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1/67
ÉDITION DÉFINITIVE
OODLOMMitr.s. — Typographie Paul BRODARIX
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
H. DE BALZAC
XVIII
THÉÂTRE
VAUTRIN - LES RESSOURCES DE QUINOLA
PAMÉLA GIRAUD
LA MARATRE — LE FAISEUR
^^
•^L£;i=f
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBBS, 3, BT SOULEVA^ DBS ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
M DCCC LXXIX
Droits de reproduction et de traduction réservés
A M. LAUEENT-JAN
Son ami
DE DALZAC,
20 mars 1840.
PREFACE
Il est difficile à l'auteur d'une pièce de théâtre de se replacer, a cinquante
jours de distance, dans la situation où il était le lendemain de la première
représentation de son ouvrage; mais il est maintenant d'autant plus difficile
d'écrire la préface de Vautrin, que tout le monde a fait la sienne; celle
de l'auteur serait infailliblement inférieure à tant de pensées divergentes.
Un coup de canon ne vaudra jamais un feu d'artifice.
L'auteur expliquerait-il son œuvre? Mais elle ne pouvait avoir que
M. Frederick Lemaître pour commentateur.
Se plaindrait-il do la défense qui arrête la représentation de son drame?
Mais il ne connaîtrait donc ni son temps ni son pays? L'arbitraire est le
péché mignon des gouvernements constitutionnels ; c'est leur infidélité, à
eux; et, d'ailleurs, ne sait-il pas qu'il n'y a rien de plus cruel que les
faibles? A ce gouvernement-ci, comme aux enfants, il est permis de tout
faire, excepté le bien et une majorité.
Irait-il prouver que Vautrin est un drame innocent autant qu'une pièce
de Berquin? Mais traiter la question de la moralité ou de l'immoralité du
théâtre, ne serait-ce pas se mettre au-dessous des Prudhomme qui en font
une question?
S'en prendrait-il au journalisme? Mais il ne peut que le féliciter d'avoir
justifié par sa conduite, en cette circonstance, tout ce qu'il en a dit ailleurs.
Cependant, au milieu de ce désastre que l'énergie du gouvernement a
causé, mais que, dit-on, le fer d'un coiffeur aurait pu réparer, l'auteur a
trouvé quelques compensations dans les preuves d'intérêt qui lui ont été
données. Entre tous, M. Victor Hugo s'ôst montré aussi serviable qu'il est
grand poëte; et l'auteur est d'autant plus heureux de publier combien il
fut obligeant, que les ennemis de M. Hugo ne se font pas faute de calomnier
son caractère.
Enfin, Vautrin a presque deux mois, et, dans la serre parisienne, une
nouveauté de deux mois prend deux siècles. La véritable et meilleure
préface de VautrinsQVdi donc le drame de Richard Cœur-d'ëponfje ^ que
l'administration permet de représenter, afin de ne pas laisser les rats
occuper exclusivement les planches si fécondes du théâtre de la Porte-
Sain t->I;irtin.
• l'aris, 1" mai 1810.
1, Cette pièce n'a été ni représentée ni imprimée.
PERSONNAGES
PORTE-SAINT-MARTIN.
MM.
JACQUES COLLIN, dit VAUTRIN. . Frederick Lemaitre.
LE DUC DE MONTSOREL Jemma.
LE MARQUIS ALBERT, son fils . . . Lajariette.
RAOUL DE FRESGAS Rey.
CHARLES BLONDET, dit LE CHE-
VALIER DE SAINT-CHARLES . . . Raucourt.
FRANÇOIS CADET , dit PHILO-
SOPHE, cocher Potonmer.
FIL-DE-SOIE, cuisinier Frédéric.
BUTEUX, portier e. Dupuis.
PHILIPPE BOULARD, dit LAFOU-
RAILLE ToLRNAN.
UN COMMISSAIRE Héret.
JOSEPH BONNET, valet de chambre
de la duchesse de Montsorel .... Moessard:
]y|mes
LA DUCHESSE DE MONTSOREL . . Frederick Lemaitre.
MADEMOISELLE DE VAUDREY, sa
tante Georges cadette.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL. . Cénau.
INÈS DE CHRISTOVAL, PRINCESSE
D'ARJOS, sa fille Figeac.
FÉLICITÉ, femme de chambre de la
duchesse de Montsorel Hersent.
Domestiques, Gendarmes, Agents, etc.
AMBIGU-COMIQUE.
MM.
Frederick Lemaitre,
Clément Just.
Pernin.
Régnier.
Omer.
BUKLER.
Par rot.
Hoster.
Allart.
Christian»
Jules.
JVlmes
Blainvillb.
Thivet.
Marie Boutin^
Vannoy.
Bonheur.
La scène se passe à Paris, en 1810, après le second retour des Bourbons,
VAUTRIN
ACTE PREMIER
Un salon à l'hôtel de Montsorcl.
SCENE PREMIERE
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, MADEMOISELLE
DE VAUDREY.
LA DUCHESSE.
Ah î VOUS m'avez attendue ; combien vous êtes bonne!
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Qu'avez-vous, Louise? Depuis douze ans que nous pleurons en-
semble, voici le premier moment où je vous vois joyeuse ; et, pour
qui vous connaît, il y a de quoi trembler.
LA DUCHESSE.
11 faut que cette joie s'épanche, et vous, qui avez épousé mes
angoisses, pouvez seule comprendre le délire que me cause une
lueur d'espérance.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Seriez-vous sur les traces de votre fils?
LA DUCHESSE.
Retrouvé !
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Impossible ! Et, s'il n'existe plus, à cftielle horrible torture vous
^t2£-vous condamnée I
6 THÉÂTRE.
LA DUCHESSE.
Un enfant mort a une tombe dans le cœur de sa mère ; mais
l'enfant qu'on nous a dérobé, il y existe, ma tante.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Si Ton VOUS entendait !
LA DUCHESSE.
Eh! que m'importe! Je commence une nouvelle vie, et me sens
pleine de force pour résister à la tyrannie de M. de Montsorel.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Après vingt-deux années de larmes, sur quel événement peut se
fonder cette espérance ?
LA DUCHESSE.
C'est plus qu'une espérance ! Après la réception du roi, je suis
allée chez l'ambassadeur d'Espagne, qui devait nous présenter l'une
à l'autre, madame de Ghristoval et moi : j'ai vu là un jeune homme
qui me ressemble, qui a ma voix ! Comprenez-vous? Si je suis ren-
trée si tard, c'est que j'étais clouée dans ce salon, je n'en ai pu
sortir que quand il est parti.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Et, sur ce faible indice, vous vous exaltez ainsi?
LA DUCHESSE.
Pour une mère, une révélation n'est-elle pas le plus grand des
témoignages? A son aspect, il m'a passé comme une flamme devant
les yeux, ses regards ont ranimé ma vie, et je me suis sentie heu-
reuse. Enfin, s'il n'était pas mon fils, ce serait une passion in-
sensée î
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Vous VOUS serez perdue !
LA DUCHESSE.
Oui, peut-être! On a dû nous observer : une force irrésistible
m'entraînait; je ne voyais que lui, je voulais qu'il me parlât, et il
m'a parlé, et j'ai su son âge : il a vingt-trois ans, l'âge de Fernand!
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Mais le duc était là?
LA DUCHESSE.
Ai-je pu songer à mon mari? J'écoutais ce jeune homme, qui
[arlait à Inès. Je crois qu'ils s'aiment.
VAUTRIN. 7
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Inès, la prétendue de votre fils le marquis? Et pensez-vous que
le duc n'ait pas été frappé de cet accueil fait à un rival de son fils?
LA DUCHESSE.
Vous avez raison, et j'aperçois maintenant à quels dangers Fer-
nand est exposé. Mais je ne veux pas vous retenir davantage, je
vous parlerais de lui jusqu'au jour. Vous le verrez. Je lui ai dit de
venir à l'heure où M. de Montsorel va chez le roi, et nous le ques-
tionnerons sur son enfance.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Vo'is ne pourrez dormir, calmez-vous, de grâce. Et d'abord ren-
voyons Félicité, qui n'est pas accoutumée à veiller. (Eiie sonne.)
FÉLICITÉ, entrant.
M. le duc rentre avec M. le marquis.
LA DUCHESSE.
Je vous ai déjà dit, Félicité, de ne jamais m'instruire de ce qui
se passe chez monsieur. Allez. (Félicité sort.)
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Je n'ose vous enlever une illusion qui vous donne tant de bon-
heur ; mais, quand je mesure la hauteur à laquelle vous vous éle-
vez, je crains une chute horrible : en tombant de trop haut, l'âme
se brise aussi bien que le corps, et, laissez-moi vous le dire, je
tremble pour vous.
LA DUCHESSE.
Vous craignez mon désespoir, et, moi, je crains ma joie.
MADEMOISELLE DE VAUDREY, regardant la duchesse sortir.
Si elle se trompe, elle peut devenir folle.
LA DUCHESSE, revenant.
Ma tante, Fernand se nomme Raoul de Frescas.
SCENE II.
MADEMOISELLE DE VAUDREY, seule.
Elle ne voit pas qu'il faudrait un miracle pour qu'elle retrouvât
son fils. Les mères croient toutes à dai miracles. Veillons sur elle I
Un regard, un mot la perdrait! car, si elle avait raison, si Dieu
8 THEATRE.
lui rendait son fils, elle marcherait vers une catastrophe plus
affreuse encore que la déception qu'elle s'est préparée. Pensera-
t-elle à se contenir devant ses femmes?...
SCENE III
MADEMOISELLE DE VAUDREY, FÉLICITÉ.
MADEMOISELLE DE VAUDREY,
Déjà!
FÉLICITÉ.
Madame la duchesse avait bien hâte de me renvoyer.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Ma nièce ne vous a pas donné d'ordres pour ce matin ?
FÉLICITÉ.
Non, mademoiselle.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Il viendra pour moi, vers midi, un jeune homme nommé M. Raoul
de Frescas : il demandera peut-être la duchesse; prévenez-en
Joseph, il le conduira chez moi. (EUe sort.)
SCÈNE IV
FÉLICITÉ, seule.
Un jeune homme pour elle! Non, non. Je me disais bien que la
retraite de madame devait avoir un motif : elle est riche, elle est
belle, le duc ne l'aime pas; voici la première fois qu'elle va dans
le monde; un jeune homme vient le lendemain demander ma-
dame, et mademoiselle veut le recevoir! On se cache de moi : ni
confidences ni profits. Si c'est là l'avenir des femmes de chambre
sous ce gouvernement-ci, ma foi, je ne vois pas ce que nous pourrons
faire, (une porte latérale s'ouvre, on voit deux hommes, la porte se referme
aussitôt.) Au reste, nous verrons le jeune homms. (Eiie sort.)
VAUTRIN. 9
SCÈNE V
JOSEPH, VAUTRIN.
"Vautrin paraît avec un surtout couleur de tan, garni de fourrures, dessous noir;
il a la tenue d'un ministre diplomatique étranger en soirée.
JOSEPH.
Maudite fille ! nous étions perdus,
VAUTRIN.
Tu étais perdu. Ah çà ! mais tu tiens donc beaucoup à ne pas te
reperdre, toi? Tu jouis donc de la paix du cœur ici?
JOSEPH.
Ma foi, je trouve mon compte à être honnête,
VAUTRIN.
Et entends-tu bien l'honnêteté?
JOSEPH.
Mais, ça et mes gages, je suis content.
VAUTRIN.
Je te vois venir, mon gaillard. Tu prends peu et souvent, tu
amasses, et tu aurais encore l'honnêteté de prêter à la petite
semaine. Eh bien, tu ne saurais croire quel plaisir j'éprouve à voir
une de mes vieilles connaissances arriver à une position honorable.
Tu le peux, tu n'as que des défauts, et c'est la moitié de la vertu.
Moi, j'ai eu des vices, et je les regrette... Comme ça passe! Et
maintenant, plus rien! il ne me reste que les dangers et la lutte.
Après tout, c'est la vie d'un Indien entouré d'ennemis, et je dé-
fends mes cheveux.
JOSEPH.
Et les miens?
VAUTRIN.
Les tiens?... Ah! c'est vrai. Quoi qu'il arrive ici, tu as la parole
-de Jacques Collin de n'être jamais compromis; mais tu m'obciras
en tout!
JOSEPH,
En toutl... Cependant...
iO THÉÂTRE.
VAUTRIN.
On connaît son Gode. S'il y a quelque méchante besogne, j'aurai
mes fidèles, mes vieux. Es-tu depuis longtemps ici?
JOSEPH.
Madame la duchesse m'a pris pour valet de chambre en allant à
Gand, et j'ai la confiance de ces dames.
VAUTRIN.
Ça me va! J'ai besoin de quelques notes sur les Montsorel. Que
sais-tu?
JOSEPH.
Rien.
VAUTRIN.
La confiance des grands ne va jamais plus loin. Qu'as-tu dé-
couvert?
JOSEPH.
Rien.
VAUTRIN, à part.
Il devient aussi par trop honnête homme. Peut-être croit-il ne
rien savoir. Quand on cause pendant cinq minutes avec un homme,
on en tire toujours quelque chose. (Haut.) Où sommes-nous ici?
JOSEPH.
Chez madame la duchesse, et voici ses appartements; ceux de
M. le duc sont ici au-dessous; la chambre de leur fils unique le
marquis est au-dessus, et donne sur la cour.
VAUTRIN.
Je t'ai demandé les empreintes de toutes les serrures du cabinet
de M. le duc ; où sont-elles?
JOSEPH, avec hésitation.
Les voici.
VAUTRIN.
Toutes les fois que je voudrai venir ici, tu trouveras une croix
faite à la craie sur la porte du jardin; tu iras l'examiner tous les
soirs. On est vertueux ici, les gonds de cette porte sont bien
rouilles; mais Louis XVIII ne peut pas être Louis XV! Adieu, mon
garçon; je viendrai la nuit prochaine, (a part.) Il faut aller rejoindre
mes sens à l'hôtel de Ghristoval.
VAUTRIN. 44
JOSEPH, à part.
Depuis que ce diable d'homme m'a retrouvé, je suis dans des
transes...
VAUTRIN, revenant.
Le duc ne vit donc pas avec sa femme?
JOSEPH.
Brouillés depuis vingt ans.
VAUTRIN.
Et pourquoi?
JOSEPH.
Leur fils lui-même ne le sait pas.
VAUTRIN.
Et ton prédécesseur, pourquoi fut-il renvoyé?
JOSEPH.
Je ne sais, je ne Tai pas connu. Ils n'ont monté leur maison que
depuis le second retour du roi.
VAUTRIN.
Voici les avantages de la société nouvelle : il n'y a plus de liens
entre les maîtres et les domestiques; plus d'attachement, par con-
séquent, plus de trahisons possibles, (a Joseph.) Se dit-on des mots
piquants à table?
JOSEPH.
Jamais rien devant les gens.
VAUTRIN.
Que pensez-vous d'eux, à l'office, entre vous?
JOSEPH.
La duchesse est une sainte.
VAUTRIN.
Pauvre femme! Et le duc?
JOSEPH.
Un égoïste.
VAUTRIN.
Oui, un homme d'État, (a part.) Il doit avoir des secrets, nous
verrons dans son jeu. Tout grand seigneur a de petites passions
pai- lesquelles on le mène; et, si j^ le tiens une fois, il faudra bien
que son fils... (a Joseph.) Que dit-on du mariage du marquis de
Montsorel avec Inès de Ghristoval?
431 THÉÂTRE.
30SRPH.
Pas un mot. La duchesse semble s'y intéresser fort peu.
VAUTRIN.
Elle n'a qu'un fils! Ceci n'est pas naturel.
JOSEPH.
Entre nous, je crois qu'elle n'aime pas son fils.
VAUTRIN.
Il a fallu t' arracher cette parole du gosier comme on tire le
bouchon d'une bouteille de vin de Bordeaux! 11 y a donc un secret
dans cette maison? Une mère, une duchesse de Montsorel qui
n'aime pas son fils, un fils unique! Quel est son confesseur?
JOSEPH.
Elle fait toutes ses dévotions en secret.
VAUTRIN.
Bien I je saurai tout : les secrets sont comme les jeunes filles,
plus on les garde, mieux on les trouve. Je mettrai deux de mes
drôles de planton à Saint-Thomas d'Aquin : ils ne feront pas leur
salut, mais... ils feront autre chose. Adieu.
SCENE VI
JOSEPH, seul.
Voilà un vieil ami, c'est bien ce qu'il y a de pis au monde... il
me fera perdre ma place. Ah! si je n'avais pas peur d'être empoi-
sonné comme un chien par Jacques Gollin, qui le ferait, je dirais
tout au duc; mais, dans ce bas monde, chacun son écot! je ne
veux payer pour personne. Que le duc s'arrange avec Jacques, je
vais me coucher. Du bruit? la duchesse se lève. Que veut-elle?...
Tâchons d'écouter.
SCÈNE VII
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, seule.
Où cacher l'acte de naissance de mon fils?... (eiu m.) « Valence...
juillet 1793... » Ville de malheur pour moi! Fernand est bien né
VAUTRIN. 13
sept mois après mon mariage, par une de ces fatalités qui justi-
fient d'infâmes accusations! Je vais prier ma tante de garder cet
acte sur elle jusqu'à ce que je le dépose en lieu de sûreté. Chez
moi» le duc ferait tout fouiller en mon absence, il dispose de la
police à son gré. On n'a rien à refuser à un homme en faveur. Si
Joseph me voyait à cette heure allant chez mademoiselle de Vau-
drey, tout l'hôtel en causerait. Ah! seule au monde, seule contre
tous, toujours prisonnière chez moi !
SCENE VIII
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, MADEMOISELLE
DE VAUDREY.
LA DUCHESSE.
Il ne vous est donc pas plus possible qu'à moi de dormir?
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Louise, mon enfant, si je reviens, c'est pour dissiper un rêve
dont le réveil sera funeste. Je regarde comme un devoir de vous
arracher à des pensées folles. Plus j'ai réfléchi à ce que vous
m'avez dit, plus vous avez excité ma compassion. Je dois vous dire
une cruelle vérité : le duc a certainement jeté Ferr*md dans une
situation si précaire, qu'il lui est impossible de se retrouver dans
le monde où vous êtes. Le jeune homme que vous avez vu n'est
point votre fils.
LA DUCHESSE.
Ah! vous ne connaissez pas Fernand! Moi, je le connais : en
quelque lieu qu'il soit, sa vie agite ma vie. Je Tai vu mille fois...
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
En rêve!
LA DUCHESSE.
Fernand a dans les veines le sang des Montsorel et des Vaudrey.
La place qu'il aurait tenue de sa naissance, il a su la conquérir;
partout où il se trouve, on lui cb^. S'il a commencé par être sol-
dat, il est aujourd'hui colonel. Mon fils est fier, il est beau, on
Taime! Je suis sûre, moi, qu'il est aimé. Ne me dites pas non, ma
U THÉÂTRE.
tante, Fernand existe; autrement, le duc aurait manqué à sa foi
de gentilhomme, et il met à un trop haut prix les vertus de sa
race pour les démentir.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
L'honneur et la vengeance du mari ne lui étaient-ils pas plus
chers que la loyauté du gentilhomme?
LA DUCHESSE.
Ah ! vous me glacez.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Louise, vous le savez, l'orgueil de leur race est héréditaire chez
les Montsorel, comme l'esprit chez les Mortemart.
LA DUCHESSE.
Je ne le sais que trop ! Le doute sur la légitimité de son enfant
l'a rendu fou,
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Non. Le duc a le cœur ardent et la tête froide : en ce qui touche
les sentiments par lesquels ils vivent, les hommes de cette trempe
vont vite dans l'exécution de ce qu'ils ont conçu.
LA DUCHESSE.
Mais, ma tante, vous savez pourtant à quel prix il m'a vendu la
vie de Fernand? Ne Tai-je pas assez chèrement payée pour n'avoir
aucune crainte sur ses jours? Persister à soutenir que je n'étais
pas coupable, c'était le vouer à une mort certaine : j'ai livré mon
honneur pour sauver mon fils. Toutes les mères en eussent fait
autant! Vous gardiez ici mes biens, j'étais seule en pays étranger ;
en proie à la faiblesse, à la fièvre, sans conseils, j'ai perdu la tête;
car, depuis, je me suis dit qu'il n'aurait pas exécuté ses menaces.
En faisant un pareil sacrifice, je savais que Fernand serait pauvre
et abandonné, sans nom, dans un pays inconnu; mais je savais
aussi qu'il vivrait, et qu'un jour je le retrouverais, dussé-je pour
cela remuer le monde entier! J'étais si joyeuse, en rentrant, que
j'ai oublié de vous donner l'acte de naissance de Fernand, que
l'ambassadrice d'Espagne m'a enfin obtenu : portez-le sur vous
jusqu'à ce qu'il soit entre les mains de notre directeur.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Le duc doit savoir déjà les démarches que vous avez faites, et
VAUTRIN. 15
D-alheiir à votre fils! Depuis son retour, il s'est mis à travailler, il
travaille encore.
LA DUCHESSE.
Si je secoue l'opprobre dont il a essayé de me couvrir, si je
renonce à pleurer dans le silence, ne croyez pas que rien puisse
me faire plier. Je ne suis plus en Espagne ni en Angleterre, livrée
à un diplomate rusé comme un tigre, qui, pendant toute l'émigra-
tion, a guetté mes regards, mes gestes, mes paroles et mon silence,
qui lisait ma pensée jusque dans les derniers replis de mon cœur;
qui m'entourait de son invisible espionnage comme d'un réseau de
fer; qui avait fait de chacun de mes domestiques un geôlier incor-
ruptible, et qui me tenait prisonnière dans la plus horrible de
toutes les prisons, une maison ouverte! Je suis en France, je vous
ai retrouvée, j'ai ma charge à la cour, j'y puis parler : je saurai
ce qu'est devenu le vicomte de Langeac, je prouverai que, depuis
le 10 août, il ne nous a pas été possible de nous voir, je dirai au roi
le crime commis par un père sur l'héritier de deux grandes mai-
sons. Je suis femme, je suis duchesse de Montsorel, je suis mère!
nous sommes riches, nous avons un vertueux prêtre pour conseil
et le bon droit pour nous, et, si j'ai demandé 1 acte de naissance de
mon fils...
SCÈNE IX
Les Mêmes, LE DUC.
11 est ontré pendant que la duchesse prononçait les dernières paroles»
LE DUC.
C'est pour me le remettre, madame.
LA DUCHESSE.
Depuis quand, monsieur, entrez-vous chez moi sans vous faire
annoncer et sans ma permission?
LE DUC.
Depuis que vous manquez à nos*conventions, madame; vous
aviez juré de ne faire aucune démarche pour retrouver ce... votre
fils... A cette condition seulement j'ai prom-is de le laisser vivre.
46 THÉÂTRE.
LA DUCHESSE.
Kt n'y a-t-il pas plus d'honneur à trahir un pareil serment qu'à
tenir tous les autres?
LE DUC.
Nous sommes dès lors déliés tous deux de nos engagements.
LA DUCHESSE.
Avez-vous respecté les vôtres jusqu'à ce jour?
LE DUC.
Oui, madame.
LA DUCHESSE.
Vous l'entendez, ma tante, et vous témoignerez de ceci.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Mais, monsieur, n'avez-vous jamais pensé que Louise est inno-
cente ?
LE DUC.
Mademoiselle de Vaudrey, vous devez le croire, vous! Et que
ne donnerais-je pas pour avoir cette opinion ! Madame a eu vingt
ans pour me prouver son innocence.
LA DUCHESSE.
Depuis vingt ans, vous frappez sur mon cœur, sans pitié, sans
relâche. Vous n'étiez pas un juge, vous êtes un bourreau.
LE DUC.
Madame, si vous ne me remettez cet acte, votre Fernand aura tout
à craindre. A peine rentrée en France, vous vous êtes procuré cette
pièce; vous voulez vous en faire une arme contre moi; vous voulez
donner à votre fils un nom et une fortune qui ne lui appartiennent
pas; vous voulez le faire entrer dans une famille où la race a été
conservée pure jusqu'à moi par des femmes sans tache, une famille
qui ne compte pas une mésalliance...
LA DUCHESSE.
Et que votre fils Albert continuera dignement.
LE DUC.
Imprudente! vous excitez de terribles souvenirs. Et ce dernier
mot me dit assez que vous ne reculerez pas devant un scandale
qui nous couvrira tous de honte. Irons-nous dérouler devant les
tribunaux un passé qui ne me laisse pas sans reproche, mais où
vous êtes infâme? (U. se tourne vers mademoiselle de Vaudrey.) Elle ne VOUS
VAUTRIN. 47
a sans doute pas tout dit, ma tante? Elle aimait le vicomte de Lan-
geac, je le savais, je respectais cet amour, j'étais si jeune! Le
vicomte vint à moi : sans espoir de fortune, le dernier des enfants
de sa maison, il prétendit renoncer à Louise de Vaudrey pour elle-
même. Confiant dans leur mutuelle noblesse, je l'accepte pure de
ses mains. Ah! j'aurais donné ma vie pour lui, je l'ai prouvé. Le
misérable fait, au 10 août, des prodiges de valeur qui le signalent
à la rage du peuple; je le confie à l'un de mes gens; il est décou-
vert, mis à l'Abbaye. Quand je le sais là, tout l'or destiné à notre
fuite, je le donne à ce Boulard, que je décide à se mêler aux sep-
tembriseurs pour arracher le vicomte à la mort, je le sauve I
(a madame de Montsorei.) Et il a bien payé sa dette, n'est-ce pas,
madame? Jeune, ivre d'amour, violent, je n'ai pas écrasé cet
enfant! Vous me récompensez aujourd'hui de ma pitié comme votre
amant m'a récompensé de ma confiance. Eh bien, voici les choses
au point où elles en étaient, il y a vingt ans — moins la pitié. Et
je vous dirai comme autrefois : Oubliez votre fils, il vivra.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Et ses souffrances pendant vingt ans, ne les comptez-vous pour
rien?
LE DUC.
La grandeur du repentir accuse la grandeur de la faute.
LA DUCIiESSE.
Ahî si vous prenez mes douleurs pour des remords, je vous
crierai pour la seconde fois : Je suis innocente I Non, monsieur,
Langeac n'a pas trahi votre confiance; il n'allait pas mourir seule-
ment pour son roi, et, depuis le jour fatal où il me fit ses adieux
en renonçant à moi, je ne l'ai jamais revu.
LE DUC
Vous avez acheté la vie de votre fils en ma disant le contraire.
LA DUCHESSE.
Un marché conseillé par la terreur peut-il compter pour un aveu ?
LE DUC.
Me donnez-vous cet acte de naissance?
LA DUCHES^.
Je ne l'ai plus.
XVIll. '
48 THÉÂTRE.
LE DUC.
Je ne réponds plus de votre fils, madame.
LA DUCHESSE.
Avez-vous bien pesé cette menace?
LE DUC.
Vous devez me connaître.
LA DUCHESSE.
Mais vous ne me connaissez pas, vous! Vous ne répondez plus
de mon fils? eh bien, prenez garde au vôtre ! Albert me répond
des jours de Fernand. Si vous surveillez mes démarches, je ferai
surveiller les vôtres; si vous avez la police du royaume, moi, j'au-
rai mon adresse et le secours de Dieu ! Si vous portez un coup à
Fernand, craignez pour Albert. Blessure pour blessure! Allez!
LE DUC
Vous êtes chez vous, madame, je me suis oublié. Daignez m'ex-
cuser, j*ai tort.
LA DUCHESSE.
Vous êtes plus gentilhomme que votre fils; quand il s'emporte,
il ne s'excuse pas, lui !
LE DUC, à part.
Sa résignation jusqu'à ce jour était-elle de la ruse? Attendait-on
le moment actuel ? Oh ! les femmes conseillées par les bigots font
des chemins sous terre comme le feu des volcans ; on ne s'en
aperçoit que quand il éclate. Elle a mon secret, je ne tiens plus
son enfant, je puis être vaincu, (n sort.)
SCÈNE X
Les Mêmes, hors LE DÙG.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Louise, VOUS aimez l'enfant que vous n'avez jamais vu, vous
haïssez celui qui est sous vos yeux. Ah ! vous me direz vos raisons
de haine contre Albert, à moins que vous ne teniez plus à mon
estime ni à ma tendresse.
LA DUCHESSE,
Pas un mot de plus à ce sujet.
VAUTRIN. ,9
MADEMOISELLE DE VADDREY.
Le calme de votre mari, quand vous manifestez votre aversion
pour votre fils, est étrange.
LA DUCHESSE.
Il y est habitué.
MADEMOISELLE DE VAUDREY,
Vous ne pouvez être mauvaise mère?
LA DUCHESSE.
Mauvaise mère? Non. (siie réûéchit.) Je ne puis me résoudre à
perdre votre affection. (Eiie i-attire à eiie.) Albert n'est pas mon fils.
MADEMOISELLE DE VAUDREY,
Un étranger a usurpé la place, le nom, le titre, les biens du
véritable enfant?
LA DUCHESSE.
Étranger, non. C'est son fils. Après la fatale nuit où Fernand
me fut enlevé, il y eut entre le duc et moi une séparation éter-
nelle. La femme était aussi cruellement outragée que la mère. iMais
il me vendit encore ma tranquillité.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Je n'ose comprendre.
LA DUCHESSE.
Je me suis prêtée à donner comme de moi cet Albert, l'enfant
d'une courtisane espagnole. Le duc voulait un héritier. A travers
les secousses que la révolution française causait à l'Espagne, cette
supercherie n'a jamais été soupçonnée. Et vous ne voulez pas que
tout mon sang bouillonne à la vue du fils de l'étrangère qui occupe
la place de l'enfant légitime!
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Voilà que j'embrasse vos espérances. Ah! je voudrais que vous
eussiez raison, et que ce jeune homme fût votre fils. Eh bien,
qu'avez-vous?
LA DUCHESSE.
Mais il est perdu, je l'ai signalé à son père, qui va le... Oh!
mais que faisons-nous donc là? Je veux savoir où il demeure;
allez lui dire de ne pas venir demain matin ici.
MADEMOISELLE DE VAUDHEY.
Sortir à cette heure, Louise, êtes-vous folle?
20 THÉÂTRE.
LA DUCHESSE.
Venez ! car il faut le sauver à tout prix.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Ou' allez-vous faire?
LA DUCHESSE.
Aucune de nous deux ne pourra sortir demain sans être obser-
vée. Allons devancer le duc en achetant avant lui ma femme de
chambre.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Ah! Louise! allez-vous employer de tels moyens?
LA DUCHESSE.
Si Raoul est l'enfant désavoué par son père, l'enfant que je
pleure depuis vingt-deux ans, on verra ce que peut une femme,
une mère injustement accusée.
ACTE DEUXIEME
Môme décoration qu'à l'acte précédent.
SCENE PREMIERE
JOSEPH, LE DUC.
Joseph achève de faire le salon.
JOSEPH, à part.
Couché si tard, levé si matin, et déjà chez madame ! il y a
xjuelque chose. Ce diable de Jacques aurait-il raison?
LE DUC.
Joseph, je ne suis visible que pour une seule personne ; si elle
se présente, vous l'introduirez ici. C'est un M. de Saint-Charles.
Sachez si madame peut me recevoir. (Joseph sort.) Ce réveil d'une
maternité que je croyais éteinte m'a surpris sans défense. Il faut
que cette lutte encore secrète soit promptement étouffée. La rési-
gnation de Louise rendait notre vie supportable; mais elle est
odieuse avec de pareils débats. En pays étranger, je pouvais domi-
ner ma femme ; ici, ma seule force est dans l'adresse et dans le
concours du pouvoir. J'irai tout dire au roi, je soumettrai ma con-
duite à son jugement, et madame de Montsorel sera forcée de
lui obéir. J'attendrai cependant encore. L'agent qu'on va m'en-
voyer pourra, s'il est habile, découvrir en peu de temps les raisons
de cette révolte : je saurai si madame de Montsorel est seulement
la dupe d'une ressemblance, ou si elle a revu son fils après me
l'avoir soustrait et s'être jouée de moi depuis douze ans. Je me
suis emporté cette nuit. Si je reste tranquille, elle sera sans dé-
fiance et livrera ses secrets.
22 THÉÂTRE.
JOSEPH, rentrant.
Madame la duchesse n'a pas encore sonné.
LE DUC.
C'est bien.
SCÈNE II
JOSEPH, LE DUC, FÉLICITÉ.
Le duc examine par contenance ce qu'il y a sur la table et trouve une lettre
dans un livre.
LE DUC.
« A mademoiselle Inès de Christoval. » (n se lève.) Pourquoi ma
femme a-t-elle caché une lettre si peu importante? Elle est sans
doute écrite depuis notre querelle. Y serait-il question de ce Raoul?
Cette lettre ne doit pas aller à l'hôtel de Christoval.
FÉLICITÉ, cherchant la lettre dans le livre.
OÙ donc est la lettre de madame? l' aurait-elle oubliée?
LE DUC
Ne cherchez-vous pas une lettre ?
FÉLICITÉ.
Ah ! — Oui, monsieur le duc.
LE DUC
N'est-ce pas celle-ci?
FÉLICITÉ.
Précisément.
LE DUC
Il est étonnant que vous sortiez au moment où madame do'
avoir besoin de vous; elle va se lever.
FÉLICITÉ,
Madame la duchesse a Thérèse ; et, d'ailleurs, je sors par son
ordre.
LE DUC
Oh ! c'est bien, vous n'avez pas de comptes à me rendre.
VAUTRIN. S3
SCÈNE III
LE DUC, JOSEPH, SAINT-CHARLES, FÉLICITÉ.
Joseph et Saint-Charles arrivent par la porte du fond en s'étudiant attentivement.
JOSEPH, à part.
Le regard de cet homme est bien malsain pour moi. (au duc.)
M. le chevalier de Saint-Charles. (Le duc fait signe que Salnt-Charles peut
approcher et l'examine.)
SAINT-CHARLES lui remet une lettre. A part.
A-t-il eu connaissance de mes antécédents, ou veut-il seulement
se servir de Saint-Charles?
LE DUC
Mon cher...
SAINT-CHARLES, à part.
Je ne suis que Saint-Charles.
LE DUC
On vous recommande à moi comme un homme dont l'habileté,
sur un théâtre plus élevé, devrait s'appeler du génie.
SAINT-CHARLES.
Que M. le duc daigne m'offrir une occasion, et je ne démen-
tirai pas ce qu'une telle parole a de flatteur pour m.oi.
LE DUC
A rinstant môme.
SAINT-CHARLES.
Que m'ordonnez-vous ?
LE DUC.
Vous voyez cette fille, elle va sortir, je ne veux pas l'en empê-
cher; elle ne doit pourtant pas franchir la porte de mon hôtel jus-
qu'à nouvel ordre. (Appelant.) Félicité!
FÉLICITÉ.
Monsieur le duc? (Le duc lui remet la lettre, elle sort.)
SAINT-CHARLES, à Joseph.
Je te connais, je sais tout : que cette fille reste à Thôtel avec la
24 THÉÂTRE.
lettre, je ne te connaîtrai plus, je ne saurai rien et te laisse dans
cette maison si tu t'y comportes bien.
JOSEPH, à part.
Lui d'un côté, Jacques Collin de l'autre, tâchons de les servir
tous deux honnêtement. (Joseph son, courant après Félicité.)
SCENE IV
LE DUC, SAINT-CHARLES.
SAINT-CHARLES.
C'est fait, monsieur le duc. Désirez-vous savoir ce que contient
la lettre?
LE DUC.
Mais, mon cher, vous exercez une puissance terrible et miracu-
leuse.
SAINT-CHARLES.
Vous nous remettez un pouvoir absolu, nous en usons avec
adresse.
LE DUC
' Et si vous en abusiez ?
SAINT-CHARLES.
Impossible : on nous briserait.
LE DUC
Comment des hommes doués de facultés si précieuses les exer-
cent-ils dans une pareille sphère?
SAIN.T-CHARLES.
Tout s'oppose à ce que nous en sortions : nous protégeons nos
protecteurs, on nous avoue trop de secrets honorables, et l'on nous
en cache trop de honteux pour qu'on nous aime ; nous rendons de
tels services, qu'on ne peut s'acquitter qu'en nous méprisant. On
veut d'abord que pour nous les choses ne soient que des mots :
ainsi la délicatesse est une niaiserie, l'honneur une convention, la
traîtrise diplomatie ! Nous sommes des gens de confiance ; et ce-
pendant, l'on nous donne beaucoup à deviner. Penser et agir,
déchiffrer le passé dans le présent, ordonner l'avenir dans les plus
VAUTRIN. 25
petites choses, comme je viens de le faire, voilà notre programme;
il épouvanterait un homme de talent. Le but une fois atteint, les
mots redeviennent des choses, monsieur le duc, et Ton commence
à soupçonner que nous pourrions bien être infâmes.
LE DUC.
Tout ceci, mon cher, peut ne pas manquer de justesse; mais
vous n'espérez pas, je crois, faire changer l'opinion du monde, ni
la mienne ?
SAINT-CHARLES.
Je serais un grand sot, monsieur le duc. Ce n'est pas l'opinion
d' autrui, c*est ma position que je voudrais faire changer.
LE DUC.
Et, selon vous, la chose serait très-facile?
SAINT-CHARLES.
Pourquoi pas, monseigneur ? Au lieu de surprendre des secrets
de famille, qu'on me fasse espionner des cabinets ; au lieu de sur-
veiller des gens flétris, qu'on me livre les plus rusés diplomates;
au lieu de servir de mesquines passions, laissez-moi servir le gou-
vernement : je serais heureux alors de cette part obscure dans une
«œuvre éclatante... Et quel serviteur dévoué vous auriez, monsieur
le duc !
LE DUC
Je suis vraiment désespéré, mon cher, d'employer de si grands
italents dans un cercle si étroit; mais je saurai vous y juger, et,
plus tard, nous verrons.
SAINT-CHARLES, à part.
Ah ! nous verrons? — C'est tout vu.
LE DUC
Je veux marier mon fils...
SAlNT-CHARLES.
A mademoiselle Inès de Christoval , princesse d'Arjos, beau ma-
riage! Le père a fait la laute de servir Joseph Buonaparté, il est
banni par le roi Ferdinand; serait-il pour quelque chose dans la
révolution du Mexique ?
LE DUC
Madame de Christoval et sa fille reçoivent un aventurier qui a
nom...
26 THÉÂTRE.
SAINT-CHARLES.
Raoul de Frescas.
LE DUC.
Je n'ai donc rien à vous apprendre ?
SAINT-CHARLES.
Si M. le duc le désire, je ne saurai rien.
LE DUC.
Parlez, au contraire, afin que je sache quels sont les secrets que
vous nous permettez d'avoir.
SAINT-CHARLES.
Convenons d'une chose, monsieur le duc : quand ma franchise
vous déplaira, appelez-moi chevalier, je rentrerai dans l'humble
rôle d'observateur payé.
LE DUC.
Continuez, mon cher, (a part.) Ces gens-là sont bien amusants!
SAINT-CHARLES.
M. de Frescas ne sera un aventurier que le jour oii il ne pourra
plus mener le train d'un homme qui a cent mille livres de rente.
LE DUC.
Quel qu'il soit, il faut que vous perciez le mystère dont il
s'enveloppe.
SAINT-CHARLES.
Ce que demande M. le duc est chose difficile. Nous sommes
obligés à beaucoup de circonspection avec les étrangers : ils sont
les maîtres, ils nous ont bouleversé notre Paris.
LE DUC.
Ah ! quelle plaie I
SAINT-CHARLES.
M. le duc serait de l'opposition?
LE DUC.
J'aurais voulu ramener le roi sans son cortège; voilà tout.
SAINT-CHARLES.
Le roi n'est parti, monsieur le duc, que parce qu'on a désorganisé
la magnifique police asiatique créée par Buonaparté ! On veut la
faire aujourd'hui avec des gens comme il faut, c'est à donner sa
démission. Entravés par la police militaire de Tinvasion, nous
n'osons arrêter personne, dans la crainte de mettre la main sur
VAUTRIN. t7
quelque prince en bonne fortune ou sur quelque margrave qui a
trop dîné. Mais, pour vous, monsieur le duc, on fera l'impossible.
Ce jeune homme a-t-il des vices? Joue-t-il?
LE DUC.
Oui, dans le monde.
SAINT-CIIARLES.
Loyalement ?
LE DUC.
Monsieur le chevalier!...
SAINT-CHARLES.
Ce jeune homme doit être bien riche.
LE DUC.
Prenez vous-même vos informations.
SAINT-CHARLES.
Pardon, monsieur le duc; mais, sans les passions, nous ne pour-
rions pas savoir grand'chose. M. le duc serait-il assez bon pour me
dire si ce jeune homme aime sincèrement mademoiselle de Ghris-
toval ?
LE DUC.
Une princesse! une héritière! Vous m'inquiétez, mon cher.
SAINT-CHARLES.
M. le duc ne m' a-t-il pas dit que c'était un jeune homme?
D'ailleurs, l'amour feint est plus parfait que l'amour véritable :
voilà pourquoi tant de femmes s'y trompent ! Il a dû rompre alors
avec quelques maîtresses, et délier le cœur, c'est déchaîner la
langue.
LE DUC
Prenez garde ! votre mission n'est pas ordinaire, n'y mêlez point
de femmes : une indiscrétion vous aliénerait ma bienveillance, car
tout ce qui regarde M. de Frescas doit mourir entre vous et moi.
Le secret que je vous demande est absolu, il comprend ceux que
vous employez et ceux qui vous emploient. Enfin, vous seriez
perdu, si madame de Montsorel pouvait soupçonner une seule de
vos démarches.
SAlNT-CHAiLES.
Madame de Montsorel s'intéresse donc à ce jeune homme?
Dois-je la surveiller? car cette fille est sa femme de chambre.
Î8 THÉÂTRE.
LE DUC.
Monsieur le chevalier de Saint-Charles, l'ordonner est indigne
de moi, le demander est bien peu digne de vous.
SAINT-CHARLES.
Monsieur le duc, nous nous comprenons parfaitement. Quel est
maintenant l'objet principal de mes recherches?
LE DUC.
Sachez si Raoul de Frescas est le vrai nom de ce jeune homme;
sachez le lieu de sa naissance, fouillez toute sa vie, et tenez tout
ceci pour un secret d'État.
SAINT-CHARLES.
Je ne vous demande que jusqu'à demain, monseigneur.
LE DUC.
C'est peu de temps.
SAINT-CHARLES.
Non, monsieur le duc, c'est beaucoup d'argent.
LE DUC.
Ne croyez pas que je désire savoir des choses mauvaises; votre
habitude, à vous autres, est de servir les passions au lieu de les
éclairer; vous aimez mieux inventer que de n'avoir rien à dire. Je
serais enchanté d'apprendre que ce jeune homme a une famille...
( Le marquis entre, voit son père occupé et fait une démonstration pour sortir;
Je duc l'invite à rester.)
SCÈNE V
Les MÊMES, LE MARQUIS.
LE DUC, continuant.
Si M. de Frescas est gentilhomme, si la princesse d'Arjos le pré-
fère décidément à mon fils, le marquis se retirera.
LE MARQUIS.
Mais j'aime Inès, mon père.
LE DUC, à Saint-Charles.
Adieu, mon cher.
SAINT-CHARLES, à part.
Il ne s'intéresse pas au mariage de son fils, il ne peut plus être
VAUTRIN. î9
jaloux de sa femme; il y a quelque chose de bien grave : ou je
suis perdu, ou ma fortune est refaite, (n sort.)
SCENE VI
LE DUC, LE MARQUIS.
LE DUC.
Épouser une femme qui ne nous aime pas est une faute, Albert,
que, moi vivant, vous ne commettrez jamais.
LE MARQUIS.
Mais rien ne dit encore, mon père, qu'Inès repousse mes vœux;
et, d'ailleurs, une fois qu'elle sera ma femme, m'en faire aimer est
mon affaire, et, sans trop de vanité, je puis croire que je réussirai.
LE DUC.
Laissez-moi vous dire, mon fils, que ces opinions de mousquetaire
sont ici tout à fait déplacées.
LE MARQUIS.
En toute autre chose, mon père, vos paroles seraient des arrêts
pour moi, mais chaque époque a son art d'aimer... Je vous en
conjure, hâtez mon mariage. Inès est volontaire comme une fille
unique, et la complaisance avec laquelle elle accueille l'amour d'un
aventurier doit vous inquiéter. En vérité, vous êtes ce matin d'une
froideur inconcevable. Mettez à part mon amour pour Inès; puis-je
rencontrer mieux? Je serai, comme vous l'êtes, grand d'Espagne,
et, de plus, je serai prince. En seriez-vous donc fâché, mon père?
LE DUC, à part.
Le sang de sa mère reparaîtra donc toujours ! Oh î Louise a bien
su deviner où je suis blessé! (Haut.) Songez, monsieur, qu'il n'y a
rien au-dessus du glorieux titre de duc de Montsorel.
LE MARQUIS.
Vous aurais-je offensé ?
LE DUC.
Aasez ! Vous oubliez que j'ai ménagé ce mariage dès mon séjour
en Espagne. D'ailleurs, madame detlhristoval ne peut pas marier
Inès sans le consentement du père. Le Mexique vient de proclamer
30 THÉÂTRE.
son indépendance, et cette révolution explique assez le retard de
la réponse.
LE MARQUIS.
Eh bien, mon père, vos projets seront déjoués. Vous n'avez donc
pas vu hier ce qui s'est passé chez l'ambassadeur d'Espagne? Ma
mère y a protégé visiblement ce Raoul de Frescas, Inès lui en a su
gré. Savez-vous la pensée longtemps contenue en moi et qui s'est
fait jour alors? c'est que ma mère me hait! Et, je ne puis le dire
qu'à vous, mon père, à vous que j'aime, j'ai peur qu'il n'y ait rien
là pour elle.
LE DUC, à part.
Je recueille donc ce que j'ai semé : on se devine pour la haine
aussi bien que pour l'amour! (au marquis.) xMon fils, vous ne devez
pas juger votre mère, vous ne pouvez pas la comprendre. Elle a vu
chez moi pour vous une tendresse aveugle, elle tâche d'y remédier
par sa sévérité. Que je n'entende pas une seconde fois semblables
paroles, et brisons là! Vous êtes aujourd'hui de service au Château,
allez-y promptement : j'obtiendrai une permission pour ce soir, et
vous serez libre d'aller au bal retrouver la princesse d'Arjos.
LE MARQUIS.
Avant de partir, ne puis-je voir ma mère, pour la supplier de
prendre mes intérêts auprès d'Inès, qui doit la venir voir ce
matin?
LE DUC.
Demandez si elle est visible, je l'attends moi-même. (Le marquis sort.)
Tout m'accable à la fois; hier, l'ambassadeur me demande où est
mort mon premier fils; cette nuit, sa mère croit l'avoir retrouvé;
ce matin, le fils de Juana Mendès me blesse encore! Ah! d'instinct
la princesse le devine. Les lois ne peuvent jamais être impuné-
ment violées, la nature n'est pas moins impitoyable que le monde.
Serai-je assez fort, même avec l'appui du roi, pour conduire les
événements?
VAUTRIN. 31
SCÈNE VII
LE MARQUIS, LA DUCHESSE DE MONTSOREL,
LE DUC.
LÀ DUCHESSE.
Des excuses I Mais, Albert, je suis trop heureuse. Quelle surprise!
vous venez embrasser votre mère avant d'aller au Château, uni-
quement par tendresse. Ah! si jamais une mère pouvait douter de
son fils, cet élan, auquel vous ne m'avez pas habituée, dissiperait
toute crainte, et je vous en remercie, Albert. Enfin nous nous
comprenons.
LE MARQUIS.
Ma mère, je suis heureux de ce mot-là; si je paraissais man-
quer à un devoir, ce n'était pas oubli, mais la crainte de vous
déplaire.
LA DUCHESSE, apercevant le duc.
Eh quoi! vous aussi, monsieur le duc, comme votre fils, vous
vous êtes empressé... Mais c'est une fête aujourd'hui que mon
lever.
LE DUC.
Et que vous aurez tous les jours.
LA DUCHESSE, au duc.
Ah! je comprends... (au marquis.) Adieu! le roi devient sévère
pour sa maison rouge, je serais désespérée d'être la cause d'une
réprimande.
LE DUC.
Pourquoi le renvoyer? Inès va venir.
LA DUCHESSE.
Je ne le pense pas, je viens de lui écrire.
SCÈNE VIII
Les Mêmes, JOSEPH.
JOSEPH, annoi^ant.
Madame la duchesse de Ghristoval et la princesse d*Arjos.
3J THÉÂTRE.
LA DUCHESSE, à part.
Quelle affreuse contrariété!...
LE DUC, à son fils.
Reste, je prends tout sur moi. Nous sommes joués.
SCENE IX
Les Mêmes, LA DUCHESSE DE GHRISTOVAL,
INÈS.
LA duchesse de MONTSOREL.
Ah! madame, c'est bien gracieux à vous de m'avoir devancée.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Je suis venue ainsi pour qu'il ne soit jamais question d'étiquette
entre nous.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, à Inès.
Vous n'avez pas lu cette lettre?
INÈS.
Une de vos femmes me la remet à l'instant.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, à part.
Ainsi, Raoul peut venir.
LE DUC, à la duchesse de Christoval, la conduisant au canapé.
Nous est-il permis de voir dans cette visite sans cérémonie un
commencement à notre intimité de famille?
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Ne donnons pas tant d'importance à ce que je regarde comme
un plaisir.
LE MARQUIS.
Vous craignez donc bien, madame, d'encourager mes espé-
rances? N'ai-je donc pas été assez malheureux hier? Mademoiselle
ne m'a rien accordé, pas même un regard.
INÈS.
Je ne pensais pas, monsieur, avoir le plaisir de vous rencontrer
sitôt, je vous croyais de service; je suis tout heureuse de me
justifier; je ne vous ai aperçu qu'en sortant du bal, et mon excuse
(Elle montre la duchesse de Montsorel, ), la VOici.
VAUTRIN. 33
LE MARQUIS.
Vous avez deux excuses, mademoiselle, et je vous sais un gré
infini de ne parler que de ma mère.
LV. DUC.
Mademoiselle, ne voyez dans ce reproche qu'une excessive mo-
destie. Albert a des craintes, comme si M. de Frescas devait lui en
inspirer! A son âge, la passion est une fée qui grandit des riens.
Mais ni votre mère, ni vous, mademoiselle, vous ne pouvez prendre
au sérieux un jeune homme dont le nom est problématique et qui
se tait si soigneusement sur sa famille.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, à la duchesse de Christoval.
Ignorez-vous également le lieu de sa naissance?
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Nous n'en sommes pas encore à lui demander de semblables
renseignements.
LE DUC
Nous sommes cependant trois ici qui ne serions pas fâchés de les
avoir. Vous seules, mesdames, seriez discrètes : la discrétion est
une vertu qui ne profite qu'à ceux qui la recommandent.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Et moi, monsieur, je ne crois pas à l'innocence de certaines
curiosités.
LE MARQUIS.
Ma mère, la mienne est-elle donc hors de propos? et ne puis-je
m'enquérir auprès de madame si les Frescas d'Aragon ne sont pas
éteints?
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL, au duc.
Nous avons connu tous deux le vieux commandeur à Madrid, le
dernier de cette maison.
LE DUC
Il est mort nécessairement sans enfant.
INÈS.
Mais il existe une branche à Naples.
LE MARQUIS»
Oh! mademoiselle, comment ignorez-vous que les Médina-Cœli,
vos cousins, en ont hérité?
XVIII. 3
34 THEATRE.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL,
Mais vous avez raison, il n'y a plus de Frescas.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Eh bien, si ce jeune homme est sans nom, sans famille, sans
pays, ce n'est pas un rival dangereux pour Albert, et je ne vois
pas pourquoi vous vous en occupez.
LE DUC.
Mais il occupe beaucoup les femmes.
INÈS.
Je commence à ouvrir les yeux...
LE MARQUIS.
Ahl...
INÈS.
... Oui, ce jeune homme n'est peut-être point tout ce qu'il veut
paraître : il est spirituel, il est même instruit, n'exprime que de
nobles sentiments, il est avec nous d'un respect chevaleresque, il
ne dit de mal de personne; évidemment, il joue le gentilhomme,
et il exagère son rôle.
LE DUC
Il exagère aussi, je crois, sa fortune; mais c'est un mensonge
difficile à soutenir longtemps à Paris.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, à la duchesse de Christoval.
Vous allez, m'a-t-on dit, donner des fêtes superbes?
LE MARQUIS.
M. de Frescas, mesdames, parle-t-il espagnol?
INÈS.
Absolument comme nous.
LE DUC.
Taisez-vous, Albert : ne voyez-vous donc pas que M. de Frescas
est un jeune homme accompli?
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Il est vraiment très-aimable, et, si vos doutes étaient fondés, je
VOUS avoue, mon cher duc, que je serais presque chagrine de ne
plus le recevoir.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, à la duchesse de Christoval.
Vous êtes aussi belle ce matin qu'hier; vraiment, j'admire que
VOUS résistiez ainsi aux fatigues du monde.
VAUTRIN. 35
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL, à Inès.
Ma fille, ne parlez plus de M. de Frescas; ce sujet de conversa-
tion déplaît à madame de Montsorel.
INÈS.
Il lui plaisait hier.
SCENE X
Les Mêmes, JOSEPH, RAOUL.
JOSEPH, à la duchesse de Moutsorel.
Mademoiselle de Vaudrey n'y est pas. M. de Frescas se présente;
madame la duchesse veut-elle le recevoir?
LA duchesse de CHRISTOVAL.
Raoul, ici !
le duc
Déjà chez elle !
LE MARQUIS, à son père.
Ma mère nous trompe.
LA duchesse de MONTSOREL.
Je n'y suis pas.
LE duc.
Si vous avez déjà prié M. de Frescas de venir, pourquoi com
mencer par une impolitesse avec un si grand personnage ? (La du-
chass© de Montsorel fait un geste. A Joseph.) Faites entrer. (Au marquis. )
Soyez prudent et calme.
LA duchesse de MONTSOREL, à part.
En voulant le sauver, c'est moi qui l'aurai perdu.
JOSEPH.
M. Raoul de Frescas.
RAOUL.
Mon empressement à me rendre à vos ordre.^ vo .s prouvj, ma-
dame la duchesse, combien je suis fier de cette faveur et désireux
de la mériter.
LA DUCHESSE DE M0||TS0REL.
Je vous sais gré, monsieur, de voire exactitude, (a part, bas.) Mais
elle peut vous être funesio.
36 THÉÂTRE.
RAOUL, saluaat la duchesse de Christoval et sa fille, à part.
Gomment! Inès chez eux? (Raoul salue le duc, qui lui rend son «alut;
mais le marquis a pris les journaux sur la table, et feint de ne pas voir Raoul. )
LE DUC.
Je ne m'attendais pas, je vous l'avoue, monsieur de Frescas, à
vous rencontrer chez madame de Montsorel ; mais je suis heureux
de l'intérêt qu'elle vous témoigne, puisqu'il me procure le plaisir
de voir un jeune homme dont le début obtient tant de succès et
jette tant d'éclat. Vous êtes un de ces rivaux de qui l'on est fier si
l'on est vainqueur, et par lesquels on peut être vaincu sans trop de
déplaisir.
RAOUL.
Partout ailleurs que chez vous, monsieur le duc, l'exagération
de ces éloges, auxquels je me refuse, serait de l'ironie; mais il
m'est impossible de ne pas y voir un courtois désir de me mettre
à l'aise (En regardant le marquis qui lui tourne le dos.), là OÙ JO pOUVaiS
me croire importun.
LE DUC.
Vous arrivez, au contraire, très-à propos; nous parlions de votre
famille et de ce vieux commandeur de Frescas que madame et moi
avons beaucoup vu jadis.
RAOUL.
Vous aviez la bonté de vous occuper de moi; mais c'est un hon-
neur qui se paye ordinairement par un peu de médisance.
LE DUC
On ne peut dire du mal que des gens qu'on connaît bien.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Et nous voudrions bien avoir le droit de médire de vous.
RAOUL.
11 est de mon intérêt de conserver vos bonnes grâces.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Je connais un moyen sûr.
RAOUL.
Et lequel?
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Restez le personnage mystérieux que vous êtes.
VAUTRIN. 37
LE MARQUIS, revenant avec un journal.
Voici, mesdames, quelque chose d'étrange : chez le feld-maro-
chal, où vous étiez sans doute, on a surpris un de ces soi-disant
seigneurs étrangers qui volait au jeu,
INÈS.
Et c'est là cette grande nouvelle qui vous absorbait?
RAOUL,
En ce moment, qui est-ce qui n'est pas étranger?
LE MARQUIS.
Mademoiselle, ce n'est pas précisément la nouvelle qui me préoc-
cupe, c'est l'inconcevable facilité avec laquelle on accueille des
gens sans savoir ce qu'ils sont ni d'où ils viennent.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, à part.
Veulent-ils l'insulter chez moi?
RAOUL.
S'il faut se défier des gens qu'on connaît peu, n'en est-il pas
qu'on connaît beaucoup trop en un instant?
LE DOC.
Albert, en quoi ceci peut -il nous intéresser? Admettons-nous
jamais quelqu'un sans bien connaître sa famille?
RAOUL.
M. le duc connaît la mienne,
LE DUC,
Vous êtes chez madame de Montsorel, et cela me sufiit. Nous
savons trop ce que nous vous devons, pour qu'il vous soit possible
d'oublier ce que vous nous devez. Le nom de Frescas oblige, et
vous le portez dignement.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL, à Raoul.
Ne voulez-vous pas dire en ce moment qui vous êtes, sinon pour
VOUS, du moins pour vos amis?
RAOUL.
Je serais au désespoir, messieurs, si ma présence ici devenait la
cause de la plus légère discussion; mais, comme certains ménage-
ments peuvent blesser autant que les demandes les plus directes,
nous finirons ce jeu, qui n'est digne ni de vous ni de moi. Madame
la duchesse ne m'a pas, je crois, invité pour me faire subir des
38 THÉÂTRE.
interrogatoires. Je ne reconnais à personne le droit de me demander
compte d'un silence que je veux garder.
LE MARQUIS.
Et nous laissez-vous le droit de l'interpréter?
RAOUL.
Si je réclame la liberté de ma conduite, ce n*est pas pour enchaî-
ner la vôtre.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Il y va, monsieur, de votre dignité de ne rien répondre.
LE DUC, à RaouL
Vous êtes un noble jeune homme, vous avez des distinctions
naturelles qui signalent en vous le gentilhomme, ne vous offensez
pas de la curiosité du monde : elle est notre sauvegarde à tous.
Votre épée ne fermera pas la bouche à tous les indiscrets, et le
monde, si généreux pour des modesties bien placées, est impi-
toyable pour des prétentions injustifiables...
RAOUL.
Monsieur !
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, vivement et bas, à Raoul.
Pas un mot sur votre enfance; quittez Paris, et que je sache
seule où vous serez... caché! Il y va de tout votre avenir.
LE DUC.
Je veux être votre ami, moi, quoique vous soyez le rival de mon
fils. Accordez votre confiance à un homme qui a celle de son roi.
Comment appartenez-vous à la maison de Frescas, que nous
croyions éteinte?
RAOUL, au duc.
Monsieur le duc, vous êtes trop puissant pour manquer de pro-
tégés, et je ne suis pas assez faible pour avoir besoin de protec-
teurs.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Monsieur, n'en veuillez pas à une mère d'avoir attendu cette
discussion pour s'apercevoir qu'il y avait de l'imprudence à vous
admettre souvent à l'hôtel de Christoval.
INÈS.
Une parole nous sauvait, et vous avez gardé le silence : il y a
donc quelque chose que vous aimez mieux que moi ?
VAUTRIN. 39
RAOUL.
Inès, je pouvais tout supporter, hors ce reproche! (a p»rt.) Oh!
Vautrin, pourquoi m'avoir ordonné ce silence absolu? (n saïue les
femmes. A la duchesse de Montsorel.) VouS mS dcvez COmpte de tOUt mon
bonheur.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Obéissez-moi, je réponds de tout.
RAOUL, au marquis.
Je suis à vos ordres, monsieur.
LE MARQUIS.
Au revoir, monsieur Raoul.
RAOUL.
De Frescas, s'il vous plaît.
LE MARQUIS.
De Frescas, soit ! ( Raoul sort. )
SCENE XI
Les Mêmes, hors RAOUL.
LÀ duchesse de montsorel, à la duchesse de Christoval.
Vous avez été bien sévère.
LA duchesse de CHRISTOVAL.
Vous ignorez, madame, que ce jeune homme s'est pendant trois
mois trouvé partout où allait ma fille, et que sa présentation s'est
faite un peu trop légèrement peut-être.
LE DUC, à la duchesse de Christoyal.
On pouvait facilement le prendre pour un prince déguisé.
LE MARQUIS.
N'est-ce pas plutôt un homme de rien qui voudrait se déguiser
en prince?
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Votre père vous dira, monsieur, que ces déguisements-là sont
bien difficiles.
INÈS, au marquis.
Un homme de rien, monsieui"? On peut nous élever, mais nous
ne savons pas descendre.
40 THÉÂTRE.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Que dites-vous, Inès?
INÈS.
Mais il n'est pas là, ma mère ! Ou ce jeune homme est insensé»
ou ces messieurs ont voulu manquer de générosité.
MADAME DE CHRISTOVAL, à la duchesse de Montsorel.
Je comprends, madame, que toute explication est impossible,
surtout devant M. de Montsorel ; mais il s'agit de notre honneur, et
je vous attends.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
A demain donc. (m. de Montsorel reconduit la duchesse de Christoval et sa
fille.)
SCÈNE XII
LE MARQUIS, LE DUC.
LE MARQUIS.
Mon père, l'apparition de cet aventurier vous cause, ainsi qu'à
ma mère, des émotions bien violentes : on dirait qu'au lieu d'un
mariage compromis, vos existences elles-mêmes sont menacées. La
duchesse et sa fille s'en vont frappées...
LE DUC.
Ah ! pourquoi sont-elles venues au milieu de ce débat !
LE MARQUIS.
Ce Raoul vous intéresse donc aussi ?
LE DUC.
Et toi donc? Ta fortune, ton nom, ton avenir et ton mariage,
tout ce qui est plus que la vie, voilà ce qui s'est joué devant toi!
LE MARQUIS.
Si toutes ces choses dépendent de ce jeune homme, j'en aurai
promptement raison.
LE DUC
Un duel, malheureux! Si tu avais le triste bonheur de le tuer,
c'est alors que la partie serait perdue.
LE MARQUIS.
Que dois-je donc faire?
VAUTRIN. 44
LE DUC.
Ce que font les politiques : attendre !
LE MARQUIS.
Si vous êtes en péril, mon père» croyez-vous que je puisse res-
ter impassible ?
LE DUC.
Laissez-moi ce fardeau, mon fils, il vous écraserait.
LE MARQUIS.
Ah ! vous parlerez, mon père, vous me direz...
LE DUC.
Rien! Nous aurions trop à rougir tous deux.
SCENE XIII
Les Mêmes, VAUTRIN.
Vautrin est habillé tout en noir; il affecte un air de componction et d'humilité
pendant une partie de la scène.
VAUTRIN.
Monsieur le duc, daignez m'excuser d'avoir forcé votre porte,
mais (Bas et à lui seul.) nous venons d*être l'un et l'autre victimes
d'un abus de confiance... Permettez-moi de vous dire deux mots à
vous seul.
LE DUC, faisant un signe à son fils, qui se retire.
Parlez, monsieur.
VAUTRIN.
Monsieur le duc, en ce moment, c'est à qui s'agitera pour obte-
nir des emplois, et cette ambition a gagné toutes les classes.
Chacun en France veut être colonel, et je ne sais ni où ni com-
ment on y trouve des soldats. Vraiment, la société tend à une dis-
solution prochaine, qui sera causée par cette aptitude générale
pour les hauts grades et par ce dégoût pour l'infériorité... Voilà le
fruit de Tégalité révolutionnaire. La reUgion est le seul remède à
opposer à cette corruption. .
LE DUC
Où voulez-vous en venir?
4S THÉÂTRE
VAUTRIN.
Pardon, il m'a été impossible de ne pas expliquer à l'homme
d'État avec lequel je vais travailler la cause d'une méprise qui me
chagrine. Avez-vous, monsieur le duc, confié quelque secret à
celui de mes gens qui est venu ce matin à ma place dans la folle
pensée de me supplanter et dans l'espoir de se faire connaître de
vous en vous rendant service ?
LE DUC.
Comment I... vous êtes le chevalier de Saint-Charles?
VAUTRIN.
Monsieur le duc , nous sommes tout ce que nous voulons être.
Ni lui ni moi n'avons la simplicité d'être nous-mêmes... nous y
perdrions trop.
LE DUC.
Songez, monsieur, qu'il me faut des preuves.
VAUTRIN.
Monsieur le duc, si vous lui avez confié quelque secret impor-
tant, je dois le faire immédiatement surveiller.
LE DUC, i part.
Gslui-ci a Tair, en effet, bien plus honnête homme et plus posé
que r autre.
VAUTRIN.
Nous appelons cela de la contre-police.
LE DUC.
Vous auriez dû, monsieur, ne pas venir ici sans pouvoir justifier
vos assertions. ' .
VAUTRIN.
Monsieur le duc, j'ai rempli mon devoir. Je souhaite que l'ambi-
tion de cet homme, capable de se vendre au plus offrant, vous
soit utile.
LE DUC, à part.
Gomment peut-il savoir si promptement le secret de mon entre-
vue de ce matin ?
VAUTRIN, à part.
Il hésite : Joseph a raison, il s'agit d'un secret important.
LE DUC
Monsieur...
VAUTRIN. 48
VAUTRIN.
Monsieur le duc...
LE DUC.
Il nous importe à l'un comme à Taulre de confondre cet homme.
VAUTRIN.
Ce sera dangereux, s'il a votre secret; car il est rusé.
LE DUC.
Oui, le drôle a de l'esprit.
VAUTRIN.
A-t-il une mission ?
LE DUC
Rien de grave : je veux savoir ce qu'est au fond un M. de Frescas.
VAUTRIN, à part.
Rien que cela! (Haut.) Je puis vous le dire, monsieur le duc :
Raoul de Frescas est un jeune seigneur dont la famille est com-
promise dans une affaire de haute trahison, et qui ne veut pas
porter le nom de son père.
LE DUC.
Il a un père?
VAUTRIN.
Il a un père.
LE DUC.
Et d'où vient-il? quelle est sa fortune?
VALTRIN.
Nous changeons de rôle, monsieur le duc, et vous me permet-
trez de ne pas répondre jusqu'à ce que je sache quelle espèce
d'intérêt Votre Seigneurie porte à M. de Frescas.
LE DUC
Vous oubliez, monsieur...
VAUTRIN, quittant son air humble.
Oui, monsieur le duc, j'oublie qu'il y a une distance énorme
«ntre ceux qui font espionner et ceux qui espionnent.
LE DUC
Joseph !
VAUTRIM.
Ce duc a mis des espions après nous, il faut se dépêcher. (Vau-
trin disparaît dans la porte de côté, par laquelle il est entré au premier acte.)
44 THÉÂTRE.
LE DUC, revenant.
Vous ne sortirez pas d'ici. Eh bien, où est-il? (n sonne et Joseph
paraît.) Faites fermer toutes les portes de mon hôtel, il s'est in-
troduit un homme ici. Allons, cherchez-le tous, et qu'il soit
arrêté, (n entre chez la duchesse.)
JOSEPH, regardant par la petite porto.
Il est déjà loin.
ACTE TROISIÈME
Ua salon chez Raoul de Frescas.
SCENE PREMIERE
LAFOURAILLE, seul.
Feu mon digne père, qui me recommandait de ne voir que la
bonne compagnie, aurait-il été content hier! Toute la nuit avec
des valets de ministres, des chasseurs d'ambassade, des cochers de
princes, de ducs et pairs, rien que cela ! tous gens bien posés, à
Fabri du malheur : ils ne volent que leurs maîtres. Le nôtre a
dansé avec un beau brin de fille dont les cheveux étaient saupou-
drés d'un million de diamants, et il ne faisait attention qu'au bou-
quet qu'elle avait à sa main ; simple jeune homme, va ! nous au-
rons de l'esprit pour toi. Notre vieux Jacques Gollin... Bon! me
voilà encore pris, je ne peux pas me faire à ce nom de bourgeois,
M. Vautrin y mettra bon ordre. Avant peu, les diamants et la dot
prendront l'air, et ils en ont besoin : toujours dans les mêmes
coffres, c'est contre les lois de la circulation. Quel gaillard ! il vous
pose un jeune homme qui a des moyens. — Il est gentil, il ga-
zouille très-bien, l'héritière s'y prend, le tour est fait, et nous
partageons. Ah ! ce sera de l'argent bien gagné. Voilà six mois que
nous y sommes. Avons-nous pris des figures d'imbéciles ! tout
le monde dans le quartier nous croit de bonnes gens tout simples.
Enfin, pour Vautrin que ne ferait-on pas ! Il nous a dit : « Soyez
vertueux, » on l'est. J'en ai peur comme de la gendarmerie, et
cependant, je l'aime encore plus que l'argent.
VAUTRIMf appelant dans la coulisse.
Lafouraille I
46 THEATRE.
LAFOURAILLE.
Le voici ! Sa figure ne me revient pas ce matin, le temps est à
l'orage, j'aime mieux que ça tombe sur un autre, donnons-nous
de l'air. (Il va pour sortir.)
SCENE TI
VAUTRIN, LAFOURAILLE.
Vautrin paraît, en pantalon à pieds de molleton blanc, avec un gilet rond de
pareille étoffe, pantoufles de maroquin rouge; enfin, la tenue d'un homme
d'affaires, le matin.
VAUTRIN.
Lafouraille 1
LAFOURAILLE.
Monsieur.
VAUTRIN.
Où vas-tu ?
LAFOURAILLE.
Chercher vos lettres.
VAUTRIN.
Je les ai. As-tu encore quelque chose à faire?
LAFOURAILLE.
Oui, votre chambre...
VAUTRIN.
Eh bien, dis donc tout de suite que tu désires me quitter. J'ai
toujours vu que des jambes inquiètes ne portaient pas de con-
science tranquille. Tu vas rester là, nous avons à causer.
LAFOURAILLE.
Je suis à vos ordres.
VAUTRIN.
Je l'espère bien. Viens ici. Tu nous rabâchais, sous le beau ciel
de la Provence, certaine histoire peu flatteuse pour toi. Un inten-
dant t'avait joué par-der,sous jambe : te rappelles-tu bien?
LAFOURAILLE.
L'intendant? ce Charles Blondet, le seul homme qui m'ait volé!
Est-ce que cela s'oublie?
VAUTRIN. 47
VAUTRIN.
Ne lui avais-tu pas vendu ton maître une fois? C'ubi d^stv. rom-
mun.
LAFOURAILLE.
Une fois? Je l'ai vendu trois fois, mon maître.
VAUTRIN.
C'est mieux. Et quel commerce faisait donc l'intendant?
LAFOURAILLE.
Vous allez voir. J'étais piqueur à dix-huit ans dans la maison de
Langeac...
VAUTRIN.
Je croyais que c'était chez le duc de Montsorel.
LAFOURAILLE.
Non; heureusement, le duc ne m'a vu que deux fois, et j'espère
qu'il m'a oublié.
VAUTRIN.
L'as-tu volé?
LAFOURAILLE.
Mais un peu.
VAUTRIN.
Eh bien, comment veux-tu qu'il t'oublie?
LAFOURAILLE.
Je l'ai vu hier à Tambassade, et je puis être tranquille.
VAUTRIN.
Ahl c'est donc le même?
LAFOURAILLE.
Nous avons chacun vingt-cinq ans de plus, voilà toute la diffé-
rence.
VAUTRIN.
Eh bien, parle donc! Je savais bien que tu m'avais dit ce noin-
ià. Voyons.
LAFOURAILLE.
Le vicomte de Langeac, un de mes maîtres, et ce duc de Mont-
sorel étaient les deux doigts de la main. Quand il fallut opter
entre la cause du peuple et celle des grands, mon choix ne fut pas
dcuteux : de simple piqueur, je passai citoyen, et le citoyen Phi-
48 THÉÂTRE.
lippe Boulard fat un chaud travailleur. J*avais de l'enthousiasme,
j'eus de l'autorité dans le faubourg.
VAUTRIN.
Toi! tu as été un homme politique?
LAFOURAILLE.
Pas longtemps. J'ai fait une belle action, ça m'a perdu.
VAUTRIN.
Ah! mon garçon, il faut se défier des belles actions autant que
des belles femmes : on s'en trouve souvent mal. Était-elle belle,
au moins, cette action ?
LAFOURAILLE.
Vous allez voir. Dans la bagarre du 10 août, le duc me confie le
vicomte de Langeac; je le déguise, je le cache, je le nourris, au
risque de perdre ma popularité et ma tête. Le duc m'avait bien
encouragé par des bagatelles, un millier de louis, et ce Blondet a
l'infamie de venir me proposer davantage pour livrer notre jeune
maître.
VAUTRIN.
Tu le livres?
LAFOURAILLE.
A l'instant. On le coffre à l'Abbaye, et je me trouve à la tête de
soixante bonnes mille livres en or, en vrai or.
VAUTRIN.
En quoi cela regarde-t-il le duc de Montsorel?
LAFOURAILLE.
Attendez donc. Quand je vois venir les journées de septembre,
ma conduite me semble un peu répréhensible ; et, pour mettre ma
conscience en repos, je vais proposer au duc, qui partait, de resau-
ver son ami.
VAUTRIN.
As-tu du moins bien placé tes remords?
LAFOURAILLE.
Je le crois bien, ils étaient rares à cette époque-là! Le duc me
promet vingt mille francs si j'arrache le vicomte aux mains de mes
camarades, et j'y parviens.
VAUTRIN.
Un vicomte, vingt mille francs ! c'était donné.
VAUTRIN. 49
LAFOURAILLE.
D*aiitant plus que c'était alors le dernier. Je l'ai su trop tard.
L'intendant avait fait disparaître tous les autres Langeac, même
«ne pauvre grand' mère qu'il avait envoyée aux Carmes.
VAUTRIN.
11 allait bien, celui-là!
LAFOURAILLE.
Il allait toujours! Il apprend mon dévouement, se met à ma piste,
me traque et me découvre aux environs de Mortagne, où mon
maître attendait, chez un de mes oncles, une occasion de gagner
la mer. Ce gueux-là m'offre autant d'argent qu'il m'en avait déjà
donné. Je me vois une existence honnête pour le reste de mes
jours, je suis faible. Mon Blondet fait fusiller le vicomte comme
espion, et nous fait mettre en prison, mon oncle et moi, comme
complices. Nous n'en sommes sortis qu'en regorgeant tout mon or.
VAUTRIN.
Voilà comment on apprend à connaître le cœur humain. Tu avais
-affaire à plus fort que toi.
LAFOURAILLE.
Penh ! il m'a laissé en vie, un vrai finassier
VAUTRIN.
En voilà bien assez! Il n'y a rien pour moi dans ton histoire.
LAFOURAILLE.
Je peux m'en aller?
VAUTRIN.
Ah çà ! tu éprouves bien vivement le besoin d'être là où je ne
suis pas. Tu as été dans le monde, hier; t'y es-tu bien tenu?
LAFOURAILLE,
Il se disait des choses si drôles sur les maîtres, que je n'ai pas
quitté l'antichambre.
VAUTRIN.
Je t'ai cependant vu rôdant près du buffet; qu'as-tu pris?
LAFOURAILLE.
Rien... Ah! si, un petit verre de vin de Madère.
VAUTRIN. •
Où as-tu mis les douze couverts de vermeil que tu as consom-
més avec le petit verre?
xviii. ^
m THEATRE.
LAFOURAILLE.
Du vermeil ! J'ai beau chercher, je ne trouve rien de semblable
dans ma mémoire.
VAUTRIN.
Eh bien, tu les trouveras dans ta paillasse. Et Philosophe, a-t-il
eu aussi ses petites distractions ?
LAFOURAILLE.
Oh! ce pauvre Philosophe, depuis ce matin, se moque-t-on assez
de lui en bas ! Figurez-vous, il avise un cocher très-jeune, et il lui
découd ses galons. En dessous, c'est tout faux! Les maîtres, aujour-
d'hui, volent la moitié de leur considération. On n'est plus sûr de
rien, ça fait pitié.
VAUTRIN; il siffle.
Ça n'est pas drôle de prendre comme ça! Vous allez me perdre
la maison, il est temps d'en finir. — Ici, pèreButeux! holà. Philoso-
phe! à moi. Fil-de-soie ! Mes bons amis, expliquons-nous à l'amiable.
Vous êtes tous des misérables.
SCENE III
Les Mêmes, BUTEUX, PHILOSOPHE et FIL-DE-SOIE.
BUTEUX.
Présent! est-ce le feu?
FIL-DE-SOIE.
Est-ce un curieux?
BUTEUX.
J'aime mieux le feu, ça s'éteint!
PHILOSOPHE.
L'autre, ça s'étouffe.
LAFOURAILLE.
Bah! il s'est fâché pour des niaiseries.
BUTEUX.
Encore de la morale, merci!
FIL-DE-SOIE.
Ce n'est pas pour moi, je ne sors point.
VAUTRIN. 54
VAUTRIN, à Fil-de-Soie.
Toi I le soir que je t'ai fait quitter ton bonnet de coton, empoi-
sonneur...
FIL-DE-SOIE.
Passons les titres.
VAUTRIN.
Et que tu m'as accompagné en chasseur chez le feld-maréchal,
tu as, tout en me passant ma pelisse, enlevé sa montre à Thetman
des Cosaques.
FIL-DE-SOIE.
Tiens! les ennemis de la France.
VAUTRIN.
Toi, Buteux, vieux malfaiteur, tu as volé la lorgnette de la prin-
cesse d'Arjos, le soir où elle avait mis votre jeune maître à notre porte.
BUTEUX.
EHle était tombée sur le marchepied.
VAUTRIN.
Tu devais la rendre avec respect ; mais l'or et les perles ont ré-
veillé tes griffes de chat-tigre.
LAFOURAILLE.
Ah çà ! on ne peut donc pas s'amuser un peu? Que diable!
Jacques, tu veux...
VAUTRIN.
Hein?
LAFOURAILLE.
Vous voulez, monsieur Vautrin, pour trente mille francs, que ce
jeune homme mène un train de prince? Nous y réussissons à la
manière des gouvernements étrangers, par l'emprunt et par le
crédit. Tous ceux qui viennent demander de l'argent nous en lais-
sent, et vous n'êtes pas content !
FIL-DE-SOIE.
Moi, si je ne peux plus rapporter de l'argent du marché quand
je vais aux provisions sans le sou, je donne ma démission.
PHILOSOPHE.
Et moi donc ! j'ai vendu cinq mille fr^cs notre pratique à plu-
sieurs carrossiers, et le favorisé va tout perdre. Un soir, M. de
Frescas part brouetté par deux rosses, et nous le ramenons, Lafou-
52 THEATRE.
raille et moi, avec deux chevaux de dix mille francs qui n'ont
coûté que vingt petits verres de schnick.
LAFOURAILLE.
Non, c'était du kirsch !
PHILOSOPHE.
Enfin, si c'est pour ça que vous vous emportez...
FIL-DE-SOIE.
Comment entendez-vous tenir votre maison?
VAUTRIN.
Et vous comptez marcher longtemps de ce train-là? Ce que j'ai
permis pour fonder notre établissement, je le défends aujourd'hui.
Vous voulez donc tomber du vol dans l'escamotage? Si je ne suis
pas compris, je chercherai do meilleurs valets.
BUTEUX.
Et où les trouvera-t-il ?
LAFODRAILLE.
Qu'il en cherche !
VAUTRIN.
Vous oubliez donc que je vous ai répondu de vos têtes à vous-
mêmes! Ah çà! vous ai-je triés comme des graines sur un volet,
dans trois résidences différentes, pour vous laisser tourner autour
du gibet comme des mouches autour d'une chandelle? Sachez-le
bien, chez nous, une imprudence est toujours un crime. Vous de-
vez avoir un air si complètement innocent, que c'était à toi. Phi-
losophe, à te laisser découdre tes galons. N'oubliez donc jamais
votre rôle : vous êtes des honnêtes gens, des domestiques fidèles,
et qui adorez M. Raoul de Frescas, votre maître.
BUTEUX.
Vous faites de ce jeune homme un dieu ! vous nous avez attelés
à sa brouette ; mais nous ne le connaissons pas plus qu'il ne nous
connaît.
PHILOSOPHE.
Enfin, est-il des nôtres?
FIL-DE-SOIE.
Où ça nous mène-t-il ?
LAFOURAILLE.
Nous vous obéissons à la condition de reconstituer la Société des
VAUTRIN. 53
Dix Mille, de ne jamais nous attribuer moins de dix mille francs
d'un coup, et nous n'avons pas encore le moindre fonds social!
FIL-DE-SOIE.
Quand serons-nous capitalistes?
BUTEUX.
Si les camarades savaient que je me déguise en vieux portier
depuis six mois, gratis, je serais déshonoré. Si je veux bien ris-
quer mon cou, c'est afin de donner du pain à mon Adèle, que vous
m'avez défendu de voir, et qui, depuis six mois, sera devenue sèche
comme une allumette.
LAFOURAILLE, aux deux autres.
Elle est en prison. Pauvre homme! ménageons sa sensibilité.
VAUTRIN.
Avez-vous fini ? Ah çà ! vous faites la noce ici depuis six mois,
vous mangez comme des diplomates, vous buvez comme des Polo-
nais, rien ne vous manque.
BUTEUX.
On se rouille !
VAUTRIN.
Grâce à moi, la police vous a oubliés! c'est à moi seul que vous
devez cette existence heureuse! j'ai effacé sur vos fronts cette
marque rouge qui vous signalait. Je suis la tête qui conçoit, vous
n'êtes que les bras,
PHILOSOPHE.
. Suffit!
VAUTRIN.
Obéissez-moi tous aveuglément!
LAFOURAILLE.
Aveuglément.
Sans murmurer.
Sans mu 1 murer.
VAUTRIN.
FIL-DE-SO!E.
VAUTRIN.
Ou rompons notre pacte et laissez-moi ! Si je dois trouver dé
l'ingratitude chez vous autres, à qui désormais peut-on rendre ser-
vice?
54 THÉÂTRE.
PHILOSOPHE.
Jamais, mon empereur!
LAF0UR4ILLE.
Plus souvent, notre grand homme î
BUTEUX.
Je t'aime plus que je n'aime Adèle.
FIL-DE-SOIE.
On t'adore.
VAUTRIN.
Je veux vous assommer de coups!
PHILOSOPHE.
Frappe sans écouter.
VAUTRIN.
Vous cracher au visage, et jouer votre vie comme des sous au
bouchon.
BUTEUX.
Ah! mais, ici, je joue des couteaux!
VAUTRIN.
Eh bien, tue-moi donc tout de suite.
BUTEUX.
On ne peut pas se fâcher avec cet homme-là. Voulez-vous que je
rende la lorgnette? c'était pour Adèle !
TOUS, l'entourant.
Nous abandonnerais-tu, Vautrin?
LAFOURAILLE.
Vautrin î notre ami !
PHILOSOPHE.
Grand Vautrin !
FIL-DE-SOIE.
Notre vieux compagnon, fais de nous tout ce que tu voudras.
VAUTRIN.
Oui, je puis faire de vous tout ce que je veux. Quand je pense à
ce que vous dérangez pour prendre des breloques, j'éprouve l'envie
de vous renvoyer d'où je vous ai tirés. Vous êtes ou en dessus ou
en dessous de la société, la lie ou l'écume; moi, je voudrais vous
y faire rentrer. On vous huait quand vous passiez, je veux qu'on
VAUTRIN. :,
vous salue ; vous étiez des scélérats, je veux que vous soyez plus
que d'honnêtes gens.
PHILOSOPHE.
Il y a donc mieux?
BUTEUX.
11 y a ceux qui ne sont rien du tout.
VAUTRIN.
. Il y a ceux qui décident de l'honnêteté des autres. Vous ne serez
jamais d'honnêtes bourgeois, vous ne pouvez être que des mal-
heureux ou des riches; il vous faut donc enjamber la moitié du
monde! Prenez un bain d*or, et vous en sortirez vertueux.
FIL-DE-SOIE.
Oh! moi, quand je n'aurai besoin de rien, je serai bon prmce.
VAUTRIN.
Eh bien, toi, Lafouraille, tu peux être, comme l'un de nous,
comte de Sainte-Hélène; et toi, Buteux, que veux-tu?
BUTEUX.
Je veux être philanthrope, on devient millionnaire.
PHILOSOPHE.
Et moi banquier.
Il veut être patenté.
FIL-DE-SOIE.
VAUTRIN.
Soyez donc, à propos, aveugles et clairvoyants, adroits et gau-
ches, niais et spirituels (comme tous ceux qui veulent faire for-
tune). Ne me jugez jamais, et n'entendez que ce que je veux dire.
Vous me demandez ce qu'est Raoul de Frescas? Je vais vous l'ex-
pliquer : il va bientôt avoir douze cent mille livres de rente, il
sera prince, et je l'ai pris mendiant sur la grande route, prêt à se
faire tambour; à douze ans, il n'avait pas de nom, pas de famille, ii
venait de Sardaigne, où il devait avoir fait quelque mauvais coup,
il était en fuite.
BUTEUX.
Oh! dès que nous connaissons ses antécédents et sa position
sociale...
VAUTRIN.
A ta loge!
56 THEATRE
BUTEUX.
La petite Nini, la fille à Giroflée, y est.
VAUTRIN.
Elle peut laisser passer une mouche.
LAFOIIRAILLE.
Elle ! c'est une petite fouine à laquelle il ne faudra pas indiquer
les pigeons.
VAUTRIN.
Par ce que je suis en train de faire de Raoul, voyez ce que je
puis. Ne devait-il pas avoir la préférence? Raoul de Frescas est un
jeune homme resté pur comme un ange au milieu de notre bour-
bier, il est notre conscience; enfin, c'est ma création; je suis à la
fois son père, sa mère, et je veux être sa providence. J'aime à faire
des heureux, moi qui ne peux plus l'être. Je respire par sa bouche,
je vis de sa vie ; ses passions sont les miennes, je ne puis avoir
d'émotions nobles et pures que dans le cœur de cet être qui n'est
souillé d'aucun crime. Vous avez vos fantaisies, voilà la mienne!
En échange de la flétrissure que la société m'a imprimée, je lui
rends un homme d'honneur, j'entre en lutte avec le destin; voulez-
vous être de la partie ? obéissez !
TOUS.
A la vie, à la morti
VAUTRIN, à part.
Voilà mes bêtes féroces encore une fois domptées! (Haut.) Philo-
sophe, tâche de prendre l'air, la figure et ie costume d'un employé
aux recouvrements, tu iras reporter les couverts empruntés par
Lafouraille à l'ambassade. ( a Fii-de-soie. ) Toi, Fil-de-Soie, M. de
Frescas aura quelques amis, prépare un somptueux déjeuner, nous
ne dînerons pas. Après, tu t'habilleras en homme respectable, aie
l'air d'un avoué. Tu iras rue Oblin, numéro 6, au quatrième étage,
tu sonneras sept coups, un à un. Tu demanderas le père Giroflée. On
te répondra : « D'où venez-vous? » Tu diras : a D'un port de mer en
Bohême. » Tu seras introduit. 11 me faut des lettres et divers papiers
de M. le duc de Christoval : voilà le texte et les modèles, je veux une
imitation absolue dans le plus bref délai. Lafouraille, tu verras à
faire mettre quelques lignes aux journaux sur l'arrivée... (n lui parie
à roreiiie.) Gela fait partie de mon plan. Laissez-moi.
VAUTRIN. 67
LAFODRAILLE.
Eh bien, êtes-vous content?
VAUTRIN.
Oui.
PHILOSOPHE.
Vous ne nous en voulez plus?
VAUTRIN.
Non.
FIL-DE-SOIE.
Enfin, plus d'émeute, on sera sage.
BUTEUX.
Soyez tranquille, on ne se bornera pas à être poli, on sera honnête.
VAUTRIN.
Allons, enfants, un peu de probité, beaucoup de tenue, et vous
serez considérés.
SCÈNE IV /
VAUTRIN, seul.
Il suffît, pour les mener, de leur faire croire qu'ils ont de Thon-
neur et un avenir. Ils n'ont pas d'avenir! que deviendront- ils?
Bah! si les généraux prenaient leurs soldats au sérieux, on ne
tirerait pas un coup de canon. Après douze ans de travaux souter-
rains, dans quelques jours j'aurai conquis à Raoul une position
souveraine : il faudra la lui assurer. Lafouraille et Philosophe me
seront nécessaires dans le pays où je vais lui donner une famille.
Ah I cet amour a détruit la vie que je lui arrangeais. Je le voulais
glorieux par lui-même, domptant, pour mon compte et par mes
conseils, ce monde où il m'est interdit de rentrer. Raoul n'est pas
seulement le Qls de mon esprit et de mon fiel, il est ma vengeance.
Mes drôles ne peuvent pas comprendre ces sentiments; ils sont
heureux; ils ne sont pas tombés, eux! ils sont nés de plain-pied
avec le crime; mais, moi, j'avais tenté de m'élever, et, si l'homme
peut se relever aux yeux de Dieu, jamais il ne se relève aux yeux
du monde. On nous demande de nous repentir, et l'on nous refuse
le pardon. Les hommes ont entre eux l'instinct des bêtes sauvages :
68 THÉÂTRE.
une fois blessés, ils ne reviennent plus, et ils ont raison. D'ailleurs,
réclamer la protection du monde quand on en a foulé aux pieds
toutes les lois, c'est vouloir revenir sous un toit qu'on a ébranlé
€t qui vous écraserait... Avais-je assez poli, caressé le magnifique
instrument de ma domination ! Raoul était courageux, il se serait
fait tuer comme un sot ; il a fallu le rendre froid, positif, lui enle-
ver une à une ses belles illusions et lui passer le suaire de l'expé-
rience! le rendre défiant et rusé comme... un vieil escompteur,
tout en l'empêchant de savoir qui j'étais. Et l'amour brise aujour-
d'hui cet immense échafaudage. Il devait être grand, il ne sera
plus qu'heureux. J'irai donc vivre dans un coin, au soleil de sa
prospérité : son bonheur sera mon ouvrage. Voilà deux jours que
je me demande s*il ne vaudrait pas mieux que la princesse d'Arjos
mourût d'une petite fièvre... cérébrale. C'est inconcevable, tout ce
que les femmes détruisent.
SCENE V
VAUTRIN, LAFOURAILLE.
VAUTRIN.
Que me veut-on? ne puis-je être un moment seul? ai-je appelé
LAFOURAILLE,
La griffe de la justice va nous chatouiller les épaules.
VAUTRIN.
Quelle nouvelle sottise avez-vous faite ?
LAFOURAILLE.
Eh bien, la petite Nini a laissé entrer un monsieur bien vêtu
qui demande à vous parler. Buteux siffle Tair Où peut-on être
mieux qu'au sein de sa famille? Ainsi, c'est un limier.
VAUTRIN.
Ce n'est que ça! je sais ce que c'est, fais-le attendre. Tout le
monde sous les armes ! Allons, plus de Vautrin, je vais me des-
siner en baron de Vieux-Chêne. — Ainzi barle l'y ton hâllemand,
travaille-le, enfin le grand jeu! (n sort.)
VAUTRIN. 59
SCÈNE VI
LAFOURAILLE, SAINT-CHARLES.
LAFOURAILLE.
Meinherr ti Vraissegasse n'y être basse, mennesir, hai zon
haindandante, le paron de Fieil-Chêne, il être oguipai afecque ein
hargidecde qui toite pattir eine crante odelle à nodre maidre.
SAINT-CHARLES.
Pardon, mon cher, vous dites?...
LAFOURAILLE.
Ché tis paron de Fieil-Chêne.
SAINT-CHARLES.
Baron !
LAFOURAILLE.
Fi! fi!
SAINT-CHARLES,
Il est baron?
LAFOURAILLE.
Te Fieil-Chêne.
SAINT-CHARLES.
Vous êtes Allemand ?
LAFOURAILLE.
Ti doute ! ti doute ! chez sis Halzazien, et il èdre ein crante tiffe-
rance. Lé Hâllemands d'Allemagne tisent « ein follére », les Halza-
ziens tisent « haine foUère )>.
SAINT-CHARLES, à part.
Décidément, cet homme a Taccent trop allemand pour ne pas
être un Parisien.
LAFOURAILLE, à part.
Je connais cet homme-là. — Oh !
SAINT-CHARLES.
Si M, le baron de Vieux-Chêne est occupé, j'attendrai.
LAFOURAILLE, à part.
Ah ! Blondet, mon mignon, tu déguises ta ûgure et tu ne dé-
guises pas ta voixl si tu te tires de nos pattes, tu auras de la
«0 THÉÂTRE.
chance. (Haut.) Que tolche tire à mennesir pire Pencacher à guider
ZeS OguipazionS? (Il fait un mouvement pour sortir.)
SAINT-CHARLES.
Attendez, mon cher, vous parlez allemand, je parle français,
nous pourrions nous tromper. (Il lui met une bourse dans la main.) AvCC
ça, il n'y aura plus d'équivoque.
LAFOURAILLE.
Ya, menheirr.
SAINT-CHARLES.
Ce n'est qu'un à-compte.
LAFOURAILLE, à part.
Sur mes quatre-vingt mille francs. (Haut.) Et fous foulez que
chesbionne mon maidre?
SAINT-CHARLES.
Non, mon cher, j'ai seulement besoin de quelques renseigne-
ments qui ne vous compromettront pas.
LAFOURAILLE.
Chapelle za hesbionner an pon allemante,
SAINT-CHARLES.
Mais non, c'est...
LAFOURAILLE.
Hesbionner! Et que toiche tire té fous à mennesir le paron?
SAINT-CHARLES.
Annoncez M. le chevalier de Saint-Charles.
LAFOURAILLE.
Ni nis andantons. Ghé fais fous l'amenaire; mais nai lui tonnez
boind te l'archant à stil haindandante : il èdre plis honnêde que nous
teUSSeS. (Il lul donne un petit coup de coude.)
SAINT-CHARLES.
C'est-à-dire qu*il coûte davantage.
LAFOURAILLE.
la, meinherr. (ii sort.)
VAUTRIN. 64
SCÈNE VII
SAINT-CHARLES, seul.
Mal débuté ! dix louis dans l'eau. Espionner?... appeler les choses
tout de suite par leur nom, c'est trop bête pour ne pas être très-
spirituel. Si le prétendu intendant, car il n'y a plus d'intendant, si
le baron est de la force de son valet, ce n'est guère que sur ce
qu'ils voudront me cacher que je pourrai baser mes inductions. Ce
salon est très-bien. Ni portrait du roi, ni souvenir impérial, allons!
ils n'encadrent pas leurs opinions. Les meubles disent-ils quelque
chose? non. C'est même encore trop neuf pour être déjà payé. Sans
l'air que le portier a sifflé, et qui doit être un signal, je commen-
cerais à croire aux Frescas.
SCÈNE VIII
SAINT-CHARLES, VAUTRIN, LAFOURAILLE.
LATOURAILLE.
Foilà mennesir le paron te Fieil -Chêne, (vautrin paraît, vêtu d'un
habit marron très-clair, d'une coupe très-antique, à gros boutons de métal ; il a
une culotte de soie noire, des bas de soie noire, des souliers à boucles d'or, un
gilet carré à fleurs, deux chaînes de montre, cravate du temps de la Révolution,
une perruque de cheveux blancs, une figure de vieillard, fin, usé, débauché, le
parler doux et la voix cassée.)
VAUTRIN, à Lafourajlle.
C'est bien, laissez-nous. (LafouraiUe sort, a part.) A nous deux, mon-
sieur Blondet. (Haut.) Monsieur, je suis bien votre serviteur.
SAINT-CHARLES, à part.
Un renard usé, c'est encore dangereux. (Haut.) Excusez -moi,
monsieur le baron, si je vous dérange sans avoir l'honneur d'être
connu de vous.
VAUTRIN.
Je devine, monsieur, ce dont il s'agit.
62 THEATRE.
SAINT-CHARLES, à part.
Bah!
VAUTRIN.
Vous êtes architecte, et vous venez traiter avec moi; mais j'ai
déjà des offres superbes.
SAINT-CHARLES.
Pardon, votre Allemand vous aura mal dit mon nom. Je suis le
chevalier de Saint-Charles,
VAUTRIN, levant ses lunettes.
Oh ! mais attendez donc!... nous sommes dé vieilles connaissances.
Vous étiez au congrès de Vienne, et l'on vous nommait alors le
comte de Gorcum... joli nom!
SAINT-CHARLES, à part.
Einfonce-toi , mon vieux! (Haut.) Vous y êtes donc allé aussi?
VAUTRIN.
Parbleu ! Et je suis charmé de vous retrouver, car vous êtes un
rusé compère. Les avez-vous roulés!... ahî vous les avez roulés!
SAINT-CHARLES, à part.
Va pour Vienne! (Haut.) Moi, monsieur le baron, je vous remets
parfaitement à cette heure, et vous y avez bien habilement mené
votre barque...
VAUTRIN.
Que voulez-vous ! nous avions les femmes pour nous ! Ah çà !
mais avez-vous encore votre belle Italienne?
SAINT-CHARLES.
Vous la connaissez aussi? c'est une femme d'une adresse...
VAUTRIN.
Eh! mon cher, à qui le dites-vous? Elle a voulu savoir qui j'étais»
SAINT-CHARLES.
Alors, elle le sait.
VAUTRIN.
Eh bien, mon cher!... — vous ne m'en voudrez pas? — elle n'a
rien su.
SAINT-CHARLES.
Eh bien, baron, puisque nous sommes dans un moment de fran-
chise, je vous avouerai de mon côté que votre admirable Polo-
naise...
VAUTRIN. 63
VAUTRIN.
SAINT-CHARLES.
VAUTRIN, riant.
SAINT-CHARLES, riant.
Aussi, VOUS?
Ma foi, oui!
Ahl ah! ah! ah!
Oh! oh! oh! oh!
VAUTRIN.
Nous pouvons en rire à notre aise, car je suppose que vous l'avez
laissée là?
SAINT-CHARLES.
Gomme vous, tout de suite. Je vois que nous sommes revenus
tous deux manger notre argent à Paris, et nous avons bien fait ;
mais il me semble, baron, que vous avez pris une position bien
secondaire, et qui cependant attire l'attention.
VAUTRIN.
Ah! je vous remercie, chevalier. J'espère que nous voici mainte-
nant amis pour longtemps?
SAINT-CHARLES.
Pour toujours.
VAUTRIN.
Vous pouvez m'être extrêmement utile, je puis vous servir énor-
mément, entendons-nous 1 Que je sache l'intérêt qui vous amène,
et je vous dirai le mien.
SAINT-CHARLFS, à part.
Ah çà! est-ce lui qu'on lâche sur moi, ou moi sur lui?
VAUTRIN, à part.
Ça peut aller longtemps comme ça.
SAINT-CHARLES.
Je vais commencer.
VAUTRIN.
Allons donc !
SAINT-CHARLES,
Baron, de vous à moi, je vous admir§.
VAUTRIN.
Quel éloge dans votre bouche !
64 THÉÂTRE.
SAINT-CHARLES.
Non, d'honneur! créer un Frescas à la face de tout Paris, est
une invention qui passe de mille piques celle de nos comtesses au
congrès. Vous péchez à la dot avec une rare audace.
VAUTRIN.
Je pêche à la dot?
SAINT-CHARLES.
Mais, mon cher, vous seriez découvert, si ce n'était pas moi,
votre ami, qu'on eût chargé de vous observer, car je vous suis
détaché de très-haut. Gomment aussi, permettez-moi de vous le
reprocher, osez-vous disputer une héritière à la famille de Mont-
sorol ?
VAUTRIN.
Et moi qui croyais bonnement que vous veniez me proposer de
faire des affaires ensemble, et que nous aurions spéculé tous deux
avec l'argent de M. de Frescas, dont je dispose entièrement!... et
vous me dites des choses d'un autre monde! Frescas, mon cher,
est un des noms légitimes de ce jeune seigneur qui en a sept. De
hautes raisons l'empêchent encore pour vingt-quatre heures de
déclarer sa famille, que je connais : leurs biens sont immenses, je
les ai vus, j'en reviens. Que vous m'ayez pris pour un fripon,
passe encore, il s'agit de sommes qui ne sont pas déshonorantes;
mais pour un imbécile capable de se mettre à la suite d'un gentil-
homme d'occasion, assez niais pour rompre en visière aux Mont-
sorel avec un semblant de grand seigneur... Décidément, mon
cher, il paraîtrait que vous n'avez pas été à Vienne! Nous ne nous
comprenons plus du tout.
SAINT-CHARLES.
Ne vous emportez pas, respectable intendant ! cessons de nous
entortiller de mensonges plus ou moins agréables; vous n'avez pas
la prétention de m'en faire avaler davantage? Notre caisse se porte
mieux que la vôtre, venez donc à nous! Votre jeune homme est
Frescas comme je suis chevalier et comme vous êtes baron. Vous
l'avez rencontré sur les côtes d'Italie ; c'était alors un vagabond ;
aujourd'hui, c'est un aventurier, voilà tout!
VAUTRIN. 65
VAUTRIN.
Vous avez raison, cessons de nous entortiller de mensonges plus
ou moins agréables, disons-nous la vérité.
SAINT-CHARLES.
Je vous la paye.
VAUTRIN.
Je vous la donne. Vous êtes une infâme canaille, mon cher Vous
vous nommez Charles Blondet; vous avez été Pintendant de la mai-
son de Langeac; vous avez acheté deux fois le vicomte, et vous ne
l'avez pas payé... c'est honteux! Vous devez quatre-vingt mille
francs à un de mes valets ; vous avez fait fusiller le vicomte à Mor-
tagne pour garder les biens que la famille vous avait confiés. Si le
duc de Montsorel, qui vous envoie, savait qui vous êtes... eh! ehl
il vous ferait rendre des comptes étranges ! Ote tes moustaches,
tes favoris, ta perruque, tes fausses décorations et tes broches d'or-
dres étrangers... (Il lui arrache sa perruque, ses favoris, ses décorations.)
Bonjour, drôle ! Gomment as-tu fait pour dévorer cette fortune si
spirituellement acquise? Elle était colossale; où l'as-tu perdue?
SAINT-CHARLES.
Dans les malheurs.
VAUTRIN.
Je comprends... Que veux-tu maintenant?
SAINT-CHARLES.
Qui que tu sois, tôpe là, je te rends les armes, je n'ai pas de
chance aujourd'hui : tu es le diable ou Jacques Collin.
VAUTRIN.
Je suis et ne veux être pour toi que le baron de Vieux-Chêne.
Écoute bien mon ultimatum ; je puis te faire enterrer dans une de
mes caves à l'instant, à la minute ; on ne te réclamera pas.
SAINT-CHARLES.
C'est vrai.
VAUTRIN.
Ce serait prudent ! Veux-tu faire pour moi chez les Montsorel
ce que les Montsorel t'envoient faii'c ici?
SAI
Accepté! Quels avantages?
XVIII.
66 THÉÂTRE.
VAUTRIN.
Tout ce que tu prendras.
SAINT-CHARLES.
Des deux côtés?
VAUTRIN.
Soit ! Tu remettras à celui de mes gens qui t'accompagnera tous
les actes qui concernent la famille de Langeac ; tu dois les avoir
encore. Si M. de Frescas épouse mademoiselle de Ghristoval, tu
ne seras pas son intendant, mais tu recevras cent mille francs. Tu
as affaire à des gens difficiles, ainsi marche droit, on ne trahira
pas.
SAINT-CHARLES.
Marché conclu.
VAUTRIN.
Je ne le ratifierai qu'avec les pièces en main : jusque-là, prends
garde! (n sonne; tous les gens paraissent.) Reconduisez M. le chevalicr
avec tous les égards dus à son rang, (a Saint-Charles, lui montrant Phi-
losophe.) Voici l'homme qui vous accompagnera, (a philosophe.) Ne le
quitte pas.
SAINT-CHARLES, à part.
Si je me tire sain et sauf de leurs griffes, je ferai main-bassê
sur ce nid de voleurs.
VAUTRIN.
Monsieur le chevalier, je vous suis tout acquis.
SCÈNE IX
VAUTRIN, LAFOURAILLE.
LAFOURAILLE.
Monsieur Vautrin!
Eh bien?
Vous le laissez aller?
VAUTRIN.
LAFOURAILLE.
VAUTRIN.
S'il ne se croyait pas libre, que pourrions-nous savoir? Mes in-
VAUTRIN. er
éructions sont données ; on va lui apprendre à ne pas mettre de
cordes cliez les gens à pendre. Quand Philosophe me rapportera
les pièces que cet homme doit lui remettre, on me les donnera
partout où je serai.
LAFOURAILLE.
Mais, après, le laisserez-vous en vie ?
VAUTRIN.
Vous êtes toujours un peu trop vifs, mes mignons : ne savez-vous
donc pas combien les morts inquiètent les vivants? Chut! j'en-
tends Raoul... laisse-nous.
SCÈNE X
VAUTRIN, RAOUL.
Vautrin rentre vers la fin du monologue; Raoul, qui est sur le devant de la scène,
ne le voit pas.
RAOUL.
Avoir entrevu le ciel et rester sur la terre, voilà mon histoire !
Je suis perdu : Vautrin, ce génie à la fois infernal et bienfaisant,
cet homme, qui sait tout et qui semble tout pouvoir, cet homme,
si dur pour les autres et si bon pour moi, cet homme qui ne
s'explique que par la féerie, cette providence, je puis dire mater-
nelle, n"est pas, après tout, la Providence. (Vautrin parait avec une
perruque noire, simple, un habit bleu, pantalon de couleur grisâtre, gilet ordi-
naire, noir, la tenue d'un agent de change.) Oh ! je COUnaisSaiS TamOUr ;
mais je ne savais pas encore ce que c'était que la vengeance, et
je ne voudrais pas mourir sans m'être vengé de ces deux Mont-
sorel !
VAUTRIN.
Il souffre. — Raoul, qu'as-tu, mon enfant?
RAOUL.
Eh ! je n'ai rien, laissez-moi,
VAUTRIN.
Tu me rebutes encore? tu abuses du droit que tu as de mal-
traiter ton ami... A quoi pensais-tu là?
68 THEATRE.
RAOUL.
A rien.
VAUTRIN.
A rien ? Ah çà ! monsieur, croyez-vous que celui qui vous a en-
seigné ce flegme anglais, sous lequel un homme de quelque valeur
doit couvrir ses émotions, ne connaisse pas le défaut de cette cui-
rasse d'orgueil ? Dissimulez avec les autres ; mais, avec moi, c'est
plus qu'une faute; en amitié, les fautes sont des crimes.
RAOUL.
Ne plus jouer, ne plus rentrer ivre, quitter la ménagerie de
l'Opéra, devenir un homme sérieux, étudier, vouloir une position...
tu appelles cela dissimuler.
VAUTRIN.
Tu n'es encore qu'un pauvre diplomate, tu seras grand quand
tu m'auras trompj. Raoul, tu as commis la faute contre laquelle
je t'avais mis le plus en garde. Mon enfant, qui devait prendre
les femmes pour ce qu'elles sont, des êtres sans conséquence,
enfin s'en servir et non les servir, est devenu un berger de M. de
Florian ; mon Lovelace se heurte contre une Clarisse. Ah ! les
jeunes gens doivent frapper longtemps sur ces idoles, avant d'en
reconnaître le creux.
RAOUL.
Un sermon ?
VAUTRIN.
Comment ! moi qui t'ai formé la main au pistolet, qui t*ai mon-
tré à tirer l'épée, qui t'ai appris à ne pas redouter l'ouvrier le plus
fort du faubourg, moi qui ai fait pour ta cervelle comme pour le
corps, moi qui t'ai voulu mettre au-dessus de tous les hommes^
enfin moi qui t'ai sacré roi, tu me prends pour une ganache?
Allons, un peu plus de franchise.
RAOUL.
Voulez-vous savoir ce que je pensais?... Mais non, ce serait ac-
cuser mon bienfaiteur.
VAUTRIN.
Ton bienfaiteur! tu m'insultes. T'ai-je offert mon sang, ma vie?
suis-je prêt à tuer, à assassiner ton ennemi, pour recevoir de toi
cet intérêt exorbitant appelé reconnaissance? Pour t'exploiter.
VAUTRIN. 69
siiis-je un usurier? Il y a des hommes qui vous attachent un bien-
fait au cœur, comme on attache au boulet au pied des... suflit !
ces hommes-là, je les écraserais comme des chenilles sans croinî
commettre un homicide ! Je t'ai prié de m* adopter pour ton père,
mon cœur doit être pour toi ce que le ciel est pour les anges, un
espace où tout est bonheur et confiance ; tu peux me dire toutes
tes pensées, même les mauvaises. Parle, je comprends tout, même
une lâcheté.
RAOUL.
Dieu et Satan se sont entendus pour fondre ce bronze-là I
VAUTRIN,
C'est possible.
RAOUL,
Je vais tout te dire.
VAUTRIN.
Eh bien, mon enfant, asseyons-nous.
RAOUL.
Tu as été cause de mon opprobre et de mon désespoir.
VAUTRIN.
Où? quand? Sang d'un homme! qui t'a blessé? qui t'a manqué?
Dis le lieu, nomme les gens... la colère de Vautrin passera par là!
RAOUL.
Tu ne peux rien.
VAUTRIN.
Enfant, il y a deux espèces d'hommes qui peuvent tout,
RAOUL,
Et qui sont ?
VAUTRIxN.
Les rois, qui sont ou doivent être au-dessus des lois; et.,, tu vas
te fâcher... les criminels, qui sont au-Jessous.
r.AOUL,
Et, comme tu n'es pas roi...
VAUTRIN.
Eh bien, je règne en dessous. ^
RAf DL.
Quel affreuse plaisanterie me fais-tu là, Vautrin?
70 THÉÂTRE.
VAUTRIN.
N*as-tu pas dit que le diable et Dieu s'étaient cotisés pour me
fondre ?
RAOUL.
Ah! monsieur, vous me glacez.
VAUTRIN.
Rassieds-toi î Du calme, mon enfant. Tu ne dois t' étonner de
rien, sous peine d'être un homme ordinaire.
RAOUL.
Suis-je entre les mains d'un démon ou d'un ange? Tu m'instruis
sans déflorer les nobles instincts que je sens en moi; tu m'éclaires
sans m' éblouir; tu me donnes l'expérience des vieillards, et tu ne
m'ôtes aucune des grâces de la jeunesse ; mais tu n'as pas impu-
nément aiguisé mon esprit, étendu ma vue, éveillé ma perspi-
cacité. Dis-moi d'où vient ta fortune? a-t-elle des sources hono-
rables? pourquoi me défends-tu d'avouer les malheurs de mon
enfance? pourquoi m'avoir imposé le nom du village où tu m'as
trouvé ? pourquoi m'empêcher de chercher mon père ou ma mère ?
Enfin, pourquoi me courber sous des mensonges? On s'intéresse à
l'orphelin, mais on repousse l'imposteur! Je mène un train qui me
fait l'égal d'un fils de duc et pair, tu me donnes une grande édu-
cation et pas d'état, tu me lances dans l'empyrée du monde, et
l'on m'y crache au visage qu'il n'y a plus de Frescas. On m'y
demande une famille, et tu me défends toute réponse. Je suis à la
fois un grand seigneur et un paria, je dois dévorer des affronts
qui me poussent à déchirer vivants des marquis et des ducs : j'ai
la rage dans l'âme, je veux avoir vingt duels, et je périrai! Veux-tu
qu'on m'insulte encore? Plus de secrets pour moi : Prométhée
infernal, achève ton œuvre, ou brise-la.
VAUTRIN.
Eh! qui resterait froid devant la générosité de cette belle jeu-
nesse? Gomme son courage s'allume! Allez, tous les sentiments,
au grand galop! — Oh! tu es l'enfant d'une noble race. Eh bien,
Raoul, voilà ce que j'appelle des raisons.
RAOUL.
khi
VAUTRIN. 74
VAUTRIN.
Tu me demandes des comptes de tutelle? les voici.
RAOUL.
Mais en ai-je le droit? sans toi, vivrais-jc?
VAUTRIN.
Tais-toi. Tu n'avais rien, je t'ai fait riche. Tu ne savais rien, je
t'ai donné une belle éducation. Oh ! je ne suis pas encore quitte
envers toi. Un père... tous les pères donnent la vie à leurs enfants;
moi, je te dois le bonheur... Mais est-ce bien là le motif de ta
mélancolie? n'y a-t-il pas là... dans ce coffret... (u montre un coffret.)
certain portrait et certaines lettres cachées, et que nous lisons avec
des... Ah!...
RAOUL.
Vous avez...
VAUTRIN.
Oui, j'ai... Tu es donc touché à fond?
RAOUL.
A fond.
VAUTRIN.
Imbécile 1 L'amour vit de tromperie, et l'amitié de confiance. —
Enfin, sois heureux à ta manière.
RAOUL.
Eh! le puis-je? Je me ferai soldat, et... partout où grondera le
canon, je saurai conquérir un nom glorieux, ou mourir.
VAUTRIN.
Hein !... de quoi? qu'est-ce que cet enfantillage?
RAOUL.
Tu t'es fait trop vieux pour pouvoir comprendre, et ce n'est pas
la peine de te le dire.
VAUTRIN.
Je te le dirai donc. Tu aimes Inès de Christoval, de son chef
princesse d'Arjos, fille d'un duc banni par le roi Ferdinand, une
Andalouse qui t'aime et qui me plaît, non comme femme, mais
comme un adorable coffre-fort qui a les plus beaux yeux du monde,
une dot bien tournée, la plus délicieuse caisse, svelte, élégante
comme une corvette noire à voiles blanches, apportant les galions
d'Amérique si impatiemment attendus et versant toutes les joies
72 THÉÂTRE.
de la vie, absolument comme la Fortune peinte au-dessus des
bureaux de loterie : je t'approuve; tu as tort de l'aimer, l'amour
te fera faire mille sottises... mais je suis là.
RAOUL.
Ne me la flétris pas de tes horribles sarcasmes.
VAUTRIN.
Allons, on mettra une sourdine à son esprit, et un crêpe à son
chapeau.
RACUL.
Oui, car il est impossible à Tenfant jeté dans le ménage d'an
pêcheur d'Alghero de devenir prince d'Arjos, et perdre Inès, c'est
mourir de douleur.
VAUTRIN.
Douze cent mille livres de rente, le titre de prince, des gran-
dessss et des économies, mon vieux, il ne faut pas voir cela trop
en noir.
RAOUL.
Si tu m'aimas, pourquoi des plaisanteries quand je suis au
désespoir ?
VAUTRIN.
Et d'où vient donc ton désespoir?
RAOUL.
Le duc et le marquis m'ont tout à l'heure insulté chez eux,
devant elle, et j'ai vu s'éteindre toutes mes espérances... On m'a
fermé la porte de* l'hôtel de Ghristoval. J'ignore encore pourquoi
la duchesse de Montsorel m'a fait venir. Depuis deux jours, elle me
témoigne un intérêt que je ne puis m'expliquer.
VAUTRIN.
Et qu'allais-tu donc faire chez ton rival ?
RAOUL.
Mais tu sais donc tout ?
VAUTRIN.
Et bien d'autres choses! Enfin, tu veux Inès de Ghristoval? tu
peux te passer cette fantaisie.
RAOUL.
Si tu te jouais de moi 1
VAUTRIN. 73
VAUTRIN.
Raoul, on fa fermé la porte de l'hôtel de Christoval... tu seras
demain le prétendu de la princesse d'Arjos, et les Montsorel seront
renvoyés, tout Montsorel qu'ils sont.
RAOUL.
Ma douleur vo; s rend fou.
VAUTRIN.
Qui fa jama s autorisé à douter de ma parole? qui t'a donné un
cheval arabe, pour faire enrager tous les dandys exotiques ou
indigènes du bo!s de Boulogne? qui paye tes dettes de jeu? qui
veille à tes plaisirs? qui t'a donné des bottes, à toi qui n'avais pas
de soulie.s?
BAOUL.
Toi, mon ami, mon père, ma famille I
VAUTRIN.
Bien, bien, merci ! Oh ! tu me récompenses de tous mes sacri-
fices. Mais, hélas! une fois riche, une fois grand d'Espagne, une
fois que tu feras partie de ce monde, tu m'oublieras : en chan-
geant d'air, on change d'idées; tu me mépriseras, et... tu auras
raison.
RAOUL.
Est-ce un génie sorti des Mille et une Nuits? Je me demande si
j'existe. Mais, mon ami, mon protecteur, il me faut une famille.
VAUTRIN.
Eh ! on te la fabrique en ce moment, ta famille ! Le Louvre ne
contiendrait pas les portraits de tes aieux, ils encombrent les quais.
RAOUL.
Tu rallumes toutes mes espérances.
VAUTRIN.
Tu veux Inès?
RAOUL.
Par tous les moyens possibles.
VAUTRIN.
Tu ne recules devant rien? la magie et l'enfer ne t'effrayent pas?
RAOUL.
Va pour l'enfer, s'il me donne le paradis.
74 THÉÂTRE.
VAUTRIN.
L'enfer I c'est le monde des bagnes et des forçats décorés par la
justice et par la gendarmerie de marques et de menottes, conduits
où ils vont par la misère, et qui ne peuvent jamais en sortir. Le
paradis, c'est un bel hôtel, de riches voitures, des femmes déli-
cieuses, des honneurs. Dans ce monde, il y a deux mondes; je te
jette dans le plus beau, je reste dans le plus laid; et, si tu ne m'ou-
blies pas, je te tiens quitte.
RAOUL.
Vous me donnez le frisson, et vous venez de faire passer devant
moi le délire.
VAUTRIN, lui frappant sur l'épaule.
Tu es un enfant! (a part.) Ne lui en ai-je pas trop dit? (n sonne.)
RAOUL, à part.
Par moments, ma nature se révolte contre tous ses bienfaits !
Quand il met la main sur mon épaule, j'ai la sensation d'un fer
chaud; et cependant, il ne m'a jamais fait que du bien ! il me cache
les moyens, et les résultats sont tous pour moi,
VAUTRIN.
Que dis-tu là?
RAOUL.
Je dis que je n'accepte rien, si mon honneur...
VAUTRIN.
On en aura soin, de ton honneur! N'est-ce pas moi qui l'ai dé-
veloppé? A-t-il jamais été compromis?
RAOUL.
Tu m'expliqueras.
Rien.
Rien?
VAUTR]
RAOUL.
VAUTRIN.
N'as-tu pas dit « par tous les moyens possibles »?... Inès une fois
à toi, qu'importe ce que j'aurai fait ou ce que je suis? Tu emmè-
neras Inès, tu voyageras. La famille de Ghristoval protégera le
prince d'Arjos. (a Laf ouraiiie. ) Frappez des bouteilles de vin de Cham-
pagne, votre maître se marie, il va dire adieu à la vie de garçon,
VAUTRIN. 75
ses amis sont invités, allez chercher ses maîtresses, s'il lui en
reste! Il y a noce pour tout le monde. Branle-bas général, et la
grande tenue.
RAOUL.
Son intrépidité m'épouvante; mais il a toujours raison.
VAUTRIN.
A table I
TOUS.
A table !
VAUTRIN.
N'aie pas le bonheur triste, viens rire une dernière fois dans
toute ta liberté; je ne te ferai servir que des vins d'Espagne, c'est
gentil.
ACTE QUATRIEME
La scène est à l'hôtel de Cliristoval.
SCENE PREMIERE
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL, INÈS.
NES.
Si la naissance de M. de Frescas est obscure, je saurai, ma mère,
renoncer à lui ; mais, de votre côté, soyez assez bonne pour ne
plus insister sur mon mariage avec le marquis de Montsorel.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Si je repousse cette alliance insensée, je ne souffrirai pas non
plus que vous soyez sacrifiée à l'ambition d'une famille.
INES.
Insensée? qui le sait? Vous le croyez un aventurier, je le crois
gentilhomme, et nous n'avons aucune preuve à nous opposer.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Les preuves ne se feront pas attendre. Les Montsorel sont trop
intéressés à dévoiler sa honte.
INES.
Et lui m'aime trop pour tarder à vous prouver qu'il est digne
de nous. Sa conduite, hier, n'a-t-elle pas été d'une noblesse par-
faite?
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Mais, chère folié, ton bonheur n'est-il pas le mien? Que Raoul
satisfasse le monde, et je suis prête à lutter pour vous contre les
Montsorel à la cour d'Espagne.
VAUTRIN. 77
I N È S.
Ah! ma mère, vous l'aimez donc aussi?
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Ne Tas-tu pas choisi?
SCÈNE II
Les Mêmes, un Valet, puis VAUTRIN.
Le valet apporte à la duchesse une carte enveloppée et cachetée.
LA duchesse de CHRISTOVAL, à Inès.
« Le général Crustamente, envoyé secret de Sa Majesté don Au-
gustin I", empereur du Mexique. » Qu'est-ce que cela veut dire?
INÈS.
Du Mexique! il nous apporf,e sans doute des nouvelles de mon
père!
LA duchesse de CHRISTOVAL, au valet.
Faites entrer. (Vautrln paraît, habilIé en général mexicain; sa taiUe a
quatre pouces de plus, son chapeau est fourni de plumes blanches, son habit est
bleu de ciel avec les riches broderies des généraux mexicains : pantalon blanc,
écharpe aurore, les cheveux traînants et frisés comme ceux de Murât; il a un
grand sabre, il a le teint cuivré, il grasseyé comme les Espagnols du Mexique,
«on parler ressemble au provençal, plus l'accent guttural des Maures.)
VAUTRIN.
Est-ce bien à madame la duchesse de Ghristoval que j'ai l'hon-
neur de parler ?
LA duchesse de GHRISTOVAL.
Oui, monsieur.
VAUTRIN.
Et mademoiselle?
LA duchesse de CHRISTOVAL.
Ma fille, monsieur.
VAUTRIN.
Mademoiselle est la senora Inès,^de son chef princesse d'Arjos.
En vous voyant, l'idolâtrie de M. de Ghristoval pour sa fille se
comprend parfaitement. Mesdames, avant tout, je demande une
78 théâtre:
discrétion absolue : ma mission est déjà difficile, et, si l'on soup-
çonnait qu'il pût exister des relations entre vous et moi, nous se-
rions tous compromis.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Je vous promets le secret et sur votre nom et sur votre visite.
INÈS.
Général, il s'agit de mon père, vous me permettez de rester?
VAUTRIN.
Vous êtes nobles et Espagnoles, je compte sur votre parole.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Je vais recommander à mes gens de se taire.
VAUTRIN.
Pas un mot; réclamer leur silence, c'est souvent provoquer leur
indiscrétion. Je réponds des miens. J'avais pris l'engagement de
vous donner à mon arrivée des nouvelles de M. de Ghristoval, et
voici ma première visite.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Parlez-nous promptement de mon mari, général? Où se trouve-
t-il?
VAUTRIN.
Le Mexique, madame, est devenu ce qu'il devait être tôt ou tard,
un État indépendant de l'Espagne. Au moment où je parle, il n'y a
plus un seul Espagnol, il ne s'y trouve plus que des Mexicains.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
En ce moment?
VAUTRIN.
Tout se fait en un moment pour qui ne voit pas les causes. Que
voulez-vous ! Le Mexique éprouvait le besoin de son indépendance,
il s'est donné un empereur! Gela peut surprendre encore, rien
cependant de plus naturel : partout les principes peuvent attendre,
partout les hommes sont pressés.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Qu' est-il donc arrivé à M. de Ghristoval?
VAUTRIN.
Rassurez-vous, madame, il n'est pas empereur. M. le duc a failli,
par une résistance désespérée, maintenir le royaume sous l'obéis-
sance de Ferdinand VII.
VAUTRIN. 79
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Mais, monsieur, mon mari n'est pas militaire.
VAUTRIN.
Non, sans doute; mais c'est un habile courtisan, et c'était bien
joué. En cas de succès, il rentrait en grâce. Ferdinand ne pouvait
se dispenser de le nommer vice-roi.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Dans quel siècle étrange vivons-nous!
VAUTRIN.
Les révolutions se succèdent et ne se ressemblent pas. Partout,
on imite la France. Mais, je vous en supplie, ne parlons pas poli-
tique, c'est un terrain brûlant.
INÈS.
Mon père, général, avait-il reçu nos lettres?
VAUTRIN.
Dans une pareille bagarre, les lettres peuvent bien se perdre,
quand les couronnes ne se retrouvent pas.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Et qu*est devenu M. de Ghristoval?
VAUTRIN.
Le vieil Amoagos, qui là-bas exerce une énorme influence, a
sauvé votre mari, au moment où j'allais le faire fusiller...
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL et INÈS.
Ah!
VAUTRIN
C'est ainsi que nous nous sommes connus.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Vous, général?
INÈS.
Mon père, monsieur î
VAUTRIN.
Eh! mesdames, j'étais ou pendu par lui comme un rebelle, ou
l'un des héros d'une nation délivrée, et me voici! En arrivant à
l'improviste à la tête des ouvriers de ses mines, Amoagos décidait la
question. Le salut de son ami le duc de Ghristoval a été le prix de
son concours. Entre nous, l'empereur Iturbide, mon maître, n'est
80 THÉÂTRE.
qu'un nom : l'avenir du Mexique est tout entier dans le parti du
vieil Amoagos.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Quel est donc, monsieur, cet Amoagos qui, selon vous, est l'ar-
bitre des destinées du Mexique?
VAUTRIN.
Vous ne le connaissez pas ici? Vraiment non? Je ne sais pas ce
qui pourra souder l'ancien monde au nouveau? Oh! ce sera la
vapeur. Exploitez donc des mines d'or! soyez don Inigo Juan Va-
raco Cardaval de los Amoagos las Frescas y PeraU... Mais, dans la
kirielle de nos noms espagnols, vous le savez, nous n'en disons
jamais qu'un. Je m'appelle simplement Grustamente. Enfin, soyez
le futur président de la république mexicaine, et la France vous
ignore. Mesdames, le vieil Amoagos a reçu là-bas M. de Ghristoval
comme un vieux gentilhomme d'Aragon, qu'il est, devait accueillir
un grand d'Espagne banni pour avoir été séduit par le beau nom
de Napoléon.
INf-S.
N'avez vous pas dit Frescas dans les noms?
VAUTRIN.
Oui, Frescas est le nom de la seconde mine exploitée par don
Cardaval; mais vous allez connaître toutes les obligations de M. le
duc envers son hôte par les lettres que je vous apporte. Elles sont
dans mon portefeuille. J'ai besoin de mon portefeuille, (a part.)
Elles ont assez bien mordu à mon vieil Amoagos. (Haut.) Permet-
tez-moi de demander un de mes gens? (La duchesse fait signe à inès
de sonner. A la duchesse.) Accordcz-moi, madame, un moment d'entre-
tien, (a un valet.) Dites à mon nègre... Mais non, il ne comprend
que son affreux patois, faites-lui signe de venir.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Mon enfant, vous me laisserez seule un moment. (Lafouraiiie paraît.)
VAUTRIN, à Lafouraille.
Jiji roro fleuri.
LAFOURAILLE.
Joro.
INÈS, à Vautrin.
La confiance de mon père sufîirait à vous mériter un bon accueil ;
VAUTRIN. 8f
mais, général, votre empressement à dissiper nos inquiétudes vous
vaut ma reconnaissance.
VAUTRIN.
De la re... connais... sance! Ah! senora, si nous comptions, je
me croirais le débiteur de votre illustre père, après avoir eu le
bonheur de vous voir.
LAFOURAILLE.
lo.
VAUTRIN.
Caracas, y mouli joro, fistas, ip souri.
LAFOURAILLE.
Souri joro.
VAUTRIN, aux dames-
Mesdames, voici vos lettres, (a part, à Lafouraiiie.) Circule de
Tantichambre à la cour, bouche close, Toreille ouverte, les mains
au repos, l'œil au guet, et du nez.
LAFOURAILLE.
ïa, meinherr.
VAUTRIN, en colère.
Souri joro, fistas!
LAFOURAILLE.
Joro. (Bas.) Voici les papiers de Langeac.
VAUTRIN.
Je ne suis pas pour l'émancipation des nègres : quand il n'y en
aura plus, nous serons forcés d'en faire avec les blancs.
INÈS , à sa mère.
Permettez-moi, ma mère, d'aller lire la lettre de mon père.
<A Vautrin.) Général... (Elle salue.)
VAUTRIN.
Elle est charmante, puisse-t-elle être heureuse! (inès sort, sa mère
la ccnduit en faisant quelques pais avec elle.)
xviii. 6
82 THÉÂTRE.
SCÈNE III
Lk DUCHESSE DE CHRISTOVAL, VAUTRIN.
VAUTRIN, à part.
Si le Mexique se vo^^ait représenter comme ça, il serait capable
de me condamner aux ambassades à perpétuité. (Haut.) Oh! excu-
sez-moi, madame, j'ai tant de sujets de réflexions !
LA DUCHESSE.
Si les préoccupations sont permises, n'est-ce pas à vous autres
diplomates ?
VAUTRIN.
Aux diplomates par état, oui; mais je compte rester militaire et
franc. Je veux réussir par la franchise. Nous voilà seuls, causons»
car j'ai plus d'une mission délicate.
LA DUCHESSE.
Auriez-vous des nouvelles que ma fille ne devrait pas entendre?
VAUTRIN.
Peut-être. Allons droit au fait : la senora est jeune et belle, elle
est riche et noble; elle peut avoir quatre fois plus de prétendants
que toute autre. On se dispute sa main. Eh bien, son père me
charge de savoir si elle a plus particulièrement remarqué quelqu'un.
LA DUCHESSE.
Avec un homme franc, général, je serai franche. L'étrangeté de
votre demande ne me permet pas d*y répondre.
VAUTRIN.
Ah ! prenez garde, madame! Pour ne jamais nous tromper, nous
autres diplomates, nous interprétons toujours le silence en mau-
vaise part.
LA DUCHESSE.
Monsieur, vous oubliez qu'il s'agit d'Inès de Ghristoval.
VAUTRIN.
Elle n'aime personne? Eh bien, elle pourra donc obéir aux vœux
de son père.
LA DUCHESSE.
Comment! M. de Christoval aurait disposé de sa fille?
VAUTRIN. 83
VAUTRIN.
Vous le voyez, votre inquiétude vous trahit! Elle a donc fait un
choix? Eh bien, maintenant, je tremble autant de vous interroger
que vous de répondre. Ah! si le jeune homme aimé par votre fille
était un étranger, riche, en apparence sans famille, et qui cachât
son pays...
LA DUCHESSE.
Ce nom de Frescas, dit par vous, est celui que prend un jeune
homme qui recherche -Inès.
VAUTRIN.
Se nommerait-il aussi Raoul?
LA DUCHESSE.
Oui, Raoul de Frescas.
VAUTRIN.
Un jeune homme fin, spirituel, élégant, vingt-trois ans
LA DUCHESSE.
Doué de ces manières qui ne s'acquièrent pas.
VAUTRIN.
Romanesque au point d'avoir eu l'ambition d'être aimé pour lui-
même, en dépit d'une immense fortune ; il a voulu la passion dans
le mariage, une folie! Le jeune Amoagos, car c'est lui, madame...
LA DUCHESSE.
Mais ce nom de Raoul n'est pas...
VAUTRIN.
Mexicain, vous avez raison. Il lui a été donné par sa mère, une
Française, une émigrée, une demoiselle de Granville, venue de
Saint-Domingue. L'imprudent est-il aimé ?
LA DUCHESSE.
Préféré à tous !
VAUTRIN.
Mais ouvrez cette lettre, lisez-la, madame; et vous verrez que
j'ai pleins pouvoirs des seigneurs Amoagoj et Ghristoval pour con-
clure ce mariage.
LA DUCHESSE.
Oh! laissez-moi, monsieur, rappeler Inès. (EUe sort.)
8^ THÉÂTRE.
SCÈNE IV
VAUTRIN, seul.
Le majordome est à moi; les véritables lettres, s'il en vient, me
seront remises. Raoul est trop fier pour revenir ici; d'ailleurs, il
m'a promis d'attendre. Me voilà maître du terrain; Baoul, une
fois prince, ne manquera pas d'aïeux : le. Mexique et moi, nous
sommes là.
SCÈNE V
VAUTRIN, LA DUCHESSE DE GHRISTOVAL, INÈS.
LA DUCHESSE, à sa ûlle.
Mon enfant, vous avez des remercîments à faire au général.
(Elle lit sa lettre pendant une partie de la scène.)
INÈS.
Des remercîments, monsieur? Et mon père me dit que, dans le
nombre de vos missions, vous avez celle de me marier avec un
seigneur Amoagos, sans tenir compte de mes inclinations!
VAUTRIN.
Rassurez-vous, mademoiselle, il se nomme ici Raoul de Frescas.
INÈS.
Raoul de Frescas, lui! Mais, alors, pourquoi son silence obstiné?
VAUTRIN.
Faut-il que le vieux soldat vous explique le cœur du jeune
homme? Il voulait de l'amour, et non de l'obéissance; il voulait...
INÈS.
Ah! général, je le punirai de sa modestie et de sa défiance.
Hier, il aimait mieux dévorer une offense que de révéler le nom
de son père.
VAUTRIN.
Mais, mademoiselle, il ignore encore si le nom de son père est
celui d'un coupable de haute trahison ou celui d'un libérateur de
TAmérique.
VAUTRIN. 85
INÈS.
Ah! ma mère, entendez-vous?
VAUTRIN, à part.
Comme elle l'aime! Pauvre fille, ça ne demande qu'à être abusé.
LA DUCHESSE.
La lettre de mon mari vous donne, en effet, général, de pleins
pouvoirs.
VAUTRIN.
J'ai les actes authentiques et les papiers de famille...
UN VALET, entrant.
Madame la duchesse veut-elle recevoir M. de Frescas?
VAUTRIN, à paît.
Raoul ici!
LA DUCHESSE, au valet.
Faites entrer.
VAUTRIN
Bon! le malade vient tuer le médecin.
LA DUCHESSE.
Inès, vous pouvez recevoir seule M. de Frescas, il est agréé par
votre père, (inès baise la main de sa mère.)
SCÈNE VI
Les MÊMES, RAOUL.
Raoul salue les deux dames. Vautrin va à Ici.
VAUTRIN, à Raoul.
Don Raoul de Gardaval.
RAOUL.
Vautrin !
VAUTRIN.
Non, le général Crustamente.
RAOUL.
Crustamente?
VAUTRIN.
Bien. Envoyé du Mexique. Retiens bien le nom de ton père %
86 THÉxVTRE.
Amoagos, un seigneur d'Aragon, un ami du duc de Ghristoval. Ta
mère est morte; j'apporte les titres, les papiers de famille authen-
tiques, reconnus. Inès est à toi.
RAOUL.
Et vous voulez que je consente à de pareilles infamies? Jamais!
VAUTRIN, aux deux femmes.
Il est stupéfait de ce que je lui apprends, il ne s'attendait pas à
un si prompt dénoûment.
RAOUL.
Si la vérité me tue, tes mensonges me déshonorent; j'aime
mieux mourir.
VAUTRIN
Tu voulais Inès par tous les moyens possibles, et tu recules
devant un innocent stratagème?
RAOLL, exaspéré.
Mesdames!...
VAUTRIN.
La joie le transporte, (a Raoul.) Parler, c'est perdre Inès et me
livrer à la justice ;; tu le peux, ma vie est à toi.
RAOUL.
0 Vautrin! dans quel abîme m'as-tu plongé!
VAUTRIN.
Je t'ai fait prince, n'oublie pas que tu es au comble du bonheur.
(A part.) Il ira.
SCÈNE VII
INES, près de la porte où elle a quitté sa mère; RAOUL, de l'autre
coté du théâtre.
RAOUL, à part.
L'honneur veut que je parle, la reconnaissance veut que je me
taise; eh bien, j'accepte mon rôle d'homme heureux, jusqu'à ce
qu'il ne soit plus en péril; mais j'écrirai ce soir, et Inès saura qui
je suis. Vautrin, un pareil sacrifice m'acquitte bien envers toi :
nos liens sont rompus. J'irai chercher je ne sais où la mort du
soldat.
VAUTRIN. 87
INÈS, s'approchant après avoir examiné.
Mon père et le vôtre sont amis; ils consentent à notre mariage,
nous nous aimons comme s'ils s'y opposaient, et vous voilà rêveur,
presque triste !
RAOUL.
Vous avez votre raison, et, moi, je n'ai plus la mienne. Au mo-
ment où vous ne voyez plus d'obstacle, il peut en surgir d'insur-
montables.
INÈS.
Raoul, quelles inquiétudes jetez-vous dans notre bonheur!
RAOUL.
Notre bonheur! (a part.) Il m'est impossible de feindre. (Haut.)
Au nom de notre amour, je vous demande de croire en ma loyauté.
INÈS.
Ma confiance en vous n'était-elle pas infinie? Et le général a
tout justifié, jusqu'à votre silence chez les Montsorel. Aussi vous
pardonné-je les petits chagrins que vous étiez obligé de me causer.
RAOUL, à part.
Ah! Vautrin! je me livre à toi! (Haut.) Inès, vous ne savez pas
quelle est la puissance de vos paroles : elles m'ont donné la force
de supporter le ravissement que vous me causez... Eh bien, oui,
soyons heureux I
SCÈNE VIII
Les Mêmes, LE MARQUIS DE MONTSOREL.
LE VALET, annonçant.
M. le marquis de Montsorel.
RAOUL, à part.
Ah! ce nom me rappelle à moi-même, (a inès.) Quoi qu'il arrive,
Inès, attendez pour juger ma conduite l'heure où je vous la sou-
mettrai moi-même, et pensez que j'obéis en ce moment à une
invincible fatalité.
INÈS. •
Raoul, je ne vous comprends plus ; mais je me fie toujours à
vous.
88 THÉÂTRE.
LE MARQUIS, à part.
Encore ce petit monsieur! (ii saïuo inès.) Je vous croyais avec votre
mère, mademoiselle, et j'étais loin de penser que ma visite put
être importune. Faites-moi la grâce de m'excuser...
INÈS.
Restez, je vous prie : il n'y a plus d'étranger ici, M. Raoul est
agréé par ma famille.
LE MARQUIS.
M. Raoul de Frescas veut-il alors recevoir mes compliments?
RAOUL.
Vos compliments? je les accepte (n lui tend la main et le marquis la.
lui serre.) d'aussi bon cœur que vous me les offrez.
LE MARQUIS.
Nous nous entendons.
INÈS, à Raoul.
Faites en sorte qu'il parte, et restez, (au marquis.) Ma mère a
besoin de moi pour quelques instants, j'espère vous la ramener..
SCÈNE IX
LE MARQUIS, RAOUL, puis VAUTRIN.
LE MARQUIS.
Acceptez-vous une rencontre à mort et sans témoins?
RAOUL.
Sans témoins, monsieur?
LE MARQUIS.
Ne savez-vous pas qu'un de nous est de trop en ce monde ?
RAOUL.
Votre famille est puissante : en cas de succès, votre proposition
m'expose à sa vengeance; permettez-moi de ne pas échanger
l'hôtel de Christoval contre une prison. (Vautrin paraît.) A mort,
soit, mais avec des témoins.
LE MARQUIS.
Les vôtres n'arrêteront poiat le combat?
VAUTRIN. 80
RAOUL.
Nous avons chacun une garantie dans notre haine.
VAUTRIN, à part.
Ah çà! mais nous trébucherons donc toujours dans le succès!
A mort? Cet enfant joue sa vie comme si elle lui appartenait.
LE MARQUIS.
Ëh bien, monsieur, demain à huit heures, sur la terrasse de
Saint-Germain ; nous irons dans la forêt,
VAUTRIN.
Vous n'irez pas. (a Raoul.) Un duel? la partie est-elle égale?
Monsieur est-il comme vous le fils unique d'une grande maison?
Votre père, don Inigo Juan Varaco de los Amoagos de Gardaval
las Frescas y Peral, vous le permettrait-il, don Raoul?
LE MARQUIS.
Je consentais à me battre avec un inconnu, mais la grande mai-
son de monsieur ne gâte rien à l'affaire.
RAOUL, au marquis.
Il me semble que, maintenant, monsieur, nous pouvons nous-
traiter avec courtoisie et en gens qui s'estiment assez l'un l'autre
pour se haïr et se tuer.
LE MARQUIS, regardant Vautrin.
Peut-on savoir le nom de votre mentor?
VAUTRIN.
A qui auraic-je l'honneur de répondre?
LE MARQUIS.
Au marquis de Montsorel, monsieur.
VAUTRIN, le toisant.
J'ai le droit de me taire; mais je vous dirai mon nom, une seule
fois, bientôt, et vous ne le répéterez pas! Je serai le témoin de M. de
Frescas. (a part.) Et Buteux sera l'autre.
90 THÉÂTRE.
SCENE X
RAOUL, VAUTRIN, LE MARQUIS,
LA DUCHESSE DE MONTSOREL; puis LA DUCHESSE
DE CHRISTOVAL, INÈS.
UN VALET, annonçant.
Madame la duchesse de MontsoreL
VAUTRIN, à Raoul.
Pas d'enfantillage : de l'aplomb et au pas ! je suis devant l'ennemi.
LE MARQUIS.
Ah ! ma mère, venez-vous assister à ma défaite? Tout est conclu.
La famille de Christoval se jouait de nous. Monsieur (ii montre
Vautrin.) apporte los pouvoirs des deux pères.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Raoul a une famille? (Madame de Christoval et sa fiUe entrent et saluent
la duchesse. A madame de Christoval.) Madame, mon fils vicut de m' ap-
prendre l'événement inattendu qui renverse toutes nos espérances.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
L'intérêt que vous paraissez témoigner à M. de Frescas s'est donc
affaibli depuis hier?
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, examinant Vautrin.
Et c'est grâce à monsieur que tous les doutes ont été levés ? Qui
est-il?
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Le représentant du père de M. de Frescas, don Amoagos, et de
M. de Christoval. Il nous a donné les nouvelles que nous atten-
dions, et nous a remis enfin les lettres de mon mari.
VAUTRIN, à part.
Ah çà! vais-je poser longtemps comme ça?
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, à Vautrin.
Monsieur connaît sans doute depuis longtemps la famille de
M. de Frescas?
VAUTRIN.
Elle est très-restreinte : un père, un oncle... (a Raoul.) Vous
n'avez même pas la douloureuse consolation de vous rappeler
VAUTRIN. 94
votre mère, (a la duchesse.) Elle est morte au Mexique peu de temps
après son mariage.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Monsieur est né au Mexique?
VAUTRIN.
En plein Mexique.
LA DUCHESSE DE MONTSOKEL, à la duchesse de Christoval.
Ma chère, on nous trompe, (a Raoul.) Monsieur, vous n'êtes pas
venu du Mexique, votre mère n'est pas morte, et vous avez été dès
votre enfance abandonné, n'est-ce pas?
RAOUL.
Ma mère vivrait !
VAUTRIN.
Pardon, madame, j'arrive, moi, et, si vous souhaitez apprendre
des secrets, je me fais fort de vous en révéler qui vous dispense-
ront d'interroger monsieur, (a RaouD Pas un mot!
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
C'est lui ! Et cet homme en fait l'enjeu de quelque sinistre
partie... (EUe va au marquis.) MoU fil S...
LE MARQUIS.
Vous les avez troublés, ma mère, et nous avons sur cet homme
(Il montre Vautrin.) la même peusée ; mais une femme a seule le droit
de dire tout ce qui pourra faire découvrir cette horrible imposture.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Horrible ! oui. Mais laissez-nous.
LE MARQUIS.
Mesdames, malgré tout ce qui s'élève contre moi, ne m'en
veuillez pas si j'espère encore, (a Vautrin.) Entre la coupe et les
lèvres, il y a souvent...
VAUTRIN.
La mort ! (Le marquis et Raoul se saluent, et le marquis sort.)
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, à madame de Christoval.
Chère duchesse, je vous en supplie, renvoyez Inès, nous ne sau-
rions nous expliquer en sa présence.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL, à sa fille, en lui faisant signe de sortir.
Je vous rejoins dans un moment. •
RAOUL, à Inès, en lui baisant la main.
C'est peut-être un éternel adieu! (inès sort.)
92 THEATRE.
SCÈNE XI
LA DUCHESSE DE GHRISTOVAL, LA DUCHESSE
DE MONTSOREL, RAOUL, VAUTRIN.
VAUTRIN, à la duchesse de Christoval.
Ne soupçonnez-vous donc pas quel intérêt amène ici madame ?
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Depuis liier, je n'ose me Tavouer.
VAUTRIN.
Moi, j'ai deviné cet amour à l'instant.
RAOUL, à Vautrin.
J'étouffe dans cette atmosphère de mensonge.
VAUTRIN, à Raoul
Un seul moment encore.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Madame, je sais tout ce que ma conduite a d'étrange en cet
instant, et je n'essayerai pas de la justifier. Il est des devoirs
sacrés devant lesquels s'abaissent toutes les convenances et même
toutes les lois du monde. Quel est le caractère? quels sont donc
les pouvoirs de monsieur?
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL, à qui Vautrin a fait un signe.
Il m'est interdit de vous répondre.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Eh bien, je vous le dirai! monsieur est ou le complice ou la
dupe d'une imposture dont nous sommes les victimes, en dépit
des lettres, en dépit des actes qu'il vous apporte : tout ce qui donne
à Raoul un nom et une famille est faux.
RAOUL.
Madame, en vérité, je ne sais de quel droit vous vous jetez ainsi
dans ma vie ?
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Madame, vous avez sagement agi en renvoyant ma fille et le
marquis.
VAUTRIN, à Raoul.
De quel droit? (a madame de Montsorei.) Mais VOUS ne devez pas
l'avouer, et nous le devinons. Je conçois trop bien, madame, la
VAUTRIN. 93
douleur que vous cause ce mariage pour m'offenser de vos soup-
çons sur mon caractère et de vous voir contredire des actes au-
tlientiques, que madame de Ghristoval et moi nous sommes tenus
de produire, (a part.) Je vais l'asphyxier, (n la prend à part.) Avant
d'être Mexicain, j'étais Espagnol, je sais la cause de votre haine
contre Albert ; et, quant à l'intérêt qui vous amène ici, nous en
causerons bientôt chez votre directeur.
LJi DUCHESSE DE MONTSOREL.
Vous sauriez...?
VAUTRIN.
Tout. (A part.) Il y a quelque chose. (Haut.) Allez voir les actes.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Eh bien, ma chère?
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Allons retrouver Inès. Et, je vous en conjure, examinons bien les
pièces, c'est la prière d'une mère au désespoir.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Une mère au désespoir!
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, regardant Raoul et Vautrin.
Comment cet homme a-t-il mon secret et tient-il mon fils ?
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Venez, madame!
SCÈNE XII
RAOUL, VAUTRIN, LAFOURAILLE.
VAUTRIN.
J'ai cru que notre étoile pâlissait, mais elle brille.
RAOUL,
Suis-je assez humilié ! Je n'avais au monde que mon honneur,
je te l'ai livré. Ta puissance est infernale, je le vois. Mais, à comp-
ter de cette heure, je m'y soustrais, tu n'es plus en danger, adieu.
LAFOURAILLE, qui est entré pendant que Raoul parlait.
Personne? bon, il était temps! — Ah! monsieur, Philosophe est
en bas, tout est perdu! l'hôtel est envahi par la police.
94 THExVTRE.
VAUTRIN.
Un autre se lasserait. Voyons! Personne n'est pris?
LAFOURAILLE.
Oh! nous avons de l'usage.
VAUTRIN.
Philosophe est en bas, mais en quoi?
LAFOURAILLE.
En chasseur.
VAUTRIN.
Bien, il montera derrière la voiture. Je vous donnerai mes
ordres pour coffrer le prince d'Arjos, qui croit se battre demain.
RAOUL.
Vous êtes menacé, je le vois, je ne vous quitte plus et veux
savoir...
VAUTRIN.
Rien. Ne te mêle pas de ton salut. Je réponds de toi, malgré toi»
RAOUL.
Oh! je connais mon lendemain.
VAUTRIN.
Et moi aussi.
LAFOURAILLE.
Ça chauffe.
VAUTRIN
Ça brûle.
LAFOURAILLE,
Pas d*attendri?S9ment, il ne faut pas flâner, ils sont à notre
piste, et vont à cheval.
VAUTRIN,
Et nous donc ! (n prend LafouraiUe à part.) Si le gouvomement nous
fait l'honneur de loger ses gendarmes chez nous, notre devoir est
de ne pas les troubler. On est libre de se disperser ; mais qu'on
soit à minuit chez la mère Giroflj{3 au grand complet. Soyez à
jeun, car je ne veux pas avoir de Waterloo, et voilà les Prussiens,
Roulons 1
ACTE CINQUIÈME
A l'hôtel de Montsorel, dans un salou du roz-de-chaussée.
SCENE PREMIERE
JOSEPH, seul.
Il a fait ce soir la maudite marque blanche à la petite porte du
jardin. Ça ne peut pas aller longtemps comme ça, le diable seul
sait ce qu'il veut faire. J'aime mieux le voir ici que dans les ap-
partements : du moins, le jardin est là, et, en cas d'alerte, on peut
se promener.
SCÈNE II
JOSEPH, LAFOURAILLE, BUTEUX, puis VAUTRIN.
On entend pendant un instant faire Pirrrf
JOSEPH.
Allons, bon! Vlà notre air national, ça me fait toujours trem-
bler. (Lafouraille entre.) Qui êteS-VOUS? (Lafouraille fait un signe.' Un
nouveau ?
LAFOURAILLE.
Un vieux.
JOSEPH.
Il est là.
LAFOURAILLE.*
Est-ce qu'il attendrait? Il va venir. (Buteux se montre.)
96 THÉÂTRE.
JOSEPH.
Comment! vous serez trois?
LAFOURAILLE, montrant Joseph.
Nous serons quatre.
JOSEPH.
Que venez-vous donc faire à cette heure? Voulez-vous tout
prendre ici?
LAFOURAILLE.
Il nous croit des voleurs!
BUTEUX.
Ça se prouve quelquefois, quand on est malheureux, mais ça
ne se dit pas...
LAFOURAILLE.
On fait comme les autres, on s'enrichit, voilà tout I
JOSEPH.
Mais M. le duc va...
■9
LAFOURAILLE.
Ton duc ne peut pas rentrer avant deux heures, et ce temps
nous suffit; ainsi ne viens pas entrelarder d'inquiétudes le plat de
notre métier que nous avons à servir...
BUTEUX.
Et chaud!
VAUTRIN, vêtu d'une redingote brune, pantalon bleu, gilet noir, les cheyeux
courts, un faux air de Napoléon en bourgeois. Il entre, éteint brusquement la
chandelle et tire sa lanterne sourde.
De la lumière ici ! vous vous croyez donc encore dans la vie
bourgeoise? Que ce niais ait oublié les premiers éléments, cela se
conçoit; mais vous autres! (a Buteux, en lui montrant Joseph. ) MetS-lui
du coton dans les oreilles, allez causer là-bas. (a Lafouraiiie.) Et le
petit?
LAFOURAILLE.
Gardé à vue.
Dans quel endroit?
VAUTRIN.
LAFOURAILLE.
Dans l'autre pigeonnier de la femme à Giroflée, ici près, derrière
les Invalides,
VAUTRIN. 97
VAUTRIN.
Et qu'il ne s'en échappe pas" comme cette anguille de Saint-
Charles, cet enragé, qui vient de démolir notre établissement...
car je... je ne fais pas de menaces...
LAFOURAILLE.
Pour le petit, je vous engage ma tête! Philosophe lui a mis des
cothurnes aux mains et des manchettes aux pieds, il ne le rendra
qu'à moi. Quant à l'autre, que voulez-vous! la pauvre Giroflée
est bien faible contre les liqueurs fortes, et Blondet l'a deviné.
VAUTRIN.
Qu'a dit Raoul?
LAFOURAILLE.
Des horreurs! il se croit déshonoré. Heureusement, Philosophe
n'adore pas les métaphores.
VAUTRIN.
Conçois-tu que cet enfant veuille se battre à mort? Un jeune
homme a peur, il a le courage de ne pas le laisser voir et la sottise
de se laisser tuer. J'espère qu'on l'a empêché d'écrire?
LAFOURAILLE, à part.
Aïe ! aïe ! (Haut.) Il ne faut rien vous cacher : avant d'être serré,
le prince avait envoyé la petite Nini porter une lettre à Tiiôel de
Christoval.
VAUTRIN,
A Inès?
LAFOURAILLE.
A Inès.
VAUTRIN.
Ah! puff!... des phrases!
LAFOURAILLE.
Ah ! puff!... des bêtises!
VAUTRIN, à Joseph.
Eh ! là-bas ! l'honnête homme !
BUTEUX, amenaat Joseph à Vautria.
Donnez donc à monsieur des raisons, il en veut.
JOSEPH.
Il me S3mble que ce n'est pas trop exiger que de demander ce
que je risque et ce qui me reviendra.
xviii. 7
98 THEATRE.
VAUTRIN.
Le temps est court, la parole est longue, employons l'un et dis-
pensons-nous de l'autre. 11 y a deux existences en péril, celle d'un
homme qui m'intéresse et celle d'un mousquetaire que je juge
inutile : nous venons le supprimer.
JOSEPH.
Gomment! M. le marquis? — Je n'en suis plus.
LAFOURAILLE.
Ton consentement n'est pas à toi.
BUTEUX.
Nous l'avons pris. Vois-tu, mon ami, quand le vin est tiré...
JOSEPH.
S'il est mauvais, il ne faut pas le boire.
VAUTRIN.
Ah ! tu refuses de trinquer avec moi? Qui réfléchit calcule, et
qui calcule trahit.
JOSEPH.
Vos calculs sont à faire perdre la tête.
VAUTRIN.
Assez, tu m'ennuies! Ton maître doit se battre demain. Dans
ce duel, l'un des deux adversaires doit rester sur le terrain; figure-
toi que le duel a eu lieu, et que ton maître n'a pas eu de chance.
BUTEUX.
Gomme c'est juste !
LAFOURAILLE.
Et profond ! Monsieur remplace le Destin.
JOSEPH.
Joli état !
BUTEUX.
Et pas de patente à payer.
VAUTRIN, à Joseph, lui désignant Lafouraille et Buteux.
Tu vas les cacher.
JOSEPH.
Où?
VAUTRIN.
Je te dis de les cacher. Quand tout dormira dans Thôtel, excepté
nous, fais-les monter chez le mousquetaire, (a Buteux et cà Lafuu-
VAUTRIN. 99
raille.) Tàchez d'y aller sans lui; vous serez deux et adroits; la
fenêtre de sa chambre donne sur la cour, (n lui parie à l'oreiiie.) Pré-
cipitez-le, comme tous les gens au désespoir. (Il so tourne vers Joseph.)
Le suicide est une raison, personne ne sera compromis.
SCENE III
VAUTRIN, seul.
Tout est sauvé ; il n'y avait de suspect chez nous que le person-
nel, je le changerai. Le Blondet en est pour ses frais de trahison,
et, comme les mauvais comptes font les bons amis, je le signalerai
au duc comme l'assassin du vicomte de Langeac. Je vais donc enfin
connaître les secrets des Montsorel et la raison de la singulière
conduite de la duchesse. Si ce que je vais apprendre pouvait jus-
tifier le suicide du marquis, quel coup de professeur I
SCÈNE IV
VAUTRIN, JOSEPH.
JOSEPH.
Vos hommes sont casés dans la serre, mais vous ne comptez
sans doute pas rester là ?
VAUTRIN.
Non, je vais étudier dans le cabinet de M. de Montsorel.
JOSEPH.
Et, s'il arrive, vous ne craignez pas...?
VAUTRIN.
Si je craignais quelque chose, serais-je votre maître à tous.
JOSEPH.
Mais où irez-vous?
VAUTRIN.
Tu es bien curieuxl
iOO THÉÂTRE.
SiGÈNE V
JOSEPH, seul.
Le voilà chambré pour l'instant, ses deux hommes aussi ; je les
tiens, et, comme je ne veux pas tremper là dedans, je vais...
SCÈNE VI
JOSEPH, UN Va:.et, puis SÂINT-GHARLES.
LE VALET.
Monsieur Joseph, quelqu'un vous demande.
JOSEPH.
A cette heure?
SAINT-CHARLES.
C'est moi.
JOSEPH.
Laisse-nous, mon garçon.
SAINT-CHARLES.
M. le duc ne peut revenir qu'après le coucher du roi. La
duchesse va rentrer, je veux lui parler en secret, et je l'at-
tends ici.
JOSEPH
Ici?
SAINT-CHARLES.
Ici.
JOSEPH, à part.
0 mon Dieu! et Jacques...
SAINT-CHARLES.
Si ça te dérange...
JOSEPH.
Au contraire.
SAINT-GHARLES.
Dis-le-moi, tu pourrais attendre quelqu'un.
VAUTRIN. 4(H
JOSEPH.
J'attends madame.
SAINT-CHARLES.
Et si c'était Jacques Collin?
JOSEPH.
Oh ! ne me parlez donc pas de cet homme-là, vous me donnez
le frisson.
SAINT-CHARLES.
Collin est mêlé à des affaires qui peuvent l'amener ici. Tu dois
ravoir revu? entre vous autres, ça se fait, et je le comprends. Je
n'ai pas le temps de te sonder, je n'ai pas besoin de te corrompre,
choisis entre nous deux, et promptement.
JOSEPH.
Que voulez-vous donc de moi?
SAINT-CHARLES.
Savoir les moindres petites choses qui se passent ici.
JOSEPH.
Eh bien, en fait de nouveauté, nous avons le duel du marquis :
il se bat demain avec M. de Frescas.
SAINT-CHARLES.
Après?
JOSEPH.
Voici madame la duchesse qui rentre.
SCÈNE VII
SAINT-CHARLES, seuL
Oh! le trembleur! Ce duel est un excellent prétexte pour parler
à la duchesse. Le duc ne m'a pas compris, il n'a vu en moi qu'un
instrument qu'on prend et qu'on laisse à volonté. M'ordonnor le
silence envers sa femme, n'était-ce pas m'indiquer une arme
contre lui? Flxploiter les fautes du prochain, voilà le patrimoine
des hommes forts. J'ai déjà mangé bien des patrimoines, et j'ai
toujours bon appétit.
402 THÉÂTRE.
SCENE YIII
SAINT-CHARLES, LA DUCHESSE DE MONTSOREL,
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Saint-Charles s'efface pour laisser passer les deux femmes; il reste en haut de la
scène pendant qu'elles la descendante
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Vous êtes bien abattue.
LA DUCHESSE, se laissant aller dans un fauteuil.
Morte! plus d'espoir! vous aviez raison.
SAINT-CHARLES, s'avançant.
Madame la duchesse...
LA DUCHESSE.
Ah! j'avais oublié! Monsieur, il m'est impossible de vous
accorder le moment d'audience. que vous m'aviez demandé... De-
main... plus tard.
MADEMOISELLE DE VAUDREY , à Saint-Charles.
Ma nièce, monsieur, est hors d'état de vous entendre.
SAINT-CHARLES.
Demain, mesdames, il ne serait plus temps! la vie de votre fils^
le marquis de Montsorel, qui se bat demain avec M. de Frescas,.
est menacée.
LA DUCHESSE.
Mais ce duel est une horrible chose !
MADEMOISELLE DE VAUDREY, bas, à la duchesse.
Vous oubliez déjà que Raoul vous est étranger.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, à Saint-Charles.
Monsieur, mon fils saura faire son devoir.
SAINT-CHARLES.
Viendrais-je, mesdames, vous instruire de ce qui se cache tou-
jours à une mère, s'il ne s'agissait que d'un duel? Votre fils sera
tué sans combat. Son adversaire a pour valets des spadassins, des
misérables auxquels il sert d'enseigne.
VAUTRIN. -103
LA DUCHESSE.
Et quelle preuve en avez-vous?
SAINT-CHARLES.
Un soi-disant intendant de M. de Frescas m'a offert des sommes
('normes pour tremper dans la conspiration ourdie contre la famille
de Christoval. Pour me tirer de ce repùre, j'ai feint d'accepter;
mais, au moment où j'allais prévenir l'autorité, dans la rue, deux
hommes m'ont jeté par terre en courant, et si rudement, que j'ai
perdu connaissance; ils m'ont fait prendre à mon insu un violent
narcotique, m'ont mis en voiture, et, à mon réveil, j'étais dans la
plus mauvaise compagnie. En présence de ce nouveau péril, j'ai
retrouvé mon sang-froid, je me suis tiré de ma prison, et me suis
mis à la piste de ces hardis coquins.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Vous venez ici pour iM. de Montsorel, à ce que nous a dit Joseph?
SAINT-CHARLES.
Oui, madame.
LA DUCHESSE.
Et qui donc êtes-vous, monsieur?
SAIAT-CHARLES.
Un homme de confiance dont M. le duc se défie, et je reçois des
appointements pour éclaircir les choses mystérieuses.
MADEMOISELLE DE VAUDREY, à la duchesse.
Oh! Louise!
LA DUCHESSE, regardant fixement Saint-Charles.
Et qui vous a donné l'audace de me parler, monsieur?
SAINT-CHARLES.
Votre danger, madame. On me paye pour être votre ennemi.
Ayez autant de discrétion que moi, daignez me prouver que votre
protection sera plus efficace que les promesses un peu creuses
de M. le duc, et je puis vous donner la victoire. Mais le temps
presse, le duc va venir, et, s'il nous trouvait ensemble, le succès
serait étrangement compromis.
LA DUCHESSE, à mademofiblle de Vaudrey.
Ah! quelle nouvelle espérance! (a saint-charies.) Et qu'alliez-vous
donc faire chez M. de Frescas?
404 THÉÂTRE.
SAINT-CHARLES.
Ce que je fais en ce moment auprès de vous, madame.
LA DUCHESSE,
Ainsi, vous vous taisez?
SAINT-CHARLEP.
Madame la duchesse ne me répond pas : le duc a ma parole et
il est tout-puissant.
LA DUCHESSE.
Et moi, monsieur, je suis immensément riche; mais n'espérez
pas m'abuser. (Eiie se lève.) Je ne serai point la dupe de M. de Mont-
sorel, je reconnais toute sa finesse dans cet entretien secret que
vous me demandez; je vais compléter, monsieur, vos documents.
(Avec finesse.) M. de Frescas n'est pas un misérable, ses domestiques
ne sont pas des assassins, il appartient à une famille aussi riche
que noble, et il épouse la princesse d'Arjos.
SAINT-CHARLES.
Oui, madame, un envoyé du Mexique a produit des lettres de
M. de Christoval, des actes extraordinairement authentiques. Vous
avez mandé un secrétaire de la légation d'Espagne qui les a
reconnus; les cachets, les timbres, les légalisations... ah! tout est
parfait.
LA DUCHESSE.
Oui, monsieur, ces actes sont irrécusables.
SAINT-CHARLES.
Vous aviez donc un bien grand intérêt, madame, à ce qu*ils fus-
sent faux ?
LA DUCHESSE, à mademoiselle de Vaadrey.
Oh! jamais pareille torture n'a brisé le cœur d'aucune mère !
SAINT-CHARLES, à part.
De quel côté passer? à la femme ou au mari?
LA DUCHESSE.
Monsieur, la somme que vous me demanderez est à vous si vous
pouvez me prouver que M. Raoul de Frescas...
SAINT-CHARLES.
Est un misérable ?
VAUTRIN i05
LA DUCHESSE.
Non, mais un enfant...
SAINT-CHARLES.
Le vôtre, n'est-ce pas?
LA DUCHESSE, s'oubliant.
Eh bien, oui! Soyez mon sauveur, et je vous protégerai tou-
jours, moi. (a mademoiseUe de Vaudrey. ) Eh! qu'ai-jo doUC dit? (A Saint-
Charles.) OÙ est Raoul?
SAINT-CHARLES.
Disparu ! et cet intendant qui a fait faire ces actes, rue Oblin, et
qui sans doute a joué le personnage de l'envoyé du Mexique, est
un de nos plus rusés scélérats. (La duchesse fait un mouvement.) Oh I
rassurez-vous, il est trop habile pour verser du sang; mais il est
aussi redoutable que ceux qui le prodiguent ; et cet homme est
son gardien.
LA DUCHESSE.
Ah ! votre fortune contre sa vie !
SAINT-CHARLES.
Je suis à vous, madame, (a part.) Je saurai tout et je pourrai
choisir.
SCÈNE IX
Les Mêmes, LE DUC, un Valet.
LE DUC.
Eh bien, vous triomphez, madame : il n'est bruit que de la for-
tune et du mariage de M. de Frescas; mais il a sa famille... (Bas, à
madame de Montsorel et pour elle seule.) Il a UUO mère, (il aperçoit Saint-
Charles.) Vous ici, prùs de madame, monsieur le chevalier?
SAINT- CHAR LES, au duc, en le prenant à part.
M, le duc m'approuvera. (Haut.) Vous étiez au château, ne
devais-je pas avertir madame des dangers que court votre fils
unique, M. le marquis? il sera peut-être*assassiné.
LE DUC
Assassiné !
406 THÉÂTRE.
SAINT-CHARLES.
Mais, si monsieur le duc daigne écouter mes avis...
LE DUC.
Venez dans mon cabinet, mon cher, et prenons sur-le-champ
des mesures efficaces.
SAINT-CHARLES, en faisant un signe d'intelligence à la duchesse.
J'ai d'étranges choses à vous dire, monsieur le duc. (a part.) Déci-
dément, je suis pour le duc.
SCÈNE X
LA DUCHESSE DE MONTSOREL,
MADEMOISELLE DE VAUDREY, VAUTRIN.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Si Raoul est votre fils, dans quelle infâme compagnie se trouve-t-il !
LA DUCHESSE.
Un seul ange purifierait l'enfer.
VAUTRIN a entr'ouvert avec précaution une des portes-fenêtres du jardin. A part.
Je sais tout. Deux frères ne peuvent se battre. Ah ! voilà ma du-
chesse. (Haut.) Mesdames...
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Un homme I au secours!
LA DUCHESSE.
C'est lui!
VAUTRIN, à la duchesse.
Silence ! les femmes ne savent que crier, (a mademoiselle de vaudrey.)
Mademoiselle de Vaudrey, courez chez le marquis, il s'y trouve
deux infâmes assassins! allez donc! empêchez qu'on ne l'égorgé!
Mais faites saisir les deux misérables sans esclandre, (a la duchesse.)
Restez, madame.
LA DUCHESSE.
A'iez, ma tante, et ne craignez rien pour moi.
VAUTRIN.
Mes diô es vont être bien surpris! Que croiront-ils? Je vais les
juger. (On entend du bruit.)
VAUTRIN. 407
SCÈNE XI
LA DUCHESSE DE MONTSOREL, VAUTRIN.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Toute la maison est sur pied! Que dira-t-on en me sachant ici?
VAUTRIN.
Espérons que ce bâtard sera sauvé.
LA DUCHESSE.
Mais on sait qui vous êtes, et M. de Montsorel est avec...
VAUTRIN.
Le chevalier de Saint-Charles. Je suis tranquille, vous me dé-
fendrez.
LA DUCHESSE.
Moil
VAUTRIN
Vous. Ou vous ne reverrez jamais votre fils, Fernand de Mont-
sorel.
LA DUCHESSE.
Raoul est donc bien mon fils ?
VAUTRIN.
Hélas! oui... Je tiens entre mes mains, madame, les preuves
complètes de votre innocence, et... votre fils.
LA DUCHESSE.
Vous! mais alors vous ne me quitterez pas que...
SCÈNE XII
Les Mêmes, MADEMOISELLE DE VAUDREY, d'un côté;
SAINT-CHARLES, de l'autre; DOMESTIQUES.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Le voici ! sauvez-la. •
LA DUCHESSE, à mademoiselle de Vaudrey.
Vous perdez tout.
408 THÉÂTRE.
SAINT-CHARLES, aux gens.
Voici leur chef et leur complice; quoi qu'il dise, emparez-vous
de lui.
LA DUCHESSE, à tous les gens.
Je VOUS ordonne de me laisser seule avec cet homme.
VAUTRIN, à Saint-Charles.
Eh bien, chevalier?
SAINT-CHARLES.
Je ne te comprends plus, baron.
VAUTRIN, bas, à la duchesse.
Vous voyez dans cet homme l'assassin du vicomte que vous
aimic z tant.
LA DUCHESSE.
Lui I
VAUTRIN, à la duchesse.
Faites-le garder bien étroitement, car il vous coule dans les
mains comme de l'argent.
LA DUCHESSE.
Joseph !
VAUTRIN, à Joseph.
Ou'est-il arrivé là-haut?
JOSEPH.
M. le marquis examinait ses armes ; attaqué par derrière, il s'est
défendu, et n'a reçu que deux blessures peu dangereuses, M. le
duc est auprès de lui.
LA DUCHESSE, à sa tante.
Relournez auprès d'Albert, je vous en prie, (a Joseph, lui montrant
Saint-Charles.) Vous ïiiQ répondez do cot hommo.
VAUTRIN, à Joseph.
Tu m'en réponds aussi.
SAINT-CHARLES, à Vautrin.
Je comprends, tu m'as prévenu.
VAUTRIN.
Sans rancune, bonhomme !
SAINT-CHARLES, à Joseph.
Mène-moi près du duc. dis sortent.)
VAUTRIN. 400
SCÈNE XIII
VAUTRIN, LA DUGHESSt: DE MONTSOREL.
VAUTRIN, à part.
Il a un père, une famille, une mère. Quel désastre ! A qui puis-je
maintenant m'intéresser? qui pourrais-je aimer? Douze ans de
paternité, ça ne se refait pas.
LA DUCHESSE, venant à Vautrin.
Eh bien ?
VAUTRIN.
Eh bien, non, je ne vous rendrai pas votre fils, madame, je ne
me sens pas assez fort pour survivre à sa perte ni à son dédain.
Un Raoul ne se retrouve pas! je ne vis que par lui, moi!
LA DUCHESSE.
Mais peut-il vous aimer, vous, un criminel que nous pouvons
livrer...?
VAUTRIN.
A la justice, n'est-ce pas? Je vous croyais meilleure. Mais vous
ne voyez donc pas que je vous entraîne, vous, votre fils et le duc
dans un abîme, et que nous y roulerons ensemble !
LA DUCHESSE.
Oh ! qu'avez-vous fait de mon pauvre enfant?
VAUTRIN.
Un homme d'honneur.
LA DUCHESSE.
Et il vous aime?
VAUTRIN.
Encore.
LA DUCHESSE.
Mais a-t-il dit vrai, ce misérable, en découvrant qui vous êtes
et d'où vous sortez?
VAUTRIN.
Oui, madame.
LA DUCHESSE.
Et VOUS avez eu soin d? mon fi;s?
440 THÉÂTRE.
VAUTRIN.
Votre fils? notre fils! Ne l'avez-voiis pas vu, il est pur comme
un ange.
LA DUCHESSE.
Ah ! quoi que tu aies fait, sois béni ! que le monde te pardonne !
Mon Dieu (EUe plie le genou sur un fauteuil.) !... la voix d'uue mère doit
aller jusqu'à vous, pardonnez! pardonnez tout à cet homme.
(EUe le regarde.) Mos plcurs laverout ses mains ! Oh ! il se repentira!
(Se tournant vers Vautrin.) Vous m' appartenez, je VOUS Changerai ! Mais
les hommes se sont trompés, vous n'êtes pas criminel, et, d'ailleurs»
toutes les mères vous absoudront !
VAUTRIN.
Allons, rendons-lui son fils.
LA DUCHESSE.
Vous aviez encore l'horrible pensée de ne pas le rendre à sa mère !
Mais je l'attends depuis vingt-deux ans.
VAUTRIN.
Et moi, depuis dix ans, ne suis-je pas son père? Raoul, mais
c'est mon âme! Que je souffre, que l'on me couvre de honte; s'il
est heureux et glorieux, je le regarde, et ma vie est belle.
LA DUCHESSE.
Ah I je suis perdue ! Il l'aime comme une mère.
VAUTRIN.
Je ne me rattachais au monde et à la vie que par ce brillant
anneau, pur comme de For.
LA DUCHESSE,
■Et... sans souillure?...
VAUTRIN.
Ah! nous nous connaissons en vertu, nous autres!... et — nous
sommes difficiles. A moi l'infamie, à lui l'honneur ! Et songez que,
je l'ai trouvé sur la grande route de Toulon à Marseille, à douze
ans, sans pain, en haillons.
LA DUCHESSE.
Nu-pieds, peut-être?
VAUTRIN.
Oui. Mais joh! les cheveux bouclés...
VAUTRIN. Ui
LA DUCHESSE,
Vous l'avez vu ainsi?
VAUTRIN.
Pauvre ange! il pleurait. Je l'ai pris avec moi.
LA DUCHESSE.
Et VOUS l'avez nourri?
VAUTRIN.
Moi! j'ai volé pour le nourrir !
LA DUCHESSE.
Oh! je l'aurais fait peut-être aussi, moi!
VAUTRIN.
J'ai fait mieux!
LA DUCHESSE.
Oh! 11 a donc bien souffert?
VAUTRIN.
Jamais! Je lui ai caché les moyens par lesquels je lui rendais la
vie heureuse et facile. Ah! je ne lui voulais pas un soupçon... ça
l'aurait flétri. Vous le rendez noble avec des parchemins; moi, je
l'ai fait noble de cœur.
LA DUCHESSE.
Mais c'était mon fils!...
VAUTRIN.
Oui, plein de grandeur, de charme, de beaux instincts : il n'y
avait qu'à lui montrer le chemin.
LA DUCHESSE, serrant la main de Vautrin.
Oh! que vous devez être grand pour avoir accompli la tâche
d'une mère!
VAUTRIN.
Et mieux que vous autres! Vous aimez q'jelquefois bien mal vos
enfants. — Vous me le gâterez ! — Il était d'un courage impru-
dent, il voulait se faire soldat, et l'empereur l'aurait accepté. Je
lui ai montré le monde et les hommes sous leur vrai jour. Aussi
va-t-il me renier.
LA DUCHESSE.
Mon fils ingrat?
VAUTRIN.
îHon, le mien.
442 THÉÂTRE.
LA DUCHESSE.
Mais rendez-le-moi donc sur-le-champ!
VAUTRIN.
Et ces deux hommes là-haut, et moi, ne sommes-nous pas
compromis? M. le duc ne doit-il pas nous assurer le secret et la
liberté?
LA DUCHESSE.
Ces deux hommes sont à vous! vous veniez donc...?
VAUTRIN.
Dans quelques heures, du bâtard et du fils légitime, il ne devait
vous rester qu'un enfant. Et ils pouvaient se tuer tous les deux.
LA DUCHESSE.
Ah ! vous êtes une horrible providence.
VAUTRIN.
Et qu'auriez-vous donc fait?
SCÈNE XIV
Les Mêmes, LE DUC, LAFOURAILLE,
RUTEUX, SAINT-CHARLES, tous les Domestiques.
LE DUC, désignant Vautrin.
Emparez-vous de lui, et n'obéissez qu'à monsieur, (n montra
Saint-Charles. )
LA DUCHESSE.
Mais vous lui devez la vie de votre Albert! Il a donné l'alarme.
LE DUC.
Lui!
BUTEUX, à Vautrin.
Ah! tu nous as trahis! pourquoi donc nous amenais-tu?
SAINT-CHARLES, au duc.
Vous les entendez, monsieur le duc?
LAFOURAILLE, à Buteux.
Tais-toi donc. Devons-nous le juger?
BUTEUX.
Quand il nous condamne.
VAUTRIN. 443
VAUTRIN, au duc.
Monsieur le duc, ces deux hommes sont à moi, je les réclame.
SAINT-CHARLES.
Voi à les gens de M. de Frescas!
VAUTRIN, à Saint-Charles.
Intendant de la maison de Langeac, tais-toi, tais-toi! (n montre
Lafouraiiie.) Voici Philippe Boulard. (Lafouraiiie salue.) Monsieur le duc,
faites éloigner tout le monde.
LE DUC.
Quoi! chez moi, vous osez commander?
LA DUCHESSE.
Ah! monsieur, il est maître ici.
LE DUC
Comment! ce misérable?
VAUTRIN.
M. le duc veut de la compagnie, parlons donc du fils de dona
Mendès...
LE DUC
Silence !
VAUTRIN.
Que vous faites passer pour celui de...
LE DUC
Encore une fois, silence !
VAUTRIN.
Vous voyez bien, monsieur le duc, qu'il y avait trop de monde.
LE DUC
Sortez tous!
VAUTRIN, au duc.
Faites garder toutes les issues de votre hôtel, et que personne
n'en sorte, excepté ces deux hommes, (a saint-charies.) Restez là.
<I1 tire un poignard, et va couper les liens de Lafouraiiie et de Buteux.) SaUVCZ-
vous par la petite porte dont voici la clef, et allez chez la mère
Giroflée, (a LafouraiUe.) Tu m'enverras Raoul.
LAFOURAlLLE, sortant.
Oh ! notre véritable empereur ! •
VAUTRIN.
Vous recevrez de l'argent et des passe-ports.
XVIII. 8
114 THÉÂTRE.
BUTEUX, sortant.
J'aurai donc de quoi pour Adèle!
LE DUC.
Maintenant, comment savez-vous ces choses?
VAUTRIN, rendant des papiers au duc.
Voici ce que j'ai pris dans votre cabinet.
LE DUC.
Ma correspondance et les lettres de madame au vicomte de Lan-
geacl
VAUTRIN.
Fusillé par les soins de Charles Blondet, à Mortagne, en oc-
tobre 1792.
SAINT-CHARLES.
Mais vous savez bien, monsieur le duc...
VAUTRIN.
Lui-même m'a donné les papiers que voici, parmi lesquels vous
remarquerez l'acte mortuaire du vicomte, qui prouve que madame
et lui ne se sont pas vus depuis la veille du 10 août, car il a passé
de l'Abbaye en Vendée accompagné de Boulard.
LE DUC.
Ainsi Fernand...?
VAUTRIN.
L'enfant déporté en Sardaigne est bien votre fils.
LE DUC.
Et madame...?
VAUTRIN.
Innocente,
LE DUC.
Ah! (Tombant dans un fauteuil.) Qu'ai-jo fait?
LA DUCHESSE.
Quelle horrible preuve !... mort. Et l'assassin est là.
VAUTRIN.
Monsieur le duc, j'ai été le père de Fernand, et je viens de sau-
ver vos deux fils Pun de l'autre; vous seul êtes l'auteur de tout, ici.
LA DUCHESSE.
Arrêtez ! je le connais, il souffre en cet instant tout ce que j'ai
souffert en vingt ans! De grâce, mon fils?
VAUTRIN. 115
LE DUC.
Comment! Raoul de Frescas?...
VAUTRIN.
Fernand de Montsorel va venir, (a saint-chariw. ) Qu'en dis-tu?
SAINT-CHARLES.
Tu es un héros, laisse-moi être ton valet de chambre.
VAUTRIN.
Tu as de Tambition. Et tu me suivras?
SAINT-CHARLES.
Partout !
VAUTRIN.
Je le verrai bien.
SAINT-CHARLES.
Ah ! quel artiste tu trouves et quelle perte le gouvernement va
faire !
VAUTRIN.
Allons, va m'attendre au bureau des passe-ports.
SCÈNE XV
Les MÊMES, LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL, INÈS,
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
MADEMOISELLE DE VAUDREY.
Les voici !
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
Ma fille a reçu, madame, une lettre de M. Raoul, où ce noble
jeune homme déclare qu'il aime mieux ranoncer à Inès que de
nous tromper : il nous a dit toute sa vie. Il doit se battre demain
avec votre fils, et, comme Inès est la cause involontaire dé ce duel»
nous venons l'empêcher, car il est maintenant sans motif.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Ce duel est fini, madame.
iNès,
Il vivra donc 1
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Et vous épouserez le marquis de Montsorel, mon enfant.
416 THÉÂTRE.
SCÈNE XVI
Les Mêmes, RAOUL et LAFOURAILLE, qui sort aussitôt.
RAOUL, à Vautrin.
M' enfermer pour m'empêcher de me battre I
LE DUC.
Avec ton frère ?
RAOUL.
Mon frère?
LE DUC.
Oui.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Tli étais donc bien mon enfant! — Mesdames (sue saisit Raoui.),
voici Fernand de Montsorel, mon fils, le...
LE DUC, prenant Raoul par la main et interrompant sa femme.
L'aîné, l'enfant qui nous avait été enlevé. Albert n'est plus que
le comte de Montsorel.
RAOUL.
Depuis trois jours, je crois rêver ! Vous, ma mère ! vous, mon-
sieur...
LE DUC.
Eh bien, oui.
RAOUL.
Oh! là où on me demandait une famille...
VAUTRIN.
Elle s'y trouve.
RAOUL.
Et... y êtes-vous encore pour quelque chose?
VAUTRIN, à la duchesse de Montsorel,
Que vous disais-je? (a Raoul.) Souvenez-vous, monsieur le mar-
quis, que je vous ai d'avance absous de toute ingratitude, (a la du-
•hesse.) L'enfant m'oubliera, et la mère?
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Jamais.
VAUTRIN. 447
LE DUC.
Mais quels sont donc les malheurs qui vous ont plongé dans
l'abîme?
VAUTRIN.
Est-cé qu'on explique le malheur!
LA DUCHESSE DE MONTSOREL.
Mon ami, n'est-il pas en votre pouvoir d'obtenir sa grâce?
LE rue.
Des arrêts comme ceux qui Tont frappé sont irrévocables.
VAUTRIN,
Ce mot me raccommode avec vous, il est d'un homme d'État.
Eh I monsieur le duc, tâchez donc de faire comprendre que la dé-
portation est votre dernière ressource contre nous.
RAOUL.
Monsieur...
VAUTRIN.
Vous vous trompez, je ne suis pas même monsieur...
INÈS.
Je crois comprendre que vous êtes un banni, que mon ami vous
doit beaucoup et ne peut s acquitter. Au delà des mers, j'ai de
grands biens, qui, pour être régis, veulent un homme plein d'éner-
gie : allez y exercer vos talents, et devenez...
VAUTRIN.
Riche, sous un nom nouveau? Enfant, ne venez-vous donc pas
d'apprendre qu'il est en ce monde des choses impitoyables. Oui,
je puis acquérir une fortune, mais qui me donnera le pouvoir?...
(Au duc de Montsorei.) Le Toi, monsieur le duc, peut me faire grâce;
mais qui me serrera la main ?
RAOUL.
Moi!
VAUTRIN.
Ah ! voilà ce que j'attendais pour partir. Vous avez une mère,
adieu I
118 THÉÂTRE.
SCÈNE xvir
Les Mêmes, un Commissaire et des Gendarmes.
Les portes-fenêtres s'ouvrent : on voit un commissaire, un officier; dans le fond,
des gendarmes.
LE COMMISSAIRE, au duc.
Au nom du roi, de la loi, j'arrête Jacques Gollin, convaincu
d'avoir rompu... (tous les personnages se jettent entre la force armée et
Jacques pour le faire sauver.)
LE DUC.
Messieurs, je prends sur moi de...
VAUTRIN.
Chez VOUS, monsieur le duc, laissez passer la justice du roi.
C'est une affaire entre ces messieurs et moi. (au commissaire.) Je vous
suis. (A la duchesse.) C'est Josepli qui les amène, il est des nôtres,
renvoyez-le.
RAOUL.
Sommes-nous séparés à jamais?
VAUTRIN.
Tu te maries bientôt. Dans dix mois, le jour du baptême, à la
porte de l'église, regarde bien parmi les pauvres, il y aura quel-
qu'un qui veut être certain de ton bonheur. Adieu, (aux agents.)
Marchons !
LES
RESSOURCES DE QUINOLA
COMÉDIE EN CINQ ACTES ET UN PROLOGUE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS
SUR LE SECOND THEATRE-FRANÇAIS (ODÉON), LE 19 MARS 1849
ET REPRISE AD THÉ/VTRE DU VAUDEVILLE
LE 12 OCTOBRE 18G3
K
PREFACE
Quand l'auteur de cette pièce ne l'aurait faite que pour obtenir les
éloges universels accordés par les journaux à ses livres, et qui peut-être
ont dépassé ce qui lui était dû , les Ressources de Quinola seraient une
excellente spéculation littéraire; mais, en se voyant l'objet de tant de
louanges et de tant d'injures, il a compris que ses débuts au théâtre
seraient encore plus difiBciles que ne l'ont été ses débuts en littérature, et
il s'est armé de courage pour le présent comme pour l'avenir.
Un jour viendra que cette pièce servira de bélier pour battre en brè-
che une pièce nouvelle, comme on a pris tous ses livres, et même sa
pièce intitulée Vautrin^ pour en accabler les Ressources de Quinola.
Quelque calme que doive être sa résignation, l'auteur ne peut s'empê-
cher de faire ici deux remarques.
Parmi cinquante faiseurs de feuilletons, il n'en est pas un seul qui n'ait
traité comme une fable, inventée par l'auteur, le fait historique sur lequel
repose cette pièce des Ressources de Quinola.
Longtemps avant que M. Arago mentionnât ce fait dans son Histoire
de la Vapeur, publiée dans Y Annuaire du bureau des Longitudes , l'au-
teur, à qui le fait était connu, avait pressenti la grande comédie qui
devait avoir précédé l'acte de désespoir auquel fut poussé l'inventeur
inconnu qui, en plein xvi* siècle, fit marcher par la vapeur un navire
dans le port de Barcelone, et le coula lui-même en présence de deux cent
mille spectateurs.
Cette observation répond aux dérisions qu'a soulevées la prétendue
supposition de l'invention de la vapeur avant le marquis de Worcester,
Salomon de Gaux et Papin. •
La deuxième observation porte sur l'étrange calomnie sous laquelle
presque tous les faiseurs de feuilletons ont accablé Lavradi, l'un des per-
122 PRÉFACE.
sonnages de cette comédie, et dont ils ont voulu faire une création
hideuse. En lisant la pièce, dont l'analyse n'a été faite exactement par
aucun critique, on verra que Lavradi, condamné pour dix ans aux pré-
sides, vient demander sa grâce au roi. Tout le monde sait combien les
peines les plus sévères étaient prodiguées dans le xvi« siècle pour les
moindres délits, et avec quelle indulgence sont accueillis dans le vieux
théâtre les valets dans la position oiî se trouve Quinola.
On ferait plusieurs volumes avec les lamentations des critiques qui,
depuis bientôt vingt ans^ demandaient des comédies dans la forme ita-
lienne, espagnole ou anglaise : on en essaye une, et tous aiment mieux
oublier ce qu'ils ont dit depuis vingt ans plutôt que de manquer à étouf-
fer un homme assez hardi pour s'aventurer dans une voie si féconde, et
que son ancienneté rend aujourd'hui presque nouvelle.
N'oublions pas de rappeler, à la honte de notre époque, le hourra
d'improbations par lequel fut accueilli le titre de duc de Neptunado,
cherché par Philippe II pour l'inventeur, hourra auquel les lecteurs
instruits refuseront de croire, mais qui fut tel, que les acteurs, en gens
intelligents, retranchèrent ce titre dans le reste de la pièce. Ce hourra fut
poussé par des spectateurs qui, tous les matins, lisent dans les journaux
le titre de duc de la Victoire, donné à Espartero et qui ne pouvaient pas
ignorer le titre de prince de la Paix, donné au dernier favori de l'avant-
dernier roi d'Espagne. Comment prévoir une pareille ignorance? Qui ne
sait que la plupart des titres espagnols, surtout au temps de Charles-Quint
«t de Philippe II, rappellent la circonstance à laquelle ils furent dus?
Orendayes prit le titre de la Pes, pour avoir signé le traité de 4725.
Un amiral prit celui de Transport-Real , pour avoir conduit l'infant
en Italie.
Navarro prit celui de la Vitloria après le combat naval de Toulon,
quoique la victoire eût été indécise.
Ces exemples, et tant d'autres, sont surpassés par le fameux ministre
des finances, négociant parvenu, qui prit le titre de marquis de Rien-en-
soi [VEnsenada).
En produisant une œuvre faite avec toutes les libertés des vieux théâ-
tres français et espagnols, l'auteur s'est permis une tentative appelée par
les vœux de plus d'un organe de l'opinion publique et de tous ceux
qui assistent aux premières représentations : il a voulu convoquer un vrai
public, et faire représenter la pièce devant une salle pleine de spectateurs
PRÉFACE. 123
payants. L'insuccès de cette épreuve a été si bien constaté par tous les
journaux, que la nécessité des claqueurs en reste à jamais démontrée.
L'auteur était entre ce dilemme, que lui posaient les personnes
expertes en cette matière : introduire douze cents spectateurs non payants,
le succès ainsi obtenu sera nié ; faire payer leur place à douze cents spec-
tateurs, c'est rendre le succès presque impossible. L'auteur a préféré le
péril. Telle est la raison de cette première représentation, où tant de
personnes ont été mécontentes d'avoir été élevées à la dignité de juges
indépendants.
L'auteur rentrera donc dans l'ornière honteuse et ignoble que tant d'a-
bus ont creusée aux succès dramatiques; mais il n'est pas inutile de dire
ici que la première représentation des Ressources de Quinola fut ainsi
donnée au bénéfice des claqueurs, qui sont les seuls triomphateurs de
cette soirée, d'où ils avaient été bannis.
Pour caractériser les critiques faites sur cette comédie, il suflBra de
dire que, sur cinquante journaux qui tous, depuis vingt ans, prodiguent
au dernier vaudevilliste tombé cette phrase banale : La pièce est d'un
homme d'esprit qui saura prendre sa revanche , aucun ne s'en est servi
pour les Ressources de Quinola, que tous tenaient à enterrer. Cette remar-
que suffît à l'ambition de l'auteur.
Cette comédie a prouvé que le second Théâtre-Françaiè aura des comé-
diens.^MM. Louis Monrose, Rosambeau, Derosselle, Rousset, Eugène Pier-
ron, Saint-Léon, Crécy, Baron, Valmore, Bignon, mesdemoiselles Berthault
et Mathilde Payre, constituent un commencement de troupe qu'il est sur-
prenant de trouver dans un théâtre fondé depuis ciiiq mois et assis sur
des bases qui rendraient presque impossible une réunion de talents. Aban-
donné après la première représentation, le rôle de don Frégose a été appris,
su et joué pour la seconde par un des régisseurs, M. Eugène Gross, qui
en a sauvé les cotés périlleux. Comment ne pas s'intéresser à un théâtre
où le dévouement ne se lasse chez personne? L'auteur n'a ni le temps ni
l'espace nécessaires pour raconter le roman historique auquel donneraient
lieu la mise en scène qui a duré trois mois, la manière dont se sont faits
les décors, enfin, toutes les préparations exigées par sa pièce et qui auraient
dû commander Tattention d'un public assez instruit de toutes les difficultés
qui se rencontrent à l'Odéon. On a d'ailleurs remarqué la richesse des
costumes, sortis des ateliers de Moreau, et dus aux craytjus et aux recher-
ches de M. Seigneurgens.
424 PRÉFACE.
Parmi les acteurs, trois ont été plus particulièrement remarqués.
M. Louis Monrose a recueilli dans cette soirée une grande partie de l'hé-
ritage paternel; M. Bignon a fait comprendre quel était son avenir;
M. Rosambeau a su élever le rôle accessoire de Monipodio à la hauteur
d'un rôle principal par la couleur qu'il lui a donnée. M. Rousset a rendu
le rôle de don Ramon de la manière la plus originale, et M. Derosselle a
fait concevoir la juste espérance de revoir à l'Odéon un autre Duparai.
Le public de la première représentation n'a point voulu accepter le
côté passionné de l'ouvrage, le rôle de Faustina, confié à mademoiselle
Héléna Gaussin , qui y a déployé un grand courage. Mais une actrice n'a
d'autorité que celle qu'elle a su conquérir en restant pendant longtemps
sur la scène, en habituant le public à ses défauts aussi bien qu'à ses qua-
lités, et mademoiselle Héléna Gaussin reparaissait, après une longue absence,
devant un public tout nouveau pour elle. Mais, si vous voulez chercher
par la pensée une actrice pour ce rôle si difficile et si hardiment jeté de
Faustina Brancadori, peut-être ne trouveriez -vous l'artiste capable de le
bien rendre que dans votre souvenir. Sur ce rapport, le public a complè-
tement manqué de justice, de bonne foi ; et, quand il arrive à ces extré-
mités, il n'est pas seulement injuste, il devient cruel.
Sans que l'auteur eût rien fait pour obtenir de telles promesses, quel-
ques personnes avaient d'avance accordé leurs encouragements à sa tenta-
tive, et celles-là se sont montrées plus injurieuses que critiques; mais
l'auteur regarde de tels mécomptes comme les plus grands bonheurs qui
puissent lui arriver, car on gagne de l'expérience en perdant de faux amis.
Aussi est-ce autant un plaisir qu'un devoir pour lui de remercier publi-
quement les personnes qui lui sont restées fidèles comme M. Léon Goz-
lan, envers lequel il a contracté une dette de reconnaissance; comme
M. Victor Hugo, qui a, pour ainsi dire, protesté contre le public de la
première représentation , en revenant voir la pièce à la seconde; comme
M. de Lamartine et madame de Girardin, qui ont maintenu leur pre-
mier jugement malgré l'irritation générale. De telles approbations conso-
leraient d'une chute. Entre tous les journaux, le Commerce et le Mes-
sager n'ont pas oublié que l'auteur leur prête le concours de sa plume, et
ils ont gardé les convenances littéraires. Quant à la Patrie^ qui s'est mon-
trée si bienveillante, ce journal est dans une situation exceptionnelle par
rapport à l'Odéon.
Qu'une subvention soit accordée à ses généreux artistes, et le second
PRÉFACE. ;|25
Théâtre -Français pourra lutter avantageusement contre sa situation topo-
graphique ; il servira dignement la littérature dramatique, car le directeur
actuel, M. Lireux, a bien compris que l'Odéon devait être l'arène où se
livreraient d'ardents combats, où se feraient d'audacieuses tentatives dans
l'art. Aussi, sous ce rapport, la pièce que voici n'a-t-elle pas manqué aux
destinées de ce courageux thôâtre.
lagny, 2 avril 18 42.
b
PERSONNAGES
PROLOGUE ODÉON. VAUDEVUIE.
PHILIPPE II MM. Grécy. ebvre.
LE CAPITAINE CIENFUGOS, grand
inquisiteur Valmore. Joliet.
LE CAPITAINE DES GARDES .... Baron. Bastien.
LE DUC D'OLMÉDO Achille. Paul Clèves.
LE DUC DE LERME Genêt. —
ALFONSO FONTANARÈS Bignon. Laroche.
QULNOLA Louis Monrose. Félix.
LN HALLEBARDIER Brière. —
UN ALCADE DU PALAIS Ernest. —
UN FAMILIER DE LTiNQUISITION
(personnage muet)
LA REINE D'ESPAGNE M"^" Defrance. Duplessy.
LA MARQUISE DE MONDÉJAR. . . Mathilde Payre, Marie Brindeau.
La scène est à Valiadolid, dans le palais du roi d'Espagne.
PIÈGE
DON FRÉGOSE , vice-roi de Cata- ,.,. ( Nitry. „
logne MM.| Eugène Gross. ^ertann.
LE GRAND INQUISITEUR Valmore. Joliet.
LE COMTE SARPI, secrétaire de la
vice-royauté Eugène Pierron. Robert.
DON RAMON, savant Rousset. Parade.
AVALOROS, banquier Saint-Léon. Colson.
MATHIEU MAGIS, lombard Senez. Ricquier.
LOTHUNDIAZ, bourgeois Derosselle. Chaumont.
ALFONSO FONTANARÈS, mécani-
cien Bignon. Laroche.
LAVRADI QUINOLA, son valet. . . . Louis Monrose. Félix.
MONIPODIO, ancien miquelet. . . . Rosambeau. Munie.
COPPOLUS, marchand de métaux. . Boileau. Turlin.
ESTEBAN, ouvrier Vorbel. Judigis.
GIRONE, autre ouvrier Wampa. Grivot.
L'HOTE du Soleil d'or Edouard. —
UN HUISSIER F. Rosambead. —
UN ALCADE Ernest. —
CARPANO , serrurier ( personnage
muet)
FAUSTINA BRANCADORI M"»" Héléna Gaussin. Jane Essler.
MARIE LOTHUNDIAZ Uurence. Béatrix.
PAQUITA, camériste de Faustina. . . Berthault. Ricqdier.
DONA LOFEZ, duègne Arsène. Colbrun.
La scène se passe à Barcelone en 1533.
LES RESSOURCES
DE QUINOLA
PROLOGUE
La scène est à Valladolid, dans le palais du roi d'Espagne. Le théâtre reprô-
gente la galerie qui conduit à la chapelle. L'entrée de la chapelle est à gauche
du spectateur, celle des appartements royaux est à droite. L'entrée principale est
au fond. De chaque côté de la principale porte, il y a deux hallebardiers.
Au lever du rideau, le capitaine des gardes et trois seigneurs sont en scène.
Un alcade du palais est debout au fond de la galerie. Quelques courtisans se
promènent dans le salon qui précède la galerie.
SCÈNE PREMIÈRE
LE CAPITAINE DES GARDES, QUINOLA, enveloppé dans *on
manteau; UN HALLEBARDIE R.
LE HALLEBARÛIER. Il barre la porte à Quinola.
On n'andre bointe sans en affoir le troide. Qui ê dû?
QUINOLA, levant la hallebarde.
Ambassadeur. (On le regarde.)
LE HALLEBARDIER,
Toii?
QUINOLA. Il passe.
D'où? Du pays de misère. ^
LE CAPITAINE DES GARDES.
Allez chercher le majordome du palais pour rendre à cet ambas-
428 LES RESSOURCES DE QUINOLA.
sadeur-là les honneurs qui lui sont dus. (au haUebardier. ) Trois jours
de prison.
QUINOLA, au capitaine.
Voilà donc comment vous respectez le droit des gens ! Écoutez,
monseigneur, vous êtes bien haut, je suis bien bas; avec deux
mots, nous allons nous trouver de plain-pied.
LE CAPITAINE.
Tu es un drôle très-drôle .
QUINOLA le prend à part.
N'êtes-vous pas le cousin de la marquise de Mondéjar?
LE CAPITAINE.
Après?
QUINOLA.
Quoiqu'en très-grande faveur, elle est sur le point de rouler dans
un abîme... sans sa tête.
LE CAPITAINE.
Tous ces gens-là font des romans!... Écoute : tu es le vingt-
deuxième, et nous sommes au 10 du mois, qui tente de s'intro-
duire ainsi près de la favorite, pour lui soutirer quelques pistoles.
Détale... ou sinon...
QUINOLA.
Monseigneur, il vaut mieux parler à tort vingt-deux fois à vingt-
deux pauvres diables, que de manquer à entendre celui qui vous
est envoyé par votre bon ange ; et vous voyez qu'à peu de chose
près (n ouvre son manteau.), j'en ai le costume.
LE CAPITAINE.
Finissons! quelle preuve donnes-tu de ta mission?
QUINOLA lui tend une lettre.
Ce petit mot; remettez-le vous-même pour que ce secret de-
meure entre nous, et faites-moi pendre si vous ne voyez la mar-
quise tomber en pâmoison à cette lecture. Croyez que je professe,
avec l'immense majorité des Espagnols, une aversion radicale
pour... la potence.
LE CAPITAINE.
Et si quelque femme ambitieuse t'avait payé ta vie pour avoir
celle d'une autre?
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 429
QUINOLA.
Serais-je en guenilles? Ma vie vaut celle de César. Tenez, mon-
seigneur (Il décachette la lettre, la sent, la replie, et la lui rend.), êteS-VOUS
content?
LE CAPITAINE, à part.
J'ai le temps encore, (a Quinoia.) Reste là, j'y vais.
SCÈNE II
QUINOLA, seul, sur le devant de la scène, en regardant le capitaine.
Marche donc! — 0 mon cher maître, si la torture ne t'a pas
brisé les os, tu vas donc sortir des cachots de la s... la très-sainte
inquisition, délivré par ton pauvre caniche de Quinola! Pauvre!...
qui est-ce qui a parlé de pauvre ? Une fois mon maître libre, nous
finirons bien par monnoyer nos espérances. Quand on a su vivre à
Valladolid depuis six mois sans argent, et sans être pincé par les
alguazils, on a de petits talents qui, s'ils s'appliquaient à... autre
chose, mèneraient un homme... où?... ailleurs enfin! Si nous
savions où nous allons, personne n'oserait marcher... Je vais donc
parler au roi, moi, Quinola. Dieu des gueux! donne-moi l'élo-
quence... de... d'une jolie femme, de la marquise de Mondéjar...
SCÈNE III
QUINOLA, LE CAPITAINE.
LE CAPITAINE, à Quinola.
Voici cinquante doublons que t'envoie la marquise, pour te mettre
en état de paraître ici convenablement.
QUINOLA. Il verse l'or d'une maiij dans l'autre.
Ah ! ce rayon de soleil s'est bien fait attendre ! Je reviens, mon-
seigneur, pimpant comme le valet de cœur, dont j'ai pris le nom ;
Quinola pour vous servir, Quinola, biefttôt seigneur d'immenses
domaines où je rendrai la justice, dès que... (a part.) je ne la
craindrai plus pour moi.
&V11U 9
\30 THEATRE.
SCÈNE IV
LES COURTISANS, LE CAPITAINE.
LE CAPITAINE, seul sur le devant de la scèae.
Quel secret ce misérable a-t-il donc surpris ? ma cousine a failli
perdre connaissance. Il s'agit de tous ses amis, a-t-elle dit. Le roi
doit être pour quelque chose dans tout ceci, (a un seigneur.) Duc de
Lerme, y a-t-il quelque chose de nouveau dans Valladolid?
LE DUC DE LERME, bas.
Le duc d'Olmédo aurait été, dit-on, assassiné ce matin, à trois
heures, au petit jour, à quelques pas du jardin de l'hôtel Mondéjar.
LE CAPITAINE.
11 est bien capable de s'être fait un peu assassiner pour perdre
ainsi ma cousine dans l'esprit du roi, qui, semblable aux grands
politiques, tient pour vrai tout ce qui est probable.
LE DUC DE LERME.
On dit que l'inimitié du duc et de la marquise n'est qu'une
feinte, et que Tassassin ne peut pas être poursuivi.
LE CAPITAINE.
Duc, ceci ne doit pas se répéter sans une certitude, et ne s'écri-
rait alors qu'avec une épée teinte de mon sang.
LE DUC DE LERME.
Vous m'avez demandé des nouvelles... (Le duc se retire.)
SCÈNE V
Les Mêmes, LA MARQUISE DE MONDÉJAR.
LE CAPITAINE.
Ah ! mais voici ma cousine ! (a la marquise.) Chère marquise, vous
êtes encore bien agitée. Au nom de notre salut, contenez-vous, on
va vous observer.
LA MARQUISE.
Cet homme est-il revenu ?
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 131
LE CAPITAINE.
Mais comment un homme placé si bas peut-il vous causer de
telles alarmes?
LA MARQUISE.
Il tient ma vie dans ses mains; plus que ma vie, car il tient
aussi celle d'un autre qui, malgré les plus habiles précautions,
excite la jalousie...
LE CAPITAINE.
Du roi... Aurait-il donc fait assassiner le duc d'Olmédo, comme
on le dit ?
LA MARQUISE.
HélasI... je ne sais plus qu'en penser... Me voilà seule, sans
secours... et peut-être bientôt abandonnée.
LE CAPITAINE.
Comptez sur moi... Je vais être au milieu de tous nos ennemis
comme le chasseur à l'affût.
SCENE VI
Les Mêmes, QUINOLA.
QUINOLA.
Je n'ai plus que trente doublons, mais je fais de l'effet pour
soixante... Hein ! quel parfum ! La marquise pourra me parler sans
crainte...
LA MARQUISE, montrant Quinola.
Est-ce là notre homme?
LE CAPITAINE.
Oui.
LA MARQUISE.
Mon cousin, veillez à ce que je puisse causer sans être écoutée...
(a Quinola.) Qui êtes-vous, mon ami?
QUINOLA, à part.
Son ami ! Tant qu'on a le secret d'une jlfemme, on est toujours
son ami. (Haut.) Madame, je suis un homme au-dessus de toutes
les considérations et de toutes les circonstances.
432 THÉÂTRE.
LA MARQUISE.
On va bien haut ainsi !
QUINOLA.
Est-ce une menace ou un avis?
LA MARQUISE.
Mon cher, vous êtes un impertinent !
QUINOLA.
Ne prenez pas la perspicacité pour de l'impertinence. Vous voulez
m*étudier avant d*en venir au fait, je vais vous dire mon caractère :
mon vrai nom est Lavradi. En ce moment, Lavradi devrait être en
Afrique pour dix ans, aux présides ; une erreur des alcades de Bar-
celone. Quinola est la conscience, blanche comme vos belles mains,
de Lavradi. Quinola ne connaît pas Lavradi. L'àme connaît-elle
le corps? Vous pourriez faire rejoindre l'âme-Quinola au corps-
Lavradi, d'autant plus facilement que ce matin Quinola se trouvait
à la petite porte de votre jardin, avec les amis de l'aurore qui ont
arrêté le duc d'Olmédo...
LA MARQUISE.
Que lui est-il arrivé?
QUINOLA.
Lavradi profiterait de ce moment, plein d'ingénuité, pour de-
mander sa grâce, mais Quinola est gentilhomme.
LA MARQUISE.
Vous vous occupez beaucoup trop de vous...
QUINOLA.
Et pas assez de lui... c'est juste. Le duc nous a pris pour de vils
assassins; nous lui demandions seulement, d'un peu trop bonne
heure, un emprunt hypothéqué sur noi rapières. Le fameux Majo-
rai qui nous commandait, vivement pressé par le duc, a été forcé
de le mettre hors de combat par une petite botte dont il a le
secret.
LA MARQUISE.
Ah ! mon Dieu!...
QUINOLA.
Le bonheur vaut bien cela, madame.
LA MARQUISE, à part.
Du calme, cet homme a mon secret.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 133
QUINOLA.
Quand nous avons vu que le duc n'avait pas un raaravédis, —
quelle imprudence ! — on l'a laissé là. Comme j'étais de tous ces
braves gens le moins compromis, on m'a chargé de le reconduire;
en remettant ses poches à Tendroit, j'ai trouvé le billet que vous
lui avez écrit; et, en m'informant de votre position à la cour, j'ai
compris...
LA MARQUISE,
Que ta fortune était faite.
QUINOLA.
Du toutl... que ma vie était en danger.
LA MARQUISE.
Eh bien?
QUINOLA.
Vous ne devinez pas? Votre billet est entre les mains d'un homme
^ûr, qui, s'il m'arrivait le moindre mal, le remettrait au roi. Est-ce
clair et net ?
LA MARQUISE.
Que veux-tu?
QUINOLA.
A qui parlez-vous? à Quinola ou à Lavradi?
LA MARQUISE.
Lavradi aura sa grâce. Que veut Quinola? entrer à mon service?
QUINOLA.
Les enfants trouvés sont gentilshommes : Quinola vous rendra
-votre billet sans vous demander un maravédis, sans vous obliger à
rien d'indigne de vous, et il compte que vous vous dispenserez
d'en vouloir à la tête d'un pauvre diable qui porte sous sa besace
le cœur du Cid.
LA MARQUISE.
Comme tu vas me coûter cher, drôle I
QUINOLA.
Vous me disiez tout à l'heure : « Mon ami. »
LA MARQUISE,
N'étais-tu pas mon ennemi ?
434 THÉÂTRE.
QUINOLA.
Sur cette parole, je me fie à vous, madame, et vais vous dire
tout... Mais la... ne riez pas... vous le promettez... Je veux...
LA MARQUISE.
Tu veux?
QUINOLA.
Je veux... parler au roi... là, quand il passera pour aller à la
chapelle ; rendez-le favorable à ma requête.
LA iMARQUlSE.
Mais que lui demanderas-tu?
QUINOLA.
La chose la plus simple du monde : une audience pour mon
maître.
LA MARQUISE.
Explique-toi, le temps presse.
QUINOLA.
Madame, je suis le valet d'un savant; et, si la marque du génie
est la pauvreté, nous avons beaucoup trop de génie, madame.
LA MARQUISE.
Au fait!
QUINOLA.
Le seigneur Alfonso Fontanarès est venu de Catalogne ici pour
offrir au roi notre maître le sceptre de la mer. A Barcelone, on l'a
pris pour un fou, ici pour un sorcier. Quand on a su ce qu'il pro-
met, on l'a berné dans les antichambres. Celui-ci voulait le pro-
téger pour le perdre, celui-là mettait en doute notre secret pour
le lui arracher : c'était un savant; d'autres lui proposaient d'en
faire une affaire : des capitalistes qui voulaient l'entortiller. De la
façon dont allaient les choses, nous ne savions que devenir. Per-
sonne assurément ne peut nier la puissance de la mécanique et de
la géométrie, mais les plus beaux théorèmes sont peu nourrissants,
et le plus petit civet est meilleur pour l'estomac : vraiment, c'est
un défaut de la science. Cet hiver, mon maître et moi, nous nous
chauffions de nos projets et nous remâchions nos illusions... Eh
bien, madame, il est en prison, car on l'accuse d'être au mieux
avec le diable ; et, malheureusement, cette fois, le saint-office a
raison, nous l'avons vu constamment au fond de notre bourse. Eh
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 135
bien, madame, je vous en supplie, inspirez au roi la curiosité de
voir un homme qui lui apporte une domination aussi étendue que
celle que Colomb a donnée à l'Espagne.
LA MARQUISE.
Mais, depuis que Colomb a donné le nouveau monde à l'Espagne,
on nous en offre un tous les quinze jours!
QUINOLA.
Ahl madame, chaque homme de génie a le sien. Sangodémi! il
est si rare de faire honnêtement sa fortune et celle de l'État, sans
rien prendre aux particuliers, que le phénomène mérite d'être
favorisé.
LA .MARQUISE.
Enfin, de quoi s'agit-il?
QUINOLA.
Encore une fois, ne riez pas, madame! Il s'agit de faire aller les
vaisseaux sans voiles ni rames, malgré le vent, au moyen d'une
marmite pleine d'eau qui bout.
LA MARQUISE.
Ah çà! d'où viens-tu? Que dis-tu? Rêves-tu?
QUINOLA.
Et voilà ce qu'ils nous chantent tous! Ah! vulgaire, tu es ains
fait que l'homme de génie qui a raison dix ans avant tout le
monde, passe pour un fou pendant vingt-cinq ans. Il n'y a que moi
qui croie en cet homme, et c'est à cause de cela que je l'aime :
comprendre, c'est égaler.
LA MARQUISE.
Que, moi, je dise de telles sornettes au roi?
QUINOLA.
Madame, il n'y a que vous dans toute l'Espagne à qui le roi ne
dira pas : « Taisez-vous ! »
LA MARQUISE.
Tu ne connais pas le roi, et je le connais, moi! (a part.) Il faut
ravoir ma lettre. (Haut.) Il se présente une circonstance heureuse
pour ton maître : on apprend en ce moment au roi la perte de
l'Armada : tiens-toi sur son passage et tu lui parleras.
436 THÉÂTRE.
SCÈNE VII
LE CAPITAINE DES GARDES, LES COURTISANS.
QUINOLA.
QUINOLA, sur le devant.
Il ne suffit donc pas d'avoir du génie et d'en user, car il y en a
qui le dissimulent avec bien du bonheur, il faut encore des cir-
constances : une lettre trouvée qui mette une favorite en péril,
pour obtenir une langue qui parle, et la perte de la plus grande
des flottes, pour ouvrir les oreilles à un prince. Le hasard est un
fameux misérable! Allons! dans le duel de Fontanarès avec son
siècle, voici pour son pauvre second le moment de se montrer!...
(On entend les cloches, on porte les armes.) Est-CO UU présagO du SUCCèS?
(Au capitaine des gardes.) Comment parle-t-on au roi?
LE CAPITAINE.
Tu t'avanceras, tu plieras le genou, tu diras : « Sire!... » Et prie
Dieu de conduire ta langue. (Le cortège défile.)
QUINOLA.
Je n'aurai pas la peine de me mettre à genoux, ils, plient déjà,
car il ne s'agit pas seulement d'un homme, mais d'un monde,
UN AUTRE PAGE,
La reine!
Uî^ PAGE.
Le roi!
SCÈNE VIII
Les Mêmes, LA REINE, LE ROI,
LA MARQUISE DE MONDÉJAR, LE GRAND INQUISITEUR,
TOUTE LA Cour.
PHILIPPE II.
Messieurs, nous allons prier Dieu qui vient de frapper l'Espagne.
L'Angleterre nous échappe, l'Armada s'est perdue et nous ne vous
en voulons point, amiral (n se tourne vers l'amirai.); VOUS u'avicz pas
mission de combattre les tempêtes.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 137
QUINOLA.
Sire! (Il pHe un genou.)
PHILIPPE II.
Qui es-tu ?
QUINOLA.
Le plus petit et le plus dévoué de vos sujets, le valet d'un
homme qui gémit dans les prisons du saint-office, accusé de magie
pour vouloir donner à Votre Majesté les moyens d'éviter de pareils
désastres...
PHILIPPE II.
Si tu n'es qu'un valet, lève-toi. Les grands doivent seuls ici
fléchir devant le roi.
QUINOLA.
Mon maître restera donc à vos genoux.
PHILIPPE II.
Explique-toi promptement : le roi n'a pas dans sa vie autant
d'instants qu'il a de sujets.
QUINOLA.
Vous devez alors une heure à un empire. Mon maître, le sei-
gneur Alfonso Fontanarès, est dans les prisons du saint-office...
PHILIPPE II, au grand inquisiteur.
Mon Père (Le grand inquisiteur s'approche.), que pOUVez-VOUS nOUS
dire d'un certain Alfonso Fontanarès?
LE GRAND INQUISITEUR.
C'est un élève de Galilée, il professe sa doctrine condamnée, et
se vante de pouvoir faire des prodiges en refusant d'en dire les
moyens. 11 est accusé d'être plus Maure qu'Espagnol.
QUINOLA, à part.
Cette face blême va tout gâter... (au roi.) Sire, mon maître, pour
toute sorcellerie, est amoureux fou, d'abord de la gloire de Votre
Majesté, puis d'une fille de Barcelone, héritière de Lothundiaz, le
plus riche bourgeois de la ville. Mais il avait amassé plus de savoir
que de richesse en étudiant les sciences naturelles en Italie, et
le pauvre garçon ne pouvait réussir à épouser cette fille que cou-
vert de gloire et d'or... Et voyez, sire, c^mme on calomnie les
grands hommes : il fit, dans son désespoir, un pèlerinage à Notre-
Dame del Pilar, pour la prier de l'assister, parce que celle qu'il
138 THEATRE.
aime se nomme Marie. Au sortir de l'église, il s'assit fatigué, sous
un arbre, s'endormit, la madone lui apparut et lui conseilla cette
invention de faire marcher les vaisseaux sans voiles, sans rames,
contre vent et marée. Il est venu vers vous, sire : on s'est mis
entre le soleil et lui, et, après une lutte acharnée avec les nuages,
il expie sa croyance en Notre-Dame del Pilar et en son roi. Il ne
lui reste que son valet, assez courageux pour venir mettre à vos
pieds l'avis qu'il existe un moyen de réaliser la domination uni-
verselle.
PHILIPPE II.
Je verrai ton maître au sortir de la chapelle.
LE GRAND INQUISITEUR.
Le roi ne court-il pas des dangers?
PHILIPPE II.
Mon devoir est de l'interroger.
LE GRAND INQUISITEUR.
Le mien est de faire respecter les privilèges du saint-office.
PHILIPPE II.
Je les connais. Obéis et tais-toi. Je te dois un otage, je le sais...
(Il regarde.) OÙ doiic est le duc d'Olmédo?
QUINOLA, à part.
Aïe ! aïe !
LA MARQUISE, à part.
Nous sommes perdus.
LE CAPITAINE DES GARDES.
Sire, le duc n'est pas encore... arrivé...
PHILIPPE II.
Qui lui a donné la hardiesse de manquer aux devoirs de sa charge?
(A part.) Il me semble que l'on me trompe. (Au capitaine des gardes.)
Tu lui diras, s'il arrive, que le roi l'a commis à la garde d'un pri-
sonnier du saint-office, (au grand inquisiteur.) Dounez uu ordrc.
LE GRAND INQUISITEUR.
Sire, j'irai moi-même.
LA REINE.
Et si le duc ne vient pas?...
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 139
PHILIPPE II.
Il serait donc mort, (au capitaine.) ïu le remplaceras dans l'exé-
ciition de mes ordres, (n passe.)
LA MARQUISE, à Quinola.
Cours chez le duc, qu'il vienne et qu'il se comporte comme s'il
n'était pas mourant. La médisance doit être une calomnie...
QUINOLA.
Comptez sur moi, mais protégez-nous, (seui.) Sangodémi! le roi
m'a paru charmé de mon invention de Notre-Dame del Pilar; je lui
fais vœu... de quoi?... Nous verrons après le succès.
Le théâtre change et représente un cachot de l'inquisition.
SCENE IX
FONTANARÈS, seul.
Je comprends maintenant pourquoi Colomb a voulu que ses
chaînes fussent mises près de lui dans son cercueil. Quelle leçon
pour les inventeurs! Une grande découverte est une vérité. La
vérité ruine tant d'abus et d'erreurs, que tous ceux qui en vivent
se dressent et veulent tuer la vérité : ils commencent par s'atta-
quer à l'homme. Aux novateurs, la patience ! j'en aurai. Malheu-
reusement, ma patience me vient de mon amour. Pour avoir iMarie,
je rêve la gloire et je cherchais... Je vois voler au-dessus d'une
chaudière un brin de paille. Tous les hommes ont vu cela depuis
qu'il y a des chaudières et de la paille ; moi, j'y vois une force ;
pour l'évaluer, je couvre la chaudière, le couvercle saute et il ne
me tue pas. Archimède et moi, nous ne faisons qu'un ! il voulait
un levier pour soulever le monde; ce levier, je le tiens, et j'ai la
sottise de le dire : tous les malheurs fondent sur moi. Si je meurs,
homme de génie à venir qui retrouveras ce secret, agis et tais-toi.
La lumière que nous découvrons, on nous la prend pour allumer
notre bûcher. Galilée, mon maître, est en prison pour avoir dit
que la terre tourne, et j'y suis pour la nouloir organiser. Non ! j'y
suis comme rebelle à la cupidité de ceux qui veulent mon secret ;
si je n'aimais pas Marie, je sortirais ce soir, je leur abandonnerais
HO THÉÂTRE.
le profit, la gloire me resterait... Oh! rage... La rage est bonne
pour les enfants : soyons calme, je suis puissant. Si du moins
j'avais des nouvelles du seul homme qui ait foi en moi? Est-il
libre, lui qui mendiait pour me nourrir?... La foi n'est que chez le
pauvre, il en a tant besoin !
SCENE X
LE GRAND INQUISITEUR, un Familier, FONTANARÈS.
LE GRAND INQUISITEUR.
Eh bien, mon fils, vous parliez de foi? peut-être avez-vous fait
de sages réflexions. Allons, épargnez au saint-office l'emploi de ses
rigueurs.
FONTANARÈS.
Mon Père, que souhaitez-vous que je dise?
LE GRAND INQUISITEUR.
Avant de vous mettre en liberté, le saint-office doit être sûr que
vos moyens sont naturels...
FONTANARÈS.
Mon Père, si j'avais fait un pacte avec le mauvais esprit, me
laisserait-il ici?
LE GRAND INQUISITEUR.
Vous dites une parole impie : le démon a un maître, nos auto-
da-fé le prouvent.
FONTANARÈS.
Avez-vous jamais vu un vaisseau en mer? (Le grand inquisiteur fait
un signe affirmatif.) Par quel moyen allait-il?
LE GRAND INQUISITEUR.
Le vent enflait ses voiles.
FONTANARÈS.
Est-ce le démon qui a dit ce moyen au premier navigateur?
LE GRAND INQUISITEUR.
Savez-vous ce qu'il est devenu ?
FONTANARÈS.
Peut-être est-il devenu quelque puissance maritime oubliée...
Enfin mon moyen est aussi naturel que le sien : j'ai vu comme lui
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 141
dans la nature une force, et que l'homme peut s'approprier; car le
vent est à Dieu, l'homme n'en est pas le maître, le vent emporte
ses vaisseaux, et ma force à moi est dans le vaisseau.
LE GRAND INQUISITEUR, à part.
Cet homme sera bien dangereux! (Haut.) Et vous refusez de nous
la dire?...
FONTANARÈS.
Je la dirai au roi, devant toute la cour; personne alors ne me
ravira ma gloire ni ma fortune.
LE GRAND INQUISITEUR.
Vous VOUS dites inventeur, et vous ne pensez qu'à la fortune!
Vous êtes plus ambitieux qu'homme de génie.
FONTANARÈS.
Mon Père, je suis si profondément irrité de la jalousie du vul-
gaire, de l'avarice de 3 grands, de la conduite des faux savants,
que..., si je n'aimais pas xMarie, je rendrais au hasard ce que le
hasard m* a donné.
LE GRAND INQUISITEUR.
Le hasard !
FONTANARÈS.
J'ai tort. Je rendrais à Dieu la pensée que Dieu m'envoya.
LE GRAND INQUISITEUR.
Dieu ne vous l'a pas envoyée pour la cacher, nous avons le droit
de vous faire parler... (a son familier.) Qu'on prépare la question.
FONTANARÈS.
Je l'attendais.
SCÈNE XI
LE GRAND INQUISITEUR, FONTANARÈS, QUINOLA,
LE DUC D'OLMÉDO.
I
QUINOLA.
Ça n'est pas sain, la torture. *
FONTANARÈS.
Quinola ! et dans quelle livrée !
442 THÉÂTRE.
nUINOLA.
Celle du succès; vous serez libre.
FONTANARÈS.
Libre? passer de l'enfer au ciel, en un moment I
LE DUC d'oLMÉDO.
Comme les martyrs.
LE GRAND INQUISITEUR.
Monsieur, vous osez dire ces paroles ici?
LE DUC d'oLMÉDO.
Je suis chargé, par le roi, de vous retirer cet homme des mains,
et je vous en réponds...
LE GRAND INQUISITEUR.
Quelle faute !
QUINOLA.
Ah! vous vouliez le faire bouillir dans vos chaudières pleines
d'huile, merci ! Les siennes vont nous faire faire le tour du monde...
■comme ça! (Il fait tourner son chapeau.)
FONTANARÈS.
Embrasse-moi donc, et dis-moi comment...
LE DUC d'OLMÉDO.
Pas un mot ici...
QUINOLA.
Oui (Il montre les talons de l'inquisiteur.), Car leS murS Ont ici boaUCOUp
trop d'intelligence. Venez. Et vous, monsieur le duc, courage! Ah!
VOUS êtes bien pâle, il faut vous rendre des couleurs; mais ça me
regarde.
La scène change et représente la galerie du palais.
SCÈNE XII
LE DUC D'OLMÉDO, LE DUC DE LERME,
FOiNTANARÈS, QUINOLA.
LE DUC d'oLMÉDO.
Nous arrivons à temps !
LE DUC DE LERME.
Vous n'êtes donc pas blessé?
LES RESSOURCES DE QUINOLA. U3
LE DUC d'oLMÉDO.
Qui a dit cela? La favorite veut-elle me perdre? Serais-je ici
comme vous me voyez? (a Quinoia.) Tiens-toi là pour me soutenir...
QUINOLA, à Fontanarès.
Voilà un homme digne d'être aimé...
FONTANARÈS.
Qui ne l'envierait? On n'a pas toujours Toccasion de montrer
combien l'on aime.
QUINOLA.
Monsieur, gardez-vous bien de toutes ces fariboles d'amour
devant le roi... car le roi, voyez-vous...
UN PAGE.
Le roi!
FONTANARÈS.
Allons, pensons à Marie!
QUINOLA, voyant faiblir le duc d'Olmédo.
Eh bien ! (Il lui fait respirer un flacon. )
SCÈNE XIII
Les Mêmes, LE ROI, LA REINE, LA MARQUISE
DE MONDÉJAR, le CAPITAINE DES GARDES,
LE GRAND INQUISITEUR, LE PRÉSIDENT DU CONSEIL
DE CASTILLE, toute la Cour.
PHILIPPE II, au capitaine des gardes.
Notre homme est-il venu?
LE CAPITAINE.
Le duc d'Olmédo, que j'ai rencontré sur les degrés du palais,
s'est empressé d'obéir au roi.
LE DUC d'oLMÉDO, un genou enterre.
Le roi daigne-t-il pardonner un retard... impardonnable?
PHILIPPE II le relève par l%bras blessé.
On te disait mourant... (ii regarde la marquise.) d'uno blessure reçue
dans une rencontre de nuit.
444 THÉÂTRE.
LE DUC d'OLMÉDO.
Vous me voyez, sire.
LA MARQUISE, à part.
Il a mis du rouge!
PHILIPPE II, au duc.
OÙ est ton prisonnier?
LE DUC d'olMÉDO, montrant Fontanarès.
Le voici...
FONTANARÈS, un genou en terre.
Prêt à réaliser, à la très-grande gloire de Dieu, des merveilles
pour la splendeur du règne du roi mon maître...
PHILIPPE II.
Lève-toi, parle; quelle est cette force miraculeuse qui doit don-
ner l'empire du monde à l'Espagne?
rONTANARÈS.
Une puissance invincible, la vapeur... Sire, étendue en vapeur,
Teau veut un espace bien plus considérable que sous sa forme
naturelle, et, pour le prendre, elle soulèverait des montagnes. Mon
invention enferme cette force : la machine est armée de roues
qui fouettent la mer, qui rendent un naVire rapide comme le
vent, et capable de résister aux tempêtes. Les traversées deviennent
sûres, d'une célérité qui n'a de bornes que dans le jeu des roues.
La vie humaine s'augmente de tout le temps économisé. Sire,
Christophe Colomb vous a donné un monde à trois mille lieues
d'ici; je vous le mets à la porte de Cadix, et vous aurez, Dieu
aidant, l'empire de la mer.
LA REINE.
Vous n'êtes pas étonné, sire?
PHILIPPE II.
L'étonnementest une louange involontaire qui ne doit pas échap-
per à un roi. (a Fontanarès.) Quo me domandes-tu?
FONTANARÈS.
Ce que demanda Colomb, un navire, et mon roi pour spectateur
de l'expérience.
PHILIPPE II.
Tu auras le roi, l'Espagne et le monde. On te dit amoureux
d'une fille de Barcelone. Je dois aller au delà des Pyrénées, visiter
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 145
mes possessions, le Roussillon, Perpignan. Tu prendras ton vais-
seau à Barcelone.
FONTANARÈS.
En me donnant le vaisseau, sire, vous m* avez fait justice; en
me le donnant à Barcelone, vous me faites une grâce qui change
votre sujet en esclave.
PHILIPPE II.
Perdre un vaisseau de l'État, c*est risquer sa tête. La loi le veut
ainsi...
FONTANARÈS.
Je le sais, et j'accepte.
PHILIPPE II.
Eh bien, hardi jeune homme, réussis à faire aller contre le vent,
sans voiles ni rames, ce vaisseau comme il irait par un bon vent,
et toi... Ton nom?
FONTANARÈS.
Alfonso Fontanarès.
PHILIPPE II.
Tu seras don Alfonso Fontanarès, duc de... Neptunado, grand
d'Espagne...
LE DUC DE LERME.
Sire..., les statuts de la grandesse...
PHILIPPE II.
Tais-toi, duc de Lerme, Le devoir d'un roi est d'élever l'homme
de génie au-dessus de tous, pour honorer le rayon de lumière que
Dieu met en lui.
LE GRAND INQUISITEUR.
Sire...
PHILIPPE II.
Que veux-tu?
LE GRAND INQUISITEUR.
Nous ne retenions pas cet homme parce qu'il avait un commerce
avec le démon, ni parce qu'il était impie, ni parce qu'il était d'une
famille soupçonnée d'hérésie, mais pour la sûreté des monarchies.
En permettant aux esprits de se commirtiiquer leurs pensées, l'im-
primerie a déjà produit Luther, dont la parole a eu des ailes. Mais
XV m. 40
446 THÉÂTRE.
cet homme va faire de tous les peuples un seul peuple; et, devant
cette masse, le saint-office a tremblé pour la royauté.
PHILIPPE II.
Tout progrès vient du ciel,
LE GRAND INQUISITEUR.
Le ciel n'ordonne pas tout ce qu'il laisse faire.
PHILIPPE II.
Notre devoir consiste à rendre bonnes les choses qui paraissent
mauvaises, à faire de tout un point du cercle dont le trône est le
centre. Ne vois-tu pas qu'il s'agit de réaliser la domination univer-
selle que voulait mon glorieux père?... (a Fontanarès.) Donc, grand
d'Espagne de première classe, et je mettrai sur ta poitrine la Toi-
son d'or : tu seras enfin grand maître des constructions navales de
l'Espagne et des Indes... (a un ministre.) PrésiJent, tu expédieras
aujourd'hui même, sous peine de me déplaire, l'ordre de mettre
à la disposition de cet homme, dans notre port de Barcelone, un
vaisseau à son choix, et... qu'on ne fasse aucun obstacle à son
entreprise.
QUINOLA.
Sire...
PHILIPPE II.
Que veux-tu ?
QUINOLA.
Pendant que vous y êtes, accordez, sire, la grâce d'un misé-
rable nommé Lavradi, condamné par un alcade qui était sourd.
PHILIPPE II.
Est-ce une raison pour que le roi soit aveugle?
QUINOLA.
Indulgent, sire, c'est presque la même chose.
FONTANARÈS.
Grâce pour le seul homme qui m'ait soutenu dans ma lutte.
PHILIPPE II, au ministre.
Cet homme m'a parlé, je lui ai tendu la main; tu expédieras
des lettres de grâce entière...
LES RESSOURCES DE QUINOLA. U7
LA REINE, iiU roi.
Si cet homme (Eiie montre Fontanarès.) est UD de ces grands inven-
teurs que Dieu suscite, don Philippe, vous aurez fait une belle
journée.
PHILIPPE II, à la reine.
11 est bien difficile de distinguer entre un homme de génie et
un fou; mais, si c'est un fou, mes promesses valent les siennes.
QUINOLA, à la marquise.
Voici votre lettre; mais, entre nous, n'écrivez plus.
LA MARQUISE.
Nous sommes sauvés! (La cour suit le roi, qui rentre.)
SCÈNE XIV
FONTANARÈS, QUINOLA.
FONTANARÈS.
Je rêve... Duel grand d'Espagne I la Toison d'ori
QUINOLA.
Et les constructions navales ! Nous allons avoir des fournisseurs
à protéger. La cour est un drôle de pays, j'y réussirai : que faut-
il? de l'audace? j'en puis vendre; de la ruse? et le roi qui croit
que c'est Notre-Dame del Pilar qui... (ii rit.) Eh bien, à quoi donc
pense mon maître ?
FONTANARÈS,
Allons I
Où?
A Barcelone.
QUINOLA.
FONTANARÈS.
QUINOLA.
Non... au cabaret... Si l'air de la cour donne bon appétit aux
courtisans, il me donne soif, à moi... Et, après, mon glorieux
148 THÉÂTRE
maître, vous verrez à l'œuvre votre Quinola ; car ne nous abusons
pas : entre la parole du prince et le succès , nous rencontrerons
autant de jaloux, de chicaniers, d'ergoteurs, de malveillants, d'ani-
maux crochus, rapaces, voraces, écumeurs de grâces, vos charan-
çons enfin ! que nous en avons trouvé entre vous et le roi,
FONTANARÈS.
Et, pour obtenir Marie, il faut réussir.
QUINOLA.
Et pour nous donc?
ACTE PREMIER
La scène se passe à Barcelone. — Le théâtre représente une place publique.
. jTauche du spectateur, des maisons parmi lesquelles est celle de Lothundiaz, qui
fait encoignure de rue. A droite, se trouve le palais où. loge madame Brancadori,
dont le balcon fait face au spectateur et tourne. On entre par l'angle du palais
à droite et par l'angle de la maison de Lothundiaz.
Au lever du rideau, il fait encore nuit, mais le jour va poindre.
SCENE PREMIERE
MONIPODIO, enveloppé dans un manteau, assis sous le balcon du palais
Brancadori; QUINOL.Ai se glisse avec des précautions
de voleur, et frôle Monipodio.
MONIPODIO.
Qui marche ainsi dans mes souliers?
QUINOLA, déguenillé comme à son entrée au prologue.
Un gentilhomme qui n'en a plus.
MONIPODIO.
On dirait la voix de Lavradi,
QUINOLA.
Monipodio!... Je te croyais... pendu.
MONIPODIO.
Je te croyais roué de coups en Afrique.
QUINOLA.
Hélas ! on en reçoit partout.
MONIPODIO.
Tu as l'audace de te promener ici!
QUINOLA. ^
Tu y restes bien. Moi, j'ai dans ma résille mes lettres de grâce.
En attendant un marquisat et une famille, je me nomme Quinola.
450 THÉÂTRE.
MONIPODIO.
A qui donc as-tu volé ta grâce ?
QUINOLA.
Au roi.
MONIPODIO.
Tu as vu le roi (n le flaire.), et tu sens la misère I...
QUINOLA.
Gomme un grenier de poëte. Et que fais-tu?
MONIPODIO.
Rien.
QUINOLA.
C'est bientôt fait; si ça te donne des rentes, je me sens du goût
pour ta profession.
MONIPODIO.
J'étais bien incompris, mon ami! Traqué par nos ennemis po-
litiques...
QUINOLA.
Les corrégidors, alcades et alguazils.
MONIPODIO.
Il a fallu prendre un parti.
QUINOLA.
Je te devine : de gibier, tu t'es fait chasseur?
MONIPODIO.
Fi donc! je suis toujours moi-même. Seulement, je m'entends
avec le vice-roi. Quand un de mes hommes a comblé la mesure, je
lui dis : (( Va-t'en! » et, s'il ne s'en va pas, ah damel la justice...
Tu comprends... Ce n'est pas trahir.
QUINOLA.
C'est prévoir...
MONIPODIO.
Oh! tu reviens de la cour. Et que veux-tu prendre ici?
QUINOLA.
Écoute. (A part.) Voilà mon homme, un œil dans Barcelone. (Haut.)
D'après ce que tu viens de me dire, nous sommes amis comme...
MONIPODIO.
Celui qui a mon secret doit être mon ami...
LES RESSOURCES DE QUINOLA. -151
QUINOLA.
Qu'attends-tu là comme un jaloux? Viens mettre une outre à sec
et notre langue au frais dans un cabaret : voici le jour...
MONIPODIO.
Ne vois-tu ] as ce palais éclairé par une fête? Don Frégose, mon
vice-roi, soupe et joue chez madame Faustine Brancadori.
QUINOLA.
En vénitien, Brancador. Le beau nom! Elle doit être veuve d'un
patricien.
MONIPODIO.
Vingt-deux ans, fine comme le musc, gouvernant le gouverneur,
et (ceci entre nous) l'ayant déjà diminué de tout ce qu'il a ra-
massé sous Charles-Quint dans les guerres d'Italie. Ce qui vient de
la flûte...
QUINOLA,
A pris l'air. L*âge de notre vice-roi?
MONIPODIO.
Il accepte soixante ans.
QUINOLA.
Et l'on parle du premier amour! Je ne connais rien de terrible
comme le dernier, il est strangulatoire. Suis-je heureux de m'être
élevé jusqu'à Tindifférence ! Je pourrais être un homme d'État...
MONIPODIO.
Ce vieux général est encore assez jeune pour m'employer à
surveiller la Brancador; elle, me paye pour être libre; et... com-
prends-tu comment je mène joyeuse vie en ne faisant pas de mal?
QUINOLA.
Et tu tâches de tout savoir, curieux, pour mettre le poing sous
la gorge à l'occasion. (Monipodio fait un signe affirmatif.) LothuudiaZ
existe-t-il toujours?
MONIPODIO.
Voilà sa maison, et ce palais est à lui : toujours de plus en plus
propriétaire.
QUINOLA. •
fespérais trouver l'héritière maîtresse d'elle-même. Mon maître
est perdu I
152 THÉÂTRE.
MONIPODIO,
Tu rapportes un maître?
QUINOLA.
Qui me rapportera plusieurs mines d'or.
MONIPODIO.
Ne pourrai s-je entrer à son service?
QUINOLA.
Je compte bien sur ta collaboration ici... Écoute, Monipodio,
nous revenons changer la face du monde. Mon maître a promis au
roi de faire marcher un des plus beaux vaisseaux, sans voiles ni
rames, contre le vent, plus vite que le vent.
MONIPODIO, après avoir tourné autour de Quinola.
On m'a changé mon ami.
QUINOLA.
Monipodio, souviens-toi que des hommes comme nous ne doi-
vent s'étonner de rien. C'est petites gens. Le roi nous a donné le
vaisseau, mais sans un doublon pour l'aller chercher; nous arri-
vons donc ici avec les deux fidèles compagnons du talent : la faim
et la soif. Un homme pauvre qui trouve une bonne idée m'a tou-
jours fait l'effet d'un morceau de pain dans un vivier : chaque
poisson vient lui donner un coup de dent. Nous pourrons arriver à
la gloire nus et mourants.
MONIPODIO.
Tu es dans le vrai.
QUINOLA.
A Valladolid, un matin, mon maître, las du combat, a failli par-
tager avec un savant qui ne savait rien... Je vous l'ai mis à la porte
avec une proposition en bois vert que je lui ai démontrée, et vive-
ment.
MONIPODIO.
Mais comment pourrons-nous gagner honnêtement une fortune?
QUINOLA.
Mon maître est amoureux. L'amour fait faire autant de sottises
que de grandes choses; Fontanarès a fait les grandes choses, il
pourrait bien faire les sottises. 11 s'agit, à nous deux, de protéger
notre protecteur. D'abord, mon maître est un savant qui ne sait
pas compter...
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 453
MONIPODIO.
Oh! prenant un maître, tu Tas dû choisir...
QUINOLA.
Le dévouement, l'adresse valent mieux pour lui que l'argent et
la faveur; car pour lui la faveur et l'argent seront des trébachets.
Je le connais : il nous donnera ou nous laissera prendre de quoi
finir nos jours en honnêtes gens.
MONIPODIO.
Eh ! voilà mon rêve.
QUINOLA.
Déployons donc, pour une grande entreprise, nos talents jus-
qu'ici fourvoyés... Nous aurions bien du malheur si le diable s'en
fâchait.
MONIPODIO.
Ça vaudra presque un voyage à Compostelle. J'ai la foi du con-
trebandier : je tôpe.
QUINOLA.
Tu ne dois pas avoir rompu avec l'atelier des faux monnayeurs
et nos ouvriers en serrurerie.
MONIPODIO.
Dame! dans l'intérêt de l'État...
QUINOLA.
Mon maître va faire construire sa machine, j'aurai les modèles
de chaque pièce, nous en fabriquerons une seconde...
MONIPODIO.
Quinola 1
QUINOLA.
Eh bien? (Paquita se montre au balcon.)
MONIPODIO.
Tu es le grand homme !
QUINOLA.
Je le sais bien. Invente, et tu mourras persécuté comme un cri-
minel; copie, et tu vivras heureux comme* un sot! Et, d'ailleurs, si
Fontanarès périssait, pourquoi ne sauverais-je pas son invention
pour le bonheur de l'humanité?
454 THÉÂTRE.
MONIPODIO.
D'autant plus que, selon un vieil auteur, nous sommes l'huma-
nité... Il faut que je t'embrasse...
SCÈNE TI
Les Mêmes, PAQUITA.
QUINOLA, à part.
Après une dupe honnête, je ne sais rien de meilleur qu*un fri-
pon qui s'abuse.
PAQUITA.
Deux amis qui s'embrassent, ce ne sont donc pas des espions...
QUINOLA.
Tu es déjà dans les chausses du vice-roi, dans la poche de la
Brancador. Ça va bien! Fais un miracle! habille-nous d'abord;
puis, si nous ne trouvons pas à nous deux, en consultant un flacon
de liqueur, quelque moyen de faire revoir à mon maître sa Marie
Iiothundiaz, je ne réponds de rien... Il ne me parle que d'elle
depuis deux jours, et j'ai peur qu'il n' extravague tout à fait...
MONIPODIO.
L'infante est gardée comme un homme à pendre. Voici pourquoi :
Lothundiaz a eu deux femmes : la première était pauvre et lui a
donné un fils. La fortune est à la seconde, qui en mourant a laissé
tout à sa fille, de manière qu'elle n'en puisse être dépouillée.
Le bonhomme est d'une avarice dont le but est l'avenir de son
fils. Sarpi, le secrétaire du vice-roi, pour épouser la riche héritière,
a promis à Lothundiaz de le faire anoblir, et s'intéresse énormé-
ment à ce fils...
QUINOLA.
Bon! déjà un ennemi...
MONIPODIO.
Aussi faut-il beaucoup de prudence. Écoute, je vais te donner
un mot pour Mathieu Magis, le plus fameux lombard de la ville
et à ma discrétion. Vous y trouverez tout, depuis des diamants
jusqu'à des souliers. Quand vous reviendrez ici, vous y verrez
notre infante.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 1b5
SCÈNE III
PAQUITA, FAUSTINE.
PAQUITA.
Madame a raison; deux hommes sont en vedette sous son bal-
con, et ils s'en vont en voyant venir le jour.
FAUSTINE.
Ce vieux vice-roi finira par m' ennuyer! il me suspecte encore
chez moi pendant qu'il me parle et me voit.
SCÈNE lY
FAUSTINE, DON FRÉGOSE.
DON FRÉGOSE.
Madame, vous risquez de prendre un rhume : il fait ici trop
frais...
FAUSTINE.
Venez ici, monseigneur. Vous avez foi, dites-vous, en moi ; mais
vous mettez Monipodio sous mes fenêtres. Cette excessive prudence
n'est pas d'un jeune homme et doit irriter une honnête femme. Il
y a deux sortes de jalousies : celle qui fait qu'on se défie de sa
maîtresse, et celle qui fait qu'on se défie de soi-même; tenez-
vous-en à la seconde.
DON FRÉGOSE.
Ne couronnez pas, madame, une si belle fête par une querelle
que je ne mérite point.
FAU3TINE.
Monipodio, par qui vous voyez tout dans Barcelone, était-il sous
mes fenêtres, oui ou non? Répondez, sur votre honneur de gentil-
homme,
DON FRÉG09*;.
Il peut se trouver aux environs, afin d'empêcher qu'on ne fasse
un méchant parti dans les rues à nos joueurs.
4S6 THÉÂTRE.
FAUSTINE.
Stratagème de vieux général! Je saurai la vérité. Si vous m'avez
trompée, je ne vous revois de ma vie ! (Eiie le laisse.)
SCÈNE V
DON FRÉGOSE, seul.
Ah ! pourquoi ne puis-je me passer d'entendre et de voir cette
femme! Tout d'elle me plaît, même sa colère, et j'aime à me faire
gronder nour l'écouter.
SCÈNE VI
PAQUITA, MONIPODIO, en frère quètcar.
PAQUITA,
Madame me dit de savoir pour le compte de qui Monipodio se
trouve là, mais... je ne vois plus personne.
MONIPODIO.
L'aumône, ma chère enfant, est un revenu qu'on se fait dans
le ciel.
PAQUITA.
Je n'ai rien.
MONIPODIO.
Eh bien, promettez-moi quelque chose.
PAQUITA.
Ce frère est bien jovial.
MONIPODIO.
Elle ne me reconnaît pas, je puis me risquer, (n va frapper à la
porte de Lothundiaz. )
PAQUITA.
Ah ! si vous comptez sur les restes de notre propriétaire, vous
seriez plus riche avec ma promesse, (a la Brancador, qui paraît sur le
balcon.) Madame, les hommes sont partis.
LES RESSOURCES DE QUINOLA 457
SCÈNE VII
MONIPODIO, DONA LOPEZ.
DONA LOPEZ, à Monipodio.
Que voulez-vous ?
MONIPODIO.
Les frères de notre ordre ont eu des nouvelles de votre cher
Lopez...
DONA LOPEZ.
Il vivrait?
MONIPODIO.
En conduisant la senorita Marie au couvent des Dominicains,
faites la tour de la place, vous y verrez un homme échappé d'Alger
qui vous parlera de Lopez.
DONA LOPEZ.
Bonté du ciel ! pourrai-je le racheter?
MONIPODIO.
Sachez d'abord à quoi vous en tenir sur son compte : s'il était...
musulman?
DONA LOPEZ.
Mon cher Lopez! je vais faire dépêcher la senorita. (Eiie rentre.)
SCÈNE VIII
MONIPODIO, QUINOLA, FONTANARÈS.
FONTANARÈS.
Enfin, Quinola, nous voilà sous ses fenêtres.
QUINOLA.
Eh bien, où donc est Monipodille? se serait-il laissé berner par
la duègne? (n regarde le frère.) Seigneur pauvre?
MONIPODIO.
Tout va bien.
458 THÉÂTRE.
QUINOLA.
Sangodémi ! quelle perfection de gueusérie ! Titien te peindrait.
(A Fontanarès.) Elle va venir. (A Monipodio.) Comment le trouves-ta?
MONIPODIO.
Bien.
QUINOLA.
Il sera grand d'Espagne.
MONIPODIO.
Oh !... il est encore bien mieux...
QUINOLA.
Surtout, monsieur, de la prudence ! n'allez pas vous livrer à des
hélas ! qui pourraient faire ouvrir les yeux à la duègne.
SCÈNE IX
Les Mêmes, DONA LOPEZ, MARIE.
MONIPODIO, à la duègne, en lui montrant Quinola.
Voilà le chrétien qui sort de captivité.
QUINOLA, à la duègne.
Ah! madame, je vous reconnais au portrait que le seigneur Lo-
pez me faisait de vos charmes... (n remmène.)
SCÈNE X
MARIE, FONTANARÈS, MONIPODIO, allant et venant au fond.
MARIE.
Est-ce bien lui?
FONTANARÈS.
Oui, Marie, et j'ai réussi, nous serons heureux.
MARIE.
Ah ! si vous saviez combien j'ai prié pour votre succès !
FONTANARÈS,
J'ai des millions de choses à vous dire; mais il en est une que
je devrais vous dire un million de fois pour tout le temps de mon
absence.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 459
MARIE.
Si VOUS me parlez ainsi, je croirai que vous ne savez pas quel
est mon attachement : il se nourrit bien moins de flatteries que
de tout ce qui vous intéresse.
FONTANARÈS.
Ce qui m'intéresse, Marie, est d'apprendre, avant de m*engager
dans une affaire capitale, si vous aurez le courage de résister à
votre père, qui, dit-on, veut vous marier.
MARIE:
Ai-je donc changé?
FONTANARÈS.
Aimer, pour nous autres hommes, c'est craindre ! Vous êtes si
riche, je suis si pauvre ! On n^ vous tourmentait point en me
croyant perdu, mais nous allons avoir le monde entre nous. Vous
êtes mon étoile, brillante et loin de moi. Si je ne savais pas vous
trouver à moi au bout de ma lutte, oh! malgré le triomphe, je
mourrais de douleur.
MARIE.
Vous ne me connaissez donc pas? Seule, presque recluse en
votre absence, le sentiment si pur qui m'unit à vous depuis l'en-
fance a grandi comme... ta destinée! Quand ces yeux qui te re-
voient avec tant de bonheur seront à jamais fermés; quand ce
cœur qui ne bat que pour Dieu, pour mon père et pour toi, sera
desséché, je crois qu'il restera toujours de moi sur terre une âme
qui t'aimera encore! Doutes-tu maintenant de ma constance?
FONTANARÈS.
Après avoir entendu de telles paroles, quel martyre n'endurerait-
on pas I
SCÈNE XI
Les Mêmes, LOTHUNDIAZ.
lothundiaz.
Cette duègne laisse ma porte ouverte...
MONIPODIO, à part.
Oh ! ces pauvres enfants sont perdus !.*. (a Lothundiaz.) L'aumône
est un trésor qu'on s'amasse dans le ciel.
460 THEATRE.
LOTHUNDIAZ.
Travaille, et tu t'amasseras des trésors ici-bas. (ii regarde.) Je ne
vois point ma fille et sa duègne dans leur chemin. (Jeu de scène
entre Monipodio et Lothundiaz.)
MONIPODIO.
L'Espagnol est généreux.
LOTHUNDIAZ.
Eh! laisse-moi, je suis Catalan et soupçonneux, (n aperçoit sa
fille et Fontaaarès.) Quo vois-je?... ma fillo avec un jeune seigneur.
( n court à eux. ) Ou a beau payer des duègnes pour avoir le cœur et
les yeux d'une mère, elles vous voleront toujours, (a sa fiiie.) Gom-
ment! Marie, vous, héritière de dix mille sequins de rente, vous
parlez à... Ai-je la berlue?... c'est ce damné mécanicien qui n'a pas
un maravédis. (Monipodio, tourné vers la cantonade, fait des signes à Quinola, )
MARIE.
Alfonso Fontanarès, mon père, n'est plus sans fortune, il a vu
le roi.
. LOTHUNDIAZ.
Je plains le roi.
FONTANARÈS.
Seigneur Lothundiaz, je puis aspirer à la main de votre belle
Marie.
LOTHUNDIAZ.
Ah!...
FONTANARÈS.
Accepterez-vous pour gendre le duc de Neptunado, grand d'Es-
pagne et favori du roi? (Lothundiaz cherche autour de lui le duc de Neptu-
nado.)
MARIE.
Mais c'est lui, mon père.
LOTHUNDIAZ.
Toi! que j*ai vu grand comme ça, dont le père vendait du drap,
me prends-tu pour un nigaud ?
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 164
SCÈNE XII
Les Mêmes, QUINOLA, DONA LOPEZ.
QUINOLA.
Qui a dit : nigaud?
FONTANARÈS.
Pour cadeau de noces, je vous ferai anoblir, et, ma femme et
moi, nous vous laisserons constituer, sur sa fortune, un majorât
pour votre fils...
MARIE.
Eh bien, mon père?
QUINOLA.
Eh bien, monsieur?
LOTHUNDIAZ.
Oh ! c'est ce brigand de Lavradi.
QUINOLA.
Mon maître a fait reconnaître mon innocence par le roi.
LOTHUNDIAZ.
M'anoblir est alors chose bien moins difficile...
QUINOLA.
Ah! vous croyez qu'un bourgeois devient grand seigneur avec
les patentes du roi? Voyons. Figurez-vous que je suis marquis de
Lavradi. Mon cher, prête-moi cent ducats?
LOTHUNDIAZ.
Cent coups de bâton! Cent ducats?... le revenu d'une terre de
deux mille écus d'or.
QUINOLA.
Là! voyez-vous?... Et ça veut être noble ! Autre chose. Comta
Lothundiaz, avancez deux mille écus d'or à votre gendre, pour
qu'il puisse accomplir ses promesses au roi d'Espagne.
LOTHUNDIAZ, à Fontanarès.
Et qu'as-tu donc promis?
FONTANARÈS.
Le roi d'Espagne, instruit de mon amour pour votre fille, vient
XVIII. il
462 THÉÂTRE.
à Barcelone voir marcher un vaisseau sans rames ni voiles, par
une machine de mon invention, et nous mariera lui-même.
LOTHUNDIAZ, à part.
Ils veulent me berner. (Haut.) Tu feras marcher les vaisseaux
tout seuls, je le veux bien, j'irai voir ça. Ça m'amusera. Mais je
ne veux pas pour gendre d'homme à grandes visées. Les filles éle-
vées dans nos familles n'ont pas besoin de prodiges, mais d'un
homme qui se résigne à s'occuper de son ménage, et non des
affaires du soleil et de la lune. Être bon père de famille est le seul
prodige que je veuille en ceci.
FONTANARÈS.
A l'âge de douze ans, votre fille, seigneur, m'a souri comme
Béatrix à Dante. Enfant, elle a vu d'abord un frère en moi ; puis,
quand nous nous sommes sentis séparés par la fortune, elle m'a
vu concevant l'entreprise hardie de combler cette distance à force
de gloire. Je suis allé pour elle en Italie étudier avec Galilée. Elle
a, la première, applaudi à mon œuvre, elle l'a comprise ! elle a
épousé ma pensée avant de m* épouser moi-même; elle est ainsi
devenue pour moi le monde entier : comprenez-vous maintenant
combien je l'idolâtre?
LOTHUNDIAZ.
Et c'est justement pour cela que je ne te la donne pas! Dans
dix ans, elle serait abandonnée pour quelque autre découverte à
faire...
MARIE.
Quitte-t-on, mon père, un amour qui a fait faire de tels pro-
diges?
LOTHUNDIAZ.
Oui, quand il n'en fait plus.
MARIE.
S'il devient duc, grand d'Espagne et riche?...
LOTHUNDIAZ.
Si! si! si!... Me prends-tu pour un imbécile? Les si sont les
chevaux qui mènent à l'hôpital tous ces prétendus découvreurs de
mondes.
FONTANARÈS.
Mais voici les lettres par lesquelles le roi me donne un vaisseau.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 163
QUINOLA.
Ouvrez donc les yeux! Mon maître est à la fois homme de génie
et joli garçon ; le génie vous offusque et ne vaut rien en ménage,
d'accord ; mais il reste le joli garçon : que faut-il de plus à une
fille pour être heureuse?
LOTIIUNDIAZ.
Le bonheur n'est pas dans ces extrêmes. Joli garçon et homme
de génie, voilà deux raisons pour dépenser les trésors du Mexique.
Ma fille sera madame Sarpi.
SCÈNE XIII
Les Mêmes, SARPI, sur le balcon,
SARPI, à part.
On a prononcé mon nom. Que vois-je? l'héritière et son père, à
cette heure, sur la place!
LOTHUNDIAZ.
Sarpi n'est pas allé chercher un vaisseau dans le port de Valla-
dolid, il a fait avancer mon fils d'un grade.
FONTANARÈS.
Par l'avenir de ton fils, Lothundiaz, ne t'avise pas de disposer de
ta fille sans son consentement; elle m'aime, et je l'aime. Je serai
dans peu ( sarpi paraît ) l'uu dos hommes les plus considérables de
l'Espagne, et en état de me venger...
MARIE.
Oh! contre mon père?
FONTANARÈS.
Eh bien, dites-lui donc, Marie, tout ce que je fais pour vous
mériter.
SARPI.
Un rival?
QUINOLA, à Lothuadiaz.
Monsieur, vous serez damné.
LOTHUNDIAZ.
D'où sais-tu cela?
464 THÉÂTRE.
QUINOLA.
Ce n'est pas assez : vous serez volé, je vous le jure.
LOTHUNDIAZ.
Pour n'être ni volé ni damné, je garde ma fille à un homme
qui n'aura pas de génie, c'est vrai, mais qui aura du bon sens...
FONTANARÈS.
I
Attendez, du moins.
SARPI.
Et pourquoi donc attendre?
QUINOLA, à Monipodio.
Qui est-ce?
MONIPODIO.
Sarpi.
QUINOLA.
Quel oiseau de proie I
MONIPODIO.
Et difficile à tuer, c'est le vrai gouverneur de Catalogne.
LOTHUNDIAZ.
Salut, monsieur le secrétaire! (a Fontanarès. ) Adieu, mon cher,
votre arrivée est une raison pour moi de presser le mariage.
(a Marie.) Allous, rentrez, ma fille, (a la duègne.) Et vous, sorcière,
vous allez avoir votre compte.
SARPI, à Lothundiaz.
Cet hidalgo a donc des prétentions?
FONTANARÈS, à Sarpi.
Des droits! (Marie, la duègne, Lothundiaz sortent.)
SCENE XIV
MONIPODIO, SARPI, FONTANARÈS, QUINOLA.
SARPI.
Des droits?... Ne savez-vous pas que le neveu de Fra-Paolo
Sarpi, parent des Brancador, créé comte au royaume de Naples,
secrétaire de la vice-royauté de Catalogne, prétend à la main de
Marie Lothundiaz? En se disant y avoir des droits, un homme fait
une insulte à elle et à moi.
LES RESSOURCES DE QUIiNOLA. 465
FONTANARÈS.
Savez-vous que, depuis cinq ans, moi, Alfonso Fontanarès, à
qui le roi, notre maître, a promis le titre de duc de Neptunado, la
grandesse et la Toison d'or, j'aime Marie Lothundiaz, et que vos
prétentions à rencontre de la foi qu'elle m'a jurée, seront, si vous
n'y renoncez, une insulte et pour elle et pour moi?
SARPI.
Je ne savais pas, monseigneur, avoir un si grand personnage
pour rival. Eh bien, futur duc de Neptunado, futur grand d'Es-
pagne, futur chevalier de la Toison d'or, nous aimons la même
femme; et, si vous avez la promesse de Marie, j'ai celle du père;
vous attendez des honneurs, j'en ai.
FONTANARÈS.
Tenez, restons-en là. Ne prononcez pas un mot de plus, ne
vous permettez pas un regard qui puisse m'offenser... vous seriez
un lâche. Eussé-je cent querelles, je ne veux me battre avec per-
sonne qu'après avoir terminé mon entreprise, et répondu par le
succès à l'attente de mon roi. Je me bats en ce moment seul contre
tous. Quand j'en aurai fini avec mon siècle, vous me retrouverez...
près du roi.
SARPI,
Oh ! nous ne nous quitterons pas.
SCÈNE XV
Les Mêmes, FAUSTINE, DOiN FRÉGOSE, PAQUITA.
FAUSTINE, au balcon.
Que se passe-t-il donc, monseigneur, entre ce jeune homme et
votre secrétaire? Descendons.
QUINOLA, à Monipodio.
Ne trouves-tu pas que mon homme a surtout le talent d'attirer
la foudre sur sa tête?
MONIPODIO.
Il la porte si haut!
SARPI, 4 don Frégose.
Monseigneur, il arrive en Catalogne un homme comblé, dans
166 THEATRE.
l'avenir, des faveurs du roi, notre maître, et que Votre Excellence,
selon mon humble avis, doit accueillir comme il le mérite.
DON FRÉGOSE, à Fontanarès.
De quelle maison êtes-vous?
FONTANARÈS, à part.
Combien de sourires semblables n'ai-je pas déjà dévorés! (Haut.)
Excellence, le roi ne me l'a pas demandé. Voici d'ailleurs sa lettre
et celle de ses ministres, (n remet un paquet.)
FAUSTINE, à Paquita.
Cet homme a l'air d'un roi.
PAQUITA.
D'un roi qui fera des conquêtes.
FAUSTINE, reconnaissant Monipodio.
Monipodio ! sais-tu quel est cet homme ?
MONIPODIO.
Un homme qui va, dit-on, bouleverser le monde.
FAUSTINE.
Ah ! voilà donc ce fameux inventeur dont on m'a tant parlé.
MONIPODIO.
Et voici son valet.
DON FRÉGOSE.
Tenez, Sarpi, voici la lettre du ministre, je garde celle du roi.
(A Fontanarès.) Eh bien, mon garçon, la lettre du roi me semble
positive. Vous entreprenez de réaliser l'impossible ! Quelque grand
que vous vous fassiez, peut-être devriez-vous, dans cette affaire,
prendre des conseils de don Ramon, un savant de Catalogne, qui,
dans cette partie, a écrit des traités fort estimés...
FONTANARÈS.
En ceci. Excellence, les plus belles dissertations du monde ne
valent pas l'œuvre.
DON FRÉGOSE.
Quelle présomption! (a sarpi.) Sarpi, vous mettrez à la disposi-
tion du cavalier que voici le navire qu'il choisira dans le port.
SARPI , au vice-roi.
Êtes-vous bien sûr que le roi le veuille?
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 467
DON FRÉGOSE.
Nous verrons. En Espagne, il faut dire un Pater entre chaque
pas qu'on fait.
SARPI.
On nous u d'ailleurs écrit de Valladolid.
FAUSTINE, au vice-roi.
De quoi s'agit-il?
DON FRÉGOSE.
Oh! d'une chimère.
FAUSTINE.
Eh! mais vous ne savez donc pas que je les aime?
DON FRÉGOSE.
D'une chimère de savant que le roi a prise au sérieux, à cause
du désastre de l'Armada. Si ce cavalier réussit, nous aurons la
cour à Barcelone.
FAUSTINE.
Mais nous lui devrons beaucoup.
DON FRÉGOSE, à Faustine.
Vous ne me parlez pas si gracieusement, à moi! (Haut.) Il s'est
engagé sur sa tête à faire aller comme le vent, contre le vent, un
vaisseau sans rames ni voiles...
FAUSTINE.
Sur sa tête? Oh! mais c'est un enfant I
SARPI.
Et le seigneur Alfonso Fontanarès compte sur ce prodige pour
épouser Marie Lothundiaz.
FAUSTINE.
Ah! il aime...
QUINOLA, tout bas, à Faustina
Non, madame, il idolâtre.
FAUSTINE.
La fille de Lothundiaz !
DON FRÉGOSE.
Vous vous intéressez à lui bien subitement.
FAUSTINE. ^
Quand ce ne serait que pour voir la cour ici, je souhaite que ce
cavalier réussisse.
468 THÉÂTRE.
DON FRÉGOSE.
Madame, ne voulez-vous pas venir prendre une collation à la
villa d'Aloros? Une tartane vous attend au port.
FAUSTINE,
Non, monseigneur, cette fête m'a fatiguée, et notre promenade
en tartane serait de trop. Je n'ai pas comme vous l'obligation de
me montrer infatigable ; la jeunesse aime le sommeil, trouvez bon
que j'aille me reposer.
DON FRÉGOSE.
Vous ne me dites rien sans y mettre de la raillerie.
FAUSTINE.
Tremblez que je ne vous traite sérieusement! (Paustine, le gouverneur
«t Paquita sortent.)
SCÈNE XVI
AVALOROS, QUINOLA, MONIPODIO, FONTANARÈS,
SARPI.
SARPI, à Avaloros.
Il n'y a plus de promenade en mer.
AVALOROS.
Peu m'importe, j'ai gagné cent écus d'or, (sarpiet Avaioros s©
parlent. )
FONTANARÈS, à Monipodio.
Quel est ce personnage?
MONIPODIO.
Avaloros, le plus riche banquier de la Catalogne ; il a confisqué
la Méditerranée à son profit.
QUINOLA.
Je me sens plein de tendresse pour lui.
MONIPODIO.
C'est notre maître à tous !
AVALOROS, à Fontanarès.
Jeune homme, je suis banquier; et, si votre affaire est bonne»
après la protection de Dieu et celle du roi, rien ne vaut celle d'un
millionnaire.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 16»
SARPI , au banquier.
Ne vous engagez à rien... A nous deux, nous saurons bien nous
en rendre maîtres.
AVALOROS, à Fontanarès.
Eh bien, mon cher, vous viendrez me voir. (Monipodio lui prend sa.
bourse. )
SCÈNE XVII
MONIPODIO, FONTANARÈS, QUINOLA.
QUINOLA.
Vous vous faites dès l'abord de belles affaires I
MONIPODIO.
Don Frégose est jaloux de vous.
QUINOLA.
Sarpi va vous faire échouer !
MONIPODIO.
Vous vous posez en géant devant des nains qui ont le pouvoir !
Attendez donc le succès pour être fier! On se fait tout petit, on
s'incline, on se glisse...
QUINOLA.
La gloire?... mais, monsieur, il faut la voler.
FONTANARÈS.
Vous voulez que je m'abaisse?
MONIPODIO.
Tiens ! pour parvenir.
FONTANARÈS.
Bon pour un Sarpi! Je dois tout emporter de haute lutte. Mais
que voyez-vous entre le succès et moi? Ne vais-je pas dans le port
choisir une magnifique galère ?
QUINOLA.
Ahl je suis superstitieux en cet endroit. Monsieur, ne prenez
pas de galère I
FONTANARÈS.
Je ne vois aucun obstacle.
470 THEATRE.
QUINOLA.
Vous n'en avez jamais vu I Vous avez bien autre chose à décou-
vrir. Eh ! monsieur, nous sommes sans argent, sans une auberge
où nous ayons crédit, et, si je n'avais rencontré ce vieil ami qui
m'aime, car on a des amis qui vous détestent, nous serions sans
habits...
FONTANARÈS.
Mais elle m'aime! (Marie agite son mouchoir à la fenêtre.) Tiens, VOiS,
mon étoile brille.
QUIxNOLA.
Eh! monsieur, c'est un mouchoir! Êtes-vous assez dans votre
bon sens pour écouter un conseil?... Au lieu de cette espèce de
madone, il vous faudrait une marquise de Mondéjar! une de ces
femmes à corsage frêle, mais doublé d'acier, capables par amour
de toutes les ruses que nous inspire la détresse, à nous... Or, la
Brancador...
FONTANARÈS.
Si tu veux me voir laisser tout là, tu n*as qu'à me parler ainsi !
Sache-le bien : l'amour est toute ma force, il est le rayon céleste
qui m'éclaire.
QUINOLA.
Là là ! calmez-vous.
MONIPODIO.
Cet homme m'inquiète ! il me paraît posséder mieux la méca-
nique de l'amour que l'amour de la mécanique,
SCÈNE XVIII
Les Mêmes, PAQUITA.
PAQUITA, à Fontanarès.
Ma maîtresse vous fait dire, seigneur, que vous preniez garde
à vous. Vous vous êtes attiré des haines implacables.
MONIPODIO.
Ceci me regarde. Allez sans crainte par les rues de Barcelone;
quand on voudra vous tuer, je le saurai le premier.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 471
FONTANARÈS.
Déjà?
PAQUITA.
Vous ne me dites rien pour elle?
QUINOLA.
Ma mie, on ne pense pas à deux machines à la fois!... Dis à ta
céleste maîtresse que mon maître lui baise les pieds. Je suis gar-
(jon, mon ange, et veux faire une heureuse fm. (ii l'embrasse.)
PAQUITA lui donne un soufflet.
Fat!
QUINOLA.
Charmante! (Eiie sort.)
SCÈNE XIX
Les Mêmes, hcrs PAQUITA.
MONIPODIO.
Venez au Soleil d'or; je connais l'hôte, vous aurez crédit.
QUINOLA.
La bataille commence encore plus promptement que je ne le
croyais.
FONT..NARÈS,
Où trouver de l'argent?
QUINOLA.
On ne nous en prêtera pas, mais nous en achèterons. Eh ! que
vous faut-il ?
FONTANARÈS.
Deux mille écus d'or.
QUINOLA.
J'ai beau évaluer le trésor auquel je songe, il ne saurait être si
dodu.
MONIPODIO.
Ohé ! je trouve une bourse. ,
QUINOLA.
Tiens, tu n'as rien oublié. Eh! monsieur, vous voulez du fer, du
i72 THEATRE.
cuivre, de l'acier, du bois... toutes ces choses-là sont chez les
marchands. Oh ! une idée ! Je vais fonder la maison Quinola et
Compagnie, si elle ne fait pas de bonnes affaires, vous ferez tou-
jours la vôtre.
FONTANARÈS,
Ah ! sans vous, que serais-je devenu ?
MONIPODIO.
La proie d'Avaloros.
FONTANARÈS.
A l'ouvrage donc! l'inventeur va sauver l'amoureux, (ns sortent.)
ACTE DEUXIEME
Un salon du palais de madame Brancador.
SCENE PREMIERE
AVALOROS, SARPI, PAQUITA.
AVALOROS.
Notre souveraine serait-elle donc vraiment malade?
PAQUITA.
Elle est en mélancolie.
AVALOROS.
La pensée est-elle donc une maladie?
PAQUITA.
Oui, mais vous êtes sûr de toujours bien vous porter.
SARPI.
Va dire à ma chère cousine que, le seigneur Avaloros et moi, nous
attendons son bon plaisir.
AVALOROS.
Tiens, voici deux écus pour dire que je pense...
PAQUITA.
Je dirai que vous dépensez. Je vais décider madame à s'habiller.
(Bile sort.)
SCENE II
AVALOROS, SARPI.
SARPI.
Pauvre vice-roi ! il est le jeune homme, et je suis le vieillard.
AVALOROS.
Pendant que votre petite cousine en fait un sot, vous déployez
474 THÉÂTRE.
Tactivité d'un politique, vous préparez au roi la conquête de la
Navarre française. Si j'avais une fille, je vous la donnerais. Le
bonhomme Lothundiaz n'est pas un sot.
SARPI.
Ah î fonder une grande maison, inscrire un nom dans l'histoire
de son pays, être le cardinal Granvelle ou le duc d'Albe!
AVALOROS.
Oui! c'est bien beau. Je pense à me donner un nom. L'empe-
reur a créé les Fugger princes de Babenhausen, ce titre leur coûte
un million d'écus d'or. Moi, je veux être un grand homme à bon
marché.
SARPI.
Vous! comment?
AVALOROS.
Ce Fontanarès tient dans sa main l'avenir du commerce.
SARPI.
Vous qui ne vous attachez qu'au positif, vous y croyez donc?
AVALOROS.
Depuis la poudre, l'imprimerie et ia découverte du nouveau
monde, je suis crédule. On me dirait qu'un homme a trouvé le
moyen d'avoir en dix minutes ici des nouvelles de Paris, ou que
l'eau contient du feu, ou qu'il y a encore des Indes à découvrir, ou
qu'on peut se promener dans les airs, je ne dirais pas non, et je
donnerais...
SARPI.
Votre argent?
AVALOROS.
Non, mon attention à l'affaire.
SARPI.
Si le vaisseau marche, vous voulez être à Fontanarès ce qu'Amé-
ric est à Christophe Colomb.
AVALOROS.
N'ai-je pas là, dans ma poche, de quoi payer dix hommes de
génie ?
SARPI.
Comment vous y prendrez-vous?
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 475
AVALOROS.
L'argent» voilà le grand secret. Avec de l'argent à perdre, on
gagne du temps ; avec le temps tout est possible ; on rend à vo-
lonté mauvaise une bonne affaire ; et, pendant que les autres en
désespèrent, on s'en empare. L'argent, c'est la vie; l'argent, c'est
la satisfaction des besoins et des désirs : dans un homme de génie,
il y a toujours un enfant plein de fantaisies; on use l'homme et
l'on se trouve tôt ou tard avec l'enfant : l'enfant sera mon débi-
teur, et l'homme de génie ira en prison.
SARPI.
Et où en êtes-vous ?
AVALOROS.
Il s'est défié de mes offres ; non pas lui, mais son valet, et je
vais traiter avec le valet.
SARPI.
Je vous tiens : j'ai l'ordre d'envoyer tous les vaisseaux de Bar-
celonne sur les côtes de France ; et, par une précaution des enne-
mis que Fontanarès s'est faits à Valladolid, cet ordre est absolu et
postérieur à la lettre du roi.
AVALOROS.
Que voulez-vous dans l'affaire?
SARPI.
Les fonctions de grand maître des constructions navales...
AVALOROS.
Mais que reste-t-il donc, alors ?
SARPI.
La gloire.
AVALOROS.
Finaud I
SARPI.
Gourmand !
AVALOROS.
Chassons ensemble, nous nous querellerons au partage. Votre
main? (a part.) Je suis le plus fort, je tiens le vice-roi par la Bran-
cador. ^
SARPI, à part.
Nous l'avons assez engraissé, tuons-le; j'ai de quoi le perdre.
476 THÉÂTRE.
AVALOROS.
Il faudrait avoir ce Qiiinola dans nos intérêts, et je l'ai mandé
pour tenir conseil avec la Brancador.
SCENE III
Les Mêmes, QUINOLA.
QUINOLA.
Me voici comme... entre deux larrons, mais ceux-ci sont sau-
poudrés de vertus et caparaçonnés de belles manières. On nous
pend, nous autres!
SARPI.
Coquin! tu devrais, en attendant que ton maître les fasse aller
par d'autres procédés, conduire toi-même les galères.
QUINOLA.
Le roi, juste appréciateur des mérites, a compris qu'il y perdrait
trop.
SARPI.
Tu seras surveillé.
QUINOLA.
Je le crois bien, je me surveille moi-même.
AVALOROS.
Vous l'intimidez, c'est un honnête garçon. Voyons î tu t'es fait
une idée de la fortune.
QUINOLA.
Jamais, je l'ai vue à de trop grandes distances.
AVALOROS.
Et quelque chose comme deux mille écus d'or...
QUINOLA.
Quoi? plaît-il? J'ai des éblouissements. Cela existe donc, deux
mille écus d'or? Être propriétaire, avoir sa maison, sa servante,
son cheval, sa femme, ses revenus, être protégé par la Sainte-Her-
mandad, au lieu de l'avoir à ses trousses ; que faut-il faire ?
AVALOROS.
M'aider à réaliser un contrat à l'avantage réciproque de ton
maître et de moi.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 477
QUINOLA.
Tentends ! le boucler. Tout beau , ma conscience ! taisez-vous,
ma belle ! on vous oubliera pour quelques jours, et nous ferons bon
ménage pour le reste de ma vie.
AVALOROS, à Sarpi.
Nous le tenons.
SARPI, à Avaloros.
Il: se moque de nous ! il serait bien autrement sérieux.
QDINOLA.
Je n'aurai sans doute les deux mille écus d'or qu'après la signa-
ture du traité ?
SARPI, vivement.
Tu peux les avoir auparavant.
QUINOLA.
Bah! (Il tend la main.) donnCZ !
AVALOROS.
En me signant des lettres de change... échues.
QUINOLA.
Le Grand Turc ne présente pas le lacet avec plus de délicatesse.
SARPI.
Ton maître a-t-il son vaisseau ?
QUINOLA.
Valladolid est loin, c'est vrai, monsieur le secrétaire ; mais nous
y tenons une plume qui peut signer votre disgrâce.
SARPI.
Je t'écraserai.
QUINOLA.
Je me ferai si mince, que vous ne pourrez pas.
AVALOROS.
Eh ! maraud, que veux-tu donc?
QUINOLA. •
Ah I voilà parler d'or.
XVIII. 42
MS THÉÂTRE.
SCÈNE IV
Les Mêmes, FAUSTINE et PAQUITA.
PAQUITA.
Messieurs, voici madame.
SCENE V
Les Mêmes, tors PAQUITA.
QUINOLA va au-devant de la Brancador.
Madame, mon maître parle de se tuer s'il n'a son vaisseau, que
le comte Sarpi lui refuse depuis un mois; le seigneur Avaloros
lui demande la vie en lui offrant sa bourse, comprenez-vous?...
(A part.) Une femme nous a sauvés à Valladolid, les femmes nous
sauveront à Barcelone. (Haut, à la Brancador.) Il est bien triste I
AVALOROS.
Le misérable a de l'audace.
QUINOLA.
Et sans argent, voilà de quoi vous étonner.
SARPI, à Quinola.
Entre à mon service.
QUINOLA.
Je fais plus de façons pour prendre un maître.
FAUSTINE, à part.
Il est triste! (Haut.) Eh quoi! vous, Sarpi, vous, Avaloros, pour
qui j'ai tant fait, un pauvre homme de génie arrive, et, au lieu de
le protéger, vous le persécutez... (Mouvement chez Avaloros et Sarpi.)
Fil... fi!... vous dis-je. (a Quinoia.) Tu vas bien m'expliquer leurs
trames contre ton maître.
SARPI, à Faustine.
Ma chère cousine, il ne faut pas beaucoup de perspicacité pour
deviner quelle est la maladie qui vous tient depuis l'arrivée de ce
Fontanarès.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. |7«
AVALOROS, à Paustine.
Vous me devez, madame, deux mille écus d'or, et vous aurez
encore à puiser dans ma caisse.
FAUSTINE.
Moi! Que vous ai-je demandé?
AVALOROS.
Rien, mais vous acceptez tout ce que j*ai le bonheur de vous
offrir.
FAUSTINE.
Votre privilège pour le commerce des blés est un monstrueux
abus.
AVALOROS.
Je vous dois, madame, deux mille écus d'or.
FAUSTINE.
Allez m'écrire une quittance de ces deux mille écus d'or que je
vous dois, et un bon de pareille somme, que je ne vous devrai
pas. (A sarpi.) Après vous avoir mis dans la position où vous êtes,
vous ne seriez pas un politique bien fin, si vous ne gardiez mon
secret.
SARPI.
Je vous ai trop d'obligations pour être ingrat.
FAUSTINE, à part.
Il pense tout le contraire, il va m'envoyer le vice-roi furieux.
<Sort Sarpi.)
SCÈNE VT
Les Mêmes, hors SARPI.
AVALOROS.
Voici, madame.
FAUSTINE.
C'est très-bien.
AVALOROS.
Serons-nous encore ennemis ?
FAUSTINE.
Votre privilège pour les blés est parfaitement légal.
A90 THEATRE.
AVALOROS.
Ah ! madame.
QUINOLA, à part.
Voilà ce qui s'appelle faire des affaires.
AVALOROS.
Vous êtes, madame, une noble personne, et je suis...
QUINOLA, à part.
Un vrai loup-cervier.
FAUSTINE, en tendant le bon à Quinola.
Tiens, Quinola, voici pour les frais de la machine de ton maître..
AVALOROS, à Faustine.
Ne le lui donnez pas, madame, il peut le garder pour lui. Et,
d'ailleurs, soyez prudente, attendez...
QUINOLA, à part.
Je passe de la Torride au Groenland : quel jeu que la vie !
FAUSTINE.
Vous avez raison, (a part.) Il vaut mieux que je sois l'arbitre du
sort de Fontanarès. (a Avaioros.) Si vous tenez à vos privilèges, pas.
un mot.
AVALOROS.
Rien de discret comme les capitaux, (a part.) Elles sont désinté-
ressées jusqu'au jour où elles ont une passion. Nous allons essayer
de la renverser, elle devient trop coûteuse.
SCÈNE VII
FAUSTINE, QUINOLA.
faustine.
Tu dis donc qu'il est triste?
QUINOLA.
Tout est contre lui. (n es fait un jeu de scène entre Faustine et Quinola-
à propos du bon de deux mille écus, qu'elle tient à la main.)
FAUSTINE.
Mais il sait lutter?
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 181
QUINOLA.
Voilà deux ans que nous nageons dans les difficultés, et nous
nous sommes vus quelquefois à fond : le gravier est bien dur.
FAUSTINE.
Oui, mais quelle force, quel génie !
QUINOLA.
Voilà, madame, les effets de l'amour.
FAUSTINE.
Et qui maintenant aime-t-il ?
QUINOLA.
Toujours Marie Lothundiaz !
FAUSTINE,
Une poupée !
QUINOLA.
Une vraie poupée I
FAUSTINE.
Les hommes de talent sont tous ainsi...
QUINOLA.
De vrais colosses à pieds d'argile!
FAUSTINE.
... Ils revêtent de leurs illusions une créature et ils s'attrapent :
ils aiment leur propre création, les égoïstes!
QUINOLA, à part.
Absolument comme les femmes! (Haut.) Tenez, madame, je vou-
drais, par un moyen honnête, que cette poupée fût au fond...
non... mais d'un couvent.
FAUSTINE.
Tu me parais être un brave garçon.
QUINOLA.
J'aime mon maître.
FAUSTINE.
-Crois-tu qu'il m'ait remarquée?
QUINOLA.
Pas encore. ^
FAUSTINE.
Parle-lui de moi.
i|82 THÉÂTRE.
QUINOLA.
Mais alors il menace de me rompre un bâton sur le dos. Voyez-
vous, madame, cette fille...
FAUSTINE.
Cette fille doit être à jamais perdue pour lui.
QUINOLA,
Mais s'il en mourait, madame?
FAUSTINE.
Il l'aime donc bien!
QUINOLA.
Ah! ce n'est pas ma faute! De Valladolid ici, je lui ai mille fois
soutenu cette thèse, qu'un homme comme lui devait adorer les
femmes, mais en aimer une seule I jamais...
FAUSTINE.
Tu es un bien mauvais drôle! Va dire à Lothundiaz de venir
me parler et de m' amener lui-même ici sa fille, (a part.) Elle ira
au couvent.
QUINOLA, à part.
Voilà l'ennemi; elle nous aime trop pour ne pas nous faire beau-
coup de mal. (Quinola sort en rencontrant don Frégose.)
SCÈNE VIII
FAUSTINE, DON FRÉGOSE.
DON FRÉGOSE.
En attendant le maître, vous tâchiez de corrompre le valet.
FAUSTINE.
Une femme doit-elle perdre l'habitude de séduire?
DON FRÉGOSE.
Madame, vous avez des façons peu généreuses : j'ai cru qu'une
patricienne de Venise ménagerait les susceptibilités d'un vieux
soldat.
FAUSTINE.
Eh ! monseigneur, vous tirez plus de parti de vos cheveux blancs
qu'un jeune homme ne le ferait de la plus belle chevelure, et vous
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 183
y trouvez plus de raisons que de... (Eiie rit.) Quittez donc cet air
fâché.
DON FRÉGOSE.
Puis-je être autrement en vous voyant vous compromettre, vous
que je veux pour femme? N'est-ce donc rien qu'un des plus beaux
noms de l'Italie à porter?
FAUSTINE.
Le trouvez-vous donc trop beau pour une Brancador?
DON FRÉGOSE.
Vous aimez mieux descendre jusqu'à un Fontanarès.
FAUSTINE.
Mais, s'il peut s'élever jusqu'à moi, quelle preuve d'amour!
D'ailleurs, vous le savez par vous-même, l'amour ne raisonne
point.
DON FRÉGOSE.
Ah ! vous me l'avouez.
FAUSTINE.
Vous êtes trop mon ami pour ne pas savoir le premier mon
secret.
DON FRÉGOSE.
Madame!... oui, l'amour est insensé! je vous ai livré plus que
moi-même I... Hélas ! je voudrais avoir le monde pour vous l'offrir.
Vous ne savez donc pas que votre galerie de tableaux m'a coûté
presque toute ma fortune?...
FAUSTINE.
Paquita!
DON FRÉGOSE.
Et que je vous donnerais jusqu'à mon honneur?
SCÈNE IX
Les Mêmes, PAQUITA.
FAUSTINE, à Paquita.
Dis à mon majordome de faire porter les tableaux de ma galerie
chez don Frégose, •
DON FRÉGOSE.
Paquita, ne répétez pas cet ordre.
484 THÉÂTRE.
FAUSTINE.
L'autre jour, m'a-t-on dit, la reine Catherine de Médicis fit
demander à madame Diane de Poitiers les bijoux qu'elle tenait de
Henri II : Diane les lui a renvoyés fondus en un lingot. Paquita,
va chercher le bijoutier.
DON FRÊGOSE.
N'en faites rien, et sortez, (sort paquita.)
SCENE X
Les Mêmes, hors PAQUITA.
FAUSTINE.
Je ne suis point encore la marquise de Frégos3; comment osez-
vous donner des ordres chez moi?
DON FRÉGOSE.
C'est à moi d'en recevoir, je le sais. Ma fortune vaut-elle une de
VOS paroles? Pardonnez à un mouvement de désespoir.
FAUSTINE.
On doit être gentilhomme jusque dans son désespoir; et le vôtre
fait de Faustine une courtisane. Ah! vous voulez être adoré?...
Mais la dernière Vénitienne vous dirait que cela coûte très-cher.
DON FRÉGOSE.
J'ai mérité cette terrible colère.
FAUSTINE.
Vous dites aimer? Aimer! c'est se dévouer sans attendre la
moindre récompense; aimer! c'est vivre sous un autre soleil auquel
on tremble d'atteindre. N'habillez pas votre égoïsme des splen-
deurs du véritable amour. Une femme mariée, Laure de Noves, a
dit à Pétrarque : « Tu seras à moi sans espoir, reste dans là vie sans
amour. » Mais l'Italie a couronné l'amant sublime en couronnant le
poëte, et les siècles à venir admireront toujours Laure et Pé-
trarque !
DON FRÉGOSE.
Je n'aimais déjà pas beaucoup les poëtes, mais celui-là, je
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 488.
l'exècre! Toutes les femmes jusqu'à la fin du monde le jetteront à
la tête des amants qu'elles voudront garder sans les prendre.
FAUSTINE.
On vous dit général, vous n'êtes qu'un soldat.
DON FRÉGOSE.
Eh bien, en quoi puis-je imiter ce maudit Pétrarque?
FAUSTINE.
Si vous dites m' aimer, vous épargnerez à un homme de génie (mou-
▼ement de surprise chez don Frégose.), oh ! il OU a! le martyre que veuleut
lui faire subir des mirmidons. Soyez grand, servez-le! Vous souf-
frirez, je le sais, mais servez-le : je pourrai croire alors que vous
m'aimez, et vous serez plus illustre par ce trait de générosité que
par votre prise de Mantoue.
DON FRÉGOSE.
Devant vous, ici, tout m'est possible; mais vous ne savez donc
pas dans quelles fureurs je tomberai tout en vous obéissant?
FAUSTINE.
Ah! vous vous plaindriez de m' obéir?
DON FRÉGOSE.
Vous le protégez, vous l'admirez, soit; mais vous ne l'aimez pas?
FAUSTINE.
On lui refuse le vaisseau donné par le roi, vous lui en ferez la
remise, irrévocable, à l'instant.
DON FRÉGOSE,
Et je l'enverrai vous remercier.
FAUSTINE.
Eh bien, vous voilà comme je vous aime.
SCÈNE XI
FAUSTINE, seule!
Et il y a pourtant des femmes qui souhaitent d'être hommes I
48$ THÉÂTRE.
SCÈNE XII
FAUSTINE, PAQUITA, LOTHUNDIAZ, MARIE.
PAQUITA.
Madame, voici Lothundiaz et sa fille. ( paquita sort. )
SCÈNE XIII
Les Mêmes, hors PAQUITA.
LOTHUNDIAZ.
Ah! madame, vous avez fait de mon palais un royaume!...
FAUSTINE, à Marie.
Mon enfant, mettez-vous là près de moi. (a Lothundiaz.) Vous
pouvez vous asseoir.
LOTHUNDIAZ.
Vous êtes bien bonne, madame; mais permettez-moi d'aller voir
cette fameuse galerie dont on parle dans toute la Catalogne, (n sort.)
SCÈNE XIV
FAUSTINE, MARIE.
FAUSTINE.
Mon enfant, je vous aime et sais en quelle situation vous vous
trouvez. Votre père veut vous marier à mon cousin Sarpi, tandis
que vous aimez Fontanarès.
MARIE.
Depuis cinq ans, madame.
FAUSTINE.
A seize ans, on ignore ce que c'est que d'aimer.
MARIE.
Qu'est-ce que cela fait, si j'aime?
FAUSTINE.
Aimer, mon ange, pour nous, c'est se dévouer.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 187
MAUIE.
Je me dévouerai, madame.
FAUSTINE.
Voyons! renonceriez-vous à lui, pour lui, dans son intérêt?
MARIE.
Ce serait mourir, mais ma vie est à lui.
FAUSTINE, à part en se levant.
Quelle force dans la faiblesse de l'innocence ! (Haut. ) Vous n'avez
jamais quitté la maison paternelle, vous ne connaissez rien du
monde ni de ses nécessités, qui sont terribles ! Souvent un homme
périt pour avoir rencontré soit une femme qui l'aime trop, soit
une femme qui ne l'aime pas : Fontanarès peut se trouver dans
cette situation. Il a des ennemis puissants; sa gloire, qui est toute
sa vie, est entre leurs mains : vous pouvez les désarmer.
MARIE.
Que faut-il faire?
FAUSTINE.
En épousant Sarpi, vous assureriez le triomphe de votre cher
Fontanarès ; mais une femme ne saurait conseiller un pareil sacri-
fice ; il doit venir, il viendra de vous. Agissez d'abord avec ruse.
Pendant quelque temps, quittez Barcelone. Retirez-vous dans un
couvent.
MARIE.
Ne plus le voir ! Si vous saviez, il passe tous les jours à une cer-
taine heure sous mes fenêtres, cette heure est toute ma journée.
FAUSTINE, à part.
Quel coup de poignard elle me donne ! Oh ! elle sera comtesse
Sarpi I
SCÈNE XV
Les Mêmes, FONTANARÈS.
FONTANARÈS, à Faustiae,
Madame... (il lui baise la main.) •
MARIE, à part.
Quelle douleur I
ABS THÉÂTRE.
FONTANARÈS.
Vivrai-je jamais assez pour vous témoigner ma reconnaissance !
Si je suis quelque chose, si je me fais un nom, si j'ai le bonheur,
ce sera par vous.
FAUSTINE.
Ce n'est rien encore ! Je veux vous aplanir le chemin. J'éprouve
tant de compassion pour les malheurs que rencontrent les hommes
de talent, que vous pouvez entièrement compter sur moi. Oui,
j'irais, je crois, jusqu'à vous servir de marchepied pour vous faire
atteindre à votre couronne.
MARIE tire Fontanarès par son manteau.
Mais je suis là, moi (n se retourne.), et vous ne m'avez pas vue.
FONTANARÈS.
Marie ! Je ne lui ai pas parlé depuis dix jours, (a Faustine.) Oh!
madame, vous êtes donc un ange?
MARIE, à Fontanarès.
Dites plutôt un démon. (Haut.) Madame me conseillait d'entrer
dans un couvent.
FONTANARÈS.
Elle?
MARIE.
Oui.
FAUSTINE.
Mais, enfants que vous êtes, il le faut.
FONTANARÈS.
Je marche donc de pièges en pièges, et la faveur cache des
abîmes! (a Marie.) Qui vous a conduite ici?
MARIE.
Mon père !
FONTANARÈS.
Lui! est-il donc aveugle? Vous, Marie, dans cette maison.
FAUSTINE.
Monsieur!...
FONTANARÈS.
Ah! au couvent : pour se rendre maître de son esprit, pour tortu-
rer sOxi âme !
LES RESSOURCES DE QUINOLA. -18^
SCÈNE XVI
Les Mêmes, LOTHUNDIAZ.
FONTANARÈS.
Et VOUS amenez cet ange de pureté chez une femme pour qui
don Frégose dissipe sa fortune, et qui accepte de lui des dons
insensés, sans l'épouser...
FAUSTINE.
Monsieur!
FONTANARÈS.
Vous êtes venue ici, madame, veuve du cadet de la maison
Brancador, à qui vous aviez sacrifié le peu que vous a donné votre
père, je le sais ; mais ici vous avez bien changé...
FAUSTINE.
De quel droit jugez-vous de mes actions ?
LOTHUNDIAZ.
Eh ! tais-toi donc : madame est une noble dame qui a doublé
la valeur de mon palais.
FONTANARÈS.
Elle !... mais c'est une...
FAUSTINE.
Taisez-vous !
LOTHUNDIAZ.
Ma fille, voilà votre homme de génie : extrême en toutes choses
et plus près de la folie que du bon sens. — Monsieur le mécani-
cien, madame est la parente et la protectrice de Sarpi.
FONTANARÈS.
Mais emmenez donc votre fille de chez la marquise de Mondéjar,
de la Catalogne.
SCÈNE XVII
FAUSTINE, FONTANARÈS.
FONTANARÈS.
Ahl votre générosité, madame, était donc une combinaison pour
servir les intérêts de Sarpi? Nous sommes quittes alors! Adieu...
490 THÉÂTRE.
SCÈNE XVIII
FAUSTINE, PAQUITA.
FAUSTINE.
Comme il était beau dans sa colère, Paquita I
PAQUITA.
Ah! madame, qu'allez-vous devenir si vous l'aimez ainsi?
FAUSTINE.
Mon enfant, je m'aperçois que je n'ai jamais aimé, et je viens,
là, dans un instant, d'être métamorphosée comme par un coup de
foudre. J'ai, dans un moment, aimé pour tout le temps perdu.
Peut-être ai-je mis le pied dans un abîme. Envoie un de mes valets
chez Mathieu Maeis, le lombard.
I
*0'
SCENE XIX
FAUSTINE, seule.
Je l'aime déjà trop pour confier ma vengeance au stylet de Moni-
podio, car il m'a trop méprisée pour que je ne lui fasse pas regar-
der comme le plus grand honneur de m' avoir pour sa femme!
Je veux le voir soumis à mes pieds, ou nous nous briserons dans
la lutte.
SCÈNE XX
FAUSTINE, DON FBÉGOSE.
DON FRÉGOSE.
Eh bien, je croyais trouver ici Fontanarès heureux d'avoir par
vous son navire?
FAUSTINE.
Vous le lui avez donc donné? Vous ne le haïssez donc pas? J'ai
cru, moi, que vous trouveriez le sacrifice au-dessus de vos forces.
J'ai voulu savoir si vous aviez plus d'amour que d'obéissance.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 494
DON FRÉGOSE.
Ah! madame...
FAUSTINE.
Pouvez-vous le lui reprendre ?
DON FRÉGOSE.
Que je VOUS obéisse ou ne vous obéisse pas, je ne sais rien faire
, à votre gré. Mon Dieu ! lui reprendre le navire ! mais il y a mis un
monde d'ouvriers, et ils en sont déjà les maîtres.
FAUSTINE.
Vous ne savez donc pas que je le hais, et que je veux...?
DON FRÉGOSE.
Sa mort ?
FAUSTINE.
iNon, son ignominie.
DON FRÉGOSE.
Ah ! je vais enfin pouvoir me venger de tout un mois d'an-
goisses.
FAUSTINE.
Gardez-vous bien de toucher à ma proie, laissez-la-moi. Et
d'abord, don Frégose, reprenez les tableaux de ma galerie.
{Mouvement d'étonnement chez don Frégose.) Je le VeUX.
DON FRÉGOSE.
Ainsi, VOUS refusez d'être marquise de...?
FAUSTINE.
Je les brûle en pleine place publique, ou les fais vendre pour
en donner le prix aux pauvres.
DON FRÉGOSE.
Enfin quelle est votre raison?
FAUSTINE.
J'ai soif d'honneur, et vous avez compromis le mien.
DON FRÉGOSE.
Mais alors acceptez ma main.
FAUSTINE.
Eh ! laissez-moi donc.
DON FRÉGOSE.»
Plus on vous donne de pouvoir, plus vous en abusez.
492 THEATRE.
SCÈNE XXI
FAUSTINE, seule.
Maîtresse d'un vice-roi! Oh! je vais ourdir, avec Avaloros et
Sarpi, une trame de Venise.
SCÈNE XXII
FAUSTINE, MATHIEU MAGIS.
MATHIEU MAGIS.
Madame a besoin de mes petits services?
FAUSTINE.
Qui donc êtes-vous?
MATHIEU MAGIS.
Mathieu Magis, pauvre lombard de Milan, pour vous servir,
FAUSTINE.
Vous prêtez ?
MATHIEU MAGIS.
Sur de bons gages, des diamants, de l'or, un bien petit com-
merce. Les pertes nous écrasent, madame. L'argent dort souvent.
Ah ! c'est un dur travail que de cultiver les maravédis. Une seule
mauvaise affaire emporte le profit de dix bonnes, car nous hasar-
dons mille écus dans les mains d'un prodigue pour en gagner trois
cents, et voilà ce qui renchérit ce prêt. Le monde est injuste à
notre égard.
FAUSTINE.
Êtes-vous juif?
MATHIEU MAGIS.
Gomment l'entendez-vous ?
FAUSTINE.
De religion?
MATHIEU MAGIS.
Je suis lombard et catholique, madame.
LES RESSOURCES DE QUINOLA, 493
FAUSTINE.
Ceci me contrarie.
MATHIEU MAGIS,
Madame m'aurait voulu...
FAUSTINE.
Oui, dans les griffes de Tinquisition.
MATHIEU MAGIS.
Et pourquoi?
FAUSTINE,
Pour être sûr de votre fidélité.
MATHIEU MAGIS.
J'ai bien des secrets dans ma caisse, madame,
FAUSTINE.
Si j'avais votre fortune entre les mains...
MATHIEU MAGIS.
Vous auriez mon âme.
FAUSTINE, à part.
Il faut se l'attacher par l'intérêt, cela est clair. (Haut.) Vous
prêtez...
MATHIEU MAGIS.
Au denier cinq.
FAUSTINE.
Vous vous méprenez toujours. Écoutez : vous prêtez votre nom
au seigneur Avaloros,
MATHIEU MAGIS.
Je connais le seigneur Avaloros, un banquier; nous faisons
quelques affaires, mais il a un trop beau nom sur la place et trop
de crédit dans la Méditerranée pour avoir jamais besoin du pauvre
Mathieu Magis...
FAUSTINE.
Tu es discret, lombard. Si je veux agir sous ton nom dans une
affaire considérable...
MATHIEU MAGIS.
La contrebande?
FAUSTINE. ^
Que t'importe? Quelle serait la garantie de ton absolu dévoue-
ment?
xviii 13
194 THÉÂTRE.
MATHIEU MAGIS,
La prime à gagner.
FADSTINE, à part.
Quel beau chien de chasse I (Haut.) Eh bien, venez, vous allez
être chargé d'un secret où il y va de la vie, car je vais vous don-
ner un grand homme à dévorer.
MATHIEU MAGIS.
Mon petit commerce est alimenté par les grandes passions :
belle femme, belle prime .
ACTE TROISIEME
Le théâtre représente un intérieur d'écurie. Dans les combles, du foin : le
long des murs, des roues, des tubes, des pivots, une longue cheminée en cuivre,
une vaste chaudière. A gauche du spectateur, un pilier sculpté, où se trouve une
madone. A droite une table; sur la table, des papiers, des instruments de mathé-
matiques. Sur le mur, au-dessus de la table, un tableau noir couvert de figures.
Sur la table, une lampe. A côté du tableau, une planche sur laquelle sont des
oignons, une cruche et du pain. A droite du spectateur, il y a une grande porte
d'écurie ; et, à gauche, une porte donnant sur les champs. Un lit de paille à côté
de la madone. — Au lever du rideau, il fait nuit.
SCENE PREMIÈRE
FONTANARÈS, QUINOLA.
Fontanarès, en robe noire serrée par une ceinture de cuir, travaille à sa table.
Quinola vérifie les pièces de la machine.
QUINOLA.
Mais, moi aussi, monsieur, j'ai aimé ! Seulement, quand j'ai eu
compris la femme, je lui ai souhaité le bonsoir. La bonne chère et
la bouteille, ça ne vous trahit pas et ça vous engraisse, (n regarde
•on maître.) Bou ! il UQ m'entend pas. Voici trois pièces à forger,
(u ouvre la porte.) Eh! Monipodille!
SCÈNE II
Les Mêmes, MONIPODIO.
QUINOLA. •
Les trois dernières pièces nous sont revenues; emporte les mo-
dèles, et fais-en toujours deux paires en cas de malheur. (Monipodio
fait sJL'no dans la coulisse; deux hommes paraissent.)
496 THÉÂTRE.
MONIPODIO.
Enlevez, mes enfants, et pas de bruit; évanouissez-vous comme
des ombres, c'est pire qu'un vol. (a Quinoia.) On s'éreinte à travailler.
QUINOLA.
On ne se doute encore de rien.
MONIPODIO.
Ni eux ni personne. Chaque pièce est enveloppée comme un
bijou, et déposée dans une cave. Mais il faut trente écus.
QUINOLA.
Oh ! mon Dieu !
MONIPODIO.
Trente drôles bâtis comme ça boivent et mangent comme
soixante.
QUINOLA.
La maison Quinola et Compagnie a fait faillite, et l'on est à mes
trousses.
MONIPODIO.
Des protêts?
QUINOLA.
Es-tu bête? de bonnes prises de corps. Mais j'ai pris chez un fri-
pier deux ou trois défroques qui vont me permettre de soustraire
Quinola aux recherches des plus fins limiers, jusqu'au moment où
je pourrai payer.
MONIPODIO.
Payer?... c'te bêtise!
QUINOLA.
, Oui : j'ai gardé un trésor pour la soif. Reprends ta souquenille
de frère quêteur, et va chez Lothundiaz parlementer avec la
duègne.
MONIPODIO.
Hélas ! Lopez est tant de fois retourné d'Alger, que notre duègne
commence à en revenir.
QUINOLA.
Bah ! il ne s'agit que de faire parvenir cette lettre à la senorita
Marie Lothundiaz. (u lui donne une lettre.) C'est un chef-d'œuvre d'élo-
quence inspiré par ce qui inspire tous les^hefs-d'œuvre, vois : nous
sommes depuis dix jours au p^ain et à l'eau!
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 497
MONIPODIO.
Et nous donc! crois-tu que nous mangions des ortolans? Si nos
hommes croyaient bien faire, ils auraient déjà déserté.
QUINOLA.
Veuille l'amour acquitter ma lettre de change, et nous nous en
tirerons encore... (Monipodio sort.)
SCENE III
QUINOLA, FONTANARÈS.
QUINOLA, frottant un oignon sur son pain.
On dit que c'est avec ça que se nourrissaient les ouvriers des
pyramides d'Egypte, mais ils devaient avoir l'assaisonnement qui
nous soutient : la foi... (n boit de reau.) Vous n'avez donc pas faim,
monsieur? Prenez garde que la machine ne se détraque.
FONTANARÈS.
Je cherche une dernière solution...
QUINOLA; sa manche craque quand il remet la cruche.
Et moi, j'en trouve une... de continuité à ma manche. Vraiment,
à ce métier, mes hardes deviennent par trop algébriques.
FONTANARÈS.
Brave garçon ! toujours gai, même au fond du malheur.
QUINOLA.
Sangodémi ! monsieur, la fortune aime les gens gais presque
autant que les gens gais aiment la fortune.
SCÈNE IV
Les Mêmes, MATHIEU MAGIS.
QUINOLA.
Oh ! voilà notre lombard ; il regarde toutes les pièces comme si
elles étaient déjà sa propriété légitime.
MATHIEU MAGIS.
Je suis votre très-humble serviteur, mon cher seigneur Fontanarès.
f98 THÉÂTRE.
QUINOLA.
Toujours comme le marbre, poli, sec et froid.
rONTANARÈS.
Je VOUS salue, monsieur Magis. (n se coupe du pain.)
MATHIEU MAGIS.
Vous êtes un homme sublime, et, pour mon compte, je vous veux
toute sorte de bien.
FONTANARÈS.
Et c'est pour cela que vous venez me faire toute sorte de mal ?
MATHIEU MAGIS.
Vous me brusquez! ça n'est pas bien. Vous ignorez qu'il y a
deux hommes en moi.
FONTANARÈS.
Je n'ai jamais vu l'autre.
MATHIEU MAGIS.
J'ai du cœur hors des affaires.
QUINOLA.
Mais vous êtes toujours en affaires.
MATHIEU MAGIS.
Je VOUS admire luttant tous deux.
FONTANARÈS.
L'admiration est le sentiment qui se fatigue le plus prompte-
ment chez l'homme. D'ailleurs, vous ne prêtez pas sur les senti-
ments.
MATHIEU MAGIS.
Il y a des sentiments qui rapportent et des sentiments qui rui-
nent. Vous êtes animés par la foi, c'est très-beau, mais c'est rui-
neux. Nous fîmes, il y a six mois, de petites conventions : vous me
demandâtes trois mille sequins pour vos expériences...
QUINOLA.
A la condition de vous en rendre cinq mille,
FONTANARÈS.
Eh bien?
MATHIEU MAGIS,
Le terme est expiré depuis deux mois.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 199
FONTANARÈS.
Vous nous avez fait sommation, il y a deux mois, et raide, le
lendemain même de l'échéance.
MATHIEU MAGIS.
Oh ! sans fâcherie, uniquement pour être en mesure.
FONTANARÈS.
Eh bien, après?
MATHIEU MAGIS.
Vous êtes aujourd'hui mon débiteur.
FONTANARÈS.
Déjà huit mois, passés comme un songe ! Et je viens de me po-
ser seulement cette nuit le problème à résoudre pour faire arriver
l'eau froide, afin de dissoudre la vapeur! Magis, mon ami, soyez
mon protecteur, donnez-moi quelques jours de plus!
MATHIEU MAGlS.
Oh ! tout ce que vous voudrez.
QUINOLA.
Vrai? Eh bien, voilà l'autre homme qui paraît, (a Pontanarès.)
Monsieur, celui-là serait mon ami. (a Magis.) Voyons, Magis II,
quelques doublons?
FONTANARÈS.
Ah ! je respire.
MATHIEU MAGIS.
C'est tout simple. Aujourd'hui, je ne suis plus seulement prêteur,
je suis prêteur et co-propriétaire, et je veux tirer parti de ma pro-
priété.
QUINOLA.
Ah ! triple chien !
FONTANARÈS.
Y pensez-vous?
MATHIEU MAGIS.
Les capitaux sont sans foi...
OniNOLA.
Sans espérance ni charité ; les écus ne sont pas catholiques.
MATHIEU MAGIS.
A qui vient toucher une lettre de cllange, nous ne pouvons pas
dire : « Attendez ! un homme de talent est en train de chercher
«00 THÉÂTRE.
une mine d'or dans un grenier ou dans une écurie î » En six mois,
j'aurais doublé mes petits sequins. Écoutez, monsieur, j'ai une pe-
tite famille.
FONTANARÈS, à Quinola.
Ça a une femme?
QUINOLA.
Et si ça fait des petits, ils mangeront la Catalogne.
MATHIEU MAGIS.
J'ai de lourdes charges.
FONTANARÈS.
Vous voyez comme je vis.
MATHIEU MAGIS.
Eh! monsieur, si j'étais riche, je vous prêterais... (Quinoia tend la
main.) de quoi vivre mieux.
FONTANARÈS.
Attendez encore quinze jours.
MATHIEU MAGIS, à part.
Ils me fendent le cœur. Si ça me regardait, je me laisserais
peut-être aller; mais il faut gagner ma commission, la dot de ma
fille. (Haut.) Vraiment, je vous aime beaucoup, vous me plaisez...
QUINOLA, à part.
Dire qu'on aurait un procès criminel si on l'étranglait!
FONTANARÈS.
Vous êtes de fer, je serai comme l'acier.
MATHIEU MAGIS.
Qu'est-ce, monsieur?
FONTANARÈS.
Vous resterez avec moi, malgré vous.
MATHIEU MAGIS.
Non, je veux mes capitaux, et je ferai plutôt saisir et vendre
toute cette ferraille.
FONTANARÈS.
Ah! vous m'obligez donc à repousser la ruse par la ruse. J'allais
loyalement!... Je quitterai, s'il le faut, le droit chemin, à votre
exemple. On m'accusera, moi! car on nous veut parfaits! Mais
j'accepte la calomnie. Encore ce calice à boire! Vous avez fait un
contrat insensé, vous en signerez un autre, ou vous me verrez
LES RESSOURCES DE QCINOLA. 201
mettre mon œuvre en mille morceaux, et garder là (ii se frappe
le cœur.) mon secrot.
MATHIEU MAGIS.
Âh! monsieur, vous ne ferez pas cela! Ce serait un vol, une
friponnerie dont est incapable un grand homme.
FONTANARÈS.
Ah ! vous vous armez de ma probité pour assurer le succès d'une
monstrueuse injustice!
MATHIEU MAGIS.
Tenez, je ne veux point être dans tout ceci; vous vous entendrez
avec don Ramon, un bien galant homme, à qui je vais céder mes
droits.
FONTANARÈS.
Don Ramon?
QUINOLA.
Celui que tout Barcelone vous oppose.
FONTANARÈS.
Après tout, mon dernier problème est résolu. La gloire, la for-
tune vont enfm ruisseler avec le cours de ma vie.
QUINOLA.
Ces paroles annoncent toujours, hélas! un rouage à refaire.
FONTANARÈS.
Bah! une affaire de cent sequins.
MATHIEU MAGIS.
Tout ce que vous avez ici, vendu par autorité de justice, ne les
donnerait pas, les frais prélevés.
QUINOLA.
Pâture à corbeaux, veux-tu te sauver!
MATHIEU MAGIS.
Ménagez don Ramon, il saura bien hypothéquer sa créance sur
votre tête, (ii revient sur Quinoia.) Quant à toi, fruit de potence, si tu
me tombes sous la main, je me vet%erai! (a ponunarès. ) Adieu»
homme de génie, (n sort.)
202 THÉÂTRE.
SCÈNE V
FONTANARÈS, QUINOLA.
FONTANARÈS.
Ses paroles me glacent.
QUINOLA.
Et moi aussi! Les bonnes idées viennent toujours se prendre
aux toiles que leur tendent ces araignées-là!
FONTANARÈS.
Bah! Encore cent sequins, et» après, la vie sera dorée, pleine de
fêtes et d'amour, (n boit de l'eau.)
QUINOLA.
Je vous crois, monsieur, mais avouez que la verte espérance,
cette céleste coquine, nous a menés bien avant dans le gâchis.
FONTANARES.
Quinola!
QUINOLA.
Je ne me plains pas, je suis fait à la détresse. Mais où prendre
cent sequins? Vous devez à des ouvriers, à Garpano le maître ser-
rurier, à Coppolus le marchand de fer, d'acier et de cuivre, à
notre hôte qui, après nous avoir mis ici moins par pitié que par
peur de Monipodio, finira par nous en chasser; nous lui devons
neuf mois de dépenses.
FONTANARÈS.
Mais tout est fini!
QUINOLA.
Mais cent sequins?
FONTANARÈS.
Et pourquoi, toi si courageux, si gai, viens-tu me chanter ce
De profundisf
QUINOLA.
C'est que, pour rester à vos côtés, je dois disparaître.
FONTANARÈS.
Et pourquoi?
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 203
QUINOLA.
Et les huissiers donc? J'ai fait, pour vous et pour moi, cent
écus d*or de dettes commerciales, qui ont pris la forme, la figure
et les pieds des recors.
FONTANARÈS.
De combien de malheurs se compose donc la gloire?
QUINOLA.
Allons! ne vous attristez pas. Ne m'avez-vous pas dit qu'un père
de votre père était allé, il y a quelque cinquante ans, au Mexique
avec don Cortez. A-t-on eu de ses nouvelles?
FONTANARÈS.
Jamais.
QUINOLA.
7ous avez un grand-père?... vous irez jusqu'au jour de votre
triomphe.
FONTANARÈS.
Veux-tu donc me perdre?
QUINOLA.
Voulez-vous me voir aller en prison et votre machine à tous les
diables?
FONTANARÈS.
Non!
QUINOLA.
Laissez-moi donc vous faire revenir ce grand-père de quelque
part : ce sera le premier qui sera revenu des Indes.
SCÈNE VI
Les Mêmes, MONIPODIO.
QUINOLA.
Eh bien?
MONIPODIO.
Votre infante a la lettre.
FONTANAflÈS,
Qu*est-ce que don Ramon?
204 THEATRE.
MONIPODIO.
Un imbécile.
QUINOLA.
Envieux?
MONIPODIO.
Comme trois auteurs siffles. Il se donne pour un homme éton-
nant.
QUINOLA.
Mais le croit-on?
MONIPODIO.
Comme un oracle. Il écrivaille, il explique que la neige est
blanche parce qu'elle tombe du ciel, et soutient contre Galilée que
la terre est immobile.
QUINOLA.
Vous voyez bien, monsieur, qu'il faut que je vous défasse de ce
savant-là? (a Monipodio.) Viens avec moi, tu vas être mon valet.
SCÈNE VII
FONTANARÈS, seul.
Quelle cervelle cerclée de bronze résisterait à chercher de l'ar-
gent en cherchant les secrets les mieux gardés par la nature, à se
défier des hommes, les combattre et combiner des affaires? devi-
ner sur-le-champ le mieux en toute chose, afin de ne pas se voir
voler sa gloire par un don Ramon, qui trouverait le plus léger
perfectionnement, et il y a des don Ramon partout. Oh ! je n'ose
me l'avouer... je me lasse.
SCÈNE VIII
FONTANARÈS, ESTERAN, GIRONE et deux Ouvriers,
personnages muets.
ESTEBAN.
Pourriez-vous nous dire où se cache un nommé Fontanarès?
LES RESSOURCES DE QUINOLA. ?0o
FONTANARÈS.
Il ne se cache point, le voici : mais il médite dans le silence,
(a part.) Où est donc Quinola? il sait si bien les renvoyer contents.
(Haut.) Que voulez-vous?
ESTEBAN.
Notre argent! Depuis trois semaines nous travaillons à votre
compte : l'ouvrier vit au jour le jour.
FONTANARÈS.
Hélas! mes amis, moi, je ne vis pas.
ESTEBAN.
Vous êtes seul, vous, vous pouvez vous serrer le ventre. Mais
nous avons femme et enfants. Enfin, nous avons tout mis en gage...
FONTANARÈS.
Ayez confiance en moi.
ESTEBAN.
Est-ce que nous pouvons payer le boulanger avec votre con-
fiance?
FONTANARÈS.
Je suis un homme d'honneur.
GIRONE.
Tiens ! et nous aussi, nous avons de Thonneur.
ESTEBAN.
Portez donc nos honneurs chez le lombard, vous verrez ce qu'il
prêtera dessus.
GIRONE.
Je ne suis pas un homme à talent, moi ! on ne me fait pas
crédit.
ESTEBAN.
Je ne suis'qu*un méchant ouvrier, mais, si ma femme a besoin
d'une marmite, je la paye, moi!
FONTANARÈS.
Qui donc vous ameute ainsi contre moi?
GIRONE.
Ameuter! sommes-nous des chiens?
estebIn.
Les magistrats de Barcelone ont rendu une sentence en faveur
206 THÉÂTRE.
de maîtres Coppolus et Garpano, qui leur donne privilège sur vos
inventions. Où donc est notre privilège, à nous?
GIRONE.
Je ne sors pas d'ici sans mon argent.
FONTANARÈS.
Quand vous resterez ici, y trouverez-vous de Targent? D'ailleurs,
restez, bonsoir. (Il prend son chapeau et son manteau.)
ESTEBAN.
Olîî VOUS ne sortirez pas sans nous avoir payés. (Mouvement choi
les ouvriers pour barrer la porte. )
GIRONE.
Voici une pièce que j'ai forgée, je la garde.
FONTANARÈS.
Misérable ! (n tire son épée. )
LES OUVRIERS.
Oh ! nous ne bougerons pas.
FONTANARÈS, fondant sur eux.
Oh!... (Il s'arrête et jette son épée.) Peut-être Avaloros et Sarpi les
ont-ils envoyés pour me pousser à bout. Je serais accusé de
meurtre et pour des années en prison, (n s'agenouiiie devant la ma-
done.) 0 mon Dieu! le talent et le crime seraient-ils donc une même
chose à tes yeux? Qu'ai-je fait pour souffrir tant d'avanies, tant
d'insultes et tant d'outrages? Faut-il donc d'avance expier le
triomphe? (Aux ouvriers.) Tout Elspaguol est maître dans sa maison.
ESTEBAN.
Vous n'avez pas de maison. Nous sommes ici au Soleil-d'or;
l'hôte nous Ta bien dit.
GIRONE.
Vous n'avez pas payé votre loyer, vous ne payez rienl
FONTANARÈS.
Restez, mes maîtres! j'ai tort : je dois.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 207
SCÈNE IX
Les Mêmes, COPPOLUS et GARPANO.
COPPOLUS.
Monsieur, je viens vous annoncer qu'hier les magistrats de Bar-
celone m'ont, jusqu'à parfait payement, donné privilège sur votre
invention, et je veillerai à ce que rien ne sorte d'ici. Le privilège
comprend la créance de mon confrère Garpano, votre serrurier.
FONTANARÈS.
Quel démon vous aveugle? Sans moi, cette machine, ce n'est
que du fer, de l'acier, du cuivre et du bois; avec moi, c'est une
fortune.
COPPOLUS.
Oh! nous ne nous séparerons point. (Les deux marchands font un
mouvement pour serrer Fontanarès. )
FONTANARÈS.
Quel ami vous enlace avec autant de force qu'un créancier? Eh
bien, que le démon reprenne la pensée qu'il m'a donnée.
TOUS.
Le démon!
FONTANARÈS.
Ah! veillons sur ma langue, un mot peut me rejeter dans les
bras de l'inquisition. Non, aucune gloire ne peut payer de pareilles
souffrances.
COPPOLUS, à Carpano.
Ferons-nous vendre?
FONTANARÈS.
Mais, pour que la machine vaille quelque chose, encore faut-il
la finir, et il y manque une pièce dont#oici le modèle, (coppoius et
Carpano se consultent.) Cela Coûterait eucore deux cents sequins.
tO^ THÉÂTRE.
SCENE X
Les Mêmes, QUINOLA, en vieillard centenaire, une figure fantastique,
dans le genre deCallot; MONIPODIO, en habit de fantaisie; L'HOTE
DU SOLEIL-D'OR.
l'hOTE du soleil -d'or, montrant Fontanarès.
Seigneur, le voici.
QUINOLA.
Et vous avez logé le petit-fils du capitaine Fontanarès dans une
écurie! la république de Venise le mettra dans un palais! — Mon
cher enfant, embrassez-moi! (n marche vers Fontanarès. ) La sérénis-
sime république a su vos promesses au roi d'Espagne, et j'ai quitté
l'arsenal de Venise, à la tête duquel je suis, pour... (a part.) Je suis
Quinola.
FONTANARÈS.
Jamais paternité n'est ressuscitée plus à propos...
QUINOLA.
Quelle misère!... voilà donc l'antichambre de la gloire!
FONTANARÈS.
La misère est le creuset où Dieu se plaît à éprouver nos forces,
QUINOLA.
Qui sont ces gens?
FONTANARÈS.
Des créanciers, des ouvriers qui m'assiègent.
QUINOLA, à l'hôte.
Vieux coquin d'hôte, mon petit-fils est-il chez lui?
l'hote.
Certainement, Excellence.
QUINOLA.
Je connais un peu les lois de la Catalogne; allez chercher le cor-
régidor pour me fourrer ces drôles en prison. Envoyez des huissiers
à mon petit-fils, c'est votre droit; mais restez chez vous, canaille!
<I1 fouille dans sa poche) TCUeZ ! allez boiro à ma santé, (n leur jette
de la monnaie.) Vous viendrez VOUS faire payer chez moi.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 209
LES OUVRIERS.
Vive Son Excellence! dis sortent.)
QUINOLA, à Fontanav.'s.
Notre dernier doublon! c'est la réclame.
SCENE XI
Les Mêmes, hors L'HOTE et les Ouvriers.
QUINOLA, aux deux négociants.
Quant à vous, mes braves, vous me paraissez être de meilleure
composition, et avec de l'argent nous serons d'accord.
COPPOLUS.
Excellence, nous serons alors à vos ordres.
QUINOLA.
Voyons ça, mon cher enfant, cette fameuse invention dont
s'émeut la république de Venise? Où est le profil, la coupe? où
sont les plans, les épures?
COPPOLUS, à Carpano.
Il s'y connaît, mais prenons des informations avant de fournir.
QUINOLA.
Vous êtes un homme immense, mon enfant ! Vous aurez votre
jour comme le grand Colombo, (n piie un genou.) Je remercie Dieu
de l'honneur qu'il fait à notre fauiiile. (aux marchands.) Je vous paye
dans deux heures d'ici... dis sortent.)
SCÈNE XII
QUINOLA, FONTANARÈS, MONIPODIO.
PONTANARÈS.
Quel sera le fruit de cette imposture ?
QUINOLA.
Vous rouhez dans un abîme, je vous arrête.
MONIPODl^.
C'est bien joué ! mais les Vénitiens ont beaucoup d'argent, et
XVIII. ' ^ 4
210 THÉÂTRE.
pour obtenir trois mois de crédit, il faut commencer par jeter de
la poudre aux yeux : de toutes les poudres, , c'est la plus chère.
QUINOLA.
Ne vous ai-je pas dit que je connaissais un trésor? il vient»
MONIPODIO.
Tout seul ? ( Quinola fait un signe affirmatif . )
FONTANARÈS.
Son audace me fait peur.
SCÈNE XIII
Les Mêmes, MATHIEU MÂGIS, DON RAMON.
MATHIEU MAGIS.
Je VOUS amène don Ramon, sans l'avis duquel je ne veux plus
rien faire.
DON RAM ON, à Fontanarès.
Monsieur, je suis ravi d'entrer en relations avec un homme de
votre science. A nous deux, nous pourrons porter votre découverte
à sa plus haute perfection.
QUINOLA.
Monsieur connaît la mécanique, la balistique, les mathéma-
tiques, la dioptrique, catoptrique, statique... stique?
DON RAMON.
J'ai fait des traités assez estimés.
QUINOLA.
En latin?
DON RAMON.
En espagnol.
QUINOLA.
Les vrais savants, monsieur, n'écrivent qu'en latin. Il y a du
danger à vulgariser la science. Savez-vous le latin?
DON RAMON.
Oui, monsieur.
QUINOLA.
Eh bien, tant mieux pour vous.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 21 1
F.ONTANARÈS.
Monsieur, je révère le nom que vous vous êtes fait ; mais il y a
trop de dangers à courir dans mon entreprise pour que je vous
accepte : je risque ma tête, et la vôtre me semble trop précieuse.
DON RAMON.
Croyez-vous donc, monsieur, pouvoir vous passer de don Ramon,
qui fait autorité dans la science ?
QUINOLA.
Don Ramon? le fameux don Ramon, qui a donné les raisons de
tant de phénomènes qui, jusqu'ici, se permettaient d'avoir lieu
sans raison?
DON RAMON.
Lui-même.
QUINOLA.
Je suis Fontanaresi, le directeur de l'arsenal de la république de
Venise, et grand-père de notre inventeur. Mon enfant, vous pouvez
vous fier à monsieur ; dans sa position, il ne saurait vous tendre
un piège : nous allons tout lui dire.
DON RAMON.
Ahl je vais donc tout savoir.
FONTANARÈS.
Comment?
QUINOLA.
Laissez-moi lui donner une leçon de mathémathiques,.ça ne peut
pas lui faire de bien, mais ça ne vous fera pas de mal. (a don Ramon.)
Tenez, approchez I (ll montre les pièces de la machine.) Tout Cela ne
signifie rien; pour les savants, la grande chose...
DON RAMON.
La grande chose ?
QUINOLA.
C'est le problème en lui-même. Vous savez la raison qui fait
monter les nuages?
DON RAMON.
Je les crois plus légers que l'air.
QUINOLA.
Du tout! ils sont aussi pesants, puisque l'eau finit par se laisser
tomber comme une sotte. Je n'aime pas l'eau, et vous?
«12 THÉÂTRE.
DON HAMON.
Je la respecte.
QUI NO LA.
Nous sommes faits pour nous entendre. Lés nuages montent au-
tant parce qu'ils sont en vapeur que attirés par la force du froid
qui est en haut.
DON RAMON.
Ça pourrait être vrai. Je ferai un traité là-dessus.
QUINOLA.
Mon neveu formule cela par R plus 0. Et comme il y a beaucoup
d'eau dans l'air, nous disons simplement 0 plus 0, un nouveau
binôme.
DON r.AMON.
Ce serait un nouveau binôme?
QUINOLA.
Ou, si vous voulez, un X.
DON RAMON.
X, ah ! je comprends.
FONTANARLiS, à part.
Quel une !
QUINOLA.
Le reste est une bagatelle. Un tube reçoit l'eau qui se fait nuage
par un procédé quelconque. Ce nuage veut absolument monter, et
la force est immense.
DON RAMON.
Immense, et comment ?
QUINOLA.
Immense... en ce qu'elle est naturelle, car l'homme... saisissez
bien ceci, ne crée pas de forces...
DON RAMON.
Eh bien, alors, comment?...
QUINOLA.
Il les emprunte à la nature; Tinvention, c'est d'emprunter...
Alors... au moyen de quelques pistons, car, en mécanique..., vous
savez...
DON RAMON.
Oui, monsieur, je sais la mécanique.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. i\^
QUINOLA.
Eh bien, la manière de communiquer une force est une niaise-
rie, un rien, une ficelle comme dans le tournebroche...
DON RAMON.
Ah! il y a un tournebroche?
QUINOLA.
Il y en a deux, et la force est telle, qu'elle soulèverait des mon-
tagnes qui sauteraient comme des béliers... C'est prédit par le roi
David.
DON RAMON.
Monsieur, vous avez raison, le nuage, c'est de l'eau...
QUINOLA.
L'eau, monsieur?... Eh! c'est le monde. Sans eau, vous ne pour-
riez... c'est clair. Eh bien, voilà sur quoi repose l'invention de mon
pelit-ûls : l'eau domptera l'eau. 0 plus 0, voilà la formule.
DON RAMON, à lui-même,
11 emploie des termes incompréhensibles.
QUINOLA.
Vous comprenez ?
Parfaitement.
DON RAMON.
QUINOLA, à part.
Cet homme est horriblement bête. (Haut.) Je vous ai parlé la
langue des vrais savants...
MATHIEU MAGIS, à Monipodio.
Qui donc est ce seigneur si savant?
MONIPODIO.
Un homme immense auprès de qui je m'instruis dans la balis»
tique, le directeur de l'arsenal de Venise, qui va vous rembourser
ce soir pour le compte de la République.
MATHIEU MAGI^
Courons avertir madame Brancador, elle est de Venise, (iisort.
«4 THÉÂTRE. '
SCÈNE XIV
Les Mêmes, hors iMATHIEU, MAGIS; LOTHUNDIAZ, MARIE.
MARIE.
Arriverai-je àtemps?...
QUINOLA.
Bon! voilà notre trésor. (Lothundîar et don RaiAon se font des cirilités,
et regardent les pièces de la machine au fond du théâtre.
FONTANARÈS.
Marie, ici!
MARIE.
Amenée par mon père. Ah! mon ami, votre valet en m' apprenant
votre détresse...
FONTANARÈS, à Quinola.
Maraud I
QLINOLA.
Mon petit-fils !
MARIE.
Oh ! il a mis fin à mes tourments.
FONTANARÈS.
Et qui donc vous tourmentait?
MARIE.
Vous ignorez les persécutions auxquelles je suis en butte depuis
votre arrivée, et surtout depuis votre querelle avec madame Bran-
cador. Que faire contre l'autorité paternelle? elle est sans bornes.
En restant au logis, je douterais de pouvoir vous conserver, non
pas mon cœur, il est à vous en dépit de tout, mais ma personne...
FONTANARÈS,
Encore un martyre î
MARIE.
En retardant le jour de votre triomphe, vous avez rendu ma
situation insupportable. Hélas! en vous voyant ici, je devine que
nous avons souffert en même temps des maux inouïs. Pour pouvoir
être à vous, je vais feindre de me donner à Dieu : j'entre ce soir
-au couvent.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 2i5
FONTANARÈS.
Au couvent? Ils veulent nous séparer. Voilà des tortures à faire
maudire la vie. Et vous, Marie, vous, le principe et la fleur de ma
découverte! vous, cette étoile qui me protégeait, je vous force à
rester dans le ciel. Oh ! je succombe. ( ii pleure. )
MARIE.
. Mais, en promettant d'aller dans un couvent, j'ai obtenu de mon
père le droit de venir ici : je voulais mettre une espérance dans
mes adieux; voici les épargnes de la jeune fille, de votre sœur, ce
que j'ai gardé pour le jour où tout vous abandonnerait.
FONTANARÈS.
Et qu'ai-je besoin, sans vous, de gloire, de fortune, et même de
la vie ?
MARIE.
Acceptez ce que peut, ce que doit vous offrir celle qui sera votre
femme. Si je vous sais malheureux et tourmenté, l'espérance me
quittera dans ma retraite, et j'y mourrai, priant pour vous!
QUINOLA, à Marie.
Laissez-le faire le superbe, et sauvons-le malgré lui. Chut! je
passe pour son grand-père. (Marie donne son aumonière à Quinola.)
LOTHUNDIAZ, à don Bamon.
Ainsi, vous ne le trouvez pas fort?
DON RAMON.
Lequel? Oh! lui! c'est un artisan qui ne sait rien et qui sans
doute aura volé ce secret en Italie.
LOTHUNDIAZ.
Je m'en suis toujours douté; comme j'ai raison de résister à ma
Iille et de le lui refuser pour mari!
DON RAMON.
Il la mettrait sur la paille. Il a dévoré cinq mille sequins et s'est
endetté de trois mille, en huit mois, sans arriver à un résultat!
Ah! parlez-moi de son grand-père, voilà un savant du premier
ordre, et il a fort à faire avant de le ^loir. (ii montre Quinoia.)
LOTHUNDIAZ.
Son grand-père?...
216 THÉÂTRE.
QUINOLA.
Oui, monsieur, mon nom de Fontanarès s'est change, à Venise,
en celui de Fontanaresi.
LOTHUNDIAZ.
Vous êtes Pablo Fontanarès?
QUINOLA,
Pablo, lui-même.
LOTHUNDIAZ.
Et riche ?
QUINOLA.
Richissime !
LOTHUNDIAZ.
Touchez là, monsieur! vous me rendrez donc les deux mille se-
quins que vous empruntâtes à mon père.
QUINOLA.
Si vous pouvez me montrer ma signature, je suis prêt à y faire
honneur.
MARIE, après une conversation avec Fontanarès.
Acceptez pour triompher, ne s'agit-il pas de notre bonheur?
FONTANARÈS.
Entraîner cette perle dans le gouffre où je me sens tomber!
IQuinola et Monipodio disparaissent.)
SCÈNE XV
Les Mêmes, SARPI.
SARPI, à Lothundiaz.
Vous, seigneur Lothundiaz, et avec votre fille?
LOTHUNDIAZ.
Elle a mis pour prix de son obéissance à se rendre au couvent,
de venir lui dire adieu.
SARPI.
La compagnie est assez nombreus) pour que je ne m'offense
point de cette condescendance.
LES RESSOURCES DE QUIXOLA. 217
FONTANAIIÈS.
Ah! voilà le plus ardent de mes persécuteurs. — Eli bien, sei-
gneur, venez-vous mettre de nouveau ma constance à Tépreuve?
SARPI.
Je représente ici le vice-roi de Catalogne, monsieur, et j'ai droit
à vos respects, (a don Ramon. ) Êtcs-vous content de lui?
DON RAMON.
Avec mes conseils, nous arriverons.
SARPI.
Le vice-roi espère beaucoup de votre savant concours.
FONTANARKS.
Rêvé-je? Voudrait-on me donner un rival?
SARPI.
lin guide, monsieur, pour vous sauver.
FONTANARÈS.
Qui vous dit que j'en aie besoin?
MARIE.
Alfonso, s'il pouvait vous faire réussir?
FONTANAP.ÈS.
Ah! jusqu'à elle qui doute de moi.
MARIE.
On le dit si savant !
LOTHUNDIAZ.
Le présomptueux I il croit en savoir plus que tous les savants
du monde.
SARPI.
Je suis amené par une question qui a éveillé la sollicitude du
vice-roi : vous avez depuis bientôt dix mois un vaisseau de l'État,
et vous en devez compte.
FONTANARÈS.
Le roi n*a pas fixé de terme à mes travaux.
SARPI.
L'administration de la Catalogne a le droit d'en exiger un, et
nous avons reçu des ministres un ovSe à cet égard. (Mouvement de
surprise chez Fontanarès. ) Oh ! prenez tout votro temps : nous ne vou-
lons pas contrarier un homme tel que vous. Seulement, nous pen-
218 THÉÂTRE.
sons que vous ne voulez pas éluder la peine qui pèse sur votre
tête, en gardant le vaisseau jusqu'à la fin de vos jours.
MARIE.
FONTANARES.
Quelle peine?
Je joue ma tête.
MARIE.
La mort ! et vous me refusez !
FONTANARES.
Dans trois mois, comte Sarpi, et sans aide, j'aurai fini mon
œuvre. Vous verrez alors un des plus grands spectacles qu'un
homme puisse donner à son siècle.
SARPI.
Voici votre engagement, signez-le. (Fontanarès va signer j
MARIE.
Adieu, mon ami! Si vous succombiez dans cette lutte, je crois
que je vous aimerais encore davantage.
LOTHUNDIAZ.
Venez, ma fille, cet homme est fou.
DON RAMON.
Jeune homme, lisez mes traités.
SARPI.
Adieu, futur grand d'Espagne!
SCÈNE XVI
FONTANARES-, seul sw le devant de la scène.
Marie au couvent, j'aurai froid au soleil. Je supporte un monde,
et j'ai peur de ne pas être un Atlas... Non, je ne réussirai pas,
tout me trahit. Œuvre de trois ans de pensée et de dix mois de
travaux, sillonneras-tu jamais la mer?.,. Ah! le sommeil m'ac-
cable... (il se couche sur la paille.)
LES RESSOURCES DE QUINOLA. «411
SCÈNE XVII
FONTANARÈS, endormi; QUINOLA et MONIPODIO,
revenant par la petite porte.
QUINOLA.
Des diamantsJ. des perles et de l'or ! nous sommes sauvés.
MONIPODIO.
La Brancador est de Venise.
QUINOLA.
11 faut donc y retourner; fais venir l'hôte, je vais rétablir notre
crédit.
MONIPODIO.
Le voici.
SCÈNE XVIII
Les Mêmes, L'HOTE DU SOLEIL-D'OR.
QUINOLA.
Or çà! monsieur Tliôte du Soleil-d'or, vous n'avez pas eu con-
fiance dans l'étoile de mon petit-fils?
l'hote.
Une hôtellerie, seigneur, n'est pas une maison de banque.
QUINOLA.
Non, mais vous auriez pu par charité ne pas lui refuser du pain.
La sérénissime république de Venise m'envoyait pour le décider
à venir chez elle, mais il aime trop l'Espagne. Je repars comme
je suis venu, secrètement. Je n'ai sur moi que ce diamant dont je
puisse disposer. D'ici à un mois, vous aurez des lettres de change.
Vous vous entendrez avec le valet de mon petit-fils pour la vente
de ce bijou.
l'hote.
Monseigneur, ils seront traités comme des princes qui ont de
l'argent. *
QUINOLA.
Laissez-nous, (sortrhûte. )
Î50 THÉÂTRE.
SCÈNE XIX
Les Mêmes, hors L^HOTE.
QUINOLA.
Allons nous déshabiller, (ii regarde Fontanarès.) Il dort ! cette riche
nature a succombé à tant de secousses : il n'y a que nous autres
qui sachions nous prêter à la douleur, il lui manque notre insou-
ciance. Ai-je bien agi en demandant toujours le double de ce qu'il
fallait? (a Monipodio. ) Voici le dessin de la dernière pièce, prends-le.
( Us sortent. )
SCÈNE XX
FONTANARÈS, endormi; FAUSTINE, MATHIEU MAGIS.
MATHIEU MAGIS.
Le voici !
FAUSTINE.
Voilà donc en quel état je l'ai réduit! Par la profondeur des
blessures que je me suis ainsi faites à moi-même, je reconnais la
profondeur de mon amour. Oh! combien de bonheur ne lui dois-je
pas pour tant de souffrances!
ACTE QUATRIÈME
Le théâtre représente une place publique. Au fond de la place, sur des tré-
teaux, au pied desquels sont toutes les pièces de la machine, se tient un huissier.
De chaque côté de ces tréteaux, il y a foule. A gauche du spectateur, un groupe
composé de Coppolus, Carpano , l'hôte du Soleil-d'or, Esteban, Girone, Mathieu
Magis, don Ramon, Lothundiaz. A droite, Fontanarès, Monipodio et Quinola, caché
dans un manteau derrière Monipodio.
SCÈNE PREMIÈRE
FONTANARÈS, MONIPODIO, QUINOLA,
COPPOLUS, L'HOTE DU SOLEIL-D'OR, ESTEBAN, GIRONE,
MATHIEU MAGIS, DON RAMON, LOTHUNDIAZ,
l*Huissier; deux groupes de Peuple.
l'huissier.
Messeigneurs, un peu plus de chaleur! il s'agit d'une chaiidiè're
où Ton pourrait faire un olla-podrida pour le régiment des gardes
wallones.
l'hote.
Quatre maravédis.
l'huissier.
Personne ne dit mot? approchez, voyez, considérez I
MATHIEU MAGIS.
Six maravédis.
QUINOLA, à Fontanarès.
Monsieur, on ne fera pas cent écus d'or.
F0NTANAnî;S.
Sachons nous résigner.
QUINQtA.
La résignation me semble être une quatrième vertu théologale,
omise par égard pour les femmes.
222 THÉxiTRE.
MONIPODIO.
Tais-toi, la justice est sur tes traces, et tu serais déjà pris, si tu
ne passais pour êtrejmi des xniens,
l'huissier.
C'est le dernier lot, messeigneurs. Allons, personne ne dit mot?
Adjugé pour dix écus d'or, dix maravédis, au seigneur Mathieu
Magis.
LOTHUNDIAZ, à don Ramon.
Eh bien, voilà comment finit la sublime invention de notre
grand homme ! Il avait, ma foi, bien raison de nous promettre un
fameux spectacle.
COPPOLUS.
Vous pouvez en rire, il ne vous doit rien.
ESTEBAN.
C'est nous autres, pauvres diables, qui payons ses folies.
, / LOTHU'NDIAZ.
■ Rien, maître Coppokis? Et les diamants de ma fille que le valet
du grîind homme .a mis dans la mécanique î
MATHIEU MAGIS.
Mais on les a saisis chez moi.
LOTHUNDIAZ.
Ne sont-ils pas dans les mains de la justice? et j'aimerais mieux
y voir Quinola, ce damné suborneur de trésors.
QUINOLA.
0 ma jeunesse, quelle leçon tu reçois! Mes antécédents m'ont
perdu.
LOTHUNDIAZ.
Mais, si on le trouve, son affaire sera bientôt faite, et j'irai l'ad-
mirer donnant la bénédiction avec ses pieds.
FONTANARÈS.
Notre malheur rend ce bourgeois spirituel.
QUINOLA.
Dites donc féroce.
DON RAMON.
Moi, je regrette un pareil désastre. Ce jeune artisan avait fini
par m'écouter, et nous avions la certitude de réaliser les promesses
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 223
faites au roi ; mais il peut dormir sur les deux oreilles : j'irai de-
mander sa grâce à la cour eu expliquant combien j'ai besoin de lui.
COPPOLUS.
Voilà de la générosité peu commune entre savants.
LOTHUNDIAZ.
Vous êtes l'honneur de la Catalogne!
FONT AN ARES, s'avançant.
J'ai tranquillement supporté le supplice de voir vendre à vil
prix une œuvre qui devait me mériter un triomphe... (Murmures chez
le peuple.) Mais ceci passe la mesure. Don Ramon, si vous aviez, je
ne dis pas connu, mais soupçonné l'usage de toutes ces pièces
maintenant dispersées, vous les auriez achetées au prix de toute
votre fortune.
do'n ramon.
Jeune homme, je respecte votre malheur; mais vous savez bien
que votre appareil ne pouvait pas encore marcher, et que mon
expérience vous était devenue nécessaire.
fontanarès.
Ce que la misère a de plus terrible entre toutes ses horreurs,
c'est d'autoriser la calomnie et le triomphe des sots.
lothundiaz.
N'as-tu donc pas honte dans ta position de venir insulter un sa-
vant qui a fait ses preuves ? Où en serais-je si je t'avais donné ma
fille? tu me mènerais, et grand train, à la mendicité, car tu as
déjà mangé en pure perte dix mille sequins! Hein? le grand d'Es-
pagne est aujourd'hui bien petit.
fontanarès.
Vous me faites pitié.
lothundiaz.
C'est possible, mais tu ne me fais pas envie : ta tête est à la
merci du tribunal.
DON RAMON.
Laissez-le : ne voyez-vous pas qu'il est fou?
fontanar^.
Pas encore assez, monsieur, pour croire que 0 plus 0 soit un
binôme.
224 THÉÂTRE.
SCENE II
Les Mêmes, DON FRÉGOSE, FAUSTINE,
AVALOROS, SARPI.
SARPI.
Nous arrivons trop tard, la vente est finie...
DON FRÉGOSE.
Le roi regrettera d'avoir eu confiance en un charlatan.
FONTANARÈS.
Un charlatan, monseigneur! Dans quelques jours, vous pouvez
me faire trancher la tête ; tuez-moi, mais ne me calomniez pas :
vous êtes placé trop haut pour desceridre si bas.
DON FRÉGOSE.
Votre audace égale votre malheur. Oubliez-vous que les magis-
trats de Barcelone vous regardent comme complice du vol fait à
Lothundiaz ? La fuite de votre valet prouve le crime, et vous ne
devez d'être libre qu'aux prières de madame, (n montre Faustine.)
FONTANARÈS.
Mon valet, Excellence, a pu, jadis, commettre des fautes; mais,
depuis qu'il s'est attaché à ma fortune, il a purifié sa vie au feu de
mes épreuves. Par mon honneur, il est innocent. Les pierreries
saisies au moment où il les vendait à Mathieu Magis lui furent
librement données par Marie Lothundiaz, de qui je les ai refusées.
FAUSTINE.
Quelle fierté dans le malheur ! rien ne saurait donc le faire flé-
chir !
SARPI.
Et comment expliquez-vous la résurrection de votre grand-père,
ce faux intendant de l'arsenal de Venise? Car, par malheur, ma-
dame et moi, nous connaissons le véritable.
FONTANARÈS.
J'ai fait prendre ce déguisement à mon valet pour qu'il causât
sciences et mathématiques avec don Ramon. Le seigneur Lothun-
diaz vous dira que le savant de la Catalogne et Quinola se sont
parfaitement entendus.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 22o
MONIPODIO, à Quinola.
Il est perdu !
DON RAMON.
J'en appelle... à ma plume.
FAUSTINE.
Ne vous courroucez pas, don Ramon; il est si naturel que les
gens, en se sentant tomber dans un abîme, y entraînent tout avec
eux!
LOTHUNDIAZ.
Quel détestable caractère !
FONTANARÈS.
Avant de mourir, on doit la vérité, madame, à ceux qui nous ont
poussés dans l'abîme, (a don Frégose.) Monseigneur, le roi m'avait
promis la protection de ses gens à Barcelone, et je n'y ai trouvé
que la haine ! 0 grands de la terre, riches, vous tous qui tenez en
vos mains un pouvoir quelconque, pourquoi donc en faites- vous un
obstacle à la pensée nouvelle ? Est-ce donc uns loi divine qui vous
ordonne de bafouer, de honnir ce que vous devez plus tard ado-
rer? Plat, humble et flatteur, j'eusse réussi! Vous avez persécuté
dans ma personne ce qu'il y a de plus noble en l'homme! la con-
science qu'il a de sa force, la majesté du travail, l'inspiration
céleste qui lui met la main à l'œuvre, et... l'amour, cette foi hu-
maine, qui rallume le courage quand il va s'éteindre sous la bise
de la raillerie. Ah! si vous faites mal le bien, en revanche, vous
faites toujours très-bien le mal! Je m'arrête... Vous ne valez pas
ma colère.
FAUSTINE, à part, après avoir fait un pas.
Oh ! j'allais lui dire que je l'adore.
DON FRÉGOSE.
Sarpi, faites avancer des alguazils, et emparez-vous du complice
de O'^'i'iola. (On applaudit, et quelques voix crient t « Bravo! »)
xvni.
45
8Î6 THÉÂTRE.
SCÈNE III
Les Mêmes, MARIE, LOTHUNDIAZ.
Au moment où les alguazils s'emparent de Fontanarès, Marie paraît, en novice,
accompagnée d'un moine et de deux sœurs.
MARIE, au vice-roi.
Monseigneur, je viens d'apprendre comment, en voulant préser-
ver Fontanarès de la rage de ses ennemis, je l'ai perdu; mais on
m'a permis de rendre hommage à la vérité : j'ai remis moi-même
à Quinola mes pierreries et mes épargnes. (Mouvement chez Lothundiaz.)
Elles m'appartenaient, mon père, et Dieu veuille que vous n'ayez
pas un jour à déplorer votre aveuglement.
QUINOLA, se débarrassant de son manteau.
Ouf! je respire à l'aise !
FONTANARÈS, pliant le genou devant Marie.
Merci, brillant et pur amour par qui je me rattache au ciel pour
y puiser l'espérance et la foi ; vous venez de sauver mon honneur.
MARIE.
N'est-il pas le mien ? la gloire viendra.
FONTANARÈS.
Hélas! mon œuvre est dispersée en cent mains avares qui ne la
rendraient que contre autant d'or qu'elle en a coûté. Je doublerais
ma dette et n'arriverais plus à temps. Tout est fini.
FAUSTINE, à MariV.
Sacrifiez-vous, et il est sauvé.
MARIE.
Mon père! et vous, comte Sarpi! (a part.) J'en mourrai! (Haut.)
Consentez-vous à donner tout ce qu'exige la réussite de l'entre-
prise faite par le seigneur Fontanarès? à ce prix, je vous obéirai,
mon père. (AFaustine.) Je me dévoue, madame!
FAUSTINE.
Vous êtes sublime, mon ange, (a part.) J'en suis enfin dé-
livrée !
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 227
FONTANARÈS.
Arrêtez, Marie! j*aime mieux la lutte et ses périls, j'aime mieux
la mort que de vous perdre ainsi.
MARIE.
Tu m'aimes donc mieux que la gloire? (au vice-roi. ) Monseigneur,
vous ferez rendre à Quinola mes pierreries. Je retourne heureuse
au couvent : ou à lui, ou à Dieu !
LOTHUNDIAZ.
Est-il donc sorcier?
QDINOLA.
Cette jeune fille me ferait réaimer les femmes.
FAUSTINE , à Sarpi, au vice-roi et à Avaloros.
Ne le dompterons-nous donc pas?
AVALOROS.
Je vais l'essayer.
SARPI, à Faustine.
Tout n'est pas perdu, (a Lothundiaz.) Emmenez votre fille chez
vous, elle vous obéira bientôt.
LOTHUiNDIAZ.
Dieu le veuille! — Venez, ma fille. (Lothundiaz, Marie et son cortège,
don Ramoa et Sarpi sortent. )
SCÈNE IV
FAUSTINE, DON FRÉGOSE, AVALOROS, FONTANARÈS,
QUINOLA, MONIPODIO.
AVALOROS.
Je vous ai bien étudié, jeune homme; vous avez un grand
caractère, un caractère de fer. Le fer sera toujours maître de Tor.
Associons-nous franchement : je paye vos dettes, je rachète tout ce
qui vient d'être vendu, je vous donne, 9 vous et à Quinola, cinq
mille écus d'or, et, à ma considération, monseigneur le vice-roi
voudra bien oublier votre incartade.
228 THÉÂTRE.
FONTANARÈS.
Si j'ai, dans ma douleur, manqué au respect que je vous dois,
monseigneur, je vous prie de me pardonner.
DON FRÉGOSE.
Assez, monsieur. On n'offense point don Frégose.
FAUSTINE.
Très-bien, monseigneur.
AVALOROS.
Eh bien, jeune homme, à la tempête succède le calme, et main-
tenant tout vous sourit. Voyons, réalisons ensemble vos promesses
au roi.
FONTANARÈS.
Je ne tiens a la fortune, monsieur, que par une seule raison :
épouserai-je Marie Lothundiaz?
DON FRÉGOSE.
Vous n'aimez qu'elle au monde?
FONTANARÈS.
Elle seule ! ( Faustine et Avaloros se parlent. )
DON FRÉGOSE.
Tu ne m'avais jamais dit cela. Compte sur moi, jeune homme,,
je te suis tout acquis.
MONIPODIO.
Ils s'arrangent, nous sommes perdus. Je vais me sauver en
France avec l'invention.
SCÈNE V
QUINOLA, FONTANARÈS, FAUSTINE, AVALOROS.
FAUSTINE, à Fontanarès.
Eh bien, moi aussi, je suis sans rancune, je donne une fête,
venez-y; nous nous entendrons tous pour vous ménager un
triomphe.
FONTANARÈS.
Madame, votre première faveur cachait un piège.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 229
FAUSTINE.
Gomme tous les sublimes rêveurs qui dotent l'humanité de leurs
découvertes, vous ne connaissez ni le monde ni les femmes.
FONTANARÈS, à part.
11 me reste à peine huit jours, (a Quiaoïa. ) Je vais me servir
d'elle...
QUINOLA.
Comme vous vous servez de moi !
FONTANARÈS.
J'irai, madame.
FAUSTINE.
Je dois en remercier Qiiinola. (Eiie tend une bourse à Quicoia. )
Tiens, (a Pontanarès.) A bientôt.
SCENE VI
FONTANARÈS, QUINOLA.
FONTANARÈS.
Cette femme est perfide comme le soleil en hiver. Oh! j'en veux
au malheur, surtout pour éveiller la défiance. Y a-t-il donc des
vertus dont il faut se déshabituer?
QUINOLA.
Comment, monsieur, se défier d'une femme qui rehausse en or
ses moindres paroles? Elle vous aime, voilà tout. Votre cœur est
donc bien petit qu'il ne puisse loger deux amours?
FONTANARÈS.
Bah! Marie, c'est l'espérance, elle a réchauffé mon âme. Oui, je
réussirai.
QUINOLA, à part.
Monipodio n'est plus là. (Haut.) Un raccommodement, monsieur,
est bien facile avec une femme qui s'y prête aussi facilement que
jnadame Brancador. «
FONTANARÈS.
Quinola l
230 THÉÂTRE.
QUINOLA.
Monsieur, vous me désespérez ! Voulez-vous combattre la perfidie
d'un amour habile avec la loyauté d'un amour aveugle ? J'ai besoin
du crédit de madame Brancador pour me débarrasser de Moni-
podio, dont les intentions me chagrinent. Cela fait, je vous réponds
du succès, et vous épouserez alors votre Marie,
FONTANARÈS.
Et par quels moyens?
QUINOLA.
Eh ! monsieur, en montant sur les épaules d'un homme qui voit
comme vous, très-loin, on voit plus loin encore. Vous êtes inven-
teur : moi, je suis inventif. Vous m'avez sauvé de... vous savez!
Moi, je vous sauverai des griffes de l'envie et des serres de la cu-
pidité. A chacun son état. Voici de l'or, venez vous habiller, soyez
beau, soyez fier, vous êtes à la veille du triomphe. Mais, la, soyez
gracieux pour madame Brancador.
FONTANARÈS.
Au moins, Quinola, dis-moi comment?
QUINOLA.
Non, monsieur, si vous saviez mon secret, tout serait perdu,
vous avez trop de talent pour ne pas avoir la simplicité d'un en-
fant. (Ils sortent.)
Le fliéâtre change et représente les salons de madame Brancador.
SCENE VII
FAUSTINE, seule.
Voici donc venue l'heure à laquelle ont tendu tous mes efforts
depuis quatorze mois. Dans quelques moments, Fontanarès verra
Marie à jamais perdue pour lui. Avaloros, SaiT)i et moi, nous avons
endormi le génie et amené l'homme à la veille de son expérience,
les mains vides. Oh ! le voilà bien à moi comme je le voulais. Mais
revient-on du mépris à l'amour? Non, jamais! Ah! il ignore que,
depuis un an, je suis son adversaire, et voilà le malheur, il me
haïrait alors. La haine n'est pas le contraire de l'amour, c'en est
l'envers. Il saura tout : je me ferai haïr.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 234
SCÈNE VIII
FAUSTINE, PAQUITA.
PAQUITA.
Madame, vos ordres sont exécutés à merveille par Monipodio.
La senorita Lothundiaz apprend en ce moment, par sa duègne, le
péril où va se trouver ce soir le seigneur Fontanarès.
FAUSTINE.
Sarpi doit être venu, dis-lui que je veux lui parler, (paquita sort.)
SCÈNE IX
FAUSTINE, seule.
Écartons Monipodio! Quinola tremble qu'il n'ait reçu l'ordre
de se défaire de Fontanarès; c'est déjà trop que d'avoir à le
craindre,
SCÈNE X
FAUSTINE, DON FRÉGOSE.
FAUSTINE,
Vous venez à propos, monsieur, je veux vous demander une
grâce.
DON FRÉGOSE.
Dites que vous m'en voulez faire une.
FAUSTINE.
Dans deux heures, Monipodio ne doit pas être dans Barcelone
ni même en Catalogne; envoyez-le en Afrique.
DON FRÉGOSE.
Que vous a-t-il fait? •
FAUSTINE.
Rien.
232 THÉÂTRE.
DON FRÉGOSE,
L.h bien, pourquoi?...
FAUSTINE.
Mais parce que... Comprenez-vous?
DON FRÉGOSE.
Vous allez être obéie. (n écrit.)
SCÈNE XI
Les Mêmes, SARPI,
faustine.
Mon cousin, n'avez-vous pas les dispenses nécessaires pour célé-
brer à l'instant votre mariage avec Marie Lothundiaz?
SARPI.
Et par les soins du bonhomme, le contrat est tout prêt.
FAUSTINE.
Eh bien, prévenez au couvent des Dominicains : à minuit, vous
épouserez, et de son consentement, la riche héritière; elle accep-
tera tout, en voyant (Bas, à sarpi.) Fontanarès entre les mains de la
justice.
SARPI.
Je comprends, il s'agit seulement de le venir arrêter. Ma for-
tune est maintenant indestructible! Et... je vous la dois, (a part.
Quel levier que la haine d'une femme!
DON FRÉGOSE.
Sarpi, faites exécuter sévèrement cet ordre, et sans retard.
( Sarpi sort.)
SCÈNE XII
Les Mêmes, hors SARPL
DON FRÉGOSE.
Et notre mariage, à nous?
FAUSTINE.
Monseigneur, mon avenir est tout entier dans cette fête : vous
LES RESSOURCES DE QUINOLA «33
aurez ma décision ce soir, (a part, en voyant paraître Fonlanarès.) Oll ! le
voici. (A Frégose.) Si VOUS m'aimez, laissez-moi.
DON fri':gose.
Seule avec lui.
FAUSTINE.
Je le veux!
DON FRÉGOSE.
Après tout, il n'aime que sa Marie Lothundiaz.
SCÈNE XIII
FAUSTINE, FONTANARÈS.
FONTANARÈS.
Le palais du roi d'Espagne n'est pas plus splendide que le vôtre,
madame, et vous y déployez des façons de souveraine.
FAUSTINE.
Écoutez, cher Fontanarès.
FONTANARÈS.
Cher?... Ah! madame, vous m'avez appris à douter de ces
mots-là!
FAUSTINE.
Vous allez enfin connaître celle que vous avez si cruellement
insultée. Un affreux malheur vous menace. Sarpi, en agissant
contre vous comme il le fait, exécute les ordres d'un pouvoir ter-
rible, et cette fête pourrait être, sans moi, le baiser de Judas. On
vient de me confier qu'à votre sortie, et peut-être ici même, vous
serez arrêté, jeté dans une prison, et votre procès commencera...
pour ne jamais finir. Est-ce en une nuit qui vous reste que vous
remettrez en état le vaisseau que vous avez perdu? Quant à votre
œuvre, elle est impossible à recommencer. Je veux vous sauver,
vous et votre gloire, vous et votre fortune.
FONTANARÈS.
Vous! et comment? *
FAUSTINE.
Avaloros a mis à ma disposition un de ses navires, Monipodio
234 THÉÂTRE.
m'a donné ses meilleurs contrebandiers; allons à Venise, la Répu-
blique vous fera patricien, et vous donnera dix fois plus d'or que
l'Espagne ne vous en a promis... (a part.) Et ils ne viennent pas!
FONTANARÈS.
Et Marie? si nous l'enlevons, je crois en vous.
FAUSTINE.
Vous pensez à elle au moment où il faut choisir entre la vie et
la mort ! Si vous tardez, nous pouvons être perdus.
FONTANARÈS.
Nous, madame?
SCENE XIV
Les MÊMES; des Gardes paraissent à toutes les portes.
UN Alcade se présente. SARPI.
sarpi.
Faites votre devoir !
l'alcade, à Fontanarès.
Au nom du roi, je vous arrête.
fontanarès.
Voici l'heure de la mort venue !...' Heureusement, j'emporte mon
secret à Dieu, et j'ai pour linceul mon amour.
SCENE XV
Les Mêmes, MARIE, LOTHUNDIAZ.
marie.
On ne m'a donc pas trompée, vous êtes la proie de vos enne-
mis! A moi donc, cher Alfonse, de mourir pour toi, et de quelle
mort? Ami, le ciel est jaloux des amours parfaites, il nous dit par
ces cruels événements, que nous appelons des hasards, qu'il n'est
de bonheur que près de Dieu. Toi...
SARPI,
Senora I
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 235
LOTHUNDIAZ.
Ma fille :
MARIE.
Vous m'avez laissée libre en cet instant, le dernier de ma vie!
je tiendrai ma promesse, tenez les vôtres. Toi, sublime inventeur,
tu auras les obligations de ta grandeur, les combats de ton ambi-
tion, maintenant légitime : cette lutte occupera ta vie ; tandis que
ia comtesse Sarpi mourra lentement et obscurément entre les
quatre murs de sa maison... Mon père, et vous, comte, il est bien
entendu que, pour prix de mon obéissance, la vice-royauté de
Catalogne accorde au seigneur Fontanarès un nouveau délai d'un
an pour son expérience.
FONTANARÈS.
Marie, vivre sans toi?
MARIE.
Vivre avec ton bourreau !
FONTANARÈS.
Adieu, je vais mourir.
MARIE.
N'as-tu pas fait une promesse solennelle au roi d'Espagne, au
monde? (Bas.) Triomphe ! nous mourrons après.
FONTANARÈS.
Ne sois point à lui, j'accepte.
MARIE.
Mon père, accomplissez votre promesse.
FAUSTINE.
Ta! triomphé !
LOTHUNDIAZ, bas.
Misérable séducteur! (Haut.) Voici dix mille sequins. (sas.^
Infâme! (Haut.) Un an des revenus de ma fille. (Bas.) Que la peste
t'étouffe ! (Haut.) Dix mille sequins que, sur cette lettre, le seigneur
Avaloros vous comptera.
FONTANARÈS.
Mais, monseigneur, le vice-roi consent-il à ces arrangements?...
SARPI. •
Vous avez publiquement accusé la vice-royauté de Catalogne
de faire mentir les promesses du roi d'Espagne, voici sa réponse
236 THÉÂTRE.
(Il tire un papier.) : une Ordonnance qui, dans Tintérêt de l'État sus-
pend toutes les poursuites de vos créanciers, et vous accorde un
-an pour réaliser votre entreprise.
FONTANARÈS.
Je serai prêt.
LOTHUNDIAZ.
Il y tient! Venez ma fille : on nous attend aux Dominicains, et
monseigneur nous fait l'honneur d'assister à la cérémonie.
MARIE.
Déjà!
FAUSTINE, à Paquita.
Cours, et reviens me dire quand ils seront mariés.
SCENE XVI
FAUSTINE, FONTANARÈS.
FAUSTINE, à part.
Il est là, debout comme un homme devant un précipice et
poursuivi par des tigres. (Haut.) Pourquoi n'êtes-vous pas aussi
grand que votre pensée? N'y a-t-il donc qu'une femme dans le
monde ?
FONTANARÈS.
Eh! croyez -vous, madame, qu'un homme arrache un pareil
amour de son cœur, comme une épée de son fourreau ?
FAUSTINE.
Qu'une femme vous aime et vous serve, je le conçois. Mais
aimer, pour vous, c'est abdiquer. Tout ce que les plus grands
hommes ont tous et toujours souhaité : la gloire, les honneurs, la
fortune, et plus que tout cela!... une souveraineté au-dessus des
renversements populaires, celle du génie; voilà le monde des
César, des LucuUus et des Luther devant vous!... Et vous avez mis
entre vous et cette magnifique existence un amour digne d'un
étudiant d'Alcala. Né géant, vous vous faites nain à plaisir. Mais
un homme de génie a, parmi toutes les femmes, une femme spé-
cialement créée pour lui. Cette femme doit être une reine aux yeux
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 237
du monde, et pour lui une servante, souple comme les hasards de
sa vie, gaie dans les souffrances, prévoyante dans le malheur
comme dans la prospérité; surtout indulgente à ses caprices, con-
naissant le monde et ses tourments périlleux; capable enfin de ne
s'asseoir dans le char triomphal qu'après l'avoir, s'il le faut, traîné...
FONTANARÈS.
Vous avez fait son portrait.
FAUSTINE.
De qui?
FONTANARÊS.
De Marie.
FAUSTINE.
Cette enfant t'a-t-elle su défendre? A-t-elle deviné sa rivale?
Celle qui t'a laissé conquérir est-elle digne de te garder? Une
enfant qui s'est laissé mener pas à pas à l'autel où elle se donne
en ce moment... Mais, moi, je serais déjà morte à tes pieds! Et à
qui se donne-t-elle? à ton ennemi capital, qui a reçu l'ordre de
faire échouer ton entreprise!
FONTANARES.
Comment n'être pas fidèle à cet inépuisable amour, qui, par
trois fois, est venu me secourir, me sauver, et qui, n'ayant plus
qu'à s'offrir lui-même au malheur, s'immole d'une main en me
tendant de l'autre, avec ceci (ii montre la lettre.), mon honneur,
l'estime du roi, l'admiration de l'univers? ( Entre Paquita, qui sort après
avoir fait un signe à Faustine. )
FAUSTINE, à part.
Ah! la voilà comtesse Sarpi! (a Pontanarès.) Ta vie, ta gloire, ta
fortune, ton honneur sont enfin dans mes mains, et Marie n'est
plus entre nous !
FONTANARÊS.
Nous! nous!
FAUSTINE.
Ne me démens point, Alfonse ! j'ai tout conquis de toi, ne me
refuse pas ton cœur! tu n'auras jcflhais d'amour plus dévoué, plus
soumis et plus intelligent; enfin, tu seras le grand homme que tu
dois être.
838 THÉÂTRE.
FONTANARÈS.
Votre audace m'épouvante, (n montre la lettre.) Avec cette somme,
je suis encore seul arbitre de ma destinée. Quand le roi verra
quelle est mon œuvre, et ses résultats, il fera casser le mariage
obtenu par la violence, et j'aime assez Marie pour attendre.
FADSTINE.
Fontanarès, si je vous aime follement, peut-être est-ce à cause
-de cette délicieuse simplicité, le cachet du génie...
FONTANARÈS.
Elle me glace quand elle sourit.
FAUSTINE.
Cet or, le tenez-vous?
FONTANARÈS.
Le voici.
FAUSTINE.
Et vous l'aurais-je laissé donner, si vous Paviez dû prendre?
Demain, vous trouverez tous vos créanciers entre vous et cette
somme que vous leur devez. Sans or, que pourrez-vous ? Votre
lutte recommence ! Mais ton œuvre, grand enfant ! n'est pas dis-
persée, elle est à moi : mon Mathieu Magis en est l'acquéreur, je
la tiens sous mes pieds, dans mon palais. Je suis la seule qui ne
te volera ni ta gloire, ni ta fortune : ne serait-ce pas me voler moi-
même?
FONTANARÈS.
Comment! c'est toi, Vénitienne maudite?...
FAUSTINE.
Oui... Depuis que tu m'as insultée, ici, j'ai tout conduit : et
Magis et Sarpi, et tes créanciers, et l'hôte du Soleil-d'or, et les
ouvriers 1 Mais combien d'amour dans cette fausse haine ! N'as-tu
donc pas été réveillé par une larme, la perle de mon repentir,
tombée de mes paupières, durant ton sommeil, quand je t'admi-
rais, toi, mon martyr adoré !
FONTANARÈS.
Non, tu n'es pas une femme...
FAUSTINE.
A.h ! il y a plus qu'une femme, dans une femme qui aime ainsi.
LES RESSOURCES DE QUINOLA. S39
FONTANARÈS.
... Et, comme tu n'es pas une femme, je puis te tuer.
FAUSTINE.
Pourvu que ce soit de ta main! (a pan.) Il me hait!
FONTANARÈS.
Je cherche...
FAUSTINE.
Est-ce quelque chose que je puisse trouver?
FONTANARÈS.
... Un supplice aussi grand que ton crime.
FAUSTINE.
Y a-t-il des supplices pour une femme qui aime? Éprouve-
moi, va!
FONTANARÈS.
Tu m'aimes, Faustine? suis-je bien toute ta vie? mes douleurs
sont-elles bien les tiennes ?
FAUSTINE.
Une douleur chez toi devient mille douleurs chez moi.
FONTANARÈS.
Si je meurs, tu mourras... Eh bien, quoique ta vie ne vaille pas
l'amour que je viens de perdre, mon sort est fixé.
FAUSTINE.
Ah!
FONTANARÈS.
J'attendrai, les bras croisés, le jour de mon arrêt. Du même
coup, l'àme de Marie et la mienne iront au ciel.
FAUSTINE se jette aux pieds de Fontanarès.
Alfonso! je reste à tes pieds jusqu'à ce que tu m'aies promis...
FONTANARÈS.
Eh! courtisane infâme, laisse-moi! (n la repousse.)
FAUSTINE^
Vous l'avez dit en pleine place publique : les hommes insultent
ce qu*ils doivent plus tard adorer.
24U ' THÉÂTRE.
SCÈNE XVII
Les Mêmes, DON FRÉGOSE.
DON FRÉGOSE.
Misérable artisan! si je ne te passe pas mon épée au travers du
cœur, c'est pour te faire expier plus chèrement cette insulte.
FA us T IN E.
Don Frégose ! j'aime cet homme : qu'il fasse de moi son esclave
ou sa femme, mon amour doit lui servir d'égide.
FONTANARÈS.
De nouvelles persécutions, monseigneur? vous me comblez de
joie. Frappez sur moi mille coups, ils se multiplieront, dit-elle,
dans son cœur. Allez!
SCÈNE XVIII
Les Mêmes, QUINOLA.
QUINOLA.
Monsieur !
FONTANARÈS.
• Viens-tu me trahir aussi, toi?
QUINOLA.
Monipodio vogue vers l'Afrique avec des recommandations aux
mains et aux pieds.
FONTANARÈS.
Eh bien ?
QUINOLA.
Soi-disant pour vous voler, nous avons à nous deux fabriqué,
payé une machine, cachée dans une cave.
FONTANARÈS.
Ah! un ami véritable rend le désespoir impossible, (n embrasse
Quinoia. — A Frégose.) Mouseigneur, écrivez au roi, bâtissez sur le
port un amphithéâtre pour deux cent mille spectateurs; dans dix
jours, j'accomplis ma promesse, et l'Espagne verra marcher un
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 241
vaisseau par la vapeur, contre les vagues et le vent. J'attendrai une
tempête pour la dompter.
FAUSTINE , à Quinola.
Tu as fabriqué une...
QUINOLA.
Non, j'en ai fabriqué deux, en cas de malheur.
FAUSTINE.
De quels démons t'es-tu donc servi?
QUINOLA.
De trois enfants de Job : Silence, Patience et Constance.
SCÈNE XIX
FAUSTINE, DON FRÉGOSE.
DON FRÉGOSE, à part.
Elle est odieuse, et je l'aime toujours.
FAUSTINE.
Je veux me venger, m'aiderez-vous?
DON FRÉGOSE.
Oui, nous le perdrons.
FAUSTINE.
Ah! vous m'aimez quand même, vous!
DON FRÉGOSE.
Hélas! après cet éclat, pouvez-vous être marquise de Frégose?
FAUSTINE.
Ohî si je le voulais...
DON FRÉGOSE.
Je puis disposer de moi; de mes aïeux, jamais.
FAUSTINE.
Un amour qui a des bornes, est-ce l'amour? Adieu, monsei-
gneur : je me vengerai à moi seule.
DON FRÉGOSE.
Chère Faustinel •
FAUSTINE.
Chère?
xviii. 46
242 THÉÂTRE.
DON FRÉGOSE.
Oui, bien chère, et rtiaintenant et toujours! Dès cet instant, il
ne me reste de don Frégose qu'un pauvre vieillard qui sera mal-
heureusement bien vengé par ce terrible artisan. Ma vie à moi est
finie. Ne me renvoyez point ces tableaux que j'ai eu tant de bon-
heur à vous offrir. (Apart.) Elle en aura bientôt besoin. (Haut.) Ils vous
rappelleront un homme de qui vous vous êtes joué, mais qui le
savait et qui vous pardonnait; car dans son amour il y avait aussi
de la paternité.
FAUSTINE.
Si je n'étais pas si furieuse, vraiment, don Frégose, vous m'at-
tendririez ; mais il faut savoir choisir ses moments pour nous faire
pleurer.
DON FRÉGOSE.
Jusqu'au dernier instant, j'aurai tout fait mal à propos, même
mon testament.
FAUSTINE,
Eh bien, si je n'aimais pas, mon ami, votre touchant adieu vous
vaudrait et ma main et mon cœur; car, sachez-le, je puis encore
être une noble et digne femme.
DON FRÉGOSE.
Oh! écoutez ce mouvement vers le bien, et n'allez pas, les yeux
fermés, dans un abîme.
FAUSTINE.
Vous voyez bien que je puis toujours être marquise de Frégose.
(EUe sort en riant.)
SCÈNE XX
DON FRÉGOSE, seul.
Les vieillards ont bien raison de ne pas avoir de cœiirl
ACTE CINQUIEME
Le théâtre représente la terrasse de l'hôted de ville de Barcelone, de chaque
côté duquel sont des pavillons. La terrasse, qui donne sur la mer, est terminée par
un balcon régnant au fond de la scène. On voit la haute mer, les mâts du vais-
seau du port. On entre par la droite et par la gauche.
Un grand fauteuil, des sièges et une table se trouvent à la droite du specta-
teur.
On entend le bruit des acclamations d'une foule immense.
Faustine regarde, appuyée au balcon, le bateau à vapour. Lothundiaz est à
gauche, plongé Jins la stupéfaction; don Frégose est à droite avec le secrétaire
qui a dressé le procès-verbal de l'expérience. Le grand inquisiteur occupe le
milieu de la scène.
SCÈNE PREMIERE
LOTHUNDIAZ, LE GRAND INQUISITEUR,
DON FRÉGOSE.
DON FRÉGOSE.
Je suis perdu, ruiné, déshonoré! Aller tomber aux pieds du roi,
je le trouverais impitoyable.
LOTHUNDIAZ.
A quel prix ai-je acheté la noblesse ! Mon fils est mort en Flandre
dans une embuscade, et ma fille se meurt; son mari, le gouver-
neur du Roussillon, n'a pas voulu lui permettre d'assister au
triomphe de ce démon de Fontanarès. Elle avait bien raison de me
dire que je me repentirais de mon aveuglement volontaire.
LE GRAND INQUISITEUR, à don Frégose.
Le saint-office a rappelé vos services au roi; vous irez comme
vice-roi au Pérou, vous pourrez y rétabli? votre fortune; mais ache-
vez votre ouvrage : écrasons l'inventeiu* pour étouffer cette funeste
invention.
Ui THÉÂTRE.
DON FRÉGOSE.
Et comment? Ne dois-je pas obéir aux ordres du roi, du moins
ostensiblement ?
LE GRAND INQUISITEUR.
Nous vous avons préparé les moyens d'obéir à la fois au saint-
office et au roi. Vous n'avez qu'à m' obéir, (a Lothundiaz.) Comte
Lothundiaz, en qualité de premier magistrat municipal de Barce-
lone, vous offrirez au nom de la ville une couronne d'or à don
Ramon, l'auteur de la découverte dont le résultat assure à 1 Es-
pagne la domination de la mer.
LOTHUNDIAZ, étonné-
A don Ramon !
LE GRAND INQUISITEUR et DON FRÉGOSE,
A don Ramon.
DON FRÉGOSE.
Vous le complimenterez.
LOTHUNDIAZ.
Mais
LE GRAND INQUISITEUR.
Ainsi le veut le saint-office.
LOTHUNDIAZ, pliant le genou.
Pardon !
DON FRÉGOSE.
Qu'entendeZ-VOUS crier par le peuple? (on crie : «vive don Ramon! »)
LOTHUNDIAZ.
Vive don Ramon ! Eh bien, tant mieux, je serai vengé du mal
que je me suis fait à moi-même.
SCÈNE II
Les MÊMES, DON RAMON, MATHIEU MAGIS,
L'HOTE DU SOLEIL-D'OR, GOPPOLUS, GARPANO,
ESTEBAN, GIRONE, et tout le Peuple.
Tous les personnages et le peuple forment un demi-cercle au centre duquel arrive
don Ramon.
LE GRAND INQUISITEUR.
Au nom du roi d'Espagne, de Castille et des Indes, je vous
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 245
adresse, don Ramon, les félicitations dues à votre beau génie.
(Il le conduit au fauteuil.)
DON RAMON.
Après tout, l'autre est la main, je suis la tête. L'idée est au-
dessus du fait. (A la foule.) Dans un pareil jour, la modestie serait
injurieuse pour les honneurs que j'ai conquis à force de veilles, et
Ton doit se montrer fier du succès.
LOTHUNDIAZ.
Au nom de la ville de Barcelone, don Ramon, j'ai l'honneur de
vous offrir cette couronne, due à votre persévérance et à l'auteur
d'une invention qui donne l'immortalité.
SCENE III
Les Mêmes, FONTANARÈS.
Il entre, ses vêtements souillés par le travail de son expérience.
DON RAMON.
J'accepte... (n aperçoit Fontanarès.) à la Condition de la partager avec
le courageux artisan qui m'a si bien secondé dans mon entreprise.
FAUSTINE.
Quelle modestie !
FONTANARÈS.
Est-ce une plaisanterie?
TOUS.
Vive don Ramon !
COPPOLUS.
Au nom des commerçants de la Catalogne, don Ramon, nous
venons vous prier d'accepter cette couronne d'argent, gage de leur
reconnaissance pour une découverte, source d'une prospérité nou-
velle.
TOUS.
Vive don Ramon !
DON RAMCfeN.
Cest avec un sensible plaisir que je vois le commerce com-
prendre l'avenir de la vapeur.
246 THÉÂTRE.
FONTANARÈS.
Avancez, mes ouvriers. Entrez, fLS du peuple, dont les mains
ont élevé mon œuvre, donnez-moi le témoignage de vos sueurs et
de vos veilles! Vous qui n'avez reçu que de moi les modèles,, par-
lez : qui, de don Ramon ou de moi, créa la nouvelle puissance
que la mer vient de reconnaître?
ESTEBAN,
Ma foi! sans don Ramon, vous eussiez été dans un fameux em-
barras.
MATHIEU MAGIS.
Il y a deux ans, nous en causions avec don Ramon, qui me sol-
licitait de faire les fonds de cette expérience.
FONTANARÈS, à don Frégose,
Monseigneur, quel vertige a siisi le peuple et les bourgeois de
Barcelone? J'accours au milieu des acclamations qui saluent don
Ramon, moi, tout couvert des glorieuses marques de mon travail,
et je vous vois immobile, sanctionnant le vol le plus honteux qui
se puisse consommer à la face du ciel et d'un pays!... (Murmures.)
Seul, j'ai risqué ma tête. Le premier, j'ai fait une promesse au roi
d'Espagne, seul je l'accomplis, et je trouve à ma place don Ramon,
un ignorant ! ( Murmures. )
DON FRÉGOSE.
Un vieux soldat ne se connaît guère aux choses de la science,
et doit accepter les faits accomplis. La Catalogne entière recon-
naît à don Ramon la priorité de l'invention, et tout l'e monde ici
déclare que sans lui vous n'eussiez rien pu faire; mon devoir est
d'instruire Sa Majesté le roi d'Espagne de ces circonstances'.
FONTANARÈS.
La priorité! oh! une preuve?
LE GRAND INQUISITEUR.
La voici! Dans son traité sur la fonte des canons, don Ramon
parle d'une invention appelée tonnerre par Léonard de Vinci, votre
maître, et dit qu'elle peut s'appliquer à la navigation.
DON RAMON.
Ah! jeune homme, vous aviez donc lu mes traités?..,
FONTANARÈS, à part.
Ho ! toute ma gloire pour une vengeance I
LES RESSOURCES DE QDINOLA. î47
SCÈNE IV
Les Mêmes, QUINOLA.
QUINOLA.
Monsieur, la poire était trop belle, il s'y trouve un ver.
FONTANARÈS.
Quoi?...
QUINOLA.
L'enfer nous a ramené, je ne sais comment, Monipodio altéré
de vengeance ; il est dans le navire avec une bande de démons, et
va le couler si vous ne lui assurez dix mille sequins.
FONTANARÈS. Il plie le genou.
Ah! merci. Océan que je voulais dompter, je ne trouve donc
que toi pour protecteur : tu vas garder mon secret jusque dans
l'éternité, (a Quinoia.) Fais que Monipodio gagne la pleine mer, et
qu'il y engloutisse le navire à l'instant.
QUINOLA.
Ah çà! voyons, entendons-nous! qui, de vous ou de moi, perd la
tête?
FONTANARÈS.
Obéis!
QUINOLA.
Mais, mon cher maître...
FONTANARÈS.
Il y va de ta vie et de la mienne.
QUINOLA.
Obéir sans comprendre; pour une première fois, je me risque.
(Il sort.)
SCÈNE V
Les Mêmes, hors QUINOLA.
FONTANARÈS, à don Frégose.
Monseigneur, laissons de côté la question de priorité, qui sera
facilement jugée; il doit m'être permis de retirer ma tête de ce
248 THÉÂTRE.
débat, et vous ne sauriez me refuser le procès-verbal que voici,
car il contient ma justification auprès du roi d'Espagne , notre
maître.
DON RAM ON.
Ainsi vous reconnaissez mes titres?...
FONïANARÈS.
Je reconnais tout ce que vous voudrez, même que 0 plus 0 est
un binôme.
DON FRÉGOSE, après s'être consulté avec le grand inquisiteur.
Votre demande est légitime. Voici le procès-verbal en règle,
nous gardons l'original.
FONTANARÈS.
J'ai donc la vie sauve. Vous tous ici présents, vous regardez don
Ramon comme le véritable inventeur du navire qui vient de mar-
cher par la vapeur en présence de deux cent mille Espagnols?
TOUS.
Oui... ( Quinola se montre.)
FONTANARÈS.
Eh bien, don Ramon a fait le prodige, don Ramon pourra le recom-
mencer (On entend un grand bruit. ) ; le prodige n'cxistO pluS. Une telle
puissance n'est pas sans danger; et le danger, que don Ramon ne
soupçonnait pas, s'est déclaré pendant qu'il recueillait les récom-
penses. (Cris au dehors. Tout le monde retourne au balcon voir la mer.) Je SUIS
vengé!
DON FRÉGOSE.
Que dira le roi?
LE GRAND INQUISITEUR.
La France est en feu, les Pays-Bas sont en pleine révolte, Calvin
a remué l'Europe, le roi a trop d'affaires sur les bras pour s'occu-
per d'un vaisseau. Cette invention et la Réforme, c'est trop à la
fois. Nous échappons encore pour quelque temps à la voracité des
peuples. (Tous sortent.)
LES RESSOURCES DE QUINOLA. 249
SCÈNE VI
QUINOLA, FONTANARÈS, FAUSTINF:.
FAUSTINE.
Alfonso, je vous ai fait bien du mal I
FONTANARÈS.
Marie est morte, madame : je ne sais plus ce que veulent dire
les mots mal et bien.
QUINOLA.
Le voilà un homme.
FAUSTINE.
Pardonnez-moi, je me dévoue à votre nouvel avenir.
FONTANARÈS.
Pardon I ce mot est aussi effacé de mon cœur. 11 y a des situa-
tions où le cœur se brise ou se bronze. J*avais naguère vingt-cinq
ans; aujourd'hui, vous m'en avez donné cinquante. Vous m'avez
fait perdre un monde, vous m'en devez un autre...
QUINOLA.
Oh! si nous tournons à la politique!...
FAUSTINE.
Mon amour, Alfonso, ne vaut-il pas un monde?
FONTANARÈS.
Oui, car tu es un magnifique instrument et de destruction et de
ruine. Maintenant, par toi je dompterai tous ceux qui jusqu'à pré-
sent m'ont fait obstacle : je te prends, non pour femme, mais pour
esclave, et tu me serviras.
FAUSTINE.
Aveuglément.
FONTANARÈS.
Mais sans espoir de retour... tu le sais, il y a da bronze, là.
(Il se frappe le cœur.) Tu m'as appi'is co qu'ost le mondo î 0 monde
des intérêts, de la ruse, de la politique et des perfidies, à nous
deux maintenant! *
QOINOLA.
Monsieur?
250 THÉÂTRE.
FONTANARÈS.
Eh bien?
QUINOLA.
En SLiis-je i
FONTANARÈS.
Toi, tu es le seul pour lequel il y ait encore une place dans mon
cœur. A nous trois, nous allons...
FAUSTINE.
Où?
FONTANARliS.
En France.
FAUSTINE.
Partons promptement ; je connais l'Espagne, et l'on y doit médi-
ter votre mort.
OUINOLA, au public.
Les ressources de Quinola sont au fond de l'eau ; daignez excu-
ser nos fautes, nous ferons sans doute beaucoup mieux à Paris.
Décidément, je crois que l'enfer est pavé de bonnes inventions.
PAMÉLA GIRAUD
PIÈCE EN CINQ ACTES
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PAR-Î>
»UR LE THEATRE DE LA GAIETÉ, LE 20 SEPTEMBRE 1843
ET REPRISE AU THÉÂTRE DU GYMNASE-DRAMATIQUE
LE 6 JUILLET 1859,
PERSONNAGES
GAIETÉ. 6TMNASB.
LE GÉNÉRAL DE VERBY MM. Saint-Mar. Landrol.
DUPRÉ, avocat Joseph, Geoffroy.
ROUSSEAU Edouard. Blaisot.
JULES ROUSSEAU, son fils . . . Gouget. Dieudonn^,
JOSEPH BINET Francisque jeune. Lesueur.
LE PÈRE GIRAUD Dubourjal. Francisque jeune.
UN AGENT SUPÉRIEUR DE LA
POLICE FouRNEL. Blondel;
ANTOLNE, domestique de Rous-
seau Pradier. Leménil.
UN COMMISSAIRE DE POLICE. . Coste. Louis.
UN JUGE D'INSTRUCTION. ... — Doisy.
UN HUISSIER — IsMABL.
UN DOMESTIQUE — Léon.
UN AMI — Charles.
PAMÉLA GIRAUD M">" Saint-Albin. Victoria.
MADAME VEUVE DU BROCARD . Mêlante. Mélanie.
MADAME ROUSSEAU Stéphanie. Chéri-Lesueur.
MADAME GIRAUD Chéza. Georgina.
JUSTINE, femme de chambre de
madame Rousseau Lagrange, Dieudonné.
Agents de police, Gendarmes,
PAMELA GIRAUD
ACTE PREMIER
Le théâtre représente une mansarde et l'atelier d'une fleuriste. Au lever du
rideau, Paméla travaille, et Joseph Binet est assis. La mansarde va vers le fond du
théâtre : la porte est à droite; à gauche une cheminée. La mansarde est occupée
de manière qu'en se baissant, un hommo paisse tenir sous le toit au fond de la toilo,
à côté de la croisée.
SCENE PREMIERE
PAMÉLA, JOSEPH BINET, JULES ROUSSEAU.
PAMÉLA.
Monsieur Joseph Binet I
JOSEPH.
Mademoiselle Paméla Giraud ?
PAMÉLA.
Vous voulez donc que je vous haïsse?
JOSEPH.
Dame! si c'est le commencement de l'amour..., haïssez-moi!
PAMÉLA.
Ah çà! parlons raison.
JOSEPH.
Vous ne voulez donc pas que je vous dise combien je vous ainio?
PAMÉL^
Ah! je vous dis tout net, puisque vous m'y forcez, que je ne
veux pas être la femme d'un garçon tapissier.
254 THÉÂTRE.
JOSEPH.
Est-il nécessaire de devenir empereur, ou quelque chose comme
ça, p^ur épouser une fleuriste ?
PAMÉLA.
Non... Il faut être aimé, et je ne vous aime d'aucune manière.
JOSEPH.
D'aucune manière ! Je croyais qu'il n'y avait qu'une manière
d'aimer.
PAMÊLA.
Oui... mais il y a plusieurs manières de ne pas aimer. Vous
pouvez être mon ami, sans que je vous aime.
JOSEPH.
O'i'
PAMÉLA.
Vous pouvez m'être indifférent...
JOSEPH.
Ah!
PAMÉLA.
Vous pouvez m'être odieux!... Et, dans ce moment, vous m'en-
nuyez, ce qui est pis î
JOSEPH.
Je l'ennuie! moi qui me mets en cinq pour faire tout ce qu'elle
veut.
PAMÉLA.
Si vous faisiez ce que je veux, vous ne resteriez pas ici.
JOSEPH.
Si je m'en vas..., m'aimerez-vous un peu?
PAMÉLA.
Mais puisque je ne vous aime que quand vous n'y êtes pas!
JOSEPH.
Si je ne venais jamais?
PAMÉLA.
Vous me feriez plaisir.
JOSEPH.
Mon Dieu ! pourquoi, moi, premier garçon tapissier de M. Morel,
on passe d3 devenir mon propre bourgeois, suis-je devenu amou-
reux de mademoiselle? Non... Je suis arrêté dans ma carrière...
PAMÉLA GIRAUD. 255
je rêve d'elle... j'en deviens bête. Si mon oncle savait!... Mais il y
a d'autres femmes dans Paris, et... après tout, mademoiselle Paméla
Giraud, qui êtes-vous, pour être ainsi dédaigneuse?
PAMÉLA.
Je suis la fille d'un pauvre tailleur ruiné, devenu portier. Je
gagne de quoi vivre... si ça peut s'appeler vivre! en travaillant
nuit et jour... A peine puis-je aller faire une pauvre petite partie
aux Prés-Saint-Gervais, cueillir des lilas; et, certes, je reconnais
que le premier garçon de M. Morel est tout à fait au-dessus de
moi... je ne veux pas entrer dans une famille qui croirait se mé-
sallier... Les Binet !
JOSEPH.
Mais qu'avez-vous depuis huit ou dix jours, la, ma chère petite
gentille mignonne de Paméla? il y a dix jours, je venais tous les
soirs vous tailler vos feuilles, je faisais les queues aux roses, les
cœurs aux marguerites; nous causions, nous allions quelquefois au
mélodrame nous régaler de pleurer... et j'étais le u bon Joseph »,
« mon petit Joseph »... enfin un Joseph dans lequel vous trouviez
l'étoffe d'un mari... Tout à coup... zeste! plus rien.
PAMÉLA.
Mais allez-vous-en donc!... vous n'êtes là ni dans la rue, ni chez
vous.
JOSEPH.
Eh bien, je m'en vais, mademoiselle... on s'en va! je causerai
dans la loge avec maman Giraud; elle ne demande pas mieux
que de me voir entrer dans sa famille, elle; elle ne change pas
d'idée !
PAMÉLA.
Eh bien, au lieu d'entrer dans sa famille, entrez dans sa loge,
monsieur Joseph ! allez causer avec ma mère, allez !... (n sort.) Il les
occupera peut-être assez pour que M. Adolphe puisse monter sans
être vu. Adolphe Durand ! le joli nom ! c'est la moitié d'un roman !
et le joli jeune homme ! Enfin, depuis quinze jours, c'est une per-
sécution... Je me savais bien un peu jolie; mais je ne me croyais
pas si bien qu'il dit. Ce doit être un artiste, un employé ! Quel qu'il
soit, il me plaît; il est si comme il faut! Pourtant, si sa mine était
trompeuse, si c'était quelqu'un de mal... car enfin cette lettre qu'il
256 THÉÂTRE.
vient de me faire envoyer si mystérieusement... (Eiie la tire de son
corset, et lisant. ) (( Attendez-moi ce soir, soyez seule, et que per-
sonne ne me voie entrer, si c'est possible; il s'agit de ma vie, et si
vous saviez quel affreux malheur me poursuit!... Adolphe Durand. »
Écrit au crayon. Il s'agit de sa vie !... je suis dans une anxiété...
JOSEPH, revenant.
Tout en descendant l'escalier, je me suis dit : « Pourquoi
Paméla...? » (Jules paraît.)
PAMÉLA.
Ah!
Quoi? (Jules disparaît.)
JOSEPH.
PAMÉLA.
îl m'a semblé voir... J'ai cru entendre un bruit là-haut! Allez
do:ic visiter le grenier au-dessus, peut-être quelqu'un s'est-il
caché là ! Avez-vous peur, vous?
JOSEPH.
Non.
PAMÉLA.
Eh bien, montez, fouillez ! sans quoi, je serais effrayée pendant
toute la nuit.
JOSEPH.
J'y vais... je monterai sur le toit si vous voulez, (n entre à gauche
par une petite porte qui conduit au grenier. )
PAMÉLA, l'accompagnant.
Allez. (Jules entre.) Ah! monsieur , quel rôle vous me faites
jouer!
JULES.
Vous me sauvez la vie, et peut-être ne le regretterez -vous pasi
vous savez combien je vous aime ! (n lui baise la main.)
PAMÉLA.
Je sais que vous me l'avez dit; mais vous agissez...
JULES.
Gomme avec une libératrice.
PAMÉLA.
Vous m'avez écrit... et cette lettre m'a ôté toute ma sécurité...
Je ne sais p4us ni qui vous êtes, ni ce qui vous amène.
PAMÉLA GIRAUD. 2I>7
JOSEPH, en dehors.
Mademoiselle, je suis dans le grenier... J'ai vu sur le toit.
JULES.
Il va revenir... où me cacher?
PAMÉLA.
Mais vous ne pouvez rester ici !
JULES.
Vous voulez me perdre, Paméla !
PAMÉLA.
Le voici! Venez... là!.., (EUe le cache sous la mansarde.)
JOSEPH, revenant.
Vous n'êtes pas seule, mademoiselle?
PAMÉLA.
Non... puisque vous voilà.
JOSEPH.
J*ai entendu quelque chose comme une voîx d'homme.,. La voix-
monte !
PAMÉLA.
Damel elle descend peut-être aussi... Voyez dans l'escalier.,.
JOSEPH.
Oh! je suis sûr...
PAMÉLA.
De rien. Laissez-moi, monsieur; je veux être seule.
JOSEPH.
Avec une voix d'homme ?
PAMÉLA,
Vous ne me croyez donc pas ?
JOSEPH.
Mais j'ai parfaitement entendu.
PAMÉLA.
Rien.
JOSEPH,
Ah! mademoiselle!
PAMÉLA.
Et, si VOUS aimez mieux croire les t)ruits qui vous passent par
les oreilles que ce que je vous dis, vous ferez un fort mauvais
mari... J'en sais maintenant assez sur votre compte...
xviii. 17
^58 THÉÂTRE.
JOSEPH.
Ça n'empêche pas que ce que j'ai cru entendre...
PAMÉLA.
Puisque vous vous obstinez, vous pouvez le croire... Oui, vous
avez entendu la voix d'un jeune homme qui m'aime et qui fait tout
ce que je veux... il disparaît quand il le faut, et il vient à volonté.
Eh bien, qu'attendez-vous? croyez-vous que, s'il est ici, votre pré-
sence nous soit agréable? Allez demander à mon père et à ma
mère quel est son nom... 11 a dû le leur dire en montant, lui et sa
voix.
JOSEPH.
Mademoiselle Paméla, pardonnez à un pauvre garçon qui est fou
d'amour... Ce n'est pas le cœur que je perds, c'est la tête, aussitôt
qu'il s'agit de vous. Ne sais-je pas que vous êtes aussi sage que
belle ? que vous avez dans l'àme encore plus de trésors que vous
n'en portez? Aussi... *tenez, vous avez raison, j'entendrais dix voix,
je verrais dix hommes là, que ça ne me ferait rien... mais un...
PAMÉLA.
Eh bien ?
JOSEPH.
Un... ça me gênerait davantage. Mais je m'en yais; c'est pour
rire que je vous dis tout ça... je sais bien que vous allez être seule.
Au revoir, mademoiselle Paméla; je m'en vas... j'ai confiance.
PAMÉLA, à part.
Il se doute de quelque chose.
JOSEPH, à part.
11 y a quelqu'un ici... Je cours tout dire au père et à la mèm
Giraud. (Haut.) Au revoir, mademoiselle Paméla. (n sort.)
SCÈNE II
PAMÉLA, JULES.
PAMÉLA.
Monsieur Adolphe, vous voyez à quoi vous m'exposez... Le pauvre
garçon est un ouvrier plein de cœur ; il a un oncle assez riche pour
l'établir; il veut m'épouser, et en un moment j'ai perdu mon ave-
PAMÉLA GIRAUD. S59
nii*... et pour qui? je ne vous connais pas, et, à la manière dont
vous jouez l'existence d'une jeune fille qui n'a pour elle que sa
bonne conduite, je devine qw^ vous vous en croyez le droit... Vous
êtes riche, et vous vous moquez des geiîs pauvres !
JULES.
Non, ma chère Paméla!... je sais qui vous êtes, et je vous ai ap-
préciée... Je vous aime, je suis riche, et nous ne nous quitterons
jamais. Ma voiture de voyage est çbez un ami, à la porte Saint-
Denis; nous irons la prendre à pied; je vais m' embarquer pour
l'Angleterre. Venez, je vous expliquerai mes intentions, car le
moindre retard pourrait m'être fatal.
Quoi!...
JULES.
Et vous verrez...
PAMiÉLA.
Êtes-vous dans votre bon sens, monsieur Adolphe? Après m* avoir
suivie depuis un mois, m' avoir vue deux fois au bal, et m'avoir
écrit des déclarations comme les jeunes gens de votre sorte en font
à toutes les femmes, vous venez me proposer de but en blanc un
enlèvement?
JULES.
Ah ! mon Dieu ! pas un instant de retard ! vous vous repentiriez
de ceci toute votre vie, et vous vous apercevriez trop tard de la
perte que vous auriez faite.
PAMÉLA.
Mais, monsieur, tout peut se dire en deux mots.
JULES.
Non... Quand il s'agit d'un secret d'où dépend la vie de plusieurs
hommes.
PAMÉLA.
S'il s'agit de vous sauver la vie, quoique je n'y comprenne rien,
et qui que vous soyez, je ferai bien des choses; mais de quelle
utilité puis-je vous être dans votre fuite? pourquoi m'emmener en
Angleterre ? •
JULES.
Enfant!... on ne se défie pas de deux amants qui s'en-
260 THÉÂTRE.
fuient!... et enfin, je vous aime assez pour oublier tout, et encou-
rir la colère de mes parents... Une fois mariés à Gretna-Green...
PAMÉLA, à part.
Ah! mon Dieu!... moi, je suis toute bouleversée! un beau jeune
homme qui vous presse... vous supplie... et qui parle d'épouser...
JULES.
On monte... Je suis perdu !... vous m'avez livré !...
PAMÉLA.
Monsieur Adolphe, vous me faites peur ! que peut-il donc vous
arriver?... Attendez... je vais voir.
JULES.
En tout cas, prenez ces vingt mille francs sur vous, ils seront
plus en sûreté qu'entre les mains de la justice... Je n'avais qu'une
demi-heure... et... tout est dit!
PAMÉLA.
Ne craignez rien... c'est mon père et ma mère!...
JULES.
Vous avez de l'esprit comme un ange... Je me fie à vous... mais
songez qu'il faut sortir d'ici, sur-le-champ, tous deux ; et je vous
jure sur l'honneur qu'il n'en résultera rien que de bon pour vous.
SCÈNE III
PAMÉLA, GIRAUD et MADAME GIRAUD.
PAMÉLA.
C'est décidément un homme en danger... et qui m'aime... deux
raisons pour que je m'intéresse à lui !...
MADAME GIRAUD.
Eh bien, Paméla, toi, la consolation de tous nos malheurs, l'ap-
pui de notre vieillesse, notre seul espoir !
GIRAUD.
Une fille élevée dans des principes sévères,
MADAME GIRAUD.
Te tairas-tu, Giraud?... tu ne sais ce que tu dis.
GIRAUD.
Oui, madame Giraud.
PAMÉLA GIRAUD. 261
MADAME GIRAUD.
Enfin, Paméla, tu étais citée dans tout le quartier, et tu pouvais
devenir utile à tes parents dans leurs vieux jours I...
GIRAUD.
Digne du prix de vertu !...
PAMÉLA.
Mais je ne sais pas pourquoi vous me grondez.
MADAME GIRAUD.
Joseph vient de nous dire que tu cachais un homme chez toi.
GIRAUD.
Oui... une voix.
MADAME GIRAUD.
Silence, Giraud!... Paméla, n'écoutez pas votre père!
PAMÉLA.
Et vous, ma mère, n'écoutez pas Joseph.
GIRAUD.
Que te disais-je dans l'escalier, madame Giraud? Paméla sait
combien nous comptons sur elle... elle veut faire un bon mariage,
autant pour nous que pour elle; son cœur saigne de nous voir por-
tiers, nous, l'auteur de ses jours !... elle est trop sensée pour faire
une sottise... N'est-ce pas, mon enfant, tu ne démentiras pas ton
père?
MADAME GIRAUD.
Tu n'as personne, n'est-ce pas, mon amour? car une jeune
ouvrière qui a quelqu'un chez elle, à dix heures du soir... enfin...
il y a de quoi perdre...
PAMÉLA.
Mais il me semble que, si j'avais quelqu'un, vous l'auriez vu
passer.
GIRAUD.
Elle a raison.
MADAME GIRAUD.
Elle ne répond pas ad rem... Ouvre-moi la porte de cette
chambre...
PAMÉLA. •
Ma mère, arrêtez... vous ne pouvez entrer là, vous n'y entrerez
pas!... Écoutez-moi : comme je vous aime, ma mère, et vous,
262 THÉÂTRE.
mon père, je n'ai rien à me reprocher!... et j'en fais serment
devant Dieu !... cette confiance que vous avez eue si longtemps en
votre fille, vous ne la lui retirerez pas en un instant!...
MADAME GIRAUD.
Mais pourquoi ne pas nous dire...?
PAMÊLA, à part.
Impossible!... s'ils voyaient ce jeune homme, bientôt tout le
monde saurait...
GIRAUD, l'interrompant.
Nous sommes ses père et mère, et il faut voir!...
PAMÉLA.
Pour la première fois, je vous désobéis!... mais vous m'y for-
cez!... ce logement, je le paye du fruit de mon travail!... Je suis
majeure... maîtresse de mes actions.
MADAME GIRAUD.
Ah! Paméla!... vous en qui nous avions mis toutes nos espé-
rances!»..
GIRAUD.
Mais tu te perds!... et je resterai portier durant mes vieux
jours!
PAMÉLA.
Ne craignez rien!... oui, il y a quelqu'un ici; mais silence!...
vous allez retourner à la loge, en bas... vous direz à Joseph qu'il
ne sait ce qu'il dit, que vous avez fouillé partout, qu'il n'y a per-
sonne chez moi; vous le renverrez... Alors, vous verrez ce jeune
homme; vous saurez ce que je compte faire... et vous garderez le
plus profond secret sur tout ceci.
GIRAUD.
Malheureuse!... pour qui prends-tu ton père? (n aperçoit les biiïets
de banque sur la table.) Ah! qu'est-ce que c'ost que cela? des billets
de banque!
MADAME GIRAUD.
Des billets!... (Elle s'éloigne de Paméla.) Paiïiéla, d'où avoz-vous
cela?
PAMÉLA.
Je vous l'écrirai.
GIRAUD.
Nous récrire !.,.. elle va donc se faire enlever?
PAMÉLA GIRAUD. têt
SCÈNE IV
Les MÊMES, JOSEPH, entrant.
JOSEPH.
rétais bien sûr que c'était pas grand'chose de bon... c'est un
chef de voleurs, un brigand... La gendarmerie, la police, la justice,
tout le tremblement, la maison est cernée!
JULES, pataiiisant.
Je suis perdu!
PAMÉLA.
J*ai fait tout ce qvté j'ai pu !
GIMAUD.
Ah çà! qui étes-vous, monsieur?
JOSEPH.
Êtes-vous un...?
MADAME CrKAUD.
Parlez !
JULES.
Sans cet imbécile, j'étais sauvé!... Vous aurez fa perte d'un
homme à vous reprocher.
PAMÉLA.
Monsieur Adolphe, êtes-vous innocent?
Oui!
PAMÉLA.
Que faire? (indfq'ttant la lucarâe.) Ah! par ici; nous allofis déjouer
leurs poursuites. (Elle ouvre la lucarne, qui est occupée par des agents.)
JULES.
11 n'est plus temps!... Secondez-moi seulement... voici ce que
vous direz : Je suis l'amant de votre fille, et je vous la demande
en mariage... Je suis majeur... Adolphe Durand, fils d'un riche
négociant de Marseille.
GinAUD^
Un amour légitime et riche!... Jeune homme, je vous prends
sous ma protection.
264 THÉÂTRE.
SCENE V
Les Mêmes, un Commissaire de police, un Agent supérieur
DE LA police, AgENTS et SOLDATS.
GIRAUD.
Monsieur, de quel droit entrez-vous dans une maison habitée...
dans le domicile d'une enfant paisible?...
JOSEPH.
Oui, de quel droit?
LE COMMISSAIRE.
Jeune homme, ne vous inquiétez pas de notre droit!... vous
étiez tout à l'heure très-complaisant, en nous indiquant où pouvait
être l'inconnu, et vous voilà bien hostile.
PAMÉLA.
Mais que cherchez-vous? que voulez-vous?
LE COMMISSAIRE.
Vous savez donc que nous cherchons quelqu'un ?
GIRAUD.
Monsieur, ma fille n'a pas d'autre personne avec elle que son
futur époux, monsieur...
LE COMMISSAIRE,
M. Rousseau.
PAMÉLA.
M. Adolphe Durand.
GIRAUD.
Rousseau, connais pas... Monsieur est M. Adolphe Durand.
MADAME GIRAUD.
Fils d'un négociant respectable de Marseille,
JOSEPH.
Ah! vous me trompiez!... ah!... voilà le secret de votre froi-
deur, mademoiselle, et monsieur est...
LE COMMISSAIRE, à l'agent supérieur de la police.
Ce n'est donc pas lui?
l'agent.
Mais si... J'en suis sur!... (a ses hommes.) Exécutez mes ordres.
PAMÉLA GIRAUD. 265
JULES.
Monsieur... je suis victime de quelque méprise... Je ne me
nommQ pas Jules Rousseau.
l'agent.
Âh! vous savez son prénom, que personne de nous n*a dit en-
core 1
JULES.
Mais j'en ai entendu parler... Voici mes papiers, qui sont par-
faitement en règle.
LE COMMISSAIRE.
Voyons, monsieur!
GIRAUD.
Messieurs, je vous assure et vous affirme...
l'agent.
Si vous continuez sur ce ton, et que voui vouliez nous faire
croire que monsieur est M. Adolphe Durand, fils d'un négociant
de...
MADAME GIRAUD.
De Marseille...
l'agent.
Vous pourriez être tous arrêtés comme ses complices, écroués à
la Conciergerie ce soir, et impliqués dans une affaire d'où l'on ne
se sauvera pas facilement... Tenez-vous à votre personne?
GIRAUD.
Beaucoup !
l'agent.
Eh bien, taisez-vous.
MADAME GIRAUD.
Tais-toi donc, Giraud !
PAMÉLA.
Mon Dieu I pourquoi ne l'ai-je pas cru sur-le-champ?
LE COMMISSAIRE, aux agents.
Fouillez monsieur! (on tend à ragent supérieur le mouchoir de Jules.)
l'agent.0
Marqué d'un J et d'un R... Mon cher monsieur, vous n'êtes pas
très-rusé I
266 THÉÂTRE.
JOSEPH.
Qu'est-ce qu'il peut avoir fait?... est-ce que vous en seriez,
mamselle?
PAMÉLA.
Vous serez cause de sa perte... ne me reparlez jamais!
l'agent.
Monsieur, voici la carte à payer de votre dîner... vous avez dîné
au Palais-Royal, aux Fr^h^es- Provençaux; vous y avez écrit un
billet au crayon, et ce billet vous l'avez envoyé ici par un de vos
amis, M. Adolphe Durand, qui vous a prêté son passe-port... Nous
sommes sûrs de votre identité ; vous êtes M. Jijles Rousseau.
JOSEPH.
Le fils du riche M. Rousseau, pour qui nous avons un ameuble-
ment.
LE COMMISSAIRE,
Taisez-vous I
Suivez-nous !
L AGENT.
JULES.
Allons, monsieur! (a Giraud et à sa femme.) Pardoiinez-moi l'ennui
que je vous cause... Et vous, Paméla, ne m'oubliez pas! Si vous
ne me revoyez plus, gardez ce que je vous ai remis et soyez heu-
reuse.
GIRAUD.
Seigneur, mon Dieu I
PAMÉLA.
Pauvre Adolphe!
LE COMMISSAIRE, aux agents.
Restez!... nous allons visiter cette mansarde et vous interroger
tousl
JOSEPH BINET, avec horreur.
Ah! ahl... elle me préférait un malfaiteur! (Juies est remis aux
mains des soldats.)
ACTE DEUXIEME
Le théâtre représente un salon. Antoine est occupé à parcourir les journaux.
SCÈNE PREMIERE
ANTOINE, JUSTINE.
JUSTINE.
Eh bien, Antoine, avez-vous lu les journaux?
ANTOINE.
N'est-ce pas une pitié, que, nous autres domestiques, nous ne
puissions savoir ce qui se passe relativement à M. Jules que par
les journaux?
JUSTINE.
Mais, monsieur, madame et mademoiselle du Brocard, leur sœur,
ne savent rien... M. Jules a été pendant trois mois... comment ils
appellent cela... être au secret?
ANTOINE.
Il paraît que le coup était fameux, il s'agissait de remettre
l'autre...
JUSTINE.
Dire qu'un jeune homme qui n'avait qu'à s'amuser, qui devait
un jour avoir les vingt mille livres de rente de sa tante, et la for-
tune de ses père et mère, qui va bien au double, se soit fourré
dans une conspiration !
ANTOINE.
Je l'en estime, car c'était pour «amener l'empereur!... P'aites-
moi couper le cou si vous voulez... Nous sommes seuls... vous
n'êtes pas de la police : vive l'empereur!
268 THÉÂTRE.
JUSTINE.
Taisez-vous donc, vieille bête!... si Ton vous entendait, on nous
arrêterait.
ANTOINE.
Je n'ai pas peur, Dieu merci!... mes réponses au juge d'instruc-
tion ont été solides; je n'ai pas compromis M. Jules, comme les
traîtres qui l'ont dénoncé.
JUSTINE.
Mademoiselle du Brocard, qui doit avoir de fameuses économies,
pourrait le faire sauver, avec tout son argent.
ANTOINE.
Ah! ouin!... depuis l'évasion de Lavalette, c'est impossible! ils
sont devenus extrêmement difficiles aux portes des prisons, et ils
n'étaient pas déjà si commodes... M. Jules la gobera, voyez-vous;
ça sera un martyr. J'irai le voir, (on sonne. Antoine sort.)
JUSTINE.
11 rira voir! quand on a connu quelqu'un, je ne sais pas com-
ment on a le cœur de... Moi, j'irai à la cour d'assises; ce pauvre
enfant, je lui dois bien cela.
SCENE II
DUPRÉ, ANTOINE, JUSTINE.
ANTOINE, à part, voyant entrer Dupré.
Ah! l'avocat. (Haut.) Justine, allez prévenir madame, (a part.)
L'avocat ne me paraît pas facile. (Haut.) Monsieur, y a-t-il quelque
espoir de sauver ce pauvre M. Jules?
DUPRÉ.
Vous aimez donc beaucoup votre jeune maître?
ANTOINE.
C'est si naturel !
DUPRÉ.
Que feriez-vous pour le sauver?
ANTOINE.
Tout, monsieur I
PAMÉLA GIUAUD. 269
DDPRÉ.
Rien!
ANTOINE.
Rien!... Je témoignerai tout ce que vous voudrez.
DUPRÉ.
Si l'on vous prenait en contradiction avec ce que vous avez déjà
dit, et qu'il en résultât un faux témoignage, savez-vous ce que
vous risqueriez?
ANTOINE.
Non, monsieur.
DUPRÉ.
Les galères.
ANTOINE.
Monsieur, c'est bien dur!
DUPRÉ.
Vous aimeriez mieux le servir sans vous compromettre?
ANTOIiNE.
Y a-t-il un autre moyen?
DUPRÉ.
Non.
ANTOINE.
Eh bien, je me risquerai.
DUPRÉ, à part.
Du dévouement !
ANTOINE.
Monsieur ne peut pas manquer de me faire des rentes.
JUSTINE.
Voici madame.
SCÈNE TU
Les Mêmes, MADAME ROUSSEAU.
MADAME ROUSSEAU, à Dupré.
Ah! monsieur, nous vous alfendions avec une impatience!
(A Antoine.) Autoine ! vite, prévenez mon mari, (a Dupré.) Monsieur,
je n'espère plus qu'en vous.
270 THÉÂTRE.
DUPRÉ.
Croyez, madame, que j'entreprendrai tout..,
MADAME ROUSSEAU.
Oh! merci. .^ et, d'ailleurs, Jules n'est pas coupable... Lui conspi-
rer!... un pauvre enfant, comment peut-on le craindre, quand, au
moindre reproche, il reste tremblant devant moi... moi, sa mère?
Ah ! monsieur, dites que vous me le rendrez !
ROUSSEAU, entrant, à Antoine.
Oui, le général Verby, je l'attends... Dès qu'il viendra... (A©upré.)
Eh bien, mon cher monsieur Dupré?...
DUPRÉ.
La bataille commence sans doute demain; aujourd'hui, les pré-
paratifs, l'acte d'accusation.
ROUSSEAU.
Mon pauvre Jules a-t-il donné prise...?
DUPRÉ.
11 a tout nié... et a parfaitement joué son rôle d'innocent; mais
nous ne pourrons opposer aucun témoignage à ceux qui l'acca-
blent.
ROUSSEAU.
Ah! monsieur, sauvez mon fils, et la moitié de ma fortune est
à vous.
DUPRÉ.
Si j'avais toutes les moitiés de fortune qu'on m'a promises...^ je
serais trop riche.
ROUSSEAU.
Douteriez-vous de ma reconnaissance?
DUPRÉ.
J'attendrai les résultats, monsieur.
MADAME ROUSSEAU.
Prenez pitié d'une pauvre mère!
DUPRÉ.
Madame, je vous le jure, rien n'excite plus ma curiosité, ma
sympathie, qu'un sentiment réel, et à Paris le vrai est si rare, que
PAMÊLA GIRAUD. 274
je ne saurais rester insensible à la douleur d'une famille menacée
de perdre un fils unique... Comptez sur moi.
ROUSSEAU.
Ah! monsieur!...
SCÈNE IV
Les Mêmes, LE GÉNÉRAL DE VERBY,
MADAME DU BROCARD.
MADAME DU BROCARD, amenant de Verby.
Venez, mon cher général.
DE VERBY, saluant Dupré.
Ah! monsieur... je viens seulement d'apprendre...,
ROUSSEAU, présentant Dupré à de Verby.
Général, M. Dupré. (Dupré et de Verby se saluent.)
DUPRÉ, à part, pendant que de Verby parle à Rou.sseau.
Le général d'antichambre; sans autre capacité que le nom de
son frère, gentilhomme de la chambre : il ne me paraît pas être
ici pour rien...
DE VERBY, à Dupré.
Monsieur est, selon ce que je viens d'entendre, chargé de la
<3éfense de M. Jules Rousseau dans la déplorable affaire...
DUPRÉ.
Oui, monsieur... une déplorable affaire, car les vrais coupables
ne sont pas en prison; la justice sévira contre les soldats, et les
chefs sont, comme toujours, à l'écart... Vous êtes le général vi-
comte de Verby?
DE VERBY.
Le général Verby... Je ne prends pas de titre... mes opinions...
Sans doute, vous connaissez l'instruction?
DUPRÉ.
Depuis trois jours seulement, nous communiquons avec les ac-
cusés. •
DE VERBY.
Et que pensez-vous do l'affahe?
272 THÉÂTRE.
TOUS.
Oui, parlez.
DUPRÊ.
D'après l'habitude que j'ai du Palais, je crois deviner qu'on es-
père obtenir des révélations en offrant des commutations de peine
aux condamnés.
DE VERBY.
Les accusés sont tous gens d'honneur.
ROUSSEAU.
Mais...
DUPRÉ.
Le caractère change en face de l'échafaud, surtout quand on a
beaucoup à perdre.
DE VERBY, à part.
On ne devrait conspirer qu'avec des gens qui n'ont pas un sou.
DUPRÉ.
J'engagerai mon client à tout révéler,
ROUSSEAU.
Sans doute.
MADAME DU BROCARD.
Certainement,
MADAME ROUSSEAU.
Il le faut.
DE VERBY, inquiet.
Il n'y a donc aucune chance de salut pour lui?
DUPRÉ.
Aucune! le parquet peut démontrer quil était du nombre de
ceux qui ont commencé l'exécution du complot.
DE VERBY.
J'aimerais mieux perdre la tête que l'honneur.
DUPRÉ.
C'est selon l si l'honneur ne vaut pas h tête,
DE VERBY.
Vous avez des idées...
ROUSSEAU.
Ce sont les miennes...
PAMÉLA GIRAUD. 873
DUPRÉ.
Ce sont celles du plus grand nombre. J'ai vu faire beaucoup de
choses pour sauver la tête... Il y a des gens qui mettent les autres
en avant, qui ne risquent rien, et recueillent tout après le succès.
Ont-ils de l'honneur ceux-là? est-on tenu à quelque chose en-
vers eux ?
DE VERBY.
, A rien ; ce sont des misérables !
DUPRÉ, à part.
11 a bien dit cela... Cet homme a perdu le pauvre Jules... je veil-
lerai sur lui.
SCÈNE V
Les Mêmes, ANTOINE, puis JULES, amené par des agents.
ANTOINE.
Madame!... monsieur!... une voiture vient de s'arrêter, dji
hommes en descendent... M. Jules est avec eux; on l'amène,
M. et madame ROUSSEAU.
Mon fils!
MADAME DU BROCARD.
Mon neveu !
DUPRÉ.
Oui... sans doute, une visite... des recherches dans ses papiers.
ANTOINE.
Le voici !
JULES paraît au fond, suivi par des agents et un juge d'instruction;
il court vers sa mère.
Ma mère! ma bonne mère! (n embrasse sa mère.) Ah! je vous re-
vois! (A mademoiselle du Brocard.) Ma tante!
MADAME ROUSSEAU.
Mon pauvre enfant! viens, viens... près de moi... ils n'oseront
pas... (Aux agents qui s'avancent.) LaisSCZ!.., Ah! laiSSCZ-lC I
#
ROUSSEAU, s'élançaat vers eux.
De grâce!...
XVIII. ^8
274 THÉÂTRE.
DUPRÉ, au juge d'instruction.
Monsieur...
JULES.
Ma bonne mère, calmez-vous... Bientôt je serai libre... oui,
croyez-le... et nous ne nous quitterons plus.
ANTOINE, à Rousseau.
Monsieur, on demande à visiter la chambre de M. Jules
ROUSSEAU, au juge d'instruction.
A l'instant, monsieur... je vais moi-même... (a oupré, montrant
Jules.) Ne le quittez pas!... (ll s'éloigne, conduisant le juge d'instruction,
qui fait signe aux agents de surveiller Jules.)
JULES, prenant la main de Verby.
Ah! général... (a Dupré.) Et vous, monsieur Dupré, si bon, si
généreux, vous êtes venu consoler ma mère... (Bas.) Ah! cachez-
lui le danger que je cours. (Haut, regardant sa mère.) Dites-lui la vé-
rité... dites-lui qu'elle n'a rien à craindre.
DUPRÉ.
Je lui dirai qu'elle peut vous sauver.
madame ROUSSEAU.
Moi!
Comment ?
[ADAME DU BROCARD.
DUPRÉ, à madame Rousseau.
En le suppliant de révéler le nom de ceux qui l'ont fait agir,
DE VERBY, à Dupré.
Monsieur...
MADAME ROUSSEAU.
Oui, oh ! tu le dois... Je l'exige, moi, ta mère.
MADAME DU BROCARD.
Oui..., mon neveu dira tout... Entraîné par des gens qui mainte-
nant l'abandonnent, il peut à son tour...
DE VERBY, bas, à Dupré.
Quoi! monsieur, vous conseilleriez à votre client de trahir...?
DUPRÉ, vivement.
Qui?...
PAMÉLA GIRAUD. 275
DE VERBY, troublé.
Mais... ne peut-on trouver d'autres moyens?... M. Jules sait ce
qu'un homme de cœur se doit à lui-même.
DU PRÉ, vivement, à part
C'est lui... j'en étais sûr!
JULES, à sa mère et à sa tante.
Jamais, dussé-je périr..., je ne compromettrai personne... (Mou-
vement de joie de Verby.)
MADAME ROUSSEAU.
Ah! mon Dieu ! (Regardant les agents.) Et pas moyen de le faire fuir!
MADAME DU BROCARD.
Impossible!
ANTOINE, entrant.
Monsieur Jules..., c'est vous qu'on demande.
JULES.
J'y vais ï
MADAME ROUSSEAU.
x\h! je ne te quitte pas. (Elle remonte et fait aux agents trn geste de
supplication. )
MADAME DU BROCARD, à Dupré, qui regarde attentivement de Verby.
Monsieur Dupré, j'ai pensé qu'il serait...
DUPRÉ, l'interrompant.
Plus tard..., mademoiselle, plus tard, (ii la conduit ver. \uies, qui
«ort avec sa mère, suivi des agents.)
SCÈNE VI
DUPRÉ, DE VERBY.
DE VERBY, à part.
Ces gens sont tombés sur un avocat riche, sans ambition... et
d'une bizarrerie...
DUPRÉ, redescendant et regardait de Verby, à part.
Maintenant, il me faut ton secret! (Haut.) Vous vous intéressez
beaucoup à mon client, monsieur?
276 THEATRE.
DE VERBY.
Beaucoup !
DUPRÉ.
Je suis encore à comprendre quel intérêt a pu le conduire, riche,
jeune, aimant le plaisir, à se jeter dans une conspiration...
DE VERBY.
La gloire !
DUPRÉ, souriant.
Ne dites-pas ces choses-là à un avocat qui depuis vingt ans pra-
tique le Palais , qui a trop étudié les hommes et les affaires pour
ne pas savoir que les plus beaux motifs ne servent qu'à déguiser
les plus petites choses, et qui n'a pas encore rencontré de cœurs
exempts de calculs.
DE VERBY.
Et plaidez-vous gratis?
DUPRÉ.
Souvent; mais je ne plaide que selon mes convictions...
DE VERBY.
Monsieur est riche ?
DUPRÉ.
J'avais de la fortune ; sans cela, et dans le monde comme il est»
j'eusse été droit à l'hôpital.
DE VERBY.
C'est donc par conviction que vous avez accepté la cause du
jeune Rousseau ?
DUPRÉ.
Je le crois la dupe de gens situés dans une région supérieure,
et j'aime les dupes quand elles le sont noblement et non victimes
de secrets calculs... car nous sommes dans un siècle où la dupe
est aussi avide que celui qui l'exploite...
DE VERBY.
Monsieur appartient, je le vois, à la secte des misanthropes.
DUPRÉ.
Je n'estime pas assez les hommes pour les haïr, car je n'ai ren-
contré personne que je pusse aimer... Je me contente d'étudier
mes semblables; je les vois tous jouant des comédies avec plus ou
moins de perfection. Je n'ai d'illusion sur rien, il est vrai, mais je
PAMÉLA GIRAUD. 277
ris comme un spectateur du parterre quand il s'amuse... Seule-
ment, je ne siffle pas, je n'ai pas assez de passion pour cela.
DE VERBY, à part.
Gomment influencer un pareil homme? (Haut.) Mais, monsieur,
vous avez cependant besoin des autres.
DUPRÉ.
Jamais!
DE VERBY.
Mais vous souffrez quelquefois.
DUPRÉ.
J'aime alors à être seul... D'ailleurs, à Paris, tout s'achète, même
les soins; croyez-moi, je vis parce que c'est un devoir... J'ai essayé
de tout : charité, amitié, dévouement... Les obligés m'ont dégoûté
du bienfait, et certains philanthropes de la bienfaisance; de toutes
les duperies, celle du sentiment est la plus odieuse.
DE VERBY.
Et la patrie, monsieur?
DUPRÉ.
Oh ! c'est bien peu dé chose, monsieur, depuis qu'on a inventé
l'humanité.
DE VERBY, découragé.
Ainsi, monsieur, vous voyez dans Jules Rousseau un jeune en-
thousiaste?
DUPRÉ.
Non, monsieur, un problème à résoudre, et, grâce à vous, j'y
parviendrai. (Mouvement de verby.) Teuez , parlons franchement...
je ne vous crois pas étranger à tout ceci.
DE VERBY.
Monsieur...
DUPRÉ.
Vous pouvez sauver ce jeune homme.
DE VERBY.
Moi! comment?
DUPRÉ. •
Par votre témoignage, corroboré de celui d'Antoine, qui m'a
promis...
278 THÉÂTRE.
DE VERBY.
J'ai des raisons pour ne pas paraître...
DUPRÉ.
Ainsi... vous êtes de la conspiration?
DE VERBY.
Monsieur...
DUPRÉ.
Vous avez entraîné ce pauvre enfant?
DE VERBY.
Monsieur, ce langage...
DUPRÉ.
N'essayez pas de me tromper! Mais par quels moyens l'avez-
vous séduit? Il est riche, il n'a besoin de rien.
DE VERBY.
Écoutez, monsieur : si vous dites un mot...
DUPRÉ.
Oh! ma vie ne sera jamais une considération pour moi!
DE VERBY.
Monsieur, vous savez très-bien que Jules s'en tirera, et vous
lui feriez perdre, s*il ne se conduisait pas bien, la main de ma
nièce, l'héritière du titre de mon frère, le gentilhomme de la
chambre.
DUPRÉ.
Il est dit que ce jeune homme est encore un calculateur ! Pen-
sez, monsieur, à ce que je vous propose. Vous avez des amis puis-
sants, et c'est pour vous un devoir!...
DE VERBY.
Un devoir ! Monsieur, je ne vous comprends pas.
DUPRÉ.
Vous avez su lé perdre, et vous ne sauriez le sauver? (a part.)
Je le tiens.
DE VERBY.
Je réfléchirai, monsieur, à cette affaire.
DUPRÉ.
Ne croyez pas pouvoir m' échapper.
PAMÉLA GIRAUD. 279
DE VERBY.
Un général qui n'a pas craint le danger, ne craint pas un
avocat!...
DUPRE.
Comme vous voudrez! (De Verby sort, il se heurte contre Joseph.)
SCENE VII
DUPRÉ, JOSEPH.
JOSEPH.
Monsieur, je n'ai su qu'hier que vous étiez le défenseur de
M. Jules Rousseau; je suis allé chez vous, je vous ai attendu,
mais vous êtes rentré trop tard; ce matin, vous étiez sorti, et,
comme je travaille pour la maison, je suis entré ici par une bonne
inspiration, pensant que vous y viendriez, et je vous guettais...
DUPRÉ.
Que me voulez-vous?
Je suis Joseph Binet.
Eh bien, après?
JOSEPH,
DUPRÉ.
JOSEPH.
Monsieur, soit dit sans vous offenser, j'ai quatorze cents francs
à moi... oh! bien à moi! gagnés sou à sou; je suis ouvrier tapis-
sier, et mon oncle Dumouchel, ancien marchand de vin, a des
sonnettes.
DUPRÉ.
Parlez donc clairement! que signifient ces préparations mysté-
rieuses?
JOSEPH.
Quatorze cents francs, c'est un denier, et on dit qu'il faut bien
payer les avocats, et que c'est parce qu'on les paye bien qu'il y
en a tant... J'aurais mieux fait d'être tvocat, elle serait ma femme!
DUPRÉ.
Êtes-vous fou?
280 THÉÂTRE.
JOSEPH.
Du tout. Mes quatorze cents francs, je les ai là; tenez, mon-
sieur, ce n'est pas une frime... Ils sont à vous!
DUPRÉ.
Et comment?
JOSEPH.
Si vous sauvez M. Jules... de la mort, s'entend... et si vous
obtenez de le faire déporter. Je ne veux pas sa perte; mais il faut
qu'il voyage... Il est riche, il s'amusera... Ainsi, sauvez sa tête...
faites-le condamner à une simple déportation, quinze ans, par
exemple, et mes quatorze cents francs sont à vous; je vous les
donnerai de bon cœur, et je vous ferai par-dessus le marché un
fauteuil de cabinet... Voilà!
DUPRÉ.
Dans quel but me parlez-vous ainsi?
JOSEPH.
Dans quel but? j'épouserai Paméla... j'aurai ma petite Paméla.
DUPRÉ.
Paméla !
JOSEPH.
Paméla Giraud.
DUPRÉ.
Quel rapport y a-t-il entre Paméla Giraud et Jules Rousseau?
JOSEPH.
Ah çà! moi qui croyais que les avocats étaient payés pour avoir
de l'instruction et savaient tout... Mais vous ne savez donc rien,
monsieur? Je ne m'étonne pas qu'il y en a qui disent que les avo-
cats sont des ignorants. Mais je retire mes quatorze cents francs.
Paméla s'accuse, c'est-à-dire m'accuse d'avoir livré sa tête au
bourreau, et, vous comprenez, s'il est sauvé surtout, s'il est dé-
porté, je me marie, j'épouse Paméla, et, comme le déporté ne se
trouve pas en France, je n'ai rien à craindre dans mon ménage.
Obtenez quinze ans; ce n'est rien, quinze ans pour voyager, et j'ai
le temps de voir mes enfants grandis, et ma femme arrivée à un
âge... Vous comprenez?...
PAMÉLA GÏRAUD. 881
DUPRÉ, à lui-môme.
Il est naïf, au moins, celui-là... Ceux qui calculent ainsi à haute
voix et par passion ne sont pas les plus mauvais cœurs.
JOSEPH.
Ah çàî qu'est-ce qu'il se dit? Un avocat qui se parle à lui-
même, c'est comme un pâtissier qui mange sa marchandise...
Monsieur?...
DUPRÉ.
Paméla l'aime donc, M. Jules?
JOSEPH.
Dame! vous comprenez..., tant qu'il sera dans cette position,
c'est bien intéressant.
DUPRÉ.
Ils se voyaient donc beaucoup?
JOSEPH.
Tropl... Oh! si j'avais su, moi, je l'aurais bien fait sauver.
DUPRÉ.
Elle est belle?
JOSEPH.
Qui?... Paméla?... c'te farce !.. . Ma Paméla!... comme l'Apollon
du Belvédère.
DUPRÉ.
Gardez vos quatorze cents francs, mon ami, et, si vous avez bon
cœur, vous et votre Paméla, vous pourrez m' aider à le sauver; car
il y va de le laisser ou de l'enlever à l'échafaud.
JOSEPH.
Monsieur, n'allez pas dire un mot à Paméla; elle est au dé-
sespoir.
DUPRÉ.
Pourtant il faut faire en sorte que je la voie ce matin.
JOSEPH.
Je le lui ferai dire par son père et sa mère.
DUPRÉ.
Ah! il y a un père et une mère? (A^art.) Gela coûtera beaucoup
d'argent. (Haut.) Qui sont-ils?
JOSEPH.
D'honorables portiers.
282 THÉÂTRE.
DUPRÉ.
Boni
JOSEPH.
Le père Giraud est un tailleur ruiné.
DUPRÉ.
Bien... Allez les prévenir de ma visite... et, sur toute chose, le
plus profond secret, ou vous sacrifiez M. Jules,
JOSEPH.
îe suis muet.
DUPRÉ.
Nous ne nous sommes jamais vus.
JOSEPH.
Jamais.
DUPRÉ.
Allez.
JOSEPH.
Je vais... (n se trompe de porte.)
DUPRÉ.
Par là.
JOSEPH.
Par là, grand avocat... Mais permettez-moi de vous donner un
conseil : un petit bout de déportation ne lui ferait pas de mal; ça
lui apprendrait à laisser le gouvernement tranquille,
SCÈNE VIII
ROUSSEAU, MADAME ROUSSEAU,
MADAME DU BROCARD, soutenue par Justine; DUPRÉ.
MADAME ROUSSEAU.
Pauvre enfant ! quel courage !
DUPRÉ.
J'espère vous le conserver, madame... mais cela ne se fera pas
sans de grands sacrifices.
ROUSSEAU.
Monsieur, la moitié de, notre fortune est à vous.
PÂMÉ LA GIRAUD. ÎSa
MADAME DU BROCARD.
Et la moitié de la mienne.
DUPRÉ.
Toujours des moitiés de fortune... Je vais essayer de faire mon
devoir;... après, vous ferez le vôtre; nous nous verrons à l'œuvre.
Remettez-vous, madame, j'ai de l'espoir.
MADAME ROUSSEAU.
Ah ! monsieur, que dites- vous?
DUPRÉ.
Tout à l'heure votre fils était perdu;... maintenant, je le crois, il
peut être sauvé.
MADAME ROUSSEAU.
Que faut-il faire?
MADAME DU BROCARD.
Que demandez-vous?
ROUSSEAU.
Comptez sur nous, nous vous obéirons.
DUPRÉ.
Je le verrai bien. Voici mon plan, et il triomphera devant les
jurés... Votre fils avait une intrigue de jeune homme avec une
grisette, une certaine Paméla Giraud, une fleuriste, fille d'un
portier.
MADAME DU BROCARD.
Des gens de rien !
DUPRÉ.
Aux genoux desquels vous allez être, car votre fils ne quittait
pas cette jeune fille, et c'est là votre seul moyen de salut. Le soir
même où, selon le ministère public, il conspirait, peut-être il
l'aura vue. Si le fait est vrai, si elle déclare qu'il est resté près
d'elle, si le père et la mère pressés de questions, si le rival de
Jules auprès de Paméla confirment leur témoignage..., alors, nous
pourrons espérer... Entre une condamnation et un alibi, les jurés
choisiront l'alibi.
MADAME ROUSSEj^U, à part.
Ah ! monsieur, vous me rendez la vie.
ROUSSEAU.
Monsieur, notre reconnaissance sera éternelle.
284 THÉÂTRE.
DU PRÉ, les regardant.
Quelle somme dois-je offrir à la fille, au père et à la mère ?
MADAME DU BROCARD.
Ils sont pauvres...
DUPRÉ.
Mais enfin, il s'agit de leur honneur.
MADAME DU BROCARD.
Une fleuriste...
DUPRÉ, ironiquement.
Ce ne sera pas cher.
ROUSSEAU.
Que pensez-vous ?
DUPRÉ.
Je pense que vous marchandez déjà la tête de votre fils.
MADAME DU BROCARD.
Mais, monsieur Dupré, allez jusqu'à...
MADAME ROUSSEAU.
Jusqu'à...
DUPRÉ.
Jusqu'à...?
ROUSSEAU.
Mais je ne comprends pas votre hésitation... Monsieur, tout ce
que vous jugerez convenable.
DUPRÉ.
Ainsi, j'ai plein pouvoir... Mais quelle réparation lui offrirez-vous
si elle livre son honneur pour vous rendre votre fils, qui, peut-être,
lui a dit qu'il l'aimait?
MADAME ROUSSEAU.
Il l'épousera. Moi, je sors du peuple, je ne suis pas marquise, et...
MADAME DU BROCARD.
Que dites-vous là? Et mademoiselle de Verby?
MADAME ROUSSEAU.
Ma sœur, il faut le sauver.
DUPRÉ, à part.
Voilà une autre comédie qui commence ; et ce sera pour moi la
dernière que je veuille voir... Engageons-les. (Haut.) Peut-être
ferez-vous bien de venir voir secrètement la jeune fille.
PAMÉLA GIUAUD. 285
MADAME ROUSSEAU.
Oh! oui, monsieur, je veux aller la voir... la supplier... (EUe
sonne.) Justiue ! Antoiue ! (Antoine paraît.) Vite!... faitcs atteler...
hàtez-vous...
ANTOINE.
Oui, madame.
MADAME ROUSSEAU.
Ma sœur, vous m'accompagnerez !... Ah! Jules, mon pauvre fils!
MADAME DU BROCARD.
On le ramène.
SCÈNE IX
Les MÊMES, JULES, ramené par les agents; puis DE VERBY.
JULES.
Ma mère..., adi...! Non! à bientôt... bientôt... (Rousseau et madame
du Brocard embrassent Jules.)
DE VERBY, qui s'est approché de Dupré.
Je ferai, monsieur, ce que vous m'avez demandé... Un de mes
amis, M. Adolphe Durand, qui favorisait la fuite de notre cher
Jules, témoignera que son ami n'était occupé que d'une passion
pour une grisette dont il préparait l'enlèvement.
DUPRÉ.
C'est assez ; le succès dépend maintenant de nos démarches.
LE JUGE d'instruction, à Jules.
Partons, monsieur.
JULES.
Je vous suis... Courage, ma mère ! (n fait un dernier adieu à Rousseau
et à Dupré; de Verby lui fait à part un signe de discrétion.)
MADAME ROUSSEAU, à Jules, qu'on emmène.
Jules!... Jules!... espère; nous te sauverons. (Les agents emmènent
Jules, qui, arrivé au fond, adresse un dernier adieu à sa mère.)
ACTE TROISIEME
La mansarde de Paméla.
SCÈNE PREMIERE
PAMÉLA, GIRAUD, iMADAME GIRAUD.
Paméla est debout près de sa mère qui tricote; le père Giraud travaille sur une
table à gauche.
MADAME GIRAUD.
Enfin, vois, ma pauvre fille; ça n'est pas pour te le reprocher,
mais c'est toi qui es la cause de ce qui nous arrive.
GIRAUD.
Ah! mon Dieu, oui!... Nous étions venus à Paris parce que, à la
campagne, tailleur, c'est pas un métier; et pour toi, notre Paméla,
si gentille, si mignonne, nous avions de l'ambition, nous nous
disions : « Eh bien, ici, ma femme et moi, nous prendrons du ser-
vice; je travaillerai; nous donnerons un bon état à not' enfant;
et, comme elle sera sage, laborieuse, jolie, nous la marierons bien.»
PAMÉLA.
Mon père!...
MADAME GIRAUD.
Il y avait déjà la moitié de fait.
GIRAUD.
Dame, oui!... nous avions une bonne loge; tu faisais des fleurs
ni plus ni moins qu'un jardinier... Le mari, eh bien, Joseph Binet,
ton voisin, le serait devenu.
MADAME GIRAUD.
Au lieu de tout cela, l'esclandre qui est arrivé dans la maison
a fait que le propriétaire nous a renvoyés; que, dans tout le quar-
PAMÉLA GIRAUD. «87
tier, on tient des propos à n'en plus finir, à cause que le jeune
homme a été pris chez toi.
PAMÉLA.
Eh! mon Dieu, pourvu que je ne sois pas coupable?
GIRAUD.
Oh I ça, nous le savons bien ! Est-ce que tu crois qu'autrement
nous serions près de toi?... est-ce que je t'embrasserais?... Va,
Paméla, les père et mère, c'est tout !... et, quand le monde entier
serait contre elle, si une fille peut regarder ses parents sans rou-
gir, ça suffit.
SCÈNE II
Les Mêmes, JOSEPH.
MADAME GIRADD.
Tiens!... voilà Joseph Binet.
PAMÉLA.
Monsieur Binet, que venez-vous chercher? Sans vous, sans votre
indiscrétion, M. Jules n'aurait pas été trouvé ici... Laissez-moi...
JOSEPH.
Je viens vous parler de lui.
PAMÉLA.
Ah! vraiment?... Eh bien, Joseph?...
JOSEPH.
Oh! je vois bien qu'à cette heure vous ne me renverrez pas!...
J'ai vu l'avocat de M. Jules, je lui ai offert ce que je possède pour
le sauver.
PAMÉLA.
Vrai?
JOSEPH.
Oui... Seriez-vous contente s'il n'était que déporté?
PAMÉLA.
Ah! vous êtes un bon garçon, Joseph... et je vois que vous m'ai-
mez I Nous serons amis ! ,
JOSEPH, à part.
Je l'espère bien I (On frappe à la porte du fond.)
288 THEATRE.
SCÈNE III
Les Mêmes, DE VERBY, MADAME DU BROCARD.
MADAME GIRAUD, allant ouvrir.
Du monde !
GIRAUD.
Un monsieur et une dame.
JOSEPH.
Qu'est-ce que c'est que ça? (Paméla se lève, et fait un pas vers M. de
Verby, qui la salue.)
MADAME DU BROCARD.
Mademoiselle Paméla Giraud?
PAMÉLA.
C'est moi, madame.
DE VERBY.
Pardon, mademoiselle, si nous nous présentons chez vous sans
vous avoir prév^enue...
PAMÉLA.
Il n'y a pas de mal. Puis-je savoir le motif...?
MADAME DU BROCARD.
C'est vous, bonnes gens, qui êtes le père et la mère ?
MADAME GIRAUD.
Oui, madame.
JOSEPH, à part.
Bonnes gens tout court T.. . c'est quelqu'un de huppé.
PAMÉLA.
Si monsieur et madame veulent s'asseoir?... (Madame g iraud offre
des sièges.)
JOSEPH, à Giraud.
Dites donc, le monsieur est décoré ; c'est des gens comme il faut.
GIRAUD, regardant.
C'est, ma foi, vrai !
MADAME DU BROCARD.
Je suis la tante de M. Jules Rousseau.
PAMÉLA GIRAUD. 289
PAMÉLA.
Vous, madame? Monsieur est peut-être son père?...
MADAME DU BROCARD.
Monsieur est un ami de la famille. Nous venons, mademoiselle,
vous demander un service. (EUe regarde Joseph et paraît embarrassée de sa
présence. A Paméla, lui montrant Joseph.) Votro frère?
GIRAUD.
. Non, madame; un voisin.
MADAME DU BROCARD, à Paméla.
Renvoyez ce garçon.
JOSEPH, à part.
Renvoyez ce garçon!... Ah! ben... je ne sais pas ce que c'est,
mais... (Paméla fait un signe à Joseph.)
GIRAUD, à Joseph,
Allons, va... Il paraît que c'est quelque chose de secret.
JOSEPH.
Ah bien!... ah bien! (ii sort.)
SCENE IV
Les Mêmes, hors JOSEPH.
MADAME DU BROCARD.
Vous connaissez mon neveu. Je ne vous en fais point un re-
proche... vos parents seuls...
MADAME GIRAUD.
Mais, Dieu merci, elle n*en a pas à se faire.
GIRAUD.
C'est monsieur votre neveu qui est cause qu'on jase sur son
compte... mais elle est innocente !
DE VERBY, l'interrompant.
Je le crois... Cependant, s'il nous la fallait coupable?
PAMÉLA.
Que voulez-vous dire, monsieur ?
GIRAUD et MADAME GIRAUD.
Par exemple !
XVIII. 49
290 THÉÂTRE.
MADAME DU BROCARD, saisissant l'idée de de Verby.
Oui, si, pour sauver la vie d'un pauvre jeune homme...
DE VERBY.
Il fallait déclarer que M. Jules Rousseau a été la plus grande
partie de la nuit du 2k août ici, chez vous?
PAMÉLA.
Ah! monsieur!
DE VERBY, à Giraud et à sa femme.
S'il fallait déposer contre votre fille, en affirmant que c'est la
vérité ?
MADAME GIRAUD.
Je ne dirais jamais ça!
GIRAUD.
Outrager mon enfant!... Monsieur, j'ai eu tous les chagrins pos-
sibles!... j'ai été tailleur, je me suis vu réduit à rien... à être por-
tier!... mais je suis resté père... Ma fille, notre trésor, c'est la
gloire de nos vieux jours, et vous voulez que nous la désho-
norions I
MADAME DU BROCARD.
Écoutez-moi, monsieur.
GIRAUD.
Non, madame... Ma fille, c'est l'espoir de mes cheveux blancs!
PAMÉLA.
Mon père, calmez-vous, je vous en prie.
MADAME GIRAUD.
Voyons, Giraud! laisse donc parler monsieur et madame.
MADAME DU BROCARD.
C'est une famille éplorée qui vient vous demander de la sauver,
PAMÉLA, à part.
Pauvre Jules!
DE VERBY, bas, à Paméla.
Son sort est entre vos mains.
MADAME GIRAUD.
Nous ne sommes pas de mauvaises gens! on sait bien ce que
c'est que des parents, une mère, qui sont dans le désespoir...
mais ce que vous demandez est impossible, (paméia porte un mouchoir
à ses yeux.)
PAMÉLA GÏRAUD. 291
GIRAUD.
Allons ! voilà qu'elle pleure !
MADAME GIRALD.
Elle n'a fait que ça depuis quelques jours.
GIRAUD.
Je connais ma fille ; elle serait capable d'aller dire tout ça mal-
gré nous.
MADAME GIRAUD.
Eh oui!... car, voyez-vous, elle l'aime, vot' neveu! et, pour lui
sauver la vie..., eh bien, j'en ferais autant à sa place.
MADAME DU BROCARD.
Oh! laissez-vous attendrir!
DE VERBY.
Cédez à nos prières!...
MADAME DU BROCARD, à Paméla.
S'il est vrai que vous aimiez Jules...
MADAME GIRAUD, amenant Giraud près de Paméla.
Après ça, écoute... Elle l'aime, ce garçon;... bien sûr, il doit
l'aimer aussi... Si elle faisait un sacrifice comme ça, ça mériterait
bien qu'il l'épouse!
PAMÉLA, vivement.
Jamais, (a part.) Ils ne le voudraient pas, eux!
DE VERBY, à mademoiselle du Brocard,
Ils se consultent !
MADAME DU BROCARî>, bas, à d« Verby.
Il faut absolument faire un sacrifice! Prenez-les par l'intérêt...
C'est le seul moyen!
DE VERBY.
En venant vous demander un sacrifice aussi grand, nous savions
combien il devait mériter notre reconnaissance. La famille de
Jules, qui aurait pu blâmer vos relations avec lui, veut remplir,
au contraire, les obligations qu'elle va contracter envers vous.
MADAME GIRAUD.
Hein! quand je te disais! •
PAMÉLA, très-heureuse,
Jules! il se pourrait?
292 THÉÂTRE.
DE VERBY.
Je suis autorisé à vous faire une promesse.
PAMÉLA, émue.
Oh! mon Dieu!
DE VERBY.
Parlez ! Combien voulez-vous pour le sacrifice que vous faites?
PAMÉLA, interdite.
Gomment! combien... je veux... pour sauver Jules? Vous vou-
lez donc alors que je sois une misérable?
MADAME DU BROCARD.
Ah! mademoiselle!
DE VERBY.
Vous vous trompez...
PAMÉLA.
C'est vous qui avez fait erreur! Vous êtes venus ici, chez de
pauvres gens, et vous ne saviez pas ce que vous leur demandiez...
Vous, madame, qui deviez le savoir, quels que soient le rang,
l'éducation, l'honneur d'une femme est son trésor! ce que dans vos
familles vous conservez avec tant de soin, tant de respect, vous
avez cru qu'ici, dans une mansarde, on le vendrait! et vous vous
êtes dit : « Offrons de l'or! il nous faut l'honneur d'une grisette! »
GIRAUD.
C'est très-bien!... je reconnais mon sang.
MADAME DU BROCARD.
Ma chère enfant, ne vous offensez pas! l'argent est l'argent,
après tout.
DE VERBY, s'adressant à Giraud.
Sans doute! Et six bonnes mille livres de rente pour... un...
PAMÉLA.
Pour un mensonge ! vous l'aurez à moins... Mais, Dieu merci, je
sais me respecter! Adieu, monsieur. (Elle fait une profonde révérence à
madame du Brocard, puis eUe entre dans sa chambre.)
DE VERBY.
Que faire?
MADAME DU BROCARD.
C'est incompréhensible!
PAMÉLA GIRAUD. 203
GIRAUD.
Je sais bien que six mille livres de rente, c'est un denier... Mais
notre fille a l'âme fière, voyez-vous; elle tient de moi...
MADAME GIRAUD.
Et elle ne cédera pas.
SCÈNE V
Les Mêmes, JOSEPH, DUPRÉ, MADAME ROUSSEAU.
JOSEPH,
Par ici, monsieur, madame, par ici. (Dupré et madame Rousseau
entrent.) Voilà le père et la mère Giraud!
DUPRÉ, à de Verby.
Je regrette, monsieur, que vous nous ayez devancés ici I
MADAME ROUSSEAU.
Ma sœur vous a sans doute dit, madame, le sacrifice que nous
attendons de mademoiselle votre fille... Il n'y a qu'un ange qui
puisse le faire.
JOSEPH.
Quel sacriûce?
MADAME GIRAUD.
Ça ne te regarde pas.
DE VERBY.
Nous venons de voir mademoiselle Paméla...
MADAME DU BROCARD.
Elle a refusé !
MADAME ROUSSEAU.
Ciel!
DUPRÉ.
Refusé quoi?
MADAME DU BROCARD.
Six mille livres de rente.
DUPRÉ.
Je l'aurais parié... Offrir de l'argent U
MADAME DU BROCARD.
Mais c'était le moyen...
"294 THÉÂTRE.
DUPRÉ.
De tout gâter, (a madame Giraud.) Madame, dites à votre fille que
l'avocat de M. Jules Rousseau est ici ; suppliez-la de venir.
MADAME GIRAUD.
Oh! vous n'obtiendrez rien...
GIRAUD.
Ni d'elle, ni de nous.
JOSEPH, à Giraud.
Mais qu'est-ce qu'ils veulent?
GIRAUD.
Tais-toi.
MADAME DU BROCARD, à madame Giraud.
Madame, offrez-lui...
DUPRÉ.
Ah! madame, je vous en prie... (a madame Giraud.) C'est au nom
de madame... de la mère de Jules, que je vous le demande...
Laissez-moi voir votre fille.
MADAME GIRAUD.
Ça n'y fera rien, allez, monsieur. Songez donc!... lui offrir brus-
quement de l'argent, quand le jeune homme, dans le temps, lui
avait parlé de l'épouser!
MADAME ROUSSEAU, avec entraînement.
Eh bien?
MADAME GIRAUD, vivement.
Eh bien, madame?
DUPRÉ, serrant la main de madame Giraud.
Allez, allez! Amenez-moi votre fille. (Giraud sort vivement.)
DE VERBY et MADAME DU BROCARD.
Vous l'avez décidé?
DUPRÉ.
Ce n'est pas moi, c'est madame.
DE VERBY, interrogeant madame du Brocard.
Quelle promesse ?
DUPRÉ, voyant Joseph qui écoule.
Silence, général; restez, je vous prie, un instant auprès de ces
dames. La voici. Laissez-nous, laissez-nous! (Paméia entre, ramenée
par sa mère; elle fait en passant une révérence à madame Rousseau, qui la regarde
PAMÉLA GIRAUD. 295
avec émotion. Tout le monde entre à gauche, à l'eiception de Joseph, qui est resté
pendant que Dupré reconduit tout le monde.)
JOSEPH, à part.
Que veulent-ils donc? ils parlent tous de sacrifice! et le père
Giraud qui ne veut rien me dire ! Un instant, un instant... J'ai pro-
mis à l'avocat mes quatorze cents francs ; mais, avant, je veux voir
comment il se comportera à mon égard.
DUPRÉ, revenant à Joseph.
Joseph Binet, laissez-nous.
JOSEPH.
Mais puisque vous allez lui parler de moi I
DUPRÉ.
Allez-vous-en.
JOSEPH, à part.
Décidément, on me cache quelque chose, (a Dupré.) Je l'ai pré-
parée ; elle s'est faite à l'idée de la déportation. Roulez là-dessus.
DUPRÉ.
CTest bien... Sortez!
JOSEPH, à part.
Sortir? oh ! non! (Il fait mine de sortir, et, rentrant avec précaution, il se
cache dans le cabinet de droite.)
DUPRÉ, à Paméla.
Vous avez consenti à me voir, et je vous en remercie. Je sais ce
qui vient de se passer, et je ne vous tiendrai pas le langage que
vous avez entendu tout à l'heure.
PAMÉLA.
Rien qu'en vous voyant, j'en suis sûre, monsieur.
DUPRÉ.
Vous aimez ce brave jeune homme, ce Joseph ?
PA.MÉLA.
Monsieur, je sais que les avocats sont comme les confesseurs.
DUPRÉ.
Mon enfant, ils doivent être tout aussi discrets... Dite&-moi bien
tout.
PAMÉLA.
Eh bien, monsieur, je Taimais; c'est-à-dire je croyais l'aimer, et
je serais bien volontiers devenue sa femme... Je pensais qu'avec
296 THÉÂTRE.
son activité, Joseph s'établirait, et que nous mènerions une vie de
travail. Quand la prospérité serait venue, eh bien, nous aurions
pris avec nous mon père et ma mère ; c'est bien simple ! c'était
une vie toute unie !
DUPRÉ, à part.
L'aspect de cette jeune fille prévient en sa faveur! voyons si elle
sera vraie! (Haut.) A quoi pensez-vous?
PAMÉLA.
A ce passé qui me semble heureux en le comparant au présent.
En quinze jours de temps, la tête m'a tourné; quand j'ai vu
M. Jules, je Tai aimé, comme nous aimons, nous autres jeunes
filles, comme j'ai vu de mes amies aimer des jeunes gens... oh!
mais les aimer à tout souffrir pour eux ! Je me disais : « Est-ce que
je serai jamais ainsi? » Eh bien, je ne sais pas ce que je ne ferais
pas pour M. Jules. Tout à l'heure, ils m'ont offert de l'argent, eux!
de qui je devais attendre tant de noblesse, tant de grandeur, et je
me suis révoltée!... De l'argent ! j'en ai, monsieur! j'ai vingt mille
francs ! ils sont ici, à vous ! c'est-à-dire à lui ! je les ai gardés pour
essayer de le sauver, car je l'ai livré en doutant de lui, si confiant,
si sûr de moi... moi si défiante!
DUPRÉ.
Il vous a donné vingt mille francs ?
PAMÉLA.
Ah! monsieur, il me les a confiés! ils sont là... 3e les remettrais
à la famille s'il mourait; mais il ne mourra pas, dites? vous devez
le savoir !
DUPRÉ.
Mon enfant, songez que toute votre vie, peut-être votre bon-
heur, dépendent de la vérité de vos réponses... Répondez-moi
comme si vous étiez devant Dieu.
PAMÉLA.
Oui, monsieur.
DUPRÉ.
Vous n'avez jamais aimé personne ?
PAMÉLA.
Personnel
PAMÉLA GIRAUD. 297
DUPRÉ.
Vous craignez!... voyons, je vous intimide... je n'ai pas votre
confiance.
PAMÉLA.
Oh! si monsieur, je vous jure!... depuis que nous sommes à
Paris, je n'ai pas quitté ma mère, et je ne songeais qu'à mon tra-
vail et à mon devoir... Ici, tout à l'heure, j'étais tremblante, inter-
dite!... mais, près de vous, monsieur, je ne sais ce que vous m'in-
spirez, j'ose tout vous dire... Eh bien, oui, j'aime Jules; je n'ai
aimé que lui, et je le suivrais au bout du monde! Vous m'avez dit
de parler comme devant Dieu.
DUPRÉ.
Eh bien, c'est à votre cœur que je m'adresse!... accordez-moi
ce que vous avez refusé à d'autres... dites la vérité! à la face de
la justice, il n'y a que vous qui puissiez le sauver!... Vous l'aimez,
Paméla; je comprends qu'il vous en coûte d'avouer...
PAMÉLA.
Mon amour pour lui?... Et, si j'y consentais, il serait sauvé?
DUPRÉ.
Oh! j'en réponds.
Eh bien?
Mon enfant!
PAMELA.
DUPRÉ.
PAMÉLA.
Eh bien..., il est sauvé.
DUPRÉ, avec intention.
Mais... vous serez compromise...
PAMÉLA.
Mais... puisque c'est pour lui!
DUPRÉ, à part.
Je ne mourrai donc pas sans avoir vu de mes yeux une belle et
noble franchise, sans calculs et sans arrière-pensée! (Haut.) Paméla,
vous êtes une bonne et généreuse fille.
PAMÉLA.
Je le sais bien !... ça console de bien des petites misères, allez,
monsieur.
298 THEATRE.
DUPRÉ.
Mon enfant, ce n'est pas tout !... vous êtes franche comme l'acier,
vous êtes vive, et, pour réussir..., il faut de l'assurance... une vo-
lonté...
PAMÉLA.
Oh ! monsieur, vous verrez !
DUPRÉ.
N'allez pas vous troubler... osez tout avouer... Courage! Figu-
rez-vous la cour d'assises, le président, l'avocat général, l'accusé,
moi, au barreau; le jury est là... N'allez pas vous épouvanter... Il
y aura beaucoup de monde.
PAMÉLA.
Ne craignez rien.
DUPRÉ.
Un huissier vous a introduite ; vous avez décliné vos noms et pré-
noms... Enfin le président vous demande depuis quand vous con-
naissez l'accusé Rousseau... Que répondez-vous?
PAMÉLA.
La vérité... Je l'ai rencontré un mois environ avant son arres-
tation, à Vile d'Amour, à Belleville.
DUPRÉ.
En quelle compagnie était-il?
PAMÉLA.
Je n'ai fait attention qu'à lui.
DUPRÉ.
Vous n'avez pas entendu parler politique?
PAMÉLA, étonnée.
Oh ! monsieur, les juges doivent penser que la politique est bien
indifférente à Vile d'Amour.
DUPRÉ.
Bien, mon enfant; mais il vous faudra dire tout ce que vous
savez sur Jules Rousseau !
PAMÉLA.
Eh! mais je dirai encore la vérité, tout ce que j'ai déclaré au
juge d'instruction; je ne savais rien de la conspiration, et j'ai été
dans le plus grand étonnement quand on est venu l'arrêter chez
PÂMÉ LA GIRAUD. 299
moi; à preuve que j'ai craint que M. Jules ne fût un voleur, et que
je lui en fais mes excuses.
DUPRÉ.
11 faut avouer que, depuis le temps de votre liaison avec ce jeune
homme, i! est constamment venu vous voir... il faudra déclarer...
PAMÉLA.
La vérité, toujours I... il ne me quittait pas! il venait me voir
par amour, je le recevais par amitié, et je lui résistais par devoir.
DUPRÉ.
Et plus tard?
Plus tard !
PAMELA, se troublant.
DUPRÉ.
Vous tremblez? prenez garde!... tout à l'heure vous m* avez pro-
mis d'être vraie !
PAMÉLA, à part.
Vraie! ô mon Dieu !
DUPRÉ.
Moi aussi, je m'intéresse à ce jeune homme ; mais je reculerais
devant une imposture. Coupable, je le défendrais par devoir... in-
nocent, sa cause sera la mienne. Oui, sans doute, Paméla, ce que
j'exige de vous est un grand sacrifice, mais il le faut. Les visites
que vous faisait Jules avaient lieu le soir et à l'insu de vos parents?
PAMÉLA.
Oh! mais jamais! jamais!
DUPRÉ.
Comment! Mais alors plus d'espoir!
PAMÉLA, à part.
Plus d'espoir! Lui ou moi perdu! (Haut.) Monsieur, rassurez-vous;
j'ai peur parce que le danger n'est pas là!... mais, quand je serai
devant ses juges..., quand je le verrai, lui, Jules... et que son
salut dépendra de moi...
DUPRÉ.
Oh! bien... bien... Mais ce qu'il faut surtout qu'on sache, c'est
que, le 2h au soir, il est venu ici... Oh! alors, je triomphe, je le
sauve; autrement, je ne réponds de rien... il est perdu.
300 THÉÂTRE.
PAMÉLA, à part, très-émue.
Lui, Jules? oh! non, ce sera moi! Pardonnez-moi, mon Dieu!
(Haut, avec exaltation.) Eh bien, oui, oui!... Il est venu le 24... c'est
le jour de ma fête... Je me nomme Louise-Paméla... et il n'a pas
manqué de m'apporter un bouquet en cachette de mon père et de
ma mère; il est venu le soir, tard, et près de moi... Ah! ah! ne
craignez rien, monsieur... vous voyez, je dirai tout... (a part.)
Tout ce qui n'est pas vrai !..,
DUPRÉ.
Il sera sauvé! (Rousseau paraît au fond.) Ah! mOUSiour! (Courant à la
porte de gauche.) Vouez, vouez remercier votre libératrice.
SCENE VI
ROUSSEAU, DE VERBY, MADAME DU BROCARD, GIRAUD,
MADAME GIRAUD, puis JOSEPH.
TOUS.
Elle consent?
ROUSSEAU.
Vous sauvez mon fils! je ne l'oublierai jamais.
MADAME DU BROCARD.
Nous sommes tout à vous, mon enfant, et à toujours.
ROUSSEAU.
Ma fortune sera la vôtre.
DUPRÉ.
Je ne vous dis rien, moi, mon enfant!... Nous nous reverrons!...
JOSEPH, sortant vivement du cabinet.
Un moment!... un moment! J'ai tout entendu... et vous croyez
que je souffrirai ça? J'étais ici, caché... Paméla que j'ai aimée au
point d'en faire ma femme, vous voudriez lui laisser dire...? (a Dupré.)
C'est comme ça que vous gagnez mes quatorze cents francs, vous?
Moi aussi, j'irai au tribunal, et je dirai que tout ça est un men-
songe.
TOUS.
Grand Dieu!
PAMÉLA GIRAUD. 301
DUPRÉ.
Malheureux I
DE VERBY.
Si tu dis un mot...
JOSEPH.
Oh I je n'ai pas peur.
DE VERBY, à Rousseau et à madame du Brocard.
Il n'ira pas!... s'il le faut, je le ferai suivre, et j'aposterai des
gens qui l'empêcheront d'entrer.
JOSEPH.
Ah bah! (Entre ua huissier qui s'avance vers Dupré. )
DUPRÉ.
Que voulez-vous?
l'huissier.
Je suis l'huissier audiencier de la cour d'assises... Mademoiselle
Paméla Giraud! (Paméia s'avance.) En vertu du pouvoir discrétion-
naire de M. le président... vous êtes citée à comparaître demain à
dix heures,
JOSEPH, à de Verby.
Oh! oh! j'irai!
l'huissier.
Le concierge m'a dit en bas que vous aviez ici M. Joseph Binet.
JOSEPH.
Voilà! voilà!
l'hdissier.
Voici votre citation.
JOSEPH.
Je vous disais bien que j'irais!... (L'huissier ■'éloigne; tout le monde
est effrayé des menaces de Joseph. Dupré veut lui parler, le fléchir, Joseph s'échappe
et sort.)
ACTE QUATRIEME
Cour de la Sainte-Chapelle, dans un salon chez madame du Brocard.
SCENE PREMIERE
MADAME DU BROCARD, MADAME ROUSSEAU,
ROUSSEAU, JOSEPH, DUPRÉ, JUSTINE.
Dupré est assis et parcourt son dossier.
MADAME ROUSSEAU.
M. Dupré?
DUPRÉ.
Oui, madame ; si j'ai quitté un instant votre fils, c'est que j'ai
voulu vous rassurer moi-même.
MADAME DU BROCARD.
Je vous le disais, ma sœur, il était impossible qu'on ne vînt pas
bientôt nous apprendre... Ici, chez moi, cour de la Sainte-Cha-
pelle, dans le voisinage du Palais, nous sommes à portée de savoir
tout ce qui se passe à la cour d'assises. Mais asseyez-vous donc,
monsieur Dupré. (a Justine.) Justine, de l'eau sucrée, — vite...
(A Dupré.) Ah ! monsieur, nos remercîments.
ROUSSEAU.
Monsieur, vous avez plaidé... (a sa femme.) Il a été magnifiquel
DUPRÉ.
Monsieur...
JOSEPH, pleurant.
Oui, vous avez été magnifique! — Il a été magnifique!
DUPRÉ.
Ce n'est pas moi qu'il faut remercier, c'est cette enfant, cette
Paméla, qui a montré tant de courage.
PAMÉLA GIRAUD. 303
JOSEPH.
Et moi, donc!
MADAME ROUSSEAU.
Lui! (A Dupré, montrant Joseph.) La mcnaco qu'ii nous a faite, l'au-
rait-il réalisée?
DLPRÉ.
Non. Joseph vous a sems.
JOSEPH.
C'est votre faute!... sans vous... ahl... bien... T arrive, bien
décidé à tout brouiller; mais de voir tout le monde, le président,
les jurés, la foule, un silence à faire peur!... je tremble un mo-
ment... pourtant je prends une résolution... On mMnterroge, je vas
pour répondre, et puis v'ià que mes yeux rencontrent ceux de ma-
demoiselle Paméla, tout remplis de larmes... Je sens une barre
là... De l'autre côté, je vois M. Jules... un beau garçon, une tête
superbe, mais bien exposée î un air tranquille, il semblait être là
par curiosité. Ça me démonte! « N'ayez pas peur, me dit le pré-
sident... parlez... » Je n'y étais plus, moi! Cependant, la crainte
de me compromettre... et puis j'avais juré de dire la vérité; ma
foi! voilà monsieur qui fixe sur moi un œil... un œil qui semblait
me dire... Je ne peux pas vous dire... ma langue s'entortille... il
me prend une sueur, mon cœur se gonfle, et je me mets à pleurer
comme un imbécile. — Vous avez été magnifique !... — Alors, c'était
fini, voyez-vous... il m'avait retourné complètement... voilà que je
patauge!... Je dis que, le 2h au soir, à une heure indue, j'ai sur-
pris M. Jules chez Paméla... Paméla, que je devais épouser, que
j'aime encore... de sorte que, si je l'épouse, on dira dans le quar-
tier... voilà... Ça m'est égal! grand avocat! ça m'est égal! (a Justine.)
Donnez-moi de l'eau sucrée!
ROUSSEAU, MADAME ROUSSEAU et MADAME DU BROCARD, à Joseph.
Mon ami!... brave garçon!
DUPRÉ.
L'énergie de Paméla me donne bon espoir... Un moment j'ai
tremblé pendant sa déposition; le procureur général la pressait
vivement et refusait de croire à la vérité de son témoignage; elle a
pâli! j'ai cru qu'elle allait s'évanouir.
304 THÉÂTRE.
JOSEPH.
Et moi, donc!
DUPRÉ.
Son dévouement a été complet... Vous ignorez tout ce qu'elle a
fait pour vous; moi-même, elle m'a trompé... elle s'est accusée,
elle était innocente. Oh! j'ai tout deviné. Un seul instant elle a
faibli; mais un regard rapide jeté sur Jules, un feu subit rempla-
çant la pâleur qui couvrait son visage, nous a fait deviner qu'elle
le sauvait; malgré le danger dont on la menaçait, une fois encore,
à la face de tous, elle a renouvelé son aveu, et elle est retombée
en pleurant dans les bras de sa mère.
JOSEPH.
Oh! bon cœur, va!
DUPRÉ.
Mais je vous laisse ; l'audience doit être reprise pour le résumé
du président.
ROUSSEAU.
Partons!
DUPRÉ.
Un moment! pensez à Paméla, cette jeune fille qui vient de
compromettre son honneur pour vous! pour lui!
JOSEPH.
Quant à moi, je ne demande rien... ah Dieu! mais enfin, on
m a promis quelque chose...
MADAME DU BROCARD et MADAME ROUSSEAU.
Ah ! rien ne peut nous acquitter.
DUPRÉ.
Très-bien!... Venez, messieurs, venez!
SCÈNE II
Les iMÊMES, hors DUPRÉ et ROUSSEAU.
MADAME DU BROCARD, retenant Joseph qui va sortir.
Écoute !
JOSEPH.
Plaît-il?
PAMÉLA GIRAUD. 305
MADAME DU BROCARD.
Tu vois l'anxiété dans laquelle nous sommes; à la moindre cir-
constance favorable, ne manque pas de nous en instruire.
MADAME ROUSSEAU.
Oui, tenez-nous au courant de tout.
JOSEPH.
Soyez tranquille... Mais, voyez-vous, je n'aurai pas besoin de
sortir pour ça, parce que je tiens à tout voir, à tout entendre ; seu-
lement, tenez, je suis placé près de cette fenêtre que vous voyez
là-bas... Eh bien, ne la perdez pas de vue, et, s'il y a grâce, j'agi-
terai mon mouchoir.
MADAME ROUSSEAU.
N'oubliez pas, surtout!
JOSEPH.
1 n'y a pas de danger; je ne suis qu'un pauvre garçon, mais je
sais ce que c'est qu'une mère, allez!... vous m'intéressez, vrai!
Pour vous, pour Paméla, j'ai dit des choses... Mais que voulez-
vous, quand on aime les gens!... et puis... on m'a promis quelque
chose... Comptez sur moi! (n sort en courant.)
SCÈNE III
MADAME ROUSSEAU, MADAME DU BROCARD, JUSTINE.
MADAME ROUSSEAU.
Justine, ouvrez cette fenêtre, et guettez attentivement le signai
que nous a promis ce garçon... Mon Dieu! s'il allait être condamné!
MADAME DU BROCARD.
M. Dupré nous a dit d'espérer. '
MADAME ROUSSEAU.
Mais cette bonne, cette excellente Paméla..., que faire pour elle?
MADAME DU BROCARD.
Il faut qu'elle soit heureuse. J'avoue que cette jeune personne
est un secours du ciel ! il n'y a que le cœur qui puisse inspirer un
pareil sacrifice! il lui faut une fortiAe!... trente mille francs!
trente mille francs!... on lui doit la vie de Jules, (a part.) Pauvre
garçon, Vivra-t-il? (EUe regarde du cûté de la fenêtre.)
xviii. 20
3H THÉÂTRE.
MADAME ROUSSEAU.
Eh bien, Justine?
JUSTINE.
Rien, madame.
MADAME ROUSSEAU.
Rien encore... Oh! vous avez raison, ma sœur, il n'y a que le
cœur qui puisse dicter une pareiUe conduite. Je ne sais ce que mon
mari et vous penseriez..., mais la conscience et le bonheur de
Jules avant tout... et, malgré cette brillante alliance avec les de
Verby, si elle aimait mon fils, si mon fils l'aimait... Il me semble
que j'ai vu quelque chose...
MADAME DU BROCARD et JUSTINE.
Non ! non !
MADAME ROUSSEAU.
Ah! répondez, ma sœur! elle l'a bien mérité, n'est-ce pas?...
Rien! (Les deux femmes, restées immobiles, se serrent la main en tremblant.)
SCENE IV
Les Mêmes, DE VERBY.
JUSTINE, au fond.
M. le général de Verby.
MADAME ROUSSEAU et MADAME DU BROCARD.
Ah!
DE VERBY.
Tout va bien I ma présence n'était plus nécessaire, et je suis re-
venu près de vous. On espère beaucoup pour votre fils. Le résumé
du président semble pousser à l'indulgence.
MADAME ROUSSEAU, avec joie.
0 mon Dieu!
DE VERBY.
Jules s'est bien conduit! mon frère, le comte de Verby, est dans
les meilleures dispositions à son égard. Ma nièce le trouve un hé-
ros, et moi... et moi, je sais reconnaître le courage et l'honneur...
Une fois cette affaire assoupie, nous pressons le mariage. ^
PxVMÉLA GIRAUD. 307
MADAME ROUfiSEAU.
Il faut pourtant vous avouer, monsieur, que aous ;av.ons fait des
promesses à cette jeune fille.
MADAME DU BROCARD.
Laissez donc, ma sœur!
DE VERBY.
Sans doute! elle mérite... Vous la payerez bien quinze ou vingt
mille francs... c'est honnête!
MADAME DU BROCARD.
vous le voyez, ma sœur, M. de Verby est noble, généreux, et,
dès qu'il pense que cette somme... Moi, je trouve que c'esi assez.
.JUSTINE, au fond.
Voici M. Rousseau.
MADAME DU BROCARD.
Mon frère !
iMon mari!
MÂ.UAME ROUSSEAU.
SCÈNE V
Lïs MÊMES, ROUSSEAU.
DE VERBY, à Rousseau.
Bonne nouvelle ?
MADAME ROUSSEAU.
Il est acquitté?
ROUSSEAU.
Non... mais le bruit se répand qu'il va l'être; les jurés délibè-
rent; moi, je n'ai pas pu rester; la résolution m'a manqué... J'ai
dit à Antoine d'accourir dès que l'arrêt sera rendu.
MADAME ROUSSEAU.
Par cette fenêtre, .nous saurons tout; nous sommes convenus
d'un signal avec ce garçon, Joseph Binet.
ROUSSEAU.
Ah! veillez bien, Justine... •
MADAME ROUSSEAU.
Mais que fait Jules? qu'il doit souffrir!
308 THÉÂTRE.
ROUSSEAU.
Eh non!... le malheureux montre une fermeté qui me confond ;
il aurait dû employer ce courage-là à autre chose qu'à conspirer...
Nous mettre dans une pareille position!,.. Je pouvais être un jour
président du tribunal de commerce.
DE VERBY.
Vous oubliez que notre alliance est au moins une compensation.
ROUSSEAU, frappé d'un souvenir.
Ah! général! quand je suis parti, Jules était entouré de ses amis,
de M. Dupré et de cette jeune Paméla. Mademoiselle votre nièce et
madame de Verby ont dû remarquer... Je compte sur vous pour
effacer TimpreSSSion, monsieur, (pendant que Rousseau parle au général,
les femmes ont regardé si le signal se donne.)
DE VERBY.
Soyez tranquille!... Jules sera blanc comme neige!... Il est bien
important d'expliquer l'affaire de la grisette... autrement, la com-
tesse de Verby pourrait s'opposer au mariage... Toute apparence
d'amourette disparaîtra... on n'y verra qu'un dévouement payé au
poids de l'or.
ROUSSEAU.
En effet, je remplirai mon devoir envers cette jeune ûller.. Je
lui donnerai huit ou dix mille francs... Il me semble que c'est
bien!... très-bien!...
MADAME ROUSSEAU, contenue par madame du Brocard,
éclate à ces derniers mots.
Ah! monsieur!... et son honneur?
ROUSSEAU,
Eh bien, on la mariera.
SCENE VI
Les Mêmes, JOSEPH.
JOSEPH, accourant.
Monsieur! madame!... de l'eau de Cologne! quelque chose... je
vous en prie!...
Quoi?... qu'y a-t-il?
TOUS.
PAMÉLA GIRAUD. 309
JOSEPH.
M. Antoine, votre domestique, amène ici mademoiselle Paméla.
ROUSSEAU.
Mais qu'est-il arrivé?...
JOSEPH.
En voyant rentrer le jury, elle s'est trouvée mal!... le père et la
mère Giraud, qui étaient dans la foule à l'autre bout, n'ont pas
pu bouger... moi, j'ai crié, et le président m'a fait mettre à la
porte!...
MADAME ROUSSEAU.
Mais Jules!... mon filsl... qu'a dit le jury?
JOSEPH.
Je n'en sais rien!... moi, je n'ai vu que Paméla... Votre fils,
c'est très-bien, je ne vous dis pas! mais écoutez donc, moi, Pa-
méla...
DE VERBY.
Mais tu as dû voir sur la physionomie des jurés...
JOSEPH.
Ah! oui!... le monsieur... le chef du jury... avait l'air si triste...
si sévère!... que je crois bien... (Mouvement de terreur.)
MADAME ROUSSEAU.
Mon pauvre Jules!
JOSEPH.
Voilà M. Antoine et mademoiselle Paméla.
SGEiNE VII
Les MÊMES, ANTOINE, PAMÉLA.
On fait asseoir Paméla : tout le monde l'entoure, on lui fait respirer des sels.
MADAME DU BROCARD.
Ma chère enfant !
MADAME ROUSSEAU.
Ma fille I •
ROLSSEAU.
Mademoiselle 1
3iO THÉÂTRE.
PAME LA.
Je n'ai pu résister; tant d'émotions!... cette incertitude cruelle!
J'avais pris, repris de l'assurance... le calme de M. Jules pendant
qu'on délibérait, le sourire fixé sur ses lèvne»,. m'avaient fait par-
tager ce pressentiment de bonheur qu'il éprouvait!... Cependant
quand je regardais M. Dupré, sa figure morne, impassible... me
faisait froid au cœur!... et puis cette sonnette annonçant le retour-
dès-jurés, ce murmure d'anxiété qui parcourut la salle... je n'eus
plus de force!... une sueur froide inonda mon visage, et je m'éva-
nouis.
JOSEPH.
Moi, je criai, et on me jeta dehors*
DE VERBY, à Rousseau.
Si. un malheur...
ROUSSEAU.
Monsieur...
DE VERBY, à Rousseau et aux femmes.
S'il devenait nécessaire d'interjeter un appel... (Montrant pamcia.)
peut-on compter sur... sur elle?
MADAME ROUSSEAU.
Sur elle?... toujours, j'en suis sûre.
MADAME DU BROCARD.
Paméla!
ROUSSEAU.
Dites... vous, qui vous êtes montrée si bonne, si généreuse!...
si nous avions besoin encore de votre dévouement, soutiendriez-
vous...?
PAMÉLA.
Tout, monsieur!... Je n'ai qu'un but, une pensée unique : c'est
de sauver M. Jules.
JOSEPH, à part.
L'aime-t-elle ! l'aime-t-elle!
ROUSSEAU.
Ah! tout ce que je possède est à vous. (On entend du bruit, des cris.
Effroi.)
TOUS.
Ce bruit!... (Paméla se lève toute tremblante. Joseph court près de Justine à
la fenêtre.) ÉcOUtCZ CCS CrisI
PAMÉLA GIRAUD. 3H
JOSEPH.
Une foule de monde se précipite sur l'escalier du Palais!... On
court de ce côté.
JUSTINE et JOSEPH.
Monsieur Jules!... monsieur Jules!...
ROUSSEAU et MADAME ROUSSEAU.
Mon fils!
MADAME DU BROCARD et PAMÉLA.
Jules! (BUes courent au-devant de JuJes.)
DE VERBY,
Sauvé 1
SCÈNE VIII
Les MÊMES, JULES, ramené par sa mère, sa tante et suivi de ses amis.
JULES. Il se précipite dans les bras de sa mère; il ne voit pas d'abord
Paméla, qui est dans un coin du théâtre, près de Joseph.
Ma mère!... ma tante!... mon bon père!... me voici rendu à
la liberté!... (a m. de Verby et aux amis qui l'ont accompagné.) Général, et
VOUS, mes amis, merci de votre intérêt !
MADAME ROUSSEAU.
Enfin, le voilà, mon enfant!... Je ne suis pas encore remise de
mes angoisses et de ma joie.
JOSEPH, à Paméla.
Eh bien... et vous? il ne vous dit rien... il ne vous voit seule-
ment pas!...
PAMÉLA.
Tais-toi, Joseph! tais-toi! (EUe se recule vers le fond.)
DE VERBY.
Non-seulement vous êtes sauvé, mais vous êtes élevé aux yeux
de tous ceux que cette affaire intéressait!... Vous avez montré une
énergie, une discrétion... dont on vous saura gré.
ROUSSEAU^
Tout le monde s'est bien conduit... — Antoine, tu t'es bien mon-
tré I... tu mourras à notre service.
312 THEATRE.
MADAME ROUSSEAU, à Jules.
Fais-moi remercier ton ami, M. Adolphe Durand. (Juies présente son
ami.)
JULES.
Oui... mais mon sauveur, mon ange gardien, c'est la pauvre
Paméla!... Comme elle a compris sa situation et la mienne!... quel
dévouement!... Ah! je me rappelle!... l'émotion, la crainte!...
elle s'était évanouie !... je cours... (Madame Rousseau, qui, toute au retour
de Jules, n'a songé qu'à lui, cherche des yeux Paméla, l'aperçoit, l'amène devant
son fils, qui pousse un cri.) Ah! Paméla!... Paméla!... ma reconnais-
sance sera éternelle!...
PAMÉLA.
Ah! monsieur Jules!... que je suis heureuse!
JULES.
Oh!... nous ne nous quitterons plus!... n'est-ce pas ma mère?
elle sera votre fille.
DE VERBY, à Rousseau, vivement.
Ma sœur et ma nièce attendent une réponse ; il faut intervenir,
monsieur... Ce jeune homme a l'imagination vive, exaltée... il peut
manquer sa carrière pour de vains scrupules... par une sotte géné-
rosité!...
ROUSSEAU, embarrassé.
C'est que...
DE VERBY.
Mais j'ai votre parole.
MADAME DU BROCARD.
Parlez, mon frère!
JULES.
Ah! répondez, ma mère, et joignez-vous à moi.
ROUSSEAU, prenant la main de Jules.
Jules!... je n'oublierai pas le service que nous a rendu cette
jeune fille... Je comprends ce que doit te dicter la reconnaissance;
mais, tu le sais, le comte de Verby a notre parole ; tu ne saurais
légèrement sacrifier ton avenir! Ce n'est pas l'énergie qui te man-
que... tu l'as prouvé... et un jeune conspirateur doit être assez
fort pour se tirer d'une pareille affaire.
PAMÉLA GIRAUD. 313
DE VERBY, à Jules, de l'autre côté.
Sans doute I... un futur diplomate ne saurait échouer ici !...
ROUSSEAU.
D'ailleurs, ma volonté....
JULES.
Mon père!
DU PRÉ, paraissant.
Jules, c'est encore à moi de vous défendre.
PAMÉLA et JOSEPH.
M. Duprél...
JULES.
Mon ami!..,
MADAME DU BROCARD.
Monsieur l'avocat I...
DUPRÉ.
Bon! je ne suis déjà plus « mon cher Dupré ».
MADAME DU BROCARD.
Oh! toujours!... avant de nous acquitter envers vous, nous
avons dû penser à cette jeune fille... et...
DUPRÉ, l'interrompant froidement.
Pardon, madame...
DE VERBY.
Cet homme va tout brouiller!...
DUPRÉ, à Rousseau.
J*ai tout entendu... mon expérience est en défaut !... Je n'aurais
pas cru l'ingratitude si près du bicntait... Pàchecomme vous l'êtes...
comme le sera votre fils, quelle plus belle tâche avez-vous à rem-
plir que celle de satisfaire votre conscience?... En sauvant Jules,
elle s'est déshonorée!... Allons, monsieur, l'ambition ne saurait
l'emporter!... Sera-t-il dit que cette fortune que vous avez acquise
si honorablement aura glacé en vous tous les sentiments, et que
l'intérêt seul...? (Il voit madame du Brocard faisant des signes à son frère.)
Ah! très-bien, madame!... c'est vous ici qui donnez le ton! et j'ou-
bliais, pour convaincre monsieur, que vous seriez près de lui quand
je ne serais plus là. *
MADAME DU BROCARD.
Nous sommes engagés envers M. le comte et madame la com-
314 THÉÂTRE.
tesse de Verby!... Mademoiselle, qui toute sa vie peut compter
sur moi, n'a pas sauvé mon neveu à la condition de compromettre
son avenir.
ROUSSEAU.
Il faut quelque proportion dans une alliance. Mon fils aura un
jour quatre-vingt mille livres de rente.
JOSEPH, à part.
Ça me va, moi, j'épouserai!... Mais cet homme-là, ça n'est pas
un père, c'est un changeur.
DE VERBY, à Dupré.
Je pense, monsieur, qu'on ne saurait avoir trop d'admiration
pour votre talent et d'estime pour votre caractère!... votre souve-
nir sera religieusement gardé dans la famille Rousseau ; mais ces
débats intérieurs ne sauraient avoir de témoins... Quant à moi,
j'ai la parole de M. Rousseau, je la réclame!... (a Jules.) Venez
mon jeune ami, venez chez mon frère !... ma nièce vous attend!...
demain, nous signerons le contrat. (Paméla tombe sans force sur un fau-
teuil.)
JOSEPH.
Eh bien!... eh bien, mademoiselle Paméla!
DUPRÉ et JULES, s'élançant vers eUe.
Ciel!
DE VERBY, prenant la main de Jules.
Venez!... venez!...
DUPRÉ.
Arrêtez! J'aurais voulu n'être pas seul à la protéger!... Eh bien,
rien n'est fini!... Paméla doit être arrêtée comme faux témoin,
(Saisissant la main de Verby.) et VOUS êteS tOUS perdu !... (H emmène Pa-
méla. )
JOSEPH, se cachant derrière le canapé.
Ne dites pas que je suis là.
ACTE CINQUIÈME
La sc<^ne se passe chez Dupré, dans son cabinet : bibliothèque, bureaux de chaqi
côté: une fenêtre avec deux rideaux.
SCÈNE PREMIÈRE
DUPRÉ, PAMÉLA, GIRAUD, MADAME GIRAUD.
Au lever du rideau, Paméla est assise dans un fauteuil, occupée à lire ; la mère
Giraud est debout, près d'elle; Giraud regarde les tableaux du cabinet; Dupré
se promène à grands pas; tout à coup il s'arrête.
DUPRÉ, à Giraud.
Et, en venant ce matin, vous avez pris les précautions d'usage?
GIRAUD.
Oh ! monsieur, vous pouvez être tranquille; quand je viens ici, je
marche la tête tournée derrière moi!... C'est que la moindre im-
prudence ferait bien vite un malheur... — Ton cœur t'a entraînée,
ma Çlle; mais un faux témoignage, c'est mal, c'est sérieux!
MADAME riRAUD.
Je crois bien!... prends garde, Giraud; si on te suivait et qu'on
vienne à découvrir que notre pauvre fille est ici, cachée, grâce à
la générosité de M. Dupré...
DUPRÉ.
C'est bien... c'est bien... (Il continue de marcher à pas précipités.)
Quelle ingratitude!... cette famille Rousseau, ils ignorent ce que j'ai
fait... tous croient Paméla arrêtée, et personne ne s'en inquiète!...
On a fait partir Jules pour Bruxelles... M. de Verby est à la cam-
pagne, et M. Rousseau fait ses affaire de Bourse comme si de rien
n'était... L'argent, l'ambition..., c'est leur mobile!..., chez eux les
sentiments ne comptent pour rien!... Ils tournent tous autour du
316 THÉÂTRE.
veau d'or... et l'argent peut les faire danser devant leur idole...
ils sont aveuglés dès qu'ils le voient.
PAMÉLA, qui l'a observé, se lève et vient à lui.
Monsieur Dupré, vous êtes agité, vous paraissez souffrir?... c'est
encore pour moi, je le crains.
DUPRÉ.
N'êtes-vous donc pas révoltée comme moi de l'indifférence
odieuse de cette famille, qui, une fois son fils sauvé, n'a plus vu
en vous qu'un instrument...
PAMÉLA.
Et qu'y pourrions-nous faire, monsieur?
DUPRÉ.
Chère enfant! vous n'avez aucune amertume dans le cœur?
PAMÉLA.
Non, monsieur!... je suis plus heureuse qu'eux tous, moi; j'ai
fait, je crois, une bonne action!...
MADAME GIRAUD, embrassant Paméla.
Ma pauvre bonne fille !
GIRAUD.
C'est bien ce que j'ai fait de mieux jusqu'à présent!
DUPRÉ, s'approchant vivement de Paméla.
Mademoiselle, vous êtes une honnête fille!... personne plus que
moi ne peut l'attester!... c'est moi qui suis venu près de vous,
vous supplier de dire la vérité, et si noble, et si pure, vous vous
êtes compromise ; maintenant, on vous repousse, on vous mécon-
naît!... mais, moi, je vous admire... et vous serez heureuse, car je
réparerai tout! Paméla..., j'ai quarante-huit ans, un peu de répu-
tation, quelque fortune ; j'ai passé ma vie à être honnête homme,
je n'en démordrai pas; voulez-vous être ma femme?
PAxMÉLA, très-émue.
Moi, monsieur?...
GIRAUD.
Sa femme!... not' fille!... dis donc madame Giraud?...
MADAME GIRAUD.
Ça serait-il possible ?
PAMÉLA GIRAUD. 317
DUPRÉ.
Pourquoi cette surprise?... oh! pas de phrases!... consultez votre
cœur!... dites oui ou non!... Voulez-vous être ma femme?
PAMÉLA.
Mais quel homme êtes-vous donc, monsieur? c*est moi qui vous
dois tout... et vous voulez...? Ah! ma reconnaissance...
DUPRÉ.
Ne prononcez pas ce mot-là, il va tout gâter!... Le monde, je le
méprise!... je ne lui dois aucun compte de ma conduite, de mes
affections... Depuis que j'ai vu votre courage, votre résignation...
je vous aime... tachez de m* aimer!
PAMÉLA.
Oh! oui, oui, monsieur.
MADAME GIRAUD.
Qui est-ce qui ne vous aimerait pas?
GIRAUD.
Monsieur, je ne suis rien qu'un pauvre portier... et encore je
ne le suis plus, portier... Vous aimez notre fille, vous venez de lui
dire... Je vous demande pardon... j'ai des larmes plein les yeux...
et ça me coupe la parole... (n s'essuie les yeux.) Eh bien, vous faites
bien de l'aimer!... ça prouve que vous avez de l'esprit!... parce
que Paméla... il y a des enfants de propriétaires qui ne la valent
pas!... seulement, c'est humiliant d'avoir des père et mère comme
nous...
PAMÉLA.
Mon père I
GIRAUD.
Vous... le premier des hommes!... Eh bien, moi et ma femme,
nous irons nous cacher, n'est-ce pas, la vieille?... dans une cam-
pagne bien loin!... et, le dimanche, à l'heure de la messe, vous
direz : a Ils sont tous les deux qui prient le bon Dieu pour moi...
et pour leur fille... » (Paméla embrasse son père et sa mère.)
DUPRÉ.
Braves gens!... Oh! mais ceux-là n'ont pas de titres!... pas de
fortune!... Vous regrettez votre proirince!... eh bien, vous y re-
tournerez, vous y vivrez heureux, tranquilles... je me charge de
tout.
318 THÉÂTRE.
GIRAUD et MADAME GIRAUD.
Oh! notre reconnaissance...
DCPRÉ.
Encore!... ce mot-là vous portera malheur. Je le biffe du diction-
naire... En attendant, je vous emmène à la campagne avec moi!...
Allez... allez tout préparer.
GIRAUD.
Monsieur l'avocat ?. . .
DUPRÉ.
Eh bien, quoi?
GIRAUD.
Il y a ce pauvre Joseph Binet qui est en danger aussi!... il ne
sait pas que ma fille et nous sommes là; mais, il y a trois jours,
il est venu trouver votre domestique, dans un état à faire peur;
et, comme c'est ici la maison du bon Dieu, il est caché ici dans
un grenier!
DUPRÉ.
Faites-le descendre.
GIRAUD.
Il ne voudra pas, monsieur; il a trop peur d'être arrêté... On
lui passe à manger par la chatière!...
DUPRÉ.
Il sera bientôt libre, je l'espère... J'attends une lettre qui doit
nous rassurer tous.
GIRAUD.
Faut-il le rassurer?
DUPRÉ.
Non, pas encore,... ce soir.
GIRAUD, à sa femme.
Je m'en vas avec bien du soin jusqu'à la maison. (Madame Giraud
l'accompagne en lui faisant des recommandations; elle sort par la gauche; Paméla
Ta pour la suivre.)
DUPRÉ, la retenant.
Ce Binet..., vous ne l'aimez pas?
PAMÉLA.
Oh non, jamais 1
PAMÉLA GIRAUD. 319
DUPRÉ.
Et l'autre?
PAMÉLA, après un moment d'émotion, qu'elle réprime aussitôt.
Je n'aimerai que vous... (Elle va sortir. Bruit dans l'antichambre. Jules
paraît.)
SCÈNE II
PAMÉLA, DUPRÉ, JULES.
JULES, aux domestiques.
Laissez-moi, vous dis-je!... il faut que je lui parle. (Apercevant
Dupré. ) Ah! monsieur!... Paméla, qu'est-elle devenue?... est-elle
fibre, sauvée?...
PAMÉLA, qui s'est arrêtée à la porte.
Jules!...
JULES.
Ciel! ici, mademoiselle?...
DUPRÉ.
Et vous, monsieur, je vous croyais à Bruxelles?...
JULES.
Oui, ils m'avaient fait partir malgré moi, et je m'étais soumis!...
Élevé dans l'obéissance, je tremble devant ma famille!... mais
j'emportais mes souvenirs avec moi!... Il y a six mois, monsieur,
avant de la connaître..., je risquais ma vie pour obtenir mademoi-
selle de Verby, afin de contenter leur ambition, si vous le voulez
aussi, pour satisfaire ma vanité; j'espérais un jour être gentil-
homme, moi, fils d'un négociant enrichi!... Je la rencontrai et je
l'aimai!... le reste, vous le savez!... ce qui n'était qu'un senti-
ment est devenu un devoir, et, quand chaque heure m'éloignait
d'elle, j'ai senti que mon obéissance était une lâcheté ; quand ils
m'ont cru bien loin, je suis revenu!... Elle avait été arrêtée, vous
l'aviez dit!... et moi, je serais parti (a tous deux.) sans vous
revoir, vous, mon sauveur, qui serez le sien!...
DCPRÉ, les régalant.
Bien!... très-bien!.. . c'est d'un honnête homme, cela!... Enfin,
en voilà un I
320 THÉÂTRE.
PAMÉLA, à part, essuyant ses larmes.
Merci, mon Dieu !
DU PRÉ.
Qu'espérez-vous? que voulez-vous?
JULES.
Ce que je veux?... m' attacher à son sort... me perdre avec elle,
s'il le faut... et, si Dieu nous protège, lui dire : « Paméla, veux-tu
être à moi? »
DUPRÉ.
Ah! diable! diable! il n'y a qu'une petite difficulté... c'est que
je l'épouse!...
JULES, très-surpris.
Vous?
DUPRÉ.
Oui, moi!... (Paméia baisse les yeux.) Je n'ai pas de famille qui s'y
oppose.
JULES.
Je fléchirai la mienne.
DUPRÉ.
On vous fera partir pour Bruxelles.
JULES.
Je cours trouver ma mère!... j'aurai du courage!... dussé-je
perdre les bonnes grâces de mon père..., dût ma tante me priver
de son héritage, je résisterai!... autrement, je serais sans dignité,
sans âme... Mais, alors, aurais-je l'espoir...?
DUPRÉ.
C'est à moi que vous le demandez?...
JULES.
Paméla, répondez, je vous en supplie...
PAMÉLA, à Dupré.
Vous avez ma parole, monsieur.
PAMÉLA GIRAUD. 3il
SCÈNE III
Les Mêmes, un Domestique.
Le domestique remet une carte à Dupré.
DUJ>RÉ, regardant la carte et paraissant très-surpris.
Comment! (AJuies.) Où est M. de Verby? le savez-vous?
JULES.
En Normandie, chez son frère, le comte de Verby.
DUPRÉ, regardant la carte.
C'est bien... Allez trouver votre mère.
JULES.
Vous me promettez donc...?
DUPRÉ.
Rien!...
JULES.
Adieu, Paméla!... (a part, en sortant.) Je reviendrai^
DUPRÉ, se retournant vers Paméla après le départ de Jules.
Faut-il qu'il revienne?
PAMÉLA, très-émue, se jetant dans ses bras.
Ah I monsieur!... (Eiiesort.)
DUPRÉ, la regardant sortir e* essuyant une larme.
La reconnaissance... croyez-y donc!... (ouvrant la petite porte secrète.)
Entrez, monsieur, entrez.
SCÈNE IV
DUPRÉ, DE VERBY.
DUPRÉ.
Vous ici, monsieur, quand tout le monde vous croit à cinquante
lieues de Paris! •
DE VERBY.
Je suis arrivé ce inatia
xviii. t<
322 THÉÂTRE.
DUPRÉ.
Sans doute un intérêt puissant...?
DE VERBY.
Non pour moi, mais je n'ai pu rester indifférent... Vous pouvez
m'être utile.
DUPRÉ.
Trop heureux, monsieur, de pouvoir vous servir.
DE VERBY.
Monsieur Dupré, les circonstances dans lesquelles nous nous
sommes rencontrés m*ont mis dans la position de vous apprécier.
Parmi les hommes que leurs talents et leur caractère m'ont forcé
d'estimer, vous vous êtes placé au premier rang!...
DUPRÉ.
Ah! monsieur, vous allez me forcer de déclarer que vous, an-
cien officier de l'Empire, vous m'avez paru résumer complètement
cette époque glorieuse, par votre loyauté, votre courage et votre
indépendance, (a pan.) J'espère que je ne lui dois rien!
DE VERBY.
Je puis donc compter sur vous?
DUPRÉ.
Entièrement.
DE VERBY.
Je vous demanderai quelques renseignements sur la jeune
Paméla Giraud.
DUPRÉ.
J'en étais sûr!
DE VERBY.
La famille Rousseau s'est conduite indignement.
DUPRÉ.
Monsieur aurait-il mieux agi?
DE VERBY.
Je compte m'employer pour elle! Depuis son arrestation comme
faux témoin, où en est l'affaire?
DUPRÉ.
Oh! c'est pour vous d'un bien mince intérêt.
DE VERBY.
Sans doute... mais...
PAMÉLA GIRADD. 323
DUPP.É, à part.
Il veut adroitement me faire jaser, et savoir s'il peut se trouver
compromis. (Haut ) Monsieur le général de Verby, il y a des hommes
qui sont impénétrables dans leurs projets, dans leurs ponsces.
Leurs actions, les événements seuls les révèlent ou les expliquent;
ceux-là sont des hommes forts... Je vous prie humblement d'ex-
cuser ma franchise, mais je ne vous crois pas de ce nombre.
DE VERBY.
Monsieur, ce langage... Vous êtes un homme singulier I...
DUPriÉ.
Mieux que cela!... je crois être un homme original... Écoutez-
moi... vous parlez ici à demi-mots, et vous croyez, futur ambassa-
deur, faire sur moi vos études diplomatiques; vous avez mal choisi
votre sujet, et je vais vous dire, moi, ce que vous ne voulez pas
m'apprendre. Ambitieux, mais prudent, vous vous êtes fait le chef
d'une conspiration... Le complot échoué — preuve de courage! —
sans vous inquiéter de ceux que vous aviez mis en avant, impatient
d'arriver, vous avez pris un autre sentier : vous vous êtes rallié,
renégat politique, vous avez encensé le nouveau pouvoir, — preuve
d'indépendance! — Vous attendez une récompense... Ambassadeur
à Turin'.... dans un mois, vous recevrez vos lettres de créance; mais
Paméla est arrêtée, on vous a vu chez elle, vous pouvez être com-
promis dans cette affaire de faux témoignage ! Alors, vous accourez,
tremblant d'être démasqué, de perdre cette faveur, prix de tant
d'efforts!... vous venez à moi, l'air obséquieux, la parole douce-
reuse, croyant me rendre votre dupe, preuve de loyauté!... Eh
bien, vous avez raison do craindre... Paméla est entre les mains
de la justice, elle a tout dit.
DE VERBY.
Que faire, alors?
DUPRÉ.
J'ni un moyen!... Écrivez à Jules que vous lui rendez sa parole;
que mademoiselle de Verby reprenne la(»sienne.
DE VERBY.
Y pensez-vous?
324 THÉÂTRE.
DUPRÉ.
Vous trouvez que les Rousseau se sont conduits indignement...
vous devez les mépriser!...
DE VERBY.
Vous le savez..., des engagements...
DUPRÉ.
Voici ce que je sais : c'est que votre fortune particulière n'est
guère en rapport avec la position que vous ambitionnez... Madame
du Brocard, aussi riche qu'orgueilleuse, doit vous venir en aide,
si cette alliance...
DE VERBY.
Monsieur... une pareille atteinte à ma dignité!
DUPRÉ.
Que cela soit faux ou vrai, faites ce que je vous demande!... à
ce prix-là, je tâcherai que vous ne soyez pas compromis... mais
écrivez... ou tirez-vous de là comme vous pourrez!... Tenez, j'en-
tends des clients...
DE VERBY.
Je neveux voir personne!... On me croit parti... la famille même
de Jules...
LE DOMESTIQUE, annonçant.
Madame du Brocard!
DE VERBY.
0 ciel ! (Il entre vivement dans le cabinet de droite.)
SCÈNE V
DUPRÉ, MADAME DU BROCARD.
Elle entre encapuchonnée dans un voile noir qu'elle enlève avec précaution.
MADAME DU BROCARD.
Voilà plusieurs fois que je me présente chez vous sans avoir le
bonheur de vous y rencontrer... Nous sommes bien seuls?
DUPRÉ, souriant.
Tout à fait seuls.
PAMÉLA GIRAUD. 323
MADAME DU BROCARD.
Eh bien, monsieur..., cette cruelle affaire recommence donc?
DUPRÉ.
Malheureusement!
MADAME DU BROCARD.
Maudit jeune homme!... si je ne l'avais pas fait élever, je le
déshériterais!... Je n'existe pas, monsieur. Moi, dont la conduite,
les principes m'ont valu Testime générale, me voyez-vous mêlée
encore dans tout ceci? seulement, cette fois, pour ma démarche
auprès de ces Giraud, je puis me trouver inquiétée!...
DUPRÉ.
Je le crois!... c'est vous qui avez séduit, entraîné Paméla!
MADAME DU BROCARD.
Tenez, monsieur, on a bien tort de se lier avec de certaines
gens!... un bonapartiste... un homme de mauvaise conscience!..,
un sans coeur! (Verby, qui écoutait, se cache de nouveau et fait un geste de
colère.)
DUPRÉ.
Vous paraissiez tant l'estimer !
MADAME DU BROCARD.
Sa famille est considérée!... ce brillant mariage!... mon neveu
pour qui je rêvais un avenir éclatant...
DUPRÉ.
Vous oubliez son affection pour vous, son désintéressement.
MADAME DU BROCARD.
Son affection!... son désintéressement!... Le général n'a plus
le sou, et je lui avais promis cent mille francs, une fois le contrat
signé.
DUPRÉ tousse fortement, en se retournant du côté de Verby.
Hum! hum!
MADAME DU BROCARD.
Je viens donc en secret et en confiance, malgré ce M. de Verby,
qui prétend que vous êtes un homme incapable... qui m'a dit de
VOUS un mal affreux, je viens vous prier de me tirer de là... Je
vous donnerai de l'argent... ce que vou^voudrez.
DUPRÉ.
Avant tout, ce que je veux, c'est que vous promettiez à votre
3«6 THÉÂTRE.
neveu, pour épouser qui bon lui semblera, la dot que vous lui fai-
siez pour épouser mademoiselle de Verby.
MADAME DU BROCARD,
Permettez!... qui bon lui semblera...
DUPRÉ.
Décidez-vous!
MADAME DU BROCARD.
Mais il faut que je sache...
DUPRÉ.
Alors, mêlez-vous de vos affaires toute seule !
MADAME DU BROCARD.
C'est abuser de ma situation!... Ah! mon Dieu! quelqu'un vient.
DUPRÉ, regardant au fond.
C'est quelqu'un de votre famille.
MADAME DU BROCARD, regardant avec précaution.
M. Rousseau! mon beau-frère I... Que vient-il faire? il m'avait
juré de tenir bon!
DUPnÉ.
Et vous aussi !... Vous jurez beaucoup dans votre famille, et vous
ne tenez guère.
MADAME DU BROCARD.
Si je pouvais entendre! (Rousseau paraît avec sa femme; madame du
Brocard se jette derrière le rideau à gauche. )
DUPRÉ, la regardant.
Très-bien!... si ceux-là veulent se cacher, je ne sais plus où ils
se mettront!
SCÈNE VI
DUPRÉ, ROUSSEAU, MADAME ROUSSEAU.
ROUSSEAU.
Monsieur, vous nous voyez désespérés... Madame du Brocard,
ma belle-soeur, est venue ce matin faire à ma femme une foule
d'histoires.
MADAME ROUSSEAU.
Monsieur, j'en suis tout effrayée!...
PAMÉLA GIRAUD. 327
DDPRÉ, lui offrant un siège.
Permettez, madame...
ROUSSEAU.
S'il faut l'en croire, voilà encore mon fils compromis.
DUPRÉ.
C'est la véritL',
ROUSSEAU.
Je n'en sortirai pas!... Pendant trois mois qu'a duré cette mal-
heureuse affaire, j'ai abrégé ma vie de dix années!... Des spécu-
lations magnifiques, des combinaisons sûres, j'ai tout sacrifié, tout
laissé passer en d'autres mains. Enfin c'était fait!... Mais, quand
je crois tout terminé, il me faut encore tout quitter, employer en
démarches, en sollicitations, un temps précieux!...
DUPRÉ.
Je vous plains!... ah ! je vous plains!...
MADAME ROUSSEAU.
Cependant, il m'est impossible...
ROUSSEAU.
C'est votre faute ! celle de votre famille !... Madame du Brocard,
avec sa particule, qui, dans le commencement, m'appelait tou-
jours mon cher Rousseau... et qui me... parce que j'avais cent
mille écusl...
DUPRÉ.
C'est un beau vernis.
ROUSSEAU.
Par ambition, par orgueil, elle s'est jetée au cou de M. de
Verby. (De Verby et madame du Brocard écoutent, chacun de son côté.)
Joli couple!... charmants caractères, un brave d'antichambre!...
(De Verby retire vivement sa tête.) et Une vieille dévOte hypOCritC. (Madame
du Brocard cache la sienne. )
MADAME ROUSSEAU.
Monsieur, c'est ma sœur!...
DUPRÉ.
Ah I vous allez trop loin !... «
ROUSSEAU.
Vous ne le? connaissez pas!... Monsieur, je m'adresse à vous
328 THÉÂTRE.
encore une fois... Une nouvelle instruction doit être commencée l...
Que devient cette petite?...
DUPRÉ.
Cette petite est ma femme, monsieur !...
ROUSSEAU et MADAME ROUSSEAU,
Votre femme!...
DE VERBY et MADAME DU BROCARD.
Sa femme!...
DUPRÉ.
Oui, je l'épouse dès qu'elle sera libre..., à moins qu'elle ne de-
vienne la femme de votre fils!...
ROUSSEAU.
La femme de mon fils!...
MADAME ROUSSEAU.
Que dit-il?
DUPRÉ.
Eh bien, qu'y a-t-il donc?... cela vous étonne!... il faut pour-
tant VOUS faire à cette idée-là... car c'est ce que je demande.
ROUSSEAU, ironiquement.
Ah!... monsieur Dupré!... ce n'est pas que je tienne à made-
mDiselle de Verby... la nièce d'un homme taré!... C'est cette folle
de madame du Brocard qui voulait faire ce beau mariage... mais
de là à la fille d'un portier...
DUPRÉ.
Il ne l'est plus, monsieur!...
ROUSSEAU.
Comment?
DUPRÉ.
Il a perdu sa place à cause de votre fils, et il va retourner en
province vivre des rentes... (Rousseau prête l'oreiUe.) que vous lui
ferez.
ROUSSEAU.
Ah! si VOUS plaisantez !...
DUPRÉ.
C'est très-sérieux... Votre fils épousera leur fille... et vous leur
ferez une pension.
ROUSSEAU.
Monsieur...
PAMÉLA GIRAUD. 329
SCÈNE VII
Les Mêmes, JOSEPH, entrant, paie, défait.
JOSEPH.
Monsieur Dupré... monsieur Dupré!... sauvez-moi!
TOUS TROIS.
Qu'arrive-t-il? qu'y a-t-il donc?
JOSEPH.
Des militaires!... des militaires à cheval, qui arrivent pour
m'arrêter.
DUPRÉ.
Tais-toi! tais-toi! (Mouvement générai d'effroi; Dupré regarde avec anxiété
la chambre où est Paméla. A Joseph.) T'arrêter ?...
JOSEPH.
J'en ai vu un; entendez-vous?... on monte! cachez-moi!...
cachez-moi!... (Il veut se cacher dans le cabinet; Verby en sort poussant un
cri : Ah! (il court vers le rideau; madame du Brocard s'en échappe en criant :
Ciel!.., )
MADAME ROUSSEAU.
Ma sœur!
ROUSSEAU.
M. de Verby! (La porte s'ouvre.)
JOSEPH, tombant sur une chaise, au fond.
Nous sommes tous pinces !
UN DOMESTIQUE, entrant, à Dupré.
De la part de M. le garde des sceaux.
JOSEPH.
Des sceaux?... ça me regarde!...
DUPRÉ, s'avançant gravement, aux Rousseau et à de Verby,
restés sur l'avant-scène.
Maintenant, je vous laisse en présence tous les quatre... Vous
qui vous aimez et vous estimez tant..., songez à ce que je vous ai
dit : celle qui vous a tout sacrifie a été méconnue!... humiliée
pour vous et par vous... c'est à vous 8e tout réparer... aujour-
d'hui... à l'instant... ici même... et alors nous vous sauverons
tous... si vous en valez la peine.
330 THÉÂTRE.
SCÈNE VIII
Les Mêmes, hors DUPRÉ,
Ils restent un moment embarrassés et ne sachant quelle mine faire.
JOSEPH, s'approchant.
Nous voilà gentils! (a de verby.) Dites donc... quand nous serons
en prison, vous me soignerez, vous!... c'est que j'ai le cœur gon-
flé et le gousset vide!... (De Verby lui tourne le dos. A Rousseau.) VoUS
savez!... on m'a promis quelque chose!... (Rousseau s'éloigne sans lul
répondre. A Madame du Brocard.) DitOS doilC , On m'a prOmis quelque
chose...
MADAME DU BROCARD.
C'est bon!
MADAME ROUSSEAU.
Mais votre frayeur!... votre présence ici!... on vous y a donc
poursuivi?
JOSEPH.
Du tout!... Voilà quatre jours que je suis dans cette maison,
caché dans le grenier comme un insecte... j'y suis venu parce que
le père et la mère Giraud n'étaient plus chez eux; ils ont été en-
levés de leur domicile... Paméla a aussi disparu... elle est sans
doute au secret. Oh! d'abord, moi, je n'ai pas envie de m'expo-
ser; j'ai menti à la justice, c'est vrai... si on me condamne, pour
qu'on m'acquitte, je ferai des révélations; je, dénonce tout le
monde!...
DE VERBY, vivement.
Il le faut, (il se met à la table et écrit.)
MADAME DU BROCARD.
Oh!... Jules!... Jules!... maudit enfant!... qui est cause de
tout cela.
MADAME ROUSSEAU, à son mari.
Vous le voyez!... cet homme vous tient tous!... Il faut con-
sentir. (De Verby se lève, madame du Brocard prend sa place et écrit.)
PAMÉLA GIRAUD. 331
MADAME ROUSSEAU, à son mari.
Mon ami, je vous en supplie!...
ROUSSEAU, le décidant.
Parbleu! je puis promettre à ce diable d'avocat tout ce qu'il
voudra; Jules est à Bruxelles. (La porte s'ouvre, Joaeph pousse un cri, c'est
Dupré qui paraît.)
SCÈNE IX
Les Mêmes, DUPRÉ, revenant.
DUPKÉ.
Eh bien? (Madame du Brocard lui remet la lettre qu'il a demandée; Verby lui
donne la sienne; Rousseau l'examine. ) Enfin!... (De Verby lance un regard furieux
à Dupré et à la famille, et sort vivement. A Rousseau.) Et VOUS, monsieur?
ROUSSEAU.
Je laisse mon fils maître de faire ce qu'il voudra,
MADAME ROUSSEAU.
0 mon ami!
DUPRÉ, à part.
Il le croit loin d'ici.
ROUSSEAU.
Mais Jules est à Bruxelles, et il faut qu'il revienne.
DUPRÉ.
Oh! c'est parfaitement juste!... Il est bien clair que je ne peux
pas exiger qu'à la minute... ici... tandis que lui... là-bas!... Ça
n'aurait pas de sens.
ROUSSEAU.
Certainement!... plus tard!...
DUPRÉ.
Dès qu'il sera de retour,
ROUSSEAU.
Oh! dès qu'il sera de retour, (a part.) J'aurai soin de l'y faire
rester.
DUPRÉ* allant vers la pafte de gauche.
Venez... venez, jeune homme... remercier votre famille, qui
consent à tout.
332 THÉÂTRE.
MADAME ROUSSEAU.
Jules!
Mon neveu!
Il se pourrait!
MADAME DU BROCARD.
JULES.
DU PRÉ, courant à l'autre chambre.
Et VOUS Pamélal... mon enfant!... ma fille!... .embrassez votre
mari! (Jules s'élance vers eUe. )
MADAME DU BROCARD, à Rousseau.
Gomment se fait-il?
DUPRÉ.
Elle n'a pas été arrêtée!... elle ne le sera pas!... Je n'ai pas de
titres, moi... je ne suis pas le frère d'un pair de France!... mais
j'ai quelque crédit. On a eu pitié de son dévouement... l'affaire
est étouffée... c'est ce que m'écrit M. le garde des sceaux par une
estafette, un cavalier que ce nigaud a pris pour un régiment.
JOSEPH.
On ne voit pas bien par une lucarne.
MADAME DU BROCARD.
Monsieur, vous nous avez surpris; je reprends ma parole.
DUPRÉ.
Et moi, je garde votre lettre. Vous voulez un procès?... bien...
je plaiderai.
GIRAUD et MADAME GIRAUD, qui se sont approchés.
Monsieur Dupré!...
DUPRÉ.
ÊteS-VOUS contents de moi?... (Pendant ce temps, Jules et madame Rous-
seau ont supplié Rousseau de se laisser fléchir; Rousseau hésite, et finit par embrasser
au front Paméla, qui s'est approchée en tremblant, Dupré s'avance vers Rousseau, et,
le voyant embrasser Paméla, il lui tend la main en disant.) Bien, moiisieur ! ...
(a Jules, l'interrogeant.) Elle SCra hCUreuSe?...
JULES.
Ah! mon ami!... (Paméla baise la main de Dupré.)
JOSEPH, à Dupré.
Dites donc, monsieur, faut-il que je sois bête!... ne le dites
PAMÉLA GIRAUD. 333
pas!... il réponse... et je me sens attendri!,.. Au moins, est-ce
qu'il ne me reviendra pas quelque chose?
DUPRÉ.
Si faiti je te donne mes honoraires dans cette affaire
JOSEPH.
Ah ! comptez sur ma reconnaissance.
DUPPÉ.
C'est sur ton reçu que tu veux dire!
LA MARATRE
DRAME INTIME EN CINQ ACTES, EN HUIT TABLEAUX
REPRÉSENTÉ POL'R LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS
JUR LB IHÉATRR-HISTORIQDE , LE 25 UAI 1848
ET REPRIS AU THEATRE DD VAUDEVILLÎJ
LE l*"^ SEPTEMBRE 4859
PERSONNAGES
THÉÂTRE-HISTORIQUE.
LE GÉNÉRAL COMTE DE
GRANDGHAMP MM. Matis.
EUGÈNE RAMEL Gaspari,
FERDINAND MARCANDAL. . . Lacressonnière.
LE DOCTEUR VERNON. . . . Duplis.
GODARD Barré.
UN JUGE D'INSTRUCTION. . Boileau.
FÉLIX DÉSIRÉ.
CHAMPAGNE, contre-maître. . Castel.
BAUDRILLON, pharmacien. . Bonnet.
NAPOLÉON, fils du général. . Francisque Cabot.
GERTRUDE, femme du com.te
de Grandchamp M"« Lacressonnière.
PAULINE, sa fille M"" Maillet.
MARGUERITE Georges Cadette.
Gendarmes, un Greffier, le Clergé.
vaudeville.
MM. Parade.
Munie.
Aubrée.
Nertaan.
Saint-Germain.
Lemoigne.
Bachelet.
Bastien.
Roger.
Hélène.
Mlle
jyjme» Marie LaURENT.
BÉRENGÈRE.
Alexis.
La scène se passe en 1829, dans une fabrique de drap, près de Louviers.
LA MARATRE
ACTE PREMIER
Le théâtre représente un salon assez orné ; il s'y trouve les portraits de l'em-
pereur et de son lils. On y entre par une porte donnant sur un perron à mar-
quise. La porte des appartements de Pauline est à droite du spectateur; celle des
appartements du général et de sa femme est à gauche. De chaque côté de la porte
du fond, il y a, à gauche, une table, et, à droite, une armoire façon de Boulle.
Une jardinière pleine de fleurs se trouve dans le panneau à glace, à côté de
l'entrée des appartements de Pauline. En face, est une cheminée avec une riche
garniture. Sur le devant du théâtre, il y a deux canapés, à droite et à gauche.
Gertrude entre en scène avec des fleurs qu'elle vient de cueillir pendant sa pro-
menade et qu'elle met dans la jardinière.
SCÈNE PREMIERE
GERTRUDE, LE GÉNÉRAL, puis FÉLIX.
GERTRUDE.
Je t'assure, mon ami, qu'il serait imprudent d'attendre plus
longtemps pour marier ta fille, elle a vingt-deux ans. Pauline a
trop tardé à faire un choix ; et, en pareil cas, c'est aux parents à
établir leurs enfants... D'ailleurs, j'y suis intéressée.
LE GÉNÉRAL.
Et comment?
GERTRUDE.
La position d'une belle-mère est toujours suspecte. On dit depuis
quelque temps dans tout Louviers que c'est moi qui suscite des
obstacles au mariage de Pauline.
XVIII. 22
338 THÉÂTRE.
LE GÉNÉRAL.
Ces sottes langues de petites villes! je voudrais en couper quel-
ques-unes! T'attaquer, toi, Gertrude, qui, depuis douze ans, es
pour Pauline une véritable mère ! qui Tas si bien élevée!
GERTRUDE.
Ainsi va le monde! On ne nous pardonne pas de vivre à une si
faible distance de la ville, sans y aller. La société nous punit de
savoir nous passer d'elle. Crois-tu que notre bonheur ne fasse pas
de jaloux? xMais notre docteur...
LE GÉNÉRAL.
Vernon?...
GERTRUDE.
Oui, Vernon est très-envieux de toi : il enrage de ne pas avoir
su inspirer à une femme Faffection que j'ai pour toi. Aussi pré-
tend-il que je joue la comédie! Depuis douze ans? comme c'est
vraisemblable !
LE GÉNÉRAL.
Une femme ne peut pas être fausse pendant douze ans sans
qu'on s'en aperçoive. C'est stupide!... Ah! Vernon, lui aussi!...
GERTRUDE.
Oh! il plaisante. Ainsi donc, comme je te le disais, tu vas voir
Godard. Cela m'étonne qu'il ne soit pas arrivé. C'est un si riche
parti, que ce serait une folie de le refuser. Il aime Pauline, et,
quoiqu'il ait ses défauts, qu'il soit un peu provincial, il peut rendre
ta fille heureuse,
LE GÉNÉRAL.
J'ai laissé Pauline entièrement maîtresse de se choisir un mari
GERTRUDE.
Oh ! sois tranquille ! une fille si douce, si bien élevée, si sage !
LE GÉNÉRAL.
Douce ! elle a mon caractère, elle est violente.
GERTRUDE.
Elle, violente? Mais toi, voyons!... ne fais-tu pas tout ce que je
veux?
LE GÉNÉRAL.
Tu es un ange, tu ne veux jamais rien qui ne me plaise. A pro-
pos, Vernon dîne avec nous après son autopsie.
LA MARATRE. 339
GERTRUDE.
As-tu besoin de me le dire ?
LE GÉNÉRAL.
Je ne t'en parle que pour qu'il trouve sur la table les vins qu'il
affectionne.
FÉLIX, entrant.
M. de Rimonvillel
LE GÉNÉRAL.
Faites entrer.
GERTRUDE, eUe fait signe à Félix de ranger la jardinière.
Je passe chez Pauline pendant que vous causerez affaires; je ne
suis pas fâchée de surveiller un peu l'arrangement de sa toilette.
Ces jeunes personnes ne savent pas toujours ce qui leur sied le
mieux.
LE GÉNÉRAL.
Ce n'est pas faute de dépense ! car, depuis dix-huit mois, sa toi-
lette coûte le double de ce qu'elle coûtait auparavant; après tout,
pauvre fille, c'est son seul plaisir.
GEUTRUDE.
Comment, son seul plaisir? et celui de vivre en famille comme
nous vivons! Si je n'avais pas le bonheur d'être ta femme, je vou-
drais être ta fille î... Je ne te quitterai jamais, moi! (Eiie fait quelques
pas.) Depuis dix-huit mois, dis-tu? c'est singulier!... En effet, elle
porte depuis ce temps-là des dentelles, des bijoux, de jolies choses.
LE GÉNÉRAL.
Elle est assez riche pour pouvoir satisfaire ses fantaisies.
GERTRUDE.
Et elle est majeure! (a part.) La toilette, c'est la fumée! y au-
rait-il du feu? (Elle sort.)
SCÈNE II
LE GÉNÉRAL, seuu '
Quelle perle ! après vingt-six campagnes, onze blessures et la
mort de l'ange qu'elle a remplacé dans nion cœur; non, vraiment,
le bon Dieu me devait ma Gertrude, ne fût-ce que pour me con-
soler de la chute et de la mort de l'empereur.
3i0 THEATRE.
SCÈNE III
GODARD, LE GÉNÉRAL.
GODARD, entrant.
GénéraL..
LE GENERAL.
Ah ! bonjour, Godard ! Vous venez sans doute passer la journée
avec nous?
GODARD.
Mais peut-être la semaine , général , si vous êtes favorable à la
demande que j'ose à peine vous faire.
LE GÉNÉRAL.
Allez votre train! je la connais, votre demande... Ma femme est
pour vous... Ahl Normand, vous avez attaqué la place par son
côté faible.
GODARD.
Général, vous êtes un vieux soldat qui n'aimez pas les phrases»
vous allez en toute affaire comme vous alliez au feu...
LE GÉNÉRAL.
Droit, et à fond de train !
GODARD.
Ça me va! car je suis si timide...
LE GÉNÉRAL.
Vous! je vous dois, mon cher, une réparation : je vous prenais
pour un homme qui savait trop bien ce qu'il valait.
GODARD.
Pour un avantageux? eh bien, général, je me marie parce que
je ne sais pas faire la cour aux femmes.
LE GÉNÉRAL, à part.
Pékin! (Haut.) Gomment! vous voilà grand comme père et mère,
et... mais, monsieur Godard, vous n'aurez pas ma fille.
GODARD.
Oh! soyez tranquille! Vous y entendez malice. .l'ai du cœur, et
beaucoup; seulement, je veux être sûr de ne pas être refusé.
LA MARATRE. 341
LE GÉNÉHAL.
Vous avez du courage contre les villes ouvertes.
GODARD.
Ce n'est pas cera du tout, mon général. Vous m'intimidez déjà
avec vos plaisanteries.
LE GÉNÉRAL.
Allez toujours!
GODARD.
Moi» je n'entends rien aux simagrées des femmes! je ne sais
pas plus quand leur non veut dire oui que quand le oui veut dire
non; et, lorsque j'aime, je veux être aimé...
LE GÉNÉRAL, à part.
Avec ces idées-là, il le sera !
GODARD.
11 y a beaucoup d'hommes qui me ressemblent, et que la petite
guerre des façons et des manières ennuie au suprême degré.
LE GÉNÉRAL.
Mais ce qu'il y a de plus délicieux, c'est la résistance! On a le
plaisir de vaincre.
GODARD.
Non, merci ! Quand j'ai faim, je ne coquette pas avec ma soupe!
J'aime les choses jugées, et fais peu de cas de la procédure, quoi-
que Normand. Je vois dans le monde des gaillards qui s'insinuent
auprès des femmes en leur disant : « Ah! vous avez là, madame,
une jolie robe. — Vous avez un goût parfait. 11 n'y a que vous
pour savoir vous mettre ainsi. » Et q-ji de là partent pour aller,
aller... Et ils arrivent; ils sont prodigieux, parole d'honneur! Moi,
je ne vois pas comment, de ces paroles oiseuses, on parvient à...
Non... Je pataugerais des éternités avant de dire ce que m'inspire
la vue d'une jolie femme.
LE GÉNÉRAL.
Ah ! ce ne sont pas là les hommes de l'Empire.
GODARD.
C'est à cause de cela que je me suis fait hardi! Cette fausse
hardiesse, accompagnée de quarante aille livres de rente, est
acceptée sans protêt, et j'y gagne de pouvoir aller de l'avant. Voilà
pourquoi vous m'avez pris pour un homme avantageux. Quand on
342 THÉÂTRE.
n'a pas ça d'hypothèques sur de bons herbages de la vallée d*Auge»
qu'on possède un joli château tout meublé, car ma femme n'aura
que son trousseau à y apporter, elle trouvera même les cache-
mires et les dentelles de feu ma mère. Quand on a tout cela,
général, on a le moral qu'on veut avoir. Aussi suis- je M. de
Rimonville.
LE GÉNÉRAL.
Non, Godard.
Godard de Rimonville.
Godard tout court.
Général, cela se tolère.
GODARD.
LE GÉNÉRAL.
GODARD.
LE GENERAL.
Moi, je ne tolère pas qu'un homme, fût-il mon gendre, renie
son père; le vôtre, fort honnête homme d'ailleurs, menait ses
bœufs lui-même de Gaen à Poissy, et s'appelait sur toute la route
Godard, le père Godard.
GODARD.
C'était un homme bien distingué. *
LE GÉNÉRAL.
Dans son genre... Mais je vois ce que c'est. Comme ses bœufs
vous ont donné quarante mille livres de rente, vous comptez sur
d'autres bêtes pour vous faire donner le nom de Rimonville.
GODARD.
Tenez, général! consultez mademoiselle Pauline; elle est de son
époque, elle. Nous sommes en 1829, sous le règne de Charles X.
Elle aimera mieux, en sortant d'un bal, entendre dire : a Les gens
de madame de Rimonville, » que : a Les gens de madame Godard. »
LE GÉNÉRAL.
Oh! si ces sottises-là plaisent à ma fille, comme c'est de vous
qu'on se moquera, ça m'est parfaitement égal, mon cher Godard.
GODARD.
De Rimonville.
LE GÉNÉRAL.
Godard! Tenez, vous êtes un honnête homme, vous êtes jeune,
LA MARATRE. 343
VOUS êtes riche, vous dites que vous ne ferez pas la cour aux
femmes, que ma fille sera la reine de voire maison... Eh bien,
ayez son agrément, vous aurez le mien; car, voyez-vous, Pauline
n'épousera jamais que l'homme qu'elle aimera, riche ou pauvre...
Ah! il y a une exception, mais elle ne vous concerne pas. J'ai-
merais mieux aller à son enterrement que de la conduire à la
mairie, si son prétendu se trouvait fils, petit-fils, frère, neveu,
cousin ou allié d'un des quatre ou cinq misérables qui ont trahi...
car mon culte à moi, c'est...
GODARD.
L'empereur!... on le sait...
LE GÉNÉRAL.
Dieu, d'abord, puis la France ou l'empereur... c'est tout un
pour moi... enfin, ma femme et mes enfants! Qui touche à mes
dieux, devient mon ennemi; je le tu^ c^mme un lièvre, sans
remords. Voilà mes idées sur la religion, le pays et la famille. Le
catéchisme est court, mais il est bon. Savez-vous pourquoi en 1816,
après leur maudit licenciement de l'armée de la Loire, j'ai pris ma
pauvre petite orpheline dans mes bras, et je suis venu, moi, colo-
nel de la jeune garde, blessé à Waterloo, ici, près de Louviers,
me*faire fabricant de draps?
GODARD.
Pour ne pas servir ceux-ci.
LE GÉNÉRAL.
Pour ne pas mourir comme un assassin, sur l'échafaud,
GODARD.
Ah! bon Dieu!
LE GÉNÉRAL.
Si j'avais rencontré un de ces traîtres, je lui aurais fait son
affaire. Encore aajoiu-d'hui, après bientôt quinze ans, tout mon
sang bout dans mes veines si, par hasard, je lis leurs noms dans
un journal, ou si quelqu'un les prononce devant moi. Enfin, si je
me trouvais avec l'un d'eux, rien ne m'empocherait de lui sauter
à la gorge, de le déch'irer, de rétouffe%..
GODARD.
Vous auriez raison, (a part.; Faut dire comme lui.
344 THÉÂTRE.
LE GÉNÉRAL.
Oui, monsieur, je l' étoufferais!... Et, si mon gendre tourmentait
ma chère enfant, ce serait de même.
GODARD.
Ah!
LE GÉNÉRAL.
Oh! je ne veux pas qu'il se laisse mener par elle. Un homme
doit être le roi dans son ménage, comme moi ici.
GODARD, à part.
Pauvre homme! comme il s'abuse!
LE GÉNÉRAL.
Vous dites?
GODARD.
Je dis, général, que votre menace ne m'effraye pas! O^iand on
ne se donne qu'une femme à aimer, elle est joliment aimée.
LE GÉNÉRAL.
Très-bien, mon cher Godard. Quant à la dot...
GODARD.
Oh!
LE GÉNÉRAL. ^
Quant à la dot de ma fille, elle se compose...
GODARD.
Elle se compose...?
LE GÉNÉRAL.
De la fortune de sa mère et de la succession de son oncle Bon-
cœur... C'est intact, et je renonce à tous mes droits. Cela fait
alors trois cent cinquante mille francs et un an d'intérêts, car Pau-
line a vingt-deux ans.
GODARD.
Trois cent soixante-sept mille cinq cents francs?
LE GÉNÉRAL.
Non.
GODARD.
Comment, non?
LE GÉNÉRAL,
Plus!
LA MARATRE. 345
GODARD.
Plus?...
LE GÉNÉRAL.
Quatre cent mille francs. (Mouvement do Godard.) Je donne la dif-
férence... Mais, après moi, vous ne trouverez plus rien... Vous
comprenez?
GODARD.
Je ne comprends pas.
LE GÉNÉRAL.
J'adore le petit Napoléon.
GODARD.
Le petit duc de Reichstadt?
LE GÉNÉRAL.
Non, mon fils, qu'ils n'ont voulu baptiser que sous le nom de
Léon; mais j'ai écrit là (n se frappe sur le cœur.) : «Napoléon!...)) Donc,
j'amasse le plus que je peux pour lui, pour sa mère.
GODARD, à part.
Surtout pour sa mère, qui est une fine mouche.
LE GÉNÉRAL.
Dites donc..., si ça ne vous convient pas, il faut le dire.
GODARD , à part.
Ça fera des procès. (Haut.) Au contraire, je vous y aiderai, général.
LE GÉNÉRAL.
A la bonne heure! voilà pourquoi, mon cher Godard...
GODARD.
De Rimonville.
LE GÉNÉRAL.
Godard, j'aime mieux Godard. Voilà pourquoi, après avoir com-
mindé les grenadiers de la jeune garde, moi, général, comte de
Grandchamp, j'habille leurs pousse-cailloux.
GODARD.
C'est très-naturel ! Économisez, général, votre veuve ne doit pas
resler sans fortune.
LE CKNKP. \L.
Un ange, Godard!
GODARD.
De Rimonville.
346 THÉÂTRE.
LE GÉNÉRAL.
Godard, un ange à qui vous devez l'éducation de votre future;
elle Fa faite à son image. Pauline est une perle, un bijou; ça n'a
pas quitté la maison, c'est pur, innocent, comme dans le berceau.
GODARD.
Général, laissez-moi faire un aveu! certes, mademoiselle Pauline
est belle.
LE GÉNÉRAL.
Je le crois bien.
GODARD.
Elle est très-belle ; mais il y a beaucoup de belles filles en Nor-
mandie, et très-riches, il y en a de plus riches qu'elle... Eh bien,
si vous saviez comme les pères et les mamans de ces héritières-là
me pourchassent!... Enfin, c'en est indécent. Mais ça m'amuse:
je vais dans les châteaux, on me distingue...
LE GÉNÉRAL.
Fat!
GODARD.
Oh ! ce n'est pas pour moi, allez ! Je ne m'abuse pas ! c'est pour
mes beaux mouchoirs à bœufs non hypothéqués; c'est pour mes
économies, et pour mon parti pris de ne jamais dépenser tout mon
revenu. Savez-vous ce qui m'a fait rechercher votre alliance entre
tant d'autres?
LE GÉNÉRAL.
Non.
GODARD.
Il y a des riches qui me garantissent Pobtention d'une ordon-
nance de Sa Majesté, par laquelle je serais nommé comte de
Rimonville et pair de France.
LE GÉNÉRAL.
Vous?
GODARD.
Oh ! oui, moi !
LE GÉNÉRAL.
Avez-vous gagné des batailles? avez-vous sauvé votre pays?
Tavez-vous illustré? Ça fait pitié !
LA MARATRE. 347
GODARD.
Ça fait pit... (a part.) Qu'est-ce que je dis donc? (Haut.) Nous
ne pensons pas de même à ce sujet. Enûn, savez-vous pourquoi
j'ai préféré votre adorable Pauline?
LE GÉNÉRAL.
Sacrebleu! parce que vous raimiez...
GODARD.
Oh! naturellement; mais c'est aussi à cause de Tunion, du
calme, du bonheur qui régnent ici. C'est si séduisant d'entrer
dans un famille honnête, de mœurs pures, simples, patriarcales!
Je suis observateur.
LE GÉxNÉRAL.
C* est-à-dire curieux...
GODARD,
La curiosité, général, est la mère de l'observation. Je connais
l'envers et l'endroit de tout le département.
LE GÉNÉRAL.
Eh bien?
GODARD.
Eh bien, dans toutes les familles dont je vous parlais, j'ai vu de
vilains côtés. Le public aperçoit un extérieur décent, d'excellentes,
d'irréprochables mères de famille, des jeunes personnes char-
mantes, de bons pères, des oncles modèles; on leur donnerait le
bon Dieu sans confession, on leur confierait des fonds... Pénétrez
là dedans, c'est à épouvanter un juge d'instruction.
LE GÉNÉRAL.
Ah! vous voyez le monde comme ça? Moi, je conserve les illu-
sions avec lesquelles j'ai vécu. Fouiller ainsi dans les consciences,
ça regarde les prêtres et les. magistrats; je n'aime pas les robes
noires, et j'espère mourir sans les avoir jamais vues! Mais, Godard,
le sentiment qui nous vaut votre préférence me flatte plus que
votre fortune... Touchez là, vous avez mon estime, et je ne la
prodigue pas.
GODARD.
Général, merci, (a pan.; l^mpaumé, le beau-père!
348 THÉÂTRE.
SCÈNE IV
Les Mêmes, PAULINE, GERTRUDE.
LE GÉNÉRAL, apercevant Pauline.
Ah! te voilà, petite?
GERTRUDE.
N'est-ce pas qu'elle est jolie?
GODARD.
Mad...
GERTRUDE.
Oh! pardon, monsieur, je ne voyais que mon ouvrage.
GODARD.
Mademoiselle est éblouissante.
GERTRUDE.
Nous avons du monde à dîner, et je ne suis pas belle-mère du
tout; j'aime à la parer, car c'est une fille pour moi.
GODARD, à part.
On m'attendait!
GERTRUDE.
Je vais vous laisser avec elle. .. faites votre déclaration, (au générai. )
Mon ami, allons au perron, voir si notre cher docteur arrive.
LE GÉNÉRAL.
Je suis tout à toi, comme toujours, (a Pauline.) Adieu, mon bijou.
(a Godard.) Au TCVOir. (Gertrude et le général vont au perron; mais Gertrude
surveille Godard et Pauline. Ferdinand va pour sortir de la chambre de Pauline;
sur un signe de cette dernière, il y rentre précipitamment. )
GODARD, sur le devant de la scène.
Voyons, que dois-je lui dire de fin, de délicat? Ah! j'y suis!
(a Pauline.) Noiis avous uue bien belle journée, aujourd'hui, made-
moiselle.
PAULINE.
Bien belle, en effet, monsieur.
GODARD.
Mademoiselle!...
LA MARATRE. 349
PAULINE.
Monsieur?
GODARD.
Il dépend de vous de la rendre encore plus belle pour moi.
PAULINE.
Comment ?
GODARD.
Vous ne comprenez pas? Madame de Grancliamp, votre belle-
mère, ne vous a-t-elle donc rien dit à mon sujet?
PAULINE.
En m'habillant, tout à l'heure, elle m'a dit de vous un bien
inûni !
GODARD.
Et pensez-vous de moi quelque peu de ce bien qu'elle a eu la
bonté de...?
PAULINE.
Oh ! tout, monsieur !
GODARD, se plaçant dans un fauteuil. A part.
Cela va trop bien. (Haut.) Aurait-elle commis Theureuse indis-
crétion de vous dire que je vous aime tellement, que je voudrais
vous voir la châtelaine de Rimonville ?
PAULINE.
Elle m'a fait entendre vaguement que vous veniez ici dans une
intention qui m'honore infiniment.
GODARD, à genoux.
Je vous aime, mademoiselle, comme un fou I je vous préfère à
mademoiselle de Blonville, à mademoiselle de Clairville, à made-
moiselle de Verville, à mademoiselle de Pont-de-Ville..., à...
PAULINE.
Oh ! assez, monsieur ! je suis confuse de tant de preuves d'un
amour encore bien récent pour moi ! C'est presque une hécatombe.
(Godard se lève.) Mousiour votro père se contentait de conduire les
victimes ! mais vous, vous les immolez.
GODARD, à part.
Aïe! aïe! elle me persifle, je croi^.. Attends, attends!
PAULINE.
Il faudrait au moins attendre; et, je vous l'avouerai...
350 THÉÂTRE.
GODARD.
Vous ne voulez pas vous marier encore... Vous êtes heureuse
auprès de vos parents, et vous ne voulez pas quitter votre père.
PAULINE.
C'est cela précisément.
GODARD.
En pareil cas, il y a des mamans qui disent aussi que leur fille
est trop jeune; mais, comme monsieur votre père vous donne vingt-
deux ans, j'ai cru que vous pouviez avoir le désir de vous établir.
PAULINE.
Monsieur I
GODARD.
Vous êtes, je le sais, l'arbitre de votre destinée et de la mienne;
mais, fort des vœux de votre père et de votre seconde mère, qui
vous supposent le cœur libre, me permettez-vous l'espérance?
PAULINE.
Monsieur, la pensée que vous avez eue de me rechercher,
quelque flatteuse qu'elle soit pour moi, ne vous donne pas un
droit d'inquisition plus qu'inconvenant.
GODARD, à part.
Aurais-je un rival?... (Haut.) Personne, mademoiselle, ne renonce
au bonheur sans combattre.
PAULINE.
Encore?... Je vais me retirer, monsieur.
GODARD.
De grâce, mademoiselle!... (a part.) Voilà pour ta raillerie.
PAULINE.
Eh ! monsieur, vous êtes riche, et personnellement si bien traité
par la nature ; vous êtes si bien élevé, si spirituel, que vous trou-
verez facilement une jeune personne et plus riche et plus belle que
moi.
• GODARD.
Mais quand on aime?...
PAULINE.
Eh bien, monsieur, c'est cela même.
GODARD, à part.
Ah! elle aime quelqu'un... Je vais rester pour savoir qui.. (Haut.)
LA MARATRE. 35<
Mademoiselle, dans l'intérêt de mon amour-propre, me permettez-
vous au moins de demeurer ici quelques jours?
PAULINE.
Mon père, monsieur, vous répondra.
GERTRUDE, s'avançant, à Godard.
Eh bien?
GODARD.
Refusé net, durement et sans espoir; elle a le cœur pris.
GERTRUDE, à Godard.
Elle? une enfant que j'ai élevée, je le saurais; et, d'ailleurs, per-
sonne ne vient ici... (a part.) Ce garçon vient de me donner des
soupçons qui sont entrés comme des coups de poignard dans mon
cœur... (a Godard.) Demandcz-lui donc...
GODARD.
Ah bien, lui demander quelque chose?... Elle s'est cabrée au
premier mot de jalousie.
GERTRUDE.
Eh bien, je la questionnerai, moi!...
LE général.
Ah! voilà le docteur!... Nous allons savoir la vérité sur la mort
de la femme à Champagne.
SCENE V
Les Mêmes, LE DOCTEUR VERNON.
LE GÉNÉRAL.
Eh bien?
VERNON.
J'en étais sûr, mesdames, (n les salue.) Règle générale, quand un
homme bat sa femme, il se garde de l'empoisonner, il y perdrait
trop. On tient à sa victime.
LE GÉNÉRAL, à Godard.
Il est charmant! •
GODARD.
Il est charmant I
352 THÉÂTRE.
LE GÉNÉRAL, au docteur, en lui présentant Godard.
M. Godard.
GODARD.
De Rimonville.
VERNON le regarde et se mouche. Continuant.
S'il la tue, c'est par erreur, pour avoir tapé trop fort; et il est
au désespoir; tandis que Champagne est assez naïvement enchanté
d'être naturellement veuf. En effet, sa femme est morte du cho-
léra... c'est un cas assez rare, mais qui se voit quelquefois... du
choléra asiatique, et je suis bien aise de l'avoir observé; car, depuis
la campagne d'Egypte, je ne l'avais plus vu... Si l'on m'avait
appelé, je l'aurais sauvée.
GERTRUDE.
Ah! quel bonheur!... Un crime dans notre établissement, si pai-
sible depuis douze ans, cela m'aurait glacée d'effroi.
LE GÉNÉRAL.
Voilà l'effet des bavardages. Mais es-tu bien certain, Vernon?
VERNON.
Certain! Belle question à faire à un ancien chirurgien en chef
qui a traité douze armées françaises de 1793 à 1815, qui a prati-
qué en Allemagne, en Espagne, en -Italie, en Russie, en Pologne,
en Egypte ; à un médecin cosmopolite !
LE GÉNÉRAL, lui frappant sur le ventre.
Charlatan, va!... il a tué plus de monde que moi, dans tous ces
pays-là!
GODARD.
Ah çà! mais qu'est-ce qu'on disait donc?
GERTRUDE.
Que ce pauvre Champagne, notre contre-maître, avait empoisonné
sa femme.
VERNON.
Malheureusement, ils avaient eu la veille une conversation où
ils s'étaient trouvés manche à manche... Ah! ils ne prenaient pas
exemple sur leurs maîtres.
GODARD.
Un pareil bonheur devrait être coritagieux; mais les perfections
que madame la comtesse nous fait admirer sont si rares!
LA MARATRE. 3.^3
GERTRUDE.
A-t-on du mérite à aimer un être excellent et une fille comme
celle-là?...
LE GÉNÉRAL.
Allons, Gertrude, tais-toi I... cela ne se dit pas devant le monde.
VER NON, à part.
Cela se dit toujours ainsi, quand on a besoin que le monde le
croie.
LE GÉNÉRAL, à Vernon.
Que gromelles-tu là?
VERNO.X.
Je dis que j'ai soixante-sept ans, que je suis votre cadet, et que
je voudrais être aimé comme cela... (a part.), pour être sûr que
c'est de l'amour.
LE GÉNÉRAL.
Envieux! (a sa femme.) Ma chère enfant, je n'ai pas pour te bénir
la puissance de Dieu, mais je crois qu'il me la prête pour t'aimei-.
VERNON.
Vous oubliez que je suis médecin, mon cher ami; c'est bon
pour un refrain de romance, ce que vous dites à madame.
GERTRUDE.
Il y a des refrains de romance, docteur, qui sont très-vrais.
LE GÉNÉRAL.
Vernon, si tu continues à taquiner ma femme, nous nous
brouillerons : un doute sur ce chapitre est une insulte.
VERNON.
Je n'ai aucun doute, (au générai.) Seulement, vous avez aimé tant
de femmes avec la puissance de Dieu, que je suis en extase,
comme médecin, de vous voir toujours si bon chrétien, à soixante et
dix ans. (Gertrude se dirige doucement vers le canapé où est assis le docteur.)
LE GÉNÉRAL.
Chut! les dernières passions, mon ami, sont les plus puissantes.
VER NON.
Vous avez raison. Dans la jeunesse, n(jus aimons avec toutes nos
forces qui vont diminuant, tandis que, dans la vieillesse, nous
aimons avec notre faiblesse qui va, qui va grandissant.
XVII : 23
354 THÉÂTRE.
LE GÉNÉRAL.
Méchant philosophe !
GERTRUDE, à Vernon.
Docteur, pourquoi, vous, si bon, essayez-vous de jeter des doutes
dans le cœur de Grandchamp?... Vous savez qu'il est d'une jalou-
sie à tuer sur un soupçon. Je respecte tellement ce sentiment, que
j'ai fini par ne plus voir que vous, M. le maire et M. le curé. Vou-
lez-vous que je renonce encore à votre société, qui nous est si
douce, si agréable?... Ah! voilà Napoléon.
VERNON, à part.
Une déclaration de guerre!... Elle a renvoyé tout le monde, elle
me renverra.
GODARD.
Docteur, vous qui êtes presque de la maison, dites-moi donc
ce que vous pensez de mademoiselle Pauline. (Ledocteurseiève.ie re-
garde, se mouche et gagne le fond. On entend sonner pour le dîner.)
SCÈNE VI
Les Mêmes, NAPOLÉON, FÉLIX.
NAPOLÉON, accourant.
Papa, papa, n'est-ce pas que tu m'as permis de monter Coco?
LE GÉNÉRAL.
Certainement.
NAPOLÉON, à Félix.
Ah! vois-tu!
GERTRUDE, elle essuie le front de son ûls.
A-t-il chaud!
LE GÉNÉRAL.
Mais à condition que quelqu'un t'accompagnera.
FÉLIX.
Eh bien, j'avais raison, monsieur Napoléon. — Mon général, le
petit coquin voulait aller sur le poney, tout seul par la campagne.
NAPOLÉON.
11 a peur pour moi! Est-ce que j'ai peur de quelque chose, moi?
lix sort. On sonne de nouveau pour le dîner. )
LA MARATRE. 3;^
LE GÉNÉRAL.
Viens que je t'embrasse pour ce mot-là... Voilà un petit milicien
qui tient de la jeune garde.
VERNON, en regardant Gertrudo.
Il tient de son père!
GERTRUDE, vivement.
Au moral, c'est tout son portrait; car, an physique, il me res-
semble.
FÉLIX.
Madame est servie.
GERTRUDE.
Eh bien, où donc est Ferdinand?... il est toujours si exact...
— Tiens, Napoléon, va voir dans l'allée de la fabrique s'il vient, et
cours lui dire qu'on a sonné.
LE GÉNÉRAL.
Mais nous n'avons pas besoin d'attendre Ferdinand. — Godard,
donnez le bras à Pauline, (vemon va offrir le bras à certrude.) — Eh! ehl
permets, Vernon!... Tu sais bien que personne que moi ne prend
le bras de ma femme.
VERNON, à lui-même.
Décidément, il est incurable.
NAPOLÉON.
Ferdinand, je l'ai vu là-bas dans la grande avenue.
VERNON.
Donne-moi la main, tyran!
NAPOLÉON.
Tiens, tyran!... c'est moi qui vaste tirer, et joliment, (n fait toum r
Yernon.)
SCÈNE VII
FERDINAND, seul, sortant avec précaution do chez Pauline.
Le petit m'a sauvé, mais je ne sais par quel hasard il m'a
vu dans l'avenue! Encore une imprudence de ce genre, et nous
sommes perdus!... 11 faut sortir de cette situation à tout j)rix...
Voici Pauline demandée en mariai,'e... elle a refusé Godard. Le
356 THÉÂTRE.
général, et Gertrude surtout, vont vouloir connaître les motifs
de ce refus! Voyons, gagnons le perron, pour avoir l'aii' de venir
de la grande allée, comme l'a dit Léon. Pourvu que personne ne
me voie de la salle à manger... (n rencoatre Ramei.) Eugène Ramel!
SCENE VIII
FERDINAND, RAMEL.
RAMEL.
Toi ici, Marcandal !
FERDINAND.
Chut! ne prononce plus jamais ici ce nom-là! Si le général m'en-
tendait appeler Marcandal, s'il apprenait que c'est mon nom, il me
tuerait à l'instant comme un chien enragé.
RAMEL.
Et pourquoi?
FERDINAND.
Parce que je suis le ûls du général Marcandal.
RAMEL.
Un général à qui les Bouo'bons ont, en partie, dû leur second
voyage.
FERDINAND.
Aux yeux du général Grandchamp, avoir quitté Napoléon pour
servir les Bourbons, c'est avoir trahi la France. Hélas! mon père
lui a donné raison, car il est mort de chagrin. Ainsi, songe bien à
ne m'appeler que Ferdinand Charny, du nom de ma mère.
RAMEL.
Et que fais-tu donc ici?
FERDINAND.
j'y suis le directeur, le caissier, le maître Jacques de la fabrique.
RAMEL.
Comment! par nécessité?
FERDINAND,
Par nécessité! Mon père a tout dissipé, même la fortune de ma
pauvre mère, qui vit de sa psasion de veuve d'un lieutejiant géné-
ral, en Bretagne.
LA MARATRE. 3,^7
RAMEL.
Comment! ton père, commandant de la garde royale, dans une
position si brillante, est mort sans te rien laisser, pas même une
protection?
FEHDINAND.
Â-t-on jamais trahi, changé de parti, sans des raisons...?
RAiMEL.
Voyons, voyons, ne parlons plus de cela.
FERDINAND.
Mon père était joueur... voilà pourquoi il eut tant d'indulgence
pour mes folies... Mais toi, qui t'amène ici?
RAMEL.
Depuis quinze jours, je suis procureur du roi à Louviers.
FERDINAND.
On m'avait dit... j'ai lu même un autre nom.
RAMEL.
De la Grandière.
FERDINAND.
C'est cela.
RAMEL.
Pour pouvoir épouser mademoiselle de Boudeville, j'ai obtenu
la permission de prendre, comme toi, le nom de ma mère. La
famille Boudeville me protège, et, dans un an, je serai, sans doute,
avocat général à Rouen... un marchepied pour aller à Paris.
FERDINAND.
Et pourquoi viens-tu dans notre paisible fabrique?
RAMEL.
Pour une instruction criminelle, une affaire d'empoisonnement.
C'est un beau début. (Entre Féiix.)
FÉLIX.
Ah! monsieur, madame est d'une inquiétude...
FERDINAND.
Dis que je suis en affaire. (Félix sort.) Mon cher lùigène, dans le
cas où le général, qui est très-curieux, comme tous les vieux trou-
piers désœuvrés, te demanderait commet nous nous sommes ren-
contrés, n'oublie pas de dire que nous sommes venus par la grande
avenue... C'est capital pour moi... Revenons à ton afl'aire. C'est
3o8 THÉÂTRE.
pour la femme à Champagne, notre contre-maître, que tu es venu
ici; mais il est innocent comme l'enfant qui naît!
RAMEL.
Tu crois cela, toi? La justice est payée pour être incrédule. Je
vois que tu es resté ce que je t'ai laissé, le plus noble, le plus en-
thousiaste garçon du monde, un poëte enfin! un poëte qui met la
poésie dans sa vie au lieu de l'écrire, croyant au bien, au beau !
Ah çàl et l'ange de tes rêves, et ta Gertrude, qu'est-elle devenue?
FERDINAND.
Chut! ce n'est pas seulement le ministre de la justice, c'est un
peu le ciel qui t'a envoyé à Louviers; car j'avais besoin d'un ami
dans la crise affreuse où tu me trouves. Écoute, Eugène, viens ici.
C'est à mon ami de collège, c'est au confident de ma jeunesse que
je vais m'adresser : tu ne seras jamais un procureur du roi pour
moi, n'est-ce pas? Tu vas voir par la nature de mes aveux qu'ils
exigent le secret du confesseur.
RAMEL.
Y aurait-il quelque chose de criminel?
FERDINAND.
Allons donc! tout au plus des délits que les juges voudraient
avoir commis.
RAMEL.
C'est que je ne t'écouterais pas; ou, si je t'écoutais...
FERDINAND.
Eh bien?
RAMEL.
Je demanderais mon changement.
FERDINAND.
Allons, tu es toujours mon bon, mon meilleur ami... Eh bien,
depuis trois ans, j'aime tellement mademoiselle Pauhne de Grand-
champ, et elle...
RAMEL.
îS'achève pas, je comprends. Vous recommencez Roméo et Ju-
liette... en pleine Normandie.
FERDINAND.
Avec cette différence que la haine héréditaire qui séparait ces
LA MARATRE. 359
deux amants n'est qu'une bagatelle en comparaison de Thorreur
de M. de Grandchamp pour le fils du traître Marcandal!
RAMEL.
Mais voyons! mademoiselle Pauline de Grandchamp sera libre
dans trois ans; elle est riche de son chef (je sais cela par les Bou-
deville); vous vous en irez en Suisse pendant le temps nécessaire
à calmer la colère du général; et vous lui ferez, s'il le faut, les
sommations respectueuses.
FERDINAND.
Te consulterais-je, s'il ne s'agissait que de ce vulgaire et facile
dénoûment?
RAMEL.
Ah! j'y suis! mon ami. Tu as épousé ta Gertrude... ton ange...
qui s'est, comme tous les anges, métamorphosé en... femme légi-
time.
FERDINAND.
Cent fois pis! Gertrude, mon cher, c'est... madame de Grand-
champ.
RAMEL.
Ah çà! comment t'es-tu fourré dans un pareil guêpier?
FERDINAND.
Comme on se foujrre dans tous les guêpiers, en croyant y trou-
ver du miel.
RAMEL.
Oh! oh! ceci devient très-grave! alors, ne me cache plus rien.
FERDINAND.
Mademoiselle Gertrude de Meilhac, élevée à Saint-Denis, m'a
sans doute aimé d'abord par ambition; très-aise de me savoir
riche, elle a tout fait pour m'attacher de manière à devenir ma
femme.
RAMEL.
C'est le jeu de toutes les orphelines intrigantes.
FERDINAND.
Mais comment Gertrude a fini par m'aimer..., c'est ce qui ne
se peut exprimer que par les effets mêrties de cette passion, que
dis-je, passion? c'est chez elle ce premier, ce seul et unique amour
qui domine toute la vie et qui la dévore. Quand elle m'a vu ruiné
360 THÉÂTRE.
vers la fin de 1816, elle qui me savait, comme loi, poète, aimant
le luxe et les arts, la vie molle et heureuse, enfant gâté, pour tout
dire, a conçu, sans me le communiquer d'ailleurs, un de ces plans
infâmes et sublimes, comme tout ce que d'ardentes passions con-
trariées inspirent aux femmes, qui, dans l'intérêt de leur amour,
font tout ce que font les despotes dans l'intérêt de leur pouvoir;
pour elles, la loi suprême, c'est leur amour...
RAM EL.
Les faits, mon cher?... Tu plaides, et je suis procureur du roi.
FERDINAND.
Pendant que j'établissais ma mare en Bretagne, Gertrude a ren-
contré le général de Grandchamp, qui cherchait une institutrice
pour sa fille. Elle n'a vu dans ce vieux soldat blessé grièvement,
alors âgé de cinquante-huit ans, qu'un coffre-fort. Elle s'est imaginé
être promptement veuve, riche en peu de temps, et pouvoir re-
prendre et son amour et son esclave. Elle s'est dit que ce mariage
serait comme un mauvais rêve, promptement suivi d'im beau
réveil. Et voilà douze ans que dure le rêve ! Mais tu sais comme
raisonnent les femmes.
RAMEL,
Elles ont une jurisprudence à elles.
FERDINAND.
Gertrude est d'une jalousie féroce. Elle veut être payée par la
fidélité de l'amant de l'infidélité qu'elle fait au mari, et, comme
elle souffrait, disait-elle, le martyre, elle a voulu...
RAMEL.
l'avoir sous son toit pour te garder elle-même.
FERDINAND.
Elle a réussi, mon cher, à m'y faire venir. J'habite, depuis trois
ans, une petite maison près de la fabrique. Si je ne suis pas parti
la première semaine, c'est que, le second jour de mon arrivée, j'ai
senti que je ne pourrais jamais vivre sans Pauline.
RAMEL.
Grâce à cet amour, ta position ici me semble, à moi magistrat,
vin peu moins laide que je ne le croyais.
FERDINAND.
Ma position? mais elle est intolérable à cause des trois caractères
LA MARATRE. 36<
au milieu desquels je me trouve pris : Pauline est hardie, comme
le sont les jeunes personnes très-innocentes dont l'amour est tout
idéal et qui ne voient de mal à rien, dès qu'il s'agit d'un homme
de qui elles font leur m^iri. La pénétration de Gertrude est ex-
trême : nous y échappons par la terreur que cause à Pauline le
péril où nous plongerait la découverte de mon nom, ce qui lui
donne la force de dissimuler! iMais Pauline vient à l'instant de re-
fuser Godard.
RAMEL.
Godard, je le connais... C'est, sous un air bête, l'homme le plus
fin, le plus curieux de tout le département. Et il est ici?
FERDINAND.
Il y dîne.
RAMEL.
Méfie-toi de lui I
FERDINAND.
Bien ! Si ces deux femmes, qui ne s'aiment déjà guère, venaient
à découvrir qu'elles sont rivales, l'une peut tuer l'autre, je ne sais
laquelle : l'une, forte de son innocence, de sa passion légitime;
l'autre, furieuse de voir se perdre le fruit de tant de dissimulation,
de sacrifices, de crimes même... (Napoléon entre.)
RAMEL.
Tu m'effrayes, moi, procureur du roi! Non, parole d'honneur,
les femmes coûtent souvent plus qu'elles ne valent.
NAPOLÉON.
Bon ami! papa et maman s'impatientent après toi; ils disent
qu'il faut laisser les affaires, et Vernon a parlé d'estomac.
FEP.DINAND.
Petit drôle, tu es venu m'écouter!
NAPOLÉON.
Maman m'a dit à l'oreille : « Va donc voir ce qu'il fait, ton bon
ami. »
FERDINAND,
Va, petit démon! va, je te suis! (a Ramei.) Tu vois, elle fait de
cet enfant un espion innocent. (Napoiéo» sort.)
RAMEL.
C'est l'enfant du général?
362 THÉÂTRE
FERDINAND.
Oui.
Il a douze ans?
Oui.
RAMEL.
FERDINAND.
RAMEL.
Voyons! tu dois avoir quelque chose de plus à me dire?
FERDINAND.
Allons, je t'en ai dit assez.
RAMEL.
Eh bien, va dîner... Ne parle pas de mon arrivée, ni de ma
qualité. Laissons-les dîner tranquillement. Va, mon ami, va.
SCENE IX
RAMEL, seul.
Pauvre garçon! Si tous les jeunes gens avaient étudié les causes
que j'ai observées en sept ans de magistrature, ils seraient con-
vaincus de la nécessité d'accepter le mariage comme le seul ro-
man possible de la vie... Mais, si la passion était sage, ce serait la
vertu.
ACTE DEUXIEME
SCENE PREMIERE
RAMEL, MARGUERITE, puis FÉLIX.
îîamel est abîmé dans ses réflexions et plongé dans le canapé de manière à ne
pas être vu d'abord. Marguerite apporte des flambeaux et des cartes. Dans
l'entr'acte, la nuit est venue.
MARGUERITE.
Quatre jeux de cartes, c'est assez, quand même M. le curé, le
maire et l'adjoint viendraient. (Félli vient allumer les bougies des candé-
labres.) Je parierais bien que ma pauvre Pauline ne se mariera pas
encore cette fois-ci. Chère enfant!.., si sa défunte mère la voyait
ne pas être ici la reine de la maison, elle en pleurerait dans son
cercueil ! Moi, si je reste, c'est bien pour la consoler, la servir.
FÉLIX, à part.
Qu'est-ce qu'elle chante, la vieille?.;. (Haut.) A qui donc en vou-
lez-vous, Marguerite? je gage que c'est à madame.
MARGUERITE.
Non, c'est à monsieur que j'en veux.
FÉLIX.
A mon général? allez votre train alors; c'est un saint, cet
homme-là.
MARGUERITE.
Un saint de pierre, car il est aveugle.
FÉLIX.
Dites donc aveuglé. •
MARGUERITE.
Ah! vous avez bien trouvé cela, vous.
364 THÉÂTRE.
FÉLIX.
Le général n'a qu'un défaut... il est jaloux,
MARGUERITE.
Et emporté donc !
FÉLIX.
Et emporté, c'est la même chose. Dès qu'il a un soupçon, il
bûche. Et ça lui a fait tuer deux hommes, la, roide sur le coup...
Nom d'un petit bonhomme! avec un troupier de ce caractère-là,
faut... quoi... l'étouffer de cajoleries... et madame l'étouffé... Ce
n'est pas plus fin que ça ! Et alors, avec ces manières, elle lui a
mis, comme aux chevaux ombrageux, des œillères; il ne peut voir
ni à droite ni à gauche, et elle lui dit : « Mon ami, regarde devant
toi ! )) Voilà.
MARGUERITE.
Ah ! vous pensez comme moi qu'une femme de trente-deux ans
n'aime un homme de soixante et dix ans qu'avec une idée... Elle a
un plan.
RAMEL, à part.
Oh ! les domestiques ! des espions qu'on paye.
FÉLIX.
Quel plan? elle ne sort pas d'ici, elle ne voit personne.
MARGUERITE.
Elle tondrait sur un œuf! elle m'a retiré les clefs, à moi qui
avais la confiance de feu madame ; savez-vous pourquoi ?
FÉLIX.
Tiens, parbleu ! elle fait sa pelote.
MARGUERITE.
Oui ! depuis douze ans, avec les revenus de mademoiselle et les
bénéfices de la fabrique. Voilà pourquoi elle retarde l'établisse-
ment de ma chère enfant tant qu'elle peut, car faut donner le bien
en la mariant.
FÉLIX.
C'est la loi.
MARGUERITE.
Moi, je lui pardonnerais tout, si elle rendait mademoiselle heu-
reuse; mais je surprends ma pauvre Pauline à pleurer, je lui
demande ce qu'elle a : u Rien, qu'a dit, rien, ma bonne Mar-
LA MARATRE. 3C5
guérite! » (péUi son.) Voyons, ai-je tout fait? Oui, voilà la table
de jeu... les bougies, les cartes... Ah! le canapé. (Biie aperçoit Ramei.)
Dieu de Dieu ! un étranger!
RAMEL.
Ne vous effrayez pas, Marguerite.
MARGUERITE.
Monsieur a tout entendu !
RAMEL.
Soyez tranquille, je suis discret par état, je suis le procureur
du roi.
MARGUERITE.
Oh!
SCÈNE II
Les Mêmes, PAULINE, GODARD, VERNON, NAPOLÉON,
FERDINAND, GERTRUDE, LE GÉNÉRAL.
Gertrude so précipite sur Marguerite et lui arrache des mains le coussin.
GERTRUDE.
Marguerite, vous savez bien que c'est me causer de la peine
que de ne pas me laisser faire tout ce qui regarde monsieur;
d'ailleurs, il n'y a que moi qui sache les lui bien arranger, ses
coussins.
MARGUERITE, à Pauline.
Quelles giries!
GODARD.
Tiens, tiens, M. le procureur du roi !
LE GÉNÉRAL.
Le procureur du roi chez moi ?
GERTRUDE.
Luil
LE GÉNÉRAL, à Ramcl.
Monsieur, par quelle raison...?
RAMEL.»
J'avais prié mon ami... M. Ferdinand Mar... (Fcr.Hn.ind fait un
geste, Gertrude et Pauline laissent échapper un mouvement.)
366 THÉÂTRE.
GERTRUDE, à part.
C'est son ami Eugène Ramel.
RAMEL.
Ferdinand de Gharny, à qui j'ai dit le sujet do mon arrivée, en
le priant de le cacher pour vous laisser dîner tranquillement.
LE GÉNÉRAL.
Ferdinand est votre ami?
RAMEL.
Mon ami d'enfance, et nous nous sommes rencontrés dans votre
avenue. Après onze ans, on a tant de choses à se dire quand on
se revoit, que je suis la cause de son retard.
LE GÉNÉRAL.
Mais, monsieur, à quoi dois-je votre présence ici?
RAMEL.
A Jean Nicot, dit Champagne, votre contre-maître, inculpé d'un
crime.
GERTRUDE.
Mais, monsieur, notre ami le docteur Vernon a reconnu que la
femme à Champagne était morte naturellement.
VERNON.
Oui, oui, du choléra, monsieur le procureur du roi.
RAMEL.
La justice, monsieur, ne croit qu'à ses expertises et à ses con-
victions... Vous avez eu tort de procéder avant nous.
FÉLIX.
Madame, faut-il servir le café?
GERTRUDE.
Attendez! (a part.) Comme il est changé! Cet homme, devenu
procureur du roi, n'est pas reconnaissable... Il me glace.
LE GÉNÉRAL.
Mais, monsieur, comment le prétendu crime de Champagne, un
vieux soldat que je cautionnerais, peut-il vous amener ici?
RAMEL.
Dès que le juge d'instruction sera venu, vous le saurez.
LE GÉNÉRAL.
Prenez la peine de vous asseoir.
LA MARATRE. ; g:
FERDINAND, à Ramel en montrant Paulin».
Tiens ! la voilà.
RAMEL.
On peut se faire tuer pour une si adorable fille !
GERTRUDE, à Ramel
Nous ne nous connaissons pas; vous ne m'avez jamais vue... Ayez
pitié de moi, de lui.
RAMEL.
Comptez sur moi.
LE GÉNÉRAL, qui a vu Ramel et Gertrude causant.
Ma femme est-elle donc nécessaire à cette instruction?
RAMEL.
Précisément, général. C'est pour que madame ne fût pas avertie
de ce que nous avons à lui demander, que je suis venu moi-même.
LE GÉNÉRAL.
Ma femme mêlée à ceci?... C'est abuser!..,
VERNON.
Du calme, mon ami.
FÉLIX.
M. le juge d'instruction!
LE GÉNÉRAL.
Faites entrer.
SCÈNE III
Les Mêmes, LE JUGE D'INSTRUCTION, CHAMPAGNE,
BAUDRILLON.
LE JUGE, après avoir salué.
Monsieur le procureur du roi, voici M. Baudrillon, le pharmacien,
RAMEL.
M. Baudrillon n'a pas vu l'inculpé?
LE JUGE. •
Non, il arrive, et le gendarme qui l'est allé chercher ne l'a pas
quitté.
3G8 THÉÂTRE.
RAMEL.
Nous allons savoir la vérité; faites approcher M. Baudrillon et
l'inculpé.
LE JUGE.
Approchez, monsieur Baudrillon (a Champagne.), et vous aussi.
RAMEL.
Monsieur Baudrillon, reconnaissez-vous cet homme pour celui
qui vous aurait acheté de l'arsenic, il y a deux jours?
BAUDRILLON.
C'est bien lui.
CHAMPAGNE.
N'est-ce pas, monsieur Baudrillon, que je vous ai dit que c'était
pour les souris qui mangeaient tout, jusque dans la maison, et que
je venais chercher cela pour madame?
LE JUGE.
Vous l'entendez, madame? Voici quel est son système : il prétend
que vous l'avez envoyé chercher cette substance vous-même, et
qu'il vous a remis le paquet tel que M. Baudrillon la lui avait donné.
GERTRUDE.
C'est vrai, monsieur.
RAMEL.
Avez-vous, madame, déjà fait usage de cet arsenic?
GERTRUDE.
Non, monsieur.
LE JUGE.
Vous pouvez alors nous représenter le paquet livré par M. Bau-
drillon; le paquet doit porter son cachet, et, s'il le reconnaît pour
être sain et entier, les charges si graves qui pèsent sur votre
contre-maître disparaîtraient en partie. Nous n'aurions plus qu'à
attendre le rapport du médecin qui fait l'autopsie.
GERTRUDE.
Le paquet, monsieur, n'a pas quitté le secrétaire de ma chamJDre
à coucher. (EUe sort.)
CHAMPAGNE.
Ah! mon général, je suis sauvé!
LE GÉNÉRAL.
Pauvre Champagne!
LA MARATRE. 369
RAMEL.
Général, nous serons très-heureux d'avoir à constater l'inno-
cence de votre contre-maître : au contraire de vous, nous sommes
enchantés d'être battus.
GEHTRUDE, revenant.
Voilà, messieurs. (Le juge examine avec BaudriUon et Ramel.)
BAUDRILLON met ses lunettes.
C'est intact, messieurs, parfaitement intact; voilà mon cacliet
deux fois, sain et entier.
LE JUGE.
Serrez bien cela, madame: car, depuis quelque temps, les cours
d'assises n'ont à juger que des empoisonnements.
GERTRUDE.
Vous voyez, monsieur, il était dans mon secrétaire, et c'est moi
seule, ou le général, qui en avons la clef. (EUe rentre dans la chambre.)
RAMEL.
Général, nous n'attendrons pas le rapport des experts. La prin-
cipale charge, qui, vous en conviendrez, était très-grave, car toute
la ville en parlait, vient de disparaître, et, comme nous croyons à
la science et à l'intégrité du docteur Vernon (Gertrude revient), Cham-
pagne, vous êtes libre. (Mouvement de joie chez tout le monde.) MaiS VOUS
voyez, mon ami, à quels fâcheux soupçons on est exposé, quand
on fait mauvais ménage.
CHAMPAGNE.
Mon magistrat, demandez à mon général si je ne suis pas un
agneau; mais ma femme, Dieu veuille lui pardonner! était la plus
mauvaise qui ait été fabriquée... un ange n'aurait pas pu y tenir.
Si je l'ai quelquefois remise à la raison, le mauvais quart d'heure
que vous venez de me faire passer en est une rude punition, mille
noms de noms!... Être pris pour un empoisonneur, et se savoir
innocent, se voir entre les mains de la justice!... (n pleure.)
LE GÉNÉRAL.
Eh bien, te voilà justifié. •
NAPOLEON.
Papa, en quoi c'est-il lait, la justice?
xviii. 24
370 THÉÂTRE.
LE GÉNÉRAL.
Messieurs, la justice ne devrait pas commettre de ces sortes
d'erreurs.
GERTRUDE.
Elle a toujours quelque chose de fatal, la justice!... Et on cau-
sera toujours en mal sur ce pauvre homme de votre arrivée ici.
RAMEL.
Madame, la justice criminelle n'a rien de fatal pour les inno-
cents. Vous voyez que Champagne a été promptement mis en
liberté... (En regardant Gertrude. ) Gcux qui vivont saus roproche, qui
n'ont que des passions nobles, avouables, n'ont jamais rien à
redouter de la justice.
GERTRUDE.
Monsieur, vous ne connaissez pas les gens de ce pays-ci... Dans
dix ans, on dira que Champagne a empoisonné sa femme, que la
justice est venue... et que, sans notre protection...
LE GÉNÉRAL.
Allons, allons, Gertrude..., ces messieurs ont fait leur devoir.
/?élix prépare sur un guéridon, au fond à gauche, ce qu'il faut pour le café.)
Alessieurs, puis-je vous offrir une tasse de café?
LE JUGE.
Merci, général; l'urgence de cette affaire nous a fait partir à
l'improviste, et ma femme m'attend pour dîner à Louviers. (n va au
perron causer avec le médecin. )
LE GÉNÉRAL, à Ramel.
Et vous, monsieur, l'ami de Ferdinand?
RAMEL.
Ah! vous avez en lui, général, le plus noble cœur, le plus probe
garçon et le plus charmant caractère que j'aie jamais rencontrés.
PAULINE.
Il est bien aimable, ce procureur du roi!
GODARD, à part.
Et pourquoi? Serait-ce parce qu'il fait l'éloge de M. Ferdinand?...
Tiens, tiens, tiens!
GERTRUDE, à Ramel.
Toutes les fois, monsieur, que vous aurez quelques instants à
LA MARATRE. 371
VOUS» venez voir M. de Gharny. (au générai.) N'est-ce pas, mon ami,
nous en profiterons?
LE JUGE, qui revient du perron.
Monsieur de la Grandière, notre médecin, a reconnu, comme le
docteur Vernon, que le décès a été causé par une attaque de choléra
asiatique. — Nous vous prions, madame la comtesse, et vous, mon-
sieur le comte, de nous excuser d'avoir troublé pour un moment
votre charmant et paisible intérieur. (Le générai reconduit lo jugo.)
RAMEL, à Gertrude, sur le devant de la scène.
Prenez garde! Dieu ne protège pas des tentatives aussi témé-
raires que la vôtre. J*ai tout deviné. Renoncez à Ferdinand, laissez-
lui la vie libre, et contentez-vous d'être heureuse femme et heu-
reuse mère. Le sentier que vous suivez conduit au crime.
GERTRUDE.
Renoncer à lui, mais autant mourir!
RAMEL, à part.
Allons, je le vois, il faut enlever d'ici Ferdinand, (n fait un signe
i Ferdinand, le prend par le bras et sort avec lui.)
LE GÉNÉRAL.
Enfin, nous en voilà débarrassés! (a Gertrude.) Fais servir le café.
GERTRUDE.
Pauline, sonne pour le café. (Pauline sonne.)
SCÈNE IV
Les Mêmes, hors FERDINAND, RAMEL, LE JUGE
et BAUDRILLON.
GODARD, à part.
Je vais savoir, dans l'instant, si Pauline aime M. Ferdinand. Ce
gamin, qui demande en quoi est faite la justice, me paraît trîs-
farceur, il me servira. (FéUi parait.)
GERTRDDE.
Le café! (Péhx apporte le guéridon où les tassy sont déposées.)
GODARD, qui a pris Nn- ' - • part.
Veux-tu faire une bonne farce?
372 THÉÂTRE.
NAPOLÉON.
Je crois bien ! Vous en savez ?
GODARD.
Viens, je vais te dire comment il faut t'y prendre. (Godard va jus-
qu'au perron avec Napoléon. )
LE GÉNÉRAL.
Pauline, mon café. (Pauline le lui apporte.) Il n'est pas assez sucré.
(Pauline lui donne du sucre.) MBFCi, petite.
GERTRUDE.
Monsieur de Rimonville ?
LE GÉNÉRAL.
Godard!...
GERTRUDE.
Monsieur de Rimonville?
LE GÉNÉRAL.
Godard, ma femme vous demande si vous voulez du café?
GODARD.
Volontiers, madame la comtesse, (n vient à une place d'où ii peut
observer Pauline.) •
LE GÉNÉRAL.
Oh! que c'est agréable de prendre son café bien assis!
NAPOLÉON.
Maman, maman! mon bon ami Ferdinand vient de tomber; il
s'est cassé la jambe, car on le porte.
VERNON.
Ah bah!
LE GÉNÉRAL.
Quel malheur!
PAULINE.
Ah! mon Dieu! (Elle tombe sur un fauteuil.)
GERTRUDE.
Que dis-tu donc là ?
NAPOLÉON.
C'est pour rire! Je voulais voir si vous aimiez mon bon ami.
GERTRUDE.
C'est bien mal, ce que tu fais là; tu n'es pas capable d'inventer
de pareilles noirceurs?
I
LA MARATRE. 373
NAPOLÉON, tout bas.
C'est Godard.
GODARD.
Il est aimé, elle a été prise à ma souricière, qui est infaillible.
GERTRUDEf à Godard, à qui elle tend un petit verre.
Savez-vous, monsieur, que vous seriez un détestable précepteur!
Cest bien mal à vous d'apprendre de semblables méchancetés à
an enfant.
GODARD.
Vous trouverez que j'ai très-bien fait, quand vous saurez que,
par ce petit stratagème de société, j'ai pu découvrir mon rival, (n
montre Ferdinand, qui entre.)
CERTRUDE, elle laisse tomber le sucrier.
Lui!
GODARD, à part.
Elle aussi!
GERTRUDE, haut.
Vous m'avez fait peur.
LE GÉNÉRAL, qui s'est levé.
Ou' as-tu donc, ma chère enfant?
GERTRUDE.
Rien ; une espièglerie de monsieur, qui m'a dit que le procureur
du roi revenait. — Félix, emportez ce sucrier, et donnez-en un autre.
VERNON.
C'est la journée aux événements.
GERTRUDE.
Monsieur Ferdinand, vous allez avoir du sucre, (a part.) Il ne la
regarde pas. (Haut.) Eh bien, Pauline, tu ne prends pas un morceau
de sucre dans le café de ton père?
NAPOLÉON.
Ah bien, oui! elle est trop émue; elle a fait : u Ah ! »
PAULINE.
Veux-tu te taire, petit menteur! tu ne cesses de me taquiner.
' lille s'ass'oi sur son père et prend un canard.) •
GERTRUDE.
Ce serait vrai? et moi qui l'ai si bien habillée! (a Godard.) Si vous
374 THEATRE.
aviez raison, votre mariage se ferait dans quinze jours. (Haut.)
Monsieur Ferdinand, votre café.
GODARD, à part.
J*en ai donc pris deux dans ma souricière! Et le général si
calme, si tranquille, et cette maison si paisible!... Ça va devenir
drôle... je reste, je veux faire le whist! Oh! je n'épouse plus.
(Montrant Ferdinand.) En voilà-t-il uu hommo heuroux ! aimé de deux
femmes charmantes, délicieuses! quel factotum! Mais qu'a-t-il
donc de plus que moi, qui ai quarante mille livres de rente?
GERTRUDE.
Pauline, ma fille, présente les cartes à ces messieurs pour le
whist. Il est bientôt neuf heures ; s'ils veulent faire leur partie, il
ne faut pas perdre de temps. (Pauline arrange les cartes.) AUous, Napo-
léon, dites bonsoir à ces messieurs, et donnez bonne opinion de
vous, en ne gaminant pas comme vous faites tous les soirs.
NAPOLÉON.
Bonsoir, papa. Comment donc est faite la justice?
LE GÉNÉRAL.
Comme un aveugle! Bonne nuit, mon mignon!
NAPOLÉON.
Bonsoir, monsieur Vernon! De quoi est donc faite la justice?
VERNON.
De tous nos crimes. Quand tu as commis une sottise,. on te
donne le fouet; voilà la justice.
NAPOLÉON.
Je n'ai jamais eu le fouet.
VERNON,
On ne t'a jamais fait justice, alors!
NAPOLÉON.
Bonsoir, mon bon ami! — Bonsoir, Pauline! — Adieu, monsieur
Godard...
GODARD.
De Rimonville.
NAPOLÉON, à sa mèro.
Ai-je été gentil? (Gertrude l'embrasse.)
LE GÉNÉRAL.
J'ai le roi.
LA MARATRE. 375
VERNON.
Moi, la dame.
FERDINAND, à Godard.
Monsieur, nous sopames ensemble.
GERTRUDE, voyant Marguerite.
Dis bien tes prières, ne fais pas enrager Marguerite... Va, cher
amour.
NAPOLÉON.
Tiens, cher amour I... En quoi c'est-y fait l'amour? (n s'en va.)
SCÈNE Y
Les Mêmes, hors NAPOLÉON.
LE GÉNÉRAL.
Quand il se met dans ses questions, cet enfant-là, il est à mourir
de rire.
GERTRUDE.
Il est souvent fort embarrassant de lui répondre, (a Pauline.) Viens
là, nous deux, nous allons finir notre ouvrage.
VERNON.
C'est à vous à donner, général.
LE GÉNÉRAL.
A moi?... Tu devrais te marier, Vernon, nous irions chez toi
comme tu viens ici, tu aurais tous les bonheurs de la famille.
— Voyez-vous, Godard, il n'y a pas dans le département un homme
plus heureux que moi.
VERNON.
Quand on est en retard de soixante-sept ans sur le bonheur, on
ne peut plus se rattraper. Je mourrai garçon. (Les deux femmes se met-
tent à travaiUer à la même tapisserie.)
GERTRUDE, avec Pauline sur le devant de la scène.
Eh bien, mon enfant, Godard m'a dit que tu l'avais reçu plus que
froidement; c'est cependant un bien bon parti.
376 THEATRE.
PAULINE.
Mon père, madame, me laisse la liberté de choisir moi-même
un mari.
GERTRUDE.
Sais-tu ce que dira Godard? 11 dira que tu l'as refusé parce que
tu as déjà choisi quelqu'un.
PAULINE.
Si c'était vrai, mon père et vous, vous le sauriez. Quelle raison
aurais-je de manquer de confiance en vous?
GERTRUDE.
Qui sait? je ne t'en blâmerais pas. Vois-tu, ma chère Pauline, en
fait d'amour, il y en a dont le secret est héroïquement gardé par
les femmes, gardé au miheu des plus cruels supplices.
PAULINE, à part, ramassant ses ciseaux qu'elle a laissés tomber.
Ferdinand m'avait bien dit de me méfier d'elle... Est-elle insi-
nuante!
GERTRUDE.
Tu pourrais avoir dans le cœur un de ces amours-là! Si un
pareil malheur t' arrivait, compte sur moi... Je t'aime, vois-tu! je
fléchirai ton père; il a quelque confiance en moi, je puis même
beaucoup sur son esprit, sur son caractère... Ainsi, chère enfant,
ouvre-moi ton cœur.
PAULINE.
Vous y lisez, madame, je ne vous cache rien.
LE GÉNÉRAL,
Vernon, qu'est-ce que tu fais donc? (Légers murmures. Pauline jetto
un regard vers la table de jeu.)
♦ GERTRUDE, à part.
L'interrogation directe n'a pas réussi. (Haut.) Combien tu me
rends heureuse ! car ce plaisant de petite ville, Godard, prétend
que tu t'es presque évanouie quand il a fait dire exprès par Napo-
léon que Ferdinand s'était cassé la jambe... Ferdinand est un
aimable jeune homme, dans notre intimité depuis bientôt quatre
ans; quoi de plus naturel que cet attachement pour ce garçon, qui
a non-seulement de la naissance, mais encore des talents?
PAULINE,
C'est le commis de mon père.
LA MARATRE. 377
GERTRUDE.
Ah! grâce à Dieu, tu ne l'aimes pas; tu m'effrayais, car, ma
chère, il est marié.
PAULINE.
Tiens, il est marié! pourquoi cache-t-il cela? (a part.) Marié! ce
serait infâme; je le lui demanderai ce soir, je lui ferai le signal
dont nous sommes convenus.
GERTRUDE, à part.
Pas une fibre n'a tressailli dans sa figure ! Godard s'est trompé,
ou cette enfant serait aussi forte que moi... (Haut.) Qu'as-tu
mon ange?
PAULINE.
Oh! rien.
GERTRUDE, lui mettant la main dans le dos.
Tu as chaud! là, vois-tu? (a part.) Elle Taime, c'est sûr... Mais
lui, l'aime-t-il? Oh! je suis dans l'enfer.
PAULINE.
Je me serai trop appliquée à l'ouvrage! Et vous, qu'avez-vous?
GERTRUDE.
Rien! Tu me demandais pourquoi Ferdinand cache son mariage?
PAULINE.
Ah! oui.
GERTRUDE, à part.
Voyons si elle sait le secret de son nom. (Haut.) Parce que sa
femme est très-indiscrète et qu'elle l'aurait compromis... Je ne
puis t'en dire davantage.
PAULINE.
Compromis! Et pourquoi compromis?
GERTRUDE, se levant.
Si elle Paime, elle a un caractère de fer! Mais où se seraient-
ils vus? Je ne la quitte pas le jour, Champagne le voit à toute
heure à la fabrique... Non, c'est absurde... Si elle l'aime, elle
Paime à elle seule, comme font toutes les jeunes filles qui com-
mencent à aimer un homme sans qu'il s'en aperçoive; mais, s'ils
sont d'intelligence, je Pai frappée trop (iroit au cœur pour qu'elle
ne lui parle pas, ne fût-ce que des yeux. Oh! je ne les perdrai
pas de vue.
378 ' THÉÂTRE.
GODARD.
Nous avons gagné, monsieur Ferdinand; à merveille! (Ferdinand
quitte le jeu et se dirige vers Gertrude. )
PAULINE, à part.
. Je ne croyais pas qu'on pût souffrir autant sans mourir.
FERDINAND, à Gertrude.
Madame, c'est à vous à me remplacer.
GERTRUDE.
Pauline, prends ma place, (a part.) Je ne puis pas lui dire qu'il
aime Pauline, ce serait lui en donner l'idée. Que faire? (a Ferdinand. >
Elle m'a tout avoué.
FERDINAND.
Quoi?
GERTRUDE.
Mais tout!
FERDINAND.
Je ne comprends pas... Mademoiselle de Grandchamp?..,
GERTRUDE.
Oui.
FERDINAND.
Eh bien, qu'a-t-elle fait?
GERTUUDE.
Vous ne m'avez pas trahie? vous n'êtes pas d'intelligence pour
me tuer?
FERDINAND.
Vous tuer? elle!... moi!
GERTRUDE.
Serais-je la victime d'une plaisanterie de Godard?...
FERDINAND.
Gertrude..., vous êtes folle.
GODARD, à Pauline.
Ah! mademoiselle, vous faites des fautes.
PAULINE.
Vous avez beaucoup perdu, monsieur, à ne pas avoir ma belle-
mère.
GERTRUDE.
erdinand, je ne sais où est l'erreur, où est la vérité; mais ce
LA MARATRE. 379
que je sais, c'est que je préfère la mort à la perte de nos espé-
rances.
FERDINAND.
Prenez garde! Depuis quelques jours, le docteur nous observe
d'un œil bien malicieux.
GERTRUDE, à part.
Elle ne l'a pas regardé! (Haut.) Oh! elle épousera Godard; son
père l'y forcera.
FERDINAND,
C'est un excellent parti que ce Godard.
LE GÉNÉRAL.
Il n'y a pas moyen d'y tenir! Ma fille fait fautes sur fautes; et
toi, Vernon, tu ne sais ce que tu joues, tu coupes mes rois.
VERNON.
Mon cher général, c'est pour rétablir l'équilibre.
LE GÉNÉRAL.
Ganache! tiens, il est dix heures, nous ferons mieux d'aller
dormir que de jouer comme cela. Ferdinand, faites-moi le plaisir
de conduire Godard à son appartement. — Quant à toi, Vernon, tu
devrais coucher sous ton lit pour avoir coupé mes rois.
GODARD.
Mais il ne s'agit que de cinq francs, général.
LE GÉNÉRAL.
Et l'honneur? (a vemon.) Tiens, quoique tu aies mal joué, voilà
ta canne et ton chapeau. (Paullne prend une fleur à la jardinière et joue
avec.)
GERTRUDE.
Un signal! Oh! dussé-je me faire tuer par mon mari, je veillerai
s:ir elle cette nuit.
FERDINAND, qui a pris à Félix un bougeoir.
Monsieur de Rimonville, je suis à vos ordres.
GODARD.
Je vous souhaite une bonne nuit , madame ! — Mes humbles
hommages, mademoiselle! — Bonsoij^ général!
LE GÉNÉRAL.
Bonsoir, Godard.
380 THÉÂTRE.
GODARD.
De Rimonville... — Docteur, je...
VERNON le regarde et se mouche.
Adieu, mon ami.
LE GÉNÉRAL, reconduisant le docteur.
Allons, à demain, Vernon! mais viens de bonne heure.
SCÈNE VI
GERTRUDE, PAULINE, LE GÉNÉRAL.
GERTRUDE,
Mon ami, Pauline refuse Godard.
LE GÉNÉRAL.
Et quelles sont tes raisons, ma fille?
PAULINE.
Mais il ne me plaît pas assez pour que je fasse de lui un mari.
LE GÉNÉRAL.
Eh bien, nous en chercherons un autre ; mais il faut en finir,
car tu as vingt-deux ans, et l'on pourrait croire des choses désa-
gréables pour toi, pour ma femme et pour moi.
PAULINE.
Il ne m'est donc pas permis de rester fille?
GERTRUDE.
EUe a fait un choix, mais elle ne veut peut-être le dire qu'à
VOUS; je vous laisse, confessez-la! (a Pauline.) Bonne nuit, mon en-
fant! cause avec ton père, (a part.) Je vais les écouter. (EUe va fer-
mer la porte et rentre dans sa chambre.)
SCÈNE VII
LE GÉiNÉRAL, PAULINE.
LE GÉNÉRAL, à part.
Confesser ma fille! Je suis tout à fait impropre à cette ma-
nœuvre! C'est elle qui me confessera. (Haut.) Pauline, viens là.
LA MARATRE. 381
(Il la prend sur ses genoux.) Bien, ma petite chatte ! Crois-tu qu'un
vieux troupier comme moi ne sache pas ce que signifie la résolu-
tion de rester fille?... Gela veut dire, dans toutes les langues, qu'une
jeune personne veut se marier, mais... à quelqu'un qu'elle aime.
PAULINE.
Papa, je te dirais bien quelque chose, mais je n'ai pas confiance
en toi.
LE GÉNÉRAL.
Et pourquoi cela, mademoiselle?
PAULINE.
Tu dis tout à ta femme.
LE GÉNÉRAL.
Et tu as un secret de nature à ne pas être dit à un ange, à une
femme qui t'a élevée, à ta seconde mère !
PAULINE.
Oh! si tu te fâches, je vais aller me coucher... Je croyais, moi,
que le cœur d'un père devait être un asile sûr pour une fille.
LE GÉNÉRAL.
Oh! câline! Allons, pour toi, je vais me faire doux.
PAULINE.
Oh ! que tu es bon! Eh bien, si j'aimais le fils d'un de ceux que
tu maudis?
LE GÉNÉRAL se lève brusquement et repousse sa fille.
Je te maudirais!
PAULINE.
En voilà de la douceur, la! (Gertrude paraît.)
LE GÉNÉRAL.
Mon enfant, il est des sentiments qu'il ne faut jamais éveiller en
moi; tu le sais, c'est ma vie. Veux-tu la mort de ton père?
PAULINE.
Oh!
LE GÉNÉRAL.
Chère enfant! j'ai fait mon temps... Tiens, mon sort est à envier
près de toi, près de Gertrude. Eh bien, quelque douce et char-
mante que soit mon existence, je U quitterais sans regret si, la
quittant, je te rendais heureuse; car nous devons le bonheur à
ceux à qui nous avons donné la vie.
382 THÉÂTRE.
PAULINE voit la porte entre-bâillée.
Ah! elle écoute. (Haut.) Mon père, il n'en est rien, rassurez-vous!
Mais enfln, voyons..., si cela était et que ce fût un sentiment si
violent que j'en dusse mourir ?
LE GÉNÉRAL.
Il faudrait ne m*en rien dire, ce serait plus sage, et attendre ma
mort. Et encore ! s'il n'y a rien de plus sacré, de plus aimé, après
Dieu et la patrie, pour les pères, que leurs enfants, les enfants,
à leur tour, doivent tenir pour saintes les volontés de leurs pères,
et ne jamais leur désobéir, même après leur mort. Si tu n'étais
pas fidèle à cette haine, je sortirais, je crois, de mon cercueil pour
te maudire.
PAULINE, elle embrasse son père.
Oh! méchant! méchant! Eh bien, je saurai maintenant si tu es
discret... Jure-moi sur ton honneur de ne pas dire un mot de ceci.
LE GÉNÉRAL.
t
Je te le promets! Mais quelle raison as-tu donc de te défier de
Gertrude ?
PAULINE.
Tu ne me croirais pas.
LE GÉNÉRAL.
Ton intention est-elle de tourmenter ton père ?
PAULINE.
Non... A quoi tiens-tu le plus, à ta haine contre les traîtres, ou
à ton honneur?
LE GÉNÉRAL.
A l'un comme à l'autre, c'est le même principe.
PAULINE.
Eh bien, si tu manques à l'honneur en manquant à ton ser-
ment, tu pourras manquer à ta haine. Voilà tout ce que je voulais
savoir.
LE GÉNÉRAL,
Si les femmes sont angéliques, elles ont aussi quelque chose
d'infernal. Dites-moi qui souffle de pareilles idées à une fille inno-
cente comme la mienne?... Voilà comme elles nous mènent par le...
PAULINE.
Bonne nuit, mon père.
LA MARATRE. 383
LE GÉiSÉRAL.
Hum! méchante enfant!
PAULINE.
Sois discret, ou je t'amène un gendre à te faire frémir. (Eiie
rentre chez elle.)
SCÈNE YIIl
LE GÉNÉRAL, seul.
Il y a certainement un mot à cette énigme ! Il faut le trouver !
oui, le trouver à nous deux Gertrude.
SCÈNE IX
La scène change. La chambre de Pauline. C'est une petite chambre simple, le
lit au fond, une table ronde à gauche. Il existe une sortie dérobée à gauche,
et l'entrée est à droite.
PAULINE, seule.
Enfin me voilà seule, je puis ne plus me contraindre! Marié!
mon Ferdinand marié!... Ce serait le plus lâche, le plus infâme, le
plus vil des hommes! je le tuerais! — Le tuer!... non, mais je ne
survivrais pas une heure à cette certitude... Ma belle-mère m'est
odieuse! ah! si elle devient mon ennemie, elle aura la guerre, et
je la lui ferai bonne. Ce sera terrible : je dirai tout ce que je sais
à mon père. (Eiie regarde à sa montre.) Ouzo heures et demie, il ne
peut venir qu'à minuit, quand tout dort. Pauvre Ferdinand! ris-
quer sa vie ainsi pour une heure de causerie avec sa future ! est-ce
aimer? On ne fait pas de telles entreprises pour toutes les femmes!
Aussi de quoi ne serais-je pas capable pour lui! Si mon père nous
surprenait, ce serait moi qui recevrais le premier coup. Oh! dou-
ter de l'homme qu'on aime, c'est, je^rois, un plus cruel supplice
que de le perdre : la mort, on l'y suit; mais le doute!... c'est la
séparation... Ah! je l'entends.
384 THÉÂTRE.
SCÈNE X
FERDINAND, PAULINE; elle pousse les verroos.
PAULINE.
Es-tu marié?
FERDINAND.
Quelle plaisanterie!... Ne te l'aurais-je pas dit?
PAULINE.
Ah! (Elle tombe dans un fauteuil, puis à. genoux.) Sainte Vierge, quel
vœu vous faire? (Elle embrasse Ijl main de Ferdinand.) Et toi, SOiS mille
fois béni !
FERDINAND.
Mais qui t'a dit une pareille folie?
PAULINE.
Ma belle-mère.
FERDINAND.
Elle sait tout! ou, si elle ne le sait pas, elle va nous espionner et
tout découvrir; car les soupçons, chez les femmes comme elle,
c'est la certitude!... Écoute-moi, Pauline, les instants sont pré-
cieux. C'est madame de Grandchamp qui m'a fait venir dans cette
maison.
PAULINE.
Et pourquoi ?
FERDINAND.
Parce qu'elle m'aime.
PAULINE.
Quelle horreur!... Eh bien, et mon père?
FERDINAND.
Elle m'aimait avant de se marier.
PAULINE.
Elle t'aime; mais toi, l' aimes-tu?
FERDINAND,
Serais-je resté dans cette maison ?
PAULINE.
Elle t'aime... encore?
LA MARATRE. 385
FERDINAND.
Malheureusement toujours!... Elle a été, je dois te l'avouer, ma
première inclination; mais je la hais aujourd'hui de toutes les puis-
sances de mon âme, et je cherche pourquoi. Kst-ce parce que je
t'aime, et que tout véritable et pur amour est de sa nature exclu-
sif? est-ce que la comparaison d'un ange du pureté tel que toi et
d'un démon comme elle me pousse autant à la haine du mal qu'à
l'amour de toi, mon bien, mon bonheur, mon joli trésor? je ne
sais. Mais je la hais, et je t'aime à ne pas regretter de mourir, si
ton père me tuait ; car une de nos causeries, une heure passée là,
près de toi, me semble, même après qu'elle s'est écoulée,, toute
ma vie.
PAULINE.
Oh! parle, parle toujours!... tu m'as rassurée. Après t' avoir en-
tendu, je te pardonne le mal que tu m'as fait en m' apprenant que
je ne suis pas ton premier, ton seul amour, comme tu es le mien...
C'est une illusion perdue, que veux-tu! Ne te fâche pas! Les jeunes
filles sont folles, elles n'ont d'ambition que dans leur amour, et
elles voudraient avoir le passé comme elles ont l'avenir de celui
qu'elles aiment! Tu la hais! voilà pour moi plus d'amour dans une
parole que toutes les preuves que tu m'en a données en deux ans.
Si tu savais avec quelle cruauté cette marâtre m'a mise à la ques-
tion! Je me vengerai!
FERDINAND.
Prends garde! elle est bien dangereuse! Elle gouverne ton père!
elle est femme à livrer un combat mortel!
PAULINE.
Mortel! c'est ce que je veux.
FERDINAND.
De la prudence, ma chère Pauline! Nous voulons être l'un à
l'autre, n'est-ce pas?... eh bien, mon ami le procureur du roi est
ti'avis que, pour triompher des difficultés qui nous séparent, il
faut avoir la force de nous quitter pendant quelque temps.
PAULINE.
Oh ! donne-moi deux jours, et j'aurai^tout obtenu de mon père.
FERDINAND.
Tu ne connais pas madame de Grandchamp. Elle a trop fait
xviii. 25
386 THÉÂTRE.
pour ne pas te perdre, et elle osera tout. Aussi ne partirai-je pas
sans te donner des armes terribles contre elle.
PAULINE.
Donne, donne!
FERDINAND.
Pas encore. Promets-moi de n'en faire usage que si ta vie est
menacée, car c'est un crime contre la délicatesse que je commet-
trai! Mais il s'agit de toi.
PAULINE.
Qu'est-ce donc?
FERDINAND.
Les lettres qu'elle m'a écrites avant son mariage et quelques-
unes après... Je te les remettrai demain. Pauline, ne les lis pas!
jure-le-moi par notre amour, par notre bonheur! 11 suffira, si la
nécessité le voulait absolument, qu'elle sache que tu les as en ta
possession, et tu la verras trembler, ramper à tes pieds; car alors
toutes ses machinations tomberont. Mais que ce soit ta dernière
ressource, et surtout cache-les bien !
PAULINE.
Quel duel!
FERDINAND.
Terrible! Maintenant, Pauline, garde avec courage, comme tu
l'as fait, le secret de notre amour; attends pour l'avouer qu'il ne
puisse se nier.
PAULINE.
Ah! pourquoi ton père a-t-il trahi l'empereur! Mon Dieu, si les
pères savaient combien leurs enfants sont punis de leurs fautes, il
n'y aurait que de braves gens !
FERDINAND.
Peut-être est-ce notre dernière joie que ce triste entretien!
PAULINE, à part.
Je le rejoindrai... (Haut.) Tiens, je ne pleure plus, je suis coura-
geuse... Dis! ton ami sera dans le secret de ton asile?
FERDINAND.
Eugène sera notre intermédiaire.
PAULINE.
Et ces lettres?
LA MARATRE. 387
FERDINAND.
Demain! demain!... Mais où les cacheras-tu ?
PAULINE.
Je les garderai sur moi.
FERDINAND.
Eh bien, adieu.
PAULINE,
Non, pas encore.
FERDINAND,
Un instant peut nous perdre...
PAULINE.
Ou nous unir pour la vie... Tiens, laisse-moi te reconduire, je
ne suis tranquille que lorsque je te vois dans le jardin. Viens,
viens.
FERDINAND.
Un dernier coup d'oeil à cette chambre de jeune fille où tu pen-
seras à moi..., où tout parle de toi.
SCÈNE XI
La scène change et représente la première décoration.
PAULINE, sur le perron; GERTRUDE, à la porte du salon.
I
^P Elle le reconduit jusque dans le jardin... Il me trompait! elle
aussi!... (Elle prend Pauline par la main et l'amène sur le devant de la scène.)
Direz-vous, mademoiselle, que vous ne l'aimez pas?
PAULINE.
Madame, moi, je ne trompe personne.
GERTRUDE.
Vous trompez votre père.
PAULINE.
Et vous, madame? •
GERTRUDE.
D'accord! tous deux contre moi... Oh! je vais...
388 THÉÂTRE.
PAULINE.
Vous ne ferez rien, madame, ni contre moi, ni contre lui.
GERTRUDE.
Ne me forcez pas à déployer mon pouvoir ! Vous devez obéir à
votre père, et... il m' obéit.
PAULINE.
Nous verrons!
GERTRUDE.
Son sang-froid me fait bondir le cœur ! Mon sang pétille dans
mes veines. Je vois du noir devant mes yeux! Sais-tu que je pré-
fère la mort à la vie sans lui?
PAULINE.
Et moi aussi, madame. Mais, moi, je suis libre, je n'ai pas juré
comme vous d'être fidèle à un mari... Et votre mari..., c'est mon
père!
GERTRUDE, aux genoux de Pauline,
Que t'ai-je fait? je t'ai aimée, je t'ai élevée, j'ai été bonne mère.
PAULINE.
Soyez épouse fidèle, et je me tairai.
GERTRUDE.
Eh! parle! parle tant que tu voudras!... Ah! la lutte commence.
SCÈNE XII
Les Mêmes, LE GÉNÉRAL.
LE GÉNÉRAL.
Ah çà ! que se passe-t-il donc ici?
GERTRUDE.
Trouve-toi mal! allons donc! (Eiie la renverse.) Il y a, mon ami, que
j'ai entendu des gémissements. Notre chère enfant appelait au
secours, elle était asphyxiée par les fleurs de sa chambre.
PAULINE.
Oui, papa, Marguerite avait oublié d'ôter la jardinière, et je me
mourais.
GERTRUDE.
Viens, ma fille, viens prendre l'air. (EUes veulent aiier à la porte.)
LA MARATRE. 389
LE GÉNÉRAL.
Restez un moment... Eh bien, où donc avez-vous mis les fleurs?
PAULINE, à Gertrude.
Je ne sais pas où madame les a portées.
GERTRUDE.
Là, dans le jardin. (Le générai sort brusquement, après avoir déposé soa
bougeoir sur la table de jeu au fond à gauche.)
SCÈNE XIII
PAULINE, GERTRUDE.
GERTRUDE.
Rentrez dans votre chambre, enfermez-vous-y! je prends tout
sur moi. (Pauline rentre.) Je Tattends! (Elle rentre.)
LE GÉNÉRAL, revenant du jardin.
Je n'ai trouvé de jardinière nulle part... Décidément, il se passe
quelque chose d'extraordinaire ici. Gertrude!... personne! Ah!
madame de Grandchamp, vous allez me dire... Il serait plaisant que
ma femme et ma fille se jouassent de moi. (n reprend son bougeoir
et entre chez Gertrude, — Le rideau baisse pendant quelques instants pour indiquer
l'entr'acte, puis le jour revient.)
ACTE TROISIEME
SCENE PREMIERE
GERTRUDE, seule d'abord; puis CHAMPAGNE.
GERTRUDE remonte elle-même une jardinière par le perron et la dépose dans la
première pièce.
Ai-je eu de la peine à endormir ses soupçons! Encore une ou
deux scènes de ce genre, et je ne serai plus maîtresse de son esprit.
Mais j'ai conquis un moment de liberté... Pourvu que Pauline ne
vienne pas me troubler!... Oh! elle doit dormir... elle s'est cou-
chée si tard!... Serait-il possible de l'enfermer?... (Eiie va voir la
porte de la chambre de Pauline.) Noiî!...
CHAMPAGNE, entrant.
M. Ferdinand va venir, madame.
GERTRUDE.
Merci, Champagne. 11 s'est couché bien tard, hier?
CHAMPAGNE.
M. Ferdinand fait, comme vous le savez, sa ronde toutes les
nuits, et il est rentré vers une heure et demie du matin. Je couche
au-dessus de lui, je l'entends.
GERTRUDE.
Se couche-t-il quelquefois plus tard?
CHAMPAGNE.
Quelquefois, c'est selon le temps qu'il met à faire sa ronde.
GERTRUDE.
Bien, merci. (Champagne sort.) Pour prix d'un sacrifice qui dure
depuis douze ans, et dont les douleurs ne peuvent être comprises
que par des femmes, car les hommes devinent-ils jamais de pa-
reilles tortures! qu'avais-je demandé? bien peu! le savoir là, près
de moi, sans autre plaisir qu'un regard furtif de temps en temps.
LA MARATRE 391
Je ne voulais que cette certitude d'être attendue... certitude qui
nous suffit, à nous autres pour qui l'amour pur, céleste, est un
rêve irréalisable. Les hommes ne se croient aimés que quand ils
nous ont fait tomber dans la fange ! Et voilà comme il me récom-
pense! il a des rendez-vous la nuit avec cette sotte de fille! Eh
bien, il va prononcer mon arrêt de mort en face; et, s'il en a le
courage, j'aurai celui de les désunir à jamais, à l'instant; j'en ai
trouvé le moyen... Ah! le voici! je me sens défaillir! Mon Dieu!
pourquoi nous faites-vous donc tant aimer un homme qui ne nous
aime plusl
SCÈNE II
FERDINAND, GERTRUDE.
GERTRUDE.
Hier, vous me trompiez. Vous êtes venu cette nuit, ici, par ce
salon, avec une fausse clef, voir Pauline, au risque de vous faire
tuer par M. de Grandchamp! Oh! épargnez-vous un mensonge. Je
vous ai vu, j'ai surpris Pauline au retour de votre promenade noc-
turne. Vous avez fait un choix dont je ne puis pas vous féliciter.
Si vous aviez pu nous entendre hier, à cette place ! voir l'audace
de cette fille, le front avec lequel elle m'a tout nié, vous tremble-
riez pour votre avenir, cet avenir qui m'appartient, et pour lequel
j'ai vendu corps et âme.
FERDINAND, à part.
L'avalanche des reproches! (Haut.) Tâchons, Gertrude, de nous
conduire sagement l'un et l'autre. Évitons surtout les vulgarités...
Jamais je n'oublierai ce que vous avez été pour moi; je vous aime
encore d'une amitié sincère, dévouée, absolue; mais je n'ai plus
d'amour.
GERTRUDE,
Depuis dix-huit mois?
FERDINAND.
Depuis trois ans. «
GERTRUDE.
Mais, alors, avouez donc que j'ai le droit de haïr et de combattre
392 THEATRE.
votre amour pour Pauline; car cet amour vous a rendu lâche et
criminel envers moi.
FERDINAND.
Madame î
GERTRUDE.
Oui, vous m'avez trompée... En restant ici entre nous deux^
vous m'avez fait revêtir un caractère qui n'est pas le mien. Je suis
violente, vous le savez. La violence est franche, et je marche dans-
une voie de tromperies infâmes. Vous ne savez donc pas ce que
c'est que d'avoir à trouver de nouveaux mensonges chaque jour, à
l'improviste, de mentir avec un poignard dans le cœur?... Oh! le
mensonge! mais c'est pour nous la punition du bonheur. C'est une
honte, si l'on réussit; c'est la mort, si l'on échoue. Et vous! vous,
les hommes vous envient de vous faire aimer par les femmes. Vous
serez applaudi là où je serai méprisée. Et vous ne voulez pas que
je me défende ! Et vous n'avez que d'amères paroles pour une
femme qui vous a tout caché : remords, larmes! J'ai gardé pour
moi seule la colère du ciel; je descendais seule dans les abîmes de
mon âme, creusée par les douleurs; et, tandis que le repentir me
mordait le cœur, je n'avais pour vous que des regards pleins de^
tendresse, une physionomie gaie! Tenez, Ferdinand, ne dédaignez-
pas une esclave si bien apprivoisée.
FERDINAND, à part.
11 faut en finir. (Haut.) Écoutez, Gertrude, quand nous nous
sommes rencontrés, la jeunesse seule nous a réunis. J'ai cédé, si
vous le voulez, à un mouvement d'égoïsme qui se trouve au fond
du cœur de tous les hommes, à leur insu, caché sous les fleurs
des premiers désirs. On a tant de turbulence dans les sentiments
à vingt-deux ans! L'enivrement auquel nous sommes en proie ne
nous permet de réfléchir ni à la vie comme elle est, ni à ses con-
ditions sérieuses...
GERTRUDE, à part.
Comme il rais3nne tranquillement! Ah! il est infâme!
FERDINAND.
Et alors, je vous ai aimée avec candeur, avec un entier abandon;
mais depuis!... depuis, la vie a changé d'aspect pour nous deux.
Si donc je suis resté sous ce toit où je n'aurais jamais dû venir.
LA MARATRE. 393
c'est que j'ai choisi dans Pauline la seule femme avec laquelle il
me soit possible de finir mes jours. Allons, Gertrude, ne vous bri-
sez pas contre cet arrêt du ciel. Ne tourmentez pas deux êtres qui
vous demandent leur bonheur, qui vous aimeront bien.
GERTRUDE.
Ah! vous êtes le martyr? et moi... moi, je suis le bourreau! Mais
ne serais-je pas votre femme aujourd'hui, si je n'avais pas, il y a
douze ans, préféré votre bonheur à mon amour?
FERDIINAND.
Eh bien, faites aujourd'hui la même chose, en me laissant ma
liberté,
GERTRUDE.
La liberté d'en aimer une autre! 11 ne s'agissait pas de ça, il y a
douze ans... Mais je vais en mourir.
FERDINAND.
On meurt d*amour dans les poésies, mais dans la vie ordinaire
on se console.
GERTRUDE.
Ne mourez-vous pas, vous autres, pour votre honneur outragé,
pour un mot, pour un geste? Eh bien, il y a des femmes qui
meurent pour leur amour, quand cet amour est un trésor où elles
ont tout placé, quand c'est toute leur vie, et je suis de ces femmes-
là, moi ! Depuis que vous êtes sous ce toit, Ferdinand, j'ai craint
une catastrophe à toute heure! eh bien, j'avais toujours sur moi le
moyen de quitter la vie à l'instant, s'il nous arrivait malheur.
Tenez (EUe montre un flacon.), voilà Comment j'ai vécu!
FERDINAND.
Ah! voici les larmes!
GERTRUDE.
Je m'étais promis de les maîtriser, elles m'étouffent! Mais aussi,
vous me parlez avec cette froide politesse qui est votre dernière
insulte, à vous autres, pour un amour que vous rebutez ! Vous ne
me témoignez pas la moindre sympathie! vous voudriez me voir
morte, et vous seriez débarrassé... Mais, Ferdinand, tu ne me
connais pas! J* avouerai tout dans une lettre au général, que je ne
veux plus tromper. Cela me lasse, moi, le mensonge. Je prendrai
394 THÉÂTRE.
mon enfant, je viendrai chez toi, nous partirons ensemble. Plus de
Pauline.
FERDINAND.
Si vous faites cela, je me tuerai.
GERTRUDE.
Et moi aussi! Nous serons réunis par la mort, et tu ne seras pas
à elle.
FERDINAND, à part.
Quel caractère infernal !
GERTRUDE.
Et, d'ailleurs, la barrière qui vous sépare de Pauline peut ne
jamais s'abaisser; que feriez-vous?
FERDINAND.
Pauline saura rester libre.
GERTRUDE.
Mais si son père la mariait?
FERDINAND.
J'en mourrais !
GEIITRUDE.
On meurt d'amour dans les poésies, dans la vie ordinaire on se
console; et... on fait son devoir, en gardant celle dont on a pris
la vie.
LE GÉNÉRAL, au dehors.
Gertrude! Gertrude!
GERTRUDE.
J'entends monsieur. (Le générai paraît.) Ainsi, monsieur Ferdinand,
expédiez vos affaires pour revenir promptement, je vous attends.
SCÈNE III
LE GÉNÉRAL, GERTRUDE, puis PAULINE.
LE GÉNÉRAL.
Une conférence de si grand matin avec Ferdinand! De quoi
s'agit-il donc? de la fabrique?
GERTRUDE.
De quoi il s'agit? je vais vous le dire; car... vous êtes bien
comme votre fils : quand vous vous mettez dans vos questions, il
LA MArxATRE. 395
faut vous répondre absolument. Je me suis imaginé que Ferdi-
nand est pour quelque chose dans le refus de Pauline d'épouser
Godard.
LE GÉNÉRAL,
Tiens ! tu pourrais avoir raison.
GERTRUDE.
J'ai fait venir M. Ferdinand pour éclaircir mes soupçons, et vous
avez interrompu notre entretien au moment où j'allais peut-être
savoir quelque chose. (Pauline entr'ouvre sa porte.)
LE GÉNÉRAL.
iMais si ma lille aime M. Ferdinand...
PAULINE.
Écoutons.
LE GÉNÉRAL.
Je ne vois pas pourquoi hier, quand je la questionnais d'un ton
paternel, avec douceur, elle m'aurait caché, libre comme je la
laisse, un sentiment si naturel.
GERTRUDE.
C'est que vous vous y êtes mal pris, ou vous l'avez questionnée
dans un moment où elle hésitait... Le cœur des jeunes filles, mais
c'est plein de contradictions.
LE GÉNÉRAL.
Au fait, pourquoi pas? ce jeune homme travaille comme un
lion, il est honnête, il est probablement d'une bonne famille.
PAULINE.
Oh! j'y suis ! (Elle rentre.)
LE GÉNÉRAL.
Il nous donnera des renseignements. Il est là-dessus d'une dis-
crétion; mais tu dois la connaître, sa famille, car c'est toi qui nous
as trouvé ce trésor.
GERTRUDE.
Je te Tai proposé, sur la recommandation de la vieille madame
iMorin.
LE GÉNÉRAL.
Elle est morte. •
GERTRUDE, à part.
C'est bien pour cela que je la cite... (Haut.) Elle m*a dit qu'il a
396 THÉÂTRE.
sa mère, madame de Gharny, pour laquelle il est d'une piété
filiale admirable; elle est en Bretagne, et d'une vieille famille de
ce pays-là... les Gharny.
LE GÉNÉRAL.
Les Gharny... Enfin, s'il aime Pauline et si Pauline l'aime, moi,
malgré la fortune de Godard, je le lui préférerais pour gendre...
Ferdinand connaît la fabrication; il m'achèterait mon établisse-
ment avec la dot de Pauline, ça irait tout seul. 11 n'a qu'à nous
dire d'où il vient, ce qu'il est, ce qu'était son père... Mais nous
verrons sa mère.
GERTRUDE.
Madame Gharny?
LE GÉNÉRAL.
Oui, madame Gharny... N'est-elle pas près de Saint-Malo?... ce
n*est pas au bout du monde...
GERTRUDE.
Mettez-y de la finesse, un peu de votre ruse de vieux soldat, de
la douceur, et vous saurez si cette enfant...
LE GÉNÉRAL.
Et pourquoi me fâcherais-je?... Voilà sans doute Pauline...
SCÈNE IV
Les Mêmes, MARGUERITE, puis PAULINE.
LE GÉNÉRAL.
Ah! c'est vous, Marguerite... Vous avez failli causer cette nuit
la mort de ma fille par une inadvertance : vous avez oublié...
MARGUERITE.
Moi, général, la mort de mon enfant!
LE GÉNÉRAL.
Vous avez oublié d'ôter la jardinière où il se trouvait des plantes
à odeurs fortes, elle en a été presque asphyxiée...
MARGUERITE.
Par exemple!... J'ai ôté la jardinière avant l'arrivée de M. Go-
dard, et madame a dû voir qu'elle n'y était déjà plus quand nous
avons habillé mademoiselle...
LA MARATRE. 397
GERTRUDE.
Vous VOUS trompez, elle y était.
MARGUERITE, à part.
En voilà une sévère... (Haut.) Madame a voulu mettre des fleurs
naturelles dans les cheveux de mademoiselle, et a dit : « Tiens,
la jardinière n'y est plus... »
GERTRUDE.
Vous inventez... Voyons, où Favez-vous portée?
MARGUERITE.
Au bas du perron...
GERTRUDE, au général.
L'y avez-vous trouvée cette nuit?
LE GÉNÉRAL.
Non!
GERTRUDE.
Je l'ai ôtée de la chambre moi-même cette nuit, et Tai miS3 là.
(Elle montre la jardinière sur le perron.)
MARGUERITE, au général.
Monsieur, je vous jure par mon salut éternel...
GERTRUDE.
Ne jurez pas!... (Appelant.) Pauline!
LE GÉNÉRAL.
Pauline!... (EUb paraît.)
GERTRUDE.
La jardinière était-elle chez toi cette nuit ?
PAULINE.
Oui... Marguerite, ma pauvre vieille, tu l'auras oubliée...
MARGUERITE.
Dites donc, mademoiselle, qu'on l'y aura reportée exprès pour
vous rendre malade !
GERTRUDE.
Qu'est-ce que c'est que ce on?...
LE GÉNÉRAL.
Vieille folle, si vous manquez de mémoire, il ne faut, du moins,
accuser personne. ,
PAULINE, à Marguerite.
Tais-toi! (Haut.) Marguerite, elle y était! tu l'as oubliée...
398 THÉÂTRE.
MARGUERITE.
C'est vrai, monsieur, je confonds avant-hier...
LE GÉNÉRAL, à part.
Elle est chez moi depuis vingt ans... son insistance me semble
singulière... (n prend Marguerite à part.) Vovons... et l'histoire des
fleurs dans la coiffure?...
MARGUERITE, à qui Pauline fait des signes.
Monsieur, c'est moi qui aurai dit cela... Je suis si vieille, que la
mémoire me manque...
LE GÉNÉRAL.
Mais alors pourquoi supposer qu*une mauvaise pensée puisse
venir à quelqu'un dans la maison?...
PAULINE.
Laissez-la, mon père ! Elle a tant d'affection pour moi, cette
bonne Marguerite, qu'elle en est quelquefois folle...
MARGUERITE, à part.
Je suis sûre d'avoir ôté la jardinière...
LE GÉNÉRAL, à part.
Pourquoi ma femme et ma fille me tromperaient-elles?... Un
vieux troupier comme moi ne se laisse pas malmener dans les feux
de file, il y a décidément du louche...
GERTRUDE.
Marguerite, nous prendrons le thé ici, quand M. Godard sera
descendu... Dites à Félix d'apporter tous les journaux.
MARGUERITE.
Bien, madame.
SCÈNE V
GERTRUDE, LE GÉNÉRAL, PAULINE.
LE GÉNÉRAL, il embrasse sa fiUe.
Tu ne m'as seulement pas dit bonjour, fille dénaturée!
PAULINE, elle l'embrasse.
Mais aussi tu commences par quereller à propos de rien... Je
vous déclare, monsieur mon père, que je vais entreprendre votre
éducation... Il est bien temps, à ton âge, de te calmer le sang...
LA MARATRE. 399
Un jeune homme n'est pas si vif que toi ! Tu as fait peur à Mar-
guerite, et, quand les femmes ont peur, elles font des petits men-
songes, et l'on ne sait rien...
LE GÉNÉRAL, à part.
Tirez-vous de là! (Haut.) Votre conduite, mademoiselle ma fille,
n'est pas de nature à calmer le sang... Je veux te marier, je te
propose un homme jeune...
PAULINE.
Beau, surtout, et bien élevé !
LE GÉNÉRAL.
Allons, silence, quand votre père vous parle, mademoiselle. Un
homme qui possède une magnifique fortune, au moins sextuple de
la vôtre, et tu le refuses... Tu le peux, je te laissé libre; mais, si
tu ne veux pas de Godard, dis-moi qui tu choisis, d'autant plus
que je le sais...
PAULINE.
Ah! mon père..., vous êtes plus clairvoyant que moi... Qui
est-ce?
LE GÉNÉRAL.
Un homme de trente à trente-cinq ans, qui me plaît à moi plus
que Godard, quoiqu'il soit sans fortune... Il fait déjà partie de la
famille.
PAULINE.
Je ne vous vois pas de parents ici.
LE GÉNÉRAL.
Qu'as-tu donc contre ce pauvre Ferdinand, pour ne pas vou-
loir...?
PAULINE.
Ah! ah! qui vous a fait ce conte-là? je parie que c'est madame
de Grandchamp.
LE GÉNÉRAL.
Un conte! ce n'est donc pas vrai? tu n'as jamais pensé à ce
brave garçon?
PAULINE.
Jamais ! •
GERTRUDE, bas, au général.
Elle ment! observez-la.
400 THEATRE.
PAULINE.
Madame a sans doute des raisons pour me supposer un attache-
ment pour le commis de mon père. Oh! je te vois, elle te fera
dire : a Si votre cœur, ma fille, n'a point de préférence, épousez
Godard! » (Bas, à certrude.) Ce trait, madame, est infâme! me faire
abjurer mon amour devant mon père! Oh! je me vengerai!
GERTRUDE.
A votre aise ; mais vous épouserez Godard.
LE GÉNÉRAL, à part.
Seraient-elles mal ensemble?... Je vais interroger Ferdinand.
(Haut.) Que dites-vous donc entre vous?
GERTRUDE.
Ta fîUe, mon ami, m'en veut de ce que j'ai pu la croire éprise
d'un subalterne; elle en est profondément humiliée.
LE GÉNÉRAL.
C'est décidé, tu ne l'aimes pas?
PAULINE.
Mon père, je... je ne vous demande pas à me marier! je suis
heureuse ! la seule chose que Dieu nous ait donnée en propre, à
nous autres femmes, c'est notre cœur... Je ne comprends pas
pourquoi madame de Grandchamp, qui n'est pas ma mère, se mêle
de mes sentiments.
GERTRUDE.
Mon enfant, je ne veux que votre bonheur. Je suis votre belle-
mère, je le sais; mais, si vous aviez aimé Ferdinand, j'aurais...
LE GÉNÉRAL, baisant la main de Gertrude.
Que tu es bonne !
PAULINE, à part.
J'étouffe!... Ah ! je voudrais lui faire bien du mal !
GERTRUDE.
Oui, je me serais jetée aux pieds de votre père pour obtenir son
consentement, s'il l'avait refusé.
LE GÉNÉRAL.
Voici Ferdinand, (a part.) Je vais le questionner à ma manière,
je saurai peut-être quelque chose.
LA MARATRE. 401
SCÈNE VI
Les Mêmes, FERDINAND.
LE GÉNÉRAL, à Ferdinand.
Venez ici, mon ami, là. — Voilà trois ans et demi que vous êtes
avec nous, et je vous dois de pouvoir dormir tranquillement, mal-
^n'é les soucis d'un commerce considérable. Vous êtes maintenant
presque autant que moi le maître de ma fabrique ; vous vous êtes
contenté d'appointements assez ronds, il est vrai, mais qui ne son^
peut-être pas en harmonie avec les services que vous m'avez ren-
dus. J'ai deviné d'où vous vient ce désintéressement.
FERDINAND.
De mon caractère, général.
LE GÉNÉRAL.
Soit!... mais le cœur y est pour beaucoup, hein?... Allons, Fer-
dinand, vous connaissez ma façon de penser sur les rangs de la
société, sur les distinctions ; nous sommes tous fils de nos œuvres :
j'ai été soldat. Ayez donc confiance en moi! On m'a tout dit...
vous aimez une petite personne, ici... Si vous lui plaisez, elle est
à vous. Ma femme a plaidé votre cause, et je dois vous dire qu'elle
est gagnée dans mon cœur.
FERDINAND.
Vrai, général? madame de Grandchamp a plaidé ma cause?...
Ah ! madame! (n tombe à ses genoux.) Ah! je reconnais là votre gran-
deur d'àme! Vous êtes sublime, vous êtes un ange ! (courant se jeter
aux genoux de Pauline. ) PaulinO ! ma PaulinO !
GERTRUDE, au général.
J'ai deviné, il aime Pauline.
PAULINE.
Monsieur, vous ai-je jamais, par un seul regard, par une seule
parole, donné le droit de dire ainsi mon nom? Je suis on ne peut
plus étonnée de vous avoir inspiré des sentiments qui peuvent
flatter d'autres personnes, mais que je ne partage pas... J'ai de
plus hautes ambitions.
xviii. 26
402 THÉÂTRE.
LE GÉNÉRAL.
Pauline, mon enfant, tu es plus que sévère... Voyons, n'est-ce
pas quelque malentendu?... — Ferdinand, venez ici, plus près...
FERDINAND.
Gomment, mademoiselle, quand madame votre belle-mère, quand
monsieur votre père sont d'accord?...
PAULINE, bas, à Ferdinand.
Perdus !
LE GÉNÉRAL.
Ah! je vais faire le tyran. — Dites-moi, Ferdinand, vous avez
sans doute une famille honorable?...
PAULINE, à Ferdinand.
La!
LE GÉNÉRAL.
Votre père, bien certainement, exerçait une profession au moins
égale à celle du mien, qui était sergent du guet?
GERTRUDE, à part
Les voilà séparés à jamais.
FERDINAND.
Ah! (a Gertrude.) Je VOUS compreuds. (Au général.) Général, je ne dis
pas que, dans un rêve, — oh! bien lointain, mademoiselle! — dans
un doux rêve, auquel on aime à s'abandonner quand on est pauvre
et sans famille... (les rêves sont toute la fortune des malheureux!)
je ne dis pas que je n'aie pas regardé comme un bonheur à rendre
fou de vous appartenir; mais l'accueil que fait mademoiselle à des
espérances bien naturelles, et qu'il a été cruel à vous de ne pas
ïaisser secrètes, est tel que, dans ce moment même, puisqu'elles
sont sorties de mon cœur, elles n'y rentreront jamais! Je suis bien
éveillé, général. Le pauvre a sa fierté qu'il ne faut pas plus bles-
ser que l'on ne doit heurter... tenez... votre attachement à Na-
poléon. (A Gertrude.) Vous jouez un TÔlo terrible !
GERTRUDE.
Elle épousera Godard.
LE GÉNÉRAL.
Pauvre jeune homme! (à Pauline.) Il est très-bien! Je l'aime...
(11 prend Ferdinand à part.) A voti'o place, moi, à votro âge, j*aurais...
Non, non, diable!... c'est ma fille'
LA MARATRE. 40S
t'EllDINAND,
Général, je m'adresse à votre honneur... Jurez-moi de garder le
plus profond secret sur ce que je vais vous confier, et que ce secret
s'étende jusqu'à madame de Grandchamp.
LE GÉNÉRAL, à part.
Ah çà! lui aussi, comme ma fille hier, il se défie de ma femme...
Eh! sacrebleu! je vais savoir... (Haut.) Touchez là, vous avez la
parole d'un homme qui n'a jamais failli à celle qu'il a donnée.
FERDINAND.
Après m' avoir fait révéler ce que j'enterrais au fond de mon
cœur, après avoir été foudroyé, c'est le mot, par le dédain de
mademoiselle Pauline, il m'est impossible de demeurer ici... Je
vais mettre mes comptes en règle, car, ce soir même, j'aurai quitté
le pays, et demain la France, si je trouve au Havre un navire en
partance pour l'Amérique.
LE GÉNÉRAL , à part.
On peut le laisser partir, il reviendra, (a Ferdinand.) Puis-je le
dire à ma fille?
FERDINAND.
Oui, mais à elle seulement.
LE GÉNÉRAL.
Pauline!... Eh bien, ma fille, tu as si cruellement humilié ce
pauvre garçon, que la fabrique va se trouver sans chef : Ferdinand
part pour l'Amérique ce soir.
PAULINE.
Il a raison, mon père... 11 fait de lui-même ce que vous lui auriez
sans doute conseillé de faire.
GERTRUDE, à Ferdinand.
Elle épousera Godard.
FERDINAND, à Gertrude.
Si ce n'est moi, ce sera Dieu qui vous punira de tant d'atrociié!
LE GÉNÉRAL, à Pauline.
C'est bien loin, l'Amérique!... un clin\^t meurtrier.
PAULINE.
On y fait fortune.
404 THÉÂTRE.
LE GÉNÉRAL, à part.
Elle ne l'aime pas. (a Ferdinand.) Ferdinand, vous ne partirez pas
sans que je vous aie remis de quoi commencer votre fortune.
FERDINAND.
Je vous remercie, général; mais ce qui m'est dû me suffira.
D'ailleurs, vous ne vous apercevrez pas de mon départ à la fa-
brique, car j'ai form:- dans Champagne un contre-maître assez
habile aujourd'hui pour devenir mon successeur; et, si vous voulez
m' accompagner à la fabrique, vous allez voir...
LE GÉNÉRAL.
Volontiers, (a part.) Tout s'embrouille si bien ici, que je vais aller
chercher Vernon. Les conseils et les deux yeux de mon vieux doc-
teur ne seront pas de trop pour m'aider à deviner ce qui trouble le
ménage, car il y a quelque chose. Ferdinand, je suis à vous. Nous
revenons, mesdames, (a part.) Il y a quelque chose. (Le générai et
Ferdinand sortent.)
SCÈNE VII
GERTRUDE, PAULINE.
PAULINE, eUe ferme la porte au verrou.
Madame, estimez-vous qu'un amour pur, qu'un amour qui, pour
nous, résume et agrandit toutes les félicités humaines, qui fait
comprendre les félicités divines, nous soit plus cher, plus précieux
que la vie?...
GERTRUDE.
Vous avez lu la Nouvelle Héloîse, ma chère. Ce que vous dites là
est pompeux, mais c'est vrai.
paui^ne;.
Eh bien, madame, vous venez de me faire commettre un suicide.
GERTRUDE.
Que vous auriez été heureuse de me voir accomplir ; et, si vous
aviez pu m'y forcer, vous vous sentiriez dans l'âme la joie qui
remplit la mienne à déborder.
PAULINE.
Selon mon père, la guerre entre gens civilisés a ses lois; mais
la guerre que vous me faites, madame, est celle des sauvages.
LA MARATRE. 405
GERTRUDE.
Faites comme moi, si vous pouvez... Mais vous ne pourrez rien!
Vous épouserez Godard. C'est un fort bon parti; vous serez, je vous
l'assure, très-heureuse avec lui, car il a des qualités.
PAULINE.
Et vous croyez que je vous laisserai tranquillement devenir la
femme de Ferdinand?
GERTRUDE.
Après le peu de paroles que nous avons échangées cette nuit,
pourquoi prendrions-nous des formules hypocrites? J'aimais Fer-
dinand, ma chère Pauline, quand vous aviez huit ans.
PAULINE.
Mais vous en avez plus de trente!... Et moi, je suis jeune!...
D'ailleurs, il vous hait, il vous abhorre ! il me l'a dit, et il ne veut
pas d'une femme capable d'une trahison aussi noire que l'est la
vôtre envers mon père.
GERTRUDE.
Aux yeux de Ferdinand, mon amour sera mon absolution.
PAULINE.
Il partage mes sentiments pour vous : il vous méprise, madame!
GERTRUDE.
Vous croyez? eh bien, ma chère, c'est une raison de plus! Si je ne
le voulais pas par amour, Pauline, tu me le ferais vouloir pour mari
par vengeance. En venant ici, ne savait-il pas qui j'étais?
PAULINE.
Vous l'aurez pris à quelque piège, comme celui que vous venez
de nous tendre et où nous sommes tombés.
GERTRUDE.
Tenez, ma chère, un seul mot va tout finir entre nous. Ne vous
êtes-vous pas dit cent fois, mille fois, dans ces moments oii l'on
se sent tout âme, que vous feriez les plus grands sacrifices à Fer-
dinand?
PAULINE.
Oui, madame.
GERTRUDE^
Comme quitter votre père, la France; donner votre vie, votre
honneur, votre salut?
406 THÉÂTRE.
PAULINE.
Oh! Ton cherche si l'on a quelque chose de plus à offrir que soi,
la terre et le ciel.
GERTRUDE.
Eh bien, ce que vous avez souhaité, je l'ai fait, moi! C'est assez
vous dire que rien ne peut m'arrêter, pas même la mort.
PAULINE.
C'est donc vous qui m'aurez autorisée à me défendre! (a part.)
0 Ferdinand! notre amour (Gertrude va s'asseoir sur le canapé pendant
raparté de Pauline), elle le dit, cst plus que la vie ! (a Gertrude.) Madame,
tout le mal que vous m'avez fait, vous le réparerez; les difficultés,
les seules qui s'opposent à mon mariage avec Ferdinand, vous les
vaincrez... Oui, vous qui avez tout pouvoir sur mon père, vous
lui ferez abjurer sa haine pour le fils du général Marcandal.
GERTRUDE.
Ah! très-bien.
PAULINE.
Oui, madame.
GERTRUDE.
Et quels moyens formidables avez-vous pour me contraindre?
PAULINE.
iNous nous faisons, vous le savez, une guerre de sauvages?...
GERTRUDE.
Dites de femmes, c'est plus terrible! Les sauvages ne font souf-
frir que le corps; tandis que nous, c'est au cœur, à l'amour-propre,
à l'orgueil, à l'àme que nous adressons nos flèches, nous les enfon-
çons en plein bonheur.
PAULINE.
Oh! c'est bien tout cela, c'est toute la femme que j'attaque!
Aussi, chère et très-honorée belle-mère, aurez-vous fait disparaître
demain, pas plus tard, les obstacles qui me séparent de Ferdinand;
ou bien, mon père saura par moi toute votre conduite, avant et
après votre mariage.
GERTRUDE.
Ah! c'est là votre moyen? Pauvre fille! il ne vous croira jamais.
LA MARATRE. 407
PAULINE.
Oh! je connais quel est votre empire sur mon pauvre père, mais
j'ai des preuves.
GÈRTRUDE.
Des preuves! des preuves!...
PAULINE.
Je suis allée chez Ferdinand... (je suis très-curieuse), et j'ai
trouvé vos lettres, madame; j'en ai pris contre lesquelles l'aveu-
glement de mon père ne tiendra pas, car elles lui prouveront...
GERTRUDE.
Quoi?
PAULINE.
Tout! tout!
GERTRUDE.
Mais, malheureuse enfant! c'est un vol et un assassinat!... à
son âge...
PAULINE.
Ne venez-vous pas d'assassiner mon bonheur?... de me faire
nier, à mon père et à Ferdinand, mon amour, ma gloire, ma vie?
GERTRUDE.
Oh! oh! c'est une ruse, elle ne sait rien! (Haut.) C'est une ruse,
je n'ai jamais écrit... C'est faux!... c'est impossible!... Où sont ces
lettres?
PAULINE.
Je les ai!
GERTRUDE.
Dans ta chambre?
PAULINE.
Là où elles sont, vous ne pourriez jamais les prendre.
GERTRUDE, à part.
La folie, avec ses rêves insensés, danse autour de ma cervelle!...
Le meurtre m'agite les doigts... C'est dans ces moments-là qu'on
tue!... Ah!... comme je la tuerais!... Oh! mon Dieu, mon Dieu! ne
m'abandonnez pas, laissez-moi ma rai^n!... Voyons!
PAULINE, à part.
Oh! merci, Ferdinand! Je vois combien tu m'aimes : j'ai pu lui
408 THEATRE.
rendre tout le mal qu'elle nous a fait tout à l'heure... Et elle nous
sauvera ! . . .
GERTRUDE, à paît.
Elle doit les avoir sur elle; comment en être sûre? Ah! (Eiie se
rapproche.) Pauline!... si tu avais eu ces lettres depuis longtemps,
tu aurais su que j'aimais Ferdinand; tu ne les a donc prises que
depuis peu?
PAULINE.
Ce matin.
GERTRUDE.
Tu ne les a pas toutes lues?
PAULINE.
Oh! assez pour savoir qu'elles vous perdent.
GERTRUDE.
Pauline, la vie commence pour toi. (on frappe.) Ferdinand est le
premier homme, jeune, bien élevé, supérieur, car il est supérieur,
qui se soit offert à tes regards; mais il y en a bien d'autres dans le
monde... Ferdinand était en quelque sorte sous notre toit, tu le
voyais tous les jours; c'est donc sur lui que se sont portés les pre-
miers mouvements de ton cœur. Je conçois cela, c'est tout natu-
rel. A ta place, j'eusse sans doute éprouvé les mêmes sentiments.
Mais, ma petite, tu ne connais, toi, ni la société, ni la vie. Et si,
comme beaucoup de femmes, tu te trompais... car on se trompe,
va! toi, tu peux choisir encore; mais, pour moi, tout est dit, je
n'ai plus de choix à faire. Ferdinand est tout pour moi, car j'ai
passé trente ans, et je lui ai sacrifié, ce qu'on ne devrait jamais
faire, l'honneur d'un vieillard. Tu as le champ libre, tu peux aimer
quelqu'un encore, mieux que tu n'aimes aujourd'hui... cela nous
arrive. Eh bien, renonce à lui, et tu ne sais quelle esclave dévouée
tu auras en moi! tu auras plus qu'une mère, plus qu'une amie, tu
auras une âme damnée... Oh! tiens!... (Eiie se met à genoux et lève
les mains sur le corsage de Pauline.) Me VOici à t-eS pieds , et tU eS ma
rivale!... suis-je assez humiliée? et si tu savais ce que cela coûte
à une femme... Grâce! grâce pour moi. (on frappe très-fort, eiie profite
de l'offroi 'de Pauline pour tâter les lettres.) Reuds-moi la vie... (a part.)
Elle les al
LA MARATRE. 409
PAULINE.
Eh! laissez-moi, madame! Ah! faut-il que j'appelle? (Eiie repousse
Gertrude et va ouvrir.)
GERTRUDE, à part.
Je ne me trompais pas, elles sont sur elle; mais il ne faut pas
les lui laisser une heure.
SCÈNE VIII
Les Mêmes, LE GÉNÉRAL, VERNON.
LE GÉNÉRAL.
Enfermés toutes deux! Pourquoi ce cri, Pauline?
VERNON.
Votre figure est bien altérée, mon enfant! Voyons votre pouls?
LE GÉNÉRAL.
Toi aussi, tu es bien émue !
GERTRUDE.
C'est une plaisanterie, nous étions à rire. N'est-ce pas, Pau-
line... tu riais, ma petite?
PAULINE.
Oui, papa, ma chère maman et moi, nous étions en train de rire,
VERNON, bas, à Pauline.
Un bien gros mensonge !
LE GÉNÉRAL.
Vous n'entendiez pas frapper?...
PAULINE.
Nous avons bien entendu, papa; mais nous ne savions pas que
c'était toi.
LE GÉNÉRAL, à Vernon.
Comme elles s'entendent contre moi! (Haut.) Mais de quoi s'agis-
sait-il donc?
GEHTRLDK.
Eh ! mon Dieu , mon ami , vous voulef tout savoir : les tenants,
les aboutissants, à l'instant!... Laissez-moi aller sonner pour le
thé.
440 THÉÂTRE.
LE GÉNÉRAL.
Mais enfin?
GERTRUDE.
C'est d'une tyrannie!... Eh bien, nous nous sommes enfermées
pour ne pas être surprises, est-ce clair?
VERNON.
Dame! c'est très-clair.
GERTRUDE, bas.
Je voulais tirer de votre fille ses secrets, car elle en a, c'est évi-
dent! et vous êtes venu, vous dont je m'occupe, car ce n'est pas
mon enfant, vous arrivez, comme si vous chargiez sur des enne-
mis, nous interrompre au moment où j'allais savoir quelque chose.
LE GÉNÉRAL.
Madame la comtesse de Grandchamp, depuis l'arrivée de Godard...
GERTRUDE.
Allons, voilà Godard, maintenant.
LE GÉNÉRAL.
Ne ridiculisez pas ce que je vous dis ! Depuis hier, rien ne se
passe ici comme à l'ordinaire. Eh! sacrebleu ! je veux savoir...
GERTRUDE.
Oh! des jurons, c'est la première fois que j'en entends, mon-
sieur... — Félix, le thé... — Vous lassez-vous donc de douze ans
de bonheur?
LE GÉNÉRAL.
Je ne suis pas et ne serai jamais un tyran. Tout à l'heure, j'arri-
vais mal à propos quand vous causiez avec Ferdinand ; j'arrive
encore mal à propos quand vous causez avec ma fille... Enfin, cette
nuit...
VER NON.
Allons, général, vous querellerez madame tant que vous vou-
drez, excepté devant le monde, (on entend Godard.) J'entends Go-
dard. (Bas, augénéraL) Est-ce là ce que VOUS m'aviez promis? Avec
les femmes, et j'en ai bien confessé, comme médecin, avec elles,
il faut les laisser se trahir, les observer... Autrement, la violence
amène les larmes, et, une fois le système hydraulique en jeu, elles
noyeraient des hommes de la force de trois Hercules.
LA MARATRE. 411
SCÈNE IX
Les Mêmes, GODARD.
GODARD.
Mesdames, je suis déjà venu pour vous présenter mes hommages
et mes respects, mais j'ai trouvé la porte close... — Général, je
vous souhaite le bonjour. (Le générai lit les journaux et le salue de la
main.) Ah! voilà mou adversaire d'hier. — Vous venez prendre
votre revanche, docteur?
VERNON,
Non, je viens prendre le thé.
GODARD.
Ah ! vous avez ici cette habitude anglaise, russe et chinoise?
PAULINE.
Préférez-vous le café?
GERTRUDE.
Marguerite, du café.
GODARD.
Non, non, permettez-moi de prendre du thé; je ne ferai pas
''omme tous les jours... D'ailleurs, vous déjeunez, je le vois, à
midi; le café au lait me couperait l'appétit pour le déjeuner. Et puis
les Anglais, les Russes et les Chinois n'ont pas tout à fait tort.
VERXON.
Le thé, monsieur, est une excellente chose.
GODARD.
<^uand il est bon.
PAULINE.
Celui-ci, monsieur, est du thé de caravane.
GERTRUDE.
Docteur, tenez, voilà les journaux, (a pauiino.) Va causer avec
M. de Rimonville, mon enfant; moi, je ferai le thé.
GODARD. •
Mademoiselle de Grandchamp no veut peut-être pas plus de ma
conversation que de ma personne?...
412 THÉÂTRE.
PAULINE.
Vous VOUS trompez, monsieur.
LE GÉNÉRAL.
Godard...
PAULINE.
Si vous me faites la faveur de ne plus vouloir de moi pour
femme, vous possédez alors à mes yeux les qualités brillantes qui
doivent séduire mesdemoiselles Boudeville, Glinville, Derville, et
caetera.
GODARD.
Assez, mademoiselle. Ah! comme vous vous moquez d'un amou-
reux éconduit qui cependant a quarante mille livres de rente !
Plus je reste ici, plus j'ai de regrets. Quel heureux homme que
M. Ferdinand de Gharny !
PAULINE.
Heureux ! et de quoi ? pauvre garçon ! d'être le commis de mon
père ?
GERTRUDE.
Monsieur de Rimonville?
LE GÉNÉRAL.
Godard...
GERTRUDE.
Monsieur de Rimonville ?
LE GÉNÉRAL.
Godard, ma femme vous parle.
GERTRUDE.
Aimez-vous le thé peu ou beaucoup sucrô
GODARD.
Médiocrement.
GERTRUDE.
Pas beaucoup de crème ?
GODARD.
Ui contraire, beaucoup, madame la comtesse, (a Pauline.) khi
M. Ferdinand n'est pas celui qui... que vous avez distingué...?
Eh bien, moi, je puis vous assurer qu'il est fort du goût de votre
belle-mère.
LA MARATRE. 413
PAULINE, à part.
Quelle peste que ces curieux de province I
GODARD, à part.
11 faut que je m'amuse un peu avant de prendre congé ! Je veux
faire mes frais.
GERTRUDE.
Monsieur de Rimonville, si vous désirez quelque chose de sub-
stantiel, voici des sandwich.
GODARD
Merci, madame!
GERTRUDE, à Godard.
Tout n'est pas perdu pour vous.
GODARD.
Oh ! madame ! j'ai fait bien des réflexions sur le refus de made-
moiselle de Grandchamp.
GERTRUDE.
Ah! (Au docteur.) Doctcur, le vôtre comme à Tordinaire?...
VERNON.
S'il vous plaît, madame.
GODARD, à Pauline.
Pauvre garçon! avez-vous dit, mademoiselle? Mais M. Ferdi-
nand n'est pas si pauvre que vous le croyez ! Il est plus riche que
moi.
PAULINE.
D'où savez-vous cela ?
GODARD.
J'en suis certain, et je vais tout vous expliquer. Ce M. Ferdi-
nand, que vous croyez connaître, est un garçon excessivement
dissimulé...
PAULINE, à part.
Grand Dieu ! saurait-il son nom ?
GERTRUDE, à part.
Quelques gouttes d'opium versées dans son thé l'endormiront,
et je serai sauvée. ^
GODARD.
Vous ne vous doutez pas de ce qui m'a mis sur la voie...
4U THÉÂTRE.
PAULINE.
Oh ! monsieur ! de grâce !
GODARD.
C'est le procureur du roi. Je me suis souvenu que, chez les Bou-
deville, on disait que votre commis...
PAULINE, à part.
Il me met au supplice.
GERTRUDE, présentant une tasse à Pauline.
Tiens, Pauline.
VERNON, à part.
Ai-je la berlue? j'ai cru lui voir mettre quelque chose dans la
tasse de Pauline.
PAULINE.
Et que disait-on ?
GODARD.
Ah! ah! comme vous m' écoutez !... Je serais bien flatté de
savoir que vous auriez cet air-là pendant que quelqu'un vous par-
lerait de moi, comme je vous parle de M. Ferdinand.
PAULINE.
Quel singulier goût a le thé ! Trouvez-vous le vôtre bon?
GODARD.
Vous vous en prenez à votre thé pour cacher l'intérêt que vous
prêtez à ce que je vous dis. C'est connu ! Eh bien, je viens exciter
votre surprise à un haut degré... Apprenez que M. Ferdinand est...
PAULINE.
Est...
GODARD.
Millionnaire I
PAULINE.
Vous vous moquez de moi, monsieur Godard.
GODARD.
Sur ma parole d'honneur, mademoiselle, il possède un trésor...
(A part.) Elle est folle de lui.
PAULINE, à part.
Quelle peur ce sot m'a faite 1 (EUe se lôve avec sa tasse, que Vernon
saisit.)
LA MARATRE. Wi
VERXON.
Donnez, mon enfant.
LE GÉNÉRAL, à sa femme
Ou* as-tu, chère amie? tu me semblés...
VER NON, Il a changé sa tasse contre celle de Pauline et rend la sienne à
Gertrude. — A part.
C'est du laudanum, la dose est légère, heureusement; allons, il
va se passer ici quelque chose d'extraordinaire... (a Godard.) Mon-
sieur Godard!... vous êtes un rusé compère. (Godard prend son mou-
choir et fait le geste de se moucher. Vernon rit.) Ah !
GODARD.
Docteur, sans rancune.
VERNON.
Voyons! vous sentez-vous capable d*emmener le général à la
fabrique, et de l'y retenir une heure?
GODARD.
Il me faudrait le petit.
VERNON.
Il est à l'école jusqu'au dîner.
GODARD.
Et pourquoi voulez-vous... ?
VERNON.
Je vous en prie, vous êtes un galant homme, il le faut... Aimez-
vous Pauline?
GODARD.
Oh! je l'aimais hier, mais ce matin... (a part.) Je devinerai bien
ce qu'il me cache, (a vemon.) Ce sera fait! Je vais aller au perron,
je rentrerai dire a"i général que Ferdinand le demande; et soyez
tranquille... Ah! voilà Ferdinand, bon! (n va au perron.)
PAULINE.
C'est singulier, comme je me sens engourdie. (Eiie s'étend pour
dormir; Ferdinand paraît et cause avec Godard.)
416 THÉÂTRE.
SCÈNE X
Les Mêmes, FERDINAND.
FERDINAND.
Général, il serait nécessaire que vous vinssiez au magasin et à la
fabrique, pour faire la vérification des comptes que je vous rends.
LE GÉNÉRAL,
C'est juste.
PAULINE, assoupie.
Ferdinand!
GODARD.
Ah ! général, je profiterai de cette occasion pour visiter avec
vous votre établissement, que je n'ai jamais vu.
LE GÉNÉRAL.
Eh bien, venez Godard.
GODARD.
De Rimonville.
GERTRUDE, à part.
Ils s'en vont, le hasard me protège.
VERNON, à part.
Le hasard!... c'est moi...
SCÈNE XI
GERTRUDE, VERNON, PAULINE, MARGUERITE, au fond.
GERTRUDE.
Docteur, voulez-vous une autre tasse de thé?
VERNON.
Merci, je suis tellement enfoncé dans les élections, que je n'ai
pas fini la première.
GERTRUDE, en montrant Pauline.
Oh! la pauvre enfant, la voilà qui dort.
VERNON,
Comment! elle dort?
LA MARATRE. 417
GERTRUDE.
Cela n'est pas étonnant. Figurez-vous, docteur, qu'elle ne s'est
pas endormie avant trois heures du matin. Nous avons eu cette
nuit une alerte.
VERNON.
Je vais vous aider.
GERTRUDE.
Non, c'est inutile. — Marguerite, aidez-moi. Entrons-la dans sa
chambre, elle y sera mieux.
SCÈNE XII
VERNON, FÉLIX.
VERNON.
Félix!
FÉLIX.
Monsieur, qu'y a-t-il pour votre service?
VERNON.
Se trouve-t-il ici quelque armoire où je puisse serrer quelque
chose?
FÉLIX, montrant l'armoire.
Là, monsieur.
VERNON.
Bon! Félix..., ne dis pas un mot de ceci à qui que ce soit au
monde, (a part.) Il s'en souviendra. (Haut.) C'est un tour que je
veux jouer au général, et ce tour-là manquerait si tu parlais.
FÉLIX.
Je serai muet comme un poisson. (Le docteur prend la clef du meuble.)
VERNON.
Maintenant, laisse -moi seul avec ta maîtresse qui va revenir,
et veille à ce que personne ne vienne pendant un moment.
FÉLIX, sortant.
Marguerite avait raison : il y a quelque chose, c'est sûr.
MARGUERITE revient.
Ce n'est rien, mademoiselle dort. (Eiie sort.)
XVIII. -7
418 THÉÂTRE.
SCÈNE XIII
VERNON, seul.
Ce qui peut brouiller deux femmes vivant en paix jusqu'à pré-
sent!... oh ! tous les médecins tant soit peu philosophes le savent.
Pauvre général, qui, toute sa vie, n*a pas eu d'autre idée que
d'éviter le sort commun! Mais je ne vois personne que Ferdinand
et moi... Moi, ce n'est pas probable; mais Ferdinand... je n'ai
rien encore aperçu... Je l'entends! A l'abordage!.,.
SCÈNE XIV
VERNON, GERTRUDE.
GERTRUDE.
Ah! je les ai... je vais les brûler dans ma chambre... (Eiie ren-
contre VernoD.) Ah!
VERNON.
Madame, j'ai renvoyé tout le monde.
GERTRUDE.
Et pourquoi?
VERNON.
Pour que nous soyons seuls à nous expliquer...
GERTRUDE.
Nous expliquer!... de quel droit, vous, vous le parasite de la
maison, prétendez-vous avoir une explication avec la comtesse de
Grandchamp?
VERNON.
Parasite, moi? Madame, j'ai dix mille livres de rente, outre ma
pension; j'ai le grade de général, et ma fortune sera léguée aux
enfants de mon vieil ami. Moi, parasite? Oh! mais je ne suis pas
seulement ici comme ami, j'y suis comme médecin : vous avez
versé des gouttes de Rousseau dans le thé de Pauline.
GERTRUDE.
Moi?
LA MARATRE. 449
VERNON.
Je VOUS ai vue, et j'ai la tasse.
GERTRUDE.
Vous avez la tasse?... je l'ai lavée.
VERNON.
Oui, la mienne que je vous ai donnée. Ah! je ne lisais pas le
journal, je vous observais.
GERTRUDE.
Oh ! monsieur, quel métier !
VERNON.
Avouez que ce métier vous est en ce moment bien salutaire, car
vous allez peut-être avoir besoin de moi, si, par l'effet de ce breu-
vage, Pauline se trouvait gravement indisposée.
GERTRUDE.
Gravement indisposée... Mon Dieu! docteur, je n'ai mis que
quelques gouttes.
VERNON.
Ahl vous avez donc mis de Topium dans son thé?
GERTRUDE.
Docteur.,., vous êtes un infâme!
VERNON.
Pour avoir obtenu de vous cet aveu?... Dans le même cas, toutes
les femmes me l'ont dit, j'y suis accoutumé. Mais ce n'est pas tout,
et vous avez bien d'autres confidences à me faire.
GERTRUDE, à part.
Un espion! il ne me reste plus qu'à m'en faire un complice. (Haut. )
Docteur, vous pouvez m'être trop utile pour que nous restions
brouillés; dans un moment, je vais vous répondre avec franchise.
^ EUe entre dans sa chambre, et s'y renferme.)
VERNON.
Le verrou mis! Je suis pris, joué! Je ne pouvais pas, après
tout, employer la violence... Que fait-elle?... elle va cacher son
flacon d'opium... On a toujours tort dépendre à un homme les
services que mon vieil ami, ce pauvre général, a exigés de moi...
Elle va m'entortiller... Ah! la voici,
A20 THÉÂTRE.
GERTRUDE, à part.
Brûlées!... Plus de traces... je suis sauvée!... (Haut.) Docteur!
VERNON.
Madame?
GERTRUDE.
Ma belle-fille Pauline, que vous croyez être une fille candide, un
ange, s'était emparée lâchement, par un crime, d'un secret dont
la découverte compromettait l'honneur, la vie de quatre personnes.
VERNON.
Quatre! (à part.) Elle, le général... ah! son fils, peut-être... et
l'inconnu.
GERTRUDE.
Ce secret, sur lequel elle est forcée de se taire, quand même il
s'agirait de sa vie à elle...
VERNON.
Je n'y suis plus.
GERTRUDE.
Eh bien, les preuves de ce secret sont anéanties! Et vous, doc-
teur, vous qui nous aimez, vous seriez aussi lâche, aussi infâme
qu'elle... plus même, car vous êtes un homme, vous n'avez pas
pour excuse les passions insensées de la femme! vous seriez un
monstre, si vous faisiez un pas de plus dans la voie où vous êtes...
VERNON.
L'intimidation! Ah! madame, depuis qu'il y a des sociétés, ce
que vous semez n'a fait lever que des crimes.
GERTRUDL.
Eh! il y a quatre existences en péril, songez-y. (a part.) Il re-
vient... (Haut.) Aussi, forte de ce danger, vous déclaré-je que vous
m'aiderez k maintenir la paix ici, que tout à l'heure vous irez
chercher ce qui peut faire cesser le sommeil de Pauline. Et ce som-
meil, vous l'expliquerez vous-même, au besoin, au général. Puis
vous me rendrez la tasse, n'est-ce pas? car vous me la rendrez! Et,
à chaque pas que nous ferons ensemble, eh bien, je vous expli-
querai tout.
VERNON.
Madame!...
LA MARATRE. 421
GERTRUDE.
Allez donc! le général peut revenir.
VERNON, à part.
Je te tiens toujours! j'ai une arme contre toi, et... (n sort.)
SCÈNE XV
(jERTnUDL, seule, appuyée sur le meuble où est enfermée la tasse.
OÙ peut-il avoir cacnè cette tasse?
ACTE QUATRIEME
La scène se passe dans la chambre de Pauline.
SCÈNE PREMIERE
PAULINE, GERTRUDE.
Pauline endormie dans un grand fauteuil à gauche.
GERTRUDE, entrant avec précaution..
Elle dort. Et le docteur qui m'avait dit qu'elle s'éveillerait aus-
sitôt... Ce sommeil m'effraye!... Voilà donc celle qu'il aime!... Je
ne la trouve pas jolie du tout!... Oh! si, cependant elle est belle!...
Mais comment les hommes ne voieiit-ils pas que la beauté n'est
qu'une promesse, et que l'amour est le... (on frappe.) Allons, voilà
du monde.
VERNON, du dehors.
Peut-on entrer, Pauline ?
GERTRUDE.
C'est le docteur I
SCÈNE II
Les Mêmes, VERNON.
GERTRUDE.
Vous m'aviez dit qu'elle était éveillée.
VERNON.
Rassurez-vous... (Appelant.) Pauline!
PAULINE, s'éveillant.
M. Vernon!... Où suis-je? ah! chez moi... que m'est-il arrivé?
LA MARATRE. 423
VER^■ON.
Mon enfant, vous vous êtes endormie en prenant votre thé. Ma-
dame de Grandchamp a eu peur, comme moi, que ce ne fût le
commencement d'une indisposition; mais il n'en est rien, c'est
tout bonnement, à ce qu'il paraît, le résultat d'une nuit passée
sans sommeil.
GERTRDDE.
Eh bien, Pauline, comment te sens-tu?
PAULINE.
J'ai dormi?... Et madame était ici pendant que je dormais?...
(Elle se lève.) Ah! (Elle met la main sur sa poitrine.) Ah! c'eSt infâme!
(x vernon.) Doctour, audez-vojs été complice de...?
GERTRUDE.
De quoi? qu'allez-vous lui dire?
VERNON.
Moi! mon enfant, complice d'une mauvaise action? et contre
vous, que j'aime comme si vous étiez ma fille? Allons donc!...
Voyons, dites-moi...
PAULINE.
Rien, docteur, rien !
GERTRUDE.
Laissez-moi lui dire deux mots.
VERNON, à part.
Quel est donc l'intérêt qui peut empêcher une jeune fille de par-
ler, quand elle est victime d'un pareil guet-apens?
GERTRUDE.
Eh bien, Pauline, vous n'avez pas eu longtemps en votre pos-
session les preuves de l'accusation ridicule que vous vouliez porter
à votre père contre moi !
PAULINE.
Je comprends tout, vous m'avez endormie pour me dépouiller.
GERTRUDE.
Nous sommes aussi curieuses l'une que l'autre, voilà tout. J'ai
fait ici ce que vous aviez fait chez Ferdinand.
PAULINE.
Vous triomphez, madame, mais bientôt ce sera moi.
424 THÉÂTRE.
GERTRUDE.
Ah! la guerre continue.
PAULINE.
La guerre, madame!... dites le duel ! L'une de nous est de trop,
GERTRUDE.
Vous êtes tragique.
VER NON, à part.
Pas d'éclats, pas la moindre mésintelligence apparente!... Ah!
quelle idée!... Si j'allais chercher Ferdinand? (n veut sortir.)
GERTRUDE.
Docteur!
VERNON.
Madame?
GERTRUDE.
Nous avons à causer ensemble. (Bas.) Je ne vous quitte pas que
VOUS ne m'ayez rendu..:
VERNON,
J'ai mis une condition...
PAULINE.
Docteur !
VERNON.
Mon enfant?
PAULINE,
Savez-vous que mon sommeil n'a pas été naturel ?
VERNON.
Oui, vous avez été endormie par votre belle-mère, j'en ai la
preuve... Mais, vous, savez-vous pourquoi?
PAULINE.
Oh! docteur! c'est...
GERTRUDE,
Docteur I
PAULINE.
Plus tard, je vous dirai tout,
VERNON.
Maintenant, de l'une ou de l'autre, j'apprendrai quelque chose,..
Ah! pauvre général!
GERTRUDE,
Eh bien, docteur?
LA MARATRE. 425
SCÈNE III
PAULINE, seule; elle sonne.
Oui, fuir avec lui, voilà le seul parti qui me reste. Si nous con-
tinuons ce duel, ma belle-mère et moi, mon pauvre père est désho-
noré; ne vaut-il pas mieux lui désobéir? et, d'ailleurs, je vais lui
écrire... Je serai généreuse, puisque je triompherai d'elle... Je lais-
serai mon père croire en elle, et j'expliquerai ma fuite par la haine
qu'il porte au nom de Marcandal et par mon amour pour Ferdi-
nand.
SCÈNE IV
PAULINE, MARGUERITE.
MARGUERITE.
Mademoiselle se trouve-t-elle bien?
PAULINE.
Oui, de corps, mais d'esprit... Oh! je suis au désespoir! Ma
pauvre Marguerite, une fille est bien malheureuse quand elle a
perdu sa mère...
MARGUERITE.
Et que son père s'est remarié avec une femme comme madame
de Grandchamp. Mais, mademoiselle, ne suis-je donc pas pour vous
une humble mère, une mère dévouée? car mon affection de nour-
rice s'est accrue de toute la haine que vous porte cette marâtre.
PAULINE.
Toi, Marguerite!... tu le crois, mais tu t'abuses. Tu ne m'aimes
pas tant que ça !
MARGUERITE.
Oh! mademoiselle! mettez-moi à l'épreuve.
PAULINE.
Voyons!... quitterais-tu pour moi la france?
MARGUERITE.
Pour aller avec vous, j'irais aux Grandes Indes.
426 THÉÂTRE.
PAULINE.
Et sur-le-champ?
MARGUERITE.
Sur-le-champ!... Ah! mon bagage n'est pas lourd.
PAULINE.
Eh bien, Marguerite, nous partirons cette nuit secrètement.
MARGUERITE.
Nous partirons, et pourquoi ?
PAULINE.
Pourquoi? Tu ne sais pas que madame de Grandchamp m'a
endormie ?
MARGUERITE.
Je le sais, mademoiselle, et M. Vernon aussi; car Félix m'a dit
qu'il a mis sous clef la tasse où vous avez bu votre thé... mais
pourquoi ?
PAULINE.
Pas un mot là-dessus, si tu m'aimes! Et, si tu m'es dévouée
comme tu le prétends, va chez toi, rassemble tout ce que tu pos-
sèdes, sans que personne puisse soupçonner que tu fais des pré-
paratifs de voyage. Nous partirons après minuit. Tu prendras ici,
et tu porteras chez toi mes bijoux, enfin tout ce dont je puis avoir
besoin pour un long voyage... Mets-y beaucoup d'adresse; car, si
ma belle-mère avait le moindre indice, je serais perdue.
MARGUERITE.
Perdue!... Mais, mademoiselle, que se passe-t-il? songez donc!
quitter la maison ?
PAULINE.
Veux-tu me voir mourir ?
MARGUERITE.
Mourir... Oh ! mademoiselle, j'obéis.
PAULINE.
Marguerite, tu prieras M. Ferdinand de m' apporter mes revenus
de l'année; qu'il vienne à l'instant.
MARGUERITE.
Il était sous vos fenêtres quand je suis venue.
LA MARATRE. 427
PAULINE, à part.
Sous mes fenêtres... Il croyait ne plus me revoir... Pauvre Fer-
dinand !
SGÈiNE V
PAULINE, seule.
Quitter le toit paternel, je connais mon père, il me cherchera
partout pendant longtemps... Quels trésors a donc l'amour pour
payer de pareilles dettes? car je livre tout à Ferdinand, mon pays,
mon père, la maison! Mais enfm, cette infâme l'aura perdu sans
retour! D'ailleurs, je reviendrai! Le docteur et M. Ramel obtien-
dront mon pardon. Je crois entendre le pas de Ferdinand... Oh!
c'est bien lui !
SCÈNE VI
PAULINE, FERDINAND.
PAULINE.
Ah ! mon ami, mon Ferdinand !
FERDINAND.
Moi qui croyais ne plus te voir ! Marguerite sait donc tout?
PAULINE.
Elle ne sait rien encore; mais, cette nuit, elle apprendra notre
fuite, car nous serons libres : tu emmèneras ta femme.
FERDINAND.
Oh ! Pauline, ne me trompe pas!
PAULINE.
Je comptais bien te rejoindre là où tu serais exilé; mais cette
odieuse femme vient de précipiter ma résolution... Je n'ai plus
de mérite, Ferdinand... Il s'agit de ma vie!
FERDINAND.
De ta vie !... Mais qu'a-t-elle fait?
PAULINE. ♦
Elle a failli me tuer, elle m'a endormie afin de me prendre ses
lettres que je portais sur moi ! Par ce qu'elle a osé, pour te coa-
428 THÉÂTRE.
server, je juge de ce qu'elle ferait encore. Donc, si nous voulons
être l'un à l'autre, il n'y a plus pour nous d'autre moyen que la
fuite. Ainsi, plus d'adieux! Cette nuit, nous serons réfugiés...
Où?... Cela te regarde.
FERDINAND.
Ah ! c'est à devenir fou de joie !
PAULINE.
Oh! Ferdinand! prends bien toutes les précautions; cours à
Louviers, chez ton ami, le procureur du roi, car ne faut-il pas
une voiture, des passe-ports?... Oh! que mon père, excité par
cette marâtre, ne puisse pas nous rejoindre! il nous tuerait; car
je viens de lui dire dans cette lettre le fatal secret qui m'oblige à
le quitter ainsi.
FERDINAND.
Sois tranquille. Depuis hier, Eugène a tout préparé pour mon
départ. Voici la somme que ton père me devait, (n montre un porte-
feuille.) Fais-moi ta quittance .(II met de l'or sur un guéridon.), Car je
n'ai plus que le compte de la caisse à présenter pour être libre...
Nous serons à Rouen à trois heures, et au Havre pour l'heure à
laquelle part un navire américain qui retourne aux États-Unis.
Eugène a dépêché quelqu'un de discret pour arrêter mon passage
à bord. Les capitaines de ce pays-là trouvent tout naturel qu'un
homme emmène sa femme; ainsi, nous ne rencontrerons aucun
obstacle.
SCÈNE VII
Les Mêmes, GERTRUDE.
gertrude.
Excepté moi !
Oh ! perdus !
PAULINE.
GERTRUDE.
Ah! vous partiez sans me le dire, Ferdinand!... Ohl... j'ai tout
entendu,
FERDINAND, à Pauline.
Mademoiselle, ayez la bonté de me donner votre quittance : elle
LA MARATRE. 4»^
est indispensable pour le compte que je vais rendre à monsieur
votre père sur l'état de la caisse avant mon départ. (ACertrude. )
Madame, vous pouvez, peut-être, empêcher mademoiselle de
partir! mais moi, moi qui ne veux plus rester ici, je partirai.
GERTRUDE.
Vous devez y rester, et vous y resterez, monsieur.
FERDINAND.
Malgré moi?
GERTRUDE.
Ce que mademoiselle veut faire, je le ferai, moi, et hardiment.
Je vais faire venir M. de Grandchamp, et vous allez voir que vous
serez obligé de partir, mais avec mon enfant et moi. (Kéiix paraît. >
Priez M. de Grandchamp de venir ici.
FERDINAND, à Pauline.
Je la devine. Retiens-la, je vais rejoindre Félix et l'empêcher de
parler au général. Eugène te tracera ta conduite. Une fois loin d'ici,
Gertrude ne pourra rien contre nous, (a Gertrude.) Adieu, madame.
Vous avez attenté tout à l'heure à la vie de Pauline, vous avez ainsi
rompu les derniers liens qui m'attachaient à vous.
GERTRUDE.
Vous ne savez que m' accuser!... Mais vous ignorez donc ce que
mademoiselle voulait dire à son père, de vous et de moi?
FERDINAAD.
Je l'aime et l'aimerai toute ma vie; je saurai la défendre contre
vous, et je compte assez sur elle pour m'expatrier afin de l'obtenir.
Adieu.
PAULINE.
Oh! cher Ferdinand!
SCÈNE VIII
GERTRUDE, PAULINE.
GERTRUDE.
Maintenant que nous sommes sentes, voulez-vous savoir pour-
quoi j'ai fait appeler votre père? c'est pour lui dire le nom et
quelle est la famille de Ferdinand.
430 THÉÂTRE.
PAULINE.
Madame, qu'allez-vous faire? Mon père, en apprenant que le fils
du général Marcandal a séduit sa fille, ira tout aussi promptement
que Ferdinand au Havre... il l'atteindra, et alors...
GERTRUDE.
J'aime mieux Ferdinand mort que de le voir à une autre que
moi, surtout lorsque je me sens au cœur pour cette autre autant
de haine que j*ai d'amour pour lui. Tel est le dernier mot de notre
duel.
PAULINE.
Oh ! madame, je suis à vos genoux, comme vous étiez naguère
aux miens. Tuons-nous si vous voulez, mais ne l'assassinons pas,
lui!... Oh! sa vie, sa vie au prix de la mienne.
GERTRUDE.
Eh bien, renoncez-vous?
PAULINE.
Oui, madame.
GERTRUDE; elle laisse tomber son mouchoir dans le mouvement passionné
de sa phrase.
Tu me trompes! tu me dis cela, à moi, parce qu'il t'aime, qu'il
vient de m'insulter en me l'avouant, et que tu crois qu'il ne m'ai-
mera plus jamais... Oh! non, Pauline, il me faut des gages de ta
sincérité.
PAULINE, à part.
Son mouchoir!... et la clef de son secrétaire... C'est là qu'est
renfermé le poison... Oh!... (Haut.) Des gages de sincérité, dites-
vous?... Je vous en donnerai... Qu'exigez-vous?
GERTRUDE.
Voyons, je ne crois qu'à une seule preuve ; il faut épouser
cet autre.
PAULINE.
Je] l'épouserai.
GERTRUDE.
Et dans l'instant même échanger vos paroles.
PAULINE.
Albz le lui annoncer vous-même, madame; venez ici avec mon
père, et...
LA MARATRE. 431
GERTRUDE.
Et...?
PAULINE.
Je donnerai ma parole; c'est donner ma vie.
GERTRUDE, à part.
Comme elle dit tout cela résolument, sans pleurer!,.. Elle a une
arrière-pensée! (a Pauline.) Ainsi, tu te résignes?
PAULINE.
Oui.
GERTRUDE, à part.
Voyons!... (a Pauline.) Si tu es vraie...
PAULINE.
Vous êtes la fausseté même et vous voyez toujours le mensonge
chez les autres... Ah! laissez-moi, madame, vous me faites horreur.
GERTRUDE.
Ah! elle est franche! Je vais prévenir Ferdinand de votre réso-
lution. (Signe d'adhésion de Pauline.) Mais il ne me croira pas. Si vous
lui écriviez deux mots?
PAULINE.
Pour lui dire de rester... (EUe écrit.) Tenez, madame.
GERTRUDE.
« J'épouse M. de Rimonville... Ainsi restez... Pauline... »
{A part.) Je n'y comprends plus rien... Je crains un piège. Oh! je
vais le laisser partir, il apprendra le mariage quand il sera loin
d'ici! (Elle sort.)
SCÈNE IX
PAULINE, seule.
Oh! oui, Ferdinand est bien perdu pour moi... Je l'ai toujours
pensé : le monde est un paradis ou un cachot; et moi, jeune fille,
je ne rêvais que le paradis. J'ai la clef du secrétaire, je puis la lui
remettre après avoir pris ce qu'il faut pour en finir avec cette ter-
rible situation... Eh bien!... allons!...
432 THÉÂTRE.
SCÈNE X
PAULINE, MARGUERITE.
MARGUERITE.
Mademoiselle, mes malles sont faites. Je vais commencer ici.
PAULINE.
Oui!... (A part.) Il faut la laisser faire. (Haut.) Tiens, Marguerite,
prends cet or, et cache-le chez toi.
MARGUERITE.
Vous avez donc des raisons bien fortes de partir?
PAULINE.
Ah! ma pauvre Marguerite, qui sait si je le pourrai?... Va,
continue... (EUe sort.)
SCÈNE XI
MARGUERITE, seule.
Et moi qui croyais, au contraire, que la mégère ne voulait pas
que mademoiselle se mariât! Est-ce que mademoiselle m'aurait
caché un amour contrarié? Mais son père est si bon pour elle! il la
laisse libre... Si je parlais à monsieur?... Oh! non, je ne veux pas
nuire à mon enfant.
SCÈNE XII
MARGUERITE, PAULINE.
PAULINE.
Personne ne m'a vue! — Tiens, Marguerite, emporte d'abord
l'argent; laisse-moi penser ensuite à ma résolution.
MARGUERITE.
A votre place, moi, mademoiselle, je dirais tout à monsieur.
PAULINE.
A mon père? Malheureuse, ne me trahis pas! respectons les
illusions dans lesquelles il vit.
LA MARATRE. 433
MARGUERITE.
Ah! illusions! c'est bien le mot.
PAULINE.
Va, laisse-moi. (Marguerite sort.)
SCÈNE XIII
PAULINE, puis VERNON.
PAULINE, tenant le paquet qu'on a vu au premier acte.
Voilà donc la mort!... Le docteur nous disait hier, à propos de
la femme à Champagne, qu'il fallait à cette terrible substance
quelques heures, presque une nuit, pour faire ses ravages, et que,
dans les premiers moments, on peut les combattre; si le docteur
reste à la maison, il les combattra, (on frappe.) Qui est-ceî
VERNON, du dehors.
C'est moi !
PAULINE.
Entrez, docteur! (a part.) La curiosité me l'amène, la curiosité
le fera partir.
VERNON.
Eh bien, mon enfant, entre vous et votre belle-mère, il y a donc
des secrets de vie et de mort?...
PAULINE.
Oui, de mort surtout.
VERNON.
Ah diable! cela me regarde alors. Mais voyons!... vous aurez
eu quelque violente querelle avec votre belle-mère?
PAULINE.
Oh! ne me parlez plus de cette créature! elle trompe mon père,
VERNON.
Je le sais bien,
PAULINE,
Elle né l'a jamais aimé. ^
VER WON,
J'en étais sûr.
xviii. 88
434 THEATRE.
PAULINE.
Elle a juré ma perte.
VERNON.
Comment ! elle en veut à votre cœur?
PAULINE.
A ma vie, peut-être.
VERNON.
Oh! quel soupçon! Pauline, mon enfant, je vous aime, moi.
Eh bien, ne peut-on vous sauver?
PAULINE.
Pour me sauver, il faudrait que mon père eut d'autres idées.
Tenez, j'aime M. Ferdinand.
VERNON.
Je le sais encore; mais qui vous empêche de l'épouser?
PAULINE.
Vous serez discret? Eh bien, c'est le fils du général Marcandal I...
VERNON.
Ah bon Dieu ! si je serai discret ! Mais votre père se battrait à
mort avec lui, rien que pour l'avoir eu pendant trois ans sous son
toit.
PAULINE.
La! vous voyez bien qu'il n'y a pas d'espoir. (Eiie tombe accablée
dans un fauteuil à gauclie. )
VERNON.
Pauvre fille! allons, une crise! (n sonne et appelle.) Marguerite!
Marguerite I
SCÈNE XIV
Les Mêmes, MARGUERITE, GERTRUDE, LE GÉNÉRAL.
MARGUERITE, accourant.
Que voulez-vous, monsieur?
VERNON.
Préparez une théière d'eau bouillante, où vous ferez infuser
quelques feuilles d'oranger.
LA MARATRE. 435
GERTRUDE.
Qu* as-tu, Pauline?
LE GÉNÉRAL.
Ma fille, chère enfant I
GERTRUDE.
Ce n'est rien !... Oh ! nous connaissons cela... c'est de voir sa vie
décidée...
VERNON, au général.
Sa vie décidée.!. Et qu'y a-t-il?
LE GÉNÉRAL.
Elle épouse Godard! (a part.) Il paraît qu'elle renonce à quelque
amourette dont elle ne veut pas me parler, à ce que dit ma femme,
car le quidam serait inacceptable, et elle n'a découvert l'indignité
de ce drôle qu'hier...
VERNON.
Et vous croyez cela?... Ne précipitez rien, général. Nous en
causerons ce soir... (a part.) Oh! je vais parler à madame de
Grandchamp...
PAULINE, à Gertrude.
Le docteur sait tout...
GERTRUDE.
Ah!
PAULINE, remettant le mouchoir et la clef dans la poche de Gertrude, pendant
que Gertrude regarde Vernon qui cause avec le général.
Éloignez-le, car il est capable de dire tout ce qu'il sait à mon
père, et il faut au moins sauver Ferdinand...
GERTRUDE, à part.
Elle a raison! (Haut.) Docteur, on vient de me dire que Fran-
çois, un de nos meilleurs ouvriers, est tombé malade hier; on ne
l'a pas vu ce matin, vous devriez bien l'aller visiter...
LE GÉNÉRAL.
François? Oh! vas-y, Vernon...
VERNON.
Ne demeure-t-il pas au Pré-rÉvêque?... (a part.) A plus de trois
lieues d'ici... ^
LE GÉNÉRAL,
Tu ne crains rien pour Pauline?
436 THÉÂTRE.
VERNON.
C'est une simple attaque de nerfs.
GERTRUDE.
Oh ! je puis, n'est-ce pas, docteur, je puis vous remplacer sans
danger?...
VERNON.
Oui, madame, (au générai.) Je gage que François est malade
comme moi!... On me trouve trop clairvoyant, et l'on me donne
une mission...
LE GÉNÉRAL, s'emportant.
Qui?,,, Qu*est-ce que tu veux dire?...
VERNON.
Allez-vous vous emporter encore?... Du calme, mon vieil ami,
o:\ vous vous prépareriez des remords éternels...
LE GÉNÉRAL.
Des remords?...
VERNON,
Amuse le tapis, je reviens.
LE GÉNÉRAL.
Mais...
GERTRUDE, à Pauline.
Eh bien, comment te sens-tu, mon petit ange? • ;
LE GÉNÉRAL.
Mais regarde-les!...
VERNON.
Eh! les femmes s'assassinent en S3 caressant.
SCENE XV
Les MÊMES, hors VERNON, puis MARGUERITE.
GERTRUDE, au général, qui est resté comme abasourdi par le dernier mot de
Vernon.
Eh bien, qu*avez-vous?
LE GÉNÉRAL, passant devant Gertrude pour aller à Pauline.
Rien!... rien! — Voyons, ma Pauline, épouses-tu Godard de ton
plein gré?
LA MARATRE. 437
PAULINE.
GERTRUDE, à part.
LE GÉNÉRAL.
PAULINE.
De mon plein gré.
Ah!
Il va venir.
Je l'attends !
LE GÉNÉRAL, à part.
Il y a bien du dépit dans ce mot-là. (Marguerite paraît avec une tasse.)
GERTRUDE.
C'est trop tôt, Marguerite, l'infusion ne sera pas assez forte!...
(Elle goûte.) Je vais aller arranger cela moi-même.
MARGUERITE.
J'ai cependant l'habitude de soigner mademoiselle.
GERTRUDE.
Que signifie ce ton que vous prenez ?
MARGUERITE.
Mais..., madame...
LE GÉNÉRAL.
Marguerite, encore un mot et nous nous brouillerons, ma vieille.
PAULINE.
Allons, Marguerite, laisse faire madame de Grandchamp. (Ger-
:rude sort avec Marguerite. )
LE GÉNÉRAL.
Voyons, nous n'avons donc pas confiance dans notre pauvre père
qui nous aime? Eh bien, dis-moi pourquoi tu refusais si nettement
Godard hier, et pourquoi tu l'acceptes aujourd'hui?
PAULINE.
Une idée de jeune fille!
LE GÉNÉRAL.
Tu n'aimes personne?
PAULINE.
C'est bien parce que je n'aime personne que j'épouse votre
M. Godard! (Oertrude rentre avec Marguerite. f
LE GÉNÉRAL.
Ah!
438 THÉÂTRE.
GERTRUDE.
Tiens, ma chère petite, prends garde, c'est un peu chaud.
PAULINE.
Merci, ma mère!
LE GÉNÉRAL.
Sa mère!... En vérité, c'est à en perdre l'esprit!
PAULINE.
Marguerite, le sucrier? (Elle profite du moment où Marguerite sort et où
Gertrude cause avec le général, pour mettre le poison dans la tasse, et laisse
tomber à terre le papier qui le contenait.)
GERTRUDE, au général.
Qu'avez-vous?
LE GÉNÉRAL.
Ma chère amie, je ne conçois rien aux femmes : je suis comme
Godard. (Rentre Marguerite.)
GERTRUDE.
Vous êtes comme tous les hommes.
PAULINE.
Ahl
GERTRUDE.
Qu'as-tu, mon enfant?
PAULINE.
Rien!... rien!...
GERTRUDE.
Je vais te préparer une seconde tasse.
PAULINE.
Oh ! non, madame... celle-ci suffit. 11 faut attendre le docteur»
(Elle a posé la tasse sur un guéridon.)
SCÈNE XVI
Les Mêmes, GODARD, FÉLIX.
FÉLIX.
M. Godard demande s'il peut être reçu? (Du regard on interroge Pau-
line pour savoir s'il peut entrer.)
PAULINE.
Certainement !
LA MARATRE. 439
GERTRUDE.
Que vas-tu lui dire?
PAULINE.
Vous allez voir.
GODARD, entrant.
Ah! mon Dieu, mademoiselle est indisposée! j'ignorais, et je
vais... (On lui fait signe de s'asseoir.) Mademoiselle, permettez-moi de
vous remercier avant tout de la faveur que vous me faites en me
recevant dans le sanctuaire dé l'innocence. Madame de Grand-
champ et monsieur votre père viennent de m'apprendre une nou-
velle qui m'aurait comblé de bonheur hier, mais qui, je l'avoue,
m'étonne aujourd'hui.
LE GÉNÉRAL.
Qu'est-ce à dire, monsieur Godard?
PAULINE.
Ne vous fâchez pas, mon père, monsieur a raison. Vous ne savez
pas tout ce que je lui ai dit hier.
GODARD.
Vous êtes trop spirituelle, mademoiselle, pour ne pas trouver
toute simple la curiosité d'un honnête jeune homme qui a quarante
mille livres de rente et des économies, de savoir les raisons qui le
font accepter à vingt-quatre heures d'échéance d'un refus... car,
hier, c'était à cette heure-ci... (n tire sa montre.), cinq heures et
demie, que vous...
LE GÉNÉRAL.
Comment! vous n'êtes donc pas amoureux comme vous le disiez?
Vous allez quereller une adorable fille au moment où elle vous...
GODARD.
Je ne querellerais pas s'il ne s'agissait pas de se marier. Un
mariage, général, est une affaire en même temps que l'effet d'un
sentiment.
LE GÉNÉRAL.
Pardonnez-moi, Godard, je suis un peu vif, vous le savez.
PAULINE, à Goé»rd.
Monsieur... (a part.) Oh! quelles souffrances!... — Monsieur,
pourquoi les pauvres jeunes filles...?
440 THÉÂTRE
GODARD.
Pauvre!... non, non, mademoiselle, vous avez quatre cent mille
francs...
PAULINE.
Pourquoi de faibles jeunes filles...?
GODARD,
Faibles?
PAULINE.
Allons, d'innocentes jeunes personnes ne s*inquiéteraient-elles
pas un peu du caractère de celui qui se présente pour devenir leur
seigneur et maître? Si vous m'aimez, vous punirez- vous... me
punirez-vous... d'avoir fait une épreuve?
GODARD.
Ah! vu comme cela...
LE GÉNÉRAL.
Oh! les femmes! les femmes!...
GODARD.
Oh! vous pouvez bien dire aussi : Les filles! les filles!
LE GÉNÉRAL.
Oui. Allons, décidément, la mienne a plus d'esprit que son père.
SCÈNE XVII
Les Mêmes, GERTRUDE, NAPOLÉON.
GERTRUDE.
Eh bien, monsieur Godard?
GODARD.
Ah! madame! ah! général! je suis au comble du bonheur, et
mon rêve est accompli! Entrer dans une famille comme la vôtre,
moi!... ah! madame! ah! général! ah! mademoiselle! (a part.) Je
veux pénétrer ce mystère, car elle m'aime très-peu.
NAPOLÉON, entrant.
Papa, j'ai la croix de mérite... — Bonjour, maman... Oii est donc
Pauline?... — Tiens, tu es donc malade? Pauvre petite sœur !... Dis
donc, je sais d'où vient la justice?
LA MARATRE. 441
GERTRUDE.
Qui t*a dit cela?... Oh! comme le voilà fait!
NAPOLÉON.
Le maître! Il a dit que la justice venait du bon Dieu!
GODARD.
Il n'est pas Normand, ton maître.
PAULINE, bas, à Marguerite.
Oh! Marguerite!... ma chère Marguerite, renvoie-les.
MARGUERITE.
Messieurs, mademoiselle a besoin de repos.
LE GÉNÉRAL.
Eh bien, Pauline, nous te laissons; tu viendras dîner.
PAULINE.
Si je puis... Mon père, embrassez-moi!...
LE GÉNÉRAL, l'embrassant.
Oh! cher ange! (a Napoléon.) Viens, petit. (Us sortent tous, moins Pau-
line, Marguerite et Napoléon.)
NAPOLÉON, à Pauline.
Eh bien, et moi, tu ne m'embrasses pas?... que qu't'as doue?
PAULINE.
Oh! je meurs!
NAPOLÉON.
Est-ce qu'on meurt?... Pauline, en quoi c'est-il fait la mort?
PAULINE.
La mort..., c'est fait comme ça. (Elle tombe soutenue par Marguerite.)
MARGUERITE.
Ahl mon Dieu! du secours!
NAPOLÉON.
Oh! Pauline, tu me fais peur... (En s'enfuyant.) Mamau! maman I
ACTE CINQUIEME
La chambre de Pauline.
SCENE PREMIERE
PAULINE, FERDINAND, VERNON.
Pauline est étendue dans son lit, Ferdinand tient sa main, dans une pose de dou-
leur et d'abandon complet. C'est le moment du crépuscule, il y a encore une
lampe allumée.
VERNON, assis près du guéridon.
J'ai vu des milliers de morts sur le champ de bataille, aux am-
bulances ; pourquoi la mort d'une jeune fille sous le toit pater-
nel me fait-elle plus d'impression que tant de souffrances
héroïques?... La mort est peut-être un cas prévu sur le champ de
bataille... on y compte même; tandis qu'ici il ne s'agit pas seule-
ment d'une existence, c'est toute une famille que l'on voit en
larmes, et des espérances qui meurent... Voilà cette enfant, que
je chérissais, assassinée, empoisonnée... et par qui?... Marguerite
a bien deviné l'énigme de cette lutte entre deux rivales... Je
n'ai pas pu m' empêcher d'aller tout dire à la justice... Pourtant,
mon Dieu, j'ai tout tenté pour arracher cette vie à la mort... (Ferdi-
nand relève la tête et écoute le docteur.) J'ai même apporté Ce poisOU
qui pourrait neutraliser l'autre; mais il aurait fallu le concours
des princes de la science î On n'ose pas tout seul un pareil coup
de dé.
FERDINAND se lève et va au docteur.
Docteur , quand les magistrats seront venus , expliquez-leur
cette tentative, ils la permettront; et, tenez, Dieu, Dieu m'écou-
tera... il fera quelque miracle, il me la rendra!...
LA MARATRE. 443
VERNON.
Avant que l'action du poison eût exercé tous ses ravages, j'au-
rais osé... Maintenant, je passerais pour être l'empoisonneur. Non,
ceci (n pose un petit flacon sur la table.) est inutile, et Hiou dévoucment
serait un crime.
FERDINAND, il a mis un miroir devant les lèvres de Pauline.
Mais tout est possible, elle respire encore I
VERNON.
Elle ne verra pas le jour qui se lève.
PAULINE.
Ferdinand !
FERDINAND.
Elle vient de me nommer.
VERNON.
Oh ! la nature à vingt-deux ans est bien forte contre la destruc-
tion! D'ailleurs, elle conservera son intelligence jusqu'à son der-
nier soupir. Elle pourrait se lever, parler, quoique les souffrances
causées par ce poison terrible soient inouïes.
SCENE II
Les Mêmes, LE GÉNÉRAL, d'abord en dehors.
LE GÉNÉRAL.
Vemon !
VERNON, à Ferdinand.
Le général! (Ferdinand tombe accablé sur un fauteuil à gauche, au fond,
masqué par les rideaux du lit. — A la porte.) Que VOUlCZ-VOUS?
LE GÉNÉRAL.
Voir Pauline!
VERNON.
Si vous m'écoutez, vous attendrez, elle est bien plus mal.
LE GÉNÉRAL force la porte.
Eh! j'entre, alors. *
VERNON.
Non, général, écoutez-moi.
444 THÉÂTRE.
LE GÉNÉRAL.
Non, non... Immobile, froide! Ah! Vernon!
VERNON.
Voyons, général... (a part.) Il faut l'éloigner d'ici... (Haut.) Eh
bien, je n'ai plus qu'un bien faible espoir de la sauver.
LE GÉNÉRAL.
Tu dis?... Tu m'aurais donc trompé?...
VERNON.
Mon ami, il faut savoir regarder ce lit en face, comme nous
regardions les batteries chargées à mitraille!... Eh bien, dans le
doute où je suis, vous devez aller... (a part.) Ah! quelle idée!
(Haut.) Vous devez aller chercher vous-même les secours de la
religion.
LE GÉNÉRAL.
Vernon, je veux la voir, l'embrasser.
VERNON.
Prenez garde!
LE GÉNÉRAL, après avoir embrassé Pauline.
Oh! glacée!
VERNON.
C'est un effet de la maladie, général... Gourez au presbytère;
car, si je ne réussissais pas, votre fille, que vous avez élevée chré-
tiennement, ne doit pas être abandonnée par l'Église.
LE GÉNÉRAL.
Ah! ah! oui. J'y vais, (n va au m.)
VERNON, lui montrant la porte.
Par là!
LE GÉNÉRAL.
Mon ami, je n'ai plus la tête à moi, je suis sans idées... Vernon,
un miracle!... Tu as sauvé tant de monde, et tu ne pourrais pas
sauver une enfant !
VERNON.
Viens, viens... (a part.) Je l'accompagne, car, s'il rencontrait les
magistrats, ce serait bien d'autres malheurs, dis sortent.)
LA MARATRE. 44^
SCÈNE III
PAULINE, FERDINAND.
PAOLINÉ.
Ferdinand !
FERDINAND.
Ah! mon Dieu! serait-ce son dernier soupir? Oh! oui, Pauline,
tu es ma vie même : si Vernon ne te sauve pas, je te suivrai, nous
serons réunis.
PAULINE.
Alors, j'expire sans un seul regret.
FERDINAND, il prend le flacon.
Ce qui t'aurait sauve, si le docteur était venu plus tôt, me déli-
vrera de la vie.
PAULINE.
Non, sois heureux,
FERDINAND.
Jamais sans toi !
PAULINE.
Tu me ranimes.
SCÈNE IV
Les Mêmes, VERNON.
FERDINAND.
Elle parle, ses yeux s 3 sont rouverts.
VERNON,
Pauvre enfant!... elle s'endort; quel sera le réveil? (Ferdinr.ai
le rassied à sa place et reprend la main de Pauline. )
446 THÉÂTRE.
SCENE V
Les Mêmes, RAMEL, LE JUGE D'INSTRUCTION, LE
GREFFIER, UN MÉDECIN, UN BRIGADIER, MARGUERITE.
MARGUERITE.
Monsieur Vernon, les magistrats sont là... Monsieur Ferdinand,
retirez-vous! (Ferdinand sort par la gauche.)
RAMEL.
Veillez, brigadier, à ce que toutes les issues de cette maison
soient observées, et tenez-vous à nos ordres... — Docteur, pouvons-
nous rester ici quelques instants sans danger pour la malade?
VERNON.
Elle dort, monsieur, et c'est du dernier sommeil.
MARGUERITE.
Voici la tasse où se trouvent les restes de l'infusion, et qui con-
tient de Tarsenic; je m*en suis aperçue au moment où j'allais la
prendre.
LE MÉDECIN, examinant la tasse et goûtant le reste.
Il est évident qu'il y a une substance vénéneuse.
LE JUGE.
Vous en ferez l'analyse. (Il aperçoit Marguerite ramassant un petit papier
à terre.) Quel est ce papier?
MARGUERITE.
Oh ! ce n'est rien.
RAMEL.
Rien n'est insignifiant en des cas pareils pour des magistrats:...
Ah! ah! messieurs, plus tard, nous aurons à examiner ceci. Pour-
rions-nous éloigner M. de Grandchamp?
VERNON.
II est au presbytère ; mais il n'y restera pas longtemps.
LE JUGE, au médecin.
Voyez, monsieur!... (Les deux médecins causent au chevet du lit.)
RAMEL, au juge.
Si le général revient, nous agirons avec lui selon les circon-
LA MARATRE 447
stances. (Marguerite pleure, agenouillée au pied du lit. Les deux médecins, le
juge et Ramel se groupent sur le devant du théâtre.)
RAM EL, au médecin.
Ainsi, monsieur, votre avis est que la maladie de mademoiselle
de Grandchamp, que nous avons vue avant-hier pleine de santé,
de bonheur même, est l'effet d'un crime?
LE MÉDECIN.
Les symptômes d'empoisonnement sont de la dernière évidence.
RAMEL.
Et le reste de poison que contient cette tasse est-il assez visible,
assez considérable pour fournir une preuve légale?...
LE MÉDECIN.
Oui, monsieur.
LE JUGE, à Vernon.
La femme que voici prétend, monsieur, qu'hier, à quatre heures,
vous avez ordonné à mademoiselle de Grandchamp une infusion de
feuilles d'oranger, pour calmer une irritation survenue après une
explication entre la jeune fille et sa belle-mère; elle ajoute que
madame de Grandchamp, qui vous aurait aussitôt envoyé à quatre
lieues d'ici, sous un vain prétexte, a insisté pour tout préparer et
tout donner à sa belle-fille; est-ce vrai?
VERNON.
Oui, monsieur.
MARGUERITE.
Mon insistance à vouloir soigner mademoiselle a été l'occasion
d'un reproche de la part de mon pauvre maître.
RAMEL, à Vernon.
OÙ madame de Grandchamp vous a-t-elle envoyé ?
VERNON.
Tout est fatal, messieurs, dans cette affaire mystérieuse. Madame
de Grandchamp a si bien voulu m'éloigner, que l'ouvrier chez qui
l'on m'envoyait, à trois lieues d'ici, était au cabaret. J'ai grondé
Champagne d'avoir trompé madame de Grandchamp, et Cham-
pagne m'a dit qu'effectivement l'ouvrier n'était pas venu, mais
qu'il ne savait rien de cette prétendue maladie.
FÉLIX
Messieurs, le clergé se présente.
448 THÉÂTRE.
RAMEL.
Nous pouvons emporter les deux pièces à conviction dans le
salon, et nous y transporter pour dresser le procès-verbal.
VERNON.
Par ici, messieurs! par ici! (Hs sortent. La scène change.)
SCÈNE VII
Le salon.
RAMEL, LE JUGE, LE GREFFIER, VERNON.
RAMEL.
Ainsi, voilà qui demeure établi. Gomme le prétendent Félix et
Marguerite, hier madame de Grandchamp a d'abord administré à
sa belle-fille une dose d'opium; et vous, monsieur Vernon, vous
étant aperçu de cette manœuvre criminelle, vous auriez pris et
serré la tasse?
VERNON.
C'est vrai, messieurs; mais...
RAMEL.
Gomment, monsieur Vernon, vous qui avez été témoin de cette
coupable entreprise, n'avez-vous pas arrêté madame de Grand-
champ dans la voie funeste où elle s'engageait?
VERNON.
Croyez, monsieur, que tout ce que la prudence exige, que tout
ce qu'une vieille expérience peut suggérer a été tenté de ma part.
LE JUGE.
Votre conduite, monsieur, est singulière, et vous aurez à l'ex-
pliquer. Vous avez fait votre devoir hier en conservant cette
preuve; mais pourquoi vous êtes-vous arrêté dans cette voie?...
RAMEL.
Permettez, monsieur Cordier : monsieur est un vieillard sincère
et loyal! (ii prend Vernon à part.) Vous avoz dû pénétrer la cause de
ce crime?
LA MARATRE. 449
VERNON.
C'est la rivalité de deux femmes, poussées aux dernières extré-
mités par des passions impitoyables... et je dois me taire.
RAMEL.
Je sais tout.
VERNON.
Vous, monsieur?
RAMEL.
Et comme vous, sans doute, j'ai tout fait pour prévenir cette
-catastrophe; car Ferdinand devait partir cette nuit. J'ai connu
mademoiselle Gertrude de Meilhac autrefois chez mon ami.
VERNON.
Oh! monsieur, soyez clément! ayez pitié d'un vieux soldat, criblé
de blessures et plein d'illusions... Il va perdre sa fille et sa
femme... qu'il ne perde pas son honneur!
RAMEL.
Nous nous comprenons! Tant que Gertrude ne fera pas d'aveux
qui nous forcent à ouvrir les yeux, je tâcherai de démontrer au
juge d'instruction, et il est bien fin, bien intègre, il a dix ans de
pratique, eh bien, je lui ferai croire que la cupidité seule a guidé
la main de madame de Grandchamp! Aidez-moi. (Le juge s'approcho,
Ramel fait un signe à Vernon et prend un air sévère.) Pourquoi madame de
Grandchamp aurait-elle endormi sa belle-fille? Allons, vous devez
le savoir, vous, l'ami de la maison.
VERNON.
Pauline devait me confier ses secrets, sa belle-mère a deviné
que j'allais savoir des choses qu'elle avait intérêt à tenir cachées;
et voilà, monsieur, pourquoi, sans doute, elle m'a fait partir pour
.aller soigner un ouvrier bien portant, et non pour éloigner les
secours à donner à Pauline, car Louviers n'est pas si loin...
LE JUGE.
Quelle préméditation!... (a RameD EU* ne pourra pas s'en tirer
si nous trouvons le^ preuves du crime dans le secrétaire... Elle
ne nous attend pas, elle sera foudroyée!...
XVI lu 29
450 THÉÂTRE.
SCÈNE VII
Les Mêmes, GERTRUDE, MARGUERITE.
GERTRUDE.
Des chants d'église!... Quoi! la justice encore ici?... Que se
paSSe-t-il donc?... (Elle va sur la porte de la chambre de Pauline et recule
épouvantée devant Marguerite. ) Ah !
MARGUERITE.
On prie sur le corps de votre victime!
GERTRUDE.
Pauline! Pauline! morte!...
LE JUGE,
Et vous l'avez empoisonnée, madame!...
GERTRUDE.
Moi! moi! moi! Ah çà! sais-je éveillée?... (a Ramei.) Ah! quel
bonheur pour moi! car vous savez tout, vous! Me croyez-vous
capable d'un crime?... Comment! je suis donc accusée?... Moi,
j'aurais attenté à ses jours?... Mais je suis femme d'un vieillard
plein d'honneur, et j*ai un enfant... un enfant devant qui je n&
voudrais pas rougir... — Ah! la justice sera pour moi... Marguerite,
que Ton ne sorte pas! — Oh! messieurs!... Ah çà! que s'est-il
donc passé, depuis hier au soir que j'ai laissé Pauhne un peu
souffrante?...
LE JUGE.
Madame, recueillez-vous! Vous êtes en présence de la justice de
votre pays.
GERTRUDE.
Ah! je me sens toute froide...
LE JUGE.
La justice, en France du moins, est la plus parfaite des justices
ciiminelles : elle ne tend jamais de pièges, elle marche, elle agit,
elle parle à visage découvert, car elle est forte de sa mission, qui
est de chercher la vérité. Dans ce moment, vous n'êtes qu'in-
culpée, et vous devez ne voir en moi qu'un protecteur. Mais dites
a vérité, quelle qu'elle soit. Le reste ne nous regarde plus...
LA MARATRE. 451
GERTRUDE.
Ehl monsieur, menez-moi là, et, devant Pauline, je vous crierai
ce que je vous crie : Je suis innocente de sa mort!...
LE JUGE.
Madame!...
GERTRUDE.
Voyons, pas de ces longues phrases où vous enveloppez les gens.
Je souffre des douleurs inouïes! Je pleure Pauline comme si c'était
ma fille, et... je lui pardonne tout! Que voulez-vous? Allez, je
répondrai !
RAM EL.
Que lui pardonnez-vous?...
GERTRUDE.
Mais je...
RAMEL, bas.
De la prudence!
GERTRUDE.
Ah! vous avez raison. Partout des précipices!
LE JUGE, au greffier.
Vous écrirez plus tard les nom et prénoms, prenez les note^
pour le procès-verbal de cet interrogatoire, (a oertrudo.) Avez-vous
hier administré, vers midi, de Topium dans du thé à mademoiselle
de Grandchamp?
GERTRUDE.
Ah! docteur..., vous!
RAMEL.
N'accusez pas le docteur, il s'est déjà trop compromis pour vousl
répondez au juge.
GERTRUDE.
Eh bien, c'est vrai!
LE JUGE, il présente la tasse.
Reconnaissez-vous ceci?
GERTRUDE.
Oui, monsieur. Après?
LE JUGE. •
Madame a reconnu la tasse, et avoue y avoir mis de l'opium.
Cela suffit, quant à présent, sur cette phase de l'instruction.
45S THÉÂTRE.
GERTRUDE.
Mais vous m'accusez donc?... et de quoi?
LE JUGE.
Madame, si vous ne vous disculpez pas du dernier fait, vous
pourrez être prévenue du crime d'empoisonnement. Nous allons
chercher les preuves de votre innocence ou de votre culpabilité.
GERTRUDE.
Où?
LE JUGE.
Chez vous ! Hier, vous avez fait boire à mademoiselle de Grand-
champ une infusion de feuilles d'oranger dans cette seconde tasse
qui contient de Tarsenic.
GERTRUDE.
Oh! est-ce possible!
LE JUGE.
Vous nous avez déclaré avant-hier que la clef de votre secré-
taire, où vous serriez le paquet de cette substance, ne vous quittait
jamais.
GERTRUDE.
Elle est dans la poche de ma robe... Oh! merci, monsieur!...
ce supplice va finir.
LE JUGE.
Vous n'avez donc fait encore aucun usage de...?
GERTRUDE.
Non; vous allez trouver le paquet cacheté.
RAMEL.
Ah! madame, je le souhaite.
LE JUGE.
J'en doute; c'est une de ces audacieuses criminelles...
GERTRUDE.
La chambre est en désordre, permettez...
LE JUGE.
Oh! non, non, nous entrerons tous trois.
RAMEL.
11 s*agit de votre innocence.
GERTRUDE.
Oh! entrons, messieurs!
LA MARATRE. 453
SCÈNE VIII
VERNON, seul.
Mon pauvre général! agenouillé près du lit de sa fille; il pleure,
il prie!... Hélas! Dieu seul peut la lui rendre.
SCÈNE IX
VERNON, GERTRUDE, RAMEL, LE JUGE, LE GREFFIER.
GERTRUDE.
Je doute de moi, je rêve... je suis...
RAMEL.
Vous êtes perdue, madame.
GERTRUDE.
Oui, monsieur!... mais par qui?
LE JUGE, au greffier.
Écrivez que, madame de Grandchamp nous ayant ouvert elle-
même le secrétaire de sa chambre à coucher et nous ayant elle-
même présenté le paquet cacheté par le sieur Baudrillon, ce
paquet, intact avant-hier, s'est trouvé décacheté... et qu'il y a été
pris une dose plus que suffisante pour donner la mort.
GERTRUDE.
La mort!... moi?
LE JUGE.
Madame, ce n'est pas sans raisons que j'ai saisi dans votre secré-
taire ce papier déchiré. Nous avons saisi chez mademoiselle de
Grandchamp ce fragment qui s'y adapte parfaitement et qui prouve
qu'arrivée à votre secrétaire, vous avez, dans le trouble où le crime
jette tous les criminels, pris ce papier pour envelopper la dose que
vous deviez mêler à l'infusion.
GERTRUDE.^
Vous avez dit que vous étiez mon protecleur! eh bien, cela,
voyez-vous...
45* THÉÂTRE.
LE JUGE.
Attendez, madame ! devant de telles présomptions, je suis obligé
de convertir le mandat d'amener, décerné contre vous, en un
mandat de dépôt, (n signe.) Maintenant, madame, vous êtes en état
d'arrestation.
GERTRUDE.
Eh bien, tout ce que vous voudrez!... Mais votre mission,
avez-vous dit, est de chercher la vérité... cherchons-la... oh!
cherchons-la.
LE JUGE.
Oui, madame.
GERTRUDE, à Ramel en pleurant.
Oh! monsieur! monsieur!...
RAMEL.
Avez-vous quelque chose à dh-e pour votre défense qui puisse
nous faire revenir sur cette terrible mesure?
GERTRUDE.
Messieurs, je suis innocente du crime d'empoisonnement, et tout
est contre moi! Je vous en supplie, au lieu de me torturer, aidez-
moi!... Tenez, on doit m' avoir pris ma clef, voyez-vous! on doit
être venu dans ma chambre... Ah! je comprends... (a Ramei.)
Pauline aimait comme j'aime : elle s'est empoisonnée.
RAMEL.
Pour votre honneur, ne dites pas cela sans des preuves convain-
cantes; autrement...
LE JUGE.
Madame, est-il vrai qu'hier, sachant que le docteur Vernon devait
dîner chez vous, vous l'ayez envoyé...
GERTRUDE.
Oh! vous, vos questions sont autant de coups de poignard pour
mon cœur! Et vous allez, vous allez toujours.
LE JUGE.
L' avez-vous envoyé soigner un ouvrier au Pré-l'Évôque?
GERTRUDE.
Oui, monsieur.
LE JUGE.
Cet ouvrier, madame, était au cabaret et très-bien portant.
LA MARATRE. 455
GERTRUDE.
Champagne avait dit qu'il était malade.
LE JUGE.
Champagne, que nous avons interrogé, dément cette assertion,
€t n'a point parlé de maladie. Vous vouliez écarter les secours.
GERTRUDE, à part.
Oh! Pauline! c'est elle qui m*a fait renvoyer Vernon!... 0 Pau-
line ! tu m'entraînes avec toi dans la tombe, et j'y descendrais
criminelle? Oh! non! non! non! (a Ramei.) Monsieur, je n'ai plus
qu'une ressource, (a vernon.) Pauline existe-t-elle encore?
VERNON, désignant le général.
Voici ma réponse !
SCÈNE X
Les Mêmes, LE GÉNÉRAL.
LE GÉNÉRAL, à Vernon.
Elle se meurt, mon ami ! Si je la perds, je n'y survivrai pas.
VERNON.
Mon ami !
LE GÉNÉRAL.
Il me semble qu'il y a bien du monde ici... Que fait-on? Sau-
vez-la ! Où donc est Gertrude ? {On le fait asseoir au fond à gauche.)
GERTRUDE, se traînant aux pieds du généraL
Mon ami!... pauvre père !... Ah! je voudrais que l'on me tuât à
l'instant sans procès... (BUe se lève.) Non, Pauline m'a enveloppée
dans son suaire, et je sens ses doigts glacés autour de mon cou...
Oh! j'étais résignée! j'allais, oui, j'allais ensevelir avec moi le
secret de ce drame domestique, épouvantable, et que toutes les
femmes devraient connaître ! mais je suis lasse de cette lutte avec
un cadavre qui m'étreint, qui me communique la mort ! Eh bien,
mon innocence sortira victorieuse de ces aveux aux dépens de
l'honneur; mais je ne serai pas du moins une lâche et vile empoi-
sonneuse. Ah! je vais tout dire.
LE GÉNÉRAL, se levant et s'avançant.
Ah! vous allez donc dire à la justice ce que vous me taisez si
456 THEATRE.
obstinément depuis deux jours... Oh! lâche et ingrate créature!...
mensonge caressant!... vous m'avez tué ma fille, qu'allez-vous me
tuer encore?
GERTRUDE.
Faut-il se taire?... faut-il parler?
RAMEL.
Général, de grâce, retirez-vous! la loi le veut.
LE GÉNÉRAL.
La loi!... Vous êtes la justice des hommes; moi, je suis la justice
de Dieu, je suis plus que vous tous ! je suis l'accusateur, le tribu-
nal, l'arrêt et l'exécuteur... Allons, parlez, madame!
GERTRUDE, aux genoux du général.
Pardon, monsieur... Oui, je suis...
RAMEL, à part.
Oh ! la malheureuse !
GERTRUDE, à part.
Oh! non! non!... pour son honneur, qu'il ignore toujours la-
vérité! (Haut.) Coupable pour tout le monde, à vous, je vous dirai
jusqu'à mon dernier soupir que je suis innocente, et que quelque
jour la vérité sortira de deux tombes, vérité cruelle, et qui vous
prouvera que, vous aussi, vous n'êtes pas exempt de reproches,,
que, vous aussi, peut-être à cause de vos haines aveugles, vous
êtes coupable.
LE GÉNÉRAL.
Moi? moi?... Oh! ma tête se perd... vous osez m' accuser..^
(Apercevant Pauline.) Ahl... ah!... UIOU DicU !
SCÈNE XI
Les Mêmes, PAULINE, appuyée sur FERDINAND.
PAULINE.
On m'a tout dit! Cette femme est innocente du crime dont elle-
est accusée. La religion m'a fait comprendre qu'on ne peut pas
trouver le pardon là-haut en ne le laissant pas ici-bas. J'ai pris à
madame la clef de son secrétaire, je suis allée chercher moi-même
LA MARATRE. 457
le poison, j'ai déchiré moi-même cette feuille de papier pour l'en-
velopper, car j*ai voulu mourir,
GERTRUDE.
Oh! Pauline! prends ma vie, prends tout ce que j'aime... Oh!
docteur, sauvez-la !
LE JUGE.
Mademoiselle, est-ce la vérité?
PAULINE.
La vérité?... les mourants la disent...
LE JUGE.
Nous ne saurons décidément rien de cette affaire-là.
PAULINE, à Gertrude.
Savez-vous pourquoi je viens vous retirer de l'abîme où vous
êtes? c'est que Ferdinand vient de me dire un mot qui m'a fait
sortir de mon cercueil. Il a tellement horreur d'être avec vous dans
la vie, qu'il me suit, moi, dans la tombe, où nous reposerons en-
semble, mariés par la mort.
GERTRUDE.
Ferdinand?... Ah ! mon Dieu ! à quel prix suis-je sauvée !
LE GÉNÉRAL.
Mais, malheureuse enfant, pourquoi meurs-tu? ne suis-je pas,
ai-je cessé un seul instant d'être un bon père? On dit que c'est
moi qui suis coupable !...
FERDINAND.
Oui, général. Et c'est moi seul qui peux vous donner le mot de
l'énigme, et qui vous expliquerai comment vous êtes coupable.
LE GÉNÉRAL.
Vous, Ferdinand, vous à qui j'offrais ma fille, et qui l'aimez...
FERDINAND.
Je m'appelle Ferdinand, comte de Marcandal, fils du général
Marcandal... Comprenez-vous?
LE GÉNÉRAL.
Ah ! fils de traître, tu ne pouvais apporter sous mon toit que mort
et trahison !... Défends-toi !
FERDINAND.
Vous battrez-vous, général, contre un mort? (n tombe.)
438 THÉÂTRE.
GERTRUDE s'élance vers Ferdinand en jetant un cri.
Oh ! (Elle recule devant le général, qui s'avance vers sa fille, puis elle tire un
ûacon qu'elle jette aussitôt.) Oh! noii, je me coiidamne à vivre pour ce
pauvre vieillard! (Le générai s'agenouille près de sa fille morte.) DoCteur,
que fait-il?... perdrait-il la raison?...
LE GÉNÉRAL, bégayant comme un homme qui ne peut trouver les mots.
Je... je... je...
LE DOCTEUR.
Général, que faites-vous?
LE GÉNÉRAL.
Je... je cherche à dire des prières pour ma fille!...
LE FAISEUR
COMÉDIE EN CINQ ACTES
PERSONNAGES
AUGUSTE MERGADET, spéculateur.
ADOLPHE MINARD, teneur de livres.
MICHONMN DE LA BlUVE, jeune
homme élégant.
DE MÉIUGOURT, autre jeune homme.
BRÉDIF, propriétaire.
BERCHUT, courtier marron.
VERDELIN, ami de Mcrcadet.
GOULARD, homme d'affaires, créan-
cier de Mercadet.
PIERQLIN, usurier, créancier de Mer-
cadet.
VIOLETTE, courtier d'affaires, créan-
cier de Mercadet.
JUSTIN, valet de chambre.
MADAME MERCADET.
JULIE MERGADhT.
THÉRÈSE, femme de chambre.
VIRGINIE, cuisinière.
L'action se passe en 1839. — La scène représente, pendant toute la pièce,
le salon principal de l'appartement de Mercadet.
Cette pièce, mise en trois actes, après la mort de Balzac, a été, sous le titre
de Mercadet, représentée, pour la première fois, sur le théâtre du Gymnase-
Dramatique, le 24 août 1851, et transportée au Théâtre -Français, le 22 oc-
tobre 1868.
Voici quelle était la distribution des rôles dans les deux théâtres :
GYMNASE.
MERCADET MM. Geoffroy.
MINARD Armand.
DE LA BRIVE Dupuis.
DE MÉRICOURT Landrol.
VERDELIN ViLLARS.
GOULAHD Perrin.
PIERQUIN MoNVAL.
VIOLETTE Lesueur.
JUSTIN Pristox.
MADAME MERCADET M"'^'' Mélanie.
JULIE Ricquier.
THÉRÈSE BODIN.
VIRGINIE Anna Chéri.
théâtre-français.
xMM. GoT.
Masset.
Febvre.
Prudhon.
Barré.
Séveste.
Chéri.
Kime.
E. Provost.
Mmes GUYON.
ROYER.
Dëwintre.
p. Granger,
LE FAISEUR
ACTE PREMIER
SCENE PREMIERE
BRÉDIF, d'abord seul; puis MERGADET.
BRÉDIF.
Un appartement de onze pièces, superbes, au cœur de Paris,
rue de Grammont!... et pour deux mille cinq cents francs! J'y
perds trois mille francs tous les ans... et cela, depuis la révolution
de Juillet. Ah! le plus grand inconvénient des révolutions, c'est
cette subite diminution des loyers qui... Non, je n'aurais pas dû
faire de bail en 1830!... Heureusement, M. Mercadet est en arrière
de six termes, les meubles sont saisis, et, en les faisant vendre...
MERCADET, qui a entendu les derniers mots.
Faire vendre mes meubles! Et vous vous êtes réveillé dès le
jour pour causer un si violent chagrin à Tun de vos semblables?...
BRÉDIF.
Vous n'êtes. Dieu merci ! pas mon semblable, monsieur Merca-
det!... Vous êtes criblé de dettes, et, moi, je ne dois rien; je suis
dans ma maison, et vous êtes mon locataire.
MERCADET.
Ah! oui, l'égalité ne sera jamais qu'un mot! nous serons tou-
jours divisés en deux castes : les (^ébiteurs et les créanciers, si
ingénic'us3ment nommés les Anglais; allons, soyez Français, cher
monsieur Brédif, touchez làl
462 THÉÂTRE.
BRÉDIF.
J'aimerais mieux toucher mes loyers, mon cher monsieur Mer-
cadet.
MERCADET.
Vous êtes le seul de mes créanciers qui possède un gage...
réel! Depuis dix-huit mois, vous avez saisi, décrit pièce à pièce,
avec le plus grand soin, ce mobilier qui certes vaudra bien quinze
mille francs, et je ne vous devrai deux années de loyer que... dans
quatre mois.
BRÉDIF.
Et les intérêts de mes fonds?... je les perds.
MERCADET.
Demandez les intérêts judiciairement : je me laisserai con-
damner.
BRÉDIF.
Mon cher monsieur Mercadet, je ne fais pas de spéculation, moif
je vis de mes revenus; et, si tous mes locataires vous ressem-
blaient... Ah ! tenez, il faut en finir...
MERCADET.
Gomment, mon cher monsieur Brédif, moi qui suis depuis onze
ans dans votre maison, vous m'en chasseriez? vous qui connais-
sez tous mes malheurs, vous, le témoin de mes efforts! Enfin»
vous savez que je suis la victime d'un abus de confiance. Godeau...
BRÉDIF.
Allez-vous encore me recommencer l'histoire de la fuite de votre
associé? mais je la sais, et tous vos créanciers la savent aussi.
Puis, après tout, M. Godeau...
MERCADET.
Godeau?... J'ai cru, lorsqu'on lança le type si célèbre de Robert
Macaire, que les auteurs l'avaient connu!...
BRÉDIF.
Ne calomniez pas votre associé! Godeau était un homme d'une
rare énergie, et un bon vivant !... Il vivait avec une petite femme...
délicieuse...
MERCADET.
De laquelle il avait un enfant, et qu'ils ont abandonné...
LE FAISEUR. 463
BRÉDIF.
Mais Duval, votre ancien caissier, touché par les prières de cette
charmante femme, ne s*est-ii pas chargé de ce jeune homme?
MERCADET.
Et Godeau s'est chargé de notre caisse...
BRÉDIF.
Il vous a emprunté cent cinquante mille francs... violemment,
j'en conviens; mais il vous a laissé toutes les autres valeurs de
la liquidation... et vous avez continué les affaires! Depuis huit ans,
vous en avez fait d'énormes! Vous avez gagné...
MERCADET.
J'ai gagné des batailles à la Pyrrhus ! Cela nous arrive souvent,
à nous autres spéculateurs...
BRÉDIF.
Mais M. Godeau ne vous a-t-il pas promis de vous mettre pour la
moitié dans les affaires qu'il allait entreprendre aux Indes?... il
reviendra!...
MERCADET.
Eh bien, alors, attendez! Du moment que vous aurez les intérêts
de vos loyers, ne sera-ce pas un placement?...
BRÉDIF.
Vos raisons sont excellentes ; mais, si tous les propriétaires vou-
laient écouter leurs locataires, les locataires les payeraient tous en
raisons de ce genre, et le gouvernement...
MERCADET.
Qu'est-ce que le gouvernemeiît fait en ceci?
BRÉDIF.
Le gouvernement veut ses impôts et ne se paye pas avec des
raisons. Je suis donc, à mon grand regret, forcé d'agir avec rigueur.
MERCADET.
Vous! je vous croyais si bon! Ne savez-vous pas que je vais ma-
rier ma fille?... Laissez-moi conclure ce mariage! vous y assiste-
rez... allons! madame Brédif dansera!... Peut-être vous payerai-je
demain !
BRÉDAF.
Demain, c'est le cadet; aujourd'hui, c'est l'aîné. Je suis au dés-
espoir d'effaroucher votre gendre; mais vous avez dû recevoir un
464 THEATRE.
petit commandement avant-hier, et, si vous ne payez pas aujour-
d'hui, les affiches seront apposées demain...
MERCADET.
Ahl vous voulez me vendre la protection que vous m'accordez
par cette saisie, qui paralyse les poursuites de mes autres créan-
ciers. Eh bien, que puis-je vous offrir pour gagner trois mois?...
BRÉDIF.
Peut-être une conscience stricte murmurerait- elle de cette invo-
lontaire complicité, car je contribue à laisser éblouir...
MERCADET.
Oui?
BRÉDIF.
Votre futur gendre...
MERCADET, à part.
Vieux filou!...
BRÉDIF.
Mais je suis bon homme ; renoncez à votre droit de sous-loca-
tion, et je vous donne trois mois de tranquillité.
MERCADET.
Ah! un homme dans le malheur ressemble à un morceau de
pain jeté dans un vivier : chaque poisson y donne un coup de dent.
Et quels brochets que les créanciers!... Ils ne s'arrêtent que quand
le débiteur, de même que le morceau de pain, a disparu ! Ne sais-
je pas que nous sommes en 1839? Mon bail a sept ans à courir,
les loyers ont doublé...
BRÉDIF.
Heureusement pour nous autres!...
MERCADET.
Eh bien, dans trois mois, vous me renverrez, et ma femme aura
perdu la ressource de cette sous-location, sur laquelle elle compte
en cas de...
BRÉDIF.
De faillite!...
MERCADET.
Oh! quel mot!... les gens d'honneur ne le supportent pas!...
Monsieur Brédif, savez-vous ce qui corrompt les débiteurs les plus
honnêtes?... Je vais vous le dire : c'est l'adresse cauteleuse de cer-
LE FAISEUR. 465
tains créanciers, qui pour recouvrer quelques sous, côtoient la loi
jusque sur la lisière du vol.
BRÉDIF.
Monsieur, je suis venu pour être payé, non pour m'entendra
dire des choses qu'un honnête homme ne supporte point.
ME RC AD ET.
Ohl devoir!... Les hommes rendent la dette quelque chose de
pire que le crime... Le crime vous donne un asile, la dette vous
met à la porte, dans la rue. J'ai tort, monsieur, je suis à votre
discrétion, je renoncerai à mon droit.
BRÉDIF, à part.
S'il l'avait fait de bonne grâce, je le ménagerais. Mais me dire
que je lui vends... (Haut.) Monsieur, je ne veux pas d'un consen-
tement ainsi donné... Je ne suis pas un homme à tourmenter les
gens.
MERCADET.
Vous voulez que je vous remercie !... (a part.) Ne le fâchons pas.
(Haut.) Peut-être ai-je été trop vif, cher monsieur Brédif, mais je
suis cruellement poursuivi!... Non, pas un de mes créanciers ne
veut comprendre que je lutte précisément pour pouvoir le payer.
BRÉDIF.
C'est-à-dire pour pouvoir faire des affaires...
MERCADET.
Mais oui, monsieur! où donc en serais-je, si je ne conservais pas
le droit d'aller à la Bourse? (Justin se montre à la porte.)
BRÉDIF.
Terminons sur-le-champ cette petite affaire...
MERCADET.
De grâce, rien devant me-> domestiques. J'ai déjà bien du mal à
avoir la paix chez moi^ Descendons chez vous.
BRÉDIF, #part.
J'aurai donc mon appartement dans trois mois I
XVIII. 30
46b THÉÂTRE.
SCÈNE II
JUSTIN, puis VIRGINIE et THÉRÈSE,
JUSTIN.
Il a beau nager, il se noiera, ce pauvre M. Mercadetl Quoiqu'il y
ait. bien des profits chez les maîtres embarrassés, comme il me
doit une année de gages, il est temps de se faire mettre à la porte,
car le propriétaire me semble bien capable de nous chasser tous.
Aujourd'hui, la déconsidération du maître tombe sur les domes-
tiques. Je suis forcé de payer tout ce que j'achète!... c'est gênant...
THÉRÈSE.
Est-ce que ça ira longtemps comme ça, ici, monsieur Justin?
VIRGINIE.
Ah! j'ai déjà servi dans plusieurs maisons bourgeoises, mais je
n'en ai pas encore vu de pareille à celle-ci ! Je vais laisser les
fourneaux, et me présenter à un théâtre pour y jouer la comédie.
JUSTIN.
Nous ne faisons pas autre chose ici !...
VIRGINIE.
Tantôt il faut prendre un air étonné, comme si l'on tombait de
la lune, quand un créancier se présente. « Comment, monsieur,
vous ne savez pas?... — Non. — M. Mercadet est parti pour
Lyon. — Il est allé...? — Oui, pour une affaire superbe; il a dé-
couvert des mines de charbon de terre. — Ah! tant mieux. Quand
revient-il ? — Mais nous l'ignorons ! » Tantôt je compose mon air
comme si j'avais perdu ce que j'ai de plus cher au monde...
JUSTIN, à part.
Son argent.
VIRGINIE.
« Monsieur et sa fille sont dans un bien grand chagrin. Madame
Mercadet, pauvre dame! il paraît que nous allons la perdre, ils
l'ont conduite aux eaux... — Ah! »
THÉRÈSE.
Moi, je n'ai qu'une manière. « Vous demandez M. Mercadet? —
Oui, mademoiselle. — H n'y est pas. — H n'y est pas? — Non;
LE FAISEUR 467
mais» si monsieur vient pour mademoiselle... Elle est seule! » Et
ils se sauvent ! Pauvre mademoiselle Julie! si elle était belle, on
en ferait... quelque chose.
JUSTIN.
C'est qu'il y a des créanciers qui vous parlent comme si nous
étions les maîtres.
VIRGINIE.
Mais que gagne-t-on à se faire créancier? Je les vois tous ne
jamais se lasser d'aller, venir, guetter monsieur et rester des
heures entières à l'écouter.
JUSTIN.
Un fameux métier! Ils sont tous riches.
THÉRÈSE.
Mais ils ont cependant donné leur argent à monsieur, qui ne le
leur rend pas?
VIRGINIE.
C'est voler, çal
JUSTIN.
Emprunter n'est pas voler, Virginie, le mot n'est pas parlemen-
taire. Écoutez! Je prends de l'argent dans votre sac, à votre insu,
vous êtes volée. Mais, si je vous dis : u Virginie, j'ai besoin de
cent sous, prêtez-les-moi. » Vous me les donnez, je ne vous les
rends pas, je suis gêné, je vous les rendrai plus tard ; vous deve-
nez ma créancière! Comprenez-vous, la Picarde?
VIRGINIE.
Non. Si je n'ai mon argent ni d'une manière ni d'une autre,
que m'importe 1 Ah ! mes gages me sont dus, je vais demander
mon compte et faire régler mon livre de dépense. Mais c'est que
les fournisseurs ne veulent plus rien donner sans argent. Eh donc!
je ne prête pas le mien.
THÉRÈSE.
J'ai déjà dit deux ou trois insolences à madame, elle n'a pas eu
l'air de les entendre!..,
JUSTIN.
Demandons nos gages.
168 THÉÂTRE.
VIRGINIE.
Mais est-ce là des bourgeois? Les bourgeois, c'est des gens qui
dépensent beaucoup pour leur cuisine...
JUSTIN.
Qui s'attachent à leurs domestiques...
VIRGINIE.
Et qui leur laissent un viager! Voilà ce que doivent être les
bourgeois, relativement aux domestiques...
THÉRÈSE.
Bien dit, la Picarde! Eh bien, moi, je ne m'en irai pas d'ici. Je
veux savoir comment ça finira, car ça m'amuse ! Je lis les lettres
de mademoiselle, je tourmente son amoureux, ce petit Minard
qu'elle va sans doute épouser; elle en aura dit quelque chose à
son père. On a commandé des robes, des bonnets, des chapeaux,
enfin des toilettes pour madame et pour sa ûUe ; puis, hier, les
marchands n'ont rien voulu livrer.
VIRGINIE.
Mais, s'il y a un mariage, nous aurons tous des gratifications ; il
faut rester jusqu'au lendemain des noces.
JUSTIN.
Croyez-vous que ce soit à ce petit teneur de livres, qui ne gagne
pas plus de dix-huit cents francs, que M. Mercadet mariera sa fille!
(Justin lit les journaux. )
THÉRÈSE.
J'en suis sûre! Ils s'adorent. Madame, qui sort tous les soirs
sans sa fille, ne se doute pas de cette intrigue. Le petit Minard
vient dès que mademoiselle est seule, et, comme ils ne m'ont pas
mise dans la confidence, j'entre, je les dérange, je les écoute. Oh!
ils sont bien sages. Mademoiselle, comme toutes les demoiselles
un peu laides, veut être sûre d'être aimée pour elle-même. Elle
travaille à sa peinture sur porcelaine, pendant que le petit a l'air
de lui lire des romans, mais c'est le même depuis trois mois...
Mademoiselle en est quitte pour dire à sa mère, le soir : « Maman,
M. Minard est venu pour vous voir, je l'ai reçu, »
VIRGINIE.
Vous les entendez?
LE FAISEUR. 469
THÉRÈSE.
Dame! mademoiselle, qui se donne le genre de craindre une
surprise, laisse les portes ouvertes...
VIRGINIE.
J'aimerais à savoir ce que se disent les bourgeois en se faisant
la cour.
THÉRÈSE.
Des bêtises! Ils ne se parlent que de ridéall...
JUSTIN.
Un calembour...
THÉRÈSE.
Tenez !... j'ai là une de ses lettres que j'ai copiée pour savoir si
ça pourrait me servir...
VIRGINIE.
Lisez-moi donc ça.
« Mon ange... »
Ohl mon ange!
THERESE.
VIRGINIE.
THÉRÈSE.
Ah! quand on vous prend la taille en disant : a Mon ange! »
c'est très-gentil !... « Mon ange, oui, je vous aime; mais aimez-vous
un pauvre être déshérité comme je le suis? Vous m'aimeriez, si
vous pouviez savoir ce qu'il y a d'amour dans Tâme d'un jeune
homme jusqu'à présent dédaigné, quand l'amour est toute sa for-
tune. J'ai lu hier, sur votre front, de lumineuses espérances; j'ai
cru à quelque heureux avenir; vous avez converti mes doutes en
certitude, ma faiblesse en puissance; enfin, vos regards m'ont
guéri de la maladie du doute... »
VIRGINIE.
Ça brouillasse dans ma tête!... On ne voit pas clair dans ces
phrases-là!... Est-ce que l'amour baragouine?... il va droit au fait,
Tamour! Tenez, parlez-moi d'une lettre que j'ai reçue d'un joli
jeune homme, quelque étudiant du quartier Latin... Ça n'a pas de
mystères, c'est net, et l'on ne peut s'en fâcher. Je la sais par
cœur : « Femme charmante ! (ça vaut*hien un ange !) femme char-
mante! accordez-moi un rendez-vous, je vous en conjure. En pa-
470 THÉÂTRE.
reil cas, on annonce qu'on a mille choses à dire; moi, je n'en ai
qu'une, que je vous dirai mille fois, si vous voulez ne pas m' arrê-
ter à la promière. » Et c'était signé Hippolyte.
JUSTIN.
Eh bien, a-t-il parlé? Tavez-vous arrêté?
VIRGINIE.
Je ne l'ai jamais revu; il m'avait rencontré à la Chaumière, il
aura su qui j'étais, et l'imbécile a rougi de mon tabellier.
JUSTIN.
Eh bien, écoutez ce que le père Grumeau vient de me dire!,..
Hier, pendant que nous faisions nos commissions, il est venu
deux beaux jeunes gens en cabriolet; leur groom a dit au père
Grumeau que l'un de ces messieurs allait épouser mademoiselle
Mercadet. Or, monsieur avait donné cent francs au père Gru-
meau !...
VIRGINIE et THÉRÈSE, étonnées.
Cent francs!...
JUSTIN.
Oui, cent francs, pas promis, donnés, en argent ! Et il lui a fait
le bec si bien, que le père Grumeau a eu l'air de se laisser tirer
les vers du nez en expliquant au groom que monsieur était si riche,
qu'il ne connaissait pas lui-même sa fortune.
VIRGINIE.
Ce serait ces deux jeunes gens à gants jaunes, à beaux gilets de
soie à fleurs; leur cabriolet reluisait comme du satin, leur cheval
avait des roses là (Eiie montre son oreiUe.); il était tonu par un enfant
de huit ans, blond, frisé, des bottes à revers, un air de souris qui
ronge des dentelles, un amour qui avait du hnge éblouissant et
qui jurait comme un sapeur. Et ce beau jeune homme qui a tout
cela, des gros diamants à sa cravate, épouserait mademoiselle Mer-
cadet!... Allons donc!
THÉRÈSE.
Mademoiselle?... qui a une figure d'héritière sans héritage?...
allons donc !
VIRGINIE.
Ah ! elle chante bien ! quelquefois, je l'écoute, et elle me fait
LE FAISEUR. 474
plaisir. Ah ! je voudrais bien savoir chanter comme elle : La for-
tune m'importune !
JUSTIN.
Vous ne connaissez pas M. Mercadet!... Moi qui suis chez lui
depuis six ans, et qui le vois, depuis sa dégringolade, aux prises
avec ses créanciers, je le crois capable de tout, même de devenir
riche... Tantôt, je me disais : « Le voilà perdu! » Les affiches
jaunes fleurissaient à la porte; il avait des rames de papier timbré
que j'en vendais sans qu'il s'en aperçût! Brrr! il rebondissait, il
triomphait! Et quelles inventions!... Vous ne lisez pas les jour-
naux, vous autres! c'était du nouveau tous les jours : du bois en
pavés; des pavés filés en soie; des duchés, des mouHns, enfin jus-
qu'au blanchissage mis en actions... C'était du propre!... Par
exemple, je ne sais pas par où sa caisse est trouée! il a beau
l'emplir, ça se vide comme un verre!... Un jour, monsieur se
couche abattu; le lendemain, il se réveille millionnaire, quand il
a dormi, car il travaille à effrayer; il chiffre, il calcule, il écrit des
prospectus qui sont comme des pièges à loups, il s'y prend tou-
jours des actionnaires; mais il a beau lancer des affaires, il a tou-
jours des créanciers, et il les promène, et il les retourne. Ah !
quelquefois, je les ai vus arrivant : ils vont tout emporter, le faire
mettre en prison; il leur parle... Eh bien, ils finissent par rire
ensemble, et ils sortent les meilleurs amis du monde. Les créan-
ciers ont débuté par des cris de paon, par des mots plus que durs,
et ils terminent par des « Mon cher Mercadet ! » et des poignées
de main. Voyez-vous, quand un homme peut maintenir paisibles
des gens comme ce Pierquin...
THÉRÈSE.
Un tigre qui se nourrit de billets de mille francs...
JUSTIN.
Un pauvre père Violette !..,
VIRGINIE.
Ah! pauvre cher homme, j*ai toujours envie de lui donner un
'bouillon...
JUSTIN,
Un Goulardl
472 THÉÂTRE.
THÉRÈSE.
Goulard! un escamoteur qui voudrait ]ne... m' escompter I
JUSTIN.
Il est riche, il est garçon ! Laissez-vous...
VIRGINIE.
J'entends madame.
JUSTIN.
Soyons gentils, nous apprendrons quelque chose du mariage...
SCÈNE III
Les Mêmes, MADAME MERGADET.
MADAME MERGADET.
Avez-vous VU monsieur?
THÉRÈSE.
Madame s'est levée seule, sans me sonner.
MADAME MERGADET.
En ne trouvant pas M. Mercadet chez lui, l'inquiétude m'a saisie,
et... Justin, savez-vous où est monsieur?
JUSTIN,
J'ai trouvé monsieur en discussion avec M. Brédif, et ils sont...
MADAME MERGADET.
Bien... Assez, Justin.
JUSTIN.
Monsieur n'est pas sorti de la maison.
MADAME MERGADET.
Merci.
THÉRÈSE.
Madame est sans doute chagrine de ce qu'on ait refusé de livrer
les commandes.
VIRGINIE.
Madame sait que les fournisseurs n? veulent plus,..?
MADAME MERGADET.
Je comprends.
LE FAISEUR. 473
JUSTIN.
C'est les créanciers qui sont la cause de tout le mal. Ah ! si je
savais quelque bon tour à leur jouer.
MADAME MERGADET.
Le meilleur, ce serait de les payer!...
JUSTIN.
Ils seraient bien étonnés !
THÉRÈSE,
Et malheureux, donc!... Ils ne sauraient plus que faire de leur
temps.
MADAME MERGADET.
Il est inutile de vous cacher l'inquiétude excessive que me cau-
sent les affaires de mon mari. Nous aurons sans doute besoin de
votre discrétion; car nous pouvons compter sur vous, n'est-ce pas?
TOUS.
Ah! madame!...
MADAME MERGADET.
Monsieur ne veut que gagner du temps, il a tant de ressources
dans l'esprit !... Suivez bien ses instructions.
THÉRÈSE.
Ahl oui, madame! Virginie et moi, nous passerions dans le feu
pour vous!...
VIRGINIE.
Je disais tout à l'heure que nous avions de bons maîtres; et que.
dans leur prospérité, ils se souviendraient de la manière dont nous
nous conduisons dans leur malheur.
JUSTIN.
Moi, je disais que, tant que j'aurais de quoi vivre, je servirais
monsieur; je l'aime, et je suis sûr que, le jour où il aura une
affaire vraiment bonne, il nous en fera profiter. (Mercadetse montre.}
MADAME MERGADET.
Il doit VOUS donner une place dans sa première entreprise solide ;
il ne s'agit plus que d'un dernier effor^ Hélas ! nous ne devons pas
laisser voir notre gêne momentanée, il se présente un riche parti
pour mademoiselle Julie.
474 THÉÂTRE.
THÉRÈSE.
Mademoiselle mérite bien d'être heureuse; pauvre fille ! elle est
si bonne, si instruite, si bien élevée...
VIRGINIE.
Et quels talents ! un vrai rossignol !
JUSTIN.
C'est un assassinat que d'ôter à une jeune personne tous ses
moyens en lui refusant ses robes^. ses chapeaux. — Thérèse, vous
vous y serez mal prise ! — Si madame veut me dire le nom du
prétendu, j'irai chez tous ces gens-là, je leur ferai sous-entendre
que je puis envoyer chez eux ce monsieur... monsieur...
MADAME MERCADET.
De la Brive.
JUSTIN.
M. de la Brive, pour la corbeille, et ils livreront...
THÉRÈSE.
Madame ne m'avait rien dit de ce mariage-là; sans cela, j'aurais
tout obtenu, car l'idée de Justin est très-bonne...
VIRGINIE.
Oh ! c'est sûr, ils seront dedans.
MADAME MERCADET.
Mais ils ne perdront pas un centime !
SCÈNE IV
Les MÊMES, MERCADET.
MERCADET, bas, à sa femme.
Voilà comme vous parlez à vos domestiques ! ils vous manque-
ront de respect demain, (a Justin.) Justin, allez à l'instant chez
M. Verdelin, vous le prierez de venir me parler pour une affaire
qui ne souffre aucun retard. Soyez assez mystérieux; car il faut
qu'il vienne. — Vous, Thérèse, retournez chez tous les fournis-
seurs de madame Mercadet, dites-leur sèchement d'apporter tout
ce qui a été commandé par vos maîtresses, ils seront payés... oui,
comptant. Allez! (Justin et Thérèse sortent.)
LE FAïSEUR. 475
SGÈiNE V
MADAME MERGADET, VIRGINIE, MERGADET.
MER CAD ET, à Virginie.
Eh bien, madame vous a-t-elle donné ses ordres?
VIRGINIE.
Non, monsieur.
MERGADET.
Il faut VOUS distinguer aujourd'hui! Nous avons à dîner quatre
personnes : Verdelin et sa femme, M. de Méricourt et M. de la
Brive. Ainsi nous serons sept. Ces dîners-là sont le triomphe des
grandes cuisinières! Ayez pour relevé de potage un beau poisson,
puis quatre entrées, mais finement faites.
VIRGINIE.
Monsieur...
MERGADET.
Au second service...
VIRGINIE.
Monsieur, les fournisseurs...
MERGADET,
Gomment! vous me parlez des fournisseurs le jour où se fait
l'entrevue de ma fille et de son prétendu!
VIRGINIE.
Mais ils ne veulent plus rien fournir.
MERGADET.
Vous irez chez leurs concurrents, à qui vous donnerez ma pra-
tique, et ils vous donneront des étrennes.
VIRGINIE.
Et ceux que je quitte, comment les payerai-je?
MERGADET.
Ne vous inquiétez pas de cela! ça les regarde I
VIRGINI^
Et s'ils me demandent leur payement, à moi? Oh! d'abord, je
ne réponds de rien...
476 THÉÂTRE.
MERCADËT, à part.
Cette fille a dé Targent! (Haut.) Virginie, aujourd'hui, le crédit
est toute la richesse des gouvernements; mes fournisseurs mécon-
naîtraient les lois de leur pays, ils seraient inconstitutionnels et
radicaux, s'ils ne me laissaient pas tranquille ! Ne me rompez donc
pas la tête pour des gens en insurrection contre le principe vital
de tous les États... bien ordonnés! Mais montrez-vous ce que vous
êtes : un vrai cordon bleu! Si madame Mercadet, en comptant
avec vous le lendemain du mariage de ma fille, se trouve vous
devoir... je réponds de tout, moi!
VIRGINIE.
Monsieur...
MERCADET. •
Allez! je vous ferai gagner de bons intérêts, à dix francs pour
cent francs, tous les six mois! C'est un peu mieux que la caisse
d'Épargne...
VIRGINIE.
Elle donne à peine cent sous par an.
MERCADET, à madame Mercadet.
Quand je vous le disais! (a Virginie. ) Comment! vous mettez votre
argent entre des mains étrangères? Vous avez bien assez d'esprit
pour le faire valoir vous-même; et, ici, votre petit magot ne vous
quitterait pas.
VIRGINIE, à part.
Dix francs tous les six mois! (Haut.) Quant au second service,
madame me le dira. Je vais faii'e le déjeuner. (Eiie sort.)
SCENE VI
MERCADET, MADAME MERCADET.
MERCADET, regardant Virginie qui s'en va.
Cette fille a mille écus à la caisse d'Épargne... qu'elle nous a
volés; aussi, maintenant, pouvons-nous être tranquilles de ce
côté-là. . .
MADAME MERCADET.
Oh! monsieur, jusqu'où descende z-vousl
LE FAISEUR. 477
MERCADET.
Je vous admire!.,, vous qui avez votre petite existence bien
arrangée, qui allez presque tous les soirs au spectacle ou dans le
monde avec notre ami Méricourt, vous me...
MADAME MERCADET,
Vous l'avez prié de m'accompagner..,
MERCADET.
Oq ne peut pas être à sa femme et aux affaires. Enfin, vous faites
la belle et rélégaate...
MADAME MERCADET.
Vous me l'avez ordonné.
MERCADET.
Certes, il le faut bien! une femme est une enseigne pour un
spéculateur... Quand, à l'Opéra, vous vous montrez avec une nou-
velle parure, le public se dit : « Les Asphaltes vont bien, ou la
Providence des Familles est en hausse, car madame Mercadet est
d'une élégance!... Voilà des gens heureux! » Dieu veuille que ma
combinaison sur les remplacements soit agréée par le ministre de
la guerre, vous aurez voiture!.,,
MADAME MERCADET.
Croyez-vous, monsieur, que je sois indifférente à vos tourments,
à votre lutte et à votre honneur?.,.
MERCADET.
Eh bien, ne jugez donc pas les moyens dont je me sers. Là, tout
à l'heure, vous vouliez prendre vos domestiques par la douceur ;
il fallait commander..., comme Napoléon, brièvement.
MADAME MERCADET.
Ordonner quand on ne paye pas!...
MERCADET.
Précisément! on paye d'audace.
MADAME MERCADET.
On peut obtenir par Taffection des services qu'on refuse à...
MERCADET.
Par Taffection ! Ah ! vous connaissez bien notre époque ! Aujour-
d'hui, madame, tous les sentiments s'en vont, et l'argent les pousse.
Il n'y a plus que des intérêts, parce qu'il n'y a plus de famille,
mais des individus! Voyez! l'avenir de chacun est dans une caisse
478 THÉÂTRE.
publique! une fille, pour sa dot, ne s'adresse plus à une famille
mais à une tontine. La succession du roi d'Angleterre était chez
une assurance. La femme compte, non sur son mari, mais sur la
caisse d'Épargne! On paye sa dette à la patrie au moyen d'une
agence qui fait la traite des blancs! Enfin, tous nos devoirs sont
en coupons! Les domestiques, dont on change comme de chartes,
ne s'attachent plus à leurs m'aîtres : ayez leur argent, ils vous sont
dévoués!...
MADAME MERCADET.
Oh! monsieur, vous si probe, si honorable, vous dites quelque-
fois des choses qui me...
MERCADET.
Et qui arrive à dire arrive à faire, n'est-ce pas? Eh bien, je ferai
tout ce qui pourra me sauver, car (n tire de sa poche une pièce de cinq
francs.) voici l'honnour moderne!... Ayez vendu du plâtre pour du
sucre, si vous avez su faire fortune sans exciter de plainte, vous de-
venez député, pair de France ou ministre! Savez-vous pourquoi les
drames dont les héros sont des scélérats ont tant de spectateurs?
C'est que tous les spectateurs s'en vont flattés en se disant : « Je
vaux encore mieux que ces coquins-là... » Mais, moi, j'ai mon
excuse. Je porte le poids du crime de Godeau! Enfin, qu'y a-t-il de
déshonorant à devoir? Est-il un seul État en Europe qui n'ait ses
dettes? Quel est l'homme qui ne meurt pas insolvable envers son
père? Il lui doit la vie, et ne peut pas la lui rendre. La terre fait
constamment faillite au soleil! La vie, madame, est un emprunt
perpétuel! Et Remprunte pas qui veut! Ne suis-je pas supérieur
à mes créanciers? J'ai leur argent, ils attendent le mien; je ne
leur demande rien, et ils m'importunent! Un homme qui ne doit
rien, mais personne ne songe à lui, tandis que mes créanciers
s'intéressent à moi!
MADAME MERCADET.
Un peu trop!... Devoir et payer, tout va bien : mais devoir et ne
pouvoir rendre, mais emprunter quand on se sait hors d'état de
s'acquitter!... Je n'ose vous dire ce que j'en pense.
MERCADET,
Vous pensez qu'il y a là comme un commencement de...
LE FAISEUR. 47^
MADAME iMERCADET.
J'en ai peur...
MERCADET.
Vous ne m'estimez donc plus, moi, votre...?
MADAME MERCADET.
Je vous estime toujours, mais je suis au désespoir de vous voir
vous consumant en efforts sans succès; j'admire la fertilité de vos
conceptions, mais je gémis d'avoir à entendre les plaisanteries avec
lesquelles vous essayez de vous étourdir.
MERCADET.
Un homme mélancolique se serait déjà noyé! Un quintal de cha-
grin ne paye pas deux sous de dettes... Voyons! pouvez-vous me
dire où commence, où finit la probité dans le monde commercial?
Tenez!... nous n'avons pas de capital, dois-je le dire?
MADAME MERCADET.
Non, certes.
MERCADET,
N*est-ce pas une tromperie? personne ne nous donnerait un sou,
le sachant! Eh bien, ne blâmez donc pas les moyens que j'emploie
pour garder ma place au grand tapis vert de la spéculation, en
faisant croire à ma puissance financière. Tout crédit implique un
mensonge! Vous devez m'aider à cacher notre misère sous les bril-
lants dehors du luxe. Les décorations veulent des machines, et les
machines ne sont pas propres! Soyez tranquille, plus d'un qui
pourrait murmurer a fait pis que moi. Louis XIV, dans sa détresse,
à montré Marly à Samuel Bernard pour en obtenir quelques mil-
lions, et, aujourd'hui, les lois modernes nous ont conduits à dire
tous comme lui : L'État, c'est moi !
MADAME MERCADET.
Pourvu que, dans votre détresse, l'honneur soit toujours sauf,
vous savez bien, monsieur, que vous n'avez pas à vous justifier
auprès de moi...
MERCADET.
Vous vous apitoyez sur mes créanciers, mais sachez donc enfin
que nous n'avons dû leur argent qu'è^.,
MADAME MERCADET.
A leur confiance, monsieur!...
480 THEATRE.
MERCADET,
A leur avidité! Le spéculateur et l'actionnaire se valent! tous les
deux, ils veulent être riches en un instant. J'ai rendu service à tous
mes créanciers; tous croient encore tirer quelque chose de moi! Je
serais perdu sans la connaissance intime de leurs intérêts et de
leurs passions : aussi jouai-je à chacun sa comédie.
MADAME MERCADET.
Le dénoûment m'effraye ! Il en est qui sont las de faire votre
partie. Goulard, par exemple : que pouvez-vous contre une férocité
pareille? il va vous forcer à déposer votre bilan...
MERCADET.
Jamais, de mon vivant! car les mines d'or ne sont plus au
Mexique, mais place de la Bourse! Et j'y veux rester jusqu'à ce que
j'aie trouvé mon filon!...
SCÈNE VII
Les Mêmes, GOULARD.
GOULARD.
Je suis ravi de vous rencontrer, mon cher monsieur.
MADAME MERCADET, à part.
Goulard! comment va-t-il faire?... (a Mercadet.) Auguste! (Mer.cadet
fait signe à sa femme de se tranquiUiser. )
GOULARD.
C'est chose rare; il faut s'y prendre dès le matin et profiter du
moment où la porte est ouverte, et où les gardiens sont absents...
MERCADET.
Les gardiens! sommes-nous des bêtes curieuses? Vous êtes im-
payable!...
GOULARD.
Non, je suis impayé, monsieur Mercadet.
MERCADET.
Monsieur Goulard!...
GOULARD.
Je ne saurais me contenter de paroles.
LE FAISEUR. 484
MERCADET.
Il VOUS faut des actions, je le sais : j'en ai beaucoup à vous
donner en payement, si vous voulez. Je suis actionnaire de...
GOULARD.
Ne plaisantons pas, je viens avec l'intention d'en finir...
MADAME MERCADET.
En finir?... Monsieur, je vous offre...
MERCADET.
Ma chère, laissez parler M. Goulard. (Goulard salue madame Mer^
cadet.) Vous êtcs cliez VOUS, écoutez-le.
GOULARD.
Pardon, madame! je suis enchanté de vous voir, car votre signa-
ture pourrait...
MERCADET.
Ma femme a tort de se mêler de notre conversation, les femmes
n'entendent rien aux affaires! (a sa femme.) Monsieur est mon créan-
cier, ma chère; il vient me demander le montant de sa créance
en capital, intérêts et frais, car vous ne m'avez pas ménagé, Gou-
lard... Ah ! vous avez rudement poursuivi un homme avec qui vous
faisiez des affaires considérables !
GOULARD.
Des affaires où tout n'a pas été bénéfice...
MERCADET.
Où serait le mérite? si elles ne donnaient que des bénéfices,
tout le monde ferait des affaires!...
GOULARD.
Je ne viens pas chercher les preuves de votre esprit, je sais que
VOUS en avez plus que moi, car vous avez mon argent...
MERCADET.
Eh bien, il faut que l'argent soit quelque part! (a madame Mer-
cadet.) Tu vois en monsieur un homme qui m'a poursuivi comme
un lièvre! Allons! convenez-en, mon cher Goulard, vous vous êtes
mal conduit! Un autre que moi se vengerait en ce moment, car je
puis vous faire perdre une bien grosse somme...
GOULARD. ^
Si vous ne me payez pas, je le crois bien; mais vous me payerez,
ou, demain, les pièces seront remises au garde du commerce...
XVIII. 31
482 THÉÂTRE.
MERCADET.
Oh ! il ne s'agit pas de ce que je vous dois, vous n'avez là-dessus
aucune inquiétude, ni moi non plus; mais il s'agit de capitaux
bien plus considérables ! Rien ne m'a étonné comme de vous savoir,
vous, homme d'un coup d'oeil si sûr, vous à qui je demanderais un
conseil, de vous savoir encore engagé dans cette affaire-là!...
vous!... Enfin nous avons tous nos moments d'erreur...
GOULARD.
Mais quoi?...
MERCADET, à sa femme.
Tu ne le croirais jamais! (a Gouiard.) Elle a fini par se connaître
en spéculations, elle a un tact pour les juger!... (a sa femme.) Eh
bien, ma chère, Gouiard y est pour une somme très-considérable.
madame MERCADET.
Monsieur!...
GOULARD, à part.
Ce Mercadet, il a le génie de la spéculation : mais veut-il encore
m' amuser? (a Mercadet.) Que voulez-vous dire? De quoi s'agit-il?
MERCADET.
Vous le savez bien!... On sait toujours où le bât nous blesse,
quand on porte des actions.
GOULARD.
Serait-ce les mines de la basse Indre? une affaire superbe!...
MERCADET.
Superbe!... oui, pour ceux qui ont fait vendre hier...
GOULARD.
On a vendu?...
MERCADET.
En secret, dans la coulisse! vous verrez la baisse aujourd'hui et
demain. Oh! demain, quand on saura ce que l'on a trouvé...
GOULARD.
Merci ! Mercadet, nous causerons plus tard de nos petites affaires.
— Madame, mes hommages...
MERCADET.
Attendez donc, mon cher Gouiard! (Il retient Gouiard par le bras.
J'ai une nouvelle à vous donner qui vous rassurera sur...
LE FAISEUR. 483
GOULARD.
Sur quoi?...
• MERCADET.
Sur votre créance I Je marie ma fille...
GOULARD, il dégage sa main de celle de Mercadet.
Plus tard.
MERCADET, il reprend Goulard.
Non, tout de suite; il s'agit d'un millionnaire.
GOULARD.
Je vous fais mes compliments... Oh! la mine!... Puisse-t-elle être
heureuse ! Vous pouvez compter sur moi.
MADAME MERCADET.
Pour la noce?
GOULARD, il dégage de nouveau son bras du bras de Mercadet.
En toute occasion.
MERCADET.
Écoutez ! encore un mot.
• GOULARD.
Non, adieu ! Je vous souhaite bon succès dans cette affaire.
MERCADET, il fait revenir Goulard par un signe.
Si vous voulez me rendre quelques titres, je vous dirai à qui
vous pourrez vendre vos actions...
GOULARD.
Mon cher Mercadet ! Mais nous allons nous entendre.
MERCADET, bas, à sa femme.
Le voyez-vous prêt à voler le prochain? Est-ce un honnête
homme?
GOULARD.
Eh bien?
MERCADET.
Avez-vous mes valeurs sur vous ?
GOULARD.
Non.
MERCADET.
Que veniez-vous donc faire? •
GOULARD.
Je venais savoir comment vous vous portiez.
484 THÉÂTRE.
MERCADET.
Comme vous voyez.
GOULARD. »
Enchanté. Adieu ! (Mercadet suit Goulard en essayant de le retenir. ^
MADAME MERCADET, seule un instant.
Cela tient du prodige.
SCÈNE VIII
MERCADET, MADAME MERCADET.
MERCADET, il revient en riant.
Impossible de le retenir! Il m'a tourné le dos comme un ivrogne
à une fontaine.
MADAME MERCADET rit aussi.
Mais est-ce vrai, ce que vous lui avez dit? car je ne sais plus
démêler le sens de ce que vous leur dites...
MERCADET.
Il est dans l'intérêt de mon ami Verdelin d'organiser une panique
sur les actions de la basse Indre, entreprise jusqu'à présent dou-
teuse, et devenue excellente tout à coup, (a part.) S'il réussit à tuer
l'affaire, je me ferai ma part... (Haut.) Ceci nous ramène à notre
grande affaire : le mariage de Julie! Oui, j'ai besoin d'un second
moi-même pour ce que je sème.
MADAME MERCADET.
Ah! monsieur, si vous m'aviez prise pour votre caissier, nous
aurions aujourd'hui trente mille francs de rente!...
MERCADET.
Le jour où j'aurais eu trente mille livres de rente, j'eusse été
ruiné. Voyons ! si, comme vous le vouliez, nous nous étions enfouis
dans une province, avec le peu qui nous serait resté lors de Tem-
prunt forcé que nous a fait ce monstre de Godeau, où en serions-
nous? Auriez-vous connu Méricourt, qui vous plaît tant et de qui
vous avez fait votre chevalier? Ce lion (car c'est un lion) va nous
débarrasser de Julie! Ah! la pauvre enfant n'est pas notre plus
belle affaire...
LE FAISEUR. 485
MADAME MERCADET.
Il y a des hommes sensés qui pensent que la beauté passe...
MERCADET.
11 y en a de plus sensés qui pensent que la laideur reste.
MADAME MERCADET,
Julie est aimante...
MERCADET.
Mais je ne suis pas M. de la Brive !... Et je sais mon rôle de père,
allez ! Je suis même assez inquiet de la passion subite de ce jeune
liomme : je voudrais savoir de lui ce qui Ta charmé dans ma fille.
MADAME MERCADET.
Julie a une vok délicieuse, elle est musicienne.
MERCADET.
Peut-être est-il un de nos dilettanti les moins savants, car il va,
je crois, aux Bouffes sans entendre un mot d'italien.
MADAME MERCADET.
Julie est instruite.
MERCADET.
Vous voulez dire qu'elle lit des romans; et, ce qui prouve qu'elle
est une fille d'esprit, c'est qu'elle n'en écrit pas. J'espère que Julie,
malgré ses lectures, comprendra le mariage comme il doit être
compris : en affaire! Nous l'avons à peu près laissée maîtresse de
ses volontés depuis deux ans : elle se faisait si grande !
MADAME MERCADET.
Pauvre enfant! elle est si bien dans le secret de notre position,
qu'elle a su se donner un talent, celui de la peinture sur porce-
laine, afin de no plus nous être à charge...
MERCADET.
Vous n'avez pas rempli vos obligations envers elle (Mouvement de
madame Mercadet. ) : il fallait la faire joUo.
MADAME MERCADET.
Elle est mieux, elle est vertueuse...
MERCADET.
Spirituelle et vertueuse! son mari aura bien...
MADAME MERcfDET.
Monsieur !...
486 THÉÂTRE.
MERCADET.
Bien de ragrément! Allez la chercher, car il faut lui expliquer
le sens du dîner d'aujourd'hui et l'inviter à prendre M. de la Brive
au sérieux.
MADAME MERCADET.
Les difficultés avec nos fournisseurs m'ont empêchée de lui en
parler hier. Je vais vous amener Julie ; elle est éveillée, car elle se
lève au jour pour peindre. (Eiie sort.)
SCÈNE IX
MERCADET, seul.
Dans cette époque, marier une fille jeune et belle, la bien
marier, entendons-nous, est un problème assez difficile à résoudre ;
mais marier une fille d'une beauté douteuse et qui n'apporte que
ses vertus en dot, je le demande aux mères les plus intrigantes,
n'est-ce pas une œuvre diabolique ? Méricourt doit avoir de l'affec-
tion pour nous; ma femme fait encore de lui ce qu'elle veut, et
c'est ce qui me rassure... Oui, peut-être se croit-il obligé de marier
Julie avantageusement. Quant à M. de la Brive, rien qu'à le voir
fouettant son cheval aux Champs-Elysées, au style du tigre, l'en-
semble de l'équipage, son attitude à l'Opéra, le père le plus exi-
geant serait satisfait. J'ai dîné chez lui : charmant appartement,
belle argenterie, un dessert en vermeil, à ses armes; ce n'était
pas emprunté. Qui peut donc engager un coryphée de la jeunesse
dorée à se marier?... Car il a eu des succès de femmes... Oh ! peut-
être est-il las des succès... Puis il a entendu, m'a dit Méricourt,
Julie chez Duval, où elle a chanté à ravir... Après tout, ma fille fait
un bon mariage. Et lui?... Oh! lui...
SCÈNE X
MERCADET, MADAME MERCADET, JULIE.
MADAME MERCADET.
Julie, votre père et moi, nous avons à vous parler sur un sujet
LE FAISEUR. 487
toujours agréable à une fiUc : il se présente pour vous un parti.
Tu vas peut-être te marier, mon enfant.
JULIE.
Peut-être?... Mais cela doit être sur.
MERCADET.
Les filles à marier ne doutent jamais de rien!
JULIE.
M. Minard vous a donc parlé, mon père?
MERCADET.
M. Minard?... Hein?... Qu'est-ce qu'un M. Minard? — Vous atten-
diez-vous, madame, à trouver un M. Minard établi dans le cœur
de votre fille Julie? — Julie, serait-ce par hasard ce petit employé
que Duval, mon ancien caissier, m'a plusieurs fois recommandé
pour des places? Un pauvre garçon dont la mère seule est connue...
(a part.), le fils naturel de Godeau... (a juiie.) RépondeZc
JULIE.
Oui, papa.
MERCADET.
Vous l'aimez?
JULIE.
Oui, papa.
MERCADET.
Il s'agit bien d'aimer, il faut être aimée.
MADAME MERCADET.
Vous aime-t-il?
JULIE.
Oui, maman.
MERCADET.
« Oui, papa! oui, maman! » pourquoi pas ?ia7ia?7, dada? QuSind
les filles sont ultra-majeures, elles parlent comme si elles sortaient
de nourrice!... Faites à votre mère la politesse de l'appeler ma-
dame, afin qu'elle ait les bénéfices de sa fraîcheur et de sa beauté.
JULIE.
Oui, monsieur.
MERCADET.
Oh! appelez-moi mon père, je flfe m'en fâcherai pas! Quelles
preuves avez-vous donc d'être aimée?...
488 THÉÂTRE
JULIE.
Mais... on se sent aimée!...
MERCADET.
Quelle preuve en avez-vous?
JULIE.
Mais la meilleure preuve, c'est qu'il veut m' épouser.
MERCADET.
C'est vrai! Ces filles ont, comme les petits enfants, des réponses
à vous casser les bras.
MADAME MERCADET.
OÙ r avez-vous donc vu?
JULIE.
Ici.
MADAME MERCADET,
Quand?
JULIE.
Le soir, quand vous êtes sortie.
MADAME MERCADET.
Il est moins âgé que vous...
JULIE.
Oh! de quelques mois!...
MADAME MERCADET.
Et je vous croyais trop raisonnable pour penser à un jeune
étourdi de vingt-deux ans, qui ne peut apprécier vos qualités.
JULIE.
Mais il a pensé à moi le premier; car, si je l'avais aimé la pre-
mière, il n'en aurait jamais rien su. Nous nous sommes vus, un
soir, chez madame Duval.
MADAME MERCADET.
Il n'y a que madamo Duval pour recevoir chez elle des gens
sans positioi!...
MERCADET.
Elle fait salon, elle veut des danseui'S à tout prix!... Les gens
qui dansent n'ont jamais d'avenir. Aujourd'hui, les jeunes hommes
qui ont de l'ambition se donnent tous un air grave et ne daasent
point.
LE FAISEUR. 489
JULIE.
Adolphe...
MERCADET.
Et il se nomme Adolphe!... Ce monde, que des imbéciles nous
disent en progrès, parce qu'ils prennent des déplacements pour des
perfectionnements, tourne donc sur lui-même? Enfants, vous croyez
moins que jamais à l'expérience de vos pères... Apprenez, made-
moiselle, qu'un employé à douze cents francs ne sait pas aimer, il
n'en a pas le temps, il se doit au travail. Il n'y a que les proprié-
taires, les gens à tilbury, enfin les oisifs, qui peuvent et sachent
aimer.
MADAME MERCADET.
Mais, malheureuse enfant...
MERCADET, à sa femme.
Laissez-moi lui parler, (a juiie.) Julie, je te marie à ton M. Mi-
nard... (Mouvement de Julie.) Attends! tu n'as pas le premier S)u, tu
le sais : que devenez-vous le lendemain de votre mariage? Y avez-
vous songé?...
JULIE.
Oui, mon père.
Elle est folle !
MADAME MERCADET.
MERCADET, à sa femme.
Elle aime, la pauvre fille! laissez-la dire, (a juiie.) Parle, Julie,
je ne suis plus ton père, mais ton confident, je t'écoute.
JULIE.
Nous nous aimerons.
MERCADET.
Mais l'amour vous enverra-t-il des coupons de rente au bout de
ses flèches?
JULIE.
Oîi ! mon père, nous nous logerons dans un petit appartement,
au fond d'un faubourg, à un quatrième étage, s'il le faut! Au
besoin, je serai sa servante... Ah! je m'occuperai des soins du mé-
nage avec un plaisir infini, en songeant qu'en toute chose il s'agira
de lui... Je travaillerai pour lui pendant qu'il travaillera pour moi!
Je lui sauverai bien des ennuis, il ne s'apercevra jamais de notre
490 THÉÂTRE.
gêne. Notre ménage sera propre, élégant même. Mon Dieu! l'élé-
gance tient à si peu de chose, elle vient de l'âme, et le bonheur
en est à la fois la cause et l'effet. Je puis gagner assez avec ma
peinture sur porcelaine pour ne rien lui coûter et même contri-
buer aux charges de la vie. D'ailleurs, l'amour nOus aidera à passer
les jours difficiles! Adolphe a de l'ambition, comme tous les gens
qui ont une âme élevée, et il est de ceux qui arrivent...
MERCADET.
On arrive garçon; mais, marié, l'on se tue à solder un livre de
dépenses, à courir après mille francs, comme les chiens après une
voiture. Et il a de l'ambition?...
JULIE.
Mon père, Adolphe a tant de volonté unie à tant de moyens, que
je suis sûre de le voir un jour... ministre peut-être!
MERCADET.
Aujourd'hui, qui est-ce qui ne se voit pas plus ou moins ministre?
En sortant du collège, on se croit un grand poète, un grand ora-
teur, un grand ministre, comme, sous l'Empire, on se voyait ma-
réchal de France en partant sous-Ueutenant. Sais-tu ce qu'il serait,
ton Adolphe?... père de plusieurs enfants qui dérangeront tes plans
de travail et d'économie, qui logeront Son Excellence rue de
Clichy, et qui te plongeront dans une affreuse misère! Tu m'as fait
là le roman et non l'histoire de la vie.
MADAME MERCADET.
Pauvre enfant! à son âge, il est si facile de prendre ses espé-
rances pour des réalités!...
MERCADET.
Elle croit que l'amour est le seul élément de bonheur dans le
mariage : elle se trompe comme tous ceux qui mettent leurs propres
fautes sur le compte du hasard, l'éditeur responsable de nos folies,
et alors on s'en prend de son malheur à la société, qu'on boule-
verse. Bah! c'est une amourette qui n'a rien de sérieux.
JULIE.
C'est, mon père, de part et d'autre, un amour auquel nous sa-
crifierons tout...
MADAME MERCADET.
Comment! Julie, tu ne sacrifierais pas cet amour naissant pour
LE FAISEUR. 491
sauver ton père? pour lui rendre plus que la vie qu'il t'a donnée^
l'honneur que les familles doivent garder intact!
MERCADET.
Mais à quoi servent donc les romans dont tu t*abreuves, malheu-
reuse enfant, si tu n'y puises pas le désir d'imiter les dévouements
qu'on y prêche (car les romans sont devenus des sermons so-
ciaux)? Votre Adolphe connaît-il ta position de fortune? lui as-tu
peint votre belle vie au quatrième étage, avec un parc sur la
fenêtre et des cerises à manger le soir, comme faisait Jean-Jacques
avec une fille d'auberge?
JULIE.
Mon père, je suis incapable d'avoir commis la moindre indiscré-
tion qui pût vous compromettre.
MERCADET.
Il nous croit riches?
JULIE.
II ne m'a jamais parlé d'argent.
MERCADET, à part, à sa femme.
Bien, j'y suis, (a Julie.) Julie, vous allez lui écrire, à l'instant,.
de venir me parler.
JULIE.
Ah! mon père!... (EUe rembrasse.)
MERCADET.
Aujourd'hui même, un jeune homme élégant, ayant une grande
existence, un beau nom, vient dîner ici. Ce jeune homme a des
intentions et vous recherche. Voilà mon prétendu. Vous ne serez
pas madame Minard, vous serez madame de la Brive; au lieu
d'aller au quatrième étage, dans un faubourg, vous habiterez une
belle maison dans la Ghaussée-d'Antin. Vous avez des talents, de
l'instruction, vous pourrez jouer un rôle brillant à Paris. Si vous
n'êtes pas la femme d'un ministre, vous serez peut-être la femme
d'un pair de France. Je suis fâché, ma fille, de n'avoir pas mieux
à vous olTrir...
JULIE.
Ne raillez pas mon amour, mon père, et permettez-moi d'ac-
cepter le bonheur et la pauvreté plutôt que le malheur et la
richesse.
492 THÉÂTRE.
MADA.ME MERCADET.
Julie, votre père et moi, nous sommes comptables de votre
avenir envers vous-même, et nous ne voulons point un jour être
accusés justement par vous, car l'expérience des parents doit être
la leçon des enfants. Nous faisons, en ce moment, une rude
épreuve des choses de la vie. Va, ma fille, marie-toi richement.
MERCADET.
Dans ce cas-là, l'union fait la force ! la maxime des écus de la
République.
MADAME MERCADET.
SU n'y a pas de bonheur possible dans la misère, il n'y a pas de
malheur que la fortune n'adoucisse.
JULIE.
Et c'est vous, ma mère, qui me dites ces tristes paroles! — Mon
père, je vais vous parler votre langage amer et positif. Ne vous
ai-je pas entendu parler de gens riches, oisifs et par conséquent
sans force contre le malheur, ruinés par leurs vices ou leur laisser
aller, plongeant leur famille dans une misère irréparable ? N'au-
rait-il pas mieux valu marier alors la pauvre fille à un homme
sans fortune, mais capable d'en gagner une? M. de la Brive peut,
je le sais, être riche, spirituel et plein de talents, mais vous étiez
tout cela, vous avez perdu votre fortune et vous avez pris en ma
mère une fille riche et belle, tandis que moi...
MERCADET.
Ma fille, vous pourrez juger M. de la Brive comme je jugerai
M. Minard. Mais vous n'aurez pas le choix. M. Minard renoncera
lui-même à vous.
JULIE.
Oh! jamais, mon père, il vous gagnera le cœur...
MADAME MERCADET.
Mon ami, si elle était aimée...
MERCADET.
Elle est trompée.
JULIE.
Je demanderais à l'être toujours ainsi.
MADAME MERCADET.
On sonne! et nous n'ayons personne pour aller ouvrir la porte!
LE FAISEUR. 493
MER CADET.
Eh bien» laissez sonner.
MADAME MERGADET.
Je m'imagine toujours que Godeau peut revenir.
MERGADET.
Godeau!... Mais sachez donc qu'avec ses principes de faire for-
tune quibuscumque viis... (allons! je leur parle latin!), Godeau ne
peut être que pendu à la grande vergue d'une frégate. Après huit
ans sans nouvelles, vous espérez encore Godeau! Vous me faites
l'effet de ces soldats qui attendent toujours Napoléon.
MADAME MERGADET.
On sonne encore.
MERGADET.
C'est une sonnerie de créancier!... Va voir, Julie! Et, quoi qu'on
te dise, réponds que, ta mère et moi, nous sommes sortis. Ce
créancier aura peut-être de la pudeur, il croira sans doute une
jeune personne...
SCÈNE XI
MADAME MERGADET, MERGADET.
MADAME MERGADET.
Cet amour, vrai chez elle, du moins, m'a émue...
MERGADET.
Vous êtes toutes romanesques !
MADAME MERGADET.
Un premier amour donne bien de la force!...
MERGADET.
La force de s'endetter! Et c'est bien assez que le beau-père...
SCÈNE XII
PIERQUIN, JULIE, MERGADET, MADAME MERGADET.
JULIE, entrant la première.
Mon père, M, Pierquin.
J^U THÉÂTRE.
MERCADET.
Allons! la jeune garde est en déroute!...
JULIE.
Mais il prétend qu'il s'agit d'une bonne affaire pour vous.
MERCADET.
C'est-à-dire pour lui. Qu'elle se laisse aller à écouter son Adolphe,
^a se conçoit; mais un créancier!... Je sais comment le prendre,
celui-là! Laissez-nous. (Les femmes sortent.)
SCÈNE XIII
PIERQUIN, MERCADET.
PIERQUIN.
Je ne viens pas vous demander d'argent, mon cher monsieur, je
sais que vous faites un superbe mariage. Votre fille épouse un mil-
lionnaire, le bruit s'en est répandu...
MERCADET.
Oh! millionnaire! Il a quelque chose...
PIERQUIN.
Ce magnifique prospectus va calmer vos créanciers. Tenez!...
moi-même, j'ai repris mes pièces que j'avais remises aux gardes
du commerce.
MERCADET.
Vous alliez me faire arrêter?
PIERQUIN.
Ah ! vous aviez deux ans ! Je ne garde jamais de dossiers si long-
temps ; mais, pour vous, je m'étais départi de mes principes. Si ce
mariage est une invention, je vous en fais mon compliment... Le
retour de Godeau s'usait diablement!... Vn gendre vous fera ga-
gner du temps. Ah ! mon cher, vous nous avez promenés avec des
relais d*espérance à désespérer des vaudevillistes! Ma foi! je vous
aime, vous êtes ingénieux! A fille sans dot riche mari, c'est hardi.
MERCADET, à part.
OÙ veut-il en venir?
LE FAISEUR. 495
PIERQUIN.
Goulard a gobé Thameçon : mais qu*avez-vous mis dessus? car
il est fin.
MER CAD ET.
Mon gendre est M. de la Brive, un jeune homme...
PIERQUIN.
Il y a un vrai jeune homme?
MERCADET.
Je vous le ferai voir...
PIERQUIN.
Alors, combien payez-vous le jeune homme?
MERCADET.
Ahl assez d'insolence! Autrement, mon cher, je vous demande-
rais de régler nos comptes; et, mon cher monsieur Pierquin, vous
y perdriez beaucoup, au prix où vous me vendez l'argent!...
PIERQUIN.
Monsieur I
MERCADET.
Monsieur, je vais être assez riche pour ne plus souffrir la plai-
santerie de personne, pas même d'un créancier. Quelle affaire
venez-vous me proposer ?
PIERQUIN.
Si vous voulez régler, j'aimerais autant cela...
MERCADET.
Je ne le crois pas : je vous rapporte autant qu'une ferme en
Beauce.
PIERQUIN.
Je venais vous proposer un échange de valeurs, contre lequel
je vous accorderais un sursis de trois mois.
MERCADET.
C'est là la bonne affaire ?
PIERQUIN.
Oui.
MERCADET, à part.
Que flaire ce renard des poules aux œufs d'or? (Haut.) Expli-
quez-vous nettement.
496 THÉÂTRE.
PIERQUIN.
Vous savez, moi, je suis lucide, limpide, on y voit clair.
MERCADET.
Pas de phrases! Je ne vous ai jamais reproché de faire l'usure :
car je considère un fort intérêt comme une prime donnée au capi-
tal d'une affaire. L'usurier, c'est un capitaliste qui se fait sa part
d'avance...
PIERQUIN.
Voici près de cinquante mille francs de lettres de change d'un
joli jeune homme nommé Miclionnin, garçon coulant...
MERCADET.
Et coulé...
PIERQUIN.
Oui. Elles sont en règle : protêt, jugement par défaut, jugement
définitif, procès-verbal de carence, dénonciation de contrainte, etc..»
il y a cinq mille francs de frais.
MERCADET.
Et cela vaut?
PIERQUIN.
Ce que vaut l'avenir d'un jeune homme maintenant forcé d'avoir
beaucoup d'industrie pour vivre...
MERCADET.
Rien...
PIERQUIN.
A moins qu'il n'épouse une riche Anglaise amoureuse de..,
MERCADET.
De lui?
PIERQUIN.
Non, d'un titre! Et je pensais à lui en acheter un... Mais cela
m'aurait jeté dans les intrigues de la chancellerie.
MERCADET,
Mais que voulez-vous de moi?
PIERQUIN.
Des choses de même valeur.
MERCADET.
Quoi?
LE FAISEUR. 497
PIERQUIN.
Des actions de... Enfin de vos entreprises qui ne donnent plus
de dividende.
MERCADET.
Et vous m'accorderez un sursis de cinq mois?,..
PIERQUIN.
Non, trois mois.
MERCADET, à part.
Trois mois! pour un spéculateur, c'est l'éternité! Mais quelle est
son idée? Oh! ne rien donner, recevoir quelque chose. (Haut.) Pier-
quin, je ne comprends pas, malgré mon intelligence ; mais c'est fait. . .
PIERQUIN.
J'avais compté là-dessus! Voici une lettre par laquelle je vous
accorde le sursis. Voici les dossiers Michonnin. Ah! je dois tout
vous dire : ce jeune homme a mis tous les gardes du commerce
sur les dents.
MERCADET.
Voulez-vous les actions roses d'un journal qui pourrait avoir du
succès s'il paraissait? les actions bleues d'une mine qui a sauté?
les actions jaunes d'un pavé avec lequel on ne pouvait pas faire
de barricades?
PIERQUIN.
Donnez-m'en de toutes les couleurs.
MERCADET.
En voici, mon cher maître, pour quarante mille francs,
PIERQUIN.
Merci, mon cher ami! Nous autres, nous sommes ronds en
affaires...
MERCADET, à part.
Sa ritournelle quand il a pincé quelqu'un. Je suis volé! (Haut.)
Vous allez placer mes actions? »
PIERQUIN.
Mais oui.
MERCADET.
A toute leur valeur?
PIERQUIW
Si c'est possible...
xvm. 32
498 THÉÂTRE.
MERCADET.
Ah! j'y suis. Gela remplacera vos cabinets d'histoire naturelle»
vos frégates en ivoire, les pelisses de zibeline, enfin les marchan-
dises fantastiques...
PIERQUIN.
C'est si vieux!...
MERCADET.
Et puis le tribunal commence à trouver cela léger... Vous êtes
un digne homme, vous allez ranimer nos valeurs...
PIERQUIN.
Croyez, mon cher ami, que je le voudrais.
MERCADET.
Et moi donc!... Adieu!
PIERQUIN.
Vous savez ce que je vous souhaite, en ma qualité de crcancior,
dans l'affaire du mariage de votre fille, (n sort.)
SCÈNE XIV
MERCADET, seul.
Michonnin! quarante-deux mille francs et cinq mille francs
d'intérêts et de frais, quarante-sept mille... Pas d'à-compte! Bah!
un homme qui ne vaut rien aujourd'hui peut devenir excellent
demain! D'ailleurs, je le ferai nommer baron en intéressant un
certain personnage dans une affaire! Mais, tiens! tiens! ma femme
connaît une Anglaise qui se met des coquillages et des algues sur
la tête; la fille d'un brasseur, et... diantre!... pas de domicile...
Ne l'accusons pas, l'infortuné! Sais-je si j'aurai un domicile dans
trois mois? Pauvre garçon! peut-être a-t-il eu, comme moi, un
an!i! Tout le monde a son Godeau, un faux Christophe Colomb!
Après tout, Godeau... (n regarde s'il est seul.) Godeau, je crois qu'il
m'a déjà rapporté plus d'argent qu'il ne m'en a pris!
ACTE DEUXIEME
SCENE PREMIERE
MERCADET, THÉRÈSE, JUSTIN, VIRGINIE.
MERCÂDET, sonnant Justin.
Qu'a dit Verdelin, mon ami Verdelin?
JUSTIN.
Il va venir; il a précisément, a-t-il dit, de l'argent à donner à
M. Brédif.
MERCADET.
Fais en sorte qu'il me parle avant d'entrer chez Brédif. Ah!...
j'ai donné cent francs au père Grumeau, il né peut pas encore avoir
menti pour cent francs en vingt-quatre heures.
JUSTIN.
D'autant plus, monsieur, que je lui ai fait croire qu'il avait dit
la vérité.
MERCADET.
Tu finiras par devenir mon secrétaire...
JUSTIN.
Ah! s'il ne fallait pas savoir écrire!...
MERCADET.
Les secrétaires de ministres écrivent très-peu.
JUSTIN.
Que font-ils donc?
MERCADET.
Le ménage! Et ils parlent lorsque leur patron doit se taire...
Allons! arrange-toi pour que le père Grumeau dise à Verdelin que
Brédif est sorti. (Justin sort.)
300 THÉÂTRE.
MERCADET, à part.
Ce garçon-là est un demi-Frontio, car, aujourd'hui, ceux qui
sont des Frontins tout entiers deviennent des maîtres!... Nos par-
\. venus d'aujourd'hui sont des Sganarelles sans place qui se sont
mis en maison chez la France! (a Thérèse.) Eh bien, Thér.èse?...
I THÉRÈSE.
Ah! monsieur, dès que j'ai promis le payement, tous les four-
nisseurs ont eu des figures aimables...
MERCADET.
Le sourire du marchand qui vend bien, (a Virginie.) Et nous
aurons un beau dîner, Virginie?
VIRGINIE.
Monsieur le mangera!...
MERCADET.
Et les fournisseurs?...
VIRGINIE.
Bah! ils patienteront!...
MERCADET, à part.
Elles les a payés. (Haut.) Je ne t'oublierai pas. Nous compterons
demain.
VIRGINIE.
Si mademoiselle se marie, elle pensera sans doute à moi.
MERCADET.
Comment donc ! mais certainement.
THÉRÈSE.
Monsieur, et moi?
MERCADET.
Tu auras pour mari l'un des futurs employés de mon Assurance
contre les chances du recrutement. Mais...
THÉRÈSE.
Oh î monsieur, soyez tranquille. Je sais ce qu'on peut dire à un
prétendu pour le rendre amoureux fou ; car je sais comment le
rendre froid comme une corde à puits... Je me suis vengée de ma
dernière maîtresse en faisant rompre son mariage...
MERCADET.
Ah! la langue d'une femme de chambre!... c'est un feuilleton
domestique...
i
LE FAISEUR. 501
THÉRÈSE.
Oh! monsieur..., nous n'avons pas tant de... dé... talent. (Eiie
•ort.)
SCENE II
MERCADET, un moment seul; puis JUSTIN.
MERCADET.
Avoir ses gens pour soi, c'est comme si un ministre avait la
presse à lui ! Heureusement que les miens ont leurs gages à
perdre. Tout repose maintenant sur la douteuse amitié de Verde-
lia, un homme dont la fortune est mon ouvrage ! Mais se plaindre
de l'ingratitude des hommes, autant vouloir être le Luther du
coeur. Dès qu'un homme a quarante ans, il doit savoir que le
monde est peuplé d'ingrats !... Par exemple, je ne sais pas où sont
les bienfaiteurs... Verdelin et moi, nous nous estimons très-bien.
Lui me doit de la reconnaissance; m-.ù, je lui dois de l'argent, et
nous ne nous payons ni l'un ni l'autre!... Allons! pour marier
Julie, il s'agit de trouver mille écus dans une poche qui voudra
^tre vide ! Crocheter le cœur pour crocheter la caisse, quelle entre-
prise!... Il n'y a que les femmes aimées qui font de ces tours
de force-là!...
JUSTIN, entrant.
M. Verdelin va venir.
SCÈNE III
Les MÊMES, VIOLETTE.
MERCADET.
Le voici!... Mon ami... Ah! c'est le père Violette... (a Justin.)
Après onze ans de service, tu ne sais pas encore fermer les portos?
Allons, va guetter Verdelin, et caiisj spirituellement avec lui jus-
qu'à ce que j'aie congédié ce pauvre diable.
JUSTIN. *
L'une de ses victimes! (n sort.)
502 THÉÂTRE.
VIOLETTE.
Je suis déjà venu onze fois depuis huit jours, mon cher monsieur
Mercadet, et le besoin m'a obligé de vous attendre hier dans la rue
pendant trois heures en me promenant d'ici à la Bourse. J'ai vu
qu'on m'avait dit vrai, en assurant que vous étiez à la campagne.
MERCADET.
Nous sommes aussi malheureux l'un que l'autre, mon pauvre
père Violette : nous avons tous deux une famille...
VIOLETTE.
Nous avons engagé tout ce qui peut se mettre au mont-de-piété., .
MERCADET.
C'est comme ici...
VIOLETTE.
Le mal de l'un ne guérit pas le mal de l'autre... Mais vous avez:
encore de quoi vivre, et nous sommes sans pain ! Je ne vous ai
jamais reproché ma ruine, car je crois que vous aviez l'intention
de nous enrichir... et puis c'est ma faute! En voulant doubler
notre petite fortune, je l'ai compromise; ma femme et mes filles
ne veulent pas comprendre, elles qui me poussaient à spéculer,
elles qui me reprochaient ma timidité, que, lorsqu'on risque de
gagner beaucoup, c'est qu'on est exposé à perdre autant... Mais»
enfin, parole ne paye pas farine, et je viens vous supplier de me
donner le plus petit à-compte sur les intérêts : vous sauverez la
vie à toute une famille.
MERCADET, à part.
Pauvre homme! il me navre!... Quand je Pai vu, je déjeune
sans appétit! (Haut.) Soyez bien raisonnable, car je vais partager
avec vous... (Bas.) Nous avons à peine cent francs dans la maison...
et encore, c'est l'argent de ma fille.
VIOLETTE.
Est-ce possible ! Vous, monsieur Mercadet, un homme que j'ai
vu si riche!...
MERCADET.
Entre malheureux, on se doit la vérité.
VIOLETTE.
Ah! si l'on ne se devait que cela, comme on se payerait promp-
tement I
LE FAISEUR. 503
MERCADET.
N'en abusez pas!... car je suis sur le point de marier ma fille...
VIOLETTE.
J*ai deux filles, moi, monsieur, et ça travaille sans espoir de se
marier, car les femmes qui restent honnêtes gagnent si peu!...
Dans la circonstance où vous êtes, je ne vous importunerais pas,
mais... ma femme et mes filles attendent mon retour dans des
angoisses... A mon âge, je ne peux plus rien faire... Si vous...
pouviez m'obtenir une place !
MERCADET.
Vous êtes inscrit, père Violette, pour être le caissier de ma com-
pagnie d'assurances contre les chances du...
VIOLETTE.
Ah! ma femme et mes filles vont vous bénir!... (Mercadetva prendre
de l'argent. — A part.) Les autros qui le tracasseut n'ont rien; mais, en
se plaignant comme ça, on touche à peu près ses intérêts...
MERCADET.
Tenez, voilà soixante francs...
VIOLETTE.
En or! il y a bien longtemps que je n*en ai vu... oh! chez
moi!...
MERCADET.
Mais...
VIOLETTE.
Soyez tranquille, je n'en dirai rien...
MERCADET.
Ce n'est pas cela ! Vous me promettez, père Violette, de ne pas
revenir avant... un mois?...
VIOLETTE.
Un mois! Pourrons-nous vivre un mois avec cela?
MERCADET.
Vous n'avez donc pas autre chose?
VIOLETTE.
Je ne possède pour toute fortune que ce que vous me devez...
MERCADET, à^art.
Pauvre homme! En le voyant, je me trouve riche. (Haut.) Mais je
504 THÉÂTRE.
croyais que vous faisiez quelques petites affaires de prêt dans le
quartier de l'Estrapade?
VIOLETTE.
Depuis que les prisonniers pour dettes ont quitté Sainte-Pélagie,
les prêts ont bien baissé dans le quartier.
MERCADET.
Pourriez-vous avoir un cautionnement pour une place de cais-
sier?...
VIOLETTE.
J'ai quelques amis, et peut-être...
MERCADET.
Prendraient-ils des actions?
VIOLETTE.
Oh! monsieur, vous autres faiseurs, vous avez cassé le grand
ressort de l'association! On ne veut plus entendre parler d'actions...
MERCADET.
Eh bien, adieu, père Violette! Nous compterons plus tard...
Vous serez le premier payé...
VIOLETTE.
Bonne réussite, monsieur! Ma femme et mes filles diront des
prières pour le mariage de mademoiselle Mercadet.
MERCADET.
Adieu! (a part.) Si tous les créanciers étaient comme celui-là!
mais je n'y tiendrais pas, il m'emporte toujours de l'argent.
SCÈNE IV
MERCADET, VERDELIN.
VERDELIN.
Bonjour, mon ami! que me veux-tu?
MERCADET.
Ta question ne me donne pas le temps de te dorer la pilule. Tu
m'as deviné!
VERDELIN.
Oh! mon vieux Mercadet, je n'en ai pas, et, je sais franc : j'en
aurais, que je ne pourrais pas t'en donner! Écoute... Je t'ai prêté
LE FAISEUR. 505
déjà tout ce dont mes moyens me permettaient de disposer; je ne
t-e l'ai jamais redemandé. Je suis ton ami et ton créancier : eh bien,
si je n'avais pas pour toi le cœur plein de reconnaissance, si j'étais
un homme ordinaire, il y a longtemps que le créancier aurait tué
Tami!... Diantre!... tout a ses limites dans ce monde.
MERCADET.
L'amitié, oui, mais non le malheur!
VERDELIN.
Si j'étais assez riche pour te sauver tout à fait, pour éteindre
entièrement ta dette, je le ferais de grand cœur, car j'aime ton
•courage : mais tu dois succomber!... Tes dernières entreprises,
quoique spirituellement conçues, très-spécieuses même (tant de
gens s'y sont pris!), ont croulé : tu l'es déconsidéré, tu es devenu
dangereux! Tu n'as pas su profiter de la vogue momentanée de tes
opérations!... Quand tu seras tombé, tu trouveras du pain chez
moi!... Le devoir d'un ami est de nous dire ces choses-là!...
MERCADET.
Que serait Tamitié sans le plaisir de se trouver sage et de voir
son ami fou, de se trouver à l'aise et de voir son ami gêné, de se
complimenter en lui disant des choses désagréables!... Ainsi, je
suis au ban de l'opinion publique?
VERDELIN.
Je ne dis pas tout à fait cela. Non, tu passes encoi'e pour un hon-
nête homme, mais la nécessité te force à recourir à des moyens...
.MERCADET.
Qui ne sont pas justifiés par le succès, comme chez les gens
heureux. Ah! le succès!... de combien d'infamies se compose un
succès, tu vas le savoir... Moi, ce matin, j'ai déterminé la baisse
que tu veux opérer, afin de tuer l'affaire des mines de la basse
Indre, dont tu veux t'emparer pendant que le compte rendu des
ingénieurs va rester dans l'ombre, grâce au silence que tu soldes
si cher...
VERDELIN.
Chut! Mercadet, est-ce vrai? Je te reconnais bien là... (n le prend
par la taille. )
506 THÉÂTRE.
MERCADET.
Allons! ceci est pour te faire comprendre que je n'ai pas besoin
de caresses, ni de morale, mais d'argent! Hélas! je ne t'en de-
mande pas pour moi, mon bon ami! mais je marie ma fille, et nous
sommes arrivés ici secrètement à la misère... Tu te trouves dans
une maison où règne l'indigence sous les apparences du luxe (les
promesses, le crédit, tout est usé!) : et, si je ne solde pas en
argent quelques frais indispensables, ce mariage manquera! Enfin»
il me faut ici quinze jours d'opulence, comme à toi vingt-quatre
heures de mensonges à la Bourse. Verdelin, cette demande ne se
renouvellera pas; je n'ai pas deux filles. Faut-il tout dire? Ma femme
et Julie n'ont pas de toilettes! (a part.) Il hésite...
VERDELIN, à part.
Il m'a joué tant de comédies, que je ne sais pas si sa fille se
marie... Elle ne peut pas se marier!
MERCADET.
Il faut donner aujourd'hui même un dîner à mon futur gendre,
qu'un ami commun nous présente, et je n'ai plus mon argenterie :
elle est... tu sais... Non-seulement j'ai besoin d'un millier d'écus,
mais encore j'espère que tu me prêteras ton service de table, et
tu viendras dîner avec ta femm«.
VERDELIN.
Mille écus!... Mercadet!... Mais personne n'a mille écus... à
prêter... A peine les a-t-on pour soi! Si on les prêtait toujours, on
ne les aurait jamais...
MERCADET, à part.
Oh! il y viendra. (Haut.) Tu me croiras si tu veux, mais, une fois
ma fille mariée, eh bien, tout me devient indifférent. Ma femme
aura chez Julie un asile; moi, j'irai chercher fortune ailleurs, car tu
as raison, et je me suis dit : « Utile aux autres, je me suis funeste
à moi-même ! Dans les affaires où je perds, les autres gagnent !
Magnifique aux semailles de l'annonce et du prospectus, compre-
nant et satisfaisant les nécessités de l'organisation primitive, je
n'entends rien à la récolte... »
VERDELIN.
Veux-tu savoir le mot de cette énigme?
LE FAISEUR. 507
MERCADET.
Dis...
VERDELIN.
C'est que, si tu te trouves supérieur à toute espèce de position
par l'esprit, tu es toujours au-dessous par le jugement. L'esprit
nous vaut l'admiration, le jugement nous donne la fortune.
MERCADKT, à part.
Oui, je n'ai pas assez de jugement pour tuer une affaire à mon
profit. (Haut.) Voyons, Verdelin!... j'aime ma femme et ma fille...
Ces sentiments-là sont ma seule consolation au milieu de mes ré-
cents désastres. Ces femmes ont été si douces, si patientes ! je les
voudrais voir à l'abri des malheurs!... Oh! là sont mes vraies souf-
frances!... Tu dois concevoir qu'on puisse pleurer... (n s'essuie ie&
jeur.) Tu as une charmante petite fille, et tu ne voudrais pas un
jour la savoir malheureuse, vieillissant dans les larmes et le tra-
vail... Voilà pourtant l'avenir de ma Julie, un ange de dévouement !
Oh! cher ami! j'ai, dans ces derniers temps, bu des calices bien
amers : j'ai trébuché sur le pavé de bois, j'ai créé des monopoles,
et l'on m'en a dépouillé ! Eh bien, ce ne serait rien auprès de la
douleur de me voir refusé par toi dans cette circonstance suprême !
Enfin, ne te disons pas ce qui arriverait... car je ne veux rien de-
voir à ta pitié!...
VERDELIN.
Mille écus !... Mais à quoi veux-tu les employer?
MERCADET, à part.
Je les aurai! (Haut.) Eh! mon cher, un gendre est un oiseau
qu'un rien effarouche... une dentelle de moins sur une robe, c'est
toute une révélation ! Les toilettes sont commandées, les mar-
chands vont les apporter... Oui, j'ai eu l'imprudence de dire que
je payerais tout, comptant sur toi!... Et le dîner... Il faut des vins
exquis!... l'amoureux ne peut perdre la tête que comme ça. Fais
donc attention à ceci : nous paraissons riches; nous devons nous
tenir sous les armes devant M. de la Brive! Verdelin, un millier
d'écus ne te tuera pas, toi qui as soixante mille francs de rente ! et
ce sera la vie d'une pauvre enfant que tu aimes, car tu aimes Ju-
lie!... Elle est folle de ta petite, elles jouent ensemble comme des
608 THÉÂTRE.
bienheureuses. Laisseras-tu l'amie de ta fille sécher sur pied? C'est
contagieux, ça porte malheur!...
VERDELIN.
Mon cher, je n'ai pas mille écus ; je puis te prêter mon argen-
terie, mais je n'ai pas...
MERCADET.
Un bon sur la Banque, c'est bientôt signé...
VERDELIN.
Je... Non...
MERCADET.
Oh! ma pauvre enfant!... tout est dit!... (ii tombe abattu sur un
fauteuil.) 0 mon Dieu ! pardonnez-moi de terminer le rêve pénible
de mon existence, et laissez-moi me réveiller dans votre sein!
VERDELIN.
Mais si tu as trouvé un gendre, mon ami?...
MERCADET, se levant brusquement.
Si j'ai trouvé un gendre? tu mets cela en doute?... Ah! refase-
moi durement les moyens de faire le bonheur de ma fille, mais
ne m'insulte pas! Tu verras M. de laBrive!... Je suis donc tombé
bien bas, pour que...? Oh! Verdelin... je ne voudrais pas pour
mille écus avoir eu cette idée sur toi... tu ne peux être absous
qu'en me les donnant...
VERDELIN.
Je vais aller voir si je puis...
MERCADET.
Non, ceci est une manière de refuser.
VERDELIN.
Et si le mariage manque?... Tiens, je n'y pensais pas, non, mon
ami, je te les donnerai quand le mariage se fera, certainement...
MERCADET.
Mais il ne se fera pas sans les mille écus! Comment! toi à qui je
les ai vu dépenser pour une chose de vanité, pour une amourette,
tu ne les mettrais pas à une bonne action!...
VERDELIN.
En ce moment, il y a peu de bonnes actions...
LE FAISEUR. 509
MERCADET.
Ah! ahl ah!... il est joli!... tu ris... il y a réaction!...
VERDELIN.
Ah! ah! ah!... (Il laisse tomber son chapeau.)
MERCADET, ramasse le chapeau et le brosse avec sa manche.
Eh bien, mon vieux, deux amis qui ont tant roulé dans la vie!
qui Tont commencée ensemble!... En avons-nous dit et fait!,..
hein? Tu ne te souviens donc pas de notre bon temps, où c'était à
la vie à la mort entre nous?
VERDELIN.
Te rappelles-tu notre partie à Rambouillet, où je me suis battu
pour toi avec cet officier de la garde?...
MERCADET.
Je t'avais cédé Clarisse! Ah! étions-nous gais, étions-nous jeunes!
et aujourd'hui nous avons des filles, des filles à marier!... Si
Clarisse vivait, elle te reprocherait ton hésitation!...
VERDELIN.
Si elle avait vécu, je ne me serais jamais marié!...
MERCADET.
Tu sais aimer, toi!... Ainsi, je puis compter sur toi pour dîner, et
tu me donneras ta parole d'honneur de m'envoyer...
VERDELIN.
Le service...
Et les mille écus..,
MERCADET.
VERDELIN.
Tu y reviens encore!... Je t'ai dit que je ne le pouvais pas...
MERCADET, à part.
Cet homme ne mourra certes pas d'un anévrisme... (Haut.) Mais
je serai donc assassiné par mon meilleur ami?... Oh! c'est toujours
ainsi!... Tu seras donc insensible au souvenir de Clarisse et au
désespoir d'un père? (ii crie.) Je suis gu désespoir, je vais me brûler
la cervelle!...
MO THEATRE.
SCÈNE V
Les Mêmes, JULIE, MADAME MERCADET.
MADAME MERCADET.
Qu' as-tu, mon ami?...
JULIE.
Mon père, ta voix m'a effrayée.
MADAME MERCADET.
Mais c'est Verdelin, tu ne saurais être en danger...
JULIE.
Bonjour, monsieur. De quoi s'agit-il donc entre vous et mon
père?...
MERCADET.
Eh bien, tu vois, elles accourent comme deux anges gardiens à
un seul éclat de voix, (a part.) Elles m'ont entendu! (a sa femme et à
sa fiUe, qu'il prend par les mains.) VoUS m'attendrisSeZ !... (A Verdelin.)
Verdelin, allons! veux-tu tuer toute une famille? Cette preuve de
tendresse me donne la force de tomber à tes genoux, (ii faitie geste
de se mettre à genoux. )
JULIE.
Oh! monsieur! (EUe arrête son père.) G'est moi qui vous implorerai
pour lui. S'il s'agit (et je le vois bien) d'argent, eh bien, je puis
vous offrir une garantie dans mon travail. Obligez encore une fois
mon père, il doit être dans de cruelles angoisses pour supplier
ainsi...
MERCADET.
Chère enfant! (a part.) Quels accents!... Je n'étais pas nature
comme ça!
MADAME MERCADET.
Monsieur Verdelin, rendez-lui ce service, nous saurons le recon-
naître, j'engagerai le bien qui me reste.
VERDELIN, à Julie.
Vous ne savez pas ce qu'il me demande?
JULIE.
Non.
LE FAISEUR. 544
VERDELIN.
Mille écus pour pouvoir vous marier.
JULIE.
Ah! monsieur, oubliez ce que je vous ai dit. Je ne veux pas d'un
mariage acheté par l'humiliation de mon père...
MERCADET, à part.
Elle est magnifique...
VERDELIN.
Je vais vous chercher l'argent, (n sort.)
SCÈNE VI
Les Mêmes, hors VERDELIN.
MERCADET.
Il est parti...
JULIE.
Ah! mon père, pourquoi n'ai-je pas su!
MERCADET, embrassant sa fille.
Tu nous as sauvés! Ah! quand serai-je riche et puissant pour le
faire repentir d'un pareil bienfait?...
MADAME MERCADET.
Mais il va vous donner la somme que vous lui demandez...
MERCADET.
Il me Ta vendue trop cher!... Qui est-ce qui sait obliger? Oh!
quand je le pouvais, moi, je le faisais avec une grâce!... (n fait le
geste d'étaler de Targent.) Il y a dcs ingratitudes qui sout des ven-
geances. Ah! mon petit Verdelin, tu rechignes à me prêter mille
écus! je n'aurai plus de scrupule à t'en souffler cent mille!...
MADAME MERCADET.
Ne soyez pas injuste, Verdelin a cédé.
MERCADET.
Au cri de Julie, non à mes supplierions. Ah! ma chère! il a eu
pour plus de mille écus de bassesses!...
512 THÉÂTRE.
SCÈNE VII
Les Mêmes, VERDELIN.
verdelin.
J* avais de l'argent dans ma voiture pour Brédif, qui n'est pas
chez lui; le voici en trois sacs... (Justin apporte deux sacs.)
MERGADET.
Ahl...
MADAME MERGADET.
Monsieur, comptez sur la reconnaissance d'une mère...
VERDELIN.
Mais c'est à vous et à votre fille seulement que je prête cet
argent, et vous aurez la complaisance de signer toutes deux le
billet que va me faire Mercadet...
JULIE.
Signer mon malheur!...
MADAME MERGADET.
Tais-toi, ma fille.
MERGADET, écrivant.
Mon bon Verdelin, je te reconnais enfin! Faut-il comprendre les.
intérêts?
VERDELIN.
Non, non, sans intérêts... Je veux vous obliger et non faire une
affaire...
MERGADET,
Ma Aile, voilà ton second père !...
SCÈNE VIII
Les Mêmes, JUSTIN, puis THÉRÈSE,
JUSTIN.
M. Minard. (n sort.)
THÉRÈSE.
Madame, les marchands apportent tout...
LE FAISEUR. 513
MADAME ME RC AD ET, elle tend le billet à Verdelin.
J'y vais.
MERCADET, à Verdelin.
Tu vois, il était temps !
VERDELIN.
Eh bien, je VOU§ laisse... (Madame Mercadet sort avec Thérèse; Verdelia
est reconduit par Mercadet, qui fait signe à Minard d'entrer. )
SCÈNE IX
MINARD, JULIE, MERCADET.
JULIE, à Minard.
Si VOUS voulez, Adolphe, que notre amour brille à tous les
regards, dans les fêtes du monde comme dans nos cœurs, ayez
autant de courage que j'en ai eu déjà.
MINARD.
Que s'est-il donc passé?...
JULIE.
Un jeune homme riche se présente, et mon père est sans pitié
pour nous...
MINARD.
Je triompherai!...
MERCADET, revenant.
Monsieur, vous aimez ma fille?
MINARD.
Oui, monsieur.
MERCADET.
Du moins, elle le croit! Vous avez eu le talent de le lui persua-
der...
MINARD.
Votre manière de vous exprimer annonce un doute qui, venant
de tout autre que vous, m'offenserait. Comment n'aimerais- je
pas mad(^moiselle? Abandonné par laes parents, et sans autre
protection que celle de ce bon M. Duval qui m'a servi de père
depuis neuf ans, votre fille, monsieur, est la seule personne qui
XVIII. 33
514 THÉÂTRE.
m'ait fait connaître les bonheurs de l'affection. Mademoiselle Julie
est à la fois une sœur et une amie, elle est toute ma famille!...
îlle seule m'a souri, m'a encouragé; aussi est-elle aimée au delà
de toute expression.
JULIE.
Dois-je rester, mon père?...
MERCADET, à sa fille.
Gourmande! (a Minard.) Monsieur, j'ai, sur l'amour entre jeunes
gens, les idées positives que l'on reproche aux vieillards. Ma dé-
fiance est d'autant plus légitime, que je ne suis point de ces pères
aveuglés par la paternité : je vois Julie comme elle est; sans être
laide, elle ne possède pas cette beauté qui fait crier : « Ah! »
Elle n'est ni bien ni mal.
MINARD.
Vous vous trompez, monsieur. J'ose vous dire que vous ne con-
naissez pas votre Julie...
MERCADET.
Oh! parfaitement..., comme si...
MINARD.
Non, monsieur, vous connaissez la Julie que tout le monde voit
et connaît : mais l'amour la transfigure! la tendresse, le dévoue-
ment, lui communiquent une beauté ravissante que moi seul ai
créée.
JULIE.
Mon père, je suis honteuse...
MERCADET.
Dis donc heureuse... Et s'il vous répète ces choses-là...
MINARD.
Cent fois, mille fois, et jamais assez!... 11 n'y a pas de crime à
les dire devant un père !
MERCADET.
Vous me flattez! Je me croyais son père, mais vous êtes le père
d'une Julie avec laquelle je voudrais faire connaissance. Voyons,
jeune homme, ouvrez les yeux ! Les solides et belles qualités de
son âme, je le conçois, peuvent changer l'expression de sa physio-
nomie, mais le teint? Julie est modeste et résignée, elle sait qu'elle
a le teint brun et les traits un peu... risqués...
LE FAISEUR. 515
JULIE.
Mon père!...
MINARD.
Mais vous n'avez donc pas aimé?...
MERCADET.
Beaucoup ! J'ai, comme tous les hommes, traîné ce boulet cVor.
MINARD.
Autrefois!... mais, aujourd'hui, nous aimons mieux...
MERCADET.
Que faites-vous donc?
MINARD.
Nous nous attachons à Tàme, à l'idéal.
MERCADET.
Et c'est ce qui rend ma fille jolie!... Ainsi, qu'une femme ait
des hasards dans la taille, l'idéal la redresse ! L'âme lui effile les
doigts! l'idéal lui fait de beaux yeux et de petits pieds! l'âme
éclaircit le teint!...
MINARD.
Certainement.
MERCADET.
Nous autres-gens élevés sous l'Empire, nous appelons cela...
MINARD.
L'amour, cela!... l'amour, le saint et pur amour!...
MERCADET.
A.voir le bandeau sur les yeux.
JULIE.
Mon père, ne vous moquez pas de deux enfants...
MERCADET.
Très-grands. . .
JULIE.
Qui s'aiment comme on s'aime de leur temps, d'une passion
vraie, pure, durable, parce qu'elle est appuyée sur la connaissance
du caractère, sur la certitude d'une mutuelle ardeur à combattre
les difficultés de la vie ; enfin deux enfa<^s qui vous aimeront bien.
MINARD, à Mercadet.
Quel ange!...
516 THÉÂTRE
MERCADET, à part.
Je vais t'en donner de l'ange! (a sa fiUe.) Tais-toi, ma fille.
(A Minard. ) Âinsi, monsieur, vous adorez Julie? Elle est charmante,
elle a de l'âme, de l'esprit, du cœur. Enfin, c'est la beauté comme
vous l'entendez, elle est la perfection rêvée...
MINARD.
Ah ! vous comprenez donc ! . . .
MERCADET.
Un ange qui tient néanmoins un peu à la matière...
MINARD.
Pour mon bonheur!...
MERCADET,
Vous l'aimez sans aucune arrière-pensée ?
MINARD.
Aucune.
JULIE.
Que vous ai-je dit?
MERCADET, il les prend par les mains et les attire à lui.
Heureux enfants! vous vous aimez donc?... Quel joli roman!...
(A Minard.) Vous la voulcz pour femme?...
MINARD.
Oui, monsieur.
MERCADET.
Malgré tous les obstacles?
MINARD.
Je suis venu pour les vaincre.
MERCADET.
Rien ne vous découragera?
MINARD.
Rien.
JULIE.
Ne vous ai-je pas dit qu'il m'aimait?
MERCADET.
Gela y ressemble! Où trouver un plus beau spectacle? Il n'y a
rien de plus doux pour un père que de voir sa fille aimée comme
elle le mérite, et de la voir heureuse...
LE FAISEUR. 517
JULIE.
Ne me saurez-vous pas gré, mon père, d'un choix qui vous
donne un fils plein de sentiments élevés, doué d'une àme forte
et...
MINARD.
Mademoiselle !.„
JULIE.
Oui, monsieur, oui, je parlerai aussi, moi!
MERCADET.
Ma fille, va voir ta mère; laisse-moi parler d'affaires beaucoup
moins immatérielles. Quelle que soit la puissance de l'idéal sur la
beauté des femmes, elle n'a malheureusement aucune influence
sur les rentes... (Juiie sort.)
SCENE X
MINARD, MERCADET.
iMERCADET.
Nous sommes entre nous, nous allons parler français. Monsieur,
vous n'aimez pas ma fille !
MINARD.
Dites, monsieur, que vous avez en vue un riche parti pour
mademoiselle xMercadet, que vous ne tenez aucun compte des
inclinations de votre fille, et je vous comprendrai; mais, sachez-le!
je ne suis venu demander sa main qu'après avoir obtenu son
cœur...
MERCADET.
Son cœur, malheureux! Que voulez-vous dire?...
MINARD.
Monsieur, Julie est respectueusement aimée...
MERCADET.
Bien! C'est heureusement idéal ! mais vous me devez une confi-
dence entière au point où nous en sommes... Vous êtes-vous
écrit?...
MINARD. •
Oui, monsieur, des lettres pleines d'amour.
518 THÉÂTRE.
MERCADET, à part.
Ah ! pauvre fille ! elle a lu des lettres d'amour ! elle ! C'est la
tête alors et non le cœur qui souffrira... (Haut.) Monsieur, les
anges ont mille perfections, mais ils n'ont pas de rentes sur l'État,
et Julie...
MINARD.
Ah ! monsieur, je suis prêt à tous les sacrifices, je ne veux que
Julie.
MERCADET.
Vous avez dit que vous ne seriez effrayé par aucun obstacle?
MINARD.
Aucun.
MERCADET.
Eh bien, je vais vous confier un secret d'où dépendent l'hon-
neur et le repos de la famille dans laquelle vous voulez absolument
entrer.
MINARD, à part.
Que va-t-il me dire ?
MERCADET.
Je suis sans ressources, monsieur, ruiné... ruiné totalement. Si
vous voulez JuUe, elle sera bien à vous, elle sera mieux chez vous,
quelque pauvre que vous soyez, que dans la maison paternelle...
Non-seulement elle est sans dot, mais elle est dotée de parents
pauvres... plus que pauvres...
MINARD.
Plus que pauvres... il n'y a rien au delà!
MERCADET.
Si, monsieur, nous avons des dettes, beaucoup de dettes; il y en
a de criardes...
MINARD, à part.
Ruse de comédie ! il veut m'éprouver. (Haut.) Eh bien, monsieur,
je suis jeune, j'ai le monde devant moi, je ne manque ni d'énergie
ni d'ambition; aujourd'hui, personne ne vient d'assez loin pour me
demander autre chose que mon nom. J'arriverai... j'aurai le bon-
heur d'enrichir celle que j'aime.
MERCADET.
Je connais cela. Je me suis ruiné pour madame Mercadet, pour
LE FAISEUR. 519
lui continuer Topulence à laquelle elle était habituée. J'ai sacrifié
dans mon temps à l'idéal : aussi ai-je des créanciers qui ne com-
prennent pas la fantaisie, l'imagination, le bonheur I
MINARD, à part.
Il raille; il est riche.
MERCADET.
Ainsi ma confidence ne vous effraye pas?
MINARD.
Non, monsieur. Aucune pensée) d'intérêt n'entache mon amour.
MERCADET.
Bien dit, jeune homme. Oh ! vous avez dit cette dernière phrase
à merveille, (a part.) Il est têtu. (Haut. ) Vous aimez ma fille assez
pour acheter cher le bonheur de l'épouser?
MINARD.
Que peut-on donner de plus que sa vie?
MERCADET. '
Un amour si sincère doit être récompensé.
MINARD.
Enfin!...
MERCADET.
J'ai une entière confiance en vous.
MINARD.
Je la mérite, monsieur.
MERCADET.
Attendez ! (n sort.)
MINARD, un moment seul.
A ma place, bien des jeunes gens dans ma position auraienV
tremblé, auraient faibli ! Quand un père si riche a une fille qui
n'est pas belle (car Julie est passable, voilà tout), il a bien raison
de chercher à savoir si elle n'est pas épousée uniquement pour sa
fortune... Oh ! pour un garçon timide, j'ai été superbe ! Il a du bon
sens, le père. Certainement, Julie m'aime, je suis le seul qui lui ait
parlé d'amour, et, à force de parler, je me suis laissé prendre à
ce que je disais. Mais je la rendrai heureuse, je. l'aime comme on
doit aimer sa femme; oui, je l'aime! Peut-être qu'à force d'étu-
dier une personne, on finit par la bien (!bmprendre, et alors on voit
son âme à travers le voile de la chair. Julie a une belle âme. En
520 THÉÂTRE.
effet, ce sont les qualités et non la beauté d'une femme qui font
les mariages heureux. D'ailleurs, on en épouse de plus laides. Et
puis la femme qui nous aime sait se faire jolie!...
MER CAD ET, revenant.
Tenez, mon gendre, voici des papiers de famille qui attesteront
notre fortune...
MINARD.
Monsieur...
MER CAD ET.
Oh! négative... Lisez. Voici copie du procès-verbal de la saisie
de notre mobilier; j'achète assez cher du propriétaire le droit de
le conserver ici. Ce matin, il voulait faire vendre. Voici des com-
mandements en masse, et, hélas! une signification de contrainte
par corps faite hier... Vous voyez bien que cela devient très-
sérieux... Enfin, voici tous mes protêts, mes jugements, tous mes
dossiers classés par ordre : car, jeune homme, retenez bien ceci :
c'est surtout dans le désordre qu'il faut avoir de l'ordre. Un
désordre bien rangé, on s'y retrouve, on le domine ! Que peut dire
un créancier qui voit sa dette inscrite à son numéro? Je me suis
modelé sur le gouvernement : tout suit l'ordre alphabétique. Je
n'ai pas encore entamé la lettre A.
MINARD.
Vous n'avez rien payé?...
MERCADET.
A peu près; mais ne suis-je pas loyal?
MINARD.
Très-loyal...
MERCADET.
Vous connaissez l'état de mes charges, vous savez la tenue des
livres... Tenez! total : trois cent quatre-vingt mille...
MINARD.
Oui, monsieur, la récapitulation est là.
MERCADET.
Vous avez lu... Vous ne vous plaindrez pas? Un père enchanté de
se défaire de sa fille aurait cherché à vous tromper; il aurait pro-
mis une dot imaginaire, une rente à servir. On fait de ces tours-
là... souvent! Beaucoup 'e pères profitent d'un amour comme le-
LE FAISEUR. 52«
vôtre et l'exploitent! Mais ici vous traitez avec un homme hono-
rable... On peut avoir des dettes, on doit rester homme d'hon-
neur... Vous me faisiez frémir quand vous vous enferriez devant
ma fille avec vos belles protestations; car épouser une fdle pauvre,
quand, comme vous, on n'a que deux mille francs d'appointe-
ments, c'est marier le protêt avec la saisie.
MINARD.
Vous croyez, monsieur? Je ferais donc alors le malheur de votre
fille!...
MERCADÉT.
Ah! jeune homme! ma fille a maintenant son vrai teint...
MINARD.
Oui, monsieur.
MERCADET.
Touchez là! vous avez mon estime. Vous êtes un garçon d'espé*
rance, vous mentez avec un aplomb...
MINARD.
Monsieur!...
MERCADET.
Vous pourriez être ministre, une Chambre vous croirait...
MINARD.
Monsieur!...
MERCADET.
Eh bien, allez-vous me quereller? N'est-ce pas moi qui ai lieu de
me plaindre, jeune homme? vous avez troublé la paix de ma
famille, vous avez mis dans la tête de ma fille des idées exagérées
de l'amour, qui peuvent rendre son bonheur difficile en la lais-
sant se forger un idéal... ridicule. Julie a plusieurs mois de plus
que vous, votre faux amour lui offre des séductions auxquelles
aucune fille, dans sa position, ne résiste...
MINARD.
Monsieur, si notre mutuelle misère nous sépare, je suis du moins
sans reproche! J'aime mademoiselle Julie! un pauvre garçon, dés-
hérité comme je le suis, peut-il trouver mieux?
MERCADElf
Des phrases!... Vous avez fait le mal, il s'agit de le réparer.
522 THEATRE.
MINARD.
Croyez, monsieur...
MERCADET.
Pas un mot de plus... des preuves!... Vous me rendrez les
lettres que ma fille vous a écrites...
MINARD.
Aujourd'hui même...
MERCADET.
Et vous aiderez un malheureux père à marier sa fille. Si vous
aimez Julie, efforcez-vous de me seconder. Il s'agit pour elle d'avoir
une fortune et un nom. Quand vous resteriez ostensiblement épris
d'elle, il n'y aurait rien de déshonorant à jouer le rôle d'amant
malheureux. En France, chacun veut de ce que tout le monde
désire. Une jeune personne courtisée, disputée, emprunte des
attraits à l'idéal. Oui, si notre bonheur désespère quelqu'un, il
nous en semble meilleur. L'envie est au fond du cœur humain,
comme une vipère dans son trou. Ah! vous m'avez compris...
•Quant à ma fille (n appelle juiie. ), je vous laisse le soin de la pré-
parer à votre changement : elle ne me croirait pas, si je lui disais
que vous renoncez à elle...
MINARD.
Le pourrai-je après tout ce que je lui ai dit et écrit? (Mercadet
sort.) Je voudrais être à cent pieds sous terre. L'épouser? j'ai dix-
huit cents francs d'appointements et je n'ai point de quoi vivre pour
un; que deviendrions-nous trois? La voici... Elle ne me semble
plus être la même! je m'étais habitué à la voir à travers trois cent
mille francs de dot!... Allons!...
SCÈNE XI
MINARD, JULIE.
JULIE.
Eh bien, Adolphe?...
MINARD.
Mademoiselle?...
LE FAISEUR 523
JULIE.
Mademoiselle? Ne suis-je plus Julie? Avez-vous tout arrangé avec
mon père?...
MINARD.
Oui... C'est-à-dire...
JULIE.
Oh! l'argent a toujours blessé l'amour; mais j'espère que vous
aurez vaincu mon père...
MINARD.
Ah! Julie, votre père a des raisons... judiciai... judicieuses...
JULIE.
Que s'est-il donc passé entre vous et lui? Adolphe, vous n'avez
plus l'air de nr aimer...
MINARD.
Oh! toujours...
JULIE.
Ah! j'avais le cœur déjà serré...
MINARD.
Il s'est opéré un grand changement dans notre situation
JULIE.
Vous n'avez pas surmonté tous les obstacles?
MINARD.
Votre père ne vous a pas dit sa situation, elle est horrible, Julie,
car elle nous voue à la misère. 11 y a des hommes à qui la misère
donne de l'énergie : moi, vous ne connaissez pas mon caractère,
je suis de ceux qu'elle abat... Tenez!... je ne soutiendrais pas la
vue de votre malheur.
JULIE.
J'aurai du courage pour deux. Vous ne me verrez jamais que
souriante. D'ailleurs, je ne vous serai point à charge. Ma peinture
me procure autant d'argent que votre place vous en donne, et, sans
être riche, je vous promets de faire régner l'aisance dans notre
joli ménage.
MINARD, à part.
11 n'y a que les filles pauvres pour nous aimer ainsi...
JULIE.
Que dites-vous donc là, monsieur?
524 THÉÂTRE.
MINARD.
Je né vous ai jamais vue si belle!... (a part.) L'amour la rend
folle!... Il faut en finir. (Haut.) Mais...
JULIE.
Le mais, Adolphe, est un mot sournois.
MINARD.
Votre père a fait un appel à ma délicatesse. Il m'a prouvé com-
bien l'amour était une passion égoïste.
JULIE.
A deux.
MINARD.
A trois même! Il m*a montré la différence de votre sort, si vous
étiez riche. Julie, il y a deux manières d'aimer...
JULIE.
11 n'y en a qu'une.
MINARD.
L'amour qui vous livre à la misère est insensé, l'amour qui se
sacrifie à votre bonheur est héroïque!...
JULIE.
Mon seul bonheur, Adolphe, est d'être à vous!
MINARD.
Ah! si vous aviez entendu votre père! il m'a demandé de renon-
cer à vous !
JULIE.
Et vous avez renoncé?...
MINARD.
J'essaye, je le voudrais, je ne le puis. Il y a quelque chose en
moi qui me dit que je ne serai jamais aimé comme je le suis par
vous...
JULIE.
Oh! certes! monsieur, mon amour... Oh! pourquoi en parle-
rais-je encore?
MINARD.
Je ne puis le reconnaître qu'en me sacrifiant...
JULIE.
Adieu, adieu, monsieur!... (Adolphe sort.) Il s'en va, il ne se
retourne point ! Oh! mon Dieu!...
LE FAISEUR. 585
SCÈNE XII
JULIE, seule, se regardant dans une glace.
Beauté, incomparable privilège, le seul qui ne se puisse acquérir
et qui cependant n'est qu'une chimère, qu'une promesse, oui, tu
me manques! Oh! je le sais! j'avais essayé de te remplacer par la
tendresse, par la douceur, par la soumission, par le dévouement
absolu qui fait qu'on donne sa vie comme un grain d'encens sur
l'autel... Et voilà toutes les espérances de la pauvre fille laide
envolées! Mon idole tant caressée vient de se briser, là, en
éclats!... Ce mot : « Je suis belle, je puis charmer, accomplir ma
destinée de femme, donner le bonheur, le recevoir! » cette eni-
vrante idée ne s'élèvera donc jamais de mon cœur pour le conso-
ler!... Plus d'illusions, j'ai rêvé... (Elle essuie quelques larmes.) MeS
larmes couleront sans être essuyées : je serai seule dans la vie! Il
ne m'aimait pas! J'ai revêtu de mes propres qualités, de mes sen-
timents, un fantôme qui s'est évanoui!... et ma douleur paraîtrait
si ridicule, que je dois la cacher dans mon âme... Allons! un der-
nier soupir à ce premier amour et résignons-nous à devenir,
comme tant d'autres femmes, le jouet des événements d'une vie
inconnue! Soyons madame de la Brive pour sauver mon père.
Abdiquons la belle couronne de l'amour unique, vertueux et par-
tagé!...
ACTE TROISIEME
SCENE PREMIERE
MINARD, seul.
Si j'étais seulement chef de bureau dans une administration, je
ne rapporterais pas ces lettres! Avant de m'en séparer, je les ai
relues; elles peignent une belle âme, une tendresse infinie. Ohî
la misère!... elle a dévoré peut-être autant de belles amours que
de beaux génies! Avec quel respect nous devons saluer les grands
hommes qui la domptent! ils sont deux fois grands!...
SCÈNE II
MINARD, JULIE.
JULIE.
Je vous ai vu entrer, et me voici. Oh! je suis sans fierté...
MINARD.
Et moi sans force.
JULIE.
Vous ne m'aimez pas autant que je vous aime, vous êtes un
homme! Ah! si vous aviez seulement un regret, Adolphe!...
MINARD.
Eh bien?
JULIE.
Je ferais manquer ce mariage, sans que mon père sût par quel
moyen.
MINARD.
Et après
LE FAISEUR. 527
JULIE.
L'avenir serait à nous! Et, à nous deux, nous saurions devenir
riches...
MINARD.
Notre avenir a peu de chances favorables. Écoutez- moi, Julie.
Après vous avoir quittée, j'ai éprouvé tant de peine, que je suis
digne de pardon. Trouvez-moi cupide ou ambitieux, je serai sin-
cère, du moins : je vous ai cru assez de fortune pour offrir un
point d'appui aux efforts que je rêvais de tenter pour vous. Je suis
seul au monde, il était bien naturel de demander secours à celle
de qui je voulais faire ma compagne. Peut-être même ai-je compté
sur le plaisir que vous preniez à mes soins pour vous bien attacher
à moi, tant j'avais besoin d'un point d'appui. Mais, en vous con-
naissant, j'ai ressenti pour vous une sérieuse affection, et ce que
votre père m'a dit ne l'a pas éteinte...
JULIE.
Vrai?...
MINARD.
Oui, Julie, je sens que je vous aime; et, si j'avais autant de
croyance en moi que d'amour pour vous, bous affronterions en-
semble les malheurs de la vie!...
JULIE.
Assez! assez ! cet aveu suffit. Il m'en coûtait de vous savoir inté-
ressé... Pas un mot de plus. Je suis heureuse.
MINARD.
En vérité, Julie, il me serait possible de beaucoup souffrir; mais
vous? êtes-vous aguerrie contre le malheur? Nous n'aurions d'abord
que des peines à échanger...
JULIE.
Je vous pardonne votre ambition, vos calculs, pardonnez-moi ma
persistance. Puisque vous m'aimez, tout me semble possible.
MINARD.
C'est donc moi qui suis le doute; et vous, vous êtes l'espérance.
JULIE.
Je tâcherai de rester libre encore quelque temps. J'ai dans le
cœur une voix qui me dit que nous serons heureux. Vous avez reçu
528 THÉÂTRE.
dernièrement une lettre de votre mère, qui ne vous a, dit-elle,
abandonné que pour veiller à vos intérêts, et qui vous annonce des
jours meilleurs! Peut-être votre sort changera-t-il.
SCENE III
MADAME MERGADET, JULIE, MINARD.
MADAME MERCADET,
Eh bien, votre père se fâcherait s'il vous voyait occupée à
causer, surtout avec monsieur, au lieu de vous habiller. Vous
allez vous laisser surprendre par MM. de Méricourt et de la Brive.
MINARD.
Madame, ma visite n'a rien d'indiscret. Je viens rendre ses
lettres à mademoiselle et lui redemander les miennes, selon le
désir de M. Mercadet.
JULIE.
Ma mère, vous savez maintenant que nous nous aimons. Ne
pourriez-vous défendre votre fille contre le malheur?...
MADAME MERCADET.
Julie, votre père a besoin, dans sa situation, d'un gendre qui lui
soit utile et qui le seconde dans ses opérations. 11 est perdu sans
ce mariage...
JULIE.
Et moi, ma vie est manquée.
MINARD.
M. Duval, l'ancien caissier de MM. Mercadet et Godeau...
MADAME MERCADET.
Il est aussi le créancier de M. Mercadet.
MINARD.
Oui, madame, mais je viens de lui confier la situation de M. Mer-
cadet. (Mouvement de madame Mercadet.) Oh! il la Connaissait, madame,
et il ne la trouve pas désespérée; il se chargerait de sa liquidation.
MADAME MERCADET.
Mon mari liquider! vous ne le connaissez pas! Semblable au
joueur à la table fatale, il espère toujours dans un coup heureux,
LE FAISEUR. 329
et je ne sais jusqu'où il irait pour conserver le droit de faire for-
tune; d'ailleurs, vous le voyez pour le mariage de sa lille!... Lui
liquiderL.. renoncer aux affaires! mais c'est sa vie!... Monsieur,
je vous dis ce secret pour vous expliquer combien il y a peu de
chances de le faire revenir sur sa détermination. Comme femme et
comme mère, je voudrais vous voir heureux; mais puis-je blâmer
M. Mercadet de ce qu'il marie richement sa fille quand je me
vois si près de la misère?... M. de laBrive a un nom, une famille...
JULIE, à sa mère.
Cessez, ma mèrel... pensez à la situation d'Adolphe!...
SCENE IV
Les Mêmes, JUSTIN.
JUSTIN.
M. de la Brive et M. de Méricourt.
JULIE, à Minard.
Monsieur, venez, je vais vous rendre vos lettres.
MADAME MERCADET, à Justin.
Faites-les attendre ici, je vais leur envoyer monsieur. Allons
nous habiller, ma fille, (tous sortent, moins Justin.)
SCÈNE V
JUSTIN, MÉRICOURT, DE LA BRIVE.
JUSTIN.
Ces dames sont encore à leur toilette et prient ces messieurs
d'attendre un moment. Monsieur va venir, (n sort.)
MÉRICOURT.
Enfin, mon cher, te voilà dans la placé et tu vas être bientôt
ofliciellement le prétendu de mademoiselle Mercadet. Conduis bien
ta barque, le pèçe est un finaud.
DE LA BRIVE.
Et c'est ce qui m'effraye I il sera difficile.
XVIII. 34
530 THÉÂTRE.
MÉRICOURT.
Je ne crois pas. Mercadet est im spéculateur. Riche aujourd'hui,
demain il peut se trouver pauvre. D'après le peu que sa femme
m'a dit de ses affaires, je crois qu'il est enchanté de mettre une
portion de sa fortune sous le nom de sa lille, et d'avoir un gendre
capable de l'aider dans ses conceptions.
DE LA BRIVE.
C'est une idée! elle me va; mais s'il voulait prendre trop de
renseignements?
MÉRICOURT.
J'en ai donné d'excellents à madame Mercadet... Une femme
de quarante ans, mon cher, croit tout ce que lui dit celui qui la
comble de soins...
DE LA BRIVE.
Ceci est tellement heureux, que...
MÉRICOURT.
Vas-tu perdre ton aplomb de dandy? Je comprends bien tout ce
que la situation a de périlleux. Il faut être arrivé au dernier degré
du désespoir pour se marier. Le mariage est le suicide des dandys
après en avoir été la plus belle gloire, (n baisse la voix.) Voyons,
peux-tu tenir encore?
DE LA BRIVE.
Si je ne m'appelais pas, de mon nom primitif, Michonnin pour
les huissiers, et de la Brive pour le monde élégant, je serais déjà
banni du boulevard. Les femmes et moi, nous nous sommes ruinés
réciproquement; et, par les mœurs qui courent, rencontrer une
Anglaise, une aimable douairière, un Potose amoureux, c'est,
comme les carlins, une espèce perdue!
MÉRICOURT.
Le jeu?
! DE LA BRIVE.
; Oh! le jeu n'est une ressource certaine que pour certains che-
valiers, et je né suis pas assez fou pour risquer le déshonneur
contre quelques gains qui toujours ont leur terme. La publicité,
mon cher, a perdu toutes les mauvaises carrières où jadis on faisait
fortune. Donc, sur cent mille francs d'acceptations, l'usure ne me
donnerait pas dix mille francs argent. Pierquin m'a renvoyé à un
LE FAISEUR. ' 531
sous-Pierquin, un petit père Violette, qui a dit à mon courtier que
ce serait acheter des timbres trop cher... Mon tailleur se refuse à
comprendre mon avenir... Mon cheval vit à crédit. Quant à ce
petit malheureux si bien vêtu, mon tigi'e, je ne sais pas comment
il respire ni où il se nourrit. Je n'ose pénétrer ce mystère. Or,
comme nous ne sommes pas encore assez avancés en civilisation
pour qu'on fasse une loi comme celle des Juifs, qui supprimait
toutes les dettes à chaque demi-siècle, il faut payer de sa per-
sonne. On dira de moi des horreurs... Un jeune homme, très-
compte parmi les élégants, assez heureux au jeu, de figure pas-
sable, qui n'a pas vingt-huit ans, se marier avec la fille d'un riche
spéculateur... laide, dis-tu?...
MÉRIGOURT.
Comme ça!...
DE LA BRIVE.
C'est un peu leste! mais je me lasse de la vie fainéante... Je le
vois, le plus court chemin pour amasser du bien, c'est encore de
travailler!... Mais... notre malheur, à nous autres, est de nous sen-
tir aptes à tout et de n'être en définitive bons à rien ! Un homme
comme moi, capable d'inspirer des passions et de les justifier, ne
peut pas être commis ni soldat. La société n'a pas créé d'emploi
pour nous. Eh bien, je ferai des affaires avec Mercadet. C'est un
des plus grands faiseurs. A nous deux, nous remuerons le monde
commercial. Tu es bien sûr qu'il ne peut pas donner moins de
cent cinquante mille francs à sa fille ?
MÉRIGOBRT.
Mon cher, d'après la tenue de madame Mercadet... enfin... tu la
vois à toutes les premières représentations, aux Bouffes, à l'Opér?-
elle est d'une élégance!...
DE LA BRIVE.
Mais je suis assez élégant, et je n'ai...
MÉRICODRT.
C'est vrai, mais vois... tout annonce* ici l'opulence. Oh! ils sont
très-bien !
DE LA BRIVE.
C'est la splendeur bourgeoise... du cossu, ça promet...
532 THÉÂTRE.
MÉRIGOURT.
Puis la mère a des principes solides! à quarante ans, elle a des
scrupules! Depuis dix-huit mois, je n'ai rien vu dans sa conduite
qui ne soit très... convenable. As-tu le temps de conclure?
DE LA. BRIVE.
Je me suis mis en mesure. J'ai gagné hier au club de quoi faire
les choses très-bien pour la corbeille : je donnerai quelque chose,
et je devrai le reste...
MÉRIGOURT.
Sans me compter, à quoi montent tes dettes?
DE LA BRIVE.
Une bagatelle ! Cent mille francs que mon beau-père fera réduire
à cinquante mille! 11 me restera donc cent mille francs et c'est de
quoi lancer une première affaire. Je l'ai toujours dit : je ne de-
viendrai riche que lorsque je n'aurai plus le sou.
MÉRIGOURT.
Mercadet est un homme fin, il te questionnera sur ta fortune;
es-tu bien préparé?
DE LA BRIVE..
N'ai-je pas la terre de la Brive, trois mille arpents de terre dans
les Landes, qui vaut trente mille francs, hypothjquée de qua-
rante-cinq mille, et qui peut se mettre en actions pour extraire
n'importe quoi, au chiffre de cent mille écus?... Tu ne te figures
pas ce qu'elle m'a rapporté, cette terre I
MÉRIGOURT.
Ton nom, ta terre et ton cheval sont à deux fins.
DE LA BRIVE.
Pas si haut î
MÉRIGOURT.
Ainsi, tu es bien décidé?...
DE LA BRIVE.
D'autant plus que je veux être un homme politique...
MÉRIGOURT.
Au fait, tu es bien assez habile pour cela,
DE LA BRIVE.
Je serai d'abord journaliste.
LE FAISEUR. 633
MÉRICOURT.
Toi qui n'as pas écrit deux lignes !
DE LA BRIVE.
Il y a les journalistes qui écrivent et ceux qui n'écrivent point.
Les uns, les rédacteurs, sont les chevaux qui traînent la voiture ;
les autres, les propriétaires, sont les entrepreneurs ; ils donnent
aux uns de l'avoine, et gardent les capitaux. Je serai propriétaire.
On se pose dans sa cravate! On dit : « La question d'Orient...
question très-grave, question qui nous mènera loin et dont on ne
se doute pas! » On résume une discussion en s'écnant ; « L'An-
gleterre, monsieur, nous jouera toujours ! » Ou bien on répond à
un monsieur qui a parlé longtemps et qu'on n'a pas écouté :
« Nous marchons à un abîme. Nous n'avons pas encore accompli
toutes les évolutions de la phase révolutionnaire I » A un ministé-
riel : (( Monsieur, je pense que sur cette question il y a quelque
chose à faire. » On parle fort peu, on court, on se rend utile, on
fait les démarches qu'un homme au pouvoir ne peut pas faire lui-
même... On est censé donner le sens des articles... remarqués!...
Et puis, s'il le faut absolument... eh bien, l'on trouve à publier un
volume jaune sur une utopie quelconque, si bien écrit, si fort,
que personne ne l'ouvre, et que tout le monde dit l'avoir lu! On
devient alors un homme sérieux, et l'on finit par se trouver quel-
qu'un au lieu d'être quelque chose !
MÉRICOURT.
Hélas ! ton programme a souvent eu raison de notre temps.
DE LA BRIVE.
Mais nous en voyons d'éclatantes preuves! Pour vous appeler au
partage du pouvoir, on né vous demande pas aujourd'hui ce que
vous pouvez faire de bien, mais ce que vous pouvez faire de mal!
Il ne s'agit pas d'avoir des talents, mais d'inspirer la peur! On est
très-craintif en politique, à cause des tas de linge sale qu'on a dans
des petits coins, et qu'on ne peut pas blanchir... Je connais par-
faitement notre époque. En dînant, en jouant, en faisant des
dettes, je faisais mon cours de droit politique; j'étudiais les petits
coins : aussi, le lendemain de mon ij^ariage, aurai-je un air grave,
profond, et des principes! Je puis choisir. Nous avons en France
une carte de principes aussi variée que celle d'un restaurateur. Je
534 THÉÂTRE.
serai socialiste. Le mot me plaît. A toutes les époques, mon cher,
il y a des adjectifs qui sont le passe-partout des ambitions! Avant
1789, on se disait économiste; en 1805, on était libéral. Le parti
de demain s'appelle social, peut-être parce qu'il est insocial; car,
en France, il faut toujours prendre l'envers du mot pour ea trou-
ver la vraie signification!...
MÉRICOURT.
Tu plaçais tes dissipations à gros intérêts.
DE LA BRIVE.
Tu as dit ie mot.
MÉRICOURT.
Mais, entre nous, tu n'as que le jargon du bal masqué, qui passe
pour de l'esprit auprès de ceux qui ne parlent pas. Comment
feras-tu? car il faut un peu de savoir...
DE LA BRIVE.
Mon ami, dans toutes parties, en commerce, en sciences, dans
les arts, dans les lettres, il faut une mise de fonds, des connais-
sances spéciales, et prouver sa capacité. Mais, en politique, mon
cher, l'on a tout et l'on est tout avec un seul mot...
MÉRICOURT.
Lequel ?
DE LA BRIVE.
Celui-ci : « Les principes de mes amis... L'opinion à laquelle
j'appartiens. » Cherchez!...
SCENE YI
Les Mêmes, MINARD. iis se saïueat.
MINARD.
Monsieur est sans doute M. de ta Brive?
DE LA BRIVE.
Oui, monsieur.
MÉRICOURT, bas, à de la Brire.
C'est le petit jeune homme dont nous a parlé la femme de
chambre, et qui fait la cour à l'héritière.
LE FAISEUR. 535
DE LA BRIVE.
A l'héritage...
MÉRICOURT.
Et qu'on a refusé pour toi... (De la Brive lorgne Minard.)
MINARD.
Vous êtes heureux, monsieur; vous avez les privilèges de la
richesse : une jeune personne vous plaît, vous l'épousez...
DE LA BRIVE.
Permettez-moi de croire, monsieur, que, sans aucune fortune,
j'aurais encore des chances personnelles...
MINARD.
Ah! si j'avais votre fortune !...
MÉRICOURT, à de la Brive.
Pauvre garçon ! il n'aurait pas grand'chose.
MINARD.
Je ne céderais certes à personne ce trésor de grâce et de per-
fection ; vous avez pour vous l'autorité d'un père.
DE LA BRIVE.
Et vous, monsieur?...
MINARD.
Ah! monsieur, malheureusement, je n'ai rien que mon amour
pour mademoiselle Julie.
SCÈNE VII
Les Mêmes, MERCADET, ll écoute un moment.
DE LA BRIVE.
Monsieur, je ne vois pas en quoi je puis alors vous être utile ou
agréable.
MINARD.
Monsieur, puisque le hasard fait que nous nous rencontrons, je
me sens la force de vous dire : Rendez-la riche et heureuse.
MERCADET, à part.
Riche? Que dit-il? Il peut tout compromettre! (n se montre.)
536 THÉÂTRE.
DE LA BRIVE, à Méricourt.
Il est amusant, ce petit jeune homme; il faut rencourager, car,
si ma femme est trop laide...
MERCADET.
Bonjour, mon cher Méricourt; avez-vous vu ma femme? (a de la
^rive.) Ces dames vous font attendre? Ah!... les toilettes ! (n regarde
%iinard.) Monsieur Minard, je vous croyais homme de bon goût, et
nous nous sommes assez nettement expliqués.
MINARD.
Pardon, monsieur.
MERCADET.
La passion explique bien des choses, mais il est certaines déli-
catesses qui ne doivent jamais être foulées aux pieds...
MINARD.
Je vous comprends, monsieur.
MÉRICOURT, à Mercadet.
Oh! il n'est pas dangereux!
MERCADET, bas, à Minard.
Vous n'êtes pas as^ez chagrin. (Haut.) Adieu, mon cher! (Bas.)
Allons donc! un soupir.
M I NARD , aux jeunes gens.
Adieu, messieurs! (a Mercadet.) Soyez indulgent, monsieur, pour
un homme qui perd son bonheur!... (Mercadet le conduit.)
SCENE VIII
Les Mêmes, hors MINARD.
MERCADET,
Pauvre jeune homme! j'ai peut-être été sévère, et je le plains,
il adore ma fille! Que voulez-vous! il n'a que dix mille livres de
rentes et une place.
DE LA BRIVE.
On ne va pas loin avec cela!
MERCADET.
On végète! Ah! il avait bien deviné tout ce que vaut Julie; et,
LE FAISEUR. 537
comme il a de Tentregent, il avait mis ma femme de son parti;
mais il a le défaut d'être orphelin du vivant de son père et de sa
mère, dont il se soucie plus qu'ils ne se soucient de lui. Dans cette
situation-là, je ne comprends pas qu'on s'attaque à la fille d'un
homme qui connaît les affaires.
DE LA BRIVE.
Vous n'êtes pas homme à donner une fille riche et spirituelle au
premier venu.
MERCADET.
Non, certes. Mais, monsieur, avant que ces dames viennent,
nous pouvons traiter les affaires sérieuses.
DE LA BRIVE, à Méricourt.
Voilà la crise !
MERCADET.
Aimez-vous bien ma fille?
DE LA BRIVE.
Passionnément.
MERCADET, à part.
Ceci va mal. (Haut.) Passionnément!... C'est trop pour être heu-
reux en ménage.
MÉRICOURT, à de la Brive.
Tu vas trop loin, (a Mercadet.) Moii ami adore la musique, et la
voix de mademoiselle Julie l'a transporté.
MERCADET.
Monsieur a entendu ma fille? Mais où?...
DE LA BRIVE.
Chez un banquier, ancien quelque chose...
MERCADET.
Ah! Verdelin!...
Verdelin.
Oui, Verdelin.
DE LA BRIVE.
Elle a tant d'âme, mademoiselle Julie I...
MERCADET.
Oh! il n'y a que l'âme et l'idéal. Je suis de mon époque. Je
DE LA BRIVE.
MÉRICOURT.
538 THÉÂTRE.
conçois cela, moi! L'idéal, fleur de la vie! Monsieur, c'est un effet
de la loi des contrastes. Gomme jamais il n'y a eu plus de positif
dans les affaires, on a senti le besoin de l'idéal dans les senti-
ments. Ainsi, moi, je vais à la Bourse, et ma fille se jette dans les
nuages. Elle est d'une poésie!... oh! elle est toute âme! Vous êtes,
je le vois, de l'école des lacs...
DE LA BRIVE.
Non, monsieur.
MERCADET.
Gomment alors aimez-vous Julie, si vous ne cultivez pas l'idéal?
MÉRICOURT, à de la Brive.
Trouve-lui des raisons.
DE LA BRIVE, à Méricourt.
Attends! (a Mercadet.) Mousicur, je suis ambitieux...
MERCADET.
Ah! c'est mieux.
DE LA BRIVE.
Et j'ai vu en mademoiselle Julie une personne très-distinguée,
pleine d'esprit, douée de charmantes manières, qui ne sera jamais
déplacée en quelque lieu que me porte ma fortune; et c'est une
des conditions essentielles à un homme politique.
MERCADET.
Je vous comprends! On trouve toujours une femme, mais il est
très-rare qu'un homme qui veut être ministre ou ambassadeur ren-
contre (disons le mot, nous sommes entre hommes) sa femelle!...
Vous êtes un homme d'esprit, monsieur...
DE LA BRIVE.
Monsieur, je suis socialiste.
MERCADET.
Quelque nouvelle entreprise?... Mais parlons d'intérêts, mainte-
nant...
MÉRICOURT.
Il me semble que cela regarde les notaires.
DE LA BRIVE.
Monsieur a raison, cela nous regarde bien davantage l
MERCADET.
Monsieur a raison.
LE FAISEUR. 539
DE LA BRIVE.
Monsieur, jo possède pour toute fortune la terre de la Brive :
elle est dans ma famille depuis cent cinquante ans, et n'en sortira
jamais, je l'espère.
MERCADET.
Aujourd'hui, peut-être vaut-il mieux avoir des capitaux. Les capi-
taux sont sous la main. S'il éclate une révolution, et nous en avons
bien vu, des révolutions, les capitaux nous suivent partout; la terre,
au contraire, la terre paye alors pour tout le monde, elle reste là
comme une sotte à recevoir les impôts, tandis que le capital
s'esquive. Mais ce ne sera pas un obstacle. Quelle est son impor-
tance ?
DE LA BRIVE.
Trois mille arpents, sans enclaves.
MERCADET.
Sans enclaves?...
•Que vous ai-je dit?
Monsieur!...
Un château...
Monsieur !
MERICODRT.
MERCADET.
DE LA BRIVE.
MERCADET.
DE LA BRIVE.
Des marais salants qu'on pourrait exploiter dès que Tadminis-
tration voudra le permettre, et qui alors donneraient des produits
énormes!...
MERCADET.
Monsieur!... pourquoi nous sommes-nous connus si tard!... Cette
terre est donc au bord de la mer?...
DE LA BRIVE.
A une demi-lieae.
MERCADET.
Elle est située?...
MÉRICOURT.
Près de Bordeaux...
540 THÉÂTRE.
MERGADET.
Vous avez des vignes?...
DE LA BRIVE.
Non, monsieur, non heureusement, car on est très-embarrassé
de placer ses vins; et puis la vigne veut tant de frais!... Non, ma
terre exige peu de frais... Elle fut plantée en pins par mon grand-
père, homme de génie qui eut l'esprit de se sacrifier à la fortune
de ses enfants... Àh! j'ai le mobilier que vous me connaissez...
MERGADET.
Monsieur, un moment! Un homme d'affaires met les points
sur les i.
DE LA BRIVE, à Méricourt.
Aïe! aïe!
MERGADET.
Vos terres, vos marais, car je vois tout le parti qu'on peut tirer
de ces marais! On peut former une société en commandite pour
l'exploitation des marais salants de la Brive! Il y a là plus d'un
million, monsieur.
DE LA BRIVE.
Je le sais bien, monsieur, il ne s'agit que de se le faire offrir.
MERGADET, à part.
Voilà un mot qui révèle une certaine intelligence. (Haut.) Mais
avez-vous des dettes? Est-ce hypothéqué? car on peut posséder
visiblement une terre dont la propriété se trouve appartenir secrè-
tement à nos créanciers.
MÉRICOURT.
Vous n'estimeriez pas mon ami, s'il n'avait pas de dettes...
DE LA BRIVE.
Je serai franc, monsieur. 11 y a pour quarante-cinq mille francs
d'hypothèques sur la terre de la Brive...
MERGADET, à part.
Innocent jeune homme! (Haut.) Vous pouviez... (ii lui prend les
mains.) Vous avez mon agrément, vous serez mon gendre, vous
êtes l'époux de mon choix! Vous ne connaissez pas votre fortune!
DE LA BRIVE, à Méricourt.
Mais cela va trop bien I
LE FAISEUR. o4i
MÉRICOURT, à de la Brive.
Il a VU une spéculation qui l'éblouit.
MERCADET, à part.
Avec des protections, et on les achète, nous pourrons faire des
salines. Je suis sauvé I (Haut.) Permettez-moi de vous serrer la
main à l'anglaise, (ii lui donne une poignée de main.) Vous réalisez tout
ce que j'attendais de mon gendre. Je le vois, vous n'avez pas
Tesprit étroit des propriétaires de la province, nous nous enten-
drons,.
DE LA BRlVE.
Monsieur, vous ne trouverez pas mauvais que, de mon côté, je
vous demande...
MERCADET.
Quelle sera la fortune de ma fille? Oh! elle se marie avec ses
droits; sa mère lui fera Tabandon de ses biens (en nue propriété),
une petite ferme qui n'a que deux cents arpents, mais elle est en
pleine Brie, bien bâtie. Moi, je lui donne deux cent mille francs,
dont je lui servirai la rente jusqu'à ce que vous ayez trouvé un
placement sûr : car, jeune homme, il ne faut pas vous abuser,
nous allons brasser des affaires; moi, je vous aime, vous me
plaisez. Vous avez de l'ambition?...
DE LA BRIVE.
Oui, monsieur.
xMERCADET.
Vous aimez le luxe, la dépense, vous voulez briller à Paris?...
DE LA BRIVE.
Oui, monsieur.
Y jouer un rôle?
Oui, monsieur.
MERCADET.
DE LA BRIVE.
MERCADET.
Ohl j'ai deviné cela en vous voyant passer : je connais le
hommes. Vous avez la tenue de ceux qui se savent un avenir.
MÉRICOURT, à«part.
Et qui l'escompteront toujours.
542 THEATRE.
MERCADET.
Eh bien, déjà vieux, obligé de reporter mon ambition sur un
autre moi-même, je vous laisserai le rôle brillant.
DE LA BRIVE.
Monsieur, j'aurais eu à choisir entre tous les beaux-pères de
Paris, c'est à vous que j'aurais donné la préférence; vous êtes
selon mon cœur.
MERCADET.
La jeunesse est faite pour le plaisir. Vous et ma fille, brillez!
ayez un hôtel, des voitures, donnez des fêtes! Julie est une fille
d'esprit, elle jouera ce rôle à merveille. Voyez-vous, n'imitons pas
ces gens qui s'élèvent pour quelques jours et qui retombent
aussitôt, espèces de fusées parisiennes... Que la fortune de votre
femme soit inattaquable!..,
MÉRICOURT.
Inatfaquée.
DE LA BRIVE.
Si l'on ne réussit pas?
MERCADET.
Ou si l'on réussit trop...
DE LA BRIVE.
On a toujours du pain...
MERCADET.
Aujourd'hui, avoir du pain, c'est avoir trois chevaux dans son
écurie, une maison montée; c'est pouvoir donner à dîner à ses
amis, avoir une loge aux Bouffes.
DE LA BRIVE.
Ah! monsieur, permettez que je vous serre la main à l'anglaise...
(Autre poignée de main.) VoUS Comprenez la vic...
MERCADET, à part.
Mais ça va trop bien...
DE LA BRIVE, à part.
Il donne dans mon étang la tête la première.
MERCADET, à part-
Il accepte une rente.
MÉRICOURT, à de la Brive.
Es-tu content?
LE FAISEUR. 643
DE LA BRIVE.
Non. Je ne vois pas l'argent de mes dettes.
MÉRICOURT.
Attends! (AMercadet.) Mon ami n'ose vous le dire, mais il est trop
honnête homme pour vous le cacher, il a quelques petites dettes.
MERCADET.
Ehl parlez, monsieur, je comprends parfaitement ces choses-là...
Voyons, des misères I... une cinquantaine de mille francs?
MÉRICOURT.
A peu près...
DE LA BRIVE.
A peu près...
MERCADET.
Ce sera comme un petit vaudeville à jouer entre votre femme et
vous; oui, laissez-lui le plaisir de... D^ailleurs, nous les payerons...
(A part.) en actions des salines de la Brive. (Haut.) C'est une
misère! (a part.) Nous évaluerons l'étang cent mille francs de
plus... Je suis sauvé!...
DE LA BRIVE, à Méricourt.
Je suis sauvé I...
SCENE IX
Les Mêmes, MADAME MERCADET, JULIE.
MERCADET.
Voici ma femme et ma fille.
MÉRICOURT.
Madame, permettez-moi de vous présenter M. de la Brive, un
jeune homme de mes amis qui a pour mademoiselle votre fille
une admiration...
DE LA BRIVE.
Passionnée...
MERCADET, à de la Brive.
Vous aimez les Espagnoles, je le vois. HeinI quel teint! une
véritable Andalouse, qui saura résistéi" aux tempôted de la vie!...
Il n'y a que les brunes...
644 THÉÂTRE.
DE LA BRIVE.
J'aurais craint une blonde!...
MERCADET.
Ma fille est tout à fait la femme qui convient à un homme
politique...
DE LA BRIVE, â Mercadet, en lorgnant Julie.
Parfaitement bien mise, (a madame Mercadet.) Telle mère! telle
fille! Madame, je mets mes espérances sous votre protection.
MADAME MERCADET.
Présenté par M. Méricourt, monsieur ne peut être que le bien-
venu.
JULIE , à sa mère.
Quel fat!
MERCADET, à sa fille.
Puissamment riche ! Nous serons tous millionnaires! Et un garçon
excessivement spirituel. Allons! soyez aimable, il le faut.
JULIE.
Que voulez-vous que je dise à un dandy que je vois pour la
première fois et que vous me donnez pour mari?
DE LA BRIVE.
Mademoiselle veut-elle me permettre d'espérer qu'elle ne sera
pas contraire à mes vœux?
JULIE.
Mon devoir est d'obéir à mon père.
DE LA BRIVE, à part.
Fière comme une laide; il faut faire plus de frais pour ces
femmes-là que pour des duchesses.
JULIE, à part.
Il est bien fait, il est riche, pourquoi me rechercherait-il? Il y a
là-dessous quelque mystère.
DE LA BRIVE, à part.
Allons! (Haut, à Julie.) Mademoiselle, les jeunes personnes ne
sont pas toujours dans le secret des sentiments qu'elles inspirent!
voici deux mois que j'aspire au bonheur de vous offrir mes hom-
mages.
LE FAISEUR. 545
JULIE.
Qui plus que moi, monsieur, peut se trouver flattée d'exciter
rattention?
MADAME MERCADET, bas à sa ûlle.
Il est fort bien, ;^
JULIE.
Ma mère, laissez-moi savoir si je puis être heureuse en épousanl
ce monsieur.
MERCADET, à Méricourt.
Vous pouvez compter sur ma reconnaissance, monsieur. Nous
vous devons notre bonheur, car celui de notre fille est ie nôtre.
MADAME MERCADET.
M. de la Brive nous fera sans doute, ainsi que son ami, le plaisir
d'accepter à dîner sans cérémonie?...
MERCADET.
La fortune du pot. (a de la Brive.) Vous serez indulgent?...
MADAME MERCADET.
Monsieur de Méricourt, voulez-vous venir voir le tableau que
nous devons mettre en loterie? (a juiie.) Nous allons te laisser
causer un peu avec lui.
JULIE.
Merci, ma mère.
MADAME MERCADET.
Monsieur Mercadet?...
MERCADET, à de la Brive.
Elle est romanesque comme toutes les jeunes personnes qui ont
du cœur et de 1 imagination : ainsi, prenez le chemin de la poésie.
DE LA BRIVE, à Mercadet.
Le romanesque est la grammaire des sentiments modernes, je
pourrais l'écrire. En deux mots, c'est l'art de cacher Taction sous
la phrase...
MERCADET, en s'ejji allant.
Il est très-fort, ce jeune homme !
XVIII. 35
546 THÉÂTRE.
SCÈNE X
DE LA BRIVE, JULIE.
JULIE.
Monsieur, ne trouvez pas étrange qu'une pauvre fille comme
moi vous demande des preuves d'affection : mais ma défiance m'est
commandée par la connaissance que j'ai de moi-même, de mon
peu d'attraits...
DE LA BRIVE.
Cette modestie est déjà un attrait, mademoiselle!...
JULIE.
Si j'avais cette beauté merveilleuse qui fait éclore de soudaines
passions, je trouverais des motifs à votre recherche ; mais, pour
m'aimer, il faut connaître mon cœur, et nous nous voyons pour la
première fois...
DE LA BRIVE.
Mademoiselle, il est des sympathies inexplicables...
JULIE.
Ainsi, vous m'aimez sans savoir pourquoi?...
DE LA BRIVE.
Le jour qu'on se l'explique, l'amour existe-t-il? Ce n'est le plus
beau des sentiments que parce qu'il est involontaire. Ainsi, la pre-
mière fois que je vous ai vue...
JULIE.
Ah! ce n'est pas la première?...
DE LA BRIVE.
Comment! mademoiselle, mais il y a deux mois que je vous
aime. Je vous ai entendue au dernier concert de M. VerdeUn, et
votre voix m'a révélé... toute une âme...
JULIE.
Qu'ai-je donc chanté? Vous en souvenez-vous?...
DE LA BRIVE, à part.
Ah diantre! (Haut.) Je ne me souviens que de l'impression, qui
fut délicieuse...
LE FAISEUR. o47
JULIE.
Monsieur, vous m'aimez donc, la, vraiment?,.,
DE LA BRIVE.
Mademoiselle, j*ai su que vous étiez une personne pleine de
courage, douée d'une élévation rare dans les sentiments et dans
les idées, instruite surtout; que vous sauriez créer un salon à
Paris, être la compagne d'un homme politique, et, permettez-moi
de vous le dire, toutes les femmes ne savent pas porter une haute
fortune. Bien des parvenus ont été fort embarrassés de filles qu'ils
avaient fait la faute d'épouser à l'aurore de leurs destinées; et sur.
l'océan politique, quand une femme n'est pas un puissant remor-
queur, elle est un embargo! Je doutais de pouvoir rencontrer une
femme qui pût comprendre et servir mon avenir; je vous ai vue et
je me suis dit : « Je puis être ambassadeur. Celle que j'aime sera
la rivale des diplomates en corset que la Russie nous envoie!... »
JULIE, à part.
Ils ont tous de l'ambition aujourd'hui!... (Haut.) Ainsi, vous êtes
ambitieux et amoureux! Votre sympathie est doublée d'un raison-
nement...
DE LA BRIVE, à part.
Elle n'est pas sotte! (Haut.) Mademoiselle, il y a tant de choses
dans l'amour!...
JULIE.
11 y a tant de choses dans le vôtre, qu'il comprend sans doute le
dévouement...
DE LA BRIVE.
Avant tout!...
Ainsi, ma famille...?
Devient la mienne.
JULIE.
DE LA BRIVE,
JULIE.
Rien ne vous arrêterait donc?
DE LA BRIVE,
Rien.
JULIE. •
J'aime un jeune homme, monsieur.
548 THÉÂTRE.
DE LA BRIVE.
Je l'ai vu... et c'est ce qui m'avait donné, je vous l'avoue, des
inquiétudes sur votre jugement; car ce petit jeune homme n'est
pas votre fait du tout...
JULIE.
Vous vous trompez, monsieur, je ne puis renoncer à lui qu'en
faveur d'un grand dévouement. Eh bien, si vous sauvez mon père
de la ruine, je vous aimerai..., j'oublierai cet amour que je croyais
éternel, et je serai l'épouse la plus fidèle, la plus aimante, et je...
.(A part.) Ah! j'étouffe...
DE LA BRIVE, à part.
Elle m'a fait peur... mais elle me mène d'épreuves en épreuves,
comme chez les francs-maçons... (Haut.) J'espère mériter par mon
amour tout ce que les femmes doivent ordinairement sans condi-
tion à leur mari. Mais cessez de mettre ainsi à l'épreuve une
passion sincère. Mademoiselle, monsieur votre père et moi, nous
nous sommes entendus sur toutes les questions d'intérêt...
JULIE.
Il vous atout dit?...
Tout!...
Vous le savez ruiné ?.
Ruiné!...
DE LA BRIVE.
JULIE.
DE LA BRIVE.
JULIE, à part.
Ah! je suis sauvée! (Haut.) Il doit environ trois cent mille francs.
DE LA BRIVE.
11... doit... trois...?
JULIE.
OÙ serait votre dévouement?
DE LA BRIVE, à part.
Le dévouement! c'est de l'épouser... Si elle croit que l'on peut
se donner gratis un pareil vis-à-vis pour le reste de ses jours!..,
JULIE.
N'en SLiis-je pas le prix?
LE FAISEUR. 549
DE LA BRIVE.
Méricourt est incapable de m' avoir...
JULIE.
Ah! vous ne m'aimez pas!...
DE LA BRIVE, à part.
Oh! j'ai donné dans cette invention de roman ! (Haut.) î^uand
même votre père devrait des millions, je vous épouserais toujours,
car je vous aime. Ah! vous jouez très-bien la comédie, et je ne
m'en dédis pas : vous serez une délicieuse ambassadrice...
SCÈNE XI
Les MÊMES, JUSTIN, PIERQUIN.
JUSTIN, à Julie.
Mademoiselle, M. Pierquin veut parler à monsieur votre père (Bas.)
à propos de M. de la Brive, je crois.
JULIE.
Mon père est par là. (Elle montre les appartements.)
PIERQUIN.
Mademoiselle, je sais votre serviteur.
DE LA BRIVE.
Pierquin ici! (Il se retourne et va lorgner des tableaux.!
PIERQUIN, à part.
Oh! mais c'est mon Michonnin!... tout est perdu! Et moi qui,
sachant qu'on le marie avec une héritière, venais pour ravoir ses
lettres de change... Ce diable de Mercadet a du bonheur, il a su
l'attirer chez lui!...
JULIE, à Pierquin.
Vous connaissez monsieur?
PIERQUIN.
Petite rusée! je vois que vous êtes du complot, et vous le gar-
dez. (A part.) Oh! je devrais avoir une jolie nièce!
JULIE.
Qui est-ce?
550 THÉÂTRE.
PIERQUIN.
Michonnin! un débiteur introuvable. Ne le lâchez pas, je vais
aller chercher le garde de commerce!
JULIE,
Pour M. de la Brive ?
, PIERQUIN.
Michonnin, pour nous!
JULIE.
Ce monsieur n*est pas riche ?
PIERQUIN.
Un gibier de Clichy, qui a ses meubles sous le nom d'un ami...
JULIE.
Ah! (EUe rit.)
PIERQUIN, à part.
Ah I Mercadet m'a volé. (AjuUe.) Amusez-le, et votre père pourra
me payer quarante-sept mille francs; car, une fois coffré, ce
gaillard-là se fera délivrer par quelque belle dame. ( Justin revient. )
JULIE, à part.
Marié et coffré, c'est trop d'un !
JUSTIN, à Pierquin.
Monsieur est occupé, vous le savez, du mariage de mademoi-
selle, et vous prie de l'excuser...
PIERQUIN.
Et avec qui?
JUSTIN.
Mais avec ce monsieur-là. ( II montre de la Brlve. )
PIERQUIN.
Oh! (A part.) C'est marier deux faillites ensemble. Va-t-on rire à
la Bourse!... J'y cours, (ii sort.)
SCÈNE XII
JULIE, DE LA BRIVE.
JULIE.
Monsieur, vous nommez-vous ^Michonnin?...
LE FAISEUR. 551
DE LA BRIVE.
Oui, mademoiselle, c'est le nom de notre famille; mais nous
avons fait comme tant d'autres, et, depuis dix ans, nous nous nom-
mons de la Brive, en mettant une M devant. C'est plus joli. La
Brive est une charmante petite terre achetée par mon grand-
père...
JULIE.
Cet homme dit-il vrai en disant que vous avez des dettes?
DE LA BRIVE.
Oh!, très-peu, des misères; je les ai déclarées à votre père...
JULIE.
Ainsi, monsieur, vous m'épouserez par amour? (a part.) Rions
un peu. (Haut.) Et pour ma dot?
DE LA BRIVE.
Mademoiselle, vous trouverez en moi le mari le plus aimant, le
plus aimable. Socialiste, occupé des intérêts les plus graves de la
politique, et tout à mon ambition, je vous laisserai maîtresse de...
de votre fortune....
JULIE.
Eh! monsieur, je suis sans fortune. (Mercadet paraît.)
SCENE XIII
Les Mêmes, MERCADET.
MERCADET.
Ma fille, voilà donc l'effet de votre passion pour ce jeune Minardî
elle vous pousse à calomnier votre père, à...
JULIE.
A éclairer M. Michonnin, qui, se trouvant perdu de dettes, ne
doit pas, ne peut pas épouser une fille sans fortune...
MERCADET.
Monsieur se nomme Michonnin?
JULIE.
Michonnin de la Brive...
MERCADET.'
Laisse-nous, ma fille...
552 THÉÂTRE.
JULIK, bas, à son père.
Pierquin est sorti pour faire arrêter monsieur; j'espère que vous
ne le souffrirez pas. Quel rôle aurais-je joué?...
MERCADET . tire sa montre.
Le soleil est couché. Pierquin a vu monsieur?
JULIE.
Oui.
MERCADET.
Le diablQ entre dans mon jeu. ( Juiie sort.)
SCÈNE XIV
DE LA BRIVE, MERCADET.
DE LA BRIVE, à part.
La noce est faite ! Je suis plus que socialiste, je deviens com-
muniste !
MERCADET, à part.
Trompé comme à la Bourse! par Méricourt, l'ami de ma femme!
C'est à ne plus se fier à Dieu!...
DE LA BRIVE, à part.
Soyons digne de nous-même !...
MERCADET, à part.
11 y a de la légèreté dans son fait. Prenons-le de haut. (Haut.)
Monsieur Michonnin, votre conduite est plus que blâmable!...
DE LA BRIVE.
En quoi, monsieur? Ne vous ai-je pas dit que j'avais des dettes?
MERCADET.
Soit. On peut avoir des dettes: mais où est située votre terre?...
DE LA BRIVE.
Dans les Landes.
MERCADET.
Elle consiste ?
DE LA BRIVE.
En sables plantés de sapins...
LE FAISEUR. CÎ5S
MERCADET.
De quoi faire des cure-dents!
DE LA BRIVE,
A peu près.
MERCADET.
Cela vaut?
DE LA BRIVE.
Trente mille francs.
MERCADET.
Et c'est hypothéqué de...?
DE LA BRIVE.
Quarante-cinq mille.
MERCADET.
Vous avez eu ce talent-là?...
DE LA BRIVE.
Oui.
MERCADET.
Peste! ce n'est pas maladroit : et vos marais...?
DE LA BRIVE.
Touchent à la mer.
MERCADET.
Ainsi, c'est tout bonnement l'Océan?
DE LA BRIVE.
Les gens du pays ont eu la méchanceté de le dire, et mes em-
prunts se sont arrêtés net.
MERCADET.
Il eût été très-difficile de mettre la mer en actions.
DE LA BRIVE.
Oh ! ce n'est pas la mer à boire !
MERCADET.
Non, mais à faire avaler I Monsieur, entre nous, votre moralité
me semble...
DE LA BRIVE.
Assez!
Hasardée 1
MERCADET.
554 THÉÂTRE.
DE LA BRIVE.
Oh!... monsieur, si ce n'est qu'entre nous...
MERCADET.
^ous mettez, d'après une note que j'ai vue sur certains dossiers,
tout votre mobilier sous le nom d'un ami, vous signez vos lettres
de change Michonnin, et vous ne portez que le nom de la Brive.
DE LA BRIVE.
Eh bien, monsieur, après?
MERCADET.
Après?... On peut vous faire un fort méchant parti.
DE LA BRIVE.
Monsieur, n'allez pas trop loin, je suis votre hôte...
MERCADET.
Vous vouliez, à l'aide de ces subterfuges entrer dans une famille
respectable, y abuser de la confiance d'un père et d'une mère...
Vous avez feint d'aimer ma fille... (a part.) On peut exploiter ce
garçon-là; il a de la tenue, il est élégant, spirituel... (Haut.) Vous
êtes une...
DE LA BRIVE.
Ne dites pas le mot, il vous coûterait la vie...
MERCADET.
La vie! Vous êtes mon hôte, monsieur...
DE LA BRIVE.
Après tout, monsieur, votre fille avait-elle une dot?
MERCADET.
Monsieur...
DE LA BRIVE, à part.
Je le vaux bien et je suis le plus fort. (Haut.) Oui, monsieur,
aviez-vous deux cent mille francs?...
MERCADET.
Les vertus de ma fille...
DE LA BRIVE.
Ah! vous n'aviez pas deux cent mille francs?... Et moi, j'enga-
geais ma précieuse liberté! Ne suis-je pas un capital? vous vouliez
escroquer un gendre !...
MERCADET.
Le mot est fort.
LE FAISEUR 555
DE LA BRIVE.
Vous le méritez...
MERCADET, à part.
Il a de l'aplomb!...
DE LA BRIVE.
Et, je le vois, vous abusiez de mon inexpérience. Je pourrais
aussi me plaindre.
MERCADET.
L'inexpérience d'un homme qui emprunte sur des sables une
somme de soixante pour cent au delà de leur valeur!...
DE LA BRIVE.
Avec du sable, on fait du cristal.
MERCADET.
C'est une idée !
DE LA BRIVE.
Vous voyez, monsieur, que nos moralités se ressemblent! (Mou-
vement de Mercadet.) Ahî entre DOUS...
MERCADET, à part.
Je vais l'aplatir!... (Haut.) C'est ce qui vous trompe, monsieur :
vous êtes mon débiteur, et je vous tiens. Ah ! j'ai sur vous pour
quarante-huit mille francs de lettres de change, intérêts et frais, à
moi cédés par Pierquin, et je puis vous faire coffrer pendant cinq
ans.
DE LA BRIVE.
Je serais alors votre hôte.
MERCADET.
Ah! vous le prenez sur ce ton-là! Mais vous vous moquez donc
de votre dette, de votre signature ?
DE LA BRIVE.
Et vous?
MERCADET, à part.
Voilà mon affaire! (Haut.) Dans quelle situation êtes-vous, la,
vraiment?
DE LA BRIVE.
Désespérée... Méricourt me marie parce que je lui dois trente
mille francs au delà de la valeur de mon mobilier.
656 THEATRE.
MERCADET.
Compris. Je ne m'amuserai pas à vous faire de la morale; vous
aimeriez mieux un billet de mille...
DE LA BRIVE.
Oh! soyez mon beau-père!...
MERCADET.
Non, nos deux misères feraient une trop grande pauvreté; mais
écoutez-moi...
SCÈNE XV
Les MÊMES, MADAME MERCADET.
MADAME MERCADET, à Meicadet.
Ce monsieur dîne-t-il toujours?...
MERCADET.
Certainement. Dans les circonstances difficiles, le dîner porte
conseil, (a part.) Il faut que je le grise pour le connaître à fond.
DE LA BRIVE.
J'ai l'appétit de mon désespoir...
MERCADET.
Dînons!
MADAME MERCADET.
J'entends la voiture de Verdelin !
MERCADET.
Que dire à Verdelin?
SCÈNE XVI
Les Mêmes, VERDELIN, JUSTIN, en grande tenue.
JUSTIN.
M. Verdelin.
VERDELIN, à Mercadet.
Je n'amène point madame Verdelin, et je ne sais même pas si je
puis dîner avec toi.
LE FAISEUR. 5S1
MERCADET, à part.
11 est furieux. (Haut.) La main aux dames! (a sa femme.) Laisse-
nous. (A VerdoUn.) Eh bien, qu'as-tu?... (Madame Mercadet et de la
Brive sortent.)
VERDELIN.
Est-ce là ton gendre?
Oui et non.
MERCADET.
VERDELIN.
Voilà ce beau mariage?
MERCADET, à part.
Il sait tout! (Haut.) Ce mariage, mon cher Verdelin, n*a plus
lieu, je suis trompé par Méricourt! Méricourtl... tu sais ce qu'il
nous est? Mais...
VERDELIN.
Mais il n'y a pas de mais!... Tu m'as, ce matin, joué une de tes
comédies, où ta femme et ta fille avaient un rôle, pour m' arracher
mille écus! Je m'en doutais. Eh bien, ce n'est ni délicat ni...
MERCADET.
N'achève pas, Verdelin! Voilà comme on juge les gens dans le
malheur... On soupçonne tout chez eux!... Pourquoi donc t'aurais-je
emprunté ton service? pourquoi donnerais-je à dîner? Eussé-je
habillé ces deux femmes sans une espérance?... D'abord qui t'a dit
que le mariage de Julie était manqué?...
VERDELIN.
Pierquin, que j*ai rencontré...
MERCADET.
Cela se sait donc?...
VERDELIN.
Tout le monde en rit ! Tu as ton portefeuille plein de créances
sur ton gendre ! Pierquin m'a dit que tes créanciers se réunissent
ce soir chez Goulard pour agir tous demain comme un seul homme.
MERCADET.
Cq soir! — Demain ! Ah! j'entends sonner le glas de la faillite L.,
VERDELIN.
. On veut débarrasser la Bourse, auftint qu'on le pourra, de tous
les faiseurs d'affaires.
€58 THÉÂTRE.
MERCADET.
Les imbéciles!... Ainsi, demain, on m'emballerait?
VERDELIN,
Pour Clichy, dans un fiacre!
MERCADET.
Le corbillard du spéculateur!... Viens dîner!
VERDELIN.
Le dîner me coûte trop cher, j'en aurais une indigestion! Merci!
MERCADET.
Demain, la Bourse reconnaîtra dans Mercadet un de ses maîtres!
Viens dîner, Verdelin, viens sans crainte, (a part.) Allons! (Haut.)
Oui, toutes mes dettes seront payées!... Et la maison Mercadet
remuera des millions!... Je serai le Napoléon des affaires...
VERDELIN.
Quel homme !
MERCADET.
Et sans Waterloo.
VERDELIN.
Et des troupes?...
MERCADET,
Je... je payerai! Que peut-on répondre à un négociant qui dit :
« Passez à la caisse!... »
VERDELIN.
Je dîne alors, et je suis enchanté. Vivat Mercadetus, speculatorum
imperator!
MERCADET, à part.
Il Ta voulu!... Demain, je trône sur des millions, ou je me
couche dans les draps humides de la Seine 1
ACTE QUATRIEME
SCÈNE PREMIÈRE
MERCADET, JUSTIN.
MERCADET, il sonne.
Sachons avant tout Teffet qu'ont produit mes mesures...
JUSTIN.
Monsieur?..,
MERCADET.
Justin, je désirerais que Parrivée de M. Godeau fût tenue secrète...
JUSTIN.
Oh! monsieur, vous êtes perdu, alors... M. Brédif est déjà sorti...
Le tapage que cette berline a fait cette nuit, en entrant dans la
cour à deux heures du matin, a réveillé tout le monde, et
M. Brédif le premier! Dans le premier moment, il a cru que mon-
sieur partait pour Bruxelles...
MERCADET.
Allons donc! je paye...
JUSTIN.
Monsieur se dérange !
MERCADET.
Tu te crois déjà mon secrétaire!... Je te pardonne, Justin, car tu
me comprends...
JUSTIN.
Cette berline est énormément crottée, monsieur; mais le père
Grumeau a remarqué qu'elle n'avait pas apporté de bagages...
MERCADET.
Godeau avait tellement hâte de venir ici réparer ses torts envers
moi, qu'il a laissé ses colis au Havre. Il arrive de Calcutta avec une
660 THÉÂTRE.
riche cargaison; mais sa femme est restée... Oui, il a fini par
épouser la personne de laquelle il avait un fils, et qui a eu le
dévouement de raccompagner...
JUSTIN.
Il est fort heureux que monsieur ait passé la nuit à travailler»
car il a pu...
MERCADET.
Recevoir Godeau! vous remplacer!... Vous avez fait bombance I
vous vous êtes grisé, monsieur Justin!...
JUSTKN.
Nous n'avons bu que ce qui restait !..,
MERCADET.
Si tu pouvais faire croire qu'il n'y a pas de Godeau, ça modé-
rerait l'ardeur de mes créanciers, et je pourrais traiter avec eux à
des conditions tolérables...
JUSTIN, à part.
Est-il fin! Si cet homme-là n'est pas riche, ce sera une injustice
du diable!
MERCADET.
Envoie le père Grumeau chez mon courtier marron...
JUSTIN.
M. Berchut! rue des Filles-Saint-Thomas... A celui-là, le père
Grumeau peut annoncer l'arrivée de M. Godeau?...
MERCADET.
Justin, tu feras fortune. Allons! veille à ce que personne ne me
dérange, jusqu'à ce que je t'aie sonné.
SCÈNE II
MERCADET, seul.
Quand Mahomet a eu trois compères de bonne foi (les plus dif-
ficiles à trouver), il a eu le monde à lui! J'ai déjà Justin. Le second?...
on ne peut pas l'abuser! Si l'on croit à l'arrivée de Godeau, je
gagne huit jours, et qui dit huit jours dit quinze en matière de
payement. Je vais acheter, sous le nom de Godeau, pour trois cent
mille francs d'actions de la basse Indre, ce matin, tout à l'heure.
LE FAISEUR. 561
avant Verdelin. Et alors, quand Verdelin, qui me croyait hors d*état
de lui faire concurrence, et qui n'a pas eu l'idée de m'intéresser
dans cette affaire, en demandera, mon gaillard déterminera la
hausse I... D'ailleurs, cette nuit, j'ai écrit une lettre, au nom de
plusieurs actionnaires, pour exiger la publicité du rapport que l'ar-
gent de Verdelin retarde... Berchut fera paraître cette lettre dans
tous les journaux; en peu de temps, les actions vont s'élever à
vingt-cinq pour cent au-dessus du pair : j'aurai six cent mille francs
de bénéfice. Avec trois cent mille, je paye l'achat. Avec les trois
cent mille autres, je désintéresse mes créanciers. Oui, mon Godeau
leur arrachera bien une petite remise de quatre-vingt mille francs.
Libéré de ma dette, je deviens le roi de la place! (Use promène
majestueusement.) J'ai OU de Taudace !... Aller demander moi-même
une berline chez un carrossier des Champs-Elysées, comme si je
voulais partir nuitamment! Ce diable de postillon, que je guettais,
a failli tout compromettre par ses remercîments. Le pourboire était
trop fort! Une faute! Allons, à nous deux! (n ouvre la port© de sa
chambre.) Michounin! le garde du commerce L..
SCENE III
MERGADET, DE LA BRIVE, il entre effrayé.
MERCADET.
Rassurez-vous!... c'était pour vous bien réveiller!...
DE LA BRîVE.
Monsieur, l'orgie est pour mon intelligence ce qu'est un orage
pour la campagne, ça la rafraîchit, elle verdoie! et les idées pous-
sent, fleurissent!... In vino varietas!...
MERCADET.
Hier, mon cher ami, nous avons été malheureusement interrom-
pus dans notre conversation d'affaires...
DE LA BRIVE.
Beau-père, je me la rappelle parfaitement. Nous avons reconnu
que nos maisons ne pouvaient plus tenir leurs engagements... Nous
allons... (en style de coulisse) être exécutés. Vous avez le malheur
xviii. 36
562 THÉÂTRE.
d'être mon créancier, et, moi, j'ai le bonheur d'être votre débiteur
pour quarante-sept mille deux cent trente-trois francs et des cen-
times...
MERCADET.
Vous n*avez pas la tête lourde!
DE LA BRIVE.
Rien de lourd, ni dans les poches, ni dans la conscience! Que
peut-on me reprocher? En mangeant ma fortune, j'ai fait gagner
tous les commerces parisiens, même ceux qu'on ne connaît pas !
Nous, inutiles!... nous, oisifs!... Allons donc!... Nous animons la
circulation de Fargent...
MERCADET.
Par l'argent de la circulation!...
DE LA BRlVE.
Oui, lorsque je n'en ai plus eu, je l'ai payé cher : n'est-ce pas
l'honorer? On en a fait un dieu, je n'ai pas lésiné sur les frais du
culte!...
MERCADET.
Oh! vous avez bien toute votre intelligence I...
DE LA BRIVE.
Je n*ai plus que celai
MERCADET.
C'est notre hôtel des Monnaies. Eh bien, dans la disposition où
je vous vois, je serai bref.
DE LA BRIVE.
Alors, je m'assieds, papa! car vous m'avez furieusement l'air,
comme nous disons, nous autres genllemen-riders, de marcher sur
votre longe!...
MERCADET.
En affaires, on a le droit d'être habile... (De la Brive fait un signe.)
L'excessive habileté n'est pas l'indélicatesse, l'indélicatesse n'est
pas la légèreté, la légèreté n'est pas l'improbité, mais tout cela
s'emboîte comme des tubes de lorgnette...
DE LA BRIVE, à part.
Il ne m'a pas grisé pour moi !
LE FAISEUR. 563
MERCADET.
Enfin, les nuances sont imperceptibles, et, pourvu qu'on s'arrête
juste au Gode, si le succès arrive...
DE LA BRIVE.
Ah! pardieu, le succès!... je l'ai déjà dit, et le mot a réussi...
le succès est souvent un grand gueux !...
MERCADET.
Nos esprits sont jumeaux!
DE LA BRIVE. ^
Monsieur, sur le terrain où nous sommes, beaucoup de gens
d'esprit se rencontrent.
MERCADET.
Je vous vois sur la pente dangereuse qui mène à cette audacieuse
habileté que les sots reprochent aux faiseurs!... Vous avez goûté
aux fruits acides, enivrants du plaisir parisien. La vanité vous en-
fonce en plein cœur l'acier de ses griffes! Vous avez fait du luxe le
compagnon inséparable de votre existence ! Pour vous, Paris com-
mence à l'Étoile et finit au Jockey-Club I Paris, pour vous, c'est le
monde des femmes dont on parle trop ou dont on ne parie pas...
DE LA BRIVE.
Oh! oui.
MERCADET.
C'est la capiteuse atmosphère des gens d'esprit, du journal, du
théâtre et des coulisses du pouvoir, vaste mer où l'on pêche ! Ou
continuer cette existence, ou vous faire sauter la cervelle...
DE LA BRIVE.
Non! la continuer sans me...
MERCADET.
Vous sentez-vous le génie de vous soutenir, en bottes vernies, à
la hauteur de vos vices? de dominer les gens d'esprit par la puis-
sance du capital, par la force de votre intelligence? Aurez-vous
toujours le talent de louvoyer entre ces deux caps où sombre l'élé-
gance : le restaurant à quarante sous et Clichy?...
DE LA BRIVE.
Mais VOUS entrez dans ma conscience comme un voleur, vous
êtes ma pensée ! Que voulez-vous de moi ?
564 THÉÂTRE.
MERCADET.
Je veux VOUS sauver en vous lançant dans le monde des affaires.
DE LA BRIVE.
Par où ?
MERCADET.
Soyez l'homme qui se compromettra pour moi...
DE LA BRIVE.
Les hommes de paille peuvent brûler...
^ MERCADET..
Soyez incombustible.
DE LA BRIVE.
Comment entendez-vous les parts ?
MERCADET.
Essayez! servez-moi dans la circonstance désespérée oii je me
trouve, et je vous rends... vos quarante-sept mille deux cent trente-
trois francs soixante-dix-neuf centimes... Entre nous, la, vraiment,
il ne faut que de l'adresse...
DE LA BRIVE.
Au pistolet, à l'épée...?
MERCADET.
Il n'y a personne à tuer. Au contraire...
DE LA BRIVE.
Ça me va.
MERCADET.
11 faut faire revivre un homme.
DE LA BRIVE.
Ça ne me va plus! Mon cher ami, le Légataire, la cassette
d'Harpagon, le petit mulet de Sganarelle, enfin toutes les farces
qui nous font rire dans l'ancien théâtre, sont aujourd'hui très-mal
prises dans la vie réelle. On y mêle des commissaires de police,
que, depuis l'abolition des privilèges, l'on ne rosse plus.
MERCADET.
Et cinq ans de Glichy, hein? quelle condamnation !...
DE LA BRIVE.
Au fait, c'est selon ce que vous ferez faire au personnage!...
car mon honneur est intact et vaut la peine de...
LE FAISEUR. 565
MERCADET.
Vous voulez le bien placer, mais nous en aurons trop besoin pour
n'en pas tirer tout ce qu'il vaut! Voyez-vous! tant que je ne serai
pas tombé, je conserve le droit de fonder des entreprises, de lan-
cer des affaires. On nous a tué la prime. Les commandites expirent
de la maladie du dividende, mais notre esprit sera toujours plus
fort que la loi! On ne tuera jamais la spéculation. J'ai compris
mon époque ! Aujourd'hui, toute affaire qui promet un gain immé-
diat sur une valeur... quelconque, même chimérique, est faisable!
On vend l'avenir, comme la loterie vendait le rêve de ses chances
impossibles. Aidez-moi donc à rester assis autour de cette table
toujours servie de la Bourse, et nous nous y donnerons une indi-
gestion ! Car, voyez-vous, ceux qui cherchent des millions les trou-
vent très-difficilement, mais ceux qui ne les cherchent pas n'en
ont jamais trouvé !
DE LA BRIVE, à part.
On peut se mettre dans la partie de monsieur !
MERCADET.
Eh bien?
DE LA BRIVE.
Vous me rendrez mes quarante-sept mille livres?
MERCADET.
Tes, sir!
DE LA BRIVÈ.
le ne serai que très-habile!
MERCADET.
Ouh! ouhl... Léger! Mais cette légèreté sera, comme disent les
Anglais, du bon côté de la loi !
DE LA BRIVE.
De quoi s'agit-il?
MERCADET.
D'être quelque chose comme un oncle d'Amérique, un associé
dans les Indes.
DE LA BRIV^
Si ce n'est que cela !
366 THÉÂTRE.
MERCADET.
Vous achèterez des actions en baisse pour les vendre en hausse.
DE LA BRIVE.
Verbalement !
MERCADET.
J'ai la signature sociale ! Mon associé, car nous sommes toujours
associés, s'en est servi pour endosser les effets qu'il m'a pris
en 1830; j'ai bien le droit d'en user aujourd'hui contre lui...
DE LA BRIVE.
Quien, parbleu!...
MERCADET.
Du moment que personne ne vous trouvera, ne vous reconnaîtra...
DE LA BRIVE.
Je cesserai, d'ailleurs, le personnage dès que je vous en aurai
donné pour quarante-sept mille deux cent trente-trois francs
soixante-dix-neuf centimes.
MERCADET.
Du bruit? Justin écoute! (Très-haut.) Rentre, Godeau, tu me
perds. Allons! repose-toi!... (nie pousse dans la chambre.)
SCÈNE IV
MERCADET, JUSTIN, BERCHUT.
JUSTIN, à travers la porte.
Monsieur, c'est M. Berchut.
MERCADET, ouvrant la porte.
Bonjour, Berchut. Il y a eu de la baisse hier sur les actions de
la basse Indre.
BERCHUT.
Énorme! M. Verdelin en a fait vendre quelques-unes à vingt-
cinq pour cent au-dessous du versement! La panique ira, ce
matin, on ne sait où î
MERCADET.
Si, à la petite Bourse, ces actions baissaient de quinze pour cent
sur le cours d'hier, je prends deux mille actions.
LE FAISEUR. 567
BERCHUT tire son carnot et calcule.
Ce serait alors trois cent mille francs.
MERCADET.
C'est ce que j'ai calculé ! Au pair, elles vaudront six cent mille
francs.
BERCHUT.
A quel terme, et comment me couvrirez-vous?
MERCADET.
Une couverture?... fi donc! Je traite ferme. Apportez-moi les
actions, je paye!
BERCHUT.
Dans la situation où vous êtes, vous achetez évidemment pour
Oodeau.
MERCADET.
Godeau!
BERCHUT.
Je le sais arrivé...
MERCADET.
Chut! je suis perdu, si l'on vient à savoir... Qui vous a dit cela?
BERCHUT.
Votre portier, que mon commis a fait causer.
MERCADET.
Ah! j'ai oublié de lui sceller la bouche d'une pièce d'or.
BERCHUT.
Eh bien, envoyez donc sa voiture chez un carrossier. Si vos
créanciers (car je vous comprends, vous allez liquider), s'ils la
voient, ils seront intraitables...
MERCADET.
Ohl pour avoir de l'argent sur-le-champ, ils feront bien quel-
ques petits sacrifices. L*argent vivant!...
BERCHUT.
Oui, ça se paye!... (a part. ) 11 y a toujours à gagner avec ce
diable d'homme-là... Montrons-nous bien! (Haut.) Dites donc. Mer-
cadet, si c'est pour Godeau...
MERCADET, à part.
Allons donc! hue!.
668 THÉÂTRE.
BERCHUT.
Qu'il me donne un ordre et cela suffirai
MERCADET, à part.
Sauvé! (Haut.) Il dort, mais, dès qu'il sera réveillé, vous aurez
Tordre...
BERCHUT.
L'affaire est faite, alors. Goulardet deux autres spéculateurs
m'ont donné commission de vendre à tout prix.
MERCADET.
A terme?...
BERCHUT.
A dix jours.
MERCADET.
Eh bien, envoyez les actions à Duval, car Godeau, mon cher,
m'a fait l'affront de le prendre pour banquier...
BERCHUT, à part.
Et il a eu raison ',
MERCADET.
C'est mal, mais que voulez-vous que je dise? Il a de si bonnes
intentions pour moi!... Pas un mot!... Nous allons reprendre les
affaires!... Je vous vois d'ici la fin de l'année cent mille francs de
courtages chez nous...
BERCHUT.
Puis-je prendre de la basse Indre pour mon compte?..,
MERCADET, à part.
Encore un compère de bonne foi!... (Haut.) Oui, mais poussez
roide à la baisse à la petite Bourse!... Tenez, (n lui donne une lettre.),
faites insérer cette lettre dans tous les journaux, et annoncez-la
lorsque vous aurez acheté... Entre nous, à l'ouverture de la grande
Bourse, il y aura déjà quinze pour cent de hausse I Gardez-moi le
secret sur le retour de Godeau, niez-le I... (a part.) II va le tam-
bouriner!
LE FAISEUR. 569
SCÈNE V
MERCADET, MADAME MERGADET.
MERCÂDET, à part.
Boni voilà ma femme I Dans ces circonstances-là, les femmes gâ-
tent tout, elles ont des nerfs! (Haut.) Que veux-tu, madame Mer-
cadet? Tu as une figure d'enterrement...
MADAME MERCADET,
Monsieur, vous comptiez sur le mariage de Julie pour raffermir
votre crédit et calmer vos créanciers, mais l'événement d'hier vous
met à leur merci...
MERCADET.
Eh bien, vous n'y êtes pas, vous!...
MADAME MERCADET.
Puis-je vous être utile?
MERCADET, à part.
Je vais me défaire d'elle en la brusquant. (Haut.) Utile ! vous!
vous vous promenez depuis dix-huit mois avec Méricourt, et vous
ignorez son caractère : il a de l'argent, il est le créancier de Mi-
chonninl... Vous ne serez jamais qu'une bonne femme de mé-
nage!... M'être utile!... Ah! oui, tenez, il fait un temps superbe !
Demandez une magnifique calèche, habillez-vous, vous et votre
fille, et... allez déjeuner à Saint-Gloud, par le bois de Boulogne,
vous me rendrez ainsi le plus grand service...
MADAME MERGADET, à part.
II trame quelque chose contre ses créanciers, je veux tout savoir.
SCÈNE VI
Les MÊMES, JULIE, puis MINARD.
MERCADET, à sa fiUe qui traverse le théâtre.
Allez-vous vous envoler ainsi par les appartements? Je veux y
être seul avec mes créanciers...
o70 THÉÂTRE.
JULIE, qui revient suivie de Minard.
Mon père, c'est que c'est... Adolphe.
MERCADET.
Eh bien, monsieur, venez-vous encore me demander ma fille ?
JULIE.
Oui, papa.
MINARD.
Oui, monsieur. Tai déclaré mon attachement à M. Duval, qui,
depuis neuf ans, me sert de père, et, comme il a vu naître made-
moiselle Julie, il a fort approuvé mon choix. « C'est, comme sa
mère, a-t-il dit, un trésor d'honneur, de qualités solides, et une
personne sans ambition... » Mademoiselle Julie m'a pardonné
d'avoir eu peur pour elle de la misère...
MERCADET.
Vous aviez raison. Je ne veux pas que ma fille épouse un homme
sans fortune...
MINARD.
Mais, monsieur, j'avais, sans le savoir, une petite fortune...
MERCADET.
Ah bah!...
MINARD.
En me confiant à M. Duval, ma mère lui avait remis une somme
que ce bon Duval a fait valoir au lieu de la consacrer à mon en-
tretien. Ce petit capital se monte maintenant à trente mille francs...
En apprenant le malheur qui vous arrive, j'ai prié M. Duval de
me confier cette somme, et je vous l'apporte, monsieur, car, quel-
quefois, avec des à-compte, on arrange...
MADAME MERCADET, s'essuyant les yeux.
Bon jeune homme!...
JULIE, eUe serre la main de Minard.
Bien, bien, Adolphe!...
MERCADET.
Trente mille francs!... (a part.) On pourrait les tripler en ache-
tant des actions du gaz Verdelin, et il y aurait moyen d'arriver!..-
Non ! non ! (a Minard.) Enfant, vous êtes dans l'âge du dévouement...
Si je pouvais payer cent mille écus avec trente mille francs, la
LE FAISEUR. 571
fortune de la France, la mienne, celle de bien du monde serait
faite... Non! gardez votre argent.
MINARD.
Comment! vous me refusez? (Madame Mercadet l'embrasso. )
MERCADET, à part.
Je les ferais bien patienter un mois. Je pourrais, par quelques
coups d'audace, raviver des valeurs éteintes; mais Fargent do ces
pauvres enfants, ça me serrerait le cœur... On ne chiffre pas juste
en larmoyant... On ne joue bien que l'argent des actionnaires...
Non, non! (Haut.) Adolphe, vous épouserez ma fille...
MINARD.
Ah! monsieur... Julie, ma Julie !
MERCADET.
Quand elle aura trois cent mille francs de dot.
MINARD.
Ah! monsieur, où nous rejetez-vous?
MERCAD^ET, à part.
Je ne vendrai les deux mille actions qu'à vingt-cinq pour cent
au-dessus du pair... (Haut.) Dans un mois; et, si vous voulez me
rendre service... (Minard tend le portefeuille.) Mais serrez donc ce
portefeuille! Eh bien, emmenez ma femme et ma fille, (a part.)
Quelle tentation ! j'y ai résisté. J'ai eu tort. Enfin, si je succombe,
je leur ferai valoir ce petit capital, je leur manœuvrerai leurs
fonds... Ma pauvre fille est aimée... Quels cœurs d'ori Chers
enfants, je les enrichirai... Allons instruire mon Godeau. (n sort.)
SCENE VII
Les Mêmes, hors MERCADET.
MINARD.
Je voudrais tant racheter ma faute I
MADAME MERCADET.
Ah! monsieur Adolphe, le malheflr nous sert au moins à recon-
naître ceux qui nous sont vraiment attachés...
572 THÉÂTRE.
JULIE,
Je ne vous remercie pas, car j'ai toute la vie pour cela ! Mais,
Adolphe, ce moment où j'ai été fière, oh ! bien fière de vous, sera
pour le cœur comme un diamant qui reluira dans les fêtes domes-
tiques.
MADAME MERCADET.
Ah! mes chers enfants!... si votre père voulait payer ses créan-
ciers, s'il voulait renoncer aux affaires et aller vivre à la campagne,
que nous manquerait-il pour être heureux?... Oh ! comme je sou-
pire après une honnête et calme obscurité ! combien je suis lassé
de cette fausse opulence, de ces alternatives de luxe et de misère,
les cahots de la spéculation !
JULIE.
Sois tranquille, maman, nous triompherons de la Bourse!
MADAME MERCADET.
Il faudrait, pour convertir ton père, de tels événements que je
ne les souhaite pas!... Ah ! voici le plus âpre de ses créanciers, un
homme qui crie et menace...
SCENE VIII
Les MÊMES, GOULARD.
GOULARD.
Madame, pardonnez-moi de vous déranger, je ne veux pas être
importun, je viens me mettre aux ordres de mon cher ami Mer-
cadet...
MINARD, à madame Mercadet.
Mais il est très-poli.
JULIE, à sa mère.
Mon père aura trouvé quelque ressource...
MADAME MERCADET, à part.
Je le crains, (a Gouiard.) Il va venir, monsieur.
GOULARD.
J'ai su l'événement heureux qui change la face de vos affaires.
JULIE.
Ah! monsieur, dites-nous la vérité, car nous n'en savons rient
LE FAISEUR. 573
GOULARD, à part.
Est-elle futée!...
MADAME MERCADET.
Monsieur, je vous en supplie, quel événement?...
GOULARD.
L'arrivée de son associé, de Godeau.
MADAME MERCADET.
Ahl monsieur! — Ma fille!... Adolphe! ah! quel bonheur!...
— Monsieur, vous avez vu Godeau! revient-il riche?...
GOULARD.
Vous le savez bien, il a débarqué chez vous... vous donniez le
dîner pour lui; mais il est arrivé trop tard...
MADAME MERCADET,
Godeau ici!... cette nuit?
GOULARD.
Oh ! j'ai vu sa berline.
JULIE.
Oui, maman, il est venu cette nuit une voiture...
MADAME MERCADET.
Monsieur, personne n'est venu cette nuit chez moi, je vous le
jure...
GOULARD.
Très-bien, madame, vous entendez à merveille les intérêts de
M. Mercadet!... Il vous a fait votre leçon...
MADAME MERCADET.
Monsieur...
GOULARD.
Mais il ne pourra pas longtemps nous cacher Godeau!... Nous
attendrons... un mois, s'il le faut. D'ailleurs, cela se sait à la petite
Bourse, où tous ses créanciers s'étaient donné rendez-vous ce
matin. Godeau a déjà pris deux mille actions de la basse Indre...
Mauvais début. On voit bien qu'il arrive des Indes, il ne connaît
pas encore la place !
MADAME MERCADET.
Monsieur, vous me parlez hébreu...
GOULARD.
Eh bien, je vais parler français. Tenez, madame, je ferai un
574 THEATRE.
petit sacrifice sur ma créance, si vous voulez me donner les moyens
de m'entendre avec Godeau...
JULIE.
Monsieur, ma mère et moi, nous ne comprenons rien aux
affaires!...
GOULARD, à part.
Comme ce gaillard-là sait se servir de sa femme! et quel air
d'ingénuité la fille et la mère savent prendre! Je me marierai!...
MADAME MERCADET, à Goulard.
Monsieur, je vais vous envoyer mon mari, (a sa siie.) Je crains la
hardiesse de ton père... S'il veut nous renvoyer, c'est qu'il a peur
de nous. Oh ! cette fois, je vais surveiller ses opérations. (Juite et
sa mère sortent.)
SCÈNE IX
GOULARD, MINARD.
GOULARD.
Écoutez, monsieur, je sais que vous épousez mademoiselle Mer-
cadet, Duval me l'a dit. Si le vieux père Duval vous a conseillé ce
mariage, c'est qu'il savait l'arrivée de Godeau, car Godeau n'a
confiance qu'en Duval. Berchut sait tout!
MINARD.
C'est vous qui m'apprenez l'arrivée de M. Godeau.
GOULARD.
Bien ! vous vous regardez comme étant de la famille, et vous
êtes dans le complot du silence!... Eh bien, tenez, c'est dans l'in-
térêt de Mercadet : dites à Godeau que, s'il veut me payer sur-le-
champ, je fais une remise de vingt-cinq pour cent...
MINARD.
Monsieur, je n'ai point encore le moindre droit à m'occuper des
affaires de M. Mercadet, et il trouverait, je crois, très-mauvais que
je... D'ailleurs le voici...
LE FAISEUR. 675
. SCÈNE X
Les Mêmes, MERCADET, puis JUSTIN.
MERCADET.
Mon cher Adolphe, ces dames vous attendent. (Bas.) Emmenez-
les déjeuner à la campagne, ou vous n'aurez jamais Julie.
MiNARD.
Je vous le promets... (n sort.)
MERCADET.
Eh bien, Goulard, vous êtes tout décidé, m'a-t-on dit hier, à me
faire déposer mon bilan! Vous prétendez que je suis un faiseur...
GOULARD.
Vous! un des hommes les plus capables de Paris! un homme
qui gagnera des millions dès qu'il en aura un !
MERCADET.
Ne vous êtes-vous pas assemblés pour...?
GOULARD.
Pour savoir comment vous aider 1 Nous attendrons, mon cher
ami, tant qu'il vous plaira...
MERCADET.
Un mot du lendemain ! Je vous remercie comme si vous m'aviez
dit cela, mon cher, hier matin... (Justin entre.) Que voulez-vous,
Justin?
JUSTIN, bas.
Monsieur..., M. Violette m'offre soixante francs, si je le fais
parler à M. Godeau...
MERCADET.
Soixante francs!... (a part.) Il me les a volés!...
JUSTIN.
Monsieur ne veut pas que je perde ces profits-là?...
MERCADET.
Laisse-toi corrompre!... tu deviens très-secrétaire... et je te livre
aussi celui-là... tonds-le...
JUSTim
Ohl de près!...
576 THEATRE.
MER CADET.
Goulard! vous permettez?... J'ai deux mots à écrire relativement
à ce que Justin vient de me dire... (Mercadet sort.)
SCÈNE XI
GOULARD, JUSTIN.
GOULARD.
J*ai compris...
JUSTIN.
Monsieur est si fin!...
GOULARD.
Combien Violette — il est là — t'offre-t-il pour le faire parler à
M. Godeau?
JUSTIN.
Monsieur sait que M. Godeau...? Non, il ne m*a rien offert...
GOULARD.
Que t'a-t-il donné?
JUSTIN.
Pour trahir monsieur, qui m'a tant recommandé de cacher T ar-
rivée... damel dix louis.
GOULARD.
En voilà quinze, mon garçon !
JUSTIN, à part.
Ah! si M. Godeau pouvait venir souvent!...
GOULARD.
Mais je le verrai le premier!... Une créance de soixante-quinze
mille francs.
JUSTIN.
Si monsieur veut attendre avec M. Violette dans un cabinet
noir, j'irai l'avertir au moment où M. Godeau déjeunera, car
monsieur veut qu'il soit servi dans ce salon.
GOULARD.
Bien! (n sort.)
LE FAISEUR. 577
JUSTIN.
Ils seront là comme du poisson dans un vivier, et je les mettrai
dedans tous, les uns après les autres...
SCENE XII
JUSTIN, MERGADET.
MERGADET.
Eh bien!
JUSTIN.
J'attendrai les ordres de monsieur pour lui laisser voir M. Godeau.
MERGADET.
Va, mon garçon, fais ta recette, et surtout n'écoute pas ce que
nous dirons, Godeau et moi... (a part.) Il va venir coller son oreille
à la porte.
SCÈNE XIII
MERGADET, puis DE LA BRIVE.
MERGADET, un moment seul.
C'est effrayant comme il ressemble à Godeau, tel que je me le
figure après bientôt dix ans de séjour aux Indes... (AUant cherchei
de la Brive.) Venez...
DE LA BRIVE, déguisé.
Ah ! mon cher ami , quel affreux climat que le climat de Paris !...
Si je n'avais pas mon fils ici, je n'y serais jamais revenu; mais il
était bien temps d'apprendre à ce pauvre garçon que son père et
sa mère se sont mariés...
MERGADET fait du bruit à la porte et sonne.
^•Ah çà! vous avez donc joué la comédie? vous êtes supérieure-
ment grimé...
DE LA BRIVE.
Mon début, en 1827, fut une marquise d'un certain âge qui
aimait à jouer les jeunes premières; elle avait à sa terre, en Tou-
raine, un théâtre. (Justin entre.)
xvni. 37
578 THÉÂTRE
MERCADET.
Du feu ! pour le houka de monsieur. Tu verras à servir ici, sur
ce guéridon, le thé de monsieur.
JUSTIN.
Monsieur, Pierquin essaye de corrompre le père Grumeau...
MERCADET.
Laisse entrer, dès que ma femme et ma fille seront sorties.
(Mercadet allume le fourneau du houka.)
JUSTIN.
Il le soigne comme un actionnaire fondateur... (Justin sert le
déjeuner. )
MERCADET.
Écrivons un mot à Duval pour le prier de me seconder. Il est
bien puritain. Bah! puisqu'il s'intéresse à Julie, il me sauvera.
(Mercadet écrit sur le devant de la scène. — A Justin.) Fais porter Ce mOt
à Duval par le père Grumeau. (Justin sort.) Quelle audace! Mais si
Ses actions de la basse Indre allaient rester au-dessous du pair?...
DE LA BRIVE.
Oui, que nous arriverait-il?
MERCADET.
Bah! le hasard, c'est cinquante pour cent pour, et cinquante
pour cent contre.
SCÈNE XIV
Les MÊMES, GOULARD, VIOLETTE.
GOULARD, à Violette.
Quand je vous le disais!.,. Il le garde comme un capital de
réserve...
VIOLETTE,
Mon cher monsieur Mercadet !
MERCADET.
Pardon ! je suis en affaires...
GOULARD.
Nous savons avec qui.
LE FAISEUR. 579
MERCADET.
Bahl je vous en défie...
VIOLETTE.
Le bon M. Godeau...
MERCADET.
Quel conte vous a-t-on fait?... Je vous déclare, père Violette,
que monsieur n*est pas Godeau. Je prends Goulard à témoin de
cette déclaration...
GOULARD, à Violette.
Il ment comme un prospectus ; mais, en affaires, cela se fait.
VIOLETTE.
Sans cela, le commerce serait bien malade...
GOULARD.
Enfin, monsieur le représente au naturel, je le reconnais...
Tenez, Mercadet, n'essayez pas de Iç nier...
MERCADET.
Je ne nie pas que Godeau... (ii élève la voix.) GDdeau, sur le
compte de qui je m'étais entièrement trompé, je voudrais pouvoir
le dire à tout Paris, que le probe, que le délicat, le bon Godeau,
homme capable, plein d'énergie, ne puisse être en route, et sur le
point d'arriver.
VIOLETTE.
Nous le savons, il est revenu de Calcutta.
GOULARD.
Avec une fortune...
MERCADET.
Incalcuttable /...
GOULARD.
C'est heureux!... On le dit nabab!
VIOLETTE.
Comment parle-t-on à un nabab ?
MERCADET, à Violette qui s'avance,
Oh! ne lui parlez pas... Comment voulez-vous que je le laisse
en... ennuyer par mes créanciers?
GOULARD, qui s'est gliss^usqu'à la Brive.
Excellence I
580 THÉÂTRE.
MERCADET.
Goulard, permettez!... je ne souffrirai pas.
VIOLETTE.
C'est tout à fait un Indien.
MERCADET.
Il a beaucoup changé ! Les Indes ont un effet sur les gens... Vous
comprenez!... le choléra, le carrick {carey), le piment...
GOULARD, à la Brive.
Payez-moi ce que me doit votre ami Mercadet, et j'abandonne
vingt pour cent.
DE LA BRIVE.
Avez-vous les papersf
MERCADET.
Oh! Goulard.
GOULARD,
Mon ami, il ne demande 'qu'à payer...
SCÈNE XV
Les Mêmes, MADAME MERCADET. Quand elle ouvre la porte, on
aperçoit un groupe de créanciers. Elle fait signe à Julie et à Minard, qui l'ac-
compagnent, de passer dans sa chambre, et ils y passent.
MERCADET, à part.
Bon! Elle va faire un coup de probité bête qui me tuera...
MADAME MERCADET, aux deux créanciers.
Messieurs, arrêtez î... M. Mercadet est la victime d'une mauvaise
plaisanterie (En regardant la Brive. ), j'aime à le croire, qui ne doit
pas vous atteindre dans vos intérêts...
GOULARD.
Madame...
MADAME MERCADET.
Monsieur n'est pas M. Godeau.
MERCADET.
Madame ! . . .
MADAME MERCADET, à Mercadet, avec feu et autorité.
Vous êtes trompé, monsieur, par un intrigant...
LE FAISEUR. 581
VIOLETTE.
Mais alors, madame...?
MADAME MERCADET.
Messieurs, si vous gardez le silence sur une entreprise que je ne
veux pas qualifier, vous serez payés...
GOULARD.
Et par qui, s'il vous plaît, ma petite dame?
MADAME MERCADET.
Par M. Duval!... (Mouvement des deux créanciers, qui se consultent.)
MERCADET, à part.
Elle va!.,, elle va!...
MADAME MERCADET
Allez chez lui ce soir, vous m'y trouverez, et tous les créanciers
<ie M. Mercadet seront satisfaits.
VIOLETTE.
Ohl alors!... dis sortent.)
SCÈNE XVI
Les MÊMES, hors GOULARD et VIOLETTE.
DE LA BRIVE.
Savez-vous bien, madame, que, si vous n'étiez pas une femme...?
Je suis M. de la Brive.
MADAME MERCADET.
Vous, M. de la Brive ? non, monsieur...
MERCADET.
A-t-elle de l'audace! je ne la reconnais plus,
DE LA BRIVE.
Comment ! je ne suis pas moi?
MADAME MERCADET.
M. de la Brive, monsieur, est un jeune homme que j'ai pu juger
hier, à dîner. 11 sait que les dettes ne déshonorent personne quand
on les avoue, quand on travaille à les payer ; il a de l'honneur ; il
les payera, car il a devant lui toute sa vie et il a trop d'esprit pour
582 THÉÂTRE.
la vouloir flétrir à jamais par une eiltreprise que la justice pour-
rait...
DE LA BRIVE.
Madame, je suis bien réellement...
MADAME MERCADET.
Je ne veux pas savoir, monsieur, qui vous êtes ! mais, qui que
vous soyez, vous apprécierez, je le crois, le service que je viens de
vous rendre en vous arrêtant sur le bord d'un abîme...
DE LA BRIVE.
Madame, votre mari m'y a précipité en me promettant de me
rendre des titres qui me barrent mon avenir...
MADAME MERCADET.
Mon mari," monsieur, est un honnête homme, et il vous les
rendra!... Nous nous contenterons de votre parole, et vous vous
acquitterez quand vous aurez loyalement fait votre fortune.
DE LA BRIVE.
Ah! madame, vous m'avez ouvert les yeux! Je suis M. de la
Brive : c'est vous dire que, dès ce moment, j'entrerai courageuse-
ment dans la voie du travail.
MADAME MERCADET.
Le droit chemin, monsieur, celui de l'honneur, est pénible, mais
le Ciel y bénit tous vos efforts !...
MERCADET, à part.
On a du crédit, comme ça ! comptez-y, jeune homme !...
DE LA BRIVE.
Gomment reconnaître?... Je vous serai filialement attaché pour
le reste de mes jours, (n lui baise la main avec respect, salue Mercadet et
rentre dans la chambre de Mercadet.)
SCENE XVII
MERCADET, MADAME MERCADET.
MERCADET.
Ah çà ! nous voilà seuls ! Vous venez de me ruiner, madame !
Ma liquidation allait se faire comme par enchantement ! Vous avez
LE FAISEUR. 583
donc rencontré, je ne dirai pas le Potose, mais la planche à billets
le la Banque de France?
MADAME MERCADET.
Non, monsieur, j'ai rencontré l'Honneur.
MERCADET.
Ah I ah 1 Était-il accompagné de la Fortune ?
MADAME MERCADET.
Oh! ne plaisantez pas, monsieur. Je suis une pauvre femme,
sans aucune science que celle du cœur, et à qui le pressentiment
qui nous éclaire sur les intérêts de l'homme dont nous portons le
nom a dit que vous alliez jouer la fortune contre le déshonneur.
Pardonnez-moi, je crois plus au déshonneur qu'à la fortune. J'ai
voulu vous voir rester probe, loyal, courageux, enfin tout ce que
vous avez été jusqu'à présent.
MERCADET.
J'étais debout, jusqu'à cette heure, et vous venez de me mettre
aussi bas que l'emprunt d'Haïti.
MADAME MERCADET.
Monsieur, ce n'est, direz-vous, que des idées de femme, mais
faites-moi la grâce de les écouter ! J'ai peut-être encore deux cent
mille francs de fortune, prenez-les pour satisfaire tous vos créan-
ciers.
MERCADET.
Et après ? nous serons aussi pauvres que l'Espagi- j !
MADAME MERCADET.
Nous serons riches de considération.
MERCADFT.
Et puis?
MADAME MERCADET.
Votre fille et votre gendre, votre femme et vous, monsieur, eh
bien, nous travaillerons!... Oui, nous recommencerons la vie avec
le petit capital d'Adolphe, et nous gagnerons la fortune nécessaire
à vivre dans une honnête médiocrité, sans chances, mais heureux...
En spéculant, monsieur, il y a mille manières de faire fortune,
mais je n'en connais qu'une seule de bonne, que la brave bour-
geoisie n'aurait jamais dû quitter : c%st d'amasser l'argent par le
travail et par la loyauté, non par des ruses... La patience, la
584 THÉÂTRE.
sagesse, l'économie, sont trois vertus domestiques qui conservent
tout ce qu'elles donnent. N'hésitez pas, monsieur. Vous êtes entre
une femme qui vous aime, qui vous estime, et des enfants qui vous
chérissent : laissez-nous vénérer toujours ce que nous aimons...
Quittons cette atmosphère de mensonges, de finesses, cette fausse
opulence qui n'en impose plus à personne. N'eussions-nous que
du pain, nous le mangerons gaiement, et il ne nous restera pas
dans le gosier, comme les délicatesses de ces festins où l'on égorge
des fortunes, où l'on se rit des actionnaires rainés.
MERCADET, à part.
Donnez raison une fois à votre femme, et vous êtes à jamais
annulé dans votre ménage. Les femmes se disent généreuses,
mais leur générosité a des intermittences, comme les fièvres
quartes.
MADAME MERCADET.
Vous hésiteriez!...
MERCADET.
Vous venez de renverser, avec d* excellentes intentions, la for-
tune que j'avais enfin trouvée... et vous voulez que je vous remer-
cie! Vous vous mêlez de me juger!...
MADAME MERCADET.
Non, monsieur, je ne vous juge pas... (a part.) Ah! quelle idée!
(Haut.) Laissez-moi consulter là-dessus deux cœurs droits, purs,
d'une délicatesse que le contact du monde n'apas encore effleurés.
Faites-moi la grâce d'entrer dans votre cabinet pour deux minutes.
MERCADET.
Voyons!.., (a part.) J'y pourrai réfléchir au parti que je dois
prendre.
SCÈNE XVIII
MADAME MERCADET, puis JULIE, MINARD.
MADAME MERCADET.
Mes enfants^ venez.,.
MINARD.
Nous voici! Que voulez-vous?
LE FAISEUR. 585
MADAME MERCADET.
Votre père se trouve dans une situation encore plus affreuse que
je ne le croyais, et il s'agit cette fois, comme il le dit, de vaincre
ou de mourir. Or, avec beaucoup de ruse et d'audace, il payerait
ses dettes et aurait en peu de temps une fortune. Notre aide et
notre intelligence sont nécessaires pour faire réussir un plan très-
hardi. Si tout le monde croit au retour de Godeau : si vous, Adolphe,
vous vous déguisiez de manière à faire son personnage... (Mouve-
ment de Minard.), M. Morcadct pourrait acheter, sous son nom, des
actions, et obtenir de ses créanciers de fortes remises... Les actions
doivent monter et tout payer en peu de temps : achat et créan-
ciers... Il nous faudrait le concours de M. Duval...
JULIE.
Oh! maman! votre attachement pour mon père vous égare!
Pardon! il ne peut pas avoir fait un pareil plan, et je n'épouserais
pas Adolphe, s'il...
MINARD.
Oh! bien, Julie!... (n lui baise la main.) Madame, demandez-moi
ma vie et tout ce que je possède!... mais tremper dans une...? Oh!
j'irai supplier M. Duval de donner l'appui de son crédit à M. Mer=-
cadet; mais songez donc, madame, à ce que vous me demandez?.,,
c'est une...
MADAME MERCADET, vivement.
Une rouerie!
MINARD.
C'est bien pis! En supposant un plein succès, un homme serait
encore déshonoré!... C'est...
JULIE.
Adolphe! n'achevez pas!
MINARD.
Au nom de tout ce que vous avez de plus cher, madame, renon-
cez à une idée pareille : mais la faillite vaut mieux, on s'en relève,
et ici...
o86 THÉÂTRE.
SCÈNE XIX
Les Mêmes, MERGADET.
mergadet.
Aiolphe! vous épouseriez la fille d'un failli?
MINARD,
ÛLii, monsieur, car je travaillerais à sa réhabilitation... (Mercadet,
sa femmo et sa fille entourent Adolphe. )
MERGADET, à part.
Je suis vaincu!.., (a sa femme.) Vous êtes une noble et bonne
créature, (a part.) Combien de gens cherchent un pareil trésor!
Quand on Ta, c'est une foHe que de ne pas y tout sacrifier... (Haut.)
Vous méritiez un meilleur sort !
MADAME MERGADET.
Ah ! monsieur, vous voilà tel que vous étiez avant le départ de
Godeau.
MERGADET.
Oui, car je suis ruiné, mais honnête! Oh! je suis perdu!...
(a part, mais pour être entendu.) Je sais ce qui me rcste à faire!
MADAME MERGADET.
J3 tremble! Mes enfants, ne quittons pas votre père. (Us courent
tous trois après Mercadet.)
ACTE CINQUIÈME
SCENE PREMIÈRE
JUSTIN, THÉRÈSE, VIRGINIE, BRÉDIF. Justin entre le premier
et fait signe à Thérèse d'avancer. "Virginie, munie de ses livres, avance hardi-
ment sur le canapé. Brédif entre vers le milieu de la scène. Justin va regarder
par le trou de la serrure et colle son oreille à la porte.
THÉRÈSE.
Est-ce qu'ils auraient par hasard la prétention de nous cacher
leurs affaires?
VIRGINIE.
Le père Grumeau dit que monsieur va-t-être arrêté. Je veux que
l'on compte ma dépense. C'est qu'il m'en est dû, de cet argent,
outre mes gages !
THÉRÈSE,
Oh ! soyez tranquille, nous allons tout perdre. Vous ne savez
donc pas ce qu'est une faillite?...
JUSTIN.
Je n'entends rien : ils parlent trop bas ! Monsieur se méfie tou-
jours de nous.
VIRGINIE.
Monsieur Justin, qu'est-ce donc qu'une falite?...
JUSTIN.
C'est une espèce de vol involontaire admis par la loi, mais
aggravé par des formalités. Oh! soyez calme, on dit que monsieur
liquide...
VIRGINft.
Qu'est-ce que c'est que ça?...
Ô8t5 THEATRE.
JUSTIN.
La liquidation, c'est toujours la faillite, mais compliquée par la
bonne foi du débiteur... qui supprime les formalités...
THÉRÈSE.
Il sait tout, Justin!...
JUSTIN.
C'est des phrases à monsieur : je suis son élève...
BRÉDIF, il entre sans être vu.
Oh! pour le coup, j'ai mon appartement, non pas dans trois
mois, mais dans quinze jours!... Il y a fait bien des frais! Il a
doré les salons. Oh! c'est pour moi mille écus de rente de plus...
JUSTIN.
Voilà monsieur!... (tous se mettent en place au fond de la scène pour n'être
pas vus.)
SCÈNE II
Les Mêmes, MERGADET; n est abattu.
MERCADET.
Que voulez-vous, monsieur Brédif? votre appartement? vous
l'aurez!...
BRÉDIF, à part.
Je voudrais le voir parti, car ce diable d'homme a des ressources.
(Haut.) Monsieur, vous trouverez tout naturel que je m'intéresse
beaucoup plus à un locataire qu'à des gens comme vos créanciers
qui m'ont usé les marches de mon escalier.
MERGADET.
Ohl inspirer la pitié!...
BRÉDIF.
Vous savez que je possède la maison contiguë à la mienne, rue
de Menars. Donc, au bout de mon jardin, j'ai une porte de sortie
donnant dans la cour de cette seconde maison.
MERGADET.
Eh bien?...
BRÉDIF.
Si VOUS voulez fuir...
LE FAISEUR. ^89
MERCADET.
Et pourquoi?...
BRÉDIF.
Mais votre affaire se sait... On parle de plainte...
MERCADET.
Oh! voici donc toutes les horreurs de la faillite, cette agonie
de l'honneur des négociants!.., (n voit ses gens.) Que faites-vous là?
Allez-vous-en !
JUSTIN.
Nous ne demandons pas mieux, monsieur, mais nous atten-
dons...
MERCADET.
Quoi?
THÉRÈSE.
Nos gages...
MERCADET.
Allez chez madame Mercadet, elle vous payera, (a Brédif.) Je
reste ici, mon cher monsieur Brédif.
BRÉDIF.
Vous ne connaissez donc pas le danger de votre position?
MERCADET.
Ma position... elle est excellente...
BRÉDIF.
II perd la tête...
MERCADET.
Que me donnez-vous pour rompre mon bail? Vous y gagnerez
trois mille francs par an ; sept ans font vingt et un mille francs.
Composons.
BRÉDIF, à part.
Non, il ne perd pas la tête. (Haut.) Mais, mon cher monsieur...
MERCADET.
Ma fortune est au pillage, je dois faire comme les faillis : en-
prendre ma part.
BRÉDIF.
Vous ne savez donc pas qu'en cas de plainte, je serai témoin?
MERCADET.
Témoin de quoi?
590 THÉÂTRE.
BRÉDIF,
Et la berline arrivée vide !
MERCADET.
Je deviens fou! Ah! ma femme avait raison! (ABrédif.) Brédif,
allez aux Champs-Elysées, allée des Veuves I
BRÉDIF.
Ëh bien?...
MERCADET,
Vous y verrez bien plus d'une berline vide! vous en verrez des
centaines... et toujours vides...
BRÉDIF, à part.
Oh! ses créanciers auront affaire à forte partie, (iiaut.) Votre
serviteur.
MERCADET.
De tout mon cœur...
SCÈNE III
MERCADET, seul; puis BERCHUT.
MERCADET.
Quelle avidité!... C'est dans l'ordre! la rivière a plus soif que le
ruisseau... Berchut! ah! voilà ma punition! Allons! pataugeons
dans les boues de l'humiliation. Brédif était la sommation; lui,
c'est le premier coup de feu! (Haut.) Bonjour, mon cher Berchut.
BERCHUT.
Bonjour, mon cher monsieur Mercadet.
MERCADET.
Eh bien, vous avez dix degrés de froid sur la figure. Est-ce que
les actions de la basse Indre ne sont pas en hausse?
BERCHUT,
Si fait, monsieur. Nous atteindrons au pair ce matin, à Tortoni;
puis à la Bourse. On ne sait pas où cela peut aller ! le feu y est.
Votre lettre fait des merveilles. La Compagnie à senti le coup,
elle va déclarer à la Bourse le résultat des opérations de sondage,
et la mine de la basse Indre vaudra celle de Mons.,,
LE. FAISEUR. 591
MER CADET.
Vous en avez acheté pour vous d*après mon conseil?...
BERCHUT.
Cinq cents!...
MERCADET, le prenant par la taille.
Vous me devez cela. Mais je suis enchanté de vous avoir mis...
ah ! ah ! cinq cent mille francs peut-être dans votre poche. Madame
fierchut voulait un équipage, elle l'aura!... Mon cher» les jolies
femmes à pied, moi, ça me navre; mais, à vingt pour cent au-des-
sous du pair, réalisez!
BERCHUT, à part.
C'est le roi des hommes; il n'a jamais fait de mal qu'à ses ac-
tionnaires !
MERCADET.
Et puis voulez-vous un autre conseil? quittez la coulisse!... Sou-
venez-vous de ce grand mot de l'Évangile, applicable aux affaires :
<( Celui qui se sert du glaive périt par le glaive... »
BERCHUT.
Vous êtes un brave homme! Tenez, entre nous, vous avez affaire
à des ennemis implacables, (n tire un papier.) On m'a dit que c'était
un faux!
MERCADET.
Un faux! c'est écrit par moi...
BERCHUT.
Ainsi Godeau n'est pas à Paris?...
MERCADET.
Tenez ! vous êtes un brave homme ; allez chez Duval, vous y
trouverez l'argent qui vous est dû pour les deux mille actions...
Qu'avez-vous à dire, mon vieux?...
BERCHUT.
Si je suis payé, je laisserai cet ordre à M. Duval... Mais, cher
monsieur Mercadet, je voudrais pour vous que Godeau s'y trouvât...
MERCADET.
Vous êtes un digne homme, Barchut. (a part.) Me voilà tiré du
plus mauvais pas!...
592 THÉÂTRE-
BERCHUT, à part.
Ma foi! d'autres que moi le pendront. (Haut.) Je vais chez
Duval...
MERCADET, seul.
Allons! je me ruine, il faut envoyer Adolphe chez Duval. (u crie
dans l'appartement.) AdolphC ! AdolphC I
SCENE IV
MERCADET, MINARD.
MERCADET,
Mon ami, courez chez Duval. Vous savez tout, obtenez de lui
qu'il satisfasse Berchut, et je suis sauvé !
MINARD.
J'y cours.
MERCADET voit venir Verdelin, Pierquin et Goulard, qui causent avec Violette
et d'autres créanciers.
Ah! voilà l'ennemi... J'aurais dû quitter, aller me promener
dans les bocages de Ville-d'Avray...
SCÈNE V
MERCADET, JUSTIN, puis VIOLETTE, GOULARD,
PIERQUIN et VERDELIN.
MERCADET.
Adieu, Justin, tu perds un bon maître.
JUSTIN, à part.
Je ne suis pas encore assez fort pour quitter monsieur... (Haut.)
Je suis encore à monsieur pour dix jours...
MERCADET.
Ma femme a-t-elle fini?...
JUSTIN.
Oh! Virginie a la tête si dure! avec elle, un et un font toujours
trois, et, avant qu'on lui ait démontré que un et un font...
LE FAISEUR. 593
MERCADET.
Font un...
JUSTIN, à part.
Comme monsieur m'amuse!... il aie malheur spirituel, (n s'éioigne.)
VIOLETTE.
Ah! monsieur...
MERCADET.
Eh bien, père Violette, que voulez-vous? tout casse, même les
ancres! Bah! je ne serai pas le seul, la Compagnie est nombreuse.
VIOLETTE.
Non! non! Des hommes comme vous sont rares! Vous auriez dû
avoir des fils... Payer les intérêts, les frais, là, rubis sur l'ongle!
J'avais beaucoup crié, je vous en demande pardon, je ne croyais
plus au retour de Godeau...
MERCADET.
Hein? Vous dites?... La plaisanterie est hors de saison.
GOULARD.
Mon cher ami, je vous ai méconnu, je suis tout à vous... C'est
sublime!...
MERCADET, à part.
Ah ! ils sont venus se venger !...
PIERQUIN.
Je ne fais pas de phrases, moi! je ne dis qu'un mot : C'est très-
bien...
VERDELIN.
Il y a plaisir à être ton ami! l'on est fier de toil
PIERQlilN.
Quel plaisir de faire des affaires avec vous !
VIOLETTE.
Je voudrais vous laisser mon argent.
GOULARD.
Vous êtes un homme honorable, honorabilissime, car enfin nous
aurions tous cédé quelque chose...
PIERQUIN.
Honorable? C'est un homme de Plutarquel
VERDELIN.
Et serviable?...
wui. 38
594 THÉÂTRE.
MERCADET.
Ah çà! messieurs, avez-vous tous assez insulté à mon malheur?...
Vous riez! mais j'ai pris une résolution terrible, et je suis enchanté
de vous avoir tous là. Je vous le déclare, si vous ne voulez pas
m'accorder le temps de vous payer, je me coupe la p^orge, là,
devant vous !... (ntlre un rasoir.)
VERDELIN.
Serre donc cet argument-là, mon cher; tout le monde est payé
par Godeau.
MERCADET.
Godeau!... Mais Godeau est un mythe! est une fable! Godeau,
c'est un fantôme... Vous le savez bien...
TOUS.
Il est arrivé...
MERCADET.
De Calcutta?
TOUS.
Oui.
GOULARD.
Avec une fortune incalcuttable, comme vous le disiez...
MERCADET.
Ah çà ! l'on ne plaisante pas ainsi devant une faillite...
SCENE VI
Les Mêmes, BERGHUT, puis BRÉDIF, puis MINARD.
BERCHUT.
Pardon, mille pardons ! mon cher Mercadet. Voici vos actions
elles ont été payées.
MERCADET.
Par qui?*
BERCHUT.
Par Godeau, comme vous me Taviez dit.
MERCADET, il le prend à part.
Berchut, vous ne voudriez pas, vous à qui j'ai fait gagner...
LE FAISEUR. 595
BERCHUT.
Cent cinquante mille francs! Nous sommes au pair.
MERCADET.
Vous avez vu Godeau?...
BERCHUT.
Il m'a dit que ces actions étaient à vous,
MERCADET.
Godeau?
BERCHUT.
Lui-même!... arrivé du Havre.
BRKDIF.
Monsieur, voici vos quittances... (a part.) Je n'aurai pas mon
appartement.
MERCADET.
Je rêve! ( Mïnard paraît. ) Adolphc, tu ne me tromperas pas, toi!
Godeau...
MINARD.
Mon père, monsieur, est à Paris, et, comme vous l'avez dit, il a,
depuis un an, épousé ma mère. Reconnu fils légitime, je me nomme
Adolphe Godeau.
MERCADET.
Il a payé ces messieurs !
MINARD.
Tous, scrupuleusement. Il a payé Berchut, et vous prie de garder
ces actions comme un à-compte sur votre part dans les bénéfices
de ses affaires aux Indes...
MERCADET.
Salut, reine des rois , archiduchesse des emprunts, princesse
des actions et mère du crédit!... Salut, Fortune tant recherchée
ici, et qui, pour la millième fois, arrives des Indes!... Oh! je
l'avais toujours dit : Godeau est un cœur d'une énergie... Et quelle
probité!... Mais va donc les appeler! (n pousse Minard dans l'apparle-
ment. ) Mcssicurs, je suis charmé de...
BERCHUT.
Je vous prie de me continuer votre confiance.
MERCADET.
Oh! mon cher, je dis adieu à la spéculation..
596 THÉÂTRE.
VERDELIN.
Nous nous retirons pour te laisser en famille. Quant aux mille
écus, je les donne à Julie pour deux boutons de diamants.
MERCADET.
Il devient reconnaissant, il n'est pas reconnaissable.
SCÈNE VII
MERCADET, MADAME MERCADET, JULIE, MliNARD.
JULIE.
Ah! papa, quelle belle âme! 11 est millionnaire et il m'épouse...
Je ne sais pas si je...
MERCADET.
Ne fais pas de façons... va!
MADAME MERCADET,
Ah! mon ami!... (EUe pleure.)
MERCADET.
Eh bien, toi si courageuse dans les adversités...
MADAME MERCADET.
Je suis sans force contre le plaisir de te voir sauvé... riche...
MERCADET.
Riche, mais honnête... Tiens, ma femme, mes enfants, je vous
avoue... eh bien, je n'y pouvais plus tenir, je succombais à tant
de fatigues... L'esprit toujours tendu, toujours sous es armes!...
Un géant aurait péri... Par moments, je voulais fuir... Oh! le
repos...
MINARD.
Monsieur, mon père vient d'acheter une terre en Tourain^;
soyez son voisin. Faites comme lui, employez une partie de votre
fortune en terres...
MADAME MERCADET.
Oh! mon ami, la campagne...
MERCADET.
Tout ce que tu voudras!...
LE FAISEUR. 597
MADAME MERCADET.
Tu t'ennuieras.
MERCADET.
Non! Après les fonds publics, les fonds de terre I l'agriculture
m'occuperai... Je ne suis pas fâché d'étudier cette industrie-là...
Allons!... (Il sonne.)
JUSTIN.
Que veut monsieur?
MERCADET.
Une voiture... (a part.) J'ai montré tant de fois Godeau, que j'ai
bien le droit de le voir. (Haut.) Allons voir Godeau!
FIN DU TOME DIX-IIUî VîÈ.MS
ET DU TJlEATRi:.
TABLE
Pages.
-VADTRIN 1
LES RESSOURCES DE QDINOLA |19
PAMBLA GIRADD 251
LA MARATRE 335
f.B FAISEUR ^59
CouLOMMiïBS. — Typographie Paol BRODARD
^
V'IÉ
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■* .---«Sfe.
*V.,S^
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--^^^^ '■' >!5^
Balzaci Honore dé
^ id . dolM ni t i / ^ ^
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