 
la  vérité. 

MERCADET. 

Tu  finiras  par  devenir  mon  secrétaire... 

JUSTIN. 

Ah!  s'il  ne  fallait  pas  savoir  écrire!... 

MERCADET. 

Les  secrétaires  de  ministres  écrivent  très-peu. 

JUSTIN. 

Que  font-ils  donc? 

MERCADET. 

Le  ménage!  Et  ils  parlent  lorsque  leur  patron  doit  se  taire... 
Allons!  arrange-toi  pour  que  le  père  Grumeau  dise  à  Verdelin  que 

Brédif  est  sorti.    (Justin  sort.) 


300  THÉÂTRE. 

MERCADET,    à  part. 

Ce  garçon-là  est  un  demi-Frontio,  car,  aujourd'hui,  ceux  qui 
sont  des  Frontins  tout  entiers  deviennent  des  maîtres!...  Nos  par- 
\.  venus  d'aujourd'hui  sont  des  Sganarelles  sans  place  qui  se  sont 
mis  en  maison  chez  la  France!  (a  Thérèse.)  Eh  bien,  Thér.èse?... 

I  THÉRÈSE. 

Ah!  monsieur,  dès  que  j'ai  promis  le  payement,  tous  les  four- 
nisseurs  ont  eu  des  figures  aimables... 

MERCADET. 

Le  sourire  du  marchand  qui  vend  bien,  (a  Virginie.)  Et  nous 
aurons  un  beau  dîner,  Virginie? 

VIRGINIE. 

Monsieur  le  mangera!... 

MERCADET. 

Et  les  fournisseurs?... 

VIRGINIE. 

Bah!  ils  patienteront!... 

MERCADET,  à  part. 

Elles  les  a  payés.  (Haut.)  Je  ne  t'oublierai  pas.  Nous  compterons 
demain. 

VIRGINIE. 

Si  mademoiselle  se  marie,  elle  pensera  sans  doute  à  moi. 

MERCADET. 

Comment  donc  !  mais  certainement. 

THÉRÈSE. 

Monsieur,  et  moi? 

MERCADET. 

Tu  auras  pour  mari  l'un  des  futurs  employés  de  mon  Assurance 
contre  les  chances  du  recrutement.  Mais... 

THÉRÈSE. 

Oh  î  monsieur,  soyez  tranquille.  Je  sais  ce  qu'on  peut  dire  à  un 
prétendu  pour  le  rendre  amoureux  fou  ;  car  je  sais  comment  le 
rendre  froid  comme  une  corde  à  puits...  Je  me  suis  vengée  de  ma 
dernière  maîtresse  en  faisant  rompre  son  mariage... 

MERCADET. 

Ah!  la  langue  d'une  femme  de  chambre!...  c'est  un  feuilleton 
domestique... 


i 


LE   FAISEUR.  501 

THÉRÈSE. 

Oh!  monsieur...,  nous  n'avons  pas  tant  de...  dé...  talent.  (Eiie 

•ort.) 


SCENE  II 

MERCADET,    un  moment  seul;    puis    JUSTIN. 
MERCADET. 

Avoir  ses  gens  pour  soi,  c'est  comme  si  un  ministre  avait  la 
presse  à  lui  !  Heureusement  que  les  miens  ont  leurs  gages  à 
perdre.  Tout  repose  maintenant  sur  la  douteuse  amitié  de  Verde- 
lia,  un  homme  dont  la  fortune  est  mon  ouvrage  !  Mais  se  plaindre 
de  l'ingratitude  des  hommes,  autant  vouloir  être  le  Luther  du 
coeur.  Dès  qu'un  homme  a  quarante  ans,  il  doit  savoir  que  le 
monde  est  peuplé  d'ingrats  !...  Par  exemple,  je  ne  sais  pas  où  sont 
les  bienfaiteurs...  Verdelin  et  moi,  nous  nous  estimons  très-bien. 
Lui  me  doit  de  la  reconnaissance;  m-.ù,  je  lui  dois  de  l'argent,  et 
nous  ne  nous  payons  ni  l'un  ni  l'autre!...  Allons!  pour  marier 
Julie,  il  s'agit  de  trouver  mille  écus  dans  une  poche  qui  voudra 
^tre  vide  !  Crocheter  le  cœur  pour  crocheter  la  caisse,  quelle  entre- 
prise!... Il  n'y  a  que  les  femmes  aimées  qui  font  de  ces  tours 
de  force-là!... 

JUSTIN,   entrant. 

M.  Verdelin  va  venir. 

SCÈNE    III 
Les  MÊMES,   VIOLETTE. 


MERCADET. 

Le  voici!...  Mon  ami...  Ah!  c'est  le  père  Violette...  (a  Justin.) 
Après  onze  ans  de  service,  tu  ne  sais  pas  encore  fermer  les  portos? 
Allons,  va  guetter  Verdelin,  et  caiisj  spirituellement  avec  lui  jus- 
qu'à ce  que  j'aie  congédié  ce  pauvre  diable. 

JUSTIN.  * 

L'une  de  ses  victimes!  (n  sort.) 


502  THÉÂTRE. 

VIOLETTE. 

Je  suis  déjà  venu  onze  fois  depuis  huit  jours,  mon  cher  monsieur 
Mercadet,  et  le  besoin  m'a  obligé  de  vous  attendre  hier  dans  la  rue 
pendant  trois  heures  en  me  promenant  d'ici  à  la  Bourse.  J'ai  vu 
qu'on  m'avait  dit  vrai,  en  assurant  que  vous  étiez  à  la  campagne. 

MERCADET. 

Nous  sommes  aussi  malheureux  l'un  que  l'autre,  mon  pauvre 
père  Violette  :  nous  avons  tous  deux  une  famille... 

VIOLETTE. 

Nous  avons  engagé  tout  ce  qui  peut  se  mettre  au  mont-de-piété., . 

MERCADET. 

C'est  comme  ici... 

VIOLETTE. 

Le  mal  de  l'un  ne  guérit  pas  le  mal  de  l'autre...  Mais  vous  avez: 
encore  de  quoi  vivre,  et  nous  sommes  sans  pain  !  Je  ne  vous  ai 
jamais  reproché  ma  ruine,  car  je  crois  que  vous  aviez  l'intention 
de  nous  enrichir...  et  puis  c'est  ma  faute!  En  voulant  doubler 
notre  petite  fortune,  je  l'ai  compromise;  ma  femme  et  mes  filles 
ne  veulent  pas  comprendre,  elles  qui  me  poussaient  à  spéculer, 
elles  qui  me  reprochaient  ma  timidité,  que,  lorsqu'on  risque  de 
gagner  beaucoup,  c'est  qu'on  est  exposé  à  perdre  autant...  Mais» 
enfin,  parole  ne  paye  pas  farine,  et  je  viens  vous  supplier  de  me 
donner  le  plus  petit  à-compte  sur  les  intérêts  :  vous  sauverez  la 
vie  à  toute  une  famille. 

MERCADET,    à  part. 

Pauvre  homme!  il  me  navre!...  Quand  je  Pai  vu,  je  déjeune 
sans  appétit!  (Haut.)  Soyez  bien  raisonnable,  car  je  vais  partager 
avec  vous...  (Bas.)  Nous  avons  à  peine  cent  francs  dans  la  maison... 
et  encore,  c'est  l'argent  de  ma  fille. 

VIOLETTE. 

Est-ce  possible  !  Vous,  monsieur  Mercadet,  un  homme  que  j'ai 
vu  si  riche!... 

MERCADET. 

Entre  malheureux,  on  se  doit  la  vérité. 

VIOLETTE. 

Ah!  si  l'on  ne  se  devait  que  cela,  comme  on  se  payerait  promp- 
tement  I 


LE   FAISEUR.  503 

MERCADET. 

N'en  abusez  pas!...  car  je  suis  sur  le  point  de  marier  ma  fille... 

VIOLETTE. 

J*ai  deux  filles,  moi,  monsieur,  et  ça  travaille  sans  espoir  de  se 
marier,  car  les  femmes  qui  restent  honnêtes  gagnent  si  peu!... 
Dans  la  circonstance  où  vous  êtes,  je  ne  vous  importunerais  pas, 
mais...  ma  femme  et  mes  filles  attendent  mon  retour  dans  des 
angoisses...  A  mon  âge,  je  ne  peux  plus  rien  faire...  Si  vous... 
pouviez  m'obtenir  une  place  ! 

MERCADET. 

Vous  êtes  inscrit,  père  Violette,  pour  être  le  caissier  de  ma  com- 
pagnie d'assurances  contre  les  chances  du... 

VIOLETTE. 

Ah!  ma  femme  et  mes  filles  vont  vous  bénir!...  (Mercadetva  prendre 
de  l'argent.  — A  part.)  Les  autros  qui  le  tracasseut  n'ont  rien;  mais,  en 
se  plaignant  comme  ça,  on  touche  à  peu  près  ses  intérêts... 

MERCADET. 

Tenez,  voilà  soixante  francs... 

VIOLETTE. 

En  or!  il  y  a  bien  longtemps  que  je  n*en  ai  vu...  oh!  chez 
moi!... 

MERCADET. 

Mais... 

VIOLETTE. 

Soyez  tranquille,  je  n'en  dirai  rien... 

MERCADET. 

Ce  n'est  pas  cela  !  Vous  me  promettez,  père  Violette,  de  ne  pas 
revenir  avant...  un  mois?... 

VIOLETTE. 

Un  mois!  Pourrons-nous  vivre  un  mois  avec  cela? 

MERCADET. 

Vous  n'avez  donc  pas  autre  chose? 

VIOLETTE. 

Je  ne  possède  pour  toute  fortune  que  ce  que  vous  me  devez... 

MERCADET,    à^art. 

Pauvre  homme!  En  le  voyant,  je  me  trouve  riche.  (Haut.)  Mais  je 


504  THÉÂTRE. 

croyais  que  vous  faisiez  quelques  petites  affaires  de  prêt  dans  le 
quartier  de  l'Estrapade? 

VIOLETTE. 

Depuis  que  les  prisonniers  pour  dettes  ont  quitté  Sainte-Pélagie, 
les  prêts  ont  bien  baissé  dans  le  quartier. 

MERCADET. 

Pourriez-vous  avoir  un  cautionnement  pour  une  place  de  cais- 
sier?... 

VIOLETTE. 

J'ai  quelques  amis,  et  peut-être... 

MERCADET. 

Prendraient-ils  des  actions? 

VIOLETTE. 

Oh!  monsieur,  vous  autres  faiseurs,  vous  avez  cassé  le  grand 
ressort  de  l'association!  On  ne  veut  plus  entendre  parler  d'actions... 

MERCADET. 

Eh  bien,  adieu,  père  Violette!  Nous  compterons  plus  tard... 
Vous  serez  le  premier  payé... 

VIOLETTE. 

Bonne  réussite,  monsieur!  Ma  femme  et  mes  filles  diront  des 
prières  pour  le  mariage  de  mademoiselle  Mercadet. 

MERCADET. 

Adieu!  (a  part.)  Si  tous  les  créanciers  étaient  comme  celui-là! 
mais  je  n'y  tiendrais  pas,  il  m'emporte  toujours  de  l'argent. 

SCÈNE   IV 

MERCADET,   VERDELIN. 

VERDELIN. 

Bonjour,  mon  ami!  que  me  veux-tu? 

MERCADET. 

Ta  question  ne  me  donne  pas  le  temps  de  te  dorer  la  pilule.  Tu 
m'as  deviné! 

VERDELIN. 

Oh!  mon  vieux  Mercadet,  je  n'en  ai  pas,  et,  je  sais  franc  :  j'en 
aurais,  que  je  ne  pourrais  pas  t'en  donner!  Écoute...  Je  t'ai  prêté 


LE    FAISEUR.  505 

déjà  tout  ce  dont  mes  moyens  me  permettaient  de  disposer;  je  ne 
t-e  l'ai  jamais  redemandé.  Je  suis  ton  ami  et  ton  créancier  :  eh  bien, 
si  je  n'avais  pas  pour  toi  le  cœur  plein  de  reconnaissance,  si  j'étais 
un  homme  ordinaire,  il  y  a  longtemps  que  le  créancier  aurait  tué 
Tami!...  Diantre!...  tout  a  ses  limites  dans  ce  monde. 

MERCADET. 

L'amitié,  oui,  mais  non  le  malheur! 

VERDELIN. 

Si  j'étais  assez  riche  pour  te  sauver  tout  à  fait,  pour  éteindre 
entièrement  ta  dette,  je  le  ferais  de  grand  cœur,  car  j'aime  ton 
•courage  :  mais  tu  dois  succomber!...  Tes  dernières  entreprises, 
quoique  spirituellement  conçues,  très-spécieuses  même  (tant  de 
gens  s'y  sont  pris!),  ont  croulé  :  tu  l'es  déconsidéré,  tu  es  devenu 
dangereux!  Tu  n'as  pas  su  profiter  de  la  vogue  momentanée  de  tes 
opérations!...  Quand  tu  seras  tombé,  tu  trouveras  du  pain  chez 
moi!...  Le  devoir  d'un  ami  est  de  nous  dire  ces  choses-là!... 

MERCADET. 

Que  serait  Tamitié  sans  le  plaisir  de  se  trouver  sage  et  de  voir 
son  ami  fou,  de  se  trouver  à  l'aise  et  de  voir  son  ami  gêné,  de  se 
complimenter  en  lui  disant  des  choses  désagréables!...  Ainsi,  je 
suis  au  ban  de  l'opinion  publique? 

VERDELIN. 

Je  ne  dis  pas  tout  à  fait  cela.  Non,  tu  passes  encoi'e  pour  un  hon- 
nête homme,  mais  la  nécessité  te  force  à  recourir  à  des  moyens... 

.MERCADET. 

Qui  ne  sont  pas  justifiés  par  le  succès,  comme  chez  les  gens 
heureux.  Ah!  le  succès!...  de  combien  d'infamies  se  compose  un 
succès,  tu  vas  le  savoir...  Moi,  ce  matin,  j'ai  déterminé  la  baisse 
que  tu  veux  opérer,  afin  de  tuer  l'affaire  des  mines  de  la  basse 
Indre,  dont  tu  veux  t'emparer  pendant  que  le  compte  rendu  des 
ingénieurs  va  rester  dans  l'ombre,  grâce  au  silence  que  tu  soldes 
si  cher... 

VERDELIN. 

Chut!  Mercadet,  est-ce  vrai?  Je  te  reconnais  bien  là...  (n  le  prend 

par  la  taille.  ) 


506  THÉÂTRE. 

MERCADET. 

Allons!  ceci  est  pour  te  faire  comprendre  que  je  n'ai  pas  besoin 
de  caresses,  ni  de  morale,  mais  d'argent!  Hélas!  je  ne  t'en  de- 
mande pas  pour  moi,  mon  bon  ami!  mais  je  marie  ma  fille,  et  nous 
sommes  arrivés  ici  secrètement  à  la  misère...  Tu  te  trouves  dans 
une  maison  où  règne  l'indigence  sous  les  apparences  du  luxe  (les 
promesses,  le  crédit,  tout  est  usé!)  :  et,  si  je  ne  solde  pas  en 
argent  quelques  frais  indispensables,  ce  mariage  manquera!  Enfin» 
il  me  faut  ici  quinze  jours  d'opulence,  comme  à  toi  vingt-quatre 
heures  de  mensonges  à  la  Bourse.  Verdelin,  cette  demande  ne  se 
renouvellera  pas;  je  n'ai  pas  deux  filles.  Faut-il  tout  dire?  Ma  femme 
et  Julie  n'ont  pas  de  toilettes!  (a  part.)  Il  hésite... 

VERDELIN,    à  part. 

Il  m'a  joué  tant  de  comédies,  que  je  ne  sais  pas  si  sa  fille  se 
marie...  Elle  ne  peut  pas  se  marier! 

MERCADET. 

Il  faut  donner  aujourd'hui  même  un  dîner  à  mon  futur  gendre, 
qu'un  ami  commun  nous  présente,  et  je  n'ai  plus  mon  argenterie  : 
elle  est...  tu  sais...  Non-seulement  j'ai  besoin  d'un  millier  d'écus, 
mais  encore  j'espère  que  tu  me  prêteras  ton  service  de  table,  et 
tu  viendras  dîner  avec  ta  femm«. 

VERDELIN. 

Mille  écus!...  Mercadet!...  Mais  personne  n'a  mille  écus...  à 
prêter...  A  peine  les  a-t-on  pour  soi!  Si  on  les  prêtait  toujours,  on 
ne  les  aurait  jamais... 

MERCADET,    à  part. 

Oh!  il  y  viendra.  (Haut.)  Tu  me  croiras  si  tu  veux,  mais,  une  fois 
ma  fille  mariée,  eh  bien,  tout  me  devient  indifférent.  Ma  femme 
aura  chez  Julie  un  asile;  moi,  j'irai  chercher  fortune  ailleurs,  car  tu 
as  raison,  et  je  me  suis  dit  :  «  Utile  aux  autres,  je  me  suis  funeste 
à  moi-même  !  Dans  les  affaires  où  je  perds,  les  autres  gagnent  ! 
Magnifique  aux  semailles  de  l'annonce  et  du  prospectus,  compre- 
nant et  satisfaisant  les  nécessités  de  l'organisation  primitive,  je 
n'entends  rien  à  la  récolte...  » 

VERDELIN. 

Veux-tu  savoir  le  mot  de  cette  énigme? 


LE   FAISEUR.  507 

MERCADET. 

Dis... 

VERDELIN. 

C'est  que,  si  tu  te  trouves  supérieur  à  toute  espèce  de  position 
par  l'esprit,  tu  es  toujours  au-dessous  par  le  jugement.  L'esprit 
nous  vaut  l'admiration,  le  jugement  nous  donne  la  fortune. 

MERCADKT,    à   part. 

Oui,  je  n'ai  pas  assez  de  jugement  pour  tuer  une  affaire  à  mon 
profit.  (Haut.)  Voyons,  Verdelin!...  j'aime  ma  femme  et  ma  fille... 
Ces  sentiments-là  sont  ma  seule  consolation  au  milieu  de  mes  ré- 
cents désastres.  Ces  femmes  ont  été  si  douces,  si  patientes  !  je  les 
voudrais  voir  à  l'abri  des  malheurs!...  Oh!  là  sont  mes  vraies  souf- 
frances!... Tu  dois  concevoir  qu'on  puisse  pleurer...  (n  s'essuie  ie& 
jeur.)  Tu  as  une  charmante  petite  fille,  et  tu  ne  voudrais  pas  un 
jour  la  savoir  malheureuse,  vieillissant  dans  les  larmes  et  le  tra- 
vail... Voilà  pourtant  l'avenir  de  ma  Julie,  un  ange  de  dévouement  ! 
Oh!  cher  ami!  j'ai,  dans  ces  derniers  temps,  bu  des  calices  bien 
amers  :  j'ai  trébuché  sur  le  pavé  de  bois,  j'ai  créé  des  monopoles, 
et  l'on  m'en  a  dépouillé  !  Eh  bien,  ce  ne  serait  rien  auprès  de  la 
douleur  de  me  voir  refusé  par  toi  dans  cette  circonstance  suprême  ! 
Enfin,  ne  te  disons  pas  ce  qui  arriverait...  car  je  ne  veux  rien  de- 
voir à  ta  pitié!... 

VERDELIN. 

Mille  écus  !...  Mais  à  quoi  veux-tu  les  employer? 

MERCADET,    à  part. 

Je  les  aurai!  (Haut.)  Eh!  mon  cher,  un  gendre  est  un  oiseau 
qu'un  rien  effarouche...  une  dentelle  de  moins  sur  une  robe,  c'est 
toute  une  révélation  !  Les  toilettes  sont  commandées,  les  mar- 
chands vont  les  apporter...  Oui,  j'ai  eu  l'imprudence  de  dire  que 
je  payerais  tout,  comptant  sur  toi!...  Et  le  dîner...  Il  faut  des  vins 
exquis!...  l'amoureux  ne  peut  perdre  la  tête  que  comme  ça.  Fais 
donc  attention  à  ceci  :  nous  paraissons  riches;  nous  devons  nous 
tenir  sous  les  armes  devant  M.  de  la  Brive!  Verdelin,  un  millier 
d'écus  ne  te  tuera  pas,  toi  qui  as  soixante  mille  francs  de  rente  !  et 
ce  sera  la  vie  d'une  pauvre  enfant  que  tu  aimes,  car  tu  aimes  Ju- 
lie!... Elle  est  folle  de  ta  petite,  elles  jouent  ensemble  comme  des 


608  THÉÂTRE. 

bienheureuses.  Laisseras-tu  l'amie  de  ta  fille  sécher  sur  pied?  C'est 
contagieux,  ça  porte  malheur!... 

VERDELIN. 

Mon  cher,  je  n'ai  pas  mille  écus  ;  je  puis  te  prêter  mon  argen- 
terie, mais  je  n'ai  pas... 

MERCADET. 

Un  bon  sur  la  Banque,  c'est  bientôt  signé... 

VERDELIN. 

Je...  Non... 

MERCADET. 

Oh!  ma  pauvre  enfant!...  tout  est  dit!...  (ii  tombe  abattu  sur  un 
fauteuil.)  0  mon  Dieu !  pardonnez-moi  de  terminer  le  rêve  pénible 
de  mon  existence,  et  laissez-moi  me  réveiller  dans  votre  sein! 

VERDELIN. 

Mais  si  tu  as  trouvé  un  gendre,  mon  ami?... 

MERCADET,    se  levant  brusquement. 

Si  j'ai  trouvé  un  gendre?  tu  mets  cela  en  doute?...  Ah!  refase- 
moi  durement  les  moyens  de  faire  le  bonheur  de  ma  fille,  mais 
ne  m'insulte  pas!  Tu  verras  M.  de  laBrive!...  Je  suis  donc  tombé 
bien  bas,  pour  que...?  Oh!  Verdelin...  je  ne  voudrais  pas  pour 
mille  écus  avoir  eu  cette  idée  sur  toi...  tu  ne  peux  être  absous 
qu'en  me  les  donnant... 

VERDELIN. 

Je  vais  aller  voir  si  je  puis... 

MERCADET. 

Non,  ceci  est  une  manière  de  refuser. 

VERDELIN. 

Et  si  le  mariage  manque?...  Tiens,  je  n'y  pensais  pas,  non,  mon 
ami,  je  te  les  donnerai  quand  le  mariage  se  fera,  certainement... 

MERCADET. 

Mais  il  ne  se  fera  pas  sans  les  mille  écus!  Comment!  toi  à  qui  je 
les  ai  vu  dépenser  pour  une  chose  de  vanité,  pour  une  amourette, 
tu  ne  les  mettrais  pas  à  une  bonne  action!... 

VERDELIN. 

En  ce  moment,  il  y  a  peu  de  bonnes  actions... 


LE   FAISEUR.  509 

MERCADET. 

Ah!  ahl  ah!...  il  est  joli!...  tu  ris...  il  y  a  réaction!... 

VERDELIN. 
Ah!    ah!    ah!...   (Il  laisse  tomber  son  chapeau.) 

MERCADET,    ramasse  le  chapeau  et  le  brosse  avec  sa  manche. 

Eh  bien,  mon  vieux,  deux  amis  qui  ont  tant  roulé  dans  la  vie! 
qui  Tont  commencée  ensemble!...  En  avons-nous  dit  et  fait!,.. 
hein?  Tu  ne  te  souviens  donc  pas  de  notre  bon  temps,  où  c'était  à 
la  vie  à  la  mort  entre  nous? 

VERDELIN. 

Te  rappelles-tu  notre  partie  à  Rambouillet,  où  je  me  suis  battu 
pour  toi  avec  cet  officier  de  la  garde?... 

MERCADET. 

Je  t'avais  cédé  Clarisse!  Ah!  étions-nous  gais,  étions-nous  jeunes! 
et  aujourd'hui  nous  avons  des  filles,  des  filles  à  marier!...  Si 
Clarisse  vivait,  elle  te  reprocherait  ton  hésitation!... 

VERDELIN. 

Si  elle  avait  vécu,  je  ne  me  serais  jamais  marié!... 

MERCADET. 

Tu  sais  aimer,  toi!...  Ainsi,  je  puis  compter  sur  toi  pour  dîner,  et 
tu  me  donneras  ta  parole  d'honneur  de  m'envoyer... 

VERDELIN. 


Le  service... 

Et  les  mille  écus.., 


MERCADET. 


VERDELIN. 

Tu  y  reviens  encore!...  Je  t'ai  dit  que  je  ne  le  pouvais  pas... 

MERCADET,  à  part. 

Cet  homme  ne  mourra  certes  pas  d'un  anévrisme...  (Haut.)  Mais 
je  serai  donc  assassiné  par  mon  meilleur  ami?...  Oh!  c'est  toujours 
ainsi!...  Tu  seras  donc  insensible  au  souvenir  de  Clarisse  et  au 
désespoir  d'un  père?  (ii  crie.)  Je  suis  gu  désespoir,  je  vais  me  brûler 
la  cervelle!... 


MO  THEATRE. 

SCÈNE    V 
Les  Mêmes,  JULIE,   MADAME  MERCADET. 

MADAME   MERCADET. 

Qu' as-tu,  mon  ami?... 

JULIE. 

Mon  père,  ta  voix  m'a  effrayée. 

MADAME    MERCADET. 

Mais  c'est  Verdelin,  tu  ne  saurais  être  en  danger... 

JULIE. 

Bonjour,  monsieur.  De  quoi  s'agit-il  donc  entre  vous  et  mon 
père?... 

MERCADET. 

Eh  bien,  tu  vois,  elles  accourent  comme  deux  anges  gardiens  à 
un  seul  éclat  de  voix,  (a  part.)  Elles  m'ont  entendu!  (a  sa  femme  et  à 

sa  fiUe,  qu'il  prend  par  les   mains.)    VoUS  m'attendrisSeZ  !...    (A  Verdelin.) 

Verdelin,  allons!  veux-tu  tuer  toute  une  famille?  Cette  preuve  de 
tendresse  me  donne  la  force  de  tomber  à  tes  genoux,  (ii  faitie  geste 

de  se  mettre  à  genoux.  ) 

JULIE. 

Oh!  monsieur!  (EUe  arrête  son  père.)  G'est  moi  qui  vous  implorerai 
pour  lui.  S'il  s'agit  (et  je  le  vois  bien)  d'argent,  eh  bien,  je  puis 
vous  offrir  une  garantie  dans  mon  travail.  Obligez  encore  une  fois 
mon  père,  il  doit  être  dans  de  cruelles  angoisses  pour  supplier 
ainsi... 

MERCADET. 

Chère  enfant!  (a  part.)  Quels  accents!...  Je  n'étais  pas  nature 
comme  ça! 

MADAME   MERCADET. 

Monsieur  Verdelin,  rendez-lui  ce  service,  nous  saurons  le  recon- 
naître, j'engagerai  le  bien  qui  me  reste. 

VERDELIN,    à  Julie. 

Vous  ne  savez  pas  ce  qu'il  me  demande? 

JULIE. 

Non. 


LE    FAISEUR.  544 

VERDELIN. 

Mille  écus  pour  pouvoir  vous  marier. 

JULIE. 

Ah!  monsieur,  oubliez  ce  que  je  vous  ai  dit.  Je  ne  veux  pas  d'un 
mariage  acheté  par  l'humiliation  de  mon  père... 

MERCADET,    à  part. 

Elle  est  magnifique... 

VERDELIN. 

Je  vais  vous  chercher  l'argent,  (n  sort.) 

SCÈNE    VI 

Les  Mêmes,  hors  VERDELIN. 

MERCADET. 

Il  est  parti... 

JULIE. 

Ah!  mon  père,  pourquoi  n'ai-je  pas  su! 

MERCADET,    embrassant  sa  fille. 

Tu  nous  as  sauvés!  Ah!  quand  serai-je  riche  et  puissant  pour  le 
faire  repentir  d'un  pareil  bienfait?... 

MADAME    MERCADET. 

Mais  il  va  vous  donner  la  somme  que  vous  lui  demandez... 

MERCADET. 

Il  me  Ta  vendue  trop  cher!...  Qui  est-ce  qui  sait  obliger?  Oh! 
quand  je  le  pouvais,  moi,  je  le  faisais  avec  une  grâce!...  (n  fait  le 
geste  d'étaler  de  Targent.)  Il  y  a  dcs  ingratitudes  qui  sout  des  ven- 
geances. Ah!  mon  petit  Verdelin,  tu  rechignes  à  me  prêter  mille 
écus!  je  n'aurai  plus  de  scrupule  à  t'en  souffler  cent  mille!... 

MADAME    MERCADET. 

Ne  soyez  pas  injuste,  Verdelin  a  cédé. 

MERCADET. 

Au  cri  de  Julie,  non  à  mes  supplierions.  Ah!  ma  chère!  il  a  eu 
pour  plus  de  mille  écus  de  bassesses!... 


512  THÉÂTRE. 

SCÈNE    VII 

Les  Mêmes,  VERDELIN. 

verdelin. 
J* avais  de  l'argent  dans  ma  voiture  pour  Brédif,  qui  n'est  pas 

chez  lui;   le  voici  en  trois  sacs...    (Justin  apporte  deux  sacs.) 

MERGADET. 

Ahl... 

MADAME    MERGADET. 

Monsieur,  comptez  sur  la  reconnaissance  d'une  mère... 

VERDELIN. 

Mais  c'est  à  vous  et  à  votre  fille  seulement  que  je  prête  cet 
argent,  et  vous  aurez  la  complaisance  de  signer  toutes  deux  le 
billet  que  va  me  faire  Mercadet... 

JULIE. 

Signer  mon  malheur!... 

MADAME    MERGADET. 

Tais-toi,  ma  fille. 

MERGADET,    écrivant. 

Mon  bon  Verdelin,  je  te  reconnais  enfin!  Faut-il  comprendre  les. 
intérêts? 

VERDELIN. 

Non,  non,  sans  intérêts...  Je  veux  vous  obliger  et  non  faire  une 
affaire... 

MERGADET, 

Ma  Aile,  voilà  ton  second  père !... 

SCÈNE    VIII 

Les  Mêmes,  JUSTIN,  puis  THÉRÈSE, 

JUSTIN. 

M.  Minard.  (n  sort.) 

THÉRÈSE. 

Madame,  les  marchands  apportent  tout... 


LE   FAISEUR.  513 

MADAME   ME  RC  AD  ET,    elle  tend  le  billet  à  Verdelin. 

J'y  vais. 

MERCADET,    à  Verdelin. 

Tu  vois,  il  était  temps  ! 

VERDELIN. 
Eh  bien,  je  VOU§  laisse...  (Madame  Mercadet  sort  avec  Thérèse;   Verdelia 
est  reconduit  par  Mercadet,  qui  fait  signe  à  Minard  d'entrer.  ) 

SCÈNE   IX 

MINARD,  JULIE,   MERCADET. 

JULIE,    à  Minard. 

Si  VOUS  voulez,  Adolphe,  que  notre  amour  brille  à  tous  les 
regards,  dans  les  fêtes  du  monde  comme  dans  nos  cœurs,  ayez 
autant  de  courage  que  j'en  ai  eu  déjà. 

MINARD. 

Que  s'est-il  donc  passé?... 

JULIE. 

Un  jeune  homme  riche  se  présente,  et  mon  père  est  sans  pitié 
pour  nous... 

MINARD. 

Je  triompherai!... 

MERCADET,    revenant. 

Monsieur,  vous  aimez  ma  fille? 

MINARD. 

Oui,  monsieur. 

MERCADET. 

Du  moins,  elle  le  croit!  Vous  avez  eu  le  talent  de  le  lui  persua- 
der... 

MINARD. 

Votre  manière  de  vous  exprimer  annonce  un  doute  qui,  venant 
de  tout  autre  que  vous,  m'offenserait.  Comment  n'aimerais- je 
pas  mad(^moiselle?  Abandonné  par  laes  parents,  et  sans  autre 
protection  que  celle  de  ce  bon  M.  Duval  qui  m'a  servi  de  père 
depuis  neuf  ans,  votre  fille,  monsieur,  est  la  seule  personne  qui 
XVIII.  33 


514  THÉÂTRE. 

m'ait  fait  connaître  les  bonheurs  de  l'affection.  Mademoiselle  Julie 
est  à  la  fois  une  sœur  et  une  amie,  elle  est  toute  ma  famille!... 
îlle  seule  m'a  souri,  m'a  encouragé;  aussi  est-elle  aimée  au  delà 
de  toute  expression. 

JULIE. 

Dois-je  rester,  mon  père?... 

MERCADET,    à  sa  fille. 

Gourmande!  (a  Minard.)  Monsieur,  j'ai,  sur  l'amour  entre  jeunes 
gens,  les  idées  positives  que  l'on  reproche  aux  vieillards.  Ma  dé- 
fiance est  d'autant  plus  légitime,  que  je  ne  suis  point  de  ces  pères 
aveuglés  par  la  paternité  :  je  vois  Julie  comme  elle  est;  sans  être 
laide,  elle  ne  possède  pas  cette  beauté  qui  fait  crier  :  «  Ah!  » 
Elle  n'est  ni  bien  ni  mal. 

MINARD. 

Vous  vous  trompez,  monsieur.  J'ose  vous  dire  que  vous  ne  con- 
naissez pas  votre  Julie... 

MERCADET. 

Oh!  parfaitement...,  comme  si... 

MINARD. 

Non,  monsieur,  vous  connaissez  la  Julie  que  tout  le  monde  voit 
et  connaît  :  mais  l'amour  la  transfigure!  la  tendresse,  le  dévoue- 
ment, lui  communiquent  une  beauté  ravissante  que  moi  seul  ai 
créée. 

JULIE. 

Mon  père,  je  suis  honteuse... 

MERCADET. 

Dis  donc  heureuse...  Et  s'il  vous  répète  ces  choses-là... 

MINARD. 

Cent  fois,  mille  fois,  et  jamais  assez!...  11  n'y  a  pas  de  crime  à 
les  dire  devant  un  père  ! 

MERCADET. 

Vous  me  flattez!  Je  me  croyais  son  père,  mais  vous  êtes  le  père 
d'une  Julie  avec  laquelle  je  voudrais  faire  connaissance.  Voyons, 
jeune  homme,  ouvrez  les  yeux  !  Les  solides  et  belles  qualités  de 
son  âme,  je  le  conçois,  peuvent  changer  l'expression  de  sa  physio- 
nomie, mais  le  teint?  Julie  est  modeste  et  résignée,  elle  sait  qu'elle 
a  le  teint  brun  et  les  traits  un  peu...  risqués... 


LE   FAISEUR.  515 

JULIE. 

Mon  père!... 

MINARD. 

Mais  vous  n'avez  donc  pas  aimé?... 

MERCADET. 

Beaucoup  !  J'ai,  comme  tous  les  hommes,  traîné  ce  boulet  cVor. 

MINARD. 

Autrefois!...  mais,  aujourd'hui,  nous  aimons  mieux... 

MERCADET. 

Que  faites-vous  donc? 

MINARD. 

Nous  nous  attachons  à  Tàme,  à  l'idéal. 

MERCADET. 

Et  c'est  ce  qui  rend  ma  fille  jolie!...  Ainsi,  qu'une  femme  ait 
des  hasards  dans  la  taille,  l'idéal  la  redresse  !  L'âme  lui  effile  les 
doigts!  l'idéal  lui  fait  de  beaux  yeux  et  de  petits  pieds!  l'âme 
éclaircit  le  teint!... 

MINARD. 

Certainement. 

MERCADET. 

Nous  autres-gens  élevés  sous  l'Empire,  nous  appelons  cela... 

MINARD. 

L'amour,  cela!...  l'amour,  le  saint  et  pur  amour!... 

MERCADET. 

A.voir  le  bandeau  sur  les  yeux. 

JULIE. 

Mon  père,  ne  vous  moquez  pas  de  deux  enfants... 

MERCADET. 

Très-grands. . . 

JULIE. 

Qui  s'aiment  comme  on  s'aime  de  leur  temps,  d'une  passion 
vraie,  pure,  durable,  parce  qu'elle  est  appuyée  sur  la  connaissance 
du  caractère,  sur  la  certitude  d'une  mutuelle  ardeur  à  combattre 
les  difficultés  de  la  vie  ;  enfin  deux  enfa<^s  qui  vous  aimeront  bien. 

MINARD,    à  Mercadet. 

Quel  ange!... 


516  THÉÂTRE 

MERCADET,    à  part. 

Je  vais  t'en  donner  de  l'ange!  (a  sa  fiUe.)  Tais-toi,  ma  fille. 
(A  Minard. )  Âinsi,  monsieur,  vous  adorez  Julie?  Elle  est  charmante, 
elle  a  de  l'âme,  de  l'esprit,  du  cœur.  Enfin,  c'est  la  beauté  comme 
vous  l'entendez,  elle  est  la  perfection  rêvée... 

MINARD. 

Ah  !  vous  comprenez  donc  ! . . . 

MERCADET. 

Un  ange  qui  tient  néanmoins  un  peu  à  la  matière... 

MINARD. 

Pour  mon  bonheur!... 

MERCADET, 

Vous  l'aimez  sans  aucune  arrière-pensée  ? 

MINARD. 

Aucune. 

JULIE. 

Que  vous  ai-je  dit? 

MERCADET,    il  les  prend  par  les   mains  et  les  attire  à  lui. 

Heureux  enfants!  vous  vous  aimez  donc?...  Quel  joli  roman!... 
(A  Minard.)  Vous  la  voulcz  pour  femme?... 

MINARD. 

Oui,  monsieur. 

MERCADET. 

Malgré  tous  les  obstacles? 

MINARD. 

Je  suis  venu  pour  les  vaincre. 

MERCADET. 

Rien  ne  vous  découragera? 

MINARD. 

Rien. 

JULIE. 

Ne  vous  ai-je  pas  dit  qu'il  m'aimait? 

MERCADET. 

Gela  y  ressemble!  Où  trouver  un  plus  beau  spectacle?  Il  n'y  a 
rien  de  plus  doux  pour  un  père  que  de  voir  sa  fille  aimée  comme 
elle  le  mérite,  et  de  la  voir  heureuse... 


LE   FAISEUR.  517 

JULIE. 

Ne  me  saurez-vous  pas  gré,  mon  père,  d'un  choix  qui  vous 
donne  un  fils  plein  de  sentiments  élevés,  doué  d'une  àme  forte 
et... 

MINARD. 

Mademoiselle  !.„ 

JULIE. 

Oui,  monsieur,  oui,  je  parlerai  aussi,  moi! 

MERCADET. 

Ma  fille,  va  voir  ta  mère;  laisse-moi  parler  d'affaires  beaucoup 
moins  immatérielles.  Quelle  que  soit  la  puissance  de  l'idéal  sur  la 
beauté  des  femmes,  elle  n'a  malheureusement  aucune  influence 
sur  les  rentes...  (Juiie  sort.) 


SCENE  X 

MINARD,   MERCADET. 

iMERCADET. 

Nous  sommes  entre  nous,  nous  allons  parler  français.  Monsieur, 
vous  n'aimez  pas  ma  fille  ! 

MINARD. 

Dites,  monsieur,  que  vous  avez  en  vue  un  riche  parti  pour 
mademoiselle  xMercadet,  que  vous  ne  tenez  aucun  compte  des 
inclinations  de  votre  fille,  et  je  vous  comprendrai;  mais,  sachez-le! 
je  ne  suis  venu  demander  sa  main  qu'après  avoir  obtenu  son 
cœur... 

MERCADET. 

Son  cœur,  malheureux!  Que  voulez-vous  dire?... 

MINARD. 

Monsieur,  Julie  est  respectueusement  aimée... 

MERCADET. 

Bien!  C'est  heureusement  idéal  !  mais  vous  me  devez  une  confi- 
dence entière  au  point  où  nous  en  sommes...  Vous  êtes-vous 
écrit?... 

MINARD.  • 

Oui,  monsieur,  des  lettres  pleines  d'amour. 


518  THÉÂTRE. 

MERCADET,    à  part. 

Ah  !  pauvre  fille  !  elle  a  lu  des  lettres  d'amour  !  elle  !  C'est  la 
tête  alors  et  non  le  cœur  qui  souffrira...  (Haut.)  Monsieur,  les 
anges  ont  mille  perfections,  mais  ils  n'ont  pas  de  rentes  sur  l'État, 
et  Julie... 

MINARD. 

Ah  !  monsieur,  je  suis  prêt  à  tous  les  sacrifices,  je  ne  veux  que 
Julie. 

MERCADET. 

Vous  avez  dit  que  vous  ne  seriez  effrayé  par  aucun  obstacle? 

MINARD. 

Aucun. 

MERCADET. 

Eh  bien,  je  vais  vous  confier  un  secret  d'où  dépendent  l'hon- 
neur et  le  repos  de  la  famille  dans  laquelle  vous  voulez  absolument 
entrer. 

MINARD,    à  part. 

Que  va-t-il  me  dire  ? 

MERCADET. 

Je  suis  sans  ressources,  monsieur,  ruiné...  ruiné  totalement.  Si 
vous  voulez  JuUe,  elle  sera  bien  à  vous,  elle  sera  mieux  chez  vous, 
quelque  pauvre  que  vous  soyez,  que  dans  la  maison  paternelle... 
Non-seulement  elle  est  sans  dot,  mais  elle  est  dotée  de  parents 
pauvres...  plus  que  pauvres... 

MINARD. 

Plus  que  pauvres...  il  n'y  a  rien  au  delà! 

MERCADET. 

Si,  monsieur,  nous  avons  des  dettes,  beaucoup  de  dettes;  il  y  en 
a  de  criardes... 

MINARD,    à  part. 

Ruse  de  comédie  !  il  veut  m'éprouver.  (Haut.)  Eh  bien,  monsieur, 
je  suis  jeune,  j'ai  le  monde  devant  moi,  je  ne  manque  ni  d'énergie 
ni  d'ambition;  aujourd'hui,  personne  ne  vient  d'assez  loin  pour  me 
demander  autre  chose  que  mon  nom.  J'arriverai...  j'aurai  le  bon- 
heur d'enrichir  celle  que  j'aime. 

MERCADET. 

Je  connais  cela.  Je  me  suis  ruiné  pour  madame  Mercadet,  pour 


LE   FAISEUR.  519 

lui  continuer  Topulence  à  laquelle  elle  était  habituée.  J'ai  sacrifié 
dans  mon  temps  à  l'idéal  :  aussi  ai-je  des  créanciers  qui  ne  com- 
prennent pas  la  fantaisie,  l'imagination,  le  bonheur  I 

MINARD,    à  part. 

Il  raille;  il  est  riche. 

MERCADET. 

Ainsi  ma  confidence  ne  vous  effraye  pas? 

MINARD. 

Non,  monsieur.  Aucune  pensée)  d'intérêt  n'entache  mon  amour. 

MERCADET. 

Bien  dit,  jeune  homme.  Oh  !  vous  avez  dit  cette  dernière  phrase 
à  merveille,  (a  part.)  Il  est  têtu.  (Haut.  )  Vous  aimez  ma  fille  assez 
pour  acheter  cher  le  bonheur  de  l'épouser? 

MINARD. 

Que  peut-on  donner  de  plus  que  sa  vie? 

MERCADET.  ' 

Un  amour  si  sincère  doit  être  récompensé. 

MINARD. 

Enfin!... 

MERCADET. 

J'ai  une  entière  confiance  en  vous. 

MINARD. 

Je  la  mérite,  monsieur. 

MERCADET. 

Attendez  !  (n  sort.) 

MINARD,    un  moment  seul. 

A  ma  place,  bien  des  jeunes  gens  dans  ma  position  auraienV 
tremblé,  auraient  faibli  !  Quand  un  père  si  riche  a  une  fille  qui 
n'est  pas  belle  (car  Julie  est  passable,  voilà  tout),  il  a  bien  raison 
de  chercher  à  savoir  si  elle  n'est  pas  épousée  uniquement  pour  sa 
fortune...  Oh  !  pour  un  garçon  timide,  j'ai  été  superbe  !  Il  a  du  bon 
sens,  le  père.  Certainement,  Julie  m'aime,  je  suis  le  seul  qui  lui  ait 
parlé  d'amour,  et,  à  force  de  parler,  je  me  suis  laissé  prendre  à 
ce  que  je  disais.  Mais  je  la  rendrai  heureuse,  je.  l'aime  comme  on 
doit  aimer  sa  femme;  oui,  je  l'aime!  Peut-être  qu'à  force  d'étu- 
dier une  personne,  on  finit  par  la  bien  (!bmprendre,  et  alors  on  voit 
son  âme  à  travers  le  voile  de  la  chair.  Julie  a  une  belle  âme.  En 


520  THÉÂTRE. 

effet,  ce  sont  les  qualités  et  non  la  beauté  d'une  femme  qui  font 
les  mariages  heureux.  D'ailleurs,  on  en  épouse  de  plus  laides.  Et 
puis  la  femme  qui  nous  aime  sait  se  faire  jolie!... 

MER  CAD  ET,    revenant. 

Tenez,  mon  gendre,  voici  des  papiers  de  famille  qui  attesteront 
notre  fortune... 

MINARD. 

Monsieur... 

MER  CAD  ET. 

Oh!  négative...  Lisez.  Voici  copie  du  procès-verbal  de  la  saisie 
de  notre  mobilier;  j'achète  assez  cher  du  propriétaire  le  droit  de 
le  conserver  ici.  Ce  matin,  il  voulait  faire  vendre.  Voici  des  com- 
mandements en  masse,  et,  hélas!  une  signification  de  contrainte 
par  corps  faite  hier...  Vous  voyez  bien  que  cela  devient  très- 
sérieux...  Enfin,  voici  tous  mes  protêts,  mes  jugements,  tous  mes 
dossiers  classés  par  ordre  :  car,  jeune  homme,  retenez  bien  ceci  : 
c'est  surtout  dans  le  désordre  qu'il  faut  avoir  de  l'ordre.  Un 
désordre  bien  rangé,  on  s'y  retrouve,  on  le  domine  !  Que  peut  dire 
un  créancier  qui  voit  sa  dette  inscrite  à  son  numéro?  Je  me  suis 
modelé  sur  le  gouvernement  :  tout  suit  l'ordre  alphabétique.  Je 
n'ai  pas  encore  entamé  la  lettre  A. 

MINARD. 

Vous  n'avez  rien  payé?... 

MERCADET. 

A  peu  près;  mais  ne  suis-je  pas  loyal? 

MINARD. 

Très-loyal... 

MERCADET. 

Vous  connaissez  l'état  de  mes  charges,  vous  savez  la  tenue  des 
livres...  Tenez!  total  :  trois  cent  quatre-vingt  mille... 

MINARD. 

Oui,  monsieur,  la  récapitulation  est  là. 

MERCADET. 

Vous  avez  lu...  Vous  ne  vous  plaindrez  pas?  Un  père  enchanté  de 
se  défaire  de  sa  fille  aurait  cherché  à  vous  tromper;  il  aurait  pro- 
mis une  dot  imaginaire,  une  rente  à  servir.  On  fait  de  ces  tours- 
là...  souvent!  Beaucoup   'e  pères  profitent  d'un  amour  comme  le- 


LE   FAISEUR.  52« 

vôtre  et  l'exploitent!  Mais  ici  vous  traitez  avec  un  homme  hono- 
rable... On  peut  avoir  des  dettes,  on  doit  rester  homme  d'hon- 
neur... Vous  me  faisiez  frémir  quand  vous  vous  enferriez  devant 
ma  fille  avec  vos  belles  protestations;  car  épouser  une  fdle  pauvre, 
quand,  comme  vous,  on  n'a  que  deux  mille  francs  d'appointe- 
ments, c'est  marier  le  protêt  avec  la  saisie. 

MINARD. 

Vous  croyez,  monsieur?  Je  ferais  donc  alors  le  malheur  de  votre 
fille!... 

MERCADÉT. 

Ah!  jeune  homme!  ma  fille  a  maintenant  son  vrai  teint... 

MINARD. 

Oui,  monsieur. 

MERCADET. 

Touchez  là!  vous  avez  mon  estime.  Vous  êtes  un  garçon  d'espé* 
rance,  vous  mentez  avec  un  aplomb... 

MINARD. 

Monsieur!... 

MERCADET. 

Vous  pourriez  être  ministre,  une  Chambre  vous  croirait... 

MINARD. 

Monsieur!... 

MERCADET. 

Eh  bien,  allez-vous  me  quereller?  N'est-ce  pas  moi  qui  ai  lieu  de 
me  plaindre,  jeune  homme?  vous  avez  troublé  la  paix  de  ma 
famille,  vous  avez  mis  dans  la  tête  de  ma  fille  des  idées  exagérées 
de  l'amour,  qui  peuvent  rendre  son  bonheur  difficile  en  la  lais- 
sant se  forger  un  idéal...  ridicule.  Julie  a  plusieurs  mois  de  plus 
que  vous,  votre  faux  amour  lui  offre  des  séductions  auxquelles 
aucune  fille,  dans  sa  position,  ne  résiste... 

MINARD. 

Monsieur,  si  notre  mutuelle  misère  nous  sépare,  je  suis  du  moins 
sans  reproche!  J'aime  mademoiselle  Julie!  un  pauvre  garçon,  dés- 
hérité comme  je  le  suis,  peut-il  trouver  mieux? 

MERCADElf 

Des  phrases!...  Vous  avez  fait  le  mal,  il  s'agit  de  le  réparer. 


522  THEATRE. 

MINARD. 

Croyez,  monsieur... 

MERCADET. 

Pas  un  mot  de  plus...  des  preuves!...  Vous  me  rendrez  les 
lettres  que  ma  fille  vous  a  écrites... 

MINARD. 

Aujourd'hui  même... 

MERCADET. 

Et  vous  aiderez  un  malheureux  père  à  marier  sa  fille.  Si  vous 
aimez  Julie,  efforcez-vous  de  me  seconder.  Il  s'agit  pour  elle  d'avoir 
une  fortune  et  un  nom.  Quand  vous  resteriez  ostensiblement  épris 
d'elle,  il  n'y  aurait  rien  de  déshonorant  à  jouer  le  rôle  d'amant 
malheureux.  En  France,  chacun  veut  de  ce  que  tout  le  monde 
désire.  Une  jeune  personne  courtisée,  disputée,  emprunte  des 
attraits  à  l'idéal.  Oui,  si  notre  bonheur  désespère  quelqu'un,  il 
nous  en  semble  meilleur.  L'envie  est  au  fond  du  cœur  humain, 
comme  une  vipère  dans  son  trou.  Ah!  vous  m'avez  compris... 
•Quant  à  ma  fille  (n  appelle  juiie.  ),  je  vous  laisse  le  soin  de  la  pré- 
parer à  votre  changement  :  elle  ne  me  croirait  pas,  si  je  lui  disais 
que  vous  renoncez  à  elle... 

MINARD. 

Le  pourrai-je  après  tout  ce  que  je  lui  ai  dit  et  écrit?  (Mercadet 
sort.)  Je  voudrais  être  à  cent  pieds  sous  terre.  L'épouser?  j'ai  dix- 
huit  cents  francs  d'appointements  et  je  n'ai  point  de  quoi  vivre  pour 
un;  que  deviendrions-nous  trois?  La  voici...  Elle  ne  me  semble 
plus  être  la  même!  je  m'étais  habitué  à  la  voir  à  travers  trois  cent 
mille  francs  de  dot!...  Allons!... 

SCÈNE  XI 
MINARD,   JULIE. 

JULIE. 

Eh  bien,  Adolphe?... 

MINARD. 

Mademoiselle?... 


LE    FAISEUR  523 

JULIE. 

Mademoiselle?  Ne  suis-je  plus  Julie?  Avez-vous  tout  arrangé  avec 
mon  père?... 

MINARD. 

Oui...  C'est-à-dire... 

JULIE. 

Oh!  l'argent  a  toujours  blessé  l'amour;  mais  j'espère  que  vous 
aurez  vaincu  mon  père... 

MINARD. 

Ah!  Julie,  votre  père  a  des  raisons...  judiciai...  judicieuses... 

JULIE. 

Que  s'est-il  donc  passé  entre  vous  et  lui?  Adolphe,  vous  n'avez 
plus  l'air  de  nr aimer... 

MINARD. 

Oh!  toujours... 

JULIE. 

Ah!  j'avais  le  cœur  déjà  serré... 

MINARD. 

Il  s'est  opéré  un  grand  changement  dans  notre  situation 

JULIE. 

Vous  n'avez  pas  surmonté  tous  les  obstacles? 

MINARD. 

Votre  père  ne  vous  a  pas  dit  sa  situation,  elle  est  horrible,  Julie, 
car  elle  nous  voue  à  la  misère.  11  y  a  des  hommes  à  qui  la  misère 
donne  de  l'énergie  :  moi,  vous  ne  connaissez  pas  mon  caractère, 
je  suis  de  ceux  qu'elle  abat...  Tenez!...  je  ne  soutiendrais  pas  la 
vue  de  votre  malheur. 

JULIE. 

J'aurai  du  courage  pour  deux.  Vous  ne  me  verrez  jamais  que 
souriante.  D'ailleurs,  je  ne  vous  serai  point  à  charge.  Ma  peinture 
me  procure  autant  d'argent  que  votre  place  vous  en  donne,  et,  sans 
être  riche,  je  vous  promets  de  faire  régner  l'aisance  dans  notre 
joli  ménage. 

MINARD,    à  part. 

11  n'y  a  que  les  filles  pauvres  pour  nous  aimer  ainsi... 

JULIE. 

Que  dites-vous  donc  là,  monsieur? 


524  THÉÂTRE. 

MINARD. 

Je  né  vous  ai  jamais  vue  si  belle!...  (a  part.)  L'amour  la  rend 
folle!...  Il  faut  en  finir.  (Haut.)  Mais... 

JULIE. 

Le  mais,  Adolphe,  est  un  mot  sournois. 

MINARD. 

Votre  père  a  fait  un  appel  à  ma  délicatesse.  Il  m'a  prouvé  com- 
bien l'amour  était  une  passion  égoïste. 

JULIE. 

A  deux. 

MINARD. 

A  trois  même!  Il  m*a  montré  la  différence  de  votre  sort,  si  vous 
étiez  riche.  Julie,  il  y  a  deux  manières  d'aimer... 

JULIE. 

11  n'y  en  a  qu'une. 

MINARD. 

L'amour  qui  vous  livre  à  la  misère  est  insensé,  l'amour  qui  se 
sacrifie  à  votre  bonheur  est  héroïque!... 

JULIE. 

Mon  seul  bonheur,  Adolphe,  est  d'être  à  vous! 

MINARD. 

Ah!  si  vous  aviez  entendu  votre  père!  il  m'a  demandé  de  renon- 
cer à  vous  ! 

JULIE. 

Et  vous  avez  renoncé?... 

MINARD. 

J'essaye,  je  le  voudrais,  je  ne  le  puis.  Il  y  a  quelque  chose  en 
moi  qui  me  dit  que  je  ne  serai  jamais  aimé  comme  je  le  suis  par 
vous... 

JULIE. 

Oh!  certes!  monsieur,  mon  amour...  Oh!  pourquoi  en  parle- 
rais-je  encore? 

MINARD. 

Je  ne  puis  le  reconnaître  qu'en  me  sacrifiant... 

JULIE. 

Adieu,  adieu,  monsieur!...  (Adolphe  sort.)  Il  s'en  va,  il  ne  se 
retourne  point  !  Oh!  mon  Dieu!... 


LE  FAISEUR.  585 

SCÈNE    XII 

JULIE,    seule,  se  regardant  dans  une  glace. 

Beauté,  incomparable  privilège,  le  seul  qui  ne  se  puisse  acquérir 
et  qui  cependant  n'est  qu'une  chimère,  qu'une  promesse,  oui,  tu 
me  manques!  Oh!  je  le  sais!  j'avais  essayé  de  te  remplacer  par  la 
tendresse,  par  la  douceur,  par  la  soumission,  par  le  dévouement 
absolu  qui  fait  qu'on  donne  sa  vie  comme  un  grain  d'encens  sur 
l'autel...  Et  voilà  toutes  les  espérances  de  la  pauvre  fille  laide 
envolées!  Mon  idole  tant  caressée  vient  de  se  briser,  là,  en 
éclats!...  Ce  mot  :  «  Je  suis  belle,  je  puis  charmer,  accomplir  ma 
destinée  de  femme,  donner  le  bonheur,  le  recevoir!  »  cette  eni- 
vrante idée  ne  s'élèvera  donc  jamais  de  mon  cœur  pour  le  conso- 
ler!...   Plus   d'illusions,    j'ai   rêvé...    (Elle  essuie  quelques  larmes.)    MeS 

larmes  couleront  sans  être  essuyées  :  je  serai  seule  dans  la  vie!  Il 
ne  m'aimait  pas!  J'ai  revêtu  de  mes  propres  qualités,  de  mes  sen- 
timents, un  fantôme  qui  s'est  évanoui!...  et  ma  douleur  paraîtrait 
si  ridicule,  que  je  dois  la  cacher  dans  mon  âme...  Allons!  un  der- 
nier soupir  à  ce  premier  amour  et  résignons-nous  à  devenir, 
comme  tant  d'autres  femmes,  le  jouet  des  événements  d'une  vie 
inconnue!  Soyons  madame  de  la  Brive  pour  sauver  mon  père. 
Abdiquons  la  belle  couronne  de  l'amour  unique,  vertueux  et  par- 
tagé!... 


ACTE    TROISIEME 


SCENE    PREMIERE 

MINARD,  seul. 

Si  j'étais  seulement  chef  de  bureau  dans  une  administration,  je 
ne  rapporterais  pas  ces  lettres!  Avant  de  m'en  séparer,  je  les  ai 
relues;  elles  peignent  une  belle  âme,  une  tendresse  infinie.  Ohî 
la  misère!...  elle  a  dévoré  peut-être  autant  de  belles  amours  que 
de  beaux  génies!  Avec  quel  respect  nous  devons  saluer  les  grands 
hommes  qui  la  domptent!  ils  sont  deux  fois  grands!... 

SCÈNE   II 

MINARD,   JULIE. 

JULIE. 

Je  vous  ai  vu  entrer,  et  me  voici.  Oh!  je  suis  sans  fierté... 

MINARD. 

Et  moi  sans  force. 

JULIE. 

Vous  ne  m'aimez  pas  autant  que  je  vous  aime,  vous  êtes  un 
homme!  Ah!  si  vous  aviez  seulement  un  regret,  Adolphe!... 

MINARD. 

Eh  bien? 

JULIE. 

Je  ferais  manquer  ce  mariage,  sans  que  mon  père  sût  par  quel 
moyen. 

MINARD. 

Et  après 


LE    FAISEUR.  527 

JULIE. 

L'avenir  serait  à  nous!  Et,  à  nous  deux,  nous  saurions  devenir 
riches... 

MINARD. 

Notre  avenir  a  peu  de  chances  favorables.  Écoutez- moi,  Julie. 
Après  vous  avoir  quittée,  j'ai  éprouvé  tant  de  peine,  que  je  suis 
digne  de  pardon.  Trouvez-moi  cupide  ou  ambitieux,  je  serai  sin- 
cère, du  moins  :  je  vous  ai  cru  assez  de  fortune  pour  offrir  un 
point  d'appui  aux  efforts  que  je  rêvais  de  tenter  pour  vous.  Je  suis 
seul  au  monde,  il  était  bien  naturel  de  demander  secours  à  celle 
de  qui  je  voulais  faire  ma  compagne.  Peut-être  même  ai-je  compté 
sur  le  plaisir  que  vous  preniez  à  mes  soins  pour  vous  bien  attacher 
à  moi,  tant  j'avais  besoin  d'un  point  d'appui.  Mais,  en  vous  con- 
naissant, j'ai  ressenti  pour  vous  une  sérieuse  affection,  et  ce  que 
votre  père  m'a  dit  ne  l'a  pas  éteinte... 

JULIE. 

Vrai?... 

MINARD. 

Oui,  Julie,  je  sens  que  je  vous  aime;  et,  si  j'avais  autant  de 
croyance  en  moi  que  d'amour  pour  vous,  bous  affronterions  en- 
semble les  malheurs  de  la  vie!... 

JULIE. 

Assez!  assez  !  cet  aveu  suffit.  Il  m'en  coûtait  de  vous  savoir  inté- 
ressé... Pas  un  mot  de  plus.  Je  suis  heureuse. 

MINARD. 

En  vérité,  Julie,  il  me  serait  possible  de  beaucoup  souffrir;  mais 
vous?  êtes-vous  aguerrie  contre  le  malheur?  Nous  n'aurions  d'abord 
que  des  peines  à  échanger... 

JULIE. 

Je  vous  pardonne  votre  ambition,  vos  calculs,  pardonnez-moi  ma 
persistance.  Puisque  vous  m'aimez,  tout  me  semble  possible. 

MINARD. 

C'est  donc  moi  qui  suis  le  doute;  et  vous,  vous  êtes  l'espérance. 

JULIE. 

Je  tâcherai  de  rester  libre  encore  quelque  temps.  J'ai  dans  le 
cœur  une  voix  qui  me  dit  que  nous  serons  heureux.  Vous  avez  reçu 


528  THÉÂTRE. 

dernièrement  une  lettre  de  votre  mère,  qui  ne  vous  a,  dit-elle, 
abandonné  que  pour  veiller  à  vos  intérêts,  et  qui  vous  annonce  des 
jours  meilleurs!  Peut-être  votre  sort  changera-t-il. 


SCENE    III 

MADAME  MERGADET,  JULIE,  MINARD. 

MADAME    MERCADET, 

Eh  bien,  votre  père  se  fâcherait  s'il  vous  voyait  occupée  à 
causer,  surtout  avec  monsieur,  au  lieu  de  vous  habiller.  Vous 
allez  vous  laisser  surprendre  par  MM.  de  Méricourt  et  de  la  Brive. 

MINARD. 

Madame,  ma  visite  n'a  rien  d'indiscret.  Je  viens  rendre  ses 
lettres  à  mademoiselle  et  lui  redemander  les  miennes,  selon  le 
désir  de  M.  Mercadet. 

JULIE. 

Ma  mère,  vous  savez  maintenant  que  nous  nous  aimons.  Ne 
pourriez-vous  défendre  votre  fille  contre  le  malheur?... 

MADAME    MERCADET. 

Julie,  votre  père  a  besoin,  dans  sa  situation,  d'un  gendre  qui  lui 
soit  utile  et  qui  le  seconde  dans  ses  opérations.  11  est  perdu  sans 
ce  mariage... 

JULIE. 

Et  moi,  ma  vie  est  manquée. 

MINARD. 

M.  Duval,  l'ancien  caissier  de  MM.  Mercadet  et  Godeau... 

MADAME    MERCADET. 

Il  est  aussi  le  créancier  de  M.  Mercadet. 

MINARD. 

Oui,  madame,  mais  je  viens  de  lui  confier  la  situation  de  M.  Mer- 
cadet.  (Mouvement  de  madame  Mercadet.)  Oh!  il  la  Connaissait,  madame, 
et  il  ne  la  trouve  pas  désespérée;  il  se  chargerait  de  sa  liquidation. 

MADAME    MERCADET. 

Mon  mari  liquider!  vous  ne  le  connaissez  pas!  Semblable  au 
joueur  à  la  table  fatale,  il  espère  toujours  dans  un  coup  heureux, 


LE   FAISEUR.  329 

et  je  ne  sais  jusqu'où  il  irait  pour  conserver  le  droit  de  faire  for- 
tune; d'ailleurs,  vous  le  voyez  pour  le  mariage  de  sa  lille!...  Lui 
liquiderL..  renoncer  aux  affaires!  mais  c'est  sa  vie!...  Monsieur, 
je  vous  dis  ce  secret  pour  vous  expliquer  combien  il  y  a  peu  de 
chances  de  le  faire  revenir  sur  sa  détermination.  Comme  femme  et 
comme  mère,  je  voudrais  vous  voir  heureux;  mais  puis-je  blâmer 
M.  Mercadet  de  ce  qu'il  marie  richement  sa  fille  quand  je  me 
vois  si  près  de  la  misère?...  M.  de  laBrive  a  un  nom,  une  famille... 

JULIE,    à  sa  mère. 

Cessez,  ma  mèrel...  pensez  à  la  situation  d'Adolphe!... 


SCENE  IV 

Les  Mêmes,  JUSTIN. 

JUSTIN. 

M.  de  la  Brive  et  M.  de  Méricourt. 

JULIE,    à  Minard. 

Monsieur,  venez,  je  vais  vous  rendre  vos  lettres. 

MADAME    MERCADET,    à  Justin. 

Faites-les  attendre  ici,  je  vais  leur  envoyer  monsieur.   Allons 

nous  habiller,  ma  fille,    (tous  sortent,  moins  Justin.) 

SCÈNE   V 
JUSTIN,  MÉRICOURT,  DE  LA  BRIVE. 

JUSTIN. 

Ces  dames  sont  encore  à  leur  toilette  et  prient  ces  messieurs 
d'attendre  un  moment.  Monsieur  va  venir,  (n  sort.) 

MÉRICOURT. 

Enfin,  mon  cher,  te  voilà  dans  la  placé  et  tu  vas  être  bientôt 
ofliciellement  le  prétendu  de  mademoiselle  Mercadet.  Conduis  bien 
ta  barque,  le  pèçe  est  un  finaud. 

DE    LA   BRIVE. 

Et  c'est  ce  qui  m'effraye  I  il  sera  difficile. 

XVIII.  34 


530  THÉÂTRE. 

MÉRICOURT. 

Je  ne  crois  pas.  Mercadet  est  im  spéculateur.  Riche  aujourd'hui, 
demain  il  peut  se  trouver  pauvre.  D'après  le  peu  que  sa  femme 
m'a  dit  de  ses  affaires,  je  crois  qu'il  est  enchanté  de  mettre  une 
portion  de  sa  fortune  sous  le  nom  de  sa  lille,  et  d'avoir  un  gendre 
capable  de  l'aider  dans  ses  conceptions. 

DE   LA  BRIVE. 

C'est  une  idée!  elle  me  va;  mais  s'il  voulait  prendre  trop  de 

renseignements? 

MÉRICOURT. 

J'en  ai  donné  d'excellents  à  madame  Mercadet...  Une  femme 
de  quarante  ans,  mon  cher,  croit  tout  ce  que  lui  dit  celui  qui  la 
comble  de  soins... 

DE   LA   BRIVE. 

Ceci  est  tellement  heureux,  que... 

MÉRICOURT. 

Vas-tu  perdre  ton  aplomb  de  dandy?  Je  comprends  bien  tout  ce 
que  la  situation  a  de  périlleux.  Il  faut  être  arrivé  au  dernier  degré 
du  désespoir  pour  se  marier.  Le  mariage  est  le  suicide  des  dandys 
après  en  avoir  été  la  plus  belle  gloire,  (n  baisse  la  voix.)  Voyons, 
peux-tu  tenir  encore? 

DE    LA   BRIVE. 

Si  je  ne  m'appelais  pas,  de  mon  nom  primitif,  Michonnin  pour 
les  huissiers,  et  de  la  Brive  pour  le  monde  élégant,  je  serais  déjà 
banni  du  boulevard.  Les  femmes  et  moi,  nous  nous  sommes  ruinés 
réciproquement;  et,  par  les  mœurs  qui  courent,  rencontrer  une 
Anglaise,  une  aimable  douairière,  un  Potose  amoureux,  c'est, 
comme  les  carlins,  une  espèce  perdue! 

MÉRICOURT. 

Le  jeu? 

!  DE  LA  BRIVE. 

;  Oh!  le  jeu  n'est  une  ressource  certaine  que  pour  certains  che- 
valiers, et  je  né  suis  pas  assez  fou  pour  risquer  le  déshonneur 
contre  quelques  gains  qui  toujours  ont  leur  terme.  La  publicité, 
mon  cher,  a  perdu  toutes  les  mauvaises  carrières  où  jadis  on  faisait 
fortune.  Donc,  sur  cent  mille  francs  d'acceptations,  l'usure  ne  me 
donnerait  pas  dix  mille  francs  argent.  Pierquin  m'a  renvoyé  à  un 


LE  FAISEUR.      '  531 

sous-Pierquin,  un  petit  père  Violette,  qui  a  dit  à  mon  courtier  que 
ce  serait  acheter  des  timbres  trop  cher...  Mon  tailleur  se  refuse  à 
comprendre  mon  avenir...  Mon  cheval  vit  à  crédit.  Quant  à  ce 
petit  malheureux  si  bien  vêtu,  mon  tigi'e,  je  ne  sais  pas  comment 
il  respire  ni  où  il  se  nourrit.  Je  n'ose  pénétrer  ce  mystère.  Or, 
comme  nous  ne  sommes  pas  encore  assez  avancés  en  civilisation 
pour  qu'on  fasse  une  loi  comme  celle  des  Juifs,  qui  supprimait 
toutes  les  dettes  à  chaque  demi-siècle,  il  faut  payer  de  sa  per- 
sonne. On  dira  de  moi  des  horreurs...  Un  jeune  homme,  très- 
compte  parmi  les  élégants,  assez  heureux  au  jeu,  de  figure  pas- 
sable, qui  n'a  pas  vingt-huit  ans,  se  marier  avec  la  fille  d'un  riche 
spéculateur...  laide,  dis-tu?... 

MÉRIGOURT. 

Comme  ça!... 

DE    LA    BRIVE. 

C'est  un  peu  leste!  mais  je  me  lasse  de  la  vie  fainéante...  Je  le 
vois,  le  plus  court  chemin  pour  amasser  du  bien,  c'est  encore  de 
travailler!...  Mais...  notre  malheur,  à  nous  autres,  est  de  nous  sen- 
tir aptes  à  tout  et  de  n'être  en  définitive  bons  à  rien  !  Un  homme 
comme  moi,  capable  d'inspirer  des  passions  et  de  les  justifier,  ne 
peut  pas  être  commis  ni  soldat.  La  société  n'a  pas  créé  d'emploi 
pour  nous.  Eh  bien,  je  ferai  des  affaires  avec  Mercadet.  C'est  un 
des  plus  grands  faiseurs.  A  nous  deux,  nous  remuerons  le  monde 
commercial.  Tu  es  bien  sûr  qu'il  ne  peut  pas  donner  moins  de 
cent  cinquante  mille  francs  à  sa  fille  ? 

MÉRIGOBRT. 

Mon  cher,  d'après  la  tenue  de  madame  Mercadet...  enfin...  tu  la 
vois  à  toutes  les  premières  représentations,  aux  Bouffes,  à  l'Opér?- 
elle  est  d'une  élégance!... 

DE    LA    BRIVE. 

Mais  je  suis  assez  élégant,  et  je  n'ai... 

MÉRICODRT. 

C'est  vrai,  mais  vois...  tout  annonce*  ici  l'opulence.  Oh!  ils  sont 
très-bien  ! 

DE    LA    BRIVE. 

C'est  la  splendeur  bourgeoise...  du  cossu,  ça  promet... 


532  THÉÂTRE. 

MÉRIGOURT. 

Puis  la  mère  a  des  principes  solides!  à  quarante  ans,  elle  a  des 
scrupules!  Depuis  dix-huit  mois,  je  n'ai  rien  vu  dans  sa  conduite 
qui  ne  soit  très...  convenable.  As-tu  le  temps  de  conclure? 

DE    LA.    BRIVE. 

Je  me  suis  mis  en  mesure.  J'ai  gagné  hier  au  club  de  quoi  faire 
les  choses  très-bien  pour  la  corbeille  :  je  donnerai  quelque  chose, 
et  je  devrai  le  reste... 

MÉRIGOURT. 

Sans  me  compter,  à  quoi  montent  tes  dettes? 

DE    LA    BRIVE. 

Une  bagatelle  !  Cent  mille  francs  que  mon  beau-père  fera  réduire 
à  cinquante  mille!  11  me  restera  donc  cent  mille  francs  et  c'est  de 
quoi  lancer  une  première  affaire.  Je  l'ai  toujours  dit  :  je  ne  de- 
viendrai riche  que  lorsque  je  n'aurai  plus  le  sou. 

MÉRIGOURT. 

Mercadet  est  un  homme  fin,  il  te  questionnera  sur  ta  fortune; 
es-tu  bien  préparé? 

DE    LA    BRIVE.. 

N'ai-je  pas  la  terre  de  la  Brive,  trois  mille  arpents  de  terre  dans 
les  Landes,  qui  vaut  trente  mille  francs,  hypothjquée  de  qua- 
rante-cinq mille,  et  qui  peut  se  mettre  en  actions  pour  extraire 
n'importe  quoi,  au  chiffre  de  cent  mille  écus?...  Tu  ne  te  figures 
pas  ce  qu'elle  m'a  rapporté,  cette  terre  I 

MÉRIGOURT. 

Ton  nom,  ta  terre  et  ton  cheval  sont  à  deux  fins. 

DE    LA    BRIVE. 

Pas  si  haut  î 

MÉRIGOURT. 

Ainsi,  tu  es  bien  décidé?... 

DE    LA    BRIVE. 

D'autant  plus  que  je  veux  être  un  homme  politique... 

MÉRIGOURT. 

Au  fait,  tu  es  bien  assez  habile  pour  cela, 

DE    LA    BRIVE. 

Je  serai  d'abord  journaliste. 


LE  FAISEUR.  633 

MÉRICOURT. 

Toi  qui  n'as  pas  écrit  deux  lignes  ! 

DE    LA    BRIVE. 

Il  y  a  les  journalistes  qui  écrivent  et  ceux  qui  n'écrivent  point. 
Les  uns,  les  rédacteurs,  sont  les  chevaux  qui  traînent  la  voiture  ; 
les  autres,  les  propriétaires,  sont  les  entrepreneurs  ;  ils  donnent 
aux  uns  de  l'avoine,  et  gardent  les  capitaux.  Je  serai  propriétaire. 
On  se  pose  dans  sa  cravate!  On  dit  :  «  La  question  d'Orient... 
question  très-grave,  question  qui  nous  mènera  loin  et  dont  on  ne 
se  doute  pas!  »  On  résume  une  discussion  en  s'écnant  ;  «  L'An- 
gleterre, monsieur,  nous  jouera  toujours  !  »  Ou  bien  on  répond  à 
un  monsieur  qui  a  parlé  longtemps  et  qu'on  n'a  pas  écouté  : 
«  Nous  marchons  à  un  abîme.  Nous  n'avons  pas  encore  accompli 
toutes  les  évolutions  de  la  phase  révolutionnaire  I  »  A  un  ministé- 
riel :  ((  Monsieur,  je  pense  que  sur  cette  question  il  y  a  quelque 
chose  à  faire.  »  On  parle  fort  peu,  on  court,  on  se  rend  utile,  on 
fait  les  démarches  qu'un  homme  au  pouvoir  ne  peut  pas  faire  lui- 
même...  On  est  censé  donner  le  sens  des  articles...  remarqués!... 
Et  puis,  s'il  le  faut  absolument...  eh  bien,  l'on  trouve  à  publier  un 
volume  jaune  sur  une  utopie  quelconque,  si  bien  écrit,  si  fort, 
que  personne  ne  l'ouvre,  et  que  tout  le  monde  dit  l'avoir  lu!  On 
devient  alors  un  homme  sérieux,  et  l'on  finit  par  se  trouver  quel- 
qu'un au  lieu  d'être  quelque  chose  ! 

MÉRICOURT. 

Hélas  !  ton  programme  a  souvent  eu  raison  de  notre  temps. 

DE    LA    BRIVE. 

Mais  nous  en  voyons  d'éclatantes  preuves!  Pour  vous  appeler  au 
partage  du  pouvoir,  on  né  vous  demande  pas  aujourd'hui  ce  que 
vous  pouvez  faire  de  bien,  mais  ce  que  vous  pouvez  faire  de  mal! 
Il  ne  s'agit  pas  d'avoir  des  talents,  mais  d'inspirer  la  peur!  On  est 
très-craintif  en  politique,  à  cause  des  tas  de  linge  sale  qu'on  a  dans 
des  petits  coins,  et  qu'on  ne  peut  pas  blanchir...  Je  connais  par- 
faitement notre  époque.  En  dînant,  en  jouant,  en  faisant  des 
dettes,  je  faisais  mon  cours  de  droit  politique;  j'étudiais  les  petits 
coins  :  aussi,  le  lendemain  de  mon  ij^ariage,  aurai-je  un  air  grave, 
profond,  et  des  principes!  Je  puis  choisir.  Nous  avons  en  France 
une  carte  de  principes  aussi  variée  que  celle  d'un  restaurateur.  Je 


534  THÉÂTRE. 

serai  socialiste.  Le  mot  me  plaît.  A  toutes  les  époques,  mon  cher, 
il  y  a  des  adjectifs  qui  sont  le  passe-partout  des  ambitions!  Avant 
1789,  on  se  disait  économiste;  en  1805,  on  était  libéral.  Le  parti 
de  demain  s'appelle  social,  peut-être  parce  qu'il  est  insocial;  car, 
en  France,  il  faut  toujours  prendre  l'envers  du  mot  pour  ea  trou- 
ver la  vraie  signification!... 

MÉRICOURT. 

Tu  plaçais  tes  dissipations  à  gros  intérêts. 

DE    LA    BRIVE. 

Tu  as  dit  ie  mot. 

MÉRICOURT. 

Mais,  entre  nous,  tu  n'as  que  le  jargon  du  bal  masqué,  qui  passe 
pour  de  l'esprit  auprès  de  ceux  qui  ne  parlent  pas.  Comment 
feras-tu?  car  il  faut  un  peu  de  savoir... 

DE    LA    BRIVE. 

Mon  ami,  dans  toutes  parties,  en  commerce,  en  sciences,  dans 
les  arts,  dans  les  lettres,  il  faut  une  mise  de  fonds,  des  connais- 
sances spéciales,  et  prouver  sa  capacité.  Mais,  en  politique,  mon 
cher,  l'on  a  tout  et  l'on  est  tout  avec  un  seul  mot... 

MÉRICOURT. 

Lequel  ? 

DE    LA    BRIVE. 

Celui-ci  :  «  Les  principes  de  mes  amis...  L'opinion  à  laquelle 
j'appartiens.  »  Cherchez!... 


SCENE  YI 

Les  Mêmes,  MINARD.  iis  se  saïueat. 

MINARD. 

Monsieur  est  sans  doute  M.  de  ta  Brive? 

DE    LA    BRIVE. 

Oui,  monsieur. 

MÉRICOURT,    bas,  à  de  la  Brire. 

C'est  le  petit  jeune  homme  dont  nous  a  parlé  la  femme  de 
chambre,  et  qui  fait  la  cour  à  l'héritière. 


LE   FAISEUR.  535 

DE    LA    BRIVE. 

A  l'héritage... 

MÉRICOURT. 
Et  qu'on  a  refusé  pour  toi...    (De  la  Brive  lorgne  Minard.) 

MINARD. 

Vous  êtes  heureux,  monsieur;  vous  avez  les  privilèges  de  la 
richesse  :  une  jeune  personne  vous  plaît,  vous  l'épousez... 

DE    LA    BRIVE. 

Permettez-moi  de  croire,  monsieur,  que,  sans  aucune  fortune, 
j'aurais  encore  des  chances  personnelles... 

MINARD. 

Ah!  si  j'avais  votre  fortune  !... 

MÉRICOURT,    à  de   la  Brive. 

Pauvre  garçon  !  il  n'aurait  pas  grand'chose. 

MINARD. 

Je  ne  céderais  certes  à  personne  ce  trésor  de  grâce  et  de  per- 
fection ;  vous  avez  pour  vous  l'autorité  d'un  père. 

DE    LA    BRIVE. 

Et  vous,  monsieur?... 

MINARD. 

Ah!  monsieur,  malheureusement,  je  n'ai  rien  que  mon  amour 
pour  mademoiselle  Julie. 

SCÈNE  VII 

Les    Mêmes,    MERCADET,    ll  écoute  un  moment. 
DE    LA    BRIVE. 

Monsieur,  je  ne  vois  pas  en  quoi  je  puis  alors  vous  être  utile  ou 
agréable. 

MINARD. 

Monsieur,  puisque  le  hasard  fait  que  nous  nous  rencontrons,  je 
me  sens  la  force  de  vous  dire  :  Rendez-la  riche  et  heureuse. 

MERCADET,    à  part. 

Riche?  Que  dit-il?  Il  peut  tout  compromettre!  (n  se  montre.) 


536  THÉÂTRE. 

DE    LA    BRIVE,    à  Méricourt. 

Il  est  amusant,  ce  petit  jeune  homme;  il  faut  rencourager,  car, 
si  ma  femme  est  trop  laide... 

MERCADET. 

Bonjour,  mon  cher  Méricourt;  avez-vous  vu  ma  femme?  (a  de  la 
^rive.)  Ces  dames  vous  font  attendre?  Ah!...  les  toilettes  !  (n  regarde 
%iinard.)  Monsieur  Minard,  je  vous  croyais  homme  de  bon  goût,  et 
nous  nous  sommes  assez  nettement  expliqués. 

MINARD. 

Pardon,  monsieur. 

MERCADET. 

La  passion  explique  bien  des  choses,  mais  il  est  certaines  déli- 
catesses qui  ne  doivent  jamais  être  foulées  aux  pieds... 

MINARD. 

Je  vous  comprends,  monsieur. 

MÉRICOURT,    à  Mercadet. 

Oh!  il  n'est  pas  dangereux! 

MERCADET,   bas,  à  Minard. 

Vous  n'êtes  pas  as^ez  chagrin.  (Haut.)  Adieu,  mon  cher!  (Bas.) 
Allons  donc!  un  soupir. 

M  I NARD  ,    aux  jeunes  gens. 

Adieu,  messieurs!  (a  Mercadet.)  Soyez  indulgent,  monsieur,  pour 
un  homme  qui  perd  son  bonheur!...  (Mercadet  le  conduit.) 


SCENE  VIII 

Les  Mêmes,  hors  MINARD. 

MERCADET, 

Pauvre  jeune  homme!  j'ai  peut-être  été  sévère,  et  je  le  plains, 
il  adore  ma  fille!  Que  voulez-vous!  il  n'a  que  dix  mille  livres  de 
rentes  et  une  place. 

DE    LA    BRIVE. 

On  ne  va  pas  loin  avec  cela! 

MERCADET. 

On  végète!  Ah!  il  avait  bien  deviné  tout  ce  que  vaut  Julie;  et, 


LE  FAISEUR.  537 

comme  il  a  de  Tentregent,  il  avait  mis  ma  femme  de  son  parti; 
mais  il  a  le  défaut  d'être  orphelin  du  vivant  de  son  père  et  de  sa 
mère,  dont  il  se  soucie  plus  qu'ils  ne  se  soucient  de  lui.  Dans  cette 
situation-là,  je  ne  comprends  pas  qu'on  s'attaque  à  la  fille  d'un 
homme  qui  connaît  les  affaires. 

DE    LA    BRIVE. 

Vous  n'êtes  pas  homme  à  donner  une  fille  riche  et  spirituelle  au 
premier  venu. 

MERCADET. 

Non,  certes.  Mais,   monsieur,  avant  que  ces  dames  viennent, 
nous  pouvons  traiter  les  affaires  sérieuses. 

DE    LA    BRIVE,    à  Méricourt. 

Voilà  la  crise  ! 

MERCADET. 

Aimez-vous  bien  ma  fille? 

DE    LA    BRIVE. 

Passionnément. 

MERCADET,    à  part. 

Ceci  va  mal.  (Haut.)  Passionnément!...  C'est  trop  pour  être  heu- 
reux en  ménage. 

MÉRICOURT,    à  de  la  Brive. 

Tu  vas  trop  loin,  (a  Mercadet.)  Moii  ami  adore  la  musique,  et  la 
voix  de  mademoiselle  Julie  l'a  transporté. 

MERCADET. 

Monsieur  a  entendu  ma  fille?  Mais  où?... 

DE    LA    BRIVE. 

Chez  un  banquier,  ancien  quelque  chose... 

MERCADET. 

Ah!  Verdelin!... 
Verdelin. 
Oui,  Verdelin. 

DE    LA    BRIVE. 

Elle  a  tant  d'âme,  mademoiselle  Julie I... 

MERCADET. 

Oh!  il  n'y  a  que  l'âme  et  l'idéal.  Je  suis  de  mon  époque.  Je 


DE    LA    BRIVE. 


MÉRICOURT. 


538  THÉÂTRE. 

conçois  cela,  moi!  L'idéal,  fleur  de  la  vie!  Monsieur,  c'est  un  effet 
de  la  loi  des  contrastes.  Gomme  jamais  il  n'y  a  eu  plus  de  positif 
dans  les  affaires,  on  a  senti  le  besoin  de  l'idéal  dans  les  senti- 
ments. Ainsi,  moi,  je  vais  à  la  Bourse,  et  ma  fille  se  jette  dans  les 
nuages.  Elle  est  d'une  poésie!...  oh!  elle  est  toute  âme!  Vous  êtes, 
je  le  vois,  de  l'école  des  lacs... 

DE    LA    BRIVE. 

Non,  monsieur. 

MERCADET. 

Gomment  alors  aimez-vous  Julie,  si  vous  ne  cultivez  pas  l'idéal? 

MÉRICOURT,    à  de  la  Brive. 

Trouve-lui  des  raisons. 

DE    LA    BRIVE,    à  Méricourt. 

Attends!  (a  Mercadet.)  Mousicur,  je  suis  ambitieux... 

MERCADET. 

Ah!  c'est  mieux. 

DE    LA    BRIVE. 

Et  j'ai  vu  en  mademoiselle  Julie  une  personne  très-distinguée, 
pleine  d'esprit,  douée  de  charmantes  manières,  qui  ne  sera  jamais 
déplacée  en  quelque  lieu  que  me  porte  ma  fortune;  et  c'est  une 
des  conditions  essentielles  à  un  homme  politique. 

MERCADET. 

Je  vous  comprends!  On  trouve  toujours  une  femme,  mais  il  est 
très-rare  qu'un  homme  qui  veut  être  ministre  ou  ambassadeur  ren- 
contre (disons  le  mot,  nous  sommes  entre  hommes)  sa  femelle!... 
Vous  êtes  un  homme  d'esprit,  monsieur... 

DE    LA    BRIVE. 

Monsieur,  je  suis  socialiste. 

MERCADET. 

Quelque  nouvelle  entreprise?...  Mais  parlons  d'intérêts,  mainte- 
nant... 

MÉRICOURT. 

Il  me  semble  que  cela  regarde  les  notaires. 

DE    LA    BRIVE. 

Monsieur  a  raison,  cela  nous  regarde  bien  davantage  l 

MERCADET. 

Monsieur  a  raison. 


LE   FAISEUR.  539 

DE    LA    BRIVE. 

Monsieur,  jo  possède  pour  toute  fortune  la  terre  de  la  Brive  : 
elle  est  dans  ma  famille  depuis  cent  cinquante  ans,  et  n'en  sortira 
jamais,  je  l'espère. 

MERCADET. 

Aujourd'hui,  peut-être  vaut-il  mieux  avoir  des  capitaux.  Les  capi- 
taux sont  sous  la  main.  S'il  éclate  une  révolution,  et  nous  en  avons 
bien  vu,  des  révolutions,  les  capitaux  nous  suivent  partout;  la  terre, 
au  contraire,  la  terre  paye  alors  pour  tout  le  monde,  elle  reste  là 
comme  une  sotte  à  recevoir  les  impôts,  tandis  que  le  capital 
s'esquive.  Mais  ce  ne  sera  pas  un  obstacle.  Quelle  est  son  impor- 
tance ? 

DE    LA    BRIVE. 

Trois  mille  arpents,  sans  enclaves. 

MERCADET. 


Sans  enclaves?... 
•Que  vous  ai-je  dit? 
Monsieur!... 
Un  château... 
Monsieur  ! 


MERICODRT. 


MERCADET. 


DE  LA  BRIVE. 


MERCADET. 


DE  LA  BRIVE. 

Des  marais  salants  qu'on  pourrait  exploiter  dès  que  Tadminis- 
tration  voudra  le  permettre,  et  qui  alors  donneraient  des  produits 
énormes!... 

MERCADET. 

Monsieur!...  pourquoi  nous  sommes-nous  connus  si  tard!...  Cette 
terre  est  donc  au  bord  de  la  mer?... 

DE    LA    BRIVE. 

A  une  demi-lieae. 

MERCADET. 

Elle  est  située?... 

MÉRICOURT. 

Près  de  Bordeaux... 


540  THÉÂTRE. 

MERGADET. 

Vous  avez  des  vignes?... 

DE    LA   BRIVE. 

Non,  monsieur,  non  heureusement,  car  on  est  très-embarrassé 
de  placer  ses  vins;  et  puis  la  vigne  veut  tant  de  frais!...  Non,  ma 
terre  exige  peu  de  frais...  Elle  fut  plantée  en  pins  par  mon  grand- 
père,  homme  de  génie  qui  eut  l'esprit  de  se  sacrifier  à  la  fortune 
de  ses  enfants...  Àh!  j'ai  le  mobilier  que  vous  me  connaissez... 

MERGADET. 

Monsieur,  un  moment!  Un  homme  d'affaires  met  les  points 
sur  les  i. 

DE   LA   BRIVE,    à  Méricourt. 

Aïe!  aïe! 

MERGADET. 

Vos  terres,  vos  marais,  car  je  vois  tout  le  parti  qu'on  peut  tirer 
de  ces  marais!  On  peut  former  une  société  en  commandite  pour 
l'exploitation  des  marais  salants  de  la  Brive!  Il  y  a  là  plus  d'un 
million,  monsieur. 

DE    LA  BRIVE. 

Je  le  sais  bien,  monsieur,  il  ne  s'agit  que  de  se  le  faire  offrir. 

MERGADET,    à  part. 

Voilà  un  mot  qui  révèle  une  certaine  intelligence.  (Haut.)  Mais 
avez-vous  des  dettes?  Est-ce  hypothéqué?  car  on  peut  posséder 
visiblement  une  terre  dont  la  propriété  se  trouve  appartenir  secrè- 
tement à  nos  créanciers. 

MÉRICOURT. 

Vous  n'estimeriez  pas  mon  ami,  s'il  n'avait  pas  de  dettes... 

DE   LA  BRIVE. 

Je  serai  franc,  monsieur.  11  y  a  pour  quarante-cinq  mille  francs 
d'hypothèques  sur  la  terre  de  la  Brive... 

MERGADET,    à  part. 

Innocent  jeune  homme!  (Haut.)  Vous  pouviez...  (ii  lui  prend  les 
mains.)  Vous  avez  mon  agrément,  vous  serez  mon  gendre,  vous 
êtes  l'époux  de  mon  choix!  Vous  ne  connaissez  pas  votre  fortune! 

DE    LA   BRIVE,     à  Méricourt. 

Mais  cela  va  trop  bien  I 


LE   FAISEUR.  o4i 

MÉRICOURT,    à  de  la  Brive. 

Il  a  VU  une  spéculation  qui  l'éblouit. 

MERCADET,   à  part. 

Avec  des  protections,  et  on  les  achète,  nous  pourrons  faire  des 
salines.  Je  suis  sauvé I  (Haut.)  Permettez-moi  de  vous  serrer  la 
main  à  l'anglaise,  (ii  lui  donne  une  poignée  de  main.)  Vous  réalisez  tout 
ce  que  j'attendais  de  mon  gendre.  Je  le  vois,  vous  n'avez  pas 
Tesprit  étroit  des  propriétaires  de  la  province,  nous  nous  enten- 
drons,. 

DE   LA  BRlVE. 

Monsieur,  vous  ne  trouverez  pas  mauvais  que,  de  mon  côté,  je 
vous  demande... 

MERCADET. 

Quelle  sera  la  fortune  de  ma  fille?  Oh!  elle  se  marie  avec  ses 
droits;  sa  mère  lui  fera  Tabandon  de  ses  biens  (en  nue  propriété), 
une  petite  ferme  qui  n'a  que  deux  cents  arpents,  mais  elle  est  en 
pleine  Brie,  bien  bâtie.  Moi,  je  lui  donne  deux  cent  mille  francs, 
dont  je  lui  servirai  la  rente  jusqu'à  ce  que  vous  ayez  trouvé  un 
placement  sûr  :  car,  jeune  homme,  il  ne  faut  pas  vous  abuser, 
nous  allons  brasser  des  affaires;  moi,  je  vous  aime,  vous  me 
plaisez.  Vous  avez  de  l'ambition?... 

DE  LA   BRIVE. 

Oui,  monsieur. 

xMERCADET. 

Vous  aimez  le  luxe,  la  dépense,  vous  voulez  briller  à  Paris?... 

DE   LA  BRIVE. 


Oui,  monsieur. 
Y  jouer  un  rôle? 
Oui,  monsieur. 


MERCADET. 


DE  LA  BRIVE. 


MERCADET. 

Ohl  j'ai  deviné  cela  en  vous  voyant  passer  :  je  connais  le 
hommes.  Vous  avez  la  tenue  de  ceux  qui  se  savent  un  avenir. 

MÉRICOURT,    à«part. 

Et  qui  l'escompteront  toujours. 


542  THEATRE. 

MERCADET. 

Eh  bien,  déjà  vieux,  obligé  de  reporter  mon  ambition  sur  un 
autre  moi-même,  je  vous  laisserai  le  rôle  brillant. 

DE   LA  BRIVE. 

Monsieur,  j'aurais  eu  à  choisir  entre  tous  les  beaux-pères  de 
Paris,  c'est  à  vous  que  j'aurais  donné  la  préférence;  vous  êtes 
selon  mon  cœur. 

MERCADET. 

La  jeunesse  est  faite  pour  le  plaisir.  Vous  et  ma  fille,  brillez! 
ayez  un  hôtel,  des  voitures,  donnez  des  fêtes!  Julie  est  une  fille 
d'esprit,  elle  jouera  ce  rôle  à  merveille.  Voyez-vous,  n'imitons  pas 
ces  gens  qui  s'élèvent  pour  quelques  jours  et  qui  retombent 
aussitôt,  espèces  de  fusées  parisiennes...  Que  la  fortune  de  votre 
femme  soit  inattaquable!.., 

MÉRICOURT. 

Inatfaquée. 

DE   LA  BRIVE. 

Si  l'on  ne  réussit  pas? 

MERCADET. 

Ou  si  l'on  réussit  trop... 

DE  LA  BRIVE. 

On  a  toujours  du  pain... 

MERCADET. 

Aujourd'hui,  avoir  du  pain,  c'est  avoir  trois  chevaux  dans  son 
écurie,  une  maison  montée;  c'est  pouvoir  donner  à  dîner  à  ses 
amis,  avoir  une  loge  aux  Bouffes. 

DE    LA  BRIVE. 

Ah!  monsieur,  permettez  que  je  vous  serre  la  main  à  l'anglaise... 

(Autre  poignée  de  main.)    VoUS  Comprenez   la   vic... 
MERCADET,    à  part. 

Mais  ça  va  trop  bien... 

DE   LA   BRIVE,    à  part. 

Il  donne  dans  mon  étang  la  tête  la  première. 

MERCADET,     à  part- 
Il  accepte  une  rente. 

MÉRICOURT,    à  de  la  Brive. 

Es-tu  content? 


LE  FAISEUR.  643 

DE    LA    BRIVE. 

Non.  Je  ne  vois  pas  l'argent  de  mes  dettes. 

MÉRICOURT. 

Attends!  (AMercadet.)  Mon  ami  n'ose  vous  le  dire,  mais  il  est  trop 
honnête  homme  pour  vous  le  cacher,  il  a  quelques  petites  dettes. 

MERCADET. 

Ehl  parlez,  monsieur,  je  comprends  parfaitement  ces  choses-là... 
Voyons,  des  misères I...  une  cinquantaine  de  mille  francs? 

MÉRICOURT. 

A  peu  près... 

DE   LA    BRIVE. 

A  peu  près... 

MERCADET. 

Ce  sera  comme  un  petit  vaudeville  à  jouer  entre  votre  femme  et 
vous;  oui,  laissez-lui  le  plaisir  de...  D^ailleurs,  nous  les  payerons... 
(A  part.)  en  actions  des  salines  de  la  Brive.  (Haut.)  C'est  une 
misère!  (a  part.)  Nous  évaluerons  l'étang  cent  mille  francs  de 
plus...  Je  suis  sauvé!... 

DE   LA    BRIVE,    à  Méricourt. 

Je  suis  sauvé  I... 


SCENE   IX 

Les  Mêmes,   MADAME  MERCADET,  JULIE. 

MERCADET. 

Voici  ma  femme  et  ma  fille. 

MÉRICOURT. 

Madame,  permettez-moi  de  vous  présenter  M.  de  la  Brive,  un 
jeune  homme  de  mes  amis  qui  a  pour  mademoiselle  votre  fille 
une  admiration... 

DE   LA   BRIVE. 

Passionnée... 

MERCADET,    à  de  la  Brive. 

Vous  aimez  les  Espagnoles,  je  le  vois.  HeinI  quel  teint!  une 
véritable  Andalouse,  qui  saura  résistéi"  aux  tempôted  de  la  vie!... 
Il  n'y  a  que  les  brunes... 


644  THÉÂTRE. 

DE    LA   BRIVE. 

J'aurais  craint  une  blonde!... 

MERCADET. 

Ma  fille  est  tout  à  fait  la  femme  qui  convient  à  un  homme 
politique... 

DE    LA   BRIVE,    â  Mercadet,  en  lorgnant  Julie. 

Parfaitement  bien  mise,  (a  madame  Mercadet.)  Telle  mère!  telle 
fille!  Madame,  je  mets  mes  espérances  sous  votre  protection. 

MADAME    MERCADET. 

Présenté  par  M.  Méricourt,  monsieur  ne  peut  être  que  le  bien- 
venu. 

JULIE  ,    à  sa  mère. 

Quel  fat! 

MERCADET,    à  sa  fille. 

Puissamment  riche  !  Nous  serons  tous  millionnaires!  Et  un  garçon 
excessivement  spirituel.  Allons!  soyez  aimable,  il  le  faut. 

JULIE. 

Que  voulez-vous  que  je  dise  à  un  dandy  que  je  vois  pour  la 
première  fois  et  que  vous  me  donnez  pour  mari? 

DE    LA   BRIVE. 

Mademoiselle  veut-elle  me  permettre  d'espérer  qu'elle  ne  sera 
pas  contraire  à  mes  vœux? 

JULIE. 

Mon  devoir  est  d'obéir  à  mon  père. 

DE   LA  BRIVE,    à  part. 

Fière  comme  une  laide;  il  faut  faire  plus  de  frais  pour  ces 
femmes-là  que  pour  des  duchesses. 

JULIE,    à  part. 

Il  est  bien  fait,  il  est  riche,  pourquoi  me  rechercherait-il?  Il  y  a 
là-dessous  quelque  mystère. 

DE    LA   BRIVE,   à  part. 

Allons!  (Haut,  à  Julie.)  Mademoiselle,  les  jeunes  personnes  ne 
sont  pas  toujours  dans  le  secret  des  sentiments  qu'elles  inspirent! 
voici  deux  mois  que  j'aspire  au  bonheur  de  vous  offrir  mes  hom- 
mages. 


LE    FAISEUR.  545 

JULIE. 

Qui  plus  que  moi,  monsieur,  peut  se  trouver  flattée  d'exciter 
rattention? 

MADAME   MERCADET,    bas  à  sa  ûlle. 

Il  est  fort  bien,  ;^ 

JULIE. 

Ma  mère,  laissez-moi  savoir  si  je  puis  être  heureuse  en  épousanl 
ce  monsieur. 

MERCADET,    à  Méricourt. 

Vous  pouvez  compter  sur  ma  reconnaissance,  monsieur.  Nous 
vous  devons  notre  bonheur,  car  celui  de  notre  fille  est  ie  nôtre. 

MADAME    MERCADET. 

M.  de  la  Brive  nous  fera  sans  doute,  ainsi  que  son  ami,  le  plaisir 
d'accepter  à  dîner  sans  cérémonie?... 

MERCADET. 

La  fortune  du  pot.  (a  de  la  Brive.)  Vous  serez  indulgent?... 

MADAME    MERCADET. 

Monsieur  de  Méricourt,  voulez-vous  venir  voir  le  tableau  que 
nous  devons  mettre  en  loterie?  (a  juiie.)  Nous  allons  te  laisser 
causer  un  peu  avec  lui. 

JULIE. 

Merci,  ma  mère. 

MADAME    MERCADET. 

Monsieur  Mercadet?... 

MERCADET,     à  de  la  Brive. 

Elle  est  romanesque  comme  toutes  les  jeunes  personnes  qui  ont 
du  cœur  et  de  1  imagination  :  ainsi,  prenez  le  chemin  de  la  poésie. 

DE    LA   BRIVE,    à   Mercadet. 

Le  romanesque  est  la  grammaire  des  sentiments  modernes,  je 
pourrais  l'écrire.  En  deux  mots,  c'est  l'art  de  cacher  Taction  sous 
la  phrase... 

MERCADET,    en  s'ejji  allant. 

Il  est  très-fort,  ce  jeune  homme  ! 

XVIII.  35 


546  THÉÂTRE. 

SCÈNE  X 

DE  LA  BRIVE,  JULIE. 

JULIE. 

Monsieur,  ne  trouvez  pas  étrange  qu'une  pauvre  fille  comme 
moi  vous  demande  des  preuves  d'affection  :  mais  ma  défiance  m'est 
commandée  par  la  connaissance  que  j'ai  de  moi-même,  de  mon 
peu  d'attraits... 

DE    LA    BRIVE. 

Cette  modestie  est  déjà  un  attrait,  mademoiselle!... 

JULIE. 

Si  j'avais  cette  beauté  merveilleuse  qui  fait  éclore  de  soudaines 
passions,  je  trouverais  des  motifs  à  votre  recherche  ;  mais,  pour 
m'aimer,  il  faut  connaître  mon  cœur,  et  nous  nous  voyons  pour  la 
première  fois... 

DE   LA    BRIVE. 

Mademoiselle,  il  est  des  sympathies  inexplicables... 

JULIE. 

Ainsi,  vous  m'aimez  sans  savoir  pourquoi?... 

DE    LA    BRIVE. 

Le  jour  qu'on  se  l'explique,  l'amour  existe-t-il?  Ce  n'est  le  plus 
beau  des  sentiments  que  parce  qu'il  est  involontaire.  Ainsi,  la  pre- 
mière fois  que  je  vous  ai  vue... 

JULIE. 

Ah!  ce  n'est  pas  la  première?... 

DE     LA     BRIVE. 

Comment!  mademoiselle,  mais  il  y  a  deux  mois  que  je  vous 
aime.  Je  vous  ai  entendue  au  dernier  concert  de  M.  VerdeUn,  et 
votre  voix  m'a  révélé...  toute  une  âme... 

JULIE. 

Qu'ai-je  donc  chanté?  Vous  en  souvenez-vous?... 

DE    LA    BRIVE,    à  part. 

Ah  diantre!  (Haut.)  Je  ne  me  souviens  que  de  l'impression,  qui 
fut  délicieuse... 


LE  FAISEUR.  o47 

JULIE. 

Monsieur,  vous  m'aimez  donc,  la,  vraiment?,., 

DE    LA    BRIVE. 

Mademoiselle,  j*ai  su  que  vous  étiez  une  personne  pleine  de 
courage,  douée  d'une  élévation  rare  dans  les  sentiments  et  dans 
les  idées,  instruite  surtout;  que  vous  sauriez  créer  un  salon  à 
Paris,  être  la  compagne  d'un  homme  politique,  et,  permettez-moi 
de  vous  le  dire,  toutes  les  femmes  ne  savent  pas  porter  une  haute 
fortune.  Bien  des  parvenus  ont  été  fort  embarrassés  de  filles  qu'ils 
avaient  fait  la  faute  d'épouser  à  l'aurore  de  leurs  destinées;  et  sur. 
l'océan  politique,  quand  une  femme  n'est  pas  un  puissant  remor- 
queur, elle  est  un  embargo!  Je  doutais  de  pouvoir  rencontrer  une 
femme  qui  pût  comprendre  et  servir  mon  avenir;  je  vous  ai  vue  et 
je  me  suis  dit  :  «  Je  puis  être  ambassadeur.  Celle  que  j'aime  sera 
la  rivale  des  diplomates  en  corset  que  la  Russie  nous  envoie!...  » 

JULIE,    à  part. 

Ils  ont  tous  de  l'ambition  aujourd'hui!...  (Haut.)  Ainsi,  vous  êtes 
ambitieux  et  amoureux!  Votre  sympathie  est  doublée  d'un  raison- 
nement... 

DE    LA    BRIVE,    à  part. 

Elle  n'est  pas  sotte!  (Haut.)  Mademoiselle,  il  y  a  tant  de  choses 
dans  l'amour!... 

JULIE. 

11  y  a  tant  de  choses  dans  le  vôtre,  qu'il  comprend  sans  doute  le 
dévouement... 

DE    LA    BRIVE. 


Avant  tout!... 
Ainsi,  ma  famille...? 
Devient  la  mienne. 


JULIE. 


DE    LA    BRIVE, 


JULIE. 

Rien  ne  vous  arrêterait  donc? 

DE    LA    BRIVE, 

Rien. 

JULIE.         • 

J'aime  un  jeune  homme,  monsieur. 


548  THÉÂTRE. 

DE     LA    BRIVE. 

Je  l'ai  vu...  et  c'est  ce  qui  m'avait  donné,  je  vous  l'avoue,  des 
inquiétudes  sur  votre  jugement;  car  ce  petit  jeune  homme  n'est 
pas  votre  fait  du  tout... 

JULIE. 

Vous  vous  trompez,  monsieur,  je  ne  puis  renoncer  à  lui  qu'en 

faveur  d'un  grand  dévouement.  Eh  bien,  si  vous  sauvez  mon  père 

de  la  ruine,  je  vous  aimerai...,  j'oublierai  cet  amour  que  je  croyais 

éternel,  et  je  serai  l'épouse  la  plus  fidèle,  la  plus  aimante,  et  je... 

.(A  part.)  Ah!  j'étouffe... 

DE    LA     BRIVE,     à  part. 

Elle  m'a  fait  peur...  mais  elle  me  mène  d'épreuves  en  épreuves, 
comme  chez  les  francs-maçons...  (Haut.)  J'espère  mériter  par  mon 
amour  tout  ce  que  les  femmes  doivent  ordinairement  sans  condi- 
tion à  leur  mari.  Mais  cessez  de  mettre  ainsi  à  l'épreuve  une 
passion  sincère.  Mademoiselle,  monsieur  votre  père  et  moi,  nous 
nous  sommes  entendus  sur  toutes  les  questions  d'intérêt... 

JULIE. 


Il  vous  atout  dit?... 

Tout!... 

Vous  le  savez  ruiné  ?. 

Ruiné!... 


DE    LA    BRIVE. 


JULIE. 


DE     LA    BRIVE. 


JULIE,     à  part. 

Ah!  je  suis  sauvée!  (Haut.)  Il  doit  environ  trois  cent  mille  francs. 

DE    LA    BRIVE. 

11...  doit...  trois...? 

JULIE. 

OÙ  serait  votre  dévouement? 

DE     LA    BRIVE,     à  part. 

Le  dévouement!  c'est  de  l'épouser...  Si  elle  croit  que  l'on  peut 
se  donner  gratis  un  pareil  vis-à-vis  pour  le  reste  de  ses  jours!.., 

JULIE. 

N'en  SLiis-je  pas  le  prix? 


LE    FAISEUR.  549 

DE    LA   BRIVE. 

Méricourt  est  incapable  de  m' avoir... 

JULIE. 

Ah!  vous  ne  m'aimez  pas!... 

DE    LA   BRIVE,    à  part. 

Oh!  j'ai  donné  dans  cette  invention  de  roman  !  (Haut.)  î^uand 
même  votre  père  devrait  des  millions,  je  vous  épouserais  toujours, 
car  je  vous  aime.  Ah!  vous  jouez  très-bien  la  comédie,  et  je  ne 
m'en  dédis  pas  :  vous  serez  une  délicieuse  ambassadrice... 

SCÈNE  XI 

Les  MÊMES,   JUSTIN,    PIERQUIN. 

JUSTIN,    à  Julie. 

Mademoiselle,  M.  Pierquin  veut  parler  à  monsieur  votre  père  (Bas.) 
à  propos  de  M.  de  la  Brive,  je  crois. 

JULIE. 
Mon  père  est  par  là.    (Elle  montre  les  appartements.) 
PIERQUIN. 

Mademoiselle,  je  sais  votre  serviteur. 

DE   LA  BRIVE. 
Pierquin  ici!    (Il  se  retourne  et  va  lorgner  des  tableaux.! 
PIERQUIN,    à  part. 

Oh!  mais  c'est  mon  Michonnin!...  tout  est  perdu!  Et  moi  qui, 
sachant  qu'on  le  marie  avec  une  héritière,  venais  pour  ravoir  ses 
lettres  de  change...  Ce  diable  de  Mercadet  a  du  bonheur,  il  a  su 
l'attirer  chez  lui!... 

JULIE,    à  Pierquin. 

Vous  connaissez  monsieur? 

PIERQUIN. 

Petite  rusée!  je  vois  que  vous  êtes  du  complot,  et  vous  le  gar- 
dez. (A  part.)  Oh!  je  devrais  avoir  une  jolie  nièce! 

JULIE. 

Qui  est-ce? 


550  THÉÂTRE. 

PIERQUIN. 

Michonnin!  un  débiteur  introuvable.  Ne  le  lâchez  pas,  je  vais 
aller  chercher  le  garde  de  commerce! 

JULIE, 

Pour  M.  de  la  Brive  ? 

,  PIERQUIN. 

Michonnin,  pour  nous! 

JULIE. 

Ce  monsieur  n*est  pas  riche  ? 

PIERQUIN. 

Un  gibier  de  Clichy,  qui  a  ses  meubles  sous  le  nom  d'un  ami... 

JULIE. 

Ah!    (EUe  rit.) 

PIERQUIN,    à  part. 

Ah  I  Mercadet  m'a  volé.  (AjuUe.)  Amusez-le,  et  votre  père  pourra 
me  payer  quarante-sept  mille  francs;  car,  une  fois  coffré,  ce 
gaillard-là  se  fera  délivrer  par  quelque  belle  dame.  (  Justin  revient.  ) 

JULIE,    à  part. 

Marié  et  coffré,  c'est  trop  d'un  ! 

JUSTIN,    à  Pierquin. 

Monsieur  est  occupé,  vous  le  savez,  du  mariage  de  mademoi- 
selle, et  vous  prie  de  l'excuser... 

PIERQUIN. 

Et  avec  qui? 

JUSTIN. 
Mais  avec  ce  monsieur-là.    (  II  montre  de  la  Brlve.  ) 
PIERQUIN. 

Oh!  (A  part.)  C'est  marier  deux  faillites  ensemble.  Va-t-on  rire  à 
la  Bourse!...  J'y  cours,  (ii  sort.) 

SCÈNE  XII 

JULIE,    DE    LA  BRIVE. 

JULIE. 

Monsieur,  vous  nommez-vous  ^Michonnin?... 


LE    FAISEUR.  551 

DE   LA    BRIVE. 

Oui,  mademoiselle,  c'est  le  nom  de  notre  famille;  mais  nous 
avons  fait  comme  tant  d'autres,  et,  depuis  dix  ans,  nous  nous  nom- 
mons de  la  Brive,  en  mettant  une  M  devant.  C'est  plus  joli.  La 
Brive  est  une  charmante  petite  terre  achetée  par  mon  grand- 
père... 

JULIE. 

Cet  homme  dit-il  vrai  en  disant  que  vous  avez  des  dettes? 

DE    LA  BRIVE. 

Oh!, très-peu,  des  misères;  je  les  ai  déclarées  à  votre  père... 

JULIE. 

Ainsi,  monsieur,  vous  m'épouserez  par  amour?  (a  part.)  Rions 
un  peu.  (Haut.)  Et  pour  ma  dot? 

DE    LA    BRIVE. 

Mademoiselle,  vous  trouverez  en  moi  le  mari  le  plus  aimant,  le 
plus  aimable.  Socialiste,  occupé  des  intérêts  les  plus  graves  de  la 
politique,  et  tout  à  mon  ambition,  je  vous  laisserai  maîtresse  de... 
de  votre  fortune.... 

JULIE. 

Eh!  monsieur,  je  suis  sans  fortune.  (Mercadet  paraît.) 


SCENE   XIII 

Les  Mêmes,  MERCADET. 

MERCADET. 

Ma  fille,  voilà  donc  l'effet  de  votre  passion  pour  ce  jeune  Minardî 
elle  vous  pousse  à  calomnier  votre  père,  à... 

JULIE. 

A  éclairer  M.  Michonnin,  qui,  se  trouvant  perdu  de  dettes,  ne 
doit  pas,  ne  peut  pas  épouser  une  fille  sans  fortune... 

MERCADET. 

Monsieur  se  nomme  Michonnin? 

JULIE. 

Michonnin  de  la  Brive... 

MERCADET.' 

Laisse-nous,  ma  fille... 


552  THÉÂTRE. 

JULIK,    bas,  à  son  père. 

Pierquin  est  sorti  pour  faire  arrêter  monsieur;  j'espère  que  vous 
ne  le  souffrirez  pas.  Quel  rôle  aurais-je  joué?... 

MERCADET  .  tire  sa  montre. 

Le  soleil  est  couché.  Pierquin  a  vu  monsieur? 

JULIE. 

Oui. 

MERCADET. 

Le  diablQ  entre  dans  mon  jeu.  (  Juiie  sort.) 

SCÈNE  XIV 

DE   LA  BRIVE,   MERCADET. 

DE   LA   BRIVE,    à  part. 

La  noce  est  faite  !  Je  suis  plus  que  socialiste,  je  deviens  com- 
muniste ! 

MERCADET,   à  part. 

Trompé  comme  à  la  Bourse!  par  Méricourt,  l'ami  de  ma  femme! 
C'est  à  ne  plus  se  fier  à  Dieu!... 

DE     LA    BRIVE,    à  part. 

Soyons  digne  de  nous-même  !... 

MERCADET,    à   part. 

11  y  a  de  la  légèreté  dans  son  fait.  Prenons-le  de  haut.  (Haut.) 
Monsieur  Michonnin,  votre  conduite  est  plus  que  blâmable!... 

DE    LA    BRIVE. 

En  quoi,  monsieur?  Ne  vous  ai-je  pas  dit  que  j'avais  des  dettes? 

MERCADET. 

Soit.  On  peut  avoir  des  dettes:  mais  où  est  située  votre  terre?... 

DE    LA    BRIVE. 

Dans  les  Landes. 

MERCADET. 

Elle  consiste  ? 

DE    LA    BRIVE. 

En  sables  plantés  de  sapins... 


LE  FAISEUR.  CÎ5S 

MERCADET. 

De  quoi  faire  des  cure-dents! 

DE    LA    BRIVE, 

A  peu  près. 

MERCADET. 

Cela  vaut? 

DE    LA    BRIVE. 

Trente  mille  francs. 

MERCADET. 

Et  c'est  hypothéqué  de...? 

DE    LA    BRIVE. 

Quarante-cinq  mille. 

MERCADET. 

Vous  avez  eu  ce  talent-là?... 

DE    LA    BRIVE. 

Oui. 

MERCADET. 

Peste!  ce  n'est  pas  maladroit  :  et  vos  marais...? 

DE    LA    BRIVE. 

Touchent  à  la  mer. 

MERCADET. 

Ainsi,  c'est  tout  bonnement  l'Océan? 

DE    LA    BRIVE. 

Les  gens  du  pays  ont  eu  la  méchanceté  de  le  dire,  et  mes  em- 
prunts se  sont  arrêtés  net. 

MERCADET. 

Il  eût  été  très-difficile  de  mettre  la  mer  en  actions. 

DE    LA    BRIVE. 

Oh  !  ce  n'est  pas  la  mer  à  boire  ! 

MERCADET. 

Non,  mais  à  faire  avaler  I  Monsieur,  entre  nous,  votre  moralité 
me  semble... 

DE    LA    BRIVE. 


Assez! 
Hasardée  1 


MERCADET. 


554  THÉÂTRE. 

DE    LA    BRIVE. 

Oh!...  monsieur,  si  ce  n'est  qu'entre  nous... 

MERCADET. 

^ous  mettez,  d'après  une  note  que  j'ai  vue  sur  certains  dossiers, 
tout  votre  mobilier  sous  le  nom  d'un  ami,  vous  signez  vos  lettres 
de  change  Michonnin,  et  vous  ne  portez  que  le  nom  de  la  Brive. 

DE     LA    BRIVE. 

Eh  bien,  monsieur,  après? 

MERCADET. 

Après?...  On  peut  vous  faire  un  fort  méchant  parti. 

DE    LA    BRIVE. 

Monsieur,  n'allez  pas  trop  loin,  je  suis  votre  hôte... 

MERCADET. 

Vous  vouliez,  à  l'aide  de  ces  subterfuges  entrer  dans  une  famille 
respectable,  y  abuser  de  la  confiance  d'un  père  et  d'une  mère... 
Vous  avez  feint  d'aimer  ma  fille...  (a  part.)  On  peut  exploiter  ce 
garçon-là;  il  a  de  la  tenue,  il  est  élégant,  spirituel...  (Haut.)  Vous 
êtes  une... 

DE    LA    BRIVE. 

Ne  dites  pas  le  mot,  il  vous  coûterait  la  vie... 

MERCADET. 

La  vie!  Vous  êtes  mon  hôte,  monsieur... 

DE    LA    BRIVE. 

Après  tout,  monsieur,  votre  fille  avait-elle  une  dot? 

MERCADET. 

Monsieur... 

DE    LA    BRIVE,    à  part. 

Je  le  vaux  bien  et  je  suis  le  plus  fort.  (Haut.)  Oui,  monsieur, 
aviez-vous  deux  cent  mille  francs?... 

MERCADET. 

Les  vertus  de  ma  fille... 

DE    LA    BRIVE. 

Ah!  vous  n'aviez  pas  deux  cent  mille  francs?...  Et  moi,  j'enga- 
geais ma  précieuse  liberté!  Ne  suis-je  pas  un  capital?  vous  vouliez 
escroquer  un  gendre  !... 

MERCADET. 

Le  mot  est  fort. 


LE   FAISEUR  555 

DE    LA    BRIVE. 

Vous  le  méritez... 

MERCADET,    à  part. 

Il  a  de  l'aplomb!... 

DE    LA    BRIVE. 

Et,  je  le  vois,  vous  abusiez  de  mon  inexpérience.  Je  pourrais 
aussi  me  plaindre. 

MERCADET. 

L'inexpérience  d'un  homme  qui  emprunte  sur  des  sables  une 
somme  de  soixante  pour  cent  au  delà  de  leur  valeur!... 

DE    LA    BRIVE. 

Avec  du  sable,  on  fait  du  cristal. 

MERCADET. 

C'est  une  idée  ! 

DE    LA    BRIVE. 

Vous  voyez,  monsieur,  que  nos  moralités  se  ressemblent!  (Mou- 
vement de  Mercadet.)  Ahî  entre  DOUS... 

MERCADET,    à  part. 

Je  vais  l'aplatir!...  (Haut.)  C'est  ce  qui  vous  trompe,  monsieur  : 
vous  êtes  mon  débiteur,  et  je  vous  tiens.  Ah  !  j'ai  sur  vous  pour 
quarante-huit  mille  francs  de  lettres  de  change,  intérêts  et  frais,  à 
moi  cédés  par  Pierquin,  et  je  puis  vous  faire  coffrer  pendant  cinq 
ans. 

DE    LA    BRIVE. 

Je  serais  alors  votre  hôte. 

MERCADET. 

Ah!  vous  le  prenez  sur  ce  ton-là!  Mais  vous  vous  moquez  donc 
de  votre  dette,  de  votre  signature  ? 

DE    LA    BRIVE. 

Et  vous? 

MERCADET,    à  part. 

Voilà  mon  affaire!  (Haut.)  Dans  quelle  situation  êtes-vous,  la, 
vraiment? 

DE    LA    BRIVE. 

Désespérée...  Méricourt  me  marie  parce  que  je  lui  dois  trente 
mille  francs  au  delà  de  la  valeur  de  mon  mobilier. 


656  THEATRE. 

MERCADET. 

Compris.  Je  ne  m'amuserai  pas  à  vous  faire  de  la  morale;  vous 
aimeriez  mieux  un  billet  de  mille... 

DE    LA    BRIVE. 

Oh!  soyez  mon  beau-père!... 

MERCADET. 

Non,  nos  deux  misères  feraient  une  trop  grande  pauvreté;  mais 
écoutez-moi... 

SCÈNE  XV 

Les   MÊMES,  MADAME  MERCADET. 

MADAME    MERCADET,    à  Meicadet. 

Ce  monsieur  dîne-t-il  toujours?... 

MERCADET. 

Certainement.  Dans  les  circonstances  difficiles,  le  dîner  porte 
conseil,  (a  part.)  Il  faut  que  je  le  grise  pour  le  connaître  à  fond. 

DE    LA    BRIVE. 

J'ai  l'appétit  de  mon  désespoir... 

MERCADET. 

Dînons! 

MADAME    MERCADET. 

J'entends  la  voiture  de  Verdelin  ! 

MERCADET. 

Que  dire  à  Verdelin? 

SCÈNE   XVI 

Les  Mêmes,  VERDELIN,  JUSTIN,  en  grande  tenue. 

JUSTIN. 

M.  Verdelin. 

VERDELIN,    à  Mercadet. 

Je  n'amène  point  madame  Verdelin,  et  je  ne  sais  même  pas  si  je 
puis  dîner  avec  toi. 


LE  FAISEUR.  5S1 

MERCADET,    à  part. 

11  est  furieux.  (Haut.)  La  main  aux  dames!  (a  sa  femme.)  Laisse- 
nous.  (A  VerdoUn.)  Eh  bien,  qu'as-tu?...  (Madame  Mercadet  et  de  la 
Brive  sortent.) 

VERDELIN. 


Est-ce  là  ton  gendre? 
Oui  et  non. 


MERCADET. 


VERDELIN. 

Voilà  ce  beau  mariage? 

MERCADET,    à  part. 

Il  sait  tout!  (Haut.)  Ce  mariage,  mon  cher  Verdelin,  n*a  plus 
lieu,  je  suis  trompé  par  Méricourt!  Méricourtl...  tu  sais  ce  qu'il 
nous  est?  Mais... 

VERDELIN. 

Mais  il  n'y  a  pas  de  mais!...  Tu  m'as,  ce  matin,  joué  une  de  tes 
comédies,  où  ta  femme  et  ta  fille  avaient  un  rôle,  pour  m' arracher 
mille  écus!  Je  m'en  doutais.  Eh  bien,  ce  n'est  ni  délicat  ni... 

MERCADET. 

N'achève  pas,  Verdelin!  Voilà  comme  on  juge  les  gens  dans  le 
malheur...  On  soupçonne  tout  chez  eux!...  Pourquoi  donc  t'aurais-je 
emprunté  ton  service?  pourquoi  donnerais-je  à  dîner?  Eussé-je 
habillé  ces  deux  femmes  sans  une  espérance?...  D'abord  qui  t'a  dit 
que  le  mariage  de  Julie  était  manqué?... 

VERDELIN. 

Pierquin,  que  j*ai  rencontré... 

MERCADET. 

Cela  se  sait  donc?... 

VERDELIN. 

Tout  le  monde  en  rit  !  Tu  as  ton  portefeuille  plein  de  créances 
sur  ton  gendre  !  Pierquin  m'a  dit  que  tes  créanciers  se  réunissent 
ce  soir  chez  Goulard  pour  agir  tous  demain  comme  un  seul  homme. 

MERCADET. 

Cq  soir!  —  Demain  !  Ah!  j'entends  sonner  le  glas  de  la  faillite L., 

VERDELIN. 

.  On  veut  débarrasser  la  Bourse,  auftint  qu'on  le  pourra,  de  tous 
les  faiseurs  d'affaires. 


€58  THÉÂTRE. 

MERCADET. 

Les  imbéciles!...  Ainsi,  demain,  on  m'emballerait? 

VERDELIN, 

Pour  Clichy,  dans  un  fiacre! 

MERCADET. 

Le  corbillard  du  spéculateur!...  Viens  dîner! 

VERDELIN. 

Le  dîner  me  coûte  trop  cher,  j'en  aurais  une  indigestion!  Merci! 

MERCADET. 

Demain,  la  Bourse  reconnaîtra  dans  Mercadet  un  de  ses  maîtres! 
Viens  dîner,  Verdelin,  viens  sans  crainte,  (a  part.)  Allons!  (Haut.) 
Oui,  toutes  mes  dettes  seront  payées!...  Et  la  maison  Mercadet 
remuera  des  millions!...  Je  serai  le  Napoléon  des  affaires... 

VERDELIN. 

Quel  homme  ! 

MERCADET. 

Et  sans  Waterloo. 

VERDELIN. 

Et  des  troupes?... 

MERCADET, 

Je...  je  payerai!  Que  peut-on  répondre  à  un  négociant  qui  dit  : 
«  Passez  à  la  caisse!...  » 

VERDELIN. 

Je  dîne  alors,  et  je  suis  enchanté.  Vivat  Mercadetus,  speculatorum 
imperator! 

MERCADET,    à    part. 

Il  Ta  voulu!...  Demain,  je  trône  sur  des  millions,  ou  je  me 
couche  dans  les  draps  humides  de  la  Seine  1 


ACTE    QUATRIEME 


SCÈNE    PREMIÈRE 

MERCADET,   JUSTIN. 

MERCADET,     il   sonne. 

Sachons  avant  tout  Teffet  qu'ont  produit  mes  mesures... 

JUSTIN. 

Monsieur?.., 

MERCADET. 

Justin,  je  désirerais  que  Parrivée  de  M.  Godeau  fût  tenue  secrète... 

JUSTIN. 

Oh!  monsieur,  vous  êtes  perdu,  alors...  M.  Brédif  est  déjà  sorti... 
Le  tapage  que  cette  berline  a  fait  cette  nuit,  en  entrant  dans  la 
cour  à  deux  heures  du  matin,  a  réveillé  tout  le  monde,  et 
M.  Brédif  le  premier!  Dans  le  premier  moment,  il  a  cru  que  mon- 
sieur partait  pour  Bruxelles... 

MERCADET. 

Allons  donc!  je  paye... 

JUSTIN. 

Monsieur  se  dérange  ! 

MERCADET. 

Tu  te  crois  déjà  mon  secrétaire!...  Je  te  pardonne,  Justin,  car  tu 
me  comprends... 

JUSTIN. 

Cette  berline  est  énormément  crottée,  monsieur;  mais  le  père 
Grumeau  a  remarqué  qu'elle  n'avait  pas  apporté  de  bagages... 

MERCADET. 

Godeau  avait  tellement  hâte  de  venir  ici  réparer  ses  torts  envers 
moi,  qu'il  a  laissé  ses  colis  au  Havre.  Il  arrive  de  Calcutta  avec  une 


660  THÉÂTRE. 

riche  cargaison;  mais  sa  femme  est  restée...  Oui,  il  a  fini  par 
épouser  la  personne  de  laquelle  il  avait  un  fils,  et  qui  a  eu  le 
dévouement  de  raccompagner... 

JUSTIN. 

Il  est  fort  heureux  que  monsieur  ait  passé  la  nuit  à  travailler» 
car  il  a  pu... 

MERCADET. 

Recevoir  Godeau!  vous  remplacer!...  Vous  avez  fait  bombance I 
vous  vous  êtes  grisé,  monsieur  Justin!... 

JUSTKN. 

Nous  n'avons  bu  que  ce  qui  restait  !.., 

MERCADET. 

Si  tu  pouvais  faire  croire  qu'il  n'y  a  pas  de  Godeau,  ça  modé- 
rerait l'ardeur  de  mes  créanciers,  et  je  pourrais  traiter  avec  eux  à 
des  conditions  tolérables... 

JUSTIN,    à  part. 

Est-il  fin!  Si  cet  homme-là  n'est  pas  riche,  ce  sera  une  injustice 
du  diable! 

MERCADET. 

Envoie  le  père  Grumeau  chez  mon  courtier  marron... 

JUSTIN. 

M.  Berchut!  rue  des  Filles-Saint-Thomas...  A  celui-là,  le  père 
Grumeau  peut  annoncer  l'arrivée  de  M.  Godeau?... 

MERCADET. 

Justin,  tu  feras  fortune.  Allons!  veille  à  ce  que  personne  ne  me 
dérange,  jusqu'à  ce  que  je  t'aie  sonné. 

SCÈNE   II 

MERCADET,    seul. 

Quand  Mahomet  a  eu  trois  compères  de  bonne  foi  (les  plus  dif- 
ficiles à  trouver),  il  a  eu  le  monde  à  lui!  J'ai  déjà  Justin.  Le  second?... 
on  ne  peut  pas  l'abuser!  Si  l'on  croit  à  l'arrivée  de  Godeau,  je 
gagne  huit  jours,  et  qui  dit  huit  jours  dit  quinze  en  matière  de 
payement.  Je  vais  acheter,  sous  le  nom  de  Godeau,  pour  trois  cent 
mille  francs  d'actions  de  la  basse  Indre,  ce  matin,  tout  à  l'heure. 


LE  FAISEUR.  561 

avant  Verdelin.  Et  alors,  quand  Verdelin,  qui  me  croyait  hors  d*état 
de  lui  faire  concurrence,  et  qui  n'a  pas  eu  l'idée  de  m'intéresser 
dans  cette  affaire,  en  demandera,  mon  gaillard  déterminera  la 
hausse  I...  D'ailleurs,  cette  nuit,  j'ai  écrit  une  lettre,  au  nom  de 
plusieurs  actionnaires,  pour  exiger  la  publicité  du  rapport  que  l'ar- 
gent de  Verdelin  retarde...  Berchut  fera  paraître  cette  lettre  dans 
tous  les  journaux;  en  peu  de  temps,  les  actions  vont  s'élever  à 
vingt-cinq  pour  cent  au-dessus  du  pair  :  j'aurai  six  cent  mille  francs 
de  bénéfice.  Avec  trois  cent  mille,  je  paye  l'achat.  Avec  les  trois 
cent  mille  autres,  je  désintéresse  mes  créanciers.  Oui,  mon  Godeau 
leur  arrachera  bien  une  petite  remise  de  quatre-vingt  mille  francs. 
Libéré  de  ma  dette,  je  deviens  le  roi  de  la  place!  (Use  promène 
majestueusement.)  J'ai  OU  de  Taudace  !...  Aller  demander  moi-même 
une  berline  chez  un  carrossier  des  Champs-Elysées,  comme  si  je 
voulais  partir  nuitamment!  Ce  diable  de  postillon,  que  je  guettais, 
a  failli  tout  compromettre  par  ses  remercîments.  Le  pourboire  était 
trop  fort!  Une  faute!  Allons,  à  nous  deux!  (n  ouvre  la  port©  de  sa 
chambre.)  Michounin!  le  garde  du  commerce L.. 


SCENE  III 

MERGADET,    DE    LA    BRIVE,     il  entre  effrayé. 
MERCADET. 

Rassurez-vous!...  c'était  pour  vous  bien  réveiller!... 

DE    LA    BRîVE. 

Monsieur,  l'orgie  est  pour  mon  intelligence  ce  qu'est  un  orage 
pour  la  campagne,  ça  la  rafraîchit,  elle  verdoie!  et  les  idées  pous- 
sent, fleurissent!...  In  vino  varietas!... 

MERCADET. 

Hier,  mon  cher  ami,  nous  avons  été  malheureusement  interrom- 
pus dans  notre  conversation  d'affaires... 

DE    LA    BRIVE. 

Beau-père,  je  me  la  rappelle  parfaitement.  Nous  avons  reconnu 
que  nos  maisons  ne  pouvaient  plus  tenir  leurs  engagements...  Nous 
allons...  (en  style  de  coulisse)  être  exécutés.  Vous  avez  le  malheur 
xviii.  36 


562  THÉÂTRE. 

d'être  mon  créancier,  et,  moi,  j'ai  le  bonheur  d'être  votre  débiteur 
pour  quarante-sept  mille  deux  cent  trente-trois  francs  et  des  cen- 
times... 

MERCADET. 

Vous  n*avez  pas  la  tête  lourde! 

DE    LA    BRIVE. 

Rien  de  lourd,  ni  dans  les  poches,  ni  dans  la  conscience!  Que 
peut-on  me  reprocher?  En  mangeant  ma  fortune,  j'ai  fait  gagner 
tous  les  commerces  parisiens,  même  ceux  qu'on  ne  connaît  pas  ! 
Nous,  inutiles!...  nous,  oisifs!...  Allons  donc!...  Nous  animons  la 
circulation  de  Fargent... 

MERCADET. 

Par  l'argent  de  la  circulation!... 

DE    LA    BRlVE. 

Oui,  lorsque  je  n'en  ai  plus  eu,  je  l'ai  payé  cher  :  n'est-ce  pas 
l'honorer?  On  en  a  fait  un  dieu,  je  n'ai  pas  lésiné  sur  les  frais  du 
culte!... 

MERCADET. 

Oh!  vous  avez  bien  toute  votre  intelligence I... 

DE    LA    BRIVE. 

Je  n*ai  plus  que  celai 

MERCADET. 

C'est  notre  hôtel  des  Monnaies.  Eh  bien,  dans  la  disposition  où 
je  vous  vois,  je  serai  bref. 

DE   LA    BRIVE. 

Alors,  je  m'assieds,  papa!  car  vous  m'avez  furieusement  l'air, 
comme  nous  disons,  nous  autres  genllemen-riders,  de  marcher  sur 
votre  longe!... 

MERCADET. 

En  affaires,  on  a  le  droit  d'être  habile...  (De  la  Brive  fait  un  signe.) 
L'excessive  habileté  n'est  pas  l'indélicatesse,  l'indélicatesse  n'est 
pas  la  légèreté,  la  légèreté  n'est  pas  l'improbité,  mais  tout  cela 
s'emboîte  comme  des  tubes  de  lorgnette... 

DE    LA    BRIVE,   à  part. 

Il  ne  m'a  pas  grisé  pour  moi  ! 


LE   FAISEUR.  563 

MERCADET. 

Enfin,  les  nuances  sont  imperceptibles,  et,  pourvu  qu'on  s'arrête 
juste  au  Gode,  si  le  succès  arrive... 

DE    LA    BRIVE. 

Ah!  pardieu,  le  succès!...  je  l'ai  déjà  dit,  et  le  mot  a  réussi... 
le  succès  est  souvent  un  grand  gueux  !... 

MERCADET. 

Nos  esprits  sont  jumeaux! 

DE    LA    BRIVE.  ^ 

Monsieur,  sur  le  terrain  où  nous  sommes,  beaucoup  de  gens 
d'esprit  se  rencontrent. 

MERCADET. 

Je  vous  vois  sur  la  pente  dangereuse  qui  mène  à  cette  audacieuse 
habileté  que  les  sots  reprochent  aux  faiseurs!...  Vous  avez  goûté 
aux  fruits  acides,  enivrants  du  plaisir  parisien.  La  vanité  vous  en- 
fonce en  plein  cœur  l'acier  de  ses  griffes!  Vous  avez  fait  du  luxe  le 
compagnon  inséparable  de  votre  existence  !  Pour  vous,  Paris  com- 
mence à  l'Étoile  et  finit  au  Jockey-Club  I  Paris,  pour  vous,  c'est  le 
monde  des  femmes  dont  on  parle  trop  ou  dont  on  ne  parie  pas... 

DE    LA   BRIVE. 

Oh!  oui. 

MERCADET. 

C'est  la  capiteuse  atmosphère  des  gens  d'esprit,  du  journal,  du 
théâtre  et  des  coulisses  du  pouvoir,  vaste  mer  où  l'on  pêche  !  Ou 
continuer  cette  existence,  ou  vous  faire  sauter  la  cervelle... 

DE    LA    BRIVE. 

Non!  la  continuer  sans  me... 

MERCADET. 

Vous  sentez-vous  le  génie  de  vous  soutenir,  en  bottes  vernies,  à 
la  hauteur  de  vos  vices?  de  dominer  les  gens  d'esprit  par  la  puis- 
sance du  capital,  par  la  force  de  votre  intelligence?  Aurez-vous 
toujours  le  talent  de  louvoyer  entre  ces  deux  caps  où  sombre  l'élé- 
gance :  le  restaurant  à  quarante  sous  et  Clichy?... 

DE    LA    BRIVE. 

Mais  VOUS  entrez  dans  ma  conscience  comme  un  voleur,  vous 
êtes  ma  pensée  !  Que  voulez-vous  de  moi  ? 


564  THÉÂTRE. 

MERCADET. 

Je  veux  VOUS  sauver  en  vous  lançant  dans  le  monde  des  affaires. 

DE    LA    BRIVE. 

Par  où  ? 

MERCADET. 

Soyez  l'homme  qui  se  compromettra  pour  moi... 

DE    LA    BRIVE. 

Les  hommes  de  paille  peuvent  brûler... 

^  MERCADET.. 

Soyez  incombustible. 

DE    LA    BRIVE. 

Comment  entendez-vous  les  parts  ? 

MERCADET. 

Essayez!  servez-moi  dans  la  circonstance  désespérée  oii  je  me 
trouve,  et  je  vous  rends...  vos  quarante-sept  mille  deux  cent  trente- 
trois  francs  soixante-dix-neuf  centimes...  Entre  nous,  la,  vraiment, 
il  ne  faut  que  de  l'adresse... 

DE    LA    BRIVE. 

Au  pistolet,  à  l'épée...? 

MERCADET. 

Il  n'y  a  personne  à  tuer.  Au  contraire... 

DE    LA    BRIVE. 

Ça  me  va. 

MERCADET. 

11  faut  faire  revivre  un  homme. 

DE    LA    BRIVE. 

Ça  ne  me  va  plus!  Mon  cher  ami,  le  Légataire,  la  cassette 
d'Harpagon,  le  petit  mulet  de  Sganarelle,  enfin  toutes  les  farces 
qui  nous  font  rire  dans  l'ancien  théâtre,  sont  aujourd'hui  très-mal 
prises  dans  la  vie  réelle.  On  y  mêle  des  commissaires  de  police, 
que,  depuis  l'abolition  des  privilèges,  l'on  ne  rosse  plus. 

MERCADET. 

Et  cinq  ans  de  Glichy,  hein?  quelle  condamnation  !... 

DE    LA    BRIVE. 

Au  fait,  c'est  selon  ce  que  vous  ferez  faire  au  personnage!... 
car  mon  honneur  est  intact  et  vaut  la  peine  de... 


LE   FAISEUR.  565 

MERCADET. 

Vous  voulez  le  bien  placer,  mais  nous  en  aurons  trop  besoin  pour 
n'en  pas  tirer  tout  ce  qu'il  vaut!  Voyez-vous!  tant  que  je  ne  serai 
pas  tombé,  je  conserve  le  droit  de  fonder  des  entreprises,  de  lan- 
cer des  affaires.  On  nous  a  tué  la  prime.  Les  commandites  expirent 
de  la  maladie  du  dividende,  mais  notre  esprit  sera  toujours  plus 
fort  que  la  loi!  On  ne  tuera  jamais  la  spéculation.  J'ai  compris 
mon  époque  !  Aujourd'hui,  toute  affaire  qui  promet  un  gain  immé- 
diat sur  une  valeur...  quelconque,  même  chimérique,  est  faisable! 
On  vend  l'avenir,  comme  la  loterie  vendait  le  rêve  de  ses  chances 
impossibles.  Aidez-moi  donc  à  rester  assis  autour  de  cette  table 
toujours  servie  de  la  Bourse,  et  nous  nous  y  donnerons  une  indi- 
gestion !  Car,  voyez-vous,  ceux  qui  cherchent  des  millions  les  trou- 
vent très-difficilement,  mais  ceux  qui  ne  les  cherchent  pas  n'en 
ont  jamais  trouvé  ! 

DE    LA    BRIVE,    à  part. 

On  peut  se  mettre  dans  la  partie  de  monsieur  ! 

MERCADET. 

Eh  bien? 

DE    LA    BRIVE. 

Vous  me  rendrez  mes  quarante-sept  mille  livres? 

MERCADET. 

Tes,  sir! 

DE    LA    BRIVÈ. 

le  ne  serai  que  très-habile! 

MERCADET. 

Ouh!  ouhl...  Léger!  Mais  cette  légèreté  sera,  comme  disent  les 
Anglais,  du  bon  côté  de  la  loi  ! 

DE    LA    BRIVE. 

De  quoi  s'agit-il? 

MERCADET. 

D'être  quelque  chose  comme  un  oncle  d'Amérique,  un  associé 
dans  les  Indes. 

DE    LA    BRIV^ 

Si  ce  n'est  que  cela  ! 


366  THÉÂTRE. 

MERCADET. 

Vous  achèterez  des  actions  en  baisse  pour  les  vendre  en  hausse. 

DE    LA    BRIVE. 

Verbalement  ! 

MERCADET. 

J'ai  la  signature  sociale  !  Mon  associé,  car  nous  sommes  toujours 
associés,  s'en  est  servi  pour  endosser  les  effets  qu'il  m'a  pris 
en  1830;  j'ai  bien  le  droit  d'en  user  aujourd'hui  contre  lui... 

DE    LA    BRIVE. 

Quien,  parbleu!... 

MERCADET. 

Du  moment  que  personne  ne  vous  trouvera,  ne  vous  reconnaîtra... 

DE    LA    BRIVE. 

Je  cesserai,  d'ailleurs,  le  personnage  dès  que  je  vous  en  aurai 
donné  pour  quarante-sept  mille  deux  cent  trente-trois  francs 
soixante-dix-neuf  centimes. 

MERCADET. 

Du  bruit?  Justin  écoute!    (Très-haut.)   Rentre,   Godeau,   tu  me 

perds.   Allons!    repose-toi!...    (nie  pousse  dans  la  chambre.) 

SCÈNE   IV 

MERCADET,   JUSTIN,  BERCHUT. 

JUSTIN,    à  travers  la  porte. 

Monsieur,  c'est  M.  Berchut. 

MERCADET,    ouvrant  la  porte. 

Bonjour,  Berchut.  Il  y  a  eu  de  la  baisse  hier  sur  les  actions  de 
la  basse  Indre. 

BERCHUT. 

Énorme!  M.  Verdelin  en  a  fait  vendre  quelques-unes  à  vingt- 
cinq  pour  cent  au-dessous  du  versement!  La  panique  ira,  ce 
matin,  on  ne  sait  où  î 

MERCADET. 

Si,  à  la  petite  Bourse,  ces  actions  baissaient  de  quinze  pour  cent 
sur  le  cours  d'hier,  je  prends  deux  mille  actions. 


LE   FAISEUR.  567 

BERCHUT    tire  son  carnot  et  calcule. 

Ce  serait  alors  trois  cent  mille  francs. 

MERCADET. 

C'est  ce  que  j'ai  calculé  !  Au  pair,  elles  vaudront  six  cent  mille 
francs. 

BERCHUT. 

A  quel  terme,  et  comment  me  couvrirez-vous? 

MERCADET. 

Une  couverture?...  fi  donc!  Je  traite  ferme.  Apportez-moi  les 
actions,  je  paye! 

BERCHUT. 

Dans  la  situation  où  vous  êtes,  vous  achetez  évidemment  pour 
Oodeau. 

MERCADET. 

Godeau! 

BERCHUT. 

Je  le  sais  arrivé... 

MERCADET. 

Chut!  je  suis  perdu,  si  l'on  vient  à  savoir...  Qui  vous  a  dit  cela? 

BERCHUT. 

Votre  portier,  que  mon  commis  a  fait  causer. 

MERCADET. 

Ah!  j'ai  oublié  de  lui  sceller  la  bouche  d'une  pièce  d'or. 

BERCHUT. 

Eh  bien,  envoyez  donc  sa  voiture  chez  un  carrossier.  Si  vos 
créanciers  (car  je  vous  comprends,  vous  allez  liquider),  s'ils  la 
voient,  ils  seront  intraitables... 

MERCADET. 

Ohl  pour  avoir  de  l'argent  sur-le-champ,  ils  feront  bien  quel- 
ques petits  sacrifices.  L*argent  vivant!... 

BERCHUT. 

Oui,  ça  se  paye!...  (a  part.  )  11  y  a  toujours  à  gagner  avec  ce 
diable  d'homme-là...  Montrons-nous  bien!  (Haut.)  Dites  donc.  Mer- 
cadet,  si  c'est  pour  Godeau... 


MERCADET,    à  part. 


Allons  donc!  hue!. 


668  THÉÂTRE. 

BERCHUT. 

Qu'il  me  donne  un  ordre  et  cela  suffirai 

MERCADET,    à  part. 

Sauvé!  (Haut.)  Il  dort,  mais,  dès  qu'il  sera  réveillé,  vous  aurez 
Tordre... 

BERCHUT. 

L'affaire  est  faite,  alors.  Goulardet  deux  autres  spéculateurs 
m'ont  donné  commission  de  vendre  à  tout  prix. 

MERCADET. 

A  terme?... 

BERCHUT. 

A  dix  jours. 

MERCADET. 

Eh  bien,  envoyez  les  actions  à  Duval,  car  Godeau,  mon  cher, 
m'a  fait  l'affront  de  le  prendre  pour  banquier... 

BERCHUT,    à  part. 

Et  il  a  eu  raison  ', 

MERCADET. 

C'est  mal,  mais  que  voulez-vous  que  je  dise?  Il  a  de  si  bonnes 
intentions  pour  moi!...  Pas  un  mot!...  Nous  allons  reprendre  les 
affaires!...  Je  vous  vois  d'ici  la  fin  de  l'année  cent  mille  francs  de 
courtages  chez  nous... 

BERCHUT. 

Puis-je  prendre  de  la  basse  Indre  pour  mon  compte?.., 

MERCADET,    à  part. 

Encore  un  compère  de  bonne  foi!...  (Haut.)  Oui,  mais  poussez 
roide  à  la  baisse  à  la  petite  Bourse!...  Tenez,  (n  lui  donne  une  lettre.), 
faites  insérer  cette  lettre  dans  tous  les  journaux,  et  annoncez-la 
lorsque  vous  aurez  acheté...  Entre  nous,  à  l'ouverture  de  la  grande 
Bourse,  il  y  aura  déjà  quinze  pour  cent  de  hausse I  Gardez-moi  le 
secret  sur  le  retour  de  Godeau,  niez-le I...  (a  part.)  II  va  le  tam- 
bouriner! 


LE    FAISEUR.  569 

SCÈNE    V 
MERCADET,    MADAME   MERGADET. 

MERCÂDET,    à  part. 

Boni  voilà  ma  femme I  Dans  ces  circonstances-là,  les  femmes  gâ- 
tent tout,  elles  ont  des  nerfs!  (Haut.)  Que  veux-tu,  madame  Mer- 
cadet?  Tu  as  une  figure  d'enterrement... 

MADAME    MERCADET, 

Monsieur,  vous  comptiez  sur  le  mariage  de  Julie  pour  raffermir 
votre  crédit  et  calmer  vos  créanciers,  mais  l'événement  d'hier  vous 
met  à  leur  merci... 

MERCADET. 

Eh  bien,  vous  n'y  êtes  pas,  vous!... 

MADAME   MERCADET. 

Puis-je  vous  être  utile? 

MERCADET,    à  part. 

Je  vais  me  défaire  d'elle  en  la  brusquant.  (Haut.)  Utile  !  vous! 
vous  vous  promenez  depuis  dix-huit  mois  avec  Méricourt,  et  vous 
ignorez  son  caractère  :  il  a  de  l'argent,  il  est  le  créancier  de  Mi- 
chonninl...  Vous  ne  serez  jamais  qu'une  bonne  femme  de  mé- 
nage!... M'être  utile!...  Ah!  oui,  tenez,  il  fait  un  temps  superbe  ! 
Demandez  une  magnifique  calèche,  habillez-vous,  vous  et  votre 
fille,  et...  allez  déjeuner  à  Saint-Gloud,  par  le  bois  de  Boulogne, 
vous  me  rendrez  ainsi  le  plus  grand  service... 

MADAME   MERGADET,    à  part. 

II  trame  quelque  chose  contre  ses  créanciers,  je  veux  tout  savoir. 

SCÈNE   VI 

Les  MÊMES,  JULIE,  puis  MINARD. 

MERCADET,    à  sa  fiUe  qui   traverse  le  théâtre. 

Allez-vous  vous  envoler  ainsi  par  les  appartements?  Je  veux  y 
être  seul  avec  mes  créanciers... 


o70  THÉÂTRE. 

JULIE,    qui  revient  suivie  de  Minard. 

Mon  père,  c'est  que  c'est...  Adolphe. 

MERCADET. 

Eh  bien,  monsieur,  venez-vous  encore  me  demander  ma  fille  ? 

JULIE. 

Oui,  papa. 

MINARD. 

Oui,  monsieur.  Tai  déclaré  mon  attachement  à  M.  Duval,  qui, 
depuis  neuf  ans,  me  sert  de  père,  et,  comme  il  a  vu  naître  made- 
moiselle Julie,  il  a  fort  approuvé  mon  choix.  «  C'est,  comme  sa 
mère,  a-t-il  dit,  un  trésor  d'honneur,  de  qualités  solides,  et  une 
personne  sans  ambition...  »  Mademoiselle  Julie  m'a  pardonné 
d'avoir  eu  peur  pour  elle  de  la  misère... 

MERCADET. 

Vous  aviez  raison.  Je  ne  veux  pas  que  ma  fille  épouse  un  homme 
sans  fortune... 

MINARD. 

Mais,  monsieur,  j'avais,  sans  le  savoir,  une  petite  fortune... 

MERCADET. 

Ah  bah!... 

MINARD. 

En  me  confiant  à  M.  Duval,  ma  mère  lui  avait  remis  une  somme 
que  ce  bon  Duval  a  fait  valoir  au  lieu  de  la  consacrer  à  mon  en- 
tretien. Ce  petit  capital  se  monte  maintenant  à  trente  mille  francs... 
En  apprenant  le  malheur  qui  vous  arrive,  j'ai  prié  M.  Duval  de 
me  confier  cette  somme,  et  je  vous  l'apporte,  monsieur,  car,  quel- 
quefois, avec  des  à-compte,  on  arrange... 

MADAME   MERCADET,    s'essuyant  les  yeux. 

Bon  jeune  homme!... 

JULIE,    eUe  serre  la   main  de  Minard. 

Bien,  bien,  Adolphe!... 

MERCADET. 

Trente  mille  francs!...  (a  part.)  On  pourrait  les  tripler  en  ache- 
tant des  actions  du  gaz  Verdelin,  et  il  y  aurait  moyen  d'arriver!..- 
Non  !  non  !  (a Minard.)  Enfant,  vous  êtes  dans  l'âge  du  dévouement... 
Si  je  pouvais  payer  cent  mille  écus  avec  trente  mille  francs,  la 


LE   FAISEUR.  571 

fortune  de  la  France,  la  mienne,  celle  de  bien  du  monde  serait 
faite...  Non!  gardez  votre  argent. 

MINARD. 
Comment!  vous  me  refusez?   (Madame  Mercadet  l'embrasso.  ) 
MERCADET,    à  part. 

Je  les  ferais  bien  patienter  un  mois.  Je  pourrais,  par  quelques 
coups  d'audace,  raviver  des  valeurs  éteintes;  mais  Fargent  do  ces 
pauvres  enfants,  ça  me  serrerait  le  cœur...  On  ne  chiffre  pas  juste 
en  larmoyant...  On  ne  joue  bien  que  l'argent  des  actionnaires... 
Non,  non!  (Haut.)  Adolphe,  vous  épouserez  ma  fille... 

MINARD. 

Ah!  monsieur...  Julie,  ma  Julie  ! 

MERCADET. 

Quand  elle  aura  trois  cent  mille  francs  de  dot. 

MINARD. 

Ah!  monsieur,  où  nous  rejetez-vous? 

MERCAD^ET,    à  part. 

Je  ne  vendrai  les  deux  mille  actions  qu'à  vingt-cinq  pour  cent 
au-dessus  du  pair...  (Haut.)  Dans  un  mois;  et,  si  vous  voulez  me 
rendre  service...  (Minard  tend  le  portefeuille.)  Mais  serrez  donc  ce 
portefeuille!  Eh  bien,  emmenez  ma  femme  et  ma  fille,  (a  part.) 
Quelle  tentation  !  j'y  ai  résisté.  J'ai  eu  tort.  Enfin,  si  je  succombe, 
je  leur  ferai  valoir  ce  petit  capital,  je  leur  manœuvrerai  leurs 
fonds...  Ma  pauvre  fille  est  aimée...  Quels  cœurs  d'ori  Chers 
enfants,  je  les  enrichirai...  Allons  instruire  mon  Godeau.  (n  sort.) 


SCENE  VII 

Les  Mêmes,  hors  MERCADET. 

MINARD. 

Je  voudrais  tant  racheter  ma  faute  I 

MADAME    MERCADET. 

Ah!  monsieur  Adolphe,  le  malheflr  nous  sert  au  moins  à  recon- 
naître ceux  qui  nous  sont  vraiment  attachés... 


572  THÉÂTRE. 

JULIE, 

Je  ne  vous  remercie  pas,  car  j'ai  toute  la  vie  pour  cela  !  Mais, 
Adolphe,  ce  moment  où  j'ai  été  fière,  oh  !  bien  fière  de  vous,  sera 
pour  le  cœur  comme  un  diamant  qui  reluira  dans  les  fêtes  domes- 
tiques. 

MADAME     MERCADET. 

Ah!  mes  chers  enfants!...  si  votre  père  voulait  payer  ses  créan- 
ciers, s'il  voulait  renoncer  aux  affaires  et  aller  vivre  à  la  campagne, 
que  nous  manquerait-il  pour  être  heureux?...  Oh  !  comme  je  sou- 
pire après  une  honnête  et  calme  obscurité  !  combien  je  suis  lassé 
de  cette  fausse  opulence,  de  ces  alternatives  de  luxe  et  de  misère, 
les  cahots  de  la  spéculation  ! 

JULIE. 

Sois  tranquille,  maman,  nous  triompherons  de  la  Bourse! 

MADAME    MERCADET. 

Il  faudrait,  pour  convertir  ton  père,  de  tels  événements  que  je 
ne  les  souhaite  pas!...  Ah  !  voici  le  plus  âpre  de  ses  créanciers,  un 
homme  qui  crie  et  menace... 


SCENE  VIII 
Les  MÊMES,  GOULARD. 

GOULARD. 

Madame,  pardonnez-moi  de  vous  déranger,  je  ne  veux  pas  être 
importun,  je  viens  me  mettre  aux  ordres  de  mon  cher  ami  Mer- 
cadet... 

MINARD,    à  madame  Mercadet. 

Mais  il  est  très-poli. 

JULIE,    à  sa  mère. 

Mon  père  aura  trouvé  quelque  ressource... 

MADAME    MERCADET,    à  part. 

Je  le  crains,  (a  Gouiard.)  Il  va  venir,  monsieur. 

GOULARD. 

J'ai  su  l'événement  heureux  qui  change  la  face  de  vos  affaires. 

JULIE. 

Ah!  monsieur,  dites-nous  la  vérité,  car  nous  n'en  savons  rient 


LE   FAISEUR.  573 

GOULARD,    à  part. 

Est-elle  futée!... 

MADAME    MERCADET. 

Monsieur,  je  vous  en  supplie,  quel  événement?... 

GOULARD. 

L'arrivée  de  son  associé,  de  Godeau. 

MADAME    MERCADET. 

Ahl  monsieur!  —  Ma  fille!...  Adolphe!  ah!  quel  bonheur!... 
—  Monsieur,  vous  avez  vu  Godeau!  revient-il  riche?... 

GOULARD. 

Vous  le  savez  bien,  il  a  débarqué  chez  vous...  vous  donniez  le 
dîner  pour  lui;  mais  il  est  arrivé  trop  tard... 

MADAME    MERCADET, 

Godeau  ici!...  cette  nuit? 

GOULARD. 

Oh  !  j'ai  vu  sa  berline. 

JULIE. 

Oui,  maman,  il  est  venu  cette  nuit  une  voiture... 

MADAME    MERCADET. 

Monsieur,  personne  n'est  venu  cette  nuit  chez  moi,  je  vous  le 
jure... 

GOULARD. 

Très-bien,  madame,  vous  entendez  à  merveille  les  intérêts  de 
M.  Mercadet!...  Il  vous  a  fait  votre  leçon... 

MADAME    MERCADET. 

Monsieur... 

GOULARD. 

Mais  il  ne  pourra  pas  longtemps  nous  cacher  Godeau!...  Nous 
attendrons...  un  mois,  s'il  le  faut.  D'ailleurs,  cela  se  sait  à  la  petite 
Bourse,  où  tous  ses  créanciers  s'étaient  donné  rendez-vous  ce 
matin.  Godeau  a  déjà  pris  deux  mille  actions  de  la  basse  Indre... 
Mauvais  début.  On  voit  bien  qu'il  arrive  des  Indes,  il  ne  connaît 
pas  encore  la  place  ! 

MADAME    MERCADET. 

Monsieur,  vous  me  parlez  hébreu... 

GOULARD. 

Eh  bien,  je  vais  parler  français.  Tenez,  madame,  je  ferai  un 


574  THEATRE. 

petit  sacrifice  sur  ma  créance,  si  vous  voulez  me  donner  les  moyens 
de  m'entendre  avec  Godeau... 

JULIE. 

Monsieur,  ma  mère  et  moi,  nous  ne  comprenons  rien  aux 
affaires!... 

GOULARD,   à  part. 

Comme  ce  gaillard-là  sait  se  servir  de  sa  femme!  et  quel  air 
d'ingénuité  la  fille  et  la  mère  savent  prendre!  Je  me  marierai!... 

MADAME   MERCADET,    à   Goulard. 

Monsieur,  je  vais  vous  envoyer  mon  mari,  (a  sa  siie.)  Je  crains  la 
hardiesse  de  ton  père...  S'il  veut  nous  renvoyer,  c'est  qu'il  a  peur 
de  nous.  Oh  !  cette  fois,  je  vais  surveiller  ses  opérations.  (Juite  et 

sa  mère  sortent.) 

SCÈNE   IX 

GOULARD,  MINARD. 

GOULARD. 

Écoutez,  monsieur,  je  sais  que  vous  épousez  mademoiselle  Mer- 
cadet,  Duval  me  l'a  dit.  Si  le  vieux  père  Duval  vous  a  conseillé  ce 
mariage,  c'est  qu'il  savait  l'arrivée  de  Godeau,  car  Godeau  n'a 
confiance  qu'en  Duval.  Berchut  sait  tout! 

MINARD. 

C'est  vous  qui  m'apprenez  l'arrivée  de  M.  Godeau. 

GOULARD. 

Bien  !  vous  vous  regardez  comme  étant  de  la  famille,  et  vous 
êtes  dans  le  complot  du  silence!...  Eh  bien,  tenez,  c'est  dans  l'in- 
térêt de  Mercadet  :  dites  à  Godeau  que,  s'il  veut  me  payer  sur-le- 
champ,  je  fais  une  remise  de  vingt-cinq  pour  cent... 

MINARD. 

Monsieur,  je  n'ai  point  encore  le  moindre  droit  à  m'occuper  des 
affaires  de  M.  Mercadet,  et  il  trouverait,  je  crois,  très-mauvais  que 
je...  D'ailleurs  le  voici... 


LE  FAISEUR.  675 

.     SCÈNE    X 

Les  Mêmes,  MERCADET,  puis  JUSTIN. 

MERCADET. 

Mon  cher  Adolphe,  ces  dames  vous  attendent.  (Bas.)  Emmenez- 
les  déjeuner  à  la  campagne,  ou  vous  n'aurez  jamais  Julie. 

MiNARD. 

Je  vous  le  promets...  (n  sort.) 

MERCADET. 

Eh  bien,  Goulard,  vous  êtes  tout  décidé,  m'a-t-on  dit  hier,  à  me 
faire  déposer  mon  bilan!  Vous  prétendez  que  je  suis  un  faiseur... 

GOULARD. 

Vous!  un  des  hommes  les  plus  capables  de  Paris!  un  homme 
qui  gagnera  des  millions  dès  qu'il  en  aura  un  ! 

MERCADET. 

Ne  vous  êtes-vous  pas  assemblés  pour...? 

GOULARD. 

Pour  savoir  comment  vous  aider  1  Nous  attendrons,  mon  cher 
ami,  tant  qu'il  vous  plaira... 

MERCADET. 

Un  mot  du  lendemain  !  Je  vous  remercie  comme  si  vous  m'aviez 
dit  cela,  mon  cher,  hier  matin...  (Justin  entre.)  Que  voulez-vous, 
Justin? 

JUSTIN,    bas. 

Monsieur...,  M.  Violette  m'offre  soixante  francs,  si  je  le  fais 
parler  à  M.  Godeau... 

MERCADET. 

Soixante  francs!...  (a  part.)  Il  me  les  a  volés!... 

JUSTIN. 

Monsieur  ne  veut  pas  que  je  perde  ces  profits-là?... 

MERCADET. 

Laisse-toi  corrompre!...  tu  deviens  très-secrétaire...  et  je  te  livre 
aussi  celui-là...  tonds-le... 

JUSTim 
Ohl  de  près!... 


576  THEATRE. 

MER  CADET. 

Goulard!  vous  permettez?...  J'ai  deux  mots  à  écrire  relativement 
à  ce  que  Justin  vient  de  me  dire...  (Mercadet  sort.) 

SCÈNE   XI 

GOULARD,  JUSTIN. 

GOULARD. 

J*ai  compris... 

JUSTIN. 

Monsieur  est  si  fin!... 

GOULARD. 

Combien  Violette  —  il  est  là  —  t'offre-t-il  pour  le  faire  parler  à 
M.  Godeau? 

JUSTIN. 

Monsieur  sait  que  M.  Godeau...?  Non,  il  ne  m*a  rien  offert... 

GOULARD. 

Que  t'a-t-il  donné? 

JUSTIN. 

Pour  trahir  monsieur,  qui  m'a  tant  recommandé  de  cacher  T ar- 
rivée... damel  dix  louis. 

GOULARD. 

En  voilà  quinze,  mon  garçon  ! 

JUSTIN,    à  part. 

Ah!  si  M.  Godeau  pouvait  venir  souvent!... 

GOULARD. 

Mais  je  le  verrai  le  premier!...  Une  créance  de  soixante-quinze 
mille  francs. 

JUSTIN. 

Si  monsieur  veut  attendre  avec  M.  Violette  dans  un  cabinet 
noir,  j'irai  l'avertir  au  moment  où  M.  Godeau  déjeunera,  car 
monsieur  veut  qu'il  soit  servi  dans  ce  salon. 

GOULARD. 

Bien!  (n  sort.) 


LE   FAISEUR.  577 

JUSTIN. 

Ils  seront  là  comme  du  poisson  dans  un  vivier,  et  je  les  mettrai 
dedans  tous,  les  uns  après  les  autres... 


SCENE    XII 
JUSTIN,  MERGADET. 

MERGADET. 


Eh  bien! 


JUSTIN. 

J'attendrai  les  ordres  de  monsieur  pour  lui  laisser  voir  M.  Godeau. 

MERGADET. 

Va,  mon  garçon,  fais  ta  recette,  et  surtout  n'écoute  pas  ce  que 
nous  dirons,  Godeau  et  moi...  (a  part.)  Il  va  venir  coller  son  oreille 
à  la  porte. 

SCÈNE  XIII 

MERGADET,  puis  DE  LA  BRIVE. 

MERGADET,    un  moment  seul. 

C'est  effrayant  comme  il  ressemble  à  Godeau,  tel  que  je  me  le 
figure  après  bientôt  dix  ans  de  séjour  aux  Indes...  (AUant  cherchei 
de  la  Brive.)  Venez... 

DE    LA    BRIVE,    déguisé. 

Ah  !  mon  cher  ami ,  quel  affreux  climat  que  le  climat  de  Paris  !... 
Si  je  n'avais  pas  mon  fils  ici,  je  n'y  serais  jamais  revenu;  mais  il 
était  bien  temps  d'apprendre  à  ce  pauvre  garçon  que  son  père  et 
sa  mère  se  sont  mariés... 

MERGADET   fait  du  bruit  à  la  porte  et  sonne. 

^•Ah  çà!  vous  avez  donc  joué  la  comédie?  vous  êtes  supérieure- 
ment grimé... 

DE    LA    BRIVE. 

Mon  début,  en  1827,  fut  une  marquise  d'un  certain  âge  qui 
aimait  à  jouer  les  jeunes  premières;  elle  avait  à  sa  terre,  en  Tou- 

raine,  un  théâtre.    (Justin  entre.) 

xvni.  37 


578  THÉÂTRE 

MERCADET. 

Du  feu  !  pour  le  houka  de  monsieur.  Tu  verras  à  servir  ici,  sur 
ce  guéridon,  le  thé  de  monsieur. 

JUSTIN. 

Monsieur,  Pierquin  essaye  de  corrompre  le  père  Grumeau... 

MERCADET. 

Laisse  entrer,  dès  que  ma  femme  et  ma  fille  seront  sorties. 

(Mercadet  allume  le  fourneau  du  houka.) 

JUSTIN. 

Il    le   soigne   comme   un    actionnaire   fondateur...  (Justin  sert  le 

déjeuner.  ) 

MERCADET. 

Écrivons  un  mot  à  Duval  pour  le  prier  de  me  seconder.  Il  est 
bien  puritain.  Bah!  puisqu'il  s'intéresse  à  Julie,  il  me  sauvera. 

(Mercadet   écrit  sur  le   devant  de   la  scène.  —  A  Justin.)    Fais  porter  Ce   mOt 

à  Duval  par  le  père  Grumeau.  (Justin  sort.)  Quelle  audace!  Mais  si 
Ses  actions  de  la  basse  Indre  allaient  rester  au-dessous  du  pair?... 

DE    LA    BRIVE. 

Oui,  que  nous  arriverait-il? 

MERCADET. 

Bah!  le  hasard,  c'est  cinquante  pour  cent  pour,  et  cinquante 
pour  cent  contre. 

SCÈNE    XIV 

Les  MÊMES,   GOULARD,  VIOLETTE. 

GOULARD,    à  Violette. 

Quand  je  vous  le  disais!.,.   Il  le  garde  comme  un  capital  de 
réserve... 

VIOLETTE, 

Mon  cher  monsieur  Mercadet  ! 

MERCADET. 

Pardon  !  je  suis  en  affaires... 

GOULARD. 

Nous  savons  avec  qui. 


LE    FAISEUR.  579 

MERCADET. 

Bahl  je  vous  en  défie... 

VIOLETTE. 

Le  bon  M.  Godeau... 

MERCADET. 

Quel  conte  vous  a-t-on  fait?...  Je  vous  déclare,  père  Violette, 
que  monsieur  n*est  pas  Godeau.  Je  prends  Goulard  à  témoin  de 
cette  déclaration... 

GOULARD,    à  Violette. 

Il  ment  comme  un  prospectus  ;  mais,  en  affaires,  cela  se  fait. 

VIOLETTE. 

Sans  cela,  le  commerce  serait  bien  malade... 

GOULARD. 

Enfin,  monsieur  le  représente  au  naturel,  je  le  reconnais... 
Tenez,  Mercadet,  n'essayez  pas  de  Iç  nier... 

MERCADET. 

Je  ne  nie  pas  que  Godeau...  (ii  élève  la  voix.)  GDdeau,  sur  le 
compte  de  qui  je  m'étais  entièrement  trompé,  je  voudrais  pouvoir 
le  dire  à  tout  Paris,  que  le  probe,  que  le  délicat,  le  bon  Godeau, 
homme  capable,  plein  d'énergie,  ne  puisse  être  en  route,  et  sur  le 
point  d'arriver. 

VIOLETTE. 

Nous  le  savons,  il  est  revenu  de  Calcutta. 

GOULARD. 

Avec  une  fortune... 

MERCADET. 

Incalcuttable  /... 

GOULARD. 

C'est  heureux!...  On  le  dit  nabab! 

VIOLETTE. 

Comment  parle-t-on  à  un  nabab  ? 

MERCADET,    à  Violette  qui  s'avance, 

Oh!  ne  lui  parlez  pas...  Comment  voulez-vous  que  je  le  laisse 
en...  ennuyer  par  mes  créanciers? 

GOULARD,    qui  s'est  gliss^usqu'à  la  Brive. 

Excellence  I 


580  THÉÂTRE. 

MERCADET. 

Goulard,  permettez!...  je  ne  souffrirai  pas. 

VIOLETTE. 

C'est  tout  à  fait  un  Indien. 

MERCADET. 

Il  a  beaucoup  changé  !  Les  Indes  ont  un  effet  sur  les  gens...  Vous 
comprenez!...  le  choléra,  le  carrick  {carey),  le  piment... 

GOULARD,    à  la  Brive. 

Payez-moi  ce  que  me  doit  votre  ami  Mercadet,  et  j'abandonne 
vingt  pour  cent. 

DE    LA    BRIVE. 

Avez-vous  les  papersf 

MERCADET. 

Oh!  Goulard. 

GOULARD, 

Mon  ami,  il  ne  demande  'qu'à  payer... 


SCÈNE   XV 

Les  Mêmes,  MADAME  MERCADET.  Quand  elle  ouvre  la  porte,  on 
aperçoit  un  groupe  de  créanciers.  Elle  fait  signe  à  Julie  et  à  Minard,  qui  l'ac- 
compagnent, de  passer  dans  sa  chambre,  et  ils  y  passent. 

MERCADET,    à  part. 

Bon!  Elle  va  faire  un  coup  de  probité  bête  qui  me  tuera... 

MADAME    MERCADET,    aux  deux  créanciers. 

Messieurs,  arrêtez  î...  M.  Mercadet  est  la  victime  d'une  mauvaise 
plaisanterie  (En  regardant  la  Brive.  ),  j'aime  à  le  croire,  qui  ne  doit 
pas  vous  atteindre  dans  vos  intérêts... 

GOULARD. 

Madame... 

MADAME    MERCADET. 

Monsieur  n'est  pas  M.  Godeau. 

MERCADET. 

Madame  ! . . . 

MADAME    MERCADET,     à  Mercadet,  avec  feu  et  autorité. 

Vous  êtes  trompé,  monsieur,  par  un  intrigant... 


LE  FAISEUR.  581 

VIOLETTE. 

Mais  alors,  madame...? 

MADAME    MERCADET. 

Messieurs,  si  vous  gardez  le  silence  sur  une  entreprise  que  je  ne 
veux  pas  qualifier,  vous  serez  payés... 

GOULARD. 

Et  par  qui,  s'il  vous  plaît,  ma  petite  dame? 

MADAME     MERCADET. 
Par  M.  Duval!...   (Mouvement  des  deux  créanciers,  qui  se  consultent.) 
MERCADET,     à  part. 

Elle  va!.,,  elle  va!... 

MADAME    MERCADET 

Allez  chez  lui  ce  soir,  vous  m'y  trouverez,  et  tous  les  créanciers 
<ie  M.  Mercadet  seront  satisfaits. 

VIOLETTE. 
Ohl  alors!...   dis  sortent.) 

SCÈNE    XVI 

Les   MÊMES,   hors  GOULARD  et  VIOLETTE. 

DE    LA    BRIVE. 

Savez-vous  bien,  madame,  que,  si  vous  n'étiez  pas  une  femme...? 
Je  suis  M.  de  la  Brive. 

MADAME    MERCADET. 

Vous,  M.  de  la  Brive  ?  non,  monsieur... 

MERCADET. 

A-t-elle  de  l'audace!  je  ne  la  reconnais  plus, 

DE    LA    BRIVE. 

Comment  !  je  ne  suis  pas  moi? 

MADAME     MERCADET. 

M.  de  la  Brive,  monsieur,  est  un  jeune  homme  que  j'ai  pu  juger 
hier,  à  dîner.  11  sait  que  les  dettes  ne  déshonorent  personne  quand 
on  les  avoue,  quand  on  travaille  à  les  payer  ;  il  a  de  l'honneur  ;  il 
les  payera,  car  il  a  devant  lui  toute  sa  vie  et  il  a  trop  d'esprit  pour 


582  THÉÂTRE. 

la  vouloir  flétrir  à  jamais  par  une  eiltreprise  que  la  justice  pour- 
rait... 

DE    LA    BRIVE. 

Madame,  je  suis  bien  réellement... 

MADAME     MERCADET. 

Je  ne  veux  pas  savoir,  monsieur,  qui  vous  êtes  !  mais,  qui  que 
vous  soyez,  vous  apprécierez,  je  le  crois,  le  service  que  je  viens  de 
vous  rendre  en  vous  arrêtant  sur  le  bord  d'un  abîme... 

DE    LA     BRIVE. 

Madame,  votre  mari  m'y  a  précipité  en  me  promettant  de  me 
rendre  des  titres  qui  me  barrent  mon  avenir... 

MADAME    MERCADET. 

Mon  mari,"  monsieur,  est  un  honnête  homme,  et  il  vous  les 
rendra!...  Nous  nous  contenterons  de  votre  parole,  et  vous  vous 
acquitterez  quand  vous  aurez  loyalement  fait  votre  fortune. 

DE     LA    BRIVE. 

Ah!  madame,  vous  m'avez  ouvert  les  yeux!  Je  suis  M.  de  la 
Brive  :  c'est  vous  dire  que,  dès  ce  moment,  j'entrerai  courageuse- 
ment dans  la  voie  du  travail. 

MADAME  MERCADET. 

Le  droit  chemin,  monsieur,  celui  de  l'honneur,  est  pénible,  mais 
le  Ciel  y  bénit  tous  vos  efforts  !... 

MERCADET,     à  part. 

On  a  du  crédit,  comme  ça  !  comptez-y,  jeune  homme  !... 

DE    LA    BRIVE. 

Gomment  reconnaître?...  Je  vous  serai  filialement  attaché  pour 

le  reste  de  mes  jours,  (n  lui   baise  la  main   avec  respect,  salue  Mercadet  et 
rentre  dans  la  chambre  de  Mercadet.) 


SCENE  XVII 

MERCADET,   MADAME  MERCADET. 

MERCADET. 

Ah  çà  !  nous  voilà  seuls  !  Vous  venez  de  me  ruiner,  madame  ! 
Ma  liquidation  allait  se  faire  comme  par  enchantement  !  Vous  avez 


LE   FAISEUR.  583 

donc  rencontré,  je  ne  dirai  pas  le  Potose,  mais  la  planche  à  billets 
le  la  Banque  de  France? 

MADAME    MERCADET. 

Non,  monsieur,  j'ai  rencontré  l'Honneur. 

MERCADET. 

Ah  I  ah  1  Était-il  accompagné  de  la  Fortune  ? 

MADAME    MERCADET. 

Oh!  ne  plaisantez  pas,  monsieur.  Je  suis  une  pauvre  femme, 
sans  aucune  science  que  celle  du  cœur,  et  à  qui  le  pressentiment 
qui  nous  éclaire  sur  les  intérêts  de  l'homme  dont  nous  portons  le 
nom  a  dit  que  vous  alliez  jouer  la  fortune  contre  le  déshonneur. 
Pardonnez-moi,  je  crois  plus  au  déshonneur  qu'à  la  fortune.  J'ai 
voulu  vous  voir  rester  probe,  loyal,  courageux,  enfin  tout  ce  que 
vous  avez  été  jusqu'à  présent. 

MERCADET. 

J'étais  debout,  jusqu'à  cette  heure,  et  vous  venez  de  me  mettre 
aussi  bas  que  l'emprunt  d'Haïti. 

MADAME    MERCADET. 

Monsieur,  ce  n'est,  direz-vous,  que  des  idées  de  femme,  mais 
faites-moi  la  grâce  de  les  écouter  !  J'ai  peut-être  encore  deux  cent 
mille  francs  de  fortune,  prenez-les  pour  satisfaire  tous  vos  créan- 
ciers. 

MERCADET. 

Et  après  ?  nous  serons  aussi  pauvres  que  l'Espagi- j  ! 

MADAME     MERCADET. 

Nous  serons  riches  de  considération. 

MERCADFT. 

Et  puis? 

MADAME    MERCADET. 

Votre  fille  et  votre  gendre,  votre  femme  et  vous,  monsieur,  eh 
bien,  nous  travaillerons!...  Oui,  nous  recommencerons  la  vie  avec 
le  petit  capital  d'Adolphe,  et  nous  gagnerons  la  fortune  nécessaire 
à  vivre  dans  une  honnête  médiocrité,  sans  chances,  mais  heureux... 
En  spéculant,  monsieur,  il  y  a  mille  manières  de  faire  fortune, 
mais  je  n'en  connais  qu'une  seule  de  bonne,  que  la  brave  bour- 
geoisie n'aurait  jamais  dû  quitter  :  c%st  d'amasser  l'argent  par  le 
travail  et  par  la  loyauté,  non  par  des  ruses...  La  patience,  la 


584  THÉÂTRE. 

sagesse,  l'économie,  sont  trois  vertus  domestiques  qui  conservent 
tout  ce  qu'elles  donnent.  N'hésitez  pas,  monsieur.  Vous  êtes  entre 
une  femme  qui  vous  aime,  qui  vous  estime,  et  des  enfants  qui  vous 
chérissent  :  laissez-nous  vénérer  toujours  ce  que  nous  aimons... 
Quittons  cette  atmosphère  de  mensonges,  de  finesses,  cette  fausse 
opulence  qui  n'en  impose  plus  à  personne.  N'eussions-nous  que 
du  pain,  nous  le  mangerons  gaiement,  et  il  ne  nous  restera  pas 
dans  le  gosier,  comme  les  délicatesses  de  ces  festins  où  l'on  égorge 
des  fortunes,  où  l'on  se  rit  des  actionnaires  rainés. 

MERCADET,    à  part. 

Donnez  raison  une  fois  à  votre  femme,  et  vous  êtes  à  jamais 
annulé  dans  votre  ménage.  Les  femmes  se  disent  généreuses, 
mais  leur  générosité  a  des  intermittences,  comme  les  fièvres 
quartes. 

MADAME   MERCADET. 

Vous  hésiteriez!... 

MERCADET. 

Vous  venez  de  renverser,  avec  d* excellentes  intentions,  la  for- 
tune que  j'avais  enfin  trouvée...  et  vous  voulez  que  je  vous  remer- 
cie! Vous  vous  mêlez  de  me  juger!... 

MADAME   MERCADET. 

Non,  monsieur,  je  ne  vous  juge  pas...  (a  part.)  Ah!  quelle  idée! 
(Haut.)  Laissez-moi  consulter  là-dessus  deux  cœurs  droits,  purs, 
d'une  délicatesse  que  le  contact  du  monde  n'apas  encore  effleurés. 
Faites-moi  la  grâce  d'entrer  dans  votre  cabinet  pour  deux  minutes. 

MERCADET. 

Voyons!..,  (a  part.)  J'y  pourrai  réfléchir  au  parti  que  je  dois 
prendre. 

SCÈNE   XVIII 
MADAME  MERCADET,  puis  JULIE,  MINARD. 

MADAME    MERCADET. 

Mes  enfants^  venez.,. 

MINARD. 

Nous  voici!  Que  voulez-vous? 


LE  FAISEUR.  585 

MADAME    MERCADET. 

Votre  père  se  trouve  dans  une  situation  encore  plus  affreuse  que 
je  ne  le  croyais,  et  il  s'agit  cette  fois,  comme  il  le  dit,  de  vaincre 
ou  de  mourir.  Or,  avec  beaucoup  de  ruse  et  d'audace,  il  payerait 
ses  dettes  et  aurait  en  peu  de  temps  une  fortune.  Notre  aide  et 
notre  intelligence  sont  nécessaires  pour  faire  réussir  un  plan  très- 
hardi.  Si  tout  le  monde  croit  au  retour  de  Godeau  :  si  vous,  Adolphe, 
vous  vous  déguisiez  de  manière  à  faire  son  personnage...  (Mouve- 
ment de  Minard.),  M.  Morcadct  pourrait  acheter,  sous  son  nom,  des 
actions,  et  obtenir  de  ses  créanciers  de  fortes  remises...  Les  actions 
doivent  monter  et  tout  payer  en  peu  de  temps  :  achat  et  créan- 
ciers... Il  nous  faudrait  le  concours  de  M.  Duval... 

JULIE. 

Oh!  maman!  votre  attachement  pour  mon  père  vous  égare! 
Pardon!  il  ne  peut  pas  avoir  fait  un  pareil  plan,  et  je  n'épouserais 
pas  Adolphe,  s'il... 

MINARD. 

Oh!  bien,  Julie!...  (n  lui  baise  la  main.)  Madame,  demandez-moi 
ma  vie  et  tout  ce  que  je  possède!...  mais  tremper  dans  une...?  Oh! 
j'irai  supplier  M.  Duval  de  donner  l'appui  de  son  crédit  à  M.  Mer=- 
cadet;  mais  songez  donc,  madame,  à  ce  que  vous  me  demandez?.,, 
c'est  une... 

MADAME    MERCADET,    vivement. 

Une  rouerie! 

MINARD. 

C'est  bien  pis!  En  supposant  un  plein  succès,  un  homme  serait 
encore  déshonoré!...  C'est... 

JULIE. 

Adolphe!  n'achevez  pas! 

MINARD. 

Au  nom  de  tout  ce  que  vous  avez  de  plus  cher,  madame,  renon- 
cez à  une  idée  pareille  :  mais  la  faillite  vaut  mieux,  on  s'en  relève, 
et  ici... 


o86  THÉÂTRE. 

SCÈNE   XIX 

Les  Mêmes,  MERGADET. 

mergadet. 
Aiolphe!  vous  épouseriez  la  fille  d'un  failli? 

MINARD, 

ÛLii,  monsieur,  car  je  travaillerais  à  sa  réhabilitation...  (Mercadet, 

sa  femmo  et  sa  fille  entourent  Adolphe.  ) 

MERGADET,    à  part. 

Je  suis  vaincu!..,  (a  sa  femme.)  Vous  êtes  une  noble  et  bonne 
créature,  (a  part.)  Combien  de  gens  cherchent  un  pareil  trésor! 
Quand  on  Ta,  c'est  une  foHe  que  de  ne  pas  y  tout  sacrifier...  (Haut.) 
Vous  méritiez  un  meilleur  sort  ! 

MADAME   MERGADET. 

Ah  !  monsieur,  vous  voilà  tel  que  vous  étiez  avant  le  départ  de 
Godeau. 

MERGADET. 

Oui,  car  je  suis  ruiné,  mais  honnête!  Oh!  je  suis  perdu!... 
(a  part,  mais  pour  être  entendu.)  Je  sais  ce  qui  me  rcste  à  faire! 

MADAME    MERGADET. 

J3  tremble!  Mes  enfants,  ne  quittons  pas  votre  père.  (Us  courent 

tous  trois  après  Mercadet.) 


ACTE    CINQUIÈME 


SCENE    PREMIÈRE 

JUSTIN,  THÉRÈSE,  VIRGINIE,  BRÉDIF.  Justin  entre  le  premier 
et  fait  signe  à  Thérèse  d'avancer.  "Virginie,  munie  de  ses  livres,  avance  hardi- 
ment sur  le  canapé.  Brédif  entre  vers  le  milieu  de  la  scène.  Justin  va  regarder 
par  le  trou  de  la  serrure  et  colle  son  oreille  à  la  porte. 

THÉRÈSE. 

Est-ce  qu'ils  auraient  par  hasard  la  prétention  de  nous  cacher 
leurs  affaires? 

VIRGINIE. 

Le  père  Grumeau  dit  que  monsieur  va-t-être  arrêté.  Je  veux  que 
l'on  compte  ma  dépense.  C'est  qu'il  m'en  est  dû,  de  cet  argent, 
outre  mes  gages  ! 

THÉRÈSE, 

Oh  !  soyez  tranquille,  nous  allons  tout  perdre.  Vous  ne  savez 
donc  pas  ce  qu'est  une  faillite?... 

JUSTIN. 

Je  n'entends  rien  :  ils  parlent  trop  bas  !  Monsieur  se  méfie  tou- 
jours de  nous. 

VIRGINIE. 

Monsieur  Justin,  qu'est-ce  donc  qu'une  falite?... 

JUSTIN. 

C'est  une  espèce  de  vol  involontaire  admis  par  la  loi,  mais 
aggravé  par  des  formalités.  Oh!  soyez  calme,  on  dit  que  monsieur 
liquide... 

VIRGINft. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?... 


Ô8t5  THEATRE. 

JUSTIN. 

La  liquidation,  c'est  toujours  la  faillite,  mais  compliquée  par  la 
bonne  foi  du  débiteur...  qui  supprime  les  formalités... 

THÉRÈSE. 

Il  sait  tout,  Justin!... 

JUSTIN. 

C'est  des  phrases  à  monsieur  :  je  suis  son  élève... 

BRÉDIF,    il  entre   sans  être  vu. 

Oh!  pour  le  coup,  j'ai  mon  appartement,  non  pas  dans  trois 
mois,  mais  dans  quinze  jours!...  Il  y  a  fait  bien  des  frais!  Il  a 
doré  les  salons.  Oh!  c'est  pour  moi  mille  écus  de  rente  de  plus... 

JUSTIN. 
Voilà  monsieur!...  (tous  se  mettent  en  place  au  fond  de  la  scène  pour  n'être 
pas  vus.) 

SCÈNE   II 

Les  Mêmes,  MERGADET;  n  est  abattu. 

MERCADET. 

Que  voulez-vous,  monsieur  Brédif?  votre  appartement?  vous 
l'aurez!... 

BRÉDIF,    à  part. 

Je  voudrais  le  voir  parti,  car  ce  diable  d'homme  a  des  ressources. 
(Haut.)  Monsieur,  vous  trouverez  tout  naturel  que  je  m'intéresse 
beaucoup  plus  à  un  locataire  qu'à  des  gens  comme  vos  créanciers 
qui  m'ont  usé  les  marches  de  mon  escalier. 

MERGADET. 

Ohl  inspirer  la  pitié!... 

BRÉDIF. 

Vous  savez  que  je  possède  la  maison  contiguë  à  la  mienne,  rue 
de  Menars.  Donc,  au  bout  de  mon  jardin,  j'ai  une  porte  de  sortie 
donnant  dans  la  cour  de  cette  seconde  maison. 

MERGADET. 

Eh  bien?... 

BRÉDIF. 

Si  VOUS  voulez  fuir... 


LE  FAISEUR.  ^89 

MERCADET. 

Et  pourquoi?... 

BRÉDIF. 

Mais  votre  affaire  se  sait...  On  parle  de  plainte... 

MERCADET. 

Oh!  voici  donc  toutes  les  horreurs  de  la  faillite,  cette  agonie 
de  l'honneur  des  négociants!..,  (n  voit  ses  gens.)  Que  faites-vous  là? 
Allez-vous-en  ! 

JUSTIN. 

Nous  ne  demandons  pas  mieux,  monsieur,  mais  nous  atten- 
dons... 

MERCADET. 

Quoi? 

THÉRÈSE. 

Nos  gages... 

MERCADET. 

Allez  chez  madame  Mercadet,  elle  vous  payera,  (a  Brédif.)  Je 
reste  ici,  mon  cher  monsieur  Brédif. 

BRÉDIF. 

Vous  ne  connaissez  donc  pas  le  danger  de  votre  position? 

MERCADET. 

Ma  position...  elle  est  excellente... 

BRÉDIF. 

II  perd  la  tête... 

MERCADET. 

Que  me  donnez-vous  pour  rompre  mon  bail?  Vous  y  gagnerez 
trois  mille  francs  par  an  ;  sept  ans  font  vingt  et  un  mille  francs. 
Composons. 

BRÉDIF,   à  part. 

Non,  il  ne  perd  pas  la  tête.  (Haut.)  Mais,  mon  cher  monsieur... 

MERCADET. 

Ma  fortune  est  au  pillage,  je  dois  faire  comme  les  faillis  :  en- 
prendre  ma  part. 

BRÉDIF. 

Vous  ne  savez  donc  pas  qu'en  cas  de  plainte,  je  serai  témoin? 

MERCADET. 

Témoin  de  quoi? 


590  THÉÂTRE. 

BRÉDIF, 

Et  la  berline  arrivée  vide  ! 

MERCADET. 

Je  deviens  fou!  Ah!  ma  femme  avait  raison!  (ABrédif.)  Brédif, 
allez  aux  Champs-Elysées,  allée  des  Veuves  I 

BRÉDIF. 

Ëh  bien?... 

MERCADET, 

Vous  y  verrez  bien  plus  d'une  berline  vide!  vous  en  verrez  des 
centaines...  et  toujours  vides... 

BRÉDIF,   à  part. 

Oh!  ses  créanciers  auront  affaire  à  forte  partie,  (iiaut.)  Votre 
serviteur. 

MERCADET. 

De  tout  mon  cœur... 

SCÈNE   III 

MERCADET,   seul;  puis  BERCHUT. 

MERCADET. 

Quelle  avidité!...  C'est  dans  l'ordre!  la  rivière  a  plus  soif  que  le 
ruisseau...  Berchut!  ah!  voilà  ma  punition!  Allons!  pataugeons 
dans  les  boues  de  l'humiliation.  Brédif  était  la  sommation;  lui, 
c'est  le  premier  coup  de  feu!  (Haut.)  Bonjour,  mon  cher  Berchut. 

BERCHUT. 

Bonjour,  mon  cher  monsieur  Mercadet. 

MERCADET. 

Eh  bien,  vous  avez  dix  degrés  de  froid  sur  la  figure.  Est-ce  que 
les  actions  de  la  basse  Indre  ne  sont  pas  en  hausse? 

BERCHUT, 

Si  fait,  monsieur.  Nous  atteindrons  au  pair  ce  matin,  à  Tortoni; 
puis  à  la  Bourse.  On  ne  sait  pas  où  cela  peut  aller  !  le  feu  y  est. 
Votre  lettre  fait  des  merveilles.  La  Compagnie  à  senti  le  coup, 
elle  va  déclarer  à  la  Bourse  le  résultat  des  opérations  de  sondage, 
et  la  mine  de  la  basse  Indre  vaudra  celle  de  Mons.,, 


LE.  FAISEUR.  591 

MER  CADET. 

Vous  en  avez  acheté  pour  vous  d*après  mon  conseil?... 

BERCHUT. 

Cinq  cents!... 

MERCADET,    le  prenant  par  la  taille. 

Vous  me  devez  cela.  Mais  je  suis  enchanté  de  vous  avoir  mis... 
ah  !  ah  !  cinq  cent  mille  francs  peut-être  dans  votre  poche.  Madame 
fierchut  voulait  un  équipage,  elle  l'aura!...  Mon  cher»  les  jolies 
femmes  à  pied,  moi,  ça  me  navre;  mais,  à  vingt  pour  cent  au-des- 
sous du  pair,  réalisez! 

BERCHUT,    à  part. 

C'est  le  roi  des  hommes;  il  n'a  jamais  fait  de  mal  qu'à  ses  ac- 
tionnaires ! 

MERCADET. 

Et  puis  voulez-vous  un  autre  conseil?  quittez  la  coulisse!...  Sou- 
venez-vous de  ce  grand  mot  de  l'Évangile,  applicable  aux  affaires  : 
<(  Celui  qui  se  sert  du  glaive  périt  par  le  glaive...  » 

BERCHUT. 

Vous  êtes  un  brave  homme!  Tenez,  entre  nous,  vous  avez  affaire 
à  des  ennemis  implacables,  (n  tire  un  papier.)  On  m'a  dit  que  c'était 
un  faux! 

MERCADET. 

Un  faux!  c'est  écrit  par  moi... 

BERCHUT. 

Ainsi  Godeau  n'est  pas  à  Paris?... 

MERCADET. 

Tenez  !  vous  êtes  un  brave  homme  ;  allez  chez  Duval,  vous  y 
trouverez  l'argent  qui  vous  est  dû  pour  les  deux  mille  actions... 
Qu'avez-vous  à  dire,  mon  vieux?... 

BERCHUT. 

Si  je  suis  payé,  je  laisserai  cet  ordre  à  M.  Duval...  Mais,  cher 
monsieur  Mercadet,  je  voudrais  pour  vous  que  Godeau  s'y  trouvât... 

MERCADET. 

Vous  êtes  un  digne  homme,  Barchut.  (a  part.)  Me  voilà  tiré  du 
plus  mauvais  pas!... 


592  THÉÂTRE- 

BERCHUT,    à  part. 

Ma  foi!   d'autres  que  moi  le  pendront.   (Haut.)  Je  vais  chez 
Duval... 

MERCADET,    seul. 

Allons!  je  me  ruine,  il  faut  envoyer  Adolphe  chez  Duval.  (u  crie 

dans  l'appartement.)  AdolphC  !   AdolphC  I 


SCENE    IV 

MERCADET,  MINARD. 

MERCADET, 

Mon  ami,  courez  chez  Duval.  Vous  savez  tout,  obtenez  de  lui 
qu'il  satisfasse  Berchut,  et  je  suis  sauvé  ! 

MINARD. 

J'y  cours. 

MERCADET  voit  venir  Verdelin,   Pierquin   et  Goulard,   qui  causent  avec  Violette 
et  d'autres  créanciers. 

Ah!   voilà  l'ennemi...  J'aurais  dû  quitter,   aller  me  promener 
dans  les  bocages  de  Ville-d'Avray... 

SCÈNE  V 

MERCADET,  JUSTIN,  puis  VIOLETTE,   GOULARD, 
PIERQUIN  et  VERDELIN. 

MERCADET. 

Adieu,  Justin,  tu  perds  un  bon  maître. 

JUSTIN,    à  part. 

Je  ne  suis  pas  encore  assez  fort  pour  quitter  monsieur...  (Haut.) 
Je  suis  encore  à  monsieur  pour  dix  jours... 

MERCADET. 

Ma  femme  a-t-elle  fini?... 

JUSTIN. 

Oh!  Virginie  a  la  tête  si  dure!  avec  elle,  un  et  un  font  toujours 
trois,  et,  avant  qu'on  lui  ait  démontré  que  un  et  un  font... 


LE   FAISEUR.  593 

MERCADET. 

Font  un... 

JUSTIN,     à  part. 

Comme  monsieur  m'amuse!...  il  aie  malheur  spirituel,  (n  s'éioigne.) 

VIOLETTE. 

Ah!  monsieur... 

MERCADET. 

Eh  bien,  père  Violette,  que  voulez-vous?  tout  casse,  même  les 
ancres!  Bah!  je  ne  serai  pas  le  seul,  la  Compagnie  est  nombreuse. 

VIOLETTE. 

Non!  non!  Des  hommes  comme  vous  sont  rares!  Vous  auriez  dû 
avoir  des  fils...  Payer  les  intérêts,  les  frais,  là,  rubis  sur  l'ongle! 
J'avais  beaucoup  crié,  je  vous  en  demande  pardon,  je  ne  croyais 
plus  au  retour  de  Godeau... 

MERCADET. 

Hein?  Vous  dites?...  La  plaisanterie  est  hors  de  saison. 

GOULARD. 

Mon  cher  ami,  je  vous  ai  méconnu,  je  suis  tout  à  vous...  C'est 
sublime!... 

MERCADET,    à  part. 

Ah  !  ils  sont  venus  se  venger  !... 

PIERQUIN. 

Je  ne  fais  pas  de  phrases,  moi!  je  ne  dis  qu'un  mot  :  C'est  très- 
bien... 

VERDELIN. 

Il  y  a  plaisir  à  être  ton  ami!  l'on  est  fier  de  toil 

PIERQlilN. 

Quel  plaisir  de  faire  des  affaires  avec  vous  ! 

VIOLETTE. 

Je  voudrais  vous  laisser  mon  argent. 

GOULARD. 

Vous  êtes  un  homme  honorable,  honorabilissime,  car  enfin  nous 
aurions  tous  cédé  quelque  chose... 

PIERQUIN. 

Honorable?  C'est  un  homme  de  Plutarquel 

VERDELIN. 

Et  serviable?... 

wui.  38 


594  THÉÂTRE. 

MERCADET. 

Ah  çà!  messieurs,  avez-vous  tous  assez  insulté  à  mon  malheur?... 
Vous  riez!  mais  j'ai  pris  une  résolution  terrible,  et  je  suis  enchanté 
de  vous  avoir  tous  là.  Je  vous  le  déclare,  si  vous  ne  voulez  pas 
m'accorder  le  temps  de  vous  payer,  je  me  coupe  la  p^orge,  là, 

devant  vous  !...  (ntlre  un  rasoir.) 

VERDELIN. 

Serre  donc  cet  argument-là,  mon  cher;  tout  le  monde  est  payé 
par  Godeau. 

MERCADET. 

Godeau!...  Mais  Godeau  est  un  mythe!  est  une  fable!  Godeau, 
c'est  un  fantôme...  Vous  le  savez  bien... 

TOUS. 

Il  est  arrivé... 

MERCADET. 

De  Calcutta? 

TOUS. 

Oui. 

GOULARD. 

Avec  une  fortune  incalcuttable,  comme  vous  le  disiez... 

MERCADET. 

Ah  çà  !  l'on  ne  plaisante  pas  ainsi  devant  une  faillite... 


SCENE   VI 

Les  Mêmes,  BERGHUT,   puis  BRÉDIF,   puis  MINARD. 

BERCHUT. 

Pardon,  mille  pardons  !  mon  cher  Mercadet.  Voici  vos  actions 
elles  ont  été  payées. 

MERCADET. 

Par  qui?* 

BERCHUT. 

Par  Godeau,  comme  vous  me  Taviez  dit. 

MERCADET,    il  le  prend  à  part. 

Berchut,  vous  ne  voudriez  pas,  vous  à  qui  j'ai  fait  gagner... 


LE   FAISEUR.  595 

BERCHUT. 

Cent  cinquante  mille  francs!  Nous  sommes  au  pair. 

MERCADET. 

Vous  avez  vu  Godeau?... 

BERCHUT. 

Il  m'a  dit  que  ces  actions  étaient  à  vous, 

MERCADET. 

Godeau? 

BERCHUT. 

Lui-même!...  arrivé  du  Havre. 

BRKDIF. 

Monsieur,  voici  vos  quittances...  (a  part.)  Je  n'aurai  pas  mon 
appartement. 

MERCADET. 

Je  rêve!  ( Mïnard  paraît. )  Adolphc,  tu  ne  me  tromperas  pas,  toi! 
Godeau... 

MINARD. 

Mon  père,  monsieur,  est  à  Paris,  et,  comme  vous  l'avez  dit,  il  a, 
depuis  un  an,  épousé  ma  mère.  Reconnu  fils  légitime,  je  me  nomme 
Adolphe  Godeau. 

MERCADET. 

Il  a  payé  ces  messieurs  ! 

MINARD. 

Tous,  scrupuleusement.  Il  a  payé  Berchut,  et  vous  prie  de  garder 
ces  actions  comme  un  à-compte  sur  votre  part  dans  les  bénéfices 
de  ses  affaires  aux  Indes... 

MERCADET. 

Salut,  reine  des  rois ,  archiduchesse  des  emprunts,  princesse 
des  actions  et  mère  du  crédit!...  Salut,  Fortune  tant  recherchée 
ici,  et  qui,  pour  la  millième  fois,  arrives  des  Indes!...  Oh!  je 
l'avais  toujours  dit  :  Godeau  est  un  cœur  d'une  énergie...  Et  quelle 

probité!...    Mais  va  donc    les    appeler!    (n  pousse  Minard  dans  l'apparle- 

ment. )  Mcssicurs,  je  suis  charmé  de... 

BERCHUT. 

Je  vous  prie  de  me  continuer  votre  confiance. 

MERCADET. 

Oh!  mon  cher,  je  dis  adieu  à  la  spéculation.. 


596  THÉÂTRE. 

VERDELIN. 

Nous  nous  retirons  pour  te  laisser  en  famille.  Quant  aux  mille 
écus,  je  les  donne  à  Julie  pour  deux  boutons  de  diamants. 

MERCADET. 

Il  devient  reconnaissant,  il  n'est  pas  reconnaissable. 

SCÈNE  VII 

MERCADET,  MADAME  MERCADET,  JULIE,  MliNARD. 

JULIE. 

Ah!  papa,  quelle  belle  âme!  11  est  millionnaire  et  il  m'épouse... 
Je  ne  sais  pas  si  je... 

MERCADET. 

Ne  fais  pas  de  façons...  va! 

MADAME   MERCADET, 

Ah!  mon  ami!...  (EUe  pleure.) 

MERCADET. 

Eh  bien,  toi  si  courageuse  dans  les  adversités... 

MADAME    MERCADET. 

Je  suis  sans  force  contre  le  plaisir  de  te  voir  sauvé...  riche... 

MERCADET. 

Riche,  mais  honnête...  Tiens,  ma  femme,  mes  enfants,  je  vous 

avoue...  eh  bien,  je  n'y  pouvais  plus  tenir,  je  succombais  à  tant 

de  fatigues...  L'esprit  toujours  tendu,  toujours  sous   es  armes!... 

Un  géant  aurait  péri...  Par  moments,  je  voulais  fuir...   Oh!  le 

repos... 

MINARD. 

Monsieur,  mon  père  vient  d'acheter  une  terre  en  Tourain^; 
soyez  son  voisin.  Faites  comme  lui,  employez  une  partie  de  votre 
fortune  en  terres... 

MADAME  MERCADET. 

Oh!  mon  ami,  la  campagne... 

MERCADET. 

Tout  ce  que  tu  voudras!... 


LE   FAISEUR.  597 

MADAME  MERCADET. 

Tu  t'ennuieras. 

MERCADET. 

Non!  Après  les  fonds  publics,  les  fonds  de  terre I  l'agriculture 
m'occuperai...  Je  ne  suis  pas  fâché  d'étudier  cette  industrie-là... 

Allons!...    (Il  sonne.) 

JUSTIN. 

Que  veut  monsieur? 

MERCADET. 

Une  voiture...  (a  part.)  J'ai  montré  tant  de  fois  Godeau,  que  j'ai 
bien  le  droit  de  le  voir.  (Haut.)  Allons  voir  Godeau! 


FIN     DU     TOME     DIX-IIUî  VîÈ.MS 
ET    DU    TJlEATRi:. 


TABLE 


Pages. 
-VADTRIN 1 

LES    RESSOURCES   DE  QDINOLA |19 

PAMBLA    GIRADD 251 

LA    MARATRE 335 

f.B    FAISEUR ^59 


CouLOMMiïBS.  —  Typographie  Paol  BRODARD 


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