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Full text of "Oeuvres complètes de Diderot, revues sur les éditions originales, comprenant ce qui a été publié à diverses époques et les manuscrits inédits, conservés à la Bibliothèque de l'Ermitage, notices, notes, table analytique"

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ŒUVRES  COMPLÈTES 


DIDEROT 


CORRESPONDANCE 
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LETTHES    A    M"''   VOLLAND  —  LETTRES   A    L'ABBÉ   LE    MONMEIl 

LETTRES  A  M'^*^   JODIN 

CORRESPOîsDAKCE    GÉNÉRALE 

I 


n 


ANCIENNE    MAISON    J.  CLAYlî 
PARIS.  —  IMPRIMERIE   A.   QUANTIN    ET  C'^ 


ItUE      SA1\T-BEN0IT 


ŒUVRES    COMPLÈTES 


DR 


DIDEROT 

REVUHS    SUR    LI'IS    ÉDITIONS    ORIGINALliS 

COMPRENANT    CE    QUI     A     ÉTÉ    PUBLIÉ     A     DIVERSES    ÉPOQUES 

ET     I.RS      MANUSCRITS      INÉDITS 
,  CONSERVli  S     A     I.  A     BIIÎI.  lOTHKQUR    DE     I.'KKMITAOE 

NOTICES,  NOTES,  TABLE  ANALYTIQUE 

ÉTUDE   SUR    DIDEROT 

i>  \  n 

J.  ASSÉZAT  ET  MAURICE   TOURNEUX 


TOME    DIX-NEUVIÈME 


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PARIS 

GARNIER    FRÈRES,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

0,     RLE      DES      SAINTS-PÈRES,     G 

187G 


LETTRES 
A  MADEMOISELLE    VOLLAND 


FIN 


;  Paris,  le  3  novembre  1760. 

Ce  lundi  matin,  M'"^  d'Aine  a  renvoyé  dans  son  équipage, 

c,  à  Paris,  un  de  ses  parents,  avec  un  homme  d'afïïiires  qui  lui  est 

■^  attaché.   J'ai  profité  de  l'occasion  pour  m'en  revenir,  le  Baron 

'  m'ayant  assuré  qu'il  ne  ferait  ici  aucun  voyage  dans  le  courant 

\X3  de  la  semaine.  M"''  d'Aine,  que  j'ai  trouvée  seule  au  bas  de 

<;ô  l'escalier,  m'a  dit  :  «  J'avais  compté  sur  vous  pour  jusque  après 

>■)  la  Saint-Martin  ;  mais  je  vois  ce  que  c'est.  »   Je  n'en  suis  pas 

^  convenu,  quoique  cela  fût  vrai. 

Nous  nous  sommes  bien  embrassés,  M™^  d'Aine  et  moi;  je 
l'ai  remerciée  de  mon  mieux.  Elle  m'a  dit  que  la  chambre  que 
j'occupais  serait  dorénavant  appelée  la  mienne,  et  que  Je  ne 
pourrais  jamais  m'installer  ni  trop  tôt,  ni  pour  trop  longtemps. 
iSous  avons  eu,  le  Baron  et  moi,  deux  moments  fort  doux  :  l'un 
en  nous  retrouvant  quand  j'arrivai  au  Grandval ,  l'autre  en  nous 
séparant  aujourd'hui.  Il  avait,  ces  deux  jours-là,  l'air  touché  : 
la  première  fois  de  plaisir,  la  seconde  fois  de  peine.  J'ai  gagné 
de  l'intimité  avec  M""'  d'Holbach.  J'ai  eu  quelque  occasion  de 
m'apercevoir  qu'elle  avait  conçu  beaucoup  d'estime  pour  moi. 

XIX.  \ 


2       LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

J'ai  été  flatté  de  voir  que  mon  témoignage  donnait  du  poids  à  des 
récits  qu'on  lui  faisait,  et  qu'elle  avait  de  la  répugnance  à 
croire.  Elle  m'a  vu  partir  avec  peine.  Elle  ne  doutait  pas  qu'un 
mot  d'elle  ne  me  retînt,  mais  elle  ne  l'a  pas  dit.  Et  le  père 
Hoop?  Nous  nous  sommes  baisé  les  joues,  serré  les  mains,  et 
bien  promis  de  nous  rapprocher  incessamment.  Je  lui  ai  con- 
seillé, en  attendant,  d'aller  prendre  l'air  sur  les  lieux  hauts. 

Me  voilà  donc  de  retour  à  Paris.  J'arrive,  et  je  retrouve 
Jeanneton  convalescente  de  plusieurs  abcès  à  la  gorge,  pour 
lesquels  elle  a  été  soignée  plusieurs  fois,  et  qu'il  a  fallu  ouvrir 
à  la  lancette,  les  uns  après  les  autres;  ma  femme  au  vin  de 
quinquina,  pour  une  fièvre  réglée  dont  elle  a  eu  les  premiers 
accès  dans  les  premiers  jours  de  mon  départ,  et  qu'on  n'a  point 
encore  pu  déraciner;  la  petite  fille  avec  le  nez  galeux,  la  fièvre, 
et  les  amygdales  enflées  :  ainsi  me  voilà  dans  un  hôpital,  et  je 
suis  où  je  dois  être,  car  je  ne  me  porte  pas  trop  bien.  J'ai  l'esto- 
mac tout  à  fait  dérangé.  J'avais  pris  sur  moi  de  ne  plus  paraître 
à  table  le  soir;  ils  m'entraînèrent  hier  malgré  moi.  Il  y  avait  des 
poires  excellentes,  j'en  mangeai  une,  et  puis  une  autre,  et  une 
troisième  :  je  les  sens  aujourd'hui  à  six  heures  comme  si  je 
sortais  de  table.  Le  thé  n'y  a  rien  fait  ;  mais  cela  finira  comme 
toutes  les  indigestions,  et  puis  je  me  porterai  bien,  et  ce  sera 
pour  longtemps;  car  me  voilà  rendu  à  ma  vie  ordinaire  et 
sobre. 

Tout  en  arrivant  à  Paris,  je  suis  accouru  sur  le  quai  des 
Miramionnes;  car  il  fallait  que  j'eusse  vos  lettres,  s'il  m'en  était 
venu  quelques-unes,  et  que  je  les  empêchasse  d'aller  me  chercher 
au  Grandval  où  je  n'étais  plus,  et  où  j'avais  assuré  avant-hier  à 
Damilaville  que  je  resterais  jusqu'à  mardi.  Damilaville  n'y  est 
pas;  il  dîne  chez  une  amie.  En  attendant  qu'il  revienne  et  que 
je  vous  lise,  je  vous  écris. 

Combien  de  tournées  j'ai  déjà  faites  depuis  que  je  suis  rentré 
dans  cet  enfer  !  Combien  j'ai  vu  de  monde!  Quelle  vie  en  com- 
paraison de  celle  des  champs  !  Je  ne  serais  pas  ici,  si  j'avais 
pensé  que  c'est  lundi,  et  que  Grimm  est  arrivé  de  la  Chevrette. 
Mais  je  me  console  de  cette  distraction.  Si  je  ne  suis  pas  avec 
lui,  du  moins  je  m'entretiens  avec  vous.  Damilaville,  qui  est 
très-pressé  de  me  voir,  m'a  fait  dire  par  son  domestique  que 
si  je  ne  me  hâtais  pas  d'aller  à  lui,  il  se  hâterait  de  venir  à 


LETTRES   A   MADEMOISELLE    VOLLAM).  3 

moi.  Je  l'ai  prié  très-instamment,  par  un  petit  billet,  de  rester 
où  il  était;  que  je  n'avais  que  faire  de  lui  avant  deux  ou  trois 
heures.  J'emploierai  la  moitié  de  ce  temps  à  écrire  à  mon  amie; 
et  quand  je  lui  aurai  rendu  compte  de  toutes  mes  heures,  j'em- 
ploierai celles  qui  me  resteront  à  rêver  avec  elle;  je  la  cher- 
cherai dans  le  salon,  je  me  placerai  à  côté  d'elle,  je  la  serrerai. 
Auparavant,  je  l'aurai  longtemps  regardée  sans  qu'elle  m'ait 
vu,  sans  que  personne  me  gênât;  car  je  me  suppose  invisible. 
Je  me  suis  fait  une  physionomie  de  l'abbé  Marin  tout,  à  fait 
singulière.  Je  veux  qu'il  ait  la  tête  ronde,  un  peu  chauve  sur 
le  haut;  le  front  assez  étendu,  mais  peu  haut;  les  yeux  petits, 
mais  ardents  ;  les  joues  un  peu  ridées,  mais  vermeilles  ;  la  bouche 
grande,  mais  riante;  presque  point  de  menton,  guère  de  cou, 
le  corps  rondelet,  les  épaules  larges ,  les  cuisses  grosses,  les 
jambes  courtes.  Je  vous  entends  tous  jaser.  Je  vous  vois  tous 
selon  vos  attitudes  favorites  ;  je  vous  peindrais,  si  j'en  avais  le 
temps;  mon  amie  serait  droite,  derrière  le  fauteuil  de  sa  mère, 
en  face  de  sa  sœur,  avec  ses  lunettes  sur  le  nez.  Elle  parlerait; 
sa  sœur,  la  tête  appuyée  sur  sa  main,  et  son  coude  posé  sur  la 
table,  l'écouterait  en  faisant  les  petits  yeux.  L'abbé  serait  assis, 
les  mains  posées  sur  les  genoux,  mal  à  son  aise;  caria  chaise 
est  haute,  et  ses  pieds  touchent  à  peine  au  parquet  ;  mais  il  ne 
restera  pas  longtemps  dans  cette  contrainte,  car  je  présume  que 
l'abbé  aime  ses  aises.  Et  votre  conversation,  est-ce  que  je  ne  la 
ferais  pas?  Est-ce  que  je  ne  ferais  pas  parler  chacun  selon  le 
caractère  que  je  lui  connais,  et  l'abbé  selon  celui  que  je  lui  prête  ? 
Que  je  suis  aise  !  Damilaville  ne  vient  point,  et  j'aurai  encore 
le  temps  de  tourner  la  page  et  de  la  remplir.  J'en  remplirais 
vraiment  bien  une  douzaine  d'autres,  si  je  me  mettais  à  répon- 
dre à  vos  deux  dernières  lettres,  et  à  vous  rendre  vos  dernières 
conversations.  Nous  avons  eu  ici  un  homme  bien  connu  :  c'est 
Dieskau,  dont  je  crois  vous  avoir  parlé  quelquefois.  Cet  homme 
a  commandé  longtemps  en  Canada,  et  avec  honneur.  Il  est 
criblé  de  blessures.  Malgré  les  indispositions  qui  l'affligent  et 
l'affligeront  toute  sa  vie,  il  est  gai.  C'a  été  un  ami  intime  du 
fameux  maréchal  de  Saxe.  Nous  avons  eu  un  jeune  marin,  très- 
expérimenté,  appelé  M.  Marchais.  La  première  fois  je  vous  dirai 
tout  ce  que  j'ai  retenu  de  leurs  conversations.  Le  père  IIoop 
est  enfourné  dans  la  lecture  de  l'histoire  de  ses  bons  amis  les 


Il  LETTRES   A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

Chinois,  qu'il  a  vus  si  longtemps  à  Canton.  J'y  reviendrai  donc 
encore  à  ces  Chinois,  pour  vous  en  dire  des  choses  qui  vous 
feront  sûrement  plaisir. 

Mais  voilà  Damilaville  revenu.  Je  suis  arrivé  trop  tard.  Pour 
la  première  fois,  il  avait  été  diligent,  et  deux  de  vos  paquets 
étaient  partis  ce  matin  pour  le  Grandval,  en  même  temps  que 
j'en  revenais.  Voilà  un  plaisir  différé  jusqu'à  demain.  Adieu, 
mon  amie;  je  vous  embrasse.  Mais  revenez  donc;  la  Marne 
paraît  vouloir  m' exaucer.  Si  les  pluies  continuent,  elle  ne  tar- 
dera pas  à  flotter  au  bas  de  votre  terrasse.  Dans  la  position 
fâcheuse  où  je  me  trouve,  vous  regretterez  bien  de  n'être  pas 
ici.  Demain  ou  après,  j'irai  voir  M"*  Boileau,  et  peut-être  M'""  de 
Solignac,  mais  je  ne  réponds  de  rien.  Mon  respect  à  qui  vous 
savez  bien.  Mes  caresses  les  plus  tendres  à  qui  vous  savez  bien 
encore. 


LI 

A  Paris,  le  6  novembre  1760. 

La  belle  journée  que  celle  de  la  Toussaint!  En  profitâtes- 
vous?  A  huit  heures  du  matin,  étiez-vous  habillées?  aviez-vous 
mis  vos  chaperons  et  pris  vos  bâtons?  Je  suis  sûr  que  non.  Vous 
dormiez,  paresseuses  que  vous  êtes,  et  je  dormais  aussi,  pares- 
seux que  je  suis.  J'entendis  frapper  à  ma  porte:  c'était  l'Ecos- 
sais. 11  entre,  ouvre  mes  rideaux,  et  dit  :  u  Allons,  debout; 
c'est  sur  les  lieux  hauts  que  le  soleil  est  beau  avoir.  M.  Marchais 
sera  de  la  partie.  »  Ce  M.  Marchais  est  un  jeune  marin  dont  je 
vous  ai  déjà  parlé.  Chemin  faisant,  je  lui  demandai  quel  âge  il 
avait.  «  Trente  ans,  me  dit-il.  —  Trente  ans!  repris-je  avec 
étonnement.  Vous  en  paraissez  au  moins  quarante-cinq.  Qu'est-ce 
qui  vous  a  vieilli  si  vite?  —  La  mer  et  la  fatigue.  »  Ah!  chère 
amie,  quelle  peinture  ils  me  firent  delà  vie  de  la  mer!  La  peau 
se  ride  et  se  noircit,  les  lèvres  se  sèchent,  les  muscles  s'élèvent 
et  se  raidissent;  en  moins  de  trois  ou  quatre  voyages,  on  res- 
semble très-bien  à  un  Triton,  tels  qu'on  les  peint  aux  Gobelins. 
On  ne  mange  que  du  pain  dur  et  des  viandes  salées.  Souvent 


LETTRES    A   MADEMOISELLE    VOLLA.M).  5 

011  nianquc  d'eau,  et  puis  des  tenipèles  qui  vous  lienneuL  viiiijt- 
quatre  heures  de  suite  entre  la  mort  et  la  vie.  11  est  impossible 
que  vous  vous  fassiez  une  juste  image  d'un  équi|)age  après  une 
tempête.  A  ce  propos,  l'Écossais  nous  dit  :  «  Imaginez  que  nos 
voiles  étaient  déchirées,  nos  mâts  rompus,  nos  matelots  épuisés 
de  fatigue,  le  vaisseau  sans  gouvernail,  abandonné  aux  flots,  le 
vent  nous  portant  avec  fureur  droit  contre  des  rochers;  douze 
autres  et  moi  assis  en  silence  dans  la  chambre  du  capitaine,  la 
tête  baissée,  les  bras  croisés,  les  yeux  fermés,  en  attendant  à 
chaque  minute  le  naufrage  et  la  mort.  On  est  bien  vieux  quand 
on  a  passé  une  entière  journée  dans  ces  transes-là.  Ce  fut  un 
matelot  ivre  qui  nous  sauva.  II  y  avait  à  fond  de  cale  une  vieille 
voile,  pourrie  et  criblée  de  trous;  il  alla  la  chercher,  et  la  tendit 
comme  il  put.  Les  voiles  neuves,  qui  recevaient  toute  la  masse 
du  vent,  avaient  été  déchirées  comme  du  papier.  Celle-ci,  en 
arrêtant  et  en  laissant  échapper  une  partie,  résista,  et  conduisit 
le  bâtiment.  11  rasa  le  pied  de  rochers  terribles,  mais  il  n'y 
toucha  pas...  )>  On  ne  profite  de  rien;  pourquoi  n'aurait-on  pas 
des  voiles  percées  pour  les  gros  temps? 

iNous  gagnâmes  le  haut  de  la  côte  au  milieu  de  cette  tem- 
pête, et  nous  nous  trouvâmes  à  la  hauteur  de  Chennevières,  où 
nous  dirigeâmes  notre  course,  dans  le  dessein  d'embrasser  les 
petits  enfants,  mais  ils  étaient  encore  dans  leurs  berceaux.  Nous 
nous  contentâmes  de  lever  leur  couverture  et  de  les  regarder  : 
c'est  un  spectacle  qui  touche.  Après  avoir  cajolé  un  peu  la  nour- 
ricd,  que  Raphaël  aurait  prise  pour  un  modèle  de  la  Vierge,  à 
ce  que  disait  Marmontel,  la  première  fois  qu'il  la  vit,  et  l'avoir 
un  peu  dédommagée  de  nos  mauvaises  plaisanteries  par  nos  lar- 
gesses, nous  traversâmes  la  plaine  de  Champigny  à  Ormesson- 
d'Ainboile,  et  nous  regagnâmes  le  Grandval,  où  nous  trouvâmes 
le  baron  de  Dieskau,  qui  avait  saisi  ce  jour  de  beau  temps  pour 
s'acquitter,  avec  M"""  d'Aine  et  le  Baron,  de  la  promesse  ([ii'il 
leur  avait  faite  de  les  venir  voir.  Ce  fut  une  reconnaissance  entre 
lui  et  le  jeune  Marchais.  Ils  s'étaient  connus  à  Québec. 

Je  crois  vous  avoir  déjà  parlé  du  baron  de  Dieskau.  Si  vous 
lisiez  les  gazettes,  vous  y  auriez  trouvé  son  nom  avec  un  éloge.  Il 
commandait,  il  y  a  quatre  ou  cinq  ans,  aux  environs  de  Québec 
et  de  iMoutréal,  une  poignée  de  Français  et  de  Canadiens  ;  il  fut 
attaqué  par  un    corps    considérable  d'Anglais   et   de  sauvages 


6      ^  LETTRES  A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

iroquois.  L'inégalité  du  nombre  ne  l'effraya  point ,  il  tint 
ferme;  tous  ses  gens  furent  taillés  en  pièces;  il  demeura,  lui, 
étendu  sur  le  champ  de  bataille,  balafré  en  plusieurs  endroits, 
et  une  jambe  rompue.  Il  en  eût  été  quitte  pour  cela;  mais  après 
l'action,  lorsqu'on  dépouillait  les  morts,  une  déserteur  français, 
qui  lui  remarqua  quelque  signe  de  vie,  au  lieu  de  le  secourir, 
lui  lâcha  son  mousquet  dans  le  bas-ventre,  et  il  en  eut  la  vessie 
crevée,  les  parties  de  la  génération  endommagées,  et  il  vit  avec 
une  jambe  trop  courte  de  quatre  à  cinq  pouces,  avec  un  faux 
urètre  pratiqué  à  la  cuisse,  par  lequel  il  rend  les  urines,  si  vous 
voulez  appeler  cela  vivre. 

Le  général  ennemi  avait  eu  les  côtes  cassées.  Le  joli  métier! 
On  les  transporta  tous  deux  dans  la  même  tente.  Jamais  l'An- 
glais ne  voulut  qu'on  visitât  ses  blessures  avant  qu'on  eût  pansé 
celles  de  son  ennemi.  Quel  moment  la  bonté  naturelle  et  l'hu- 
manité choisissent-elles  pour  se  montrer  !  C'est  au  milieu  du 
sang  et  du  carnage.  Je  vous  en  citerais  cent  exemples. 

En  voilà  un  de  général  à  général;  en  voulez-vous  un  de 
soldat  à  soldat?  Le  voici,  comme  le  baron  de  Dieskau  nous  l'a 
raconté.  Deux  soldats  camarades  se  trouvèrent  l'un  à  côté  de 
l'autre  à  une  action  périlleuse.  Le  plus  jeune,  tourmenté  du 
pressentiment  qu'il  n'en  reviendrait  pas,  marchait  de  mauvaise 
grâce;  l'autre  lui  dit  :  u  Qu'as-tu,  l'ami?  Gomment,  mordieu!  je 
crois  que  tu  trembles!  —  Oui,  lui  répondit  son  camarade,  je 
crains  que  ceci  ne  tourne  mal,  et  je  pense  à  ma  pauvre  femme 
et  à  mes  pauvres  enfants. —  Remets-toi,  répond  le  vieux  caporal  ; 
va,  si  tu  es  tué,  et  que  j'en  revienne,  je  te  donne  ma  parole 
d'honneur  que  j'épouserai  ta  femme,  et  que  j'aurai  soin  de  tes 
enfants.  »  En  effet,  le  jeune  soldat  fut  tué,  et  l'autre  lui  tint 
parole.  C'est  un  fait  certain;  car  le  baron  ne  ment  pas. 

Mais  savez-vous  ce  qui  s'est  passé  au  commencement  de 
l'affaire  de  M.  de  Castries  et  du  prince  héréditaire,  sous  les  murs 
de  Wesel,  tout  à  l'heure?  Ce  M.  de  Castries  est  l'ami  de  Grimm; 
ainsi  je  vous  laisse  à  penser  combien  ce  succès,  le  plus  impor- 
tant que  les  Français  aient  eu  dans  toute  cette  guerre,  a  fait  de 
plaisir  à  celui-ci.  M.  de  Ségur,  qui  commandait  l'aile  gauche, 
est  attaqué  dans  l'obscurité  par  le  jeune  prince.  Les  deux  troupes 
étaient  à  bout  touchant.  M.  de  Ségur  allait  être  massacré.  Le 
jeune  prince  l'entend  nommer,  il  vole  à  son  secours.  M.  de  Ségur, 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.       7 

qui  ne  sait  rien  de  cela,  l'aperçoit  à  ses  côtés,  le  reconnaît,  et 
lui  crie  :  «  Eh  !  mon  prince,  que  faites-vous  là?  mes  grenadiers, 
qui  sont  à  vingt  pas,  vont  fîiire  feu.  —  Monsieur,  lui  répond  le 
jeune  prince,  j'ai  entendu  votre  nom,  et  je  suis  accoLuu  pour 
empêcher  ces  gens-là  de  vous  massacrer.  »  Tandis  qu'ils  se  par- 
laient, les  deux  troupes  entre  lesquelles  ils  étaient  font  feu  en 
même  temps.  M.  de  Ségur  en  est  quitte  pour  deux  coups  de 
sabre,  et  il  reste  prisonnier  du  jeune  prince,  qui  cependant  a 
été  obligé  de  se  retirer,  et  deux  jours  après  de  lever  le  siège 
de  Wesel.  Ne  serez-vous  pas  étonnée  de  la  générosité  de  ces  deux 
hommes,  dont  l'un  ne  voit  que  le  péril  de  l'autre,  et  qui  s'ou- 
blient si  bien  que  c'est  un  prodige  qu'ils  n'aient  pas  été  tués  au 
même  moment?  On  avait  raconté  ce  fait  àGrimm;  il  ne  le  croyait 
guère,  mais  il  lui  a  été  confirmé  par  M"""  de  Ségur  même,  qu'il 
trouva,  il  y  a  quelques  jours,  chez  M'"^  Geoffrin.  Ainsi  point  de 
doute  encore  sur  celui-ci. 

Non,  chère  amie,  la  nature  ne  nous  a  pas  faits  méchants; 
c'est  la  mauvaise  éducation,  le  mauvais  exemple,  la  mauvaise 
législation  qui  nous  corrompent.  Si  c'est  là  une  erreur,  du  moins 
je  suis  bien  aise  de  la  trouver  au  fond  de  mon  cœur,  et  je  serais 
bien  fâché  que  l'expérience  ou  la  réflexion  me  détrompât  jamais; 
que  deviendrais-je ?  Il  faudrait,  ou  vivre  seul,  ou  se  croire  sans 
cesse  entouré  de  méchants;  ni  l'un  ni  l'autre  ne  me  convient. 

Le  procédé  généreux  du  général  anglais,  celui  des  deux 
soldats,  celui  de  M.  de  Ségur  et  du  jeune  prince  héréditaire, 
s'amenèrent  l'un  par  l'autre.  On  demanda  lequel  des  deux,  de 
M.  de  Ségur  et  du  prince  héréditaire,  s'était  montré  le  plus 
généreux.  Belle  question  à  discuter  entre  Uranie  et  sa  sœur! 

Le  baron  de  Dieskau,  continuant  toujours  son  récit,  dit  qu'à 
peine  le  général  Johnson  et  lui  avaient  été  pansés  que  les  chefs 
des  sauvages  iroquois  entrèrent  dans  leur  tente. 

Il  y  eut  entre  eux  et  Johnson  une  conversation  fort  vive.  Le 
baron  de  Dieskau,  qui  ignorait  la  langue  iroquoise,  n'entendait 
pas  ce  qu'ils  se  disaient,  mais  il  voyait  aux  gestes  qu'il  s'agissait 
de  lui,  et  que  les  sauvages  demandaient  à  l'Anglais  quelque 
chose  qu'il  leur  refusait.  Les  sauvages  se  retirèrent  mécontents, 
et  le  baron  de  Dieskau  demanda  à  Johnson  ce  que  les  sauvages 
voulaient.  «  Dy  Godî  lui  répondit  Johnson,  ce  qu'ils  veulent! 
venger  sur  vous  la  mort  de  trois  ou  quatre  de  leurs  chefs,  qui 


8       LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

ont  été  écharpés  clans  l'action,  vous  avoir,  vous  brûler,  vous 
fumer  et  vous  manger.  Mais  ne  craignez  rien,  cela  ne  sera  pas. 
Us  menacent  de  me  quitter,  ils  peuvent  faire  pis;  mais  ou  vous 
vivrez,  ou  ils  nous  égorgeront  tous  deux.  » 

Tandis  qu'ils  s'entretenaient  ainsi,  lesTsauvages  rentrèrent; 
la  contestation  recommença,  mais  avec  moins  de  chaleur;  peu 
à  peu  les  sauvages  s'apaisèrent.  Avant  de  se  retirer,  ils  s'appro- 
chèrent du  baron,  lui  tendirent  la  main,  et  la  paix  fut  faite. 
Mais  ils  n'étaient  pas  hors  de  la  tente,  que  le  général  Johnson 
dit  au  baron  :  a  Mon  ami,  si  vous  vous  croyez  en  sûreté,  vous 
avez  tort;  malgré  vos  blessures,  il  faut  sortir  d'ici,  et  vous  porter 
à  la  ville.  »  En  même  temps  on  entrelace  quelques  branches 
d'arbre,  on  l'étend  dessus,  et  on  le  porte  à  la  ville,  au  milieu 
de  quarante  soldats  qui  l'escortent.  Le  lendemain  les  sauvages, 
instruits  de  cette  évasion,  vont  à  la  ville,  s'introduisent  dans  la 
maison  où  il  était  soigné;  ils  avaient  leurs  poignards  cachés  sous 
leurs  vêtements;  ils  fondent  sur  lui,  et  ils  l'auraient  égorgé, 
s'il  n'avait  promptement  été  secouru.  Il  y  eut  seulement  deux 
ou  trois  blessures  d'ajoutées  à  celles  qu'il  avait  déjà. 

Eh  bien!  me  direz-vous,  où  est  la  bonté  naturelle?  Qui 
est-ce  qui  a  corrompu  ces  Iroquois?  Qui  est-ce  qui  leur  a  inspiré 
la  vengeance  et  la  trahison?  Les  dieux,  mon  amie,  les  dieux; 
la  vengeance  est  chez  ces  malheureux  une  vertu  religieuse.  Ils 
croient  que  le  Grand-Esprit,  qui  habite  derrière  une  montagne 
qui  n'est  pas  trop  loin  de  Québec,  les  attend  après  leur  mort, 
qu'il  les  jugera,  et  qu'il  estimera  leur  mérite  par  le  nombre  de 
chevelures  qu'ils  lui  apporteront.  Ainsi,  lorsque  vous  voyez  un 
Iroquois  étendre  un  ennemi  d'un  coup  de  massue,  se  pencher 
sur  lui,  tirer  son  couteau,  lui  fendre  la  peau  du  front,  et  lui 
arracher  avec  les  dents  la  peau  de  la  tête,  c'est  pour  plaire  à 
son  Dieu.  Il  n'y  a  pas  une  seule  contrée,  il  n'y  a  pas  un  seul 
peujDle  où  l'ordre  de  Dieu  n'ait  consacré  quelque  crime. 

Les  Canadiens  disent  que  les  montagnards  écossais  sont  les 
sauvages  de  l'Europe.  Vous  voyez  bien  qu'il  faut  lire  tout  ceci 
comme  une  conversation. 

«  Gela  est  assez  vrai,  dit  le  père  IIoop,  nos  montagnards  sont 
nus,  ils  sont  braves  et  vindicaiifs;  lorsqu'ils  mangent  en  troupe, 
sur  la  fm  du  repas,  où  les  tètes  sont  échauflees  par  le  vin,  et  où 
les  vieilles  querelles  se  rappellent  et  les  propos  deviennent  inju- 


LKTTRKS     .\    MADK.MOISKLLK    VOIJ.AM).  9 

lieux,  savez -vous  comme  ils  se  conliennenl?  Ils  tirent  tous  leurs 
poignards  et  les  plantent  sur  la  table,  à  côté  de  leurs  verres. 
Voilà  la  réponse  au  premier  mot  injurieux.  » 

Le  prétendant,  dont  les  Anglais  ont  mis  la  tête  à  prix,  qu'ils 
ont  chassé,  pendant  plusieurs  mois,  de  montagne  en  montagne, 
comme  on  force  une  bête  féroce,  a  trouvé  la  sûreté  dans  les 
cavernes  de  ces  malheureux  montagnards,  qui  auraient  pu  passer 
de  la  plus  profonde  misère  à  l'opulence  en  le  livrant,  et  qui 
n'y  pensèrent  seulement  pas  ;  autre  preuve  de  la  bonté  natu- 
relle. 

11  n'est  pas  nécessaire  de  vous  avertir  que  je  suis  toujours 
notre  conversation,  vous  vous  en  apercevez  bien.  Le  père  Hoop 
avait  un  ami  à  la  bataille  qui  se  donna  entre  les  montagnards 
écossais,  commandés  par  le  prétendant,  et  les  Anglais.  Cet  ami 
était  parmi  ceux-ci;  il  reçoit  un  coup  de  sabre  qui  lui  abat  une 
main;  il  y  avait  une  bague  de  diamant  à  l'un  de  ses  doigts  :  le 
montagnard  voit  quelque  chose  qui  reluit  à  terre,  il  se  baisse, 
il  met  la  main  coupée  dans  sa  poche,  et  continue  de  se  battre. 
Ces  hommes  connaissent  donc  le  prix  de  l'or  et  de  l'argent,  et 
s'ils  ne  livrèrent  pas  le  prétendant,  c'est  qu'ils  ne  voulaient 
point  d'or  à  ce  prix. 

Vous  voyez,  mon  amie,  que  nous  faisions  très-bien  les  hon- 
neurs de  la  maison  à  ceux  qui  nous  visitaient.  îNous  avions  un 
militaire,  et  nous  l'avons  fait  parler  guerre,  tout  son  bien  aise. 
Nous  avons  appris  de  lui  des  choses  que  nous  ne  savions  pas; 
nous  avons  été  polis;  ce  qui  vaut  beaucoup  mieux  que  de  lui 
avoir  répété  celles  que  nous  savions,  et  qu'il  pouvait  ignorer. 

Le  baron  de  Dieskau  a  servi  longtemps  sous  le  maréchal  de 
Saxe.  Il  avait  coutume  de  passer  l'automne  avec  lui  au  Piple, 
maison  voisine  du  Grandval,  qui  appartient  maintenant  à  M'"®  de 
La  Bourdonnaye.  Cette  femme  y  passe  toute  l'année,  seule  avec 
son  amant;  vous  ajouterez  en  vous-même  :  Que  lui  faut-il  de 
plus? 

Il  nous  parla  beaucoup  du  maréchal,  de  ses  occupations,  de 
ses  amours,  de  ses  campagnes,  des  actions  périlleuses  auxquelles 
il  avait  eu  part,  des  nations  qu'il  avait  parcourues,  etc.,  etc. 

Ah!  mon  amie!  quelle  différence  entre  lire  l'histoire  et 
entendre  l'homme!  Les  choses  intéressent  bien  autrement.  D'où 
vient  cet  intérêt?  Est-ce  du  rôle  de  celui  qui  raconte,  ou  du  rôle 


10  LETTRES    A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

de  celui  qui  écoute?  Serait-ce  que  nous  serions  flattés  de  la  pré- 
férence du  sort  qui  nous  adresse  à  celui  à  qui  tant  de  choses 
extraordinaires  sont  arrivées,  et  de  l'avantage  que  nous  avons 
sur  les  autres  par  le  degré  de  certitude  que  nous  acquérons,  et 
par  celui  que  nous  serons  en  droit  d'exiger,  lorsque  nous  redi- 
rons à  notre  tour?  On  est  bien  fier,  quand  on  raconte,  de  pou- 
voir ajouter  :  Celui  à  qui  cela  est  arrivé,  je  l'ai  vu;  c'est  de  lui- 
même  que  je  tiens  la  chose.  Il  n'y  a  qu'un  cran  au-dessus  de 
celui-là,  ce  serait  de  pouvoir  dire  :  J'ai  vu  la  chose  arriver,  et 
j'y  étais.  Encore  ne  sais-je  s'il  ne  vaut  pas  mieux  quelquefois 
appuyer  son  récit  de  l'autorité  immédiate  d'un  personnage  impor- 
tant que  de  son  propre  témoignage,  si  un  homme  n'est  pas  plus 
croyable  quand  il  dit  :  Je  tiens  la  chose  du  maréchal  de  Turenne, 
ou  du  maréchal  de  Saxe,  que  s'il  disait  :  Je  l'ai  vue.  Quoiqu'il 
puisse  aussi  facilement  mentir  sur  un  de  ces  points  que  sur 
l'autre,  il  me  semble  que  du  moins  il  nous  trouve  plus  disposés 
à  recevoir  pour  vrai  un  de  ces  mensonges  que  l'autre.  Dans  le 
premier  cas,  il  faut  qu'il  y  ait  deux  menteurs,  et  il  n'en  faut 
qu'un  dans  le  second;  et  entre  les  deux  menteurs,  il  y  a  un  per- 
sonnage bien  important.  D'ailleurs  tout  le  monde  peut  avoir  le 
livre  que  je  lis,  mais  non  converser  avec  le  héros.  11  n'y  a  point 
de  vanité  à  avoir  un  livre,  mais  il  y  a  de  la  vanité  à  avoir  appro- 
ché, à  avoir  conversé  avec  un  grand  homme. 

On  nous  mortifie  donc  beaucoup,  quand  nous  citons,  et  qu'on 
ne  nous  croit  pas?...  Sans  doute.  Demandez-le  à  M"*"  Boileau. 
Premièrement,  on  conteste  nos  connaissances,  et  on  ne  raconte 
souvent  que  pour  citer  ce  qu'on  connaît.  Secondement ,  on 
nous  accuse  d'imbécillité  ou  d'imposture,  si  nous  voulons  per- 
suader aux  autres  ce  que  nous  ne  croyons  pas;  d'imbécillité,  si 
nous  sommes  de  bonne  foi,  et  que  nous  croyions  vraiment  une 
chose  absurde.  Et  puis,  vaut-il  mieux  être  menteur  qu'imbécile? 
On  peut  se  corriger  du  mensonge,  mais  non  de  l'imbécillité.  On 
ne  ment  plus  guère,  quand  on  s'est  départi  de  la  prétention 
d'occuper  les  autres.  0  le  beau  marivaudage  que  voilà!  Si  je  vou- 
lais suivre  mes  idées,  on  aurait  plus  tôt  fini  le  tour  du  monde 
à  cloche-pied  que  je  n'en  aurais  vu  le  bout.  Cependant  le  monde 

a  environ   neuf  mille  lieues  de  tour,  et Et  que  neuf  mille 

diables  emportent  Marivaux  et  tous  ses  insipides  sectateurs  tels 
que  moi! 


LETTRES    A   MADEMOISELLE    VOLLVM).  11 

Le  baron  de  Dieskau  a  toute  la  peine  imaginable  de  se  lever 
de  son  fauteuil,  et  il  lui  eût  été  plus  aisé,  il  y  a  dix  ans,  d'aller 
sous  la  ligne  ou  sous  le  pôle,  qu'il  ne  lui  serait  facile  aujourd'hui 
d'aller  au  bout  d'une  de  nos  allées.  Nous  lui  avons  fait  compa- 
gnie tout  le  jour.  J'ai  joué  aux  échecs  avec  lui.  Il  a  joué  au  passe- 
dix  avec  le  Baron.  Hier,  il  a  fait  la  martingale  avec  nous. 

ÎNous  nous  sommes  couchés  de  bonne  heure.  Le  ciel  nous 
promettait  un  beau  lendemain;  et  voilà  le  vent  qui  s'élève,  les 
étoiles  qui  disparaissent,  un  déluge  qui  tombe,  et  les  arbres  qui 
nous  garantissent  à  l'occident,  frappés  les  uns  contre  les  autres, 
de  faire  un  fracas  terrible,  et  nous  de  nous  renfermer  et  de  nous 
presser  autour  du  foyer.  Nous  avons  passé  le  dimanche  comme 
nous  avons  pu. 

Le  baron  de  Dieskau  nous  a  quittés  sur  les  cinq  heures. 
Nous  nous  sommes  tous  mis  en  bonnet  de  nuit  et  en  déshabillé, 
avec  la  permission  des  femmes,  qui  ont  arrangé  que  nous  sou- 
perions  debout  dans  le  salon,  en  faveur  de  notre  Baron  qui  est 
indisposé,  et,  en  attendant,  nous  avons  repris  notre  causerie. 
J'ai  cru  que  de  ma  vie  je  ne  vous  reparlerais  des  Chinois,  et  m'y 
voilà  revenu;  mais  c'est  la  faute  du  père  Hoop;  prenez-vous-en 
à  lui,  si  je  vous  ennuie. 

Il  nous  a  raconté  qu'un  de  leurs  souverains  était  engagé  dans 
une  guerre  avec  les  Tartares  qui  sont  au  nord  de  la  Chine.  La 
saison  était  rigoureuse.  Le  général  chinois  écrivit  à  l'empereur 
que  les  soldats  souffraient  beaucoup  du  froid.  Pour  toute  réponse, 
l'empereur  lui  envoya  sa  pelisse,  avec  ce  mot  :  «  Dites  de  ma 
part  à  vos  braves  soldats  que  je  voudrais  en  avoir  une  pour 
chacun  d'eux.  » 

Le  père  Hoop  a  remarqué  que  les  Chinois  sont  les  seuls  peu- 
ples de  la  terre  qui  aient  eu  beaucoup  plus  de  bons  rois  et  de 
bons  ministres  que  de  mauvais.  «  Eh  !  père  IIoop,  pourquoi 
cela?  a  demandé  une  voix  qui  venait  du  fond  du  salon.  —  C'est 
que  les  enfants  de  l'empereur  y  sont  bien  élevés,  et  qu'il  n'est 
presque  jamais  arrivé  qu'un  mauvais  prince  soit  mort  dans  son 
lit.  —  Comment!  lui  dis-je,  le  peuple  juge  donc  si  un  prince  est 
bon  ou  mauvais?  —  Sans  doute,  et  il  ne  s'y  trompe  pas  plus 
que  des  enfants  sur  le  compte  de  leur  père  ou  de  leur  tuteur. 
A  la  Chine,  un  bon  prince  est  celui  qui  se  conforme  aux  lois;  un 
mauvais  prince  est  celui  qui  les  enfreint.  La  loi  CvSt  sur  le  trône. 


12      LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

Le  prince  est  sous  la  loi,  et  au-dessus  de  ses  sujets.  C'est  le 
premier  sujet  de  la  loi,  » 

Le  père  Hoop  a  raconté  que  les  mandarins  disaient  un  jour 
à  un  empereur  :  «  Seigneur,  le  peuple  est  dans  la  misère,  il 
faut  aller  à  son  secours. — Allez,  dit  l'empereur;  il  faut  y  courir 
comme  à  une  inondation  ou  à  un  incendie.  —  11  faudra  pro- 
portionner les  secours  aux  besoins.  —  J'y  consens,  pourvu  que 
l'examen  ne  prenne  pas  trop  de  temps,  et  ne  soit  pas  trop  scru- 
puleux. Surtout  qu'on  ne  craigne  pas  que  la  libéralité  excède 
mes  intentions.  » 

11  dit  qu'un  autre  empereur  assiégeait  Nankin.  Cette  ville 
contient  plusieurs  millions  d'habitants.  Les  habitants  s'étaient 
défendus  avec  une  valeur  inouïe  ;  cependant  ils  étaient  sur  le 
point  d'être  emportés  d'assaut.  L'empereur  s'aperçut,  à  la  cha- 
leur et  à  l'indignation  des  officiers  et  des  soldats,  qu'il  ne  serait 
point  en  son  pouvoir  d'empêcher  un  massacre  épouvantable. 
Le  souci  le  saisit.  Les  officiers  le  pressent  de  les  conduire  à 
la  tranchée;  il  ne  sait  quel  parti  prendre;  il  feint  de  tomber 
malade;  il  se  renferme  dans  sa  tente.  Il  était  aimé;  la  tristesse 
se  répand  dans  le  camp.  Les  opérations  du  siège  sont  suspen- 
dues. On  fait  de  tous  côtés  des  vœux  pour  la  santé  de  l'empe- 
reur. On  le  consulte  lui-même.  »  Mes  amis,  dit-il  à  ses  géné- 
raux, ma  santé  est  entre  vos  mains;  voyez  si  vous  voulez  que 
je  vive.  —  Si  nous  le  voulons!  Seigneur,  parlez,  dites  vite  ce 
qu'il  faut  que  nous  fassions.  Nous  voilà  tous  prêts  à  mourir.  — 
11  ne  s'agit  pas  de  mourir,  mais  de  me  jurer  une  chose  beau- 
coup plus  facile.  —  Nous  le  jurons.  —  Eh  bien!  ajouta-t-il  en 
se  levant  brusquement,  et  tirant  son  cimeterre,  me  voilà  guéri. 
Marchons  contre  les  rebelles,  escaladons  les  murs,  entrons  dans 
leur  ville  ;  mais  que,  la  ville  prise,  il  ne  soit  pas  versé  une 
goutte  de  sang.  Yoilà  ce  que  vous  m'avez  juré  et  ce  que  j'exige  », 
et  ce  qui  fut  fait. 

L'Y-Wang-Ti  (c'est  toujours  le  père  Hoop  qui  parle)  a  fait 
bâtir  la  grande  muraille  qui  sépare  la  Chine  de  la  Tartarie,  qui 
a  six  cents  lieues  de  circuit,  trois  mille  tours,  trente  pieds  de 
haut,  quinze  d'épais;  qui  laisse  entrer  et  sortir  des  lleuves  sous 
des  rochers,  qui  traverse  un  bras  de  mer,  qui  passe  par  des 
marais  de  plusieurs  lieues.  L'Y-Wang-Ti  l'a  fait  construire  en 
chiq  ans.  C'est  le  même  qui  a  donné  les  lois  les  plus  sages  de 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.      13 

l'univers,  qui  a  délivré  de  la  tyrannie  des  princes  du  sang  la 
nation  qui  leur  avait  toujours  été  asservie;  jusqu'à  ses  enfants 

qu'il  réduisit  à  la  condition  de  simples  sujets Eh  bien!  ce 

prince  lit  brûler  tous  les  livres,  etd(Wendit,  sous  peine  de  mort, 
d'en  conserver  d'autres  que  d'agriculture,  d'architecture  et  de 
médecine.  Si  Rousseau  avait  connu  ce  trait  historique,  le  beau 
parti  qu'il  en  eût  tiré!  Gomme  il  eût  fait  valoir  les  raisons  de 
l'empereur  chinois  ! 

L'Y-Wang-Ti  disait  que,  dans  un  Etat  où  il  y  avait  des  gens 
qu'on  appelle  gens  à  talents,  les  gens  de  bien  n'étaient  que  les 

seconds ;  que  partout  où  il  y  avait  plus  de  gloire  à  penser 

qu'à  faire,  le  nombre  de  ceux  qu'on  appelle  penseurs  devait  tou- 
jours  aller  en   augmentant,  et  avec  eux  le  nombre  des  oisifs, 

des  orgueilleux,  des  inutiles  et  des  fainéants ;  que  ces  jaseurs 

consacrant  par  des  éloges  absurdes  les  anciennes  constitutions, 
ils  liaient  les  mains  du  prince  qui  ne  pouvait  rien  innover  sans 
révolter  la  nation,  quoiqu'il  n'y  eût  pas  une   loi  qui,  au  bout 

de  cinquante  ans,  ne  devînt  un  abus ;  que  les  productions  de 

l'esprit  sont  froides  et  maussades  lorsque  le  génie  n'est  pas 
l'organe  des  passions,  et  qu'alors  elles  sont  dangereuses.  Le 
beau  texte  que  voilà  !  Vous  devriez  m'aimer  à  la  folie. 

Que  dirent  de  cette  logique  de  l'Y-Wang-Ti  les  gens  du  con- 
seil du  coffre  de  fer,  qui  étaient  tous  lettrés? Qu'il  raisonnait 

comme  un  barbare. 

Je  vous  fais  grâce  de  toutes  les  réflexions  qui  furent  ame- 
nées par  ces  traits  historiques,  vous  les  referez  toutes  et  beau- 
coup d'autres. 

Le  Baron,  qui  est  malade,  en  dépit  de  la  médecine  qui  s'est 
emparée  de  lui,  trouva  fort  mauvais  que  l'Y-Wang-Ti  eût  épargné 
les  livres  de  médecine.  Il  disait  qu'on  ne  connaissait  pas  le  corps 
humain,  qu'on  ne  connaissait  pas  les  fonctions  des  parties,  qu'on 
ne  connaissait  point  la  nature  des  substances  qu'on  donne  en 
remèdes,  qu'on  ne  connaissait  rien,  et  qu'il  ne  comprenait  pas 
comment  on  pouvait  faire  une  science  de  tant  de  choses  igno- 
rées et  inconnues. 

Je  lui  répondis  à  la  façon  de  l'abbé  Galiani...  Des  Espagnols 
abordèrent  un  jour  dans  une  contrée  du  Nouveau-Monde  où  les 
habitants  grossiers  ignoraient  encore  l'usage  du  feu.  C'était  en 
hiver.   Ils  dirent  aux  habitants  qu'avec  du  bois  et  une  autre 


U  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

chose  ils  imiteraient  le  soleil  et  allumeraient  sur  terre  du  feu 
comme  celui  qui  luisait  au  soleil.  «  Vous  connaissez  donc  ce 
que  c'est  que  le  bois,  dirent  les  habitants  de  la  contrée  aux 
Espagnols?  —  Non.  —  Vous  connaissez  donc  le  feu  qui  luit  au 
soleil  ?  —  Non.  —  Vous  connaissez  donc  au  moins  comment  le 
feu  prend  au  bois?  —  Non.  —  Et  quand  vous  avez  allumé  le 
feu,  sans  doute  que  vous  savez  l'éteindre?  —  Oui.  —  Et  avec 
quoi?  —  Avec  l'eau.  —  Et  vous  savez  donc  ce  que  c'est  que 
l'eau?  —  Non.  —  Et  vous  savez  donc  comment  le  feu  est  éteint 
par  l'eau?  —  Non.  »  Les  habitants  de  la  contrée  se  mirent  à 
rire,  et  tournèrent  le  dos  aux  Espagnols,  qui  allumèrent  du  feu 
qu'ils  ne  connaissaient  pas,  avec  du  bois  qu'ils  ne  connaissaient 
pas,  sans  savoir  comment  le  feu  consumait  le  bois,  et  ensuite, 
avec  de  l'eau  qu'ils  ne  connaissaient  pas,  ils  éteignirent  le  feu 
qu'ils  ne  connaissaient  pas^  sans  savoir  comment  l'eau  éteignait 
le  feu. 

Sur  la  fin  de  notre  conversation,  lorsque  nous  étions  sur  le 
point  de  nous  retirer,  je  demandai  au  Baron  s'il  ne  comptait  pas 
dans  la  semaine  faire  un  tour  à  Paris.  Il  me  répondit  que  non. 
«  En  ce  cas,  lui  dis-je,  je  profiterai  du  carrosse  de  M'""  d'Aine, 
qui  ramène  demain  ces  messieurs.  »  11  y  consentit,  et  me  voilà 
de  retour,  sur  le  quai  des  Miramionnes,  pour  empêcher  vos 
lettres  d'aller  au  Grandval,  où  elles  étaient  déjà! 

Nous  avons  eu  le  soir,  Damilaville  et  moi,  le  plaisir  de  nous 
embrasser,  et  il  a  été  doux.  C'était  le  lundi.  Le  mardi  matin, 
nous  avons  eu,  Grimm  et  moi,  le  plaisir  de  nous  embrasser,  et 
il  a  été  très-doux.  Nous  avons  dîné  ensemble.  Je  lui  ai  demandé 
des  nouvelles  de  la  santé  de  M'"^  d'Épinay. 

A  propos  de  Pouf,  de  Thisbé  et  de  Taupin,  nouveau  person- 
nage important  dont  vous  n'avez  point  encore  entendu  parler, 
je  vous  ferais  de  bons  contes,  si  j'en  avais  le  loisir.  Taupin  est 
le  chien  du  meunier;  ah!  ma  bonne  amie,  respectez  Taupin,  s'il 
vous  plaît.  Je  croyais  savoir  aimer,  Taupin  m'a  appris  que  je 
n'y  entendais  rien,  et  j'en  suis  bien  humilié.  Vous  vous  croyez 
peut-être  aimée;  Taupin,  si  vous  l'aviez  vu,  vous  aurait  donné 
quelque  souci  sur  ce  point.  11  a  pris  un  goût  de  préférence  pour 
Thisbé.  Or,  imaginez  que,  par  le  temps  qu'il  faisait,  tous  les 
jours  il  venait  à  la  porte  s'étendre  dans  le  sable  mouillé,  le  nez 
penché  sur  ses  deux  pattes,  les  yeux  attachés  vers  nos  fenêtres. 


LETTRES   A    MADEMOISELLE   VOLLAND.  15 

tenant  ferme  dans  son  poste  incommode,  malgré  la  pluie  qui 
tombait  à  seaux,  le  vent  qui  agitait  ses  oreilles,  oubliant  le 
boire,  le  manger,  la  maison,  son  maître,  sa  maîtresse,  et  gémis- 
sant, soupirant  pour  Thisbé,  dei)uis  le  matin  jusqu'au  soir. 
Je  soupçonne,  il  est  vrai,  qu'il  y  a  un  peu  de  luxure  dans  le 
fait  de  Taupin;  mais  M'"''  d'Aine  prétend  qu'il  est  impossible 
d'analyser  les  sentiments  les  plus  délicats,  sans  y  découvrir  un 
peu  de  saloperie.  Ah  !  chère  amie,  les  noms  étranges  qu'on 
donne  à  la  tendresse!  Je  n'oserais  vous  les  redire.  Si  la  nature 
les  entendait,  elle  leur  donnerait  à  tous  des  croquignoles. 

jyjine  d'Holbach  prétend  que  Saurin  et  la  dame  de  la  Chevrette 
nous  jouent,  qu'ils  nous  mentent,  en  nous  disant  la  vérité. 

Me  voilà  donc  installé  rue  Taranne  pour  jusqu'à  l'automne 
prochain.  Jeanneton  est  hors  d'affaire.  Sa  maîtresse  continuera 
encore  quelques  jours  le  vin  de  quinquina.  Angélique  a  le  cou 
libre,  de  l'appétit,  de  la  gaieté,  mais,  sur  le  soir,  un  peu  de 
fièvre.  Elles  se  purgeront  toutes,  les  unes  après  les  autres,  à 
commencer  de  demain;  c'est  l'enfant  qui  débutera. 

Je  crois  bien  que  Racine  vous  fait  grand  plaisir  :  c'est  peut- 
être  le  plus  grand  poëte  qui  ait  jamais  existé,  chère  amie.  Gar- 
dez-vous bien  d'attaquer  le  caractère  d'Iphigénie.  Sa  résignation 
estun  enthousiasme  de  quelques  heures.  Le  caractère  est  poétique, 
et  partout  un  peu  plus  grand  que  nature  :  si  le  poëte  l'eût  intro- 
duite dans  un  poëme  épique,  où  cet  épisode  eût  été  de  plusieurs 
jours,  vous  l'auriez  vue  agitée  de  tous  les  mouvements  que  vous 
exigez;  elle  en  éprouve  bien  quelques-uns,  mais  toujours  tem- 
pérés par  la  douceur,  le  respect,  la  soumission,  l'obéissance; 
toutes  vos  objections  se  réduisent  à  ceci  :  Iphigénie  et  moi  sont 
deux.  Le  caractère  d'Iphigénie  était  facile  à  peindre,  celui 
d'Achille  et  celui  d'Ulysse  faciles,  celui  de  Clytemnestre  plus 
facile  encore;  mais  celui  d'Agamemnon,  dont  vous  ne  me  dites 
rien,  coiiunentn'y  avez-vous  pas  pensé?  Un  père  immole  sa  1111e 
par  ambition,  et  il  ne  faut  pas  qu'il  soit  odieux.  Quel  problème 
à  résoudre!  Voyez  tout  ce  que  le  poëte  a  fait  pour  cela.  Aga- 
memnon  a  appelé  sa  fille  en  Aulide;  voilà  la  seule  faute  qu'il 
ait  commise,  et  c'est  avant  que  la  pièce  commence.  11  est  agité 
de  remords,  il  se  lève  pendant  la  nuit;  il  veut  l'empêcher  d'ar- 
river en  Aulide;  il  n'y  réussit  pas,  il  se  désespère  de  son  arrivée, 
ce  sont  les  dieux  qui  le  trompent.  Par  qui  fait-on  plaider  auprès 


16      LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

de  lui  la  cause  de  sa  fille?  Par  un  amant  furieux  qui  la  gâte  par 
ses  menaces,  par  une  mère  furieuse  qui  veut  subjuguer  son 
époux;  on  abandonne,  au  milieu  de  cela,  ce  père  irrité  au  plus 
adroit  fripon  de  la  Grèce.  Cependant  il  est  sur  le  point  de  ravir 
sa  fille  au  couteau,  lorsque  Eriphile  dénonce  sa  faute  aux  Grecs 
et  à  Calchas  qui  la  demandent  à  grands  cris,  et  puis  il  y  a  dix 
ans  que  les  Grecs  sont  devant  Troie.  Il  n'y  a  pas  un  chef  dans 
l'armée  qui  n'ait  perdu  un  père,  un  fils,  un  frère,  un  ami  pour 
l'injure  faite  aux  Âtrides.  Le  sang  des  Atrides  est-il  le  seul  sang 
précieux  de  la  Grèce?  Tout  sentiment  d'ambition  à  part,  Aga- 
memnon  ne  doit-il  rien  aux  dieux,  ne  doit-il  rien  aux  Grecs? 
Que  de  circonstances  accumulées  pour  pallier  l'erreur  d'un 
moment!  Le  secret  de  cette  boîte-là  vous  a  échappé. 

Un  peu  de  repos  aura  rendu  la  santé  à  vos  dames.  Si  j'osais, 
je  leur  donnerais  le  conseil  que  Gircé  donne  à  Ascitte  :  Si  seor- 
sim  à  fralreunâ  noclc  donnicrin. 

Je  sais  bon  gré  à  l'abbé  Marin  de  vous  amuser.  Et  l'abbé 
Blanc  ne  s'en  mèle-t-il  point?  Je  ne  m'attendais  guère  à  faire 
le  rôle  d'un  père  de  l'Église  et  à  être  cité  en  chaire. 

Que  cette  mère  est  à  plaindre!  oui,  d'avoir  la  tête  aussi  mal 
faite.  (Vous  devinez  bien  l'à-propos  de  cela.)  Qu'elle  soit  juste 
dans  la  dispensation  de  ses  sentiments,  et  elle  sera  heureuse, 
et  nous  serions  heureux  aussi.  Mais  votre  abbé  Marin  traite  la 
grande  affaire  assez  lestement,  ce  me  semble  ;  il  y  a  bien  plus 
de  force  et  de  mérite  à  lui  qu'à  un  autre.  Quelle  raison  pour 
croire  tout  cela  vrai  que  de  l'avoir  prêché  toute  sa  vie!  Quoi 
donc?  vous  voudriez  qu'ils  se  fussent  égosillés  pour  une  sottise, 
et  qu'ils  en  convinssent!  Gela  ne  se  peut.  C'est  comme  les  voya- 
geurs qui  ont  fait  deux  mille  lieues;  et  ce  sera  pour  des  choses 
communes?  Va-t'en  voir  s'ils  viennent 

Cela  n'est  guère  poli.  Pardon,  mon  amie.  Vous  voilà  donc 
encore  absente  pour  un  mois;  je  ne  vous  avais  accordé  que 
jusqu'à  la  Saint-Martin,  et  je  n'aime  pas  que  vous  dérangiez 
mou  calcul.  11  faut  que  je  prenne  patience  sur  nouveaux 
frais. 

En  vérité,  on  est  bien  mal  avec  ceux  qui  ressemblent  à  Mor- 
physe;  ce  sont  perpétuellement  des  ruses,  des  réticences,  des 
mystères,  des  secrets,  des  méfiances,  et  puis  l'habitude  de  la 
duplicité  et  de  la  dissimulation  se  prend,  la  franchise  s'évanouit. 


LI'nïRES    A    M  VDKMOISKLLF.    VOIJAM).  17 

11  est  étonnant  que  cela  n'ait  pas  pris  davantap;e  sur  \os  jeunes 
âmes,  et  qu'on  n'ait  pas  l'ait  de  vous  deux  holiémienncs. 

Vous   n'avez  point  vu  le  nain  de  la  dame  1) pr.rmi   les 

autres?  C'est  qu'elle  n'y  était  pas;  est-ce  ({ue  vous  avez  oublié 
qu'elle  est  à  couteau  tiré  avec  la  vieille  l'ée,  sa  voisine;  elle 
n'était  pas  à  la  Chevrette.  L'indisposition  de  sa  mère  la  retenait 
à  Palis,  tandis  que  l'ami  était  au  Grandval  ;  Pouf  n'est  pour  rien 
là  dedans.  On  ni"a  bien  recommandé  de  me  taire  sur  Pouf,  j'ai 
promis  et  tenu  parole. 

Ne  vous  attendrissez  pas  trop  sur  la  dame  nur  bras  relus; 
il  lui  est  arrivé  ce  qui  arrivera  à  celles  qui,  sans  digniic  dans  le 
caractère,  sans  respect  pour  elles-mêmes,  ne  tiendront  pas  loin 
ces  animaux  insolents  qu'on  appelle  jeunes  gens.  Auparavant 
mon  fils'  la  prenait  k  bras-le-corps,  la  tirait  sur  ses  genoux,  lui 
maniait  les  bras,  mesurait  sa  taille  fine  entre  ses  mains,  et  elle 
disait  en  minaudant  :  Allons  donc,  finissez  donc!  que  vous  êtes 
enfant!  Et  mon  fils  a  fini  par  lui  éplucher  les  bras  à  table,  en 
présence  de  vingt  personnes. 

Vous  ne  m'avez  rien  dit  des  propos  de  M,  Le  Pioy;  ils  étaient 
pourtant  bien  gais  et  bien  originaux. 

\\h  bien!  vous  êtes  donc  sûre  que  M.  de  Prisye  ne  s'y  trompe 
pas'?  Mais,  puisque  vous  avez  pensé  que  cette  phrase  pourrait 
me  paraître  singulière,  pourquoi  n'avez-vous  pas  pensé  qu'elle 
pourrait  lui  paraître  aussi  singulière  qu'à  moi?  Pourquoi  l'avoir 
laissée?  Si  vous  me  trompiez,  s'il  trompait  M"''  Boileau,  si 
\  ous  étiez  deux  scélérats,  ma  foi,  comme  M.  Orgon,  je  ne  croi- 
rais plus  aux  gens  de  bien.  Il  faut  que  je  consulte  M"''  Boileau 
là-dessus.  Nous  verrons  ce  qu'elle  en  dira;  sauf  à  vous  faire, 
à  vous  et  à  lui,  un  petit  secret  de  sa  décision.  Si  nous  nous  en 
mêlons  une  fois,  soyez  sûre  que  nous  saurons  bien  aussi  vous 
faire  des  phrases  singulières,  et  que  nous  serons  bien  assez  traî- 
tres pour  vous  en  demander  votre  avis. 

Je  vous  prie,  mon  amie,  plus  de  comparaison  entre  Grinnn 
et  moi.  Je  me  console  de  sa  supériorité  en  la  reconnaissant.  Je 
suis  vain  de  la  victoire  que  je  remporte  sur  mon  amour-propre, 
et  il  ne  faut  pas  m'oter  ce  pauvre  petit  avanlage-là. 

Pourquoi  la  louange  embarrasse-t-elle?  C'est  qu'il  est  contre 

1.  Voir  t.  XVIII,  pago  51G. 

XIX.  2 


18  LETTRES    A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

la  justice  qu'on  se  doit  de  la  refuser,  puisqu'on  la  mérite,  et 
contre  la  modestie  qu'on  exige  de  l'accepter,  puisqu'alors  ce 
serait  se  réunir  aux  autres  pour  se  pi'éconiser.  On  est  décon- 
tenancé, comme  il  faut  toujours  qu'on  le  soit,  lorsqu'il  fau. 
répondre,  et  qu'on  ne  saurait  dire  ni  oui  ni  non.  Je  souhaite 
pour  moi  que  ce  soit  là  votre  solution. 

Vous  voilà  donc  rappelée  à  Paris  par  M.  de  Fourmont.  Ce 
cérémonial-là,  de  se  rendre  le  maître  chez  vous,  à  neuf  heures, 
pour  vous  entretenir  de  ce  que  votre  sœur  savait  déjà,  est  encore 
d'un  ridicule  que  je  ne  saurais  trop  louer,  tant  il  est  parfait. 
Que  ne  vous  parlait-elle  d'amitié  en  présence  de  M'"^  Le 
Gendre?  Où  était  l'inconvénient  de  cette  intimité?  Jusqu'à  quand 
serez-vous  étrangère  dans  votre  famille?  Et  le  rôle  d'Iphigénie 
vous  étonne;  et  vous  ne  voyez  pas  que  le  vôtre  est  plus  dur! 
Agamemnon  n'immola  sa  fille  qu'une  fois,  et  Morphyse  immole 
la  sienne  dix  fois  par  jour.  11  est  plus  facile  de  souffrir  une 
grande  peine  que  de  soulfrir  toute  sa  vie  de  petites  mortifica- 
tions qui  se  succèdent  sans  fin. 

Revenez  donc;  revenez  voir  en  personne  la  tendresse  que 
vous  n'avez  fait  que  lire;  elle  vous  attend. 

Non,  Damilaville  ne  décachette  point.  Aussi  celle  adressée  à 
M.  Duval  a-t-elle  fait  le  voyage  du  Granval  avec  les  vôtres.  On 
la  lui  a  portée  ce  matin;  il  a  répondu  sur-le-champ,  et  cette 
réponse  est  partie  contre-signée. 

Arrivez  donc,  gros  Fourmont.  Tâchez  donc  d'accélérer  votre 
lourde  allure,  et  ramenez-moi  ma  Sophie. 

Jusqu'à  présent,  j'ai  écrit  comme  si  Eranie  devait  me  lire. 
Peut-être  y  avez-vous  un  peu  perdu;  mais  j'ai  voulu  épargner 
à  votre  délicatesse  le  petit  déplaisir  de  sauter  des  lignes,  et  de 
celer  quelque  chose  à  celle  qu'on  porte  au  fond  de  son  cœur. 
11  me  seml)le  que  cela  me  coûterait,  à  moi,  et  je  vous  mets  sou- 
vent à  ma  place. 

Quand  vous  vous  séparerez  de  votre  chère  sanu",  dites-lui 
de  ma  part,  et  du  ton  le  plus  touché  que  vous  pourrez  : 
«  Chère  sœur,  nous  nous  re verrons  tous  les  ti'ois,  nous  nous 
reverrons  ». 

Vous  aurez  lundi  des  nouvelles  de  M.  de  Saint-Gény.  Dami- 
laville a  du  en  demander  aujourd'hui. 

A  propos,  quatre-vingts  livres  de  café,  soixante  pour  vous  et 


LETTRKS    \    \[ ADKMOISKI.IJ-:    VOIJ.  \M).  10 

\ingt  pour  moi,  à  trente-sept  sous  la  livre.  La  uiodicité  d  prix 
Mi'a  rendu  la  qualité  suspecte.  Voilà  une  phiase  cadencée  qui 
pue  l'Académie.  Si  vous  voulez  en  sentir  tout  le.ridicidc,  dites- 
la  du  ton  gascon  dont  M.  Mairan  disait  à  Rendu,  son  valet  de 
chambre,  de  le  tirer  d'une  mare  d'eau  :  liciuli/^  sauvez-moi  de 
ce  di'iiKje,  d'iuic  f/fçoii  quelconque.  Je  suis  im  furieux  bavard, 
n'est-ce  pas,  mon  amie?  Mais  nous  l'avons  essayé,  Grimm  et  moi, 
et  nous  l'avons  trouvé  bon.  Demandez  à  madame  votre  mèi'e  si 
elle  en  veut  toujours.  Ce  traître  Damilaville  en  a  quatre-vingts 
livres,  de  Marseille,  dont' il  ne  céderait  pas  un  grain.  Ferai-jc 
mieux  que  lui?  Oh!  ma  foi,  je  n'en  sais. rien. 

Vous  me  direz  apparemment  ce  que  M.  Duval  aura  chanté. 
A  M.  Ducal,  rue  des  Vieu.r-Aufjusdns,  etc.  Quelle  diable  d'a- 
dresse est-ce  là?  Cela  m'a  un  peu  brouillé. 

Mais  est-ce  qu'Uranie  ne  daignera  pas  prendre  la  plume  un 
jour,  et  mettre  un  petit  mot  de  sa  main  à  la  lin  d'une  de  vos 
lettres?  Un  petit  mot  doux  pour  celui  qui  fait  tout  pour  lui  mar- 
quer son  respect,  lui  inspirer  une  haute  idée  d'elle-même,  celle 
qu'il  en  a,  et  mériter  un  peu  son  estime. 

Je  ne  sais  pas  ce  qu'il  y  avait  dans  ma  dernière  lettre  ,sur 
le  vice  et  sur  la  vertu  d'assez  passable,  pour  que  vous  ayez  osé 
en  faire  part  à  madame  votre  mère.  De  quoi  s'agissait-il?  Je 
mets  si  peu  de  prétention  à  ce  que  je  vous  écris  que,  d'un 
courrier  à  l'autre,  la  seule  chose  qui  m'en  reste,  c'est  que 
j'ai  voulu  vous  rendre  compte  de  tous  les  instants  d'une  vie  qui 
vous  appartient,  et  vous  faire  lire  au  fond  d'un  cœur  où  \ous 
régnez. 

Adieu,  ma  tendre  amie.  Voilà  encore  un  petit  volume.  Si 
j'en  avais  eu  le  temps,  j'y  aurais  mis  une  épître  dédicatoire. 

Il  arriva  avant-hier,  chez  Damilaville,  une  petite  aven- 
ture qui  prouve  que  rien  ne  gagne  comme  l'exemple  de  la 
bonté. 

Un  habile  garçon,  qui  s'appelle  Desmarets,  devait  éireenvové 
en  Sibérie  pour  y  faire  des  observations;  il  n'ira  pas.  Ou  lui 
préfère  un  sot  appelé  l'abbé  Chappe'.  Desmarets,  Tillet,  et  mi 

1.  Diderot  partageait  les  préjuges  de  ses  contemporains  contre  ce  savant,  à  ((ui 
Ion  peut  reprocher  des  observations  légèrement  faites  ou  inutiles,  muis  ([ni  n'.Mi 
mourut  pas  moins  victime  de  son  amour  pour  la  science,  dans  un  voyage  en  C:ili- 


20      LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

jeuiit;  conseiller  au  Parlement,  qui  avaient  dîné  cliez  Gauclet, 
montèrent,  le  soir,  chez  Damilaville,  où  j'étais.  Je  connaissais 
Desmarets  et  ïillet;  on  se  salue,  on  s'embrasse,  et  je  dis  à 
Desmarcts  :  ((  Que  faites-vous  ici?  je  vous  croyais  à  grelotter  au 
Kamtchatka,  dans  un  trou  de  quelque  Jakut,  »  Vous  entendez 
sa  réponse  :  c  Je  suis  fâché,  pour  le  progrès  des  sciences,  qu'un 
autre  fasse  le  voyage.  »  Il  ajouta  qu'il  avait  préparé  un  grand 
nombre  d'expériences  qu'assurément  l'abbé  Ghappe  ne  fera  pas. 
«  Avez-vous  un  mémoire  bien  détaillé  de  toutes  ces  expé- 
riences? —  Tout  prêt.  —  Savez-vous  ce  qu'il  faut  en  faire?  Le 
porter  à  l'abbé  Ghappe.  Parce  que  vous  ne  pouvez  pas  faire  le 
bien  par  vous-même,  ne  devez-vous  pas  contribuer  de  toutes 

vos  forces  pour  qu'il  soit  fait  par  un  autre? »  Tout  le  monde 

fut  de  mon  avis. 

Je  ne  pourrais  soutenir  celte  pensée  qu'un  Iwnmie  a  eu  cet 

avantage  sur  moi Get  homme   est  un  homme  de  bien,  du 

moins  je  dois  le  supposer.  Il  vous  est  dévoué,  âme  et  corps,  il 
ne  vit  que  pour  vous,  il  étudie  toutes  vos  volontés.  G'est  vous 
qui  faites  son  l)onheur,  sa  peine,  son  repos,  ses  alarmes;  son 
sort  est  attaché  au  vôtre.  Il  ferait  le  tour  du  monde  pour  vous 
aller  chercher  un  fétu  qui  vous  plairait  ;  et,  lorsque  vous  lui 
accordez  la  seule  récompense  qu'il  se  promette,  et  qu'il  s'elTorce 
de  mériter,  vous  appelez  cela  accorder  de  l'avantage  sur  soi. 
Est-ce  là  l'expression?  Je  m'en  rapporte  k  vous-même,  qui  avez 
l'esprit  juste.  En  toute  autre  circonstance,  il  me  semble  qu'on 
dirait  :  c'est  retour,  c'est  équité.  Les  coquettes  laissent  prendre 
de  l'avantage  su^-  elles  ;  les  femmes  galantes  et  à  tempérament 
aussi  ;  les  folles,  les  étourdies,  et,  en  un  mot,  toutes  celles  qui 
ne  mettent  aucun  prix  honnête  à  leurs  faveurs,  et  qu'on  pos- 
sède sans  les  a^oir  méritées.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  des 
autres. 


fornie,  le  1''' août  1709.  Grimm  s'est  ôgayé  (Corr.  litt.,  mars  1769)  sur  le  compte 
de  l'abbé  et  des  estampes  do  Moreau  le  Jeune  qui  ornent  la  première  édition  de 
son  Voijage  en  Sibérie  fait  en  1761.  (l)eburc,  1718,  3  vol.  gr.  in-i  et  atlas.)  L',4>i- 
tidute  contre  un  mauvais  livre,  etc.,  etc.,  tlor.til  a  été  question  dans  une  note  des 
Lettres  à  Falconet,  a  été  écrit  sous  l'inspiration  de  Catherine  et  peut-être  revu  par 
le  sculpteur.  M.  Taschereau  renvoie  aussi  à  une  brochure  :  Lettre  d'un  style 
franc  et  loyal  à  l'auteur  du  Journal  encyclopédique.  Mil,  in-'12,  que  nous  n'avons 
pu  rencontrer. 


l.KTïr.KS    V    M  VDKMOISKI.I.K    VOI.LVM).  -21 

Vous  soii\(ni'!/-\oii^  (l'im  li-alt  f[iio  je  vous  ai  racouU'  d'un 
de  mes  amis'?  Il  aimait  de|)uis  longtemps;  il  croyait  avoir  mcrité 
quel('[ue  récompense,  et  la   sollicitait,  comme  elle  doit    l'ètri), 

\ivement.  On  le   refusait    sans  en   apporter    de    raisons il 

s'avisa  de  dire  :  «  ('/est  que  vous   ne   m'aimez  pas »  (leltc 

lenune  aimait  éperdument.  «  C'est  que  je  ne  vous  aime  pas! 
répondit-elle  en  fondant  en  larmes.  Levez-vous  (il  élait  à 
ses  genoux),  donnez-moi  la  main  »  ;  il  se  lève,  il  lui  donne  la 
main,  elle  le  conduit  vers  un  canapé,  elle  s'assied,  se  couvre  les 
yeux  de  ses  mains  sous  lesquelles  les  larmes  coulaient  toujours, 
et  lui  dit  :  ((  Kb  bien  !  monsieur,  soyez  heureux.  »  Vous  vous 
doutez  bien  qu'il  ne  le  fut  pas.  Non  ce  jour-là;  mais  un  autre 
qu'il  était  à  côté  d'elle,  qu'il  la  regardait  avec  des  yeux  rem- 
plis d'amour  et  de  tendresse,  et  qu'il  ne  lui  demandait  rien,  elle 
jeta  ses  deux  bras  autour  de  son  cou,  sa  bouche  alla  doucement 
se  coller  sur  la  sienne,  et  il  fut  heureux. 

Il  y  a  une  lettre  de  vous  chez  Damilaville.  Je  cours  bien  vite 
la  chercher.  Adieu,  adieu. 

De  Saint-Gény  se  porte  k  merveille.  C'est  un  garçon  de  bien, 
très-aimé,  très-considéré.  On  rend  justice  à  ses  talents;  mais  il 
n'a  ni  zèle  ni  activité.  On  lui  reproche  de  l'indolence  et  de  la 
paresse.  Il  faudrait  que  madame  votre  mère  et  la  sienne  le 
secouassent  de  temps  en  temps.  Je  vous  réponds  toujours  de  la 
protection  de  M.  Damilaville  pour  lui,  parce  que  M.  Damilaville 
a  de  l'amitié  pour  moi,  et  qu'il  sait  l'intérêt  que  je  prends  à 
M.  de  Saint-Gény,  et  k  tout  ce  qui  vous  tient  par  le  fil  le  plus 
léger. 

Mes  très-humbles  respects  à  madame  votre  mère. 


1.  C'est  l'aventure  de  Margoiicy  et  de  M"""  de  Vcrdclin,  racontée  par  M""'d"Éi>i- 
uay.  Mémoires,  2e  partie,  cliap.  VI. 


22  LETTRES   A   MADEMOISELLE    \  OLLAMJ. 


LU 


A  Parif,  lo  10  novembre  17G0. 


Voyez  l'attention  de  M.  DamiLaville.  C'est  aujourd'hui 
dimanche.  Il  a  été  forcé  de  sortir  de  son  bureau.  Il  ne  doutait 
pas  que  je  ne  vinsse  ce  soir;  car  je  ne  manque  jamais  quand 
j'espère  une  lettre  de  vous.  Il  a  laissé  la  clef  avec  deux  bougies 
sur  une  table,  et^entre  les  deux  bougies,  la  petite  lettre  de  vous 
avec  un  billet  de  lui  bien  honnête.  Je  vous  ai  lue  et  relue;  je 
suis  seul  et  je  vais  vous  répondre. 

Je  suis  bien  fâché  que  madame  votre  mère  soit  indisposée. 
11  n'y  a  qu'un  jour  à  son  compte,  quoiqu'il  y  ait  bien  du  temps 
au  nôtre,  qu'elle  est  à  la  campagne.  Ce  sont  d'abord  les  mau- 
vais temps  qui  l'ont  empêchée  d'en  jouir;  et,  quand  les  mau- 
vais temps  vont  cesser,  car  enfin  ils  vont  cesser,  s'ils  ne  doivent 
pas  durer  toujours,  voilà  un  rhumatisme  qui  la  tient  courbée 
sur  les  tisons.  Comment  se  fait-il  qu'elle  ait  de  la  gaieté,  et 
avec  vous?  Hier,  je  disais,  avec  Damilaville,  que  quand  j'étais 
las  de  voir  aller  les  choses  contre  mon  gré,  il  me  prenait  des 
bouffées  de  résignation.  Alors  la  douleur  des  hypocondres  se 
détend ,  la  bile  accumulée  coule  doucement  :  le  sort  ne  me 
laisserait  pas  une  chemise  au  dos,  que  peut-être  j'en  plaisan- 
terais. Je  conçois  qu'il  y  a  des  hommes  assez  heureusement 
nés  pour  être,  par  tempérament  et  constamment,  ce  que  je  suis 
seulement  par  intervalle,  de  réllexion,  et  par  secousses; 
témoin  l'auteur  de  Zaïclc,  ce  petit  abbé  de  La  Marre  qui  n'a-- 
vait  pas  un  sou,  qui  se  portait  mal,  qui  n'avait  ni  habit,  ni  pain, 
ni  souliers; 

Sa  culotto,  attachée  avec  une  ficelle. 

Laissait  voir,  par  cent  trous,  \\\\  cul  plus  noir  qu'icelle. 

Eli  bien!  le  soir,  sur  les  onze  heures,  lorsque  toul   le  monde 
dormait,  il  contrefaisait,  avec  une  pipe  à  fumer,  les  cris  d'un 


LETTUES    A    M  VDKMOISKI.LK    VOhl.AM).  23 

enfant  exposé;  et  le  matin,  snr  le  point  du  join-,  il  mettait  en 
train  de  chanter  tous  les  coqs  du  voisinage.  Au  sein  de  l'indi- 
gence, il  était  plus  heureux  que  nous^  Votre  mère  a  pris  son 
parti.  Elle  aura  de  la  bonne  humeur  jusqu'à  demain.  Cette 
espèce  de  philosophie  éphémère  ne  dure  pas  davantage. 

On  parle  donc  de  retour!  On  remue  donc  les  malles!  Le 
courrier  prochain  m'apprendra  peut-être  votre  départ.  Ne  vous 
attendre  que  pour  les  derniers  jours  du  mois,  je  ne  saurais. 
Vous  m'avez  mis  en  train  d'espérer.  S'il  nous  est  permis  d'aller 
au-devani  de  vous,  vous  nous  le  direz  appai'emnr^nt.  Au  reste, 
ne  faites  rien  là-dessus  de  votre  mouvement.  Si  l'on  nous  ren- 
contre sur  la  route,  qu'on  s'y  attende,  et  qu'on  l'ait  à  gré.  Oui, 
ce  fut  un  teriible  jour  que  celui  que  vous  rappelez.  Mais  vous 
aviez  de  la  santé,  on  pouvait  se  flatter  que  vous  supportiez  la 
fatigue  du  voyage;  on  ne  craignait  pas  que  vous  restassiez  mou- 
rante dans  une  auberge  ou  sur  un  grand  chemin.  Il  vint  un  jour, 
et  ce  jour  était  la  veille  même  de  votre  départ,  où  j'avais  toutes 
ces  alarmes.  On  vous  croyait  assez  de  force  pour  faire  soixante 
lieues  en  poste,  dans  une  voiture  très-dure,  dans  la  saison  la 
plus  fatigante,  et  vous  étiez  dans  votre  lit,  et  vous  ne  pouviez 
vous  tenir  debout,  et  vous  n'auriez  pas  fait  pour  toute  chose 
au  monde  le  tour  de  votre  chambre,  et  vous  ne  pouviez  parler. 
Mais  laissons  cela;  ma  l)ile  se  remuerait  trop  violemment;  je 
ne  m'en  porterais  pas  mieux,  je  n'en  serais  pas  plus  content, 
et  de  celle  qui  vous  entraînait,  et  de  celle  qui  se  portait  à  sa 
fantaisie,  et  qui  fermait  les  yeux  sur  votre  état. 

Mais  qui   est-ce  qui  vous  a  envoyé  la  Confrs.-iioii.  de   Vol- 
taire'-? Vous  ne  me  le  dites  pas.  A  propos  de  Voltaire,  il  se  plaint 

1.  Dans  les  notes  si  curieuses  du  libraire  Prault  sur  quelques  littérateurs  de 
son  temps,  notes  publiées  par  M.  Rathery  {Bulletin  du  bibliophile,  1850,  p.  866j, 
on  trouve  celle-ci  sur  l'abbc  de  La  Marre,  que  M"'=  Quinault  avait  surnomme 
Croque-Chenille  :  «  11  avait  de  l'esprit,  du  feu  et  de  la  vivacité;  d'ailleurs  crapu- 
«  leux  ;  sans  reprocbe,  je  l'ai  une  fois  babille  de   piei   en   cape  et   lui  ai  donné 

«  soixante-douze  livres  pour  se  faire  guérir  de  la  v On  n"a  de  lui  (ju'un  petit 

recueil  de  poésies.  Il  a  fait  aussi  Topera  de  Zaide,  mis  en  musique  par  Royer.'  » 
—  L'abbc  de  La  Marre,  nommé  commissaire  aux  fourrages  pendant  la  campagne 
de  1741,  se  jeta  par  la  fenêtre,  à  Egra,  dans  un  accès  de  fièvre  cliaude. 

2.  Diderot  veut  parler  ici  de  la  Relation  de  la  maladie,  de  la  confession  et  de 
la  fin  de  M.  de  Vollaire  et  de  ce  qui  s'ensuivit,  par  moi  Josepli  Dubois  (Sélis). 
Genève,  17C1  (1760),  in-r2  ;  sorte  de  contre-partie  du  pamphlet  de  Voltaire  ayant 
pour  titre  :  Relation  delà  maladie,  de  la  confession,  de  la  mort  et  de  l'apparition 


2'4  l.KTTnKS    V    M  VDKMOISELLE   VOLLAND. 

à  Grimm  très-ainèrement  de  mon  silence.  Il  dit  c|u'il  est  au 
moins  de  la  politesse  de  remercier  son  avocat'  .  Et  qui  diable 
l'a  [)rié  de  plaider  ma  cause?  Il  a,  dit-il,  ressenti  la  plus  vive 
dnuleur,  chère  amie;  on  ne  saurait  arracher  un  cheveu  à  cet 
honnne,  sans  lui  faire  jeter  les  hauts  cris.  A  soixante  ans  pas- 
sés, il  est  auteur,  et  auteur  célèbre,  et  il  n'est  pas  encore  fait 
à  la  peine.  Il  ne  s'y  fera  jamais.  L'avenir  ne  le  corrigera 
point.  Il  espérera  le  bonheur  jusqu'au  moment  où  la  vie  lui 
échappera. 

Non,  je  ne  sais  pas  qui  est  l'auteur  de  la  Confession.  Oui, 
je  suis  dans  la  grande  ville,  et  si  je  n'avais  pas  eu  cent  fois  plus 
de  force  qu'Adam  le  jour  que  la  pomme  fatale  lui  fut  présentée, 
je  serais  parti  pour  la  Chevrette;  j'y  étais  appelé  par  un  billet 
doux,  et  par  un  billet  très-doux  ;  car  il  y  en  avait  deux. 

L'enfant,  à  qui  la  mauvaise  santé  ne  peut  ôter  ni  la  sérénité 
ni  la  sensibilité,  me  jeta  ses  petits  bras  autour  du  cou,  et  m'em- 
brassa, en  disant  :  «  C'est  mon  papa,  c'est  mon  petit  papa.  » 
Je  passai  dans  mon  cabinet  où  je  trouvai  une  pile  de  lettres.  Je 
les  lus.  On  servit,  et  nous  nous  mîmes  à  table. 

Mes  collègues  n'ont  presque  rien  fait.  Je  ne  sais  plus  quand  je 
.sortirai  de  cette  galère.  Si  j'en  crois  le  chevalier  de  Jaucourt, 
son  projet  est  de  m'y  tenir  encore  un  an.  Cet  homme  est  depuis 
six  a  sept  ans  au  centre  de  six  à  sept  secrétaires,  lisant,  dic- 
tant, travaillant  treize  à  quatorze  heures  par  jour,  et  cette  posi- 
tion-là ne  l'a  pas  encore  ennuyé. 

Je  n'ai  rien  outré  cà  la  peinture  de  la  maladie  du  père  Hoop. 
Il  a  été  sur  le  point  de  secouer  le  fardeau.  Quand  je  lui  deman- 
dai ce  qu'il  estimait  le  plus  de  la  vie,  il  me  répondit  :  «  Pre- 
mièrement de  n'y  être  pas,  secondement  de  se  bien  porter; 
vous  voyez  combien  je  suis  chanceux  ;  j'y  suis  et  je  me  porte 
mal.  »  A  vous  parler  vrai,  je  ne  compte  pas  qu'il  finisse  natu- 
rellement. 

Vous  auriez  fait  une  belle  chose  sans  les  contre-seings.  Les 
endroits  de  mes  lettres  où  je  vous  dis  que  je  vous  aime  sont 


du  jésuite  Ihrlier,  suivie  do  la  lielation  du  Voijn'je  de  frère  Giirassisc,  neren  du 
père  Garasse,  successeur  du  frère  IJerlicr,  et  de  ce  qui  s'ensuit  eu  alteitdanl  ce 
qui  s'ensuivra.  Genève,  1700,  in- 12. 

1.  Cette  lettre  de  Voltaire  ne  se  trouve  pas  dans  sa  Correspomlance. 


LKTTilKS   A     \1  VDKMOISKLI.K     VOl.l.VM).  25 

ceux  (|ui  vous  plaiseni,  le  plus;  c'est,  dites-vous,  la  seule  chose 
({u'il  y  ait  dans  les  vùlres,  c'est-à-diie  qu'elles  sont  |)Oiir  luoi 
partout  coiiiine  les  miennes  dans  les  ligues  qui  vous  en  parais- 
sent excellentes.  Ne  suis-je  pas  bien  à  plaindre?  Mes  lettres  sont 
variées,  et  les  vôtres  le  siu-out,  et  plus  agréablement  encore  ("[ue 
les  miennes,  quand  vous  pourrez  vous  résoudre,  comme  moi,  d 
m'envoyer  vos  conversations  d'Isle.  Vous  verrez  que  ce  que 
vous,  M""=  Le  Gendre  et  madame  votre  mère  direz  sur  un  sujet 
ou  de  goût,  ou  de  caractère,  ou  d'alTaire,  ou  d'histoire,  ou  de 
morale,  ne  vaudra  pas  mieux  que  les  boutades  de  l'Écossais, 
que  les  folies  de  M'""  d'Aine,  que  l'originalité  du  Baron,  et  que 
mon  marivaudage,  car  je  maiivaude,  Marivaux  sans  le  savoir,  et 
moi  le  sachant. 

Je  n'ai  point  encore  lait  de  feu.  Tant  que  celui  de  nature  me 
suflli'a,  je  me  passerai  de  l'autre. 

Cette  sobriété  d'un  jour  n'a  pas  duré  davantage.  Damilaville 
ne  l'a  pas  voulu.  Nous  dînâmes  hier  ensemble  depuis  deux 
heures  et  demie  jusqu'à  neuf  heures  du  soir.  A  neuf  heures  son- 
nantes nous  prenions  le  plus  délicieux  café  du  monde.  Oli  1  la 
bonne  chose  pour  la  santé  qu'une  débauche  de  bon  vin! 

Mon  ami  est  l'homme  le  plus  inabordable.  Il  a  un  froid,  un 
sec.  un  lenfermé  qui  déconcerte  la  première  fois  ;  à  la  centième 
comme  à  la  première,  quand  cela  lui  convient. 

Le  nom  de  Pouf  vous  fait  rire,  vous  paraît  bien  imaginé.  Le 
petit  animal  tout  rond,  gros  comme  le  poing,  ressemble  parfai- 
tement à  son  nom. 

Je  n'entends  rien  non  plus  à  la  ligne  où  il  s'agit  de  fête  et 
de  messe,  sinon  que  quelquefois  je  vous  commence  la  veille  une 
letti'e  que  je  continue  le  lendemain,  connne  si  c'était  le  même 
jour.  Voilà  la  clef  d'une  infinité  d'autres  endroits. 

Oui,  il  ne  tiendra  qu'à  Uranie  d'aimer  sa  fille  à  la  folie.  Je 
crois  en  avoir  le  secret,  mais  ce  sera  pour  une  antre  fois. 

Bonsoir,  mes  bonnes  amies;  si  vous  aimiez  autant  que  moi, 
et  que  vous  le  sentissiez  comme  je  fais  dans  ce  moment,  vous 
seriez  trop  heureuses.  Je  prends  votre  main,  je  la  mets  dans  la 
sienne,  et  je  les  serre  toutes  deux. 


•2ù  LETTRES    A   MADEMOISELLE   VOLLA?yD. 


LUI 

A  Paris,  le  11  novembre  1700. 

J'éLais  venu  ici  dans  le  dessein  d'y  trouver  une  lettre  et  d'y 
répondre.  J'ai  eu  la  lettre.  Je  l'ai  lue  avec  le  plaisir  que  toutes 
me  donnent,  mais  il  ne  m'a  pas  été  possible  de  vous  faire  ré- 
ponse. 

J'ai  trouvé  Thiriol,  un  ami  de  Voltaire  ;  c'est  un  bon  homme, 
mais  d'une  mémoire  cruelle.  Il  s'est  mis  à  nous  réciter  des  vers 
de  tous  les  poètes  du  monde,  et  il  était  près  de  neuf  heures 
quand  il  nous  a  quittés. 

Le  moyen  de  passer  ici  le  temps  qu'il  me  faudrait  pour  vous 
entretenir  des  peines  que  se  donne  Uranie,  et  y  apporter  la 
consolation  qu'elle  peut  attendre  de  moi  !  Je  me  suis  fait  une 
loi  de  rentrer  de  bonne  heure,  du  moins  jusqu'à  ce  que  tout  le 
monde  se  porte  mieux  à  la  maison.  Je  vous  écris  seulement 
ce  billet  pour  prévenir  l'inquiétude  que  mon  silence  pourrait 
vous  causer.  Bonsoir,  ma  tendre  amie.  Jeudi,  je  tâcherai  de  ré- 
parer la  brièveté  de  celle-ci.  Si  vous  la  comparez  avec  la 
précédente,  vous  ne  manquerez  pas  de  dire  que  je  suis  extrême 
en  .tout.  Je  ne  sais  si  cela  est  aussi  généralement  vrai  qu'on 
pourrait  le  croire;  mais  en  tendresse, en  attachement,  en  estime, 
en  respect  pour  vous,  quelque  extrême  qu'on  veuille  me  suppo- 
ser, je  ne  ferai  mentir  personne.  Un  mot  de  moi  à  Uranie.  Elle 
voit  sa  lille  d'un  air  trop  sévère.  Quand  elle  aura  causé  là-dessus 
avec  elle-même  pendant  une  matinée,  elle  retrouvera  sa  (ille  à 
moitié  corrigée.  Avant  que  d'accuser  l'enfance  d'une  autre,  je  lui 
demande  de  se  rappeler  la  sienne.  Qu'est-ce  que  la  sensibilité? 
L'eflét  vif  sur  notre  âme  d'une  infinité  d'observations  délicates 
que  nous  rapprochons.  Cette  qualité,  dont  la  nature  nous  doinie 
le  germe,  s'ctoufle  ou  se  vivifie  donc  par  l'âge,  l'expérience,  la 
réflexion.  Nous  serions  tous  bien  honteux  si  nos  parents  avaient 
tenu  registre  de  toutes  les  choses  dures,  cruelles  même,  que 
nous  avons  dites  ou  faites,  quand  nous  étions  jeunes.  Nous  ver- 
rions, dans  l'histoire  de  nos  premières  années,  l'excuse  des  pre- 


LETTRES  A    M  VDEMOISKLLK    VOI.LAM).  27 

iiiiiMes  aimées  de  nos  enfants  que  nous  jugeons  si  sévèrement. 
lu  pou  de  patience,  il  en  a  fallu  tant  avoir  avec  nous.  Je  ne  me 
tiens  pas  quitte  par  ce  petit  nombre  de  lignes.  Le  sujet  est  trop 
inq)ortant  pour  n'y  pas  revenir.  Bonsoir,  mon  amie,  bonsoir.  Ne 
perdez  rien  de  votre  amour.  Pour  peu  que  vous  en  diminuassiez, 
vous  ne  me  payeriez  plus  de  retour. 


LIV 


A  Paris,  le  2\  novembre  1700. 


Les  gens  du  monde  n'ont  point  d'iionnenr  :  ils  font  trop 
d'aflaires  et  de  trop  importantes;  ils  s'écartent  d'abord  un  peu 
du  droit  chemin,  puis  encore  un  peu,  et  de  petits  écarts  en 
petits  écai'ts  réitérés,  ])ientôt  ils  se  trouvent  tout  à  fait  égarés, 
et  ce  cju'ils  ont  fait  avec  succès  devient  l'unique  règle  de  ce 
qu'ils  ont  à  faire.  Yous  voyez  bien  à  quoi  je  réponds.  Mais  ce 
qui  nie  confond,  c'est  cette  espèce  de  bienfaisance  malhonnête 
avec  laquelle  ils  se  prêtent  à  arranger  à  leur  mode  les  allaires 
des  gens  scrupuleux.  On  dirait,  ou  qu'ils  n'ont  pas  assez  de  leurs 
pi'opres  iniquités,  ou  qu'ils  croient  expier  celles-ci  par  celles 
qu'ils  veulent  bien  commettre  en  faveur  des  autres.  11  semble 
qu'ils  se  disent  en  eux-mêmes  :  Vous  voyez  bien,  si  ma  morale 
est  mauvaise,  au  moins  j'ai  la  même  pour  moi  et  pour  mes 
amis. 

11  y  avait  donc  bien  de  la  tendresse,  du  respect,  de  l'estime 
dans  celte  lettre  de  rappel?  Les  sentiments  qu'il  nous  a  vu 
prendre  de  sa  moitié,  à  nous  qui  sommes  censés  nous  connaître 
en  mérite,  n'ont  pas  peu  contribué  à  lui  inspirer  ceux  qu'il  eu  a. 
11  a  cru  pouvoir  estimer  un  peu  celle  que  nous  adorons.  Elle  a 
cru  longtemps  que  la  seule  chose  qu'elle  désirait  en  son  mari, 
c'était  de  l'estimer  ce  qu'elle  valait  ;  elle  s'est  trompée.  11  en  est 
venu  là,  et  je  gage  qu'elle  n'en  est  pas  plus  éprise. 

Vous  voilà  donc  seule  à  présent ,  mais  heureusement  ce  ne 
sera  pas  pour  longtemps;  tout  m'annonce  un  retour  prochain. 
Ces  travaux  projetés  sur  la  rivière  de  Larzicourt  sont  ou  dilïerés 


28  LETTIÎES    \  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

ou  moins  inquiétants ,  puisqu'on  cherche  des  chevaux  ;  mais  je 
ne  veux  plus  compter  sur  rien.  Je  suis  trop  mal  à  mon  aise 
lorsqu'une  lettre  vient  détruire  les  espérances  que  j'avais  con- 
çues sur  la  précédente.  On  dirait  que  Morphyse  a  deviné  que 
vous  m'écrivez  tout,  et  qu'elle  se  fait  un  jeu  de  vous  montrer  à 
celui  que  vous  aimez  et  de  vous  ravir  à  ses  souhaits,  d'une  poste 
à  l'autre. 

Vous  faites  aussi  des  débauches  de  table!  Cela  vous  convient 
fort.  Et  qui  est-ce  qui  vous  a  permis  de  vivre  conmie  ceux  qui 
se  portent  bien  ?  Me  voilà  tout  à  fait  dérangé.  J'ai  eu  les  intes- 
tins brouillés,  des  envies  de  vomir,  de  la  fièvre,  de  l'insomnie  ; 
je  devais  être  émétisé  aujourd'hui.  J'étais  trop  échaulfé  pour 
qu'on  l'osât  ;  c'est  partie  remise.  En  attendant,  je  vais,  je  viens, 
je  ris,  je  cause,  je  me  plains,  et  demain  il  n'y  paraîtra  plus. 
Mais  vous,  vous  payez  de  quinze  mauvais  jours  un  petit  verre 
de  vin  et  une  cuisse  de  perdrix  de  trop.  Tout  le  monde  se  porte 
bien,  excepté  moi  et  Angélique.  Vous  ai-je  dit  que  cette  petite 
étourdie-là  s'était  arraché  un  ongle  du  gros  orteil?  11  n'en  fallait 
pas  davantage  pour  mettre  en  péril  le  pied  d'un  autre  enfant 
moins  sain.  Elle  n'en  a  pas  été  alitée  plus  d'un  jour. 

J'ai  lu  cà  M.  Grimm  la  comparaison  que  vous  nous  avez  faite 
(ï Ilypcnnncslre  avec  Tancrcdc-,  il  trouve  que  cela  n'est  pas  si 
faux  qu'il  en  faille  ror.gir. 

Je  n'ouidierai  pas  votre  billet  de  loterie.  M""'  Le  Gendre 
ne  se  lasse  donc  pas  d'inviter  la  fortune.  J'en  suis  bien  aise... 
Mais  la  fortune  en  use  avec  elle  comme  la  cliente  en  use  avec 
ses  amants. 

-Nous  ne  sommes  pas  à  Bouillon,  mais  il  est  décidé  que  nous 
imprimerons  en  pays  étranger,  et  que  je  n'irai  pas.  Ma  présence 
donnera  le  change  à  nos  eimemis,  et  rien  n'euipêchera,  avec 
trois  ou  quatre  contre-seings  dont  nous  disposons,  que  les 
feuilles  ne  nous  viennent  et  que  nous  ne  puissions  avoir  l'ou- 
vrage à  notre  aise. 

Vous  n'avez  pas  répondu  juste  à  mon  raisonnement  en 
faveur  de  la  médecine.  La  sensibilité  on  l'insensibilité  des  êtres 
sur  lesquels  on  opère  ne  fait  rien  à  la  certitude  ou  à  l'incertitude 
des  expériences. 

Ma  sœur  a  un  étrange  procédé  avec  moi.  Je  vous  ai  dit,  il  y 
a  deux  mois,  qu'elle  m'avait  envoyé  un  compte  avec  des  modèles 


LKTTliKS    \    \I  VDKMOISELLE   VOLLAM).  29 

de  quitlaiices  :  j'ai  transcrit  les  ([iiiitaiices  au  bas  du  compte, 
j'ai  renvoyé  le  tout,  et  depuis  je  n'ai  entendu  parler  de  rien.  Ce 
maudit  saint  '  l'aurait-il  pervertie?  iMalheur  à  la  famille  dans 
laquelle  il  y  aura  un  saint! 

A  moi,  mes  gendres,  est  d'autant  plus  plaisant  qu'il  y  a 
longtemps  que  le  danger  est  passé  -. 

Cdllste  chancelle,  et  ce  pauvre  Colardeau,  qui  en  est  Tau- 
teur,  est  désespéré  ^  Voici  encore  quelques  beaux  endroits  que 
je  me  rappelle.  Caliste  dit  de  son  abominable  amant  :  Mais  qui 
peut  le  rappeler  auprès  de  moi?  La  jalousie?  Lui,  jdloiw!  Ce 
lui,  jdlou.r !  est  beau.  Et  comme  cette  enchanteresse  de  Clairon 
le  dit  !  Quand  sa  confidente  l'invite  à  donner  la  main  à  un 
époux  qui  lui  est  présenté  par  son  père  :  Moi,  dit-elle,  J'irais 
porter  mes  e/fjro/ils  en  dot  à  mon  époux  !  et  à  un  ami  de  Lotario, 
qui  lui  laisse  apercevoir  qu'il  sait  son  malheur:  Éloignez-vous, 
vous  1)1  tirez  fait  rougir;  ne  me  roi/ez  Juinais.  Et  ces  deux  vers- 
ci,  qu'en  direz-vous? 

La  nature,  crois-moi,  dans  le  sein  d'une  mère, 
Pousse  un  cri  plus  plaintif  que  dans  celui  d'un  père. 

Je  me  suis  grippé,  à  l'occasion  de  cet  endroit,  avec  le  mari 
de  ma  bonne  amie,  yi'""  Riccoboni,  et  lui  avec  moi,  sans 
nous  connaître.  Toutes  les  nuits  il  m'en  revient  des  bribes  qui 
me  font  tressaillir. 

A  propos  de  la  maladie  de  M"'"  Helvétius,  croiriez-vous 
bien  que  ces  Jésuites,  qui  ont  si  cruellement  persécuté  son 
mari,  ont  eu  le  courage  de  lui  faire  visite?  Je  voudrais  bien 
pouvoir  vous  rendre  les  propos  c^u'il  leur  a  tenus  avec  sa  brusque 
bonhomie;  il  n'y  a  pas  un  mot  à  perdre  :  a  Mais  comment,  Pères, 
c'est  vous  !  Vous  êtes  des  hommes  incompréhensibles.  Vous  vous 
croyez  faits  pour  tout  subjuguer,  amis,  ennemis.  —  Nous  en 
sommes  bien  fâchés,  nous  n'avons  pu  faire  autrement.  — Je  sais 


1.  Son  frère  le  chanoine. 

2.  Allusion  à  l'aventure  de  nuit  de  M"''  d'Aine.  Voir  précédemment,  t.  Wlil, 
page  515.  ^ 

3.  Caliste  fut  jouée,  pour  la  première  fois,  le  12  novembre  t7G0,  et  obtint  dix 
représentations. 


3  0  LETTRES    A  MADEMOISELLE   YOLLAND. 

bien  que  vous  seriez  d'honnêtes  gens,  si  cela  dépendait  de  vous. 
Il  y  a  beaucoup  d'autres  gens  dans  la  société  qui  sont  exacte- 
ment dans  le  même  cas;  cela  ne  dépend  pas  d'eux;  ce  sont 
des  coquins  à  qui  je  pardonne  de  l'être,  mais  je  ne  les  vois 
pas.  » 

Que  pensez-vous  de  cela?  Le  reste  ne  me  revient  pas,  mais 
il  est  exactement  comme  l'écliantillon  que  voilà. 

Vous  savez  apparemment  que  le  capitan  bâcha  ou  l'amiral 
du  sultan,  qui  va  tous  les  ans,  au  nom  de  son  maître,  recueillir 
le  tribut  dans  les  îles  de  l'Archipel,  s'en  revenait  avec  dix  à  onze 
millions,  lorsqu'un  mouvement  de  dévotion  le  fit  relâcher  à  une 
petite  île  appelée  Lampédouse,  où  les  chrétiens  et  les  musul- 
mans ont  un  petit  temple  commun  ;  et  que,  tandis  qu'il  était  eu 
oraison  ,  les  esclaves  chrétiens  qui  étaient  sur  son  bord  ,  au 
nombre  de  deux  cents,  ont  assommé,  avec  leurs  chaînes,  les 
esclaves  turcs,  ont  mis  à  la  voile,  et  s'en  sont  allés  à  Malte,  où 
ils  ont  été  bien  reçus,  et  où  l'on  a  accordé  la  liberté  à  cinq  es- 
claves turcs  qui  avaient  généreusement  aidé  les  esclaves  chré- 
tiens à  massacrer  leurs  confrères.  Récompense  bien  placée  !  A 
votre  avis  ? 

M.  et  M'"^  de  BulTon  sont  arrivés.  J'ai  vu  madame.  Elle  n'a 
plus  de  cou  ;  son  menton  a  fait  la  moitié  du  chemin  ;  devinez  ce 
qui  a  fait  l'autre  moitié?  moyennant  quoi  ses  trois  mentons 
reposent  sur  deux  bons  gros  oreillers.  Elle  me  paraît  avoir  un 
peu  oublié  ses  douleurs.  Je  ne  dînai  point  avec  elle;  j'avais 
promis  à  M'"^  d'Épinay,  à  l'ami  Grimm  et  à  l'abbé  Galiani. 

L'abbé  est  petit,  gras,  potelé  :  un  certain  Ascylte,  de  voire 
connaissance,  un  certain  Lycas,  aussi  de  votre  connaissance, 
s'en  seraient  bien  accommodés  autrefois.  11  nous  disait  à  ce  [)ro- 
pos  qu'un  jour  il  voyageait  dans  un  coche  public;  c'était  en 
hiver.  D'abord,  on  ne  sut  avec  qui  l'on  était;  mais  lorsque  le 
jour  commença  à  paraître,  il  se  trouva  à  côté  d'un  Jésuite;  deux 
lilles  à  côté  d'un  Bernardin  et  d'un  Bénédictin,  et  celui-ci  à  côté 
du  secrétaire  d'un  sénateur  napolitain.  11  ne  se  passa  rien  dans 
la  matinée,  sinon  que  les  deux  moines  faisaient  tous  leurs  efforts 
pour  se  rendre  agréables  aux  deux  filles.  Chacun  alla  dîuer  de 
son  côté.  La  soirée  fut  comme  la  matinée,  c'est-à-dire  même 
galanterie  de  la  part  des  moines.  Le  souper  se  fit  en  commun. 
Après  le  souper,  lorsqu'il  fallut  se  retirer,  le  Jésuite  s'approcha 


LETTRES   A   MADEMOISELLE    VOLLANI).  31 

de  l'abbé,  et  lui  dit  :   «   Monsieur,  il   ne   paraît  |)as  que  nous 
sommes  là  en  bonne  compagnie  :  vous  devriez  demander  une 
chambre  à  deux  lits  pour  nous.  »  L'abbé  obligeamment  la  demanda, 
et  l'obtint.  On  mit  les  deux  fdles  dans  une  autre  chambre  à  deux 
lits,  les  deux  moines  dans  une  troisième  chambre  à  deux  lits, 
et  le  secrétaire  du  sénateur  dans  un  cabinet,  seul.  Chacun  retiré, 
le  Jésuite  entre[)rit  l'abbé  de  conversation,  de  son  lit  au  sien. 
Tandis  que  l'abbé  et  le  Jésuite  causaient,  un  des  moines  al  ten- 
dait que  l'autre  moine  fut  endormi,  afin  d'aller  trouver  les  filles. 
Le  Bernardin  fut  le  plus  pressé  ;  il  se  lève  sur  la  pointe  du  pied, 
il  va  dans  la  chambre  des  filles,  il  rencontre  un  lit,  il  tcàte,  il 
était  vide  :  une  des  filles,  qui  l'occupait,  était  allée  causer  avec 
le  secrétaire.  Il  va  à  l'autre  lit,  il  y  trouve  l'autre  fille,  et  se 
place  à  côté  d'elle.  Cependant  le  Bénédictin  s'avançait  sur  ses 
pas;  il  arrive  droit  au  lit  du  Bernardin  et  de  la  fille;  ce  fut  le 
Bernardin  qui  lui  tomba  sous  la  main;  il  le  happe  par  le  cou,  il 
le  traîne  au  milieu  de  la  chambre,  et  se  met  à  sa  place.  L'autre 
se  relève,  et  s'en  va  tomber  à  coups  de  poing  sur  son  rival  ;  il 
frappe  à  tort  à  travers;  la  fille  en  reçoit  un  dans  l'œil,  et  se  met 
à  faire  des  cris  alTreux.  Les  deux  moines,  en  chemise,  se  battent, 
et  font  aussi  des  cris  alTreux.  Le  Jésuite,  qui  causait  avec  Tabbé, 
efl'rayé,  se  lève,  court  au  lit  de  l'abbé  et  lui  dit  :  «  Monsieur, 
entendez-vous  ces  cris?  Je  me  meurs  de  peur;  de  grâce,  faites- 
jnoi  une  petite  place  à  côté  de  vous.  »  Le  moyen,  ajoute  l'abbé, 
de  renvoyer  ce  pauvre  Jésuite  !   il  avait   si  peur  !   Et  pendant 
que  le  Jésuite  se  rassure,  quoique  le  bruit  augmente,  l'hôte 
monte.  On  laisse  une  des  filles  couchée  avec  le  secrétaire,  on 
enferme  l'autre  sous  clef,  on  sépare  les  deux  moines,  et  le  reste 
de  la  nuit  se  passa  fort  bien. 

Le  père  IIoop  se  porte  un  peu  mieux.  II  m'a  dit,  à  l'occa- 
sion du  nouveau  roi  d'Angleterre,  une  histoire  très-cynique. 
Adieu,  ma  tendre  amie,  il  se  fait  tard.  Je  vous  écris  chez  Dami- 
laville.  Je  me  porte  mal.  Je  n'aime  point  à  me  faire  attendre, 
je  m'en  vais.  M.  Gaschon  a  envoyé  chez  moi  ce  matin  savoir 
comment  je  me  portais.  Je  lui  ai  donné  rendez-vous  pour  di- 
manche matin  chez  M"^  Boileau.  S'il  se  porte  bien,  si  je  me  porte 
bien,  si  je  me  porte  mieux,  nous  causerons  un  peu  gaiement. 
Vous  vous  doutez  bien  qu'il  sera  aussi  un  peu  mention  de  vous. 

Adieu,  j'ai  les  yeux   faibles,  la  tête   fatiguée  ;  j'écris  sans 


32  LETTRES   A  MADEM(JISELLE  VOLLAM). 

savoir  ce  que  j'écris  :  revenez  me  mettre  à  la  raison.  Malgré 
toutes  les  promesses  que  je  me  suis  j'ai  tes  de  ne  me  plus  pro- 
mettre rien,  je  ne  sais  pourquoi  je  me  llatle  que  cette  lettre  sera 
la  dernière  que  je  vous  écrirai.  Adieu.  J'ai  reçu  ce  matin  un 
billet  de  x\I.  Grimm,  qui  est  charmant.  Le  comte  de  Lauraguais 
m'est  venu  voir.  Savez-vous  l'accident  arrivé  à  sa  femme?  Elle 
voulait  prendre  des  gouttes  d'Hoflinann  ;  on  s'est  trompé  de  bou- 
teille, et  on  lui  a  donné  quatre-vingt-quatre  gouttes  de  laiid/i- 
iniDi.  Elle  n'en  mourra  pas.  Bonsoir,  ma  bonne  amie;  adieu.  Je 
ne  saurais  vous  quitter  tant  qu'il  me  reste  un  quart  d'heure,  et 
que  je  suis  à  côté  de  vous,  ou  tant  qu'il  me  reste  une  ligne  de 
papier  blanc,  et  que  je  vous  écris. 


LV 

A  Paris,  le  25  novembre  1700. 

C'est,  je  crois,  vendredi  passé  que  je  devais  prendre  l'émé- 
tique.  Ils  disaient  tous  que  c'était  le  seul  remède  aux  défaillances 
et  aux  envies  de  vomir  dont  je  suis  attaqué  tous  les  malins, 
depuis  environ  deux  ans.  Mais  j'eus  la  lièvre  le  soir,  la  nuit  fut 
mauvaise,  et  je  me  trouvai  si  échaulTo,  si  bridant,  quand  on 
m'apporta  le  purgatif,  que  je  vis  trop  d'imprudence  k  leprendre. 
Depuis  j'ai  vécu  sobrement,  j'ai  pris  du  thé,  j'ai  humecté,  et  je 
guérirai,  si  je  ne  me  trompe,  par  le  seul  régime.  Je  dîne  seul  ; 
quelque  frugal  que  soit  le  repas  que  je  fais,  il  est  suivi  d'un  mal 
de  tête,  léger  à  la  vérité,  mais  signe  d'un  estomac  qui  fatigue, 
et  qui  digère  avec  peine.  Laissons  là  ma  santé,  qui  se  raccom- 
modera plus  aisément  encore  qu'elle  ne  s'est  dérangée,  pourvu 
surtout  que  la  faculté  ne  s'en  mêle  pas.  Or,  elle  ne  s'en  mêlera 
pas  ;  je  crains  ses  formules. 

J'allai  chez  .^l"^lJoileau,  où  j'espérais  que  l'ami  Gaschon  m'au- 
rait précédé  :  point  d'ami  Gaschon.  M"''Boileau,  en  jupon  court 
et  en  casaquin  blanc,  blanc  si  vous  voulez,  était  chez  M""'  Ber- 
ger. Le  fils  de  M.  de  Solignac  s'écrivait  à  la  porte;  sur  mon  nom 
il  sortit;  je  lui  demandai  des  nouvelles  de  monsieur  son  père, 
de   madame  sa    mère;   sa   mère  était  à  la  messe.  Cependant 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.      33 

M"^  Boileau  descend,  je  la  vois  traverser  la  cour  sur  la  pointe 
du  pied;  je  laisse  M.  de  Solignac  le  fils,  et  je  la  vais  trouver 
chez  elle.  Nous  causâmes  d'abord  de  vous,  puis  d'elle,  de  M.  de 
Prisye,  de  moi,  de  M'"^  Le  Gendre,  de  madame  votre  mère,  de 
vos  affaires,  de  votre  absence,  de  votre  retour.  Nous  y  serions 
encore,  mais  M"""  de  Solignac  arriva  au  milieu  de  notre  ra- 
mage et  le  rendit  un  peu  plus  réservé.  Je  lui  dis  que  j'aurais 
eu  l'honneur  de  lui  présenter  mon  respect  plus  tôt,  ([ue  j'étais 
venu,  entre  deux  voyages  à  la  campagne,  dans  ce  dessein,  qu'elle 
n'y  était  pas,  et  que  je  m'y  étais  fait  écrire  par  M.  do  Solignac; 
et  puis  le  bavardage  banal  commença.  Je  ne  sais  comment  je 

m'en  tirai,  je  lui  demandai  des  nouvelles  de  madame et  de 

vous  surtout,  si  elles  étaient  fraîches.  Elle  me  répontfit  qu'elle 
en  avait  de  trois  jours  par  madame  sa  mère,  mais  non  par  vous. 
Est-ce  que  vous  négligeriez  de  lui  écrire?  Elle  se  leva;  je  lui 
demandai  la  permission  de  lui  faire  une  visite;  elle  me  l'accorda, 
et  elle  s'en  alla,  appelée  par  les  soins  que  demandait  d'elle 
M""  de  Solignac  attaquée  d'un  érysipèle. 

M"''  Boileau  n'était  ni  habillée  ni  emmessée,  et  elle  dînait 
en  ville,  ce  qui  nous  sépara  promptement.  Je  donnai  à  M.  Gas- 
chon  trois  quarts  d'heure  dont  M"''  Boileau  ne  voulait  point.  Je 
le  trouvai.  Oh  !  combien  nous  dîmes  de  folies!  Je  le  quittai  pour 
me  rendre  à  dîner  chez  le  Baron  ;  mais  nous  nous  retrouve- 
rons, rue  Pavée,  M"^  Boileau  et  moi,  après-demain.  Il  fautpour-^ 
tant  que  j'aie  vu  M'"^  de  Solignac  chez  elle  avant  voire  retour, 
que  l'on  ne  croit  pas  ici  aussi  voisin  que  vous  l'imaginez.  En 
vérité,  je  jure  qu'avec  ces  malles  descendues,  ces  chevaux  de- 
mandés, madame  votre  mère  vous  joue. 

Je  dînai  chez  le  Baron  avec  l'auteur  de  Calislc.  11  n'a  pas 
une  once  de  chair  sur  le  corps;  un  petit  nez  aquilin,  une  tète 
allongée,  un  visage  effilé,  de  petits  yeux  perçants,  de  longues 
jambes,  un  corps  mince  et  fluet;  couvrez  cela  de  plumes,  ajou- 
tez à  ses  maigres  épaules  de  longues  ailes,  recourbez  les  ongles 
de  ses  pieds  et  de  ses  mains,  et  vous  aurez  un  tiercelet  d'éper- 
vier.  Je  lui  fis  beaucoup  de  compliments  sur  sa  pièce,  et  ils 
étaient  sincères.  Nous  nous  promîmes  de  nous  revoir.  Ce  sera 
quand  il  voudra;  c'est  son  aifaire.  La  présence  de  Saurin  ren-' 
ferma  un  peu  les  amitiés  que  j'aurais  faites  à  Golardeau,  je  crai- 
gnis d'allumer  de  la  jalousie;  Grimm  et  Golardeau  allèrent  sur 
XIX.  ;; 


34  LETTRES  A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

les  cinq  heures  à  la  Comédie.  Moi  je  vins  ici  sur  les  sept  heures 
chercher  une  lettre  de  vous, que  j'y  trouvai;  c'est  la  quarante- 
deuxième.  Morphyse  sera  donc  toujours  Morphyse,  un  gros  éche- 
veau  brouillé  de  secrets  et  de  mystères.  M.  Fourmont  n'était  pas 
encore  hier  à  Paris  ;  car  on  n'aurait  pas  manqué  de  me  le  dire. 
Emballez  toujours  vos  chiffons,  mais  emballez  les  uns  après  les 
autres;  sans  cette  précaution,  craignez  que  l'impatience  ne  vous 
prenne  trop  violente,  lorsque  vous  n'aurez  plus  rien  à  serrer,  et 
que  le  premier  pas  réel  ne  se  fera  point,  et  que  vous  aurez  fait 
le  dernier  pas  imaginaire  vers  Paris. 

Je  suis  bien  aise  qu'il  y  ail  par-ci  par-là,  dans  mes  griffon- 
nages, quelques  mots  que  vous  puissiez  lire  à  madame  votre 
mère,  et  qui  vous  fassent  pardonner  un  peu  l'exactitude  de  ce 
commerce;  car  je  crois  que,  sans  un  peu  d'intérêt,  elle  me 
pardonnerait  aisément  une  passion  qui  vous  rendrait  malheu- 
reuse. 

Ce  vers  qui  vous  plaît  tant,  et  qui  me  fait  tourner  la  tête,  à 
moi  : 

Peut-être  que  mon  père  y  mêla  quelques  pleurs  \ 

croyez-vous  bien  qu'il  y  a  ici  des  gens  d'un  goût  assez  gauche 
pour  oser  l'attaquer,  et  à  qui  il  a  fallu  que  je  disse  :  Grosses 
bêtes,  ne  voyez-vous  pas  comme  ces  pleurs  excusent  son  père, 
dans  le  moment  le  plus  cruel?  Et  comme  cette  réflexion,  au 
moment  de  mourir,  fait  honneur  à  cette  fille  !  Et  puis,  quel 
tableau  que  celui  d'un  père  qui  laisse  tomber  des  larmes  dans 
la  môme  coupe  où  il  verse  des  poisons  pour  sa  fille  !  Il  n'y  a 
rien  de  sacré  pour  la  sottise,  la  méchanceté  et  l'envie;  elles 
portent  leurs  mains  sacrilèges  sur  tout. 

Depuis  que  je  suis  revenu  de  la  campagne,  il  me  semble  que 
je  ne  sens  plus  si  bien  que  je  vous  aime.  C'est  un  bruit  autour 
de  moi;  ce  sont  des  saccades  :  c'est  un  charivari  qui  m'arrache 
à  moi-même.  Je  ne  saurais  plus  donner  d'attention  aux  mouve- 
ments de  cœur.  Il  faut  de  la  retraite,  du  repos,  du  silence  aux 
amants.  Le  tumulte  des  grandes  villes  ne  fatigue  personne 
comme  eux.  Ils  soupirent  après  la  fin  du  jour;  c'est  lorsque  le 

1.  Caliste,  acte  v. 


LETTRES  A    MADEMOISELLE   VOLLAND.  35 

sommeil  enchaînera  tous  ces  êtres  bruyants  qui  les  distraient  et 
qui  les  importunent  qu'ils  se  retrouveront  avec  leur  amie. 

Vous  voilcà  donc  bien  fière  de  sa  bonne  humeur.  Jouissez-en. 
Pour  moi,  j'en  serais  affligé.  Je  ne  pourrais  soullrir  de  devoir 
à  la  satisfaction  d'une  misérable  petite  fantaisie  le  prix  de  mon 
attachement,  de  mes  soins,  de  ma  tendresse,  d'une  infinité  de 
qualités  personnelles.  Il  est  bien  malheureux  qu'elle  n'ait  pas 
tous  les  jours  des  casaquins  estropiés  à  raccommoder;  vous 
seriez  dispensée  d'être  vraie,  douce,  honnête,  attentive,  franche, 
soumise,  vertueuse,  désintéressée;  vous  seriez  chérie  sans  toutes 
ces  misères-là. 

C'était  bien  mon  dessein  de  ne  pas  écrire  à  ce  méchant  et 
extraordinaire  enfant  des  Délices^;  mais  comment  pourrai-je  à 
présent  m'en  tirer?  Voilà-t-il  pas  que  Damilaville  et  Thiriot 
m'ont  mis  dans  la  nécessité  de  lui  faire  passer  mes  observations 
sur  Tancrède! 

Le  chcvûlicr  de  Jancimrt.  Ne  craignez  pas  qu'il  s'ennuie  de 
moudre  des  articles;  Dieu  le  fit  pour  cela.  Je  voudrais  que  vous 
vissiez  comme  sa  physionomie  s'allonge  quand  on  lui  annonce 
la  fin  de  son  travail,  ou  plutôt  la  nécessité  de  le  finir.  Il  a  vrai- 
ment l'air  désolé.  Je  serai  quitte  de  mon  ouvrage  avant  Pâques, 
ou  je  serai  mort.  Vous  en  croirez  tout  ce  qu'il  vous  plaira,  mais 
cela  sera.  Ce  qui  me  prend  un  temps  infini,  ce  sont  les  lettres 
que  je  suis  forcé  d'écrire  à  mes  paresseux  de  collègues,  pour  les 
accélérer.  Ils  ont  la  peau  si  dure,  que  j'ai  beau  piquer  des  deux, 
ils  n'en  vont  pas  plus  vite  ;  mais,  sans  l'attention  de  leur  tenir 
sans  cesse  l'éperon  dans  le  flanc,  ils  s'arrêteraient  tout  court. 

Thiriot  est  un  bon  homme  qui  n'est  ni  suffisant,  ni  fat.  Il  a 
une  mémoire  étonnante,  et  il  aurait  assez  d'esprit  s'il  savait 
moins.  Il  a  tout  retenu.  Au  lieu  de  dire  d'après  lui,  il  cite  tou- 
jours; ce  qui  fatigue  et  déplaît. 

Je  trouve  que  vous  avez  envisagé  la  question  de  la  louange 
sous  bien  plus  de  faces  que  je  n'ai  fait.  Mais  vous  m'avez  seule- 
ment demandé  pourquoi  elle  embarrassait.  Il  est  vrai  que  vous 
êtes  un  peu  baroque.  Mais  c'est  que  les  autres  ont  eu  beau  se 
frotter  contre  vous,  ils  n'ont  jamais  pu  émousser  votre  aspérité 


1.  Voltaire.  La  lettre  que  Diderot  lui  écrivit  est  du  28  novembre  17G0  ;  on  la  trou- 
vera dans  la  Correspondance  générale. 


36  L'ETÏRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

naturelle.  J'en  suis  bien  aise.  J'aime  mieux  votre  surface  angu- 
leuse et  raboteuse  que  le  poli  maussade  et  commun  de  tous  ces 
gens  du  monde.  Au  milieu  de  leur  bourdonnement  sourd  et 
monotone,  si  vous  jetez  un  mot  dissonant,  il  frappe,  et  on  le 
remarque.  Tant  mieux  si  elle  n'a  rien  vu  de  votre  trouble;  car 
je  pense  que  sa  réflexion  vous  troubla.  Ses  principes,  ses  prin- 
cipes! Tout  cela  vaudrait  bien  la  peine  d'être  discuté.  Je  trouve 
qu'elle  se  permettrait  aisément  la  chose  importante,  et  qu'elle 
se  ferait  un  grand  mérite  de  s'interdire  l'accessoire  qui  n'est 
rien. 

Non,  chère  amie,  vous  avez  beau  prêcher  la  sobriété,  vous 
ne  m'ennuierez  point;  je  verrai  toujours  l'intérêt  que  vous  pre- 
nez à  ma  santé,  et  je  ne  m'en  corrigerai  pas  davantage.  Pour- 
quoi voulez-vous  que  votre  sermon  m'ennuie?  Et  puis  je  mange 
de  distraction;  que  faut-il  que  j'y  fasse?  Comment  parvient-on 
à  n'être  pas  distrait? 

Je  suis  fâché  que  vous  n'ayez  pas  pu  parler  à  votre  sœur  de 
mon  avis  sur  le  philosophe.  Peut-être  c'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux 
et  de  singulier  dans  ma  lettre.  J'insiste.  Un  homme  aimable, 
qui  resterait  froid  à  côté  d'une  femme  à  prétention,  finirait  par 
en  être  haï.  On  ne  sait  jamais  ce  que  feraient  ceux  qui  cherchent 
à  droite  et  à  gauche  des  appuis  à  leur  malhonnêteté  secrète.  Je 
hasarde  cette  phrase,  parce  que  j'espère  que  vous  ne  vous  rap- 
pellerez point  l'endroit  de  votre  lettre  auquel  elle  a  rapport. 
Mais  je  m'aperçois  que  je  vous  écris  d'humeur,  et  j'en  ai  en 
eifet. 

"Vous  savez  que  ce  pauvre  La  Gondamine  a  perdu  ses  oreilles, 
à  Quito,  en  mesurant  un  angle  de  l'équateur  et  du  méridien, 
pour  déterminer  la  figure  de  la  terre.  11  court  une  place  vacante 
à  l'Académie  française,  et  on  lui  objecte  sa  surdité.  Ne  trouvez- 
vous  pas  cela  bien  cruel?  Il  ne  lui  manquait  qu'à  perdre  les 
yeux  daus  les  sables  brûlants  des  bords  de  la  rivière  des  Ama- 
zones, et  puis  ils  auraient  dit  que  cet  homme  n'était  plus  bon 
qu'à  noyer.  Ces  injustices  me  désespèrent.  D'Alembert  vient  de 
faire  une  action  qui  trouve  des  apologistes.  Vous  savez  que  La 
Gondamine  est  l'apôtre  de  l'inoculation  en  France;  eh  bien!  à 
la  rentrée  publique  de  l'Académie  des  sciences,  d'Alcmbert  vient 
de  lire  un  Mémoire  que  tous  les  sots  doivent  prendre  pour  un 
écrit  contre  l'inoculation,  et  que  tous  les  gens  d'esprit  disent 


LETTRES    A    MADEMOISELLE    VOI-LAM).  3'' 

n'êtiT  pas  pour.  Je  n'ni  sais   rien.  Je  ne   l'ai  ])as  entendu.  Je 
laisse  là  les  équations,  je  juge  du  procédi'. 

Est-ce  toujours  le  f\  décembre  que  vous   partez?  Et  cette 
lettre  sera-t-elle  enfin  la  dernière?  Votre  lettre  ne  sera  remise 
à  M"""  Boileau  qu'après-demain  ;  mais  aussi  elle  lui  sera  remise 
de  la  main  à  la  main.  M""'  d'Épinay  a  eu  un  accès  de  migraine 
dont  elle  a  pensé  périr.  J'allai  la  voir  le  lendemain.  Nous  pas- 
sâmes la  soirée   tête    à  tête.  La  sévérité  des  principes  de  son 
ami^  se  perd;  il  distingue  deux  justices,  une  cà  l'usage  des  sou- 
verains. Je  vois  tout  cela  comme  elle,  cependant  je  l'excuse  tant 
que  je  puis.  A  chaque  reproche,  j'ajoute  en  refrain  :  Mais  il  est 
jeune,  mais  il  est  fidèle,  mais  vous  l'aimez,  et  puis  elle  rit.  Nous  en 
étions  là  lorsque  Saurin  entra.  Comme  il  était  réservé!  comme 
il  était  froid!  comme  il  était  révérencieux  !  et  comme,  un  moment 
après,  il  était  violent,  emporté,  bourru,  impoli!  Il  est  plus  clair 
que  le  jour  qu'il  en  est  tombé  amoureux.  Ce  n'est  pas  là  son 
allure  ordinaire.  Saurin  sortit,  et  l'abbé  Galiani  entra,  et  avec 
le  gentil  abbé,  la  gaieté,  l'imagination,  l'esprit,  la  folie,  la  plai- 
santerie, et  tout  ce  qui  fait  oublier  les  peines  de  la  vie.  Dieu 
sait  les  contes  qu'il  lit.  A  propos  des  faux  jugements  que  nous 
portons  sur  le  préjugé  que  la  chose  étant  communément  comme 
nous  l'attendons,  elle  ne  sera  point  autrement;  il  disait  qu'un 
voiturier  qui  menait,  avec  ses  chevaux  et  sa  chaise,  le  public, 
fut  appelé  au  couvent  des  Bernardins  pour  un  religieux  qui  avait 
un  voyage  à  faire.  Il  propose  son   prix,  on  y  tope;  il  demande 
à  von-  la  malle,  elle  était  à  l'ordinaire.  Le  lendemain,  de  grand 
matin,  il  arrive  avec  ses  chevaux  et  sa  chaise;    on  lui  livre  la 
malle,  il  l'attache.  Il  ouvre  la  portière;  il  attend  que  son  moine 
vienne  se  placer.  Il  ne  l'avait  point  vu  ce  moine  ;  il  vient  enfin. 
Imaginez  un  colosse  en  longueur,  largeur  et  profondeur.  A  peine 
toute  la  place  de  la  chaise  y  suffisait-elle.  A  l'aspect  de  cette 
masse  de  chair  monstrueuse,  le  voiturier  s'écrie  :  «  Lue  autre 
fois  je  me  ferai  montrer  le  moine.  »  Tous  les  jours  nous  de- 
mandons à  voir  la  malle,  et  nous  oublions  le  moine.  Une  femme 
a  les  yeux  charmants,  la  plus  jolie  bouche,  des  tétons  à  affoler  : 
voilà  la   malle.  Il  nous  vint  à  Grimm  et  moi,  en  même  temps, 
une  bonne  application  de  ce  conte.  La  comédienne  Lepri  n'au- 

1.  Grimm. 


38  LETTRES   A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

rait  pas  été  dans  le  cas  de  s'écrier  :  Ah!  sccllcrato!  si  elle  se  fut 
fait  montrer  le  moine. 

Et  puis  à  propos  de  ce  qu'il  ne  faut  point  faire  faire  son  rôle 
à  un  autre,  il  racontait  qu'un  général  d'ordre  fit  une  visite  à 
un  cardinal  dans  un  moment  où,  en  petite  veste,  la  tête  nue  et 
déshabillé,  il  s'amusait  avec  ses  amis.  Jamais  visite  ne  lui  sembla 
plus  à  contre-temps.  Il  en  prit  de  l'humeur.  Il  fallait  s'habiller 
décemment,  ou  renvoyer  le  général.  Mais  il  n'était  guère  pos- 
sible de  prendre  ce  dernier  parti.  Un  des  amis  du  cardinal  lui 
dit  :  ((  Monseigneur,  laissez-moi  faire.  Je  vais  prendre  vos  habits, 
et  dans  un  moment  je  vous  débarrasse  de  ce  maudit  général.  .) 
Le  cardinal  y  consentit,  et  voilà  la  toque  jetée  sur  sa  tête,  et  la 
barrette  jetée  sur  les  épaules  du  représentant  de  Son  Éminence. 
Mais  Son  Éminence  était  grasse  et  replète,  et  son  représentant 
était  un  petit  homme  maigre  et  lluet.  Ajoutez  que  le  général 
avait  vu,  par  hasard,  une  fois  ou  deux  Son  Éminence;  aussi  le 
premier  mot  dont  il  le  salua,  c'est  qu'il  le  trouvait  bien  changé. 
«  Il  est  vrai,  lui  répondit  le  faux  cardinal;  c'est  l'eflet  d'une 
maladie  vénérienne  qu'on  n'a  jamais  bien  pu  guérir.  »  Et  l'Émi- 
nence  vraie,  qui  était  aux  aguets  pour  voir  comment  son  repré- 
sentant s'en  tirerait,  et  qui  entendit  cette  réponse,  d'oublier 
son  déshabillé  indécent,  et  de  se  jeter  tout  au  milieu  du  salon, 
et  de  crier  au  général  :  «  Cet  homme  ne  sait  ce  qu'il  dit;  c'est 
moi  qui  suis  Son  Eminence,  et  qui  n'ai  point  eu  le  mal  qu'il  me 
donne,  mais  bien  la  honte  de  vous  recevoir  dans  l'état  où  vous 
me  voyez.  »  J'en  aurais  bien  un  autre  meilleur  à  vous  faire, 
mais  je  n'en  ai  pas  le  temps,  et  puis  cela  ne  vous  amuserait 
peut-être  pas  autant  écritque  cela  nous  amuse  récité.  Sans  cela, 
je  vous  peindrais  un  archevêque  contrefaisant  une  duchesse 
dans  le  lit  de  la  duchesse,  et  se  faisant  donner  le  pot  de  chambre 
par  un  cardinal.  Mais  pour  cela  il  faut  savoir,  comme  l'abbé, 
tous  les  propos  de  l'archevêque  en  duchesse,  tous  les  propos 
du  cardinal  trompé,  les  sonnettes  tirées,  et  personne  ne  venant, 
les  sonnettes  toujours  tirées  et  personne  toujours  ne  venant,  le 
besoin  pressant  de  la  duchesse,  eniin  l'olïre  officieuse  du  car- 
dinal, et  la  manière  dont  il  est  détrompé. 

Adieu,  ma  tendre  amie!  je  vous  embrasse  de  toute  mon 
âme.  J'ai  la  folie  de  croire  que  cette  lettre  vous  rencontrera  à 
Yitry-le-François.  Ah  !  c'est  bien  une  folie!  Madame  se  porte 


LETTRES   A    MADEMOISELLE  VOLLAND.  39 

assez  bien,  Angélique  à  merveille^  moi  couci  couci.  La  chère 
sœur  m'a  enfin  répondu;  je  mens,  car  sa  réponse  est  adressée 
à  madame.  Le  saint  prêtre  n'a  pas  encore  fait  tout  le  mal  qu'il 
a  à  faire,  mais  je  vois  qu'il  est  en  bon  train.  Ce  tempérament, 
qu'on  a  imaginé  pour  ne  le  point  offenser,  montre  toute  la  fai- 
blesse qu'on  aura  s'il  insiste,  et  il  insistera.  Si  les  choses  en  vien- 
nent à  un  certain  point,  je  vais  en  province,  je  vends  mon  patri- 
moine, et  j'oublie  des  gens  qui  ne  méritent  pas  un  frère  tel  que 
moi.  Les  oublier!  je  ne  sais  ce  que  je  dis,  je  ne  le  saurais  jamais  ; 
c'est  comme  si  j'avais  à  me  plaindre  de  vous,  et  que  je  disse  dans 
un  moment  de  dépit  :  Voilcà  qui  est  fait,  je  ne  l'aimerai    plus. 

J'ai  reçu,  ce  matin,  la  visite  de  M.  deBuffon.  J'irai  un  de  ces 
soirs  passer  quelques  heures  avec  lui.  J'aime  les  hommes  qui 
ont  une  grande  confiance  en  leurs  talents.  Il  est  directeur  de 
l'Académie  française,  et,  en  cette  qualité,  chargé  de  trois  ou 
quatre  discours  de  réception  ;  c'est  une  cruelle  corvée.  Que  dire 
d'un  M.  de  Limoges*?  Que  dire  d'un  M.  Watelet-?  Que  dire 
des  morts  et  des  vivants?  Cependant  il  n'est  pas  permis  de  les 
offenser  par  le  mépris;  il  faudra  donc  qu'il  les  loue,  et  il  disait  : 
«  Eh  bien!  je  les  louerai,  je  les  louerai  bien,  et  l'on  m'ap- 
plaudira. Est-ce  que  l'homme  éloquent  trouve  quelque  sujet  sté- 
rile? Est-ce  qu'il  y  a  quelque  chose  dont  il  ne  sache  pas  parler?  » 
C'est  bien  par  désintéressement  que  je  loue  cette  confiance  :  car 
je  ne  l'ai  point.  Tout  m'effraie  au  premier  coup  d'oeil,  et  il  faut 
que  je  sois  de  cent  coudées  au-dessus  d'une  besogne,  quand 
je  ne  la  trouve  pas  de  cent  pieds  au-dessus  de  moi. 

Adieu,  ma  tendre  amie,  quand  est-ce  que  je  vous  embras- 
serai vraiment?  Sera-ce  demain,  après,  ou  après?  Cela  me  fera 
bien  autant  de  plaisir  qu'à  vous  :  car  votre  absence  a  bien  été 


1.  M.  de  Cootlosquet,  ancien  évêque  de  Limoges,  dont  l'élection  était  assurée,  eut 
la  délicatesse  de  se  retirer  pour  faire  place  à  La  Condaniine,  qui  fut  eu  effet  élu 
en  remplacement  de  Vauréal.  Buffon  reçut  La  Condamiue  le  21  janvier  17G1.  Sa 
courte  réponse  est  fort  remarquable.  M.  de  Coetlosquet  fut  bientôt  récompensé  de 
son  bon  procédé.  II  fut  élu  à  la  place  de  l'abbé  Sallier;  mais  comme  il  ne  fut  reçu 
que  le  9  avril  17G1,  Buffon,  ayant  alors  quitté  ses  fonctions  de  directeur,  ne  pro- 
nonça pas  la  réponse  qu'il  avait  préparée  lors  de  la  première  candidature  de  M.  de 
Coetlosquet  et  qu'un  peu  plus  tard  il  eût  trouvé  l'occasion  d'utiliser.  On  peut  la 
lire  dans  ses  OEuvres.  (T.) 

2.  Watelet,  élu  à  la  place  de  Mirabaud,  fut  en  effet  reçu  par  Buffon,  le  19  jan- 
vier 1761.  La  réponse  de  ce  dernier  se  trouve  également  dans  ses  OEuvres.  [T.) 


40  LETTRES   A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

pour  moi  aussi  longue  que  la  mienne  pour  vous.  Tenez,  la  pre- 
mière fois  qu'on  nous  séparera,  prenons  le  parti  de  ne  nous 
plus  aimer. 


LVI 

Paris,  le  1'=''  décembre  1700. 

Non,  je  ne  vous  attends  plus.  Je  souffre  trop  à  être  trompé. 
J'ai  remis  votre  lettre  à  M"''  Coileau.  J'ai  plaisanté  M.  de  Prisye 
sur  les  dernières  lignes  de  celle  que  je  lui  ai  envoyée  de  vous. 
Tout  cela  s'est  fort  bien  passé,  et  je  suis  chargé  de  vous  pré- 
senter les  amitiés  de  tout  le  monde.  On  vous  aime  ici  et  on  vous 
y  estime  beaucoup.  Ce  n'est  point  un  compliment  llatteur  qu'on 
veuille  me  faire. 

Voici  donc  de  nouvelles  brouilleries  qui  s'apprêtent^  vous 
en  jugerez  par  un  arrêt  du  Parlement,  que  je  vous  envoie.  Autre 
nouvelle  qui  vous  fera  plus  de  plaisir.  On  joue  à  présent  à  Mar- 
seille le  Pure  de  Famille.  Je  suis  désolé  de  ne  pouvoir  vous 
envoyer  la  gazette  qui  fait  mention  de  son  succès.  Toutes  les 
têtes  en  sont  tournées.  Entre  autres  choses  qu'on  y  dit,  et  qui 
me  font  plaisir,  c'est  qu'^i  peine  la  première  scène  est-elle  jouée ^ 
qu'on  croit  être  en  famille^  et  qu'on  oublie  quon  est  devant  un 
théâtre.  Ce  ne  sont  plus  des  tréteaux,  cest  une  maison  particu- 
lière. Si  ces  gens-là  ont  parlé  d'après  l'impression,  il  faut  qu'elle 
ait  été  bien  violente.  Jamais  aucune  pièce  n'a  été  louée  comme 
elle  est  là.  On  la  rejoue  pour  une  actrice  à  qui  on  fait  le  ca- 
deau de  la  recette  d'une  représentation.  Un  mot  encore  là-dessus  : 
c'est  qu'on  ajoute  que  la  difficulté  de  la  déclamation  et  du  jeu 
n'a  pas,  à  beaucoup  près,  autant  dérouté  les  acteurs  qu'on  le 
craignait. 

Malgré  moi,  malgré  vous,  il  a  bien  fallu  écrire  à  cet  illustre 
réfugié  du  lac-.  11  a  écrit  deux  lettres  charmantes,  l'une  à 
Thiriot,  l'autre  à  Damilaville;  elles  sont  pleines  des  choses  les 


I.  Pour  la  puitlication  de  V Encyclopédie. 
'2.  Voltaire. 


LETTRES   A   MADEMOI  SF.LLE  VOLLAM).  U 

plus  douces  et  les  plus  obligeantes.  Thiriot  a  été  chargé  de  me 
remettre  les  vingt  volumes  reliés  de  ses  œuvres.  Je  les  reçus 
mercredi;  vendredi  mon  remerciement  était  fait,  il  était  en  che- 
min pour  Genève  le  samedi.  Damilaville  et  Thiriot  disent  qu'il 
est  fort  bien.  C'est  une  critique  assez  sensée  de  son  Tnncrède, 
c'est  un  éloge  de  ses  ouvrages,  surtout  de  son  Histoire  univer- 
selle \  dont  ils  pensent  que  j'ai  parlé  sublimement;  c'est  une 
excuse  de  ma  paresse,  c'est  une  exhortation  à  nous  conserver 
une  vie  que  je  regarde  comme  la  plus  précieuse  et  la  plus  ho- 
norable à  l'univers  :  car  on  a  des  rois,  des  souverains,  des  juges, 
des  ministres  en  tout  temps  ;  il  faut  des  siècles  pour  recouvrer 
un  homme  comme  lui,  etc. 

Trois  hommes,  M.  de  Limoges,  M.  Watelet,  M.  de  La  Conda- 
mine,  concourent  pour  entrer  à  l'Académie.  Il  n'y  avait  que  deux 
places  vacantes  ;  M.  de  Limoges,  à  qui  la  première  était  assurée, 
s'est  retiré,  afin  qu'aucun  de  ses  deux  concurrents  n'eût  le  désa- 
grément d'un  refus.  Cela  est  bien  honnête.  11  se  fait  cent  mille 
actions  comme  celle-là  par  jour.  Nous  nous  sommes  arraché  le 
blanc  des  yeux,  Helvétius,  Saurin  et  moi.  Hier  au. soir  ils  préten- 
daient qu'il  y  avait  des  hommes  qui  n'avaient  aucun  sentiment 
d'honnêteté,  ni  aucune  idée  de  l'immortalité  ;  nous  plaidions 
avec  chaleur,  comme  il  arrivera  toujours  quand  on  aura  des 
femmes  pour  juges.  M™<^  de  Valory,1\r"'' d'Ëpinay,M'^'^  d'Holbach 
siégèrent.  J'avouais  que  la  crainte  du  ressentiment  était  bien  la 
plus  forte  digue  de  la  méchanceté,  mais  je  voulais  qu'à  ce  motif 
on  en  joignît  un  autre  qui  naissait  de  l'essence  même  de  la  vertu, 
si  la  vertu  n'était  pas  un  mot.  Je  voulais  que  le  caractère  ne  s'en 
effaçât  jamais  entièrement,  même  dans  les  âmes  les  plus  dégra- 
dées ;  je  voulais  qu'un  homme  qui  préférait  son  intérêt  propre 
au  bien  public  sentît  plus  ou  moins  qu'on  pouvait  faire  mieux, 
et  qu'il  s'estimât  moins  de  n'avoir  pas  la  force  de  se  sacrifier  ;  je 
voulais,  puisqu'on  ne  pouvait  pas  se  rendre  fou  à  discrétion, 
qu'on  ne  pût  pas  non  plus  se  rendre  plus  méchant  ;  que  si 
l'ordre  était  quelque  chose,  on  ne  réussît  jamais  à  l'ignorer 
comme  si  de  rien  n'était  ;  que,  quelque  mépris  que  l'on  fît  de 
la  postérité,  il  n'y  eût  personne  qui  ne  souffrît  un  peu  si  on 
l'assurait  que  ceux  qu'il  n'entendrait  pas  diraient  de  lui  qu'il 

1.  V Essai  sur  les  mœurs. 


Zj2  LETTRES    A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

était  un  scélérat.  Cela  fut  vif;  mais  ce  qui  me  plut  singulière- 
ment, c'est  qu'à  peine  la  dispute  fnt-elle  apaisée,  que  ces 
honnêtes  gens-là,  sans  s'en  apercevoir,  dirent  les  choses  les 
plus  fortes  en  faveur  du  sentiment  qu'ils  venaient  de  combattre. 
Ils  disaient  d'eux-mêmes  la  réfutation  de  leur  opinion,  mais 
Socrate,  à  ma  place,  la  leur  aurait  arrachée  ;  puis  il  aurait  mis 
leur  discours  du  moment  en  contradiction  avec  leur  discours  du 
moment  précédent,  puis  il  leur  aurait  tourné  le  dos  en  souriant 
finement.  Chère  amie,  si  vous  vouliez  faire  usage  de  cette  mé- 
thode avec  la  finesse,  le  sang-froid,  la  justesse  que  vous  avez, 
personne  n'y  réussirait  comme  vous,  et  vous  seriez  mon  Aspasie. 
Cette  Aspasie-là  de  Socrate  n'était  pas  si  sage  que  vous.  J'ai  mille 
choses  à  faire.  Je  devrais  être  à  l'Hôtel  des  Fermes,  je  devrais 
être  chez  le  caissier  de  M.  de  Saint-Julien,  je  devrais  être  chez 
M"""  d'Épinay,  et  je  suis  avec  vous,  et  je  ne  saurais  vous  quitter. 
Adieu,  mon  amie.  Ah  !  vous  ne  m'aimez  pas  comme  je  vous 
aime.  Vous  ne  prenez  pas  le  retard  de  votre  retour  comme  moi. 
Tant  mieux  :  vous  seriez  trop  à  plaindre,  si  vous  étiez  aussi 
malade  d'amour  que  moi.  11  est  fait,  ce  portrait  qui  me  ressem- 
ble ;  il  sera  chez  Grimm  demain.  C'est  lui  qui  m'aura.  Adieu, 
adieu. 


LVII 

A  Paris,  le  12  septembre  17CL 

J'ai  l'âme  flétrie  de  tous  côtés.  Il  y  avait  environ  vingt-cinq 
jours  que  je  n'avais  aperçu  mon  enfant,  je  l'ai  trouvée  tout  à 
fait  empirée.  Elle  grasseyé,  elle  minaude,  elle  grimace;  elle 
connaît  tout  le  pouvoir  de  son  humeur  et  de  ses  larmes  ;  elle 
boude  et  pleure  pour  rien  ;  elle  a  la  mémoire  pleine  de  sots 
rébus;  elle  est  dégingandée;  on  n'en  peut  venir  à  bout; 
le  goût  du  travail  et  de  la  lecture,  qui  lui  était  naturel, 
se  perd.  Je  vois  tout  cela,  et  je  m'en  désolerais,  si  l'effet  de  ma 
présence  depuis  quelques  jours  ne  me  laissait  espérer  quelque 
réforme.  Elle  est  grande,  elle  est  assez  bien  de  visage,  elle  a  de 
l'aptitude  à  tous  les  exercices  du  corps  et  de  l'esprit  ;  Uranie  ou 


LETTRKS    V    MADEMOISELLE  VOLLANI).  h'i 

sa  sœur  on  aurait  fait  un  sujet  surprenant.  Sa  mère,  qui  s'en 
est  emparée,  ne  souffrira  jamais  que  j'en  fasse  quelque  chose. 
Eii  bien  !  elle  ressemblera  à  cent  mille  autres,  et  si  elle  a  un  sot 
mari,  comme  il  y  a  cent  mille  à  parier  contre  un  que  cela  arri- 
vera, elle  en  sera  moins  mécontente  que  si  une  meilleure  éduca- 
tion l'eût  rendue  plus  difficile. 

Autre  sujet  de  peine.  Cette  terrible  révision  est  finie.  J'y  ai 
passé  vingt-cinq  jours  de  suite,  à  dix  heures  de  travail  par 
jour.  Mes  corsaires  ont  tous  leurs  manuscrits  sous  les  yeux. 
C'est  une  masse  énorme  qui  les  effraye.  Ils  surfont  eux-mêmes 
mon  travail,  et  moi  je  dis  :  «  Donc,  je  n'en  obtiendrai  rien.  La 
conséquence  est  juste.  S'ils  avaient  envie  de  le  payer,  ce  travail, 
ils  le  déprimeraient.  »  Je  suis  si  sûr  de  ma  logique,  que  je  ne 
m'attends  à  rien,  mais  à  rien  absolument.  Si  par  hasard  je  me 
suis  trompé,  je  ne  rougirai  point  d'en  convenir;  mais  je  ne  me 
trompe  pas,  je  gage  ce  qu'on  voudra. 

Grimm  arrive  ce  soir  de  la  Chevrette.  Je  lui  avais  promis 
d'aller  au  Salon,  et  de  lui  esquisser  un  jugement  rapide  des 
principaux  morceaux  qui  y  sont  exposés  ;  le  dégoût,  l'ennui,  la 
mélancolie  m'ont  empêché  de  lui  tenir  parole,  et  c'est  encore 
un  chagrin  pour  moi. 

Comme  je  finissais  hier  la  lettre  que  je  vous  écrivis,  arriva 
l'abbé  de  La  Porte,  ami  du  directeur  des  eaux  de  Passy,  qui 
nous  raconta  les  détails  suivants  de  l'aventure  de  la  petite 
Hus  \  Mais  je  suis  bien  maussade  aujourd'hui  pour  entamer 
une  chose  aussi  gaie  ;  n'importe,  quand  vous  l'aurez  lue,  vous 
fermerez  ma  lettre,  et  vous  en  ferez  de  vous-même  un  meilleur 
récit. 

M.  Bertin  -  a  une  maisonnette  de  50,000  à  60,000  francs 
à  Passy  ;  c'est  là  qu'il  va  passer  une  partie  de  la  belle  saison 
avec  M"--  Hus. 

Cette   maison   est  tout  à  côté  des  vieilles  eaux.  Le  maître 


L  M"<=  Hus,  dont  parle  le  neveu  de  Rameau,  on  sait  en  quels  termes  (voir  t.  V, 
p.  404),  d'abord  actrice  à  la  Comc^die-Française,  puis  à  Saint-Pétersbourg,  épousa 
en  1775  un  sieur  Lelièvre.  Elle  avait  eu  du  comte  MaikolT  une  fille  qui  fut  légiti- 
mée et  mariée  au  prince  Dolgorouky.  On  a  parfois  confondu  M""=  Hus  avec  sa 
mère,  qui  fit  représenter  sans  succès  à  la  Comédie-Italienne,  en  1750,  un  acte 
intitulé  Plutus  rival  de  l'Amour. 

2.  Trésorier  des  parties  casuelles. 


hh  LETTRES  A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

de  ces  eaux  est  un  jeune  homme  beau,  bien  fait,  leste  d'action 
et  de  propos,  ayant   de  l'esprit  et   du  jargon,  fréquentant  le 
monde,  et  en  possédant  à  fond  les  manières.  11  s'appelle  \ielard. 
Il  y  avait  environ  dix -huit  mois  que  l'équitable  M"^  Hus  avait 
rendu  justice  dans  son  cœur  au  mérite  de  M.  Vielard,  et  que 
M.  Vielard  avait  rendu   justice  dans  le  sien  aux  charmes  de 
M"^  Hus.  Dans  les  commencements,  M.   Bertin   était  enchanté 
d'avoir  M.  Vielard  ;   dans  la  suite  il  devint  froid  avec  lui,  puis 
impoli,  puis  insolent;  ensuite  il  lui  fit  fermer  sa  porte,  ensuite 
insulter  par  ses  gens.  M.  Vielard  aimait  et  patientait.  Il  y  eut 
avant-hier  huit  jours  que  M.  Bertin  s'éloigna  de  M"*  Hus  sur  les 
dix  heures  du  matin,  pour  aller  de  Passy  à  Paris.  Il  faut  passer 
sous  les  fenêtres  de  M.  Vielard.  Celui-ci  ne  s'est  pas  plus  tôt 
assuré  que  son  rival  est  au  pied  de  la  montagne,   qu'il  sort  de 
chez  lui,  s'approche  de  la  porte  de  la  maison  qu'habite  M"'  Hus, 
la  trouve  ouverte,  entre,  et  monte  à.  l'appartement  de  sa  bien- 
aimée.  A  peine  est-il  entré  que  toutes  les   portes  se    ferment 
sur  lui.  M.  Vielard  et  M"''  Hus   dînèrent  ensemble.  Le  temps 
passe  vite;  il  était  quatre  heures  du  soir  qu'ils  ne  s'étaient  pas 
encore  dit  toutes  les  choses  douces  qu'ils  avaient  retenues  de- 
puis  un   temps  infini   que    la  jalousie   les  tenait   séparés.   Ils 
entendent  le  bruit  d'un  carrosse  qui  s'arrête  sous  les  fenêtres  ; 
ils  soupçonnent  qui  ce  peut  être.   Pour  s'en  assurer,  Vielard 
s'échappe  par  une  garde-robe,  et  grimpe  par  un  escalier  dérobé 
au  haut  d'un  belvédère  qui  couronne  la  maison  ;  de  là  il  voit 
avec  effroi  descendre  M.  Bertin  de  sa  voiture  ;  il  se  précipite  à 
travers  le  petit  escalier  ;  il  avertit  la  petite  Hus,  et  remonte.  Il 
sortait  par  une  porte  et  M.  Bertin  entrait  par  une  autre.  Le  voilà 
à  son  belvédère,  et  M.  Bertin  assis  chez  M""  Hus;  il  l'embrasse, 
il  lui  parle  de  ce  qu'il  a  fait,  de  ce  qu'il  fera  :  pas  le  moindre 
signe  d'altération  sur  son  visage.  Elle  l'embrasse,  elle  lui  parle 
de  l'emploi  de  son  temps  et  du  plaisir  qu'elle  a  de  le  revoir 
quelques   heures  plus  tôt  qu'elle  ne  l'attendait.  Même  assu- 
rance, même  tranquillité  de  sa  part.  Une  heure,  deux  heures, 
trois  Jicures  se  passent.  M.  Bertin  pro[)oso  un  piquet,  la  petite 
Hus   l'accepte.   Cependant   l'homme    (hi    belvédère   profite    de 
l'obscurité  pour  descendre,  et  s'adresser  à  toutes  les  portes  qu'il 
trouve  fermées.  Il  examine  s'il  n'y  aurait  pas  moyen  de  franchir 
les  murs  ;  aucun,  sans  risquer  de  se  briser  une  ou  deux  jambes. 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.      /,5 

11  regagne  sa  demeure  aérienne;  M""  Hus,   do  son  côté,  a,  de 
quart  d'heure  en  quart  d'heure,  des  petits  hesouis.  Elle  sort,  elle 
va  de  son  belvédère  dans  la  cour,  cherchant  une  issue  à  son 
prisonnier,  sans  la  trouvci'.  .M.  liertin  voit  tout  cela  sans  rien 
dire;  le  piquet  s'achève;  le  souper  sonne;  ou  sert;  on  soupe. 
Après  le  souper,  ou  cause.  Après  avoir  causé  jusqu'à  minuit,  ou 
se  retire,  M.  Berlin  chez  lui,  M"''  Hus  chez  elle.  M.  Bertin  dort 
ou  paraît  dormir  profondément.  La  petite  Hus  descend,  va  dans 
les  offices,  charge  sur  des  assiettes  tout  ce  qui  lui  tombe  sous 
la  main,  sert  un  mauvais  souper  à  son  ami,  qui  se  morfondait 
au  haut  du  belvédère,  d'où  il  descend  dans  son  appartement. 
Après  souper,  on  délibère  sur  ce  qu'on  fera.  La  fin  de  la  délibé- 
ration, ce  fut  de  se  coucher,  pour  achever  de  se  connnnniquer 
ce  qu'on  pouvait  encore  avoir  à  se  dire.  Ils  se  couchèrent  donc  ; 
mais  comme  il  y  avait  un  peu  plus  d'inconvénient  pour  M.  Vie- 
lard  à  se  lever  une  heure  trop  tard  qu'une  heure  trop  tôt,  il 
était  tout  habillé,  lorsque  M.  Bertin,  qui  avait  apparemment  fait 
la  même  réflexion,  vint  sur  les  huit  heures  frapper  à  la  porte 
de  M"*"  Hus  ;  point  de  réponse.  Il  refrappe,  on  s'obstine  à  se  taire. 
Il  appelle,  on  n'entend  pas.  Il  descend,  et  tandis  qu'il  descend, 
la  garde-robe  de  M"'"  Hus  s'ouvre,  et  Vielard  regrimpe  au  belvé- 
dère. Pour  cette  fois,  il  y  trouve  en  sentinelles  deux  laquais  de 
son  rival.  Il  les  regarde  sans  s'étonner,  et  leur  dit  :  «  Eh  bien  ! 
qu'est-ce  qu'il  y  a  ?  Oui,  c'est  moi,  pourquoi  toutes  les  portes 
sont-elles  fermées?  »  Gomme  il  achevait  cette  courte  harangue, 
il  entend  du  bruit  sur  les  degrés  au-dessous  de  lui.  Il  met  l'épée 
à  la   main,  il  descend,  il  rencontre  l'intendant  de  M.  Bertin, 
accompagné  d'un  serrurier;  il  présente  la  pointe  de  l'épée  à  la 
gorge  du  premier,  en  lui  criant  :  «  Descends,  suis-iiioi  et  ouvres 
où  je  te  lue.  »  L'intendant,  efl'rayé  du  discours  et  de  la  pointe 
qui  le  menaçait,  oublie  qu'il  est  sur  un  escalier,  se  renverse  en 
arrière,  tombe  sur  le  serrurier,  et  le  culbute.  L'intrépide  Vie- 
lard  profite  de  leur  chute,  leur  passe  sur  le  ventre,  saute  le  reste 
des  degrés,  arrive  dans  la  cour,  va  à  la  principale  porte  où  il 
trouve  un  petit  groupe  de  femmes  qui  jasaient  tout  bas.  Il  leur 
crie  d'une  voix  troublée,  d'un  œil  hagard,  et  d'une  épée  qui  lui 
vacillait  dans  les  mains;  «  Qaon  rn  ouvre!  »  Toutes  ces  femmes 
effarouchées  se  sauvent  en  poussant  des  cris.  Vielard  aperçoit  la 
grosse  clef  à  la  porte,  il  ouvre;  le  voilà  dans  la  rue,  et  de  la 


46      LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

rue,  en  deux  sauts,  chez  lui.  Deux  heures  après  on  aperçoit 
M.  Berlin  qui  regagnait  Paris  dans  sa  voiture,  et  deux  autres 
heures  après  M"'=  Hus  en  fiacre,  environnée  de  paquets,  qui 
regagnait  la  grande  ville,  et  le  lendemain  un  fourgon  qui  trans- 
portait tous  les  débris  d'un  ménage.  11  y  avait  quinze  ans  qu'ils 
vivaient  ensemble;  M.  Bertin  en  avait  eu  une  poussinée  d'en- 
fants. Ces  enfants,  une  vieille  passion  le  tireront  ;  il  suivra;  il 
demandera  à  rentrer  en  grâce,  et  il  sera  exaucé  pour  dix  mille 
écus  ;  voilà  la  gageure  que  je  propose  à  quiconque  voudra  \ 

Je  répondrai  une  autre  fois  à  votre  numéro  25  que  je  reçois. 
Écrivez  sur-le-champ,  ou  plutôt  faites  écrire  par  Uranie  sur 
la  première  lettre  que  vous  écrirez  à  M.  Yialet  :  Oui  vraiment, 
oui  l Anjou,  et  le  jjIus  tôt  que  faire  se  poun^a.  Il  entendra  ces 
mots,  il  les  baisera.  Je  serai  servi  promptement,  et  j'en  aurai 
l'obligation  à  Uranie.  Ajoutez,  si  vous  voulez,  qu'il  y  a  dans  sa 
lettre  un  diable  m  emporte  qui  m'a  fait  mourir  de  rire  ;  croyez 
qu'il  peut  compter  sur  mon  dévouement  en  tout  et  partout. 


LVIII 

A  Paris,  le  17  septembre  17G1, 

J'ai  l'âme  toute  renversée.  Je  ne  vous  écris  que  pour  vous 
empêcher  de  prendre  de  l'inquiétude.  Vous  savez  le  mal  sen- 
sible que  me  causent  l'injustice  et  la  déraison  ;  eh  bien,  imagi- 
nez qu'il  a  fallu  en  supporter  un  débordement  qui  a  duré  plus 
de  deux  heures  à  s'écouler.  Mais  dites-moi  quel  avantage  il  en 
reviendra  à  cette  femme ,  lorsqu'elle  m'aura  fait  rompre  un 
vaisseau  dans  la  poitrine,  ou  dérangé  les  fibres  du  cerveau  ? 
Ah  !  que  la  vie  me  paraît  duie  à  passer  !  combien  de  moments 
où  j'en  accepterais  la  fin  avec  joie  1  Ne  vous  offensez  pas  de  ces 
sentiments.  Vous  êtes  loin  de  moi,  et  mon  cœur  est  encore  tout 
gonllé.  Dans  trois  ou  quatre  heures  je  dormirai.  Demain  je  re- 
trouverai l'amour  au  fond  de  cette  âme  que    l'impatience  et 

1.  Didirot  eût  perdu  la  gageure;  voir  ci-après  la  lettre  lxii. 


LETTIiES   A   MADEMOISELLE    VOLLAND.  /,? 

rindignation  occupent  niaintcnanl  et  tourmentent, les  furies  s'en 
seront  allées  pendant  le  sommeil  ;  la  tendresse  et  tout  son  doux 
cortège  reprendra  sa  place,  et  je  ne  voudrai  plus  mourir.  Je 
vous  plaignais  d'être  séparées  ;  je  vous  plains  d'être  l'une  à 
côté  de  l'autre,  sans  jouir  de  ce  bonheur. 

Ce  que  vous  me  dites  de  l'enterrement  et  du  testament  de 
Clarisse  S  je  l'avais  éprouvé;  c'est  seulement  une  preuve  de 
plus  de  la  ressemblance  de  nos  âmes.  Seulement  encore  mes 
yeux  se  remplirent  de  larmes.  Je  ne  pouvais  plus  lire,  je  me 
levai,  et  je  me  mis  à  me  désoler,  à  apostropher  le  frère,  la 
sœur,  le  père,  la  mère  et  les  oncles,  et  à  parler  tout  haut,  au 
grand  étonnement  de  Damilaville  qui  n'entendait  rien  ni  à  mon 
transport  ni  à  mes  discours,  et  qui  me  demandait  à  qui  j'en 
avais.  11  est  sûr  que  ces  lectures  sont  très-malsaines  après  le 
repas,  et  que  vous  choisissez  mal  votre  moment;  c'est  avant  la 
promenade  qu'il  faudrait  prendre  le  livre.  Il  n'y  a  pas  une 
lettre  où  l'on  ne  puisse  trouver  deux  ou  trois  textes  de  morale 
à  discuter. 

Uranie,  Uranie,  chère  sœur,  vous  négligez  votre  santé! 
vous  perdez  votre  estomac  et  vos  forces  sans  ressource  ;  vous 
serez  infirme  ta  la  fleur  de  votre  âge,  et  vous  quitterez  la  vie 
au  moment  où  vos  conseils,  votre  indulgence  et  vos  secours 
seraient  si  nécessaires  au  petit  sauvage.  Ce  fut  quand  Télé- 
maque  fut  chez  Galypso  qu'il  eut  besoin  de  Minerve,  et  vous 
risquez  de  l'abandonner  dans  le  vestibule  de  la  caverne  en- 
chanteresse. Vous  êtes  juste.  La  vie  est  une  mauvaise  chose. 
Nous  en  convenons  avec  vous,  elle  et  moi.  Mais  il  faut  la  con- 
server en  faveur  de  ceux  à  qui  on  a  eu  le  malheur  de  la 
donner. 

Non^  je  ne  suis  pas  pressé  de  ces  fragments;  vous  me  les 
renverrez  quand  il  vous  plaira.  Je  m'étais  presque  engagé  d'aller 
retrouver,  à  la  Chevrette,  mes  pigeons,  mes  oies,  mes  poulets, 
mes  canetons  et  le  cher  cénobite.  C'est  une  partie  remise.  Je 
viens  de  recevoir  de  Grimm  un  billet  qui  blesse  mon  âme  trop 
délicate.  Je  me  suis  engagé  k  lui  faire  quelques  lignes  sur  les 
tableaux  exposés  au  Salon  ;  il  m'écrit  que,  si  cela  n'est  pas  prêt 
demain,  il  est  inutile  que  j'achève.  Je  serai  vengé  de  cette 

i.  Clarisse  Harlowe. 


48  LETTRES    A   MADEMOISELLE    VOLLAND. 

espèce  de  dureté,  et  je  le  serai  comme  il  me  convient.  J'ai  tra- 
vaillé hier  toute  la  journée,  aujourd'hui  tout  le  jour.  Je  pas- 
serai la  nuit  et  toute  la  journée  de  demain,  et,  à  neuf  heures,  il 
recevra  un  volume  d'écriture. 

Il  a  l'air  un  peu  sot,  notre  ami  Saurin. 

Les  Cacouacs  *  ?  c'est  ainsi  qu'on  appelait,  l'hiver  passé, 
tous  ceux  qui  appréciaient  les  principes  de  la  morale  au  taux 
de  la  raison,  qui  remarquaient  les  sottises  du  gouvernement  et 
qui  s'en  expliquaient  librement,  et  qui  traînaient  Briochet  le 
père,  le  fdset  rab])é  dans  la  boue.  Il  ne  vous  manque  plus  que 
de  me  demander  ce  que  c'est  que  Briochet.  C'est  le  premier 
joueur  de  marionnettes  qui  ait  existé  dans  le  monde.  Tout  cela 
bien  compris,  vous  comprendrez  encore  que  je  suis  Cacouac  en 
diable,  que  vous  l'êtes  un  peu,  et  votre  sœur  aussi,  et  qu'il  n'y 
a  guère  de  bon  esprit  et  d'honnête  homme  qui  ne  soit  plus  ou 
moins  de  la  clique. 

Vous  croyez  qu'un  jour  Saurin  saura  tout.  Il  ne  sera  pas  de 
bonne  humeur  ce  jour-là-. 

Oui,  la  Clytemnestre^  du  comte  de  Lauraguais  est  en  vers, 
et  quelquefois  en  très-beaux  vers.  Lorsqu'il  me  les  lisait,  je  lui 
disais  :  u  Mais,  monsieur  le  comte,  c'est  une  langue  que  cela; 
où  l'avez-vous  apprise?  »  On  dit  qu'il  a  à  côté  de  lui  un 
nommé  Glinchant  qui  la  sait.  Mais  que  m'importe  à  moi  que  les 
beaux  vers  soient  de  Glinchant  ou  du  comte?  le  point  impor- 
tant c'est  qu'ils  soient  faits,  et  ils  le  sont. 

On  répand,  depuis  quelques  jours,  la  mort  de  M"''  Arnould; 
cela  mérite  confirmation.  En  attendant,  l'abbé  Raynal  m'a  fait 
son  oraison  funèbre,  en  me  récitant  quelques  traits  d'une  con- 


\.  M"'  Volland  avait  sans  doute  demandé  à  Diderot  la  signification  de  ce  mot. 
Moreau,  l'iiistoriograplie,  qui  était  fort  liostile  aux  encyclopédistes,  fit  paraître  un 
Nouveau  Mémoire  pour  servir  à  l'histoire  des  Cacouacs  (Amsterdam,  1757,  in-12), 
où  Montesquieu,  Voltaire,  Buffon,  Rousseau,  d'Alembert,  Diderot  et  autres  sont 
peints  comme  professant  des  principes  pernicieux  pour  la  société  et  la  tranquillité 
publique.  L'année  suivante  (1758),  on  vit  paraître  Calcchisme  et  décisions  de  cas 
de  conscience  à  l'usage  des  Cacouacs,  avec  un  discours  du  patriarche  des  Cacouacs 
pour  la  réception  d'un  nouveau  disciple.  A  Cacopolis  (Paris),  1758,  in-12.  CoUe 
plaisanterie  est  attribuée  à  l'abbé  Giry  do  Saint-Cyr,  de  l'Académie  française.  (T). 

2.  Voir  ci-après,  p,  Gi. 

3.  17Gi,  in-S»,  non  roprésontéc.  C'est  Malfilàtrc,  et  non  Clinciiant,  qui  fut  le 
collaborateur  de  Lauraguais. 


LETTRES  A   MADEMOISELLE   VOLLAiM).  /,y 

versation  qu'elle  avait  eue  avec  M""^  Portail,  et  où  il  m'a  semblé 
que  celle-ci  avait  fait  le  rôle  de  catin,  et  la  petite  actrice  celui 
d'honnête  femme.  «  Mais,  mademoiselle,  vous  n'avez  point  de 
diamants.  —  Non,  madame,  et  je  ne  vois  pas  qu'ils  soient  fort 
essentiels  k  une  petite  bourgeoise  de  la  rue  du  Four.  —  Vous 
avez  donc  des  rentes? —  Des  rentes!  et  pourquoi,  madame? 
M.  de  Lauraguais  a  une  femme,  des  enfants ,  un  état  à  sou- 
tenir, et  je  ne  vois  pas  que  je  puisse  honnêtement  accepter  la 
moindre  portion  d'une  fortune  qui  appartient  à  d'autres  plus 
légitimement  qu'à  moi.  —  Oh!  par  ma  foi,  pour  moi  je  le 
quitterais.  —  Cela  se  peut,  mais  il  a  du  goi^it  pour  moi,  j'en  ai 
pour  lui.  C'a  peut-être  été  une  imprudence  que  de  le  prendre; 
mais  puisque  je  l'ai  faite,  je  le  garderai...  »  Je  ne  me  souviens 
pas  du  reste.  Il  me  reste  seulement  l'idée  qu'il  était  aussi  mal- 
honnête de  la  part  de  la  présidente,  et  aussi  honnête  de  la 
part  de  l'actrice. 

Votre  morale  et  votre  religion  sont  bonnes.  Je  n'en  ai  pas 
une  autre,  et  je  m'en  tiens  là.  Adieu,  mes  bonnes  amies  ;  com- 
mencez-vous à  entrevoir  dans  l'éloignement  la  possibilité  de 
votre  retour?  Je  vous  embrasse  toutes  deux.  M'"*"  Le  Gendre 
sur  ses  joues  vermeilles;  car  elle  a  seule  le  secret  d'avoir  des 
chairs  fraîches  et  fermes  et  des  joues  vermeilles  avec  une  mau- 
vaise santé. 


LTX 

A  Paris,  le  22  septembre  17tH. 

Eh  bien!  voilà  un  bon  effet  de  cette  lecture.  Imaginez  que 
cet  ouvrage  est  répandu  sur  toute  la  surface  de  la  terre,  et  que 
voilà  Richardson  l'auteur  de  cent  bonnes  actions  par  jour. 
Imaginez  qu'il  fera  le  bien  de  toutes  les  contrées,  de  longs 
siècles  après  sa  mort. 

Ces  deux  femmes-là  se  ressemblaient  si  fort  d'esprit,' de 
caractère,  qu'il  était  difficile  que  l'une  ne  se  reconnût  pas  dans 
l'autre... 

Toute  la  vie  d'Uranie  se  serait  passée  à  dire  à  un  jeune 
XIX.  •  l^ 


50  LETTRES   A  MADEMOISELLE  VOLLAî^D. 

homme  :  ^lon  ami,  voyez  combien  je  suis  estimable!  combien 
je  suis  aimable!  estimez-moi  tant  qu'il  vous  plaiia,  mais 
gardez-vous  bien  dem'aimer;  et  le  jeune  homme  aurait  fini  par 
en  perdre  le  repos,  la  tête  et  la  vie. 

Où  fêtais  ces  Jours  deniicrs  qu'il  faisait  si  beau?  J'étais 
enfermé  dans  un  appartement  très-obscur,  à  m'user  les  yeux, 
à  collationner  des  planches  avec  leurs  explications,  à  achever 
de  m'hébéter  pour  des  gens  qui  ne  me  donneront  pas  un  verre 
d'eau  lorsqu'ils  n'auront  plus  besoin  de  moi,  et  qui  ont  dès  à 
présent  bien  de  la  peine  à  garder  avec  moi  la  mesure. 

Vous  voilà  bien  fière  d'avoir  tremblé  que  miss  Howe  ne 
tombât  entre  les  mains  de  l'ami  Lovelace,  et  vous  me  croyez 
bien  humilié  d'avoir  découvert  au  fond  de  mon  cœur  un  sen- 
timent aussi  horrible  que  celui  que  je  vous  ai  avoué.  Affaire 
de  goût,  mon  amie;  envie  de  compliquer  le  roman,  et  puis 
c'est  tout.  Cette  fille  pétulante  ne  fait  que  causer  ;  j'aurais 
voulu  la  voir  en  action.  Clarisse  est  un  agneau  tombé  sous  la 
dent  d'un  loup,  et  qui  n'a  pour  se  garantir  que  sa  pusillani- 
mité, sa  pénétration,  sa  prudence;  miss  Howe  aurait  été  plus 
le  fait  de  Lovelace.  Ces  deux  étres-là  se  seraient  donné  du  fil 
à  retordre.  Un  beau  jour,  Lovelace  aurait  fait  l'insolent,  et 
miss  How^e  lui  aurait  arraché  la  peau  du  visage  avec  ses 
ongles,  et  peut-être  crevé  un  œil  avec  la  pointe  de  ses  ciseaux. 
Clarisse  tourne  ses  mains  contre  elle-même,  dans  un  moment 
de  désespoir.  Dans  un  pareil  moment,  où  l'on  n'est  plus  à  soi, 
miss  Howe,  machinalement,  d'instinct,  simplement,  parce 
qu'elle  était  la  fille  de  son  père  et  de  sa  mère,  aurait  tourné 
les  siennes  contre  son  persécuteur.  Si  les  choses  s'étaient 
faites  comme  je  le  souhaitais,  Clarisse  eût  été  sauvée.  11  est 
fort  incertain  que  notre  sublime  brigand  fût  venu  à  bout  de 
miss  Howe;  il  aurait  eu  au  moins  une  oreille  déchirée;  et 
vous,  trouvez-vous  qu'il  valait  mieux  que  tout  se  passât 
comme  il  s'est  passé?  A  la  bonne  heure,  j'y  consens.  Je  n'au- 
rais pas  été  fâché,  pour  sauver  Clarisse,  d'aventurer  un  peu 
son  amie.  J'ai  pensé  comme  cette  amie  a  cent  fois  pensé  elle- 
même.  Mes  souhaits  la  portaient  où  elle  était  tentée  d'aller. 
Cela  ne  vous  convient  pas;  n'en  parions  plus. 

Tout  ce  que  vous  faites  pour  Morphyse  est  fort  beau;  je  le 
loue,  lille  ne  vous  en  chérit  pas  davantage;  mais  vos  devoirs 


LETTRES  A  MADEMOISELLE   VOLLAND.  51 

sont  remplis,  cl  vous  vous  en  estimez  plus.  Kt  puis  je  ne  sais 
si  l'on  n'en  acquiert  pas  une  force  qu'on  n'aurait  pas  sans 
cela.  On  craint  de  gâter  ce  qu'on  a  fait  de  bien,  et  l'on  en 
supporte  plus  facilement  l'humeur  et  ses  bourrasques...  Quand 
je  me  porte  bien,  je  suis  plaisant  et  gai.  Je  me  porte  mal,  je 
digère  difficilement,  la  vésicule  du  fiel  est  gonilée,  quand  je 
moralise.  Votre  sœur  vous  aime  bien;  j'admire  comme  elle  se 
prête  à  votre  délire.  Ne  levons  pas  tout  à  fait  ce  petit  rideau; 
c'est  bien  assez  ^d'en  avoir  écarté  un  point.  Si  vous  saviez,  mon 
amie,  combien  les  discours  les  plus  passionnés  sont  maussades 
pour  ceux  qui  les  écoutent  de  sang-froid!  i'ranie  nous  voit 
tous  deux  dans  la  cahutte  à  travers  les  barreaux;  elle  vient 
s'appuyer  sur  le  trou,  et  causer  gaiement  avec  nous.  C'est  la 
sagesse  qui  fait  un  tour  aux  Petites-Maisons,  et  qui  dissimule 
aux  habitants  du  lieu,  par  humanité,  qu'ils  sont  fous.  Je  ne 
sais  si  elle  gagne  quelque  chose  à  la  folie  que  je  vous  ai 
donnée  ;  mais  je  suis  sûr,  par  un  grand  nombre  d'expériences, 
que  je  perds  toujours  quelque  chose  aux  sentiments  que  sa 
présence  vous  inspire  dans  le  premier  moment.  Si  cela  n'est 
pas,  dites-moi  pourquoi  j'en  ai  fait  dix  fois  l'observation,  et 
cela  à  des  intervalles  très-éloignés. 

Vous  comptez  encore  sur  quelques  beaux  jours  que  vous 
n'aurez  pas.  Adieu  les  jolies  promenades!  adieu  les  petites  cau- 
series solitaires  !  adieu  la  verdure  des  vordes.  Nous  avons  déjà 
vu  du  feu.  Hier  nous  allâmes  voir  le  palais  de  M.  d'Argenson. 
Le  maître  n'y  était  pas,  et  nous  y  arrivâmes  au  moment  où  un 
autre  ministre  disgracié,  M.  Rouillé,  venait  d'y  expirer.  Voyez 
la  rêverie  où  ces  circonstances  ont  du  me  jeter. 

Non,  ce  ne  sont  pas  des  indigestions,  mais  des  ardeurs 
d'entrailles  que  je  prends,  courbé  des  journées  entières  sur  un 
bureau. 

Je  vous  prie  de  demander  à  Uranie  pourquoi  elle  ne  crève 
pas  les  yeux  à  ses  enfants.  L'ignorance  est  la  mère  de  toutes 
nos  erreurs.  Est-il  bon  de  connaître  la  vérité?  Est-il  bon 
d'aimer  la  vertu?  Est-il  important  de  connaître  le  bien  et  le 
mal,  le  prix  des  choses  de  la  vie,  ce  que  l'on  se  doit  à  soi- 
même  et  aux  autres?  ou  vaut-il  mieux  errer  dans  les  ténèbres, 
n'avoir  aucune  idée  arrêtée,  faire  le  bien  par  sottise,  le  mal 
sans  savoir  pourquoi,  tomber  dans  le  mépris,  vivre  sans  consi- 


52  LETTRES  A   MADEMOISELLE  VOLLÂND. 

dération,  et  cœtera,  et  cœteni?  Voilà  à  peu  près  à  quoi  se  réduit 
l'observation  d'Uranie.  Les  lumières  sont  un  bien  dont  on  peut 
abuser,  sans  doute.  L'ignorance  et  la  stupidité,  compagnes  de 
l'injustice,  de  l'erreur  et  de  la  superstition,  sont  toujours  des 
maux. 

Je  ne  crois  pas  avoir  traité  l'article  de  M.  Yialet  légèrement. 
J'avais  comparé  ce  qu'on  appelle  des  faveurs  avec  la  vie  d'un 
homme  de  bien  qu'on  avait  compromise  par  une  conduite  indis- 
crète, et  j'avais  prononcé  qu'à  mes  yeux  ces  choses  n'étaient 
pas  d'un  prix  à  comparer;  et  je  persiste. 

M.  l'ambassadeur*  vient  d'en  user  un  peu  durement  avec 
moi.  11  me  demande  un  mot  sur  les  tableaux:  je  vais  les  voir, 
je  reviens,  j'écris,  j'écris  un  volume;  je  passe  les  jours  et  les 
nuits  pour  le  contenter;  vous  verrez,  par  sa  lettre,  comme  j'y 
ai  réussi;  je  vous  l'envoie.  Il  faut  que  vous  sachiez  que  je  lui 
avais  écrit  un  mot  où  je  lui  disais  de  ne  me  pas  parler  de 
reconnaissance»  parce  que  ce  propos  semblait  en  exiger  de 
moi. 

Vous  ne  me  verrez  pas  cette  année  à  Isle!  et  qui  sait  cela? 
Nous  allons  publier  un  volume  de  planches;  il  faut  voir  com- 
ment il  réussira. 

Je  vous  ai  déjà  dit  que  M.  Rouillé  était  mort  à  Neuilly  dans 
le  palais  d'Argenson,  dimanche,  sur  les  trois  heures-.  Voici 
encore  des  nouvelles.  Je  fais  de  mon  mieux  pour  vous  donner 
de  l'importance.  Le  roi  vient  d'accorder  le  commandement  du 
Languedoc  à  M.  le  duc  de  Fitz-James.  M.  de  Caraman  a  enlevé 
un  camp  des  ennemis,  leur  a  tué,  pris  beaucoup  de  monde, 
s'est  emparé  d'un  drapeau,  de  trois  pièces  de  canon,  et  de 
tous  les  équipages.  Un  M.  de  Vignolles,  colonel  d'une  troupe 
légère,  y  a  reçu  une  blessure  mortelle.  M.  Glermont  d'Amboise 
est  mort.  M.  le  baron  de  Montmorency  a  le  commandement  de 


1.  Alla;,!!!!!  au  titre  de  chargé  d'affaires  de  la  ville  de  Francfort  qu'avait  Griinm 
et  peut-être  à  ses  airs  hautains.  Ailleurs  Diderot  l'appelle  le  marquis.  Va  jour, 
ayant  trouvé  chez  un  brocanteur  une  enseigne  représentant  un  houx  avec  cette 
devise:  Seinper  frondescit,  il  Tenvoya  à  Grimm,  qui  accepta  le  sobriquet  de  houx 
toujours  vert  comme  il  avait  accepté  celui  de  Tyran-le-blanc  que  Gaufïecourt  lui 
donnait  pour  railler  à  la  fois  son  fard  et  ses  allures  despotiques. 

2.  Antoine-Louis  Rouillé,  comte  de  Jouy,  ministre  de  la  marine,  puis  des  afl'aires 
étrangères,  né  le  7  juin  1G80,  mort  le  '20  septembre  HGL 


LETTRES  A  MADEMOISELLE    VOLLAND.  53 

la  iJoiirgogne  à  la  place  de  M.  de  Tavannes.  Les  Eiifanls  de 
France  seront  baptisés  à  la  fin  du  mois.  M.  le  duc  de  lîerri 
aura  pour  parrain  le  roi  de  Pologne,  électeur  de  Saxe,  et  pour 
marraine  Madame;  M.  le  comte  de  Provence,  pour  parrain  le 
roi  de  Pologne,  duc  de  Lorraine,  et  M'"*  Victoire  pour  marraine; 
M.  le  comte  d'Artois,  pour  parrain  M.  le  duc  de  Berri  et  pour 
marraine  M""' Sophie  ;  la  petite  ^Madame,  pour  parrain  M.  le 
duc  d'Orléans,  et  pour  marraine  M'"'  Louise.  Tous  les  bureaux 
de  la  marine  cassés  au  Havre,  à  Dunkerque,  etc.  On  n'en  a 
plus  que  faire.  Toutes  ces  choses  ingénieuses-là  ne  sont  pas  de 
moi  au  moins  ;  c'est  une  lettre  de  la  cour  que  je  vous  copie, 
mot  pour  mot. 

M""  Arnould  est  plus  violente  et  plus  aimable  que  jamais. 
On  l'avait  tuée  au  Marais.  Le  comte,  son  Myrtil*,  s'en  va  à 
Genève  avec  une  Iphigcnie  en  Tmiridc  en  poche'.  Je  l'ai  vu 
dimanche  passé,  et  je  n'ai  jamais  vu  d'amour-propre  plus 
intrépide.     «  Jih  bien  !  que  dites-vous  de   ma    Clytemncstre  ? 

—  Qu'il  y  a  de  beaux  vers.  —  Voltaire  m'a  écrit  que  son 
Oreste  n'était  qu'une  froide  déclamation,  une  plate  machine  en 
comparaison.  —  11  vous  a  écrit  cela?  —  Dix  fois  au  lieu  d'une. 

—  Oh!  je  vous  proteste  que  le  perfide  n'en  croit  pas  un  mot. — 
Eh  bien!  il  a  tort.  »  Qu'en  dites- vous?  Voilà  ce  qu'on  appelle 
une  tête  tournée.  Tant  mieux,  morbleu!  tant  mieux,  c'est 
comme  cela  qu'il  faut  être,  et  cent  fois  plus  ridiculement 
encore  épris  de  soi,  pour  faire  une  grande  chose;  car  c'est  en 
se  croyant  capable  qu'on  la  fait,  ou  du  moins  qu'on  la  tente. 
Adieu,  mes  amies.  Voilà  une  bien  mauvaise  lettre,  bien  froide, 
pas  un  petit  mot  ni  d'amitié  ni  d'amour.  Cela  est  bien  mal.  Je 
commets  là  une  faute  que  je  ne  vous  pardonnerais  pas.  Je  sens 
pourtant  là  bien  des  sentiments  accumulés.  Quand  tout  pela  se 
répandra-t-il  dans  votre  sein?  Adieu,  âmes  célestes.  Seriez-vous 
des  âmes  célestes,  si  la  nuit  avec  sesténèbres...?  Vous  entendez, 
Uranie. 


i.  Lauraguais. 

2.  11  ne  mit  jamais  sans  doute  ce  projet  à  exécution.  On  ne  connaît  du  moins 
de  Lauraguais  que  sa  Clytemnestre  ilont  Diderot  a  parlé  dans  sa  lettre  précé- 
dente, et  sa  Jocasie.  Paris,  Debure,  1781,  in-8.  (T.) 


54  LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAN  D. 


LX 

A  Paris,  le  28  septembre  17G1. 

Depuis  plus  de  huit  jours,  je  n'avais  pas  entendu  parler  de 
vous,  et,  ne  faisant  pas  grand  fonds  sur  votre  santé,  je  craignais 
que  ces  occupations  domestiques,  qui  se  renouvellent  sans 
cesse,  ne  l'eussent  encore  dérangée.  Gomment!  vous  ne  pourrez 
jamais  vous  rappeler  que  vous  n'êtes  qu'un  tissu  de  chène- 
vottes,  et  qu'une  huitaine  de  complaisances,  aussi  mal  entendues 
de  la  part  de  celle  qui  les  a  que  de  celle  qui  les  accorde,  peut 
vous  briser  sans  ressource  ? 

M'"*'  d'Épinay,  dont  vous  m'avez  tant  de  fois  demandé  des 
nouvelles,  se  porte  assez  bien.  Elle  me  souhaite  plus  à  la  Che- 
vrette qu'elle  ne  m'y  attend,  et  elle  a  raison.  Grimm  me  paraît 
en  user  bien  avec  elle  ;  leur  vie  de  campagne  est  tout  à  fait 
douce;  ils  ont  peu  de  monde,  et  ils  font  de  longues  prome- 
nades  

Allons,  mes  amies,  courage  !  Détruisez,  purgez  le  monde  de 
tous  les  êtres  malfaisants.  Je  vois  que  vous  vous  êtes  arrogé  la 
toute-puissance  et  la  souveraine  justice.  Pourriez-vous  me  dire 
si  Morphyse  vit  encore?  Rassurez-moi  sur  tous  vos  parents  et 
tous  vos  amis;  rassurez-moi  sur  vous-mêmes.  Au  premier 
mécontentement,  au  premier  malentendu,  celle  qui  gagnera 
l'autre  de  vitesse  restera  toute  seule  jusqu'au  moment  où,  se 
rappelant  le  meurtre  de  tant  de  gens  sur  lesquels  elle  n'avait 
aucun  droit,  qu'elle  a  jugés  sur  une  action,  dont  elle  a  prévenu 
le  repentir,  elle  exerce  l'acte  de  destructeur  sur  elle-même, 
monstre  plus  hideux  qu'aucun  de  ceux  qu'elle  aurait  anéantis. 
Yoici  ce  que  c'est.  Vous  trouvez  que  le  monde  va  mal;  vous 
vous  mettez  à  la  place  de  celui  qui  l'a  fait  et  qui  le  gouverne, 

et  vous  réparez   ses  sottises Vous  jugez  les   actions  des 

hommes!  vous!  Vous  instituez  des  châtiments  et  des  récom- 
penses entre  des  choses  cpii  n'ont  aucun  rapport;  vous  pronon- 
cez sur  la  bonté  et  sur  la  malice  des  êtres  :  vous  avez  lu  sans 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLANO.      55 

doute  au  fond  des  cœurs  ?  Vous  connaissez  toute  l'impétuosité 
des  passions,  vous  avez  tout  pesé  dans  vos  balances  éternelles... 
Étes-voiis  bien  sûi-es  l'une  et  l'autre  de  n'avoir  pas  connnis 
quelques  actions  injust  s,  que  vous  vous  êtes  pardonnées,  parce 
que  l'objet  en  était  frivole,  mais  qui  marquaient  au  fond  plus  de 
malice  qu'un  crime  inspiré  par  la  misère  ou  par  la  fureur?...  Je 
vous  prie,  mes  amies,  de  vous  défaire  incessamment  d  i  votre 
charge  de  lieutenant-criminel  de  l'univers.  Les  magistrats , 
assistés  de  l'expérience,  des  lois,  des  conventions  qui  les  con- 
traignent quelquefois,  et  les  autorisent  à  juger  contre  le  témoi- 
gnage de  leur  conscience,  tremblent  encore  quand  ils  ont  à 
prononcer  sur  le  sort  d'un  accusé.  Et  depuis  quand  a-t-il  été 
permis  à  un  autre  être  qu'cà  Dieu  d'être  en  même  temps  le  juge 
et  le  délateur? 

C'est  que  ce  Lovelace  est  d'une  figure  charmante,  qui  vous 
plaît  comme  k  tout  le  monde,  et  que  vous  en  avez  dans  l'esprit 
une  image  qui  vous  séduit  ;  c'est  qu'il  a  de  l'élévation  dans  l'âme, 
de  l'éducation,  des  connaissances,  tous  les  talents  agréables, 
de  la  légèreté,  de  la  force,  du  courage;  c'est  qu'il  n'y  a  rien  de 
vil  dans  sa  scélératesse;  c'est  qu'il  vous  est  impossible  de  le 
mépriser;  c'est  que  vous  préférez  mourir  Lovelace,  de  la  main 
du  capitaine  Morden,  que  vivre  Solmes;  c'est  qu'à  tout  prendre, 
nous  aimons  mieux  un  être  moitié  bon,  moitié  mauvais  qu'un 
être  indifférent.  Nous  espérons  de  notre  bonheur  ou  de  notre 
adresse  d'esquiver  à  sa  malice,  et  de  profiter,  dans  l'occasion, 
de  sa  bonté.  Croyez-vous  que  quelqu'un  sous  le  ciel  eût  osé 
impunément  faire  souffrir  à  Clarisse  la  centième  partie  des 
injures  que  Lovelace  lui  fait?  C'est  quelque  chose  qu'un  persé- 
cuteur qui,  en  même  temps  qu'il  nous  tourmente,  nous  protège 
contre  tout  ce  qui  nous  environne  et  nous  menace.  Et  puis, 
c'est  que  vous  avez  un  pressentiment  que  cet  homme,  qui  s'est 
endurci  pour  une  autre,  se  serait  adouci  pour  vous. 

La  première  question  n'est  pas  de  savoir  si  l'homicide  est  un 
bien  ou  un  mal  ;  c'est  ce  qui  est  bien  ou  mal  qui  mérite 
punition  ou  récompense,  grâce  ou  peine  de  mort;  si  celui  que 
vous  détruisez  de  votre  autorité  n'eût  pas  fait  plus  de  bien  au 
monde  par  une  seule  action,  qu'il  n'a  jamais  pu  y  faire  de 
désordres.  C'est  que  vous  décidez  de  plusieurs  choses  très- 
obscures.  Qui  est-ce  qui  vous  a  dit  qu'il  fût  permis  d'ôter  la  vie 


56  LETTRES  A   MADEMOISELLE  VULLAND. 

à  qui  que  ce  soi!  au  monde,  à  moins  qu'on  en  veuille  à  la 
nôtre?...  S'il  est  permis  de  tuer  pour  un  vol,  il  n'y  a  rien  pour 
quoi  on  ne  puisse  tuer  :  on  tuera  pour  une  épingle.  Si  l'homi- 
cide ordonné  par  les  lois  n'était  pas  une  convention  à  laquelle 
nous  avons  tous  souscrit,  je  ne  sais  comment  on  pourrait  le 
justifier.  A  quoi  servent  les  lois,  si  vous  vous  mettez  à  leur 
place,  et  si  vous  sévissez  pour  des  crimes  inconnus?  Qui  est-ce 
qui  vous  justifiera  aux  yeux  des  hommes?  J'ai  bien  peur  que 
votre  solution  ne  vous  embarrasse  que  parce  que  vous  avez  fait 
entrer  dans  le  problème  des  conditions  impossibles.  Restez  dans 
la  nature;  ne  sortez  pas  de  votre  condition;  supposez  l'ordre 
nécessaire,  et  vous  verrez  que  tous  vos  fantômes  s'évanouiront 
si  le  crime  est  inconnu,  et  que  rien  ne  justifie  votre  châtiment  ; 
ne  voyez-vous  pas  que  celui  qui  s'arroge  le  même  despotisme 
que  vous  peut  sévir  contre  vous,  sans  blesser  ni  l'humanité, 
ni  la  justice,  ni  sa  conscience,  ni  les  lois?  Appuyez  sur  cette 
réflexion,  que  sans  mission,  sans  caractère,  vous  jugez  de  toute 
la  vie  d'un  homme  sur  quelques  instants.  Hélas  !  ce  malheureux 
que  vous  anéantissez  pour  une  action,  qui  vous  a  dit  qu'il  n'en  a 
pas  par-devers  lui  plusieurs  pour  lesquelles  vous  le  ressusci- 
teriez, mieux  connu  de  vous?  Ne  vous  êtes  vous  assise  sur  le  tri- 
bunal que  pour  exterminer?  —  Vous  laissez  en  sûreté  les  gens 
de  bien.  —  Mais  ce  n'est  pas  de  ceux-là  qu'il  s'agit,  c'est  de  la 
foule,  qui  est  alternativement  bonne  ou  mauvaise.  Faites  d'a- 
bord le  triage  de  leur  mérite  et  de  leur  démérite,  et  puis  après 
vous  prononcerez. 

Votre  migraine  était  une  indigestion.  Mais  à,  quoi  sert  donc 
que  vous  ayez  la  sagesse  à  côté  de  vous,  si  vous  faites  tout  ce 
qu'il  vous  plaît?  Uranie,  Uranie,  vous  oubliez  votre  devoir,  et 
c'est  à  vous  que  je  m'en  prendrai.  Ici  je  lui  disais  :  Je  ne  veux 
pas  que  vous  mangiez  davantage,  et  elle  m'obéissait.  L'amitié 
serait-elle  moins  attentive  ou  moins  absolue  que  l'amour? 

Savez-vous  comment  je  me  suis  vengé  de  Grinnn?  D'abord 
il  a  lu  le  volume  sur  les  tableaux,  et  il  l'a  trouvé  rempli  d'idées 
fines  et  très-agréables.  Pendant  qu'il  le  lisait,  je  lui  faisais 
deux  autres  morceaux,  que  je  viens  de  lui  envoyer,  l'un  sur  les 
prohabilités  des  événements,  l'autre  sur  les  avantages  ou  les 
désavantages  de  l'inoculation,  sujets  de  deux  mémoires  que 
d'Alembert  vient  de  publier  avec  d'autres  opuscules  mathéma- 


LETTRES   A   MADEMOISELLE   \  DLL  A  M).  57 

thiques'.  Voilà  ce  que  j'ai  fait  hier  en  atlendanl  impatiemment 
de  vos  nouvelles;  j'ai  lu  en  même  temps  un  peu  d'histoire.  Je 
ne  suis  plus  surpris  de  l'impression  que  l'histoire  fait  sur  le 
Baron;  elle  a  produit  le  même  effet  sur  moi.  H  n'y  a  pas  un 
homme  de  bien  sur  mille  scélérats,  et  l'homme  de  bien  est 
presque  toujours  victime.  Vous  exterminez,  en  lisant  Ch/tisse; 
moi  j'exterminais  de  mon  côté,  en  lisant  les  guerres  civiles  de 
Naples,  sous  Ilem-i  de  Lorraine,  duc  de  Guise.  II  n'y  avait  guère 
de  jour  que  cet  homme  vertueux  ne  fît  couper  la  tête ,  et 
pendre  par  le  pied.  J'étais  bien  plus  sévère  que  lui;  combien 
de  têtes  et  de  pieds  qu'il  épargnait  et  que  je  faisais  sauter  et 
percer  I  En  vérité,  je  crois  que  le  fruit  de  l'histoire  bien  lue  est 
d'inspirer  la  haine,  le  mépris  et  la  méfiance  avec  la  cruauté. 

Voici  la  suite  de  l'histoire  de  M"''  Hus,  puisque  vous  me  la 
demandez.  Elle  donnait  des  fêtes  à  son  amant;  Brizard  en  était 
toujours  ;  un  certain  mauvais  comédien  appelé  Dauberval  avait 
tenté  inutilement  d'en  être;  il  était  à  Passy  lors  de  l'aventure 
en  question.  On  l'ignorait  encore  à  Paris,  lorsqu'il  y  revint;  la 
première  chose  qu'il  fait,  c'est  d'aller  chez  Brizard  et  de  lui  dire  : 
«  Camarade,  vous  ne  savez  pas?  M"*^  Hus  vient  de  donner  une 
fête  charmante  à  M.  Bertin  ;  tous  les  amis  secrets  en  étaient  : 
pourquoi  pas  vous?  Est-ce  que  vous  êtes  brouillés?  »  A  ce  pro- 
pos il  ajoute  tous  ceux  qui  pouvaient  engager  Brizard  à  se  plain- 
dre à  M"*  Hus.  Ce  qui  arriva.  Le  lendemain,  Brizard  s'habille  ; 
il  va  chez  M"'^  Hus.  Après  quelques  propos  vagues  :  <(  Gomment 
vous  portez- vous?  Quand  retournez-vous  à  Passy  ?  »  etc.  «  Mais 
vous  ne  parlez  pas  d'une  fête  charmante  que  vous  avez  donnée 
hier  à  M.  Bertin  ;  il  n'est  bruit  que  de  cela.  »  A  ces  mots.  M""  Hus 
s'imagine  que  Brizard  la  persifle;  elle  se  lève  et  lui  applique 
deux  soufflets.  Brizard,  fort  étonné,  lui  saisit  les  mains;  elle  crie 
qu'il  est  un  insolent  qui  vient  l'insulter  chez  elle.  On  s'explique 
et  il  se  trouve  que  c'est  Dauber  val  qui  est  un  mauvais  plaisant, 
et  M"''  Hus  une  impertinente  qui  a  la  main  leste. 

Je  travaille  toujours  ;  ce  sont  des  figures  que  j'explique.  Les 
libraires  ont  rougi  de  leur  dureté;  je  crois  qu'ils  m'accorderont 
pourtant  par  volume  de  planches  le  même  honoraire  mesquin 
qu'ils  me  font  par  volume  de  discours;  si  je  ne  m'enrichis  pas, 

1.  Voir  ces  deux  morceaux,  t.  IX,  p.  192  et  207. 


58      LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLÂND. 

au  moins  je  ne  m'appauvrirai  pas.  A  propos,  ma  bibliothèque  est 
comme  vendue;  ce  sont  MM.  Palesy,  de  Farges  et  un  troisième 
qui  la  prennent*. 

Mais  vous  ne  m'avez  rien  dit  d'un  papier  de  Voltaire  que  je 
vous  ai  envoyé  la  dernière  fois. 

J'ai  enfin  cette  tragédie  allemande,  et  l'agréable,  c'est  que  je 
ne  la  tiens  pas  de  M.  de  Montigny.  Je  reçois  de  temps  en  temps  la 
visite  de  deux  petits  Allemands  ;  ce  sont  deux  enfants  tout  à  fait 
aimables  et  bien  élevés.  Je  leur  ai  témoigné  l'envie  de  connaître 
cet  ouvrage,  et  ils  me  l'ont  traduit  en  deux  ou  trois  jours  ;  je  ne 
sais  encore  ce  que  c'est.  Il  est  difficile  qu'un  ouvrage  dont  Grimm 
fait  un  cas  surprenant  ait  été  défiguré  au  point  de  ne  pas  mériter 
de  vous  être  envoyé...  Je  vous  rendrai  si  intéressante  là-bas  que 
je  me  susciterai  quelque  autre  rivale  qu'Uranie,  qui  nous  cou- 
pera l'herbe  sous  le  pied  à  tous  deux.  Adieu.  Soyez  plus  sage, 
et  vous  vous  porterez  mieux.  Vous  souhaiteriez  que  le  moine 
blanc  et  Morphyse  s'entendissent  :  vous  ne  voulez  donc  pas 
revoir  Paris? 


LXI 


A  Paris,  le  2  octobre  1701, 


Ils  sont  venus  à  Paris  précisément  comme  j'en  sortais,  et 
nous  ne  nous  sommes  point  vus;  seulement,  à  mon  retour  de  la 
campagne,  j'ai  trouvé  deux  billets,  un  d'elle  et  l'autre  de   lui. 

J'ai  passé  deux  jours  à  Massy  avec  le  mari  eL  la  femme-  ;  nous 
nous  sommes  beaucoup  promenés.  M'"""  Le  Breton  est  mille  fois 
plus  folle  qu'il  ne  convient  à  son  âge,  à  sa  piété  et  à  son  carac- 
tère. Je  voudrais  bien  savoir  ce  que  cette  femme  a  été  dans  sa 
jeunesse.  Elle  était  fort  liée  avec  une  M'"«  de  la  Martillière  ; 
ainsi  à  la  juger  d'après  le  proverbe  ^  tout  serait  dit.  Vous  savez 


1.  Ce  marché  ne  se  réalisa  pas.  Ce  ne  fut   qu'on  1705  que  Diderot  vendit  sa 
bibliothèque  à  l'impératrice  CaUiorinc 

2.  Avec  Le  Breton  et  avec  sa  femme. 

3.  Dis-moi  qui  tu  hantes  et  je  te  dirai  qui  tu  es. 


LETTRES    A  MADEMOISELLE  VOLLANI).  59 

ou  vous  ne  savez  pas  que  je  m'amuse  quelquefois  à  jouer  le 
passionné  auprès  d'elle;  elle  ne  s'y  méprend  pas,  ni  son  mari 
non  plus,  et  cela  donne  un  lour  plaisant  et  gai  à  la  conversa- 
tion. Il  commence  à  faire  froid;  hier  nous  étions  autour  d'un 
bon  feu.  Il  était  fait  des  douves  d'un  vieux  tonneau,  celle  de  la 
bonde  nous  présentait  son  ouverture  tout  enflammée.  La  vieille 
extravagante  me  dit  :  «  Philosophe,  il  y  a  longtemps  (jue  vous 
sollicitez  mes  faveurs,  voici  le  moment  de  les  obtenir;  tenez, 
allez  vous  purifier  là,  et  je  vous  accepte.  » 

Ce  cénobite^  est  un  personnage  très-heureux  qui  s'est  établi 
dans  un  coin  de  la  basse-cour.  Il  boit,  il  mange,  il  s'engraisse  à 
vue  d'œil  ;  il  sort  peu;  je  ne  saurais  vous  dire  s'il  réfléchit  beau- 
coup. Je  le  crois  de  la  secte  d'Épicure.  Sa  gaieté,  au  sortir  de 
sa  cellule,  me  donne  la  meilleure  opinion  de  l'emploi  qu'il  y 
fait  de  son  temps.  Nous  l'allions  visiter  deux  fois  par  jour  ; 
je  vous  assure  qu'il  ne  se  souciait  guère  de  nous.  Quand  il  était 
très-jeune,  il  n'avait  point  de  nom:  je  l'ai  appelé  Antoine  ou 
don  Antonio.  C'est  la  fermière  qui  a  soin  de  son  entretien  et 
de  sa  nourriture;  il  n'est  pas  difficile;  ce  n'est  pas  qu'il  ne 
gronde  souvent,  mais  c'est  moins  d'humeur  que  par  un  tour 
de  caractère  qui  lui  est  propre.  Si  le  reste  de  son  histoire  vous 
intéresse,  je  m'en  instruirai;  je  suis  peu  curieux,  je  jouis  des 
gens,  sans  m'informer  qui  ils  sont  ni  d'où  ils  viennent.  Un  de 
ces  jours  que  je  témoignais  à  mon  hôtesse  de  Massy  combien 
j'étais  surpris  de  ses  inégalités,  elle  me  fit  une  réponse  assez 
singulière  :  «  C'est,  me  dit-elle,  ma  foi,  qu'il  n'y  a  point  de 
dévots,  et  qu'il  n'y  a  que  des  hypocrites.  On  a  beau,  ajouta-t- 
elle,  se  mettre  à  genoux,  prier,  veiller,  jeûner,  joindre  les  mains, 
élever  son  cœur  et  ses  yeux  au  ciel,  la  nature  ne  change  pas, 
on  reste  ce  que  l'on  est.  Un  homme  prend  un  liabit  bleu,  il 
attache  une  aiguillette  sur  sur  son  épaule,  il  suspend  à  son 
côté  une  longue  épée,  il  charge  de  plumes  son  chapeau;  mais 
il  a  beau  aflecter  une  démarche  fière,  relever  sa  tête,  menacer 
du  regard,  c'est  un  lâche  qui  a  tous  les  dehors  d'un  homme  de 
cœur.  Quand  je  suis  réservée,  sérieuse,  composée,  c'est  que  je 
ne  suis  pas  moi.  J'ai  un  air  d'église,  un  air  du  monde,  un  air 
de  comptoir,  un  air  de  maîtresse,  voilà  ma  vie  grimacière;  ma 

3.  Un  porc  de  la  ferme  de  Massy. 


60  LETTRES    A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

vie  réelle,  mon  vrai  ^  isage,  mon  allure  naturelle,  je  la  prends 
rarement,  mais  c'est  autre  chose  ;  je  la  garde  peu,  mais  alors  je 
dis  bien  des  sottises,  et  je  ne  m'arrête  que  parce  qu'il  me  senibie 
que  j'entends  encore  ma  mère  qui  me  dit  :  Eh  bien,  petite  fille  ! 
et  puis  je  me  renferme,  et  me  voilà  sous  le  voile.  Quand  je  suis 
moi  avec  les  autres,  il  est  rare  que  je  ne  m'en  repente  pas  à 
l'église.  Avec  tout  cela  les  gens  que  j'aime  le  mieux,  ce  sont  ceux 
avec  qui  je  suis  le  plus  sujette  à  revenir  à  ma  malhonnêteté  de 
nature.  Quand  on  me  gêne,  je  suis  belle  et  pudique  comme  une 
grenade  fichée.  » 

Le  comte  de  Lauraguais  a  laissé  là  M"''  Arnould.  Au  lieu  de 
se  reposer  voluptueusement  sur  le  sein  d'une  des  plus  aimables 
filles  du  monde,  une  folle  vanité  l'agite  et  le  promène  de  Paris 
à  Montbard,  de  Montbard  à  Genève.  Il  est  allé  là  avec  un  rou- 
leau de  beaux  vers  tout  faits  par  un  autre,  mais  qu'il  refera  à 
côté  de  Voltaire,  pour  lui  persuader  qu'ils  sont  de  lui.  C'est 
une  singulière  créature.  Il  s'est  attaché  deux  jeunes  chimistes. 
Ln  jour  il  s'éveille  à  quatre  heures  du  matin,  il  va  les  éveiller 
dans  leur  grenier,  il  les  prend  dans  son  carrosse.  Les  chevaux 
les  avaient  conduits  à  Sèvres  qu'ils  n'avaient  pas  encore  les 
yeux  ouverts.  11  les  fait  entrer  dans  sa  petite  maison  ;  quand  ils 
y  sont,  il  leur  dit  :  «  Messieurs,  vous  voilà  ici  ;  il  me  faut  une 
découverte,  vous  ne  sortirez  pas  qu'elle  ne  soit  faite.  Adieu,  je 
reviendrai  dans  huit  jours  ;  vous  avez  des  vaisseaux,  des  four- 
neaux et  du  charbon  ;  on  vous  nourrira  ;  travaillez.  »  Cela  dit, 
il  referme  la  porte  sur  eux  et  le  voilà  parti.  Il  revient,  la  décou- 
verte s'est  faite,  on  la  lui  communique,  et  au  même  instant  le 
voilà  convaincu  qu'elle  est  de  lui  ;  il  s'en  vante  ;  il  est  tout  fier, 
même  vis-à-vis  de  ces  deux  pauvres  diables  à  qui  elle  appar- 
tient, qu'il  traite  avec  mépris  comme  des  sots,  et  qu'il  fait 
mourir  de  faim.  Encore,  s'il  disait  :  Vous  avez  du  génie  et  point 
d'argent  ;  moi  j'ai  de  l'argent,  et  je  veux  avoir  du  génie,  enten- 
dons-nous ;  vous  aurez  des  culottes  et  j'aurai  de  la  gloire. 

Je  ne  sortirai  point  de  Paris  en  automne.  Les  ennuis  succè- 
dent aux  ennuis.  J'use  mes  yeux  sur  des  planches  hérissées  de 
chiffres  et  de  lettres,  et,  au  milieu  de  ce  pénible  travail,  la 
pensée  amère  que  des  injures,  des  persécutions,  des  tourments, 
des  avanies  en  seront  le  fruit;  cela  n'est-il  pas  agréable  ?  L'ami 
Grimm  aura  beau  prêcher,  il  n'en  sera  ni  plus  ni  moins;  je  ne 


LETTRES    A    MADEMOISELLE  VOLLANI).  61 

saurais  plus  me  repaître  de  fumée.  Un  repos  délicieux,  une 
lecture  douce,  une  promenade  dans  un  lieu  frais  et  solitaire, 
une  conversation  où  l'on  ouvre  son  cœur,  où  l'on  se  livre  à 
toute  sa  sensibilité,  une  émotion  forte  qui  amène  des  larmes 
sur  le  bord  des  paupières,  qui  fait  palpiter  le  cœur,  qui  coupe 
la  voix,  qui  ravit  d'extase,  soit  qu'elle  naisse  ou  du  récit  d'une 
action  généreuse,  ou  d'un  sentiment  de  tendresse,  de  la  santé, 
de  la  gaieté,  de  la  liberté,  de  l'oisiveté,  de  l'aisance:  le  voilà,  le 
vrai  bonheur,  je  n'en  connaîtrai  jamais  d'autre.  Il  faut  seule- 
ment jeter  les  yeux  à  quelques  lieues  de  soi,  prévoir  le  moment 
où  les  yeux  de  ma  petite  fille  s'ouvriront,  où  sa  gorge  s'arron- 
dira, où  sa  gaieté  tombera,  où  elle  commencera  à  devenir  sou- 
mise, où  il  s'élèvera  dans  ses  sens  un  trouble  inconnu,  dans  son 
cœur  un  je  ne  sais  quel  désir.  Ce  sera  alors  aussi  le  temps  des 
rêves  pendant  la  nuit,  des  soupirs  étouiïés,  des  regards  furtifs 
sur  les  hommes  pendant  le  jour,  et  celui  de  partager  ma  petite 
fortune  en  deux.  Il  faudra  que  ce  que  je  lui  en  céderai  suffise  à 
son  aisance,  et  que  ce  qui  m'en  restera  suffise  à  la  mienne. 
Adieu,  mes  bonnes  amies.  Disputez  bien  sur  Clarisse.  Soyez 
sûres  que  c'est  vous  qui  sentez  juste.  Morphyse  a  une  ou  deux 
vues  de  côté  qui  la  font  dire  tout  de  travers.  Je  vous  embrasse 
de  toute  mon  âme.  Les  sentiments  de  tendresse  et  d'amitié  que 
vous  m'avez  inspirés  font  et  feront  à  jamais  la  partie  la  plus 
douce  de  mon  bonheur. 


LXII 

A  Paris,  le  7  octobre  1701. 

J'attendais  avec  impatience  ce  numéro  32.  Je  craignais  que 
votre  complaisance  ne  vous  eût  conduite,  soit  à  la  promenade, 
soit  au  loin,  et  que  vous  n'eussiez  été  incommodée  de  ces  pre- 
miers froids.  L'hiver  nous  rend  visite  en  automne...  Tout  est 
raccommodé  ;  cela  s'est  fait  comme  vous  le  désiriez,  mais  par 
hasard,  sans  que  nous  nous  en  soyons  mêlés  ni  l'un  ni  l'autre... 
Mes  amies,  évitons  toute  notre  vie  la  logique  des  ingrats.  Vous 
n'avez  oublié  aucune  des  conditions  qui  vous   dispensent  de  la 


62  LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND- 

gratitude,  mais  pas  un  seul  mot  de  celles  qui  l'exigent.  Il  ne 
s'agit  pas  de  votre  rôle  seulement,  mais  il  faut  aussi  considérer 
celui  du  bienfaiteur.  Je  vous  demande  à  présent  ce  qu'il  s'est 
proposé.  A-t-il  voulu  vous  servir?  A-t-il  voulu  vous  obliger? 
Vous  a-t-il  fait  un  sacrifice?  Vous  a-t-il  préférée?  S'est-il  donné 
du  soin,  privé  de  quelque  chose?  Vous  a-t-il  distinguée  d'une 
indifférente?  S'est-il  montré  votre  serviteur,  votre  ami?  Et 
qu'importe  si,  par  des  vues  particulières  qu'il  ignorait,  et  qu'il 
devait  ignorer,  comme  l'aversion  que  vous  aviez  pour  son  atta- 
chement, le  mépris  que  vous  faisiez  de  sa  personne,  il  vous 
vexait  au  lieu  de  vous  obliger?  Si  c'est  un  méchant  qui  se  venge 
pour  un  bienfait,  haïssez-le  ;  si  c'est  un  homme  officieux  qui 
vous  sert,  plaignez-vous  des  circonstances  qui  vous  lient  mal- 
gré vous  à  un  méchant;  mais  reconnaissez  le  bienfait.  Il  y  a 
deux  sortes  d'amis  :  les  uns  qui  sont  de  notre  choix;  c'est  l'es- 
time, la  vertu,  la  conformité  de  caractère,  tout  ce  qui  inspire 
le  respect,  la  confiance,  la  vénération,  tout  ce  qui  constitue  la 
sympathie  entre  d'honnêtes  gens,  (jui  nous  les  concilie.  Ce  sont 
deux  instruments  que  Nature  avait  accordés  à  l'unisson.  Ils  se 
sont  trouvés  l'un  près  de  l'autre;  les  cordes  du  premier  ont  été 
pincées,  et  les  cordes  du  second  ont  frémi.  Ils  ont  senti  en 
même  temps  la  douceur  intime  et  délicieuse  de  ce  frémisse- 
ment ;  ils  se  sont  approchés,  ils  se  sont  touchés,  ils  se  sont 
unis  :  cela  s'est  fait  en  un  instant.  Il  y  a  des  amis  que  le  hasard 
nous  donne;  nous  les  tenons  de  tout  ce  qui  se  renferme  sous 
le  mot  de  nécessités  de  la  vie.  Vous  tombez  au  fond  d'une 
rivière,  un  scélérat  se  met  à  la  nage  et  vous  conserve  la  vie  au 
péril  de  la  sienne.  Voilà,  sinon  un  ami,  du  moins  un  bienfaiteur 
que  la  circonstance  vous  donne.  Que  ferez-vous  de  cet  homme? 
Son  caractère  ne  sera  point  un  reproche  poar  vous;  mais  vous 
exemptera-t-il  de  la  reconnaissance  ?  Même  dans  la  supposition 
qu'ennuyée  de  la  vie  vous  vous  fussiez  jetée  dans  la  rivière,  il 
ne  sait  pas  que  vous  vouliez  périr,  et,  parce  qu'il  l'ignorait, 
fallait-il  qu'il  demeurât  spectateur  oisif  ot  tranquille  de  votre 
péril  ?  Qu'a  fait  votre  père  pour  vous  ?  Comparez-le  avec  ce  que 
ce  scélérat  a  fait  de  son  côté.  En  voilà  là-dessus  bien  plus  qu'il 
n'en  faut.  Suppléez  le  reste...  Les  libertins  sont  bien  venus 
dans  le  monde,  parce  qu'ils  sont  inadvcrtants,  gais,  plaisants, 
dissipateurs,  doux,  complaisants,  amis  de  tous  les  plaisirs;  c'est 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.      63 

qu'il  est  impossible  qu'un  homme  se  ruine  sans  en  enrichir 
d'autres  ;  c'est  que  nous  aimons  mieux  des  vices  qui  nous  ser- 
vent en  nous  anmsant,  que  des  vertus  qui  nous  rabaissent  en 
nous  chagrinant;  c'est  qu'ils  sont  remplis  d'indulgence  pour 
leurs  défauts,  entre  lesquels  il  y  en  a  aussi  que  nous  avons  ; 
c'est  qu'ils  ajoutent  sans  cesse  à  notre  estime  par  le  mépris  que 
nous  faisons  d'eux  ;  c'est  qu'ils  nous  mettent  à  notre  aise  ;  c'est 
qu'ils  nous  consolent  de  notre  vertu  par  le  spectacle  amusant 
du  vice  ;  c'est  qu'ils  nous  entretiennent  de  ce  que  nous  n'osons 
ni  parler  ni  faire  ;  c'est  que  nous  sommes  toujours  un  peu 
vicieux;  c'est  qu'ordinairement  les  libertins  sont  plus  aimables 
que  les  autres,  qu'ils  ont  plus  d'esprit,  plus  de  connaissance 
des  hommes  et  du  cœur  humain  ;  les  femmes  les  aiment,  parce 
c{u'elles  sont  liî  ertines.  Je  ne  suis  pas  bien  sûr  que  les  femmes 
se  déplaisent  sincèrement  avec  ceux  qui  les  font  rougir.  Il  n'y 
a  peut-être  pas  une  honnête  femme  qui  n'ait  eu  quelques  mo- 
ments où  elle  n'aurait  pas  été  fâchée  qu'on  la  brusquât,  surtout 
après  sa  toilette.  Que  lui  fallait-il  alors?  Un  libertin.  En  un  mot, 
un  libertin  tient  la  place  du  libertinage  qu'on  s'interdit  :  et 
puis  ils  sont  si  communs  que,  s'il  fallait  les  bannir  de  la  so- 
ciété, les  dix-neuf  vingtièmes  des  hommes  et  des  femmes  en 
seraient  réduits  à  vivre  seuls.  On  les  reçoit,  parce  qu'on  ne 
veut  pas  trouver  les  portes  fermées.  On  est,  on  a  été,  et  peut- 
être  un  jour  sera-t-on  libertin.  Que  cela  soit  ou  non,  on  a  été 
tenté  de  l'être.  A  tout  hasard,  une  femme  est  bien  aise  de 
savoir  que,  si  elle  se  résout,  il  y  a  un  homme  tout  prêt  qui 
ménagera  sa  vanité,  son  amour-propre,  sa  vertu  prétendue,  et 
qui  se  chargera  de  toutes  les  avances.  C'est  trop  peu  de  la 
violence  même  qu'on  souhaite  pour  excuse.  Presque  tous  les 
libertins  sont  galants,  orduriers,  et  cœtera.  J'entends,  vous 
approuvez  mes  sentiments  par  leur  conformité  avec  ceux  d'L'ra- 
nie  ;  cela  est  moins  obligeant  pour  moi  que  pour^Uranie,  dont 
la  façon  de  penser  n'a  pas  besoin  auprès  de  vous  de  mon 
autorité. 

ilF"  Arnould?  Eh  bien  !  M"^  Arnould  a  renvoyé,  chez  M.  de 
Lauraguais,  chevaux,  équipages,  vaisselle  d'argent,  bijoux, 
linge,  en  un  mot  tout  ce  qu'elle  avait  à  son  amant.  Gela  me 
déplaît  plus  que  je  ne  saurais  vous  le  dire.  Cette  fille  a  deux 
enfants  de  lui  ;  cet  homme  est  de  son  choix  ;  il  n'y  a  point  eu 


6Zi  LETTRES    A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

là  de  contrainte,  de  convenance,  aucun  de  ces  motifs  qui  for- 
ment les  engagements  ordinaires.  S'il  y  eut  jamais  un  sacre- 
ment, c'en  fut  un;  d'autant  plus  qu'il  n'est  pas  dans  la  nature 
qu'un  homme  n'épousera  qu'une  femme.  Elle  oublie  qu'elle 
est  mariée.  Elle  oublie  qu'elle  est  mère.  Ce  n'est  plus  un  amant, 
c'est  le  père  de  ses  enfants  qu'elle  quitte.  M"'^  Arnould  n'est  à 
.mes  yeux  qu'une  petite  gueuse.  Elle*  a  été  se  plaindre  chez  M.  de 
Saint-Florentin  que  le  comte  l'avait  menacée  de  l'empoisonner. 
A  peine  était-il  sorti  de  Paris  qu'il  était  suivi  d'une  lettre  qui 
lui  annonçait  sa  rupture'.  A  peine  cette  lettre  était-elle  partie, 
qu'elle  s'arrangeait  avec  M.  Bertin,  et  qu'elle  signait  les  articles 
de  sa  nouvelle  prostitution  -.  Je  suis  enchanté  de  m'être  refusé 
à  sa  connaissance. 

Et  .17"-  Uns?  M.  Bertin,  en  la  quittant,  lui  a  laissé  tout  ce 
qu'elle  avait  à  elle.  Il  a  fait  mieux,  il  lui  a  fait  demander  l'état 
de  ses  dettes,  qu'elle  a  enflées  jusqu'à  une  somme  exorbitante; 
M.  Bertin  a  payé  sans  discussion.  Je  ne  sais  pourquoi  je  vous 
entretiens  de  toutes  ces  misères-là. 

j^pne  d'i^pinay  est  à  Paris.  J'ai  soupe  hier  au  soir  avec  elle, 
Grimm  et  l'ami  Saurin,  qui  avait  de  la  gaieté  et  de  l'embonpoint. 
Cependant  l'histoire  de  sa  chère  moitié  est  publique.  Il  n'est 
question  que  de  l'enfant.  Le  problème,  c'est  de  savoir  si  on 
lui  en  fera  confidence  ou  non.  Nous  devions  aller,  Grimm,  son 
ami  et  moi,  passer  quelques  jours  au  Grandval;  c'est  une  partie 
rompue  par  l'indisposition  de  M™*  d'Esclavelles,  mère  de 
M'"^  d'Épinay,  raison  qui  la  rappelle  à  la  Chevrette.  Cepen- 
dant nous  partirons,  Grimm,  d'Alinville,  Saurin  et  moi,  le  matin, 
et  nous  serons  revenais  le  soir.  Notre  voyage  sera  gai.  Je  vous 


\.  Voici  cette  lettre  toile  qu'elle  est  rapportée  dans  les  Mémoires  de  Favart, 
t,  I,  p.  193  :  K  Monsieur  mon  cher  ami,  vous  avez  fait  une  fort  belle  tragédie,  qui 
est  si  belle  que  je  n'y  comprends  rien,  non  plus  qu'à  votre  procédé.  Vous  êtes 
parti  pour  Genève  afin  de  recevoir  une  couronne  de  lauriers  du  Parnasse  do  la 
main  de  M.  de  Voltaire;  mais  vous  m'avez  laissée  seule  et  abandonnée  à  moi-môme  ; 
j'use  de  m:i  liberté,  de  cette  liberté  si  précieuse  aux  philosophes,  pour  mo  passer 
de  vous.  Ne  le  trouvez  pas  mauvais  :  je  suis  lasse  de  vivre  avec  un  fou  qui  a  dis- 
séqué son  cocher,  et  qui  a  voulu  être  mon  accoucheur  dans  l'intention  sans  doute 
de  me  disséquer  aussi  moi-même.  Permettez  donc  que  je  me  mette  à  l'abri  de  votre 
bistouri  encyclopédique.  » 

2.  Voir  sur  les  démêlés  de  Sophie  et  de  Lauraguais  la  deuxième  édition  du 
charmant  livre  de  MM.  E.  et  J.  de  Concourt:  Sophie  Arnould  d'après  sa  corres- 
pondance et  ses  mémoires  inédits. 


LETTRES    A   MADEMOISELLE  VOLLAND.  G5 

prie,  mon  amie,  de  parler  à  M.  Yialet  de  ses  ardoisières  comme 
d'une  chose  importante  pour  moi.  S'il  ajoutait  à  ce  service  de 
la  célérité,  il  en  doublerait  le  mérite.  Il  me  faut  planches  et 
discours.  Vous  pouvez  beaucoup  sur  lui;  servez-moi,  mettez- 
vous  en  quatre  à  cette  affaire.  Dites  à  M.  Vialet  qu'il  a  une 
bonne  et  sûre  connaissance  dans  l'abbé  Le  Bossu  que  j'ai  vu 
chez  d'Alembert. 

C'est  une  petite  veuve  du  faubourg  qui  est  venue  demander 
à  dîner  à  ma  femme.  En  dînant,  je  disais  à  cette  petite  veuve  : 
((  Que  faites-vous  de  votre  veuvage  ?  —  Hélas  !  presque  rien. 

—  Est-ce  que  vous  ne  vous  remarierez  pas?  —  Je  n'en  sais 
rien.  —  Quoi  !  point  d'amoureux!  —  Oh  !  pardonnez-moi,  j'en 
ai  vraiment  deux  :  l'un  est  un  philosophe  de  chien  qui  donne 
dans  le  respect  très-humble  à  périr  ;  je  m'en  déferai,  à  ce  que 
je  crois  ;  je  veux  quelque  chose  qui  me  fasse  plaisir.  —  L'autre? 

—  L'autre,  il  n'y  a  qu'à  le  laisser  aller,  il  va  tout  seul.  —  Et 
qu'en  ferez-vous  de  celui-ci  ?  — Je  le  garderai  un  certain  temps, 
et  puis  après  j'en  ferai  ce  qu'on  fait  de  certaines  bêtes  veni- 
meuses qu'on  écrase  sur  la  piqûre  qu'elles  ont  faite,  pour  en 
guérir.  »  Cela  est  plaisant,  qu'en  dites-vous  ?  Eh  bien  !  quelle 
impression  croyez-vous  que  ce  mot  ait  faite  sur  ma  dévote  de 
femme?  Elle  en  a  ri  à  gorge  déployée,  par  la  raison  que  l'image 
du  libertinage  ne  déplaît  pas  même  aux  femmes  vertueuses. 
Adieu,  mes  amies,  mes  tendres,  mes  uniques  amies.  Tout  ce 
que  je  vois,  tout  ce  que  j'entends,  tout  ce  que  j'apprends  ajoute 
à  l'estime,  à  la  tendresse  que  je  vous  porte.  Vous  me  dégoûtez 
de  tout.  Adieu,  adieu.  Damilaville  crie  comme  un  fou  que  je  re- 
tarde le  commissionnaire  qui  porte  la  lettre  à  la  poste. 


LXIII 

A  Paris,  le  12  octobre  1761. 

e  commence  par  l'article  des  nouvelles.  En  voici  une  vraie, 
s'il  en  fut  jamais;  ce  sont  toutes  les  lettres  d'Espagne,  toutes 
celles  de  Lisbonne,  toutes  les  bouches  de  la  ville  qui  l'annon- 
XIX.  5 


66  LETTRES    A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

cent.  Enfin,  la  grande  affaire  de  Portugal  est  terminée.  Les 
Jésuites,  jugés  en  première  instance  par  le  tribunal  de  l'Inqui- 
sition, et  renvoyés  ensuite  par-devant  les  juges  civils,  ont  été 
brûlés  vifs,  au  nombre  de  vingt-sept,  avec  six  juifs  et  deux 
Français,  tous  conspirateurs.  Il  ne  fallait  rien  de  moins  pour 
justifier  la  conduite  de  Carvalho'.  C'est  la  relation  de  ce  procès 
qu'il  faut  attendre  à  présent. 

Non,  mon  amie,  votre  bouquet  ne  m'est  parvenu  que  le  len- 
demain de  ma  fête  ;  il  ne  m'en  a  pas  été  moins  agréable;  vous 
seriez  infiniment  moins  intéressée  à  tous  les  souhaits  que  vous 
me  faites  que  je  ne  les  en  croirais  pas  moins  sincères. 

Je  devais  partir  le  mardi  pour  aller  au  Grandval  avec  Grimm, 
d'Alinville  et  Montamy.  J'annonçai   mon   voyage.  Au  premier 
mot,  je  vis   le  visage   de  la    mère   et  celui   de    l'enfant  s'al- 
longer. L'enfant  avait  un  compliment  tout  prêt,  et  il  ne  fallait 
pas  que  la  peine  de  l'avoir  appris  fût  perdue  ;  la  mère  avait 
projeté  un  grand  dîner  pour  dimanche  :  tout  s'est  arrangé  ;  j'ai 
fait  mon  voyage,  et  je  suis  revenu  pour  me  faire  haranguer  et 
fêter.  L'enfant  a  prononcé  sa  petite  harangue  à  ravir.  Au  milieu, 
comme  il  se  trouvait  quelques  mots  de  prononciation  difficile, 
elle  s'est  arrêtée,  et  m'a  dit  :  «  Mon  papa,  c'est  que  je  suis 
brèche-dent  »  ;  en  effet  les  deux  dents  du  devant  lui  sont  tom- 
bées. Elle  a  continué.  Sur  la  fin,  comme  elle  avait  un  bouquet 
à  me  présenter,  et  qu'elle  ne  retrouvait  point  encore  ce  bou- 
quet, elle  s'est  arrêtée  une  seconde  fois  pour  me  dire  :  «  Voici 
bien  le  pis  de  l'histoire,  c'est  que  mon  œillet  s'est  égaré.  » 
Elle  a  achevé  sans  se  déferrer,  puis  elle  s'est  mise  à  la  quête 
de  sa  fleur  qui  est  venue  la   dernière.  Nous  dînâmes  hier  en 
grande  compagnie.  Madame  avait  rassemblé  toutes  ses  amies. 
Je  fus  très-gai,  je  bus,  je  mangeai.  Je  fis  à  merveille  les  hon- 
neurs de  ma  table.   Au  sortir  de  table,  je  jouai,  je  ne  sortis 
point.  Je  reconduisis  tout  le  monde  entre  onze  heures  et  mi- 
nuit; je  fus  charmant,   et   si    vous  saviez  avec  qui!  quelles 
physionomies!  quelles  gens!   quels  discours!  quelle  joie!  On 
tremblait  un  peu  sur  la  manière  dont  j'en  userais.  On  rendait 
plus  de  justice  à  mon  goût  qu'à  mes  égards  et  à  ma  complai- 


li  Marquis  de  Pombal,  premier  ministre  de  Jean  VI. 


LETTRES  A   MADEMOISEELE   VOLLANI).  67 

sauce  :  ce  n'est  pas  qu'on  eût  bon  nombre  de  preuves  de  l'un 
et  de  l'autre... 

Elles  arrivent  quand  elles  peuvent  ces  lettres,  et  mes  ré- 
ponses aussi.  Mais  laissons  là  les  contre-temps  auxquels  vous  ne 
pouvez  remédier,  et  jugez  seulement  de  mon  exactitude  par  la 
vôtre...  Vous  avez  bien  fait  de  vous  promener.  C'est  cette  pro- 
menade dans  les  champs  qui  secoue  tout  le  corps,  qui  est  saine, 
et  non  ces  allées  et  ces  venues  du  Palais-Royal,  qui  fatiguent 
sans  exercer... 

Que  je  vous  voie  encore  tuer  quelqu'un  sans  savoir  jusqu'où 
l'on  est  coupable,  quel  rapport  il  y  a  entre  la  faute  et  le  châti- 
ment, et  ce  que  le  coupable  deviendra  dans  la  suite  !  Si  ce  mor- 
ceau Sur  les  probabilités  n'est  pas  envoyé  à  la  reine  de  Suède, 
au  prince  Ferdinand,  au  roi  de  Prusse,  car  ce  sont  là  les  cor- 
respondants de  mon  ami',  vous  le  verrez  quand  il  en  sera 
temps  ;  Uranie  lira  ce  qui  concerne  l'inoculation.  Vous  aurez 
aussi  vos  chansons  écossaises  ;  j'en  ai  le  recueil  en  entier.  Celles 
qu'on  a  traduites  sont  belles  ;  celles  que  l'on  a  laissées  ne  le 
sont  guère  moins  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  pres- 
que toutes  sont  des  chants  d'amour  et  funèbres.  La  première 
fois,  je  vous  traduirai  la  première  intitulée  :  Shylvieet  Vinivdu. 
Ce  qui  me  confond,  c'est  le  goût  qui  règne  là,  avec  une  simpli- 
cité, une  force  et  un  pathétique  incroyables.  Un  guerrier  par- 
tant pour  la  guerre  dit  à  celle  qu'il  aime  :  «  Mon  amie,  donnez- 
moi  le  casque  de  votre  père.  »  L'amie  répond  :  (c  Voilà  son 
épée,  sa  cuirasse,  son  casque.  Ah!  mon  ami,  mon  père  était 
couvert  de  ces  armes  lorsqu'il  perdit  la  vie...  » 

J'irai  jeudi  dîner  avec  mes  petits  Allemands;  ils  sont  char- 
mants. Je  n'ai  rien  à  faire  à  la  tragédie  qu'ils  m'ont  traduite  ; 
elle  vous  plaira  comme  elle  est,  j'en  suis  sûr,  et  vous  l'aurez 
incessamment. 

INon,  chère  amie,  vous  avez  beau  dire,  je  ne  saurais  me 
méfier  de  personne  jusqu'à  un  certain  point.  Je  suis  trop  hon- 
teux quand  ma  méfiance  se  trouve  mal  placée.  Le  Breton  en 
usera  bien  avec  moi;  cela  me  suffît.  J'ai  seulement  l'attention 
de  tourner  mes  quittances  de  manière  à  ce  qu'on  n'en  puisse 
abuser  dans  aucune  circonstance. 

\.  Grimm. 


68      LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

Oui,  Uranie  a  bien  de  l'amitié,  bien  de  l'estime  pour  moi  ; 
cependant  elle  n'a  pas  daigné  ajouter  une  fleurette  à  votre 
bouquet. 

Eh  bien!  ne  revoilà-t-il  pas  que  ces  maudites  occupations 
qui  nous  ont  indisposés  recommencent. 

M.  Bertin  n'est  pas  racommodé;  il  ne  se  racommodera  pas. 
Les  amis  y  mettent  bon  ordre. 

Ma  bibliothèque  ajoutera  sept  ou  huit  cents  livres  de  rente 
foncière  à  mon  revenu.  Qu'on  me  la  laisse,  ou  qu'on  l'enlève  à 
l'instant,  peu  m'importe. 

Bon,  il  y  a  plus  d'un  an  et  demi  que  nous  sommes  excom- 
muniés. C'est  l'édition  qu'on  a  faite  à  Lucques  de  notre  ouvrage 
qui  nous  a  attiré  une  bulle,  et  c'est  la  haine  qu'on  nous  porte 
qui  a  réveillé  cet  événement,  à  présent  que  l'on  sait  que  tout 
est  fini,  et  que  nous  paraîtrons  malgré  vent  et  marée. 

Vraiment  oui,  elle  dit  tout  cela  devant  son  mari  ^  Elle  a 
cinquante  ans  passés,  et  elle  se  regarde  comme  hors  de  page, 
et  ses  propos  comme  sans  conséquence. 

M.  de  Lauraguais  est  de  retour  de  Genève.  Il  a  passé  huit 
jours  auprès  de  Voltaire.  «  Nous  avons  bien  fait,  dit-il,  de  nous 
séparer  ;  deux  grands  poètes  ne  peuvent  se  souffrir  plus  long- 
temps. »  Ce  n'est  pas  cela,  c'est  la  bonne  foi  qu'il  y  met  qui 
fait  rire.  Il  a  fait  deux  amphigouris  et  un  coq-à-l'âne  satirique 
sur  la  désertion  de  M""  Arnould.  Quand  cela  sera  imprimé,  il 
n'y  paraîtra  plus.  Quant  à  présent,  il  faut  lui  rendre  la  justice 
qu'il  en  paraît  désespéré.  Si  ce  n'est  que  sa  vanité  qui  souffre, 
il  en  a  beaucoup,  et  de  la  bien  sensible. 

Nous  avons  eu  un  petit  moment  de  froid,  Grimm,  Damila- 
ville  et  moi  ;  ils  allaient  au  spectacle,  et  mes  affaires  m'appe- 
laient ailleurs.  Ils  boudaient,  lorsque  nous  nous  sommes  sé- 
parés. 

Bonjour,  ma  tendre  amie  ;  portez-vous  bien  ;  aimez-moi 
comme  vous  êtes  aimée. 

Voici  aussi  une  question.  Un  fripon  décrété  va  consulter  un 
avocat,  s'il  peut  se  constituer  prisonnier  en  sûreté  ;  l'avocat 
examine  son  affaire,  et  lui  dit  que  oui,  qu'il  l'en  tirera.  Point 
du  tout  :  le  prisonnier  risque  d'être  pendu.  Au  milieu  de  son 

1.  M'""  Le  Breton. 


LETTRES  A    MADEMOISELLE  VOLLAND.  (-9 

péril,  il  envoie  chercher  son  avocat,  et  lui  dit  :  a  Mais,  monsieur, 
on  flit  que  je  serai  pendu.  —  Je  le  savais,  lui  répond  froide- 
ment l'avocat,  c'est  ce  qne  vous  méritez.  »  Cet  avocat  a-t-il 
bien  ou  mal  fait?  Il  y  a  là  de  ([uoi  disputer  trois  joui'S  et  trois 
nuit  sans  cesser.  Je  vous  embrasse  mille  fois,  mille  fois. 


LXIV 


A  Paris,  le  I'.)  octobre  1701, 


J'ai  commencé  mes  loui-nées  en  même  temps  que  vous  les 
vôtres.  Un  jour  à  Massy,  deux  jours  à  la  Chevrette,  deux  autres 
au  Grandval.  Je  ne  vous  dis  rien  de  ces  petits  voyages  :  ils  ont 
été  trop  courts  pour  donner  lieu  à  des  scènes  amusantes. 

Me  suis-je  trompé,  mon  amie,  lorsque  j'ai  pensé  qu'on  ne 
sentait  de  la  reconnaissance  des  services  reçus  que  quand  l'ami- 
tié s'alTaiblissait?  Je  vous  en  dirai  des  raisons  qu'Uranie  trou- 
vera au  fond  de  son  cœur;  vous  les  lui  demanderez...  On  se 
soulage  d'un  bienfait  qui  pèse  par  un  bienfait  beaucoup  plus 
grand.  Cette  dette  une  fois  payée,  on  est  quitte. 

J'ai  vu  et  revu  le  comte  de  Lauraguais.  Il  soutient  toujours, 
à  cor  et  à  cri,  l'honnêteté  de  son  amie.  Il  est  sûr  qu'il  en  est 
fou.  Il  vient  de  faire  en  son  nom  une  plaisanterie  en  prose  qui 
ne  m'a  pas  déplu.  Si  j'osais,  je  vous  ferais  l'horoscope  de  cet 
homme.  11  court  après  la  considération  ;  il  en  exige  plus  qu'il 
n'en  pourra  jamais  obtenir;  il  s'ennuiera,  et  finira  par  casser  sa 
mauvaise  tête  d'un  coup  de  pistolet. 

Nous  craignons  qu'on  n'accuse  Voltaire  de  toutes  ses  nou- 
velles extravagances  ;  mais  après  tout,  qu'est-ce  que  cela  peut 
faire  à  Voltaire  ?  Celui  qui  publie  des  ouvrages  aussi  hardis  que 
la  Lettre  de  M.  Gouju  '  et  tant  d'autres  s'est  mis  apparemment 
au-dessus  de  toute  frayeur...  A  propos  de  cette  Lettre  de 
M.  Goujit,  les  jansénistes  viennent  d'en  donner  une  édition. 
En  vérité,  je  crois  qu'un  janséniste  foulerait  aux  pieds  un  cru- 

i.  Lettres  de  Charles  Gouju  à  ses  frères,  dans  les  Facéties  de  Voltaire. 


70      LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

cifix,  à  condition  d'égorger  impunément  un  jésuite.  Mais  si  ces 
gens-là  n'aiment  pas  la  religion,  pourquoi  se  détestent-ils  tant 
les  uns  les  autres  pour  des  misères  de  religion  ?  Combien  de 
sortes  diverses  de  folies  parmi  les  hommes  !  il  est  vrai  que  j'ai 
mon  grelot  aussi,  mais  c'est  un  grelot  joli  :  c'est  vous  qui  me 
l'avez  attaché.  Rien  n'est  plus  commun  qu'un  fou  qui  tient  un 
propos  sage.  C'est  la  réflexion  que  je  faisais  sur  moi-même  en 
catéchisant  le  comte,  c'est  ce  que  je  fais  communément  en  caté- 
chisant les  autres;  je  profite  au  moins  des  conseils  que  je  leur 
donne. 

Vous  vous  trompez,  votre  retour  n'est  pas  aussi  éloigné  que 
vous  l'imaginez.  Puisque  votre  mère  voyage,  elle  s'ennuie...  Je 
redoute  pour  vous  le  moment  où  vous  vous  séparerez  de  votre 
chère  sœur. 

11  faut  pourtant  que  j'aille  voir  M'"^  de  Solignac. 

Sitôt  ma  lettre  reçue,  mettez  sous  enveloppe  les  fragments 
de  Clarisse,  et  me  les  renvoyez.  M'"°  d'Epinay  me  les  rede- 
mande. 

On  ne  jouera  pas  le  Droit  du  seigneur:  Grébillon,  qui  n'aime 
pas  \oltaire,  trouve  l'ouvrage  indiscret  ^ 

0  chère  amie,  combien  votre  absence  me  coûte  à  supporter  ! 
J'ai  des  journées  d'un  ennui  qui  m'accable,  alors  je  me  déplais 
partout.  Je  cherche  dans  ma  tète  quelque  endroit  où  je  pourrais 
me  réfugier  ;  je  tourne  d'abord  autour  de  Paris,  peu  à  peu  je 
m'éloigne,  et  je  finis  par  arriver  ou  m'arrêter  où  vous  êtes. 
Revenez  donc  à  moi,  puisque  je  ne  saurais  aller  à  vous.  Je  n'ai 
presque  plus  le  courage  de  vous  écrire  des  nouvelles.  Il  faut 
cependant  que  vous  sachiez  que  M.  Pitt  est  disgracié.  Gela  vaut 
mieux  pour  nous  que  deux  batailles  gagnées.  Le  père  Mala- 
grida  a  été  en  effet  supplicié,  comme  faux  prophète,  par  une 
sentence  de  l'Inquisition.  On  dit  que  le  procès  des  autres  se 
poursuit.  On  en  brûlera  tant  qu'on  voudra;  pourvu  qu'on  n'en 
condamne  aucun  comme  coupable  de  régicide,  la  Société  s'en 
souciera  comme  d'un  zeste. 

Ma  femme  s'est  mise  sur  le  pied  de  faire  des  petites  fêtes 
chez  elle;  j'en  suis  toujours,  et  je  tâche  d'en  faire  de  mon  mieux 
les  honneurs.  Si  vous  connaissiez  un  peu  les  convives  qu'elle  me 

1.  Grébillon  était  censeur  dramatique. 


LETTRES   A    MADEMOISELLE  VOLLAN  U.  71 

donne,  vous  verriez  combien  il  faut  que  je  prenne  sur  moi... 
Ce  sont  aussi  des  soirées  l)ien  maussades  et  bien  bruyantes  que 
celles  que  je  vais  passer  chez  Le  Breton.  Je  vous  peindrais  les 
personnages;  si  j'étais  en  gaieté,  je  vous  réjouirais  de  mon 
ennui.  Hier  j'eus  une  prise  très-forte  avec  le  maître  de  la  mai- 
son. On  était  en  train  de  déchirer  un  honnête  homme  de  notre 
connaissance  :  c'est  Cramer,  libraire,  de  Genève.  J'interrompis 
finement  la  médisance,  et  je  dis  que  je  soufi'rais  avec  impatience 
qu'on  parlât  mal  d'un  honnête  commerçant  étranger,  par  la 
mauvaise  opinion  que  cela  pouvait  me  donner  de  tout  honnête 
commerçant  français.  On  trouva  je  ne  sais  quoi  d'injurieux  dans 
ce  propos  ;  on  s'échauffa,  et  il  était  une  heure  du  matin,  qu'à 
travers  les  cris  je  n'avais  pas  encore  pu  faire  comprendre  à  ces 
sots-là  qu'il  n'y  aurait  rien  de  plus  convenable  que  mon  discours, 
tenu  à  Genève,  en  faveur  d'un  commerçant  français,  et  qu'en 
conséquence  il  n'y  avait  rien  à  y  reprendre,  tenu  à  Paris  en 
faveur  d'un  commerçant  genevois;  qu'il  était  bien  étrange  à 
M.  Le  Breton  de  trouver  offensant  à  sa  table  ce  qu'on  trouverait 
généreux  à  moi  d'avoir  dit  à  la  table  de  M.  Cramer.  Ils  eurent 
le  temps  de  mettre  de  l'eau  dans  leur  vin  pendant  la  nuit,  et  le 
lendemain  ils  me  firent  excuse  de  leur  chaleur  déplacée  de  la 
veille. 

Adieu,  mes  tendres  amies,  nous  sommes  dans  les  grandes 
affaires  jusqu'aux  oreilles.  L'homme  d'ici  chancelle;  sa  place  est 
importante,  elle  sera  sollicitée,  et  nous  préparons  de  loin  nos 
batteries  pour  qu'on  ne  nous  l'enlève  pas.  Nous  tenons  des 
lettres,  des  placets,  des  mémoires  tout  prêts.  Si  Damilaville 
devenait  un  de  ces  matins  M.  le  directeur  général  du  vingtième, 
je  crois  que  son  amie  en  mourrait  de  chagrin.  Elle  aimerait 
mille  fois  mieux  le  posséder  petit  commis  à  mille  écus  de  gages 
par  an  que  de  risquer  de  le  perdre.  M.  le  directeur  a  vingt 
mille  livres  de  rente.  L'amour  inspire  de  singulières  idées  ;  il 
€St  vrai  que  notre  ami  Damilaville  est  un  peu  vain,  mais  c'est 
un  honnête  homme. 

Je  harcèle  notre  imprimeur  ;  je  voudrais  bien  qu'il  m'ac- 
cordât quelques  jours  de  relâche  que  j'irais  passer  au  Grandval. 
L'amitié  que  le  Baron  me  porte  l'exige,  plus  encore  les  égards 
que  je  dois  à  M'"''  d'Aine... 

]Se  soyez  point  surprise  du  décousu  de  tout  ceci  ;   Thiriot, 


72      LETTRES  A  MADEMOISELLE  V  OLLÂND. 

Damilaville  et  quelques  autres  font  un  bruit  horrible  au  milieu 
duquel  je  vous  écris.  C'est  une  incommodité  à  laquelle  je  suis 
souvent  exposé;  mais  ici,  du  moins,  je  ne  crains  point  que  la 
curiosité  s'approche  de  moi  sur  la  pointe  du  pied,  et  vienne, 
penchée  sur  mon  épaule,  lire  les  lignes  que  je  lui  dérobe.  Adieu, 
encore  une  fois.  Ni  moi  non  plus,  je  ne  désire  que  d'être  aimé 
autant  que  j'aime...  Je  suis  un  peu  inquiet  de  la  santé  d'Angé- 
lique^  C'était  comme  une  fluxion  qui  lui  prenait  l'œil,  la  tète,  la 
joue  et  l'oreille  droite;  à  présent  c'est  une  toux  sèche,  avec  de  la 
douleur  de  gorge,  et  un  bruit  rauque  qui  me  chiffonne  ;  demain 
peut-être  cela  ne  sera  plus  rien,  mais  il  y  aura  autre  chose,  et 
on  est  pire  tous  les  jours. 

Comme  je  vous  embrasserais   toutes  deux,  si  j'étais  là  !... 
Ne  m'oubliez  pas  auprès  de  M.  Vialet. 


LXV 

A  Paris,  le  25  octobre  1761. 

Voyons  si  je  parviendrai  à  vous  écrire  un  mot.  Me  voilà  dans 
l'état  d'un  corps  sain,  ou  je  n'y  serai  jamais.  Depuis  plusieurs 
jours,  j'ai  supprimé  toute  nourriture  solide,  et  il  ne  me  reste 
pas  la  moindre  impureté  ;  car  où  serait-elle  encore  ?  et  comment 
serait-elle  produite  ?  J'ai  souffert  des  tranchées  bien  cruelles  et 
sans  savoir  à  quoi  m'en  prendre  ;  car  j'ai  été  sobre  comme  un 
anachorète.  Le  ton  gai  dont  je  vous  parle  de  mon  indisposition 
vous  rassurera  sur  ses  suites,  et  le  premier  courrier  vous  appren- 
dra que  ce  n'est  plus  rien.  Sans  le  caractère  de  philosophe  dont 
il  faut  soutenir  la  dignité,  surtout  aux  yeux  du  vulgaire  qui 
nous  entoure,  je  vous  assure  que  j'aurais  crié  plus  d'une  fois, 
au  lieu  qu'il  a  fallu  soupirer,  se  mordre  les  lèvres  et  se  tordre. 
Si  je  ne  craignais  de  me  perdre  dans  votre  esprit,  je  vous 
avouerais  que  j'ai  même  fait  par  forfanterie  quelques  mauvaises 

1.  Sa  fille. 


LETTRr:s    A   MADKMOISFJ.LE   VOLLANi).  73 

plaisanteries.  N'en  dites  mot  ;  elles  m'ont  fait  un  honneur 
infini. 

Eh  non!  cette  femme  n'est  pas  heureuse.  Est-ce  que  le  bon- 
heur est  fait  pour  les  âmes  d'une  certaine  trempe?  Dites  comme 
moi  ;  elle  se  désespère  dans  des  moments  où  l'on  ne  soupçonne 
pas  seulement  la  faute  qu'on  a  commise.  Si  elle  se  plaignait, 
on  entendrait  à  peine  ce  qu'elle  veut  dire.  Aussi  prend-elle  le 
parti  de  souiïrir  et  de  se  taire.  Nous  y  dînions  la  semaine  pas- 
sée, lorsque  notre  repas  fut  troublé  par  une  aventure  effroyable. 
Imaginez  un  enfant  qui  se  présente  à  sa  mère  dans  un  tour- 
billon de  feu.  Si  cette  femme  eût  été  seule,  l'enfant  était  bridé, 
elle  peut-être  et  toute  la  maison  ;  car,  à  cette  vue,  elle  ne  fit 
que  pousser  un  cri  et  tomber  évanouie.  Voilà  à  quoi  sert  la  sen- 
sibilité, quand  elle  est  excessive.  Vous  devinez  de  reste  la  cause 
de  cet  accident.  Le  lendemain,  notre  ami  envoya  savoir  comment 
elle  se  portait;  mais  il  fallait  venir. 

Vous  avez  fait  un  voyage  bien  maussade.  L'unique  ressource 
en  ces  occasions,  c'est  de  tout  regarder  d'un  oeil  ironique.  Je 
me  souviens  de  in'être  trouvé  fort  bien  dans  un  château  tel 
que  celui  que  vous  me  peignez.  Tout  nous  apprêtait  à  rire,  jus- 
qu'aux pots  de  chambre  qu'on  avait  remplacés  par  des  pots  de 
fleurs  de  faïence,  dont  on  avait  bouché  les  trous  du  fond  avec 
des  bouchons  de  bouteille.  On  réduirait  à  bien  peu  de  choses 
les  misères  de  la  vie,  si  on  les  envisageait  du  côté  ridicule, 
car  la  méchanceté  est  toujours  ridicule  par  quelque  endroit  ; 
mais  c'est  que  l'indignation  s'en  mêle,  on  est  offensé,  ou  l'on 
se  met  à  la  place  de  celui  qui  l'est,  et  l'on  se  fâche  au  lieu  de 
rire. 

Nos  deux  petits  Allemands  ont  tant  fait  qu'ils  m'ont  entraîné 
à  leur  auberge.  Leur  dîner  fut  détestable  ;  cela  ne  l'empêcha 
pas  d'être  gai.  Ils  prétendirent  qu'il  avait  été  apprêté  d'après 
les  maximes  d'Apicius  Ciclius,  ce  fameux  gourmand  romain,  qui 
se  tua  parce  qu'il  ne  lui  restait  plus  que  deux  millions,  avec 
lesquels,  selon  lui,  il  était  impossible  à  un  honnête  homme  de 
vivre.  Mais  une  chose  qui  m'aurait  fait  oublier  les  mets  les  plus 
grossiers,  c'est  la  vue  de  deux  jeunes  hommes  pleins  d'inno- 
cence, d'esprit  et  de  candeur,  et  s'aimant  dune  amitié  qui  se 
montrait  à  chaque  instant  de  la  manière  la  plus  douce  et  la  plus 
fine.  Ils  me  récitèrent  quelques-uns  de  leurs  ouvrages;  il  fallait 


74  LETTRES   A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

voir  quel  plaisir  ils  avaient  à  se  préférer  l'un  à  l'autre:  «  Cette 
prose  est  charmante.  —  Eh,  non,  mon  ami,  c'est  celle  que 
vous  avez  écrite  sur  tel  sujet  qu'il  faut  entendre,  pour  être  dé- 
goûté de   la  mienne.   Dites-nous-la »   Le  plus  jeune,  qui 

s'appelle  Nicolaï,  nous  récita  la  fable  suivante  :  «  Sur  la  fui  de 
l'été,  des  fourmis,  les  plus  laborieuses  du  canton,  avaient  rempli 
leurs  magasins  ;  elles  regardaient  leurs  provisions  avec  des  yeux 
satisfaits,  lorsque  tout  à  coup  le  ciel  s'obscurcit  de  nuages,  et 
il  tombe  sur  la  terre  un  déluge  d'eau  qui  disperse  tous  les  grains 
amassés  à  si  grande  peine,  et  qui  noie  une  partie  du  petit 
peuple.  Celles  qui  restaient,  poussant  leurs  plaintes  vers  le  ciel, 
disaient,  en  demandant  raison  de  cet  outrage  :  «  Pourquoi  ce 
((  déluge?  à  quoi  servent  ces  eaux?  »  Et,  pendant  que  ces  four- 
mis se  plaignaient,  Marc-Aurèle  et  toute  son  armée  mouraient 
de  soif  dans  un  désert.  »  Méditez  cela,  mes  amies.  L'autre,  qui 
s'appelle  M.  de  La  Fermière,  nous  dit  qu'un  père  avait  un 
enfant.  Il  avait  tout  fait  pour  le  rendre  heureux  ;  mais  il  s'aper- 
cevait bien  que  tous  ses  soins  seraient  inutiles,  si  le  ciel  ne  les 
secondait  en  écartant  les  circonstances  malheureuses.  Il  alla  au 
temple;  il  s'adressa  aux  dieux,  il  les  pria  sur  son  enfant: 
<(  Dieux,  leur  dit-il,  j'ai  fait  tout  ce  que  je  pouvais  ;  l'enfant  a 
u  fait  tout  ce  qu'il  pouvait,  remplissez  aussi  votre  fonction.  » 
Les  dieux  lui  répondirent  :  a  Homme,  retourne  chez  toi  ;  nous 
M  t'avons  entendu  ;  ton  fds  et  toi,  vous  jouirez  du  plus  grand 
«  bonheur  que  les  mortels  puissent  se  promettre.  »  Ce  père, 
bien  satisfait,  s'en  retourne  ;  il  trouve  son  lils  mort,  et  il  tombe 
mort  sur  son  fils.  11  faut  que  la  vie  soit  en  effet  une  mau- 
vaise chose  :  car  cette  prière,  j'en  devinai  la  fin,  et  je  ne  l'ai 
presque  récitée  à  personne  qui  n'en  ait  deviné  la  fin  comme 
moi. 

Si  j'étais  à  côté  d'Uranie,  je  lui  baiserais  la  main  pour  la 

fleur  posthume  qu'elle  me  présente;  acquittez-moi Eh  bien! 

il  vous  vient  donc  quelquefois  des  idées  folles?  Continuez  de  vous 
bien  porter,  et  conservez-moi  cette  santé. 

Vous  devez  avoir  à  présent  la  lettre  de  M.  Vialet.  Je  vous  l'ai 
dit  cent  fois,  et  vous  ne  vous  corrigez  point;  vous  vous  pressez 
toujours  trop  de  me  gronder.  Le  morceau  Sur  les  probabilités 
est  un  grimoire  qui  ne  vous  amusera  pas.  Les  chansons  écos- 
saises sont  entre  les  mains  de  M.  de  Saint-Lambert  qui  ne  rend 


LETTRES   A    MADEMOISELLE  VOLLAM).  75 

rien,  parce  qu'il  communique  tout  ce  qu'on  lui  prête  à 
M'"''  cl'Houdetot,  qui  perd  tout.  Grimni  a  le  morceau  que  j'ai 
traduit.  Je  trem])le  de  vous  envoyer  Miss  Sara  Sampson  \  de 
peur  qu'il  ne  vous  en  arrive  comme  à  moi,  et  que  si  l'on  venait, 
comme  on  vient  de  me  faire,  à  décacheter  le  paquet,  on  ne  le 
taxât,  et  qu'il  ne  vous  en  coûtât  une  vingtaine  de  francs.  Malgré 
cela,  nous  risquerons,  si  vous  l'ordonnez.  Il  y  a  cent  à  parier 
contre  un  que  nous  réussirons  ;  voyez. 

Vous  n'aimez  pas  que  mes  amis,  les  hommes  les  plus  volon- 
taires du  monde,  et  surtout  Grimm,  le  plus  volontaire  d'entre 
eux,  me  boudent  de  ce  que  je  m'émancipe  quelquefois  à  faire 
ma  volonté;  ni  moi  non  plus,  je  ne  l'aime  pas.  Mais  soyons 
justes.  Ont-ils  eu  tort  de  prendre  et  d'exercer  un  empire  que 
je  leur  abandonnais?  Aurais-je,  à  leur  place,  été  plus  sage, 
plus  discret  qu'eux?  N'y  a-t-il  personne  que  je  domine  sans 
en  avoir  d'autre  droit  que  la  faiblesse  de  celui  qui  se  laisse 
dominer? 

Ne  me  parlez  pas  de  cette  petite  guenon  de  AI"'  Arnould.  S'il 
lui  restait  l'ombre  du  sentiment,  la  lettre  d'excuse  que  le  comte 
vient  de  lui  écrire,  en  lui  faisant  six  mille  livres  de  pension,  la 
ferait  crever  de  douleur.  C'est  une  lettre  bien  faite;  c'est  une 
excuse  bien  cruelle.  Il  n'aurait  jamais  cru  qu'il  fût  un  jour  dans 
le  cas  de  mettre  un  prix  à  sa  tendresse,  et  cœtera,  et  cœtera.  Le 
texte  est  beau,  comme  vous  voyez.  Il  vient  de  publier  un  nou- 
vel amphigouri  ;  c'est  M"''  Arnould  qu'il  promène  chez  des 
prêtres,  chez  l'archevêque,  chez  M.  de  lîombaude,  et  enfin  chez 
l'ami  Pompignan.  Le  morceau  de  Pompignan  est  assez  bien.  Il 
l'avait  vu  la  nuit  en  vision  :  c'est  avec  elle  qu'il  doit  consom- 
mer l'effet  de  la  grâce  antiphilosophique.  Gomme  l'Antéchrist 
doit  naître  d'une  religieuse  qui  apostasie  et  d'un  pape  sans 
mœurs,  le  destructeur  de  la  philosophie  moderne  doit  naître 
d'un  poëte  qui  a  renoncé  à  toute  vanité,  et  d'une  actrice  qui 
a  quitté  le  péché,  etc.,  encore  :  car  il  suffit  de  vous  mettre 
sur  la  voie. 

Vous  jugez  bien  vite  mon  avocat.  Uranie,  je  vous  le 
recommande;  prenez  un  peu  sa  défense.  Aurez-vous  donc  bien  de 

1.  Pièce  anglaise  dont  Diderot  n'a  pas  publié  la  traduction.  Voir  la  note  de  la 
page  434,  tome  VIIL 


76  LETTRES    A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

la  peine  à  prouver  que  le  comble  de  la  perfection  est  de  préférer 
l'intérêt  public  à  tout  autre,  et  le  comble  du  désordre  de  pré- 
férer l'intérêt  étranger,  quel  qu'il  soit,  au  personnel,  à  l'intérêt 
public?  Quoi!  rien  au  monde  ne  doit-il  nous  faire  tromper  la 
confiance  qu'on  a  en  nous?  Oserez-vous  bien  avouer  ce  prin- 
cipe généralement?  Car,  après  tout,  c'est  le  seul  moyen  que  l'on 
puisse  employer  contre  mon  avocat. 

Enfin  vous  l'avez  donc  deviné,  mon  cénobite'!  c'est  bien  de 
ma  faute  ;  il  n'a  tenu  qu'à  moi  de  vous  y  intéresser  plus  d'un 
mois,  sans  que  vous  trouvassiez  le  mot  de  l'énigme  ;  mais,  si  je 
vous  trompais  jamais,  je  voudrais  que  ce  fût  en  matière  plus 
grave.  Oh  !  quel  bond  vous  faites  en  arrière  !  Rassurez-vous,  je 
ne  vous  tromperai  jamais. 

A  propos  d'Uranie  et  de  vous,  qu'elle  y  prenne  garde  ;  rien 
n'est  si  indécent  que  cette  occupation.  Quand  les  idées  sont 
douceSj  agréables,  la  manivelle  va  doucement;  sont-elles 
violentes,  impétueuses,  colères,  la  manivelle  va  comme  le 
vent. 

Nous  avons  fait  un  dîner  sous  les  chevaux  -,  un  dîner  chez 
Montamy,  un  autre  je  ne  sais  où.  N'allez  pas  imaginer  que  ce 
sont  ces  dîners  qui  m'ont  tué;  encore  une  fois,  j'ai  été  sobre  au 
grand  scandale  des  convives.  Le  Baron,  qui  était  du  dîner, 
avait  eu  l'intention  d'écrire  cà  Le  Breton,  pour  qu'il  me  laissât 
respirer  un  moment  que  j'irais  passer  au  Grandval.  Tout  était 
arrangé;  nous  avions  redoublé  de  voiles,  et,  après  cela,  l'indis- 
position importune  qui  me  retient  ;  plus  de  Chevrette,  plus  de 
Grandval,  plus  de  Massy,  et  puis  il  fait  un  temps,  un  temps! 
Mais,  quelque  temps  qu'il  fasse,  je  suis  bien  avec  mes  amis.  S'il 
m'était  donné  d'aller  passer  la  mauvaise  saison  à  Isle,  je  vous 
jure  que  ce  serait  bien  la  plus  belle.  Eh  bien  !  c'est  donc  pour 
la  fin  du  mois  prochain,  ou  le  milieu,  ou  la  fin  de  l'autre!  car 
le  premier  mot  de  Morphyse  est  bien  loin  de  son  dernier  mot. 
Adieu,  mes  amies;  portez-vous  bien.  11  n'y  a  personne  au  monde 
qui  vous  estime  plus  que  moi  ;  il  n'y  a  personne  au  monde  que 
j'estime  plus  que  vous. 


1 .  Voir  la  note  do  la  page  51). 

2.  A  l'entrée  des  Cliamps-Éhsces. 


LETTRES    A    M  A  nK\IOISF-:LLE   VOLEAND.  77 


'28  octolirc  ITtil. 

Il  y  a  trois  jours  que  j'ai  cette  lettre  toute  prête.  Je  l'écrivis 
chez  Le  Breton,  au  milieu  des  douleurs  les  plus  aiguës  que  ma 
colique  m'eût  encore  fait  soufi'rir.  Je  comptais  la  porter  le  soir 
même  chez  Damilaville,  mais  le  mal,  le  mauvais  temps  et 
l'heure  m'en  empêchèrent.  Le  lendemain,  j'ai  été  alité.  Hier, 
on  me  purgea.  Aujourd'hui,  jour  de  Saint-Simon,  me  voilà  de- 
bout, habillé,  arrivant  ici,  et  ne  ressentant  plus  de  mon  mal 
qu'une  douleur  sourde  dans  le  ventre  ;  et,  comme  la  diarrhée, 
les  clystères,  la  boisson  et  la  médecine  m'ont  entièrement 
affaibli,  je  ne  marche  pas  trop  ferme.  Le  repos  et  les  aliments 
répareront  tout  en  un  moment. 

Voilà  un  second  coup  de  fouet  que  M.  de  Pompignan  vient 
de  s'attirer  de  l'homme  de  Genève,  pour  son  maussade  et  imper- 
tinent conte  qu'il  a  intitulé  Éloge  lihtorique  de  M.  de  Bour- 
gogne '. 

Joignez  mes  adieux  aux  vôtres,  en  quittant  Uranie.  Puis- 
qu'elle nous  a  tous  deux  quand  elle  a  l'un  ou  l'autre,  en  quittant 
l'un  ou  l'autre,  elle  nous  quitte  tous  deux.  Revenez.  L'ennui  et 
le  malaise  m'accablent.  Je  passe  une  partie  des  nuits  à  vous 
parler  et  à  vous  écrire,  comme  si  je  ne  devais  plus  vous  revoir. 
Cela  n'est  pas  gai,  mais  cela  est  du  moins  fort  tendre.  N'allez 
pas  compter  ces  instants  entre  les  plus  mauvais.  Je  sens  alors 
comT)ien  vous  m'êtes  chère,  et,  par  l'effet  que  je  produis  sur 
vous,  je  vois  combien  je  suis  chéri.  Je  vous  ai  dit  des  choses 
très-douces;  j'ai  vu  toute  votre  sensibilité,  et  le  lendemain 
j'espère  de  vous  revoir.  Qui  amant,  ipsi  sihi  somnia  fingmit. 
Le  prémontré  vous  expliquera  cela  tout  courant  ;  ce  latin  est 
encore  à  sa  portée.  Si  cependant  il  s'était  promis  de  plaire  à 
l'une  ou  à  l'autre,  il  prendrait  cela  pour  un  persiflage.  Voyez, 
car  il  faut  tout  prévenir  et  prévoir. 


1.  1761,  in-8.  Le  premier  coup  do  fouet  était  les  Car  à  M.  Le  Franc  de  Pom- 
pignan (octobre  1761)  ;  le  second,  les  Ah!  Ahl  à  Moïse  Le  Franc  de  l'umpignan; 
du  môme  mois  de  la  même  année.  (T.) 


78  LETTRES   A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 


LXYI 


Paris,  le  25  juillet  1762. 


Je  croyais  avoir  rétabli  la  paix  dans  notre  société.  Je  me 
suis  trompé.  La  dame  de  la  Briche*  exige  des  excuses  et  des 
réparations;  le  silence  aurait  tout  arrangé;  mais  ils  n'ont  pas 
voulu  se  taire,  et  voilà  une  femme  qui  ne  reparaîtra  plus  parmi 
nous  et  un  homme  qui  s'en  exclura,  parce  qu'il  s'y  croira  obligé 
par  décence;  et  puis  des  caquets  sans  fin.  J'en  ai  des  vapeurs; 
au  reste  mon  parti  est  tout  pris,  c'est  de  me  tenir  à  l'écart  et 
d'attendre  le  moment  de  refaire  le  rôle  de  pacificateur,  le  seul 
qui  me  convienne,  et  de  tenir  mes  doigts  dans  mes  oreilles, 
afin  d'ignorer  le  mal  qu'ils  vont  dire  les  uns  des  autres. 

L'ami  Le  Roy  boude  toujours  M"""  de...  Il  fallait  donc  qu'il 
se  crût  bien  sûr  de  son  fait.  H  est  venu  dîner  avec  nous  jeudi. 
Il  avait  le  visage  de  la  mauvaise  conscience.  Il  se  proposait  de 
monter  à  cheval  sur  le  soir  avec  sa  bien-aimée,  qui  ne  s'en  est 
pas  souciée,  et  il  n'en  a  boudé  que  davantage;  mais  M'"^  de... 
dit  que  les  boudeurs  se  corrigent  eux-mêmes,  quand  on  ne 
les  regarde  pas. 

Je  ne  sais  où  en  sont  les  affaires  de  Suard,  mais  il  me  semble 
un  peu  remis.  Serait-ce  qu'il  y  a  des  remords  qui  s'étouffent 
par  la  répétition  du  crime?  Je  ne  sais,  mais  si  je  vous  étais  une 
fois  infidèle,  il  me  semble  que  je  ne  m'en  tiendrais  pas  là;  il 
ne  faut  donc  pas  commencer. 

M.  Suard  nous  présenta  un  Français  tout  frais  débarqué  de 
Copenhague.  Cet  homme  nous  débita  des  choses  incroyables  de 
l'amour  des  peuples  pour  leur  souverain  et  de  l'amour  du 
souverain  pour  les  peuples.  On  dirait  que  c'est  chez  le  Danois 
que  le  patriotisme  s'est  réfugié.  Voici  une  scène  dont  il  a  été 
témoin,  et  que  vous  voudriez  bien  avoir  vue.  C'était  à  l'instal- 
lation de  la  statue  équestre  du  roi,  sur  une  des  places  publiques 
de  la  capitale  ;  le  concours  du  peuple  était   immense.  Le  mo- 

1.  M™'^  d'Épinay. 


LKTTRES  A  MADEMOISELLK   VOLLAND.  70 

narque  était  venu  accompagné  de  toute  sa  cour.  A  peine  avait-il 
paru,  que  voilà  tout  à  coup  deux  à  trois  cent  mille  voix  qui 
s'élèvent  et  qui  crient  à  la  fois  :  Vive  notre  roi!  vive  noire  bon 
roi!  vive  notre  maître,  notre  ami,  notre  jyère!  et  le  souverain, 
partageant  aussi  tout  à  coup  le  transport  de  son  peuple,  d'ou- 
vrir la  portière  do  son  carrosse,  de  s'élancer  dans  la  foule,  de 
jeter  son  chapeau  en  l'air,  et  de  s'écrier  :  Vive  inon  j^^^^pl^  • 
vivent  mes  sujets!  virent  mes  amis!  vivent  nws  enfants!  et  d'em- 
brasser tous  ceux  qui  se  présentaient  à  lui.  Ah!  mon  amie,  que 
cela  est  rare  et  beau!  L'idée  de  ce  spectacle  me  fait  tressaillir 
de  joie,  mon  cœur  en  palpite,  et  je  sens  les  larmes  en  tourner 
dans  mes  yeux.  Ce  récit  nous  a  tous  également  attendris.  Je 
relis  cet  endroit  de  ma  lettre  et  il  m'attendrit  encore.  Convenez 
que  ce  chapeau  jeté  en  l'air  marque  une  âme  bien  enivrée.  Quel 
est  d'entre  ses  sujets  le  fortuné  qui  est  resté  possesseur  de  ce 
chapeau?  Si  c'était  moi,  on  m'en  donnerait  sa  forme  toute  pleine 
d'or  que  je  n'échangerais  pas.  Quel  plaisir  j'aurais  de  le  mon- 
trer à  mes  enfants,  mes  enfants  aux  leurs,  et  ainsi  de  suite  jus- 
qu'à ce  que  la  famille  s'éteignît!  Combien  l'heureux  moment 
qui  m'en  aurait  rendu  possesseur  se  serait  répété!  combien  je 
raconterais  de  fois  la  chose  avant  que  de  mourir!  Croyez-vous 
que  quelqu'un  osât  jamais  le  mettre  sur  sa  tête?  Cet  effet  ne 
serait-il  pas  mille  fois  plus  précieux  que  l'épée  de  César  Borgia, 
où  l'on  voit  encore  des  gouttes  de  sang?  L'histoire  de  cette 
journée  fera  verser  des  larmes  de  joie  dans  deux  cents  ans, 
dans  mille  ans  d'ici  :  qu'elle  fut  belle  pour  le  monarque!  qu'elle 
fut  belle  pour  ses  sujets!  Voilà  le  bonheur  que  j'envie  aux  maîtres 
de  la  terre;  causer  l'ivresse  d'un  peuple  immense,  la  voir,  la 
partager:  c'est  pour  en  mourir  de  plaisir.  Au  milieu  de  cette 
allégresse  publique,  il  fallait  avoir  perdu  son  père,  ou  avoir  été 
trahi  de  sa  maîtresse  pour  être  triste. 

M.  Suard  part  demain  pour  la  Chevrette.  Assis  au  frais  à 
côté  de  lui,  sur  une  chaise,  aux  Tuileries,  je  lui  disais  :  «  Vous 
êtes  mieux,  ce  me  semble,  et  je  m'en  réjouis.  —  Oui,  me  ré- 
pondit-il, je  suis  mieux  dans  ce  moment,  mais  peut-être  que 
demain  au  soir  je  serai  plus  mal.  »  A  qui  en  veut-il?  est-ce  à 
la  dame  de  la  Briche,  est-ce  à  la  dame  de...?  Celle-ci  ne  se 
tient  pas  d'aise  de  se  croire  délivrée  de  l'autre;  mais  elle  paraît 
regretter  sincèrement  son  ami. 


80      LETTRES  A  MADEM(3ISELLE  VOLLAND. 

Il  y  a  quinze  jours  qu'il  régnait  clans  cette  maison  une  con- 
corde charmante  :  on  riait,  on  plaisantait,  on  embrassait,  on  se 
disait  tout  ce  qui  venait  à  la  bouche;  les  hommes  étaient 
aux  genoux  des  femmes,  les  amants  s'en  amusaient,  les  époux 
n'y  prenaient  pas  garde.  Aujourd'hui  on  est  sérieux;  on  se 
tient  écartés  les  uns  des  autres,  on  se  fait  en  entrant,  en 
passant,  en  sortant,  des  révérences  et  des  compliments  ;  on 
s'écoute,  on  ne  se  parle  guère,  parce  qu'on  ne  sait  que  se 
dire^  et  qu'on  n'ose  se  dire  ce  qu'on  sait;  on  met  de  l'im- 
portance à  tout,  parce  qu'on  n'est  plus  innocent  :  je  vois  tout 
cela  et  je  péris  d'ennui. 

M""^  Geolïrin  était  venue  sur  le  midi;  elle  se  proposait  de 
dîner,  mais  saisie  tout  à  coup  de  cet  ennui  qui  la  gagnait,  sans 
qu'elle  s'en  aperçût,  étonnée  comme  l'eût  été  quelqu'un  qui 
n'aurait  plus  reconnu  les  visages,  s'appliquant  peut-être  à  elle- 
même  l'embarras  des  autres,  elle  regarde,  elle  se  damne  sur  sa 
chaise;  elle  veut  être  plaisante, personne  ne  la  seconde,  à  peine 
on  lui  sourit  ;  elle  se  tait,  fait  des  nœuds,  bâille  une  fois  ou  deux, 
se  lève  et  s'en  va.  Et  l'abbé  Follet  qui  lui  crie  :  «  Madame,  vous 
nous  quittez?  »  Et  elle  qui  lui  répond  :  «  Il  n'y  a  personne  au- 
jourd'hui, une  autre  fois  je  reviendrai.  »  Adieu  nos  jolis  sou- 
pers des  lundis.  Ceux  qui  ne  savent  pas  encore  le  mot  de  l'énigme 
se  parlent  à  l'oreille  et  se  demandent  qu'est-ce  qu'il  y  a  de 
nouveau  ici.  Dans  quinzaine  ils  le  sauront,  et  Dieu  sait  ce  qu'ils 
en  diront  eux  et  les  autres.  J'entends  tous  les  propos  d'avance, 
et  je  m'en  afflige. 

M.  Suard  revient  après-demain  de  la  Briche  ;  je  suis  curieux 
de  la  mine  qu'il  en  rapportera  :  allongée,  tout  est  dit  ;  gaie, 
tout  est  encore  dit.  Uranie,  qu'en  dites-vous?  J'ai  de  la  peine  à 
croire  qu'on  soit  bien  fait  pour  l'amitié,  quand  on  n'est  point 
fait  pour  la  tendresse;  sait-on  aimer  un  homme  quand  on  ne 
sait  pas  connaître  la  misérable  condition  des  femmes,  et  prendre 
sur  soi  les  soins  si  délicats  et  si  doux  d'en  consoler  une  au 
moins? 

iMa  Ituitièmel  vous  vous  trompez,  chère  amie,  c'est  la 
neuvième,  ou  il  y  en  a  une  d'égarée;  comptez  bien;  voici  ma 
douzième  lettre.  Un  mot  de  réponse  là-dessus;  il  y  a  dans  ces 
lettres  tant  de  choses  que  je  n'écris  que  pour  mon  amie,  que 
j'ignore  pour  le  reste  de  la  terre  ! 


LETTRES   A  MADEMOISELLE  VOLLANI).  81 

Le  livre  de  Boulanger  est  Irès-rare  ici^;  nous  cii  avons  fait 
venir,  par  la  poste,  deux  ou  trois  exemplaires  qu'on  nous  a 
souillés.  Sachez  d'Uranie  si  l'épître  dédicatoire  est  à  son  exem- 
plaire. Nous  aurons  Emile  pour  peu  de  chose,  et  je  ne  tardeia,i 
pas  de  l'envoyer  àMorphyse. 

Je  n'ai  pas  encore  vu  Al.  Duval,  et  je  me  le  reproche. 

Hier  j'aperçus  Fayolle  et  Mélanie  aux  Tuileries,  Mélanie  en 
beau  taffetas  blanc,  mais  fort  changée;  Fayolle  plus  vermeil  que 
la  rose  au  matin,  et  entre  le  frère  et  la  sœur,  une  jeune  personne 
assez  grande,  mesquinement  vêtue,  mais  d'une  figure  et  d'une 
taille  qui  se  faisaient  remarquer.  Je  ne  sais  qui  elle  est.  Je  ne 
pense  pas  l'avoir  jamais  vue  ni  chez  vous  ni  chez  .\I'"''deSolignac. 

Je  vous  parlerai  une  autre  fois  de  mon  nouvel  arrangement 
avec  mes  libraires,  si  vous  m'en  faites  ressouvenir. 

M'"*  Diderot  a  été  fort  malade  de  la.  petite  poste  ;  c'est  ainsi 
qu'ils  appellent  la  maladie  courante.  Elle  se  porte  mieux;  il  ne 
lui  est  resté  qu'une  douleur  vers  le  pli  de  l'aine,  et  qu'une  mau- 
vaise humeur  qui  chassera  de  chez  moi  la  pauvre  Jeanneton  ; 
il  est  impossible  qu'elle  tienne;  j'en  suis  fâché,  les  domestiques 
passables  ne  sont  pas  communs 

Je  ne  suis  plus  surpris  que  vous  vous  fassiez  au  séjour  d'isle; 
on  est  heureux  partout  où  l'on  fait  le  bien  :  aimer  ou  faire  le 
bien,  c'est,  comme  vous  savez,  ma  devise.  Vous  pensez  juste, 
il  ne  suffit  pas  de  faire  le  bien,  il  faut  encore  le  bien  faire. 
Continuez.  Soulagez  les  malheureux;  c'est  le  vrai  moyen  de 
vous  consoler  de  mon  absence.  Je  disais  au  Baron,  lorsqu'il  perdit 
sa  première  femme,  et  qu'il  croyait  qu'il  n'y  avait  plus  de  bon- 
heur pour  lui  dans  la  vie  :  «  Sortez  de  chez  vous,  courez  après 
les  malheureux,  soulagez-les,  et  vous  vous  plaindrez  après  de 
votre  sort,  si  vous  l'osez.  » 

Rousseau,  dont  vous  me  parlez  encore,  fait  un  beau  vacarme 
à  Genève.  Les  peuples,  irrités  de  la  présomption  de  l'auteur  et 
de  ses  ouvrages,  se  sont  assemblés  en  tumulte,  et  ont  déclaré 
unanimement  au  consistoire  des  ministres  que  la  Profession  de 
■foi  du  Vicaire  savoyard  était  la  leur.  Eh  bien!  voilà  un  petit 
événement,  de  rien  en  lui-même,  qui  aura  fait  abjurer  en  un 
jour   la  religion   chrétienne   à  vingt   mille  âmes.  Oh!  que  ce 

1,  Recherches  sur  l'origine  du  despotisme  orientai,  Genève,  1701,  iii-12. 
XIX.  6 


82  LETTRES  A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

monde-ci  serait  une  bonne  comédie,  si  l'on  n'y  faisait  pas  un 
rôle;  si  l'on  existait,  par  exemple,  dans  quelque  point  de  l'es- 
pace, dans  cet  intervalle  des  orbes  célestes  où  sommeillent  les 
dieux  d'Épicure,  bien  loin,  bien  loin,  d'où  l'on  voit  ce  globe  sur 
lequel  nous  trottons  si  fièrement  gros  tout  au  plus  comme  une 
citrouille,  et  d'où  l'on  observât,  avec  le  télescope,  la  multitude 
infinie  des  allures  diverses  de  tous  ces  pucerons  à  deux  pieds, 
qu'on  appelle  des  hommes!  Je  ne  veux  voir  les  scènes  de  la  vie 
qu'en  petit,  afin  que  celles  qui  ont  un  caractère  d'atrocité  soient 
réduites  à  un  pouce  d'espace  et  à  des  acteurs  d'une  demi-ligne 
de  hauteur,  et  qu'elles  ne  m'inspirent  plus  des  sentiments  d'hor- 
reur ou  de  douleur  violents.  Mais  n'est-ce  pas  une  chose  bien 
bizarre  que  la  révolte  que  l'injustice  nous  cause  soit  en  raison 
de  l'espace  et  des  masses?  J'entre  en  fureur  si  un  grand  animal 
en  attaque  injustement  un  autre.  Je  ne  sens  rien,  si  ce  sont 
deux  atomes  qui  se  blessent;  combien  nos  sens  influent  sur  notre 
morale!  Le  beau  texte  pour  philosopher!  Qu'en  dites-vous, 
Uranie? 

C'est  précisément  parce  que  cette  Profession  de  foi  est  une 
espèce  de  galimatias,  que  les  têtes  du  peuple  en  sont  tournées. 
La  raison,  qui  ne  présente  aucune  étrangeté,  n'étonne  pas  assez, 
et  la  populace  veut  être  étonnée. 

Je  vois  Rousseau  tourner  tout  autour  d'une  capucinière  où 
il  se  fourrera  quelqu'un  de  ces  matins.  Rien  ne  tient  dans  ses 
idées;  c'est  un  homme  excessif  qui  est  ballotté  de  l'athéisme  au 
baptême  des  cloches.  Qui  sait  où  il  s'arrêtera? 

Le  texte  courant  de  nos  causeries,  c'est  tantôt  la  politique, 
tantôt  la  religion  ;  nous  rabâchons  notre  catéchisme.  Le  plaisant 
de  cela,  c'est  que  Gros-Jean  remontre  à  son  curé;  il  lui  prêche 
ses  propres  sermons.  Qu'il  aille,  qu'il  aille;  n'est-on  pas  trop 
flatté  de  retrouver  ses  opinions  dans  l'âme  de  ses  amis? 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  Je  vous  souhaite  inces- 
samment celle  à  qui  vous  ouvrirez  votre  âme,  et  à  qui  vous 
parlerez  de  moi.  Yoilà  ma  douzième;  je  persiste. 

Les  journées  très-chaudes  sont  suivies  de  soirées  très-fraîches. 
Veillez  sur  votre  santé;  ne  vous  exposez  pas  au  serein;  vous 
connaissez  quelle  méchante  petite  poitrine  de  chat  vous  avez  et 
à  quels  ferribj*es  rhumes  vous  êtes  sujette.  Si  Uranie  était  à  côté 
de  vous,  je  serais  plus  tranquille. 


LETTRES  A    MADEMOISELLE  VOLLAND.  83 

J'attends  avec  impatience  votre  réponse  à  ma  dernière  lettre. 
Étes-vous  toujours  seule?  Adieu  mille  fois,  et  mille  baisers  de 
loin  qui  n'en  valent  pas  un  de  près. 


LXVII 

Paris,  ce  28  juillet    17G2. 

Voici  encore  tout  plein  de  bâtons  rompus...  Si  vous  ne 
vous  rappelez  pas  vos  propres  lettres,  celle-ci  sera  pire  qu'un 
chapitre  de  l'Apocalypse. 

Voilà  donc  une  de  mes  lettres  perdue;  et  qui  sait  ce  qu'il  y 
a  dans  cette  lettre,  en  quelles  mains  elle  est  tombée,  et  l'usage 
qu'on  en  fera?  Cornus  ne  perfectionnera-t-il  pas  son  secret?  Ce 
Cornus  est  un  charlatan  du  rempart  qui  tourne  l'esprit  à  tous 
nos  physiciens.  Son  secret  consiste  à  établir  de  la  correspon- 
dance d'une  chambre  à  une  autre,  entre  deux  personnes,  sans 
le  concours  sensible  d'aucun  agent  intermédiaire.  Si  cet  homme- 
là  étendait  un  jour  la  correspondance  d'une  ville  à  une  autre, 
d'un  endroit  à  quelques  centaines  de  lieues  de  cet  endroit,  la 
jolie  chose!  Il  ne  s'agirait  plus  que  d'avoir  chacun  sa  boîte; 
ces  boîtes  seraient  comme  deux  petites  imprimeries,  où  tout  ce 
qui  s'imprimerait  dans  l'une,  subitement  s'imprimerait  dans 
l'autre...  Trêve  de  plaisanterie,  si  Morphyse,  si  Damilaville, 
ou  M.  Gillet...;  vous  m'entendez,  après  tout,  tant  pis  pour  les 
deux  premiers  :  ils  n'auraient  eu  que  ce  qu'on  gagne  à  écouter 
aux  portes. 

A  présent,  que  tout  est  sens  dessus  dessous  chez  M...., 
on  m'y  voit  peu  ;  je  ne  veux  pas  qu'on  me  fasse  parler.  Ils 
ont  brouillé  leur  écheveau,  qu'ils  le  débrouillent.  Les  longues 
soirées  que  j'allais  passer  là,  je  les  emploie  à  lire,  à  prendre  le 
frais  sur  le  bord  de  la  rivière,  à  voir,  de  la  pointe  de  l'île,  les 
eaux  de  la  Marne  qui  viennent  de  vous  à  moi,  et  à  leur  deman- 
der des  nouvelles  des  pieds  blancs  de  celle  que  j'aime;  et  puis 
quand  la  tête  est  prise  de  ces  idées-là,  on  ne  saurait  s'en  tirer  ; 
elles  sont  si  douces  !  Gomme  les  heures  coulent  !  que  le  temps 


8^  LETTRES  A   MADEMOISELLE    VOLLAND. 

est  court  !  la  nuit  est  venue  qu'on  n'en  est  pas  à  la  moitié  de 
ce  qu'on  avait  à  se  dire. 

Si  je  reste  à  la  maison,  je  fais  répéter  à  l'enfant  ses  leçons 
de  clavecin.  Les  jolis  doigts  qu'elle  aura!  de  l'aisance,  de  la 
mollesse,  de  la  grâce;  je  voudrais  que  vous  la  vissiez  à  côté  de 
moi,  tout  à  l'heure.  Elle  fit  hier  une  petite  indiscrétion  dont  il 
n'est  pas  en  mon  cœur  de  lui  savoir  mauvais  gré.  Comme  nous 
étions  tête  à  tête,  elle  me  dit  tout  bas  à  l'oreille  :  «  Mon  papa, 
pourquoi  est-ce  que  maman  m'a  défendu  de  vous  faire  souvenir 
que  c'est  demain  sa  fête...?  »  Le  soir,  je  présentai  à  la  mère 
un  bouquet  qui  ne  fut  ni  bien  ni  mal  reçu.  Elle  avait  hier  ses 
amis  à  dîner.  Si  Uranie  eût  été  derrière  la  tapisserie,  et  qu'elle 
m'eût  entendu  :  <(  Comment,  aurait-elle  dit  en  elle-même,  ce 
commérage  peut-il  se  trouver  dans  la  même  tête  à  côté  de  cer- 
taines idées  ?  »  11  est  vrai  que  je  fus  charmant  et  bête  à  ravir. 

J'étais  invité  à  la  Briche  pour  dimanche  et  pour  lundi.  C'est 
l'autre  bout  de  l'écheveau  qu'il  ne  faut  pas  tenir. 

Je  ne  vous  ai  point;  j'évite  mes  amis,  et  j'ai  des  accès  de 
vapeurs  que  je  vais  dissiper  dans  l'île.  En  m'occupant  à  tromper 
la  peine  d'une  autre,  j'oublie  la  mienne.  Je  vous  le  dis;  je  le 
dis  à  tous  les  hommes  ;  lorsque  vous  serez  mal  avec  vous-même, 
faites  vite  quelque  bonne  œuvre.  Grimm  perd  les  yeux  sur  les 
vôtres;  gardez-vous  de  me  dire  du  mal  de  l'homme  de  mon 
cœur.  Le  moment  approche  où  je  vais  apprendre  ce  que  valent 
nos  protestations,  nos  serments,  nos  souhaits,  l'estime  que  nous 
faisons  de  nous-mêmes;  bref,  si  je  sais  être  ami;  si  je  ne  me 
retrouvais  pas  moi,  combien  je  me  mépriserais!  Si  mon  ami 
devient  aveugle,  je  vous  prends  à  témoin  de  ma  conduite.  Venez 
me  connaître,  venez  connaître  votre  amant  ;  car  ce  qu'il  fera 
pour  son  ami,  il  l'eût  fait  pour  sa  maîtresse;  et  je  ne  crois  pas 
qu'il  eût  fait  pour  sa  maîtresse  ce  qu'il  n'aura  point  eu  la  force 
de  faire  pour  son  ami!  Le  triste  moment  pour  mon  ami!  Le 
grand  moment  pour  moi,  si  je  ne  me  trompe!... 

J'ai  représenté  aux  libraires  que  je  portais  seul  un  fardeau 
que  je  partageais  auparavant  avec  un  collègue  ;  que  ma  sujétion 
s'était  accrue,  et  qu'il  ne  fallait  pas  que  mon  sort  empirât.  Nous 
en  sommes  aux  couteaux  tirés  ;  mais  j'ai  l'équité  pour  moi,  et 
je  me  suis  promis  d'être  ferme. 

Si  le  projet  de  l'abbé  Raynal  allait  réussir  en  même  temps. 


LETTRES  A    MADEMOISELLE   VOLLAND.  85 

je  ne  saurais  que  faire  de  toute  ma  richesse.  Savez-vous  qu'il 
s'agit  de  me  faire  pensionnaire  du  Mercure  pour  quinze  cents 
livres,  à  condition  de  fournir  une  feuille  tous  les  mois  !  Il  y  a 
déjà  plus  d'un  mois  que  cette  agréable  perspective  dure  ;  c'est 
un  bonheur  que  M.  de  Saint-Florentin  ne  m'otera  pas  :  quand 
nous  échouons,  nous  avons  du  moins  espéré. 

Ceux  qui  marchandent  ma  bibliothèque  en  ont  fait  faire  de 
leur  tête  une  appréciation  qui  est  de  mille  livres  au-dessous  de 
la  mienne.  La  différence  n'est  pas  forte;  mais  qu'importe?  Si 
l'affaire  manque,  mon  Homère  et  mon  Platon  me  resteront... 

Peu  à  peu  vous  me  rappellerez  toute  ma  vie.  Tenez,  je  ga- 
gerais cent  contre  un  que  mon  aversion  pour  ces  sortes  de 
créatures  vient  moins  d'éducation,  de  goût  honnête,  de  délica- 
tesse naturelle,  de  bon  caractère,  que  de  deux  aventures  qui 
me  sont  arrivées  k  un  âge  propre  à  recevoir  des  impressions 
fortes.  Je  ne  sais  pourquoi  je  ne  vous  en  ai  jamais  dit  un  mot, 
je  n'y  repense  pas  sans  avoir  la  chair  de  poule.  Ah  !  que  la  Vénus 
des  carrefours  m'est  hideuse!...  Une  fois  je  fus  invité  à  souper 
,  dans  une  maison  un  peu  suspecte,  mais  que  je  ne  connaissais 
pas  sur  ce  pied.  Un  des  fils  de  Julien  Le  Roi^  en  était.  Il  y  avait 
d'autres  hommes  et  des  femmes.  Je  fus  placé  à  table  à  côté  de 
la  maîtresse  de  la  maison.  On  fut  gai.  J'étais  jeune  et  fou;  je 
plaisais,  et  je  m'en  apercevais  à  des  regards  et  à  d'autres  signes 
qui  n'étaient  pas  équivoques.  On  se  sépara  tard  ;  je  ne  sais 
comment  cela  se  fit,  mais  je  restai  seul  avec  la  maîtresse  de  la 
maison  ;  en  ayant,  selon  toute  apparence,  à  passer  la  nuit  dans 
un  appartement  où  il  n'y  avait  qu'un  lit,  j'espérais  qu'on  m'en 
offrirait  poliment  la  moitié,  car  c'était  une  femme  polie.  On  la 
délaçait,  j'aidais  à  la  déshabiller,  lorsqu'on  heurta  violemment  à 
la  porte:  c'était  le  jeune  Le  Pioi,  qui  revenait  à  toutes  jambes 
m' apprendre  l'état  de  la  personne  aimable  et  facile  avec  laquelle 
j'étais,  et  le  péril  de  ses  faveurs.  J'étais  descendu  pour  lui 
parler;  je  ne  remontai  pas...  Voici  le  second  tome.  J'avais  une 
petite  chambre  au  coin  de  la  rue  de  la  Parcheminerie;  je  la  vois 
d'ici.  Au-dessus  de  moi  logeait  une  fille  entretenue  par  un  offi- 
cier; elle  s'appelait  Desforges.  Son  amant  partit  pour  la  cam- 
pagne de  hh  -;  je  fis  connaissance  avec  elle  un  jour  qu'il  faisait 

1.  Fameux  horloger,  né  à  Tours  en  1G86,  mort  à  Paris  en  1759. 

2.  1744. 


86  LETTRES   A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

chaud.  Je  la  trouvai  étalée  sur  une  bergère  dans  le  plus  grand 
déshabillé;  je  m'approchai  des  pieds  du  lit  et  des  siens;  je  pris 
les  bords  de  la  gaze  qui  la  couvrait  et  je  la  levai;  elle  me  laissa 
faire.  Je  lui  dis  qu'elle  était  belle  ;  et  à  ma  place  et  à  mon  âge 
il  était  trop  difficile  de  ne  pas  la  trouver  telle.  Je  me  disposais 
à  appuyer  mon  éloge,  lorsque,  interposant  sa  main  entre  ses 
charmes  et  mon  désir,  elle  m'arrêta  tout  court  par  ce  discours 
étrange  :  «  Mon  ami,  voilà  qui  est  fort  beau  (ou  fort  bien,  je 
ne  sais  lequel  des  deux  elle  a  dit)  ;  mais  je  ne  suis  pas  sûre  de 
moi,  et  je  ne  sais,  ajouta-t-elle,  pourquoi  je  serais  désespérée 
que  tu  eusses  à  te  plaindre  de  ma  complaisance.  Il  y  a  là,  de 
l'autre  côté  de  ma  porte,  un  grand  benêt  qui  me  presse  ;  la  pre- 
mière fois  je  le  laisserai  aller,  et  nous  saurons  si  tu  peux  ac- 
cepter sans  conséquence  fâcheuse  ce  que  je  ne  suis  que  trop 
disposée  à  t'accorder.  »  L'expérience  se  fit,  le  grand  benêt 
voisin  en  fut  malade  à  mourir;  et  j'échappai  par  une  grâce 
spéciale  de  la  Providence,  qui  ne  m'a  jamais  fait  que  le  bien  de 
me  sauver  du  mal,  à  un  accident  dont  les  libertins  se  l'ient, 
mais  qui  me  fait  frissonner... 

Gardez-vous  bien  de  communiquer  ces  historiettes  à  Uranie  ; 
vous  rempliriez  son  âme  d'un  trouble  qui  ne  la  quitterait  plus  ; 
elle  verrait  son  fils  environné  des  mêmes  périls  sans  se  pro- 
mettre pour  lui  le  bonheur  qui  m'en  a  sauvé. 

Adieu,  mon  amie.  Vous  voyez  bien  que  ce  n'est  là  qu'un 
fragment  d'une  lettre  que  je  n'ai  pas  le  temps  d'achever.  Il  est 
tard,  il  faut  que  je  sois  contre-signe  ;  et  si  je  ne  me  hâte  pas  de 
courir  sur  le  quai  des  Miramionnes,  je  n'y  trouverai  plus  per- 
sonne. Adieu  encore  une  fois,  mon  amie;  aimez-moi  malgré  tout 
ce  que  je  vous  confie.  Que  m'importe  de  devoir  ce  que  je  puis 
avoir  de  qualités  estimables  à  la  nature  ou  à  l'expérience, 
pourvu  qu'elles  soient  solides,  que  jamais  la  vanité  ne  les  dé- 
pare, et  que  je  reste  plus  convaincu  que  je  ne  l'ai  été  de  ma 
vie  qu'elles  sont  infiniment  au-dessous  du  prix  et  de  la  récom- 
pense que  vous  y  mettez  !  Adieu  pour  la  troisième  fois.  Mon 
respect,  mon  dévouement,  mon  amitié  la  plus  tendre  à  Uranie, 
si  vous  avez  le  bonheur  de  la  posséder. 

L'homme  à  qui  cette  fille  demandait  la  grâce  de  lui  faire  un 
enfant,  soiu-iait,  plaisantait,  disait  peu  de  chose:  l'affaire  lui 
paraissait  importante.  Il  demandait  du  temps  pour  s'y  résoudre, 


LETTRES  A   MADEMOISELLE   \  OLE  AND.  87 

et  l'on  n'en  était  point  offensée.  Je  devine  une  partie  des  rai- 
sons qui  le  faisaient  balancer.  Si  vous  me  les  demandez,  apiès 
votre  décision,  je  vous  les  dirai.  A  dimanche  la  suite  de  ce  ba- 
vardage. C'est  toujours  ma  treizième  ;  je  suis  têtu. 


LXVIII. 

Le  31  juillet  1762. 

Je  continue;  et  pour  en  venir  à  ce  que  vous  ])ensez  sur  le 
jeu,  je  suis  plus  indulgent  que  vous.  Je  permets  qu'on  pousse 
du  coude  son  ami.  Je  m'y  attends.  Tout  ce  que  la  passion 
inspire,  je  le  pardonne.  Il  n'y  a  que  les  conséquences  qui  me 
choquent.  Et  puis,  vous  le  savez,  j'ai  de  tout  temps  été  l'apolo- 
giste des  passions  fortes  ;  elles  seules  m'émeuvent.  Qu'elles 
m'inspirent  de  l'admiration  ou  de  l'effroi,  je  sens  fortement. 
Les  arts  de  génie  naissent  et  s'éteignent  avec  elles;  ce  sont 
elles  qui  font  le  scélérat,  et  l'enthousiaste  qui  le  peint  de  ses 
vraies  couleurs.  Si  les  actions  atroces,  qui  déshonorent  notre 
nature,  sont  commises  par  elles,  c'est  par  elles  aussi  qu'on  est 
porté  aux  tentatives  merveilleuses  qui  la  relèvent.  L'homme 
médiocre  vit  et  meurt  comme  la  brute.  Il  n'a  rien  fait  qui  le 
distinguât  pendant  qu'il  vivait  ;  il  ne  reste  de  lui  rien  dont  on 
parle,  quand  il  n'est  plus;  son  nom  n'est  plus  prononcé,  le 
lieu  de  sa  sépulture  est  ignoré,  perdu  parmi  les  herbes.  D'ail- 
leurs les  suites  de  la  méchanceté  passent  avec  les  méchants, 
celles  de  la  bonté  restent,  comme  je  disais  une  fois  à  Uranie. 
S'il  faut  opter  entre  Racine  méchant  époux,  méchant  père,  ami 
faux  et  poëte  sublime,  et  Racine  bon  père,  bon  époux,  bon  ami 
et  plat  honnête  homme,  je  m'en  tiens  au  premier.  De  Racine 
méchant  que  reste-t-il?  Rien.  De  Racine  homme  de  génie? 
L'ouvrage  est  éternel... 

Vous  vous  trompez;  elle  n'est  point  coquette!  mais  elle 
s'est  aperçue  que  cet  intérêt  vrai  ou  simulé  que  les  hommes 
protestent  aux  femmes  les  rend  plus  vifs,  plus  ingénieux,  plus 
attentionnés,  plus  gais;  que  les  heures  se  passent  ainsi  plus 


88  LETTRES  A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

rapides  et  plus  amusées;  elle  se  prête  seulement  :  c'est  un 
essaim  de  papillons  qu'elle  assemble  autour  de  sa  tête;  le  soir 
elle  secoue  la  poussière  qui  s'est  détachée  de  leurs  ailes,  et  il 
n'y  paraît  plus.  Cette  femme  est  originale  ;  elle  a  des  choses 
très-fines,  et  tout  à  côté  des  naïvetés.  Peu  de  monde,  mais  en 
revanche  rien  de  cette  uniformité  si  décente  et  si  maussade  qui 
donne  à  un  cercle  de  femmes  du  monde  l'air  d'une  douzaine 
de  poupées  tirées  par  des  fils  d'archal.  A  propos  d'un  petit 
réduit  que  j'espérais  obtenir  à  Madrid,  je  lui  disais  :  «  Je  le 
meublerai  comme  il  conviendra;  vous  en  aurez  la  clef,  et  vous 
irez  vous  y  reposer.  »  Suard  ajouta  :  u  Pourquoi  pas  quand  il 
y  sera?  »  Elle  répondit  :  «  Je  le  voudrais  bien;  mais  cela  ne  se 
peut  pas  »  ;  cela  avec  un  air,  un  son  de  voix  et  des  yeux  !  puis 
se  tournant  du  côté  de  Suard,  elle  ajouta  :  u  Mais  voyez- vous 
comme  cela  glisse  sur  lui?  —  Gela  est  vrai,  dit  Suard;  mais 
pourquoi  ?  —  Par  une  raison,  dit-elle,  dont  je  l'estime  infini- 
ment et  qui  vous  ferait  rougir.  » 

Toutes  les  idées  que  vous  avez  eues  me  sont  aussi  venues 
par  la  tête  ;  mais  je  les  ai  chassées  comme  des  suggestions  du 
malin  esprit.  Les  menées  obscures  d'un  homme  dégénèrent  tôt  ou 
tard  en  une  espèce  de  fumée  qui  en  enveloppe  plusieurs  autres. 

Le  Baron  jette  feu  et  flamme  de  ce  qu'on  ne  me  voit  point. 
J'irai  demain,  quoique  je  sois  invité  de  passer  la  journée  à 
Massy.  La  dame  de  Massy  est  toujours  aussi  folle;  elle  avait 
tout  à  l'heure  dans  son  comptoir,  à  côté  d'elle,  une  femme  assez 
jolie  et  que  je  remarquai.  «  Allons  donc,  m'a-t-elle  dit  tout 
bas,  vous  faites  comme  si  vous  ne  vous  y  connaissiez  pas  »  ;  et 
puis,  en  haussant  les  épaules  :  «  de  petits  yeux,  de  gros  tétons, 
beauté  de  province.  » 

Ce  n'est  pas  Gaschon,  c'est  l'abbé...  Cette  pauvre  femme 
de  risle  m'a  conté  touie  sa  déconvenue;  c'est  une  pitié  qui 
fend  le  cœur.  Séduite,  grosse,  moribonde,  abandonnée,  et  mille 
autres  traits  moins  atroces  et  plus  vils;  ainsi  il  n'y  a  plus  un 
grain  d'estime.  L'amour  s'en  va  à  tire-d'aile;  il  n'y  a  plus  que 
la  vanité  qui  souffre;  et  la  preuve,  c'est  que  quand  je  lui  ai  bien 
montré  l'ingratitude  de  son  amant,  elle  soulTre  moins.  Il  y  a 
quelques  jours  qu'elle  était  malade,  lui  menacé  de  le  devenir, 
et  elle  lui  disait  d'un  ton  charmant  :  a  Qui  est-ce  qui  vous  soi- 
gnera? Vous  devriez  bien  attendre  que  je  me  porte  mieux.  »  Au 


LETTRES    V   MADEMOISELLE   VU  LE  A  M).  80 

demeurant,  les  conlidences  de  sa  rivale  recommencent.  Quelle 
position  !  Que  feriez-vous  en  pareil  cas?  —  En  pareil  cas  !  si 
vous  étiez  obsédée  d'amants  !  moi,  je  m'en  irais  chercher  une 
femme  moins  occupée. 

iNon,  Sauriii  ne  sera  plus  des  nôtres  ;  il  y  a  un  certain  beau- 
frère  dont  il  craint  la  rencontre.  On  dit  que  sa  femme  estgrosse*. 
Avant  son  mariage  il  détestait  les  femmes  grosses.  Voilà  un  sen- 
timent bien  dénaturé!  qu'en  dites-vous?  Pour  moi,  cet  état  m'a 
toujours  touché.  Une  femme  grosse  m'intéresse;  je  ne  regarde 
pas  même  celles  du  peuple,  sans  une  tendre  commisération. 

Notre  despote-,  par  la  défense  qui  vous  blesse,  voulait  pré- 
venir la  tracasserie  qu'il  prévoyait.  Sa  dame  vient  de  m'écrire 
qu'on  lui  a  fait  bien  du  mal;  j'entends  tout  ce  que  cela  signifie. 

Vous  allez  donc  avoir  le  jeune  et  vermeil  Fayolle?  S'il  était 
curieux,  lui? 

Je  vous  écris  aujourd'hui  samedi,  afin  que  ma  lettre  parte 
demain.  Autre  cas  de  conscience  qu'il  faut  que  je  vous  propose 
avant  que  de  la  fermer  :  celui-ci  m'embarrasse  plus  que  le  pre- 
mier. Une  femme  sollicite  un  emploi  très-considérable  pour  son 
mari;  on  le  lui  promet,  mais  à  une  condition  que  vous  devinez 
de  reste.  Elle  a  six  enfants,  peu  de  fortune,  un  amant,  un  mari; 
on  ne  lui  demande  qu'une  nuit.  Refusera-t-elle  un  quart 
d'heure  de  plaisir  à  celui  qui  lui  offre  en  échange  l'aisance 
pour  son  mari,  l'éducation  pour  ses  enfants,  un  état  convena- 
ble pour  elle?  Qu'est-ce  que  le  motif  qui  la  fait  manquer  à  son 
mari,  en  comparaison  de  ceux  qui  la  sollicitent  de  manquer  à 
son  amant?  La  chose  a  été  proposée  tout  franchement  par  un 
certain  homme  qui  serrait  une  fois  les  mains  à  une  certaine 
femme  de  mes  amies  :  on  lui  a  accordé  quinze  jours  pour  se 
déterminer...  Comme  tout  se  fait  ici!  un  poste  vaque,  une 
femme  le  sollicite;  on  lève  un  peu  ses  jupons;  elle  les  laisse 
retomber,  et  voilà  son  mari,  de  pauvre  commis  à  cent  francs 
par  mois,  M.  le  directeur  à  quinze  où  vingt  mille  francs  par  an. 
Cependant  quel  rapport  entre  une  action  juste  ou  généreuse,  et 
la  perte  voluptueuse  de  quelques  gouttes  d'un  fluide?  Eu  vérité 
je   crois  que  Nature  ne  se  soucie  ni  du  bien  ni  du  mal  ;  elle 

1.  Voir  la  lettre  lxii. 

2.  Grinini,  sans  doute. 


90      LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

est  toute  à  deux  fins  :  la  conservation  de  l'individu  et  la  pro- 
pagation de  l'espèce. 

A  propos  de  cela,  pourriez-vous  me  dire  pourquoi  il  y  a  de 
beaux  vieillards  et  point  de  belles  vieilles? 

Yoilà  le  billet  de  loterie  que  vous  m'avez  demandé. 

Qui  est-ce  qui  a  manqué  à  Vialet?  sont-ce  ses  protecteurs? 
est-ce  l'abbé  de  Breteuil?  Nous  sommes  toujours  à  ses  ordres. 

Les  libraires  viennent  enfin  de  m'accorder,  outre  la  rente 
de  quinze  cents  livres  qu'ils  me  font  jusqu'à  la  fin  de  l'ouvrage, 
outre  trois  cent  cinquante  livres  par  volume  de  planches,  et  il 
y  en  aura  quatre,  outre  trois  cent  cinquante  livres  par  volume 
de  discours,  et  l'on  peut  compter  sur  huit,  les  cinq  cents  livres 
par  volume  de  discours  qu'ils  faisaient  à  d'Alembert;  ce  sera 
environ  quinze  mille  francs  dans  l'intervalle  de  cinq  ans,  sans 
compter  mon  petit  pécule  de  province,  et  la  négociation  de  l'abbé 
Raynal  qui  n'est  pas  tout  à  fait  désespérée. 

Enfin  ma  sœur  se  sépare  au  mois  de  septembre  d'avec  ce 
maudit  saint  ^  qui  la  faisait  damner.  Cette  conduite  ingrate  l'a 
brouillé  avec  son  évêque  et  avec  tous  ses  amis.  Il  se  relègue 
dans  le  fond  d'un  de  nos  faubourgs,  au  milieu  de  la  plus  vile 
canaille  de  la  ville,  et  il  se  voue  à  entendre,  le  reste  de  sa  vie, 
depuis  quatre  heures  du  matin  jusqu'à  midi,  et  depuis  deux 
heures  après  midi  jusqu'à  huit  heures  du  soir,  les  impertinences 
d'une  vingtaine  de  bégueules  qu'il  dirige.  Voilà-t-il  pas  une  vie 
bien  utile  à  la  société  ? 

Cet  Horace  en  question,  dont  la  couverture  me  sera  si  pré- 
cieuse et  que  je  regarderai  plus  souvent  et  avec  plus  de  plaisir 
que  le  livre,  je  ne  l'ai  pas  encore  :  ce  sera  pour  le  courant  de 
la  semaine  prochaine,  à  ce  que  dit  M'"*^  Vallayer,  en  me  regar- 
dant d'un  œil  tendre  qui  ne  ment  pas. 

Adieu,  chère  et  bonne  amie.  La  chère  sœur  est-elle  arrivée? 
Il  me  semble  que  ce  mal  de  sein  ne  m'inquiète  guère  et  que 
c'est  une  alfaire  de  circonstance  ;  quant  au  reste,  qui  est-ce  qui 
n'a  pas  eu  les  pieds  un  peu  gonflés  par  les  chaleurs  qu'il  a  fait? 
Lorsque  notre  Uranie  sera  auprès  de  vous,  je  ne  m'informerai 
plus  du  tout  de  votre  santé.  Tout  se  porte  bien  autour  de  moi.  Je 
suis  charmé  de  ma  petite,  parce  qu'elle  raisonne  tout  ce  qu'elle 

1.  Son  frère  l'abbô. 


LETTRES    A    MADEMOISELLE  VOLLAND.  91 

fait.  «  Angélique,  ce  passage  vous  embarrasse?  regardez  sur 
votre  papier.  —  Le  doigté  n'est  pas  écrit  sur  mon  papier,  et 
c'est  là  ce  qui  m'arrête.  —  Angélique,  je  crois  que  vous  passez 
une  mesure.  —  Comment  la  passerais-je  puisque  j'en  tiens 
encore  l'accord  sous  mes  doigts  ?  »  Quel  dommage  que  l'édu- 
cation réponde  si  mal  aux  talents  naturels!  La  jolie  femme  que 
ce  serait  un  jour!  Mais  cela  n'entend  du  soir  au  matin  que  des 
quolibets,  des  sottises;  quoi  que  j'en  fasse  dans  la  suite,  il  res- 
tera toujours  quelques  vestiges  de  cette  première  incrustation 
mauvaise.  Si  cela  appartenait  à  M'"*^  Le  Gendre,  quelle  joie  elle 
éprouverait  lorsque  cette  enfant  se  jetterait  à  son  cou,  les  bras 
ouverts,  en  lui  disant  :  «  Maman,  baisez-moi  !  Je  vois  bien  que 
vous  êtes  encore  fâchée,  car  vous  ne  me  baisez  pas  de  bon 
cœur!  »  Adieu,  ma  bonne  amie,  n'oubliez  pas  celui  que  rien  ne 
distrait  de  vous.  Samedi  quatorzième  lettre. 


LXIX 


Ce  4  août  1762. 


Vous  me  rendez  attentif  à  tous  les  moments  de  ma  journée. 
Un  dévot  qui  doit  compte  à  son  directeur  de  ses  pensées,  de  ses 
actions,  de  ses  omissions,  ne  s'épie  pas  plus  scrupuleusement. 

J'ai  commencé  ma  semaine  par  me  quereller  avec  M.  de  La... 

Je  ne  saurais  m'accommoder  de  ces  gens  stricts;  ils  ressem- 
blent à  ces  écureuils  du  quai  de  la  Ferraille  qui  font  sans  cesse 
tourner  leur  cage,  les  plus  misérables  créatures  qu'il  y  ait.  Je 
laisse  un  peu  reposer  la  mienne. 

J'avais  donné  un  manuscrit  à  copier  k  un  pauvre  diable.  Le 
temps  jpour  lequel  il  me  l'avait  promis  expire,  et  mon  homme 
ne  reparaissant  point,  l'inquiétude  m'a  pris;  je  me  suis  mis  à 
courir  après  lui;  je  l'ai  trouvé  dans  un  trou  grand  comme  ma 
main,  presque  privé  de  jour,  sans  un  méchant  bout  de  bergame 
qui  couvrît  ses  murs,  deux  chaises  de  paille,  un  grabat  avec 
une  couverture  ciselée  de  vers,  sans  draps,  une  malle  dans  un 
coin  de  la  cheminée,  des  haillons  de  toute  espèce  accrochés  au- 


92      LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

dessus,  une  petite  lampe  de  fer-blanc  à  laquelle  une  bouteille 
servait  de  soutien  ;  sur  une  planche  une  douzaine  de  livres 
excellents.  J'ai  causé  là  pendant  trois  quarts  d'heure.  Mon 
homme  était  nu  comme  un  ver,  maigre,  noir,  sec,  mais  serein, 
ne  disant  rien,  mangeant  son  morceau  de  pain  avec  appétit,  et 
caressant  de  temps  en  temps  sa  voisine  sur  ce  misérable  châlit 
qui  occupait  les  deux  tiers  de  sa  chambre.  Si  j'avais  ignoré  que 
le  bonheur  est  dans  l'âme,  mon  Épictète  de  la  rue  Hyacinthe 
me  l'aurait  bien  appris. 

Deux  mots  plaisants  :  l'un  de  Piron,  à  l'occasion  de  l'aven- 
ture du  prince  de  BaufTremont;  vous  la  savez  cette  aventure, 
mais  si  par  hasard  vous  ne  la  savez  pas,  comment  vous  la 
dirai-je?  11  était  à  Saint- Hubert  avec  le  roi;  parmi  les  gardes  il 
y  avait  un  jeune  Suisse  à  qui  il  voulait  persuader  à  toute  force 
qu'avec  un  joli  garçon  il  y  avait  cent  occasions  où  l'on  pourrait 
se  passer  d'une  jolie  femme.  Le  roi  a  mal  pris  la  chose.  On  a 
envoyé  M.  de  BaufTremont  dans  ses  terres  ;  il  a  été  privé  du 
cordon  bleu  qu'il  était  sur  le  point  d'obtenir,  et  Piron  a  dit  : 
«  qu'il  ne  s'en  est  fallu  que  de  l'épaisseur  d'un  Suisse  qu'il  ne 
l'ait  eu.  » 

Il  y  a  quelques  jours  que  M.  ***  disait  à  sa  nonchalante 
moitié,  qu'il  tracassait  et  qui  ne  s'en  émouvait  pas  davantage  : 
«  Madame,  vous  ne  savez  ni  vous  défendre,  ni  crier;  vous  êtes 
de  toutes  les  femmes  que  je  connaisse  la  plus  propre  pour  un 
viol  et  la  moins  propre  pour  une  jouissance.  » 

En  amour  un  sot  l'emporte  communément  sur  un  homme 
d'esprit;  on  aime  mieux  dominer  un  idiot  que  d'être  subjugué 
par  un  autre  ;  celui-là  fait  valoir  l'amour-propre  que  celui-ci 
mortifie  ;  et  ne  vous  croyez  pas  exceptée  de  la  règle  ;  vous 
m'aimeriez  peut-être  moins  si  je  le  méritais  davantage. 

Nous  revenions  dimanche  passé  de  chez  M.***,  après  sou- 
per, Suard  et  moi.  Le  temps  s'était  rafraîchi,  il  faisait  clair  de 
lune;  la  promenade  nous  plut  et  nous  la  continuâmes  jusqu'à 
une  heure  du  matin.  \\  croit  qu'un  homme  peut  devenir  amou- 
reux de  la  femme  de  son  ami  sans  s'en  apercevoir.  «  Mais,  à 
ce  propos,  lui  disais-je,  quoi!  est-ce  que  le  soir,  le  matin, 
quand  il  se  couche,  quand  il  s'éveille,  il  ne  trouve  pas  qu'elle  est 
blanche  comme  un  lis,  qu'elle  a  les  yeux  charmants,  qu'elle  est 
d'une  taille  élégante?  Est-ce  qu'il  ne  voit  pas  sa  gorge  s'élever 


LF/ITRES   A    MADKMOISKLLE    VOLLAND.  93 

et  s'abaisser?  Est-ce  qu'au  milieu  de  cette  rêverie-là  les  sens  sont 
tranquilles?  Allez,  celui  qui  s'y  trompe  est  plus  bête...  — Mais 
est-ce  que  vous  trouvez  cela  si  bête?  —  Sans  doute...  »  etc.  etc. 

J'ai  été  témoin,  il  n'y  a  pas  longtemps,  d'une  bonne  action 
et  bien  faite.  Une  pauvre  femme  avait  un  procès  contre  un  prêtre 
de  Saint-Eustache;  elle  n'était  pas  en  état  de  le  poursuivre,  un 
honnête  honnne  indigné  s'en  est  cliargé.  On  a  gagné;  mais 
lorsqu'on  a  été  chez  le  prêtre  pour  mettre  la  sentence  à  exécu- 
tion, il  n'y  avait  plus  ni  prêtre,  ni  meubles,  ni  quoi  que  ce  soit. 
Cela  n'a  pas  empêché  la  pauvre  femme  de  sentir  l'obligation 
qu'elle  avait  à  son  protecteur  ;  elle  est  venue  l'en  remercier,  et 
lui  témoigner  le  regret  qu'elle  avait  de  ne  pouvoir  lui  rembour- 
ser les  frais  de  la  plaidoirie.  En  causant,  elle  a  tiré  une  mau- 
vaise tabatière  de  sa  poche,  et  elle  ramassait  avec  le  bout  de 
son  doigt  le  peu  de  tabac  qui  restait  au  fond  ;  son  bienfaiteur 
lui  dit  :  «  Ah!  vous  n'avez  point  de  tabac;  donnez-moi  votre 
tabatière  que  je  la  remplisse,  n  II  a  pris  la  tabatière  et  il  a  mis 
deux  louis  au  fond  qu'il  a  couverts  de  tabac.  Voilà  une  action 
généreuse  qui  me  convient,  et  à  vous  aussi,  n'est-ce  pas?  Don- 
nez ;  mais,  si  vous  pouvez,  épargnez  au  pauvre  la  honte  de  ten- 
dre la  main. 

Nous  avons  eu,  Grimm  et  moi,  lundi  matin,  une  grande 
conversation;  je  ne  vois  goutte  au  fond  de  son  âme,  mais  je  ne 
saurais  la  soupçonner.  C'est,  depuis  deux  ans,  toujours  à  son 
avantage  que  les  choses  obscures  se  sont  éclaircies.  Sa  conduite 
ressemble  comme  deux  gouttes  d'eau  à  celle  de  Grandisson 
dans  les  premiers  volumes;  il  sent  bien  qu'il  a  contre  lui  les 
apparences  et  le  jugement  des  indilTérents  dont  il  ne  se  soucie 
guère.  Au  reste,  il  dit  que  si  nous  allons  jamais  à  Rome,  il 
m'expliquera  le  mystère  de  sa  conduite  dans  le  iPanthéon. 

Je  viens  de  recevoir  un  billet  de  cette  pauvre  M™"'  Riccoboni, 
Elle  est  désolée;  elle  ne  peut  digérer  les  impertinentes  satires 
qu'on  fait  d'elle  et  de  ses  ouvrages  ;  elle  dit  :  a  Si  un  coquin 
cassait  les  fenêtres  d'une  blanchisseuse,  le  commissaire  en 
ferait  justice;  on  m'ôte  mon  ouvrage,  on  m'insulte,  et  personne 
ne  dit  mot.  »  Eh  bien!  voilà  donc  le  fond  de  l'âme  d'un  auteur; 
il  veut  plaire  même  à  ceux  qu'il  méprise  ;  l'éloge  de  mille  gens 
d'honneur,  d'esprit  et  de  goût  ne  le  console  pas  de  la  critique 
d'un  sot;  il  oublie  la  voix  douce  et  flatteuse  de  ceux-ci,  et  le 


94  LETTIIES  A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

cri  importun  de  celui-là  retentit  sans  cesse  à  son  oreille.  On  ne 
peut  se  r'^soudre  à  une  injustice  de  tous  les  temps;  on  veut  être 
excepté  d'une  loi,  dure  à  la  vérité,  mais  qui  s'est  exécutée 
depuis  la  création  du  monde  sur  tout  ce  qu'il  y  a  eu  de  grands 
hommes  :  il  faut  que  l'homme  meure;  il  faut  que  l'homme 
supérieur  soit  persécuté. 

A  propos  de  cette  petite  fdle  à  laquelle  vous  promettiez  un 
avenir  aussi  malheureux  qu'à  sa  mère,  rassurez-vous,  elle  n'est 
plus;  je  sais  à  présent  ce  que  c'est  que  l'excès  de  la  tendresse 
maternelle.  On  avait  eu  l'imprudence  de  laisser  monter  cette 
malheureuse  femme  pour  être  témoin  de  l'agonie  de  son  enfant, 
elle  en  a  perdu  le  jugement;  elle  a  été  folle,  mais  folle  tout  à 
fait,  à  craindre  pendant  plusieurs  jours  que  cela  ne  revînt  pas. 
Si  je  pouvais  me  rappeler  ses  discours  et  ses  actions,  je  vous 
déchirerais  l'âme.  Je  suis  toujours  de  moins  en  moins  content 
du  père^  :  il  avait  un  billet  de  cent  pistoles  à  toucher;  son 
enfant  se  mourait,  la  mère  s'en  arrachait  les  cheveux;  il  n'y 
était  pas;  c'était  moi  qui  la  consolais.  Cet  événement,  qui  lui 
cause  aujourd'hui  tant  de  peine,  n'est  peut-être  pas  le  plus 
malheureux  de  sa  vie  ;  je  lui  laissais  entrevoir  cette  consolation, 
et  elle  s'écriait  :  ((Monsieur,  laissons  cela;  c'est  ma  fdle,  n'ajou- 
tons pas  un  avenir  cruel  à  un  présent  qui  est  affreux.  » 

Voilà  un  paquet  de  lettres  que  je  vous  envoie. 

Grimm  explique  tout  dans  l'affaire  de  M.  Vialet.  11  prétend 
que  nous  avons  agi  avant  les  protecteurs  qu'on  avait  auprès  du 
chancelier,  etc.  —  Cela  se  peut.  —  Et  qu'il  n'y  a  personne  à 
accuser.  —  J'y  consens. 

M.  de  Prisye  est  donc  à  Paris?  On  n'entend  non  plus  parler 
de  moi  que  si  j'étais  à  la  Chine?  C'est  que  j'y  suis  en  effet  pour 
ceux  que  je  ne  me  soucie  pas  trop  de  voir.  Si  l'on  me  pardonne 
tout  à  condition  que  je  ne  serai  pas  coupable  envers  vous,  je  les 
prends  au  mot  et  je  reste  chez  moi.  Je  ne  veux  pas  que  les 
oreilles  vous  tintent  trop  fort.  Si  vous  saviez  comment  je  me 
porte;  quelles  couleurs!  quel  visage!  quel  embonpoint!  la 
belle  santé  de  reste  ! 

Adieu,  ma  tendre,  mon  unique  amie;  venez   me  faire  des 

i.  On   verra  par  ^\à  lettre    suivante   que   c'est   Damilaville    dont    il    est  ici 
question. 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.      95 

jours  heureux;  venez  me  dire  que  vous  m'aimez;  venez  me  le 
prouver;  j'ai  quelques  moments  d'impatience;  mais  ils  sont 
courts,  je  sens  que  jamais  ils  ne  m'entraîneront  à  rien  que  je  ne 
puisse  vous  avouer  :  vous  êtes  et  vous  serez  tout  le  bonheur  de 
ma  vie;  aucun  plaisir  que  ma  Sophie  ne  le  partage.  Valeant 
aliœ.  Il  n'y  en  a  qu'une  pour  moi.  Je  date  pour  vous  obéir. 


LXX 


Paris,  ce  8  août  1702. 


Nous  avons  passé  la  semaine  à  consoler  cette  pauvre  femme  ; 
j'ai  cru  qu'elle  en  perdrait  l'esprit.  Le  premier  jour  elle  n'ouvrit 
la  bouche  qu'une  fois  :  ce  fut  pour  appeler  son  enfant.  Le  lundi 
au  soir  après  souper,  elle  chantait  et  ses  enfants  dansaient  en 
rond;  on  les  couche;  la  plus  jeune  et  la  plus  aimable,  celle 
qu'elle  a  perdue,  dormit  comme  à  l'ordinaire  ;  on  la  leva  le 
mardi  matin,  gaie,  fraîche  et  vermeille;  à  midi  la  fièvre  prend; 
le  soir  elle  est  sans  connaissance  ;  à  minuit  elle  est  morte.  Je 
permets  de  s'affliger  à  ceux  qui  perdent  des  enfants  comme 
celui-là;  elle  était  blanche  comme  la  neige,  faite  à  peindre, 
d'une  figure  tout  à  fait  piquante,  et  puis  de  la  naïveté,  de  la 
finesse,  de  la  sensibilité,  une  originalité  de  caractère  comme  on 
ne'l'a  point  à  cet  âge.  La  vie  n'est  pas  une  perte  pour  cet  enfant, 
mais  l'enfant  est  une  vraie  perte  pour  ses  parents  ;  ils  en  avaient 
six.  C'est  cehii  qui  les  consolait  de  l'existence  des  autres  qui 
leur  est  enlevé.  En  vérité,  je  ne  sais  si  cela  n'est  pas  plus  cruel 
que  de  n'en  avoir  qu'un  et  de  le  perdre.  Je  crains  que  la  mère 
n'en  fasse  une  maladie.  Damilaville  en  est  inconsolable.  Voilà, 
le  seul  chaînon  qui  l'attachait  rompu.  Par  honneur,  par  décence, 
par  humanité,  nous  tiendrons  encore  quelque  temps  ;  mais  gare 
que  le  peu  qui  reste  de  tendresse  ne  s'en  aille  avec  la  douleur. 
Une  bonne  leçon  pour  ceux  qui  ont  plusieurs  enfants  et  qui 
laissent  percer  leur  prédilection,  c'est  que  les  frères  et  les 
sœurs  n'ont  point  été  touchés  de  la  mort  de  leur  petite  sœur.  Il 
y  a  pis  :  quand  on  l'a  apprise  au  plus  jeune,  il  s'est  mis  à  rire  ; 


96  LETTRES    A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

et  depuis  ils  sont  tous  devenus  jaloux  et  chagrins  des  regrets 
de  leurs  parents.  Voici  un  trait  de  ressentiment  d'un  enfant  qui 
se  croyait  haï  de  son  père  :  le  père  mourut  et  l'enfant  frappait 
d'un  fouet  le  cadavre  en  l'insultant.  J'ai  vu  cela;  je  ne  sais 
pourquoi  je  me  rappelle  et  vous  redis  cette  horreur.  Les  enfants 
sont  vindicatifs  et  cruels. 

Voici  un  passage  du  Métastase  qui  est  bien  vrai,  et  qui 
peint  fortement  la  tendresse  des  mères;  il  en  introduit  une 
qui  a  perdu  son  fds,  et  que  l'on  cherche  à  résigner  à  son  sort 
par  l'exemple  d'Abraham,  qui  avait  conduit  le  sien  sur  la  mon- 
tagne ;  il  lui  fait  répondre  :  Ah!  Bien  n'aurait  jamais  donné 
cet  ordre  à  sa  jnàre!  Nous  enlevâmes  la  nôtre  le  premier  jour, 
et  nous  la  conduisîmes  hors  de  chez  elle  ;  le  second  jour,  nous 
la  promenâmes  à  l'Étoile;  le  troisième,  à  Vincennes;  deux  en- 
droits où  j'ai  passé  des  moments  tristes  et  des  moments  doux. 
Hier,  je  lui  fis  compagnie  toute  la  soirée.  Damilaville  était  allé 
à  la  Briche  malgré  le  mauvais  temps;  nous  y  dînerons  aujour- 
d'hui. J'aime  mieux  essuyer  les  larmes  de  ceux  qui  sont  mal- 
heureux que  de  partager  la  joie  des  autres. 

Vous  devez  avoir  maintenant  à  côté  de  vous  la  chère  sœur 
et  votre  neveu.  Quand  vous  aurez  embrassé  notre  Uranie  mille 
fois  pour  vous,  vous  l'embrasserez  deux  ou  trois  fois  pour  moi, 
où  vous  voudrez,  sur  les  yeux,  sur  le  front,  sur  les  joues;  mais 
j'aime  mieux  sur  le  front;  c'est  là  que  son  âme  réside.  Si  la  ré- 
solution qu'elle  a  prise  de  s'apprivoiser  tient  encore,  dites-lui 
de  prendre  garde  de  semer  des  fleurettes  sur  une  belle  étoffe 
pleine  et  unie.  Il  faut  bien  du  goût  et  de  l'art  pour  faire  ser- 
penter une  guirlande  autour  d'une  colonne  sans  détruire  sa 
noblesse.  Toutes  ces  petites  vertus  de  société  auxquelles  elle  ne 
se  pliera  jamais  de  bonne  grâce  ne  vont  point  avec  la  franchise 
et  la  sévérité  de  son  caractère.  Madame  Le  Gendre,  mon  Ura- 
nie, jolie,  polie, attentive,  prévenante,  affable,  souriante,  souple, 
révérencieuse?  Gela  ne  se  peut.  Qu'elle  reste  comme  Nature  l'a 
faite,  grave,  sérieuse,  noble  et  pensante.  Nature  l'a  faite  grande 
et  noble;  la  voilà  qui  se  fait  petite  et  jolie.  Si  elle  prend  pour 
tout  le  monde  cet  air  charmant  qu'elle  a  pour  nous  quelquefois, 
comment  en  serons-nous  touchés? 

J'ai  bien  peur  que  ce  petit  neveu,  dont  vous  disposez  comme 
il  vous  plaît,  ne  se  trouve  souvent  entre  ses  deux  tantes,  lors- 


LETTRES  A    MADEMOISELLE    VOLLAiND.  97 

qu'elles  aimeraient  bien  autant  être  seules.  Si  vous  vous  atta- 
chiez adroitement  à  lui  rendre  son  ignorance  incommode,  peut- 
être  se  déterminerait-il  à  s'instruire;  essayez. 

Honnête  ou  fripon,  il  faut  donner  un  écu  à  Roger,  et  six 
francs  à  M"*  Clairet. 

Ce  que  je  ferais  à  voire  place?  Je  n'assoirais  pas  légère- 
ment le  plus  grand  de  tous  le  soupçons.  On  n'est  pas  coupable 
pour  n'oser  lever  les  yeux  ;  innocent,  on  les  baisse  quelquefois 
pour  ne  pas  regarder  celui  qui  accuse  injustement  et  nous 
offense. 

Les  habitants  de  Genève  ont  fort  embarrassé  leurs  minis- 
tres; on  ne  sait  encore  ce  que  cela  deviendra. 

Les  Jésuites  ont  été  jugés  vendredi  au  soir;  à  minuit,  les 
chambres  étaient  encore  assemblées.  Aussitôt  que  les  arrêts 
paraîtront,  je  les  ferai  partir  pour  Isle  ^ 

Il  y  a  deux  nouveaux  papiers  sur  l'affaire  des  Galas;  ce  sont 
des  espèces  de  requêtes  adressées  à  M.  le  chancelier  par  les 
frères  ;  si  on  ne  les  imprime  pas  incessamment,  je  vous  les  ferai 
copier  -. 

Vous  êtes  étonnée  de  l'atrocité  de  ce  jugeaient  de  Toulouse; 
mais  songez  que  les  prêtres  avaient  inhumé  le  fds  comme  mar- 
tyr, et  c{ue,  s'ils  avaient  absous  le  père,  il  aurait  fallu  exhumer 
et  traîner  sur  la  claie  le  prétendu  martyr.  Il  y  a  un  des  juges 
qui  en  a  perdu  la  tête.  G'est  Voltaire  qui  écrit  pour  cette  mal- 
heureuse famille.  Oh  !  mon  amie,  le  bel  emploi  du  génie  !  Il 
faut  que  cet  homme  ait  de  l'âme,  de  la  sensibilité,  que  l'injus- 
tice le  révolte,  et  qu'il  sente  l'attrait  de  la  vertu.  Eh!  que  lui 
sont  les  Galas?  c{ui  est-ce  qui  peut  l'intéresser  peureux?  quelle 
raison  a-t-il  de  suspendre  des  travaux  qu'il  aime,  pour  s'occu- 
per de  leur  défense  ^  ?  Quand  il  y  aurait  un  Ghrist,  je  vous 
assure  que  Voltaire  serait  sauvé. 

Adieu,  ma  bonne  et  tendre  amie.  Si  je  vous  aime?  De  toute 


1.  L'arrêt  d'expulsion  des  Jésuites  est  du  6  août  1702. 

2.  Mémoires  de  Donat  Calas  pour  son  père,  sa  mère  et  son  frère,  suivis  d'une 
Déclaration  de  Pierre  Calas.  Ces  deux  factums,  qui  portent  la  date  des  22  et  23  juil- 
let 17G2,  sont  compris  dans  les  OEuvres  de  Voltaire. 

3.  Voltaire  répondait  à  M.  d'Argental,  qui  lui  demandait  sa  tragédie  d'Olympie 
pour  la  Comédie-Française  :  «  N'espérez  point  tirer  de  moi  une  tragédie  que  celle 
de  Toulouse  ne  soit  finie.  » 

XIX.  7 


98      LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

mon  âme;  oui,  de  toute  mon  âme,  et  j'éprouve  en  vous  le  di- 
sant une  émotion  au  fond  de  mon  cœur  qui  m'assure  que  je  dis 
vrai.  Vous  connaissez  bien  cet  oracle-là. 

Mes  deux  cas  de  conscience,  quand  en  aurai-je  la  décision  ? 

Je  ne  sais  ce  que  l'homme  du  premier  disait  à  la  fille  qu'il 
sollicite  ;  mais  j'entendis  qu'elle  lui  répondait  :  «  Quand  il  en 
sera  temps,  vous  habiterez  ;  d'ici  à  ce  temps,  ne  vous  avisez 
pas  seulement  de  regarder  ma  porte.  » 

Adieu,  encore  une  fois,  mes  bonnes  et  tendres  amies.  Vous 
voilà  donc  réunies  pour  deux  mois  dans  mes  lettres.  Eh  bien  ! 
chère  sœur,  je  l'aime  autant  et  plus  que  jamais.  Les  hommes 
ne  sont  donc  pas  aussi  méchants  qu'on  les  fait!  Cela  ne  vous 
séduira-t-il  point  ?  Le  bonheur  dont  elle  jouit  serait  bien  fait 
pour  vous,  si  vous  vouliez.  Mourrez- vous  sans  savoir  ce  que  c'est 
que  de  faire  un  heureux?  Hélas!  oui. 


LXXI 


Paris,  ce  12  août  1762. 


Voilà,  mon  amie,  le  billet  d'enterrement  des  Jésuites  ^  Je 
l'ai  rogné  le  plus  court  que  j'ai  pu  pour  le  déguiser  à  la  poste  ; 
mais  j'ai  chiffré  toutes  les  pages.  Me  voilà  délivré  d'un  grand 
nombre  d'ennemis  puissants.  Qui  est-ce  qui  aurait  deviné  cet 
événement,  il  y  a  un  an  et  demi?  Ils  ont  eu  tant  de  temps  pour 
prévenir  ce  coup,  qu'il  fallait  ou  qu'ils  eussent  bien  peu  de 
crédit,  ou  que  le  roi  eût  bien  résolu  leur  destruction  :  c'est  le 
dernier  qui  est  le  plus  vraisemblable.  L'affaire  du  Portugal  aura 
jeté  sur  l'affaire  de  France  quelque  lueur  qui  les  aura  montrés 
au  monarque  sous  un  aspect  odieux;  il  aura  attendu  le  moment 
de  se  défaire  de  gens  qui  l'avaient  frappé,  et  qu'il  voyait  sans 
cesse  la  main  levée  sur  lui  ;  celui  de  la  banqueroute  scanda- 
leuse du  père  La  Valette  aura  paru  favorable-  ;  ils  se  mêlaient 

1.  L'arrêt  prononçant  leur  expulsion. 

2.  Cazotte,  quittant  la  Martinique,  oii  il  avait  fondé  des  établissements,  pour 
rentrer  en  France,  avait  vendu  toutes  ses  possessions  au  P.  La  Valette,  qui  lui  en 


LETTRRS  A  MADEMOISELLE  VOLLANl).  99 

de  trop  d'affaires.  Depuis  environ  deux  cents  ans  qu'ils  existent, 
il  n'y  en  a  presque  pas  un  qui  n'ait  été  marqué  par  quelque 
forfait  éclatant.  Ils  brouillaient  l'Église  et  l'État  :  soumis  au 
despotisme  le  plus  outré  dans  leurs  maisons,  ils  en  étaient  les 
prôneurs  les  plus  abjects  dans  la  société  ;  ils  prêchaient  au 
peuple  la  soumission  aveugle  aux  rois,  l'infaillibilité  du  pape, 
afin  que,  maîtres  d'un  seul,  ils  fussent  maîtres  de  tous.  Ils  ne 
reconnaissaient  d'autre  autorité  que  celle  de  leur  général;  il 
était  pour  eux  le  Vieux  de  la  Montagne.  Leur  régime  n'est  que 
le  machiavélisme  réduit  en  préceptes.  Avec  tout  cela,  un  seul 
homme,  tel  que  Bourdaloue,  pouvait  les  sauver;  mais  ils  ne 
l'avaient  pas.  Ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est  la  bonne  foi  avec 
laquelle  les  Jansénistes  triomphent  de  leurs  ennemis.  Ils  ne 
voient  pas  l'oubli  dans  lequel  ils  vont  tomber  :  c'est  la  fable 
des  deux  chevrons  arcboutés  et  en  querelle  avec  le  faîte  de  la 
maison.  Le  maître,  impatienté  de  leur  mésintelligence,  abattit 
l'un,  et  l'autre  tomba.  Les  évoques  mécontents  entendent  bien 
mieux  leur  affaire.  Cette  boutique  de  Jésuites  contenait  toutes 
sortes  de  denrées,  bonnes,  mauvaises  ;  mais  elle  était  bien  four- 
nie ;  ceux  qui  la  tenaient  étaient  de  grands  charlatans  ;  ils 
amassaient  autour  d'eux  beaucoup  de  gens,  et  la  barque  de 
saint  Pierre  voguait.  Ces  événements  font  bien  rire  les  philoso- 
phes. Au  reste,  ces  bons  Pères  avaient  conservé  de  l'espérance 
jusqu'à  la  dernière  extrémité,  à  en  juger  par  la  surprise  et  la 
consternation  qu'on  leur  a  vues  lorsqu'on  leur  a  signifié  les 
arrêts.  Plusieurs  avaient  l'air  de  malfaiteurs  qu'on  a  condam- 
nés. Un  homme  de  ma  connaissance,  constitué  au  milieu  d'eux 
par  son  état  et  par  les  circonstances,  ne  les  aimant  pas  à  beau- 
coup près,  n'a  pu  résister  au  spectacle  de  leur  désespoir,  et 
s'est  retiré;  aujourd'hui  même  on  les  plaint;  demain  on  les 
chansonnera;  après-demain,  on  n'y  pensera  plus  :  c'est  le  ca- 
ractère du  joli  peuple  français. 

Toute  la  matinée  d'hier  mercredi,  ils  la  passèrent  à  dire  et 


régla  le  prix  (cinquante  mille  écus)  en  lettres  de  change  sur  la  Compagnie  de 
Jésus.  Le  P.  La  Valette  ayant  eu  peu  de  succès  dans  la  suite  de  ces  affaires,  les 
supérieurs  de  la  Compagnie  trouvèrent  assez  commode  de  laisser  protester  les 
lettres  de  change.  Cazotte  leur  intenta  un  procès  qui  fut  comme  le  signal  de  tous 
ceux  qui  vinrent  fondre  sur  la  Société.  (T.) 


100  LETTRES  A  MADEMOISELLE   VOLLÂND. 

à  faire  dire  des  messes  dans  leurs  trois  églises,  et  à  demander 
leur  conservation  à  Dieu,  qui  ne  les  a  pas  exaucés.  Entre  onze 
heures  et  midi,  il  y  avait  dans  leur  cour  un  troupeau  de  dévotes 
qui  se  tordaient  les  mains,  qui  s'arrachaient  leurs  coifTes,  et 
qui  hurlaient  comme  des  insensées.  Vous  vous  doutez  bien  de 
la  rumeur  que  tout  cela  fait  ici.  On  attend  sous  quelques  jours 
un  troisième  arrêt  du  Parlement  dont  j'ignore  l'objet;  et,  im- 
médiatement après,  un  édit  du  roi,  confirmatif  des  arrêts  du 
Parlement. 

Il  me  semble  que  j'entends  et  que  je  vois  Voltaire  ;  il  lève 
ses  yeux  et  ses  mains  au  ciel,  il  dit  :  Nunc  diniittis  servum 
tuunt,  Domine,  quia  viderunt  oculi  mei  salutare  tuum.  Cet 
homme  incompréhensible  a  fait  un  papier  qu'il  appelle  un  Éloge 
de  Crêbillon.  Vous  verrez  le  plaisant  éloge  que  c'est  :  c'est  la 
vérité  ;  mais  la  vérité  offense  dans  la  bouche  de  lenvie.  Je  ne 
saurais  passer  cette  petitesse-là  à  un  si  grand  homme.  Il  en 
veut  à  tous  les  piédestaux.  Il  travaille  à  une  édition  de  Cor- 
neille. Je  gage,  si  l'on  veut,  que  les  notes  dont  elle  sera  farcie 
seront  autant  de  petites  satires.  Il  aura  beau  faire,  beau  dégra- 
der; je  vois  une  douzaine  d'hommes  chez  la  nation  qui,  sans 
s'élever  sur  la  pointe  du  pied,  le  passeront  toujours  de  la  tète. 
Cet  homme  n'est  que  le  second  dans  tous  les  genres. 

Mais  en  voilà  assez  des  autres;  un  mot  de  moi.  Je  passe  mes 
jours  en  deux  infirmeries  ;  ma  femme  et  son  domestique  sont 
indisposés;  celle  de  Tlsle  est  tombée  dangereusement  malade, 
comme  je  l'avais  prévu  ;  c'est  un  serrement  de  gorge  qu'on  ne 
saurait  dissiper.  Toutes  les  huiles,  tous  les  gargarismes,  tous 
les  nids  d'hirondelle  de  la  Sainte-Chapelle  n'y  feront  rien. 

Si  Morphyse  avait  pitié  du  jeune  homme,  et  que  son  ennui 
abrégeât  votre  séjour  !  Je  rapporte  tout  à  votre  séjour  à  Paris. 

J'ai  l'exemplaire  de  Rousseau';  qu'en  ferai-je?  Faut-il  en 
faire  un  paquet  et  vous  l'envoyer? 

Ce  Comus  %  dont  les  tours  de  passe-passe  les  tracassent, 
n'est  pas  sorcier,  à  coup  sûr,  et  cela  me  suffit. 

Notre  chère  sœur  ne  m'oublie  pas,  j'en  suis  certain  ;  mais 
vous  oubliez  souvent,  vous,  de  me  dire  qu'elle  se  souvient  de 

1.  De  YÈmile,  publié  au  mois  de  juin  17G2 

2.  Escamoteur  célèbre  de  ce  temps. 


LETTRES    A    MADEMOISELLE    VOLLAND.  ÎOl 

moi;  cela  me  fait  poml.-int  grand  plaisir,  et  vous  ne  l'ignorez 
pas.  Vous  l'avez  donc  embrassée,  cette  chère  sœur!  Combien  vous 
avez  eu  de  plaisir!  Comme  le  cœur  vous  a  palpité  à  toutes  deux! 
Comme  Morphyse  vous  examinait!  Gomme  elle  en  était  jalouse  ! 
Comme  elle  en  aura  redoublé  de  froid  pour  l'une  et  d'humeur 
pour  l'autre!  Comme  elle  me  venge  actuellement  de  la  froideur 
des  deux  ou  trois  premières  lettres  que  je  vais  recevoir  ! 

Je  vous  promets  que  cela  n'est  pas  trop  aisé  de  rompre  son 
caractère,  et  de  se  faire  petit,  petit,  petit,  pour  être  de  niveau 
avec  les  autres,  leur  persuader  qu'ils  ont  autant  d'esprit  qu'un 
homme  à  qui  l'on  en  accorde,  et  les  mettre  bien  à  leur  aise. 

C'est  d'une  goutte-sereine  que  Grimm  est  menacé;  et  d'a- 
vance je  vous  préviens  que  son  bâton  et  son  chien  sont  tout 
prêts. 

Laflaire  de  rab!)é  Raynal  est  au  diable ^  Ils  se  moquent  de 
moi,  et  ils  me  soutiennent  tous  que  l'abbé  Raynal  ne  m'a  rien 
promis.  Je  n'ai  pas  été  trop  attrapé;  car  je  n'y  comptais  pas 
trop.  Avec  un  peu  plus  de  loisir,  j'aurais  peut-être  fait  beaucoup 
de  châteaux  en  Espagne  que  je  n'aurais  pas  vus  s'évanouir 
sans  peine.  Voilà  un  des  grands  bonheurs  de  l'homme  occupé  : 
l'espérance  le  leurre  moins,  le  présent  l'occupe  trop  pour  qu'il 
se  fatigue  les  yeux  à  regarder  à  perte  de  vue  dans  l'avenir.  Il 
n'y  a  ni  lieu,  ni  temps,  ni  espace  pour  celui  qui  médite  profon- 
dément. Cent  mille  ans  de  méditations  comme  cent  mille  ans 
de  sommeil  n'auraient  duré  pour  nous  qu'un  instant,  sans  la 
lassitude  qui  nous  instruit  k  peu  près  de  la  longueur  de  la  con- 
tention. 

Adieu,  ma  bonne  amie;  je  vous  embrasse  de  toute  mon  âme. 
Comme  nos  journées  passent  à  présent  rapidement!  Chère  amie, 
dispensez-moi  de  dater;  mais  comptez  que  je  vous  écris  tous 
les  dimanches  et  tous  les  jeudis  sans  manquer. 

1.  Voir  précédemment,  p.  84. 


102  LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLÂND. 


LXXII 

Paris,  ce  là  août  1762. 

Non,  mademoiselle,  non,  madame  de  n'est  point  du  tout 

coquette.  Il  n'y  a  qu'un  imbécile  c{ui  puisse  se  promettre  quel- 
que récompense  des  soins  qu'on  lui  oflre  et  qu'elle  accepte;  elle 
se  moque  de  toutes  leurs  singeries,  et  cela  est  évident;  elle  ne 
cherche  point  à  plaire.  Rien  de  faux  dans  son  propos,  rien  d'ap- 
prêté dans  sa  parure.  Dites-lui  comme  son  mari  :  «  Mais,  ma- 
dame, vos  tétons  ne  reviennent  pas  »  ;  et  elle  répond  :  «  Je  m'en 
consolerais  bien,  si  j'avais  des  fesses.  Faute  de  ce,  je  ne  sau- 
rais aller  à  cheval  sans  me  blesser;  cela  est  triste.  »  Aux  obser- 
vations peu  obligeantes  qu'elle  permet  qu'on  fasse,  et  qu'on 
fait  quelquefois  assez  librement  sur  ce  qu'on  voit  de  sa  personne, 
elle  en  ajoute  même  sur  ce  qu'on  ne  voit  pas;  et  je  ne  me  suis 
jamais  aperçu  que  ces  confidences  lui  coûtassent,  fussent-elles 
peu  naturelles,  ou  qu'elle  fût  secrètement  fâchée  de  celles  qu'on 
avait  risquées,  ou  de  celles  qui  lui  étaient  échappées.  Une  dé- 
claration en  forme  ne  lui  plaît  ni  ne  la  blesse  ;  on  ne  peut  pas 
lui  reprocher  de  l'avoir  amenée.  Au  milieu  de  l'essaim  empressé 
de  ses  serviteurs,  elle  est  également  tranquille  pour  tous;  elle 
ne  cherche  point  à  semer  entre  eux  des  jalousies,  des  soupçons, 
à  les  réveiller  par  des  préférences  :  tout  cela  se  fait  bien  sans 
qu'elle  s'en  mêle;  elle  est  absolument  sans  manège. 

Vous  décidez  bien  vite  le  second  de  mes  cas  de  conscience  ! 
On  a  tout  fait  pour  sa  passion,  et  vous  voulez  qu'on  ne  fasse 
rien  pour  le  bonheur  d'un  mari,  pour  la  fortune  d'une  pépinière 
d'enfants,  parmi  lesquels  peut-être  il  y  en  a  qui  n'appartiennent 
point  au  mari  !  11  ne  s'agit  pas  d'accroître  son  aisance,  il  faut 
encore  s'exposer  à  perdre  celle  qu'on  a;  et  pour  répondre  à  tous 
vos  scrupules,  on  n'exige  la  récompense  qu'après  le  service 
rendu.  Piano ,  cli  grazia. 

Je  ne  me  tiens  pas  pour  battu  sur  la  question  des  beaux 
vieillards  qui  sont,  et  des  belles  vieilles  qui  ne  sont  pas.  Il  me 
semble  que  vous  m'avez  très-bien  prouvé  qu'il  y  avait  égale- 


■       LETTRES  A   MADEMOISELLE  VOLLAND.  103 

ment  de  belles  vieillesses  en  hommes  et  en  femmes  ;  mais  il  y 
a  bien  de  la  différence  entre  être  un  beau  vieillard  et  avoir  une 
belle  vieillesse.  Peut-être  n'est-on   pas  un  beau  vieillard  sans 
avoir  une  belle  vieillesse,  et  encore  dis-je  peut-être  ;  mais  on  peut 
certainement,  et  rien  n'est  plus  commun  que  d'avoir  une  belle 
vieillesse  et  n'être  pas  un  beau  vieillard.  J'y  ai  rêvé  un  moment, 
et  il  me  semble  qu'il  y  a  des  raisons  physiques  et  morales  de 
cette  distinction  des  deux  sexes  dans  un  âge  avancé.  Les  femmes 
semblent  n'être  destinées  qu'à  notre  plaisir.  Lorsqu'elles  n'ont 
plus  cet  attrait,  tout  est  perdu  pour  elles  ;  aucune  idée  acces- 
soire qui  nous  les  rende  intéressantes,  surtout  depuis  qu'elles 
ne  nourrissent  ni  n'élèvent  leurs  enfants.  Autrefois  une  gorge 
flétrie  était  encore  belle  ;  elle  avait  allaité  tant  d'enfants!  Dans 
la  douleur,  une  mère  déchirait  son  vêtement,  découvrait  sa  poi- 
trine, et  conjurait  son  fils  par  ce  sein  qui  l'avait  nourri  :  ce  n'est 
plus  cela.  S'il  était  possible  qu'il  y  eût  une  belle  tête  de  vieille, 
les  haillons  qui  la  couvrent  la  dépareraient.  Nous,  nous  avons 
la  tête  nue  ;  on  voit  la  forêt  de  nos  cheveux  blancs  ;  une  longue 
barbe  rend  notre  visage  respectable  ;  nous  conservons  sous  une 
peau  ridée  et  brunie  des  muscles  fermes  et  solides.  La  nature 
douce,  molle,  replète,  arrondie  de  la  femme,  toutes  qualités 
qui  font  qu'elle  est  charmante  dans  la  jeunesse,  font  aussi  que 
tout  s'affaisse,  tout  s'aplatit,  tout  pend  dans  l'âge  avancé.  C'est 
parce  qu'elles  ont  beaucoup  de  chair  et  de  petits  os  à  dix-huit 
ans  qu'elles  sont  belles  ;  c'est  parce  qu'elles  ont  beaucoup  de 
chair  et  de  petits  os  que  toutes  les  proportions  qui  forment  la 
beauté  disparaissent  à  quatre-vingts  ans.  Quelle  diftérence  de 
front  et  de  joues  d'un  vieillard  et  d'une  vieille;  de  leurs  bras, 
des  épaules,  de  la  poitrine,  du  dos,  des  cuisses  et  du  reste  ! 
Nous  changeons  sans  doute  comme  les  femmes  avec  le  temps; 
mais  le  temps  ne  nous  décompose  pas  autant  qu'elles.  Les  pro- 
portions s'altèrent  moins  partout,  parce  que  partout  nous  avons 
les  chairs  plus  compactes,  les  nmscles  plus  durs  et  toute  la 
charpente  plus  grosse.  Les  exemples  que  vous  me  citez  ne  sont 
pas  de  belles  vieilles,  prenez-y   garde:   mais   de   vieilles  qui 
paraissent  jeunes,  qui  n'avaient  pas  leur  âge,  ou  qui  avaient 
une  belle  vieillesse.  Une  belle  vieille  a  rapport  à  la  beauté;  une 
belle  vieillesse  a  rapport  à  la  santé.  Je  cause  librement  de  tout 
cela  avec  vous,  mes  amies,  parce  que  vous  avez  l'esprit  excellent, 


104  LETTRES   A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

et  que  vous  vous  occupez  tous  les  jours  à  réparer  ce  que  l'âge 
vous  enlèvera,  par  des  qualités  solides  qui  vous  resteront  mal- 
gré le  temps  et  les  années  ;  un  grand  sens,  une  belle  âme,  un 
cœur  noble,  sensible  et  élevé,  tels  que  l'ont  mes  deux  sœurs,  est 
exempt  de  rides,  si  elles  atteignent  un  âge  avancé.  Combien 
leur  présence  rappellera  de  bons  discours  et  de  bonnes  actions 
à  ceux  qui  les  auront  connues  !  mais  il  n'en  sera  pas  de  même 
pour  les  autres:  voilà  la  différence  du  rôle  qu'on  a  fait  pendant 
la  vie.  Le  nôtre  est  public.  Domestique,  il  est  présumé  ;  au  lieu 
qu'on  suppose  qu'une  femme  a  vécu  sans  rien  faire,  si  l'on  n'en 
est  instruit.  J'ai  dit.  Décidez. 

Ne  dites  point  de  mal  de  mes  libraires,  ils  font  tout  ce  que 
j'ai  exigé.  Voilà  l'équité  qu'il  faut  attendre  de  tout  le  monde.  La 
générosité  consisterait  à  aller  au  delà.  Reste  à  savoir  si  on  en 
peut  exiger  d'un  homme  dans  son  état,  d'un  marchand  dans 
son  comptoir,  d'un  procureur  dans  son  étude,  d'un  libraire  dans  sa 
boutique;  c'est  là  qu'il  vend  son  temps,  son  industrie,  son  savoir- 
faire,  et  qu'il  doit  en  tirer  le  meilleur  parti  possible,  s'il  veut 
qu'on  l'appelle  bon    commerçant,  bon  procureur,  bon  libraire. 

Un  homme  s'est  avisé  de  faire  et  de  publier  une  mauvaise 
traduction  du  Joueur^  qui,  loin  de  me  nuire,  fait  au  contraire 
désirer  la  mienne,  qui  paraîtra  avec  Miss  Sara  Sampson,  la 
Fatale  Curiosité,  le  Marchand  de  [Londres,  et  d'autres  pièces 
qui  se  ressemblent  et  que  je  donnerai  avec  des  discours  qui 
vaudront  peut-être  la  peine  d'être  lus  \ 

Vous  n'avez  pas  encore  cette  sœur  si  aimée,  si  désirée,  si 
nécessaire  à  votre  bonheur,  et  qui  le  sait  !  qu'est-ce  donc  qui 
la  retient?  Si  elle  n'est  pas  à  côté  de  vous,  elle  est  aussi  fâchée 
que  vous. 

Ce  n'est  pas  assez  que  de  faire  lire  le  jeune  homme,  il  faut 
aussi  le  faire  parler  sur  la  lecture,  qui  en  deviendra  pour  vous 
et  pour  lui  plus  instructive  et  plus  intéressante.  Au  reste,  n'ac- 
cusez pas  trop  les  parents  ;  c'est  Nature  qui  avait  commencé 
par  ne  rien  faire  qui  vaille  ;  ils  ont  achevé.  Je  pardonne  au  père 
son  libertinage,  mais  je  ne  saurais  lui  pardonner  son  hypocrisie; 
la  vilaine   bête  que  c'est!   Et  puis  cet  enfant,  qui  cherche  à 


1.  Voir  le  Joueur,  t.  VII,  p.  411,  et  pour  les  autres  pièces  la  note  de  lu  p.  434, 
t.  VIII. 


LKTTRF.S    A    M  \  DK  MOISKLI-l':   VOLLAM).  105 

connaître  la  turpitude  de  son  père  et  qui  la  révèle,  nie  choque 
plus  fortement  encore  que  sa  vile  morale. 

J'ai  une  foule  de  choses  intéressantes  à  vous  envoyer,  la 
suite  des  papiers  sur  les  Galas,  V Éloge  de  Créhillon.  etc.,  etc.; 
combien  je  vous  prépare  de  plaisirs  et  de  peines!  N'oubliez  pas 
de  me  demander,  après  que  vous  aurez  lu  l'histoire  du  père, 
quelle  était  cette  réllexion  qui  me  causait  une  douleur  mortelle  ; 
mais  peut-être  la  ferez-vous  comme  moi. 

Nous  allâmes  hier,  Damilaville  et  moi,  à  la  Briche.  J'y  étais 
appelé  par  M""'  d'Ëpinay. 

A  une  autre  fois  le  sujet  de  ce  petit  voyage  et  la  description 
de  la  maison  qui  est  charmante  ;  c'est  là  qu'il  faut  aller 
s'établir,  et  non  dans  le  sublime  et  ennuyeux  palais  de  la  Che- 
vrette. 

Nous  ramenâmes  Grimm.  Son  amie  vient  le  prendre  mardi 
à  Paris,  et  le  mercredi  ils  partent  ensemble  pour  Ktampes,  oii 
ils  passeront  une  quinzaine  chez  M"''  de  Valory. 

Adieu,  mon  amie,  je  baise  votre  front,  vos  yeux,  et  votre 
menotte  sèche  qui  me  plaît  autant  qu'une  potelée.  G'est  bien  de 
cela  qu'il  s'agit  à  quarante-cinq  ans  ! 

Il  y  a  près  d'un  mois  que  je  n'ai  paru  chez  le  Baron.  Il  faut 
porter  cette  lettre  sur  le  quai  Saint-Bernard,  aller  de  là  à  la 
butte  Saint-Roch  et  peut-être  revenir  de  la  butte  Saint-Roch 
sur  le  quai,  car  il  n'est  pas  sûr  que  le  Baron  soit  à  Paris.  Adieu, 
celle  que  j'aimerai  tant  qu'elle  sera,  tant  que  je  serai. 

Le  jour  de  Notre-Dame,  la  fête  de  ma  petite. 


LXXIII 

Paris,  le  10  août  1762. 

Combien  j'aurais  de  choses  intéressantes  à  vous  dire,  si  j'en 
avais  le  temps  !  mais  la  matinée  s'est  passée  tout  entière  à  lire  un 
ouvrage  sur  l'institution  publique  :  c'eût  été  la  chose  la  plus  utile 
et  la  plus  praticable  pour  un  royaume  tel  que  le  Portugal,  qui  se 
renouvelle;  pour  nous,  c'est  autre  chose.  Les  mauvais  usages, 


106  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

multipliés  sans  fin  et  invétérés^  sont  devenus  respectables  par  leur 
durée  et  irréformables  par  leur  nombre.  Cette  lecture  faite,  il  a 
fallu  faire  répéter  à  ma  petite  sa  leçon  de  clavecin;  c'est  une 
tâche  que  je  me  suis  imposée,  parce  qu'elle  me  plaît  et  qu'elle 
lui  sert,  et  à  laquelle  je  ne  manque  guère.  Cela  fait,  il  était  dix 
heures;  il  y  avait  deux  heures  au  moins  que  l'on  m'attendait  à 
l'atelier,  où  j'ai  couru  (car  on  court  presque  toujours  pour  arri- 
ver trop  tard),  et  où  j'ai  trouvé  un  fardeau  d'ouvrage  que  je 
n'expédierai  qu'après  avoir  écrit  un  petit  mot  à  mon  amie;  sans 
cela  je  serais  troublé.  Ce  devoir  si  doux  qui  m'appellerait  me 
distrairait  de  l'autre  ;  je  manquerais  à  celui-là,  et  je  m'ac- 
quitterais mal  de  celui-ci.  Je  vous  félicite  toutes  deux,  chères 
sœurs,  de  vous  posséder.  Je  serai  souvent  en  esprit  entre  l'une 
et  l'autre,  mettant  vos  mains  entre  les  miennes,  ne  sachant 
laquelle  des  deux  j'aime  le  plus;  autant  ami  de  l'aînée  que 
de  la  cadette  ;  partageant  également  mon  respect  et  mon 
estime. 

Eh  bien  !  ce  mal  de  jambe  n'est  donc  pas  encore  fini?  Vous 
me  rendrez  fou,  si  vous  n'y  prenez  garde.  Pour  Dieu!  mon  amie, 
dites-moi  les  choses  comme  elles  sont. 

Arrêtez  par  de  la  vérité  exacte  cette  imagination  cruelle  qui 
m'exagère  tout  en  général,  mais  surtout  les  plus  petites  choses 
qui  vous  concernent.  Cela  vous  occupe  peu  !  tant  pis.  Cela  ne 
vous  inquiète  point  du  tout  !  je  ne  m'en  acquitte  que  trop  bien 
pour  tous  les  deux. 

Je  crains  que  notre  Uranie  ne  soit  un  peu  trop  grande  pour 
l'enfant;  qu'elle  ne  sache  ni  jouer  à  cloche-pied,  ni  à  la  main- 
chaude,  ni  au  pied-de-bœuf,  ni  à  cligne-musette,  ni  à  coucou- 
bay,  et  qu'elle  n'imprime,  sans  le  vouloir,  un  respect  qui  éloigne 
les  marques  delà  tendresse.  Je  me  plie  à  tout  cela  que  c'est  un 
charme  ;  il  est  rare  qu'en  prenant  le  hochet,  je  ne  trouve 
l'occasion  de  placer  une  sentence,  une  petite  leçon  sur  la  justice, 
sur  la  langue  quand  on  parle  mal,  sur  la  logique  quand  on  rai- 
sonne faux.  11  faut  en  général  se  faire  petit,  pour  encourager 
peu  à  peu  les  petits  à  se  faire  grands.  On  peut  leur  dire  d'aussi 
bonnes  choses  sur  une  poupée,  sur  une  croix  de  paille,  sur  un 
chiffon  que  sur  les  affaires  les  plus  importantes.  En  les  accoutu- 
mant à  être  bons  dans  des  riens,  ils  sont  tout  prêts  à  être  bons 
dans  des  cas  importants  ;  mais  est-ce  qu'il  y  a  des  riens  pour  eux  ? 


LETTRES   A    MADEMOISEEEE    VOELAM).  107 

roule  seule?  Cela  ne  se  peut,  c'est  la  femme  la  plus  adroite 
à  faire  recrue;  il  faut  voir  comme  elle  fait  demander  ce  qu'elle 
veut.  Il  est  impossible  d'avoir  une  volonté  quand  il  ne  lui  plaît 
pas  qu'on  en  ait. 

Puisque  le  récit  de  bonnes  actions  vous  touche,  je  vous  dirai 
toutes  celles  qui  viendront  à  ma  connaissance  ;  et,  pour  vous  tenir 
parole  tour  de  suite  :  M'""  d'Épinay  avait  donné  dix-huit  sous 
à  un  petit  garçon,  pour  une  journée  de  travail.  Le  soir  il  revient 
à  la  maison,  n'ayant  pas  un  liard.  Sa  mère  lui  demanda  si  on  ne 
lui  avait  rien  donné,  il  répondit  que  non,  et  mentit.  Cependant 
la  chose  s'éclaircit;  la  mère,  mieux  instruite,  voulut  savoir  ce 
que  les  dix-huit  sous  étaient  devenus.  Le  pauvre  petit,  il  les 
avait  donnés  à  un  cabaretier  chez  lequel  son  père  avait  passé  la 
journée  à  s'enivrer,  et  épargné  au  bonhomme  une  querelle  que 
sa  femme  n'aurait  pas  manqué  de  lui  faire.  Si  on  tenait  compte 
des  bonnes  actions,  elles  seraient  plus  fréquentes,  n'en  doutez 
pas.  C'est  ce  qu'on  fait  aussi  à  la  Chine  ;  on  les  y  publie  à  son  de 
trompe  :  elles  y  ont  des  récompenses  assurées.  Nous  ne  savons 
que  punir;  nous  arrêtons,  tant  que  nous  pouvons,  les  méchants, 
mais  nous  ne  nous  mêlons  pas  de  faire  germer  les  bons  : 
peut-être  ne  faudrait-il  guère  de  châtiments  pour  le  crime,  s'il 
y  avait  des  prix  pour  la  vertu.  On  commet  le  crime  par  intérêt; 
on  aimerait  autant  pratiquer  la  vertu  par  le  même  motif,  et  il  y 
aurait  de  l'honneur  et  de  la  sécurité  de  plus  h  gagner.  Où  l'on 
donne  une  bourse  d'or  à  l'honnne  bienfaisant,  on  n'en  doit  guère 
voler, 

Grimm  et  elle  sont  partis  hier  pour  Étampes;  ils  y  passeront 
dix  jours  chez  M""  de  Valory  ;  ils  seront  sûrement  heureux,  au- 
tant qu'il  est  possible.  Avec  des  procédés,  quelque  bien  obser- 
vés qu'ils  soient,  on  n'a  rien  à  reprendre,  et  l'on  n'est  pourtant 
contente  de  rien  ;  c'est  que  ce  n'est  pas  un  équivalent  :  c  est  la 
monnaie  de  la  tendresse.  Tous  les  égards  du  monde  ne  valent 
pas  une  caresse,  un  sourire,  un  mot  doux,  même  une  querelle 
délicate,  un  reproche  obligeant,  une  petite  bouderie  sur  un  re- 
fus même  placé,  en  un  mot,  toutes  ces  tracasseries  que  je  fais 
si  bien,  de  propos  délibéré,  sans  être  offensé. 

Le  temps  fera  pour  lui,  j'en  suis  sûr  ;  il  est  déjà  moins  réservé. 
La  honte  de  pratiquer  en  ma  présence  un  conseil  que  je  lui 
avais  donné  ne  l'a  point  arrêté;  rien  n'arrête  cet  homme,  quand 


108  LETTRF.S    A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

il  s'agit  de  faire  bien  ou  mieux.  Nos  femmes  se  sont  vues,  et 
cela  s'est  passé  à  merveille. 

Faites  mon  compliment  à  M.  Vialet;  dites-lui  que  je  vous  ai 
choisie  pour  mon  interprète  et  mon  secrétaire  auprès  de  lui; 
cela  ne  lui  déplaira  pas.  11  m'a  mandé  que  l'académicien  qui 
avait  écrit  sur  les  ardoises  de  la  Meuse  avait  dit  tout  plein  de 
bêtises.  Exigez  de  lui  qu'il  m'envoie  l'état  le  plus  scrupuleux  de 
ces  bêtises-là,  pour  en  faire  usage  eu  temps  et  lieu.  Qu'il  s'en 
rapporte  surtout  à  ma  prudence,  je  ne  le  compromettrai  pas  ni 
moi  non  plus  ;  avec  de  l'honnêteté  et  l'amour  de  la  vérité  tout 
se  dit  sans  blesser  personne. 

Vous  voyez  bien  que  je  réponds  à  votre  dix-huitième  et  que 
je  la  suis  ligne  à  ligne.  Je  n'aurais  pas  assez  de  place  pour  la 
suivre  jusqu'au  bout,  d'autant  qu'il  y  a  certains  points  sur  les- 
quels je  serai  bien  aise  de  m'étendre  :  j'y  reviendrai.  Celle-là 
n'ira  pas  au  dépôt  sitôt. 

Le  capitaine  enragera  du  succès  de  Vialet;  encore  un  prix 
de  gagné,  et  c'est  un  homme  perdu.  Tout  cela  sera  présenté  aux 
supérieurs  comme  des  distractions,  et  le  supérieur  le  croira,  et 

le  reste  vous  le  devinez.  M sera  toujours  mené  par  le  nez; 

le  goût  qu'il  a  pour  Uranie  y  contribuera.  On  se  fait  secrète- 
ment un  mérite  de  mille  petites  injustices  faites  en  faveur  du 
mari,  quand  on  en  veut  à  sa  femme. 

Mais  s'il  avait  fallu  trouver  aux  filles  de  Morphyse  des 
époux  dignes  d'elles,  elles  seraient  encore  à  marier  toutes  trois. 
Il  fallait  un  sylphe  à  Uranie  ;  et  un  grand  ange,  un  ange  d'an- 
nonciation  à  l'aînée;  pour  vous,  l'ami  Diogène,  mais  avec  un 
petit  bout  de  draperie  bien  ou  mal  attaché,  et  vous  avez  en  moi 
tous  les  droits  selon  les  instants;  mais  le  Diogène  s'en  va  tous 
les  jours  :  dans  huit  ou  dix  ans,  il  n'en  restera  pas  le  moindre 
vestige. 

Adieu,  mon  amie;  portez-vous  mieux.  Je  vous  embrasse  de 
tout  mon  cœur.  Quand  le  Diogène  sera  parti,  vous  me  céderez 
à  Uranie,  auprès  de  laquelle  je  serai  sylphe  pendant  cinq  ou  six 
ans,  au  bout  desquels  la  tête  s'alfaiblissant,  les  préjugés  renais- 
sant sur  les  ruines  du  sens  commun  et  de  la  raison,  les  cheveux 
bhmchissant,  le  dos  se  courbant,  je  donnerai  le  bras  à  l'aînée 
pour  aller  pleurer  à  l'église  toutes  les  douces  folies  que  j'aurai 
dites  à  la  cadette,  et  toutes  celles  que  j'aurais  voulu  faire  avec 


LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAiM).  100 

leur  sœur.  Je  vous  aime  comme  le  premier  jour.  Je  vous  désire 
et  vous  attends  comme  à  notre  première  séparation.  Je  vous  suis 
fidèle,  comme  si  cela  me  coûtait  beaucoup.  11  n'y  a  que  le  mé- 
rite de  la  difficulté  qni  manque  à  tout  ce  que  je  fais.  Adieu. 


LXXIV 


Paris,  ce  22  août  17G2, 


J'attends  votre  dix-neuvième  avec  bien  de  l'impatience;  car 
qui  peut  deviner  les  suites  de  cet  incendie?  Il  ne  faut  qu'une 
étincelle  assoupie  sous  la  cendre,  un  peu  d'air  pour  renouveler 
le  danger.  Je  vous  vois  au  milieu  des  travailleuis,  dans  l'eau, 
dans  laboue,  etc.  Quelles  alarmes  vous  avez  eues!  quelle  fatigue! 
Vous  vous  portez  bien,  dites-vous?  Je  ne  saurais  me  le  per- 
suader. Si  vous  n'étiez  qu'à  vingt  lieues  d'ici,  et  qu'on  pût  aller 
et  revenir  dans  un  jour  de  poste,  je  saurais  tout  cela  par  moi- 
même.  Vous  avez  raison,  la  nuit,  tout  était  perdu;  dans  la  soi- 
rée, les  habitants  de  la  campagne  étant  dispersés,  le  désastre 
eût  été  bien  plus  grand. 

II  y  a  dans  votre  récit  des  circonstances  qui  me  font  frémir. 
Gomment  vont  les  bras,  les  pieds,  les  jambes?  Et  la  chère  sœur? 
Je  la  crois  dans  un  état  presque  aussi  pitoyable  que  vous.  Trois 
femmes,  l'une  avancée  en  âge,  l'autre  faible  et  délicate,  celle-ci 
n'ayant  qu'un  souffle  de  vie,  portant  des  fardeaux,  se  livrant  à 
des  travaux  fort  au-dessus  des  forces  des  hommes  les  plus 
robustes!  C'est  à  présent  que  vous  devez  sentir  votre  lassitude. 
Dans  le  premier  jour  le  corps  se  soutient  par  la  violence  de 
l'activité  que  le  péril  lui  a  donnée;  mais  cette  activité  tombe  à 
mesure  que  la  sécurité  revient,  et  l'on  est  accablé.  C'est  là  du 
moins  l'effet  des  transports  de  la  colère,  quand  j'en  prends  trop. 
Je  vous  suppose  à  présent  étendues  dans  vos  lits,  sans  pouvoir 
remuer  ni  pieds,  ni  pattes.  Je  suis  bien  aise  que  vous  ayez  vu 
dans  cette  triste  circonstance  tous  vos  domestiques  tels  que  vous 
le  souhaitiez.  J'envie  à  l'abbé  du  Moucets  les  secours  que  vous 
en  avez  reçus.  Après  vous  avoir  montré  tout  son  dévouement 


110     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

dans  le  moment  périlleux,  il  se  croira  obligé  de  politesse  à  vous 
faire  compagnie  les  jours  qui  suivi  ont.  Il  sera  bien  fier  d'avoir 
pu  vous  être  bon  à  quelque  chose:  j'aurais  un  autre  sentiment 
à  sa  place. 

Jusqu'à  présent  je  ne  vous  ai  pas  chargé  d'un  seul  mot  pour 
votre  mère.  Je  vous  prie  de  lui  marquer  toute  la  part  que  je 
prends  à  son  accident.  Ah  !  ma  pauvre  amie,  comme  vous  voilà, 
avec  vos  jambes  plus  gonflées  que  jamais,  vous  trahiant  avec 
votre  bâton.  Et  la  perte  des  foins,  des  grains,  des  bâtiments? 
Cela  doit  monter  haut! 

Je  n'ai  pas  le  courage  de  reprendre  la  suite  de  mon  journal  ; 
j'attendrai  que  vous  me  l'ordonniez.  Vous  me  demandez  dans 
votre  dernière  V Éloge  de  Orbillou',  vous  l'avez  à  présent.  On 
a  fait  un  petit  volume  de  mon  Éloge  de  Bi'chardson,  du  Testa- 
ment et  delà  Pompe  de  Clarisse^.  J'en  ai  pris  deux  exemplaires, 
un  pour  vous,  un  pour  moi.  J'espérais  joindre  à  cette  lettre  la 
suite  de  l'alTaire  tragique  des  Calas;  mais  l'impression  n'en  est 
pas  achevée,  ce  sera  pour  jeudi  prochain.  Adieu,  mes  bonnes, 
mes  vraies  amies.  Je  voudrais  bien  être  à  côté  de  vous,  pour 
peu  que  vous  me  crussiez  utile,  vous  ne  doutez  point  de  ce 
que  je  ferais.  Dites  un  mot. 

C'est  après-demain  votre  fête.  Si  Uranie  pensait  à  vous  pré- 
senter deux  fleurs,  une  pour  elle  et  l'autre  pour  moi  !  C'est  pré- 
cisément comme  je  ferais  à  sa  place.  Voilà  qui  est  arrangé  pour 
longtemps  :  le  jour  de  la  Saint-Louis,  il  y  aura  toujours  soixante 
lieues  de  distance  entre  vous  et  moi.  Écoutez  bien  tout  ce  que 
notre  chère  sœur  vous  dira;  ce  sont  mes  souhaits.  Elle  sait 
combien  ma  tendresse  fait  à  votre  bonheur;  elle  vous  promettra 
la  durée  de  son  amitié  ;  elle  vous  désirera  la  durée  de  mon 
amour.  Je  vous  réponds  de  ce  point-ci;  c'est  mon  affaire.  Tou- 
jours, mon  amie,  toujours  vous  me  serez  chère;  faites  seule- 
ment que  ce  toujours  dure  longtemps.  Je  l'ai  enfin,  ce  portrait, 
enfermé  dans  l'auteur  de  l'antiquité  le  plus  sensé  et  le  plus 
délicat  :  mercredi  je  le  baiserai,  le  matin  en  me  levant,  et  le 
soir  en  me  couchant  je  le  baiserai  encore. 

11  n'y  a  plus  de  Jésuites  ici.  On  a  encore  publié  quelques  ar- 
rêts que  je  ne  vous  envoie  point.  Ils  ne  signifient  pas  grand'chose. 

1.  Lyon,  1702,  in-12. 


LETTRES    A    MADEMOISELLE    VOLLANU.  111 


LXXV 


A  Paris,  le  20  août  17C2. 


Votre  dernière  lettre,  par  laquelle  vous  m'apprenez  qu'enfin 
l'incendie  est  entièrement  éteint,  no  me  tranquillise  point  du 
tout.  Avec  une  aussi  misérable  santé  que  vous  l'avez  l'une  et 
l'autre,  les  alarmes,  les  insomnies,  la  fatigue  que  vous'avez 
essuyées,  il  est  impossible  que  vous  ne  soyez  pas  accablées.  Vous 
ne  me  nierez  pas  que  vos  jambes  ne  fussent  encore  enflées, 
lorsque  vous  les  enfonciez  dans  la  fange  et  dans  l'eau.  Tout  ce 
que  vous  avez  fait,  vous  l'avez  dû  faire;  mais  a-t-on  dû  souf- 
frir que  vous  le  fissiez?  Le  premier  effroi  passé,  ne  fallait-il  pas 
vous  prendre,  vous  conduire  par  les  épaules  dans  un  des  appar- 
tements du  château  et  vous  y  enfermer,  avec  l'attention  seule- 
ment de  tranquilliser  vos  imaginations  troublées,  en  vous  instrui- 
sant d'heure  en  heure  de  ce  qui  se  passait?  Si  j'avais  été  là,  je 
vous  avoue  que  c'est  par  où  j'aurais  débuté,  protestant  que  je 
ne  remuerais  mes  deux  bras  qu'après  que  vous  seriez  éloignée. 
Tout  est  fini,  les  bâtiments  sont  renversés;  les  foins,  les  blés, 
les  avoines,  les  grains  sont  en  cendres.  Mais  s'il  survient  à  notre 
chère  sœur  une  fluxion  de  poitrine  qui  l'emporte,  avec  un  de 
ces  rhumes  que  nous  connaissons,  et  qui  vous  éteignent,  ne 
vaudrait-il  pas  mieux  que  le  feu  fût  encore  dans  les  bâtiments 
qui  restent,  les  consumât  et  le  château?  On  refait  ou  l'on  ne 
refait  pas  des  châteaux  et  des  basses-cours;  mais  on  ne  refait 
pas  des  enfants  comme  ceux  dont  on  a  exposé  la  vie  pour  sauver 
des  choses  qui,  toutes  précieuses  qu'elles  sont,  ne  peuvent 
cepençlant  passer  que  pour  des  babioles  en  comparaison.  Comme 
je  vous  aurais  crié  :  Eh  !  laissez  brûler,  et  éloignez  d'ici  ces 
mains  délicates,  ces  membres  faibles  qui  ne  sont  pas  faits  pour 
porter  des  seaux  d'eau,  des  chevrons  brûlés;  allez-vous-en  mettre 
sur  des  coussins  ces  deux  pieds  enflés;  ils  y  seront  beaucoup 
mieux  que  dans  la  boue  et  le  fumier.  Je  ne  saurais  m'occuper 
du  désastre  qui  s'est  fait  ici  que  quand  je  vous  saurai  en  sûreté. 
Oh!  Uranie,  comme  vous  avez  été  crottée,  et  jusqu'où?  Mais  il 


112  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

n'est  pas  encore  temps  de  plaisanter.  Il  faut  auparavant  savoir 
quelle  perte  vous  avez  faite,  et  que  vous  m'ayez  juré  toutes 
deux  et  chacune  sur  votre  honneur  que  vous  vous  portez  bien. 

Je  n'ai  pas  le  temps  de  causer  davantage  avec  vous.  J'ai 
employé  mes  trois  fêtes  à  travailler  comme  un  forçat  pour  d'hon- 
nêtes gens  que  je  connais  un  peu,  qui  ont  fait  une  découverte 
importante  et  à  qui  je  n'ai  pu  refuser  le  service  de  l'exposer. 
Mais  pendant  que  je  m'occupais  de  leur  affaire,  la  mienne  res- 
tait là.  Je  vous  écris  de  chez  Le  Breton  vis-à-vis  d'un  tas 
d'épreuves  à  corriger  et  après  lesquelles  on  attend.  11  faut 
pourtant  que  Grimni  ait  raison;  que  le  temps  ne  soit  pas  une 
chose  dont  nous  puissions  disposer  à  notre  gré;  que  nous  le 
devons  d'abord  à  nos  amis,  à  nos  parents,  à  nos  devoirs,  et 
qu'il  y  a  dans  la  dissipation  qu'on  en  fait,  en  le  prodiguant  à  des 
indifférents,  quelque  principe  vicieux.  Si  j'avais  été  vraiment 
bienfaisant,  pourquoi  en  aurais-je  du  regret?  Il  faut  que  mon 
action  ou  ma  conscience  pèche,  et  j'aime  mieux  croire  que  c'est 
mon  action. 

Adieu,  mes  tendres  amies,  femmes  que  j'aime  de  tout  mon 
cœur.  A  présent  que  vous  voilà  tranquilles,  reposez-vous,  net- 
toyez-vous, décrassez-vous.  Je  suis  sûr  que  vous  êtes  noires 
comme  du  charbon,  que  vous  puez  la  crotte,  le  fumier  et  la 
fumée,  qu'on  ne  saurait  par  où  vous  prendre  sans  se  gâter.  Je 
ne  sais  ce  que  je  dis;  qu'on  la  jette  entre  mes  bras  comme  elle 
est,  et  dans  un  état  pire  encore.  Adieu,  adieu;  trouvez,  tout  à 
travers  vos  travaux  et  vos  assiduités,  un  moment  pour  me  dire 
que  vous  vous  portez  bien.  Mille  baisers  à  toutes  deux,  sur  vos 
mains  noires,  sales,  enfumées,  chère  sœur;  partout  où  vous  le 
permettrez,  chère  et  tendre  amie. 


LXXVl 

Paris,  le  29  août  17G2. 

J'ai  fait  part  à  Damilaville  de  votre  accident,  et  nous  avons 
pensé  l'un  et  l'autre  que  si  vous  envoyiez  un  état  de  votre  perte, 


LETTRRS  A   M ADKMOISFJJ.K    V()I.I.\NMX  113 

un  peu  exagéré,  s'il  en  est  besoin,  nous  dresserions  d'après 
cela  un  mémoire  que  quelqu'un  présenterait  à  M.  de  Gourteille, 
afin  d'obtenir  une  réduction  de  votre  vingtième  pour  une,  deux, 
trois,  quatre  ou  cinq  années.  Le  ministre,  qui  fait  tout  par  ses 
commis,  nous  renverrait  ce  mémoire  pour  en  décider;  et  nous 
arrangerions  la  chose  comme  il  vous  plairait.  Ainsi  donc,  si  cela 
vous  convient,  que  nous  sachions  tout  le  dégât  que  le  feu  vous 
a  fait  et  par  delà,  et  ce  que  vous  payez  de  vingtième  ;  le  reste 
est  notre  alfaire. 

Je  viens  d'achever  ce  mémoire  dont  je  m'étais  chargé  pour 
ces  pauvres  diables  qui  ont  inventé  une  chose  utile.  Il  est  minuit 
passé,  et  je  ne  saurais  me  résoudre,  tout  fatigué  que  je  suis,  <à 
m'endormir  sans  avoir  préparé  ma  lettre  pour  demain.  Je  vais 
reprendre  ma  réponse  à  votre  dix-huitième  à  l'endroit  où  j'en 
étais  resté. 

La  décision  d'Uranie  me  paraît  bien  sévère.  Quoi  donc!  ne 
met-elle  aucune  différence  entre  une  action  illicite  et  une  mau- 
vaise action?  Nesera-t-il  pas  permis  de  faire  par  raison  ce  qu'on 
a  déjà  fait  par  passion?  Après  avoir  tout  osé  pour  soi,  n'osera- 
t-on  rien  pour  son  époux  et  pour  ses  enfants?  Si  l'on  a  quelque 
reproche  à  craindre,  ne  serait-ce  pas  plutôt  celui  qu'on  se  ferait 
à  peu  près  sur  ce  ton,  s'il  arrivait  que  l'on  tombât  dans  la 
misère,  qu'avec  un  peu  moins  de  pusillanimité  on  aurait  sûre- 
ment évitée?  Si  nous  avions  notre  innocence,  peut-être  y  fau- 
drait-il regarder  de  fort  près  avant  que  de  l'échanger  contre  de 
l'or?  Mais,  hélas!  nous  ne  l'avons  plus;  il  ne  s'agit  que  d'une 
petite  tache  de  plus  ou  de  moins;  d'une  infraction  de  la  loi 
civile,  la  moins  importante  et  la  plus  bizarre  de  toutes;  d'une 
action  si  commune,  si  forte  dans  les  mœurs  générales  de  la  nation, 
que  l'attrait  seul  du  plaisir,  sans  aucune  autre  considération 
plus  importante,  suffit  pour  la  justifier;  d'une  action  dont  on 
loue  notre  sexe,  et  dont  en  vérité  on  ne  s'avise  plus  guère  de 
blâmer  le  vôtre;  du  frottement  passager  de  deux  intestins,  mis 
en  comparaison  avec  les  aisances  de  la  vie;  d'une  faute  moins 
répréhensible  que  le  mensonge  le  plus  léger  ;  il  est  bien  singu- 
lier, chère  sœur,  que  vous  permettiez  à  un  homme  engagé  par 
le  serment  libre  de  la  tendresse  avec  une  femme  qu'il  aime  de 
faire  un  enfant  à  une  autre  qu'il  n'aime  pas,  et  que  vous  défen- 
diez un  moment  de  complaisance  à  une  de  vos  semblables,  qui 

XIX.  8 


1U  LETTRES  Â   MADEMOISELLE  VOLLÂND. 

y  est  entraînée  par  un  motif  des  plus  importants.  S'il  était  ques- 
tion de  goûter  un  plaisir  exquis,  une  volupté  délicieuse,  un 
transport  ravissant,  un  moment  de  félicité  au-dessus  de  toute 
idée,  peut-être  rabattriez-vous  un  peu  de  votre  jansénisme!  Et 
vous  ne  pensez  pas  que  c'est  un  dégoût  insupportable  qui  nous 
attend!  et  que,  à  tout  bien  prendre,  ce  devoir  est  la  véritable 
expiation  du  plaisir  défendu  qu'on  a  pris.  J'ai  quelquefois  entendu 
parler  des  femmes  sur  ce  point;  toutes  étaient  d'accord  que 
c'était  un  horrible  supplice.  Eh  bien  !  nous  y  voilà  résolus. 
L'héroïsme  est  d'autantplus  grand,  que  le  sacrifice  de  soirmème 
répugne  davantage.  Combien  nous  allons  mériter,  si  votre  pré<- 
jugé  ne  s'y  oppose  plus!  Songez  donc  que  celui  qu'on  va  rece- 
voir dans  ses  bras  est  un  homme  qu'on  méprise,  et  qu'on  haït; 
songez  qu'il  se  chargera  de  tous  les  frais  du  péché;  songez  que 
nous  n'y  mettrons  pas  un  atome  du  nôtre;  songez  que  nous 
serons  plus  passive  et  plus  immobile  qu'une  statue  de  marbre; 
songez  que,  s'il  nous  échappe  quelques  mouvements  insensibles, 
quelque  signe  de  vie,  ce  sera  d'impatience  et  non  de  plaisir; 
songez  que  ceci  est  l'ouvrage  tout  pur  de  la  raison,  que  le  cœur 
et  les  sens  n'y  seront  pour  rien;  c'est  un  acte  de  pénitence,  s'il 
en  fut  jamais.  S'il  nous  survenait  une  maladie  là,  n'y  aurait-il 
pas  de  la  folie  à  se  refuser  à  l'application  d'un  instrument,  s'il 
était  nécessaire;  et  quelle  plus  fâcheuse  maladie  que  de  mourir 
pendant  trente  ans  de  soif  et  de  faim?  Quelle  différence  mettez- 
vous  en  pareil  cas  entre  un  homme  de  cette  trempe  et  un 
instrument  de  chirurgie?  Et  puis,  ne  dirait-on  pas  qu'il  en  soit 
de  cette  affaire  comme  du  vol,  de  la  calomnie,  du  meurtre  et 
d'une  infinité  d'autres  actions  qui  sont  mauvaises  en  tout  temps 
et  partout?  Rentrez  pour  un  moment  dans  l'état  de  nature;  pour 
Dieu,  dites-moi  ce  que  c'est. 

A  présent,  venons  à  vous,  mademoiselle.  Eh  bien  !  vous  ne 
voulez  donc  pas  qu'on  ait  la  complaisance  pour  cette  honnête 
créature,  qui  a  le  sens  assez  droit  pour  sentir  que  le  mariage 
est  un  sot  et  fâcheux  état,  et  qui  a  le  cœur  assez  bon  pour  vou- 
loir être  mère,  de  lui  faire  un  enfant?  Vous  l'appelez  tête  bi- 
zarre? Vous  craignez  qu'elle  ne  prenne  du  goût  pour  le  plaisir, 
qu'on  ne  prenne  du  goût  pour  elle  ?  Vous  la  trouvez  présomp- 
tueuse de  se  croire  capable  de  bien  élever.  Halte  là,  s'il  vous 
plaît.  Elle  a  l'expérience  par-devers  elle.  Après  avoir  fait  supé- 


LETTRES   A  MADEMOISELLE    VOLLAND.  115 

rieurement  l'éducation  de  trois  ou  quatre  bambins  qui  n'étaient 
pas  les  siens,  elle  peut,  je  crois,  se  promettre,  sans  trop  présu- 
mer d'elle,  d'en  bien  éduquer  un  qui  lui  appartiendra.  Je  vous 
l'ai  déjcà  dit  ;  ce  n'est  point  ici  une  allaire  de  cœur,  moins  encore 
une  affaire  de  tempérament.  Pour  ce  blâme  public  qu'elle  en- 
courrait, peut-être  elle  l'a  mis  sous  ses  pieds.  «  Jamais,  dit-elle, 
je  ne  me  persuaderai  que  de  se  proposer,  avant  de  sortir  de  ce 
monde,  de  remplir  la  place  qu'on  quitte,  d'un  honnête  homme 
ou  d'une  honnête  femme,  que  de  s'exposer  à  perdre  la  vie  pour 
la  donner  à  un  autre  ;  obligation  que  la  différence  des  sexes  im- 
posait avant  tout  sacrement  institué,  toute  législation  publiée  ; 
que  de  se  sacrifier  à  inculquer  dans  une  jeune  femme  des  prin- 
cipes d'honneur  et  de  justice,  pendant  un  grand  nombre 
d'années  ;  que  de  préparer  à  la  société  un  bon  citoyen,  un  bon 
père,  une  bonne  mère,  un  bon  mari,  ce  soit  une  cause  d'op- 
probre ;  parce  qu'on  ne  s'assujettit  pas  k  quelques  formalités  de 
convention  qui  ne  signifient  rien,  et  qui  varient  d'un  peuple  à 
un  autre;  parce  qu'on  connaît  la  légèreté  du  cœur  humain,  et 
qu'on  craint,  en  faisant  un  vœu  indiscret,  de  devenir  parjure  ; 
parce  qu'on  ne  veut  pas  accepter  un  tyran  ;  parce  que,  n'étant 
pas  en  état  ni  d'instruire  ni  de  nourrir  plusieurs  enfants,  on  a 
recours  au  seul  moyen  possible  de  n'en  avoir  qu'un  ;  parce  que, 
n'étant  pas  mariable  par  cent  raisons  plus  solides  les  unes  que 
les  autres,  on  ne  se  marie  pas,  et  parce  que,  forcée  de  se  sous- 
traire à  la  loi  du  prince,  qui  veut  qu'on  ne  soit  féconde  qu'à 
telles  ou  telles  conditions,  j'obéis  à  la  loi  dénature  qui  veut  que 
je  sois  féconde  dès  qu'elle  ne  m'a  pas  faite  stérile.  Ce  ne  sont 
pas  de  viles  petites  vues  qui  me  mènent  ;  ce  sont  des  vues 
grandes  et  nobles  ;  je  veux  être  mère,  parce  que  je  suis  digne 
de  l'être.  Si  vous,  monsieur,  que  j'ai  choisi  pour  me  donner 
cet  auguste  caractère,  ne  pouvez  disposer  de  vous-même  sans 
le  consentement  d'une  autre,  consultez-la;  mais  si  elle  s'oppose 
à  mon  désir,  je  ne  vous  dissimulerai  point  que  je  m'estime  plus 
qu'elle  et  qu'elle  ne  vous  estime  pas  assez.  Je  ne  crains  point 
de  perdre  mon  honneur,  ce  que  j'appelle  mon  véritable  honneur, 
en  couchant  avec  son  amant;  elle  craint,  elle,  de  perdre  son 
amant  en  le  laissant  coucher  avec  moi.  Dites-lui,  une  bonne  fois 
pour  toutes,  que  je  ne  vous  aime  point,  et  que  je  ne  veux  de 
vous  que  jusqu'au  moment  où  vous  cesserez  de  m'être  néces- 


116  LETTRES    A   MADEMOISELLE    VOLLAND. 

saire.  C'est  avec  toute  la  sincérité  d'une  honnête  fille  que  je 
vous  proteste  que,  si  l'efiet  pouvait  m'être  connu  après  le  pre- 
mier essai,  je  n'en  permettrais  pas  un  second  pour  ma  vie  ;  il 
m'avilirait  trop.  Ce  n'est  plus  le  titre  de  mère  que  j'aurais 
voulu,  c'est  celui  de  maîtresse  ;  ce  n'est  plus  un  enfant  que 
j'aurais  ambitionné  d'avoir  de  bonne  race  et  d'élever,  c'est  du 
plaisir  ;  ce  n'est  plus  un  devoir  de  nature  que  j'aurais  cherché 

à  satisfaire,  c'est  un  commerce  illicite  que  j'aurais  formé » 

Yoilà  ce  qu'elle  dit  à...  Je  ne  sais  qu'ajouter!  car  ce  n'est  ni  à 
son  époux,  ni  à  son  ami.  J'ai  cru  devoir  vous  faire  mieux  con- 
naître cette  femme,  avant  que  de  m'en  tenir  à  votre  décision. 
Encore  un  mot  de  réponse  là-dessus. 

Grâce  à  l'interruption  que  le  malheur  qui  vous  est  arrivé  a 
fait  mon  journal,  j'ai  une  ample  provision  de  matières  ;  mais 
j'espère  que  j'en  oublierai  les  trois  quarts  et  demi,  et  que  je  serai 
contraint  de  prendre  les  choses  au  moment  où  je  vous  écrirai,  et 
de  me  mettre  ainsi  tout  de  suite  au  courant.  Adieu,  mes  bonnes 
amies.  Depuis  que  je  cause  avec  vous  deux,  il  me  semble  que 
je  cause  plus  facilement,  plus  doucement. 


LXXVII 

A  Paris,  le  2  septembre  1762. 

Avant  que  de  reprendre  mon  journal,  je  voudrais  bien  pou- 
voir vous  rendre  compte  dune  conversation  qui  fut  amenée  par 
le  mot  instinct,  qu'on  prononce  sans  cesse,  qu'on  applique  au 
goût  et  à  la  morale,  et  qu'on  ne  définit  jamais.  Je  prétendis  que 
ce  n'était  en  nous  que  le  résultat  d'une  infinité  de  petites  expé- 
riences, qui  avaient  commencé  au  moment  où  nous  ouvrîmes 
les  yeux  à  la  lumière  jusqu'à  celui  où,  dirigés  secrètement  par 
ces  essais  dont  nous  n'avions  pas  la  mémoire,  nous  prononcions 
que  telle  chose  était  bien  ou  mal,  belle  ou  laide,  bonne  ou  mau- 
vaise ,  sans  avoir  aucune  raison  présente  à  l'esprit  de  notre 
jugement  favorable  ou  défavorable. 

Michel-Ange  cherche  la  forme  qu'il  donnera  au  dôme  de 


LETTRES    A  MADEMOISELLE    VOLLAND.  117 

l'église  de  Saint-Pierre  de  Rome;  c'est  une  des  plus  belles 
formes  qu'il  lût  possible  de  choisir.  Son  élégance  frappe  et 
enchante  tout  le  monde.  La  largeur  était  donnée  ;  il  s'agissait 
d'abord  de  déterminer  la  hauteur.  Je  vois  l'architecte  tâtonnant, 
ajoutant,  diminuant  de  cette  hauteur  jusqu'à  ce  qu'enfin  il  ren- 
contrât celle  qu'il  cherchait  et  qu'il  s'écriât  :  La  voilà.  Lorsqu'il 
eut  trouvé  la  hauteur,  il  fallut  après  cela  tracer  l'ovale  sur  celte 
hauteur  et  cette  largeur.  Combien  de  nouveaux  tâtonnements  ! 
combien  de  fois  il  efiàça  son  trait  pour  en  faire  un  autre  plus 
arrondi,  plus  aplati,  plus  renflé,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  rencontré 
celui  sur  lequel  il  a  achevé  son  édifice!  Qui  est-ce  qui  lui  a 
appris  à  s'arrêter  juste?  Quelle  raison  avait-il  de  donner  la 
préférence,  entre  tant  de  figures  successives  qu'il  dessinait  sur 
son  papier,  à  celle-ci  plutôt  qu'à  celle-là?  Pour  résoudre  ces 
difficultés,  je  me  rappelai  que  M.  de  La  Hire,  grand  géomètre 
de  l'Académie  des  sciences,  arrivé  à  Rome  dans  un  voyage 
d'Italie  qu'il  fit,  fut  touché  comme  tout  le  monde  de  la  beauté 
du  dôme  de  Saint-Pierre.  Mais  son  admiration  ne  fut  pas  stérile; 
il  voulut  avoir  la  courbe  qui  formait  ce  dôme  ;  il  la  fit  prendre, 
et  il  en  chercha  les  propriétés  par  la  géométrie.  Quelle  ne  fut 
pas  sa  surprise,  lorsqu'il  vit  que  c'était  celle  de  la  plus  grande 
résistance!  Michel-Ange,  cherchant  à  donner  à  son  dôme  la 
figure  la  plus  belle  et  la  plus  élégante,  après  avoir  bien  tâtonné 
était  tombé  sur  celle  qu'il  aurait  fallu  lui  donner,  s  il  eût  cher- 
ché à  lui  donner  le  plus  de  résistance  et  de  solidité.  A  ce  pro- 
pos, deux  questions  :  Comment  se  fait-il  que  la  courbe  de  plus 
grande  résistance  dans  un  dôme,  dans  une  voûte,  soit  aussi  la 
courbe  d'élégance  et  de  beauté?  Comment  se  fait-il  que  Michel- 
Ange  ait  été  conduit  à  cette  courbe  de  plus  grande  résistance? 
Cela  ne  se  conçoit  pas,  disait-on  ;  c'est  une  affaire  d'instinct.  Et 
qu'est-ce  que  l'instinct?  Oh!  cela  s'entend  de  reste.  Je  dis  à 
cela  que  Michel-Ange,  polisson  au  collège,  avait  joué  avec  ses 
camarades;  qu'en  luttant,  en  poussant  de  l'épaule,  il  avait  bien- 
tôt senti  quelle  inclinaison  il  fallait  qu'il  donnât  à  son  corps 
pour  résister  le  plus  fortement  à  son  antagoniste  ;  qu'il  était 
impossible  que  cent  fois  dans  sa  vie  il  n'eût  pas  été  dans  le  cas 
d'étayer  des  choses  qui  chancelaient,  et  de  chercher  l'inclinaison 
de  l'étai  la  plus  avantageuse  ;  qu'il  avait  quelquefois  posé  des 
livres  les  uns  sui-  les  autres,  que  tous  se  débordaient,  et  qu'il 


118  LETTRES    A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

avait  fallu  en  contre-balancer  les  efforts,  sans  quoi  la  pile  se 
serait  renversée;   et  qu'il    avait   appris  de   cette    manière    à 
faire  le  dôme  de   Saint-Pierre  de  Rome  sur  la  courbe  de  plus 
grande  résistance.  Un  mur  est  sur  le  point  de  se  renverser, 
envoyez  chercher  un  charpentier  ;  lorsque  le  charpentier  aura 
posé  les  étais,  envoyez  chercher  d'Alembert  ou  Clairaut  ;  et, 
l'inclinaison  du  mur  étant  donnée,  proposez  à  l'un  ou  à  l'autre 
de  ces  géomètres  de  trouver  l'inclinaison  selon  laquelle  l'étai 
appuiera  le  plus  fortement,  vous  verrez  que  l'angle  du  char- 
pentier et  du  géomètre  sera  le  même.  Vous  avez  pu  remarquer 
que  les  ailes  des  moulins  à  vent  sont  de  biais,  et  forment  un 
angle  avec  l'axe  qui  les  soutient;  sans  cela  elles  ne  tourne- 
raient pas;   cet  angle    a  une  quantité  telle  que  l'aile  tournera 
le  plus  aisément   sous    un  angle  de  cette  quantité.  Comment 
se  fait-il  que  quand  les  géomètres  ont  examiné  celui  que  l'habi- 
tude, l'usage  avaient  déterminé,  ils  ont  vu  que  c'était  précisé- 
ment celui  que  la  plus  haute  géométrie  aurait  préféré?  Affaire 
de  calcul  d'un  côté,  affaire  d'expérience  de  l'autre.  Or,  il  est 
impossible  que  si  l'un  est  bien  fait,  il  ne  s'accorde  pas  avec 
l'autre. 

Actuellement,  comment  se  fait-il  que  ce  qui  est  solide  en 
nature  soit  aussi  ce  que  nous  jugeons  beau  dans  l'art,  ou  l'imi- 
tation? C'est  que  la  solidité  ou  plus  généralement  la  bonté  est 
la  raison  continuelle  de  notre  approbation  ;  cette  bonté  peut 
être  dans  un  ouvrage  et  ne  pas  paraître,  alors  l'ouvrage  est 
bon,  mais  il  n'est  pas  beau.  Elle  peut  y  paraître  et  n'y  pas  être, 
alors  l'ouvrage  n'a  qu'une  beauté  apparente.  Mais  si  la  bonté  y 
est  en  effet,  et  qu'elle  y  paraisse,  alors  l'ouvrage  est  vraiment 
beau  et  bon.  Il  faudrait  se  supposer  dans  un  autre  monde,  où 
toutes  les  lois  de  nature  fussent  changées,  pour  qu'il  arrivât  que 
ce  qui  est  bon  et  le  paraît  dans  celui-ci  ne  fût  pas  beau  dans 
celui-là.  Mais  pour  vous  dédommager  un  peu  de  tout  ce  que 
peut  avoir  de  sec  et  d'abstrait  ce  qui  précède,  je  vais  vous 
achever  en  quatre  mots  le  reste  de  la  conversation.  Je  dis  : 
Cependant,  quoi  de  plus  caché,  quoi  de  plus  inexplicable  que 
la  beauté  de  l'ovale  d'un  dôme?  La  voilà  cependant  autorisée 
par  une  loi  de  nature.  —  Quelqu'un  ajouta  :  Mais  où  trouver 
en  nature  de  quoi  justifier  ou  accuser  les  jugements  divers  que 
nous  portons  des  visages  des  femmes  surtout?  Ceci  paraît  bien 


LETTUES  A  MADEMOISELLE  VOLLANU.      119 

arbitraire.  —  AiiCLuieineiil,  répoiulis-je  ;  quelque  grande  que 
soit  la  variéLé  de  nos  goûts  en  ce  genre,  elle  est  explicable.  On 
peut  y  discerner  et  y  démontrer  le  vrai  et  le  faux  ;  rapportez  ces 
jugements  à  la  santé,  aux  fonctions  animales  et  aux  passions, 
et  vous  en  aurez  toujours  la  raison.  Cette  femme  est  belle,  ses 
sourcils  suivent  bien  les  bords  de  l'orbe  de  son  œil;  relevez  un 
peu  ces  sourcils  dans  le  milieu,  et  voilà  un  des  caractères  de 
l'orgueil  ;  et  l'orgueil  oflcnse.  Laissez  ces  sourcils  placés  comme 
ils  étaient,  mais  rendez-les  très-touffus,  qu'ils  ombragent  son 
œil,  et  cet  œil  sera  dur;  la  dureté  rebute.  Ne  touchez  plus  à 
ces  sourcils  ;  mais  tirez  ces  lèvres  un  peu  en  avant,  et  la  voilà 
qui  boude,  et  qui  a  de  l'humeur.  Pincez  les  coins  de  sa  bouche, 
et  la  voilà  ou  précieuse  ou  méprisante.  Faites  tomber  ses  pau- 
pière, et  la  voilà  triste.  Gonflez  un  peu  trop  certains  muscles  de 
ses  joues,  et  la  voilà  colère.  Fixez  la  prunelle  et  la  voilà  bête. 
Donnez  du  feu  à  cette  prunelle  fixe,  et  la  voilà  impudente. 
Voilà  la  raison  de  tous  nos  goûts.  Si  la  nature  a  placé  sur  un 
visage  quelques-uns  de  ces  caractères  extérieurs  qui  nous 
marquent  un  vice  ou  une  vertu,  ce  visage  nous  plaît  ou  nous 
déplaît;  ajoutez  à  cela  la  santé  qui  est  la  base,  et  la  plus  grande 
facilité  à  remplir  les  fonctions  de  son  état.  Un  beau  crocheteur 
n'est  pas  un  bel  homme  ;  un  beau  danseur  n'est  pas  un  bel 
homme  ;  un  beau  vieillard  n'est  pas  un  bel  homme  ;  un  beau 
forgeron  n'est  pas  un  bel  homme.  Le  bel  homme  est  celui  que 
la  nature  a  formé  pour  remplir  le  plus  aisément  qu'il  est  possible 
les  deux  grandes  fonctions:  la  conservation  de  l'individu,  qui 
s'étend  à  beaucoup  de  choses,  et  la  propagation  de  l'espèce  qui 
s'étend  à  une.  Si  par  l'usage,  par  l'habitude,  nous  avons  donné 
une  aptitude  particulière  à  quelques  membres  aux  dépens  des 
autres,  nous  n'avons  plus  la  beauté  de  l'homme  de  nature,  mais 
la  beauté  de  quelque  état  de  la  sociélé.  Un  dos  devenu  voûté, 
des  épaules  devenues  larges,  des  bras  raccourcis  et  nerveux,  des 
jambes  trapues  et  fléchies,  des  reins  vastes  à  force  de  porter  des 
fardeaux,  feront  le  beau  crocheteur.  L'homme  de  nature  n'a  rien 
fait  que  vivre  et  propager  ;  si  la  nature  l'a  fait  beau,  il  est  resté 
tel.  Il  semble  que  les  artistes  aient  voulu  nous  montrer  les  deux 
extrêmes  dans  deux  de  leurs  principaux  morceaux  de  sculpture; 
TApollon  antique  est  l'homme  oisif,  l'Heicule  Farnèse  est 
l'homme  laborieux;  tout  est  outré  de  ce  côté-ci,  rien  n'excède 


120  LETTRES   A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

de  l'autre,  rien  ne  montre  un  essai  particulier;  il  n'a  rien  fait 
encore,  mais  il  joarait  propre  à  tout  :  voulez-vous  qu'il  lutte,  il 
luttera;  qu'il  coure,  il  courra;  qu'il  caresse  une  femme,  il  la 
caressera.  Pour  bien  peindre,  d'abord  il  faut  connaître  l'homme 
de  nature;  il  faut  connaître  ensuite  l'homme  de  chaque  profes- 
sion. Mais  laissons  les  êtres  vivants  ;  passons  aux  ouvrages  de 
l'art,  par  exemple,  à  l'architecture. 

Un  morceau  d'architecture  est  beau,  lorsqu'il  y  a  la  solidité 
et  qu'on  la  voit  :  qu'il  y  a  la  convenance  requise  avec  sa  desti- 
nation, et  qu'elle  se  remarque.  La  solidité  est  dans  ce  genre-ci 
ce  qu'est  la  santé  dans  le  règne  animal  ;  la  convenance  avec  les 
usages  est  dans  ce  genre-ci  ce  que  sont  les  fonctions  et  états 
particuliers  dans  le  genre  animal.  Mais  admirez  ici  l'influence 
des  mœurs,  il  semble  qu'elles  deviennent  la  base  de  tout  :  vous 
allez  àConstantinople;  et  là  vous  trouvez  des  murs  hauts  et  épais, 
des  voûtes  abaissées,  des  petites  portes,  des  petites  fenêtres 
hautes  et  grillées;  il  semble  que  plus  un  édifice,  une  maison 
ressemble  à  une  prison,  plus  elle  soit  belle;  c'est  qu'en  effet 
ce  sont  des  prisons  que  les  maisons  où  une  moitié  de  l'espèce 
humaine  renferme  l'autre.  Allez  en  Europe,  au  contraire,  grandes 
portes,  grandes  fenêtres,  tout  est  ouvert;  c'est  qu'il  n'y  a  point 
d'esclaves  :  et  les  climats  n'y  font-ils  rien?  Pour  juger  ici  de 
quel  côté  est  le  bon  goût,  il  faut  bien  déterminer  de  quel  côté 
sont   les  bonnes  mœurs  ;  s'il  faut  abandonner  les  femmes  sur 
leur  bonne  foi,  ou  les  renfermer  ;  s'il  faut  habiter  sous  les  feux 
de  la  zone  torride  ou  dans  les  glaces  du  tropique,  ou  si  la  santé 
et  la  durée  de  l'homme  s'acccommodent  mieux  d'une  zone  tem- 
pérée. Un  jeune  libertin  se  promène  au  Palais-Royal ,  il  voit  là 
un  petit  nez  retroussé,  des  lèvres  riantes,  un  œil  éveillé,  une 
démarche  délibérée,  et  il  s'écrie  :  Oh  !  quelle  est  charmante!  Moi, 
je  tourne  le  dos  avec  dédain,  et  j'arrête  mes  regards  sur  un 
visage  où  je  lis  de  l'innocence,  de  la  candeur,  de  l'ingénuité, 
de  la  noblesse,  de   la  dignité,  de  la  décence;  croyez-vous  qu'il 
soit  bien  difficile  de  décider  qui  a  tort  du  jeune  homme  ou  de 
moi  ?  Son  goût  se  réduit  à   ceci  :  j'aime  le  vice  ;  et  le  mien 
à  ceci  :  j'aime  la  vertu.   11  en  est  ainsi  de  presque  tous  les 
jugements;  ils  se  résolvent  en  dernier  à  l'un  ou  à  l'autre  de  ces 
mots. 

Voilà  le  gros  de  notre  conversation.  Les  détails  feraient  un 


LKTTllKS   A    MADKMOISKLLK    \ULI.INI).  121 

excellent  ouvrage  sur  le  goût,  et  l'apologie  de  celui  que  j'ai  pour 
vous,  chères  sœurs... 


LXXVIII 

A  Paris,  le  5  septembre  1762. 

Je  reconnais  toutes  les  circonstances  de  votre  incendie  ;  les 
femmes  qui  pleurent,  des  honnnes  qui  iravaillenl,  d'autres  qui 
regardent  ou  qui  volent,  des  enfants  qui  s'effraient  comme  si 
l'univers  allait  périr,  de  plus  jeunes  qui  jouent  comme  si  tout 
était  en  siireté;  lorsque  la  frayeur  des  suites  de  cet  événement 
pour  le  reste  des  bâtiments  a  été  passée,  j'ai  commencé  à  trem- 
bler pour  votre  santé.  Vous  m'assurez  que  vous  vous  portez 
bien  toutes,  et  vous  me  l'assurez  si  positivement  qu'il  faut  bien 
que  je  vous  croie.  Dites  à  Uranie  que  je  ne  me  ferai  jamais  à 
cette  indifférence  que  je  lui  vois  sur  la  conservation  d'une  femme 
qui  nous  est  si  chère;  cette  femme,  c'est  elle;  quelle  injure  elle 
nous  fait  à  tous!  Est-ce  bien  sincèrement  qu'elle  nous  aime, 
si  peu  soigneuse  de  faire  durer  notre  bonheur?  Si  elle  y  regar- 
dait de  bien  près,  surtout  avec  cette  délicatesse  de  penser  dont 
elle  est  douée,  elle  verrait  qu'elle  n'est  ni  assez  bonne  mère, 
ni  assez  bonne  fille,  ni  assez  bonne  sœur,  ni  assez  bonne  amie. 
Nous  permettrait-elle  de  nous  conduire  comme  elle?  Peut-elle 
avec  quelque  équité  se  permettre   ce  qu'elle   nous   défendrait? 
Mais  laissons  cette  corde  que  j'ai  déjà  touchée  plusieurs  fois, 
et  à  laquelle  je  reviendrai  toutes   les  fois  que  je  la  veri-ai   ou 
saurai  souffrante.  Elle  a  beau  négliger  sa  vie  ;  elle  ne  la  perdra 
pas  quand  elle  voudra,  et  en  attendant  elle  ne   connaîtra  pas 
toute  l'énergie  de  son  âme.  Il  faudra  que  toutes  ses  fonctions  se 
ressentent  de  la  faiblesse  de  ses  organes;  elle  ne  sentira,  ne 
pensera,  ne  parlera,  n'agira  point  avec  cette  force  qu'on  ne  tient 
que  d'une  machine  bien  ^disposée  ;  elle    sortira  de  ce  monde 
sans  avoir  connu  tout  ce  qu'elle  valait,   ni   l'avoir  montré  aux 
autres.  Il  y  a  des  moments  où  elle  a  été  satisfaite  d'elle-même; 
et  elle  néglige  le  moyens  de  les  multiplier.  Permettez,   Uranie, 
à  un  homme  qui  regrette  tout  le  bien  que  vous  pouvez  faire, 


122  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAiND. 

que  vous  voudriez  faire  et  que  votre  indisposition  habituelle 
vous  empêche  de  faire,  de  vous  demander  à  quoi  vous  êtes 
bonne,  lorsque  votre  estomac  vous  cause  des  douleurs  insup- 
portables et  que  vos  jambes  vous  défaillent,  que  votre  tète  et  . 
vos  idées  s'embarrassent?  Vous  nous  donnez  l'exemple  d'une 
grande  patience,  mais  croyez-vous  que  vous  ne  tireriez  pas  de 
votre  santé  meilleur  parti  pour  vous  et  pour  nous  ? 

Je  vous  ai  déjà  obéi,  mon  amie,  et  j'ai  repris  dans  mon 
avant-dernière  la  suite  de  mon  journal.  J'aime  à  vivre  sous  vos 
yeux;  je  ne  me  souviens  que  des  moments  que  je  me  propose 
de  vous  écrire.  Tous  les  autres  sont  perdus.  J'en  étais  resté,  je 
crois,  à  notre  voyage  de  la  Briche.  Je  ne  connaissais  point  cette 
maison;  elle  est  petite;  mais  tout  ce  qui  l'environne,  les  eaux, 
les  jardins,  le  parc  a  l'air  sauvage  :  c'est  là  qu'il  faut  habiter, .et 
non  dans  ce  triste  et  magnifique  château  de  la  Chevrette.  Les 
pièces  d'eau  immenses,  escarpées  par  les  bords  couverts  de 
joncs,  d'herbes  marécageuses;  un  vieux  pont  ruiné  e,t  couvert 
de  mousse  qui  les  traverse  ;  des  bosquets  où  la  serpe  du  jardi- 
nier n'a  rien  coupé,  des  arbres  qui  croissent  comme  il  plaît  à  la 
nature;  des  arbres  plantés  sans  symétrie;  des  fontaines  qui 
sortent  par  les  ouvertures  qu'elles  se  sont  pratiquées  elles- 
mêmes  ;  un  espace  qui  n'est  pas  grand,  mais  où  on  ne  se 
reconnaît  point  ;  voilà  ce  qui  me  plaît.  J'ai  vu  le  petit  apparte- 
ment que  Grimm  s'est  choisi  ;  la  vue  rase  les  basses-cours, 
passe  sur  le  potager  et  va  s'arrêter  au  loin  sur  un  magnifique 
édifice. 

Nous  arrivâmes  là,  Damilaville  et  moi,  à  l'heure  où  l'on  se 
met  à  table.  Nous  dînâmes  gaiement  et  délicatement.  Après 
dîner,  nous  nous  promenâmes.  Damilaville,  Grimm  et  l'abbé 
Raynal  nous  précédaient  faisant  de  la  politique.  La  révolution 
de  Russie  embarrassait  surtout  l'abbé.  Le  soir,  le  docteur  Gatti, 
que  l'indisposition  de  M.  de  Saint-Lambert  avait  appelé  à  San- 
nois,  petit  village  situé  à  une  demi-lieue  de  la  Briche,  vint 
souper  avec  nous,  et  prendre  la  quatrième  place  dans  notre  voi- 
ture. En  attendant  le  souper,  on  lut,  on  joua,  on  fit  de  la  mu- 
sique, on  causa,  on  causa  beaucoup  de  l'affaire  des  Jésuites 
qui  était  toute  fraîche.  J'osai  dire  qu'à  juger  de  ces  hommes 
par  leur  histoire,  c'était  une  troupe  de  fanati({ues  commandés 
despoliquement  par  un  chef  machiavéliste.   L'abbé  Raynal,  ex- 


LETTRES    A  MADEMOISELLE   VOLLAND.  123 

Jésuite,  ne  fat  pas  trop  content  de  ma  définition;  quoiqu'il  ail 
imprimé  dans  un  de  ses  ouvrages  que  la  Société  de  Jésus  était 
une  épée  dont  la  poignée  était  à  Rome  et  la  pointe  partout. 
Voilà  l'esprit  humain  ;  il  poursuit  dans  la  prospérité  ;  il  perd  de 
vue  le  méchant  dans  l'adversité,  et  le  plaint,  quand  il  n'en  a 
plus  rien  à  redouter.  On  se  fait  un  mérite  ou  de  son  cou- 
rage ou  de  son  humanité.  Notre  vanité  tire  parti  de  tout.  Ce 
n'est  pas  qu'on  ne  s'oublie  de  temps  en  temps,  et  qu'on  ne 
s'amuse  à  battre  les  gens  à  terre  ;  témoin  ce  mot  que  l'on  a  dit 
au  père  Griffet.  Après  une  longue  lamentation  sur  la  sévérité 
dont  on  usait  envers  eux  :  «  On  nous  chasse,  ajoutait-il  ;  nous 
sortons  dépouillés  de  nos  vêtements,  de  notre  nom  et  de  notre 
état,  d'une  maison  où  nous  étions  entourés  des  cœurs  de  nos 
rois.  »  Quelqu'un  continua  :  u  Mon  père,  voilà  ce  que  c'est  que 
de  s'être  un  peu  trop  pressé  d'avoir  celui  de  Louis  XV.  » 

Nous  remontâmes  dans  notre  voiture  après  souper  :  ce  fut 
le  docteur  Gatti  qui  nous  défraya.  Il  nous  entretint  des  charmes 
du  séjour  d'Italie  pour  le  climat,  pour  les  hommes;  les  femmes, 
la  peinture,  la  musique,  l'architecture,  les  sciences,  les  mœurs, 
les  beaux-arts,  et  même  la  liberté  de  penser.  Il  fit  une  remar- 
que qui  me  plut  :  c'est  que  la  dévotion  d'une  femme  donnait 
une  pointe  à  sa  passion  :  u  II  faut,  disait-il,  qu'elle  marche, 
pour  ainsi  dire,  sur  son  Dieu,  en  allant  se  jeter  entre,  les  bras 
de  son  amant.  Jugez  avec  quelle  impétuosité,  quelle  fureur, 
quel  déluge  elle  se  répand,  quand  une  fois  elle  a  rompu  cette 
digue.  Sa  religion  est  un  sacrifice  de  plus  qu'elle  fait  à  son 
amant;  et  puis  elle  a  cela  de  commode,  cette  religion,  que  ce 
même  motif  qui  vous  la  livre,  tant  qu'elle  est  bonne  au  plaisir, 
avec  ces  transports  qui  ajoutent  tant  à  sa  douceur,  vous  en 
délivre  quand  elle  n'est  plus  bonne  à  rien.  » 

Rien  ne  tient  dans  la  conversation  ;  il  semble  que  les  cahots 
d'une  voiture,  les  différents  objets  qui  se  présentent  en  che- 
min, les  silences  plus  fréquents  achèvent  encore  de  la  découdre. 
On  parcourut  les  différents  endroits  de  l'Italie.  On  s'arrêta  sur- 
tout à  Venise;  le  moyen  de  ne  pas  s'arrêter  dans  un  endroit 
où  le  carnaval  dure  pendant  six  mois,  où  les  moines  même 
vont  en  masque  et  en  domino,  et  où,  sur  une  même  place,  on 
voit  d'un  côté,  sur  des  tréteaux,  des  histrions  qui  jouent  des 
farces  gaies,  mais  d'une  licence  effrénée,  et  de  l'autre  côté,  sur 


12/»  -    LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

d'autres  tréteaux,  des  prêtres  qui  jouent  des  farces  d'une  autre 
couleur  et  s'écrient  :  ((  Messieurs,  laissez  là  ces  misérables  ;  ce 
Polichinelle  qui  vous  assemble  là  n'est  qu'un  sot;  »  et  en  mon- 
trant le  crucifix  :  «  Le  vrai  Polichinelle,  le  grand  Polichinelle, 
le  voilà.  )) 

Quelqu'un  nous  raconta,  ce  fut,  je  crois,  le  docteur  Gatti, 
deux  traits  fort  différents,  mais  qui  vous  feront  plaisir.  Il  faut 
que  vous  sachiez  que  les  sénateurs  sont  les  esclaves  les  plus 
malheureux  de  leur  grandeur  ;  ils  ne  peuvent  s'entretenir  avec 
aucun  étranger  sous  peine  de  la  vie,  à  moins  qu'ils  n'aillent 
s'accuser  eux-mêmes  et  dire  qu'ils  ont  par  hasard  trouvé  un 
Français,  un  Anglais,  un  Allemand,  à  qui  ils  ont  dit  un  mot. 
Entrer  dans  la  maison  d'un  ambassadeur,  de  quelque  cour  que 
ce  soit,  est  un  crime  capital. 

Un  sénateur  aimait  une  femme  de  son  rang  dont  il  était 
aimé.  Tous  les  soirs,  sur  le  minuit,  il  sortait  enveloppé  dans  son 
manteau,  seul,  sans  domestique,  et  allait  passer  une  ou  deux 
heures  avec  elle.  Il  fallait  pour  arriver  chez  son  amie  faire  un 
circuit,  ou  traverser  l'hôtel  de  l'ambassadeur  de  France.  L'amour 
ne  voit  point  de  danger,  el  l'amour  heureux  compte  les  moments 
perdus.  Notre  sénateur  amoureux  ne  balança  pas  à  prendre  le 
plus  court  chemin.  Il  traversa  plusieurs  fois  l'hôtel  de  l'ambas- 
sadeur français.  Enfin  il  fut  aperçu,  dénoncé  et  pris.  On  l'inter- 
roge. D'un  mot  il  pouvait  perdre  l'honneur  et  exposer  la  vie  de 
celle  qu'il  aimait,  et  conserver  la  sienne  :  il  se  tut  et  fut  déca- 
pité. Cela  est  bien;  mais  était-il  permis  aussi  à  la  femme  qui 
l'aimait  de  garder  le  silence? 

Voici  le  second  trait  que  je  vous  ai  promis.  Le  président  de 
Montesquieu  et  milord  Chesterfield  se  rencontrèrent,  faisant  l'un 
et  l'autre  le  voyage  d'Italie.  Ces  hommes  étaient  faits  pour  se 
lier  promptement  ;  aussi  la  liaison  entre  eux  fut-elle  bientôt 
faite.  Ils  allaient  toujours  disputant  sur  les  prérogatives  des 
deux  nations.  Le  lord  accordait  au  président  que  les  Français 
avaient  plus  d'esprit  que  les  Anglais,  mais  qu'en  revanche  ils 
n'avaient  pas  le  sens  commun.  Le  président  convenait  du  fait, 
mais  il  n'y  avait  pas  de  comparaison  à  faire  entre  l'esprit  et  le 
bon  sens.  Il  y  avait  déjà  plusieurs  jours  que  la  dispute  durait; 
ils  étaient  à  Venise.  Le  président  se  répandait  beaucoup,  allait 
partout,  voyait  tout,  interrogeait,  causait,  et  le  soir  tenait  re- 


LETTRES  A   MADEMOISELLE    VOLLAND.  125 

gistre  des  observations  qu'il  avait  faites.  Il  y  avait  une  heure 
ou  deux  qu'il  était  rentré  et  qu'il  était  à  son  occupation  ordi- 
naire, lorsqu'un  inconnu  se  fit  annoncer.  C'était  un  Français 
assez  mal  vêtu,  qui  lui  dit  :  «  Monsieur,  je  suis  voti-e  compa- 
triote. 11  y  a  vingt  ans  que  je  vis  ici  ;  mais  j'ai  toujours  gardé  de 
l'amitié  pour  les  Français;  et  je  me  suis  cru  quelquefois  trop 
heureux  de  trouver  l'occasion  de  les  servir,  comme  je  l'ai  au- 
jourd'hui avec  vous.  On  peut  tout  faire  dans  ce  pays,  excepté 
se  mêler  des  affaires  d'État.  Un  mot  inconsidéré  sur  le  gouver- 
nement coûte  la  tête,  et  vous  en  avez  déjà  tenu  plus  de  mille. 
Les  Inquisiteurs  d'État  ont  les  yeux  ouverts  sur  votre  conduite, 
on  vous  épie,  on  suit  tous  vos  pas,  on  tient  note  de  tous  vos 
projets  ;  on  ne  doute  point  que  vous  n'écriviez.  Je  sais  de  science 
certaine  qu'on  doit  peut-être  aujourd'hui,  peut-être  demain, 
faire  chez  vous  une  visite.  Voyez,  monsieur,  si  en  effet  vous 
avez  écrit,  et  songez  qu'une  ligne  innocente,  mais  mal  inter- 
prétée, vous  coûterait  la  vie.  Voilà  tout  ce  que  j'ai  à  vous  dire. 
J'ai  l'honneur  de  vous  saluer.  Si  vous  me  rencontrez  dans  les 
rues,  je  vous  demande  pour  toute  récompense  d'un  service  que 
je  crois  de  quelque  importance  de  ne  me  pas  reconnaître,  et  si 
par  hasard  il  était  trop  tard  pour  vous  sauver,  et  qu'on  vous 
prît,  de  ne  me  pas  dénoncer.  »  Cela  dit,  mon  homme  disparut 
et  laissa  le  président  de  Montesquieu  dans  la  plus  grande  con- 
sternation. Son  premier  mouvement  fut  d'aller  bien  vite  à  son 
secrétaire,  de  prendre  les  papiers  et  de  les  jeter  dans  le  feu.  A 
peine  cela  fut-il  fait  que  milord  Chesterfield  rentra.  Il  n'eut  pas 
de  peine  à  reconnaître  le  trouble  terrible  de  son  ami;  il  s'in- 
forma de  ce  qui  pouvait  lui  être  arrivé.  Le  président  lui  rend 
compte  de  la  visite  qu'il  avait  eue,  des  papiers  brûlés  et  de 
l'ordre  qu'il  avait  donné  de  tenir  prête  sa  chaise  de  poste  pour 
trois  heures  du  matin  ;  car  son  dessein  était  de  s'éloigner  sans 
délai  d'un  séjour  où  un  moment  de  plus  ou  de-  moins  pouvait 
lui  être  si  funeste.  Milord  Chesterfield  l'écouta  tranquillement, 
et  lui  dit  :  «  Voilà  qui  est  bien,  mon  cher  président,-  mais  re- 
mettons-nous pour  un  instant,  et  examinons  ensemble  votre 
aventure  à  tête  reposée.  —  Vous  vous  moquez,  lui  dit  le  prési- 
dent. Il  est  impossible  que  ma  tête  se  repose  où  elle  ne  tient 
qu'à  un  fil.  — Mais  qu'est-ce  que  cet  homme  qui  vient  si  géné- 
reusement s'exposer  au  plus  grand  péril  pour  vous  en  garantir? 


126  LETTRES    A   MADEMOISELLE    VOLLAND. 

Cela  n'est  pas  naturel.  Français  tant  qu'il  vous  plaira,  l'amour 
de  la  patrie  ne  fait  point  faire  de  ces  démarches  périlleuses,  et 
surtout  en  faveur  d'un  inconnu.  Cet  homme  n'est  pas  votre  ami? 

—  Non.  —  Il  était  mal  vêtu?  —  Oui,  fort  mal.  —  Vous  a-t-il 
demandé  de  l'argent,  un  petit  écu  pour  prix  de  son  avis?  — 
Oh  !  pas  une  obole.  —  Cela  est  encore  plus  extraordinaire. 
Mais  d'où  sait-il  tout  ce  qu'il  vous  a  dit?  —  Ma  foi,  je  n'en  sais 
rien...  Des  Inquisiteurs,  d'eux-mêmes.  —  Outre  que  ce  Conseil 
est  le  plus  secret  qu'il  y  ait  au  monde,  cet  homme  n'est  pas  fait 
pour  en  approcher.  —  Mais  c'est  peut-être  un  des  espions  qu'ils 
emploient.  —  A  d'autres  !  On  prendra  pour  espion  un  étranger, 
et  cet  espion  sera  vêtu  comme  un  gueux,  en  faisant  une  profes- 
sion assez  vile  pour  être  bien  payée,  et  cet  espion  trahira  ses 
maîtres  pour  vous,  au  hasard  d'être  étranglé  si  l'on  vous  prend 
et  que  vous  le  défériez  ;  si  vous  vous  sauvez  et  que  l'on  soup- 
çonne qu'il  vous  ait  averti  !  Chanson  que  tout  cela,  mon  ami. 

—  Mais  qu'est-ce  donc  que  ce  peut  être?  —  Je  le  cherche,  mais 
inutilement.  » 

Après  avoir  l'un  et  l'autre  épuisé  toutes  les  conjectures  pos- 
sibles, et  le  président  persistant  à  déloger  au  plus  vite,  et  cela 
pour  le  plus  sûr,  milord  Chesterfield,  après  s'être  un  peu  pro- 
mené, s'être  frotté  le  front  comme  un  homme  à  qui  il  vient 
quelque  pensée  profonde,  s'arrêta  tout  court  et  dit  :  «  Prési- 
dent, attendez,  mon  ami,  il  me  vient  une  idée.  Mais...  si...  par 
hasard...  cet  homme...  —  Eh  bien!  cet  homme?  —  Si  cet 
homme...  oui,  cela  pourrait  bien  être,  cela  est  même,  je  n'en 
doute  plus.  —  Mais  qu'est-ce  que  cet  homme?  Si  vous  le  savez, 
dépêchez-vous  vite  de  me  l'apprendre.  —  Si  je  le  sais  !  oh!  oui, 
je  crois  le  savoir  à  présent...  Si  cet  homme  vous  avait  été  en- 
voyé par...  —  Epargnez,  s'il  vous  plaît!  —  Par  un  homme  qui 
est  malin  quelquefois,  par  un  certain  milord  Chesterfield  qui 
aurait  voulu  vous  prouver  par  expérience  qu'une  once  de  sens 
commun  vaut  mieux  que  cent  livres  d'esprit,  car  avec  du  sens 
commun...  —  Ah!  scélérat,  s'écria  le  président,  quel  tour  vous 
m'avez  joué  !  Et  mon  manuscrit  !  mon  manuscrit  que  j'ai  brûlé  !  » 

Le  président  ne  put  jamais  pardonner  au  lord  cette  plaisan- 
terie. 11  avait  ordonné  qu'on  tînt  sa  chaise  prête,  il  monta  de- 
dans et  partit  la  nuit  même,  sans  dire  adieu  à  son  compagnon 
de  voyage.  Moi,  je  me  serais  jeté  à  son  cou,  je  l'aurais  embrassé 


LETTRES   .V    .MADEMOISELLE  VOLLAND.  127 

cent  fois,  et  je  lui  aurais  dit  :  Ali  !  mou  aiui,  vous  m'avez  prouvé 
qu'il  y  avait  en  Angleterre  des  gens  d'esprit,  et  je  trouverai 
peut-être  l'occasion  une  autre  fois  de  vous  prouver  qu'il  y  a  en 
France  des  gens  de  bon  sens.  Je  vous  conte  cette  histoire  à  la 
hâte,  mettez  à  mon  récit  toutes  les  grâces  qui  y  manquent,  et 
puis,  quand  vous  le  referez  à  d'autres,  il  sera  charmant. 

Adieu,  mes  amies,  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 
Que  je  serais  heureux  si  je  pouvais  vous  dédommager  un  ins- 
tant des  longues  et  cruelles  alarmes  que  vous  avez  eues!  Je 
vous  aime  toutes  deux  à  la  folie.  Amant  de  l'une  ou  de  l'autre, 
il  est  certain  qu'il  m'eût  fallu  l'autre  pour  amie. 

J'écris  cette  lettre  ce  soir.  Demain  elle  sera  chez  Damilaville, 
où  j'espère  trouver  des  papiers  que  je  vous  enverrai,  et  qui 
vous  prouveront  qu'il  y  a  des  hommes  au  monde  plus  malheu- 
reux que  nous  tous,  et  qu'un  sage  regarderait  la  mort  comme 
un  instant  heureux  où  l'on  échappe  au  vice  et  à  la  misère,  qui 
nous  poursuivent  sans  cesse  et  qui  nous  atteindraient  sûrement 
si  une  vie  de  quelques  siècles  leur  en  laissait  le  temps.  Chère 
sœur,  n'allez  pas  abuser  de  ces  derniers  mots  pour  vous  auto- 
riser dans  les  mépris  injustes  que  vous  faites  d'un  bien  qui  ne 
vous  appartient  pas,  et  qui  est  engagé  à  d'autres  par  cent  pactes 
plus  sacrés  les  uns  que  les  autres.  Est-ce  que  mon  amie  et  moi 
nous  n'avons  pas  quelque  hypothèque  sur  cet  elfet?  Adieu, 
adieu,  je  vous  embrasse  bien  tendrement.  Je  finis  par  ne  plus 
plaisanter  sur  une  matière  sérieuse.  Adieu. 

Vous  voilcà  tout  à  fait  tranquille;  c'est  quelque  chose.  Non, 
je  ne  me  suis  pas  aperçu  que  votre  silence  tombât  précisément 
au  temps  de  l'arrivée  de  notre  chère  sœur;  mais  je  vois  que  vous 
en  avez  fait  vous-même  la  réflexion,  que  vous  vous  êtes  souve- 
nue des  reproches  que  vous  avez  mérités  plusieurs  années  de 
suite,  et  que  cette  année  vous  les  auriez  esquivés  sans  en  être 
moins  coupable.  Eh  !  mon  amie,  le  mal  n'est  pas  d'écrire  deux 
ou  trois  jours  plus  tard,  ni  d'écrire  froidement;  il  y  a  mille  rai- 
sons qui  occasionnent  ces  alternatives  dans  ceux  qui  s'aiment  le 
plus  tendrement.  C'est  lorsqu'elles  sont  l'effet  de  quelque  pré- 
férence accordée  à  un  autre  qu'elles  offensent.  Sans  l'incerti- 
tude qui  vous  a  servi  d'excuse,  vous  ne  m'auriez  pas  moins 
oublié;  un  autre  n'en  aurait  pas  moins  occupé  votre  âme  tout 
entière  pendant  cinq  ou  six  jours;  mais  je  ne  m'en  serais  pas 


128  LETTRES  A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

aperçu.  On  aflecte,  quand  on  veut,  une  chaleur,  un  intérêt 
qu'on  n'a  pas. 

Je  ne  vous  écrivis  aucune  lettre  fâché.  Je  fis  comme  je  ferai 
clans  la  suite.  J'accuserai  la  difficulté  d'envoyer  à  Vitry,  et  tous 
les  contre-temps  qui  peuvent  empêcher  vos  lettres  de  partir  à 
temps,  et,  parties  à  temps,  d'arriver  à  temps. 

Morphyse  est  assez  disposée  dans  les  occasions  importantes 
à  me  rendre  justice;  toutes  les  fois  qu'une  affaire  exige  de  la 
confiance,  et  que  j'y  peux  quelque  chose,  elle  me  préfère.  Avec 
tout  cela  elle  me  mortifie,  elle  me  rend  la  vie  longue  et  pénible. 
La  conduite  qu'elle  tient  ne  répond  guère  à  l'estime  qu'elle 
m'accorde.  Si  j'ai  quelques  instants  heureux,  je  les  lui  arrache. 
Si  mon  projet  me  réussit!....  Mais  il  ne  faut  pas  vous  parler  de 
cela;  vous  n'approuveriez  pas  mes  idées,  quoiqu'elles  soient 
fondées  sur  un  principe  très-raisonnable.  C'est  celui  qu'à  qua- 
rante ans  passés,  une  fille  a  ses  amis,  ses  connaissances,  qui 
peuvent  très-bien  n'être  pas  les  amis,  les  connaissances  de  sa 
mère . 

Vous  faites  sur  Gras  précisément  les  mêmes  observations  que 
je  faisais  sur  vous  et  sur  notre  chère  sœur.  Je  vous  aime  tous 
les  jours  de  plus  en  plus,  de  toutes  sortes  de  vertus  que  je 
vous  découvre;  et  je  vois  avec  satisfaction  que  la  vie  d'un  bon 
domestique  a  son  juste  prix  à  vos  yeux;  le  temps,  qui  dépare 
les  autres,  vous  embellit. 

Je  compte  peu  sur  le  secours  de  votre  beau-frère;  c'est  une 
offre  de  service  dont  il  aura  toute  la  bonne  grâce,  et  de  Ville- 
neuve toute  la  mauvaise. 

Si  je  pouvais!  Mais  il  faudra  voir.  Je  serai  pauvre  pendant 
les  années  qui  suivront  :  que  m'importe?  Vous  m'entendez; 
adieu  encore  une  fois.  Je  prends  vos  deux  mains  et  je  les  baise, 
l'une  en  dedans,  et  c'est  la  vôtre;  l'autre  en  dessus,  c'est  celle 
de  notre  chère  sœur. 

J'espère  que  M.  Vialet  ne  vous  refusera  pas  ce  que  je  lui 
demande.  Aussitôt  que  vous  aurez  sa  réponse,  faites-m'en  part. 

Cette  lettre  serait  déjà  à  l'hôtel  de  Glermont-Tonnerre;  mais 
j'attends  deux  maudits  papiers  de  Voltaire  sur  les  Calas;  ils 
seront  suivis  d'une  consultation  d'avocats,  d'un  mémoire,  de 
la  requête  en  cassation  ;  vous  aurez  tout. 

11  y  a  quelques  jours  qu'on  donna  àDuclos-Delisleun  paquet 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     129 

énorme  à  contre-signer  pour  madame  votre  mère.  II  était  à 
l'adresse  d'un  Pouillot  de  Vilry.  Y  a-t-il  à  Vitry  quelqu'un  de 
ce  nom-là? 

Mais  nos  papiers  de  Calas  ne  viennent  point.  Damilaville 
n'est  pas  à  son  bureau  ;  il  les  aurait  eus  peut-être,  et  il  aurait 
réparé  la  négligence  du  colporteur  qui  m'en  avait  promis  deux 
exemplaires  pour  ce  matin  à  neuf  heures.  Ce  sera  pour  jeudi 
prochain. 

Je  vous  écris  ces  dernières  lignes  sur  le  quai  des  Mira- 
mionnes,  d'où  je  m'étais  proposé  d'aller  dîner  rue  Royale;  mais 
le  temps  est  bien  vilain  et  il  y  a  bien  loin. 


LXXIX. 

A  Paris,  le  19  septembre  176'2. 

Pas  un  mot  de  vous  depuis  huit  ou  dix  jours.  C'est  bien  du 
temps  pour  un  homme  qui  explique  toujours  votre  silence  par 
le  défaut  de  votre  santé.  Lorsque  je  n'entends  pas  parler  de 
vous  aux  jours  accoutumés,  je  vous  crois  malade  :  retenez  bien 
cela. 

Je  tiens  notre  négociation  du  vingtième  pour  faite.  Cepen- 
dant n'en  ouvrez  pas  la  bouche  à  madame  votre  mère  que  cela  ne 
soit  sûr;  il  est  déplaisant  de  tromper  et  d'être  trompé.  On  nous 
remettra  cette  imposition  pour  trois  ans,  avec  les  années  échues, 
s'il  y  en  a  (et  il  serait  fort  à  souhaiter  qu'il  y  en  eîit  plusieurs). 
C'est  tout  ce  que  les  ordonnances  et  la  règle  des  bureaux  per- 
mettent d'accorder.  Il  est  vrai  qu'au  bout  de  trois  ans  on  pré- 
sente un  nouveau  placet  pour  trois  autres  années,  et  pour  trois 
autres  encore  après  celles-ci,  et  ainsi  de  suite,  selon  qu'on 
manque  plus  ou  moins  de  prudence,  et  nous  en  manquerons 
beaucoup,  laissez-nous  faire. 

On  se  porte  un  peu  mieux  ici  ;  plus  de  sang ,  plus  de 
glaire  ;  mais  une  humeur  diabolique  à  supporter  pour  moi,  pour 
l'enfant  pour  les  domestiques. 

Enfin  le  saint  frère  est  séparé  de  sa  sœur;  cela  s'est  fort 
XIX.  9 


130  LETTRES    A  MADEMOISELLE  VOLLÂND. 

bien  passé.  Dans  leur  partage,  il  n'a  rien  demandé,  mais  l'autre 
lui  a  tout  fourré. 

J'étais  invité  aujourd'hui  d'aller  au  Grandval  avec  Suard  et 
DamHaville.  J'ai  refusé  cette  partie  où  j'aurais  fait  un  rôle 
que  vous  devinez  bien.  Suard  n'a  jamais  vu  M™^  d'Aine. 

Nous  allons  demain  à  Mari  y.  Je  ne  sais  si  je  vous  ai  dit  que 
nous  avions  été,  il  y  a  quinze  jours  ou  environ,  à  Meudon  :  c'est 
un  assez  bel  endroit  que  je  ne  connaissais  pas. 

Je  vais  vous  donner  jusqu'au  commencement  du  mois  d'oc- 
tobre, que  je  me  renferme  pour  travailler  à  des  besognes  qui 
languissent,  et  m'occuper  un  peu  de  l'éducation  de  ma  petite 
fille.  La  mère,  qui  n'en  sait  plus  que  faire,  permet  enfm  que  je 
m'en  mêle. 

Il  y  a  bientôt  un  mois  que  je  me  propose  de  vous  demander 
si  M.  de  Neufond  a  fait  le  voyage  de  province  qu'il  se  proposait 
et,  dans  le  cas  que  cela  soit,  si  son  porte-manteau  était  bien 
pourvu  de  linge. 

Il  vient  de  m'arriver  une  chose  qui  me  donnera  une  circons- 
pection nuisible  à  une  infinité  de  pauvres  diables  de  toute 
espèce  qui  affluaient  ici,  que  je  recevais,  et  qui  vont  trouver  ma 
porte  fermée. 

Parmi  ceux  que  le  hasard  et  la  misère  m'avaient  adressés,  il 
y  en  avait  un  appelé  Glénat,  qui  savait  des  mathématiques,  qui 
écrivait  bien  et  qui  manquait  de  pain'.  Je  faisais  le  possible  pour 
le  tirer  de  presse.  Je  lui  mandais  des  pratiques  de  tous  côtés  ; 
s'il  venait  à  l'heure  du  repas,  je  le  retenais  ;  s'il  manquait  de 
souliers,  je  lui  en  donnais;  je  lui  donnais  aussi  de  temps  en 
temps  la  pièce  de  vingt-quatre  sous.  Grimm,  M'"^  d'Épinay, 
Damilaville,  le  Baron,  tous  mes  amis  s'intéressaient  à  lui.  11 
avait  l'air  du  plus  honnête  homme  du  monde,  il  supportait 
même  son  indigence  avec  une  certaine  gaieté  qui  me  plaisait. 
J'aimais  à  causer  avec  lui,  il  paraissait  faire  assez  peu  de  cas 
de  la  fortune,  des  honneurs,  et  de  la  plupart  des  prestiges  de 
la  vie.  11  y  a  sept  ou  huit  jours  que  Damilaville  m'écrivit  de  lui 
envoyer  cet  homme,  pour  un  de  mes  amis  qui  avait  un  manus- 


i.  C'est  sans  doute  l'auteur  dns  deux  ouvrages  mentionnés  par  Quérard  sous  ce 
nom  :  Du  Bonheur  de  la  vie,  1754,  in-12;  Contre  les  craintes  de  la  mort,  1757, 
in.l2. 


LETTRES   A  MADEMOISELLE  VOLLAND.  131 

crit  à  lui  faire  copier.  Je  l'envoie;  on  lui  confie  le  manuscrit  : 
c'était  un  ouvrage  sur  la  religion  et  sur  le  gouvernement.  Je 
ne  sais  comment  cela  s'est  fait,  mais  le  manuscrit  est  mainte- 
nant entre  les  mains  du  lieutenant  de  police.  Damilaville  m'en 
donne  avis;  je  vais  chez  mon  Glénat  le  prévenir  qu'il  ne  compte 
plus  sur  moi.  «  Et  pourquoi,  monsieur,  ne  plus  compter  sur 
vous?  Je  n'ai  rien  à  me  reprocher;  mais  après  tout,  si  je  suis 
privé  de  vos  bontés,  d'autres  me  rendent  plus  de  justice.  — 
C'est  parce  que  vous  êtes  noté.  —  Que  voulez-vous  dire,  mon- 
sieur? —  Que  la  police  a  les  yeux  ouverts  sur  vous,  et  qu'il 
n'y  a  plus  moyen  de  vous  employer.  Je  ne  vous  ai  jamais  rien 
fait  copier  de  répréhensible  ;  il  n'y  avait  pas  d'apparence  que 
cela  pût  m'arriver;  mais  on  saisira  chez  vous  indistinctement 
un  ouvrage  innocent  et  un  ouvrage  dangereux,  et  il  faudra 
après  cela  courir  chez  des  exempts,  un  lieutenant  de  police,  je 
ne  sais  où,  pour  les  ravoir.  On  ne  s'expose  point  à  ces  déplai- 
sances-là. —  Oh  !  monsieur,  on  n'y  est  point  exposé  quand  on 
ne  me  confie  rien  de  répréhensible.  La  police  n'entre  chez  moi 
que  quand  il  y  a  des  choses  qui  sont  de  son  gibier.  Je  ne  sais 
comment  elle  fait,  mais  elle  ne  s'y  trompe  jamais.  —  Moi,  je  le 
sais,  et  vous  m'en  apprenez  là  bien  plus  que  je  n'aurais  espéré 
d'en  savoir  de  vous.  »  Là-dessus  je  tourne  le  dos  à  mon  vilain. 

J'avais  une  occasion  d'aller  voir  le  lieutenant  de  police,  et 
j'y  vais;  il  me  reçoit  à  merveille.  Nous  parlons  de  différentes 
choses.  Je  lui  parle  de  celle-ci.  «  Eh  !  oui,  me  dit-il,  je  sais, 
le  manuscrit  est  là,  c'est  un  livre  fort  dangereux.  —  Gela  se 
peut,  monsieur,  mais  celui  qui  vous  l'a  remis  est  un  coquin.  — 
Non,  c'est  un  bon  garçon  qui  n'a  pu  faire  autrement.  — Encore 
une  fois,  monsieur,  je  ne  sais  ce  que  c'est  que  l'ouvrage;  je  ne 
connais  point  celui  qui  l'a  confié  à  Glénat.  C'est  une  pratique 
que  je  lui  faisais  avoir  de  ricochet;  mais  si  l'ouvrage  ne  lui 
convenait  pas,  il  fallait  le  refuser,  et  ne  pas  s'abaisser  au  métier 
vil  et  méprisable  de  délateur.  Vous  avez  besoin  de  ces  gens-là. 
Vous  les  employez,  vous  récompensez  leur  service,  mais  il  est 
impossible  qu'ils  ne  soient  pas  comme  de  la  boue  à  vos  yeux.  » 

M.  de  Sartine  se  mit  à  rire,  nous  rompîmes  là-dessus,  et 
je  m'en  revins  pensant  en  moi-même  que  c'était  une  chose  bien 
odieuse  que  d'abuser  de  la  bienfaisance  d'un  honmie  pour  intro- 
duire un  espion  dans  ses  foyers.  Imaginez  qu'il  y  a  quatre  ans 


132  LETTRES  A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

que  ce  Glénat  faisait  ce  rôle  chez  moi;  heureusement  je  n'ai  pas 
mémoire  de  lui  avoir  donné  aucune  prise,  mais  combien  n'était-il 
pas  facile  qu'il  m'échappât  un  mot  indiscret  sur  les  choses  et 
sur  les  personnes  qui  exigent  d'autant  plus  de  respect  qu'elles 
en  méritent  moins  ;  que  ce  mot  fût  envenimé  ;  qu'il  fût  redit,  et 
qu'il  me  fît  une  affaire  sérieuse!  N'est-ce  pas  le  plus  heureux 
hasard  que  je  n'aie  rien  écrit  de  hardi  depuis  un  temps  infini  ! 
Il  est  certain  que  si  j'avais  eu  besoin  de  copiste,  je  n'en  aurais 
pas  été  chercher  un  autre  que  celui  que  je  procurais  à  mes 
amis.  Quand  je  pense  qu'il  a  été  sur  le  point  d'entrer  chez 
Grimm  en  qualité  de  secrétaire  pour  toutes  ses  correspondances 
étrangères,  cela  me  fait  frémir  d'effroi.  Malgré  que  j'en  aie, 
tous  ceux  qui  me  viendront  à  l'avenir  avec  des  manchettes  sales 
et  déchirées,  des  bas  troués,  des  souliers  percés,  des  cheveux 
plats  et  ébouriffés,  une  redingote  de  peluche  déchirée,  ou  quel- 
ques mauvais  habits  noirs  dont  les  coutures  commencent  à 
manquer,  avec  le  visage  et  le  ton  de  la  misère  et  de  l'honnêteté, 
me  paraîtront  des  émissaires  du  lieutenant  de  police,  des  coquins 
qu'on  m'envoie  pour  m'observer. 

Adieu,  mon  amie,  portez-vous  bien.  Je  vais  aujourd'hui 
dimanche  dîner  dans  l'île  avec  la  ferme  confiance  d'y  trouver 
deux  ou  trois  de  vos  lettres.  Je  serai  tout  à  fait  maussade,  si  je 
n'en  ai  qu'une;  que  serai-je  si  je  n'en  ai  point  du  tout?  Com- 
bien j'aurais  de  plaisir  à  vous  voir,  et  à  vous  baiser  les  mains 
à  toutes  deux! 


LXXX 

A  Paris,  le  23  septembre  1762, 

Il  faut  que  l'ipécacuanha  ne  soit  pas  le  remède  à  cette  sorte 
de  Ilux  de  sang.  Une  pilule  qui  n'en  contient  qu'un  demi-grain 
a  causé  des  nausées,  des  tranchées,  des  convulsions,  et  a  fait 
reparaître  tous  les  symptômes  fâcheux. 

J'avais  ouï  dire  qu'on  ne  connaissait  jamais  bien  un  homme 
sans  avoir  voyagé  avec  lui  ;  il  faut  ajouter  :  et  sans  l'avoir  gardé 
pendant  une  maladie  longue  et  sérieuse. 


LETTRES  A    MADEMOISELLE   VOLLÂND.  133 

Je  suis  moins  excédé  de  fatigue  que  d'impatience.  J'entends 
les  plaintes  les  plus  douloureuses  pendant  la  nuit;  je  me  lève, 
je  vais  savoir  ce  que  c'est,  et  ce  n'est  rien. 

On  ne  dort  pas  ;  on  se  ressouvient  qu'on  a  oublié  de  remon- 
ter sa  montre;  on  sonne;  on  fait  relever  une  pauvre  fille  qui 
dort;  elle  est  excédée  de  fatigue;  et  on  me  l'envoie  à  deux  heures 
du  matin  pour  monter  cette  montre.  Ce  sont  mille  gentillesses 
de  cette  sorte  qu'il  est  impossible  d'excuser  par  l'état  de  mala- 
die. Les  malades  ont  des  bizarreries  :  on  le  sait,  leur  tête  tra- 
vaille, ils  attachent  quelquefois  leur  soulagement  à  des  choses 
qui  n'ont  pas  le  sens  commun  ;  plus  ils  trouvent  de  répuguance 
dans  ceux  qui  les  environnent,  plus  ils  s'exagèrent  l'importance 
de  leurs  folles  idées.  Il  faut  les  contenter,  de  peur  d'ajouter  la 
maladie  de  l'esprit  à  celle  du  corps;  mais  qu'importe  qu'une 
montre  s'arrête  ou  non? 

A  ce  propos,  n'avez-vous  pas  remarqué  qu'il  y  a  des  circon- 
stances dans  la  vie  qui  nous  rendent  plus  ou  moins  supersti- 
tieux? Comme  nous  ne  voyons  pas  toujours  la  raison  des  effets, 
nous  imaginons  quelquefois  les  causes  les  plus  étranges  à  ceux 
que  nous  désirons:  et  puis  nous  faisons  des  essais  sur  lesquels 
on  nous  jugerait  dignes  des  Petites-Maisons. 

Une  jeune  fille  dans  les  champs  prend  des  chardons  en  fleur; 
elle  souffle  dessus  pour  savoir  si  elle  est  tendrement  aimée.  Une 
autre  cherche  sa  bonne  ou  mauvaise  aventure  dans  un  jeu  de 
cartes.  J'en  ai  vu  qui  dépeçaient  toutes  les  fleurs  en  roses  qu'elles 
rencontraient  dans  les  prés,  et  qui  disaient  à  chaque  feuille 
qu'elles  arrachaient  :  Il  m'aime,  un  peu,  beaucoup,  point  du 
tout,  jusqu'à  ce  qu'elles  fussent  arrivées  à  la  dernière  feuille, 
qui  était  la  prophétique.  Dans  le  bonheur,  elles  se  riaient  de  la 
prophétie;  dans  la  peine,  elles  y  ajoutaient  un  peu  plus  de  foi; 
elles  disaient  :  La  feuille  a  bien  raison. 

Moi-même,  j'ai  tiré  une  fois  les  sorts  platoniciens.  Il  y  avait 
trente  jours  que  j'étais  renfermé  dans  la  tour  de  Vincennes;  je 
me  rappelai  tous  ces  sorts  des  anciens.  J'avais  un  petit  Platon 
dans  ma  poche,  et  j'y  cherchai  à  l'ouverture  quelle  serait  encore 
la  durée  de  ma  captivité,  m'en  rapportant  au  premier  passage 
qui  me  tomberait  sous  les  yeux.  J'ouvre,  et  je  lis  au  haut  d'une 
page:  Cette  affaire  est  de  nature  à  finir  promptemcnt.  Je  souris, 
et  un  quart  d'heure  après  j'entends  les  clefs  ouvrir  les  portes 


134  LETTRES  A    MADEMOISELLE    VOLLAND. 

de  mon  cachot  :  c'était  le  lieutenant  de  police  Berryerqui  venait 
m'annoncer  ma  délivrance  pour  le  lendemain. 

S'il  vous  arrivait  d'avoir,  pendant  le  cours  de  votre  vie,  deux 
ou  trois  pressentiments  que  l'événement  vérifiât,  et  cela  dans 
des  occasions  importantes,  je  vous  demande  quelle  impression 
cela  ne  ferait  pas  sur  voire  esprit!  Ne  seriez-vous  pas  tentée  de 
croire  un  peu  aux  inspirations,  si  surtout  votre  esprit  s'était 
arrêté  à  quelque  résultat  fort  extraordinaire,  très-éloigné  de 
cette  vraisemblance? 

Je  ne  sais  plus  où  reprendre  mon  journal;  je  me  rappelle 
seulement  qu'à  l'occasion  de  l'aventure  du  président  de  Montes- 
quieu et  de  milord  Ghesterfield,  on  en  raconta  une  seconde  du 
premier.  11  était  à  la  campagne  avec  des  dames,  parmi  lesquelles 
il  y  avait  une  Anglaise  à  qui  il  adressa  quelques  mots  dans  sa 
langue,  mais  si  défigurée  par  une  prononciation  vicieuse,  qu'elle 
ne  put  s'empêcher  d'en  rire  ;  sur  quoi  le  président  lui  dit  :  a  J'ai 
bien  eu  une  autre  mortification  dans  ma  vie.  J'allais  voir  à  Blen- 
heim  le  fameux  Marlborough.  Avant  que  de  lui  rendre  ma  visite, 
je  m'étais  rappelé  toutes  les  phrases  obligeantes  que  je  pouvais 
savoir  en  anglais,  et  à  mesure  que  nous  parcourions  les  appar- 
tements de  son  château,  je  les  lui  disais.  Il  y  avait  bientôt  une 
heure  que  je  lui  parlais  anglais,  lorsqu'il  me  dit  :  Monsieur,  je 
vous  prie  de  me  parler  en  anglais  ^car  je  n'entends  pas  le  français  ^)) 

Suard,  à  qui  le  même  président  disait  un  jour,  en  causant 
religion  :  «  Convenez,  monsieur  Suard,  que  la  confession  est  une 
bonne  chose.  —  D'accord,  monsieur  le  président,  lui  répondit 
Suard  ;  mais  convenez  aussi  que  l'absolution  en  est  une  mau- 
vaise. » 

Quelqu'un  raconta  un  trait  du  roi  de  Prusse  qui  marque  bien 
de  la  pénétration  et  bien 'de  la  justice.  Il  allait  de  Wesel,  à  ce 
que  je  crois,  dans  une  ville  voisine.  Il  était  dans  un  carrosse  ;  il 
suivait  la  grande  route,  lorsque,  sans  aucune  raison  apparente, 
son  cocher  quitte  la  route  et  le  conduit  tout  au  travers  d'un 
champ  nouvellement  ensemencé  :  il  fait  arrêter.  Le  propriétaire 
du  champ  était  là  ;  il  l'appelle,  et  lui  demande  si  par  hasard  il 
n'aurait  pas  eu  quelque  démêlé  avec  son  cocher;  cet  homme  lui 

1.  11  y  a  là  uuc  légère  erreur  :  Mariboroiifih  est  mort  en  1722  et  Montesquieu 
n'est  uUé  en  Angleterre  qu'en  1729.  Le  quiproquo  dut  se  produire  entre  le  (ils  du 
général  et  le  président. 


LETTRES  A   MADEMOISELLE  VULLAND.  135 

répond  qu'ils  étaient  acluolleinent  en  procès.  Le  roi,  sans  lui 
demander  quia  tort  ou  raison  dans  le  procès,  fait  payer  le  dom- 
mage et  chasse  son  cocher. 

Nous  partîmes  lundi  matin  pour  Marly,  par  la  plnic,  et  nous 
fûmes  récompensés  de  notre  courage  par  la  plus  belle  journée. 
Quel  séjour,  mon  amie!  Je  crois  vous  en  avoir  déjà  parlé  une 
fois.  D'abord,  celui  qui  a  planté  ce  jardin  a  conçu  qu'il  avait 
exécuté  une  grande  et  belle  décoration  qu'il  falhiit  cacher  jus- 
qu'au moment  où  on  la  verrait  tout  entière.  Ce  sont  des  ifs 
sans  nombre  et  taillés  en  cent  mille  façons  diverses  qui  bordent 
un  parterre  de  la  plus  grande  simplicité,  et  qui  conduisent,  en 
s'élevant,  à  des  berceaux  de  verdure  dont  la  légèreté  et  l'élé- 
gance ne  se  décrivent  point.  Ces  berceaux,  en  s'élevant  encore, 
arrêtent  l'œil  sur  un  fond  de  forêt  dont  on  n'a  taillé  que  la 
partie  des  arbres  qui  paraît  immédiatement  au-dessus  des  ber- 
ceaux, le  reste  de  la  tige  est  agreste,  touffu  et  sauvage  ;  il  faut 
voir  l'effet  que  cela  produit.  Si  l'on  en  eût  taillé  les  branches 
supérieures  des  arbres  comme  les  inférieures,  tout  le  jardin  de- 
venait uniforme,  petit  et  de  mauvais  goût.  Mais  ce  passage  suc- 
cessif de  la  nature  à  l'art,  et  de  l'art  à  la  nature,  produit  un 
véritable  enchantement.  Sortez  de  ce  parterre  où  la  main  de 
l'homme  et  son  intelligence  se  déploient  d'une  manière  si  exquise, 
et  répandez-vous  dans  les  hauteurs;  c'est  la  solitude,  le  silence, 
le  désert,  l'horreur  de  la  Thébaïde.  Que  cela  est  sublime  !  quelle 
tête  que  celle  quia  conçu  ces  jardins  !  Sur  deux  grands  espaces 
placés  à  droite  et  à  gauche,  aux  deux  endroits  les  plus  élevés, 
on  trouve  deux  réservoirs  octogones;  ils  ont  cent  cinquante  pas 
pour  la  longueur  d'un  côté,  et  par  conséquent  douze  cents  pas 
de  tour.  On  y  arrive  par  des  allées  sombres  et  perdues,  on  ne 
les  voit,  ces  pièces  immenses,  que  quand  on  est  sur  leurs  bords. 
Ces  allées  sombres  et  perdues  sont  décorées  de  bronzes  tristes 
et  sérieux;  l'un  représente  Laocoon  et  ses  deux  enfants  enlacés 
et  dévorés  par  les  serpents  de  Diane,  je  crois.  Ce  père  qui  souffre 
de  si  grandes  douleurs,  cet  enfant  qui  expire,  cet  autre  qui 
oublie  son  péril  et  regarde  son  père  souffrant,  tout  cela  vous  jette 
dans  une  si  profonde  mélancolie,  et  cette  mélancolie  concourt 
si  merveilleusement  avec  le  caractère  du  lieu  et  son  effet!  Nous 
vîmes  aussi  les  appartements.  Ils  sont  compris  dans  un  corps 
de  bâtiment  qui  fait  face  aux  jardins,  et  qui  représente  le  palais 


136  LETTRES  A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

du  SoleiL  Douze  pavillons  isolés  et  à  moitié  enfoncés  clans  la 
forêt,  autour  du  jardin,  représentent  les  douze  signes  du  zodiaque. 
Il  règne  dans  toutes  ces  parties  des  proportions  si  justes,  que 
le  pavillon  du  milieu  vous  paraît  d'une  étendue  ordinaire;  et 
quand  vous  venez  à  la  mesurer,  vous  trouvez  qu'il  a  quatre  mille 
neuf  cents  pas  de  surface.  Si  l'on  ouvre  les  portes,  c'est  alors 
que  vous  êtes  surpris  par  la  hauteur  et  l'étendue.  Le  milieu  de 
l'édifice  est  occupé  par  un  des  plus  beaux  salons  qu'il  soit  pos- 
sible d'imaginer.  J'y  entrai,  et  quand  je  fus  au  centre,  je  pensai 
que  c'était  là  que  tous  les  ans  le  monarque  se  rendait  une  fois 
pour  renverser  avec  une  carte  la  fortune  de  deux  ou  trois  sei- 
gneurs de  sa  cour. 

Au  milieu  de  ce  jardin  et  de  l'admiration  que  je  ne  pouvais 
refuser  à  Le  Nôtre,  car  c'est,  je  crois,  son  ouvrage  et  son  chef- 
d'œuvre,  je  ressuscitais  Henri  lYet  Louis  XIV.  Celui-ci  montrait 
au  premier  ce  superbe  édifice  ;  l'autre  lui  disait  :  «  Vous  avez 
raison,  mon  fils,  voilà  qui  est  fort  beau  ;  mais  je  voudrais  bien 
voir  les  maisons  de  mes  paysans  de  Gonesse.  »  Qu'aurait-il  pensé 
de  trouver  tout  autour  de  ces  immenses  et  magnifiques  palais, 
de  trouver,  dis-je,  les  paysans  sans  toit,  sans  pain,  et  sur  la 
paille! 

Vos  lettres  me  parviendront  franches  et  plus  promptement; 
ainsi  nulle  inquiétude  sur  ce  point. 

C'est  cette  succession  perpétuelle  d'occupations  utiles  et 
variées  qui  rend  le  séjour  de  la  campagne  si  doux,  et  celui  de 
la  ville  si  maussade  à  ceux  qui  ont  pris  le  goût  des  occupations 
des  champs. 

Pourquoi^  plus  la  vie  est  re^nplie,  moins  on  y  est  attaché? 
Si  cela  est  vrai,  c'est  qu'une  vie  occupée  est  communément  une 
vie  innocente  ;  c'est  qu'on  pense  moins  à  la  mort  et  qu'on  la  craint 
moins;  c'est  que,  sans  s'en  apercevoir,  on  se  résigne  au  sort  com- 
mun des  êtres  qu'on  voit  sans  cesse  mourir  et  renaître  autour 
de  soi;  c'est  qu'après  avoir  satisfait  pendant  un  certain  nombre 
d'années  à  des  ouvrages  que  la  nature  ramène  tous  les  ans,  on 
s'en  détache,  on  s'en  lasse  ;  les  forces  se  perdent,  on  s'affaiblit, 
on  désire  la  fin  de  la  vie,  comme  après  avoir  bien  travaillé  on 
désire  la  fin  de  la  journée  ;  c'est  qu'en  vivant  dans  l'état  de  na- 
ture on  ne  se  révolte  pas  contre  les  ordres  que  l'on  voit  s'exé- 
cuter si  nécessairement  et  si  universellement;   c'est  qu'après 


LETTRES   A  MADEMOISELLE   VOLLAND.  137 

avoir  fouillé  la  terre  tant  de  fois,  on  a  moins  de  répugnance  à 
y  descendre;  c'est  qu'après  avoir  sommeillé  tant  de  fois  sur  la 
surface  de  la  terre,  on  est  plus  disposé  à  sommeiller  un  peu 
au-dessous;  c'est,  pour  revenir  à  une  des  idées  précédentes, 
qu'il  n'y  a  personne  parmi  nous  qui,  après  avoir  beaucoup  fati- 
gué, n'ait  désiré  son  lit,  n'ait  vu  approcher  le  moment  de  se 
coucher  avec  un  plaisir  extrême;  c'est  que  la  vie  n'est,  pour 
certaines  personnes,  qu'un  long  jour  de  fatigue,  et  la  mort  qu'un 
long  sommeil,  et  le  cercueil  qu'un  lit  de  repos,  et  la  terre  qu'un 
oreiller  où  il  est  doux  à  la  fin  d'aller  mettre  sa  tête  pour  ne  la 
plus  relever.  Je  vous  avoue  que  la  mort,  considérée  sous  ce  point 
de  vue,  et  après  les  longues  traverses  que  j'ai  essuyées,  m'est 
on  ne  peut  pas  plus  agréable.  Je  veux  m'accoutumer  de  plus  en 
plus  à  la  voir  ainsi. 

Comme  j'ignore  quand  mes  malades  guériront,  que  mes 
occupations  continuent  toujours  à  me  prendre  mes  matinées,  et 
que  la  bonne  partie  de  mes  soirées  est  prise  par  mes  amis,  par 
l'amusement,  par  la  promenade,  par  l'éducation  d'Angélique, 
dont,  par  parenthèse  je  ne  ferai  rien,  parce  qu'on  étouffe  en  un 
instant  tout  ce  que  je  sème  en  un  mois,  je  vais  envoyer  votre 
lettre  pour  M"'"  Le  Gendre  par  la  petite  poste. 

Je  ne  sais  si  mes  lettres  se  font  beaucoup  attendre  à  Isle  ; 
mais  il  est  sûr  que  je  me  suis  fait  un  devoir  d'écrire  le  jeudi  et 
le  dimanche,  et  qu'aucun  de  mes  devoirs  n'est  ni  plus  exacte- 
ment rempli,  ni  avec  plus  déplaisir. 

La  douceur  et  la  violence  se  concilient  à  merveille  dans  un 
même  caractère  ;  je  compare  ces  enfants-là  au  lait  qui  est  si 
doux,  et  que  la  chaleur  fait  tout  à  coup  gonfler  et  répandre  ; 
retirez  le  vaisseau,  soufflez  sur  la  liqueur,  jetez-y  une  feuille  de 
lierre,  une  goutte  d'eau,  il  n'y  paraît  plus. 

Mademoiselle,  vous  attendrez  des  occasions  sûres  pour  faire 
partir  vos  lettres;  je  serai,  s'il  le  faut,  dix  jours  entiers  sans  en 
recevoir;  je  m'y  résoudrai;  mais  à  une  condition,  c'est  que  je 
ne  les  attendrai  plus  à  certains  jours  marqués  et  que  je  les 
prendrai  quand  elles  viendront.  Je  souffre  trop  quand  je  suis 
trompé  !  Je  ne  suis  plus  à  rien,  ni  à  la  société,  ni  à  mes  devoirs  ; 
mon  caractère  s'en  ressent;  je  gronde  pour  rien;  je  m'ennuie 
de  tout  et  partout  ;  je  suis  maussade,  et  je  me  fais  toutes  sortes 
de  torts.  Il  ne  faut  pas  que  cela  vous  gène  ;  mais  il  ne  faut  pas 


138  LETTRES  A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

non  plus  que  vous  me  rendiez  pire  que  je  ne  suis  ;  et  que, 
parce  qu'une  lettre  de  mon  amie  que  j'attendais  n'est  pas 
venue,  je  fasse  enrager  tout  ce  qui  m'entoure. 

Mais  est-ce  que  la  construction  de  cette  place  de  Reims  et  la 
construction  de  ce  canal  ne  nous  donneront  pas  des  sommes 
immenses?  Uranie  sera  donc  incessamment  opulente?  Inces- 
samment nous  aurons  donc  toutes  ces  petites  commodités 
voluptueuses  si  essentielles  au  bonheur,  le  sopha  douillet,  les 
gros  oreillers,  les  vases  de  porcelaine,  les  parfums  et  les  toiles 
de  l'Inde?  Nous  touchons  donc  le  souverain  bien  de  la  main  ? 

M.  Gaschon  avait  fait  les  offres  du  meilleur  de  son  âme,  et 
il  était  blessé  qu'on  n'y  eût  pas  répondu. 

Et  pourquoi,  s'il  vous  plaît,  ne  voulez-vous  pas  que  ce  soit 
moi  qu'on  ait  choisi  pour  être  le  père  de  l'enfant  en  question  ? 
Je  n'ai  point  dit  que  c'était  manquer  à  celle  qu'on  aimait  que 
de  lui  demander  son  aveu.  Je  pense  au  contraire  que  ce  serait 
lui  manquer  que  de  ne  pas  le  lui  demander. 

Adieu,  mon  amie,  je  vous  salue  et  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur  ;  il  y  a  bien  des  moments  où  votre  présence  me  serait 
nécessaire  et  douce. 

Mille  tendres  respects  à  notre  chère  sœur  ;  rappelez-lui, 
toutes  les  fois  qu'elle  négligera  sa  santé,  qu'elle  manque  à  ses 
amis,  et  qu'il  ne  dépend  que  d'elle  de  me  faire  bien  du  mal. 
Mais  je  ne  sais  pourquoi  je  me  suis  nommé  là  et  tout  seul. 


LXXXl 

A  Paris,  le  26  septembre  1702, 

Cette  maladie-là  a  des  vicissitudes  prodigieuses,  au  milieu 
desquelles  les  forces  et  l'embonpoint  disparaissent,  et  l'on  est 
réduit  à  l'état  fluet  et  transparent  des  ombres.  Ce  que  je  vois 
tous  les  jours  de  la  médecine  et  des  médecins  ne  me  les  fait  pas 
estimer  davantage.  Naître  dans  l'imbécillité,  au  milieu  de  la  dou- 
leur et  des  cris;  être  le  jouet  de  l'ignorance,  de  l'erreur,  du 
besoin,  des  maladies,  de  la  méchanceté  et  des  passions  ;  re- 


LETTRES  A   MADEMOISELLE  VOLLAND.  139 

tourner  pas  à  pas  à  l'imbécillité  ;  du  moment  où  l'on  balbutie 
jusqu'au  moment  où  l'on  radote,  vivre  parmi  des  fripons  et  des 
charlatans  de  toute  espèce  ;  s'éteindre  entre  un  homme  qui  vous 
iàle  le  pouls,  et  un  autre  qui  vous  trouble  la  tête;  ne  savoir 
d'où  l'on  vient,  pourquoi  l'on  est  venu,  où  l'on  va  :  voilà  ce  qu'on 
appelle  le  présent  le  plus  important  de  nos  parents  et  de  la 
nature,  la  vie. 

Nous  passons  une  partie  de  nos  journées  les  plus  agréables 
avec  un  homme  dont  je  ne  vous  ai  jamais  parlé  :  c'est  M.  de 
Montamy.  On  n'est  pas  plus  instruit  que  lui  ;  on  n'a  ni  plus  de 
jugement  ni  plus  de  sagesse  dans  la  conduite.  Attaché  à  ses 
devoirs  auxquels  tout  est  subordonné  pour  lui  ;  fidèle  à  son 
maître  \  à  qui  il  n'a  jamais  caché  la  vérité,  sans  l'oITenser  ; 
environné  d'ennemis  et  de  méchants  qui  n'ont  jamais  pu  l'en- 
tamer ;  allant  à  la  messe  sans  y  trop  croire  ;  respectant  la  reli- 
gion et  riant  sous  cape  des  plaisanteries  qu'on  en  fait;  espérant 
à  la  résurrection  sans  trop  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  nature 
de  l'âme  ;  c'est  du  reste  un  gros  peloton  d'idées  contradictoires 
qui  rendent  sa  conversation  tout  à  fait  plaisante.  Je  vous  en 
parle  parce  que  nous  allons  tous  dîner  chez  lui  mercredi  pro- 
chain; et  le  Baron  qui  reviendra  de  Voré,  et  la  Baronne  qui 
reviendra  du  Grandval,  et  Grimm  qui  reviendra  de  Saint-Gloud, 
et  M'^®  d'Épinay  qui  reviendra  de  la  Briche ,  et  les  autres, 
comme  Suard,  d'Alinville  et  moi,  qui  ne  sommes  point  sortis 
depuis,  et  que  nous  retrouverons  là.  J'aime  toutes  ces  parties-là, 
et  par  le  plaisir  que  j'y  trouve,  et  par  celui  que  j'ai  de  vous  en 
entretenir.  Le  petit  abbé  ^  y  sera  aussi  avec  ses  contes.  Je  ne 
sais  où  il  les  prend,  mais  il  ne  tarit  point.  Il  nous  disait,  la  der- 
nière fois  que  nous  l'avons  eu,  qu'une  femme  se  mourait,  et  se 
mourait  d'une  certaine  maladie  cruelle  qu'on  prend  avec  beau- 
coup de  plaisir  :  le  prêtre  qui  l'exhortait  lui  disait  :  a  Allons, 
madame,  un  peu  de  résignation;  offrez  à  Dieu  votre  mal.  — 
Beau  présent  à  lui  offrir  !  répondit  la  malade.  »  Et  qu'un  jour 
un  de  ses  amis  disait  la  messe  et  lui  la  servait  :  cet  ami  était 
un  géomètre  et  par  conséquent  fort  distrait;  le  voilà  qui  perd  le 
saint  sacrifice  de  vue,  se  met  à  rêver  à  la  solution  de  quelques 


i.  Le  duc  d'Orléans,  dont  il  était  premier  maître  d'hôtel. 
2.  Galiani. 


UO  LETTRES  A   MADEMOISELLE    VOLLAND. 

équations,  et  demeure  les  bras  élevés  en  l'air  pendant  un  temps 
très-considérable,  ce  qui  édifiait  fort  les  uns  et  ennuyait  fort  les 
autres.  11  était  de  ces  derniers;  il  tire  son  ami  le  célébrant  par 
sa  chasuble;  celui-ci  sort  de  sa  distraction,  mais  il  ne  sait  plus 
où  il  en  est  de  son  affaire;  il  se  retourne,  et  demande  à  son 
ami  :  «  L'abbé,  ai-je  fait  la  consécration?  »  L'abbé  lui  répond  : 
«  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien...  »  Et  le  prêtre,  tout  en  colère,  lui 
réplique  :  «  A  quoi  diable  pensez-vous  donc?  »  —  Tout  cela 
n'est  pas  trop  bon;  mais  l'à-propos,  la  gaieté,  y  donnent  un 
sel  volatil  qui  se  dissipe  et  ne  se  retrouve  plus  quand  le  moment 
est  passé. 

On  vient  d'accorder  à  l'abbé  Arnaud  et  à  Saard  la  Gazette 
de  France.  Voilà  donc  une  petite  fortune  assurée  pour  ce  dernier. 
11  n'attendait  que  cela  pour  faire  le  bonheur  d'une  femme  qu'il 
aime  à  la  folie  ;  il  l'épousera,  s'il  est  honnête  homme. 

Dans  l'absence  de  tous  mes  amis  dispersés  autour  de  Paris, 
mes  journées  sont  assez  uniformes.  Se  lever  tard,  parce  qu'on 
est  paresseux  ;  faire  répéter  à  sa  petite  fdle  un  chapitre  d'his- 
toire et  une  leçon  de  clavecin;  aller  à  son  atelier;  corriger  des 
épreuves  jusqu'à  deux  heures;  dîner,  se  promener,  faire  un 
piquet,  souper,  et  recommencer  le  lendemain. 

Jeudi  prochain,  je  vous  enverrai  les  deux  ouvrages  faits  en 
faveur  des  Galas.  Le  paquet  sera  gros,  vingt-sept  feuilles  'm-h°. 
Je  vous  préviens  dès  ce  moment  de  ne  les  communiquer  à  per- 
sonne ;  si  par  hasard  cela  tombait  dans  de  certaines  mains,  il  y 
aurait  certainement  une  contrefaçon  qui  ruinerait  le  libraire,  ou 
plutôt  qui  ferait  tort  à  la  veuve. 

Je  vous  salue  et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  Il  est  tard, 
il  faut  que  je  coure  chez  Le  Breton  pour  y  mettre  en  ordre  les 
planches  de  notre  second  volume,  qui  doit  paraître  incessam- 
ment. J'espère  qu'on  en  sera  plus  content  encore  que  du  pre- 
mier; il  esi  mieux  pour  la  gravure,  plus  varié  et  plus  intéressant 
pour  les  objets.  Si  nos  ennemis  n'étaient  pas  les  plus  vils  des 
mortels,  ils  crèveraient  de  honte  et  de  dépit.  Le  huitième  vo- 
lume de  discours  tire  à  sa  fin;  il  est  plein  de  choses  charmantes 
et  de  toutes  sortes  de  couleurs.  J'ai  quelquefois  été  tenté  de 
vous  en  copier  des  morceaux.  Cet  ouvrage  produira  sûrement 
avec  le  temps  une  révolution  dans  les  esprits,  et  j'espère  que 
les  tyrans,  les  oppresseurs,  les  fanatiques  et  les  intolérants  n'y 


LETTRES  A   MADEMOISELLE   VOLLAND.  Ul 

gagneront  pas.  Nous  aurons  servi  l'humanité  ;  mais  il  y  aura 
longtemps  que  nous  serons  réduits  dans  une  poussière  froide 
et  insensible,  lorsqu'on  nous  en  saura  quelque  gré.  Pourquoi 
ne  pas  louer  les  gens  de  bien  de  leur  vivant,  puisqu'ils  n'en- 
tendent rien  sous  la  tombe?  Voilà  le  moment  de  se  consoler  en 
se  rappelant  la  prière  du  philosophe  musulman  :  «  0  mon  Dieu, 
pardonne  aux  méchants,  parce  que  tu  n'as  rien  fait  pour  eux, 
puisque  tu  les  a  laissés  devenir  méchant;  les  bons  n'ont  rien 
de  plus  à  te  demander,  parce  qu'en  les  faisant  bons  tu  as  tout 
fait  pour  eux.  » 

Je  suis  bien  aise  que  ce  dernier  trait  me  soit  revenu,  sans 
quoi  j'aurais  été  bien  mécontent  de  cette  lettre  ;  si  elle  est 
maussade,  c'est  que  ma  vie  l'est  aussi.  Portez-vous  bien  et 
aimez-moi  toujours  beaucoup,  toutes  deux.  Je  me  suis  enfourné 
depuis  quelques  jours  dans  la  lecture  du  plus  fou,  du  plus  sage, 
du  plus  gai  de  tous  les  livres. 


LXXXII 

A  Paris,  le  30  septembre  1762. 

Voilà  ce  que  nous  avons  pu  faire  de  mieux  pour  votre 
vingtième.  En  joignant,  les  années  suivantes,  quatre  lignes  de 
requête  à  une  copie  de  cette  décision,  l'immunité  de  cet  impôt 
sera  prorogée  tant  qu'il  nous  plaira,  quand  même  Damilaville, 
quittant  sa  place  pour  une  autre,  ne  serait  plus  à  portée  de  nous 
servir  :  cette  remarque  est  de  lui. 

Je  vous  envoie  la  Consultation  d'Élie  de  Beaumont  pour  les 
Calas;  et  dimanche  prochain  le  Mémoire. 

Je  ne  trouve  pas  que,  ni  dans  l'une  de  ces  pièces  ni  dans 
l'autre,  on  ait  tiré  parti  de  certains  moyens  dont  l'éloquence 
de  Démosthène  et  de  Cicéron  se  serait  particulièrement  em- 
parée. 

Le  premier  de  ces  moyens,  c'est  la  probité  de  cet  homme 
soutenue  pendant  le  cours  d'une  vie  de  soixante  ans  et  davan- 
tage. A  quoi  sert  une  vie  passée  avec  honneur,  si  elle  ne  nous 


/ 
142  LETTRES   A   MADEMOISELLE    VOLLÂND. 

protège  pas  contre  les  attaques  de  la  méchanceté  et  le  soupçon 
d'un  crime  incertain,  entre  l'homme  de  bien  et  le  scélérat?  Rien 
ne  parle  donc  plus  en  faveur  de  l'un  ;  rien  ne  dépose  donc  plus 
contre  l'autre?  Ils  sont  donc  également  abandonnés  au  sort?  Il  me 
semble  que  c'était  le  lieu  de  plaider  la  cause  de  l'honneur  et 
de  la  vertu  reconnus,  de  dire  aux  juges  :  Lorsqu'on  lit  la  mal- 
heureuse histoire  de  Calas,  lorsqu'on  voit  un  père  dans  la  décré- 
pitude, arraché  du  sein  de  la  famille  oîi  il  yivait  aimé,  honoré, 
tranquille,  et  où  il  se  promettait  de  mourir,  conduit  sur  un 
échafaud  par  des  ouï-dire,  il  n'est  personne  qui  ne  frémisse 
d'horreur  sur  ce  que  l'avenir  obscur  peut  lui  destiner.  L'homme 
de  bien  ne  voit  rien  en  lui  qui  le  protège  contre  les  événements. 
Après  la  mort  de  Calas,  il  voit  avec  douleur  que  sa  conduite 
passée  s'adressait  vainement  aux  lois.  Rassurez,  messieurs,  les 
gens  de  bien  ;  encouragez  les  hommes  à  la  vertu,  en  leur 
montrant  le  poids  que  vous  y  attachez.  Si  un  méchant  accusé 
est  à  moitié  convaincu  devant  vous  par  ses  actions  passées, 
pourquoi  l'homme  de  bien  ne  serait-il  pas  à  moitié  absous  par 
les  siennes? 

Le  second,  c'est  la  mort  de  Calas.  Si  cet  homme  a  tué  son 
fds  de  crainte  qu'il  ne  changeât  de  religion,  c'est  un  fanatique  ; 
c'est  un  des  fanatiques  les  plus  violents  qu'il  soit  possible  d'ima- 
giner. Il  croit  en  Dieu,  il  aime  sa  religion  plus  que  sa  vie,  plus 
que  la  vie  de  son  fils  ;  il  aime  mieux  son  fils  mort  qu'apostat  : 
il  faut  donc  regarder  son  crime  comme  une  action  héroïque,  son 
fils  comme  un  holocauste  qu'il  immole  à  son  Dieu.  Quel  doit  donc 
être  son  discours,  et  quel  a  été  le  discours  des  autres  fanatiques? 
Le  voilà  :  «  Oui,  j'ai  tué  mon  fils  ;  oui,  messieurs,  si  c'était  à 
recommencer,  je  le  tuerais  encore  :  j'ai  mieux  aimé  plonger  ma 
main  dans  son  sang  que  de  l'entendre  renier  son  culte  ;  si  c'est 
un  crime,  je  l'ai  commis,  qu'on  me  traîne  au  supplice.  »  Au  con- 
traire. Calas  proteste  de  son  innocence  :  il  prend  Dieu  à  témoin  ; 
il  regarde  sa  mort  comme  le  châtiment  de  quelque  faute  inconnue 
et  secrète;  il  veut  être  jugé  de  son  Dieu  aussi  sévèrement  qu'il 
l'a  été  des  hommes,  s'il  est  coupable  du  crime  dont  il  est  accusé. 
11  appelle  la  mort  donnée  à  son  fils  un  crime;  il  attend  ses 
juges  au  grand  tribunal  pour  les  y  confondre.  S'il  est  coupable, 
il  ment  à  la  face  du  ciel  et  de  la  terre  :  il  ment  au  dernier  mo- 
ment; il  se  condamne  lui-même  à  des  peines  éternelles:  il  est 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     l/,3 

donc  athée;  il  en  a  le  discours;  mais  s'il  est  athée,  il  n'est  plus 
fanatique:  il  n'a  donc  plus  tué  son  fils.  Choisissez,  aurais-je 
dit  aux  juges:  s'il  est  fanatique,  il  a  pu  tuer  son  fils,  niçois  c'est 
par  le  zèle  le  plus  violent  qu'un  furieux  puisse  avoir  pour  sa  reli- 
gion. 11  a  donc  rougi,  en  mourant,  d'une  action  qu'il  a  dû 
regarder  comme  glorieuse,  comme  ordonnée  par  son  Dieu  ;  il  en 
a  donc  perdu  le  mérite  en  la  désavouant  lâchement  ;  sa  bouche 
prononçait  donc  l'imposture  en  mourant  ;  accusé  d'une  action 
qu'il  avait  commise,  et  dont  il  devait  se  glorifier,  il  la  regardait 
donc  comme  un  crime  ;  il  apostasiait  donc  lui-même,  et,  puni 
dans  ce  monde,  il  appelait  encore  sur  lui  le  châtiment  du  grand 
juge  dans  l'autre.  Athée?  Pourquoi,  contempteur  de  tout  Dieu 
et  de  tout  culte,  aurait-il  tué  son  fils  pour  en  avoir  voulu 
prendre  un  autre  que  celui^  dans  lequel  il  était  né  ?  Je  vous 
écris  cela  à  la  hâte,  mais  cela  pourrait,  entre  les  mains  d'un 
homme  habile  et  maître  de  l'art  de  la  parole,  prendre  la  couleur 
la  plus  forte  ^ 

Eh  bien,  il  y  a  dans  cette  cause  cent  autres  moyens  secrets 
que  les  avocats  ni  Voltaire  n'ont  point  aperçus. 

Je  ne  sais  plus  que  vous  dire.  Je  suis  accablé  de  fatigue.  J'ai 
cru  que  je  perdrais  ma  femme  avant-hier  :  on  n'osait  arrêter  ce 
flux  de  sang  qui  l'avait  tellement  épuisée,  qu'elle  en  tombait 
cinq  ou  six  fois  par  jour  dans  des  sueurs  glacées  et  des  défail- 
lances mortelles,  parce  qu'on  craignait  de  faire  rentrer  l'humeur 
dans  la  masse  du  sang,  et  de  causer  une  fièvre  maligne.  Il  n'était 
pas  possible  non  plus  de  le  laisser  aller  plus  longtemps,  de  peur 
qu'elle  ne  restât  dans  une  de  ces  défaillances,  ou  qu'il  ne  se 
formât  à  la  langue  une  excoriation,  ou  un  ulcère  dans  les  intes- 
tins. Dans  ces  perplexités,  il  a  fallu  jouer  la  vie  de  la  malade 
à  croix  ou  pile.  On  lui  a  donné  la  simarouba,  écorce  astrin- 
gente, en  boisson,  avec  des  lavements  appropriés  au  même  effet; 
le  flux  est  arrêté,  sinon  en  tout,  du  moins  en  grande  partie.  Les 
douleurs,  d'aiguës  qu'elles  étaient,  sont  devenues  sourdes;  la 
fièvre  n'a  pas  augmenté;  point  de  sommeil;  toujours  de  l'em- 
barras dans  la  tête  ;  toujours  du  dégoût,  des  envies  de  vomir  ; 
mais  les  excréments  commencent  à  se  lier.  Si  j'osais,  à  ces 


1.  Tout  ce  qui  précède  se  trouve  dans  la  Correspondance  de  Grimm  (15  jan- 
vier 1763),  mais  avec  des  développements  qui  ne  sont  pas  de  Diderot. 


Ikk  LETTRES   A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

symptômes  physiques  qui  semblent  annoncer  la  guérison,  j'en 
ajouterais  de  moraux.  Les  médecins  ne  font  point  d'attention  à 
ceux-ci.  et  je  crois  qu'ils  ont  tort.  On  est  bien  malade  quand 
on  perd  son  caractère  ;  on  se  porte  mieux  quand  on  le  reprend. 
Tenez-moi  pour  mort,  ou  pour  moribond  du  moins,  l'une  et 
l'autre,  lorsque  je  n'aurai  pas  la  plus  grande  peine  ou  le  plus 
grand  plaisir  à  penser  à  vous. 

Je  ne  savais  pas  qu'on  fût  allé  en  Champagne.  Ce  soupçon 
est  une  de  ces  idées  qui  me  sont  venues  comme  elles  vous  vien- 
nent. Lorsque  notre  esprit  abandonné  à  lui-même  se  promène 
en  sautillant  sur  les  choses  possibles,  il  est  tout  naturel  qu'il 
s'arrête  de  préférence  sur  celles  qui  l'intéressent.  Un  homme 
jaloux,  que  rien  n'inquiète  ni  ne  distrait,  a  encore  des  pensées 
de  jalousie. 

Mais  ce  qui  me  peine,  c'est  de  ne  jamais  apprendre  les 
choses;  il  faut  que  je  les  devine.  Cela  me  fait  penser  qu'on  est 
dans  l'usage  de  me  les  dissimuler  et  qu'on  espère  que  je  les 
ignorerai. 

Mademoiselle,  je  vous  souhaite  beaucoup  de  plaisir,  des 
petits  déjeuners  bien  gais  le  matin,  des  lectures  douces,  des 
promenades  agréables  avant  et  après  le  dîner,  des  causeries  tête 
à  tête  et  bien  tendres,  à  la  chute  du  jour  ou  au  clair  de  la  lune, 
sur  la  terrasse,  M'"^  Le  Gendre  et  madame  votre  mère  vous  de- 
vanceront dans  les  vordes,  si  vous  y  allez  ;  et  vous  irez.  Vous 
suivrez  à  dix  ou  vingt  pas,  et  vous  aurez  ainsi  cette  liberté  qui 
s'accorde  avec  la  passion  et  la  décence;  vous  aurez  du  moins  le 
plaisir  d'entendre  et  de  dire,  sans  gêner. 

Je  ne  veux  rien  savoir  absolument;  j'aime  mieux  m'en  rap- 
porter à  mon  imagination,  qui  ne  m'affaiblira  pas  sûrement  votre 
bonheur. 


LXXXIII 


A  Paris,  le  3  octobre  1762. 


Je  n'oserais  rien  prononcer  sur  les  suites  de  cette  maladie  ; 
ce  sont  des  jours  successivement  bons,  mauvais  et  détestables  ; 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     l/,5 

du  dégoût;  de  l'appétit;  des  évacuations  douloureuses  et  san- 
glantes; d'autres  qui  n'ont  aucune  de  ces  mauvaises  qualités. 
On  n'y  entend  rien,  sinon  que  le  chagrin  et  la  maigreur  aug- 
mentent et  que  les  forces  s'en  vont.  Mais  un  symptôme  qui  m'ef- 
fraye plus  qu'aucun  autre,  c'est  la  douceur  de  caractère,  la  pa- 
tience, le  silence  et,  qui  pis  est,  un  retour  d'amitié  et  de  con- 
fiance vers  moi  ;  ni  elle,  ni  personne  autour  d'elle  ne  dort.  Il 
n'y  a  que  le  médecin  qui  soit  toujours  content.  J'ai  dans  l'idée 
qu'il  ne  sait  ce  qu'il  fait,  et  que  le  mal  a  une  tout  autre  cause 
que  celle  qu'il  lui  suppose;  mais  je  n'oserais  en  ouvrir  la  bouche. 
Si  par  hasard  je  pensais  faux,  qu'il  adoptât  mon  erreur,  et  que 
le  changement  de  méthode  eût  des  suites  funestes,  je  ne  m'en 
consolerais  jamais.  Il  faut  donc,  depuis  le  matin  jusqu'au  soir, 
présenter  à  un  malade  des  choses  qu'on  croit  sinon  contraires 
à  son  état,  au  moins  peu  salutaires  et  mal  ordonnées,  en  voir 
le  mauvais  effet,  et  se  taire. 

Demain  je  m'installe  chez  moi  pour  n'en  sortir  que  sur  le 
soir.  Le  soin  de  mes  affaires  domestiques,  auxquelles  on  n'est  plus 
en  état  de  veiller,  un  meilleur  emploi  de  mon  temps,  et  surtout 
l'éducation  abandonnée  de  ma  petite  fille,  l'exigent. 

Je  suis  seul  à  Paris;  M.  d'Holbach  lit  à  Voré;  la  Baronne 
s'ennuie  au  Grandval;  M'""  d'Epinay  seule,  n'est  pas,  je  crois, 
trop  contente  à  la  Briche.  Grimm  s'avance  à  toutes  jambes  vers 
la  Westphalie  :  il  était  intimement  lié  avec  M.  de  Castries,  qui 
vient  cfètre  grièvement  blessé;  il  va  à  deux  cent  cinquante  trois 
lieues,  voir  quels  secours  ou  quelles  consolations  il  pourra  donner 
à  son  ami.  C'est  toujours  lui  :  il  est  parti  sans  que  j'aie  eu  le 
temps  de  l'embrasser,  à  deux  heures  du  matin,  sans  domestiques, 
sans  avoir  mis  ordre  à  aucune  de  ses  affaires,  ne  voyant  que  la 
distance  des  lieux  et  le  péril  de  son  ami. 

•  Votre  cas  de  conscience  ne  vaut  pas  la  peine  qu'on  s'en 
occupe.  Est-ce  qu'il  peut  y  avoir  un  mauvais  procédé  sans  quelque 
sorte  d'injustice?  A-t-on  un  mauvais  procédé  quand  on  satisfait 
à  tout  ce  que  l'on  doit?  xAlanque-t-on  à  quelque  chose  de  ce  que 
l'on  doit,  sans  être  injuste  en  quelque  point? 

J'ai  oublié  de  vous  dire  que  j'ai  reçu,  il  y  a  une  quinzaine 
de  jours,  par  le  prince  Galitzin,  une  invitation,  de  la  part  de  l'im- 
pératrice régnante  de  Russie,  d'aller  achever  notre  ouvrage  à 
Pétersbourg.   On  offre  liberté  entière,  protection,  honneurs, 
XIX  40 


1Z,6     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

argent,  dignités,  en  un  mot  tout  ce  qui  peut  tenter  des  hommes 
mécontents  de  leur  pays  et  peu  attachés  à  leurs  amis,  de  s'ex- 
patrier et  de  s'en  aller.  Il  a  fallu  répondre  à  Voltaire,  qui  a 
joint  aussi  ses  sollicitations  à  celles  de  la  cour  de  Russie,  11 
m'avait  envoyé  en  même  temps  son  Commentaire  sur  le  Ciima 
de  Corneille.  Je  n'ai  pu  m'empêcher  de  lui  dire  que  cela  était 
vrai,  juste,  intéressant  et  beau,  parce  que  c'est  la  vérité;  seu- 
lement je  lui  ai  trouvé  plus  d'indulgence  que  je  n'en  aurais  eu  *  ; 
il  n'a  pas  repris  tout  ce  qui  m'a  semblé  répréhensible  :  c'est 
apparemment  parce  que  la  difficulté  de  l'art  lui  est  moins  con- 
nue qu'à  moi.  11  n'y  a  pas  de  gens  plus  offensés  de  la  méchan- 
ceté que  ceux  qui  n'ont  jamais  su  ce  qu'il  en  coûte  pour  être 
bon. 

Nous  avons  ce  matin  une  conférence  avec  Damilaville  et 
M'"'  d'Épinay,  pour  que  la  Correspondance  de  Grimm  ne  souffre 
point  de  son  absence. 

Je  vois,  par  les  offres  qu'on  nous  fait,  qu'on  ignore  que  notre 
manuscrit  ne  nous  appartient  point;  que  ce  sont  les  libraires 
qui  en  ont  fait  toute  la  dépense,  et  que  nous  ne  pourrions  en 
soustraire  une  feuille  sans  infidélité.  Eh  bien!  qu'en  dites-vous? 
C'est  en  France,  dans  le  pays  de  la  politesse,  des  sciences,  des 
arts,  du  bon  goût,  de  la  philosophie,  qu'on  nous  persécute  !  et 
c'est  du  fond  des  contrées  barbares  et  glacées  du  nord  qu'on 
nous  tend  la  main!  Si  l'on  écrit  ce  fait  dans  l'histoire,  qu'en 
penseront  nos  descendants?  N'est-ce  pas  là  un  des  plus  énormes 
soufflets  qu'il  était  possible  de  donner  au  sieur  Orner  de  Fleury  *, 
qui  nous  chassait,  il  y  a  un  ou  deux  ans,  dans  ce  beau  réqui- 
sitoire que  vous  savez. 

Dans  une  autre  situation  d'âme,  cet  incident  me  ferait  quel- 
que plaisir;  mais  mon  âme  s'est  refermée  à  toute  sorte  de  sen- 
timents|doux  :  il  y  a  peu  de  choses  dans  la  vie  qui  puissent  me 
faire  sourire  dans  ce  moment.  Vous  avez  raison,  Uranie,  tout  est 
vain,  tout]est  trompeur;  ce  n'est  guère  la  peine  de  vivre  pour  tout 
cela.  Il  vaut  mieux  que  je  m'arrête  là  tout  court  que  de  suivre  ces 
idées,  dans  lesquelles  ceux  que  j'aime  le  plus  verraient  peut- 
être  quelque  chose  de  désobligeant.  Mais  faut-il  que  je  me  con- 


\.  Voir  cette  lettre  dans  la  Correspondance  générale. 
2.  Avocat  général  au  Parlement. 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     U7 

traigne  de  peur  de  les  blesser?  Et  puis  quand  je  me  contrain- 
drai, est-ce  que  je  dirai,  ou  bien  ce  qui  se  passera  au  fond 
de  mon  cœur,  ce  que  je  penserai,  ce  que  je  sentirai,  ce  que  je 
résoudrai,  même  à  leur  insu,  qui  les  ofl'ensera?  Je  ne  demande 
pas  mieux  que  d'être  heureux.  Est-ce  ma  faute,  si  je  ne  le  suis 
pas?  Est-ce  ma  faute  si  je  vois  en  tout  des  vices  qui  y  sont  et 
qui  m'affligent;  si  toute  la  vie  n'est  qu'un  mensonge,  qu'un 
enchaînement  d'espérances  trompeuses?  On  sait  cela  trop  tard  : 
nous  le  disons  à  nos  enfants  qui  n'en  croient  rien;  ils  ont  des 
cheveux  gris  lorsqu'ils  en  sont  convaincus.  Adieu,  portez-vous 
bien,  jetez  ce  maussade  bavardage  décote.  Si  j'allais  troubler 
un  instant  vos  plaisirs,  votre  bonheur,  votre  tranquillité,  je  res- 
semblerais à  un  gros  homme,  gros  comme  six  autres,  qui  étouf- 
fait dans  la  presse  et  qui  criait  :  Quelle  maudite  presse!  quelle 
cohue!  etc.,  etc.  Quelqu'un  qui  lui  était  voisin  lui  dit  :  a  Eh! 
maudite  barrique  ambulante,  de  quoi  te  plains-tu?  Ne  vois-tu 
pas  que  si  tout  le  monde  te  ressemblait,  cette  presse  serait  cin- 
quante mille  fois  plus  grande?»  Moi  qui  donne  peut-être  du 
chagrin  à  tout  ce  qui  m'environne,  qui  empoisonne  la  vie  pour 
ceux  qui  me  sont  les  plus  chers,  de  quoi  m'avisé-je  de  crier 
contre  la  vie  !  Si  tous  les  autres  criaient  aussi  haut  que  moi,  on 
ne  s'entendrait  pas;  ce  serait  sur  la  terre  le  plus  insupportable 
vacarme.  Si  tous  les  autres  étaient  aussi  quinteux,  injustes, 
incommodes,  sensibles,  ombrageux,  jaloux,  fous,  sots,  bêtes  et 
loups-garous,  il  n'y  aurait  pas  moyen  d'y  tenir.  Allons,  puisque 
nous  ne  valons  pas  mieux  que  ceux  que  nous  disons  ne  valoir 
rien,  souffrons-les  et  taisons-nous.  Je  souffre  donc  et  me  tais. 
Adieu. 

Voilà  le  moment  de  m'arrêter;  je  finirai  par  vous  faire  aimer 
la  campagne. 


LXXXIV 


ris,  le  15  mai  1765. 


Oui,  tendre  amie,  il  y  aura  encore  un  concert,  et  ce  concert 
sera  un  enchantement  :  c'est  M.  Grimm  qui  me  le  promet,  Que 


H8  LETTRES  A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

je  sache  donc,  dimanche  prochain,  si  vous  irez,  et  combien  vous 
irez,  afin  que  je  me  pourvoie  de  billets.  Je  vous  prie  de  faire 
en  sorte  que  M.  Gaschon  en  soit.  Quand  je  connais  un  grand 
plaisir,  je  ne  puis  m'empêcher  d'en  souhaiter  la  jouissance  à  tous 
ceux  que  j'aime.  Vous  en  reviendrez  tous  ivres  d'admiration  et 
de  joie  ;  je  reprendrai  partie  de  ces  sentiments,  en  vous  revoyant, 
en  vous  écoutant,  en  vous  regardant.  Oh  !  les  belles  physiono- 
mies que  vous  aurez  !  iMais  puisque  la  physionomie  d'un  homme 
transporté  d'amour  et  de  plaisir  est  si  belle  à  voir,  et  que  vous 
êtes  la  maîtresse  d'avoir,  quand  il  vous  plaît,  sous  vos  yeux  ce 
tableau  si  touchant  et  si  flatteur,  pourquoi  vous  en  privez-vous? 
Quelle  folie  !  Vous  êtes  enchantée,  si  un  homme  bien  épris  attache 
sur  vos  yeux  ses  regards  pleins  de  tendresse  et  de  passion;  leur 
expression  passe  dans  votre  âme,  et  elle  tressaille.  Si  ses  lèvres 
brûlantes  touchent  vos  joues,  la  chaleur  qu'elles  y  excitent  vous 
trouble,  si  ses  lèvres  s'appuient  sur  les  vôtres,  vous  sentez  votre 
âme  s'élancer  pour  venir  s'unir  à  la  sienne;  si  dans  ce  moment 
ses  mains  serrent  les  deux  vôtres,  il  se  répand  sur  tout  votre 
corps  un  frémissement  délicieux,  tout  vous  annonce  un  bonheur 
infiniment  plus  grand,  tout  vous  y  convie  :  et  vous  ne  voulez 
pas  mourir  et  faire  mourir  de  plaisir  !  Vous  vous  refusez  à  un 
moment  qui  a  bien  aussi  son  délire:  celui  où  cet  homme,  vain 
d'avoir  possédé  cet  objet  qu'il  prise  plus  que  l'univers  entier,  en 
répand  un  torrent  de  larmes!  Si  vous  sortez  de  ce  monde  sans 
avoir  connu  ce  bonheur,  pouvez-vous  vous  flatter  d'avoir  été 
heureuse  et  d'avoir  vu  et  fait  un  heureux? 

N'oubliez  pas  de  me  faire  savoir  si  l'affaire  du  contrat  est 
faisable,  ou  non,  soit  par  M.  Duval,  soit  par  M.  Le  Gendre. 

Bonjour,  tendre  amie.  Combien  je  vous  estime  et  combien 
je  vous  aime  !  Le  beau  tableau  que  je  verrais  et  que  je  vous 
montrerais  si  vous  vouliez!  Mais  vous  ne  vous  y  connaissez  pas  : 
cela  est  fâcheux  pourtant. 


LETTRES   A  MADEMOISELLE   VOLLAND.  U9 


LXXXV 

A  Paris,  le  '20  mai  17G5. 

Voilà,  chère  amie,  la  troisième  fois  que  nous  allons,  M.  Vialet 
et  moi,  chez  M.  de  Sartine,  pour  son  projet,  et  trois  matinées 
de  perdues  pour  mon  atelier.  Quoiqu'à  midi  jesois  à  votre  porte, 
je  n'aurai  pas  le  plaisir  de  vous  voir.  La  même  voiture  qui  me 
conduira  rue  Neuve-Saint-Augustin  me  ramènera  ici,  où  je  suis 
rappelé  par  une  masse  énorme  de  besogne  laissée  en  arrière. 
Je  suis  bien  las  d'être  commandé  par  les  besoins.  Quand  serai-je 
donc  délivré  de  toute  autre  occupation  que  celle  de  vous  plaire? 
Jamais,  jamais.  Je  mourrai  sans  avoir  pu  vous  apprendre  com- 
bien je  sais  aimer.  Faites  bien  mes  excuses  à  M""^  Le  Gendre. 
Tout  s'éloigne,  tout  se  sépare;  une  infinité  de  choses  tyranniques 
s'interposent  entre  les  devoirs  de  l'amour  et  de  l'amitié;  et  l'on 
ne  fait  rien  de  bien;  on  n'est  ni  à  son  ambition,  ni  à  son  goût, 
ni  à  sa  passion  :  l'on  vit  mécontent  de  soi.  Un  des  grands 
inconvénients  de  l'état  de  la  société,  c'est  la  multitude  des 
occupations,  et  surtout  la  légèreté  avec  laquelle  on  prend  des 
engagements  qui  disposent  de  tout  le  bonheur.  On  se  marie;  on 
prend  un  emploi;  on  a  une  femme,  des  enfants,  avant  que 
d'avoir  le  sens  commun.  Ah!  si  c'était  à  recommencer!  c'est  un 
mot  de  repentir  qu'on  a  perpétuellement  à  la  bouche.  Je  lai  dit 
de  tout  ce  que  j'ai  fait,  excepté,  chère  et  tendre  amie,  de  la 
liaison  douce  que  j'ai  formée  avec  vous.  Si  je  regrette  quelque 
chose,  ce  sont  tous  les  moments  qui  lui  sont  ravis.  Je  vous  salue 
et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  Voilà  un  fardeau  de  lettres 
que  vous  remettrez  à  leurs  adresses. 


150  LETTRES   A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 


LXXXVI 


A  Paris,  le  20  mai  1765. 


Demain,  bonne  et  tendre  amie,  entre  huit  et  neuf  heures, 
vous  aurez  un  carrosse  à  votre  porte,  dont  vous,  madame  votre 
mère  et  M'"^  Le  Gendre,  pourrez  disposer  toute  la  matinée. 
J'espère  que  M'"^  Le  Gendre  ne  me  refusera  pas  à  dîner. 
Après  dîner,  qu'il  fasse  beau  ou  laid,  nous  irons  nous  prome- 
ner à  Saint-Cloud,  où  je  vous  quitterai  pour  un  quart  d'heure. 
A  ce  moment-là  près,  que  je  regretterai  encore,  j'aurai  le  plai- 
sir de  passer  toute  la  journée  avec  celle  que  j'aime,  ce  qui 
n'est  pas  surprenant,  car  qui  ne  l'aimerait  pas  ?  mais  que  j'aime, 
après  huit  ou  neuf  ans,  avec  la  même  passion  qu'elle  m'inspira 
le  premier  jour  que  je  la  vis.  Nous  étions  seuls  ce  jour-là,  tous 
deux  appuyés  sur  la  petite  table  verte.  Je  me  souviens  de  ce 
que  je  vous  disais,  de  ce  que  vous  me  répondîtes.  Oh  !  l'heu- 
reux temps  que  celui  de  cette  table  verte  !  Bonsoir,  bonne  amie, 
mille  amitiés  et  autant  de  respects. 


LXXXVII 


21  juill(itl765. 


Ils  ont  bien  dit  que  c'était  un  songe.  Mais  pourquoi  n'ont-ils 
pas  dit  tout  d'une  voix  que  c'était  un  mauvais  songe?  Y  en 
avait-il  parmi  eux  quelques-uns  à  qui  la  nature  eût  accordé  un 
meilleur  esprit,  une  âme  plus  douce,  une  santé  plus  continue, 
plus  d'amis  sûrs  qu'à  moi,  une  meilleure  amie  que  la  mienne? 
Non.  C'est  que  cette  nature  est  une  folle  qui  gâte  d'une  main 
ce  qu'elle  fait  bien  de  l'autre,  c'est  qu'elle  s'est  amusée  à  mêler 
de  chicotin  le  peu  de  bonbons  qu'elle  donne  à  ses  enfants  ;  c'est 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.  151 

que  le  système  des  deux  principes,  l'un  bienfaisant,  l'autre 
malfaisant,  système  qui  a  été  si  généralement  répandu  sur  la 
terre,  n'est  pas  aussi  extravagant  qu'on  le  dit  en  Sorhonne; 
c'est  qu'il  faut  en  passer  par  là,  ou  croire  au  Jupiter  d'Homère 
qui  a  renfermé  dans  deux  tonneaux  tous  les  biens  et  tous  les 
maux  de  la  vie  dont  il  forme  une  pluie  mêlée  qui  tombe  sans 
cesse  sur  la  tête  des  pauvres  mortels,  dont  les  uns  un  peu  plus 
ou  un  peu  moins  mouillés  de  mal  ou  de  bien  que  les  autres, 
mais  qui  tous  arrivent  au  dernier  gîte  presque  également  trem- 
pés. Si  la  vie  n'allait  pas  ainsi,  qui  est-ce  qui  pourrait  se  ré- 
soudre à  la  quitter?  Si  c'était  un  fd  de  bonheur  pur  et  sans 
mélange,  qui  est-ce  qui  voudrait  l'exposer  pour  sa  patrie,  la 
sacrifier  pour  son  père,  sa  mèi"e,  sa  femme,  ses  enfants,  son 
ami,  sa  maîtresse?  Personne.  Les  hommes  ne  seraient  qu'un  vil 
troupeau  d'êtres  heureux;  plus  d'actions  héroïques.  Ils  vivraient 
ivres,  et  mourraient  enragés.  Voilà,  mon  amie,  un  préambule 
honnêtement  long;  c'est  qu'il  faut  que  tout,  jusqu'à  cette  lettre, 
ait  le  caractère  des  choses  d'ici-bas. 

Depuis  le  bienfait  de  l'impératrice,  si  vous  en  exceptez  quel- 
ques moments  doux  que  vous  savez,  tout  le  reste  n'a  été  qu'en- 
nuis, déplaisances  ou  chagrins.  Ce  sont  des  bonnes  amies  qu'on 
faisait  raffoler  et  sécher  sur  pied  ;  et  quand  ces  bonnes  amies-là 
ne  sont  pas  heureuses,  il  faut  aussi  que  je  souffre.  Ce  sont  les 
embarras  de  leur  déménagement,  qui  m'a  fait  trembler  pour 
leur  santé  :  croyez-vous  que  tandis  qu'elles  se  brisaient  les 
reins  à  faire  des  paquets,  à  les  porter,  à  les  arranger,  et  qu'elles 
avalaient  de  la  poussière,  moi  je  fusse  à  mon  aise?  C'est  un 
départ  qui  me  sépare  d'elles,  Dieu  sait  pour  combien  de 
temps,  et  qui  me  laisse  désolé.  C'est,  depuis  que  je  ne  les 
ai  plus,  un  enchaînement  d'événements  qui  finiront  par  me 
chasser,  sinon  de  Paris,  du  moins  de  la  société.  Vous  savez  que 
M.  Tronchin  avait  été  appelé  en  poste  à  Lyon  pour  la  maladie 
de  son  associé,  et  que  mes  seize  mille  livres  ^  étaient  restées 
entre  les  mains  de  M.  Colin  de  Saint-Marc.  D  "abord,  il  est  inouï 
combien  ma  sécurité,  bien  ou  mal  fondée  là-dessus,  m'a  attiré 
de  petites  querelles  domestiques.  J'en  étais  là,  lorsque  je  reçois 
de  M.  Tronchin  une  lettre  pour  M.  de  Saint-Marc.  Je  la  garde 

1.  Provenant  de  la  vente  de  sa  bibliothèque  à  l'impératrice  Catherine  IL 


152  LETTRES  A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

sept  ou  huit,  jours,  parce  que  les  choses  d'intérêt  ne  sont  pas 
celles  qui  me  remuent;  cependant  sur  les  six  heures  du  soir, 
un  jour  que  j'allai  causer  avec  la  chère  sœur,  je  me  trouve  à  la 
porte  de  l'hôtel  des  Fermes;  je  me  ressouviens  de  ma  lettre,  et 
j'entre.  M.  de  Saint-Marc  n'était  pas  à  son  bureau,  mais  il  allait 
y  entrer  :  c'est  ce  que  ses  commis  me  dirent,  car  ils  sont  fort 
polis.  En  effet  il  arrive,  comme  ils  me  parlaient.  Je  vais  au- 
devant  de  M.  Colin  de  Saint-Marc,  qui  ne  m'entend  pas.  M.  Colin 
de  Saint-Marc,  le  chapeau  sur  la  tête,  marche  ;  je  le  suis  presque 
en  courant.  Il  arrive  dans  la  seconde  pièce  de  son  bureau  ;  il 
s'assied  dans  son  fauteuil,  et  je  reste  droit.  Je  lui  présente  ma 
lettre;  il  la  prend,  l'ouvre,  et  la  lit  ;  se  met  à  regarder  un  mo- 
ment au  plafond,  et,  me  rendant  ma  lettre  en  la  jetant  sur  un 
coin  de  sa  table,  me  dit  :  Je  n'ai  pas  mémoire  de  cela;  puis  il 
prend  une  plume,  se  met  à  écrire,  et  me  laisse  debout,  là,  sans 
me  parler  davantage.  Tandis  qu'il  écrivait  sans  me  regarder,  je 
lui  déclinais  mon  nom,  et  je  lui  faisais  mon  histoire. Sur  la  fin  de 
cette  histoire,  mon  homme  s'arrête,  et  se  tracassant  avec  un  de 
ses  doigts  la  main  droite,  il  me  dit  :  «  Ah  !  oui,  je  me  rappelle 
cela.  J'ai  touché  vos  lettres  de  change.  Je  n'ai  point  de  billets 
à  vous  donner.  Ils  veulent  tous  de  ces  billets;  c'est  une  rage, 
je  ne  sais  pas  pourquoi.  Je  ne  sais  pas  quand  j'en  aurai  ;  je  n'irai 
point  dépouiller  pour  vous  ceux  qui  en  ont.  Revenez;  mais  ne 
revenez  pas  demain  :  dans  huit  jours,  dans   un  mois,   dans 
deux  »  ;  et  puis  mon  homme  se  remet  à  écrire,  et  moi  je  m'en 
vais. 

Eh  bien,  comment  cela  vous  semble-t-il?  Parce  que  M.  Colin 
de  Saint-Marc  a  cent  mille  écus  de  rente,  il  faut  qu'il  me  traite 
comme  un  faquin.  J'étais  enragé  dans  ce  moment  de  n'être  pas 
le  comte  de  Charolais,  ou  quelque  autre  personnage  important, 
et  de  ne  pouvoir  renouveler  avec  M.  Colin  de  Saint-Marc  la 
scène  du  président  de  Meinières*  avec  un  procureur  au  Parle- 
ment. C'était  le  matin  ;  il  était  en  redingote,  en  mauvaise  per- 
ruque ronde,  en  bas  de  laine  gris,  un  mouchoir  de  soie  autour 

1.  J.-B.-F.  Durcy  de  Meiiiières,  né  eu  1705,  prùsident  à  la  deuxième  chambre 
des  requêtes  du  palais,  se  retira  en  1758  et  mourut  à  Cluiillot  en  I7S5.  Il  aurait 
collaboré  aux  Mémoires  de  Bachaumont.  M.  le  baron  J.  Pichon  a  publié  une  curieuse 
conversation  du  président  avec  M""=  de  Pompadour,  dans  les  Mélanges  de  la  société 
des  bibliophiles  français,  185G,  ia-8. 


■     LETTRES  A   MADEMOISELLE    VOLLAND.  15S 

du  cou,  ce  qui  n'était  pas  propre  à  sauver  sa  mauvaise  mine. 
II  était  pour  une  sounne  considérable  dans  un  état  de  créances 
que  ce  procureur  ne  se  pressait  pas  d'acquitter.  Il  entre  dans 
l'étude  sans  façon,  il  s'adresse  au  procureur  honnêtement,  parce 
que  le  président  de  Meinières  est  l'homme  de  France  le  plus 
doux  et  le  plus  honnête,  qu'il  en  a  la  réputation,  et  que  c'est 
ainsi  que  je  l'ai  vu  chez  lui  et  chez  moi.    «    Monsieur,  il  y  a 
longteujps  que  j'attends,  pourriez-vous  me  dire  quand  je  serai 
payé?  —  Je  n'en  sais  rien.  »  Le  président  était  debout,  le  pro- 
cureur assis;  le  président   chapeau  bas,   le  procureur  la  tète 
couverte  de  son  bonnet;  le  président  parlait,  le  procureur  écri- 
vait. «  Monsieur,  c'est  que  je  suis  pressé.  —  Ce  n'est  pas  ma 
faute.  —  Cela  se  peut.  Cependant  voilà  mes  titres  ;  je  les  ai 
apportés,  et  vous  m'obligerez  de  les  regarder.  —  Je  n'ai  pas  le 
temps.  —  Monsieur,  de  grâce,  faites-moi  ce  plaisir.  —  Je  ne 
saurais,  vous  dis-je.   —  Monsieur...  —  Vous  m'interrompez. 
Est-ce  que  vous  croyez,  mon  ami,  que  je  n'ai  que  votre  affaire 
en  tète?  Vous  serez  payé  avec  les  autres.  Allez-vous-en,  et  ne 
m'ennuyez  pas  davantage.  —  Monsieur,  je  suis  fâché  de  vous 
ennuyer,  mais  vous  n'êtes  pas  le  premier.  —  Tant  pis,  il  ne 
faut  ennuyer  personne.  —  Il  est  vrai,  mais  il  ne  faut  brusquer 
personne.  —  Cela  fait  le  plaisant!  —  Le  plus  plaisant  des  deux, 
je  vous  jure,  monsieur,  que  ce  n'est  pas  moi;  on  me  doit,  j'ai 
besoin,  je  voudrais  toucher  mon   argent.  Je  ne  vous  demande 
que  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  mes  titres.    —   Voyons   donc, 
voyons  ces  titres  ;  si  on  avait   affaire  à  deux  hommes  comme 
vous  par  jour,  il  faudrait  renoncer  au  métier.   »  Le  président 
déploie  ses  titres,  et  le  procureur  lit  :  Monsieur  le  président 
de  Meinières,  etc.;  et  aussitôt  le  voilà  qui  se  lève  :  «  Monsieur 
le  président,  je  vous  demande  mille  pardons...;  je  n'avais  pas 
l'honneur  de  vous  connaître...  ;  sans  cela...  »  Le  président  le 
prend  par  la  main,  l'éloigné   de  son  fauteuil,  s'y  place,   et  lui 
dit  :  «  Maître  un  tel,  vous  êtes  un  insolent;  il  ne  s'agit  pas  de 
moi,  je  vous  pardonne;  mais  je  viens  de  voir  la  manière  indigne 
et  cruelle  dont  vous  en  usez  avec  les  malheureux  qui  ont  affaire 
à  vous.  Prenez  garde  à  ce   que  vous  ferez  à  l'avenir;  s'il  me 
revient  jamais  une  plainte  sur  votre  compte,  je  vous  fais  perdre 
un  état  que  vous  remplissez  si  mal.  Adieu.  »   Eh   bien,  qu'en 
pensez-vous?  Tandis  que  M.   Colin  de  Saint-Marc  me  traitait 


154  LETTRES   A   MADEMOISELLE    VOLLAND. 

comme  le  procureur,  n'aurait-il  pas   été  fort  doux  d'être  le- 
président?  Vous  riez  décela,  et  j'en  ris  aussi  à  présent.  M"*  Le 
Gendre   dit  qu'elle  se  serait  assise  sur  la  table  de  M.    Colin 
de  Saint-Marc  ;  mais  on  est  si  surpris,  si  peu  fait  à  se  trouver 
tout  à  coup  un  valet... 

Autre  chose.  Thomas  concourt  pour  le  prix  de  l'Académie; 
il  me  lit  son  disoours  :  j'en  suis  confondu.  Plein  de  l'impres- 
sion que  j'en  ai  reçue,  je  vais  dîner  chez  le  Baron.  Après  diner, 
nous  nous  trouvons  seuls  ;  nous  allons  nous  promener  au  bout  des 
Champs-Elysées.  Là,  à  propos  d'éloquence,  le  Baron  me  dit  : 
«  Ma  foi,  nous  ne  manquerons  pas  d'orateurs,  il  y  a  dix-sept 
Éloges  de  Descartes.  »  Je  lui  réponds  que  j'en  connais  un  qui 
pliera  les  seize  autres  comme  des  capucins  de  cartes.  «  ÎN'est- 
ce  pas  celui  qui  commence  par  ces  mots  :  En  quinze  cent  et 
tant,  on  ajjporta  de  Stockholm  les  cendres  de  Descartes...?  — 
Celui-là  même.  Oui,  on  dit  qu'il  est  beau.  Vous  en  connaissez 
donc  l'auteur?  —  Je  le  connais,  et  il  ne  faut  pas  avoir  le  moin- 
dre tact  en  style  pour  n'en  pas  savoir  autant  que  moi  à  la 
dixième  ligne  :  son  nom  est  écrit  partout.  » 

Là-dessus  le  Baron  devine  Thomas,  et  s'en  va  confier  à 
d'autres  que  Thomas  m'a  lu  son  discours,  que  c'est  une  belle 
chose  ;  et  il  oublie  que  la  loi  de  l'Académie  exclut  du  concours 
tout  homme  qui  s'est  nommée  Le  bavardage  du  Baron  revient 
à  Thomas;  Thomas  se  désespère.  Barthe  vient  m 'apporter  le 
désespoir  de  son  ami,  et  je  vous  laisse  à  juger  de  mon  état.  Le 
bienfait  de  l'impératrice  ne  m'a  pas  fait  un  plaisir  que  je  puisse 
comparer  à  la  peine  que  j'ai  soufferte.  J'ai  cessé  de  boire,  de 
manger,  de  dormir,  je  me  traîne,  la  tête  me  tourne.  Mais  il  y  a 

bien  pis Voilà  Barthe  lui-même  qui  m'interrompt,  et  il  faut 

que  j'entende  la  lecture  d'une  comédie  et  que  je  rie. 

Eh  bien,  mon  amie,  il  a  lu  sa  comédie,  et  j'ai  ri;  c'est  le 
genre  de  Molière  pour  le  fond,  avec  le  ton  d'aujourd'hui-.  Vous 
croyez  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à  dire  sur  les  maladies  et  les 
médecins  ;  vous  verrez. 

1.  Thomas  partagea  le  prix  avec  Gaillard.  Ce  jugomciit  ne  fut  jias  ratifn5  par 
le  public,  qui  ne  regardait  pus  le  discours  du  second  comme  digne  de  cette 
récompense.  (T.) 

2.  Diderot  était,  ce  jour-là,  très-disposé  à  l'indulgence  :  nous  ne  pouvons 
deviner  quelle  est  la  comédie  de  Barthe  qui  a  pu  lui  rappeler  Molière.  (T.) 


LETTRES   A    MADEMOISELLE    VOLLAND.  155 

Le  pis  pour  Thomas  et  pour  moi,  c'est  qu'on  ignorait  qu'il 
eût  concouru;  c'est  cpi'il  a  des  ennemis  dans  l'Académie;  c'est 
que  parmi  les  Éloges,  il  y  en  a  de  la  plus  grande  force  et  qu'on 
pourrait  bien  préférer  au  sien  ;  c'est  que,  quelque  bien  fondée 
que  cette  préférence  puisse  être,  à  moins  qu'elle  ne  soit  justifiée 
par  un  suffrage  universel,  Thomas  croira  toujours  que  c'est  mon 
indiscrétion  qui  lui  ôte  le  prix  et  qui  peut-être  l'éloigné  de 
l'Académie,  où  il  eût  été  reçu  s'il  ne  se  fût  retiré  lorsque  Mar- 
montel  se  présenta.  Je  verrai  Marmontel  aujourd'hui  ;  je  ne  lui 
dirai  que  deux  mots,  mais  ils  sont  propres  à  faire  impression  : 
c'est  qu'il  risque,  si  Thomas  n'est  pas  couronné  et  qu'il  le  mé- 
rite,  à  passer  non-seulement  pour  un  homme  sans  goût, 
reproche  qu'il  partagera  avec  le  reste  des  juges,  mais  pour  un 
ingrat,  reproche  infiniment  plus  cruel,  qui  restera  sur  lui  seul. 

Vous  croyez  que  c'est  là  tout?  Franchement  c'en  était  bien 
assez  ;  mais  écoutez.  Je  vais  avant-hier  dîner  chez  le  Baron,  au 
lieu  d'aller  rompre  le  tète-à-tête  en  question.  Après  le  dîner, 
^larmontel  me  tire  à  l'écart  et  me  dit  :  «  Mon  ami,  je  suis  perdu. 
—  Qu'est-ce  qu'il  y  a?  —  Je  suis  perdu,  on  aune  copie  de  mon 
poëme^  C'est  Damilaville  qui  l'a  dit  à  Merlin,  et  c'est  Merlin 
qui  me  l'a  dit.  Je  ne  l'ai  prêté  qu'à  vous  et  à  un  autre.  Ne 
l'avez-vous  confié  à  personne?  —  Non,  je  l'ai  lu  à  des  amies, 
mais  je  ne  le  leur  ai  pas  laissé.  Grimm,  M'"*'d'Epinay,  Damilaville, 
M.  de  Saint-Lambert  l'ont  lu,  mais  sous  mes  yeux.  Qui  est-ce 
cet  autre  à  qui  vous  l'avez  encore  confié?  —  J'étais  à  une  mai- 
son de  campagne  ;  je  n'eus  pas  le  courage  de  le  refuser  au  fils 
de  la  maison,  qui  le  prit  pour  une  nuit.  Le  lendemain  il  partit 
pour  Paris;  il  fut  quatre  jours  absent,  et  dans  cet  intervalle  je 
sais  déjà  qu'un  de  ses  amis  l'a  possédé  pendant  deux  fois  vingt- 
quatre  heures.  J'ai  vu  cet  ami  qui  a  été  violemment  tenté  d'en 
prendre  copie,  mais  il  n'en  a  rien  fait.»  —  Je  lui  dis  :  u  Envoyons 
chercher  une  voiture,    et  courons  chez  Damilaville;  car  je  ne 


i.  La  Neuvaine  de  Cythère,  poëme  do  Marmontel,  n'a  été  publiée  que  dans  ses 
Œuvres  posthumes.  Paris,  Verdière,  1820,  in-8.  On  assure  que  la  famille  de  l'au- 
teur, redoutant  les  poursuites  du  ministère  public  contre  cette  production  libre, 
imagina  de  présenter  le  manuscrit  au  roi  (Louis  XVIII).  Ce  prince,  quoiqu'il  n'eût 
pas  eu  le  temps  d'y  jeter  les  yeux,  le  lui  fit  rendre,  en  lui  faisant  exprimer,  dans 
une  lettre  très-flatteuse,  la  satisfaction  que  la  lecture  de  ce  poëme  lui  avait  causée. 
Muni  de  cette  pièce,  on  fit  imprimer  iiardiment.  (T.) 


156  LETTRES   A   MADEMOISELLE  VOLLAN  D. 

saurais  vivre  que  cette  affaire  ne  soit  éclaircie.  —  INi  moi  non 
plus.  » 

Nous  allons  chez  Daniilaville.  Il  n'y  était  pas.  Nous  nous  y 
donnons  rendez-vous  pour  le  lendemain.  Cependant  quelle  nuit 
à  passer!  Et  personne  à  qui  l'on  puisse  dire  sa  peine  et  qui  la 
partage!  Où  étiez-vous,  mon  amie?  Hier,  nous  vîmes  Damilaville. 
II  tenait  la  chose  d'un  certain  Naigeon  ;  c'était  un  certain  Du 
Coudray  qui  avait  dit  à  Naigeon  qu'il  avait  possédé  la  Neuvaine. 
Ce  Du  Coudray  était  cet  ami  du  jeune  homme  à  qui  Marmontel 
l'avait  prêtée  à  la  campagne...  Que  dites-vous  de  tout  cela? 
Marmontel  se  maudissait  d'avoir  fait  ce  poëme,  et  moi  je  me 
maudissais  de  l'avoir  demandé.  11  jurait  bien  de  profiter  de  cette 
leçon;  c'en  était  une  pour  moi  que  je  me  promettais  bien  de  ne 
pas  oublier. 

Dépêchez-vous,  faites-moi  préparer  une  niche  grande  comme 
la  main,  proche  de  vous,  où  je  me  réfugie  loin  de  tous  ces 
chagrins  qui  viennent  m'assaillir.  Il  ne  peut  y  avoir  de  bonheur 
pour  un  homme  simple  comme  moi  au  milieu  de  huit  cent 
mille  âmes.  Que  je  vive  obscur,  ignoré,  oublié,  proche  de  celle 
que  j'aime,  jamais  je  ne  lui  causerai  la  moindre  peine,  et  près 
d'elle  le  chagrin  n'osera  pas  approcher  de  moi.  Est-il  prêt,  ce 
petit  asile  ?  Venez  le  partager  !  Nous  nous  verrons  le  matin  ;  j'irai, 
tout  en  m'éveillant,  savoir  comment  vous  avez  passé  la  nuit; 
nous  causerons  ;  nous  nous  séparerons  pour  brûler  de  nous 
rejoindre  ;  nous  dùierons  ensemble  ;  nous  nous  promènerons 
au  loin,  jusqu'à  ce  que  nous  ayons  rencontré  un  endroit  dérobé 
où  personne  ne  nous  aperçoive.  Là  nous  nous  dirons  que  nous 
nous  aimons,  et  nous  nous  aimerons  ;  nous  rapporterons  sur  des 

fauteuils   la  douce   et  légère  fatigue   des   plaisirs et  nous 

passerons  un  siècle  pareil  sans  que  notre   attente    soit  jamais 
trompée.  Le  beau  rêve! 


LETTRES  A   MADEMOISELLE  VOLLÂiND.  157 


LXXXVIII 

A  Paris  le  25  juillet  1705. 
Sixième  dimanche;  non,  c'est  un  jeudi  que  j'ai  pris  pour  un  dimanche. 

Vous  n'avez  encore  que  deux  de  mes  lettres!  Je  suis  pour- 
tant à  la  sixième;  je  les  ai  toutes  numérotées,  afin  que  nous 
puissions  nous  assurer  qu'il  ne  s'en  est  point  égaré  :  regardez-y. 

Croyez-vous  donc,  chère  amie,  que  j'aurai  reçu,  dans  un  inter- 
valle de  quinze  jours,  trois  ou  quatre  secousses  violentes  sans  que 
la  santé  en  ait  souffert!  On  vous  en  dira  quelque  chose,  à  moins 
qu'on  ne  craigne  de  vous  inquiéter.  L'estomac  et  les  intestins 
sont  dans  un  état  misérable.  Le  potage  le  plus  léger  passe  tout 
de  suite.  Je  ne  saurais  digérer  un  jaune  d'œuf.  Heureusement 
je  dors,  et  le  sommeil  répare  tout.  Mais  comment  se  fait-il  qu'un 
fluide  qui  me  cause  en  sortant  la  sensation  cruelle  d'un  fi3r 
rouge  puisse  séjourner  dans  un  canal  du  tissu  le  plus  délicat 
sans  le  blesser?  car  je  n'ai  pas  la  plus  petite  colique.  Pour  des 
forces  je  les  ai  bien  entièrement  perdues  :  je  sens  mes  jambes 
se  dérober  sous  moi.  Cette  lassitude,  qui  m'est  très-importune 
quand  je  suis  debout,  me  rend  le  lit  délicieux  quand  je  suis 
couché.  M™"  Le  Gendre  n'est  pas  plus  heureuse  que  moi.  Con- 
naissez-vous le  plaisir  de  trouver  un  fauteuil  après  la  fatigue 
d'une  longue  promenade  ?  C'est  précisément  celui  que  je  goûte 
lorsque  les  matelas  se  sont  chargés  du  poids  de  tous  mes  mem- 
bres. En  vérité,  c'est  une  volupté  qu'un  dévot  se  reprocherait. 
Vous  voyez  bien  qu'il  n'y  a  point  à  s'alarmer,  et  que  dans  trois 
ou  quatre  jours  il  n'y  paraîtra  plus. 

Maisje  ne  suis  pas  le  seul  malade  de  la  maison.  M'"*  Diderot  a 
toute  une  cuisse  entreprise  d'une  sciatique.  On  lui  a  conseillé  de 
se  frotter  avec  un  mélange  de  sel,  d'eau-de-vie  et  de  savon.  Il  y 
a  quelques  jours  que  l'opération  se  faisait  :  je  me  présentai  pour 
entrer;  la  petite  fille  courut  au-devant  de  moi,  en  criant  :  «  Mon 
papa,  arrêtez,  arrêtez.  Si  vous  voyiez  cela,  vous  en  ririez  trop.  » 
C'était  sa  chère  mère  penchée  sur  les  pieds  de  son  lit,  le  der- 


158  LETTRES  A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

rière  à  l'air,  et  la  servante  à  genoux  qui  la  savonnait  de  son 
mieux.  Ce  n'était  pas  le  cas  du  proverbe  qui  dit  qu'à  savonner 
la  tête  d'un  Maure  on  perd  son  temps  et  sa  peine;  car  M'""  Di- 
derot est  fort  blanche,  et  ce  n'était  pas  la  tête  qu'on  lui  savon- 
nait. Le  remède  la  soulagea.  J'ai  été  chargé  depuis,  une  ou  deux 
fois,  de  cette  opération,  et  je  m'en  suis  très-bien  acquitté. 

Nous  avons  perdu  subitement  un  grand  artiste,  c'est  Charles 
Van  Loo. 

Je  vais  sur  les  sept  heures  du  soir  causer  avec  la  chère 
sœur.  Nos  deux  dernières  causeries  ont  été  tout  à  fait  agréables, 
mais  si  variées  que  je  ne  saurais  me  les  rappeler.  Hier  son 
domestique  se  trompa  ;  et  au  lieu  de  m'annoncer,  d'habitude 
apparemment,  il  annonça  M.  Le  Gras.  On  a  vraiment  été  fâché 
de  ma  discrétion  à  ne  pas  rompre  le  tête-à-tête  dont  je  vous 
ai  parlé. 

Nous  avions  projeté,  aujourd'hui  mercredi,  d'aller  voir  avec 
La  Rue  la  galerie  du  Luxembourg,  mais  savez-vous  qui  a  dérangé 
cette  partie?  La  princesse  de  Nassau- Sarrebruck.  Elle  était  allée 
à  Calais  embrasser  son  fds  qui  passait  en  Angleterre  ;  elle  s'en 
retournait  à  Sarrebruck  par  Paris  où  elle  n'avait  qu'un  jour  à 
rester;  et  de  ce  jour  elle  nous  en  a  donné,  à  Grimm  et  à  moi, 
toute  la  matinée.  C'est  une  femme  charmante  de  figure  et  de 
caractère.  Mahuppe,  qui  était  aussi  relevée  qu'elle  l'a  jamais  été 
de  ma  vie,  s'est  abaissée  en  un  moment.  J'aurais  vu  la  princesse 
cent  fois  auparavant  que  je  n'aurais  pas  été  plus  à  mon  aise. 
Après  les  premiers  compliments,  la  conversation  est  devenue 
très-intéressante.  Je  persiste  dans  mon  ancien  sentiment,  nous 
devrions  laisser  aux  femmes  la  fonction  de  l'apostolat;  elles 
feraient  en  un  jour  plus  de  conversions  que  le  missionnaire  le 
plus  éloquent  n'en  peut  ébaucher  dans  toute  sa  vie.  Il  n'y  a  pas 
un  homme  qui  ne  prît  l'espérance  secrète  de  plaire  au  prédica- 
teur pour  un  mouvement  de  la  grâce. 

Elle  m'a  promis  son  portrait,  et  quand  je  l'ai  quittée,  elle 
m'a  présenté  sa  main  à  baiser,  avec  une  affabilité  qui  ne  se  rend 
pas. 

De  la  rue  Garancière,  je  me  suis  traîné  sur  le  quai  Bourbon 
où  j'avais  rendez-vous  avec  Damilaville.  Nous  avons  dîné  ;  je 
me  trouve  très-bien  d'avoir  bu  à  la  glace  ;  pas  la  moindre  tri- 
bulation  d'entrailles.  Nous  avons  pu  lire  un  énorme  article  qu'il 


LETTRES  A   MADEMOISELLE   VOLLAKD.  150 

m'avait  promis  pour  mon  ouvrage,  sans  aucune  interruption. 

Demain  peut-être,  mon  amie;  demain,  c'est  jeudi,  et  je  me 
porterai  bien,  assez  bien  pour  regretter  votre  éloignement. 

Je  vous  écris  cliez  Le  Breton  où  j'étais  venu  pour  revoir  mes 
feuilles  que  je  laisse  là. 

Je  n'y  ^iendrai  plus  guère  dans  ce  maudit  atelier  où  j'ai  usé 
mes  yeux  pour  des  hommes  qui  ne  me  donneront  pas  un  bâton 
pour  me  conduire.  11  ne  nous  reste  plus  que  quatorze  cahiers  à 
imprimer;  c'est  l'ouvrage  de  huit  ou  dix  jours.  Dans  huit  ou  dix 
jours,  je  verrai  donc  la  fin  de  cette  entreprise  qui  m'occupe 
depuis  vingt  ans,  qui  n'a  pas  fait  ma  fortune,  à  beaucoup  près, 
qui  m'a  exposé  plusieurs  fois  à  quitter  ma  patrie  ou  à  perdre 
ma  liberté,  et  qui  m'a  consumé  une  vie  que  j'aurais  pu  rendre 
plus  utile  et  plus  glorieuse.  Le  sacrifice  des  talents  au  besoin 
serait  moins  commun  s'il  n'était  question  que  de  soi;  on  se 
résoudrait  plutôt  à  boire  de  l'eau,  à  manger  des  croûtes  et  à 
suivre  son  génie  dans  un  grenier;  mais  pour  une  femme,  pour 
des  enfants,  à  quoine  se  résout-on  pas?  Si  j'avais  à  me  faire 
valoir,  je  ne  leur  dirais  pas  :  J'ai  travaillé  trente  ans  pour 
vous;  mais  je  leur  dirais  :  J'ai  renoncé  pour  vous  pendant  trente 
ans  à  la  vocation  de  nature;  j'ai  préféré  de  faire,  contre  mon 
goût,  ce  qui  vous  était  utile  à  ce  qui  m'était  agréable  :  voilà  la 
véritable  obligation  que  vous  m'avez  et  à  laquelle  vous  ne 
pensez  pas. 

J'eus  le  courage  de  dire  hier  au  soir  à  lAI'"^  Le  Gendre  qu'elle 
se  donnait  bien  de  la  peine  pour  ne  faire  de  son  fils  qu'une  jolie 
poupée.  Pas  trop  élever,  est  une  maxime  qui  convient  surtout 
aux  garçons.  Il  faut  un  peu  les  abandonner  à  l'énergie  de  nature. 
J'aime  qu'il  soient  violents,  étourdis,  capricieux.  Lnetête  ébou- 
riflee  me  plaît  plus  qu'une  tête  bien  peignée.  Laissons-les 
prendre  une  physionomie  qui  leur  appartienne. 

Si  j'aperçois  à  travers  leurs  sottises  un  trait  d'originalité,  je 
suis  content.  Nos  petits  ours  mal  léchés  de  province  me  plaisent 
cent  fois  plus  que  tous  vos  petits  épagneuls  si  ennuyeusement 
dressés.  Quand  je  vois  un  enfant  qui  s'écoute,  qui  va  la  tête  bien 
droite,  la  démarche  bien  composée,  qui  craint  de  déranger  un 
cheveu  de  sa  figure,  un  pli  de  son  habit,  le  père  et  la  mère 
s'extasient  et  disent  :  Le  joli  enfant  que  nous  avons  là!  Et  moi 
je  dis  :  11  ne  sera  jamais  qu'un  sot. 


160  LEITRES   A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

D'Alembert  est  à  toute  extrémité  ;  il  a  fait  une  indigestion  ter- 
rible; il  a  envoyé  chercher  Bouvard  qui  l'a  faitsaigner.  J'apprends 
qu'il  est  tourmenté  par  une  colique  qui  ne  le  quitte  point,  et  qui 
menace  à  chaque  instant  de  l'emporter.  S'il  en  meurt,  nous 
aurons  perdu  en  trois  mois  de  temps  deux  grands  peintres  et 
deux  grands  géomètres.  Les  hommes  de  cette  trempe  sont  rares; 
une  nation  en  est  bientôt  appauvrie. 

Je  vous  écris  ce  soir  parce  que  nos  presses  travailleront 
demain,  en  dépit  des  apôtres  dont  c'est  la  fête,  et  que  ma  tâche 
sera  double.  11  serait  bien  malheureux  d'essuyer  quelque  contre- 
temps à  la  dernière  page. 

On  parle  du  déplacement  de  M.  de  Saint-Florentin.  On  lui 
donne  pour  successeur  M.  de  Sartine  à  qui  M.  Le  Noir  succé- 
dera. Qui  sait  comment  ce  M.  Le  Noir  en  userait  avec  nous?  Il 
n'y  a  peut-être  pas  un  mot  de  réel  à  ces  prétendus  changements. 
A  tout  hasai'd,  nous  nous  hâtons  d'esquiver  aux  embarras  qu'ils 
pourraient  nous  causer. 

Adieu,  mon  amie  ;  continuez  de  vous  bien  porter;  je  sais 
que  vous  m'aimez  de  toute  votre  âme;  vous  êtes  bien  sûre  que 
je  ne  demeure  pas  en  reste  avec  vous.  C'est  la  seule  de  mes 
dettes  que  je  paye  bien. 

Vous  espérez  donc  que  nous  ne  serons  pas  une  éternité  sans 
nous  revoir  !  Gela  dépendra  beaucoup  de  M.  Le  Gendre. 

Nous  l'attendons  sans  impatience;  la  cérémonie  de  l'inaugu- 
ration est  fixée  au  19  du  mois  prochain;  c'est  vous  promettre 
la  chère  sœur  pour  le  9  ou  le  10.  Je  vais  donc  rester  seul  1  Avec 
qui  m'entretiendrai-je  de  vous?  à  qui  porterai-je  celte  âme  toute 
remplie  de  tendresse?  où  irai-je  verser  mes  sentiments?  Je  n'en- 
tendrai donc  plus  prononcer  ce  nom  qui  m'est  cher,  que  quand 
il  m'échappera  dans  ma  peine!  Adieu,  mon  amie,  bonsoir  :  la 
lumière  et  le  papier  me  manquent  en  même  temps.  Mon  respect, 
mon  tendre  et  sincère  respect  à  madame  votre  mère.  Embrassez 
pour  moi  madame  votre  sœur;  dites  à  M"*  Mélanie  qu'elle  aurait 
bien  tort  de  m'oublier.  M.  Gaschon  a  reçu  un  coup  de  bistouri 
entre  les  fesses,  et  l'on  dit  qu'il  est  mieux. 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.  161 


LXXXIX 

Le  \"  août  1705. 

Dieu  soit  loué!  en  voilà  vingt-quatre  d'arrivées;  il  en  reste 
trois  qui  vont  à  vous,  sans  compter  celle-ci. 

Je  viens  donc  de  mettre  dehors  de  Paris  le  Baron  qui  se  sépare 
de  sa  femme,  de  ses  enfants,  de  ses  amis,  pour  deux  mois.  Je  vous 
écris  chez  Damilaville  qui  part  demain  pour  Genève.  J'ai  bien 
peur  que  celui-ci  ne  paye  de  sa  vie  quelques  plaisirs  vagues  et 
peu  choisis.  C'est  bien  cher.  La  journée  d'hier  fut  bien  pénible 
pour  un  homme  qui  n'a  plus  de  jambes  et  qui  avait  les  quatre 
coins  de  Paris  à  faire.  J'avais  promis  au  Baron  d'aller  dîner  avec 
lui  la  veille  de  son  départ  et  oublié  que  Damilaville  avait  pris 
le  même  jour  pour  dire  adieu  à  ses  amis.  Celui-ci  avait  retenu 
la  chambre  du  suisse  du  Luxembourg,  et  tout  ordonné;  ainsi, 
bon  gré,  mal  gré,  il  a  fallu  manquer  au  Baron.  Le  rendez-vous 
des  convives  était  dans  l'allée  des  Carmes.  Nous  étions  trois  ou 
quatre  assis  sur  un  banc  tout  voisin  de  la  porte  du  même  nom, 
lorsque  nous  entendîmes  des  cris  qui  venaient  de  la  cour  d'en- 
trée de  ces  moines.  C'était  une  femme  qui  était  tombée  en 
défaillance  au  sortir  de  leur  église.  Un  d'entre  nous  accourt,  il 
frappe  à  la  porte  du  couvent;  le  portier  ouvre  :  «  Mon  père, 
vite  une  goutte  de  votre  eau  de  mélisse  ;  c'est  pour  une  feuniie 
qui  est  là,  qui  se  meurt.  »  Le  moine  répond  froidement  :  «  //  }iy 
en  a  point  »,  et  ferme  la  porte.  Là-dessus,  mon  amie,  je  vous 
laisse  rêver  à  votre  aise  sur  les  grands  effets  de  l'esprit  de  reli- 
gion. Un  moine  d'un  autre  ordre  était  un  des  nôtres.  «  Eh 
bien  !  s'écria-t-il  douloureusement,  voilà  comme  un  portier  dur 
et  brutal  déshonore  toute  une  maison.  —  Monsieur,  lui  répon- 
dis-je,  ne  craignez  rien,  l'action  qui  vient  de  se  passer  est  si 
atroce,  que  si  quelqu'un  d'entre  nous  s'avise  de  la  raconter,  il 
passera  pour  un  calomniateur.  » 

Cet  autre  moine-ci  était  un  galant  homme,  d'un  esprit  assez 
leste  et  point  du  tout  enfroqué.  On  parla  de  l'amour  paternel. 
Je   lui  dis    que  c'était  une  des   plus  puissantes   affections  de 
XIX.  W 


162  t^ETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

l'homme.  «  Un  cœur  paternel!  repris-je;  non,  il  n'y  a  que  ceux 
qui  ont  été  pères  qui  sachent  ce  c{ue  c'est;  c'est  un  secret 
heureusement  ignoré,  même  des  enfants.  »  Puis  continuant, 
j'ajoutai  :  «  Les  premières  années  que  je  passai  à  Paris  avaient 
été  fort  peu  réglées  ;  ma  conduite  suffisait  de  reste  pour  irriter 
mon  père,  sans  qu'il  fût  besoin  de  la  lui  exagérer;  cependant 
la  calomnie  n'y  avait  pas  manqué.  On  lui  avait  dit...  Que  ne  lui 
avait-on  pas  dit?  L'occasion  d'aller  le  voir  se  présenta.  Je  ne 
balançai  point.  Je  partis  plein  de  confiance  dans  sa  bonté.  Je 
pensais  qu'il^me  verrait,  que  je  me  jetterais  entre  ses  bras,  que 
nous  pleurerions  tous  les  deux,  et  que  tout  serait  oublié.  Je 
pensais  juste.  »  Là  je  m'arrêtai,  et  je  demandai  à  mon  religieux 
s'il  savait  combien  il  y  avait  d'ici  chez  moi.  «  Soixante  lieues, 
mon  père,  et  s'il  y  en  avait  cent,  croyez- vous  que  j'aurais 
trouvé  mon  père  moins  indulgent  et  moins  tendre?  —  Au  con- 
traire. —  Et  s'il  y  en  avait  eu  mille?  —  Ah  !  comment  maltrai- 
ter un  enfant  qui  revient  de  si  loin?  —  Et  s'il  avait  été  dans  la 
lune,  dans  Jupiter,  dans  Saturne?  »  En  disant  ces  derniers 
mots,  j'avais  les  yeux  tournés  au  ciel,  et  mon  religieux,  les  yeux 
baissés,  méditait  sur  mon  apologue. 

Nous  dînâmes  gaiement.  Nous  osâmes  parler  du  mal  politi- 
que, du  célibat,  sans  que  notre  moine  s'en  offensât;  il  ne  défen- 
dit pas  trop  le  vice  de  son  état  ;  il  nous  proposa  seulement  de 
faire  grâce  aux  célibataires  que  faisait  la  religion,  jusqu'à  ce 
que  nous  ayons  exterminé  de  la  république  tous  ceux  qui 
l'étaient  par  esprit  de  libertinage  et  de  luxe.  Nous  lui  obser- 
vâmes que  ces  derniers  ne  faisaient  point  de  vœux,  et  que  nous 
aurions  de  l'indulgence  pour  les  premiers,  s'ils  voulaient  renon- 
cer aux  leurs  ;  qu'il  y  avait  quelque  différence  entre  un  mauvais 
citoyen  et  un  homme  qui  jurait,  au  pied  des  autels,  de  l'être. 
Tout  cela  se  passa  fort  bien. 

Vous  savez  ou  vous  ignorez  que  les  Bénédictins  ont  demandé, 
par  une  requête  présentée  au  roi,  et  devenue  publique  par  l'im- 
pression,   d'être    sécularisés'  ;   mais    vous   ne  vous    douterez 


1.  On  lit  dans  les  Mémoires  secrets,  13  juillet  17C5  :  «  Lu  Requête  des  Bénédictins 
n'a  point  eu  le  succès  qu'ils  s'en  promettaient.  On  n'a  vu  dans  cet  ou\rage  qu'un 
désir  effréné  de  secouer  le  joug,  et  sans  un  examen  bien  réfléchi.  M.  de  Saint-Flo- 
rentin en  a  témoigné  le  mécontentement  du  roi  aux  supérieurs  dans  une  lettre  qui 


LETTRES  A  MADEMOISELLE    VOLLAND.  163 

jamais  que  le  ministère  ait  eu  la  bêtise;  de  ne  pas  les  prendre 
au  mot.  Le  fait  est  vrai  pourtant.  En  faisant  un  sort  honnête  à 
chacun  de  ces  moines,  il  serait  resté  des  biens  immenses  qui 
auraient  acquitté  une  portion  des  dettes  de  l'État.  Cet  exemple 
aurait  encouragé  les  Carmes,  les  Augustins  à  solliciter  le  défroc; 
et  sans  aucune  violence  la  France,  en  moins  de  vingt  ans, 
aurait  été  délivrée  d'une  vermine  qui  la  ronge  et  qui  la  rongera 
jusqu'à  son  extinction.  Notre  moine  remarqua  judicieusement 
qu'il  n'y  avait  rien  de  plus  indécent  que  dédire,  comme  les  Béné- 
dictins l'avaient  dit  dans  leur  requête,  qu'ils  demandaient  à  être 
dépouillés  d'un  habit  avili  ;  qu'il  n'y  avait  que  les  mauvaises 
mœurs  qui  pussent  avilir,  et  que  c'était  les  avouer. 

Après  diner,  nous  nous  promenâmes.  Chemin  faisant,  mon 
moine  me  demanda  pourquoi  l'homme  semblait  oublier  son 
amour-propre  au  récit  d'une  bonne  action,  et  d'où  venait  la  joie 
involontaire  et  secrète  qu'il  en  ressentait.  Je  lui  répondis  que 
c'est  qu'il  devenait  subitement  l'auteur  ou  l'objet  du  bienfait  ; 
que  toutes  les  fois  que  nous  ne  nous  sentions  pas  capables  d'une 
grande  action,  nous  prenions  le  parti  de  montrer  que  nous  en 
sentions  tout  le  prix,  et  que,  ne  pouvant  être  grands,  il  ne  nous 
restait  que  la  ressource  d'être  justes.  J'ajoutai  qu'il  n'était  pas 
vrai  que  le  récit  d'une  belle  action  nous  fût  toujours  agréable. 
Soyez  placé  entre  un  homme  opulent  et  dur,  et  son  ami  indi- 
gent; racontez  quelque  trait  d'une  amitié  secourable  et  bienfai- 
sante, et  regardez  les  visages.  On  n'aime  point  une  leçon  qu'on 
ne  se  sent  point  le  courage  de  suivre. 

Sur  les  six  heures  du  soir,  les  convives  se  dispersèrent  ;  je 
restai  seul  avec  Damilaville,  et  à  propos  des  Eloges  de  Descartes 
présentés  à  l'Académie,  je  fis  sur  l'éloquence  deux  réflexions  qui 
lui  plurent  beaucoup  ;  l'une,  c'est  qu'il  ne  fallait  s'occuper  à 
remuer  les  passions  que  quand  on  avait  convaincu  la  raison,  et 


se  voit  imprimée  à  la  suite  de  celle  de  ces  mêmes  supérieurs,  qui  on  font  part  à 
toutes  les  communautés.  Dom  Pernetti,  dom  Lemaire,  qui  avaient  la  plus  grande 
part  à  cet  ouvrage  très-bien  fait,  sont  exilés.  » 

Cette  Requête  douna  lieu  à  une  foule  de  facéties.  On  vit  successivement 
paraître  :  Requête  des  hauts  et  imissants  seigneurs  les  mousquetaires  noirs  à  notre 
Saint-Père  le  pape  Clément  XIV;  —  Requête  des  capucins  pour  se  faire  raser,  et  de 
leur  barbe  faire  des  perruques  aux  Bénédictins;  —  Requête  des  perruquiers, 
etc.  (T.) 


i&k  LETTRES   A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

que  le  pathétique  restait  sans  eiïet,  quand  il  n'était  pas  préparé 
par  le  syllogisme;  l'autre,  c'est  qu'après  que  l'orateur  m'avait 
touché  vivement,  je  ne  pouvais  pas  souffrir  qu'il  interrompît 
cette  situation  douce  de  mon  âme  par  quelque  chose  de  frappant; 
que  le  pathétique  voulait  être  suivi  de  quelque  chose  de  faible 
et  vague,  qui  n'exigeât  de  ma  part  aucune  contention  ;  qu'après 
un  mouvement  violent,  l'orateur  épuisé  devait  avoir  besoin  de 
repos,  et  moi  aussi.  Cette  causerie  où  je  vous  mets  en  tiers 
nous  conduisit  jusqu'à  huit  heures  que  nous  nous  séparâmes 
lui  pour  aller  faire  ses  malles,  moi  pour  aller  embrasser  le  Ba- 
ron. J'avais  un  air  soucieux.  Il  me  semblait  que  je  l'aurais  été 
moins  si  ma  vue  et  mes  bras  avaient  été  assez  longs  pour  l'at- 
teindre, l'avertir,  le  secourir  jusqu'au  fond  de  l'Angleterre.  Le 
sort  nous  menace  également  partout;  il  semble  pourtant  qu'on 
le  craigne  moins  dans  l'endroit  où  il  ne  vous  a  point  fait  de 
mal;  on  ne  sait  pas  ce  qu'il  nous  prépare  ailleurs.  Si  je  vous 
voyais  d'ici  ;  si  j'avais  seulement  un  miroir  magique  qui  me 
montrât  mon  amie  dans  tous  les  instants  ;  si  elle  se  promenait 
sous  mes  yeux  dans  une  glace,  comme  dans  les  lieux  qu'elle 
habite,  il  me  semble  que  je  serais  plus  tranquille.  Je  ne  la  quit- 
terais guère  cette  glace  ;  combien  je  me  lèverais  de  fois  pendant 
la  nuit  pour  vous  aller  voir  dormir!  combien  de  fois  je  vous 
crierais  :  «  Mon  amie,  prenez  gaide,  vous  vous  fatiguez  trop  ; 
prenez  parce  côté-ci,  il  est  plus  beau;  le  soleil  vous  fera  mal  ; 
vous  veillez  trop  tard,  vous  lisez  trop  longtemps;  ne  mangez 
point  décela;  qu'avez-vous?  vous  me  paraissez  triste.  »  Vous 
ne  m'entendriez  pas  ;  mais  lorsque  la  raison  vous  aurait  conduite 
à  mon  gré,  je  serais  aussi  content  que  si  vous  m'aviez  obéi.  Il 
est  bien  incertain  si  ma  glace  ne  me  causerait  pas  plus  de  peine 
que  de  plaisir.  Il  est  bien  incertain  qu'un  beau  jour  je  ne  la  cas- 
sasse de  dépit;  il  est  très-sùr  qu'après  l'avoir  cassée  j'en  ramas- 
serais tous  les  morceaux.  S'il  m'arrivait  d'y  voir  quelqu'un  vous 
baiser  la  main;  si  je  vous  voyais  sourire;  si  je  trouvais  que 
vous  m'oubliez  trop  et  trop  longtemps!  Non,  non,  point  de  cette 
glace  magique,  je  n'en  veux  point  ;  mon  imagination  nous  sert 
mieux  l'un  et  l'autre. 

Il  était  minuit  passé  quand  je  sortis  de  chez  le  Baron.  J'allai 
pourtant  chez  Grimm  y  chercher  la  neuvième  lettre  de  mon 
amie.  Un  petit  comte  allemand,  qui  m'a  pris  en  amitié,  nous 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     165 

accompagna  et  me  remit  à  ma  porte  à  une  heure  du  matin.  Je 
vous  ai  lue  avant  que  de  m'endormir  ;  aurais-je  bien  dormi  avec 
une  lettre  de  mon  amie  fermée  sous  mon  oreiller?  J'ai  été  voir 
aujourd'hui  d'Alembcrt,  qui  s'est  fait  transporter  de  chez  lui  chez 
M.  Watelet.  Je  l'ai  trouvé  seul;  notre  entrevue  a  été  fort  tendre. 
De  là,  dîner  chez  la  très-aimable  sœur  avec  La  Rue.  Nous  de- 
vions après  diner  aller  voir  ensemble  les  tableaux  du  Luxem- 
bourg; mais  le  travail  pressé  de  l'atelier  ne  l'a  pas  permis. 

Nos  conversations  continuent  d'être  charmantes;  nous  y  par- 
lons sans  cesse  de  la  mère,  des  enfants,  des  petits-enfants,  de 
tout  ce  qui  nous  est  le  plus  cher  au  monde  ;  ne  manquez  pas  de 
le  leur  dire.  Il  est  ariivé  à  la  chère  sœur  une  grande  aventure; 
je  la  saurai  demain;  mais,  chut.  Adieu,  adieu. 


XG 

A  Paris,  le  18  août  1765. 

Vous  voyez  bien,  chère  amie,  que  jusqu'ici  je  n'ai  pas  en- 
core répondu  un  seul  mot  à  aucune  de  vos  lettres.  Ce  sera  ma 
ressource  dans  la  saison  morte,  lorsque  tous  mes  amis  seront 
absents  et  que  j'en  serai  réduit  comme  vous  aux  petits  événe- 
ments domestiques. 

Cette  jeune  personne  qui  faisait  bonne  ou  mauvaise  compa- 
gnie à  M.  Gaschon  regardait  la  chère  sœur  avec  un  œil  envieux 
et  inquiet;  elle  ne  perdait  pas  une  de  ses  paroles.  Sans  autre 
intelligence  entre  nous  que  celle  qui  naissait  de  la  malice  com- 
mune et  de  l'occasion,  nous  nous  faisions  un  amusement  cruel 
de  la  tourmenter.  Moi,  je  suis  une  bonne  âme;  nous  n'eûmes 
pas  mis  le  pied  hors  de  l'appartement,  que  j'eus  des  remords. 
M""*^  Le  Gendre  la  plaignait  beaucoup,  si  son  caractère  répondait 
à  sa  figure,  de  s'être  attachée  à  un  homme  aussi  léger  que 
M.  Gaschon.  Nous  avons  beau  être  près  de  nous-mêmes,  quelle 
facilité  k  nous  oublier  n'avons-nous  pas  1  Nous  portons  de  la 
conduite  des  autres  un  jugement  sévère,  sans  nous  apercevoir 
qu'il  tombe  à  plomb  sur  la  nôtre.  Le  rôle  de  M.  Gaschon  est. 


166  LEFTRES   A  MADEMOISELLE  VQLLÂND. 

après  tout,  bien  moins  répréhensible  que  le  sien.  Gaschon  fait 
clés  serments,  et  il  croit,  en  dépit  d'une  expérience  de  quarante 
ans,  que  le  dernier  est  celui  qu'il  ne  violera  pas.  Elle,  elle  ap- 
pelle les  serments;  elle  les  reçoit,  elle  en  fait  peut-être,  et  le 
lendemain  elle  se  moque  et  des  serments  qu'elle  a  faits  et  de 
ceux  qu'elle  a  reçus. 

Cette  personne  qui  devient,  par  la  satire  indécente  qu'elle 
hasarde  sur  M'"^  Calas,  l'objet  de  sa  furie,  qui  croyez-vous  que 
c'était?  M"''  Boileau.  Il  est  bien  singulier  qu'avec  de  l'esprit,  du 
goût,  de  la  finesse,  de  la  sensibilité,  de  l'âme,  de  l'honnêteté, 
du  sens,  de  la  raison,  du  jugement,  cette  fille  n'ait  presque  que 
des  idées  d'emprunt,  et  que,  pouvant  dire  d'elle-même  une  infi- 
nité de  bonnes  choses,  elle  soit  perpétuellement  l'écho  de  la 
sottise  qui  l'environne.  On  dirait  qu'elle  ne  sent  ni  le  ridicule 
des  propos  qu'elle  entend,  ni  celui  des  personnes  qui  les  tien- 
nent. C'est  comme  une  éponge  prête  à  recevoir  et  à  rendre  in- 
distinctement toutes  les  liqueurs  qu'on  lui  présente;  elle  s'a- 
breuve dans  un  endroit,  et  elle  va  bien  vile  se  faire  presser 
dans  un  autre.  Le  projet  était  de  la  clique  anti-philosophique. 
La  clique  philosophique  est  odieuse  aux  gens  du  monde,  parce 
que  les  gens  du  monde  sont  ignorants  et  frivoles,  et  qu'un  phi- 
losophe s'en  aperçoit;  qu'ils  ne  peuvent  douter  du  mépris  qu'il 
doit  faire  d'eux,  et  qu'ils  ont  la  conscience  qu'ils  le  méritent. 
Yoilà  les  gens  qui  l'entourent  et  qui  la  sifflent,  ou,  pour  mieux 
suivre  ma  comparaison,  qui  l'empreignent.  Qu'il  est  essentiel  à 
une  femme  de  s'attacher  un  homme  de  sens!  Vous  n'êtes  pour 
la  plupart  que  ce  qu'il  nous  plaît  que  vous  soyez  ;  voilà  la  rai- 
son pour  laquelle  celles  qui  sont  à  beaucoup  d'hommes  ne  sont 
rien;  leur  caractère,  ainsi  que  leur  ramage,  est  fait  de  pièces 
et  de  morceaux.  Un  homme  de  goût  qui  s'amuserait  à  les  étu- 
dier restituerait  à  chacun  ce  qui  lui  appartient.  L'idée  qui  leur 
vient  le  matin  désignerait  souvent  celui  avec  qui  elles  ont  passé 
la  nuit.  Vous  mourez  toutes  à  quinze  ans. 

Mais  laissons  La  Bruyère,  et  venons  à  quelque  chose  qui 
nous  touche  de  plus  près.  Ah!  mon  amie,  je  crains  bien  que 
nous  ne  soyons  séparés  pour  longtemps,  et  que  la  maison  que 
vous  devez  occuper  ici  ne  soiL  à  bâtir.  Ici  commencerait  la  pro- 
phétie de  Denis  Diderot  de  Langres  ;  mais  il  attend.  Souvenez- 
vous  bien  seulement  que  si  la  maison  s'achète,  vous  aurez  passé 


LETTRES  A   MADEMOISELLE    VOLLAND.  107 

près  de  deux  ans  en  province,  dans  l'espérance  de  demeurer 
toutes  ensemble,  et  que  vous  n'y  demeurerez  pas. 

Je  veux  absolument  achever,  et  je  crains  bien  qu'au  moment 
où  je  vous  parle,  ce  ne  soit  une  alYaire  faite.  Connaissez-vous 
une  maison  appartenant  à  MM.  de  Noailles,  dont  la  ruine  d'un 
des  côtes  a  entraîné  la  ruine  de  l'autre,  sise  dans  la  rue  Sainte- 
Anne  ou  rue  de  Richelieu?  C'est  l'hôtel  garni  de  Suède,  rue 
Sainte-Anne.  Eh  bien,  M.  de  Prisye  avait  vu  M.  de  La  Yergne  ; 
il  venait  rendre  compte  de  sa  mission  qu'il  avait  fort  bien  faite; 
et  l'on  a  dû  dîner  aujourd'hui  chez  M.  de  La  Yergne.  C'est  un 
objet  de  quarante  cà  cinquante  mille  francs.  La  façade  n'est  plus 
d'aplomb;  un  des  murs  mitoyens  a  plié,  les  poutres  de  la 
charpente  se  sont  brisées,  les  plafonds  ont  fléchi,  et  le  mur 
opposé  s'est  incliné  sur  l'autre.  Quand  on  aura  mis  là  le  mar- 
teau, et  qu'au  dégât  du  marteau  se  joindra  le  dégât  des  fantai- 
sies de  l'acquéreur,  jugez  ce  que  cela  deviendra,  et  jusqu'où 
nous  voilà  renvoyés,  surtout  si  madame  votre  mère  a  la  pru- 
dence de  ne  pas  s'exposer  aux  mauvais  effets  d'une  maçonnerie 
toute  fraîche. 

La  chère  sœur  a  beau  dire  qu'il  faut  renoncer  à  cette  acqui- 
sition, si  le  prix  n'en  est  pas  tout  à  fait  modéré,  et  s'il  n'y  a 
pas  de  l'espace  à  loger  toute  la  famille  ;  l'époux  va  toujours  son 
train. 

Notre  ouvrage  serait  fini,  sans  une  nouvelle  bêtise  de  l'im- 
primeur qui  avait  oublié  dans  uu  coin  une  portion  du  manus- 
crit. 

J'en  ai,  je  crois,  pour  le  reste  de  la  semaine,  après  laquelle 
je  m'écrierai  :  Terre l  terre! 

J'ai  entamé  l'affaire  d'intérêt,  qui  se  terminera,  selon  toute 
apparence,  à  mon  entière  satisfaction;  on  m'accordera  un  exem- 
plaire pour  un  honnête  travailleur  à  qui  je  l'ai  promis.  On  me 
cédera  quelques  livres  que  je  dois.  On  déchirera  un  ou  deux 
billets  que  j'ai  signés,  et  l'on  m'accordera  quatorze  cent  vingt- 
huit  livres  pour  un  dernier  volume  que  je  n'ai  pas  cédé;  toutes 
mes  dettes  seront  acquittées,  et  je  marcherai  sur  la  terre  léger 
comme  une  plume. 

La  tranquillité  stupide  de  Le  Breton,  qui  se  trouve  sur  le 
penchant  de  la  ruine  et  du  déshonneur,  me  confond.  J'ai  vu  un 
de  ses  confrères  qui  ne  dort  plus  d'un  si  bon  sommeil.  Il  igno- 


168  LETTRES  A   MADEMOISELLE    VOLLAND. 

rait  la  manœuvre  de  Le  Breton*.  Je  la  lui  ai  apprise,  et  il  s'en 
est  expliqué  comme  moi.  Cette  conduite  lui  paraît  d'une  indi- 
gnité inouïe.  Il  l'appelle  infâme,  injurieuse  à  ses  associés,  aux 
auteurs,  à  l'éditeur,  au  public.  Il  en  sent  toutes  les  suites.  Il 
m'a  plus  remercié  du  silence  que  j'ai  gardé;  il  est  plus  elïrayé 
de  l'éclat  qu'il  prévoit:  il  est  dans  des  transes  que  je  ne  saurais 
vous  dire.  C'est  David  ;  c'est  un  homme  dur,  avare,  mais 
juste.  La  belle  scène  qu'il  prépare  à  ma  brute,  à  la  première 
assemblée  qu'ils  auront!  Adieu  la  tabatière  d'or  que  la  bonne 
vieille  d'Houry  ^  m'avait  promise  !  Mais  en  vérité  je  voudrais,  et 
pour  la  tabatière,  et  pour  dix  fois  autant  de  louis  qu'elle 
en  contiendrait,  que  le  massacre  de  notre  ouvrage  n'eût  pas 
été  fait.  L'homme  le  plus  intéressé  au  succès  de  l'entreprise 
nous  fait  lui  seul  plus  de  mal  que  nous  n'en  avons  souffert  des 
efforts  de  tous  nos  ennemis  réunis.  N'est-ce  pas  une  aventure  à 
rendre  fou?  Il  s'est  complu  pendant  quatre  ans  de  suite  dans 
son  infamie.  II  se  levait  pendant  la  nuit  pour  mettre  le  feu  à  ses 
magasins;  et  cela  lui  paraissait  plaisant.  11  promène  autour  de 
moi  sa  lourde  et  pesante  figure;  il  s'assied,  il  se  lève;  il  se 
rassied,  il  voudrait  parler,  il  se  tait  :  je  ne  sais  ce  qu'il  me 
veut.  Serait-ce  par  hasard  de  prendre  sur  moi,  auprès  des  au- 
teurs, son  infâme  action?  Je  le  voudrais  bien! 

Il  est  impossible  de  faire  ni  le  mal,  ni  le  bien  impunément. 
On  est  puni  de  l'un  par  les  lois,  de  l'autre  par  l'envie.  Ce  pro- 
jet de  souscription  si  honnête,  si  bien  imaginé,  eh  bien,  ne  le 
voilà-t-il  pas  arrêté,  ou  sur  le  point  de  l'être  '  !  Il  faut  convenir 
que  c'est  la  vengeance  la  plus  cruelle  qu'il  fût  possible  de  pren- 


1.  Voir  dans  la  Correspondance  générale  la  lettre  à  Le  Breton,  du  12  novembre 
1764. 

2.  M'"«  Le  Breton. 

3.  Griinm,  qui  dans  sa  Correspondance,  au  15  avril  17G5,  annonce  le  premier 
projet  d'une  souscription  pour  une  gravure  représentant  la  famille  des  Calas,  et 
vendue  à  leur  profit,  dit,  au  15  août  suivant,  qu'à  peine  ce  projet  fut-il  devenu 
public,  on  exigea  du  lieutenant  de  police  de  faire  suspendre  la  souscription.  «  Un 
des  premiers  magistrats  du  royaume  a  motivé  la  nécessité  de  cette  suspension  par 
les  trois  raisons  suivantes:  1"  parce  que  M.  de  Voltaire  paraissait  être  le  premier  ins- 
tigateur de  cette  souscription;  'î"  parce  que  l'estampe  était  un  monument  injurieux 
au  i)arlement  de  Toulouse;  3"  parce  que  ce  serait  faire  du  bien  à  un  protestant.  » 
Quelque  révoltants  que  fussent  ces  motifs,  ils  prévalurent.  La  souscription  ne  put 
être  secondée  i)ar  la  publicité  et  n'atteignit  par  conséquent  que  bien  incomplète- 
ment le  but  qu'on  s'était  proposé.  Voltaire  souscrivit  pour  douze  exemplaires  de  la 


LETTRES  A   MADEMOISELLE    V(3LLANr).  1G9 

cire  du  parlement  de  Toulouse,  le  lénioigruige  le  plus  authen- 
tique du  mépris  que  l'on  porte  à  présent  à  ces  opinions  reli- 
gieuses qui  ont  si  souvent  étoulïé  l'humanité  dans  le  cœur  de 
l'homme;  le  moyen  le  plus  adroit  de  désespérer  les  fauteurs 
scélérats  de  ces  absurdes  et  monstrueuses  opinions;  le  spectacle 
le  plus  aniigeant  pour  eux;  la  manpie  la  plus  évidente  des  pro- 
grès de  la  raison  et  des  services  de  la  philosophie.  La  liste  des 
souscripteurs,  si  elle  eût  été  nombreuse  et  qu'elle  eût  renfermé 
des  hommes  de  tout  état,  comme  il  serait  arrivé  S  eût  présenté 
le  monument  le  plus  honorable  de  la  bienfaisance  naturelle.  Le 
ton  du  projet  avec  l'épigraphe  tirée  de  Lucrèce,  l'afliche  la  plus 
hardie  tirée  du  fatalisme,  et  la  satire  la  plus  violente  et  la  plus 
cachée  de  leur  providence  :  le  moyen  que  cela  pût  aller  sans 
bruit!  J'avais  tout  prévu  et  tout  dit  à  Grimm,  qui  s'en  est 
moqué. 

J'achève  cette  lettre,  et  je  cours  chez  M'""  d'Épinay,  qui  m'ap- 
pelle pour  causer  apparemment  de  ce  conlre-temps. 

Sans  la  crainte  de  vous  ruiner,  je  vous  aurais  envoyé,  sous 
l'enveloppe  d'un  de  mes  billets  doux  de  quatre  pages,  le  livre 
de... 

J'ai  fait  un  Avertissement  pour  les  dix  volumes  de  notre 
ouvrage  qui  restent  à  paraître.  Je  ne  sais  qu'en  dire,  c'est 
peut-être  une  chose  excellente  ;  c'en  est  peut-être  une  médiocre. 
Je  l'ai  remis  à  Grimm  qui  l'emportera  à  la  campagne,  et  qui  en 
jugera  plus  sainement  dans  le  silence  de  la  solitude.  Je  ne  lui 
conseille  pas  de  me  donner  de  l'ouvrage  :  j'en  suis  incapable. 
L'esprit  est  abattu,  la  tête  lasse  et  paresseuse,  le  corps  en  pi- 
teux état.  Il  ne  me  reste  de  bon  que  la  partie  de  moi-même  dont 
vous  vous  êtes  emparée.  C'est  un  dépôt  où  je  la  trouve  si  bien 
que  j'ai  résolu  de  l'y  laisser  toute  ma  vie.  Ne  me  le  conseillez- 
vous  pas? 

gravure,  comme  on  le  voit  dans  sa  lettre  à  Damilaville,  du  19  avril  1703;  le  duc  de 
Choiseul  envoya  cent  louis  pour  deux,  et  la  duchesse  d'Enville  cinquante  pour  un 
seul.  (T.) 

1.  La  veille  du  jour  que  la  susi)ension  de  la  souscription  a  rté  ordonnée,  André 
Souhart,  maître  maçon,  arriva  chez  le  notaire  :  «  Est-ce  ici,  dit-il,  qu'on  souscrit 
pour  Mra<=  Calas?  Je  voudrais  avoir  quarante  mille  livres  de  rente  pour  les  partager 
avec  cette  femme  malheureuse;  mais  je  n'ai  que  mon  travail  et  sept  enfants  à 
nourrir;  donnez-moi  une  souscription  :  voilà  mon  écu...  i>  (Grimm,  Correspondance 
lUtéraire,  l.jaoùt  1705). 


170  LETTRES   A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

A  propos,  savez-voLis  bien  qu'il  ne  tient  qu'à  moi  d'être 
vain!  11  y  a  ici  une  M'"^  Necker,  jolie  femme  et  bel  esprit,  qui 
raffole  de  moi  :  c'est  une  persécution  pour  m'avoir  chez  elle. 
Suard  lui  fait  sa  cour  avec  une  assiduité  à  tromper  M.  de  ... 
Aussi  le  pauvre  M.  de  ...  l'est-il  parfaitement,  comme  vous  en 
jugerez  par  la  mauvaise  plaisanterie  que  je  vais  vous  dire  :  <(  Eh 
bien!  lui  disait  M.  ...,  quelques  jours  avant  son  départ,  on  ne 
vous  voit  plus,  tendre  grenouille?  —  Qu'est-ce  que  cela  signi- 
fie, tendre  grenouille? —  Eh!  oui,  est-ce  que  vous  ne  passez 
pas  à  présent  vos  jours  et  vos  nuits  à  soupirer  au  Marais.  » 
]\/[me  jN^ecker  demeure  au  Marais.  C'est  une  Genevoise  sans  for- 
tune, qui  a  de  la  beauté,  des  connaissances  et  de  l'esprit,  à  qui 
le  banquier  INecker  vient  de  donner  un  très-bel  état.  On  disait: 
«  Croyez-vous  qu'une  fenniie  qui  doit  tout  à  son  mari  osât  lui 
manquer?  »  On  répondit  :  «  Rien  de  plus  ingrat  dans  ce  monde  !  » 
Le  polisson  qui  fit  cette  réponse,  c'est  moi.  11  s'agissait  d'une 
femme  :  quand  il  s'agira  d'un  homme,  laissez  ma  phrase  telle 
qu'elle  est;  finissez-la  seulement  par  l'autre  monosyllabe,  si 
vous  le  savez.  En  effet,  il  y  en  a  beaucoup  des  uns  et  des  autres 
qui  n'ont  que  la  mémoire  du  service  présent. 

Mon  autre  aventure  de  fiacre,  la  voici  :  Il  pleuvait  à  seaux  ; 
il  était  onze  heures  et  demie  du  soir;  je  m'en  revenais  de  la 
rue  des  Yieux-Augustins;  mon  fiacre  descendait  la  rue  des  Pe- 
tits-Champs à  toutes  jambes;  un  cabriolet  la  remontait  encore 
plus  vite;  les  deux  voitures  se  heurtent,  et  voilà  le  cabriolet 
jeté  dans  la  porte  vitrée  du  café,  et  la  porte  mise  en  cent  mille 
pièces.  Je  vous  laisse  à  deviner  le  reste  de  cette  aventure  :  les 
cris  mêlés  du  cafetier,  du  maître  du  cabriolet  et  de  mon  fiacre; 
le  cabriolet  brisé  et  à  moitié  engagé  dans  la  boutique  du  cafe- 
tier; les  chevaux  abattus;  le  valet  à  moitié  rompu;  et  les  jure- 
ments du  fiacre  arrêté,  et  votre  serviteur  à  pied  au  milieu  du 
déluge.  11  aurait  été  plus  de  deux  heures  du  matin,  quand  je 
serais  rentré  chez  moi,  si  cela  m'avait  arrêté.  Voilà  le  pendant 
de  la  tempête  de  Yialet. 

M.  Le  Gendre  n'a  rien  épargné  pour  m'engager  à  prendre 
à  côté  de  madame  place  dans  sa  voiture  pour  Reims  ;  mais  ma- 
dame m'a  avoué  ingénument  que  c'était  bien  à  condition  que 
je  n'accepterais  pas.  Je  ne  puis  supporter  ces  petites  ruses-là. 
Si  je  l'avais  pris  au  mot!  Oh!  l'on  aurait  alors  travaillé  à  rendre 


LETTRES  A   MADEMOISELLE    VOLLAND.  171 

la  chose  impossible;  mais  y  a-t-il  bien  de  l'ingénuiU'  à  M"""  Le 
Gendre?  Je  suis  devenu  d'une  méfiance  insupportal)l('.  L'invi- 
tation s'était  faite  en  présence  de  M...  Vous  entendez  le  reste. 
Cet  homme-là  me  fera  un  de  ces  matins  quelque  tracas- 
serie endiablée.  Il  est  certain  qu'il  souffre  avec  une  impatience 
mortelle  que  je  parle  si  souvent  à  la  chère  sœur.  Notre  intimité 
le  désespère.  Il  sait  tout  le  cas  que  je  fais  de  Vialet:  il  ne  doute 
pas  que  je  n'aie  deux  moyens  de  le  desservir  auprès  d'elle  : 
l'un,  de  lui  mettre  sans  cesse  sous  les  yeux  la  difl'érence  d'un 
homme  sensé  et  d'un  sot;  l'autre  de  lui  rappeler  ses  premiers 
engagements.  Avec  toute  sa  probité  scrupuleuse,  c'est  un  homme 
à  me  faire  quelque  perfidie;  il  mentira,  il  inventera,  il  parlera,  il 
fera  parler  ;  l'autre  est  toujours  prêt  à  s'ombrager.  Pom-  Dieu, 
qu'elle  parte  bien  vite,  afin  que  ma  prophétie  ne  s'accomplisse 
du  moins  qu'à  son  retour  !  Il  sait  toute  la  platitude  qu'il  y  a  à 
ramener  sans  cesse  ses  bonnes  œuvres,  dont  la  dernière  racon- 
tée avait  encore  pour  objet  un  joli  garçon  ;  il  tourne,  il  se 
brouille,  il  s'embarrasse;  on  ne  sait  d'abord  où  cet  amphigouri 
aboutira,  et  c'est  toujours  à  sa  bienfaisance.  Cela  pue  à  infec- 
ter ;  mais  ne  lisez  rien  dans  mes  lettres  sur  M...;  il  est  sûr  qu'on 
en  rafible. 

Adieu,  ma  bonne  et  tendre  amie;  portez-vous  bien;  faites 
des  vœux  pour  ma  santé  et  pour  la  fin  de  mes  affaires.  Si  votre 
cœur  me  souhaite  autant  que  vous  êtes  désirée  du  mien,  c'est 
pour  le  coup  que  je  dirai  aussi  :  0  ma  chère  tante!  le  joli  sé- 
jour que  celui  d'isle.  Mille  respects  à  toutes  ces  dames. 


XCI 

Ce  8  scptombre  t7Gj. 

Sommes-nous  faits  pour  attendre  toujours  le  bonheur?  le 
bonheur  est-il  fait  pour  ne  venir  jamais?  Encore  deux  ou  trois 
mois  de  la  vie  que  je  mène,  et  je  reste  convaincu  que  les  condi- 
tions de  l'homme  sont  toutes  également  indifférentes,  et  je 
m'abandonne  au  torrent  qui  entraîne  les  choses,  sans  me  sou- 


172  LETTRES  A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

cier  de  la  manière  dont  il  disposera  de  moi.  J'avais  une  fortune 
bornée  ;  la  nécessité  de  la  partager  au  temps  où  une  fille  nubile 
me  demanderait  sa  dot,  et  l'impossibilité  de  ce  partage  sans 
aller  chercher  l'aisance  en  province,  ou  sans  ressentir  la  disette 
à  Paris,  m'inquiétait,  et  semblait  me  condamner  au  travail 
jusque  dans  l'âge  des  infirmités  et  du  repos.  Un  événement 
inattendu  m'enrichit  et  ne  me  laisse  aucun  souci  sur  l'avenir.  En 
ai-je  été  plus  heureux?  Aucunement.  Une  chaîne  ininterrompue 
de  petites  peines  m'a  conduit  jusqu'au  moment  présent.  Si  je 
faisais  l'histoire  de  ces  peines,  je  sais  bien  qu'on  en  rirait  : 
c'est  le  parti  que  je  prends  moi-même  quelquefois;  mais 
qu'est-ce  que  cela  fait?  Mes  instants  n'en  ont  pas  été  moins 
troublés,  et  je  ne  prévois  pas  que  ceux  qui  suivront  soient  plus 
tranquilles...  Mais  je  crois  que  ma  digestion  va  mieux,  puisqu'à 
mesure  que  j'écris,  je  perds  l'envie  de  continuer  sur  ce  ton 
triste  et  moraliste. 

Don  Diego  est  revenu.  J'avais  prédit  que  l'année  du  retrait 
et  le  délai  de  la  jouissance  ne  le  dégoûteraient  point  de  l'acqui- 
sition; ma  prédiction  s'est  accomplie.  Reste  à  savoir  comment 
on  s'y  prendra  pour  ne  point  s'abîmer  de  dépense,  si  l'on  ne 
veut  pas  se  résoudre  à  vivre  séparé  de  vous  pendant  deux  ou 
trois  ans.  Je  me  trouve  au  milieu  de  ces  délibérations-là,  et  je 
me  tais.  On  ne  parle  que  pour  ouvrir  un  avis  conforme  aux  in- 
térêts de  ceux  qui  me  consultent,  mais  si  contraire  aux  miens, 
que  c'est  presque  à  faire  douter  de  l'atlachemement  que  j'ai 
pour  vous. 

Hier,  aux  Tuileries,  M.  Le  Grand  en  fut  tout  à  fait  scandalisé. 
Je  disais  à  la  chère  sœur  qu'il  fallait  vivre  quatre  à  cinq  mois 
de  l'année  à  Paris,  et  aller  avec  sa  fille,  son  fils  et  un  précep- 
teur, s'établir  les  huit  autres  cà  la  terre  de  madame  sa  mère.  Le 
Grand,  qui  était  à  côté  de  moi,  me  tira  à  l'écart,  et  me  dit  : 
u  Y  pensez-vous  !  si  l'on  suit  le  conseil  que  vous  donnez,  que 
deviendra- t-elle?  que  deviendrez-vous?  —  11  n'y  a  pas  tant  de 
générosité  dans  cet  oubli  d'elle  et  de  moi,  lui  répondis-je,  que 
vous  y  en  supposez.  La  considération  de  son  bonheur  et  du  mien 
n'influera  aucunement  dans  l'arrangement  qu'on  prendra; 
notre  liaison  n'a  de  l'importance  que  pour  nous;  nous  nous 
connaîirions  bien  mal  en  gens  si  nous  allions  nous  imaginer 
qu'on  pût  la  compter   pour  quelque   chose  dans   une    afiaire 


LETTRES    A   MADEMOISELLE    VOLLAND.  173 

d'argent  et  d'économie.  La  bienséance  et  le  mérite  d'évaluer 
juste  le  prix  qu'on  y  met  sont  les  seuls  avantages  à  tirer  de 
notre  position,  et  ils  me  resteront.  C'est  peu  de  chose;  mais 
c'est  encore  moins  que  rien.  Gela  m'épargne  des  réflexions  inu- 
tiles, et  aux  autres  le  petit  embarras  d'y  répondre.  »  Je  crois, 
mon  amie,  que  je  vois  juste  et  que  j'agis  bien.  Qu'en  pensez- 
vous? 

Nous  allâmes  tous,  hier  lundi,  dîner  chez  M.  Gaschon. 
J'avais  proposé  de  louer  pour  deux  ans  un  appartement  dans 
sa  maison  ;  on  y  aurait  des  caves  admirables  pour  cinq  ou  six 
mille  bouteilles  de  vin  qui  jouent  un  grand  rôle  dans  nos  déli- 
bérations. M"""  Le  Gendre  saisit  cet  avis  avec  la  chaleur  que 
vous  lui  connaissez;  mais  don  Diego  ne  manqua  pas  de  lui  ob- 
jecter cette  scrupuleuse  bienséance  qui  l'avait  détournée,  il  y  a 
trois  ou  quatre  mois,  d'habiter,  jeune  et  jolie,  sous  le  même 
toit  avec  un  garçon  dont  la  réputation  de  sagesse  n'est  pas 
encore  établie;  mais  elle  est  si  fatiguée  d'incertitudes  que  l'in- 
convénient de  les  voir  durer  est  le  seul  qu'elle  connaisse.  Elle 
répondit  lestement  au  cher  époux  qui  parut  dans  ce  moment 
préférer  sa  femme  à  son  vin  :  c'est  qu'il  a  d'autres  vues;  et 
elles^  ne  sont  pas  si  secrètes  qu'on  ne  les  devinât  bien  sans  être 
un  OEdipe  :  à  force  de  converser  avec  un  Sphinx,  on  se  tire  de 
ses  énigmes. 

Après  dîner,  Gaschon  alla  faire  le  pied  de  grue  au  bout  du 
Pont-Royal,  par  un  temps  assez  froid,  pour  saisir  au  passage 
un  ambassadeur  de  Portugal  qui  s'intéresse  à  M'""  Germain. 
Malade,  impatient  et  frileux,  il  faut  qu'il  en  soit  encore  aux  pe- 
tits soins  avec  cette  femme.  D'ailleurs  il  parle  des  friponneries 
du  mari,  comme  la  chère  sœur  des  cheveux  de  son  fds  qui  ne 
sont  qu'un  peu  jaunes. 

M"''  Boileau,  elle  et  moi,  nous  fûmes  attendre  aux  Tuileries 
Le  Grand  et  don  Diego  qui  étaient  allés  visiter  la  maison.  Cette 
maison  a  bien  changé  depuis  qu'elle  est  nôtre.  Il  y  a  huit  jours 
qu'elle  tombait  en  ruine,  aujourd'hui  il  n'y  a  plus  qu'un  ou 
deux  plafonds  à  relever;  et  ces  misérables  réparations  ne  valent 
pas  la  peine  d'attendre  la  fin  d'un  décret;  et  la  très-chère  sœur, 
qui  coucherait  cent  ans  et  plus  encore  avec  son  mari  sans  le 
connaître  davantage,  ne  voit  pas  qu'on  veut  l'installer  là,  et  la 
promener  d'étage  en  étage,  tandis  qu'on  maçonnera,  ou  l'en- 


\lk  LETTRES   A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

voyer  en  province,  avec  la  belle  confiance  qu'elle  aura  en  un 
clin  d'œil  un  hôtel  tout  prêt  à  la  recevoir. 

Vous  vous  êtes  sauvée  de  Paris  pour  ne  plus  entendre 
parler  maison,  et  je  n'ai  pas  cessé  de  vous  en  ennuyer.  Prenez 
patience;  don  Diego  part  jeudi;  la  chère  sœur  dans  le  courant 
de  la  semaine  suivante;  je  resterai  seul,  et  vous  n'entendrez 
plus  parler  de  rien  ;  mais  j'oubliais  qu'elle  allait  vous  trouver, 
et  que  les  maisons  la  suivraient  encore  où  vous  êtes. 

Je  ne  l'ai  point  vue  aujourd'hui.  Elle  aura  été  abandonnée 
toute  la  journée  à  M...  qu'elle  prétend  avoir  renvoyé  bien  loin. 
Je  m'étais  laissé  entraîner,  il  y  a  cinq  ou  six  jours,  chez  les 
Van  Loo  que  je  trouvai  tous  de  bonnes  gens.  J'y  dînai  comme  en 
famille,  avec  un  Anglais,  premier  peintre  du  roi  d'Angleterre, 
sa  femme  et  sa  fille.  Cet  Anglais  s'appelle  M.  de  Piamsay;  c'est 
lui  dont  il  est  parlé  dans  certains  papiers  de  Voltaire  sur  les 
Calas,  où  l'on  rappelle  l'histoire  d'une  jeune  fille  dont  la  four- 
berie exposa  sept  ou  huit  honnêtes  gens  à  périr  ignominieuse- 
ment, et  qui  auraient  eu  le  sort  le  plus  malheureux  si  ce  M.  de 
Ramsay  n'avait  ouvert  les  yeux  à  la  justice.  On  dit  qu'il  peint 
mal,  mais  il  raisonne  très-bien  K 

On  fit,  après  dîner,  la  partie  pour  aujourd'hui  d'aller  voir  le 
cabinet  du  Jardin  du  Roi  ;  je  me  chargeai  de  le  faire  ouvrir 
pour  la  compagnie,  lorsqu'il  serait  fermé  pour  le  public. 

J'oubliais  de  vous  dire  que  l'arrivée  de  M™^  Vernet  et  de 
M"""  Blondel  chez  Van  Loo  me  mit  en  fuite  de  très-bonne 
heure. 

Nous  avons  tous  dîné  aujourd'hui  chez  La  Tour.  Sur  le  soir 
nous  avons  été  promener  au  jardin  de  l'Infante-,  où  je  n'ai  pu 
esquiver  M"'"  Blondel.  Mous  avons  renoué  connaissance;  nous 
sommes  tout  au  mieux;  mais  nous  ne  nous  reverrons  plus; 
nous  sommes  dans  l'usage  de  mettre  six  ou  sept  ans  d'intervalle 
entre  nos  rencontres. 

J'ai  été  sur  le  soir  chez  la  chère  sœur;  elle  était  allée  au 
Palais-Royal,  où  je  ne  me  suis  pas  mis  en  peine  de  la  chercher, 

1.  AlUm  Ramsay  (1713-17S4),  peintre  de  portraits  officiels  qu'il  oxécat:iit  liàtive- 
ment  et  avec  le  concours  de  plusieurs  altistes,  a  été  en  corrospondauce  avec  Vol- 
taire et  Rousseau.  Tlioré  le  définit  ainsi  :  «Homme  très-distingué,  peintre  insigni- 
liant.  » 

2.  Au  Loa\  re,  le  long  du  quai. 


LETTRES  A   MADEMOISELLE   VOLLAND.  175 

parce  que  ce  n'est  pas  la  servir  peut-être  comme  elle  paraît  le 
désirer  que  de  s'interposer  sans  cesse  dans  ses  tôte-à-tête;  et 
puis,  ma  foi,  si  elle  en  est  autant  excédée  qu'elle  dit,  qu'elle 
s'en  défasse  au  lieu  d'appeler  sans  cesse  à  son  secours.  Elle 
tient  avec  cet  homme-là  une  conduite  politique  que  je  ne  sau- 
rais approuver.  C'est  de  l'intérêt  qu'elle  y  met,  et  lui  est  auto- 
risé à  croire  que  c'est  du  goût;  aussi  cela  va-t-il  passablement 
tant  qu'ils  ne  s'expliquent  pas. 

A  propos  vous  allez  rire  sûrement  d'une  observation  que- j'ai 
faite:  c'est  qu'il  a  découvert  enfin  qu'il  ennuyait,  et  qu'il  se  pré- 
pare chez  lui  à  être  amusant.  Il  vient  muni  d'historiettes,  de 
faits,  de  contes,  de  fatras  bizarres  de  toutes  couleurs,  qu'il 
place  comme  il  peut;  mais  comme  j'ai  une  allure  hétéroclite, 
bizarre,  qui  ne  se  prête  pas  trop  aux  lieux  communs,  il  est  rare 
que  l'homme  ne  remporte  une  partie  de  sa  provision. 

Si  vous  voyiez  le  ton  magistral  que  l'Académie  lui  a  donné  ! 
Mais  à  propos  d'Académie,  les  Quarante  sont  dans  la  boue.  Le 
roi  a  renvoyé  à  l'Académie  des  sciences  la  pension  vacante  par 
la  mort  de  Clairaut,  due  à  d'Alembert,  qui  n'est  pas  riche,  et 
contestée  à  celui-ci  par  Vaucanson,  qui  a  quarante  mille  livres 
de  rente.  D'Alembert  a  eu  pour  lui  toutes  les  voix;  il  n'est  resté 
à  son  concurrent  que  l'indignation  publique;  juste  récompense 
de  son  avidité  et  de  sa  sordide  avarice. 

La  partie  du  Jardin  du  Roi  n'a  pas  pu  se  faire  aujourd'hui; 
elle  a  été  remise  à  demain  matin  par  M.  Daubenton.  Cela  me 
fait  perdre  des  journées  que  je  dois  à  mon  amie. 

Ah  !  mon  amie,  la  terrible  corvée  que  ce  salon  !  La  Rue,  à  qui 
j'ai  fait  entrevoir  un  petit  intérêt,  me  sert  fort  bien,  mais  il 
faut  que  l'éducation  de  ce  jeune  homme  ait  été  bien  négligée; 
il  écrit  aussi  mal  qu'une  blanchisseuse  ou  qu'un  évêque;  mais 
qu'est-ce  que  cela  me  fait?  Ses  remarques  sont  bonnes  et  je  par- 
viens à  les  déchiffrer  * . 

Commencez-vous  à  vous  remettre  un  peu  des  fêtes  de 
Reims?  L'inauguration,  le  dnier,  le  concert,  le  spectacle,  le  feu 
d'artifice,  le  souper,  le  bal,  la  promenade  que  j'oubliais,  il  y  en 
a  là  bien  plus  qu'il  n'en  faut  pour  mettre  sur  les  dents  une 
créature  plus  robuste  que  vous. 

1.  Il  s'agit  sans  doute  du  sculpteur,  ami  de  !a  famille  Le  Gendre. 


176     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

Vous  avez  rendu  le  repos  à  la  chère  sœur,  et  vous  avez  bien 
fait.  Vous  lui  devez  bien  de  l'amitié,  car  elle  vous  aime  beau- 
coup; je  suis  tout  à  fait  content  de  la  manière  dont  vous  ac- 
quittez cette  dette.  Je  rêve  quelquefois  que  si  je  mourais  et 
qu'elle  vous  restât,  la  vie  pourrait  encore  avoir  toute  sa  dou- 
ceur pour  vous.  J'en  suis  plus  tranquille  sur  les  événements  : 
c'est  une  consolation  qui  m'est  assurée  dans  la  maladie.  Je 
hâte  son  départ  tant  que  je  puis;  si  celte  meilleure  partie 
de  vous-même  ne  vous  est  pas  encore  rendue,  ce  n'est  ni  sa 
faute  ni  la  mienne.  Vos  lettres  lui  font  un  plaisir  infini.  J'en 
allonge  la  lecture  des  miennes.  Ecrivez-lui  souvent,  écrivez- 
lui  fort  au  long.  Je  regretterai  le  moins  que  je  pourrai  tous 
les  instants  que  vous  me  volerez  pour  elle.  C'est  en  sa  faveur 
seulement  que  je  vous  pardonnerai  de  prendre  sur  votre 
sommeil. 

J'ai  reçu  votre  numéro  18,  mais  le  numéro  17,  où  est-il? 
qu'est-il  devenu?  La  lettre  de  Ghâlons  doit-elle,  ou  ne  doit-elle 
pas  être  comptée? 

Je  n'ai  rien  encore  fini  avec  mes  libraires.  Je  n'ai  ni  l'argent 
qu'ils  me  doivent,  ni  compte  arrêté.  Cela  me  ferait  sauter  aux 
nues,  sans  un  petit  souci  d'âme  qui  est  venu  tout  à  propos  faire 
distraction  aux  choses  d'intérêt.  C'est  une  belle  et  bonne  chose 
que  de  n'avoir  qu'un  petit  coin  sensible  ;  il  est  très-douloureux 
d'être  blessé  là,  ne  fût-ce  que  d'une  égratignure  d'épingle; 
mais  en  revanche  aussi,  tout  le  reste  est  invulnérable. 

L'argent  de  l'impératrice,  auquel  vous  avez  eu  la  bonté  de 
penser,  est  placé  en  quatre  billets  de  fermiers  généraux,  dont 
la  date  est  du  1'''"  du  mois  d'août,  ce  qui  me  fait  perdre  deux 
mois  d'intérêt  :  c'est  ainsi  qu'il  l'a  plu  à  Dieu  et  au  doux  et  poli 
M.  de  Saint-Marc. 

Adieu,  chère  et  tendre  amie  ;  portez-vous  bien,  dormez  bien, 
et  quand  vous  serez  bien  reposée,  écrivez  à  la  chère  sœur,  écri- 
vez-moi. Jouissez  de  tout  ce  que  le  séjour  d'Lsle  peut  vous  offrir 
d'agréable,  jusqu'au  moment  où  la  chère  sœur  ira  vous  rejoindre 
et  vous  restituer  la  plus  douce  partie  du  bonheur  qui  vous 
manque.  Si  je  puis,  j'irai  sous  quinzaine  faire  variété  et  m'in- 
terposer  entre  eWp  et  vous  :  c'est  mon  rùle  ici  ;  ce  sera  encore 
mon  rôle  là-bas,  et  il  ne  me  déplaira  plus.  Mille  tendres  res- 
pects à  madame  votre  mère  et  à  madame  votre  sœur.  Si  M""  Mé- 


LETTRES    A  MADEMOISELLE   VOLLAND.  177 

lanie  m'avait  oublié!  eh  bien!  eli  bien!  je  me  souviendrais  en- 
core d'elle. 

C'est  la  vingtième,  je  crois.  Je  répondrai  jeudi  à  votre  vingt- 
deuxième. 


XGIl 

A  Paris,  le  20  septembre  17G5. 

Par  où  commencerai-je?  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien.  Pourquoi 
pas  par  nos  soirées,  puisque  ce  sont  pour  la  chère  sœur  et  pour 
moi  des  heures  délicieuses,  l'attente  de  toute  notre  journée  et 
la  consolation  de  son  ennui?  Pourquoi  n'êtes-vous  pas  de  ces 
entietiens-là?  Vous  auriez  entendu  tout  ce  qui  s'y  dit,  et  vous 
sauriez  tout  ce  qu'il  m'est  impossible  de  vous  rendre.  Non,  je 
ne  crois  pas  qu'il  y  ait  sous  le  ciel  une  plus  honnête  et  plus 
innocente  créature  que  cette  petite  sœur.  A  l'âge  qu'elle  a,  avec 
sa  pénétration,  son  esprit,  femme  et  mère,  pour  peu  qu'il  y  ait 
de  malhonnêteté  dans  un  usage,  dans  les  conventions,  dans  les 
mœurs,  elle  n'y  entend  rien  ;  elle  est  à  quinze  ans;  cela  lui  est 
étranger,  et  les  choses  courantes  sont  des  énigmes  qu'on  lui 
explique,  et  au  sens  desquelles  elle  a  toute  la  peine  du  monde 
à  croire.  Je  lui  disais  que  quand  un  homme  avait  osé  dire  à  une 
femme  mariée  :  Je  vous  aime,  et  qu'elle  avait  répondu  :  Et  moi 
je  vous  aime  aussi,  tout  était  arrangé  entre  eux,  qu'il  ne  leur 
manquait  plus  que  l'occasion  ;  que,  s'il  arrivait  qu'on  trouvât  le 
lendemain  cette  femme  triste,  froide,  indifférente,  soucieuse,  on 
lui  supposait  des  réllexions,  des  craintes  qui  l'arrêtaient  et  qui 
la  faisaient  revenir  contre  un  engagement  formel;  qu'il  était 
ainsi  d'une  fdle  à  un  homme  marié,  d'un  homme  quel  qu'il  fût 
à  une  religieuse,  et  qu'il  n'y  avait  pas  une  femme  mariée  sous 
le  ciel  dans  la  bouche  de  laquelle  je  vous  aime  n'ait  précisément 
la  même  valeur  que  dans  la  bouche  de  son  amant;  que  ces 
expressions  n'avaient  pas  tout  à  fait  la  même  force  d'une  jeune 
fille  à  un  jeune  garçon,  parce  qu'elles  ne  décelaient  point  un 
sentiment  défendu;  qu'il  y  avait  un  moyen  licite  de  les  livrer  à 
leurs  désirs  mutuels;  que  la  volonté  de  leurs  parents,  et  cent 
XIX.  12 


178  LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

autres  considérations  sous-entendues,  faisaient  une  restriction 
tacite  à  leurs  aveux  ;  au  lieu  que  ceux  qui  étaient  liés  par  quel- 
ques vœux  solennels  qui  les  séparaient  étaient  censés  avoir  pris 
parti  sur  cet  obstacle,  lorsqu'ils  s'expliquaient  une  fois.  Elle 
tombe  des  nues,  quand  je  lui  parle  ainsi  ;  et  quand  elle  dit  à 
un  homme  :  Je  vous  aime^  savez- vous  ce  que  cela  signifie?  Je 
n'accepte  de  vous  que  les  qualités  qui  manquent  à  mon  mari,  et 
mon  mari  n'est  pas  impuissant.  Puis,  quand  elle  a  trouvé  cela, 
elle  est  enchantée,  elle  croit  de  la  meilleure  foi  du  monde  avoir 
découvert  le  secret  de  son  cœur.  11  est  vrai  que  je  n'ai  pas  la 
complaisance  de  lui  laisser  longtemps  cette  illusion.  Mais  si  cela 
est,  lui  dis-je,  qu'avez-vous  besoin  d'un  amant?  Moi  qui  suis 
votre  ami,  votre  sœur  qui  vous  aime  si  tendrement,  ne  vous 
offrons-nous  pas,  ensemble  ou  séparés,  les  qualités  qui  man- 
quent à  votre  époux?  Peu  à  peu  je  l'amène  à  reconnaître  qu'elle 
désire  vraiment  quelque  chose  de  plus  que  ce  qu'elle  avoue, 
qu'il  y  a  des  caresses  que  nous  ne  lui  proposons  jamais  l'un  et 
l'autre,  et  qui  lui  seraient  douces,  et  elle  en  convient;  que,  s'il 
y  avait  sous  le  ciel  un  homme  en  qui  elle  eût  assez  de  confiance 
pour  espérer  qu'il  se  renfermerait  dans  de  certaines  bornes,  elle 
aimerait  à  s'asseoir  sur  ses  genoux,  à  sentir  ses  bras  la  serrer 
tendrement,  à  lire  la  passion  la  plus  vive  dans  .ses  regards,  à 
approcher  son  front,  ses  yeux,  ses  joues,  sa  bouche  même  de 
sa  bouche,  et  elle  en  convient;  qu'après  quelques  essais  de 
tout  ce  qu'elle  peut  attendre  de  la  retenue  d'un  pareil  amant, 
peut-être  elle  oserait  un  jour  se  livrer  à  toute  l'ivresse  de  son 
âme  et  de  ses  sens,  et  elle  en  convient  encore;  mais  ce  que  je 
lui  prédis  et  ce  dont  elle  ne  convient  ni  ne  disconvient  tout  à 
fait,  c'est  qu'elle  sentirait  tôt  ou  tard  qu'elle  pourrait  être  plus 
heureuse;  que  cette  jouissance,  toute  voluptueuse  qu'elle  l'aurait 
éprouvée,  lui  paraîtrait  incomplète  ;  que  cette  retenue  qu'elle 
aurait  si  journellement  exigée,  et  qu'on  aurait  si  scrupuleuse- 
ment gardée  avec  elle  et  dans  des  instants  si  difficiles,  finirait 
par  la  blesser;  que  plus  elle  serait  honnête,  plus  elle  saurait 
mauvais  gré  à  son  amant  de  la  laisser  impitoyablement  lutter 
entre  sa  passion  et  sa  vertu;  qu'elle  le  bouderait  le  lendemain 
sans  trop  savoir  pourquoi  ;  mais  que,  si  elle  voulait  un  peu  re- 
garder au  fond  de  son  cœur,  elle  verrait  que,  tout  en  louant  son 
amant  de  la  fidélité  scrupuleuse  avec  laquelle  il  se  serait  sou- 


LETTRES  A    MADEMOISELLE    VOLLAND.  170 

venu  de  sa  promesse,  elle  lui  saurait  le  plus  mauvais  gré  de  n'y 
avoir  pas  manqué,  lorsque,  n'étant  plus  maîtresse  d'elle-même, 
sa  l'aiJDlesse  involontaire,  toute  la  trahison  de  ses  sens  l'aurait 
suffisamment  excusée  à  ses  yeux.  D'ailleurs,  l'amour-propre 
s'accommode-t-il  de  tant  de  mémoire?  Pardonne-t-on  à  un 
homme  de  se  posséder  si  bien,  lorsqu'on  s'est  tout  à  fait  oubliée? 
Est-on  assez  aimée,  est-on  assez  belle  à  ses  yeux?  Je  jure  que 
je  ne  connais  point  les  femmes,  ou  qu'il  n'y  en  a  aucune  qui  ne 
rompît  un  beau  jour  avec  un  amant  si  discret;  cela  sous  pré- 
texte que  les  plaisirs  auxquels  on  s'est  livré,  après  tout,  ne 
sont  pourtant  pas  innocents:  on  aurait  des  remords  de  conti- 
nuer de  s'exposer  au  péril,  sans  aucune  espérance  d'y  rester. 
On  se  dégoûterait  d'un  homme  qui  ne  se  placerait  jamais,  de 
lui-même,  comme  on  le  veut  et  comme  on  n'ose  se  l'avouer;  et 
l'on  aurait  incessamment  trouvé  cent  mauvaises  raisons  hon- 
nêtes pour  se  colorer  à  soi-même  la  plus  déshonnête  des  rup- 
tures. On  aurait  bien  mieux  aimé  avoir  le  lendemain  à  se'désoler, 
à  verser  des  larmes,  à  l'accabler,  à  s'accabler  soi-même  de 
reproches,  à  entendre  ses  excuses,  à  les  approuver  et  à  se  pré- 
cipiter derechef  entre  ses  bras;  car  après  la  première  faute,  on 
sait  secrètement  que  le  reste  ira  comme  cela;  et  l'on  se  dépite 
d'attendre  que  cette  faute,  qui  doit  nous  soulager  d'une  lutte 
pénible  et  nous  assurer  une  suite  de  plaisirs  entiers  et  non 
interrompus,  soit  commise  et  ne  se  commette  pas. 

Eh  bien  !  chère  amie,  ne  trouvez-vous  pas  que  depuis  la  fée 
Taupe,  de  Crébillon,  jusqu'à  ce  jour,  personne  n'a  mieux  su 
marivauder  que  moi  ? 

Le  Baron  est  de  retour  d'Angleterre  :  il  est  parti  pour  ce 
pays,  prévenu;  il  y  a  reçu  l'accueil  le  plus  agréable,  il  y  a  joui 
de  la  plus  belle  santé,  cependant  il  en  est  revenu  mécontent; 
mécontent  de  la  contrée  qu'il  ne  trouve  ni  aussi  peuplée,  ni  aussi 
bien  cultivée  qu'on  le  disait  ;  mécontent  des  bâtiments  qui  sont 
presque  tous  bizarres  et  gothiques;  mécontent  des  jardins  où 
l'affectation  d'imiter  la  nature  est  pire  que  la  monotone  symé- 
trie de  l'art;  mécontent  du  goût  qui  entasse  dans  les  palais 
l'excellent,  le  bon,  le  mauvais,  le  détestable,  pêle-mêle;  mé- 
content des  amusements  qui  ont  l'air  de  cérémonies  religieuses  ; 
mécontent  des  hommes  sur  le  visage  desquels  on  ne  voit  jamais 
la  confiance,  l'amitié,  la  gaieté,  la  sociabilité,  mais  qui  portent 


180     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLÂND. 

tous  celte  inscription  :  Qu  est-ce  epiil  y  a  de  commun  entre  vous 
et  moi?  mécontent  des  grands  qui  sont  tristes,  froids,  hauts, 
dédaigneux  et  vains,  et   des  petits  qui  sont  durs,  insolents  et 
barbares  ;  mécontent  des  repas  d'amis  où  chacun  se  place  selon 
son  rang,  et  où  la  formalité  et  la  cérémonie  sont  à  côté  de  chaque 
convive;  mécontent  des    repas   d'auberge  où   l'on   est  bien  et 
promptement  servi,  mais  sans  aucune  affabilité.  Je  ne  lui    ai 
entendu  louer  que  la  facihté  de  voyager;  il  dit  qu'il  n'y  a  aucun 
village,  même  sur  une  route  de  traverse,  où  l'on  ne  trouve  quatre 
ou  cinq  chaises  de  poste  et  vingt  chevaux  prêts  à  partir.  Il  a 
traversé  toute  la  province  de  Kent,  une  des  plus  fertiles  de  l'An- 
gleterre; il  prétend  qu'elle  n'est  pas  à  comparera  notre  Flandre. 
Il  a  bien  repris  du  goût  pour  le  séjour  de  la  France  dans  son 
voyage    d'Angleterre.  11  nous  a  avoué  qu'à   tout  moment  il  se 
surprenait  disant  au  fond    de   son  cœur  :  Oh!  Paris,  quand  te 
reverrai-je?  Ah!  mes  chers  amis,  où  êtes-vous?  Oh!  Français, 
vous  êtes  bien  légers  et  bien   fous,  mais  vous  valez  cent  fois 
mieux  que  ces  maussades  et  tristes  penseurs-ci.  Il  prétend  qu'on 
ne  boit  du  vin  de  Champagne   qu'en  France;  qu'on   n'est  gai, 
qu'on  ne  rit,  qu'on  ne  s'amuse  qu'ici. 

Il  a  été  tout  à  fait  plaisant  à  la  vue  de  sa  femme,  qu'il  a 
trouvée  avec  de  la  santé  et  un  assez  bel  embonpoint  :  «  Mais, 
madame,  lui  disait-il,  cela  est  scandaleux,  c'est  donc  ainsi  que 
l'absence  d'un  époux  vous  désole?  Eh  bien!  puisque  mes  voyages 
vous  réussissent  si  bien,  il  n'y  a  qu'à  s'en  aller.  » 

Oui,  mon  enfant,  cette  acquisition  est  consommée;  le  mari  a 
laissé  sa  procuration;  la  femme  n'est  retenue  ici  que  par  l'incer- 
titude de  son  sort  :  suivra-t-elle  son  goût  en  allant  à  Isle?  ou 
l'intention  de  son  mari  est-elle  qu'elle  aille  le  chercher  à  Alen- 
çon?  Je  lui  avais  conseillé  une  bonne  malice,  c'était  de  lui  écrire 
qu'elle  était  prête  à  tout,  que  si  elle  partait  pour  Isle,  M.  de..., 
qui  avait  une  tournée  à  faire  en  Lorraine,  s'offrait  à  la  conduire  ; 
que  si  elle  partait  pour  Alençon,  M.  Le  P...,  qui  avait  une 
tournée  à  f«ire  sur  les  confins  de  sa  généralité,  remettrait  à  un 
autre  teii-i;)»  le  voyage  de  Lorraine.  J'aurais  été  bien  aise  de 
voir  sur  quelle  route  il  aurait  le  mieux  aimé  risquer  d'être  ce 
qu'il  redoute  si  fort. 

J'ai  dîné  hier  avec  toute  une  colonie  anglaise.  Ces  gens-là 
paraissent  avoir  laissé  leur  morgue  et  leur  tristesse  sur  les  bords 


LETTRES    A   MADEMOISELLE    VOLLAM).  181 

de  ]a  Tamise.  Le  Baron  n'a  pas  manqué  de  voir  notre  ami  Gar- 
rick  et  le  beau  mausolée  qu'il  a  lait  élever  dans  son  jardin  aux 
mânes  de  Shakspeare.  En  eiïct,  il  est  beau,  ce  mausolée,  et  le 
jardin  du  comédien  est  un  jardin.  Sbakspeare  était  fait  pour 
Garrick,  et  Garrick  pour  Shakspeare. 

Aujourd'hui  j'ai  dîné  avec  une  femme  charmante  qui  n'a  que 
quatre-vingts  ans.  Elle  est  pleine  de  santé  et  de  gaieté.  C'est  la 
mère  de  Damilaville.  Son  âme  est  encore  tout  à  fait  douce  et 
tendre.  Elle  parle  amour,  amitié,  avec  le  feu,  la  chaleur,  la  sen- 
sibilité de  vingt  ans.  Nous  étions  trois  hommes  à  table  avec  elle; 
elle  nous  disait  :  «  Mes  amis,  une  conversation  délicate,  un  re- 
gard vrai  et  passionné,  une  larme,  une  physionomie  touchée, 
voilà  le  bon  ;  le  reste  ne  vaut  presque  pas  la  peine  qu'on  en 
parle.  Il  y  a  certains  mots  qu'on  me  disait  quand  j'étais  jeune 
et  que  je  me  rappelle  aujourd'hui,  dont  un  seul  est  préférable 
à  dix  faits  glorieux  ;  par  ma  foi,  je  crois  que  si  je  les  entendais 
encore  à  l'âge  que  j'ai,  mon  vieux  cœur  en  palpiterait. —  Madame, 
c'est  que  votre  cœur  n'a  pas  vieilli.  —  Non,  mon  enfant,  tu  as 
raison;  il  est  tout  jeune,  il  n'a  que  vingt  ans.  Ce  n'est  pas  de 
m'avoir  conservée  longtemps  que  je  rends  grâce  à  Dieu,  mais  de 
m'avoir  conservée  bonne,  douce  et  sensible.  »  En  parlant  ainsi, 
elle  avait  la  physionomie  intéressante. 

En  vérité,  cette  conversation  valait  mieux  que  toute  la  phi- 
losophie et  la  politique  que  nous  avions  faites  quelques  jours 
auparavant  avec  nos  Anglais;  il  y  en  eut  pourtant  un  qui  nous 
raconta  un  fait  plaisant.  Un  avare  fut  attaqué  par  des  voleurs, 
il  mit  la  tête  k  la  portière  et  dit  aux  voleurs  :  «  Mes  amis,  je 
m'appelle  un  tel  ;  si  vous  avez  entendu  parler  de  moi,  vous  devez 
savoir  que  mon  or  m'est  plus  cher  que  ma  vie  ;  voyez  si  vous 
voulez  me  tuer.  »  Le  voleur  anglais  ne  tua  point,  et  l'avare  con- 
serva son  or  et  sa  vie.  Bonsoir,  mon  amie;  je  m'en  vais  achever 
la  nuit  avec  vous.  Dormez  un  petit  moment  avec  moi.  M"^  Boi- 
leau  ne  veut  pas  croire  que  je  sois  sage  pendant  votre  absence  ; 
pourquoi  donc  cette  jncrédulité? 


182  LETTRES  A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 


XGIII 

G  octobre  1705. 

Je  vous  ai  promis  de  suivre  les  réflexions  du  Baron  sur  l'An- 
gleterre, et  je  n'ai  rien  de  mieux  à  faire.  Cela  me  distrait,  vous 
instruit  et  vous  amuse.  Ke  croyez  pas  que  le  partage  de  la 
richesse  ne  soit  inégal  qu'en  France.  Il  y  a  deux  cents  seigneurs 
anglais  qui  ont  chacun  six,  sept,  huit,  neuf,  jusqu'à  dix-huit 
cent  mille  livres  de  rente  ;  un  clergé  nombreux  qui  possède, 
comme  le  nôtre,  un  quart  des  Liens  de  l'État,  mais  qui  fournit 
proportionnellement  aux  charges  publiques,  ce  que  le  nôtre  ne 
fait  pas  ;  des  commerçants  d'une  opulence  exorbitante  ;  jugez 
du  peu  qui  reste  aux  autres  citoyens.  Le  monarque  paraît  avoir 
les  mains  libres  pour  le  bien  et  liées  pour  le  mal;  mais  il  est 
autant  et  plus  maître  de  tout  qu'aucun  autre  souverain.  Ailleurs 
la  cour  commande  et  se  fait  obéir.  Là,  elle  corrompt  et  fait  ce 
qui  lui  plaît,  et  la  corruption  des  sujets  est  peut-être  pire  à  la 
longue  que  la  tyrannie.  Il  n'y  a  point  d'éducation  publique. 
Les  collèges,  somptueux  bâtiments,  palais  comparables  à  notre 
château  des  Tuileries,  sont  occupés  par  de  riches  fainéants  qui 
dorment  et  s'enivrent  une  partie  du  jour,  dont  ils  emploient 
l'autre  à  façonner  grossièrement  quelques  maussades  apprentis 
ministres.  L'or  qui  afiluc  dans  la  capitale  et  des  provinces  et  de 
toutes  les  contrées  de  la  terre  porte  la  main-d'œuvre  à  un  prix 
exorbitant,  encourage  la  contrebande  et  fait  tomber  les  manu- 
factures. Soit  effet  du  climat,  soit  effet  de  l'usage  de  la  bière  et 
des  liqueurs  fortes,  des  grosses  viandes,  des  brouillards  conti- 
nuels, de  la  fumée  du  charbon  de  terre  qui  les  enveloppe  sans 
cesse,  ce  peuple  est  triste  et  mélancolique.  Ses  jardins  sont 
coupés  d'allées  tortueuses  et  étroites  ;  partout  on  y  reconnaît  un 
hôte  qui  se  dérobe  et  qui  veut  être  seul.  Là  vous  rencontrez  un 
temple  gothique  ;  ailleurs  une  grotte,  une  cabane  chinoise,  des 
ruines,  des  obélisques,  des  cavernes,  des  tombeaux.  Un  parti- 
culier opulent  a  fait  planter  un  grand  espace  de  cyprès  ;  il  a 
dispersé  entre  ces  arbres  des  bustes  de  philosophes,  des  urnes 


LETTRES  A    MADEMOISELLE   VULLAND.  183 

sépulcrales,  des  marbres  antiques,  sur  lesquels  on  lit  :  Diis 
Manibus:  Aux  Mânes.  Ce  que  le  Baron  appelle  un  cimetière  ro- 
main, ce  particulier  l'appelle  l'Elysée.  Mais  ce  qui  achève  de 
caractériser  la  mélancolie  nationale,  c'est  leur  manière  d'être 
dans  ces  édifices  innnenses  et  somptueux  qu'ils  ont  élevés  au 
plaisir.  On  y  entendrait  trotter  une  suui'is.  Cent  fcnnnes  droites 
et  silencieuses  s'y  promènent  autour  d'un  orchestre  construit 
au  milieu,  et  où  l'on  exécute  la  musique  la  plus  délicieuse.  Le 
Baron  compare  ces  tournées  aux  sept  processions  des  Égyptiens 
autour  du  mausolée  d'Osiris.  Us  ont  des  jardins  publics  qui  sont 
])eu  fréquentés;  en  revanche  le  peuple  n'est  pas  plus  serré  dans 
les  rues  qu'à  Westminster,  célèbre  abbaye  décorée  des  monu- 
ments funèbres  de  toutes  les  personnes  illustres  de  la  nation. 
Un  mot  charmant  de  mon  ami  Garrick,  c'est  que  Londres  est 
bon  pour  les  Anglais,  mais  que  Paris  est  bon  pour  tout  le  monde. 
Lorsque  le  Baron  rendit  visite  à  ce  comédien  célèbre,  celui-ci 
le  conduisit  par  un  souterrain  à  la  pointe  d'une  île  arrosée  par 
la  Tamise.  Là  il  trouva  une  coupole  élevée  sur  des  colonnes  de 
marbre  noir,  et  sous  cette  coupole,  en  marbre  blanc,  la  statue 
de  Shakspeare.  «  Voilà,  lui  dit-il,  le  tribut  de  reconnaissance 
que  je  dois  à  l'homme  qui  a  fait  ma  considération,  ma  fortune 
et  mon  talent.  » 

L'Anglais  est  joueur;  il  joue  des  sommes  effroyables.  Il  joue 
sans  parler,  il  perd  sans  se  plaindre,  il  use  en  un  moment  toutes 
les  ressources  de  la  vie  ;  rien  n'est  plus  commun  que  d'y  trou- 
ver un  homme  de  trente  ans  devenu  insensible  à  la  richesse,  à 
la  table,  aux  femmes,  à  Tétude,  même  à  la  bienfaisance.  L'en- 
nui les  saisit  au  milieu  des  délices,  et  les  conduit  dans  la 
Tamise,  à  moins  qu'ils  ne  préfèrent  de  prendre  le  bout  d'un 
pistolet  entre  leurs  dents.  Il  y  a,  dans  un  endroit  écarté  du 
parc  de  Saint-James,  un  étang  dont  les  femmes  ont  le  privilège 
exclusif  :  c'est  là  qu'elles  vont  se  noyer.  Ecoutez  un  fait  bien 
capable  de  remplir  de  tristesse  une  âme  sensible.  Le  Baron  est 
conduit  chez  un  homme  charmant,  plein  de  douceur  et  de  poli- 
tesse, affable,  instruit,  opulent  et  honoré;  cet  homme  lui  paraît 
selon  son  cœur;  l'amitié  la  plus  étroite  se  lie  entre  eux;  ils 
vivent  ensemble  et  se  séparent  avec  douleur.  Le  Baron  revient 
en  France;  son  soin  le  plus  empressé,  c'est  de  remercier  cet 
Anglais  de  l'accueil  qu'il  en  a  reçu  et  de  lui  renouveler  les  sen- 


18^  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

timents  d'attachement  et  d'estime  qu'il  lui  a  voués.  Sa  lettre 
était  à  moitié  écrite  lorsqu'on  lui  apprend  que,  deux  jours  après 
son  départ  de  Londres,  cet  homme  s'était  brûlé  la  cervelle  d'un 
coup  de  pistolet.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  ce 
dégoût  de  la  vie,  qui  les  promène  de  contrée  en  contrée,  ne  les 
quitte  pas  ;  et  qu'un  Anglais  qui  voyage  n'est  souvent  qu'un 
homme  qui  sort  de  son  pays  pour  s'aller  tuer  ailleurs.  N'en 
voilà-t-il  pas  un  qui  vient  tout  à  l'heure  de  se  jeter  dans  la 
Seine?  On  l'a  péché  vivant;  on  l'a  conduit  au  Grand- Ghâtelet, 
et  il  a  fallu  que  l'ambassadeur  interposât  toute  son  autorité  pour 
empêcher  qu'on  n'en  fît  justice.  M.  Hume  nous  disait,  il  y  a 
quelques  jours,  qu'aucune  négociation  politique  ne  l'avait  au- 
tant intrigué  que  cette  affaire,  et  qu'il  avait  été  obligé  d'aller 
vingt  fois  chez  le  premier  président  avant  que  d'avoir  pu  lui 
faire  entendre  qu'il  n'y  avait  dans  aucun  des  traités  de  la 
France  et  de  l'Angleterre  aucun  article  qui  stipulât  défense  à 
un  Anglais  de  se  noyer  dans  la  Seine  sous  peine  d'être  pendu; 
et  il  ajoutait  que,  si  son  compatriote  avait  été  malheureusement 
écroué,  il  aurait  risqué  de  perdre  la  vie  ignominieusement, 
pour  s'être  ou  ne  s'être  pas  noyé.  Si  les  Anglais  sont  bien  insen- 
sés, vous  conviendrez  que  les  Français  sont  bien  ridicules. 

Les  Anglais  ont,  comme  nous,  la  fureur  de  convertir.  Leurs 
missionnaires  s'en  vont  dans  le  fond  des  forêts  porter  notre 
catéchisme  aux  sauvages.  11  y  eut  un  des  chefs  de  horde  qui  dit 
à  un  de  ces  missionnnaires  :  «  Mon  frère,  regarde  ma  tête;  mes 
cheveux  sont  tout  gris  ;  en  bonne  foi  crois-tu  qu'on  fasse  croire 
toutes  ces  sottises-là  à  un  homme  de  mon  âge?  Mais  j'ai  trois 
enfants.  ÎNe  t'adresse  pas  à  l'aîné,  tu  le  ferais  rire  ;  empare-toi 
du  plus  petit,  à  qui  tu  persuaderas  tout  ce  que  tu  voudras.  » 
Un  autre  missionnaire  prêchait  à  d'autres  sauvages  notre  sainte 
religion,  et  la  prédication  se  faisait  par  un  truchement.  Les 
sauvages,  après  avoir  écouté  quelque  temps,  firent  demander 
aux  missionnaires  qu'est-ce  qu'il  y  avait  à  gagner  à  cela.  Le  mis- 
sionnaire dit  au  truchement  :  «  Répondez-leur  qu'ils  seront  les 
serviteurs  de  Dieu.  —  Non  pas,  s'il  vous  plaît,  répliqua  le  tru- 
chement au  missionnaire;  ils  ne  veulent  être  les  serviteurs  de 
personne.  —  Eh  bien  !  dit  le  missionnaire,  dites-leur  qu'ils  se- 
ront les  enfants  de  Dieu.  —  Bon  pour  cela  »,  reprit  le  tru- 
chement. En  effet,  la  réponse  fit  plaisir  aux  sauvages. 


LETTRES    A   MADEMOISELLE   VOLLAND.  185 

Puisque  j'en  suis  sur  ce  chapitre,  encore  un  fait  que  je  tiens 
de  M.  Hume,  et  qui  vous  apprendra  ce  qu'il  faut  penser  de  ces 
prétendues  conversions  cannibales  ou  huronnes.  Vin  ministre 
croyait  avoir  fait  un  petit  clief-d'œuvre  en  ce  genre  :  il  eut  la 
vanité  de  montrer  son  prosélyte;  il  l'amena  donc  à  Londres. 
On  interroge  le  petit  Iluron  ;  il  répond  à  merveille.  On  le  con- 
duit à  la  chapelle;  on  l'admet  à  la  cène,  ou  communion  qui, 
comme  vous  savez,  se  fait  sous  les  deux  espèces  ;  après  la  cène, 
le  ministre  lui  dit  :  «  Eh  bien!  mon  fils,  ne  vous  sentez-vous 
pas  plus  animé  de  l'amour  de  Dieu?  La  grâce  du  sacrement 
n'opère-t-elle  pas  en  vous?  Voire  âme  n'est-elle  pas  échauffée? 
—  Oui,  répondit  le  petit  Huron,  le  vin  fait  fort  bien  ;  mais  si 
l'on  m'avait  donné  de  l'eau-de-vie,  je  crois  qu'elle  aurait  encore 
mieux  fait.  »  La  religion  chrétienne  est  presque  éteinte  dans 
toute  l'Angleterre.  Les  déistes  y  sont  sans  nombre;  il  n'y  a  pres- 
que point  d'athées;  ceux  qui  le  sont  s'en  cachent.  Un  athée  et 
un  scélérat  sont  presque  des  noms  synonymes  pour  eux.  La  pre- 
mière fois  que  M.  Hume  se  trouva  à  la  table  de  AL  de ,  il  était 

assis  à  côté  de  lui.  Je  ne  sais  à  quel  propos  le  philosophe  anglais 

s'avisa  de  dire  à  M.  de qu'il  ne  croyait  pas  aux  athées,  qu'il 

n'en  avait  jamais  vu.  M.  de  lui  dit  :  «  Comptez  com- 
bien nous    sommes  ici.  »  —  Nous  étions  dix-huit.  M.  de 

ajouta  :  «  Il  n'est  pas  malheureux  de  pouvoir  vous  en  compter 
quinze  du  premier  coup  :  les  trois  autres  ne  savent  qu'en 
penser  \  » 

Un  peuple  qui  croit  que  c'est  la  croyance  d'un  Dieu  et  non 
pas  les  bonnes  lois  qui  font  les  honnêtes  gens  ne  me  paraît 
guère  avancé.  Je  traite  l'existence  de  Dieu,  relativement  à  un 
peuple,  comme  le  mariage.  L'un  est  un  état,  l'autre  une  notion 
excellente  pour  trois  ou  quatre  têtes  bien  faites,  mais  funeste 
pour  la  généralité.  Le  vœu  du  mariage  indissoluble  fait  et 
doit  faire  presque  autant  de  malheureux  que  d'époux.  La 
croyance  d'un  Dieu  fait  et  doit  faire  presque  autant  de  fanatiques 
que  de  croyants.  Partout  où  l'on  admet  un  Dieu,  il  y  a  un  culte; 

1.  Dans  ses  Mémoires,  Samuel  Romilly  cite  cette  anecdote  qu'il  avait  recueillie 
de  la  bouche  mèm3  de  Diderot.  Il  place  la  scène  chez  d'Holbach  :  «  11  (Hume)  était 
assis  à  côté  du  baron;  on  parla  de  la  religion  naturelle  :  «Pour  les  athées,  dit 
«  Hume,  je  ne  crois  pas  qu'il  en  existe,  je  n'en  ai  jamais  vu.  —  Vous  avez  été 
<(  un  peu  malheureux,  répondit  l'autre,  vous  voici  à  table  avec  dix-sept  à  la  fois.  » 


186  LETTRES  A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

partout  où  il  y  a  un  culte,  rordi-e  naturel  des  devoirs  moraux 
est  renversé,  et  la  morale  corrompue.  Tut  ou  tard,  il  vient  un 
moment  où  la  notion  qui  a  empêché  de  voler  un  écu  fait  égor- 
ger cent  mille  hommes.  Belle  compensation!  Tel  a  été,  tel  est, 
tel  sera  dans  tous  les  temps  et  chez  tous  les  peuples  l'effet  d'une 
doctrine  sur  laquelle  il  est  impossible  de  s'accorder  et  à  laquelle 
on  attachera  plus  d'importance  qu'à  sa  propre  vie.  Un  Anglais 
s'avisa  de  publier  un  ouvrage  contre  l'immortalité  de  l'âme  ; 
on  lui  fit  dans  les  papiers  publics  une  réponse  bien  cruelle. 
C'était  un  remerciement  conçu  en   ces  termes  :  «  Nous    tous 

b ,  catins,  maq ,  voleurs  de  grands  chemins,  assassins, 

tiaitants,  ministres,  souverains,  faisons  nos  très-humbles  remer- 
ciements à  l'auteur  du  Traite  contre  l'immortaUté  de  rame,  de 
nous  avoir  appris  que,  si  nous  étions  assez  adroits  pour  échap- 
per aux  châtiments  dans  ce  monde-ci,  nous  n'en  avons  point  à 
redouter  dans  l'autre.  » 

Mais  en  voilà  bien  assez  sur  nos  Anglais;  ma  fantaisie  est  à 
présent  de  vous  dire  un  mot  des  Espagnols.  Je  le  tiens  du  baron 
de  Gleichen,  qui  a  été  ambassadeur  de  Danemark  à  Madrid,  et 
qui  est  à  présent  ambassadeur  de  Danemark  en  France.  Nous 
fîmes,  il  y  a  quelque  temps,  chez  lui  un  de  ces  dîners  élégants 
dont  je  vous  ai  parlé  quelquefois.  Après  ce  dîner  élégant  pour 
le  service,  délicat  pour  les  mets,  charmant  pour  les  propos,  nous 
eûmes  la  musique  la  plus  agréable  ;  après  la  musique  la  lecture 
des  trois  premiers  chants  d'un  poëme  dans  le  goût  del'Arioste; 
après  la  lecture,  de  la  musique  encore,  puis  de  la  conversation 
et  de  la  promenade.  A  propos  de  la  littérature  espagnole,  pour 
nous  en  donner  une  idée,  le  baron  nous  fit  l'analyse  d'une  de 
leurs  meilleures  comédies  saintes  qu'il  avait  vu  représenter.  Le 
théâtre  montrait  un  temple,  une  exposition  du  Saint-Sacrement 
et  tout  un  peuple  en  prière.  La  décoration  changeait,  et  le  théâ- 
tre montrait  une  foire  avec  des  boutiques  parmi  lesquelles  il  y 
en  avait  trois  dont  une  était  la  boutique  de  la  Mort,  la  seconde 
la  boutique  du  Péché,  et  entre  ces  deux  dernières,  la  troisième, 
la  boutique  de  Jésus-Christ.  Chacun  avait  son  enseigne;  chacun 
appelait  les  chalands  ;  le  Péché  n'en  manquait  pas,  ni  la  Mort 
non  plus;  mais  le  pauvre  marchand  Jésus  se  morfondait  dans  la 
sienne  ;  las  de  ne  pas  étrenner,  l'humeur  le  prenait,  la  décora- 
tion changeait,  et  on  le  voyait  armé  d'un  fouet  avec  la  vierge 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     187 

Marie  anm'e  d'un  autre  fouet,  tançant  et  chassant  devant  eux  la 
Mort,  le  Péché  et  tous  leurs  chalands. 

Le  nonce  actuel  du  pape  s'imagina  que  ces  sortes  de  pièces 
avilissaient  la  religion,  et  il  en  demanda  la  suppression  au  mi- 
nistre public.  Pour  toute  réponse,  on  le  renvoya  au  parterre  du 
théâtre,  à  la  première  représentation  de  la  pièce  dont  je  viens 
de  vous  parler.  En  eiïet,  ajoutait  le  baron  de  Gleichen,  les  dis- 
cours des  peuples  prosternés  devant  le  Saint-Sacrement  étaient 
du  plus  grand  pathétique  et  de  la  plus  haute  éloquence  ;  et  les 
auditeurs  fondant  en  larmes,  pénétrés  de  repentir,  se  frappaient 
la  poitrine  à  grands  coups  de  poing  :  c'est  que  ce  qui  vous  fait 
rire  aujourd'hui  a  fait  pleurer  autrefois  ;  et  que  ce  qui  fait 
pleurer  l'Espagnol  aujourd'hui,  le  fera  rire  un  jour. 

Qui  est-ce  qui  croira  que que  tout  cela  est  la  lettre 

d'un  amant  tendre  et  passionné  à  une  femme  qu'il  aime  ?  Per- 
sonne. La  chose  n'en  est  cependant  pas  moins  vraie. 

Je  vous  croyais  quitte  de  l'Angleterre  et  des  Anglais,  Je  vous 
y  ramène  pourtant  pour  vous  montrer  combien  un  voyageur  et 
un  voyageur  se  ressemblent  peu.  Helvétius  est  revenu  de  Londres 
fou  à  lier  des  Anglais.  Le  Baron  en  est  revenu  bien  désabusé. 
Le  premier  écrivait  à  celui-ci  :  «  Mon  ami,  si,  comme  je  n'en 
doute  pas,  vous  avez  loué  une  maison  à  Londres,  écrivez-moi 
bien  vite  afin  que  j'emballe  ma  femme,  mes  enfants,  et  que 
j'aille  vous  trouver.  »  L'autre  répondait:  «  Ce  pauvre  Helvétius, 
il  n'a  vu  en  Angleterre  que  les  persécutions  que  son  livre  lui  a 
attirées  en  France.  » 

Nous  avons  diné  deux  fois  chez  la  chère  sœur  avec  M.  de 
Neufond.  La  première  fois,  il  fut  très-bien  ;  il  but,  il  rit,  il  plai- 
santa, il  causa,  il  joua,  il  gagna,  il  fut  gai  ;  la  seconde  fois,  il 
fut  triste,  mais  triste  comme  il  ne  l'est  point.  Il  ne  parla  point  à 
table;  sorti  de  table,  il  se  tut;  il  alla  se  placer  dans  un  coin,  le 
dos  tourné  à  la  compagnie,  la  tète  droite,  fixée  vers  la  porte, 
le  visage  enflammé  et  le  regard  comme  furieux.  Entendez-vous 
quelque  chose  à  cela?  Pourriez-vous  deviner  à  qui  il  en  avait  ? 
M"*  Boileau  prétend  toujours  qu'il  est  jaloux;  la  chère  sœur  en 
était  même  soucieuse  ;  elle  prétend  qu'il  était  attristé  de  ma 
bonne  humeur. 

Voilà  minuit  qui  sonne  ;  bonsoir,  mon  amie,  bonsoir.  Quand 
est-ce  donc  qu'à  la  même  heure  je  vous  le  dirai  de  plus  près? 


188  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

Je  suis  bien  las  de  dormir  si  loin  de  vous  toutes.  Si  cette 
lettre  part  demain,  vous  pourrez  bien  en  recevoir  quatre  à  la 
fois. 


XCIV 

Ce  20  octobre  1 7o5, 

Il  y  aura  dimanche  huit  jours  que  je  ne  suis  sorti  du  cabi- 
net :  l'ouvrage  avance;  il  est  sérieux,  il  est  gai;  il  y  a  des  con- 
naissances, des  plaisanteries,  des  méchancetés,  de  la  vérité;  il 
m'amuse  moi-même  ;  j'en  ai  pris  un  goût  si  vif  pour  l'étude, 
l'application  et  la  vie  avec  moi-même,  que  je  ne  suis  pas  loin 
du  projet  de  m'y  tenir.  Tout  se  compense  sans  doute  en  so- 
ciété avec  ses  amis;  une  gaieté  plus  vive,  quelque  chose  de 
plus  intéressant,  de  plus  varié;  on  se  communique  aux  autres; 
ils  vous  tirent  hors  de  vous;  voilà  le  beau  côté.  Mais  combien 
de  fois  l'amour-propre  blessé,  la  délicatesse  révoltée,  et  une 
infinité  d'autres  petits  dégoûts!  Rien  de  cela  dans  la  retraite  et 
la  solitude.  Les  voilà  tout  autour  de  moi,  ceux  dont  je  ne  me 
suis  jamais  plaint.  Oui,  chère  sœur,  j'ai  fait  presque  tout  ce 
que  vous  me  demandez;  j'ai  vu  l'abbé;  j'ai  vu  M.  Rodier;  l'abbé 
ne  peut  être  à  vous  d'un  an  ;  c'est  le  temps  que  doit  encore 
durer  son  éducation;  mais  à  la  vérité  c'est  au  plus.  M.  Rodier 
paraît  aussi  fâché  que  moi  de  prolonger  à  mes  dépens  la  petite 
pension  de  cet  enfant  que  j'ai  fait  à  une  femme  que  je  n'ai 
jamais  vue,  bien  par  l'opération  du  Saint-Esprit;  et  je  vous 
assure  qu'il  ne  demande  pas  mieux  que  de  m'en  soulager,  et 
qu'il  n'y  manquera  pas.  J'ai  trouvé  toutes  sortes  de  protec- 
tions auprès  de  M.  Dubucq;  c'est  lui  dont  le  sort  de  mon  petit 
cousin  de  Cayenne  dépend.  Quelqu'un  de  ces  jours,  je  dres- 
serai un  placet  rempli  de  mensonges  les  plus  honnêtes  et  les 
plus  pathétiques,  il  sera  présenté,  et  je  vous  chargerai  de 
chercher  mon  absolution  dans  Suarès  et  dans  Escobar.  Ces 
gens-là  auront  apparemment  décidé  qu'il  est  permis  de  faire 
un  petit  mal  pour  un  grand  bien  ;  et  ma  conscience  sera 
tranquille. 


l.ETTHKS   A  MADEMOISELLE  VOLLAND.  180 

A  propos,  je  n'ai  plus  entendu  parler  de  Lattre  ',  ni  du  plan 
de  Reims,  ni  de  M.  Le  Gendre.  Vous  me  recommandez,  mon 
amie,  le  silence  avec  Vialet.  Beau!  vous  y  êtes  bien!  il  sait 
tout,  et  sa  tête  a  bien  fait  un  autre  chemin  que  la  vôtre!  Mes 
amies,  portez-vous  bien;  jouissez  pleinement  du  bonheur  d'être 
à  côté  l'une  de  l'autre,  récompensez-vous  du  temps  perdu,  et 
prenez  des  arrhes  pour  l'avenir. 

Vous  êtes  folle,  chère  sœur,  d'être  inquiète  du  projet  de 
prendre  une  maison.  Premièrement,  rien  n'est  plus  incertain 
(|ue  ce  projet  ait  lieu;  laissez  passer  l'hiver;  laissez  venir  le 
j)iiiitemps,  la  campagne  embellie  ;  après  la  campagne  embellie, 
la  campagne  intéressante  et  utile,  et  vous  verrez  comme  l'année 
se  passera,  et  comme  la  suivante  lui  ressemblera,  et  comme  la 
troisième  ressemblera  aux  deux  autres.  Et  quand  ce  projet 
s'exécuterait,  vous  ne  connaissez  donc  ni  les  enfants,  ni  les 
vieillards.  La  maison  de  la  rue  Sainte-Anne  s'arrangera  :  elle 
sera  charmante;  votre  mari  vous  réunira,  et  maman  finira  par 
venir  demeurer  à  côté  de  vous.  Si  votre  tête  voulait  bien  lais- 
ser aux  choses,  qui  n'en  iront  pas  moins  leur  train,  leur  cours 
simple,  nécessaire  et  naturel,  sans  s'en  mêler,  elle  n'aurait 
point  eu  de  soucis  ;  et  tout  s'arrangerait  selon  ses  souhaits, 
parce  que  ses  souhaits  ne  peuvent  être  que  conformes  au  bien- 
être  de  tous.  Damilaville  est  arrivé  le  col  un  peu  gros  encore, 
mais  en  train  de  guérir  ;  pourvu  que  la  vie  de  Paris  ne  s'y  op- 
pose, ni  femme,  ni  veilles,  ni  table,  ni  vin  !  Cela  est  bien  dur. 
C'est  proposer  à  un  homme  de  mourir  cent  fois  pendant  dix  ans, 
pour  l'empêcher  de  mourir  une;  c'est  le  mot  d'un  petit-maître 
et  d'un  grave  philosophe,  et  qui  prouve  qu'un  petit-maître  ne 
dit  pas  toujours  des  sottises,  ou  qu'un  grave  philosophe  peut 
en  dire  une. 

Je  ne  l'ai  pas  encore  vu  ;  il  a  brûlé  Paris,  et  sa  chaise  de 
poste  l'a  déposé  tout  de  suite  à  la  Briche,  où  il  est  depuis  mardi, 
et  d'où  il  ne  reviendra  que  dans  le  courant  de  la  semaine.  Le 
travail  de  la  journée  m'avait  donné  le  soir  un  appétit  dévorant. 
J'ai  voulu  souper;  une  fois,  deux  fois,  cela  m'a  bien  réussi; 
mais  la  troisième  a  payé  pour  toutes.  J'ai  fait  l'indigestion  la 


1.  Éditeur  de  gravures  (entre  autres  de  VAlmanach  iconoloijique  de  Gravelot  et 
Cochin)  et  lui-même  graveur  de  cartes  et  de  plans. 


190  LETTRES    A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

mieux  conditionnée  ;  avec  de  l'eau  chaude,  de  la  diète,  des  mé- 
decines de  maman,  on  guérit  tout;  il  faut  encore  y  ajouter  son 
tempérament  et  le  mien.  Présentez-lui  mon  respect  et  à  M'" 
et  à  M""  de  Blacy.  Embrassez-vous  l'une  et  l'autre  pour  moi; 
c'est  une  commission  qui  ne  vous  sera  pas  désagréable  et  que 
j'aimerais  bien  autant  faire  moi-même.  Il  y  en  a  une  des  deux 
que  j'embrasserais  bien  deux  fois.  Devinez  laquelle?  «  Voilà,  dira 
la  petite  sœur,  de  ces  coquetteries  qu'il  a  sans  cesse  et  que  je 
ne  lui  passerais  pas.  —  Eh!  madame,  de  quoi  vous  mêlez-vous? 
Ce  n'est  peut-être  pas  vous  que  je  veux  embrasser  deux  fois. 
Oh  !  pour  une,  il  serait  sûr  que  cela  me  ferait  grand  plaisir,  et 
parce  que  quand  on  embrasse  on  est  tout  contre  l'embrassée,  et 
que  cette  fois-ci  l'embrassée  serait  tout  contre  celle  que  j'aime. 
Si  ce  que  je  dis  là  pouvait  la  dépiter  un  peu  !  Adieu,  mon  âme  ; 
adieu,  mon  amie,  ma  vie,  et  tout  ce  qui  m'est  cher.  Dimanche, 
attendez-vous  encore  à  quelque  billet. 


XGV 

A  Paris,  le  10  novembre  17G5. 

Enfin,  chère  amie,  m'en  voilà  quitte  après  quinze  jours  du 
travail  le  plus  opiniâtre.  Grimm,  qui  porte  l'intégrité  en  tout, 
se  reproche  l'interruption  de  notre  commerce  qu'il  regarde 
avec  juste  raison  comme  l'unique  douceur  qui  nous  reste;  mon 
absence  de  la  synagogue  de  la  rue  Royale  où  j'étais  désiré  par 
mes  amis;  le  danger  auquel  il  croit  qu'il  a  exposé  ma  santé  par 
une  aussi  longue  solitude,  et  des  tours  de  force  qu'il  prétend 
qu'on  ne  fait  impunément  à  aucun  âge,  moins  encore  au  mien 
et  au  sortir  d'un  travail  de  vingt  années;  au  demeurant  il  est 
resté  stupéfait.  Il  jure  sur  son  âme,  dans  deux  ou  trois  de  ses 
lettres,  qu'aucun  homme  sous  le  ciel  n'a  fait  et  ne  fera  jamais 
un  pareil  ouvrage  sur  cette  matière.  Quelquefois  c'est  la  conver- 
sation toute  pure  comme  on  la  fait  au  coin  du  feu  ;  d'autres 
fois,  c'est  tout  ce  qu'on  peut  imaginer  ou  d'éloquent  ou  de 
profond.  Je  me  trouve  tiraillé  par  des  sentiments  tout  opposés. 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLA.ND.  191 

Il  y  a  des  moments  où  je  voudrais  que  cette  ])esogne  tombât 
du  ciel  tout  imprimée  au  milieu  de  la  capitale  ;  plus  souvent, 
lorsque  je  réilcchis  à  la  douleur  profonde  qu'elle  causerait  à 
une  infinité  d'artistes  qui  ne  méritent  pas  d'être  si  cruellement 
punis  d'avoir  fait  des  efforts  inutiles  pour  mériter  notre  admi- 
ration, je  serais  désolé  qu'elle  parfit.  Je  suis  bien  loin  encore 
de  garder  dans  mon  cœur  un  sentiment  de  vanité  aussi  déplacé, 
lorsque  j'imagine  qu'il  n'en  faudrait  pas  davantage  pour  décrier 
et  arracher  le  pain  à  de  pauvres  artistes  qui  font  cà  la  vérité  de 
pitoyables  choses,  mais  qui  ne  sont  plus  d'âge  à  changer  d'état 
et  qui  ont  une  femme,  et  une  famille  bien  nombreuse;  alors  je 
condamne  à  l'obscurité  une  production  dont  il  ne  me  serait  pas 
difficile  de  recueillir  gloire  et  profit.  C'est  encore  un  des  cha- 
grins de  Grimm  que  de  voir  enfermer  dans  sa  boutique,  comme 
il  l'appelle,  une  chose  qui  certainement  ne  paraît  pas  avoir  été 
faite  pour  être  ignorée.  C'a  été  une  assez  douce  satisfaction 
pour  moi  que  cet  essai.  Je  me  suis  convaincu  qu'il  me  restait 
pleinement,  entièrement  toute  l'imagination  et  la  chaleur  de 
trente  ans,  avec  un  fonds  de  connaissances  et  de  jugement  que 
je  n'avais  point  alors;  j'ai  pris  la  plume;  j'ai  écrit  quinze  jours 
de  suite,  du  soir  au  matin,  et  j'ai  rempli  d'idées  et  de  style 
plus  de  deux  cents  pages  de  l'écriture  petite  et  menue  dont  je 
vous  écris  mes  longues  lettres,  et  sur  le  même  papier;  ce  qui 
fournirait  un  bon  volume  d'impression  ;  j'ai  appris  en  même 
temps  que  mon  amour-propre  n'avait  pas  besoin  d'une  rétribu- 
tion populaire,  qu'il  m'était  même  assez  indifférent  d'être  plus 
ou  moins  apprécié  par  ceux  que  je  fréquente  habituellement,  et 
que  je  pourrais  être  satisfait,  s'il  y  avait  au  monde  un  homme 
que  j'estimasse  et  qui  sût  bien  ce  que  je  vaux.  Grimm  le  sait,  et 
peut-être  ne  l'a-t-il  jamais  su  comme  à  présent!  Il  m'est  doux 
aussi  de  penser  que  j'aurai  procuré  quelques  moments  d'amu- 
sement à  ma  bienfaitrice  de  Russie,  écrasé  par-ci,  par-là,  le 
fanatisme  et  les  préjugés,  et  donné  par  occasion  quelques  leçons 
aux  souverains,  qui  n'en  deviendront  pas  meilleurs  pour  cela; 
mais  ce  ne  sera  pas  faute  d'avoir  entendu  la  vérité,  et  de  l'avoir 
entendue  sans  ménagement;  ils  sont  de  temps  en  temps  apos- 
trophés et  peints  comme  des  artisans  de  malheur  et  d'illusions, 
et  des  marchands  de  crainte  et  d'espérance.  Cette  longue  retraite 
a  intrigué  M.  Gaschon  ;   il  s'est  donné  la  peine  de  venir  chez 


192  LETTRES   A   iMADEMOISELLE  VOLLÂND. 

moi.  11  s'y  est  trouvé  en  même  temps  que  M.  Le  Gendre.  Vous 
ne  tarderez  pas  à  voir  ce  dernier.  Pour  moi,  je  vous  apparaîtrai 
lorsque  votre  solitude  sera  complète  et  que  le  mauvais  temps 
vous  aura  renfermée.  Je  vous  arriverai  avec  les  glaces,  les 
neiges  et  les  frimas.  Bonjour,  mon  amie;  continuez  de  vous  bien 
porter.  Présentez  mon  respect  à  madame  votre  mère,  et  à  tous 
ses  enfants  et  petits-enfants.  Je  vous  aime  de  tout  mon  cœur,  et 
votre  sœur  aussi.  De  quelque  manière  que  vous  entendiez  cette 
dernière  ligne,  elle  est  vraie.  Bonjour,  bonjour. 


XGVl 

Paris,  le  17  novembre  1765. 

Je  n'entends  rien  à  vos  reproches;  je  vous  proteste,  mon 
amie,  que,  malgré  l'agréable  mais  énorme  besogne  que  je  m'é- 
tais engagé  à  finir  en  quinze  jours,  je  ne  me  suis  jamais  refusé 
le  plaisir  de  vous  écrire  un  petit  mot  aux  jours  accoutumés. 
Comptez  mes  feuilletons,  et  vous  en  trouverez  quatre  ;  et  puis 
une  longue  et  volumineuse  lettre  à  l'ordinaire,  toute  pleine  de 
mes  radoteries  et  de  celles  de  mes  amis.  Après  mon  examen  de 
conscience  fait,  et  m'être  bien  dit  à  moi-même  que  vous  m'êtes 
aussi  chère  que  le  premier  jour,  je  vais  continuer. 

Je  vous  ai  raconté,  je  crois,  comme  quoi  M.  Le  Gendre  et 
M.  Gaschon  s'étaient  trouvés  chez  moi  dans  la  même  mati- 
née. M.  Gaschon  ne  s'assit  point  ;  le  froid  de  mon  âtre  le  fit  sau- 
ver. M.  Le  Gendre  ayant  beaucoup  d'affaires,  et  peu  de  temps 
à  rester  à  Paris,  nous  sortîmes  ensemble  ;  il  me  conduisit  à  la 
porte  des  Tuileries;  chemin  faisant,  il  me  dit  qu'il  était  très- 
occupé  à  chercher  un  reste  de  bail.  Le  lendemain  il  m'apprit, 
par  un  petit  billet,  qu'il  en  avait  trouvé  un  sur  le  Palais-Boyal, 
où  il  comptait  vous  rassembler  toutes,  en  attendant  que  la  rue 
Sainte-Anne  devînt  habitable.  11  ajoutait  que  M.  Duval  avait  sa 
procuration  à  cet  effet.  Avec  tout  cela,  je  gagerais  presque  que 
cet  arrangement  n'aura  pas  lieu,  soit  par  des  difficultés  impré- 
vues qui  surviendront,  soit  par  une  bonne  et  ferme  résolution 


LETTRES  A   MADEMOISELLE   VOLLAN'D.  193 

de  madamf3  voire  mère  à  ne  pas  faire  trois  dcniénagenients.  Son 
projet  était  de  ine  mener  dîner  chez  M.  Duval,  mais  c'était  jour 
de  synagogue;  Grimm  était  venu  de  la  Briche  pour  conférer 
avec  moi  sur  la  manière  dont  il  userait  de  mes  papiers;  d'ailleurs 
il  n'était  guère  possible  de  faire  durer  plus  longtemps  une 
éclipse  qu'on  ne  cessait  de  lui  reprocher.  Ce  fut  ce  jour-là  que 
nous  allâmes  en  corps  entendre  le  Pantalone^  La  Baronne  nous 
prit,  Grimm,  M.  de  Sevelinges  et  moi,  dans  son  carrosse;  les 
autres  suivirent  en  fiacre.  Grimm  lui  fit  quelques  compliments 
sur  la  conquête  de  l'abbé  Coyer.  Il  est  vrai  qu'elle  avait  été 
exposée  pendant  toute  la  soirée  à  sa  galanterie,  qu'elle  appelait 
du  miel  de  Narbonne  gâté. 

Dussé-je  causer  à  M''^  Mélanie  les  regrets  les  plus  offensants 
pour  vous  toutes,  je  ne  puis  m'empêcher  de  vous  dire  que  je 
ne  crois  pas  que  la  musique  m'ait  jamais  procuré  une  pareille 
ivresse.  Imaginez  un  instrument  immense  pour  la  variété  des 
tons,  qui  a  toutes  sortes  de  caractères,  des  petits  sons  faibles  et 
fugitifs  comme  le  luth  lorsqu'il  est  pincé  avec  la  dernière  déli- 
catesse ;  des  basses  les  plus  fortes  et  les  plus  harmonieuses,  et 
une  tète  de  musicien  meublée  de  chants  propres  à  toutes  sortes 
d'affections  d'âme,  tantôt  grands,  nobles  et  majestueux,  un 
moment  après  doux,  pathétiques  et  tendres,  faisant  succéder 
avec  un  art  incompréhensible  la  délicatesse  à  la  force,  la  gaieté 
à  la  mélancolie,  le  sauvage,  l'extraordinaire  à  la  simplicité,  à  la 
finesse,  à  la  grâce,  à  tous  les  caractères  rendus  aussi  piquants 
qu'ils  peuvent  l'être  par  leur  contraste  subit.  Je  ne  sais  com- 
ment cet  homme  réussissait  à  lier  tant  d'idées  disparates;  mais 
il  est  certain  qu'elles  étaient  liées,  et  que  vingt  fois,  en  l'écou- 
tant^ cette  histoire  ou  ce  conte  du  musicien  de  l'antiquité  qui 
faisait  passer  à  discrétion  ses  auditeurs  de  la  fureur  à  la  joie, 
et  de  la  joie  à  la  fureur,  me  revint  à  l'esprit  et  me  parut  croyable. 
Je  vous  jure,  mon  amie,  que  je  n'exagère  point  quand  je  vous 
dis  que  je  me  suis  senti  frémir  et  changer  de  visage  ;  que  j'ai 
vu  les  visages  des  autres  changer  comme  le  mien,  et  que  je 
n'aurais  pas  douté  qu'ils  n'eussent  éprouvé  le  même  frémisse- 
ment quand  ils  ne  l'auraient  pas  avoué.  Ajoutez  à  cela  la  main 

l.  Voir  sur  cet  instrument  et  sur  l'artiste  qui  en  jouait  la  Correspondance  de 
Grimm  (1"  janvier  17G0). 

XIX  13 


194  LETTRES  A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

la  plus  légère,  l'exécution  la  plus  brillante  et  la  plus  précieuse, 
*  l'harmonie  la  plus  pure  et  la  plus  sévère,  et  de  la  part  de  cet 
Osbruck  une  âme  douce  et  sensible,  une  tête  chaude,  enthou- 
siaste, qui  s'allume,  qui  se  perd,  qui  s'oublie  si  parfaitement 
qu'à  la  fin  d'un  morceau  il  a  l'air  effaré  d'un  homme  qui  revient 
d'un  rêve.  Si  cet  homme  n'était  pas  né  robuste,  son  instrument 
et  son  talent  le  tueraient.  Oh  !  pour  le  coup  je  suis  sûr  qu'avec 
des  cordes  de  boyau  et  de  soie,  des  sons,  et  deux  petits  bâtons, 
on  peut  faire  de  nous  tout  ce  qu'on  veut. 

A  notre  retour  nous  trouvâmes  Suard  tout  seul  devant  le 
feu,  enfoncé  dans  la  plus  profonde  mélancolie.  Il  était  resté,  et 
vous  en  devinez  la  raison  de  reste.  Vingt  fois  le  petit  salon  où 
nous  étions  retentit  d'exclamations;  nous  n'avions  pas  la  force 
de  causer  en  revenant  ;  seulement  de  temps  en  temps,  nous 
nous  écriions  encore  :  «  Ma  foi,  celaétait  beau!  Quel  instrument! 
quelle  musique  !  quel  homme  !  »  comme  au  retour  d'une  tragé- 
die où  l'âme  violemment  agitée  conserve  encore  l'impression 
qu'elle  a  reçue  ;  revenus  chez  le  Baron,  nous  restâmes  tous 
assis  sans  mot  dire;  nos  âmes  n'étaient  pas  remises  des  secousses 
qu'elles  avaient  éprouvées,  et  nous  ne  pouvions  ni  penser  ni 
parler.  Voilà  l'effet,  selon  Grimm,  que  les  arts  doivent  produire, 
ou  ne  pas  s'en  mêler. 

Je  crains  Dien  que  le  goût  que  j'ai  pris  pour  la  solitude  ne 
soit  plus  durable  que  je  ne  croyais.  J'ai  passé  le  vendredi,  le 
samedi,  les  deux  fêtes  et  le  mardi  sans  sortir  de  la  robe  de  cham- 
bre. J'ai  lu,  j'ai  rêvé,  j'ai  écrit,  j'ai  nigaude  en  famille  ;  c'est  un 
plaisir  que  j'ai  trouvé  fort  doux.  Aujourd'hui  mercredi,  je  suis 
sorti  pour  aller  chez  M.  Dumont  chercher  l'ouvrage  dont  il  s'était 
chargé  pour  moi.  J'en  suis  satisfait.  Au  sortir  de  là,  ne  sachant 
que  devenir,  je  me  suis  fait  conduire  chez  un  galant  homme 
que  je  ne  vous  nommerai  pas,  parce  que  je  vais  vous  conter  son 
histoire.  Belle  matière  à  causerie  pour  les  vordes. 

Une  femme  de  votre  connaissance,  jeune  tout  à  fait,  mais 
tout  à  fait  douce,  honnête,  aimable,  c'est  du  moins  ainsi  que 
vous  m'en  avez  parlé  toutes,  car  pour  moi  je  ne  la  connais 
presque  point,  est  exposée  par  son  état  à  se  trouver  sans  cesse 
à  côté  d'un  homme  à  peu  près  de  son  âge,  froid  de  caractère, 
mais  rempli  de  qualités  très- estimables;  de  la  sagesse,  du  juge- 
ment, de  l'esprit,  des  connaissances,  de  l'équité,  de  la  sensibi- 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLL\ND.     195 

lité  même  ;  c'était  son  ami,  son  confidenl,  son  conseil  et  son 
consolateur;  car  cette  femme  avait  des  peines  domestiques.  Il 
est  arrivé  à  cet  homme  ce  qui  arrivera  infailliblement  à  tout 
homme  qui  se  chargera  du  soin  indiscret  et  périlleux  d'écouter 
la  peine  d'une  femme  jeune,  aimable,  et  d'essuyer  ses  larmes; 
il  en  versera  d'abord  de  commisération  ;  puis  il  en  versera 
d'autres  qu'on  laissera  couler  sans  les  essuyer,  et  qu'on  es- 
suiera. On  essuya  les  siennes.  Celte  passion  a  duré  pendant 
deux  ans.  Après  ce  court  intervalle,  sans  infidélité,  sans  mécon- 
tentement, sans  aucune  de  ces  raisons  qui  amènent  communé- 
ment la  tiédeur  et  le  dégoût,  le  sentiment  tendre  et  passionné 
a  dégénéré,  de  la  part  de  l'homme  seulement,  en  une  amitié 
très-vraie  et  un  attachement  solide  dont  on  a  reçu  et  dont  on 
reçoit  en  toutes  circonstances  les  témoignages  les  moins  équivo- 
ques. Mais  il  n'y  a  plus,  plus  d'amour.  On  se  voit  toujours,  mais 
c'est  comme  un  frère  qui  vient  voir  une  sœur  qui  lui  est  chère. 
La  femme  n'a  pas  vu  ce  changement  sans  en  éprouver  la  douleur 
la  plus  profonde.  L'ami,  le  confident,  le  conseille  consolateur  qui 
lui  restait^  la  soulageait  de  la  perte  de  l'amour.  Elle  en  était  là 
lorsqu'un  autre  homme,  qui  était  à  mille  lieues  de  soupçonner 
qu'elle  eût  jamais  eu  aucun  engagement,  simplement  attiré  par 
la  jeunesse,  l'esprit,  la  douceur,  les  charmes,  les  talents  de  la 
personne,  et  peut-être  un  peu  encouragé  par  son  indifférence 
pour  son  époux,  qui  certainement  ne  mérite  pas  mieux,  s'est 
mis  sur  les  rangs;  c'est  l'homme  avec  lequel  j'ai  dîné  aujour- 
d'hui. Il  a  de  l'esprit,  des  connaissances,  de  la  jeunesse,  de  la 
figure;  c'est,  sans  aucune  exception,  l'enfant  le  plus  sage  que 
je  connaisse.  Il  a  trente  ans;  il  n'a  point  encore  eu  de  passion, 
et  je  ne  crois  pas  qu'il  ait  connu  de  femmes,  quoiqu'il  ait  le 
cœur  très-sensible  et  la  tète  très-chaude.  C'est  une  affaire  de 
timidité,  d'éducation  et  de  circonstances.  Il  rend  des  assi- 
duités; il  fait  tout  ce  qu'un  honnête  homme  peut  se  permettre 
pour  plaire;  il  se  tait,  mais  toute  sa  personne  et  toute  sa  con- 
duite parlaient  si  clairement  que  deux  personnes  l'entendirent  à 
la  fois;  et  voici  ce  qui  lui  arrive  dans  un  même  jour.  Il  va  le 
matin  faire  sa  cour  à  celle  qu'il  aime.  D'abord  la  conversation 
est  vague;  puis  elle  l'est  moins,  puis  elle  devient  plus  intéres- 
sante ;  et  l'intérêt  allant  toujours  croissant  il  vint  un  moment 
où,  sans  être  ni   fou,  ni  un  étourdi,  ni  un  impertinent,  mon 


19G  LETTRES  A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

jeune  homme  se  crut  autorisé  à  se  jeter  à  genoux,  à  prendre 
une  main,  à  la  baiser,  à  avouer  qu'il  ressentait  la  première  pas- 
sion qu'il  eût  ressentie  de  sa  vie,  et  la  plus  violente  qu'aucun 
homme  eût  peut-être  connue.  Cette  femme,  loin  de  retirer  sa 
main,  que  mon  jeune  homme  dévorait,  le  relève  doucement,  le 
fait  asseoir  devant  elle,  et  lui  montre  un  visage  tout  baigné  de 
pleurs.  Jugez  quelle  impression  fit  ce  visage,  où  l'on  voyait  la 
douleur  dans  toute  sa  violence,  sans  le  moindre  vestige  ni  de 
colère,  nids  surprise,  ni  de  mépris,  ni  d'indifférence!  «  Madame, 
lui  dit  mon  jeune  homme,  vous  pleurez?  —  Oui,  je  pleure.  — 
Qu'avez-vous?  Aurais-je  eu  le  malheur  de  vous  déplaire,  de  vous 
affliger?  —  De  me  déplaire  !  non  ;  de  m'affliger  !  oui.  J'ai  fait  tout 
ce  que  j'ai  pu  pour  éloigner  ce  moment;  croyez  qu'il  y  a  long- 
temps que  je  vois  que  vous  m'aimez,  et  que  je  vois  arriver 
votre  peine  à  la  mienne.  Vous  m'aimez?  —  Si  je  vous  aime  !  — 
Eh  bien!  je  crois  que  je  vous  aime  aussi  :  mais  de  quoi  peut 
vous  servir  cet  aveu,  après  celui  qui  me  reste  à  vous  faire!  Vous 
allez  connaître  du  moins  jusqu'à  quel  point  je  vous  estime;  une 
femme  fait  rarement  une  confidence  telle  que  celle  que  je  vais  vous 
faire;  il  est  plus  rare  encore  que  ce  soit  à  un  homme  de  votre 
âge.  Mais  je  vous  connais,  et  je  vous  connais  bien.  »  Ensuite  elle 
lui  laconte  toute  son  histoire;  et  tandis  que  mon  jeune  homme, 
plus  surpris,  plus  affligé  que  je  ne  saurais  vous  dire,  cherchait 
ce  qu'il  avait  à  lui  répondre,  elle  ajouta  :  «  Ce  qui  me  déses- 
père, c'est  l'incertitude  de  ce  cœur;  vous  y  êtes,  j'en  suis 
sûre;  mais  je  ne  suis  pas  sûre  que  l'autre  en  soit  exclu.  C'est 
un  embarras;  une  obscurité,  une  nuit,  un  labyrinthe  où  je  me 
perds.  Ce  cœur  est  depuis  un  temps  une  énigme  que  je  ne 
saurais  expliquer.  Il  y  a  des  moments  où  je  voudrais  être 
morte.  »  Et  puis  voilà  des  larmes  qui  se  mettent  à  conler  en 
abondance,  une  femme  que  ses  sanglots  étouffent  et  qui  dit  : 
«Que  deviendrais-je,  que  deviendriez-vous,  si  je  vous  écoutais, 
et  qu'après  vous  avoir  écouté,  cet  homme  allât  reprendre  ses 
premiers  sentiments  et  les  faire  renaître  en  moi?  Je  suis  en- 
chantée de  vous  connaître  ;  je  voudrais  ne  vous  avoir  jamais 
connu  ;  vous  ne  pouvez  ni  vous  approcher  d'une  autre,  ni  vous 
approcher  de  moi,  sans  me  causer  une  peine  mortelle.  J'ai  sou- 
haité cent  fois  que  vous  vous  attachiez  ailleurs;  mais  c'était  le 
souhait  de  ma  raison,  et  le  serrement  subit  de  mon   cœur  ne 


LETTRES   A    MADEMOISELLE   VOLLAND.  107 

m'apprenait  que  trop  qu'il  désavouait  ce  souhait.  Je  suis  folle  ; 
je  ne  me  conçois  pas;  ce  que  je  sais,  c'est  que  je  mourrais 
plutôt  mille  fois  que  de  rien  faire,  tantquece  cruel  état  durera, 
qui  puisse  compromettre  le  bonheur  d'un  homme.  »  Je  suivrai 
cette  conversation  beaucoup  plus  loin  si  je  voulais,  mais  vous  y 
suppléerez  dans  les  vordes.  Nos  deux  amants  se  séparèrent. 
Vous  remarquerez  que  la  femme  n'avait  point  nommé  l'objet  de 
sa  première  passion,  et  que  mon  jeune  homme  aurait  été  indis- 
cret à  le  demander. 

Il  s'en  va,  se  trouvant  très  à  plaindre,  mais  trouvant  celle 
qu'il  laissait  peut-être  plus  à  plaindre  que  lui;  abîmé  dans  ses 
pensées,  ne  sachant  où  porter  ses  pas.  Il  était  à  peu  près  l'heure 
du  dîner;  il  entre  chez  un  ami  ;  cet  ami  l'embrasse,  l'accueille  et 
lui  dit  :  a  Vous  arrivez  on  ne  saurait  plus  à  propos.  Tenez,  voilà 
le  billet  que  je  vous  écrivais,  pour  que  vous  vinssiez  passer  le  reste 
de  la  journée  avec  moi.  J'ai  l'âme  pleine  d'un  souci  qui  me  tour- 
mente depuis  longtemps,  et  que  je  me  reproche  de  vous  avoir 
celé.  Dînons  d'abord.  J'ai  fait  fermer  ma  porte;  après  dîner, 
nous  causerons  tout  à  notre  aise.  »  En  dînant,  l'ami  s'aperçoit 
du  trouble,  de  la  tristesse,  de  la  profonde  mélancolie  de  mon 
jeune  homme,  son  ami.  11  lui  en  fait  des  plaisanteries,  u  Si  je  ne 
connaissais,  lui  dit-il,  votre  éloignement  pour  les  femmes,  je 
croirais  que  vous  êtes  amant  et  amant  malheureux.  »  Le  jeune 
homme  lui  répond  :  «  Laissons  là  ma  peine;  ce  n'est  rien;  cela 
se  passera  peut-être.  Sachons  votre  souci.  —  Mon  souci?  en 
deux  mots  :  je  crois  m'être  aperçu  que  vous  rendiez  des  assi- 
duités à  madame  une  telle.  Eh  bien  !  mon  ami,  c'est  une  femme 
que  j'ai  aimée  de  la  passion  la  plus  forte  et  la  plus  tendre,  et 
pour  laquelle  je  conserve  et  je  conserverai  jusqu'au  tombeau 
l'amitié  la  plus  sincère,  l'estime,  la  vénération,  le  dévouement 
le  plus  complet.  Je  n'ai  plus  d'amour,  elle  ne  l'ignore  pas  ; 
malgré  cela  je  suis  resté  libre  :  je  n'ai  point  pris  de  nouvel 
engagement.  C'est  la  seule  femme  que  je  voie,  et  les  soins  que 
vous  lui  avez  rendus,  la  manière  dont  elle  les  a  reçus,  m'ont 
causé  du  chagrin.  Je  me  suis  demandé  cent  fois  la  raison  de  ce 
chagrin  sans  pouvoir  me  répondre.  Gela  n'a  pas  le  sens  com- 
mun ;  je  me  le  dis,  et  tout  en  me  le  disant  je  sens  que  mon 
cœur  souffre.  Ce  n'est  pas  tout  :  en  souffrant,  j'ai  continué  de 
vivre  avec  elle  sur  le  ton  de  l'amitié  la  plus  pure.  Je  l'ai  vue 


193  LETTRES  A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

cent  fois  sans  être  tenté  une  seule  de  la  remettre  sur  la  voie  de 
notre  première  liaison,  quoique  je  ne  visse  en  elle  aucune 
répugnance  à  m'écouter.  Si  je  l'aimais  encore  d'amour,  je  vous 
dirais  :  Mon  ami,  j'aime  d'amour  madame  une  telle,  et  j'espé- 
rerais de  votre  amitié  une  conduite  conforme  à  ma  tranquillité  : 
mais  je  ne  saurais  vous  parler  ainsi  ;  car  je  vous  avouerais  un 
sentiment  que  je  ne  sens  ni  près  ni  loin  d'elle.  Si  j'étais  sûr  de 
ne  jamais  reprendre  de  passion,  je  me  tairais,  et,  loin  de  souffrir 
de  la  cour  que  vous  lui  faites,  je  vous  féliciterais  de  votre 
choix,  car  il  est  sûr  qu'il  ne  serait  pas  possible  d'en  faire  un 
meilleur;  je  me  ferais  même  un  devoir  de  seconder  vos  vues. 
Mais  mon  âme  est  une  âme  à  laquelle  je  n'entends  rien.  Lors- 
que je  vous  sais  avec  elle,  je  ne  vais  jamais  rompre  vos  tête-à- 
tête  ;  mais  j'en  suis  tenté.  Lorsque  nous  mangeons  ensemble 
chez  nos  amis,  et  qu'on  vous  place  à  côté  d'elle,  je  suis  troublé, 
et  il  faut  que  dans  les  premiers  moments  je  me  fasse  violence 
pour  paraître  gai.  Ce  n'est  pas  que  je  voulusse  être  à  votre 
place  ;  quand  vous  n'y  êtes  pas,  je  ne  m'y  mets  point,  et  je  ne 
me  soucie  ni  d'y  être  ni  qu'un  autre  y  soit.  Vous  avez  des 
rivaux,  même  dangereux;  je  n'ai  jamais  fait  la  moindre  atten- 
tion ni  à  ce  qu'ils  lui  disaient,  ni  à  ce  qu'elle  leur  répondait.  11 
y  a  quelque  temps,  je  ne  sais  ce  qu'elle  avait  à  vous  lire,  vous 
me  demandâtes  la  clef  de  mon  cabinet,  je  vous  la  donnai;  mais 
je  trouvai  que  vous  étiez  longtemps  ensemble  :  avec  cela  j'ai 
été  huit  jours  sans  la  voir,  et  n'ai  pas  même  songé  à  m'infor- 
mer  de  ce  dont  il  s'agissait  entre  vous.  Le  soir,  lorsque  vous  la 
reconduisiez  chez  elle,  je  n'ai  jamais  fait  la  moindre  démarche 
pour  savoir  si  vous  y  montiez;  cependant  j'en  ai  eu  quelque 
curiosité.  Vous  ne  m'inquiétez  vraiment  que  quand  je  vous  vois 
ou  vous  soupçonne  ensemble  :  en  tout  autre  moment  je  n'y 
pense  pas.  J'ai  passé  tout  le  mois  à  la  campagne.  J'y  ai  été 
content,  gai,  satisfait,  et  la  pensée  que  peut-être  vous  employiez 
vos  journées  à  lui  dire  que  vous  l'aimez,  et  elle  à  vous  écouter, 
ou  ne  m'est  pas  venue,  ou  elle  a  passé  si  légèrement  que  je 
ne  m'en  souviens  pas.  Si  quelqu'un,  à  mon  retour  de  la  cam- 
pagne, m'avait  rendu  de  vos  moments  un  compte  qui  m'eût 
rassuré  sur  votre  commerce,  il  me  semble  qu'il  ne  m'aurait 
pas  déplu.  Je  ne  sais  ni  ce  que  je  veux,  ni  ce  que  je  voudrais. 
Je  ne  sais  ni  ce  que  je  suis  ni  ce  que  je  serai.  Je  n'exige  rien 


LETTRES  A  MADEMOISELLE   VOLLANl).  190 

de  vous.  Je  ne  vous  fais  aucune  question;  c'est  peut-être  que  je 
crains  votre  sincérité,  sans  m'en  aperçoir.  Je  vous  explique  seule- 
ment la  situation  de  mon  âme,  afin  que  vous  en  usiez,  après  cela, 
tout  comme  il  vous  plaira.  Quoi  que  vous  fassiez,  je  n'aurai  point 
à  me  plaindre  de  vous,  de  même  que  j'espère  que,  quoi  qu'il 
m'arrive  dans  la  suite,  vous  n'aurez  point  à  vous  plaindre  de 
moi;  et  cependant  il  pourra  très-bien  se  faire  que  vous  fassiez 
ma  désolation  et  que  je  fasse  la  vôtre.  Je  vous  demande  pour 
toute  chose,  mon  ami,  d'y  regarder,  et  d'y  regarder  de  près. 
Vous  êtes  jeune,  mais  vous  êtes  plus  sage  qu'on  ne  l'est  com- 
munément avec  le  double  de  votre  âge  et  de  votre  expérience. 
Vous  avez  ignoré  que  j'eusse  jamais  eu  du  goût  pour  madame 
une  telle  ;  vous  ne  savez  pas  même  à  présent  si  j'en  ai  :  et 
comment  le  sauriez-vous,  puisque  je  l'ignore  moi-même?  Ainsi 
je  n'ai  point  de  reproche  à  vous  faire  sur  le  passé  ni  sur  le  pré- 
sent; et  je  déclare  que  je  n'en  puis  avoir  à  vous  faire  sur  l'ave- 
nir. Mais  comme  nous  sommes  tous  deux  mauvais  juges  dans 
cette  affaire,  je  consens  que  vous  exposiez  votre  situation  et  la 
mienne  à  quelque  homme  de  sens  qui  peut-être  y  verra  plus 
clair  que  nous,  et  à  qui  nous  pourrons  avoir,  elle,  vous  et  moi, 
l'obligation  de  notre  bonheur.  » 

Eh  bien  !  chère  et  tendre  amie,  que  diable  voulez-vous  que 
l'on  conseille  à  des  gens  dans  une  aussi  étrange  position?  Au 
demeurant,  je  vous  prie  de  croire  qu'il  n'y  a  pas  un  mot  ni  à 
ajouter  ni  à  retrancher  à  tout  cela  :  c'est  la  vérité  pure,  à  l'ex- 
ception de  quelques  discours  que  j'ai  peut-être  faits  mieux  ou 
moins  bien  qu'ils  n'ont  été  tenus.  Là-dessus  mettez  toutes  vos 
têtes  en  un  bonnet,  et  tâchez  de  me  trouver  un  conseil  sans 
inconvénient.  Ce  qui  m'en  plaît,  c'est  que  voilà  certainement 
trois  honnêtes  créatures,  et  bien  raisonnables.  Je  ferais  tout 
aussi  bien  de  continuer  à  vous  écrire;  car  il  est  deux  heures 
du  matin,  et  cette  singulière  aventure  ne  me  laissera  pas 
dormir. 

Vous  dormez,  vous  !  Vous  ne  pensez  pas  qu'il  y  a  à  soixante 
lieues  de  vous  un  homme  qui  vous  aime,  et  qui  s'entretient 
avec  vous  tandis  que  tout  dort  autour  de  lui.  Demain  je  serai 
une  de  vos  premières  pensées.  Adieu,  mon  amie;  je  vous  aime 
comme  vous  voulez,  comme  vous  méritez  d'être  aimée,  et  c'est 
pour  toujours.  Mon  respect  à  toutes  vos  dames  ;  un  petit  mot 


200  LETTRES  A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

bien  doux,  bien  doux  à  notre  bien-aimée.  Comme  tout  cela  va 
vous  faire  causer!  Je  voudrais  bien  être  là,  seulement  pour  vous 
entendre. 


XGVII 

À  Paris,  le  21  novembre  1705. 

Je  croyais  être  à  la  fni  de  ma  corvée;  point  du  tout  :  quel- 
ques plaisanteries  du  sculpteur  Falconet  m'ont  fait  entreprendre 
très-sérieusement  la  défense  du  sentiment  de  l'immortalité  et 
du  respect  de  la  postérité. 

Ou  je  me  trompe  fort,  ou  il  y  a  dans  ce  morceau  des  idées 
qui  vous  plairaient,  et  d'autres  idées  qui  feraient  tressaillir  de 
joie  la  sœur  bien-aimée;  vingt  fois,  en  l'écrivant,  je  croyais 
vous  parler;  vingt  fois  je  croyais  m'adresser  à  elle.  Quand  je 
disais  des  choses  justes,  sensées,  réfléchies,  c'est  vous  qui 
m'écoutiez.  Quand  je  disais  des  choses  douces,  hautes,  pathéti- 
ques, pleines  de  verve,  de  sentiment  et  d'enthousiasme,  c'est 
elle  que  je  regardais. 

Mon  goût  pour  la  solitude  s'accroît  de  moment  en  moment; 
hier  je  sortis  en  robe  de  chambre  et  en  bonnet  de  nuit,  pour 
aller  dîner  chez  Damilaville.  J'ai  pris  en  aversion  l'habit  de 
visite;  ma  barbe  croît  tant  qu'il  lui  plaît.  Encore  un  mois  de 
cette  vie  sédentaire,  et  les  déserts  de  Paco  me  n'auront  pas  vu 
un  anachorète  mieux  conditionné.  Je  vous  jure  que  si  le  Prieur 
des  Chartreux  m'avait  pris  au  mot,  lorsqu'à  l'âge  de  dix-huit  à 
dix-neuf  ans  j'allai  lui  offrir  un  novice,  il  ne  m'aurait  pas  fait  un 
trop  mauvais  tour  :  j'aurais  employé  une  partie  de  mon  temps 
à  tourner  des  manches  de  balais,  à  bêcher  mon  petit  jardin,  à 
observer  mon  baromètre,  à  méditer  sur  le  sort  déplorable  de 
ceux  qui  courent  les  rues,  boivent  de  bons  vins,  cajolent  de 
jolies  femmes,  et  l'autre  partie  à  adresser  à  Dieu  les  prières  les 
plus  ferventes  et  les  plus  tendres,  l'aimant  de  tout  mon  cœur 
comme  je  vous  aime,  m'enivrant  des  espérances  les  plus  flat- 
teuses comme  je  fais,  et  plaignant  très-sincèrement  les  insensés 
qui  préfèrent  de  pauvres  joies  momentanées,  de  petites  jouis- 


LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOL  LAN  D.  201 

sances  passagères,  à  la  douceur  d'une  extase  éternelle  dont  je 
ne  me  soucie  guère. 

>;'ayez  nulle  inquiétude  sur  ma  santé;  voici  le  temps  des 
brouillards,  et  vous  savez  que  les  métaphysiciens  ressemblent 
aux  bécasses. 

Vous  venez  de  me  faire  sentir  l'inconvénient  de  l'exactitude; 
c'est  aujourd'hui  jeudi,  j'ai  couru  rue  Neuve-Luxembourg,  dans 
l'espérance  d'y  trouver  une  lettre,  et  dans  celte  lettre  le  conseil 
dont  j'ai  besoin.  Point  de  lettre  et  point  de  conseil;  le  pis  c'est 
que  votre  silence  n'est  pas  sans  consé(juence  comme  le  mien.  A 
Paris,  embarrassé  d'afl'aires,  distrait  par  des  amis,  des  indiffé- 
rents, des  importuns  de  toutes  les  couleurs,  vous  pouvez  tou- 
jours faire  quelque  supposition  qui  vous  tranquillise  ;  à  la  cam- 
pagne, libre  de  toute  occupation  qui  vous  commande,  maîtresse 
absolue  de  vos  instants,  lorsque  je  n'entends  point  parler 
de  vous,  je  n'en  saurais  imaginer  qu'une  raison  qui  me 
rend  fou. 

Le  domestique  de  Grimm  m'a  promis  que  je  le  verrais 
demain  dans  la  matinée.  Je  vais  tâcher  de  dormir  sur  l'espé- 
rance de  savoir  à  mon  réveil  que  vous  vous  portez  bien. 

Le  voilà  donc  inspecteur  ou  ingénieur  à  Caen  *  :  je  crois 
qu'il  se  pendrait  de  désespoir  s'il  croyait  en  avoir  l'obligation  k 
M.  de... 

Tout  ce  que  vous  me  dites  de  la  raquette  qui  vous  jette  au 
Château-du-Goq,  du  Ghâteau-du-Coq  au  Palais-Royal,  du 
Palais-Pioyal  rue  Sainte-Anne,  est  vrai  ;  mais  sans  l'âge  de 
madame  votre  mère,  qu'est-ce  qu'un  bond  de  plus  ou  de  moins 
lorsqu'il  s'agit  de  se  fixer  pour  toujours  ! 

Bonsoir,  mon  amie.  Si  les  choses  suivent  la  pente  que  je  leur 
vois  prendre,  je  ne  désespérerai  pas  de  vous  ramener  à  Paris. 

M.  Le  Gendre  compte  nous  rendre  la  sœur  bien-aimée  au 
conmiencement  du  mois  prochain.  M""^  et  M"*"  de  Blacy  vous 
resteront-elles? 

L'hiver  débute  ici  fort  sérieusement.  Adieu,  bonne  et  tendre 
amie.  Gardez  le  coin  du  feu. 

Mon  respect  à  ces  dames.  A  propos,  voici  le  temps  de  parler 
à  Damilaville  ;  ce  sera  pour  la  première  fois  que  je  le  verrai. 

1.  M.  Le  Gendre. 


202  LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 


XGVIII 

Paris,  le  l*"^  décembre  1765. 

Je  ne  sais  que  devenir.  J'ai  toutes  sortes  d'occupations 
autour  de  moi  ;  aucune  ne  me  convient.  Je  voudrais  sortir,  et 
je  sens  qu'en  quelque  endroit  que  j'aille,  j'y  porterais  et  trou- 
verais l'ennui.  Le  domestique  de  Grimm  ne  m'a  point  apparu; 
demain  dimanche,  s'il  faut  que  je  revienne  à  vide  de  la  rue 
ISeuve-Luxembourg,  il  est  sûr  que  je  serai  l'homme  du  monde 
le  plus  inquiet  et  le  plus  malheureux.  Vous  croyez  que  si  c'était  à 
recommencer,  je  vous  aimerais,  ni  vous  ni  aucune  autre;  que 
je  ferais  assez  peu  de  cas  du  repos,  de  la  liberté,  du  sens  com- 
mun, pour  le  confier  derechef  à  personne!  Cassez-moi  aux 
gages,  seulement  une  fois,  pour  voir.  En  vérité,  il  est  bien  triste 
de  s'être  attaché  à  une  créature  à  laquelle  on  ne  saurait  se 
promettre  d'avoir  jamais  le  moindre  reproche  à  faire,  ni  infidé- 
lité, ni  dégoût,  ni  travers  sur  lesquels  on  puisse  compter; 
n'avoir  ni  le  courage  de  lui  manquer,  ni  la  moindre  espérance 
qu'elle  nous  manquera  ;  se  trouver  dans  la  nécessité  ou  de  se 
haïr  soi-même  ou  de  l'adorer  tant  qu'on  vivra;  cela  est  à  déses- 
pérer. C'est  une  aventuie  unique  à  laquelle  j'étais  réservé. 

Vous  savez  sans  doute  que  M.  Breuzart  est  encore  veuf? 
n'est-ce  pas  sa  troisième  femme?  Gela  lui  a  fait  une  réputation 
extraordinaire.  On  prétend  qu'il  a  fait  mourir  celle-ci  à  force 
de  plaisirs. 

Il  nous  est  revenu  un  de  nos  convives  de  la  rue  Royale; 
et  nous  en  attendons  incessamment  un  autre.  Le  premier  est 
M.  Wilkes,  et  le  second  est  l'abbé  Galiani. 

Vous  aimerez  toutes  M.  Wilkes  à  la  folie,  lorsque  vous  saurez 
son  histoire.  Il  arrive  à  Naples  ;  il  met  ses  grisons  en  campagne, 
pour  lui  trouver  une  courtisane  italienne  ou  grecque  :  il  donne 
l'état  des  qualités,  perfections,  talents,  commodités  qu'il  désire 
dans  sa  maîtresse.  Cependant  on  lui  meuble,  sur  les  bords  de  la 
mer,  la  demeure  la  plus  voluptueuse  et  la  plus  belle.  Lorsque  la 
demeure  est  prête  à  recevoir  son  hôte,  il  s'y  rend;   et  un  des 


LETTRES   A  MADEMOISELLE  VOLLAND.  203 

premiers  objets  qui  le  frappent,  c'est  une  femme  belle  par  admi- 
ration, sous  la  parure  la  plus  élégante  et  la  plus  légère,  négligem- 
ment couchée  sur  un  canapé,  la  gorge  à  demi  nue,  la  tête  penchée 
sur  une  de  ses  mains,  et  le  coude  appuyé  sur  un  gros  oreiller.  On 
se  retire;  il  reste  seul  avec  cette  femme  ;  il  se  jette  à  ses  pieds  ;  il 
lui  baise  les  mains,  il  lui  adresse  les  discours  les  plus  tendres,  les 
plus  passionnés,  les  plus  galants;  on  l'écoute;  et  quand  on  l'a 
écouté  en  silence,  deux  bras  d'albâtre  viennent  se  reposer  sur  ses 
épaules,  et  une  bouche  vermeille  comme  la  rose  se  presser  sur 
la  sienne.  Il  vit  six  mois  avec  cette  courtisane  dans  une  ivresse 
dont  il  ne  parle  pas  encore  sans  émotion.  Il  aurait  donné  sa 
fortune  et  sa  vie  pour  elle.  Un  jour  que  quelques  affaires  d'in- 
térêt l'appelaient  à  Naples  pour  la  journée  entière,  à  peine  est-il 
sorti  que  dona  Flaminia  (c'est  le  nom  de  la  courtisane)  ouvre 
son  colTre-fort,  en  tire  tout  ce  qu'il  y  avait  d'or  et  d'argent, 
s'empare  de  ses  flambeaux  et  de  tou  te  sa  vaisselle,  fait  mettre 
quatre  chevaux  à  un  des  carrosses  de  monsieur,  et  disparaît. 
Wilkes  revient  le  soir;  l'absence  de  sa  maîtresse  l'a  bientôt 
éclairé  sur  le  reste.  11  en  tombe  dans  une  mélancolie  profonde; 
il  en  perd  l'appétit,  le  sommeil,  la  santé,  la  raison;  il  s'écrie  : 
«  Eh  !  pourquoi  me  voler  ce  qu'elle  n'avait  qu'à  me  demander!  » 
Cent  fois  il  est  près  de  faire  mettre  à  sa  chaise  de  poste  les 
deux  seuls  chevaux  qui  lui  restent  et  de  courir  après  son  ingrate, 

ou  plutôt  son  infâme ,  mais  l'indignation  le  retient.  Le  vol 

avait  transpiré  par  les  domestiques.  La  justice  en  prend  con- 
naissance :  on  se  transporte  chez  M.  Wilkes;  on  l'interroge; 
Wilkes,  pour  toute  réponse,  dit  au  commissaire  ou  juge  de  quoi 
il  se  mêle?  que  s'il  a  été  volé,  c'est  son  affaire;  qu'il  ne  se  plaint 
de  rien  ;  et  qu'il  le  prie  de  se  retirer,  de  demeurer  en  repos  et 
de  l'y  laisser.  Cependant  les  affaires  de  Wilkes  se  terminent,  et 
il  se  dispose  à  repasser  en  France.  C'est  alors  que  cette  femme, 
qui  comptait  assez  sur  l'empire  qu'elle  avait  pris  sur  lui  pour 
croire  qu'il  la  suivrait  à  Bologne  où  elle  s'était  réfugiée,  lui 
écrit  qu'elle  est  la  plus  malheureuse  des  créatures,  qu'elle  est 
en  exécration  dans  laville;  que,  quoiqu'il  n'y  ait  aucune  plainte 
contre  elle,  cependant  on  prend  des  informations,  et  qu'elle 
risque  d'être  arrêtée.  Wilkes  laisse  là  son  voyage  de  France, 
part  pour  Bologne,  se  met  tout  au  travers  de  la  procédure  com- 
mencée, rend  à  cette  indigne  la  sécurité,  et  même  l'honneur 


204  LETTRES   A   MADEMO  ISELLE  VOLLAN  D. 

autant  qu'il  est  en  lui,  et  revient  à  Naples  sans  l'avoir  vue,  l'âme 
remplie  de  passion,  mais  un  peu  soulagée  par  la  conduite  géné- 
reuse qu'il  avait  tenue.  Il  arrive  le  soir  chez  lui,  et  son  premier 
mouvement  est  de  tourner  les  yeux  sur  ce  canapé  où  il  avait 
vu  la  première  fois  cette  femme.  Qui  retrouve-t-il  sur  ce  canapé? 
Sa  Flaminia,  sa  maîtresse.  Elle  l'avait  devancé,  et  rapporté  tous 
les  effets  qu'elle  avait  pris.  Wilkes  la  reconnaît,  pousse  un  cri, 
et  se  sauve  chez  l'abbé  Galiani  à  qui  il  apprend  la  dernière  cir- 
constance de  son  aventure,  la  seule  qu'il  ignorât.  Cette  femme 
suit  Wilkes  chez  l'abbé;  elle  se  jette  à  ses  pieds;  elle  demande 
à  se  jeter  aux  pieds  de  Wilkes,  et  elle  accompagne  sa  prière  d'un 
geste  bien  pathétique;  en  se  relevant  elle  montre  à  l'abbé  qu'elle 
est  mère,  ajoutant  que,  quelle  qu'ait  été  sa  conduite,  M.  W'ilkes 
ne  doutera  point  que  l'enfant  qu'elle  porte  ne  soit  de  lui.  Voilà 
Wilkes  et  l'abbé  très-embarrassés.  Après  un  moment  de  silence, 
Wilkes  se  lève,  et  dit  à  l'abbé  :  «  Mon  ami,  mon  parti  est  pris; 
voyez  cette  femme,  conduisez-la  chez  moi,  ordonnez  qu'on  la 
serve  comme  auparavant,  et  dites-lui  qu'elle  y  attende  en  repos 
ma  résolution.  »  L'abbé  exécute  ce  que  Wilkes  lui  dit;  cepen- 
dant celui-ci  fait  faire  ses  malles,  et  cet  homme,  qui  n'avait  pas 
mis  le  pied  dans  un  vaisseau  du  roi  sans  frémir,  par  la  crainte 
involontaire  de  la  mer  et  de  l'eau,  s'expose  dans  un  bateau  grand 
comme  une  chambre,  et  traverse  la  Méditerranée,  au  hasard  de 
périr  cent  fois,  laissant  en  partant,  à  la  femme  qu'il  fuyait,  ses 
chevaux,  ses  équipages,  sa  vaisselle,  ses  meubles,  tout  ce  qu'il 
y  avait  dans  sa  maison,  avec  trois  cents  guinées  qu'il  charge 
l'abbé  de  lui  remettre.  On  lit  dans  les  gazettes  publiques  une 
partie  de  ce  que  je  vous  dis,  et  l'abbé  Galiani  a  écrit  le  reste  k 
Grimm,  à  peu  près  comme  vous  le  savez  à  présent. 

Je  ne  sais  ce  que  vous  penserez  de  Wilkes,  mais  ce  procédé 
m'a  donné  la  meilleure  opinion  de  son  cœur.  Si  cet  homme  en 
use  ainsi  avec  une  courtisane  ingrate  et  malhonnête,  que  ne 
fera-t-il  point  pour  un  ami  malheureux,  pour  une  fennne  tendre, 
honnête  et  fidèle? 

Voici  une  histoire  qui  s'est  passée  à  ma  porte,  et  qui  n'est 
pas  tout  à  fait  de  la  même  couleur.  Le  lieu  de  la  scène  est  à  la 
Charité.  Le  frère  Côme  avait  besoin  d'un  cadavre  pour  faire 
quelques  expériences  sur  la  taille.  11  s'adresse  au  père  infirmier; 
celui-ci  lui  dit  :  a  Vous  venez  tout  à  temps.  11  y  a  là,  numéro  /j(3, 


LETTRES   A    MADEMOISELLE  VOLLAN'D.  205 

un  grand  garçon  qui  n'a  plus  que  deux  heures  à  aller.  — Deux 
heures?  lui  répond  le  frère  Côme;  ce  n'est  pas  tout  à  fait  mon 
compte.  Il  faut  que  j'aille  ce  soir  k  Fontainebleau,  d'où  je  ne 
reviendrai  que  demain  au  soir  sur  les  sept  heures  au  plus  tôt. — 
Eh  bien!  cela  ne  fait  rien,  lui  dit  l'infirmier,  parlez  toujours;  on 
tcàchera  de  vous  le  pousser.  »  Le  frère  Côme  part,  l'infirmier  s'en 
va  à  l'apothicairerie,  ordonne  un  bon  cordial  pour  le  numéro /i6. 
Le  cordial  fait  à  merveille;  le  malade  dort  cinq  à  six  heures.  Le 
lendemain  l'infirmier  s'en  va  à  son  lit;  il  le  trouve  sur  son 
séant,  toussant  et  crachant  librement;  presque  plus  de  fièvre, 
plus  d'oppression,  pas  le  moindre  mal  de  côté.  «  Ah!  père,  lui 
dit  le  malade,  je  ne  sais  ce  que  vous  m'avez  donné,  mais  vous 
m'avez  rendu  hi  vie.  —  Tout  de  bon?  —  Rien  n'est  plus  vrai. 
Encore  une  potion  comme  celle-là,  et  je  suis  hors  d'alTaire.  — 
Oui,  et  le  frère  Côme!  qu'en, dira-t-il?  —  Que  dites-vous  du 
frère  Côme?  —  Rien,  rien  »,  répondit  l'infirmier  en  se  frottant 
le  menton  avec  la  main  et  un  peu  contristé,  décontenancé. 
«  Père,  lui  dit  le  malade,  vous  faites  la  mine;  vous  voilà  comme 
si  vous  étiez  fâché  de  ce  que  je  vais  mieux.  —  Non,  non,  ce 
n'est  pas  cela,  »  Cependant,  d'heure  en  heure,  l'infirmier  allait 
au  lit  du  malade,  et  lui  disait  :  «  Eh  bien!  l'ami,  comment  cela 
va-t-il?  —  Père,  à  merveille.  »  Et  l'infirmier  en  s'éloignant  di- 
sait :  «  Si  cela  allait  tenir?  Je  vous  l'aurai  si  bien  poussé  qu'il 
en  reviendra  »;  ce  qui  fut  en  effet.  Le  lendemain,  le  frère  Côme 
arrivepour  son  expérience:  «  Eh  bien  !  dit-il  à  l'infirmier,  mon 
cadavre? —  Votre  cadavre!  il  n'y  en  a  point.  —  Comment,  il 
n'y  en  a  point!  —  Non.  Aussi  c'est  de  votre  faute.  Notre  homme 
ne  demandait  pas  mieux  que  de  mourir,  c'est  vous  qui  êtes  la 
cause  qu'il  en  est  revenu.  Pour  votre  peine  vous  attendrez.  Que 
diable  aussi, pourquoi  vous  en  aller  à  Fontainebleau?  Si  vous  étiez 
resté,  je  n'aurais  jamais  pensé  à  lui  donner  ce  cordial  qui  l'a 
guéri,  et  votre  expérience  serait  faite.  —  Eh  bien!  dit  le  frère 
Côme,  il  n'y  a  pas  grand  mal  à  cela;  nous  attendrons,  ce  sera 
pour  une  autre  fois.  » 

Pour  celle-ci,  vous  en  croirez  ce  qu'il  vous  plaira;  quant  à 
la  précédente,  n'en  rabattez  pas  un  mot. 

Vous  pouvez  presque  vous  dispenser  de  m'envoyer  votre 
conseil  sur  la  conduite  de  la  femme  et  des  deux  hommes  dont 
je  vous  ai  raconté   la  position  dans  ma   lettre  précédente.  Le 


20G  LETTRES  A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

jeune  homme  en  est  tombé  malade.  II  est  alité,  et  je  ne  réponds 
pas  qu'il  n'en  meure.  Ce  que  je  puis  vous  assurer  sur  quelques 
lettres  de  lui  qui  m'ont  été  communiquées,  c'est  qu'il  n'est 
retenu  à  la  vie  que  par  les  considérations  les  plus  fortes  et  les 
plus  honnêtes,  la  crainte  d'abandonner  une  mère  âgée  à  la 
misère,  ou  à  la  dureté  d'un  frère  cadet.  Sa  passion  dans  ses 
lettres  est  peinte  d'une  manière  qui  fait  frémir;  c'est  un 
trouble,  un  désordre,  ce  sont  des  exclamations  si  violentes 
et  si  douloureuses,  un  mélange  d'emportement  et  de  tendresse, 
de  délire  et  de  sensibilité  que  je  ne  puis  vous  faire  concevoir  que 
par  l'impression  qu'on  en  ressent,  la  commisération  et  l'effroi. 
Je  ne  doute  point  que  la  lecture  d'une  de  ces  lettres  n'ôtât  à 
notre  sœur  bien-aimée  une  nuit  de  sommeil.  J'en  suis  resté, 
moi,  tout  triste  et  tout  pensif.  Les  exemples  d'hommes  et  de 
femmes  qui  se  sont  délivrés  d'une  passion  malheureuse  par  une 
mort  violente  ne  sont  ni  bien  communs  ni  bien  rares.  Celui-ci 
pourrait  bien  être  le  troisième  de  ma  connaissance.  Le  troisième? 
le  quatrième. 

J'ai  prédit  à  M.  Wilkes  que  sa  dona  Flaminia  le  poursuivrait 
jusqu'à  Paris,  et  qu'il  pouvait  s'attendre  à  la  trouver  un  de  ces 
soirs  chez  lui  avec  son  bambin  pendu  à  sa  mamelle. 

Il  y  a  quelques  jours  que  j'allai  voir  mon  jeune  homme.  Je 
le  trouvai  couché  sur  son  lit,  en  bonnet  de  nuit  et  en  robe  de 
chambre,  le  visage  tiré  comme  s'il  avait  fait  une  longue  maladie, 
les  yeux  renfoncés  dans  la  tête,  et  le  teint  plus  jaune  que  le 
souci.  Je  lui  parlai  longtemps  sans  qu'il  me  répondît  :  il  me 
tenait  seulement  la  main  qu'il  serrait  de  temps  en  temps  avec 
violence  en  poussant  de  profonds  soupirs.  Je  ne  sais  si  vous 
connaissez  un  certain  souris  passager,  compagnon  du  désespoir; 
je  le  voyais  de  temps  en  temps  sur  ses  lèvres.  Je  lui  représen- 
tais qu'il  n'était  pas  d'un  hommede  sens,  d'une  âme  forte  comme 
la  sienne,  de  s'abandonner  comme  il  faisait.  «  Et  croyez-vous, 
me  dit-il,  que  je  ne  me  secoure  pas  tant  que  je  puis!  mais  les 
forces  s'épuisent  et  la  passion  reste.  »  Comme  je  continuais  de 
lui  donner  les  conseils  qui  me  semblaient  les  plus  convenables 
à  son  état,  il  joignit  ses  mains,  et  en  les  élevant  en  haut  il 
s'écriait  :  «  Ah!  ma  mère!  » 

Sa  pauvre  mère  se  désespère;  elle  n'entend  rien  à  son  état; 
elle  croit  que  son  enfant  devient  fou.  Elle  nie  dil  qu'il  change 


LETTRES  A   MADEMOISELLE   VOLLAi\D.  207 

cent  fois  de  volonté  dans  la  journée  :  qu'il  se  lève,  qu'il  se  met 
subitement  à  table;  qu'il  écrit,  qu'il  déchire  ce  qu'il  écrit;  qu'il 
lit,  qu'il  jette  les  livres  dans  un  coin  ;  qu'il  envoie  chercher  son 
perruquier  pour  se  coifïer,  qu'il  le  renvoie,  ou  qu'après  s'être 
fait  accommoder,  avoir  pris  du  linge,  mis  son  habit,  il  se  désha- 
bille sur-le-champ,  remet  sa  robe  de  chambre,  se  promène  d'un 
appartement  dans  un  autre  et  se  couche  ;  que  d'autres  fois  il  va 
jusqu'à  la  porte  de  la  rue,  et  puis  qu'il  remonte;  que,  quand 
elle  lui  remontre  qu'il  manque  à  ses  devoirs,  qu'il  oublie  les 
fonctions  de  son  état,  que  cette  négligence  peut  avoir  les  suites 
les  plus  fâcheuses,  il  se  met  à  pleurer;  il  dit:  «  Je  le  sais  bien, 
je  le  voudrais  bien,  je  ne  saurais  »;  il  l'embrasse  avec  une 
tendresse  qui  lui  déchire  l'âme  ;  mais  il  a  surtout  une  manière 
de  la  regarder  à  laquelle  il  lui  est  impossible  de  résister.  Quand 
il  la  regarde  ainsi,  elle  n'y  sait  autre  chose  que  de  s'en  aller 
pleurer  toute  seule  ;  elle  ajoute  :  u  Si  je  lui  avais  jamais  remar- 
qué du  goût  pour  les  femmes,  je  le  croirais  pris  de  quelque 
passion  malheureuse  ;  mais  il  a  toujours  été  si  réservé  de  ce 
côté-là;  en  vérité,  je  ne  crois  pas  qu'il  ait  encore  connu  une 
femme.  Je  ne  sais  ce  que  c'est.  » 

jNous  connaissons  l'un  et  l'autre  une  honnête  femme  de  par 
le  monde,  pour  qui  le  spectacle  de  ce  jeune  homme-là  serait 
une  terrible  leçon.  Adieu,  mon  amie;  n'est-il  pas  vrai  qu'il 
ne  faut  laisser  concevoir  aux  hommes  aucune  espérance  vaine  ? 
L'amour!  c'est  une  bête  cruelle  et  sauvage. 


XGIX 

Le  20  décembre  1765. 

Les  occupations  se  succèdent  sans  interruption,  et  je  com- 
mence à  me  désabuser  de  la  chimère  du  repos.  Il  y  avait 
avant-hier,  sur  mon  bureau,  une  comédie,  une  tragédie,  une 
traduction,  un  ouvrage  politique  et  un  mémoire,  sans  compter 
un  opéra-comique.  L'opéra-comique  est  de  Marmontel  ;  c'est 
son  conte  de  la  Bcrgùre  des  Alpes   qu'il  a  mis  en  scène.  On 


208  LETTRES  A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

me  l'a  envoyé  afin  que  j'en  dise  mon  avis.  Mon  avis  est  que  le 
sujet  est  ingrat,  et  qu'à  moins  que  le  musicien  ne  fasse  des 
prodiges,  l'ouviage  ne  réussira  pas  \  La  Baronne  ne  sait  sur 
quel  pied  danser  dans  cette  aventure  ;  elle  n'aime  pas  le  poëte, 
mais  elle  prend  l'intérêt  le  plus  vrai  au  musicien  :  c'est  de  Ko- 
haut,  son  maître  de  luth,  celui  qui  a  fait  une  si  jolie  soirée  à 
M""  Le  Gendre  et  à  M""  Mélanie.  J'arrivai  hier  comme  l'auteur 
et  le  musicien  se  querellaient,  u  Eh  !  mes  amis,  leur  dis-je,  vous 
vous  pressez  trop  ;  attendez  après  la  première  représentation.  » 

La  comédie  est  d'un  de  ces  jeunes  Marseillais  ^  que  l'ami 
Gaschon  m'a  amenés  ;  elle  est  mauvaise,  et  le  pis  c'est  qu'elle 
ne  promet  rien  de  mieux. 

La  tragédie  est  d'un  jeune  homme,  grand  admirateur  du  Siège 
de  Calais^  à  qui  j'ai  eu  bien  de  la  peine  à  faire  entendre  que 
le  temps  des  reconnaissances  et  des  conjurations  était  passé,  et 
qu'il  y  avait  presque  autant  de  difficulté  à  présent  à  trouver  un 
sujet  heureux,  intéressant  et  neuf,  qu'à  le  bien  traiter. 

La  traduction  est  celle  que  l'abbé  Le  Monnier  a  faite  de  Té- 
rence.  En  vérité,  j'ignore  quand  le  pauvre  abbé  sortira  de  mes 
mains;  car  les  amis,  qu'on  craint  moins  de  mécontenter  que 
les  indifférents,  sont  toujours  les  derniers  servis. 

L'ouvrage  politique  est  de  ce  pauvre  abbé  Raynal  que  je  fais 
sécher  d'impatience  et  d'ennui  depuis  six  mois  ;  et  le  mémoire 
est  d'un  Ecossais  appelé  M.  Fluart,  qui  dispute  un  grand  titre  et 
un  héritage  de  plusieurs  millions  à  un  enfant  supposé  par  des 
parents  entêtés  de  la  postéromanie.  C'est  presque  une  cause 
autant  du  ressort  du  géomètre  que  de  l'homme  de  loi.  C'est  là 
qu'un  homme  qui  saurait  calculer  les  probabilités  aurait  beau 
jeu.  Si  cette  affaire  m'était  personnelle,  je  chercherais  quel  est 
le  degré  de  vraisemblance  d'après  lequel  le  juge  se  croit  auto- 
risé à  condamner  à  mort  un  coupable,  et  je  ne  crois  pas  que  je 
fusse  embarrassé  à  démontrer  que  la  vraisemblance  de  la  suppo- 
sition de  l'enfant  dont  il  s'agit  est  la  plus  grande;  d'où  je  conclu- 
rais contre  les  juges  mêmes  qu'il  y  aurait  bien  de  l'atrocité  à 

1.  Cet  opôra-comique,  mis  en  musique  par  Koliaut,  tomba  sur  le  thcùtrc  de  la 
Comédie-Italienne,  le  19  février  1700. 

2.  Barthe. 

1.  Sans  doute  VUisloire  philosopliiqne  des  Deux-Indes  à  laquelle  Diderot  prit 
une  part  qu'on  n'u  pu  déterminer  exactement. 


LETTRES   A    MADEMOISELLE  VOLLAND.  20O 

exiger  des  preuves  plus  fortes  pour  ôler  à  un  homme  sa  fortune 
et  son  nom  que  celles  qu'on  exige  pour  lui  ôter  l'honneur  et  la 
vie.  Je  ne  sais  si  vous  étiez  encore  à  Paris  lorsque  je  fus  appelé 
chez  M.  d'Outremont  pour  décider  si  des  lettres  produites  dans 
cette  affaire  étaient  réelles  ou  contrefaites.  J'ai  relu  ces  lettres; 
il  est  pour  moi  de  la  dernière  évidence  que  ces  lettres  ne  sont 
pas  d'un  Français  ;  qu'elles  sont  d'un  Anglais,  et  que  cet  Anglais 
est  le  père  prétendu  de  l'enfant,  qu'il  les  a  écrites  sous  le  nom 
emprunté  d'un  accoucheur. 

Vous  voyez  que  je  suis  toujours  le  plan  que  je  me  suis  fait 
de  ne  vous  laisser  ignorer  aucun  des  instants  de  ma  vie.  Nous 
avons  perdu  aujourd'hui,  vendredi  veille  de  Saint-Thomas,  M.  le 
Dauphin  ',  après  une  longue  et  cruelle  maladie  dont  il  a  supporté 
les  douleurs  avec  une  patience  vraiment  héroïque.  On  en  raconte 
une  infinité  de  beaux  traits.  On  dit  qu'il  y  a  quelque  temps  qu'il 
se  coupa  les  cheveux,  qu'il  les  partagea  entre  ses  sœurs  comme 
l'unique  présent  qu'il  eût  à  leur  faire.  Il  y  a  dans  cette  action  je 
ne  sais  quoi   de  touchant  et  d'antique  qui  me  plaît  infiniment. 
Un  grand  seigneur  lui  écrivit  une  lettre  tout  à  fait  ridicule,  pour 
l'engager  à  demander  au  roi  une  grâce  qu'il  obtiendrait  certai- 
nement ;  parce  que,  disait-il  à  M.  le  Dauphin,  il  était  dans  un 
moment  où  l'on  n'aurait  rien  à  lui  refuser.  M.  le  Dauphin  plai- 
santa de  cette  impertinence,  et  ne  nomma  point  celui  qui  l'avait 
faite.  11  a  eu,  pendant  tout  le  cours  de  sa  maladie,  la  délicatesse 
de  montrer  à  ceux  qui  l'environnaient  une  sécurité  sur  sa  santé 
et  sur  sa  vie  qu'il  était  impossible  qu'il  eût.  Il  n'a  témoigné  du 
regret  de  la  vie  que  dans  un  moment  où  il  recevait  de  son  père 
une  marque  de  tendresse  dont  il  était  touché.  J'ai  ouï  dire  à 
M.  Hume,  qui  le  tenait  de  M.  de  Nivernais,  qu'il  y  a  quelques 
mois,  ce  duc  étant  allé  rendre  ses  devoirs  à  M.  le  Dauphin,  il  le 
trouva  qui  lisait  dans  son  lit  les  ouvrages  philosophiques  de 
Hume,  ouvrages  que  vous  connaissez  sans  doute  et  qui  ne  sont 
pas  célèbres  par  leur  orthodoxie.  Le  duc  en  fut  surpris  ;  et  il 
dut  l'être  bien  davantage,  s'il  est  vrai,  comme  M.  Hume  me  l'a 
dit,  que  M.  le  Dauphin  ait  ajouté  :  «  Cette  lecture  est  très  con- 
solante dans  l'état  où  je  suis.  »   C'est  une  chose  bien  certaine 

1.  Père  des  rois  Louis  XVI,  Louis  XVIII  et  Cliirles  X,  mort  le  20  décembre 
1765. 

XIX.  14 


210     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

que  M.  le  Dauphin  avait  beaucoup  lu,  beaucoup  réfléchi,  et  qu'il 
y  avait  peu  de  matières  importantes  sur  lesquelles  il  ne  fut  pas 
très-instruit.  Il  y  a  plusieurs  traits  de  lui  qui  ne  permettent  pas 
de  douter  qu'il  n'eût  même  le  ton  léger  et  la  plaisanterie  assez 
preste.  On  dit  qu'en  dernier  lieu,  ayant  appris  qu'on  ne  per- 
mettait pas  au  Genevois  Rousseau  de  s'établir  à  Strasbourg,  il 
avait  désapprouvé  cette  sévérité,  quoiqu'il  ne  pût  douter 
qu'elle  était  exigée  par  les  circonstances,  et  qu'il  avait  trouvé 
que  c'était  un  homme  à  plaindre  et  non  à  persécuter.  Cela  n'est 
certainement  pas  d'un  intolérant. 

11  y  a  trois  jours  que  Rousseau  est  à  Paris  ^  Je  ne  m'attends 
pas  à  sa  visite  ;  mais  je  ne  vous  cèlerai  pas  qu'elle  me  ferait 
grand  plaisir  ;  je  serais  bien  aise  de  voir  comment  il  justifierait 
sa  conduite  à  mon  égard.  Je  fais  bien  de  ne  pas  rendre  l'accès 
de  mon  cœur  facile;  quand  on  y  est  une  fois  entré,  on  n'en  sort 
pas  sans  le  déchirer  ;  c'est  une  plaie  qui  ne  cautérise  jamais 
bien.  Il  y  a  quelque  temps  qu'il  me  tomba  sous  les  mains  une 
lettre  de  lui  où  il  y  a  des  choses  charmantes.  Il  y  disait  des 
prêtres  qu'ils  s'étaient  constitués  juges  du  scandale,  qu'ils  exci- 
taient le  scandale,  et  qu'en  conséquence  du  scandale  qu'ils 
avaient  excité  ils  appelaient  ensuite  les  hommes  à  leur  tribunal 
pour  y  être  punis  de  la  faute  qu'ils  avaient  eux-mêmes  commise  ; 
moyen  infaillible,  ajoutait-il,  pour  vexer  à  discrétion  le  parti- 
culier, la  société,  le  sujet,  le  magistrat,  le  souverain,  une  nation 
entière,  toute  la  terre  ;  il  les  comparait  ensuite  à  ce  chirurgien 
logé  à  l'angle  d'un  carrefour  et  dont  la  boutique  s'ouvrait  sur 
deux  rues.  Ce  chirurgien  sortait  par  une  porte  et  blessait  les 
passants;  puis  il  rentrait  subitement  et  ressortait  par  l'autre 
porte,  pour  panser  ceux  qu'il  avait  blessés;  avec  cette  petite  diffé- 
rence que  l'homme  de  l'encoignure  guérissait  en  effet  le  mal  qu'il 
avait  fait,  au  lieu  que  le  prêtre  n'accourt  que  pour  l'augmenter. 

Rousseau  passera  ici  une  quinzaine  ;  il  y  attendra  le  départ 
de  M.  Hume,  qui  le  conduira  en  Angleterre  et  l'installera  à 
Telham,  petit  village  situé  sur  les  bords  de  la  Tamise,  où  il 
jouira  du  repos,  s'il  est  vrai  qu'il  le  cherche.  M.  de  Saint-Lam- 
bert a  dit  de  lui  un  mot  charmant  :  ^^e  le  plaignez  pas  trop  ; 
il  voyage  avec  sa  maîtresse,  la  Réputation. 

l.  11  y  revint  le  17  décembre  1765. 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     211 

A  l'heure  où  je  vous  écris,  vous  êtes  seule  avec  maman,  et 
vous  faites  la  fable  du  Pigeon  sédentaire  et  du  Pigeon  voyageur. 
Où  sont-elles  à  présent'^  Les  chemins  son  bien  mauvais!  Elles 
auront  bien  soulfert  du  froid!  M"' Mélanie  arrivera  huit  jours 
trop  tard  pour  entendre  le  Pantaleonc. 

Vous  me  faites  bien  plaisir  de  m'apprendre  que  je  pourrai 
voir  la  chère  sœur  sans  courir  le  risque  de  rencontrer  M"''  Boi- 
leau.  Je  crains  celle-ci  comme  le  feu.  J'ai  tort  avec  elle  ;  mais 
je  suis  plus  embarrassé  que  fâché  de  ce  tort-là. 

On  a  beau  battre  cette  pauvre  petite  sœur,  elle  ne  se  fait 
point  aux  coups;  cela  est  malheureux.  Il  y  a  bien  ])is,  c'est 
qu'elle  s'amuse  à  se  battre  elle-même,  quand  les  autres  sont 
las. 

Vous  faites  trop  d'honneur  à  ma  pénétration.  Quand  on  a  un 
peu  d'habitude  de  lire  dans  son  propre  cœur,  on  est  bien  savant 
sur  ce  qui  se  passe  dans  le  cœur  des  autres  ;  combien  de  pré- 
textes honnêtes  qne  j'ai  pris  dans  ma  vie  pour  de  bonnes 
raisons!  Cet  examen  assidu  de  soi-même  sert  moins  à  rendre 
meilleur  qu'à  apprendre  que  ni  soi  ni  les  autres  ne  sont  pas 
trop  bons.  Voulez -vous  que  je  vous  dise  le  dernier  mot  sur  la 
petite  sœur  ?  Il  n'y  a  plus  de  ressource  pour  elle  que  dans  la 
caducité  de  l'homme.  C'est  un  oiseau  que  cette  petite  sœur,  et 
nous  ne  sommes  plus  dans  l'âge  où  l'on  tire  au  vol.  Cela  me 
rappelle  un  propos  bien  plaisant  qu'elle  ne  lui  tiendra  pas.  Un 
homme  pressait  très-vivement  une  femme,  et  cette  femme  soup- 
çonnait que  cet  homme  n'avait  pas  la  raison  qu'il  faut  pour  être 
pressant;  elle  lui  disait  :  «  Monsieur,  prenez-y  garde,  je  m'en 
vais  me  rendre.  »  Passé  cinquante  ans,  il  n'y  en  a  presque 
aucun  de  nous  que  cette  franchise  n'embarrassât.  Faites-en  l'es- 
sai dans  l'occasion,  et  vous  verrez.  J'en  excepte  cependant  les 
prêtres  et  les  moines,  parce  qu'il  y  a  des  grâces  d'état. 

Et  pourquoi  donc  est-ce  que  la  petite  sœur  n'a  pas  voulu  se 
charger  de  la  commission  fâcheuse?  C'est  une  maladresse  de  sa 
part. 

Oh  !  ne  me  dites  rien  de  ce  que  maman  fera  ou  ne  fera  pas. 
Je  vous  jure  qu'elle  n'en  sait  rien  elle-même,  et  que  je  ne  serais 
pas  plus  avancé  à  sa  place.  Je  vois  que,  quand  il  s'agit  de  se 
faire  du  mal  ou  d'en  faire  aux  autres,  les  honnêtes  gens  finissent 
toujours  par  se  donner  la  préférence.  Mais  pourquoi  lisez-vous 


212  LETTRES    A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

comme  cela  aux  autres  ce  que  je  n'écris  qu'à  vous?  Un  jour,  on 
craignait  que  cette  confiance  ne  me  mît  trop  bien  avec  la  nièce  ; 
et  moi  je  crains  qu'un  jour  elle  ne  mette  fort  mal  avec  ses 
tantes.  Je  ne  veux  ni  l'un  ni  l'autre.  Vous  êtes  devenue  bien 
circonspecte  ;  est-ce  que,  quand  vous  vous  retenez,  vous  n'en 
êtes  pas  incommodée  ? 

Je  dis  toujours,  sauf  à  m'en  gronder  après  :  Comment  !  don 
Diego  me  prendra  un  mois  de  suite  pour  une  grue,  et  je  ne  lui 
ferai  jamais  entrevoir  que  c'est  lui  qui  l'est?  Gela  est  trop  pé- 
nible. 

Si  j'ai  peu  vu  M"''  Boileau,  en  revanche  j'ai  beaucoup  vécu 
avec  l'abbé  fabuliste  *. 

La  pièce  de  Sedaine  a  été  jouée,  et  jouée  avec  le  succès  que 
j'en  attendais-.  Le  premier  jour,  combat  à  mort;  les  honnêtes 
gens,  les  artistes  et  les  gens  de  goût  d'un  côté;  la  foule  de 
l'autre.  Ma  bonne  amie,  ne  le  dites  à  personne  ;  mais  je  vous 
jure  que  ceux  qui  prônent  à  présent  le  plus  haut  cet  ouvrage 
n'en  sentent  pas  le  mérite.  Gela  est  si  exquis,  si  simple,  si  vrai  ! 
Piscis  hic  non  est  oymiimn.  Je  suis  sûr  que  Saurin,  Helvétius  et 
d'autres  ont  pitié  du  public.  Mon  amie,  ou  cela  est  vrai  ou  cela 
est  faux  (je  parle  de  la  pièce).  Si  cela  est  faux,  cela  est  détes- 
table ;  mais  si  cela  est  vrai,  combien  de  prétendues  belles  choses 
détestables  ! 

Pourriez-vous  me  dire  si  je  dois  payer?  J'ai  gagé  avec  l'abbé 
que  les  comédiens  feraient  retrancher  une  certaine  scène  de 
génie;  les  comédiens  ne  l'ont  pas  fait  retrancher,  mais  c'est  le 
public.  J'ai  vu  clairement,  à  la  première  représentation,  qu'entre 
deux  mille  personnes  il  y  en  avait  très-peu  qui  sentissent  le 
mérite  de  ce  poëme.  Il  demande  un  tact  bien  pur  et  bien  fin. 
Je  n'ai  même  encore  aujourd'hui  foi  qu'en  quelques  bonnes 
âmes  d'hommes  tout  ronds  et  de  femmes  sans  prétentions,  qui 
en  ont  été  enchantés  d'instinct,  sans  savoir  pourquoi.  Les  gens 
à  protase  n'y  sont  pas.  Lcoutez  bien  mon  pronostic  :  Voltaire 
en  dira  pis  que  pendre.  Et  la  cour?  Elle  appellera  cela  du  com- 
mérage et  du  caquet;  oui,  mais  c'est  du  caquet  et  du  commé- 
rage comme  Lélius  et  Scipion  étaient  soupçonnés  d'en  dicter  à 

1.  Le  Monnior. 

'2.  le  l'hilosuphe  sans  le  savoir  fut  roprcseutc  le  2  décembre  1765. 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     213 

Térence,  avec  moins  d'élégance  et  plus  de  verve.  C'est  le  con- 
traire que  je  voulais  dire;  ce  sont  les  terreurs  de  la  tragédie 
produites  avec  les  moyens  de  l'opéra-comique.  A  l'avant-der- 
nière  scène,  il  y  a  quelques  jours  qu'une  jeune  fille  s'écria  du 
milieu  de  l'amphithéâtre  :  Ah!  il  csl  mort!  Je  voudrais  bien 
que  cette  petite  fille-là  eût  été  la  mienne.  Comme  je  l'aurais 
baisée,  et  devant  tout  le  monde! 

Me  faire  aulrc?  Oui,  en  tout,  excepté  l'amant,  auquel  je  ne 
veux  pas  toucher;  il  est  bien,  mais  fort  bien,  qu'en  pensez- 
vous?  Il  n'y  manque  qu'une  chose,  c'est  d'être  à  côté  de  celle 
qu'il  aime  ;  et  c'est  un  défaut  dont  il  est  bien  pressé  de  se  cor- 
riger. Bonjour,  bonne  amie;  mon  respect  à  maman. 


Paris,  le  30  dccembro  l'U."). 

(Le  commencement  de  la  lettre  manque.) 

Elle*  est  logée  sur  le  Palais-Royal,  et  dans  un  très-bel 
appartement.  J'ai  eu  le  plus  grand  plaisir  à  la  revoir,  et  à  la 
revoir  en  santé.  Nous  avons  déjà  fait  une  ou  deux  causeries  à 
perte  de  vue.  La  première,  ce  ne  fut  que  des  caresses,  de  la  joie, 
des  questions  sans  fin  sur  elle,  sur  vous,  sur  madame  votre 
mère.  Le  retour  de  don  Diego  les  abrégea.  La  seconde,  nous 
allions  entamer  des  choses  plus  intéressantes,  lorsque  nous 
fûmes  interrompus  par  M'"'  Boileau,  qui  me  cribla  de  plaisan- 
teries, moitié  douces,  moitié  amères.  Mais,  Dieu  merci,  m'en 
voilà  quitte  ;  à  moins  qu'avec  le  temps  et  les  mêmes  négligences 
je  ne  donne  lieu  aux  mêmes  reproches  ;  ce  qui  pourrait  bien 
arriver.  Je  suis  incorrigible  sur  les  choses  qui  ne  cadrent  point 
avec  mes  principes,  bons  ou  mauvais.  Je  lui  ai  fait  lire  votre 
rêve,  à  cette  petite  sœur,  et  elle  trouve  que  vous  rêvez  avec 
plus  de  sens  commun   que  les  autres  n'en  ont  éveillés;  et  puis 

1.  M""  Le  Gendre. 


2U  LETTRES  A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

nous  étions  en  train  de  discuter  l'affaire  des  maisons,  lorsque 
M.  de  ...  arriva.  Je  crus  qu'il  était  honnête  de  laisser  ensemble 
des  gens  qui  ne  s'étaient  vus  depuis  si  longtemps,  et  qui  devaient 
avoir  beaucoup  de  choses  à  se  dire,  toutes  celles  qu'ils  s'étaient 
écrites.  J'allai  voir  M'"*  et  M"''  de  Blacy;  elles  m'ont  paru  se 
bien  porter  l'une  et  l'autre. 

Vous  savez  sans  doute  que  Fayolle  s'est  marié;  je  n'entends 
rien  à  cet  enfant-là.  Il  a  la  meilleure  conduite  avec  les  indiffé- 
rents, et  la  plus  mauvaise  avec  ses  parents.  Tous  les  Gayennois, 
qui  sont  occupés  ici  à  s'entre-accuser,  s'accordent  à  en  dire 
du  bien.  M.  Aublet*  est  de  retour.  Croyez- vous  que  cette  gibe- 
cière que  nous  vîmes  partir  avec  Fayolle,  si  à  contre-cœur,  lui 
a  été  d'un  grand  secours?  C'est  M.  Aublet  qui  me  l'a  dit.  Ces 
insulaires  sont  sots  et  ennuyés.  Ils  ont  le  plus  grand  besoin 
d'être  amusés,  et  on  les  émerveille  k  peu  de  frais. 

J'attends  les  ordres  de  M""  d'Holbach,  qui  m'a  promis  de 
me  voiturer  à  Versailles  où  je  trouverai  M.  Dubucq,  premier 
commis  de  la  marine  pour  les  colonies,  tout  disposé  à  m'accor- 
der  ce  que  j'ai  à  lui  demander  pour  le  petit  cousin.  La  première 
chose,  c'est  qu'il  soit  conservé  dans  son  poste  ;  la  seconde, 
c'est  qu'on  lui  donne  un  brevet  d'écrivain.  La  première  est  de 
justice;  l'autre  est  de  grâce.  Nous  verrons.  Par  la  même  occa- 
sion, je  tourmenterai  M.  Rodier  pour  cette  M'""  du  Bois  à  qui 
j'ai  fait  un  enfant  sans  l'avoir  jamais  vue.  Songez  à  votre  santé. 
La  mienne  est  une  de  ces  choses  rares  dans  ce  monde,  dont  on 
ne  vient  point  à  bout. 

Je  suis  bien  loin  de  vos  camisoles  et  de  vos  flanelles.  Tâchez 
de  me  persuader  auparavant  d'avoir  du  feu. 

Ce  logement  sur  le  Palais- Royal  est  bien  séduisant.  Je  ne 
vous  conseille  pas  de  le  voir,  si  vous  ne  voulez  pas  l'habiter. 
Mais  si,  dans  l'incertitude  sur  le  temps  où  la  rue  Sainte-Anne 
sera  habitable,  on  obtenait  du  propriétaire  de  prolonger  le  bail 
de  six  mois,  et  qu'on  l'obtînt;  si  vous  étiez  maîtresse  de  la  lo- 
cation; si,  ce  prix  une  fois  fixé  à  votre  volonté,  on  ne  l'augmen- 
tait pas,  quoique  celui  de  la  location  totale  fut  de  cinq  mille 
francs  ;  si  l'on  déterminait  le  principal  locataire  de  M""^  de  Blacy 


1.  Naturaliste,  auteur  d'une  Histoire  des  plantes  de  la  Guyane  française,  1775, 
4  vol.  iii-4". 


LETTRES    A   MADEMOISELLE  VOLLAND.  215 

à  la  garder  neuf  mois  en  lui  payant  le  loyer  d'un  an!  n'allez 
pas  me  dire  qu'il  serait  malhonnête  d'être  logés,  sans  entrer  à 
proportion  dans  le  prix  de  la  location  entière.  Ce  serait  une 
délicatesse  bien  mal  entendue,  tliicore  vaut-il  mieux  qu'il  leur 
en  coûte  cinq  mille  cinq  cents,  moins  quinze  ou  seize  cents 
livres,  que  cinq  mille  cinq  cents  livres.  Avec  ces  précautions, 
on  risquerait  un  déménagement  de  moins,  la  rue  Sainte-Aime 
s'arrangerait;  on  s'y  établirait,  ou  l'on  ne  s'y  établirait  pas, 
selon  que  le  logement  plairait  ou  déplairait.  Le  gîte  de  Meudon 
m'est  plus  assuré  que  jamais.  La  robe  de  chambre  tant  plus  que 
jamais.  J'aime  mon  cabinet  et  mes  livres  plus  que  jamais;  et 
nous  sommes  presque  convenus,  la  petite  sœur  et  moi,  qu'elle 
ne  m'arracherait  à  ma  solitude  que  dans  les  cas  urgents.  Savez- 
vous  quand  elle  n'aura  qu'un  cri  après  moi?  C'est  lorsque  les 
liens  qui  commencent  à  l'enlacer  auront  fait  tant  de  tours 
autoiu'  d'elle,  qu'il  n'y  aura  presque  plus  moyen  de  l'en  débar- 
rasser. 

Adieu,  mon  amie,  portez-vous  bien;  recevez  le  serment  que 
je  vous  renouvelle,  de  vous  aimer  tant  qee  je  vivrai.  Présentez 
pour  moi  à  madame  votre  mère  les  mêmes  souhaits  que  vous 
lui  ferez  en  votre  nom;  c'est  demain  le  dernier  jour  de  l'an; 
c'est  demain  que  je  vous  aurais  accablée  de  baisers,  c'est  le 
jour  de  demain  qui  eût  été  un  beau  jour  !  Mais  ne  pensons  pas 
trop  à  cela  :  adieu,  adieu,  cela  fait  du  mal. 


CI 

Paris,  le  18  janvier  17GG. 

Il  me  prend  une  bonne  envie  de  vous  gronder;  comment! 
vous  êtes  quinze  jours  sans  entendre  parler  de  moi,  et  vous  ne 
vous  en  plaignez  pas?  Ah!  mon  amie,  l'absence  opère;  vous 
m'aimez  moins  ;  vous  vous  souciez  moins  d'entendre  parler  de 
moi  ;  vous  me  faites  entrevoir  un  temps  où  vous  pourriez  vous 
en  passer  tout  à  fait;  et  un  peu  plus  éloigné  où  peut-être... 
Mon  amie,  ne  vous  affligez  pas  :  je  ne  pense  pas  ce  que  je  vous 


216  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAISD. 

dis  là.  Vous  avez  de  l'indulgence  pour  mes  affaires.  C'est  ma 
situation  seule  que  vous  accusez,  et  vous  avez  la  délicatesse  de 
n'en  pas  acci'oître  le  désagrément  par  vos  reproches.  Vous 
attendrez  toujours  mes  lettres  avec  impatience;  vous  les  lirez 
toujours  avec  plaisir.  Ce  sera  la  principale  allégeance  de  votre 
ennui,  dans  l'exil  où  je  vous  vois  condamnée  à  vivre.  Qu'il  est 
triste  à  présent,  cet  exil!  Endurez-le,  mon  amie;  endurez-le 
encore  un  moment;  bientôt  celui  qui  vous  aime,  celui  que  votre 
cœur  désire,  vous  apparaîtra,  et  sa  présence  dissipera  toute  la 
tristesse  qui  vous  environne. 

Nous  avons  passé  trois  jours  de   suite  ensemble,   la  chère 
sœur  et  moi.  Elle  avait  été  malade;  elle  commençait  à  recou- 
vrer   sa  santé  lorsqu'elle  s'est  avisée,   par  une  complaisance 
assez  déplacée,  de  fixer  une  indisposition  qui  tirait  à  sa  fin.  Don 
Diego  avait  invité  douze  personnes  à  dîner;  elle  descendit  dans 
une  petite  salle  à  manger  où  elle  fut  exposée  aux  alternatives  du 
froid  et  du  chaud,  et  au  bruit  de  la  redoutable  poitrine  de 
Soulîlot,  qui  ne  cessa  pas  de  tonner  trois  ou  quatre  heures  de 
suite  à  ses  oreilles  délicates;  elle  remonta  avec  un  mal  de  tête 
à  devenir  folle;  la  fièvre   survint.   La  nuit  fut  abominable;  la 
matinée  ne  fut  pas  meilleure;  et  il  lui  reste  encore  aujourd'hui 
un   torticolis    qui  n'est   guère    moins    douloureux    qu'incom- 
mode. Comme  si  ce  n'était  pas  assez  que  son  indisposition,  elle 
a  encore  trouvé  le  secret  de  se  faire  une  tracasserie  domestique. 
Oh!  pour  cette  fois-ci,  don  Diego  avait  raison;  et  je    trouve 
qu'elle  s'est  conduite  ou  comme  une  femme  galante  des  plus 
lestes,  ou  comme  une  coquette  qui  a  projeté  de  renverser  la 
tête  à  son  mari,  ou  comme  une  étourdie  qui  ne  prévoit  les  con- 
séquences de  rien.  Imaginez  qu'elle  avait  envie  de  voir  le  Phi- 
losophe sans  U  savoir;  c'est  le  titre  de  la  pièce  de  Sedaine  ;  elle 
avait  donc  chargé  l'ami  Gaschon  de  prendre  une  loge  louée. 
Gaschon   tombe   malade  de  son  côté,  elle  du  sien,  et  la  voilà 
occupée  à  chercher  pratique  pour  ses  billets.  Elle  y  réussit.  Le 
mercredi  matin,  jour  de  l'ouverture  du  théâtre,  M"'^  Trouard, 
qui  en  avait  pris  deux,  lui  en  fait  demander  un  troisième;  elle 
pense  en  elle-même  que  M.  de...  n'en  a  pris  un  que  par  égard 
pour  elle,  et  qu'il  ne  se  soucie  guère  d'aller  au  spectacle,  sur- 
tout un  jour  d'Académie,  et  la  voilà  qui   écrit  à  M.  de  ...  que 
peut-être  il  emploierait  mieux  sa  soirée  ailleurs  que  dans  une 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     217 

loge,  et  que  s'il  voulait  lui  renvoyer  son  billet,  ce  serait  un 
moyen  pour  elle  de  faire  un  heureux.  M.  de  ...  renvoie  son 
billet  de  loge,  et  vient  passer  la  soirée  avec  la  chère  sœur; 
tandis  que  le  mari,  qui  avait  gardé  le  sien,  se  rend  h  l'extré- 
mité de  Paris,  où  il  avait  affaire;  au  spectacle,  où  il  n'arrive 
que  vers  la  fin  du  dernier  acte,  et  où  il  n'aperçoit  point  le  seul 
homme  dont  l'absence  pouvait  l'intriguer.  Aussitôt  les  soupçons 
lui  brouillent  la  cervelle;  il  revient;  il  apprend  que  M.  de  ... 
a  passé  la  soirée  chez  lui,  et  tout  le  reste.  Jugez  de  sa  belle 
humeur!  11  ne  manquait  à  cela  qu'un  hasard  qui  eût  fait  tomber 
le  singulier  billet  à  M.  de  ...  entre  les  mains  du  mari,  et  que 
le  présent  du  mari  le  lendemain,  lorsque  la  chère  sœur  faisant 
à  Gaschon  le  petit  dénombrement  de  ceux  qui  avaient  occupé 
la  loge,  et  lui  nommant  M.  de...,  Fanfan  ajouta  tout  de  suite  : 
11  a  bien  mieux  aimé  venir  prendre  les  mains  à  maman  que 
d'aller  à  la  comédie.  En  vérité,  il  n'était  pas  impossible  que 
toutes  ces  circonstances  se  réunissent. 

M.  Suard  est  marié  d'hier.  Depuis  environ  un  mois  qu'il  m'a 
confié  cette  folie  qu'il  vient  de  consommer,  je  porte  un  malaise 
dont  je  ne  suis  pas  encore  quitte.  Suard  est  un  homme  que 
j'aime;  c'est  une  des  âmes  les  plus  belles  et  les  plus  tendres 
que  je  connaisse;  tout  plein  d'esprit,  de  goût,  de  connaissances, 
d'usage  du  monde,  de  politesse,  de  délicatesse.  Qu'un  Carmon- 
telle,  qu'un  comte  de  iNesselrode,  qu'un  Grimm  même  se  marient, 
je  ne  serai  point  inquiet  de  leur  bonheur.  Les  premiers  sont  des 
pierres,  et  le  dernier,  quoique  sensible,  a  tant  de  courage,  de 
ressource,  et  de  fermeté!  Mais  Suard,  le  triste,  le  délicat,  le 
mélancolique  Suard!  S'il  n'a  pas  le  cœur  blessé  de  cent  piqûres 
avant  qu'il  soit  un  mois,  il  faut  que  sa  femme  soit  capable  d'une 
attention  bien  rare.  Lorsqu'il  me  consulta,  je  lui  tins  deux  propos 
bien  eflVayants  ce  me  semble.  «  N'avez-vous  pas  été,  lui  dis-je, 
autrefois  renfermé  dans  un  cachot?  Eh  bien,  mon  ami,  prenez 
garde  de  vous  rappeler  ce  cachot  et  de  le  regretter.  »  J'ajoutai 
que  je  l'avais  vu,  il  y  a  quelque  temps,  rôder  sur  les  bords  de 
la  rivière;  que,  quoiqu'il  me  fût  cher  et  que  je  fusse  vivement 
touché  de  son  état,  il  m'avait  causé  moins  d'inquiétudes  qu'au- 
jourd'hui ;  car,  après  tout,  ce  n'était  qu'un  mauvais  moment. 
Je  l'invitai  ensuite  à  venir  passer  une  matinée  chez  moi  où  nous 
causerions  plus  à  notre  aise  d'une  affaire  qui  demandait  d'autant 


218  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

plus  de  réflexion,  qu'elle  ne  laissait  à  l'homme  malheureux 
aucune  ressource  ;  il  me  promit,  et  ne  vint  pas'.  J'ai  entendu 
dire  depuis  qu'il  y  avait  des  raisons  d'honneur  et  de  maladresse. 
On  ajoute  que  sa  femme  est  très-jolie,  et  que,  quand  on  était 
occupé  à  lui  démontrer  qu'on  l'aimait,  rien  n'était  plus  facile 
que  de  pousser  la  démonstration  trop  loin.  Mais  j'ai  l'âme  ma- 
lade. Je  n'ai  pas  le  courage  de  plaisanter.  Il  a  peu  de  fortune; 
ce  qu'il  a  en  est  précaire  ;  elle  n'en  a,  elle,  ni  précaire  ni  autre. 
Il  est  paresseux,  fastueux,  élégant,  généreux;  elle  est  jeune, 
folle,  gaie,  dissipatrice,  fastueuse,  élégante.  Les  enfants  vien- 
dront. Plus  j'y  réfléchis,  plus  cet  homme  me  paraît  perdu. 
Grimm  prétend  que  s'il  ne  s'est  pas  noyé,  ce  n'est  qu'une  partie 
remise.  Il  y  a  quelques  jours  que  je  disais  à  la  Baronne  que  ce 
maudit  mariage  était  un  de  ses  forfaits. 

Il  me  semble  que  vous  ne  vous  intéressez  plus  guère  à  mon 
jeune  amoureux.  Oh!  il  lui  est  arrivé  une  aventure  à  laquelle 
vous  ne  vous  attendez  guère,  et  qui  était  bien  propre  à  nous 
rattacher  à  la  vie.  La  femme  dont  il  s'agissait  a  une  amie  intime; 
cette  amie,  le  jour  de  l'an,  avait  fait  des  cornets  de  dragées 
qu'elle  distribuait  en  étrennes.  Elle  en  offrit  un  à  mon  jeune 
amoureux.  Mais  savez-vous  quel  papier  faisait  son  cornet?  Ce 
papier  était  une  lettre  de  sa  déesse,  où  elle  disait  le  diable  de 
lui.  Je  l'ai  vue,  je  l'ai  tenue,  cette  lettre;  et  ce  qu'il  y  a  de  sin- 
gulier, c'est  que  cela  ne  s'est  point  fait  de  concert;  qu'il  n'y  a 
que  de  l'étourderie,  du  hasard,  nulle  méchanceté.  La  preuve, 
c'est  que  les  deux  amies  s'en  sont  arraché  les  yeux,  et  que 
l'étourdie  en  a  été  dans  le  plus  grand  désespoir.  Nous  pensions 
bien  qu'on  mettrait  tout  en  œuvre  pour  replâtrer  cela.  On  n'y  a 
pas  manqué.  Nous,  de  notre  côté,  nous  avons  joué  l'indignation, 
le  mépris,  la  rupture,  et  nous  continuons.  Nous  n'allons  plus 
au  rendez-vous  ;  quand  nous  y  allons,  nous  n'y  restons  qu'un 
moment.  Plus  de  soupers;  des  égards,  de  l'honnêteté,  delà 
politesse;  mais  pas  un  mot  doux.  Cependant  on  étouffe;  on  jette 
des  mots  que  nous  n'entendons  pas;  nous  sommes  d'un  renchéri 
du  diable.  On  fait  semblant  de  se  rejeter  de  l'autre  côté;  on 
cherche  à  nous  donner  de  la  jalousie  que  nous  ne  prenons  pas, 
d'autant  moins  que  l'autre  côté  a  soupçonné  sinon  la  chose,  du 
moins  quelque  chose  qui  en  approche,  et  qu'il  ne  se  prête  point 
du  tout  au  rôle  qu'on  veut  lui  faire  jouer.  Celui-ci,  parlant  de 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     210 

lui,  (le  mon  jeune  homme  et  du  mari,  disait  à  la  dame  :  «  Qu'a- 
vez-vous  donc,  madame?  Vous  rêvez;  vous  avez  un  air  triste, 
désolé;  on  dirait  d'un  vaisseau  battu  par  trois  tempêtes.  » 

Bonsoir,  mon  amie.  L'amour  franc,  honnête,  vrai,  tel  que 
celui  que  nous  nous  portons,  est  le  seul  qui  puisse  être  heureux. 
Aimons-nous  comme  toujours. 


CI! 

Paris,  le  3  février  1700. 

Je  vous  donne,  à  vous  et  à  votre  maman,  à  deviner  en  cent 
ce  qui  m'occupe  maintenant.  Les  artistes  m'ont  chargé  du  projet 
du  tombeau  que  le  roi  a  ordonné  pour  le  Dauphin ^  Moi  !  moi! 
silence  là-dessus.  Il  ne  faut  point  gâter  un  service  par  une  in- 
discrétion. J'en  suis  à  ma  troisième  tentative.  Vous  me  direz 
celle  qui  vous  plaît  le  plus;  il  faut  savoir  d'abord  que  le  monu- 
ment doit  être  placé  au  milieu  de  la  cathédrale  de  Sens,  et  qu'il 
doit  avoir  un  rapport  visible  à  la  réunion  des  deux  époux.  Voici 
le  premier  : 

J'élève  une  couche  funèbre.  Sur  cette  couche  funèbre  ,  je 
suppose  deux  oreillers.  L'un  de  ces  oreillers  reste  vacant.  La  tête 
de  l'époux  repose  sur  l'autre.  Il  dort  de  ce  sommeil  doux  et  tran- 
quille que  la  vertu  et  la  religion  ont  promis  à  l'homme  juste.  11 
a  un  de  ses  bras  mollement  étendu  ;  de  l'autre,  il  se  presse  dou- 
cement la  cuisse,  comme  un  époux  qui  s'est  retiré  le  premier, 
et  qui  ménage  une  place  à  son  épouse.  Les  anciens  s'en  seraient 
tenus  à  cette  seule  et  unique  figure  sur  laquelle  ils  auraient 
épuisé  tout  leur  savoir.  Mais  les  modernes  veulent  être  riches  ; 
ils  ne  sentent  pas  que  la  richesse  est  la  mort  du  sublime.  Pour 
me  plier  à  leur  mauvais  goût,  j'enrichis  donc;  mais  j'enrichis 
avec  force,  noblesse  et  grandeur.  Je  place  au  chevet  du  lit  la 
Religion.  Elle  a  un  bras  appuyé  sur  sa  large  croix.  La  main  de 

1.  Les  projets  insérés  dans  la  Correspondance  de  Grimm  (15  avril   1706),  se 
trouvent  déjà,  mais  moins  développés,  t.  XIII,  p.  7:'. 


220  LETTRES    A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

ce  bras  montre  le  ciel  de  l'index.  L'épouse  est  à  côté  d'elle,  un 
bras  appuyé  sur  la  cuisse  de  la  Religion,  en  disant  de  l'autre  ; 
Voyez  j  Urne  fait  place-,  il  m  appelle.  L'Amour  Conjugal,  placé 
de  l'autre  côté,  l'invite  à  se  reposer  auprès  de  son  époux  ;  mais 
la  Religion  interpose  sa  main,  et  lui  dit  :  J'approuve  votre  dou- 
leur; mais  il  faut  attendre  V ordre d'enhaut.  Cependant  laFrance, 
assise  aux  pieds  de  la  couche,  et  le  dos  tourné  à  la  scène,  mé- 
dite sur  la  perte  qu'elle  vient  de  faire.  Elle  tient  le  plus  petit 
des  enfants  caché  dans  son  giron.  L'un  des  deux  autres  a  la 
main  posée  sur  l'épaule  de  son  père.  Il  a  la  bouche  ouverte;  il 
crie;  il  l'appelle  avec  douleur  et  elTroi.  L'aîné,  debout,  attache 
ses  regards  sur  la  Religion;  il  attend  de  sa  bouche  un  mot  qui 
lui  conserve  sa  mère.  J'ajoute  que  si  l'on  trouve  le  monument 
trop  riche,  on  n'a  qu'à  supprimer  la  France  et  les  trois  enfants, 
et  qu'il  n'en  sera  que  plus  simple  et  plus  beau.  Je  n'entre  point 
dans  le  caractère,  la  position,  les  différents  groupes,  les  vête- 
ments, le  mouvement;  l'action  de  ces  figures.  J'ai  donné  toutes 
ces  choses  de  technique  :  je  ne  vous  expose  que  l'idée. 

Ce  premier  monument  montre  le  moment  du  sommeil.  J'ai 
voulu  montrer,  dans  le  second,  celui  du  réveil,  le  moment  du 
triomphe  de  la  vertu  à  la  venue  du  grand  jour.  Je  place  au  pied 
de  la  couche  funèbre  un  grand  ange  qui  sonne  le  réveil  des 
morts.  L'épouse  et  l'époux  se  sont,  réveillés.  Ils  se  reconnaissent 
avec  une  joie  mêlée  de  surprise.  L'époux  a  un  de  ses  bras  jeté 
sur  les  épaules  de  sa  moitié.  Ils  se  disent  :  Akï  c'est  vous!  Je 
vous  revois,  je  ne  vous  perdrai  plus!  Ils  se  sont  relevés  de  dessus 
leurs  oreillers.  Ils  sont  assis  au  chevet  du  lit  funéraire  ;  du  côté 
de  l'épouse,  c'est  l'Amour  Conjugal  qui  rallume  ses  flambeaux 
en  les  secouant  l'un  sur  l'autre;  du  côté  de  l'époux,  c'est  la 
Religion,  une  main  posée  sur  l'épaule  de  l'Amour  Conjugal, 
son  visage  tourné  et  son  second  bras  étendu  vers  une  autre 
figure  assise  de  son  côté  sur  les  bords  de  sa  couche.  Cette  autre 
figure,  c'est  la  Justice  éternelle,  les  reins  ceints  du  serpent  qui 
se  mord  la  queue,  les  pieds  posés  sur  les  attributs  de  la  gran- 
deur humaine  éclipsée,  ayant  sur  les  genoux  les  balances  où 
elle  pèse  les  actions  des  hommes,  et  présentant  à  la  Religion 
deux  couronnes  d'étoiles.  Ou  je  me  trompe  fort,  ou  vous  trou- 
verez mes  images  grandes. 

Voici  le  troisième  monument  que  je  propose.  Imaginez   un 


LETTRES  A  MADEMOISELLE   VOLLAND.  221 

raveau.  Une  figure  effrayante  s'élève  de  ce  caveau;  en  s'élevant, 
elle  soulève  de  l'épaulo  la  pierre  qui  le  couvre.  Cette  figure, 
c'est  la  Maladie  :  c'est  ce!  le  dont  le  Dauphin  est  mort.  Elle  appelle; 
elle  fait  le  signe  impérieux  de  descendre.  Le  Dauphin,  debout 
sur  le  bord  du  caveau  entr'ouvort,  ne  la  regarde  ni  ne  l'écoute  : 
il  est  tranquille;  il  a  le  visage  tourné  vers  son  épouse  ;  il  la  con- 
sole en  lui  montrant  ses  enfants.  La  Dauphine  a  un  de  ses  bras 
entrelacé  avec  celui  de  son  époux.  Elle  se  couvre  les  yeux  de 
son  autre  main;  elle  semble  craindre  de  laisser  tomber  ses  re- 
gards sur  des.  objets  qui  peuvent  l'attacher  à  la  vie.  Les  enfants 
lui  sont  présentés  par  la  Sagesse.  Elle  en  a  deux  devant  elle  : 
ce  sont  les  plus  jeunes.  L'aîné  est  par  derrière,  ses  deux  bras 
appuyés  sur  l'épaule  de  la  Sagesse,  et  la  tête  penchée  sur  ses 
deux  bras.  Tout  près  de  cet  enfant,  on  voit  la  France  prosternée 
vers  les  autels,  et  implorant  le  secours  du  ciel. 

Choisissez,  mesdames.  Si  aucun  ds  trois  ne  vous  convenait, 
proposez-moi  vos  difficultés.  Faites  mieux;  s'il  vous  venait 
quelque  nouvelle  idée,  dites-la-moi.  J'en  rumine  une  quatrième, 
où  je  voudrais  que  l'époux  dît  aux  hommes  :  Apprenez  à  rnou- 
rir;  et  où  l'épouse  dît  aux  femmes  :  Apprenez  à  aimer.  S'il 
vous  venait  quelques  moyens  de  rendre  ces  deux  mots  sensibles, 
vous  me  feriez  vraiment  plaisir  de  me  les  communiquer,  car  la 
chose  me  paraît  vraiment  difficile. 

Beau  passe-temps,  me  direz-vous,  que  de  promener  son  ima- 
gination parmi  des  tombeaux!  Pardon,  mesdames;  mais  aussi 
pourquoi  êtes-vous  des  femmes  fortes?  je  vous  jure  que  je  n'en 
connais  pas  deux  autres  au  monde  à  qui  j'eusse  osé  demander 
le  même  service;  quoique  ce  genre  de  poésie  auquel  j'ai  donné 
quelques  instants  ne  m'ait  point  du  tout  attristé.  A  tout  hasard, 
s'il  m'est  arrivé  de  jeter  du  noir  dans  vos  têtes,  l'abbé  de  Bouf- 
flers  va  m'aider  à  le  dissiper.  "Voici  des  bouts-rimés  qu'il  a 
remplis  : 

Enfants  de  saint  Benoît,  scus  la  guirnpe  et  le  froc. 
Du  calice  chrétien  savourez  Vamertume. 
Vous,  musulmans,  suivez  votre  triste  coutume  : 
Buvez  de  l'eau,  tandis  que  je  vide  mon  broc. 
Par  vos  raisonnements,  moins  ébranlé  qu'un  roc, 
Je  crains  peu  cette  mer  de  soufre  et  de  bitume 


222  LETTRES   A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

Où  vos  sots  docteurs  ont  coutume 
De  noyer  les  Césars  et  les  rois  de  Maroc. 

Quel  que  puisse  être  le  maroufle 

Que  vous  nommez  pape  ou  mufti. 
Je  ne  baiserai  point  son  cul,  ni  sa  pantoufle. 
Prêtres  noirs  qui  damnez  Marc-Aurèle  et  Zampti, 
Par  qui  Confucius  comme  un  lièvre  est  rôti. 
Le  diable  qui  les  brûle  est  celui  qui  vous  souffle. 

Ces  diables,  ce  bitume,  ces  prêtres  vous  chiffonnent-ils  encore 
l'imagination,  et  voulez-vous  quelque  chose  de  plus  gai,  de  plus 
fou  ?  Voici  une  autre  pièce  adressée  à  sa  sœur  : 

Vivons  en  famille  : 
C'est  le  destin  le  plus  doux 
De  tous. 
Nous  serons,  ma  fille. 
Heureux  sans  sortir  de  chez  nous. 
Les  honnêtes  gens 
Des  premiers  temps 
Avaient  d'assez  bonnes  mœurs  ; 
Et  sans  chercher  ailleurs, 
Ils  offraient  leurs  cœurs 
A  leurs  sœurs. 
Sur  ce  point-là  nos  aïeux 
N'étaient  point  scrupuleux. 
Nous  pourrions  faire,. 

Ma  chère. 
Aussi  bien  qu'eux, 
Nos  neveux'. 

Les  suivants  ont  été  faits  pour  une  jetme  personne  née  le 
jour  du  solstice  d'été  : 

On  vous  ébauchait  en  automne, 

On  vous  achève  dans  l'été. 
Vous  pourriez  ressembler  à  Cérès  ou  Pomone  ; 

Mais,  à  dire  la  vérité, 
Vous  tenez  de  plus  près  à  Flore  qu'à  personne. 

1.  Cette  pièce  d'un  ton  si  singulier,  adressée  à  une  sœur,  n'a  point  été  recueillie 
dans  les  œuvres  de  l'auteur.  (T.). 


LETTKES   A   MADEMOISELLE  VOLLAND.  223 

Tout  l'univers  fit  son  devoir, 

Au  moment  où  vous  êtes  née. 
Le  soleil  s'arrêta  pour  vous  mieux  recevoir, 

Et  toute  la  terre  étonnée 
A  trouvé  que  les  jours  les  plus  longs  de  Tannée 

Sont  encor  trop  courts  pour  vous  voir. 

En  voilà  dont  la  délicatesse  demande  grâce  pour  les  précé- 
dents, et  mérite  de  l'obtenir.  Moi,  je  suis  bon;  je  pardonnerais 
en  leur  faveur  même  aux  quatre  qui  suivent.  Ils  ont  été  faits  et 
envoyés  sur  une  carte  à  une  femme  qui  avait  engagé  M.  de 
Choiseul  à  écrire  une  satire  contre  lui  : 


Pour  me  déchirer  quelque  femme^ 
Choiseul,  t'a  payé  sûrement; 
Et  je  gagerais  sur  mon  àme 
Qu'elle  t'a  payé  largement. 

M'"^  Le  Gendre  prétend  que  vous  n'entendrez  pas  ceux-là. 
Bonsoir,  mon  amie.  Dites-moi  donc  que  vous  m'aimez  comme 
vous  me  l'avez  dit  la  dernière  fois  ;  cela  me  fait  si  aise  !  La  chère 
sœur  est  toujours  malade.  C'est  bien  sûrement  la  coqueluche 
qu'elle  a  prise  de  son  fils. 


cm 


Paris,  le  20  février  1760. 


'  Vous  aimeriez  mieux  qu'il  n'y  eût  ni  France  ni  enfants?  Eh 
bien  !  c'est  tout  juste  ce  que  je  leur  avais  laissé  la  liberté  d'ôter  ; 
quoique  le  plus  jeune,  caché  entre  les  genoux  de  la  France,  put 
un  jour  devenir  une  prophétie. 

Mon  amie,  quand  on  compose  ou  quand  on  juge  un  monu- 
ment religieux,  il  faut  se  prêter  au  système.  Si  vous  étiez  un 
peu  conséquente,  le  premier,  où  l'on  voit  une  Religion  qui 
arrête  la  Tendresse  conjugale  en  lui  montrant  le  ciel,  perdrait 
aussi   son  intérêt  et  son  pathétique.  Les  anciens,  qui  savaient 


22/t  LETTRES  A  MADEMOISELLE  VULLAND. 

que  la  richesse  est  l'ennemie  du  sublime,  s'en  seraient  tenus 
aux  deux  oreillers  et  à  la  seule  figure  de  l'époux  qui  se  range  ; 
car  cette  figure  est  vraiment  sublime.  Pour  le  sentir,  supposez 
que  vous  soyez  l'épouse,  et  que  vous  regardez  cet  homme  qui 
dort,  qui  se  presse  doucement  la  cuisse  et  qui  vous  fait  place. 
Supposez  seulement  que  ce  soit  ce  frère  si  chéri  ! 

Si  vous  considérez  le  second  monument  en  place,  cet  ange 
qui  annonce  le  grand  jour,  tourné  vers  la  porte  du  temple;  cette 
Justice  éternelle,  ceinte  du  serpent  qui  se  mord  la  queue,  ayant 
sur  ses  genoux  la  balance  dont  elle  pèse  les  actions  des  hommes 
et  les  palmes  dont  elle  couronne  le  juste,  les  attributs  de  la 
grandeur  humaine  éclipsée  sous  ses  pieds;  vous  trouveriez  cela 
beau,  parce  que  cela  est  vrai,  grand  et  beau.  Quand  je  dis  vrai, 
c'est  dans  le  système. 

Le  rapport  du  troisième  avec  cekii  dePigalle  est  bien  léger; 
d'ailleurs  cette  Maladie,  qui  pousse  la  pierre  de  son  épaule,  est 
terrible.  Cet  époux,  qui  ne  la  voit  ni  ne  l'écoute,  marque  un 
bien  parfait  mépris  de  la  vie;  et  ces  enfants,  présentés  à  l'épouse 
par  la  Sagesse,  sont  tout  à  fait  touchants. 

J'aurais  bien  rendu  palpables  les  deux  mots  :  Aijprcnr:  à 
mourir,  apprenez  à  aimer  ;  mais  c'est  par  un  moyen  trop  simple, 
trop  au-dessus  de  notre  goût  pour  être  adopté;  deux  specta- 
teurs, un  homme  debout  qui  regarderait  l'époux  avec  un  éton- 
nement  sérieux  et  pensif;  une  femme  à  ses  pieds,  qui  regarde- 
rait l'épouse  avec  une  admiration  mêlée  de  douleur  et  de  joie. 
J'y  avais  pensé. 

Au  reste,  Cochin  m'écrit  de  ces  trois  projets,  que  je  lui  ai 
envoyé  trois  enfants  bien  forts,  bien  beaux,  bien  vigoureux, 
mais  bien  difficiles  à  emmaillotter.  Il  ajoute  que  ce  ne  sera  pas 
lui  qui  choisira  ;  mais  la  com',  où  il  y  a  beaucoup  de  flatteurs 
et  peu  de  gens  de  goiàt.  Il  craint  que  le  mauvais  goût,  aidé  de 
la  flatterie ,  ne  demande  que  ces  figures  soit  ressemblantes  ,• 
ce  qui  rendrait  le  monument  plat  et  maussade.  Je  réponds  que 
des  ressemblances  légères,  dont  la  poésie  disposerait  à  son  gré, 
en  donnant  à  la  scène  un  caractère  naturel  et  vrai,  ne  la  ren- 
drait que  plus  belle  et  plus  pathétique;  que  les  physionomies 
changent  bien  en  dix  ans,  et  que,  quand  elles  resteraient  ce 
qu'elles  sont  à  présent,  plus  les  figures  seront  grandes,  nobles 
et  belles,  plus  la  flatterie  les  retrouvera  ressemblantes. 


LETTRES   A    MADEMOISELLE   VOLLAND.  225 

Pour  éviter  cet  écueil  des  ressemblances,  Gochin  a  demandé 
qu'en  conservant  toujours  la  condition  donnée  de  la  réunion 
future  des  deux  époux,  je  lui  en  imaginasse  un  quatrième  où 
il  n'y  eût  que  des  figures  symboliques.  Je  l'ai  fait,  et  le  voici. 

Elevez  un  mausolée.  Placez-y  deux  urnes,  l'une  fermée  et 
l'autre  ouverte.  Asseyez  entre  ces  deux  urnes  la  Justice 
éternelle  qui  pose  d'une  main  la  couronne  et  la  palme  éternelles 
sur  l'urne  fermée,  et  qui  tient  sur  son  genou,  de  l'autre  main, 
la  couronne  et  la  palme  éternelles  dont  elle  couvrira  un  jour 
l'urne  ouverte.  Voilà  ce  que  les  anciens  auraient  appelé  un 
monument. 

Imaginez  près  de  ce  monument  la  Religion  debout,  foulant 
aux  pieds  la  Mortel  le  Temps.  La  Mort,  enveloppée  de  ses  longs 
draps  et  la  face  tournée  contre  terre  ;  le  Temps,  dans  une  attitude 
contraire,  courroucé  d'un  monument  élevé  de  nos  jours  à  la 
tendresse  conjugale,  et  le  frappant  de  sa  faux  qui  se  met  en 
pièces. 

La  Religion  montre  les  urnes  à  la  Tendresse  conjugale,  et 
lui  dit  :  Là  repose  sa  cendre  ;  là  doit  un  jour  reposer  la  vôtre, 
et  les  mêmes  honneurs  quil  a  reçus  vous  sont  destinés. 

La  Tendresse  conjugale,  désolée,  a  le  visage  caché  dans  le 
sein  de  la  Religion;  elle  a  laissé  tomber  à  ses  pieds  les  deux 
flambeaux,  dont  l'un  est  éteint  et  l'autre  brûle  encore.  Un  bel 
et  grand  enfant  tout  nu,  symbole  de  la  famille,  s'est  saisi  d'un 
de  ses  bras  sur  lequel  il  a  la  bouche  collée. 

Voilà  celui  qui  plaît  le  plus  à  Cochin.  L'idée  des  urnes  lui 
parait  noble  et  ingénieuse  ;  cette  Mort  foulée  aux  pieds  par  la 
Religion,  et  ce  Temps  courroucé  contre  le  monument,  deux 
figures  parlantes;  et  ce  grapd  et  bel  enfant  tout  nu  forme,  avec 
les  deux  autres  figures,  un  groupe  vraiment  intéressant.  Vous 
vous  doutez  bien  que  la  faux  brisée  lui  a  tourné  la  tète. 

J'en  ai  un  cinquième;  et  celui-là,  je  l'appelle  le  mien.  Peut- 
être  ne  sera-t-il  pas  le  vôtre.  Je  n'en  conclurai  rien  que  la 
diversité  de  nos  goûts.  J'aime  les  impressions  fortes,  et  le 
tableau  que  je  vais  vous  décrire  fait  frémir. 

Imaginez  un  mausolée  au  haut  duquel  on  an-ive  par  des 
degrés.  Là,  je  suppose  un  cénotaphe  ou  tombeau  creux  où  l'on 
n'aperçoit  que  le  sommet  d'une  tête  couverte  d'un  hnceul,  avec 
un  grand  bras  nu  qui  pend  au  dehors. 

XIX.  io 


226  LETTRES   A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

La  Tendresse  conjugale  a  déjà  franchi  les  premiers  degrés  et 
se  hâte  d'aller  saisir  ce  bras. 

La  Religion  l'arrête,  en  lui  montrant  le  ciel;  tandis  qu'un 
grand  enfant  tout  nu,  sur  lequel  la  Tendresse  conjugale  a  tourné 
tendrement  ses  regards,  la  retient  par  un  des  pans  de  son 
vêtement. 

L'enfant  a  la  tête  tournée  vers  le  ciel  et  pousse  des  cris. 

A  quoi  sert,  s'il  vous  plaît,  que  ces  gens-là  souffrent  dans 
leurs  palais  le  gladiateur  qui  expire,  Niobé,  les  enfants  de  Latone 
percés  de  traits,  et  le  Laocoon  déchiré  par  des  serpents,  s'ils 
en  détournent  leurs  yeux?  Pour  moi,  voilà  ce  que  j'appelle  de 
la  sculpture. 

Mais  il  faut  dissiper  ces  images  tristes  par  quelque  chose  de 
gai.  On  disputait,  il  y  a  quelques  jours,  sur  les  vanités  dont  les 
hommes  sont  les  plus  entêtés.  Quelqu'un  prétendit  qu'il  n'y  en 
avait  aucune  dont  l'ivresse  fût  plus  violente  que  celle  de  la 
vanité  littéraire.  Pour  nous  le  prouver,  il  nous  disait  qu'à  Rome 
les  cardinaux  ont  des  espions  qui  viennent  leur  rapporter  tout 
ce  qui  se  débite  sur  leur  compte.  Il  faut  supposer  un  de  ces 
cardinaux  à  son  bureau  écrivant,  et  l'espion  debout  devant  lui. 

LE    CARDINAL. 

Eh  bien!  qu'est-ce  qu'on  dit  ? 

l'espion. 
Seigneur,  on  dit...  on  dit... 

LE    CARDINAL. 

Vous  plairait-il  d'achever?  On  dit...? 

l'espion. 
On  dit  que  vous  avez  un  page  charmant  qui  se  porte  mal, 
et  que  c'est  de  votre  faute. 

LE    CARDINAL,    continuant  d'écrire. 

Cela  n'est  pas  vrai.  C'est  moi  qui  suis  malade,  et  c'est  de  la 
sienne. 

l'espion. 

On  ajoute  que  le  cardinal  un  tel  a  voulu  vous  enlever  ce 
page  charmant,  et  que  vous  l'avez  fait  assassiner. 


LETTRES   A   MADEMOISELLE  VOLLAND.  227 

LE    CARDINAL,    éerivaut   toujours. 

Ce  n'est  pas  du  tout  pour  cela. 

l' ESPION. 

On  parle  de  votre  dernier  ouvrage,  et  l'on   assure  qu'il  est 
mauvais,  et  que  c'est  un  autre  qui  l'a  fait 

le    cardinal,    cessant  d'écrire    et  se  levant  avec  fureur. 

Eh  !  pourriez-vous,  monsieur  le  maroufle,  me  nommer  quel- 
ques-uns de  ces  gens-là? 

Avez-vous  jamais  entendu  parler  d'une  demoiselle  Basse, 
danseuse  d'Opéra?  Elle  était  entretenue  et,  qui  pis  est,  aimée 
par  un  M.  Prévôt  que  vous  connaissez.  11  se  présente  un  grand 
parti  pour  ce  jeune  homme  ;  de  la  beauté,  de  la  jeunesse,  de 
l'esprit,  des  talents  :  cela  ne  se  refuse  pas  sans  quelque  raison 
secrète.  Les  parents  suivent  la  conduite  de  leur  fils.  Ils  décou- 
vrent l'intrigue.  La  mère  du  jeune  homme  s'adresse  à  M"*  Basse, 
et  la  conjure  de  fermer  sa  porte  à  son  fils  et  de  se  joindre  à 
une  famille  désespérée  pour  ramener  son  enfant.  Elle  le  promet  ; 
mais  pour  un  moyen  qu'elle  avait  d'éloigner  son  amant,  celui-ci 
en  avait  cent  de  se  rapprocher  d'elle.  Elle  finit  par  se  mettre 
au  couvent.  Le  jeune  homme  se  marie.  La  mère  va  trouver 
M"^  Basse  et  lui  présente  un  contrat.  M"*^  Basse  le  refuse,  et  dit 
à  M'"^  Prévôt  qu'elle  avait  plus  de  fortune  qu'il  ne  lui  en  fallait 
pour  le  parti  qu'elle  avait  résolu  de  prendre  :  le  lendemain,  en 
effet,  elle  se  fait  carmélite. 

Nous  avons  achevé  l'histoire  de  M"^  Basse.  Nous  prétendons 
qu'un  de  ces  matins  elle  sautera  par-dessus  la  clôture,  et  que 
M'"*  Prévôt  ira  lui  porter,  dans  un  grenier,  le  contrat  qu'elle  a 
refusé  et  qu'elle  acceptera. 

M.  le  marquis  de  Gouffier  s'est  entêté  de  M"^  d'Oligny.  Il 
lui  a  fait  faire  les  propositions  les  plus  folles  qu'elle  a  refusées. 
Il  s'est  offert  à  l'épouser.  M""  d'Oligny  a  répondu  qu'elle  serait 
honteuse  d'être  sa  maîtresse,  et  qu'il  serait  honteux  d'être  son 
mari.  Le  marquis,  un  de  ces  jours  qu'au  sortir  de  la  Comédie 
elle  s'en  retournait  chez  elle  avec  sa  mère,  renverse  la  mère  par 
terre,  tandis  que  quatre  estafiers,  dont  il  était  accompagné,  se 
saisissent  de  la  fille  et  la  jettent  dans  un  fiacre.  La  mère  crie,  la 
fille  crie.  Le  fiacre  ne   veut  pas  marcher.   La  garde  vient  ;  on 


228  LETTRES  A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

arrête  les  ravisseurs.  L'affaire  est  jugée  à  Versailles,  et  le  mar- 
quis enfermé. 

Êtes-vous  encore  parmi  les  tombeaux?  Voyez-vous  toujours 
cette  tête  couverte  d'un  linceul,  et  ce  grand  bras  nu  qui  pend? 
Tâchons  d'effacer  de  votre  imagination  les  mausolées,  en  y  éle- 
vant un  autel,  et  en  vous  montrant  devant  cet  autel  les  jeunes 
époux.  J'avais  autrefois  un  ami  qui  ne  manquait  pas  un  ma- 
riage. Pour  peu  que  la  mariée  fût  jolie,  le  gros  Bouchant,  c'est 
le  nom  de  l'homme  en  question,  disait,  au  moment  de  l'anneau, 
avec  une  mine  et  un  ton  d'humeur  difficiles  à  rendre  :  Ah  !  le 
bourreau  ! 

Une  mademoiselle  Fiteau,  fille  d'un  maître  des  comptes,  était 
promise  à  un  quidam  qu'on  ne  nomme  pas.  Voilà  le  contrat 
passé,  et  le  jour  du  sacrement  venu.  Le  matin,  l'époux  futur 
se  ravise.  Il  trouve  qu'il  manque  trente  mille  francs  à  la  dot  de 
M""  Fiteau;  il  en  dit  les  raisons  au  père.  Le  père  trouve  ces 
raisons  bonnes,  et  promet  les  trente  mille  francs.  On  conduit  les 
époux  à  l'autel.  L'époux,  interrogé  s'il  accepte  mademoiselle 
pour  sa  femme,  répond  que  oui,  à  condition  que  celui-ci  se 
ressouviendra  de  la  promesse  qu'il  lui  a  faite.  La  demoiselle, 
interrogée  ensuite  si  elle  accepte  monsieur  pour  époux,  répond  : 
«  Non,  non  non;  je  ne  serai  jamais  à  un  homme  qui  se  rappelle, 
dans  ce  moment-ci,  un  sentiment  d'intérêt,  et  qui  a  l'indécence 
de  le  montrer  à  mon  père.  » 

Le  paragraphe  qui  suit  est  pour  vous. 

La  santé  de  la  petite  sœur  n'est  guère  meilleure  :  elle  avait 
encore  de  la  fièvre  ce  soir.  Cependant  la  toux  me  semble  un 
peu  plus  moelleuse.  Il  est  survenu  depuis  trois  jours  une  diar- 
rhée dont  j'avais  espéré  plus  de  soulagement.  Je  crains  que  la 
poitrine  ne  s'affaisse,  et  le  médecin  le  craint  apparemment 
aussi,  puisqu'il  attend  la  cessation  de  la  fièvre  pour  ordonner 
le  lait  de  chèvre.  L'époux  est  plein  d'attentions  ;  je  ne  ferais 
pas  mieux  à  sa  place.  L'enfant  est  guéri.  J'ai  passé  la  soirée 
avec  Vialet.  Ah  !  je  voudrais  être  à  côté  de  vous.  Je  péris  ici  de 
chagrin,  d'impatience  et  d'ennui. 


LETTRES    A   MADEMOISELLE   VOLL\Nn.  22'.) 


GJV 


A  Paris,  ce  8  septembre  1707. 


Vous  ne  faites  rien  du  tout,  tendre  amie,  de  ce  que  je  vous 
ai  demandé.  Je  voulais  un  détail  circonstancié  de  votre  voyage  ; 
vous  me  l'aviez  promis  ;  et  vous  vous  croyez  quitte  en  m'écri- 
vant  :  «Nous sommes  arrivées  à  deux  heures  du  matin  à  Ghàlons. 
La  belle  dame  a  un  peu  dormi  ;  maman  a  été  tourmentée  de  sa 
colique.  »  Réparez  ce  laconisme-là,  s'il  vous  plaît.  Le  jeudi 
matin,  j'allai  savoir  de  M""'  de  Blacy  à  quelle  heure  vous  étiez 
parties;  de  là  au  Salon,  où  j'employai  mon  temps  à  louer  un 
peu,  à  blâmer  beaucoup,  jusqu'à  deux  heures  que  je  me  rendis 
chez  M'""  Le  Gendre;  elle  avait  le  cœur  bien  gros  de  vous  savoir 
évadées  sans  l'en  avoir  prévenue,  sans  lui  avoir  dit  adieu.  «  On 
trouve,  disait-elle,  toujours  bien  un  moment  à  travers  les  em- 
barras et  les  soins  d'un  départ;  on  l'aurait  bien  trouvé 
autrefois,  mais  l'on  ne  m'aime  plus.  »  Je  lui  répondis  qu'à  neuf 
heures  du  soir,  vous  ne  saviez  pas  encore  si  vous  auriez  des 
chevaux  pour  le  lendemain,  et  que  rien  n'était  plus  incertain 
que  le  moment  de  votre  départ;  qu'il  pouvait  se  faire  à  la 
minute  ou  être  différé  de  deux  ou  trois  jours. 

Je  lui  ramenais  M"""  de  Blacy  qu'elle  avait  invitée  et  qui  s'en 
était  excusée.  Nous  dînâmes  ;  nous  dînâmes  gaiement  ;  nous 
passâmes  tous  ensemble  une  partie  de  la  soirée  :  M.  de  ...  y 
était  et  nous  nous  aperçûmes.  M"""  de  Blacy  et'moi,  que  le  froid 
instituteur  et  la  mère  coquette  faisaient  bien  du  chemin  en  s'en 
apercevant  ou  sans  s'en  apercevoir.  Nous  nous  séparâmes  de 
bonne  heure,  parce  qu'il  fallut  remettre  à  son  couvent  une  amie 
de  M"''  Le  Gendre.  Gelle-ci  est  une  jolie  enfant  et  qui  a  le  cœur 
beaucoup  plus  tendre  qu'on  ne  l'imagine.  En  arrivant,  je  la 
trouvai  qui  pleurait  de  ce  qu'on  différait  trop  à  aller  chercher 
son  amie.  La  mère  l'en  grondait,  et  moi  je  lui  en  faisais  com- 
pliment. 

Le  lendemain,  c'était  vendredi,  autre  séance  aux  tableaux 
oîi  il  y  a  quelques  belles  choses  qui  perdent  à  l'examen.  Je 


230  LETTRES   A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

sortis  de  là  pour  aller  dîner  au  restaurateur  de  la  rue  des  Pou- 
lies; on  y  est  bien,  mais  chèrement  traité.  L'hôtesse  est  vrai- 
ment une  très-belle  créature.  Beau  visage,  plutôt  grec  que 
romain;  beaux  yeux,  belle  bouche,  ni  trop,  ni  trop  peu  d'em- 
bonpoint, grande  et  belle  taille,  démarche  élégante  et  légère; 
mais  vilains  bras  et  vilaines  mains  ^ 

De  là,  j'allai  passer  la  soirée  chez  Van  Loo,  qu'on  avait  sai- 
gné du  bras  et  qu'on  a  depuis  saigné  du  pied  pour  un  mal  de 
tête  violent  dont  la  cause  est  une  dartre  rentrée.  Cette  grosse 
bête  de  Lamotte,  son  médecin,  ne  voit'pas  que  tant  que  la  maladie 
cutanée  ne  reparaîtra  pas,  il  tirerait  à  son  malade  jusqu'à  la 
dernière  goutte  du  sang  vicié,  qu'il  ne  le  guérirait  pas. 

J'allai  souper  rue  Neuve-Saint-Augustin  où  nous  parlâmes 
beaucoup  de  vous.  C'est  vraiment  un  amoureux  de  toute  pièce. 
Il  ne  s'accommode  pas  de  l'absence  :  il  est  triste,  mélancolique, 
ennuyé  et  jaloux.  Je  m'amusai,  avec  ce  sang-froid  que  j'ai 
quelquefois,  à  le  désespérer,  en  mettant  les  choses  au  pis  aller, 
et  en  ne  voyant  aucun  inconvénient  à  ce  que  M.  d'Estaing  mît 
des  conditions  à  l'avancement  des  deux  frères  de  la  belle  dame, 
parce  que  chaque  chose  a  son  pris.  Raphaël  nous  joua,  une 
heure  ou  deux,  de  la  harpe  et  du  clavecin,  et  nous  nous  souhai- 
tâmes le  bonsoir  à  l'heure  accoutumée. 

J'allai  samedi  à  Monceaux  avec  l'ami  INaigeon;  à  neuf  heures 
j'étais  chez  M'"*"  Le  Gendre.  Elle  revenait  du  spectacle  ;  elle  était 
morte  de  lassitude,  et  elle  tombait  de  sommeil.  Nous  nous 
assîmes  sur  des  chaises  de  paille  dans  l'antichambre  de  son  fds, 
oii  nous  n'avions  qu'un  quart  d'heure  à  passer.  Cependant  elle 
dénouait  ses  rubans  ;  elle  détachait  ses  jupons,  et  nous  y  étions 
encore  à  une  heure  et  demie  du  matin.  Nous  parlâmes  beaucoup 
de  M.  ...  Je  lui  prédis  qu'avant  trois  mois  elle  en  entendrait 


1.  Dans  la  rue  des  Poulies  s'ouvrit,  en  17Go,  le  premier  restaurant,  qui  lut 
ensuite  transféré  à  l'hôtel  d'Aligre.  C'était  un  établissement  de  bouillon  où  il 
n'était  pas  permis  de  servir  de  ragoût  comme  chez  les  traiteurs,  mais  où  l'on  don- 
nait des  volailles  au  gros  sol,  des  œufs  frais  et  cela  sans  nappe,  sur  de  petites 
tables  de  marbre.  Boulanger,  le  maître,  avait  pris  pour  devise  ce  passage  de 
l'Kvangile:  «  Venite  ad  me  oinnes  qui  stomacho  laboratis  et  ego  vos  restaHrabo  ».• 
de  ce  dernier  mot  vint  le  nom  do  restaurant  gardé  par  la  maison  de  Boulanger  et 
pris  par  tous  ceux  qui  l'imitèrent.  La  maîtresse  du  lieu  était  jolie  et  la  chalandise 
y  gagna.  Voir  La  Mésangère,  Le  Voyageur  à  Paris,  1797,  in-I2,  t.  II,  p.  88,  et 
Bachauniont,  V.  49,  cités  par  Ed.  Fournicr  dans  Paris  démoli. 


LETTRES  A   MADEMOISELLE  VOLLAND.  231 

une  déclaration  en  forme.  <(  Vous  vous  trompez.  —  C'est 
vous-même.  —  Il  est  froid.  —  Il  s'échaulTera.  —  Personne  n'est 
plus  réservé.  —  D'accord  ;  mais  voici  son  histoire  :  il  croira 
vous  estimer  seulement,  et  il  vous  aimera.  Il  sera  peut-être  plus 
longtemps  qu'un  autre  à  démêler  la  nature  de  ses  sentiments  : 
mais  il  la  démêlera.  Il  voudra  vaincre  sa  passion;  mais  il  n'y 
réussira  pas.  Il  la  renfermera  longtemps;  il  se  taira;  il  sera  triste, 
mélancolique;  ilsoulTrira;  mais  il  s'ennuiera  de  souffrir.  Il  jettera 
des  mots  que  vous  n'entendrez  point,  parce  qu'ils  ne  seront  pas 
clairs.  Il  en  jettera  de  plus  clairs  que  vous  n'entendrez  pas  davan- 
tage; ot  rimpatience  et  le  moment  amèneront  une  scène  je  ne  sais 
quelle,  peut-être  des  larmes,  })eut-être  une  main  prise  et  dévorée, 
peut-être  une  chute  aux  genoux,  et  puis  des  propos  troublés, 
interrompus  de  votre  part,  de  la  sienne.  —  Le  beau  roman  ! 
Comme  votre  tête  va  et  arrange!  —  Mais,  si  j'avais  introduit 
un  pareil  personnage  dans  un  roman,  et  que  je  lui  eusse  fait 
tenir  cette  conduite,  comment  le  trouveriez-vous?  —  Vrai.  ~ 
Et  pourquoi  dans  le  roman,  sinon  parce  qu'il  l'est  en  nature? 

—  Laissez-moi  en  repos:  vous  m'embarrassez.  —  iAIais  savez- 
vous  qu'avant  cela,  peut-être  me  prendra-t-il  pour  confident? 

—  Cela  ne  se  peut;  mais  si  cela  était,  que  lui  diriez-vous?  — 
Ce  que  je  lui  dirais!  ce  qu'Horace  disait  à  un  ami  qui  étail 
devenu  amoureux  de  son  esclave  :  Il  est  beau,  il  est  adroit,  il  a 
des  mœurs,  de  l'esprit,  des  connaissances  ;  c'est  un  enfant  par- 
fait de  tous  points,  mais,  je  vous  en  préviens,  il  est  un  peu 
fuyard...  »  Et  puis  voilà  des  éclats  de  rire,  la  lassitude  qui 
s'oublie,  le  sommeil  qui  s'en  va,  et  la  nuit  qui  se  passe  à  causer. 

J'oubliais  de  vous  dire  qu'au  milieu  de  tout  cela  je  n'ai  pas 
négligé  M"^  de  Blacy  ;  je  l'ai  vue  ;  je  l'ai  vue  souvent,  et  nous 
avons  eu  des  moments  tout  à  fait  doux.  Nous  parlions  de  maman, 
et  nous  pariions  de  vous  ;  et  c'était  à  qui  vous  aimerait  le  mieux 
et  le  dirait  plus  souvent.  Votre  sœur  est  une  femme  dont  je 
fais  un  cas  tout  particulier,  d'une  probité  tout  à  fait  rigoureuse, 
et  qui  serait  à  tout  moment  dans  la  société,  lorsqu'on  y  parle  de 
vertu  et  de  probité,  autorisée  à  dire  :  Ce  que  tous  ces  gens-là 
mettent  en  maxime,  moi  je  le  fais. 

Le  dimanche  matin,  car  c'est  là,  je  crois,  que  j'en  suis,  je 
passai  la  matinée  à  rédiger  mes  observations  de  peinture.  J'allai 
dîner  rue  Sainte-Anne,  où  je  m'étais  engagé  à  condition  qu'on 


232  LETTRES   A    MADEMOISELLE   VOLLAND. 

me  renverrait  à  trois  heures  et  demie,  ce  qu'on  fit.  Et  me  voilà 
cheminant  vers  Sainte-Périne  de  Chaillot,  par  le  plus  bel  orage. 
—  A  pied?  —  Non  :  est-ce  que  je  vais  à  pied  ?  —  Et  qu'aliiez- 
vous  faire  à  Sainte-Périne  de  Chaillot?  —  Voir  une  femme,  cela 
va  sans  dire.  —  Et  qu'aviez-vous  à  faire  à  cette  femme?  — 
Mais,  rien.  —  Et  qu'aviez-vous  donc  à  lui  dire?  C'est  l'un  ou 
l'autre,  quand  ce  n'est  pas  tous  les  deux.  —  Lui  dire  qu'il  vaut 
mieux  être  bonne  mère  que  bonne  amante;  que  le  remords  est 
pire  que  la  douleur,  etc.,  etc.  C'est  une  histoire  qui  n'aurait 
point  de  fin,  et  qu'il  vaut  mieux  que  je  vous  réserve  pour 
votre  retour.  Je  crois  que  la  Providence  a  résolu  de  m'adresser 
tous  les  malheureux  de  ce  monde. 

De  retour  de  Sainte-Périne,  où  j'avais  travaillé  pendant  trois 
heures  à  élever  la  tendresse  maternelle  et  ses  devoirs  sur  les 
ruines  de  la  passion  la  plus  douce,  la  plus  honnête,  la  plus  du- 
rable et  la  plus  tendre,  je  revins  passer  la  soirée  avec  M'"''  de  Blacy. 

Mais  à  propos,  je  voudrais  bien  savoir  quel  parti  vous  pren- 
driez s'il  fallait  quitter  un  amant,  mais  le  quitter  pour  toujours, 
et  un  amant  bien  cher,  pour  aller  faire  l'éducation  de  votre 
fille,  prête  à  sortir  du  couvent  et  exposée  à  tomber  en  mau- 
vaises mains.  L'amant  a  été  de  mon  avis  :  il  s'est  sacrifié.  Que 
vous  dirai-je?  Je  n'aime  pas  les  amants  si  généreux.  Je  les 
admire,  mais  je  ne  les  imiterai  jamais.  Il  me  semble  que,  de 
toute  éternité,  la  raison  fut  faite  pour  être  foulée  aux  pieds  par 
l'amour.  Il  me  semble  qu'on  aime  mal  quand  on  connaît  quel- 
ques devoirs.  Je  ne  saurais  m'empêcher  de  soupçonner  les 
amants  si  sages  de  s'en  imposer  à  eux-mêmes  ;  de  croire  qu'ils 
aiment  comme  au  premier  moment,  parce  qu'ils  ont  le  langage 
du  premier  moment;  je  crois  que,  parce  qu'ils  disent  comme 
autrefois,  ils  pensent  sentir  comme  autrefois,  et  qu'il  n'en  est 
rien  :  parce  qu'ils  n'ont  aucune  raison  de  se  plaindre  récipro- 
quement l'un  de  l'autre,  ils  se  persuadent  qu'ils  sont  les  mêmes; 
qu'ils  n'ont  point  changé  l'un  pour  l'autre,  parce  qu'ils  ne  voient 
en  eux  aucun  motif  d'inconstance.  Cette  justice  est  dans  la  tête; 
elle  n'est  point  dans  le  cœur.  La  tête  dit  ce  qu'elle  veut;  le 
cœur  sent  comme  il  lui  plaît.  Rien  n'est  plus  commun  que  de 
prendre  sa  tête  pour  son  cœur. 

Mes  amies,  mes  bonnes  amies,  je  suis  le  plus  heureux  de 
tous  les  hommes;  ma  tête  me  dit  que  j'ai  mille  raisons  de  vous 


LKTTIIES   A    MADEMOISELLE    VOLLAND.  233 

aimer,  et  mon  cœur  ne  l'en  dédit  pas.  Puisse  ce  bonheur  et  ce 
concert  durer  toujours  !  Mais  il  durera,  si  dix  à  douze  ans  d'ex- 
périence suffisent  pour  me  garantir  l'avenir. 

Le  prince,  le  triste  prince  est  tout  étonné  que  je  sois  gai.  11 
ne  sait  pas  que  je  suis  accoutumé  à  vous  perdre  pour  six  mois. 
Faites  donc  que  la  belle  dame  s'accommode  de  votre  terre  et 
que  nous  ne  nous  quittions  plus.  Mais  cette  belle  dame,  com- 
ment a-t-elle  supporté  la  route?  comment  se  porte-t-elle?  com- 
ment en  a-t-elle  usé  avec  vous,  et  vous  avec  elle?  Qu'avez- 
vous  dit?  qu'avez-vous  fait?  Je  voudrais  bien  avoir  été  à  portée 
d'entendre  tout  ce  que  vous  avez  dit  de  moi  chez  M.  Duclos, 
Je  voudrais  bien  être  à  portée  d'entendre  tout  ce  que  vous  en 
direz  à  Isle?  Comme  j'aurais  été,  comme  je  serais  transporté  de 
joie!  Vous  croyez  que  j'aurais  pu  tenir  dans  ce  petit  coin  qui 
m'aurait  recelé?  que  je  ne  me  serais  pas  jeté  sur  maman,  que 
je  ne  me  serais  pas  jeté  sur  vous,  sur  la  belle  dame,  sur  M"""  Duclos, 
et  que  je  ne  vous  aurais  pas  toutes  mangées  de  caresses  ? 
Maman  n'est  pas  bavarde  comme  vous  ;  elle  ne  dit  qu'un  mot, 
mais  son  mot  est  si  bien  dit,  si  bien  choisi,  si  doux,  qu'il  vaut 
mieux  que  toutes  vos  phrases  !  Chère  amie,  embrassez-la  dix 
fois,  vingt  fois,  pour  moi. 

Je  la  connais,  cette  maudite  colique!  J'ai  été  une  fois  occupé 
dans  ma  vie  à  la  soulager,  et  cela  sur  la  même  route.  Vous  avez 
bien  fait  de  m'apprendre  en  même  temps  et  le  mal  et  la  gué- 
rison.  Rappelez-lui,  à  cette  maman,  qu'elle  est  destinée  à  nous 
pleurer  tous,  et  qu'il  ne  faut  pas  qu'elle  trompe  d'un  jour  notre 
horoscope. 

Comment  avez-vous  vécu  à  Isle  avec  la  belle  daihe?  Le 
prince,  à  qui  vous  avez  tourné  la  tête  par  vos  bontés  pour  elle 
et  pour  lui,  car  c'est  ainsi  qu'il  s'en  explique,  vous  présente 
son  respect.  Je  suis  arrivé  lundi  au  soir  chez  lui,  tout  à  temps 
pour  y  lire  une  lettre  de  la  belle  dame,  que  je  voudrais  que 
vous  eussiez;  car  il  m'est  impossible  de  vous  rendre  la  manière 
honnête,  touchante  et  touchée  dont  elle  parle  de  vous.  Elle  écrit 
fort  bien,  mais  très-bien.  C'est  que  le  bon  style  est  dans  le  cœur; 
voilà  pourquoi  tant  de  femmes  disent  et  écrivent  comme  des 
anges,  sans  avoir  appris  ni  à  dire  ni  à  écrire,  et  pourquoi  tant 
de  pédants  diront  et  écriront  mal  toute  leur  vie,  quoiqu'ils 
n'aient  cessé  d'étudier  sans  apprendre. 


23/|  LliTTRES    A   MADEMOISELLE    VOLLAND. 

Mais,  qu'ai-je  fait  lundi?  des  descriptions  et  des  critiques 
de  tableaux  ;  je  crois  un  dîner  au  restaurateur,  parce  qu'on  y 
sert  bien  et  que  l'hôtesse  est  jolie.  Mardi,  jour  de  fête,  j'ai  rôdé, 
j'ai  promené  mon  ennui  ;  j'ai  vu  jouer  aux  échecs  ;  j'ai  été  chez 
M""^  Le  Gendre  que  je  n'ai  point  trouvée  ;  elle  était  allée  plaire 
à  la  barrière  Blanche,  k  vingt  ou  trente  oisifs.  Son  mari  est  de 
retour  ;  il  en  était  ;  mais  il  ne  restera  pas  longtemps ,  Dieu 
merci.  J'ai  passé  la  soirée  chez  le  marquis  de  Grolsmare  où 
Damilaville  m'a  remis  votre  billet.  Je  vous  réponds  ce  mercredi 
matin,  et  je  vais  me  débarrasser  bien  vite  de  deux  ou  trois  im- 
portuns, pour  courir  au  Salon  où  je  suis  attendu  par  Damilaville 
à  qui  je  remettrai  cette  lettre,  afin  qu'il  la  contre-signe.  Adieu, 
mes  amies,  mes  bonnes,  mes  tendres,  mes  respectables  amies  ; 
je  vous  attends  toujours,  et,  en  qualité  de  poëte,  je  m'adresse 
de  temps  en  temps  au  mois  de  septembre  pour  l'engager  à  aller 
plus  vite  ;  mais  le  mois  de  septembre  ne  m'entend  pas,  et  n'en 
est  toujours  qu'au  9  et  n'en  sera  demain  qu'au  10. 

Mademoiselle c'est  comme  le  premier  jour,  et  quand  nous 

nous  verrons  ce  sera  comme  la  première  fois. 

Bonjour,  bonjour,  bonnes  amies.  J'ai  fait  un  bel  oubli  dans 
ma  lettre;  mais  rappelez-moi  dans  votre  réponse  d'y  suppléer. 
Il  est  question  de  l'instituteur  et  de  la  mère.  Cela  est  trop  plai- 
sant. J'avais  prédit  la  déclaration  à  trois  mois;  elle  se  fit  dès  le 
lendemain. 


GV 

Paris,  le  19  septembre  17G7. 

Voyez  donc  si  je  pourrai  vous  continuer  mon  journal.  Mes 
dernières  lignes  étaient,  je  crois,  de  Monceaux.  Bonne  aventure 
du  retour.  Indiscrétion  à  laquelle  on  ne  s'attend  guère,  et  qui 
est  pourtant  fort  naturelle.  Nous  nous  en  revenions  le  soir  en 
cabriolet.  Nous  étions  Bron  et  moi  sur  le  fond,  et  devant  nous 
une  femme  avec  laquelle  il  est  bien  depuis  longtemps,  et  qui, 
depuis  fort  longtemps,  est  jalouse  d'une  autre  chez  laquelle  il 
prétend  n'avoir  aucune  liaison,  ne  point  ircquenter.  Nous  avions 


LETTRES   A   MADEMOISELLE  VOLLAND.  235 

à  passer  devant  la  porte  de  cette  femme;  nous  y  arrivons,  et 
voilà  tout  à  coup  le  cheval  qui  se  dt'tourne  du  chemin  et  qui  se 
jette  du  côté  de  cette  maison.  Le  cocher  lui  donne  du  fouet. 
L'animal  croit  qu'il  tourne  court  ;  il  s'arrête,  puis  il  fait  les 
mouvements  qu'un  cheval  a  coutume  de  faire  lorsqu'il  se  pré- 
sente mal  et  qu'il  tâche  de  se  présenter  mieux  à  une  entrée  de 
maison.  En  un  mot,  on  eut  toutes  les  peines  à  l'empêcher  de 
nous  mener  où  nous  n'avions  certainement  aucun  dessein  d'aller. 
La  femme  dit  à  son  ami,  assis  à  côté  de  moi  :  «  "Vous  voyez  ; 
voire  cheval  est  plus  vrai  que  vous.  »  Le  reste  de  notre  route 
se  lit  en  grand  silence. 

J'allai  souper  chez  le  prince,  qui  me  lut  encore  une  lettre 
de  la  belle  dame.  On  ne  saurait  être  plus  sensible  qu'elle  l'est 
à  toutes  les  affabilités  que  vous  avez  eues  pour  elle  ;  il  est  impos- 
sible de  s'en  expliquer  avec  plus  de  chaleur  et  de  vérité.  Lui, 
il  en  est  transporté  de  joie  ;  et  je  reçois  la  récompense  de  vos 
bons  procédés  :  il  m'embrasse,  il  me  caresse,  il  ne  cesse  de  me 
remercier  ;  il  me  charge  de  le  mettre  à  vos  pieds.  C'est  le  lundi 
au  soir  que  nous  soupâmes  ensemble.  Depuis,  il  n'a  point  en- 
tendu parler  de  son  amie,  et  il  est  tout  soucieux.  Moi,  je  le 
console  en  lui  disant  :  «  Elle  arrive,  elle  a  des  visites  à  faire,  à 
recevoir  ;  peut-être  qu'elle  est  à  présent  à  Metz.  Elle  est  occu- 
pée à  faire  sa  cour  à  M.  d'Estaing,  et  à  pousser  ses  frères  dans 
le  service.  »  Il  se  lève  avec  fureur;  il  crie:  «  Maudit  enragé 
philosophe,  est-ce  que  vous  avez  résolu  de  me  rendre  fou  ?  » 
Puis  se  radoucissant,  il  ajoute  :  «  Ça,  mon  ami,  plus  de  ces 
mauvaises  plaisanteries-là;  vous  me  déchirez  l'âme  de  gaieté 
de  cœur.  »  Le  mélancolique  ambassadeur  de  Hollande  s'en  tient 
les  côtés  et  rit  jusqu'aux  larmes;  nous  traitons  ensuite  la  chose 
sérieusement. 

Nous  convenons  qu'une  femme  un  peu  aimable  et  un  peu 
leste  a  cent  occasions  par  mois  de  nous  tromper,  sans  que  nous 
nous  en  doutions,  et  que  le  plus  court,  le  plus  sûr,  le  plus 
honnête,  est  de  s'abandonner  avec  tant  de  confiance  qu'on  ait 
honte  de  nous  trahir.  Le  prince  en  convient,  mais  à  condition 
qu'on  lui  permettra  d'être  soupçonneux,  jaloux,  et  qu'on  n'en 
plaisantera  pas. 

Mardi,  depuis  sept  heures  et  demie  jusqu'à  deux  ou  trois 
heures,  au  Salon  ;  ensuite  dîner  chez  la  belle  restauratrice  de 


236  LETTRES   A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

la  rue  des  Poulies  ;  un  tour  de  promenade  jusqu'à  la  chute  du 
jour.   Sur  les  huit  heures,  rue  Saine-Anne.  Son  fils  '  fait  des 
progrès  inouïs.  M.  Digeon  vient  lui  en  rendre  compte.  Elle  en 
est  transportée  de  joie;  mais  c'est  un  éclair  qui  passe,  et  je  les 
trouve  tristes  tous  deux.  Comme  ce  que  je  sais  de  plus  est  de 
confidence  et  non  d'observation,  il  ne  m'est  pas  permis  devons 
en  dire  davantage.  M.  Digeon  n'a  et  n'a  jamais  eu  rien  de  com- 
mun avec  M'""  de  Grandpré.  On  a  fait  cette  découverte  à  l'occa- 
sion de  l'instituteur  qu'on  se  propose  de  prendre  et  qu'on  ne 
prend  toujours  point.  Elle  lui  disait  :  u  Cela  devient  absolument 
nécessaire.  Je  crains  que    les   assiduités   que    vous    avez    ici 
ne  rendent  soucieuse  une  personne  à  laquelle  je  serais  bien 
fâchée  de  causer  la  moindre  peine.  —  Je  vous  entends,  madame  ; 
je  vous  jure  que  cette  personne  prend  le  plus  grand  intérêt  au 
succès  de  mes  soins,  et  qu'elle  n'a  aucun  droit  de  les  désap- 
prouver.—  Mais  il  peuvent  être  sus  d'une  autre.  —  Cette  autre- 
là  les  sait,  et  il  y  a  longtemps  qu'elle  est  la  maîtresse  de  sa 
conduite,  et  moi  de  la  mienne.  Nous  nous  disons  tout  quand 
nous  nous  rencontrons,  et  nous  ne  nous  reprochons  plus  rien. 
—  Mais  le  public?  J'ai  une  fille;  si  l'on  vous  supposait  des  vues 
de  son  côté,  il  n'en  faudrait  pas  davantage  pour  éloigner  ceux 
qui  pourraient  y  prétendre  ;  et  si  l'on  faisait  une  autre  supposi- 
tion, il  y  a  des  gens  sensés  qui  jugent  des  UKjeurs  de  l'enfant 
par  celles  de  lanière.  —  Madame,  je  ne  sais  poiut  de  réponses  à 
cela.  »  Et  moi  j'ajoute  au  récit  qu'on  me  fait  de  ces   conver- 
sations :  Je  ne  sais,  chère  sœur,  ce  que  vous  vous  proposez  ; 
mais  ne  concevez-vous  pas  que  vous  voilà  dans  la  grande  inti- 
mité; que  vous  avez  autorisé  M.  Digeon  à  toucher  sans  scrupule, 
avec  vous,  certaines  cordes  ;  et  qu'après  les  questions  indiscrètes 
que  vous  lui  avez  faites,  il  lui  est  libre  de  vous  entretenir  de 
ce  qu'il  lui  plaira?  Elle  en  convient.   «  Mais  quel  remède  à 
cela? —  Aucun,  si  ce  n'est,  à  la  première  causerie  de  cette  na- 
ture, de  vous  expliquer  nettement,  mais  sans  que  cela  paraisse 
apprêté,  sur  les  devoirs  d'une  femme  honnête,  sur  les  périls  de 
ces  sortes  de  liaisons,  la  paix  domestique  perdue,  la  considéra- 
lion  publique  hasardée,  le  respect  de  soi-même,  et  tant  d'autres 
choses  que  vous  peindrez  avec  force,  et  qui    arrêteront  votre 

1.  Le  lils  de  M'»"  Le  Gendre. 


LETTRES  A  MADEM-OISELLE   VOLLAND.  237 

homme  tout  court,  au  moins  ])our  quelques  mois.  Je  ne  sais 
plus  ce  que  cela  deviendra.  —  Ni  moi  non  plus.  —  Mais  comme 
il  est  constant  que  Nature  ne  fera  pas  en  votre  faveur  une  excep- 
tion à  la  loi  générale,  que  vous  favorisiez  ou  non  le  penchant 
de  M.  Digeon  ,  on  s'en  apercevra  ,  et  voilà  votre  fils  privé  du 
meilleur  instituteur  qu'il  pût  avoir,  votre  porte  fermée  à 
M.  Digeon,  et  peut-être  l'enfant  confiné  dans  un  collège.  Arran- 
gez-vous là-dessus.  » 

Mardi  au  soir,  en  rentrant  chez  moi,  j'ai  appris,  par  un 
billet,  que  le  Baron  était  à  Paris,  et  par  un  autre  billet  de 
Grimm,  qu'il  était  revenu  de  la  Briche  avec  un  certain  baron 
de  Studuitz,  qui  ne  voulait  pas  s'en  retourner  à  Gotha  sans 
pouvoir  dire  à  sa  pnncesse  qu'il  m'a  vu,  tenu,  embrassé  pour 
elle,  et  qu'il  ne  fallait  pas  manquer  à  un  pique-nique  qu'on 
avait  arrangé  pour  le  lendemain  mercredi  chez  le  suisse  des 
Feuillants.  Ce  billet  de  Grimm  était  assaisonné  de  quelques 
mots  d'humeur  qui  me  blessèrent;  que  j'allais  partout  excepté 
à  la  Briche;  que  M""=  d'Ëpinay  y  avait  été  seule,  et  m'avait  inu- 
tilement espéré  ;  qu'elle  n'était  récompensée  des  attentions 
qu'elle  avait  pour  mon  goût  et  même  mes  fantaisies  que  par  une 
exclusion  qui  l'offensait.  Imaginez  que  je  n'ai  été  au  Grandval 
que  pour  servir  le  Baron  ;  à  Monceaux  que  pour  la  commodité 
de  revenir  tous  les  matins  au  Salon,  et  que  je  ne  reste  à  Paris 
que  pour  ce  maudit  Salon  et  que  pour  lui.  Le  Baron,  qui  aurait 
été  content  de  faire  ses  aflaires  à  Paris,  et  de  me  ramener  jeudi 
au  Grandval,  trompé  dans  ses  espérances,  me  fait,  d'un  autre 
côté,  une  sortie  abominable.  L'impatience  me  prend;  et,  rendu 
éloquent  par  l'injustice  de  tous  ces  gens-là,  je  fais  une  sortie 
abominable  contre  l'amitié  ;  je  la  peins  comme  la  plus  insup- 
portable des  tyrannies,  comme  le  supplice  de  la  vie,  et  je  finis 
.par  ces  mots  :  «  Mes  amis,  vous  que  j'appelle  mes  amis  pour  la 
dernière  fois,  je  vous  déclare  que  je  n'ai  plus  d'amis,  que  je 
n'en  veux  point,  et  que  je  veux  vivre  seul,  puisque  je  suis  assez 
malheureusement  né  pour  ne  pouvoir  faire  le  bonheur  de  per- 
sonne, en  m'abandonnant  sans  réserve  à  ceux  qui  me  sont 
chers.  »  A  l'instant,  mon  âme  se  serra,  je  versai  un  torrent  de 
larmes  ;  et  le  marquis,  qui  était  à  côté  de  moi,  me  prit  entre 
ses  bras,  m'entraîna  dans  une  autre  allée  des  Tuileries  où  cette 
scène  se  passait.  En  attendant  le  dîner,  il  me  dit  les  choses  les 


238  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLÂND. 

plus  honnêtes,  les  plus  douces  et  les  plus  consolantes;  versa 
un  peu  de  baume  sur  mes  blessures,  et  me  ramena  à  ces  amis 
que  j'avais  abjurés,  résolu  à  dîner  avec  eux,  car  je  voulais  m'en 
aller,  et  un  peu  apaisé.  Ce  qui  m'avait  ulcéré,  c'est  un  mot  de 
Grimm  qui  me  dit  que,  puisqu'il  ne  pouvait  plus  m' écrire  sans 
me  dire  la  vérité,  ei  que  la  vérité  me  faisait  tant  de  mal,  il  ne 
m'écrirait  plus.  «  Voilà,  disais-je  au  marquis,  ces  hommes  qui 
se  piquent  de  délicatesse;  ils  me  désespèrent,  et,  quand  je  me 
plains  des  peines  qu'ils  me  causent,  ils  y  mettent  le  comble  en 
me  disant  froidement  qu'ils  ne  m'en  donneront  plus.  »  Cepen- 
dant le  dîner  fut  fort  bien  ;  on  s'entretint  de  la  petitesse  de  ceux 

qui  refusent  des  secours  par  vanité On  se  sépara  de  bonne 

heure et  nous  nous  embrassâmes  tous  fort  tendrement. 

Damilaville  voulait  m'entraîner  chez  M'""  de  Meaux,  qui  est 
malade  et  qui  rend  le  sang  par  les  pieds.  J'aimai  mieux  m'en 
aller  rue  Sainte-Amie,  et  j'y  allai.  J'y  restai  peu  de  temps. 
M'""  Le  Gendre  se  proposait  d'aller  reprendre  M"""  de  Blacy  chez 
M.  de  Tressan,  et  elle  me  demandait  si  je  pourrais  lui  donner 
des  chevaux.  J'allai  le  soir  souper  avec  le  prince  ;  je  lui  en 
demandai,  ce  qu'il  m'accorda.  Nous  passâmes  la  soirée,  le  prince 
et  moi,  à  disputer  sur  un  principe  de  peinture  :  c'est  qu'il  y 
avait  dans  la  nature  beaucoup  de  masses  et  peu  de  groupes. 
Vous  n'entendez  rien  à  cela  ;  mais  il  vous  suffira  de  savoir  qu'en 
ayant  appelé  tous  deux  aux  compositions  des  grands  maîtres,  je 
lui  montrai  que,  dans  les  compositions  du  Poussin,  oii  l'on  comp- 
tait jusqu'à  cent,  cent  vingt  figures,  il  y  avait  dix,  douze,  quinze, 
vingt  masses,  et  à  peine  deux  ou  trois  groupes  ;  et  spécialement 
dans  le  Jugement  de  Salomon,  vingt  à  trente  figures,  et  pas  un 
groupe. 

Le  reste  de  la  soirée  se  passa  à  causer  de  mariages  dispro- 
portionnés faits  sans  le  consentement  des  parents,  ;  il  me  dit  à 
ce  sujet  quelques  mots  de  M.  de  Parceval,  que  vous  ne  savez 
peut-être  pas  et  qui  vous  feront  plaisir.  Son  lils  se  maria  sans 
son  aveu.  Le  lendemain  du  mariage,  sa  bru  vint  chez  lui.  11 
n'était  pas  encore  levé.  Elle  se  mit  à  genoux  près  de  son  lit,  et 
lui  prit  une  main  qu'elle  mouillait  de  ses  larmes.  M.  de  Parce- 
val lui  dit  :  «  Est-ce  que  mon  fils  n'a  pas  craint  d'être  déshé- 
rité? »  Sa  bru  lui  répondit  :  «  Il  vous  connaît  trop  pour  avoir 
cette  crainte.  »  Après  un  moment  de  silence,  M.  de  Parceval 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     239 

ajouta  :  u  Ma  fille,  levez-vous;  vous  m'avez  ôté  mon  fils  ;  j'espère 
que,  dans  neuf  mois,  vous  m'en  rendrez  un  autre  que  vous 
élèverez  si  bien  qu'il  n'osera  jamais  faire  même  un  bon  clioix 
sans  votre  consentement  »  ;  et  puis  il  l'embrassa  ;  mais  il  ne 
voulut  pas  recevoir  son  fils.  Pour  l'en  rapprocher,  on  employa 
la  médiation  de  M.  de  Saint-Florentin.  Au  premier  mot  de  M.  de 
Saint-Florentin,  le  bon  Parceval  lui  dit  :  a  Ah  !  Monseigneur, 
combien  vous  m'auriez  épargné  de  peine  si  vous  eussiez  bien 
voulu  y  penser  plus  tôt  !  » 

Toute  ma  journée  du  jeudi  fut  employée  à  ma  négociation  de 
Sainte-Périne  \  qui  est  moins  avancée  que  jamais  ;  et  la  nuit 
du  jeudi  au  vendredi,  avec  une  grande  partie  du  vendredi,  à 
mettre  à  l'encre,  chez  moi,  les  observations  que  j'avais  faites 
au  crayon  au  Salon.  Je  dînai  en  famille.  Je  fis  jouer  du  clavecin 
à  l'enfant.  Je  reçus  la  visite  de  M""^  GeofTrin,  qui  me  traita  comme 
une  bête,  et  qui  conseilla  à  ma  femme  d'en  faire  autant.  La  pre- 
mière fois,  elle  vint  pour  gâter  ma  fille  ;  cette  fois,  elle  serait 
venue  pour  gâter  ma  femme  et  lui  apprendre  à  dire  des  gros 
mots  et  à  mépriser  son  mari. 

Je  ne  sais  ce  que  je  devins  le  reste  de  la  journée.  J'allai 
passer  quelques  instants  avec  M""'  Le  Gendre,  qui  m'apprit  que 
M'"^  de  Blacy  était  de  retour,  et  qu'elle  se  servirait  des  chevaux 
du  prince  pour  Sceaux,  ou  pour  quelque  autre  partie  de  cam- 
pagne qu'elle  avait  arrangée  avec  M.  Digeon.  Je  souris;  elle  fit 
tout  son  possible  pour  que  je  laissasse  le  dîner  de  Monceaux, 
et  m'entraîner  avec  elle.  Sur  mon  refus  absolu,  elle  se  déter- 
mina à  engager  M'""  de  Blacy,  et  puis  il  lui  vint  en  esprit  que 
peut-être  on  imaginerait  qu'elle  redoute  un  long  tête-à-tête; 
et  puis  elle  ne  sut  plus  ce  qu'elle  ferait.  Le  lendemain  samedi, 
elle  m'écrivit,  à  propos  d'une  petite  commission  qu'elle  avait 
à  me  donner,  qu'elle  avait  proposé  la  partie  à  M'"''  de  Blacy, 
et  celle-ci  l'avait  acceptée.  La  voilà  donc,  elle  et  M.  Digeon, 
ses  enfants  et  M'"«  de  Blacy,  sur  le  chemin  de  Sceaux,  et  moi 
sur  le  chemin  de  Monceaux,  d'où  je  vous  écris,  ce  matin  di- 
manche, que  je  retourne  à  Paris  pour  dîner  avec  elle,  et  de 
bonne  heure,  après  dîner,  pour  m'en  retourner  chez  moi  et 
faire  mon  sac  de  nuit  pour  le  Grandval  où  je  serai  conduit  par 

\.  Voir  préccdemmcut  p.  23:2. 


2/|0  LETTRES  A  MADEMOISELLE  VÛLLAND. 

le  marquis  Grimm  et  Damilaville,  demain  lundi.  J'y  passerai  le 
reste  du  mois;  ce  qui  ne  m'empêchera  pas  de  recevoir  vos 
lettres,  et  d'en  mettre  quelques-unes  à  la  poste  de  Boissy. 

J'ai  oublié,  dans  ce  détail  de  mes  journées,  beaucoup  de 
choses.  Le  sort  du  prince  est  décidé.  J'ai  reçu  des  nouvelles  de 
Russie.  Il  me  vient  un  buste  de  l'impératrice.  M.  Falconet  est 
brouillé  avec  le  général  Betzky;  mais  il  est  tellement  en  faveur 
auprès  de  l'impératrice,  qu'il  est  plus  à  redouter  pour  leministre 
que  le  ministre  pour  lui.  J'ai  reçu  de  lui  ce  manuscrit  sur  le 
sentiment  de  l'immortalité  et  le  respect  de  la  postérité,  que  je 
craignais  si  fort  qu'il  ne  publiât  à  Saint-Pétersbourg  sans  ma 
participation,  et  dans  ce  manuscrit  un  billet  où  il  ajoute  de 
nouvelles  instances  à  celles  que  vous  savez.  Vous  ne  sauriez 
croire  le  souci  que  cela  me  cause.  La  reconnaissance  que  je  dois 
à  cette  souveraine,  la  tendresse  que  j'ai  pour  vous  me  tiraillent 
d'une  façon  bien  cruelle;  mais  c'est  vous,  mon  amie,  qui  l'em- 
porterez toujours.  Oui,  je  puis  prendre  la  masse  d'or  que  j'ai 
reçue ^  et  la  jeter  aux  pieds  de  l'ambassadeur;  mais  je  ne  sau- 
rais me  séparer  de  vous.  Bonjour,  mon  amie.  Ne  me  grondez 
point;  ne  vous  joignez  point  avec  mes  amis  pour  me  rendre  la 
vie  amère.  Je  vous  salue  et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 
Présentez  mes  tendres  respects,  mon  inviolable  attachement  à 
maman.  Occupez-vous  de  sa  santé;  qu'elle  s'occupe  de  la  vôtre. 
Hâtez-vous  de  revenir.  Les  beaux  jours  qu'il  fait!  et  les  belles 
promenades  que  nous  ferons  encore  à  Meudon,  si  vous  le  voulez  ! 

Bonjour,  bonjour.  J'espère  que  Damilaville,  qui  contre- 
signera cette  lettre,  m'en  remettra  une  de  vous. 

Mais  n'admirez- vous  pas  avec  moi  combien  nous  jugeons 
mal  des  choses,  et  combien  de  fois  nous  sommes  trompés  dans 
les  avantages  que  nous  leur  attachons?  J'ai  vu  ma  fortune  dou- 
blée presque  en  un  moment;  j'ai  vu  la  dot  de  ma  fille  toute  prête, 
sans  prendre  sur  un  revenu  assez  modique;  j'ai  vu  l'aisance  et 
le  repos  de  ma  vie  assurés;  je  m'en  suis  réjoui;  vous  vous  en 
êtes  réjouies  avec  moi  ;  eh  bien  !  jusqu'à  présent,  qu'est-ce  que 
cela  m'a  rendu?  qu'est-ce  qu'il  y  a  eu  de  réel  dans  tout  cela?  Ce 
don  d'une  impératrice  m'a  contraint  à  un  emprunt.  Cet  emprunt 
a  diminué  mon  petit  revenu;  le  nouvel  emploi  de  mon  argent, 

L  l'uiir  la  vente  de  sa  bibliothèque  ;\  Catherine. 


LETTRES   A    MADEMOISELLE   VOLLAND.  2hl 

dont  le  fonds  s'est  trouvé  diminué  par  la  rente  que  j'en  avais 
touchée  d'avance,  a  occasionné  un  nouvel  emprunt;  et  de  vire- 
ment de  parties  en  virement  de  parties,  à  la  longue  le  fonds 
se  réduirait  à  rien  sans  avoir  été  un  moment  plus  riche  et  sans 
avoir  rien  dissipé.  En  vérité,  cela  est  trop  plaisant;  mais  ce  qui 
ne  l'est  pas,  c'est  que,  si  je  ne  veux  pas  être  ingrat  envers  ma 
bienfaitrice,  me  voilà  presque  forcé  à  un  voyage  de  sept  à  huit 
cents  lieues;  c'est  que  si  je  ne  fais  pas  ce  voyage  je  serai  mal 
avec  moi-même,  mal  avec  elle,  peut-être.  Toutes  ces  idées  font 
mon  supplice.  Revenez  donc;  hâtez-vous  devons  montrer,  afin 
que  j'oublie  près  de  vous  tous  ces  devoirs  et  toutes  ces  peines. 
Falconet,  à  qui  M.  de  La  Rivière  a  remis  ma  lettre,  m'a  écrit 
qu'elle  est  tout  à  fait  du  ton  de  celles  qu'on  envoie  du  coin  de 
la  rue  Taranne  dans  la  rue  d'Anjou,  et  que,  malgré  cela,  il  a 
déjà  été  tenté  cent  fois  de  l'envoyer  à  l'impératrice.  Il  y  succom- 
bera ;  c'est  moi  qui  vous  le  promets.  Eh  bien!  qu'y  verra  l'im- 
pératrice? Que  j'aime,  que  j'aime  à  la  folie;  que  tous  les  dons 
ne  sont  rien  pour  moi,  au  prix  du  bonheur  de  celle  que  j'aime. 
Elle  y  verra  que  ce  qui  m'arrête  c'est  ce  qui  a  fait  faire  de  tout 
temps  aux  hommes  les  grandes  actions,  les  grands  crimes,  les 
petites  et  les  grandes  folies;  et  qne  quand  on  est  amoureux, 
on  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  bien  et  de  mal.  Si  elle  lit  et  pense 
bien,   elle  ne   dira  pas  :  Il  est  ingrat;    mais  elle    dira:  Il  est 
amoureux.  Je  vous  réponds  qu'elle  a  déjà  ma  lettre,  et  qu'elle 
m'excuse;  j'aime  du  moins  à  le  penser,  cela  me  tranquillise. 
Mais  revenez;  quand  je  vous   verrai,  tout  sera  bien,  ou  je  ne 
me  soucierai  plus  que  tout  soit  mal.  Je  me  souviens  d'avoir  dit 
autrefois  d'un  certain  homme  qu'il  n'avait  pas  plus  de  morale 
qu'il  n'y  en  avait  dans  la  tète  d'un  brochet.  J'ai  changé  de  com- 
paraison; je  dis  à  présent  :  dans  le  cœur  d'un  amant.  Celui  qui 
est  amant  n'est  que  cela.  Tant  pis  pour  la  probité  et  pour  la 
vertu,  si  l'amour  s'y  oppose.  Ce  n'est  pas  qu'on  voulût  faire  une 
acïion  vile  ou  basse  par   amour.  On  ne  volerait    pas  un  écu; 
mais  on  brûlerait,  on  tuerait,  on  se  tuerait  soi-même. 

Bonjour,  bonjour.  Ils  m'avaient  promis  de  m'éveiller  de 
bonne  heure,  et  de  me  déposer  à  Paris  sur  les  neuf  heures  du 
matin;  ils  sont  partis  sans  moi.  Leur  projet  est  de  me  retenir 
ici  à  dîner,  et  j'ai  bien  peur  qu'ils  n'y  réussissent.  Cela  supposé, 
j'arriverai  tard  à  Paris;  rien  ne  m'empêchera  de  voir  M'"*^  de 
XIX.  16 


242     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

Blacy  :  il  faut  absolument  que  nous  conférions  sur  son  fils.  Peut- 
être  aura-t-elle  vu  celui  qui  lui  a  remis  les  lettres  pitoyables 
qu'elle  en  a  reçues!  Il  est  important  qu'avant  de  m'adresser 
à  M.  Dubucq,  je  sache  s'il  est  innocent  ou  coupable  :  cela  change 
de  ton. 

Est-ce  que  vous  ne  m'apprendrez  pas  dans  votre  première 
lettre  le  jour  de  votre  retour? 

Bonjour,  encore  une  fois.  Si  vous  ne  m'aimez  pas  bien,  pre- 
nez garde  à  ce  qui  en  arrivera  :  le  prince  fait  ses  paquets. 


CYI 


Au  Grandval,  le  24  septembre  1767. 

Ah!  voilà  ce  qui  s'appelle  une  lettre,  cela.  Une  fois  en  votre 
vie,  vous  aurez  du  moins  causé  cinq  ou  six  pages  de  suite  avec 
moi!  Je  ne  sais  pourquoi  je  ne  passe  pas  mes  journées  à  vous 
écrire.  J'ai  tant  de  plaisir  à  vous  lire!  Je  vois,  par  le  silence  que 
vous  gardez  sur  plusieurs  questions  que  je  me  souviens  très- 
bien  de  vous  avoir  faites,  qu'il  y  a  deux  ou  trois  de  mes  lettres 
sur  le  chemin  d'isle.  Tant  mieux,  car  elles  sont  fort  longues  et 
de  la  plus  mauvaise  écriture;  tandis  que  vous  vous  userez  les 
yeux  à  les  déchiffrer,  vous  n'en  désirerez  pas  d'autres  et,  vous 
ne  songerez  pas  à  me  gronder.  Tendre  amie,  je  vous  en  prie, 
ne  me  grondez  donc  plus  ;  vous  ne  sauriez  croire  le  mal  que  cela 
me  fait.  Ne  voyez-vous  pas  que  les  importuns,  mes  amis,  mes 
affaires,  celles  des  autres  ne  me  laissent  presque  pas  le  temps 
d'être  seul  avec  vous?  Pour  un  maudit  opéra  dont  M.  Digeon  a 
besoin,  il  faut  que  l'impatience  de  la  chère  sœur  m'ait  appelé 
dix  fois  de  la  rue  Taranne  au  coin  de  la  rue  Glos-Georgeot,  d'où 
il  est  impossible  de  se  retirer,  quand  on  y  est.  Notre  dernière 
conversation,  que  je  vous  ai  rendue  mot  pour  mot,  avait  été 
précédée  d'une  autre  qui  n'était  pas  de  la  même  couleur,  mais 
qui  n'en  était  pas  moins  bonne.  Il  s'agissait  de  savoir  jusqu'où 
il  était  permis  aux  beaux-arts  d'exagérer  dans  l'imitation  de  la 
belle  nature.  Gela  me  donna  occasion  de  lixer  les  nuances  déli- 


LETTRES    A    MADEMOISELLE  VOLLAND^  2k?> 

cates  qui  distinguent  le  chimérique  du  possible,  le  possible  du 
merveilleux,  le  merveilleux  de  la  nature  embellie,  la  nature 
embellie  de  la  nature  commune.  Comme,  maman  et  vous,  les 
choses  sérieuses  ne  vous  déplaisent  pas,  je  n'aurais  pas  été  fâché 
que  vous  m'eussiez  entendu.  La  chère  sœur  me  parut  très-con- 
tente; mais  je  ne  puis  plus  guère  compter  sur  son  jugement; 
je  lui  suis  trop  nécessaire  pour  ne  pas  la  trouver  indulgente.  Je 
suis  le  dépositaire  de  tous  les  sentiments  qu'elle  croit  dans  son 
cœur,  et  qui  ne  sont  que  des  idées  de  sa  tête.  Je  vous  proteste, 
mon  amie,  que  cette  femme-là  ne  sent  rien,  mais  rien  du  tout; 
que  M.  de. ..sera  dupe  aussi  bien  qu'elle-même  de  son  ramage, 
qui  est  à  la  vérité  charmant.  L'illusion  qu'elle  se  fait  cessera 
avec  le  besoin  de  l'homme.  Je  lui  envoyai,  il  y  a  quelque  temps, 
un  jeune  homme  de  vingt-six  à  vingt-sept  ans  qui  m'avait  été 
adressé  par  le  marquis  de...  11  n'est  ni  très-bien  ni  très-mal 
de  figure  ;  il  a  le  ton  et  le  propos  de  sa  physionomie  qui  est 
tout  à  fait  douce.  Des  vers  très-agréables  et  très-passionnés  de 
sa  façon  ne  laissent  aucun  doute  qu'il  ne  sache  sa  langue.  Il  a 
professé  plusieurs. années  les  humanités  en  province;  il  sait  les 
mathématiques,  la  géographie,  l'histoire  et  la  musique  assez 
bien  pour  faire  sa  partie  dans  un  concert.  Ajoutez  k  cela  que  sa 
position  étroite  et  pressée  ne  l'aurait  pas  rendu  difficile  sur  les 
conditions;  mais  M.  Digeon  insiste  sur  le  prêtre.  J'ai  fait  observer 
que,  décent  ou  indécent,  ce  personnage  ne  nous  convenait 
guère.  11  en  est  persuadé;  malgré  cela,  nous  aurons  le  prêtre 
si  nous  nous  déterminons  à  prendre  quelqu'un.  Sa  petite  assiste 
quelquefois  à  nos  conversations;  il  m'a  semblé  qu'elle  sentait  à 
merveille  les  bonnes  choses.  A  tout  moment  j'oublie  sa  présence, 
et  il  m'échappe  desfolies  qui  font  piétiner  sa  mère.  Il  s'agissait, 
je  ne  sais  quand,  du  mariage,  que  je  traitais  comme  vous  savez. 
Je  disais  que  c'était  un  vœu  tout  aussi  insensé  que  les  autres, 
à  cette  unique  différence  près  que  par  les  autres  on  s'engageait 
à  tenir  tout  son  corps  enfermé  dans  une  grande  cellule,  et  que 
par  celui-ci  on  ne  s'engageait  qu'à  en  tenir  une  partie  enfermée 
dans  une  petite. 

J'étais  fait  la  semaine  passée  pour  me  quereller  avec  tous 
mes  amis.  J'avais  prié  Naigeon,  qui  a  été  dessinateur,  peintre, 
sculpteur,  avant  que  d'être  philosophe,  d'aller  quelquefois  au 
Salon  pour  moi,  et  il  me  l'avait  promis.  Cependant  il  n'en  avait 


2hh  LETTRES    A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

rien  fait.  Sa  conscience  lui  reprochait  un  peu  son  manque  de 
parole.  11  m'en  parla.  Je  lui  dis  qu'il  pouvait  être  tranquille, 
qu'il  ne  s'agissait  pas  d'un  devoir,  mais  d'un  service;  qu'il 
fallait  remplir  ses  devoirs,  mais  qu'on  rendait  service  à  qui  l'on 
voulait;  qu'au  reste,  cette  petite  négligence  de  sa  part  m'ap- 
prendrait que  j'aimais  une  fois  plus  mes  amis  que  je  n'en  étais 
aimé;  que,  depuis  dix  ans,  j'avais  donné  à  Grimm  plus  de  mois 
que  je  ne  lui  demandais  de  quarts  d'heure.  Ce  petit  sermon 
assez  sec  a  fait  effet,  et  l'on  vient  de  me  remettre,  avec  votre 
lettre,  un  billet  de  lui  qui  me  servira. 

J'étais  à  Monceaux  luudi  matin,  et  j'espérais  m'en  revenir 
diner  chez  moi  ou  chez  M'"*  Le  Gendre  où  j'étais  invité.  Il  n'en 
fut  rien  ;  on  me  laissa  dormir,  on  partit,  et  j'employai  toute  ma 
matinée  à  écrire  une  énorme  lettre  que  vous  recevrez.  Je  me 
trompe  de  jour  :  c'est  le  dimanche  que  j'ai  passé  tout  entier  à 
Monceaux  malgré  moi.  J'engageai  M.  Bron,  l'après-midi,  dans 
un  piquet  à  écrire  qui  fut  très-malheureux,  ce  qui  lui  do  nna 
uue  humeur  qui  s'exhalait  en  plaisanteries  amères  que  j'eus 
toute  la  peine  du  monde  à  digérer.  Les  beaux  joueurs  sont  donc 
bien  rares  ! 

Quelle  est  la  raison  pour  laquelle  des  gens  généreux, 
même  dissipateurs,  qui  jettent  sans  façon  un  louis  par  la  fenêtre, 
ne  peuvent  pas  se  résoudre  à  perdre  un  écu  au  jeu?  Est-ce 
vanité  amour-propre  blessé  de  la  plus  mince  de  toutes  les 
supériorités?  Je  ne  le  crois  pas  :  car  ces  gens-là  confessent  leur 
infériorité,  et  la  confessent  sans  peine,  et  dans  des  choses  de 
toute  autre  importance.  Puisque  vous  voulez  que  je  vous  dise 
tout,  je  vous  dis  bien  des  bagatelles. 

Le  dimanche  au  soir  je  revins  à  Paris  de  bonne  heure,  dans 
la  même  voiture,  avec  une  fille  qui  me  soutint  très-sérieuse- 
ment qu'aujourd'hui  les  passions  sérieuses  étaient  tout  à  fait 
ridicules;  qu'on  ne  se  promettait  plus  que  du  plaisir  qui  se 
trouvait  ou  ne  se  trouvait  pas  ;  que  cela  durait  ou  ne  durait  pas  ; 
qu'on  s'épargnait  ainsi  tous  les  faux  serments  du  temps  passé. 
J'osai  lui  dire  que  j'étais  encore  de  ce  temps-là.  «  Tant  pis 
pour  vous,  me  répondit-elle,  on  vous  trompe,  ou  vous  trompez  ; 
l'un  ne  vaut  pas  mieux  que  l'autre.  »  Ces  propos  me  confir- 
mèrent ce  que  l'on  m'avait  dit:  c'est  que  cette  fille,  qui  a  du 
sens,  de  l'esprit,  des  connaissances,  ne  s'était  jamais  attachée 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     2/,5 

à  personne.  En  a-t-elle  été  plus  ou  moins  heureuse?  C'est  à  vous 
à  m'apprendre  cela. 

Tout  en  suivant  ce  propos,  je  la  déposai  chez  elle,  et  je  cou- 
rus chez  moi  préparer  mon  sac  de  nuit  pour  le  lendemain. 
J'étais  attendu  au  Grandval.  Grimm,  Damilaville,  le  marquis  de 
Croismare  et  un  baron  allemand  de  la  cour  de  Gotha*  m'y 
accompagnèrent.  Grimm  prit  un  fiacre  qui  le  conduisit  jusqu'à 
Bonneuil,  d'où  il  acheva  son  voyage  à  pied...  C'est  donc  le 
Grandval  que  j'habite  à  présent,  et  qui  me  gardera  jusqu'à  la 
fin  du  mois.  Nos  journées  ici  se  ressemblent  toutes;  nous  nous 
levons  de  bon  matin  ;  nous  déjeunons  gaiement  ;  nous  travail- 
lons, nous  dînons  ferme  et  longtemps;  nous  digérons  en  plai- 
santant sur  de  grands  canapés.  Nous  faisons  deux  ou  trois  tours 
de  passe-dix  ruineux;  nous  prenons  nos  bâtons,  et  nous  ten- 
tons des  promenades  immenses.  De  retour,  nous  nous  mettons 
en  bonnet  de  nuit.  Kohaut  et  la  Baronne  prennent  leur  luth; 
nous  prenons  des  cartes;  le  souper  sonne;  nout  soupons,  car  il 
faut  souper  sous  peine  de  déplaire  à  la  maîtresse  de  la  maison. 
Après  souper,  nous  causons,  et  cette  causerie  nous  mène  quel- 
quefois fort  loin.  Nous  nous  couchons  dans  des  lits  si  bons 
qu'on  n'y  saurait  dormir,  et  le  lendemain  nous  recommençons. 

Je  me  hâte  d'expédier  le  reste  des  manuscrits  de  M.  de  ... 
pour  me  mettre  à  la  besogne  de  Grimm,  dont  j'ai  apporté  tous 
les  matériaux. 

La  Baronne  est  fort  gaie.  M"""  d'Aine  est  plus  folle  que 
jamais.  Nous  avons  eu  ici  son  fils  et  sa  bru.  Un  matin,  j'entends 
de  grands  éclats  de  rire  dans  l'appartement  de  la  belle-mère. 
On  l'habillait.  La  Baronne  et  le  Baron  y  étaient.  J'y  allai. 
«  Vous  venez  tout  à  propos,  me  dit  M"'*  d'Aine.  —  A  quoi, 
madame,  puis-je  vous  être  bon?  —  A  prendre  la  mesure  de 
mon  derrière;  et  puis  vous  en  irez  faire  autant  chez  ma  bru; 
et  quand  vous  serez  bien  assuré  que  le  mien  n'y  fait  œuvre, 
vous  direz  à  M.  le  Baron,  mon  gendre  que  voilà,  qu'il  est  un 
sot.  »  Vous  penserez  que  tout  cela  est  fort  plat  ;  mais  vous  ferez 
bien  mieux  de  penser  que  cela  est  innocent,  que  cela  est  gai, 
que  nous  sommes  à  la  campagne,  et  que  tout  ce  qui  amuse  et 
fait  rire  est  fort  bon. 

1.  Le  baron  de  Studuitz. 


2/16  LETTRES    A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

La  querelle  de  nos  deux  voisins  est  restée  indécise. 

J'ai  encore  huitaine  à  passer  ici.  Priez  Dieu  que  je  ne  meure 
pas  d'indigestion.  On  nous  apporte  tous  les  jours  de  Champigny 
les  plus  furieuses  et  les  plus  perfides  anguilles,  et  puis  des 
petits  melons  d'Astracan,  puis  de  la  sauerkraut,  et  puis  des  per- 
drix aux  choux,  et  puis  des  perdreaux  à  la  crapaudine,  et  puis 
des  baba,  et  puis  des  pâtés,  et  puis  des  tourtes,  et  puis  douze 
estomacs  qu'il  faudrait  avoir,  et  puis  un  estomac  où  il  faut 
mettre  comme  pour  douze.  Heureusement  on  boit  en  propor- 
tion, et  tout  passe. 

J'ai  pensé  acheter  hier  un  cheval  dix  écus.  11  est  vrai  qu'il 
est  perdu,  et  que  peut-être  il  est  mort.  C'est  celui  du  docteur 
Gem.  Vous  n'avez  pas  encore  entendu  nommer  celui-ci.  C'est  un 
bon  homme;  un  fanatique  froid.  11  part  pour  l'Angleterre;  il 
confie  son  cheval  à  M.  Bergier.  Connaissez-vous  celui-ci? 
M.  Bergier  le  prête  à  un  autre,  celui-ci  à  un  troisième,  ce  troi- 
sième à  un  quatrième;  et  il  y  a  bientôt  un  mois  que  le  docteur 
court  après  son  cheval.  Kohaut  nous  quitte  demain  :  j'en  suis 
fâché,  et  la  Baronne  aussi,  et  lui  plus  que  tous  les  deux.  A 
propos,  il  faut  que  je  vous  dise  un  excellent  procédé  de  notre 
incompréhensible  Baron.  Pour  faire  comme  tout  le  monde, 
Kohaut  joue  au  passe-dix  ;  il  n'y  est  pas  heureux.  Le  Baron 
s'aperçoit  un  jour  qu'il  était  chagrin  d'une  perte  assez  considé- 
rable qu'il  avait  faite  :  il  va  le  malin  dans  sa  chambre;  il  soup- 
çonne que  les  affaires  de  Kohaut  sont  embarrassées,  et  il  ne  se 
trompait  pas.  11  s'assied  ;  il  le  questionne  ;  il  le  gronde  de  son 
silence  déplacé;  il  le  remercie  on  nepeut  plus  honnêtement  des 
soins  qu'il  donne  à  sa  femme,  et  le  force  d'accepter  cinquante 
louis.  Cela  est  fort  bien,  dites-vous.  Mais  ce  n'est  pas  tout.  Le 
lendemain  il  pense  que  peut-être  cette  somme  ne  suffira  pas  à 
Kohaut  pour  l'arranger  tout  à  fait,  et  il  lui  en  fait  accepter  cin- 
quante autres,  avec  des  excuses  réitérées  de  ne  s'en  être  pas 
avisé  plus  tôt.  C'est  Kohaut  qui  est  venu  me  raconter  la  chose 
toute  fraîche. 

On  nous  a  envoyé  de  Paris  une  bibliothèque  nouvelle 
autrichienne  :   c'est  l'Esprit   du  clergé^,   les  Prêtres  dcmas- 


I.  Esprit  du  clergé,  ou  le  Christianisme  primitif  vengé  des  entreprises  et  des 
excès  de  nos  prêtres  modernes,  traduit  de  l'anglais  (de  J.  Trcnchard  et  de  Th.  Gor- 


LKTTRKS    A   MAI)  KM  OIS  KL  LH    VOLLAM).  2^7 

fjui's^  le  Militaire  philosoplte'-,  V Imposture  socerdotalc'^,  des 
Doutes  sur  la  religion'',  lu  l'héologie portative^.  Je  n'ai  lu  que 
ce  dernier.  C'est  un  assez  bon  nombre  de  bonnes  plaisanteries 
noyées  dans  un  beaucoup  plus  grand  nombre  de  mauvaises.  Voilà, 
mesdames,  de  la  pâture  qui  vous  attend  à  votre  retour.  Je  ne 
sais  ce  que  deviendra  cette  pauvre  Église  de  Jésus-Christ,  ni  la 
prophétie  qui  dit  que  les  portes  de  l'enfer  ne  prévaudront  jamais 
contre  elle.  Il  serait  bien  plaisant  qu'on  élevât  des  temples  chré- 
tiens à  Tunis  ou  Alger,  lorsqu'ils  tomberont  en  ruine  à  Paris. 
Ainsi  soit-il,  pourvu  qu'on  ne  vienne  pas  nous  couper  le  pré- 
puce lorsque  les  musulmans  se  feront  baptiser;  j'aime  encore 
mieux  le  baptême  que  la  circoncision  :  cela  fait  moins  de  mal. 

Tout  à  travers  la  besogne  de  M.  de  ...,  j'ai  clandestinement 
entamé  la  mienne  ;  Grîmm  est  ruiné,  si  cela  continue.  Le  seul 
tableau  de  Doyen  m'a  lourni  quinze  à  seize  pages. 

Tout  cela  est  fort  bon  ;  mais  maman  s'impatiente  de  ne  pas 
trouver  jusqu'ici  un  mot  de  réponse  à  votre  lettre.  Mademoi- 
selle, cette  lettre  est  charmante.  Combien  je  vous  en  aimerais, 
si  je  pouvais  vous  aimer  davantage!  mais  de  grâce  tâchez  donc 
de  vous  rassurer.  Est-ce  qu'il  ne  serait  pas  plus  agréable  pour 
vous  de  me  croire  paresseux,  négligent,  occupé,  que  malade  ou 
mort?  Est-ce  que  je  ne  vous  ai  pas  dit  cent  fois  que  j'étais 
éternel?  est-ce  que  jusqu'à  présent  ce  n'est  pas  vrai?  N'allez  pas 
prendre  cela  pour  un  mensonge  officieux  :  c'est  la  pure  vérité. 


(ion,  et  refait  en  partie  par  le  baron  d'Holbach);  Londres  (Amsterdam,  M.  M.  Rey), 
1767,  2  vol.  in-8".  «  Ce  livre  a  été  traduit  et  corrige  par  le  Baron,  ensuite  par  mon 
frère,  qui  l'a  athéisé  le  plus  possible.»  {Note  manuscrite  de  Naigeon  le  jeune). 

t.  Les  Prêtres  démasqués,  ou  des  Iniquités  du  ctergé  chrétien  (ouvrage  traduit 
do  l'anglais  et  refait  en  grande  partie  par  le  baron  d'Holbach);  Londres  (Amster- 
dam, M.  M.  Roy),  1768,  in-8". 

2.  Le  Militaire  philosophe,  ou  Difficultés  sur  la  religion  proposées  au  P.  Male- 
branche:  Londres  (Amsterdam,  M.  M.  Rey),  1768,  in-S";  ouvrage  refait  en  grande 
partie  par  Naigoon,  sur  un  manuscrit  intitulé:  Difficultés  sur  la  religion  proposées 
au  P.  Malebranche.  Le  dernier  chapitre  est  du  baron  d'Holbach. 

3.  De  VImposture  sacerdotale,  ou  Recueil  de  pièces  sur  le  clergé,  traduites  de 
l'anglais  (par  le  baron  d'Holbach)  ;  Londres  (Amsterdam,  M.  M.  Rey),  1767,  in-8''. 

4.  Doutes  sur  la  religion,  suivis  de  l'Analyse  du  Traité  théologi-politique  de 
Spinosa  (par  le  comte  de  Boulainvillicrs);  Londres,  1767,  in-12.  Lo  premier  de  ces 
ouvrages  est  regarde  comme  étant  de  Guéroult  de  Pival. 

5.  Théologie  portative,  ou  Dictionnaire  abrégé  de  la  religion  chrétienne,  par 
l'abbé  Dernier  (c'est-à-dire  par  le  baron  d'Holbach);  Londres  f Amsterdam, 
M.  M.  Rey),  1768,  in-8«. 


2/i8  LETTRES    A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

J'ai    bien   ouï  dire  qu'on    mourait;  mais   je   n'en  crois    rien. 

Je  vous  remercie  du  détail  de  votre  voyage.  Vous  êtes  arri- 
vées deux  heures  plus  tard  à  Châlons  que  nous  n'avions  calculé, 
le  prince  et  moi,  et  vous  frappiez  à  la  porte  de  M.  le  directeur, 
endormi  à  côté  d'une  femme  qui  entendrait  un  autre  éveillé, 
lorsque  nous  buvions  encore  à  votre  santé. 

Point  d'oraison  de  saint  Julien  ^  ;  je  ne  l'aime  pas;  d'ailleurs 
ce  saint  n'exauce  peut-être  que  les  hommes. 

Eh  bien!  vous  ayez  donc  passé  le  vendredi  et  le  samedi  à 
chanter  et  danser?  N'avais-je  pas  bien  raison  de  dire  au  prince 
que  nous  serions  des  sots  de  nous  afilger?  Je  savais  par  cœur 
toutes  les  honnêtetés  qui  vous  attendaient  chez  M.  Duclos.  Ne 
me  parlez  pas  de  votre  petit  amoureux  bigot.  Le  premier  bec 
féminin  qui  se  présente  lui  tourne  la  tête;  et  je  ne  jurerais  pas 
que,  tout  en  soupirant  pour  M""  Gargau,  il  n'eût  lorgné  fort 
tendrement  la  belle  M"®  d'Ornay.  Pour  moi,  qui  suis  au  plus 
attentif  sur  mes  pensées,  mes  paroles  et  mes  actions,  qui  aime 
avec  une  précision,  un  scrupule,  une  pureté  vraiment  angéli- 
ques,  qui  ne  permettrais  pas  à  un  de  mes  soupirs,  à  un  de  mes 
regards  de  s'égarer;  à  qui  Céladon  a  légué  sa  féalité  et  sa 
conscience,  legs  que  j'ai  encore  amélioré  par  des  raffinements 
dont  aucun  mystique,  soit  en  amour,  soit  en  religion,  ne  s'est 
jamais  avisé;  jugez  combien  j'ai  dédaigné  la  tendresse  courante! 
Je  suis  un  vrai  janséniste,  et  pis  encore;  et  quoique  M'"*  d'Aine 
la  jeune  soit  faite  au  tour,  qu'elle  ait  les  plus  jolis  petits  pieds 
du  monde,  des  yeux  très-émerillonnés,  très-fripons,  même  en 
présence  de  son  mari,  deux  petits  tétons  qu'elle  montre  tant 
qu'elle  peut;  sur  mon  Dieu,  je  ne  les  ai  pas  vus.  Je  serai  placé 
tout  au  moins  au  deuxième  ciel  du  paradis  des  amants,  parmi 
les  vierges  où  j'espère  vous  trouver,  et  cela  pour  cause  que 

1 .   Faire  l'oratson  de  saint  Julien  est  une  locution  proverbiale  qui  signifie  désirer 
un  bon  gite.  La  Fontaine  a  dit,  Contes,  II,  5  : 

Bien  tous  dirai  qu'en  allant  par  chemin 
J'ai  certains  mots  que  je  dis  au  matin, 
Dessous  le  nom  d'oraisun  ou  d'antienne 
De  saint  Julien,  afin  qu'il  ne  m'avienne 
De  mal  gîter  ;  et  j'ai  même  éprouvé 
Qu'en  y  manquant,  cela  m'est  arrivé. 
J'y  manque  peu,  c'est  un  mal  que  j'évite 
Par-dessus  tout,  et  que  je  crains  autnnt. 


LKTTIIKS    A    M  \|)I:M()1SI:LI>K  VOLLWn.  2^9 

vous  savez.  Je  ne  saif,  ce  que  le  voyage  fera  <à  la  santé  do  la 
belle  clame;  mais  le  prince  espère  beaucoup  de  l'inlluence  mo- 
mentanée de  votre  société  sur  elle.  Il  voudrait  bien  la  revoir 
débarrassée  de  quelques  minuties  d'esprit  qui  font  son  supplice. 
Cette  femme  a  tant  vu  de  coquins  et  de  coquines  qu'elle  ne 
croit  point  à  la  probité.  N'allez  pas  charger  maman  de  la  con- 
vertir là-dessus. 

J'aime  la  malice  que  M.  et  M'""  Duclos  et  M.  Evrard  vous  ont 
faite.  Elle  est  jolie,  et  je  vous  pardonne  votre  gaieté.  Il  faut  bien 
faire  les  honneurs  de  chez  soi.  Je  dirai  cette  raison  à  mon 
désolé  pari ncr,  mais  je  crains  bien  qu'il  ne  la  goûte  pas;  il 
rêve,  il  soupire,  il  s'ennuie,  il  pleure.  Je  voudrais  bien  en  faire 
autant,  car  cela  est  fort  beau;  mais  lorsque  je  viens  à  le  regar- 
der, je  ne  saurais  m'empècher  de  rire.  Cependant  je  suis  sûr  que 
j'aime  mieux  que  lui  :  car  moi  je  n'ai  pas  fait  vingt-huit  lieues 
pour  aller  voir  une  jolie  femme,  et  je  n'ai  point  de  remords; 
mais  chut  sur  ce  voyage!  Elle  a  fait,  dans  sa  dernière  lettre  au 
prince,  un  éloge  charmant  de  maman  ;  du  soin  qu'elle  a  de  ses 
vassaux,  de  l'attachement  qu'ils  ont  pour  elle,  des  secours  qu'ils 
viennent  chercher  au  château,  de  la  manière  dont  ils  sont 
accordés.  Sa  lettre  est  fort  belle;  mais  cet  endroit  est  ce  qu'il 
y  a  de  mieux.  Je  suis  sûr  qu'elle  s'est  plu  à  l'écrire.  Elle  était 
bien  faite  pour  être  touchée  de  toutes  vos  attendons.  Plus  elle 
est  ombrageuse  sur  les  procédés,  plus  elle  y  est  sensible.  Elle 
les  sent  d'autant  mieux  qu'il  est  plus  facile  d'y  manquer.  11  faut 
continuellement  se  souvenir  et  oublier  son  premier  état.  J'ai 
pourtant  osé  lui  dire  plus  d'une  fois  que  la  meilleure  façon  d'en 
user  avec  elle  était  la  plus  ordinaire  et  la  plus  commune.  Elle 
n  en  est  pas  encore  tout  à  fait  à  saisir  cela. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  le  prince  se  propose  ;  mais  il  est  à  la 
campagne;  j'y  suis  de  mon  côté,  et  ^il  a  son  Fontainebleau, 
comme  je  vous  ai  dit  :  ses  fonctions  polidques  sont  finies.  Il  n'en 
paraît  point  fâché;  mais  j'ai  peur  qu'il  ne  fasse  de  nécessité 
vertu.  Il  attend  les  ordres  de  sa  cour.  Il  ne  sait  ce  qu'il  devien- 
dra :  ce  qui  donne  le  change  à  son  vrai  souci,  c'est  celui  de 
savoir  quel  parti  prendra  la  belle  dame,  au  cas  qu'il  s'éloigne. 
Entre  nous,  elle  a  l'estime  la  plus  vraie  pour  lui;  elle  le  mé- 
nage autant  et  plus  peut-être  que  si  elle  avait  de  la  passion, 
mais  elle  n'en  a  point.  Et  puis  Paris,   et  puis  la  santé,  et  puis 


250  LETTRES   A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

cent  autres  considérations  réelles,  chimériques,  bonnes,  mau- 
vaises. Qui  de  vous,  mesdames,  aimerait  assez  pour  suivre  son 
amant  à  Pétersbourg?  J'ai  vu  des  femmes,  et  des  femmes  bien 
aimantes,  bien  éprises,  qu'on  dépitait  à  faire  passer  d'un  fau- 
teuil sur  un  autre.  Ces  circonstances,  qui  nous  mettent  dans  le 
cas  d'apprécier  nos  sentiments,  sont  toujours  très-fâcheuses. 
C'est  un  grand  malheur  que  d'apprendre  qu'on  aime  moins 
qu'on  ne  croyait. 

Le  prince  est  la  simplicité  même.  Personne  n'a  jamais  eu 
moins  que  lui  la  morgue  de  son  état  et  de  sa  naissance.  Il  croit 
d'instinct  à  l'égalité  des  conditions,  ce  qui  vaut  mieux  que  d'y 
croire  de  réflexion.  Il  n'a  jamais  connu  que  son  premier  titre, 
celui  d'homme.  Au  sortir  de  chez  le  prince  des  Deux-Ponts,  où 
nous  avions  dîné,  il  me  dit  :  «  C'est  un  bon  homme;  mais  il  passe 
le  premier.  »  Il  ne  connaît  que  par  la  façade  la  distribution 
d'un  château  et  d'une  chaumière.  Ses  mœurs  sont  aussi  unies 
que  son  vêtement.  Je  ne  lui  ai  jamais  entendu  dire  ni  une 
chose  mal  pensée  ni  une  chose  mal  sentie  ;  il  est  plein  de  sens 
et  de  raison.  Il  n'y  aura  occupation  qui  tienne,  je  ferai  ce  qui 
vous  conviendra.  Cependant,  mon  amie,  considérez  que  je  suis 
surchargé  de  travail.  Grimm  n'a  qu'un  cri  après  moi;  il  prétend 
que  mon  délai  d'il  y  a  deux  ans  l'a  si  bien  dérangé  qu'il  n'en 
est  pas  encore  remis.  Je  serais  d'autant  plus  fâché  de  lui  man- 
quer en  ce  moment,  que  nous  venons  d'avoir  un  petit  démêlé. 
Cependant  je  verrai  le  prince. 

Vous  avez,  dans  ma  précédente  lettre,  la  suite  des  amours 
de  l'instituteur.  L'un  a  parlé,  mais  l'autre  a  fait  la  sourde  oreille. 
Il  faut  qu'il  se  soit  passé  quelque  chose  de  grave  dans  la  partie 
de  Sceaux;  car  j'ai  trouvé  de  la  réserve.  Cela  viendra  dans  un 
autre  temps;  on  sera  bien  aussi  pressé  de  dire  que  moi  d'en- 
tendre. Ce  qui  me  fait  enrager,  c'est  que  cette  femme  croit 
sentir  et  ne  sent  rien;  qu'elle  prend  de  l'intérêt  pour  de 
l'amour,  et  qu'elle  sera  certainement  la  dupe  cette  fois-ci  de  sa 
coquetterie. 

Si  je  vais  à  Isle,  certainement  il  faudra  que  vous  m'appre- 
niez ma  leçon  ;  car  je  suis  ou  ne  saurait  plus  étranger  à  faire 
valoir  une  terre;  mais  il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  je  puis  être 
utile  ou  non  ;  il  suffît  que  vous  le  croyiez. 

Vraiment  non  je  ne  voudrais  pas  que  votre  peine  fût  perdue  ! 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     251 

Je  ferais  du  chemin  pour  le  seul  plaisir  d'embellir  une  fois  votre 
cellule.  Tenez-moi  donc  pour  arrivé,  si  les  affaires  du  prince  ne 
s'opposent  à  rien.  Mais  mon  Salon?  N'importe.  Maman,  vous 
me  désirez,  et  vos  désirs  sont  des  ordres  et  des  ordres  bien 
doux. 

M'°^  de  Blacy,  qui  n'est  pas  des  plus  fines,  à  ce  que  je  crois, 
ou  qui  l'est  beaucoup,  y  avait  vu  tout  aussi  clair  que  vous. 

Ce  n'est  donc  pas  assez  de  vous  aimer;  il  faut  vous  le  dire; 
eh  bien!  je  vous  le  dis.  Entendez-vous?  je  vous  aime,  je  vous 
aime,  je  vous  aime  de  tout  mon  cœur,  et  je  n'aimerai  jamais 
que  vous.  Bonsoir,  mon  amie. 


CVII 

Au  Grandval,  le  28  septembre  17G7. 

Je  suis  toujours  au  Grandval.  Damilaville  s'était  engagé  à 
venir  me  reprendre  aujourd'hui  lundi;  mais  n'ayant  pu  former 
une  carrossée,  c'est  partie  remise  à  mercredi.  Mercredi  donc  je 
serai  à  Paris,  où  vous  pourriez  bien  être  arrivée  avant  moi.  Je 
ne  vous  dirai  pas  un  mot  de  la  vie  que  nous  menons  ici.  Un 
peu  de  travail  le  matin,  une  partie  de  billard,  ou  un  peu  de 
causerie  au  coin  du  feu  en  attendant  le  dîner;  un  diner  qui  ne 
finit  point,  et  des  promenades  qui  m'auraient  conduit  à  Isle  et 
par-delà,  si,  depuis  huit  à  neuf  jours  que  je  suis  ici,  elles 
avaient  été  mises  l'une  au  bout  de  l'autre.  Nous  avons  aujour- 
d'hui visité  la  maison  et  les  jardins  de  M.  d'Ormesson  d'Am- 
boile.  Il  a  dépensé  des  sommes  immenses  pour  se  faire  la  plus 
triste  et  la  plus  maussade  demeure  qu'il  y  ait  à  vingt  lieues  à  la 
ronde.  Imaginez  un  château  gothique  enfoncé  dans  des  fossés, 
et  masqué  de  tous  côtés  par  des  hauteurs  ;  des  terrasses  sans 
vues  ;  des  allées  sans  ombre  ;  partout  l'image  du  chaos.  Si 
jamais  je  rencontre  cet  homme  ou  son  intendant,  je  ne  pourrai 
jamais  m'empêcher  de  le  ruiner  par  un  projet  qui  embellirait 
certainement  cette  demeure,  mais  qui  ne  coûterait  pas  moins 
de  sept  à  huit  cent  mille  francs.  Il  y  a  en  face  du  château  une 


252  LETTRES    A    MADEMOISELLE   YOLLAND. 

petite  montagne,  au-dessous  de  cette  montagne,  une  plaine  et 
des  eaux  tant  qu'on  en  veut.  Mon  conseil  ruineux  serait  donc  de 
ramasser  ces  eaux,  de  les  amener  au  haut  de  la  montagne  et 
d'en  former  une  cascade  comme  vous  en  avez  vu  une  à  Brunoy. 
Ces  eaux  seraient  reçues  au  pied  de  la  montagne  dans  un  beau 
canal  qu'il  semble  qu'on  ait  creusé  tout  exprès  pour  elles. 

Le  Daron,  qui  met  de  la  morale  a  tout,  jure  qu'il  ne  me 
pardonnerait  de  sa  vie,  si  cette  cascade  se  faisait;  à  mouis  que 
je  ne  prisse  les  enfants  de  iM.  d'Ormesson,  et  que  je  ne  les 
noyasse  tous  deux  dans  le  canal.  Après  ces  énormes  prome- 
nades dont  nous  trompons  la  longueur  par  une  variété  de  con- 
versations politiques,  littéraires  et  métaphysiques,  nous  nous 
mettons  à  notre  aise;  nous  commençons  un  piquet  à  écrire  que 
nous  finissons  après  souper;  et  puis,  le  bougeoir  à  la  main, 
chacun  reprend  le  chemin  de  son  dortoir.  Je  ne  saurais  vous 
dire  combien  cette  vie  innocente,  tranquille  et  saine  m'accom- 
mode! Aujourd'hui,  comme  nous  rentrions  à  la  maison,  nous 
avons  trouvé  Kohaut;  il  était  parti  de  Paris  dans  un  fiacre  qui 
l'avait  conduit  à  Charenton.  De  Charenton,  il  avait  achevé  son 
voyage  à  pied.  11  était  arrivé  k  six  heures  et  demie.  11  montera 
le  luth  de  la  Baronne;  il  lui  donnera  leçon  et  à  ses  enfants;  il 
soupera  avec  nous,  et  demain  il  partira  pour  l'Isle-Adam. 

11  a  pris  à  la  porte  du  Baron  une  lettre  de  M'"""  Le  Gendre, 
toute  pleine  de  coquetterie,  mais  de  coquetterie  perdue.  Si 
j'avais  eu  à  donner  dans  ces  filets-là,  il  y  a  longtemps  que  ce 
serait  une  alfaire  faite.  Je  vous  proteste,  tendre  amie,  qu'elle 
aurait  mille  fois  plus  d'attraits,  plus  d'esprit,  plus  de  grâces  et 
plus  d'art,  qu'il  n'en  serait  pas  davantage.  Vous  ne  sauriez 
croire  combien  on  a  l'âme  honnête  quand  on  a  cinquante  ans, 
et  avec  quel  courage  on  se  refuse  au  plaisir  qu'on  n'est  plus  en 
état  de  goûter  !  Quand  une  jeune  femme  serait  disposée  cà  m'en- 
tendre,  puis-je  ignorer  combien  j'aurais  peu  de  chose  à  lui 
dire?  Si  vous  ne  comptez  pas  trop  sur  la  fidélité  des  hommes, 
comptez  beaucoup  sur  leur  faiblesse.  Je  vous  rapporterai  mes 
deux  pattes  entières  et  sans  le  moindre  bout  de  lacet  qui  traîne 
après  elles.  Je  ne  sais  ce  qu'on  pense,  rue  Saint-Thomas-diu- 
Louvre,  de  mes  visites  nocturnes  ;  mais  il  est  certain  que  jaime 
M""^^  de  Blacy  à  la  folie  ;  et  que  si  elle  se  l'est  bien  mis  dans  la 
tête eh  bien?...  Eh  bien!  elle  ne  serait  pas  plus  dangereuse 


LETTRES  A    MADEMOISELLE   VOLLAND.  233 

pour  moi  qu'une  autre.  C'est  toujours  la  môme  houle  de  porter 
ses  grenouilles  ailleurs  qu'où  l'on  a  bien  voulu  s'en  contenter. 
Ce  motif  n'est  pas  bien  relevé,  mais  j'ai  peur  qu'il  ne  soit  vrai. 
Nous  ne  valons  pas  mieux  que  cela.  Voilà  pourquoi,  le  malin, 
après  un  sommeil  tranquille,  une  digestion  bien  douce,  je  me 
sens  un  peu  moins  de  scrupule  qu'en  tout  autre  moment  de  la 
journée:  il  y  a  comme  celades  moments  critiques  pour  la  vertu; 
heureusement  ils  sont  courts.  Ah  !  nous  sommes  tous  bien  sages 
quand  nous  n'avons  plus  le  moyen  d'être  fous.  Nous  sommes 
pleins  de  respect  pour  les  femmes,  quand  il  n'y  en  a  plus 
qu'une  au  monde  k  qui  nous  puissions  nous  montrer  décem- 
ment. Il  ne  tiendrait  qu'à  moi  de  penser  autrement  ;  car 
j'ai,  sans  vanité,  quelques  aventures  par-devers  moi  dont  un 
autre  se  ferait  un  honneur  infiui.  Mais,  avant  que  de  m'élever 
un  trophée,  il  faudrait  que  j'épluchasse  bien  tout  cela.  J'aurais 
cent  questions  à  me  faire,  comme  celle--ci,  par  exemple  :  Mais 
vous  plaisait-elle  beaucoup  ?  Etiez-vous  bien  sûr  de  sa  santé? 
N'y  avait-il  dans  votre  refus  aucun  principe  d'économie?  Ne 
craigniez-vous  point  qu'on  n'exigeât  de  vous  plus  que  vous 
n'aviez  en  caisse?  N'avez-vous  pas  mieux  aimé  laisser  une  haute 
opinion  de  vous  que  d'être jDien  aise  un  moment?  Le  proverbe 
belle  montre  et  peu  de  rapport  ne  vous  aurait-il  pas  vaguement 
passé  dans  l'esprit?  N'auriez-vous  point  rougi  que  l'effet  répon- 
dit si  peu  à  la  promesse,  et  préféré  l'honneur  au  plaisir?  Ah! 
ma  bonne  amie  !  quand  on  s'avise  de  mettre  au  creuset  les 
actions  les  plus  héroïques  des  hommes,  on  ne  sait  jamais  com- 
ment elles  en  sortiront;  tel  s'estime  beaucoup  de  ce  qu'il  a  fait, 
qui  en  rabattrait  beaucoup  s'il  s'occupait  sérieusement  à  en 
démêler  la  raison.  Otez  à  l'une  de  vos  sœurs  sa  sagesse;  donnez 
à  l'autre  un  peu  de  bonne  foi,  et  puis  nous  verrons  après  ce 
qu'il  en  arrivera.  Je  ne  refuse  pas  de  me  louer  moi-même  ;  mais 
ce  ne  sera  qu'après  avoir  passé  cinq  ou  six  fois  par  l'épreuve 
de  Robert  d'ArbrisseP.  Comme  il  ne  faut  perdre  aucune  occa- 
sion de  se  connaître,  si  celle-ci  se  présente  je  ne  la  manquerai 
pas.   Combien  je    serai  fier  le  lendemain,  à  condition   toutefois 

\.  Robert  J'ArbrissoI.  fondateur  et  premier  abbé  do  l'abbaye  de  Foiitevrault. 
faisait,  dit-on,  coucher  dans  son  propre  lit  deux  religieuses  afin  de  soumettre  su 
chasteté  aux  plus  rudes  épreuves.  Ses  supérieurs  et  ses  contemporains  ont  très 
clairement  exprimé  leurs  doutes  surrefficacitc  de  cette  pénitence. 


254     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

que  je  ne  regretterai  pas  le  lendemain  de  m'en  être  si  bien  ou  si 
mal  tiré  ;  car  le  remords  d'une  bonne  action  en  aiïaiblit  beau- 
coup le  mérite.  Et  vous  croyez  que  je  dormirais  profondément 
entre  deux  jeunes  Sunamites?  et  vous  croyez  que  si  cela  m'était 
arrivé,  je  n'en  serais  pas  un  peu  fâché?  J'ai  bien  de  la  peine  à 
avoir  si  bonne  opinion  de  moi.  Je  vaux  peut-être  beaucoup  plus 
que  je  ne  crois.  C'est  peut-être  aiïaire  de  modestie  de  ma  part. 
Tout  cela  se  découvrira  quelque  jour-,  mais  il  ne  faut  pas  que  ce 
jour-là  soit  bien  loin.  En  attendant,  je  vous  aime  de  tout  mon 
cœur.  Je  n'aime  que  vous,  et  je  serais  au  désespoir  d'imaginer 
que  je  pusse  en  aimer  une  autre.  Ceci  n'est  point  une  plaisan- 
terie. En  vérité  ,  bonne  amie,  vous  êtes  jalouse,  et  je  n'aurais 
qu'à  continuer  sur  ce  ton  pour  vous  tourmenter.  Est-il  possible 
qu'après  douze  ans  d'attachement  vous  ne  me  connaissiez  pas 
encore?  J'embrasserai  rue  Sainte-Anne,  tout  à  côté  de  la  bou- 
che; c'est  mon  usage;  et  rue  Saint-Thomas-du-Louvre  où  l'on 
me  présentera. 

Si  j'ai  pris  du  goût  pour  le  restaurateur!  vraiment  oui  :  un 
goût  infini.  On  y  sert  bien,  un  peu  chèrement,  mais  à  l'heure 
que  l'on  veut.  La  belle  hôtesse  ne  vient  jamais  causer  avec  ses 
pratiques;  elle  est  trop  honnête  et  trop  décente  pour  cela;  mais 
ses  pratiques  vont  causer  avec  elle  tant  qu'il  leur  plaît;  et  elle 
répond  fort  bien.  On  mange  seul.  Chacun  a  son  petit  cabinet 
où  son  attention  se  promène  :  elle  vient  voir  par  elle-même  s'il 
ne  vous  manque  rien;  cela  est  à  merveille,  et  il  me  semble  que 
tout  le  monde  s'en  loue. 

Van  Loo  ne  va  pas  mieux.  M""'  Van  Loo  et  M"""  Berger  sont 
certainement  très-sensibles  à  votre  souvenir.  N'auriez-vous  rien 
à  faire  dire  à  IVP®  Vernet?  j'aime  beaucoup  les  commissions  pour 
elle.  J'indiquerai  votse  Esculape,  qui  ne  sera  pas  fort  habile  s'il 
ne  s'y  entend  pas  mieux  que  Lamotte. 

Oh!  pour  le  prince  Galitzin,  point  de  miséricorde:  chacun 
a  sa  bête,  et  les  jaloux  sont  la  mienne.  Je  suis  bien  fâché  que  la 
belle  dame  ne  vous  ait  point  écrit  :  vous  en  auriez  reçu  une 
jolie  lettre.  Mais  je  vois  ce  que  c'est  ;  vous  lui  avez  fait  peur. 

Si  Je  retournerai  à  Sainte-Périnel  je  le  crois  bien.  Vous  en 
voulez  trop  savoir,  et  vous  ne  répondez  point  aux  questions 
qu'on  vous  fait.  Il  faut  aller  à  sa  fille  ou  rester  à  son  amant. 
Voilà  le  point.  Lequel  des  deux  feriez-vous? 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     255 

Le  prince  ira-l-il,  n'ira-t-il  point  au-devant  d'elle?  c'est  ce 
que  j'ignore;  c'est  ce  qu'il  ignore  lui-même.  11  attend  d'un  jour 
à  l'autre  des  dépêches  qui  doivent  disposer  de  lui.  Je  suis  sûr 
que  mon  absence  le  soucie  beaucoup.  Il  m'a  encore  envoyé  une 
lettre  de  sa  cour  à  répondre.  J'ai  peur  que  ces  Russes  ne  soient 
un  peu  vilains.  J'en  excepte  l'impératrice,  comme  vous  pensez 
bien;  il  n'y  a  qu'une  voix  sur  son  compte.  Aurait-elle  à  elle 
toute  seule  ce  qu'il  y  a  de  lumières  et  de  grandeur  d'âme  dans 
tout  son  empire?  Si  cela  est,  que  je  la  plains!  Elle  méritait  cer- 
tainement de  commander  une  meilleure  nation.  Il  est  minuit. 
Je  tombe  aussi  de  sommeil  ;  mais  il  faut  que  Kohaut  emporte 
demain  cette  lettre,  et  je  ne  la  clorai  pas  sans  vous  avoir  em- 
brassées toutes  deux,  maman  d'abord,  et  vous  après  ;  sans  vous 
avoir  assurées  qu'un  des  sentiments  que  j'ai  le  plus  de  plai- 
sir à  trouver  au  fond  de  mon  âme,  c'est  le  tendre,  le  sincère, 
l'éternel  attachement  que  j'y  lis.  Vous  serez  mon  amie,  mon 
unique  amie  tant  que  je  vivrai;  elle  ne  cessera  jamais  d'être 
ma  respectable  maman  tant  qu'elle  vivra;  et  j'espère  tou- 
jours qu'elle  nous  survivra.  Dites-lui  bien  qu'elle  se  conserve  et 
qu'elle  a  eu  assez  de  soucis  pour  n'en  pas  prendre  davantage. 
C'est  nous  qui  serons  bien  méchants,  si  nous  ne  nous  occu- 
pons pas  sans  cesse  à  faire  son  bonheur.  Bonsoir,  bonsoir,  toutes 
deux. 


GVIII 


Paris,  le  4  octobre  1767. 


Je  quitte  ma  petite  bonne,  qui  est  en  train  de  jouer  de  son 
instrument  comme  un  ange,  pour  causer  avec  vous.  Me  voilà 
donc  revenu  du  Grandval,  bien  malgré  le  Baron,  la  Baronne,  les 
petits  garçons,  les  petites  filles,  M'""  d'Aine  et  les  domestiques. 
Je  les  abandonne  tous.  Je  cours,  j'écris  de  droite,  de  gauche, 
pour  leur  envoyer  quelqu'un  qui  les  secoure.  Mais  l'abbé  aime 
la  ville  où  il  est  perpétuellement  en  spectacle  :  le  docteur  Gatti 
est  l'ombre  de  M"""  de  Choiseul;  d'Alinville  marque  des  loges  à 
Fontainebleau;  Grimm  s'ennuie  par  bienséance  à  la  Briche;  quand 
l'abbé  Morellet  n'est  pas  à  Voré,  il  est  sur  le  chemin  :  la  belle 


256     LETTRES  A  MADEMOISELLE  YOLLAND. 

dame  Helvétius  le  fait  trotter  comme  un  Basque;  notre  Orphée^ 
est  à  risle-Adam  ;  Suard  est  à  tant  de  femmes  qu'il  ne  songe 
plus  guère  à  M"""  de  ...  J'ai  prêché  inutilement  M.  Le  Romain ^ 
qu'on  aurait  grand  plaisir  à  avoir,  mais  que  sa  mélancolie 
retient  dans  l'obscurité  de  sa  cahute,  où  il  aime  mieux  broyer 
du  noir  dont  il  puisse  barbouiller  toute  la  nature  que  d'aller 
jouir  de  ses  charmes  à  la  campagne.  On  débaucherait  aisément 
le  gros  Bergier,  mais  on  ne  s'en  soucie  pas,  parce  qu'il  est 
triste,  muet,  dormeur,  et  d'un  commerce  suspect.  Damilaville 
a  toujours  le  prétexte  de  ses  affaires  qu'il  ne  fait  point.  Naigeon 
mourrait  d'ennui,  s'il  n'allait  pas  assidûment  chez  les  Van  Loo, 
où  il  est  sûr  de  trouver  M'""  Blondel  qu'il  n'aime  point,  et  dont 
il  parle  toujours,  et  s'il  n'avait  pas  fait  sa  tournée  au  Palais- 
Boyal  à  l'heure  précise  où  elle  s'y  promène.  L'abbé  Raynal  est 
fort  mal  à  son  aise  partout  où  il  ne  pérore  pas  colonies,  politi- 
que et  commerce.  M.  de  Saint-Lambert  est  arrivé  à  Montmo- 
rency. Mon  fds  d'Aine^  court  à  toutes  jambes  après  l'intendance 
d'Auch,  qu'il  dédaigne  comme  le  renard  les  l'aisins  verts.  Le 
baron  de  Gleichen  aimerait  mieux  être  au  fond  des  fouilles 
d'Herculanum  que  dans  les  plus  beaux  jardins  du  monde. 
L'ami  Le  Roy  vil  pour  lui  et  ne  va  jamais  dans  aucun  endroit 
qu'il  n'espère  s'y  amuser  plus  qu'ailleurs,  et  puis  voici  le  temps 
de  la  chasse  qu'il  aime  de  passion.  M.  de  Croismare  a  trop 
besoin  de  variété  pour  s'asseoir  plus  d'un  jour;  celui-ci  n'a 
jamais  mis  son  bonnet  de  nuit  dans  sa  poche,  et  perdu  de  vue 
le  quai  de  la  Ferraille,  les  bouquinistes  et  les  brocanteurs,  sans 
le  motif  le  plus  important  et  le  plus  honnête.  Nous  aurions  bien 
des  femmes,  mais  nous  n'en  voulons  point,  parce  qu'il  est  trop 
rare  que  ce  soient  des  hommes.  Le  docteur  Roux  cherche  des 
malades.  Le  docteur  Gem  court  toujours  après  son  cheval.  Le 
docteur  d'Arcet  est  peut-être  enfermé  sous  clef  par  le  comte  de 
Lauraguais,  jusqu'à  ce  qu'il  lui  ait  fait  une  découverte.  Le 
comte  de  Creutz  est  en  extase  devant  ses  tableaux,  ou  devant 
la  femme  du  peintre,  qui  est  jolie,  et  plus  galante  encore.  Ilel- 

1.  Kohaut, 

2.  Ingénieur  en  chef  de  l'ile  de  la  Grenade,  auteur  d'articles  sur  les  sucres  dans 
VEncyclopéilie. 

3.  Le  beau-frère  de  d'Holbach,  reçu  maître  des  requêtes  en  1757,  fut  plus  tard 
intendant  de  la  généralité  de  Tours. 


LETTRES  A  MADEMOISELLE    VOLLAND.  257 

vétius,  la  tête  enfoncée  dans  son  bonnet,  décompose  des  phra- 
ses, et  s'occupe,  à  sa  terre,  à  prouver  que  son  valet  de  chiens 
aurait  tout  aussi  bien  fait  h'  bvre  De  V Esprit  que  lui.  Wilkes 
n'est  plus  en  faveur,  parce  qu'incessamment  il  sera  ruiné,  et 
que  sans  nous  en  apercevoir  nous  prenons  les  devants  avec  le 
malheur,  et  que  nous  rompons  avant  qu'il  soit  arrivé,  parce  qu'il 
serait  malhonnête  de  rompre  après.  Le  chevalier  de  Ghastellux 
est  cloué  quelque  part;  et  quand  on  est  jeune,  ce  clou-l<à  tient 
bien  fort.  La  Baronne  dit  que  l'abbé  Coyer  est  du  miel  de 
Narbonne  tourné,  qu'il  ne  faut  pas  le  lui  envoyer.  Il  y  a  près 
de  soixante  ans  que  le  chevalier  de  Yalory  fait  le  rôle  du  chien 
de  Jean  de  Nivelle.  Voilà  presque  toute  la  société.  Vous  la 
connaissez  presque  aussi  bien  que  moi.  Je  viens,  au  milieu  de 
notre  disette,  de  leur  dépêcher  le  juif  Berlize;  c'est  le  secré- 
taire de  mon  fils  d'Aine  et  l'intendant  de  sa  mère.  Il  joue,  il 
déraisonne  ;  on  s'en  moque,  il  se  fâche,  et  l'on  s'en  moque  bien 
davantage. 

Mon  retour  à  Paris  a  été  différé  de  trois  ou  quatre  jours  par 
une  petite  malice  de  la  Baronne,  qui  a  corrompu  secrètement 
ceux  qui  s'étaient  engagés  de  me  venir  reprendre.  Je  suis  arrivé 
tout  à  temps  pour  arrêter  les  suites  d'une  multitude  de  petits 
orages  domestiques  qui  s'étaient  élevés  pendant  mon  absence 
entre  la  sœur  et  la  sœur,  entre  la  mère  et  la  fille,  entre  la  nièce 
et  la  tante.  Chacune  est  venue  m'apporter  ses  griefs;  toutes 
avaient  tort.  Je  leur  ai  donné  raison  à  toutes.  La  petite  bamboche 
a  promis  d'être  plus  réservée  dans  ses  propos,  et  tout  est  calmé. 
Mon  premier  soin,  en  mettant  pied  à  terre,  a  été  d'aller  voir 
M"'*  de  Blacy,  car  quoique  j'aime  bien  à  rire,  j'aime  encore 
mieux  consoler  ceux  qui  pleurent. 

J'ai  fait  ensuite  ma  visite  à  la  petite  sœur,  que  j'ai  trouvée 
lisant  vos  lettres  et  hochant  du  nez  à  toutes  vos  protestations 
d'amitié.  M.  Digeon  y  était.  On  m'invita  à  dîner  pour  aujour- 
d'hui samedi;  mais  on  se  ressouvint  que  ce  jour  était  promis 
aux  campagnards  de  Monceaux,  et  cette  réflexion  nous  embar- 
qua dans  une  causerie  sur  la  solennité  desdites  promesses. 
Notre  chère  sœur  était  en  train  d'étaler  là-dessus  les  plus  belles 
maximes  du  monde,  lorsque  je  pris  la  liberté  de  lui  observer 
qu'il  y  avait  cent  façons  diverses  de  promettre  qui  n'obligeaient 
pas  moins  que  les  protestations  les  plus  expresses,  que  les  bil- 
XIX.  M 


258     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

lets  signés  de  sang.  "  Par  exemple,  ajoutai-je,  il  y  a  des  ser- 
vices sur  lesquels  mon  ami  ne  s'est  jamais  expliqué,  mais  j'y 
compte  parce  qu'ils  entrent  dans  le  pacte  de  l'amitié;  et  quand 
l'occasion  de  les  demander  se  présente,  je  les  demande  comme 
une  promesse  faite  à  l'instant  où  le  nom  d'ami  fut  prononcé 
entre  nous.  »  Et  puis  nous  voilà  embarqués  dans  les  devoirs  de 
l'amitié.  Là-dessus,  je  m'en  tins  à  la  fable  de  La  Fontaine  ;  je 
voulais  qu'on  sortît  de  son  lit  sur  l'inquiétude  seule  que  je  ne 
reposais  pas  dans  le  mien,  et  que  l'on  y  plaçât  son  esclave,  si 
j'y  étais  mal  couché  seul.  M.  Digeon  secoua  la  tête,  à  l'esclave, 
et  je  lui  dis  que  c'est  que  j'étais  du  Monomotapa,  et  qu'il  n'en 
était  pas. 

Nous  quittâmes  ce  propos,  pour  le  long  séjour  que  j'avais 
fait  à  la  campagne  et  la  manière  dont  on  vivait  au  Grandval.  On 
me  demanda  si  la  Baronne  était  fort  heureuse.  Je  répondis,  ce 
qui  est  vrai,  qu'elle  était  heureuse  partout  où  le  Baron  se  trou- 
vait bien,  et  où  elle  avait  ses  enfants  et  son  luth.  Pour  entendre 
ce  qui  suit,  il  faut  que  vous  sachiez  que  M""^  Le  Gendre  a  eu 
occasion  de  voir  M.  Suard  deux  ou  trois  fois  chez  M""^  de  Grand- 
pré,  et  que  M.  Suard  est  ami  de  quinze  ans  de  M.  Digeon  et  de 
M""  de  Grandpré.  A  propos  de  la  différence  de  la  vie  que  la  Ba- 
ronne menait  au  Grandval  et  de  celle  qu'elle  mène  à  Paris,  je 
remarquai,  à  son  honneur,  que  les  amusements  de  la  ville  qui 
lui  convenaient  le  plus  étaient  sacrifiés  sur-le-champ,  lors- 
qu'elle ne  remarquait  pas  sur  le  visage  de  son  mari  l'approba- 
tion la  plus  complète.  Comme  je  prononçais  ces  mots,  j'aperçus 
que  M.  Digeon  et  M"*  Le  Gendre  se  souriaient  l'un  à  l'autre. 
Cela  me  déplut.  M.  Digeon  s'en  alla  donner  leçon  au  petit 
bonhomme.  Nous  restâmes  seuls  avec  M"""  deBlacy  et  moi.  Alors, 
prenant  un  ton  beaucoup  plus  ferme  et  plus  sérieux  que  je  n'ai 
coutume,  je  dis  à  M"'"  Le  Gendre  que  ceux  qui  ne  connaissaient 
M""'  d'Holbach  que  sur  la  parole  de  M.  Suard  ne  la  connaissaient 
point,  parce  que  M.  Suard  n'était  pas  payé  pour  en  dire  du  bien. 
Je  vis,  et  je  crois  que  je  vis  bien,  que  Suard  avait  eu  la  malhon- 
nêteté de  décrier  la  baronne  dans  l'esprit  de  son  ami  ;  que  cet  ami 
avait  fait  passer  très-légèrement  l'opinion  fausse  qu'il  avait  eue 
dans  l'esprit  de  M""*  Le  Gendre.  Après  quelques  minutes  de  si- 
lence, M™^  Le  Gendre  alluma  son  bougeoir  et  disparut  :  ce  qui 
acheva  de  confirmer  mon  soupçon.  Voilà  donc  ce  qu'on  appelle 


LETTRES  A    MADEMOISELLE   VOLLAND.  259 

des  honnêtes  gens!  Ils  sont  admis  dans  une  maison  ;  le  maître 
de  la  maison  les  comble  d'honnêtetés,  de  bons  offices,  les  prend 
en  estime,  en  amitié,  et  leur  en  donne  toutes  les  marques  ima- 
ginables ;  et  pour  l'en  récompenser,  on  met  tout  en  œuvre  pour 
corrompre  sa  femme;  et  quand  on  n'y  a  pas  réussi,  on  dit  pis 
que  pendre  de  cette  femme.  Si  M.  Digeon  continue,  j'en  rabat- 
trai beaucoup.  Cet  homme  voit  le  genre  humain  en  noir.  Il 
ne  croit  point  aux  actions  vertueuses;  il  les  déprime;  il  les  dis- 
pute :  s'il  raconte  un  fait,  c'est  toujours  un  fait  abominable, 
scandaleux.  Voilà  deux  femmes  de  ma  connaissance  dont  il  a  eu 
occasion  de  parler  à  M""'  Le  Gendre;  il  a  mal  parlé  de  toutes 
deux.  Elles  ont  sans  doute  leurs  défauts;  mais  elles  ont  aussi 
leurs  bonnes  qualités.  Pourquoi  taire  les  bonnes  qualités  et  ne 
relever  que  les  défauts  ?  Il  y  a  là  dedans  au  moins  une  sorte 
d'envie  qui  me  blesse,  moi  qui  lis  les  hommes  comme  les  au- 
teurs, et  qui  ne  charge  ma  mémoire  que  des  choses  bonnes  à 
savoir  et  à  imiter.  La  conversation  entre  Suard  et  M'""  Le  Gen- 
dre, par  une  méprise  de  celui-ci,  avait  été  fort  vive.  Us  avaient 
recherché  les  raisons  pour  lesquelles  les  âmes  sensibles  s'émou- 
vaient si  promptement,  si  fortement,  si  délicieusement,  au  récit 
d'une  bonne  action.  Suard  avait  prétendu  que  c'était  l'elïet  d'un 
sixième  sens  que  la  nature  nous  avait  donné  pour  juger  du  bon 
et  du  beau.  On  me  demanda  ce  que  j'en  pensais.  Je  répondis  que 
ce  sixième  sens,  que  quelques  métaphysiciens  avaient  accrédité 
en  Angleterre,  était  une  chimère;  que  tout  était  expérimental 
en  nous;  que  nous  apprenions  dès  la  plus  tendre  enfance  ce 
qu'il  était  de  notre  instinct  de  cacher  ou  de  montrer.  Lorsque 
les  motifs  de  nos  actions,  de  nos  jugements,  de  nos  démonstra- 
tions nous  sont  présents,  nous  avons  ce  qu'on  appelle  la  science; 
quand  ils  ne  sont  pas  présents  à  notre  mémoire,  nous  n'avons 
que  ce  qu'on  appelle  goût,  instinct  et  tact.  Les  raisons  de  nous 
montrer  sensibles  au  récit  des  belles  actions  sont  sans  nombre  : 
nous  révélons  une  qualité  infiniment  estimable;  nous  promet- 
tons aux  autres  notre  estime  s'ils  la  méritaient  jamais  par  quel- 
que procédé  rare  et  honnête;  nous  les  encourageons  ainsi  à 
l'avoir.  Les  belles  actions  nous  font  concevoir  l'espérance  de 
trouver  parmi  ceux  qui  nous  environnent  quelqu'un  capable  de 
les  faire;  et  par  l'extrême  admiration  que  nous  leur  accordons, 
nous  faisons  concevoir  aux  autres  l'idée  que  nous  en  serions 


260     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

capables  nous-mêmes  si  l'occasion  s'en  présentait.  Indépendam- 
ment de  toutes  ces  vues  d'intérêt,  nous  avons  une  notion,  un 
goût  de  l'ordre  auquel  nous  ne  pouvons  résister,  qui  nous  en- 
traîne malgré  nous.  Toute  belle  action  n'est  jamais  sans  quelque 
sacrifice,  et  il  nous  est  impossible  de  ne  pas  rendre  hommage 
à  celui  qui  se  sacrifie;  quoiqu'en  nous  sacrifiant,  nous  ne  fai- 
sons pourtant  que  ce  qui  nous  plaît  davantage,  nous  sommes 
portés  avec  raison  à  honorer  ceux  qui  se  départent  des  avan- 
tages les  plus  précieux  pour  celui  de  faire  le  bien  et  de  s'en 
estimer  davantage  eux-mêmes,  ou  d'en  être  estimés  davantage 
des  autres;  celui  qui  ambitionne  la  considération  publique  fait 
aux  autres  un  compliment  fort  doux  ;  il  leur  dit,  comme  je  ne 
sais  plus  quel  ancien  :  «  0  Romains,  combien  j'ai  passé  de  jours 
et  de  nuits  pour  mériter,  pour  obtenir  un  mot  flatteur  devons  ! 
On  ne  se  donne  pas  tant  de  peine  pour  ceux  qu'on  méprise.  » 

M""  Le  Gendre  ne  trouve  pas  que  Suard  parle  facilement.  Je 
crois  qu'elle  a  tort.  C'est  le  principal  mérite  que  je  lui  connaisse. 
Cette  discussion  me  conduisit  à  parler  de  ce  qui  venait  d'arriver 
à  Deuil.  Le  curé  de  cette  paroisse  passe  à  celle  de  Groslay.  Il 
était  si  cher  à  ses  paroissiens,  que,  malgré  leur  misère,  ils  se 
seraient  cotisés  pour  que  son  sort  à  Deuil  ne  fût  pas  moindre 
qu'à  Groslay,  si  le  pasteur  y  avait  consenti.  Il  alla  prendre 
possession,  il  y  a  quelques  jours,  de  sa  nouvelle  cure.  Au  milieu 
du  Te  Deum  laucUmius,  il  aperçut  dans  la  foule  une  vingtaine 
de  ses  paroissiens  qui  pleuraient,  et  voilà  la  voix  qui  lui  manque 
et  les  larmes  qui  lui  viennent  aux  yeux.  Tout  le  monde  loua  le 
curé  et  les  paroissiens.  Cette  petite  aventure  porta  merveilleu- 
sement à  l'application  des  principes  que  j'avais  établis.  La  con- 
versation, qui  ne  déplaisait  pas  à  M""  de  Blacy,  la  retint  jusqu'à 
dix  heures  et  demie  du  soir.  Je  lui  donnai  le  bras,  et  j'allai 
achever  la  soirée  chez  elle;  nous  y  causâmes  de  maman,  de 
vous.  ((  Quand  reviendront-elles  ?  —  Bientôt,  —  Irez-vous  à 
Isle?  —  Cela  dépendra  plus  du  prince  que  de  moi.  —  L'avez- 
vous  vu?  —  Non.  —  Et  pourquoi?  —  C'est  qu'il  est  parti  pour 
Fontainebleau.  —  Quand  en  revient-il?  —  Je  l'ignore.  II  y  a 
quatre  jours  qu'il  y  est,  et  il  n'a  point  encore  demandé  ses  che- 
vaux. —  Nous  n'aurons  donc  pas  maman  ici  le  jour  de  sa  fête?  — 
Je  ne  crois  pas.  —  Je  vais  lui  écrire.  —  Et  moi  aussi;  bonsoir.  » 

Mademoiselle,  joignez  mes  souhaits,  mon  bouquet  et  mon 


LETTRES    A    MADEMOISELLE   VOLLANM).  261 

baiser  aux  vôtres.  Dites  à  maman  de  ma  part  tout  ce  que  votre 
cœur  vous  inspirera  de  doux  et  de  tendre,  et  ne  craignez  point 
d'aller  au  delà  de  ce  que  je  sens. 

II  fait  un  temps  déplorable.  La  belle  dame  a  bien  tort  de 
vous  retenir  seule  dans  votre  triste  château.  Que  fait-elle  dans 
sa  province?  Si  elle  s'ennuyait  seulement  la  moitié  de  ce  que 
ferait  le  prince,  il  y  a  deux  jours  que  vous  seriez  à  Ghàlons. 
M"'«  Duclos  a  consulté  Damilaville  sur  son  voyage  à  Paris.  Elle 
ne  fait  que  l'embarrasser,  lui  susciter  des  querelles  à  la  liriche  ; 
il  l'aime  tout  autant  à  Châlons,  et  elle  y  restera  si  elle  suit  son 
avis.  Je  ne  lui  ai  point  écrit;  mais  ma  petite  bonne  l'a  fait  pour 
moi  :  c'est  la  même  chose;  et  puis,, ma  foi,  j'aime  mieux  méri- 
ter ses  reproches  que  les  vôtres.  J'ai  pris  une  ou  deux  fois  la 
plume  pour  elle,  et  c'est  à  vous  que  j'ai  écrit.  Ilâtez-vous  donc 
de  revenir.  Savez-vous  que  vous  me  devez  incessamment  un 
bouquet? 

Je  ne  pense  pas,  dans  la  position  incertaine  où  se  trouve  le 
prince,  qu'il  puisse  aller  au-devant  de  son  amie  ;  il  attend  à 
chaque  poste  l'ordre  de  se  déplacer.  Ce  sont  tous  deux  des  enfants 
si  quinteux,  si  ombrageux,  si  pointilleux,  si  vétilleux,  que  je  ne 
serais  point  étonné  qu'ils  se  fussent  brouillés  par  lettres.  Les 
meilleures  gens  en  amitié  sont  quelquefois  les  plus  sottes  gens 
en  amour.  Le  prince,  qui  est  moraliste  jusque  par-dessus  les 
oreilles,  se  sera  avisé  de  lui  donner  quelques  conseils  sur  leur 
bonheur  à  venir.  Il  y  aura  mis  toute  la  douceur,  tous  les  ména- 
ments,  tous  les  égards  imaginables  ;  et  avec  tout  cela,  on  les 
aura  mal  pris,  parce  que  les  despotes  en  général  n'aiment  pas 
les  conseils,  et  que  les  jolies  femmes  sont  toutes  despotes.  En 
vérité,  je  ne  saurais  souffrir  les  femmes  qui  mettent  quelque 
importance  à  leurs  faveurs,  passé  la  première  fois. 

Adieu,  bonnes  amies  ;  j'entends  le  ciel  qui  se  fond  en  eau. 
Je  ne  vous  écris  pas  aussi  souvent  que  je  le  voudrais  ;  mais  en 
revanche  je  ne  finis  point.  Je  compte  sur  votre  solitude  et  votre 
amitié.  Je  compte  que,  quoi  que  je  vous  dise,  vous  ne  lisez  jamais 
que  ces  mots  :  Il  nous  aime,  il  nous  aime,  puisqu'il  croit  que 
nous  nous  prêtons  sans  dégoût  à  toutes  les  misères  qu'il  nous 
dit. 

A  propos,  savez-vous  que  M"""  d'Aine  est  devenue  esprit  fort? 
Il  y  a  quelques  jours  qu'elle  nous  a  déclaré  qu'elle  croyait  que 


262     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

son  âme  pourrirait  dans  la  terre  avec  son  corps.    ((   Mais  pour- 
quoi priez-vous  donc  Dieu  ?  —  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien.  —  Vous 
ne  croyez  donc  pas  à  la  messe?  —  Un  jour  j'y  crois,  un  jour  je 
n'y  crois  pas.  —  Mais  le  jour  que  vous  y  croyez?  —  Ce  jour-là, 
j'ai  de  l'humeur.  —  Et  allez-vous  à  confesse?  —  Quoi  faire?  — 
Dire  vos  péchés.  —  Je  n'en  fais  point;  et  quand  j'en  ferais  et 
que  je  les  aurais  dits  à  un  prêtre,  est-ce  qu'ils  en  seraient  moins 
faits?  —  Vous  ne  craignez  donc  point  l'enfer?  —  Pas  plus  que 
je  n'espère  le  paradis.  —  Mais  où  avez -vous  pris  tout  cela?  — 
Dans  les  belles  conversations  de  mon  gendre  :  il  faudrait,  par 
ma  foi,  avoir  une  bonne  provision  de  religion    pour  en  avoir 
gardé  une  miette  avec  lui.  Tenez,  mon  gendre,  c'est  vous  qui 
avez  barbouillé  tout  mon  catéchisme  ;  vous  en  répondrez  devant 
Dieu.  —  Vous  croyez  donc  en  Dieu  ?  —  En  Dieu!  il  y  a  si  long- 
temps que  je  n'y  ai  pensé,  que  je  ne  saurais  vous  dire  ni  oui  ni 
non.  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  si  je  suis  damnée,  je  ne  le 
serai  pas  toute  seule;  et  quand  j'irais  à  confesse,  que  j'enten- 
drais la  messe,  il  n'en  serait  ni  plus  ni  moins.  Ce  n'est  pas  la 
peine  de  se  tant  tourmenter  pour  rien.  Si  cela  m'était  venu  quand 
j'étais  jeune,  j'aurais  peut-être  fait  beaucoup  de  petites  choses 
douces  que  je  n'ai  pas  faites.  Mais  aujourd'hui,  je  ne  sais  pas 
pourquoi  je  ne  crois  rien.  Gela  ne  me  vaut  pas  un  fétu.  Si  je  ne 
lis  pas  la  Bible,  il  faudra  que  je  lise  des  romans  ;  saus  cela,  je 
m'ennuierais  comme  un  chien.  —  Mais  la  Bible  est  un  fort  bon 
roman.  —  Ma  foi,  vous  avez  raison;  je  ne  l'ai  jamais  lue  dans 
cet  esprit-là;  demain  je  commence  ;  cela  me  fera  peut-être  rire. 
—  Lisez  d'abord  Ézéchiel.  —  Ah  !  oui;  à  cause  de  cette  011a  et 
de  cette  Oliba,  et  de  ces  Assyriens  qui...  —  Et  dont  il  n'y  a  plus 
aujourd'hui.  —  Et  qu'est-ce  que  cela  me  fait  qu'il  y  en  ait  ou 
non  ?  Il  ne  m'en  viendra  pas  un;  et  quand  il  m'en  viendrait  une 
douzaine  ?...    —  Vous  croyez  que  vous  les  enverriez  à  votre 
voisine  ?  —  C'est  selon  le  moment.  —  Vous  avez  donc  encore  des 
moments?  —  Pourquoi  pas?  —  Ma  foi,  je  crois  que  les  femmes 
en  ont  jusqu'au  tombeau;  que  c'est  là  leur  dernier  signe  de  vie  ; 
quand  cela  est  mort  en  elles,  le  reste  est  bien  mort.  Vous  riez 
tous,  mais  croyez  que  celles  qui  disent  autrement  sont  des  men- 
teuses ;  je  vous  révèle  là  notre  secret.  —  Oh  !  nous  n'en  abuse- 
rons pas.  —  Je  le  crois  bien.  Encore,  ne  sais-je  :  si  vous  n'aviez 
pour  tout  partage  qu'une  femme  de  mon  âge,  je  veux  mourir  si 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     263 

je  la  croyais  en  sûreté,   ni   vous  non  plus.    Mais   revenons   à 

notie  incrédulité.  -•    Non;  laissons-la Il  me  semble  que  ce 

que  nous  disons  est  plus  drôle.  —  Ma  foi,  vous  avez  raison.  » 

Et  voilà  la  soirée  qui  se  passe  à  dire  des  folies  ;  Dieu  sait 
quelles.   Finissons. 

((  Vous  dormirez  tous  dans  un  quart  d'heure,  et  moi  il 
faut  que  je  dise  mes  prières.  —  Mais  ne  nous  avez-vous  pas  dit 
que  vous  ne  priez  point  Dieu?  —  Et  ne  faut-il  pas  que  je  me 
mette  à  genouX  pour  ma  femme  de  chambre?  —  Et  quand  vous 
êtes  à  genoux,  à  quoi  rêvez-vous?  —  Je  rêve  à  ce  que  nous 
mangerons  demain  ;  cela  ne  laisse  pas  de  durer,  et  ma  femme  de 
chambre  s'en  va  après  cela  fort  édifiée  ;  car  elle  est  dévote,  et 
elle  ne  vaut  pas  mieux  pour  cela.  » 

Si  j'avais  encore  de  la  place,  je  vous  continuerais  ce  bavar- 
dage, dont  vous  avez  peut-être  déjà  trop.  Bonsoir  donc,  bonnes 
amies. 


CIX 

Paris,  11  octobre  1707. 

Je  n'y  saurais  tenir.  J'interromps  mon  Salon  pour  causer  un 
petit  moment  avec  vous.  Quelle  dilférence  de  la  vie  du  Grand- 
val  et  de  celle  que  je  mène  ici  !  Aussi  ma  santé  s'en  est-elle 
ressentie  :  je  dors  mal;  je  ne  saurais  digérer  ;  j'ai  eu  une  mi- 
graine à  devenir  fou.  Tout  cela  s'est  dissipé;  et  il  me  reste  des 
courses  que  j'ai  faites  une  liberté  de  membres,  une  fermeté  de 
jarret  que  je  croyais  perdues  pour  toujours.  Je  ne  marche  pas, 
je  vole. 

Depuis  deux  jours,  je  n'ai  point  vu  les  chères  sœurs.  J'ai 
passé  la  matinée  de  samedi  à  travailler;  le  reste  de  la  journée 
à  mes  affaires.  J'ai  sanctifié  mon  dimanche  en  faisant  compagnie 
à  un  malade  :  c'est  M.  Devaisnes,  qui  a  la  grippe  la  mieux 
conditionnée. 

Je  n'ai  point  encore  vu  les  Van  Loo;  mais  je  les  verrai 
demain.  Michel  m'a  envoyé  le  beau  portrait  qu'il  a  fait  de  moi; 
il  est  arrivé,  au  grand  étonnemenl  de  M'"''  Diderot,  qui  le  croyait 


2G/t  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAÎSD. 

destiné  à  quelqu'un  ou  à  quelqu'une.  Je  l'ai  placé  au-dessus  du 
clavecin  de  ma  petite  bonne.  M""'  Diderot  prétend  qu'on  m'a 
donné  l'air  d'une  vieille  coquette  qui  fait  le  petit  bec  et  qui  a 
encore  des  prétentions.  Il  y  a  bien  quelque  chose  de  vrai  dans 
cette  critique.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  une  marque  d'amitié  de 
la  part  d'un  excellent  homme,  qui  doit  m'être  et  qui  me  sera 
toujours  précieuse. 

J'attends  un  buste  de  l'impératrice.  Elle  a  écrit  une  lettre 
charmante  à  Marmontel  sur  son  Bélisaire.  11  en  a  reçu  une  autre 
du  fils  de  la  reine  de  Suède,  avec  un  très  beau  présent  de  sa 
mère:  c'est  une  boîte  d'or  où  l'on  a  exécuté  en  émail  toutes  les 
estampes  de  son  ouvrage.  La  belle  lettre  du  fils  est  encore  plus 
précieuse  que  le  présent  de  sa  mère.  Je  tâcherai  d'obtenir  la 
communication  de  tout  cela,  et  de  vous  en  régaler.  11  a  vu,  aux 
eaux  d'Aix-la-Chapelle,  le  prince  héréditaire  de  BrunsAvick,  qui 
l'a  comblé  d'amitiés.  Après  cela,  croyez-vous  qu'il  puisse  être 
sensible  aux  persécutions  de  la  Sorbonne?  J'oubliais  de  vous 
dire  que  la  digne  Sorbonne  est  bafouée  dans  toutes  ces  lettres. 
Le  grand  inquisiteur  d'Autriche,  le  médecin  Yan  Swieten,  a  eu 
l'ordre  de  l'empereur  et  de  l'impératrice  de  faire  compliment 
à  Marmontel,  et  il  s'en  est  reposé  sur  son  fils  qui  s'en  est  ac- 
quitté on  ne  peut  pas  mieux.  Savez-vousce  que  je  vois  dans  tout 
cela?  C'est  que  les  cours  étrangères  sont  charmées  de  nasarder 
un  peu  notre  ministère,  et  n'en  perdent  pas  la  moindre  occasion. 
Il  faut  que  notre  langue  soit  bien  commune  dans  toutes  les  con- 
trées du  Nord,  car  ces  lettres  auraient  été  écrites  par  les 
seigneurs  de  notre  cour  les  plus  polis  qu'elles  ne  seraient  pas 
mieux.  Ce  que  je  vois  encore,  c'est  qu'à  en  juger  par  l'estime 
qu'on  accorde  à  l'ouvrage  de  Marmontel  dans  ces  pays,  il  faut 
même  qu'en  politique  on  n'y  soit  pas  si  avancé  qu'ici.  Cependant 
ils  ont  là  Montesquieu.  Ajoutez  à  tous  ces  honneurs  le  plaisir 
d'être  vengé  par  Voltaire.  Celui-ci  vient  de  décocher  contre  les 
Cogé,  les  Riballier  et  autres  théologiens  fanatiques,  auteurs  de 
la  censure,  une  satire  d'une  gaieté  d'enfant,  mais  d'une  méchan- 
ceté efl"royable.  Elle  est  intitulée  :  Honnêteté  théologùpw  \  Tout 
cela  vous  attend,  mais  vous  ne  venez  point. 

\.  On  lit  diins  la  Correspondance  dcGiimni,  IT)  drreinhrc  17(18:  «  Dainihnillofit 
l'annéo  dernière  un  pamphlet  intitule    YHonnéteté  lliéoloyiiiiie,  jiour  venger  Mar. 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.  265 

Marmontel  a  encore  trouvé  aux  eaux  deux  évoques  avec  les- 
quels il  a  eu  le  plaisir  de  ferrailler  tant  qu'il  a  voulu,  et  c'en 
est  un  grand  pour  lui.  Ces  saints  pasteurs  disaient,  en  soupirant, 
que,  du  train  dont  on  y  allait,  la  religion  n'avait  pas  cinquante 
ans  à  durer.  C'est  bien  dommage  !  Ils  prétendent  que  les  portes 
de  l'enfer  sont  à  Ferney,  et  ils  oublient  qu'il  est  écrit  qu'elles  ne 
prévaudront  jamais. 

La  petite  sœur  s'est  si  bien  trouvée  du  voyage  de  Sceaux, 
qu'elle  ne  demanderait  pas  mieux  que  d'y  retourner.  Nous 
attendons  le  retour  du  prince  et  du  beau  temps  pour  avoir  des 
chevaux.  11  serait  bien  plaisant  qu'elle  trouvât  sa  défaite  dans 
le  lieu  même  où  elle  s'égara  une  fois  très-inutilement  avec 
M.  de  ***.  Vous  en  souvenez-vous  ?  Mais,  à  propos,  n'avez-vous 
point  entendu  parler  de  M.  Vialet?  Je  suis  un  peu  curieux  de 
revoir  Suard,  et  pour  cause.  Adieu  ;  bonsoir,  bonnes  amies. 
Vous  deviez  être  à  Paris  le  A  ou  le  5  d'octobre.  C'est  donc 
comme  cela  que  vous  tenez  parole  ?  Je  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur  et  je  vous  aime  bien. 


GX 

Paris,  le  2i  août  17G8. 

Mesdames  et  bonnes  amies, 

Vous  voilà  donc  arrivées  bien  fatiguées,  bien  malades,  malgré 
toutes  les  politesses  et  toutes  les  révérences  des  maîtres  et  maî- 
tresses de  poste.  C'est  que  vous  n'êtes  plus  faites  pour  ces  vio- 
lentes expéditions-là.  11  faut  prendre  son  parti,  et  s'en  aller 


montcl  des  attaques  de  l'absurde  Riballier  et  de  son  aide  de  camp  Cogo  ;  c'est  son 
meilleur  ouvrage.  Il  nous  le  donna  pour  être  de  M.  de  Voltaire,  et  tout  le  monde 
le  crut.  En  effet,  il  l'avait  fait  imprimer  à  Genève  et  M.  de  Voltaire  l'avait  rcbouisé. 
La  première  phrase,  par  exemple  :  Depuis  que  la  théologie  fait  le  bonheur  du  monde, 
porte  trop  visiblement  son  cachet  pour  être  d'un  autre.  Cogc  lui-même,  (jui  n'est 
pas  le  moins  bête  du  troupeau  dos  cuistres,  y  avait  été  trompé,  et  croyait  être  rede- 
vable de  V Honnêteté  théologique  à  l'honnêteté  do  M.  de  Voltaire.  » 


266  LETTRES  A  MADEMOISELLE   VOLLAND. 

une  autre  fois  tout  doucement  à  Isle.  Il  vaut  mieux  s'ennuyer 
sur  les  grands  chemins  deux  ou  trois  jours  de  plus  que  d'exposer 
sa  santé.  Entendez-vous?  Vous  en  serez  quittes  cette  année  pour 
le  torticolis.  Maman  se  redressera  tout  à  fait,  je  l'espère,  mais 
vous  serez  les  plus  méchantes  créatures  qu'il  y  ait  au  monde, 
si  vous  souffrez,  les  années  suivantes,  qu'elle  vieillisse  de  dix 
ans  en  vingt-quatre  heures.  Entendez-vous?  J'irai,  un  de  ces 
matins,  remercier  M.  Soldin  i,  et  lui  demander  en  grâce,  pour 
l'avenir,  les  meilleurs  postillons  et  les  plus  mauvais  chevaux. 

Vous  auriez  aussi  quelque  pitié  de  moi,  si  vous  saviez  l'état 
misérable  d'anéantissement  où  je  suis  tombé  depuis  votre  dé- 
part. Cela  m'est  arrivé  sans  cjue  je  m'en  doutasse.  11  faut  que  je 
vous  aime  deux  fois  plus  que  je  ne  croyais.  Je  savais  pourtant 
bien  que  je  vous  aimais  beaucoup.  Vous,  mademoiselle,  qui 
devinez  tout,  devineriez-vous  bien  d'où  je  viens?  Du  concert  des 
Tuileries,  tout  seul.  Convenez  qu'il  faut  être  bien  embarrassé 
de  sa  personne;  aussi  le  suis-je;  j'ai  de  l'ouvrage  jusque  par- 
dessus les  yeux,  et  je  ne  saurais  rien  faire.  Je  suis  invité  au 
Grandval,  à  la  Briche,  à  Aubonne,  et  je  ne  me  soucie  pas  d'y 
aller.  Je  ne  me  trouve  bien  ni  chez  moi,  ni  ailleurs.  La  compa- 
gnie me  déplaît  quand  j'en  ai,  et  je  la  souhaite  quand  elle  me 
manque  :  c'est  surtout  vers  les  cinq  heures  du  soir  que  je  sau- 
terais volontiers  jusqu'à  onze.  Vous  trouvez  les  journées  trop 
courtes,  et  moi  je  les  ti-ouve  trop  longues. 

Ce  n'est  pas  que  je  n'aie  été  secouru  par  quelque  distrac- 
tion; j'ai  conduit  deux  yVnglais,  qu'on  m'avait  adressés,  chez 
Eckard,  qui  a  été,  pendant  trois  heures  de  suite,  divin,  merveil- 
leux, sublime.  Je  veux  mourir  si,  pendant  cet  intervalle-là,  j'ai 
seulement  songé  que  vous  fussiez  au  monde:  c'est  que  je  ne 
songeais  pas  qu'il  y  eût  un  monde;  c'est  qu'il  n'existait  plus 
pour  moi  que  des  sons  merveilleux  et  moi. 

Le  lendemain  matin,  ma  petite  bonne  eut  l'impertinence  de 
jouer  les  mêmes  pièces  devant  les  mêmes  auditeurs,  et  elle  ne 
déplut  pas.  J'allai  passer  l'après-midi  du  même  jour  chez  Damila- 
ville.ll  avait  eu  la  plus  mauvaise  nuit;  il  souffrait  encore  des  dou- 
leurs inouïes.  La  glande  du  cou  a  repoussé  l'œsophage  de  côté.  Il 
marche  avec  plus  de  peine  que  jamais.  Son  état  me  lit  venir  plu- 
sieurs fuis  les  larmes  aux  yeux.  Tronchiu  travaille  à  fondre  les 
obstructions  ;  Bordeu  et  Roux  disent  qu'on  ne  les  fondra  pas  sans 


LETTRES  A  MADEMOISELLE    VOLLAMJ.  267 

établir  une  suppuralion  intérieure  qui  sera  suivie  d'une  fièvre 
lente  et  de  la  mort.  Ceux-ci  ordonnent  la  douche  et  les  eaux  de 
Bourbonne;  celui-là  crie  qu'il  ne  soutiendra  pas  la  fatigue  du 
voyage,  et  que  les  eaux  lui  seront  au  moins  inutiles.  C'est  aussi 
l'avis  de  M'"®  de  Meaux  et  du  malade. 

Je  conçois  bien  qu'il  reste  de  la  passion  au  malade;  mais 
croyez-vous  qu'il  y  ait  dans  la  femme  quelque  chose  de  plus 
que  de  l'honnêteté?  Elle  ne  conseillera  jamais  à  Damilaville 
d'aller  s'établira  Châlons;  mais,  s'il  y  allait  de  lui-même,  en 
serait-elle  sincèrement  aussi  fâchée  qu'elle  se  croit  obligée  de 
le  paraître?  Demain  j'irai  voir  Tronchin. 

J'ai  vu  avant-hier  M"'"  Artaud.  M"""  Duclos  ne  sera  pas  votre 
voisine.  M"''  Artaud  me  fit  asseoir  dans  sa  cellule;  j'y  causai  une 
heure  ou  deux;  et  vous  savez  bien,  mesdames,  qu'il  ne  faut  pas 
tant  de  temps  pour  dire  bien  des  folies.  J'en  dis  donc,  et  on  les 
écouta  en  souriant  et  en  baissant  les  yeux. 

Hier  matin,  je  conduisis  mes  deux  Anglais  chez  M"*"  Bayon, 
que  j'avais  prévenue.  Elle  joua  comme  un  ange;  son  âme  était 
tout  entière  au  bout  de  ses  doigts.  Mes  bons  Anglais  croyaient 
qu'elle  faisait  tout  cela  pour  eux  :  oh  !  que  non!  c'était  pour 
leur  ami  Bach,  à  qui  ils  ne  manqueront  pas  d'en  parler  avec 
enthousiasme;  commission  qu'elle  leur  donnait  sans  qu'ils  s'en 
aperçussent,  et  peut-être  sans  s'en  apercevoir  elle-même. 

J'ai  reçu  trois  lettres  d'Aix-la-Chapelle  ;  deux  du  prince,  une 
de  sa  femme.  J'ai  bien  peur  que  M'"^  la  princesse  Galitzin  ne  soit 
une  mauvaise  tête.  Imaginez  que  sa  lettre  est  anonyme;  qu'elle 
contient  la  satire  d'elle-même  la  plus  sanglante,  la  moins  mé- 
nagée et  la  plus  indécente;  et  cela  avec  tant  de  sérieux  et  de 
vérité,  que,  si  le  prince  ne  m'eût  pas  dit  le  mot  de  l'énigme, 
je  m'y  serais  trompé,  et  j'en  aurais  à  coup  sûr  conçu  la  plus 
cruelle  inquiétude.  Que  dites-vous  de  cette  bizarrerie?  Cette 
lettre  est  incroyable.  Il  faut  la  voir.  Grimm,  à  qui  je  l'ai  mon- 
trée, doute  encore  qu'elle  soit  d'elle,  en  dépit  de  l'avis  du 
prince  qui  ne  permet  pas  d'en  douter.  On  me  recommande  fort 
de  ne  la  communiquer  àpersonne,  parce  qu'elle  pourrait  compro- 
mettre la  réputation  de  la  femme  et  du  mari.  Madame  Galitzin! 
et  si,  par  hasard,  on  l'avait  décachetée  à  la  poste?  Vous  pen- 
serez comme  moi  qu'avec  un  peu  de  sens, d'esprit  et  de  dignité, 
on  n'aurait  point  eu  recours  à  une  espièglerie  aussi  maussade, 


268  LETTRES  A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

dans  une  circonstance  sérieuse  et  qui  prêtait  par  elle-même 
à  des  choses  tendres,  douces,  honnêtes,  touchantes  et  dé- 
licates. 

Au  milieu  de  son  ivresse,  le  prince  ne  me  paraît  pas  sans 
quelque  souci  sur-  un  mariage  contracté  avant  d'avoir  obtenu 
le  consentement  de  sa  famille  et  l'agrément  de  sa  cour.  Mais  il 
croit  qu'on  le  boudera  pendant  quelque  temps  et  qu'ensuite  tout 
ira  bien. 

L'impératrice  persiste  à  le  rappeler,  à  ce  qu'il  me  dit  lui- 
même.  Cela  m'est  confirmé  par  une  lettre  de  Falconet,  qui  croit 
toujours  avoir  fait  la  plus  belle  chose  du  monde  en  donnant  de 
la  publicité  à  son  démêlé  avec  M.  de  La  Rivière.  11  continue  de 
le  déchirer  à  belles  griffes.  C'est  un  homme  à  qui  la  faveur  a 
tourné  la  tête. 

Puisque  je  suis  en  train  de  vous  rendre  compte  de  mon 
temps,  il  ne  faut  pas  oublier  de  vous  dire  que  j'ai  été  une  fois 
à  Monceaux,  où  la  journée  se  serait  assez  agréablement  passée, 
si  le  petit  ouragan  Naigeon  ne  s'était  brouillé  avec  deux  de  ses 
amis  à  propos  d'une  question  de  musique.  Il  avait  raison  au 
fond  ;  mais  il  avait  doublement  tort  dans  la  forme  :  il  a  fait  ser- 
ment de  ne  disputer  de  sa  vie,  et  de  fuir  M"""  Blondel. 

Voilà  tout,  je  crois,  mais  tout,  comme  si  j'étais  à  confesse, 
excepté  que  j'ai  écrit  à  M.  de  Saint-Florentin,  au  nom  d'une 
femme  malheureuse,  une  lettre  vraiment  sublime*  :  vous  la 
verrez.  Il  n'y  a  qu'un  moment  pour  faire  ces  choses-là;  ce  mo- 
ment passé,  on  n'y  revient  plus. 

Madame  de  Blacy,  j'ai  votre  petit  agenda  sous  les  yeux;  je 
n'ai  rien  fait  encore;  mais  je  ferai  tout.  Aimez-moi  bien,  mais 
pas  tant  que  je  vous  aime,  car  il  y  aurait  peut-être  un  peu  de 
péché. 

Maman,  recevez  mon  respect  et  mon  remerciement  pour  toutes 
les  choses  douces  que  M"-  Volland  me  dit  de  votre  part.  Je  n'en 
rabats  rien,  au  moins;  je  voudrais  les  mériter  autrement  que 
pai-  des  bagatelles.  Je  ne  vous  recommanderais  pas  votre  santé, 
si  je  pouvais  me  persuader  qu'elle  vous  fût  aussi  chère  qu'à  vos 
enfants.  Dites  bien  à  ces  enfants-là  que  s'ils  souffrent  que  vous 
en  abusiez,  je  les  haïrai  à  la  mort.  Soyez  éternelle  comme  vous 

1.  C'est  la  lettre  dont  M""'  de  Vandeul  cite  quelques  lignes.  Voir  t.  I,  p.  L. 


LETTRES  A  MADEMOISELLE   VOLLAND.  269 

en  êtes  menacée,  si  vous  voulez  conserver  la  paix  entre  nous. 
Bonjour,  maman.  Donnez  menotte. 

Bonjour,  mademoiselle.  Ah!  si  vous  étiez  ici,  ou  si  j'étais  là, 
le  beau  bouquet  que  je  vous  ollrirais!  L'accepteriez-vous?  C'est 
autre  chose.  Je  vous  embrasse  de  toute  mon  âme,  comme  il  y 
a  douze  ans,  et  je  joins  ma  fleurette  à  celle  de  maman  et  de 
votre  sœur.  Toujours,  mon  amie,  toujours! 

Bonsoir  et  bonne  nuit,  toutes  trois.  Je  cesse  de  jaser  avec 
vous  précisément  à  l'heure  que  je  vous  quittais. 

La  veille  de  la  Saint-Louis  1768. 


P.  S.  Je  n'ai  pas  le  temps  de  faire  contre-signer  celle-ci.  Les 
autres  le  seront. 


CXI 

Paris,  ce  28  août  17G8. 

Mesdames  et  bonnes  amies, 

Vous  vengeriez-vous  cette  année  de  mon  silence  de  l'an 
passé?  seriez -vous  mortes  toutes  trois,  et  n'en  resterait-il  pas 
du  moins  une  qui  m'instruisît  du  sort  des  deux  autres? 

Je  suis  très-assidu  chez  Damilaville.  M'"''Duclos  et  moi  nous 
attendons  avec  une  égale  impatience  qu'il  plaise  à  M.  Gaudet 
d'ouvrir  ses  dépêches  et  de  nous  envoyer  nos  lettres  ;  mais  son 
mari  n'est  pas  plus  exact  que  vous.  Elle  le  boude  de  son  côté. 
Je  vous  boude  du  mien.  Nous  causons  et  nous  jouons,  pour  ne 
plus  penser  à  des  gens  qui  nous  oublient. 

Les  glandes  du  malade  s'alfaissent  un  peu;  mais  ses  forces 
tombent,  et  ses  douleurs  continuent.  Le  médecin,  en  attaquant 
le  vice  radical,  joue  à  croix  ou  pile  la  vie  de  son  patient.  Je  ne 
lui  en  sais  pas  mauvais  gré.  J'aimerais  mieux  être  mort  que  de 
vivre  à  la  condition  de  payer  un  petit  intervalle  de  rémission  de 
cinq  à  six  mois  de  souffrances.  Il  faut  être  le  premier  ministre 
du  maître  du  monde  pour  oser  dire  :  Crucifiez-moi,  cassez-moi 


270  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

bras  et  jambes,  arrachez-moi  les  dents  l'une  après  l'autre  ;  pourvu 
que  j'existe,  tout  est  bien. 

C'est  aujourd'hui  lundi.  M'"'=  Duclos  part  jeudi.  Damilaville 
sera  vendredi  ou  samedi  installé  dans  son  nouvel  appartement. 

Cette  pauvre  femme  s'en  retourne  l'âme  pleine  de  chagrin 
qu'elle  dévore.  Elle  m'a  jeté  à  la  dérobée  quelques  mots  d'après 
lesquels  j'ai  compris  que  ses  soins  étaient  payés  de  mauvais 
procédés. 

On  lui  avait  fait  espérer  une  chambre  dans  le  nouveau  do- 
micile; il  y  a  trois  ou  quatre  jours  qu'on  lui  a  déclaré  qu'il  n'y 
fallait  plus  compter  ;  et  la  voilà  sur  le  point  de  vendre  ses  petits 
meubles  pour  rien,  et  forcée,  lorsqu'elle  reviendra,  de  faire  en 
règle  la  fonction  de  garde-malade,  en  couchant  au  pied  d'un 
lit  sur  un  matelas  et  des  sangles.  Sa  rivale  ne  la  connaît  guère, 
elle  s'y  résoudra.  Il  est  bien  cruel  de  priver  un  homme  des 
soins  qu'on  lui  doit,  et  qu'on  n'a  nulle  envie  de  lui  rendre,  et 
de  prendre,  pour  y  réussir,  un  moyen  qui  rendra  ces  soins  infi- 
niment pénibles  à  celle  qui  aura  le  courage  de  s'y  livrer.  C'est 
dire  :  Ou  tu  le  laisseras  périr,  ou  tu  périras  en  le  secourant. 

Ma  maison  est  un  petit  hôpital  en  règle  ;  ma  femme  a  les 
pieds  tiraillés  de  son  humeur  goutteuse  ;  ma  petite  a  le  visage 
et  les  yeux  bouffis  d'un  rhume  conditionné  comme  pour  M"''***. 
Une  nouvelle  servante  est  tombée  malade  tout  en  s'installant; 
M""*"  Diderot  en  a  le  plus  grand  soin  :  elle  la  regarde  comme  un 
pauvre  que  la  Providence  lui  a  adressé.  C'est  ma  phrase  qu'elle 
a  tout  de  suite  adoptée. 

Je  viens  de  dîner  chez  le  baron  de  Gleichen,  qui  attend  de- 
main ou  après  l'arrivée  de  son  roi.  Une  petite  femme,  que  je  vous 
nommerais  bien,  lui  dit  étourdiment  :  a  Monsieur  le  baron,  votre 
roi!  c'est  une  tète...  »  —  Et  le  baron  ajouta  :  «  Couronnée, 
madame.  » 

J'étais  invité  à  aller  dîner  demain  mercredi,  à  Âubonne,  chez 
M.  de  Saint- Lambert  ;  mais  j'ai  mieux  aimé  recevoir  les  adieux 
de  M'"^  Duclos. 

La  partie  devait  cependant  se  faire  avec  l'abbé  Personnel, 
Suard  et  le  chevalier  de  Chastellux,  que  j'aurais  étoull'é  à  force 
de  l'embrasser.  Vous  avez  -su  son  aventure  à  Calais  avec  un  offi- 
cier exclu  de  son  régiment;  mais  vous  ne  l'avez  pas  sue  tout 
entière.  Ils  s'en  revenaient  à  la  ville;  le  chevalier  était  blessé 


LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLL.VN  D.  271 

de  trois  coups  d'épée,  dont  un  priiétruit  de  trois  doigts  daus  sa 
poitrine.  L'officier  dit  à  son  colonel  :  «  Monsieur  le  chevalier, 
vous  marchez,  ce  me  semble,  très-fermement,  et  je  crois  (jue 
nous  pourrions  recommencer.  — Très-volonliers  »,  répondit  le 
chevalier;  et  voilà  derechef  les  épées  tirées.  Celle  de  l'oiricier, 
dans  le  combat,  s'embarrasse  dans  la  manche  du  chevalier;  le 
chevalier  la  saisit,  et,  lui  appuyant  la  pointe  de  la  sienne  sur 
la  gorge,  lui  dit  :  «  Je  pourrais  vous  tuer  ;  mais  je  vous  donne  la 
vie  que  vous  ne  méritez  pas.  Allez,   vous   n'êtes  qu'un  lâche.  » 

Tous  les  honnêtes  gens  sont  fâchés  qu'il  ne  l'ait  pas  tué;  et 
il  n'y  a  pas  un  d'eux  qui  ne  fût  fort  vain  d'avoir  fait  comme 
le  chevalier.  Est-ce  sentiment  de  justice?  est-ce  envie  secrète? 
Ma  foi,  je  n'en  sais  rien. 

C'est  Suard  qu'on  a  chargé  de  m'inviter  à  la  partie  dWu- 
bonne.  J'ai  profité  de  l'occasion  que  j'avais  de  lui  écrire  pour 
lui  laver  la  tête  d'importance.  Vous  savez  ou  vous  ne  savez  pas 
qu'il  avait  eu  l'indiscrétion  de  m'envoyer  sous  une  enveloppe 
volante  un  livre  anglais  rempli  de  figures  infâmes.  J'ai  tâché 
de  lui  faire  comprendre  les  suites  possibles  de  son  action,  la 
corruption  de  ma  fdle,  et  mon  éternelle  haine.  Voilà  nos  gens 
qui  portent  dans  leur  poche  la  toise  dont  ils  mesurent  si  stric- 
tement les  ouvrages  et  les  procédés;  et  voilà  un  d'entre  eux  qui 
s'expose  à  faire  sécher  son  ami  de  douleur,  et  qui  fait  ce  qu'un 
freluquet  de  quinze  ans,  qui  aurait  eu  à  envoyer  un  pareil 
ouvrage  rue  Froidmanteau,  à  une  catin,  n'aurait  pas  fait,  par 
respect  pour  lui-même. 

Madame  de  Blacy,  voilà  une  de  vos  affaires  faite.  Priez  Dieu 
pour  son  succès.  J'ai  appris  par  l'abbé  Le  Monnier  que 
M.  Trouard  partait  samedi  prochain  pour  Orléans ,  avec 
M.  l'évêque  d'Orléans  ;  et  aussitôt  je  me  suis  mis  à  écrire  à 
M.  Trouard  une  lettre  qu'il  pût  montrer  à  l'évêque.  Je  ne  sais 
ce  qu'elle  produira;  mais  je  puis  vous  assurer  qu'elle  n'est 
pas  plus  mal  que  les  placets. 

Je  ne  sais  si  M.  de  Villeneuve  est  de  retour  d'Alsace  :  je 
le  saurai  demain  ou  après,  et  je  l'aurai  vu.  Quoique  vous  ne 
parliez  plus,  je  vous  crois  cependant  toutes  les  trois  vivantes. 

Maman,  n'allez-vous  pas  trouver  que  mademoiselle  fait  bien 
de  me  laisser  avec  les  incertitudes  qu'elle  m'a  jetées  sur  sa 
santé?  11  faut  avoir  une  belle  habitude  de  gâter  ses  enfants. 


272     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

Attendez-vous  que  vous  serez  punie  :  tôt  ou  tard  les  parents 
sont  châtiés  pour  leurs  enfants  gâtés.  Faites-moi  dire  au  moins 
que  vous  vous  portez  bien,  et  que  vous  êtes  légère  comme  un  cerf 
et  droite  comme  un  jonc,  et  je  les  dispense  du  reste.  Cela  n'est 
pas  vrai  ;  mais  un  mot  d'elles-mêmes,  et  je  les  tiens  quittes. 

Mademoiselle,  songez-y  bien  ;  je  ne  vous  écrirai  plus  :  j'écri- 
rai à  maman,  j'écrirai  à  ma  sœur  aînée  qui  m'aime  et  que  j'aime 
mieux  que  vous;  et  je  leur  enjoindrai  bien  de  ne  vous  pas  souf- 
fler un  mot  de  moi,  ni  à  moi  un  mot  de  vous. 

Voilà  l'Académie  française  déshonorée  derechef,  et  l'Acadé- 
mie de  peinture  dans  la  boue  :  je  vous  raconterai  cela  une  autre 
fois. 

Enfin,  la  fille  du  marquis  a  changé  de  nom.  Le  père  en  est 
fou.  De  sa  vie,  il  n'a  été  si  délicieux  à  voir  et  à  entendre. 

Aimez-moi  toujours,  ce  sera  fort  bien  fait  :  mais  dites-le- 
moi  quelquefois. 


GXII 

Paris,  le  10  septembre  1738. 

Je  ne  fais  rien,  mais  rien  du  tout,  pas  même  ce  Salon  dont 
j'espère  que  ni  Grimmni  moi  ne  verrons  la  fin.  Ce  n'est  pas  que 
le  soir,  quand  je  me  couche,  je  n'aie  la  tête  remph'e  des  plus 
beaux  projets  pour  le  lendemain.  Mais  le  matin,  quand  je  me 
lève,  c'est  un  dégoût,  un  engourdissement,  une  aversion  pour 
l'encre,  les  plumes  et  les  livres,  qui  marque  ou  bien  de  la  pa- 
resse, ou  bien  de  la  caducité.  J'aime  mieux  me  tenir  les 
jambes  et  les  bras  croisés  dans  l'appartement  de  madame  et  de 
mademoiselle,  et  perdre  gaiement  deux  ou  trois  heures  à  les 
plaisanter  sur  tout  ce  qu'elles  disent  et  qu'elles  font.  Quand  je 
les  ai  bien  impatientées,  je  trouve  qu'il  est  tard  pour  se  mettre 
à  Touvrage;  je  m'hjjbille  et  je  m'en  vais.  Où?  ma  foi,  je  n'en 
sais  rien  :  quelquefois  chez  Naigeon,  ou  chez  Damilaville;  un 
autre  jour  chez  M""  Bayon,  qui  se  met  à  son  clavecin  pour  moi, 
et  qui  me  joue  tout  ce  que  je  veux.  Le  quai  des  bouquins  est  ma 
dernière  ressource.  Ce  qui  me  fâche  de  ce  temps-là,  c'est  ce  que 


LETTRES  A    MADEMOISELLE   VOLLAXD.  273 

nous  n'aurons  ni  raisin  ni  vin.  Du  reste,  je  le  trouve  très-])ien 
employé.  J'avais  deux  Anglais  à  promener;  ils  s'en  sont  allés 
après  avoir  tout  vu.  Je  trouve  qu'ils  me  manquent  beaucoup. 
Ceux-là  n'étaient  pas  enthousiastes  de  leur  pays,  ils  remar- 
quaient que  notre  langue  avait  atteint  le  dernier  point  de  per- 
fection, tandis  que  la  leur  était  restée  presque  barbare.  «  C'est, 
leur  dis-je,  que  personne  ne  se  mêle  de  la  vôtre,  et  que  nous 
avons  quarante  oies  qui  gardent  le  Capitole  »,  comparaison  qui 
leur  parut  d'autant  plus  juste,  qu'ainsi  que  les  oies  romaines, 
les  nôtres  gardent  le  Capitole  et  ne  le  défendent  pas. 

Les  quarante  oies  viennent  de  couronner  une  mauvaise 
pièce  ^  ;  pièce  plus  jeune  encore  que  l'auteur;  pièce  dont  on 
fait  honneur  à  Marmontel  ;  pièce  que  celui-ci  a  lue  à  l'assem- 
blée publique,  sans  que  sa  déclamation  séduisante  en  ait  pu 
dérober  la  pauvreté;  pièce  qui  a  ôté  le  prix  à  un  certain  M.  de 
Rulhières,  qui  avait  envoyé  au  concours  une  satire  excellente 
sur  l'inutilité  des  disputes,  excellente  pour  le  ton  et  pour  les 
choses,  et  qu'on  a  cru  devoir  exclure  sous  prétexte  de  personna- 
lités. Ce  jugement  des  oies  a  donné  lieu  à  une  scène  assez  vive 
entre  Marmontel  et  un  jeune  poëte  appelé  Chamfort,  d'une 
figure  très-aimable,  avec  assez  de  talent,  les  plus  belles  appa- 
rences de  la  modestie,  et  la  suffisance  la  mieux  conditionnée. 
C'est  un  petit  ballon  dont  une  piqûre  d'épingle  fait  sortir  un 
vent  violent.  Voici  le  début  du  petit  ballon.  «  Il  faut,  mes- 
sieurs, que  la  pièce  que  vous  avez  préférée  soit  excellente.  — 
Et  pourquoi  cela?  —  C'est  qu'elle  vaut  mieux  que  celle  de  La 
Harpe.  —  Elle  pourrait  valoir  mieux  que  celle  de  La  Harpe  et 
n'être  pas  excellente.  —  Mais  j'ai  vu  celle-ci.  — Et  vous  l'avez 
trouvée  bonne?  —  Très-bonne.  —  Cela  prouve  que  vous  ne 
vous  y  connaissez  pas.  —  Si  celle  de  La  Harpe  est  mauvaise,  et 
si  pourtant  elle  est  meilleure  que  celle  de  M.  de  Langeac,  celle- 
ci  est  donc  détestable?  —  Cela  se  peut.  —  Et  pourquoi  ré- 
compenser une  pièce  détestable?  —  Et  pourquoi  n'avoir  pas  fait 
cette  question-là  quand  elle  a  couronné  la  vôtre?...  »  etc.,  etc. 
Quoi  qu'il  en  soit,  tandis  que  Marmontel  donnait  les  étrivières 
à  Chamfort,  le  public,  de  son  côté,  n'épargnait  pas  l'Académie. 

1.  Tout  ce  paragraphe  se  retrouve  presque  textuellement  t.  XI,  p.  374.  L'épisode 
du  prix  de  sculpture  y  figure  aussi;  on  peut  le  lire  en  outre,  avec  quelques 
variantes,  t.  XVIII,  p.  207. 

XIX.  1g 


21k  LETTRES  A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

L'homme  de  Genève  continue  de  persécuter  le  pauvre  La 
Bletterie.  Voici  un  nouveau  trait  qu'il  vient  de  lui  décocher  : 

Un  mendiant  poussait  des  cris  perçants  ; 
Clioiseul  le  plaint,  et  quelque  argent  lui  donne. 
Le  drôle  alors  insulte  les  passants, 
Choiseul  est  juste  :  aux  coups  il  l'abandonne. 
Cher  La  Bletterie,  apaise  ton  courroux  ; 
Reçois  l'aumône  et  souffre  en  paix  les  coups. 

Le  cher  La  Bletterie  a  sollicité  une  délibération  de  l'Acadé- 
mie, par  laquelle  tout  encyclopédiste  et  tout  adhérent  à  VEn- 
cydopcdic  fût  exclu  à  perpétuité  de  ce  corps. 

Voilà  l'histoire  du  déshonneur  de  l'Académie  française;  et 
voici  l'histoire  du  déshonneur  de  l'Académie  de  peinture,  que 
je  vous  avais  promise.  Vous  savez  que  nous  avons  ici  une  école 
de  peinture,  de  sculpture  et  d'architecture,  dont  les  places 
sont  au  concours.  On  demeure  trois  ans  dans  cette  école  ;  on  y 
est  nourri,  chauffé,  éclairé,  instruit,  et  gratifié  de  trois  cents 
livres  tous  les  ans.  Quand  on  a  fait  son  triennat,  on  est  envoyé 
à  Rome,  où  nous  avons  une  autre  école.  Les  élèves  y  jouissent 
des  mêmes  avantages  qu'à  Paris,  et  ils  y  ont  cent  francs  de  plus 
par  an.  Il  sort  de  l'école  de  Paris,  tous  les  ans,  trois  élèves  qui 
vont  à  l'école  de  Rome,  et  qui  font  place  ici  à  trois  nouveaux 
entrants.  Songez  de  quelle  importance  sont  ces  places  pour  des 
enfants  dont  communément  les  parents  sont  pauvres;  qui  ont 
coûté  beaucoup  d'argent  à  ces  pauvres  parents  ;  qui  ont  travaillé 
pendant  de  longues  années,  et  à  qui  on  fait  une  injustice  très- 
criminelle  lorsque  c'est  la  partialité  des  juges  et  non  le  mérite 
des  concurrents  qui  dispose  de  ces  places. 

Tout  élève,  fort  ou  faible,  peut  mettre  au  prix.  L'Académie 
donne  uu  sujet.  Cette  année,  c'était  le  triomphe  de  David,  après 
la  défaite  du  Philistin  Goliath.  Chaque  élève  fait  son  esquisse 
au  bas  de  laquelle  il  écrit  son  nom.  Le  premier  jugement  de 
l'Académie  consiste  à  choisir  entre  ces  esquisses  celles  qui  sont 
dignes  de  concourir;  elles  se  réduisent  ordinairement  à  sept  ou 
huit.  Les  jeunes  auteurs  de  ces  esquisses,  peintres  ou  sculp- 
teurs, sont  obligés  de  conformer  leurs  tableaux  ou  bas-reliefs 
aux  esquisses   sur  lesquelles  ils  ont  été  admis.  Alors  on   les 


LETTRES  A    MADEMOISELLE   VOLLAND.  275 

enferme  chacun  séparément,  et  ils  travaillent  à  leurs  morceaux. 
Ces  morceaux  faits,  sont  exposés  au  public  pendant  plusieurs 
jours;  et  l'Académie  adjuge  le  prix  ou  l'entrée  à  la  pension  le 
samedi  qui  suit  le  jour  de  la  Saint-Louis. 

Ce  jour,  la  place  du  Louvre  est  couverte  d'artistes,  d'élèves 
et  de  citoyens  de  tous  les  ordres.  On  y  attend  en  silence  la  no- 
mination de  l'Académie. 

Le  prix  de  peinture  fut  accordé  à  un  jeune  homme  appelé 
Vincent.  Aussitôt  il  se  fit  un  bruit  d'acclamations  et  d'applau- 
dissements. Le  mérite,  en  effet,  avait  été  récompensé.  Le  vain- 
queur, élevé  sur  les  épaules  de  ses  camarades,  fut  promené 
tout  autour  de  la  place;  et  après  avoir  joui  des  honneurs  de 
cette  espèce  d'ovation,  il  fut  déposé  à  la  pension.  C'est  une  cé- 
rémonie d'usage  qui  me  plaît  et  qui  vous  fera  plaisir. 

Cela  fait,  on  attendit  en  silence  la  nomination  du  prix  de 
sculpture.  11  y  avait  trois  bas-reliefs  de  la  première  force.  Les 
jeunes  élèves  qui  les  avaient  faits,  et  qui  espéraient  que  le  prix 
appartiendrait  à  l'un  d'eux,  se  disaient  amicalement:  «  J'ai  fait 
une  assez  bonne  chose,  mais  tu  en  as  fait  une  belle;  et  si  tu  as 
le  prix,  je  m'en  consolerai.  »  Lh  bien,  mesdames,  ils  en  ont  été 
frustrés  tous  les  trois.  La  cabale  l'a  adjugé  à  un  nommé  Moitte, 
élève  de  Pigalle...  Revenons  à  nos  assistants  sur  la  place  du 
Louvre. 

C'était  une  consternation  muette.  L'élève  appelé  Millot,  à  qui 
le  public,  la  partie  saine  de  l'Académie,  et  ses  camarades, 
avaient  adjugé  le  prix,  se  trouva  mal.  Alors  il  s'éleva  un  mur- 
mure, puis  des  cris,  des  injures,  des  huées,  de  la  fureur.  Ce  fut 
un  tumulte  effroyable.  Le  premier  qui  se  présenta  pour  sortir 
fut  l'abbé  Pommyer,  membre  honoraire.  La  porte  était  obsédée; 
il  demanda  qu'on  lui  fît  passage.  La  foule  s'ouvrit,  et  tandis 
qu'il  traversait,  on  lui  criait  :  Passe...  L'élève  injustement  cou- 
ronné parut  ensuite  ;  les  plus  jeunes  de  ses  camarades  s'atta- 
chèrent à  ses  vêtements  et  lui  crièrent  :  Croûte,  croule  ahoini- 
nable,  tu  n'entreras  pas;  nous  t'assommerons  plutôt.  Et  puis, 
c'était  un  redoublement  de  cris,  de  huées  à  ne  pas  s'entendre. 
Ce  Aloitte,  tout  tremblant,  tout  déconcerté,  leur  disait  :  u  Mes- 
sieurs! ce  n'est  pas  moi,  c'est  l'Académie  »  ;  et  on  lui  répon- 
dait :  ((  Si  tu  n'es  pas  un  infâme,  remonte  et  va  leur  dire  que 
tu  ne  veux  pas  entrer.  »  Il  s'éleva,  dans  ces  entrefaites,  une 


276  LETTRES  A  MADEMOISELLE    VOLLAiND. 

voix  qui  disait  :  Mettons-le  à  quatre  pattes,  et  promenons-le 
autour  de  la  place,  avec  Millet  sur  son  dos.  Peu  s'en  fallut  que 
cela  ne  s'exécutât.  Cependant  les  académiciens,  quij  s'attendaient 
à  être  sifïlés,  honnis,  bafoués,  n'osaient  se  montrer.  Ils  ne  se 
trompaient  pas  :  ils  le  furent  avec  le  plus  grand  éclat  possible. 
Cochin  avait  beau  leur  crier  :  Que  les  mécontents  viennent  s'ins- 
crire chez  moi,  on  ne  l'écoutait  pas;  on  bafouait,  on  sifflait,  on 
honnissait.  Pigalle,  le  chapeau  sur  la  tête,  et  du  ton  que  vous 
lui  connaissez,  s'adressa  à  un  particulier  qu'il  prit  pour  un 
artiste  et  qui  ne  l'était  pas;  il  lui  demanda  s'il  était  en  état  de 
juger  mieux  que  lui.  Ce  particulier,  enfonçant  son  chapeau  sur 
sa  tête,  lui  répondit  qu'il  ne  s'entendait  pas  en  bas-reliefs,  mais 
qu'il  se  connaissait  en  insolents.  Vous  croyez  peut-être  que  la 
nuit  survint,  et  que  tout  s'apaisa.  Pas  tout  à  fait  :  les  élèves 
indignés  s'ameutèrent,  et  concertèrent  pour  la  première  assem- 
blée de  l'Académie  une  nouvelle  avanie.  Ils  s'informèrent  exac- 
tement qui  est-ce  qui  avait  été  pour  Millot,  et  qui  est-ce  qui 
avait  été  pour  Moitte.  Ils  s'assemblèrent  tous  le  samedi  suivant 
sur  la  place  du  Louvre,  avec  tous  les  instruments  d'un  chari- 
vari, et  bonne  résolution  de  les  employer;  mais  cette  résolution 
ne  tint  pas  contre  la  crainte  de  la  garde  et  de  la  prison.  Ils  se 
contentèrent  de  former  une  haie  au  milieu  de  laquelle  tous 
leurs  maîtres  seraient  forcés  de  passer.  Boucher,  Dumont,  Van 
Loo  et  quelques  autres  défenseurs  du  mérite,  se  présentèrent 
les  premiers,  et  les  voilà  entourés,  accueillis,  embrassés  et 
applaudis.  Arrive  Pigalle.  A  peine  est-il  engagé  dans  la  fde 
qu'on  s'écrie  :  du  dos!  qu'il  se  fait  un  demi-tour,  et  qu'on  le 
salue  du  derrière.  Mêmes  honneurs  à  Cochin,  mêmes  honneurs 
à  M.  et  à  M'""  Vien,  mêmes  honneurs  aux  autres. 

Les  académiciens  ont  fait  casser  tous  les  bas-reliefs,  afin 
qu'il  ne  restât  aucune  trace  de  leur  injustice.  Vous  ne  serez 
peut-être  pas  fâchée  de  connaître  celui  de  Millot;  je  l'ai  vu  et 
je  vais  vous  le  décrire. 

A  droite,  trois  grands  Philistins,  bien  contrits,  bien  humi- 
liés; l'un  les  bras  liés  sur  le  dos;  un  Israélite,  occupé  à  lier 
les  bras  des  deux  autres.  Ensuite,  le  jeune  David,  porté  sur 
son  char  par  des  femmes  dont  une,  prosternée,  embrasse  ses 
jambes;  d'autres  l'élèvent;  une  dernière  le  couronne.  Puis  son 
char  attelé  de  deux  chevaux  fougueux;  à  la  tête  de  ces  che- 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     277 

vaux,  un  ('cuyer  qui  les  tient  par  la  bride,  et  se  dispos;3  à  re- 
mettre les  rênes  au  triomphateur.  Sur  le  devant,  un  vigoureux 
Israélite  f[ui  enfonce  une  pique  dans  la  tête  de  Goliath,  qu'on 
voit  énorme,  renversé,  eirroyable,  les  cheveux  épars  sur  la 
terre.  Plus  loin,  à  gauche,  des  femmes  qui  dansent,  qui  chan- 
tent, qui  accordent  leurs  instrinnents.  Parmi  celles  qui  dan- 
sent, une  espèce  de  bacchante,  frappant  du  tambour,  déploie, 
avec  une  grâce  infinie,  jambes  et  bras  en  l'air.  Sur  le  devant, 
une  autre  danseuse  qui  tient  son  enfant  par  la  main  ;  l'enfant 
danse  aussi;  mais  il  a  le  regard  attaché  sur  l'horrible  tête,  et 
son  expression  est  mêlée  de  terreur  et  de  joie.  Sur  le  fond,  des 
hommes,  des  femmes,  la  bouche  ouverte,  les  bias  élevés,  en 
acclamation. 

Ils  ont  dit  que  ce  n'était  pas  bà  le  sujet,  et  on  leur  a  répondu 
qu'ils  reprochaient  à  l'élève  d'avoir  du  génie.  Ils  ont  repris  le 
char,  qui  n'est  pas  même  une  licence.  Cochin,  plus  adroit,  m'a 
écrit  que  chacun  jugeait  par  ses  yeux,  et  que  celui  qu'il  avait 
couronné  lui  avait  montré  plus  de  talent;  discours  d'un  homme 
sans  goût  et  sans  bonne  foi.  D'autres  ont  avoué  que  le  bas-relief 
de  Millot  était  excellent,  à  la  vérité;  mais  que  Moitié  était  plus 
habile,  et  on  leur  a  demandé  à  quoi  bon  les  prix  si  l'on  jugeait 
la  personne  et  non  pas  l'ouvrage? 

Mais  écoutez  une  singulière  rencontre  de  circonstances. 
C'est  qu'au  moment  où  Millot  était  dépouillé  par  l'Académie, 
mais  au  même  moment,  je  lisais  une  lettre  de  Falconet  où  il 
me  disait  :  «  J'ai  vu  chez  Le  Moyne  un  élève  appelé  Millot,  qui 
m'a  paru  avoir  du  talent  et  de  l'honnêteté;  tâchez  de  me  l'en- 
voyer; je  vous  laisse  le  maître  des  conditions.  »  Je  cours  chez 
Le  Moyne;  je  lui  fais  part  de  ma  commission.  Le  Moyne  lève  les 
mains  au  ciel,  et  s'écrie  :  «  La  Providence!  la  Providence  !  » 
Et  moi,  d'un  ton  bourru,  je  réponds  :  «  La  Providence!  la 
Providence  !  Est-ce  que  tu  crois  que  la  Providence  a  été  faite 
pour  réparer  vos  sottises!  »  Millot  survient;  je  l'invite  à  me 
venir  voir.  Le  lendemain,  il  est  chez  moi.  Ce  jeune  homme  était 
défait  comme  après  une  longue  maladie;  il  avait  les  yeux  gon- 
flés et  rouges;  il  me  disait  d'un  ton  à  me  déchirer  :  «  Après 
avoir  été  à  charge  à  mes  pauvres  parents  pendant  dix-sept  ans, 
au  moment  où  j'espérais!  Après  avoir  travaillé  dix-sept  ans, 
depuis  la  pointe  du  jour  jusqu'à  la  nuit!  Ah!  monsieur!  je  suis 


278  LETTRES   A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

perdu.  Encore,  si  j'avais  l'espérance  de  gagner  le  prix  l'an  qui 
vient;  mais  rien  n'est  plus  incertain;  il  y  a  là  un  Stouf,  un 
Foucou  !  »  Ce  sont  les  noms  de  ses  deux  concurrents  de  cette 
année.  Je  lui  proposai  le  voyage  de  Russie;  il  me  demanda  le 
reste  de  1a  journée  pour  en  délibérer  avec  lui-même  et  ses  amis. 
Il  revint,  il  y  a  quelques  jours,  et  voici  sa  réponse  :  «  Monsieur, 
je  suis  on  ne  saurait  plus  sensible  à  vos  offres  ;  j'en  sens  tout 
l'avantage;  mais  on  ne  suit  pas  notre  talent  par  intérêt.  Il  faut 
présenter  aux  académiciens  une  occasion  de  réparer  leur  injus- 
tice; il  faut  aller  à  Rome  ou  mourir!  »  Et  voilà,  bonnes  amies, 
comme  on  décourage,  on  désole  le  mérite;  comme  on  se  désho- 
nore soi-même  et  son  corps;  comme  on  fait  le  malheur  d'un 
élève  et  le  malheur  d'un  autre,  à  qui  ses  camarades  jetteront 
au  nez,  sept  ans  de  suite,  la  honte  de  sa  réception,  et  comme 
il  y  a  quelquefois  du  sang  répandu. 

L'Académie  inclinait  à  décimer  les  élèves.  Boucher,  doyen 
de  l'Académie,  refusa  d'assister  à  cette  délibération.  Van  Loo 
représenta  qu'ils  étaient  tous  également  innocents  ou  coupa- 
bles; que  leur  code  n'était  pas  militaire;  et  qu'il  ne  répondait 
pas  des  suites.  En  effet,  si  ce  projet  avait  passé,  les  décimés 
étaient  bien  résolus  à  cribler  Cochin  de  coups  d'épée.  Cochin, 
plus  en  faveur  et  plus  envié,  a  supporté  la  plus  forte  partie  de 
la  haine  des  élèves  et  du  blâme  public. 

Je  lui  écrivais,  il  y  a  quelques  jours  :  a  Eh  bien!  vous  avez 
donc  été  hués,  honnis,  bafoués  par  vos  élèves.  Ils  pourraient 
bien  avoir  tort;  mais  il  y  a  cent  à  parier  contre  un  qu'ils  ont 
raison.  Ces  enfants-là  ont  des  yeux,  et  ce  serait  pour  la  pre- 
mière fois  qu'ils  se  seraient  trompés.  » 

En  effet,  à  peine  les  prix  sont-ils  exposés  qu'ils  sont  jugés 
par  les  élèves,  et  qu'ils  ont  dit  :  Voilà  le  meilleur.  J'ai  appris, 
à  cette  occasion,  un  trait  singulier  de  Falconet.  Son  fils  avait 
concouru.  Les  prix  étaient  exposés,  et  celui  du  jeune  Falconet 
n'était  pas  bon.  Son  père  le  prit  par  la  main,  et,  le  conduisant 
dans  le  salon,  il  lui  dit:  «  Tiens,  juge  toi-même.  »  L'enfant 
avait  la  tête  baissée,  et  ne  répondait  rien.  Alors  le  père,  se  tour- 
nant vers  les  académiciens,  ses  confrères,  leur  dit  :  «  Il  a  fait 
un  sot  prix,  et  il  n'a  pas  le  courage  de  le  retirer.  Ce  n'est  pas  lui, 
messieurs,  qui  l'emporte,  c'est  moi.  »  Puis  il  mit  le  tableau  de 
son  fils  sous  son  bras,  et  s'en  alla.  Ah!  si  ce  bourru-là,  qui  est 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     279 

juste  et  qui  déteste  Pigalle,  avait  été  à  Paris,  et  à  la  séance  de 
l'Académie!... 

Depuis  que  les  pièces  de  poésie  qui  ont  concouru  ont  été 
imprimées,  on  a  fait  ces  deux  vers  à  propos  de  celle  de  M.  de 
Langeac  : 

Ordre  ù  nos  grands  esprits  de  trouver  ces  vers  beaux. 
Signé  Louis,  et  plus  bas  Phelippeaux. 

Eh  bien!  mademoiselle,  voilà  ma  question  ;  et,  si  une  de  mes 
lignes  vaut  une  page  des  vôtres,  où  en  êtes-vous?  Quand  serez- 
vous  quitte?  Mais  dormez  sur  cette  dette;  j'ai  de  la  conscience, 
et  je  sais  qu'un  grain  d'or  vaut  une  masse  de  billon. 

Il  y  a  quatre  jours  que  Damilaville  demeure  rue  Saint-Honoré  ; 
il  y  en  a  trois  que  M'"*"  Duclos  est  partie.  Elle  n'espère  plus 
revoir  son  ami,  et  elle  s'en  est  séparée  désolée.  C'est  une  belle 
et  bonne  âme.  Elle  a  bien  soufTert.  M"""  de  Meaux  y  était-elle, 
son  malade  la  traitait  précisément  comme  une  garde.  iN'y  était- 
elle  pas,  le  ton  honnête  reprenait.  J'allai  le  voir  avant-hier.  11 
y  avait  la  dame  en  question,  sa  fille,  le  joli  doyen,  Grimm, 
d'Alembert,  M'"^  d'Épinay,  je  ne  sais  qui  encore,  et  moi. 

Chacun  de  ces  oiseaux  avait  son  ramage,  et  je  vous  jure  que 
le  voisinage  de  cette  volière  ne  vous  aurait  pas  déplu.  On  remar- 
qua que  la  galanterie  était  en  nature;  que  les  animaux  étaient 
galants;  que  l'homme  devait  avoir  sa  manière  propre  de  l'être  : 
et  puis  voilà  les  mœurs  des  différents  peuples  en  jeu.  Le  sau- 
vage, qui  se  grille  avec  des  allumettes;  le  Musulman,  qui  se 
taillade  avec  son  couteau  ;  l'Espagnol,  qui  se  transit  sous  une 
gouttière,  la  guitare  à  la  main  ;  le  Français,  qui  pirouette,  siffle, 
persifle,  montre  sa  jambe  et  ses  dents.  M.  le  doyen  en  est  pour 
le  physique  bien  pur,  bien  dégagé  de  toute  la  mauvaise  morale 
de  cette  passion.  C'est  une  affaire  de  la  part  des  femmes  : 
témoin  ces  rustres  à  larges  épaules  qui  les  traitent  mal,  et 
dont  elles  raffolent.  Je  croyais,  moi,  que  les  femmes  ne  leur 
restaient  que  parce  qu'elles  n'étaient  jamais  sûres  d'en  être 
aimées;  affaire   de  vanité.  Ce  texte  mène  loin,  je  les  y  laissai. 

Je  m'en  revenais;  ce  vent,  à  écorner  les  chèvres,  ne  souf- 
flait plus;  il  faisait  doux,  le  ciel  était  étoile,  et  je  m'en  réjouis- 
sais pour  les  promenades  douces  qu'il  promettait  à  mes  amies. 


280  LETTRES    A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

Je  ne  vous  ai  pas  dit  un  mot  de  la  santé  du  malade.  11  est 
plus  faible  et  plus  maigre  que  jamais;  la  fièvre  est  continue, 
les  douleurs  sans  rémission,  les  glandes  plus  enflées;  il  y  en  a 
même  sous  le  menton  de  nouvelles;  les  maxillaires  si  grosses 
qu'il  ne  peut  baisser  le  bras.  Bordeu  dit  tant  pis;  Tronchin 
dit  tant  mieux.  J'ai  bien  peur  que  Bordeu  ne  soit  un  grand 
médecin.  M'"^  Duclos  nra  dit  que  les  symptômes  et  les  souf- 
frances étaient  précisément  comme  il  les  avait  prédites.  Au 
reste,  il  a  le  plus  gai  des  appartements:  les  bocnges  du  prési- 
dent Hénault  et  d'autres  sont  sous  fenêtres;  le  massif  des 
arbres  des  Tuileries  au  delà. 

Eh  bien  !  la  lettre  sublime  à  M.  de  Saint-Florentin  n'a  pas 
été  inutile.  Il  a  envoyé,  par  une  croix,  quelques  louis  qu'on  a 
laissés  honnêtement  sur  la  cheminée,  et  promis  des  secours  et 
une  visite  en  personne.  11  n'est  donc  pas  tout  à  fait  inutile  de 
savoir  écrire  ;  et  l'éloquence  peut  briser  les  pierres. 

Je  bois  du  lait  le  matin,  de  la  limonade  le  soir  ;  je  me  porte 
bien  ;  j'en  suis  surpris  ;  et  le  Baron  me  prouve,  par  Stahl  et 
Beccher,  que  j'ai  tort  d'être  surpris. 

J'aurais  bien  encore  une  autre  belle  lettre  à  vous  faire  voir, 
un  placet  de  Poinsinet  à  vous  envoyer,  votre  dernière  à  répon- 
dre ;  mais  la  marge  me  manque.  Rappelez-moi  tout  cela,  avec 
une  fable  et  un  ou  même  deux  contes  de  ma  façon. 

Continuez  toutes  trois  de  vous  bien  porter  :  c'est  une  des 
conditions  de  notre  traité.  Je  reçois  une  carte  dans  ce  moment  ; 
c'est  d'une  des  demoiselles  Artault,  qui  me  charge  de  vous 
apprendre  la  mort  de  M.  Dupérier,  arrivée  la  veille  de  la  fête 
de  la  Vierge.  11  était  mort  à  deux  heures  après  midi;  à  trois,  le 
scellé  était  apposé. 

Mes  respects  à  toutes.  Il  n'y  a  pas  de  place  pour  davantage. 


LETTRES   A  MADEMOISELLE   VOLLAND.  281 


CXIII 

Paris,  le  l''"'  octobre  17G8. 

Mademoiselle,  vous  n'écrivez  point;  vous  ne  répondez  point 
aux  letti-es  qu'on  vous  écrit;  vous  vous  laissez  fourvoyer  par 
l'abbé  Marin,  que  je  commence  à  haïr,  et  que  j'abhorrerai  inces- 
samment. Je  vous  boude,  et,  tout  en  vous  boudant,  j'allais 
oublier  que  c'est  demain  la  fête  de  maman.  Je  vous  prie  de  lui 
offrir  mes  souhaits,  mon  tendre  et  sincère  attachement,  et  tout 
mon  respect.  Dites-lui  bien  que  tant  que  je  vivrai  il  lui  restera 
un  joli  enfant;  et  puis  vous  irez  prendre  M"''  de  Blacy  par  la 
main,  et  vous  leur  offrirez  à  chacune  un  baiser  de  ma  part. 
Voilà,  par  exemple,  une  commission  qui  ne  vous  déplaira  pas. 

11  faut  que  vous  sachiez  que  M.  d'Invaux  a  commencé  à 
faire  des  siennes.  A  juger  de  son  projet  par  sa  première  opéra- 
tion, il  est  excellent;  c'est  de  couper,  autant  qu'il  pourra,  de 
ces  mains  inutiles  et  rapaces  par  lesquelles  passent  les  revenus 
du  roi,  avant  que  d'arriver  à  la  dernière. 

M.  de  Boulogne,  intendant  des  finances,  chassé. 

M.  Amelin,  en  fuite. 

M.  Cromot,  plus  rien. 

Je  vous  jure  que  les  receveurs  généraux  des  finances  ne 
dorment  pas  si  paisiblement  que  moi. 

Les  premiers  fermiers  généraux  s'entendaient  mieux  que 
leurs  successeurs.  Ils  n'avaient  garde  de  faire  parade  de  leurs 
énormes  fortunes.  Ils  avaient  une  apparence  modeste.  Ils  mou- 
raient, et  leurs  enfants  trouvaient  des  tonnes  d'or.  Boësnier  est 
un  des  premiers  qui  aient  étalé  tout  le  faste  de  l'opulence.  Je 
trouve  à  cela  plus  de  maladresse  encore  que  d'imprudence. 
Quelle  opinion  peut-on  avoir  d'un  Collet  d'Hauteville,  qu'une  ou 
deux  campagnes  enrichissent  de  sept  à  huit  millions  ;  d'un 
Amelin,  qui  est  pauvre  comme  Job,  et  qui  fait  montre  de 
quatre-vingt  mille  livres  de  rente  acquises  en  cinq  à  six  années; 
d'un  Cromot,  qu'on  voit  passer  rapidement  de  la  boutique  d'un 
notaire,  aux  titres,  aux  terres,  et  au  faste  d'un  grand  seigneur? 


282  LETTRES    A   MxVDEMOISELLE  VOLLANl). 

Il  faut  que  ces  gens-là  aient  une  grande  crainte  de  ne  point 
passer  pour  fripons.  Avec  un  peu  de  sens,  ne  se  cacheraient-ils 
pas  tant  qu'ils  pourraient?  Ma  foi,  tout  ceci  est  peut-être  une 
affaire  de  mœurs  générales.  Peut-être  pensent-ils  que,  pourvu 
qu'on  sache  qu'un  homme  est  riche,  on  ne  s'avise  guère  de 
demander  comment  il  l'est  devenu;  et  peut-être  ont-ils  raison. 

Damilaville  a  pensé  mourir.  Nous  avons  cru  que  les  glandes 
de  l'estomac  s'embarrassaient  ;  heureusement  ce  n'était  pas 
cela.  C'était  une  fonte  de  l'humeur  qui  cherchait  à  s'échapper 
par  cette  voie  ;  mais  cette  humeur  était  si  caustique,  qu'il  se 
sentait  consumé  de  la  soif;  si  abondante,  que  les  yeux  s'étei- 
gnirent, les  oreilles  tintèrent,  l'esprit  se  perdit,  les  défaillances 
se  succédèrent,  et  que  nous  crûmes  qu'il  touchait  à  la  fin  de  sa 
vie  et  de  ses  douleurs. 

L'évacuation  s'est  faite  ;  toutes  les  glandes  se  sont  considé- 
rablement affaissées,  et  il  est  mieux  jusqu'à  une  pareille  crise; 
car  il  en  faut  peut-être  une  vingtaine  pour  vider  ces  énormes 
poches  qui  embarrassent  son  cou  et  sa  poitrine. 

On  a  déjà  fait  un  calembour  sur  M.  Maynon  d'Invaux.  On  a 
dit  :  Nous  avons  un  habile  contrôleur  général,  mais  non. 

Je  n'ai  point  encore  vu  les  demoiselles  Ârtault  ;  ainsi  je  ne 
saurais  rien  vous  en  dire. 

Cette  humeur  qui  tiraillait  les  pieds  de  ma  fennne  s'est 
mise  à  voyager  ;  ce  n'est  pas  sans  peine  qu'on  l'a  délogée  de  la 
tête,  des  yeux,  de  la  poitrine  où  elle  s'était  arrêtée. 

Notre  justification  va  toujours  son  train. 

11  n'y  a  encore  rien  de  nouveau  à  vous  apprendre  sur  un 
certain  rendez-vous  dont  je  vous  ai  parlé. 

Mademoiselle,  je  ne  vous  aime  plus;  vous  me  négligez. 


CXIV 

Paris,  le  8  octobre  1708. 

Ce  n'est  pas  tout;  M.  de  Laverdy  a  travaillé  dimanclie  avec 
le  roi;  et  il  s'en  allait,  plein  de  sécurité,  à  Neuville,  sa  maison 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     283 

de  campagne,  pourvoir  aux  arrangements  arrêtés.  11  y  attendait, 
le  lundi,  diflférents  particuliers  à  qui  il  avait  donné  rendez-vous. 
Il  comptait  s'en  revenir  le  mardi  à  ses  fonctions  accoutumées  ; 
mais  ce  jour  même,  M.  de  Saint-Florentin  lui  apparut  sur  les  dix 
heures.  Tout  en  apercevant  le  secrétaire  d'État,  M.  de  Laverdy 
lui  dit  :  (c  Monsieur  le  comte,  c'est  trop  matin  pour  une  visite  »  ; 
et  il  avait  raison.  On  dit  que  le  roi  n'a  jamais  le  visage  plus 
serein  et  plus  ouvert  avec  un  ministre  que  la  veille  de  sa  dis- 
grâce. Je  ne  sais  ce  qui  en  est  ;  mais  croiriez-vous  bien  que 
je  n'oserais  l'en  blâmer?  Les  courtisans  ont  une  si  grande  habi- 
tude des  différentes  physionomies  de  leur  maître,  que  si  celui-ci 
ne  se  composait  pas,  il  serait  deviné  sur-le-champ,  et  qu'il 
serait  accablé  de  tant  de  sollicitations,  qu'il  ne  parviendrait  pas 
à  renvoyer  un  serviteur  dont  il  serait  mécontent,  sans  en  affliger 
un  grand  nombre  d'autres  qu'il  aime  peut-être.  C'est  une  dissi- 
mulation d'autant  plus  nécessaire  qu'on  a  le  caractère  plus 
facile,  sans  compter  les  importunités  des  hommes  habiles  à 
succéder  et  celles  de  leurs  protecteurs.  Il  n'a  guère  que  ce 
moyen  de  se  réserver  la  liberté  du  choix,  et  de  prévenir  toutes 
les  calomnies  qui  le  rendraient  perplexe. 

Il  vient  d'arriver  ici  une  petite  aventure  qui  prouve  que  tous 
nos  beaux  sermons  sur  l'intolérance  n'ont  pas  encore  porté  de 
grands  fruits.  Un  jeune  homme  bien  né,  les  uns  disent  garçon 
apothicaire,  d'autres  garçon  épicier,  avait  dessein  de  faire  un 
cours  de  chimie  ;  son  maître  y  consentit,  à  condition  qu'il  payerait 
pension  ;  le  garçon  y  souscrivit.  Au  bout  du  quartier,  le  maître 
demanda  de  l'argent,  et  l'apprenti  paya.  Peu  de  temps  après, 
autre  demande  du  maître,  à  qui  l'apprenti  représenta  qu'il  devait 
à  peine  un  quartier.  Le  maître  nia  qu'il  eût  acquitté  le  précé- 
dent. L'affaire  est  portée  aux  juges  consuls.  On  prend  le  maître 
à  son  serment  :  il  jure.  Il  n'est  pas  plutôt  parjure  que  l'apprenti 
produit  sa  quittance,  et  voilà  le  maître  amendé,  déshonoré  : 
c'était  un  fripon  qui  le  méritait;  mais  l'apprenti  fut  au  moins  un 
étourdi,  à  qui  il  en  a  coûté  plus  cher  que  la  vie.  Il  avait  reçu 
en  payement  ou  autrement,  d'un  colporteur  appelé  Lécuyer, 
deux  exemplaires  du  Christianisme  dévoilé;  et  il  avait  vendu 
un  de  ces  exemplaires  h  son  maître.  Celui-ci  le  défère  au  lieu- 
tenant de  police.  Le  colporteur,  sa  femme  et  l'apprenti  sont 
arrêtés  tous  les  trois  ;  ils  viennent  d'être  piloriés,  fouettés  et 


2Sh  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

marqués,  et  l'apprenti  condamné  à  neuf  ans  de  galères,  le  col- 
porteur à  cinq  ans,  et  la  femme  à  l'Hôpital  pour  toute  sa  vie. 
L'arrêt  associe  au  Christianisme  dévoilé,  r Homme  aux  quarante 
écus  et  les  Vestales  \  tragédie  que  nous  avons  lue  manuscrite. 
11  n'y  a  qu'un  cri  contre  M.  de  Sartine.  Mais  voyez-vous  les 
suites  de  cet  arrêt  ?  Un  colporteur  m'apporte  un  ouvrage  pro- 
hibé. Si  j'en  achète  plus  d'un  exemplaire,  je  suis  censé  fauteur 
d'un  commerce  illicite,  et  exposé  à  une  poursuite  effroyable. 
Vous  connaissez  l'Homme  aux  quarante  écus,  et  vous  aurez  bien 
de  la  peine  à  deviner  par  quelle  raison  il  se  trouve  dans  cet 
arrêt  infamant.  C'est  la  suite  du  profond  ressentiment  que  nos 
seigneurs  gardent  d'un  certain  article  Tyran  du  Dictionnaire 
portatif^-,  dont  vous  vous  souviendrez  peut-être.  Ils  ne  pardon- 
neront jamais  à  Voltaire  d'avoir  dit  qu'il  valait  mieux  avoir 
affaire  à  une  seule  bête  féroce,  qu'on  pouvait  éviter,  ([u'à  une 
bande  de  petits  tigres  subalternes  qu'on  trouvait  sans  cesse 
entre  ses  jambes.  Et  voilà  la  raison  pour  laquelle  le  Dictionnaire 
portatifs  été  brûlé  dans  l'affaire  du  jeune  La  Barre  qui  n'avait 
point  ce  livre. 

Je  crains  bien  qu'en  dépit  de  toute  sa  considération,  de 
toute  sa  protection,  de  tous  ses  rares  talents,  de  tous  ses  beaux 
ouvrages,  ces  gens-là  ne  jouent  quelque  mauvais  tour  à  notre 
pauvre  patriarche.  Je  sais  bien  que  la  postérité  reversera  sur 
eux  l'ignominiedont  ils  auront  prétendu  le  couvrir;  mais  de  quoi 
cela  guérira-t-il  l'homme  réduit  en  cendres?  Savez-vous  qu'ils 
ont  délibéré,  il  y  a  trois  jours,  de  le  décréter? 

Je  reviens  sur  ces  deux  malheureux  qu'ils  ont  condamnés 
aux  galères.  Au  sortir  de  là,  que  deviendront-ils?  Il  ne  leur 
reste  plus  qu'à  se  faire  voleurs  de  grands  chemins.  Les  peines 
infamantes,  qui  ôtent  à  l'homme  toute  ressource,  sont  pires  que 
les  peines  capitales  qui  lui  ôtent  la  vie. 

J'ai  vu  M.  de  La  Fargue  bien  maigre,  bien  défait,  bien  jaune. 
II  m'a  appris  d'abord  de  vos  nouvelles,  de  votre  santé,  du  désir 
que  vous  avez  de  me  voir  à  Isle,  où  je  voudrais  être;  ensuite 
du  merveilleux  effet  de  ma  lettre  à  M.  Trouard.  Serais-je  assez 


\.  Éricie  ou  la  Vestale,  drame  en  trois  actes,   par  Fontanelle.  Londres  (Paris), 
1768,  in-8. 

2.  Premier  titre  du  Dictionnaire  pltilosoijhiqne. 


LETTRES   A  MADEMOISELLE   VOLLAM).  285 

heureux  pour  que,  d'uue  douzaine  d'aiïaires  pareilles  dont  je  me 
suis  mêlé  depuis  trois  ou  quatre  mois,  celle-ci,  à  laquelle  je 
prends  mille  l'ois  plus  d'intérêt  qu'aux  autres,  fût  précisément  la 
seule  qui  manquât  ! 

Je  dois  dîner  un  de  ces  jours  entre  M.  Dubucq  et  une  grande 
dame  qu'on  ne  me  nomme  pas.  Vous  vous  doutez  bien,  madame 
deBlacy,  que  je  n'oublierai  pas  le  petit  cousin,  qui,  j'espère, 
ne  vit  plus  de  singes  et  de  perroquets. 

Une  autre  aiïaire  dont  j'oubliais  de  vous  parler.  Si  le  bureau 
de  la  rue  Sainte-Anne  est  supprimé,  comme  on  le  dit,  que 
deviendront  nos  amours  ? 

On  ajoute  que  l'intérêt  de  l'argent  va  être  mis  à  cinq  pour 
cent. 

Je  vous  conseille  de  vous  plaindre  de  moi,  mademoiselle  ! 
Comptez  mes  lettres,  et  faites-moi  réparation,  s'il  vous  plaît. 

Damilaville,  hélas  !  le  pauvre  Damilaville  soulTre,  se  courbe, 
maigrit,  se  rapetisse  à  vue  d'oeil;  il  ne  peut  plus  marcher  du 
tout.  Si  Tronchin  le  tire  de  là,  je  crois  à  la  médecine  et  aux 
miracles. 

Ce  n'est  plus  l'enfant  qui  est  malade,  c'est  la  mère;  sa 
goutte  lui  est  remontée  dans  la  tête,  la  poitrine  et  les  yeux.  Ce 
ne  sera  rien  ;  elle  en  sera  quitte  pour  la  peur,  et  nous  pour 
quelques  bouffées  de  mauvaise  humeur  qu'il  a  fallu  supporter. 
M"*"  Diderot  est  du  petit  nombre  des  femmes  qui  ne  savent  pas 
souffrir. 

Je  suis  tracassé,  depuis  une  huitaine,  par  des  maux  d'esto- 
mac, qui  ne  seront  rien  non  plus  parce  que  je  n'y  fais  rien. 

Mais,  par  Dieu!  faites  du  feu  si  vous  avez  froid,  et  ne  vous 
enrhumez  pas.  Ce  n'est  pas  à  vous  ni  à  M"'*"  de  Blacy,  qui  êtes 
deux  volailles  mortes,  que  je  m'adresse  :  il  vous  est  permis  d'être 
malades  tant  qu'il  vous  plaira;  mais  maman,  elle  qui,  pour  se 
bien  porter,  n'a  qu'à  le  vouloir.  Tenez,  cela  est  insuppor- 
table. 

Si  je  savais  quel  jour  c  était  le  4  octobre?  Je  ne  daigne  seu- 
lement pas  répondre  à  cela. 

Tous  ces  bouquets-là  me  feront  grand  plaisir,  car  j'aime  bien 
baiser  et  j'aime  encore  mieux  l'être;  mais  gardez  cela  pour  votre 
retour  :  cela  ne  se  moisit  pas.  Une  des  choses  qui  m'ont  fait  le 
plus  de  joie,   c'est  d'apprendre  de  M.  de  La  Fargue  que  je 


286     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

vous  reverrais  dans  six  semaines;  il  m'a  semblé  que  six  semaines 
étaient  moins  longues  qu'un  mois  et  demi. 

jN'allez  pas  faire  honneur  à  M.  Le  Gendre  de  toute  cette  belle 
éloquence  qui  vous  émerveille;  ce  sont  des  bribes  décousues  de 
diiïérentes  lettres  de  condoléance  qu'on  lui  a  écrites  et  qu'il 
s'est  rappelées.  L'ami  Digeon  est  bien  occupé  d'autre  chose  que 
d'exalter  la  tête  froide  de  son  futur  beau-père.  Au  reste,  il  fait 
très-bien,  celui-ci,  de  vous  cajoler  toutes  deux.  Il  ne  sait  pas 
le  secret. 

Point  de  vin!  Mademoiselle,  cela  vous  plaît  à  dire.  Ma 
sœur  est  fort  contente  de  ses  vendanges.  Je  crains  seule- 
ment que  le  vin  ne  se  garde  pas.  Mais  il  y  a  un  remède,  c'est 
de  le  boire  plus  vite. 

Je  vous  fais  mon  compliment  sur  vos  récoltes.  Si  la  cherté 
du  blé  continue,  c'est  au'il  ne  peut  plus  y  en  avoir  de  vieux,  et 
que  le  nouveau  n'est  pas  battu.  Je  n'ai  point  de  foi  au  monopole. 
Le  monopole  du  blé  ne  peut  nuire,  à  moins  qu'il  ne  s'y  joigne 
de  l'autorité. 

Que  faites-vous  de  M.  Gras?  Qu'il  fasse  le  commerce  de  grains 
tant  qu'il  voudra,  mais  qu'il  ne  vous  fasse  pas  brûler.  On  n'a 
que  faire  de  recommander  à  maman  de  s'expliquer  là-dessus,  et 
de  prendre  sa  grosse  voix. 

Ah  1  Dieu  soit  loué  !  voilà  donc  dom  Micon  Marin  parti  ;  et 
vous  ne  vous  excédez  plus  de  fatigue  avec  lui.  S'il  ne  vous  a 
pas  renvoyé  deux  lettres  au  moins,  je  n'y  entends  plus  rien,  car 
il  me  semble  que  j'ai  écrit  presque  tous  les  jours. 

Le  prince  de  Galilzin  est  à  Bruxelles;  il  y  restera  deux  mois. 
Il  en  repartira  pour  Berlin,  où  il  passera  l'hiver,  si  on  le  laisse 
en  repos.  De  Berlin,  il  se  rendra  à  Pétersbourg,  où  je  veux 
absolument  qu'il  emmène  sa  femme  ;  car  on  dit  que  si  elle 
manque  de  quelque  chose,  ce  n'est  pas  de  finesse,  éloge  qu'on 
peut  faire  de  presque  toutes  les  femmes  ;  j'en  excepte  pourtant 
le  mouton  de  Dieu,  que  j'aime  pour  la  rareté  et  pour  d'autres 
belles  et  bonnes  qualités.  Ah  !  si  elle  voulait  seulement  pour  un 
an...  Mademoiselle,  proposez-lui  encore. 

Ah  !  ah  !  vous  courez  sur  les  brisées  de  votre  concierge  !  Il 
vous  faut  aussi  du  clergé!  Mais  ce  n'est  pas  un  trop  mauvais 
pis-aller.  Un  homme  comme  un  autre  est  un  prêtre  tout  nu  : 
demandez  plutôt  à  l'abbé  Marin,  ou  à  M"""  de  Meaux  de  Vitry, 


LETTRES    A   MADEMOISELLE    VOLLAiND.  287 

Non,  mademoiselle,  je  ne  vous  dirai  plus  que  je  vous  aime; 
ou  si  je  vous  le  dis,  ce  sera  malgré  moi  :  c'est  que  je  ne  pourrai 
résister  à  l'habitude. 

Je  crois  vous  avoir  dit  avant-hier  que  je  vous  haïssais.  Cela 
n'est  pas  vrai  ;  ne  le  croyez  pas. 

Saluez  bien  maman  pour  moi  ;  saluez  bien  aussi  M'"''  de 
Blacy,  et  finissons  ces  rhumes,  qui  m'ennuient  malgré  leur  bon 
acabit. 


GXV 

Paris,  le  20  octobre  1708. 

Votre  dernière  lettre,  n°  8,  mademoiselle,  est  du  29  sep- 
tembre; et  c'est  aujourd'hui  jeudi  20  octobre'.  Faites-moi  la 
grâce  de  m'apprendre  si  j'ai  commis  quelque  faute  qui  m'ait 
fait  perdre  l'amitié  de  madame  votre  mère,  l'estime  de  M"""  de 
Blacy  ou  la  vôtre.  Un  silence  de  vingt  jours  est  bien  propre  à 
me  donner  les  plus  vives  inquiétudes  sur  mon  compte  ou  sur  le 
vôtre.  Je  n'ai  pas  manqué  un  seul  jour  d'aller  chez  Damilaville 
y  chercher  une  ligne  de  votre  main.  Gomme  il  pourrait  lui  pa- 
raître, et  que,  depuis  quelques  jours,  il  me  semble  à  moi-même, 
que  ce  n'est  pas  l'intérêt  de  sa  santé  qui  me  conduit  chez  lui, 
je  n'ose  plus  lui  demander  s'il  n'a  rien  à  me  remettre.  J'aime 
mieux  attendre  jusqu'à  neuf  heures,  dix  heures  du  soir,  qu'il 
songe  de  lui-même  à  m'oiïrir  quelqu'une  de  vos  lettres  ;  et  je 
ne  devrais  pas  vous  dire  tout  le  chagrin  que  je  ressens  lorsque 
je  vois  arriver  le  moment  de  le  quitter  sans  en  avoir  reçu. 

S'il  est  arrivé  quelque  accident  à  l'une  de  vous,  ne>me  le 
laissez  pas  ignorer  plus  longtemps.  Vous  ne  savez  pas  les  idées 
qui  me  passent  par  la  tête  :  c'est  à  me  la  faire  tourner. 

J'aurais  à  vous  amuser  d'une  infinité  de  choses  extraordi- 
naires, parmi  lesquelles  une  aussi  extraordinaire  qu'il  m'en  soit 
jamais  arrivé  dans  ma   vie,  et  que  j'avais  devinée,  annoncée 


1.  Diderot  commet  ici  une  erreur  qu'il  explique  et  rectifie  dans  le   cours  de 
cette  lettre;  elle  devrait  porter  la  date  du  13  octobre. 


288  LETTRES   A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

d'avance;  mais  je  n'ai  pas  la  liberté  d'esprit  nécessaire  pour  un 
récit  de  cette  nature.  Ayez  donc  la  bonté  de  me  rendre  le  sens 
commun  :  j'en  ai  encore  besoin  quelquefois.  Mademoiselle,  si 
vous  n'êtes  pas  dangereusement  malade,  ou  M""'  de  Blacy  ou 
maman,  vous  êtes  bien  cruelle.  Vingt-un  jours  de  suite  sans 
dire  un  mot,  sans  donner  le  moindre  signe  de  vie;  je  n'y  con- 
çois rien,  mais  rien  du  tout,  et  j'aime  mieux  n'y  rien  concevoir 
que  de  me  livrer  à  mes  conjectures.  Intercepte-t-on  mes  lettres? 
Vos  réponses  se  perdent-elles?  Je  vous  ai  écrit  avec  la  plus 
grande  exactitude.  Je  ne  vis  Damilaville  avant-hier  qu'un  mo- 
ment, fort  tard.  C'était  un  jour  de  bataille.  Je  ne  le  vis  point 
hier.  La  mauvaise  santé  de  la  mère  et  de  sa  fille  avait  fait  ren- 
voyer mon  bouquet  au  13.  0  mon  Dieu,  que  je  suis  étourdi! 
Tenez,  sans  cette  circonstance,  je  ne  me  serais  pas  aperçu  que 
ce  n'est  qu'aujourd'hui  le  13. 

Vous  êtes  moins  coupable  d'une  semaine;  c'est  quelque  chose; 
cela  me  rassure  un  peu.  J'irai  cette  après-midi  chez  Dauiil avilie, 
et  j'espère  en  revenir  plus  content  de  vous.  Il  faut  que  le  temps 
m'ait  cruellement  duré.  N'allez  pas  prendre  cet  ennui  pour  la 
mesure  de  mon  attachement.  Ce  serait  pis  que  le  premier  jour; 
je  veux  bien  que  cela  soit,  mais  je  ne  veux  pas  que  vous  le  sa- 
chiez. Ah  !  si  je  puis  une  fois  cesser  de  vous  aimer  toutes,  je 
n'aimerai  plus  personne  :  cela  fait  trop  de  mal.  Mais  je  crains 
bien  d'en  avoir  pour  toute  ma  vie. 

Bonjour,  maman.  Je  vous  prie  en  grâce  de  gronder  un  peu 
mademoiselle.  Je  me  suis  amendé,  moi;  mais  voyez  comme  cela 
me  réussit.  Je  vous  présente  mon  respect.  J'embrasse  de  tout 
mon  cœur  M'"^  de  Blacy,  si  elle  le  permet  ;  mais  pour  ce  méchant 
enfant  qui  s'obstine  à  se  taire,  rien,  rien,  rien  du  tout.  Oh  !  je 
suis  bien  piqué!  Ce  qui  me  fait  enrager,  c'est  que  cela  ne 
durera  pas,  et  que  ce  soir  je  serai  peut-être  plus  doux  qu'un 
agneau. 


LETTRES    A   MADEMOISELLE   VOLLAND.  289 

CXVI 

Paris,  le  20  octobre  ]'f)8. 

J'entends  :  mademoiselle  est  au  régime.  Tous  les  huit  jours 
une  fois;  elle  ne  peut  pas  écrire  davantage.  Qu'en  arrive-t-il? 
c'est  que  pour  peu  que  M.***  soit  ivre  le  soir,  il  remet  au  lende- 
main l'ouverture  de  son  paquet;  pour  peu  que  le  commission- 
naire de  l'hôtel  de  Clermont  soit  paresseux,  il  diiïère  sa  course 
rue  Saint-Honoré;  pour  peu  que  je  mette  d'intervalle  entre  les 
visites  que  je  rends  au  malade,  je  suis  la  quinzaine  sans  entendre 
parler  de  mes  amies.  Et  puis  la  colère  me  prend,  et  j'écris  un 
billet  doux  tel  que  celui  que  vous  lisez  dans  ce  moment. 

Votre  parent  est  un  bourru  ;  il  a  perdu  sa  femme,  et  la  perte 
n'en  est  peut-être  pas  grande;  il  s'est  tout  fait  donner  par  elle; 
je  ne  l'en  blâme  pas.  Les  héritiers  en  sont  enragés,  et  c'est  bien 
fait  à  eux.  Ils  ont  réclamé  une  certaine  chaise  à  porteurs  dont 
il  a  tant  été  question  par  le  passé.  Ils  se  sont  adressés  à  M"'' Geof- 
frin,  qui  leur  a  répondu  qu'elle  avait  été  délivrée  à  M.  de  ***; 
mais  qu'en  tout  cas,  il  n'y  avait  qu'à  y  mettre  un  prix,  et  qu'elle 
le  payerait  sans  qu'il  fût  besoin  d'élever  de  nouvelles  tracasse- 
ries pour  cette  guenille.  M.  de  ***,  qui  est  processif  autant  que 
la  dame  de  la  rue  Saint-Honoré  l'est  peu,  s'est  jeté  à  la  traverse, 
a  soutenu  la  validité  de  la  délivrance  de  la  chaise  à  porteurs,  et 
offert  à  M'"*Geofii'in  des  armes  contre  les  héritiers.  M'""  Geoffrin 
lui  a  répondu  qu'on  n'avait  que  faire  d'armes  quand  on  n'avait 
point  envie  de  se  battre.  Réplique  de  l'homme  de  Gisois  ;  ré- 
plique à  la  réplique,  tant  et  si  bien  que  la  vivacité,  les  mots, 
l'aigreur  s'en  sont  mêlés,  et  qu'il  est  arrivé  de  Gisors  une 
dernière  lettre  pleine  d'injures  grossières  accompagnées  de  la 
menace  d'un  libelle.  Là-dessus,  voilà  la  dame  de  la  rue  Saint- 
Honoré  qui  grimpe  à  mon  grenier,  qui  se  précipite  sur  une 
chaise  et  qui  m'étale  tous  ses  papiers.  Je  me  suis  fà,ché;  j'ai 
écrit  à  M.  de***  une  lettre  honnête,  mais  ferme;  je  lui  laisse 
voir  mon  goût  pour  la  paix;  mais  je  ne  lui  dissimule  pas  que 
si  la  guerre  a  lieu,  je  la  ferai  à  feu  et  à  sang.  Je  le  préviens  en 
XIX.  19 


290     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

même  temps  qu'ayant  à  batailler  avec  un  de  vos  parents,  je 
croirais  manquer  à  tout  bon  procédé,  si  je  ne  vous  en  deman- 
dais la  permission.  Ne  pourrez-vous  pas  partir  de  là  pour  ta- 
cher de  passer  la  main  sur  le  dos  de  ce  sanglier  hérissé?  Je 
vous  jure  qu'il  joue  un  mauvais  jeu. 

Si  M'"*  GeofiVin  se  plaint  à  ses  amis,  elle  sera  vengée.  Ne 
conviendrez-vous  pas  qu'une  femme  à  qui  il  en  coûte  dix  mille 
francs  et  par-delà  pour  un  acte  de  bienfaisance  mal  entendu 
a  le  droit  d'avoir  de  l'humeur  et  la  prétention  bien  achetée  de 
demeurer  en  repos!  Je  vous  prie,  mon  amie,  d'écrire  un  mot  de 
pacification  à  ce  hargneux;  assurez-le  bien  que  s'il  me  met  en 
besogne,  j'inventerai  pendant  un  mois  de  suiie  les  contes  les 
plus  ridicules  sur  l'homme  de  Gisors,  et  que  de  deux  jours  l'un 
on  le  vendra  dans  les  rues  à  deux  liards  la  pièce,  et  que  je  saurai 
bien  le  faire  mourir  de  rage  sans  me  compromettre. 

On  dit  que  M.  de  Laverdy  a  été  chassé  sans  pension.  On 
dit  que  le  premier  projet  de  M.  d'Invaux  est  de  chasser  tous  les 
robins  de  la  finance  ;  ce  sont  gens  qu'il  faut  acheter  les  uns 
après  les  autres,  et  trop  cher. 

M.  d'Invaux  est  très-bien  lié  :  c'est  l'ami  de  MM.  de  Mon- 
tigny,  Turgot,  Morellet.  Ce  dernier  va  devenir  bien  rauque.  Il 
est  fait  secrétaire  du  bureau  du  commerce,  place  de  quatre 
mille  livres  de  rente.  La  confiance  du  mérite  se  joignant  à  celle 
de  la  richesse,  qui  est-ce  qui  le  supportera? 

Il  est  tout  jeune,  ce  M.  de  Villeneuve!  Ce  qui  achèvera  de 
vous  confondre,  c'est  qu'il  est  la  bonté,  la  douceur,  la  politesse, 
l'allabilité  mêmes;  et  que  madame  est  une  bonne  grosse  femme, 
bien  grasse,  bien  dodue,  belle  peau,  grands  yeux  couverts,  de 
grands  sourcils  noirs,  et  point  du  tout  à  dédaigner.  Il  y  a  quel- 
que diablerie  là-dessous  que  je  n'ose  déchiffrer;  cet  homme  si 
doux,  si  bon,  si  affable,  a  le  ton  singulier. 

A  votre  avis,  son  procédé  est  donc  bien  inhumain  ?  Votre 
bonté  m'enchante,  et  ma  conscience  commence  à  se  tranquil- 
liser. Yous  avez  raison  :  j'aurais  été  un  homme  abominable. 

Le  rendez-vous  mystérieux  vous  intrigue  donc  beaucoup? 
Au  reste,  j'en  suis  de  retour,  et  voici  la  copie  des  quatre  lettres 
qui  l'ont  précédé. 


LETTRES    A    MADEMOISELLE    YOLLAM).  291 

P  r.  I.  M  liiRE    LE T T  R  !■ . 

Si  dix-neuf  ans  d'absence  ne  m'ont  pas,  monsieur,  absolu- 
ment elï'acée  de  votre  souvenir,  je  vous  demande  un  jour  où  je 
puisse  vous  communiquer  des  choses  fort  importantes  pour  moi 
et  peut-être  pour  vous.  J'ai  trois  endroits  où  je  puis  vous  voir 
avec  tout  le  secret  que  vous  exigerez  :  ici,  à  Paris,  ou  hors  des 
barrières  Saint-Michel  où  Ton  m'a  prêté  une  maison  où  je  vais 
dissiper  un  noir  chagrin  qui  me  consume.  La  cause  en  est  si 
connue  que  vous  la  savez  sans  doute.  Ou  vous  êtes  bien  changé 
de  ce  que  vous  étiez,  ou  j'ai  lieu  d'attendre  de  vous  la  complai- 
sance que  je  vous  demande.  Adressez  votre  réponse  ici  :  on 
n'ouvre  point  mes  lettres. 

Béponae. 

Madame, 

Je  suis  à  vos  ordres.  Des  trois  endroits  que  vous  me  propo- 
sez, choisissez  celui  qui  vous  sera  le  plus  commode  ;  et  j'y  serai 
au  jour,  à  l'heure  que  vous  m'indiquerez.  S'il  est  des  senti- 
ments que  le  temps  elï'ace,  il  en  est  d'autres  qu'un  galant 
homme  retrouve  toujours  en  soi. 

DEUXIÈME    LETTRE. 

Je  vous  reconnais,  monsieur,  aux  derniers  mots  de  votre 
lettre,  et  notre  rendez-vous  serait  déjà  arrangé,  si  je  n'avais 
voulu  en  assurer  la  tranquillité.  Elle  est  tout  à  fait  nécessaire 
aux  choses  que  nous  avons  à  nous  dire;  je  tâcherai  que  ce  soit 
ici.  Je  vous  renouvelle  les  assurances  de  toute  mon  estime. 

TROISIÈME     LETTRE. 

J'ai  enfin  arrangé  notre  entrevue  à  mardi,  11  du  mois. 
Vous  viendrez  à...  vous  y  serez  rendu  à  cinq  heures  au  plus 
tôt  et  au  plus  tard.  Mon  appartement  est  aux  entresols,  n°... 
Vous  laisserez  votre  voiture  dans  un  des  coins...,  et  vous  mon- 
terez par  l'escalier  qui  est  au  bout  du  corridor  du  côté...  Cette 
attente  a  le  pouvoir  de  suspendre  mon  profond  chagrin.  Ou  je 
me  trompe  fort,  ou  vous  aurez  le  secret  de  l'adoucir,  ce  qui 
est  impossible  à  tout  autre. 


292  LETTRES    A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

J'ai  eu  quelques  aventures  singulières  en  ma  vie,  mais  aucune 
autant  que  celle-ci.  Elle  m'a  fait  beaucoup  rêver.  Damilaville, 
que  je  consultai,  et  qui  me  conseilla  d'aller,  me  rendra  justice 
que  j'avais  deviné  l'énigme.  A  vous,  mesdames;  je  vous  jure 
que  si  vous  rencontrez,  je  vous  avouerai  tout.  Je  vous  assure, 
mademoiselle,  que  la  position  de  M.  de  la  Villemenne  n'y  fait 
œuvre,  et  que  j'ai  bien  moins  besoin  d'indulgence  que  lui. 
Après  cet  aveu,  n'allez  pas  revenir  sur  vos  pas  :  il  faut  avoir 
des  principes  ou  non.  Un  peu  de  baume,  madame  de  Blacy,  une 
goutte  seulement  et  point  de  prières.  Mais  grand  merci  de  l'un 
et  de  l'autre  :  je  n'en  ai  que  faire. 

La  maladie  de  la  mère  avait  différé  le  bouquet  de  l'enfant  au 
mercredi  suivant  :  c'était  Bron,  Naigeon,  un  certain  provincial 
que  vous  ne  connaissez  pas,  et  si  vous  le  connaissez,  c'est 
M.  Touche,  mon  commissaire,  qui  est  trop  délicieux  pour  s'en 
passer,  un  M.  Fèvre  qui  est  fou  de  ma  fille;  et  moi.  Je  ne  compte 
pas  les  femmes,  les  musiciens.  ÎNous  avons  soupe  jusqu'à  dix 
heures  du  matin.  Je  n'ai  pas  bu  une  goutte  d'eau;  ils  chance- 
laient tous,  j'étais  ferme  sur  mes  pieds.  Dix  bouteilles  de  Cham- 
pagne rouge,  trois  de  Champagne  mousseux  blanc,  une  bouteille 
de  Canarie,  des  liqueurs  de  deux  ou  trois  sortes,  et  du  café  ; 
sans  la  moindre  insomnie,  ni  le  plus  léger  mal  de  tète.  Je  ne 
vous  disais  pas  que,  le  reste  de  la  compagnie  partie,  nous  avons 
joué,  le  commissaire  Touche  et  moi,  au  trictrac  jusqu'à  cinq 
heures  du  matin;  et  puis  me  voilà  à  mon  lait  le  matin  et  à  ma 
limonade  le  soir;  et  frais  comme  une  rose...  un  peu  passée. 

Le  prince  a  pensé  me  faire  devenir  fou;  mais  comme  il  est 
honnête  et  bon,  tout  s'est  arrangé.  Il  est  venu  à  l'heure  du 
souper,  et  voulait  à  toute  force  être  du  nombre  des  convives. 
Je  l'ai  déterminé  à  nous  laisser  ;  mais  ce  n'a  pas  été  sans 
peine. 

Eh  bien,  vous  aurez  donc  encore  votre  abbé  Marin  ?  Made- 
moiselle, si  vous  vous  en  trouvez  mal,  cherchez  quelque  autre 
que  moi  qui  vous  plaigne. 

Les  portraits!  les  portraits!  Le  hourvari  de  la  petite  maison 
que  nous  avons  évacuée,  notre  installation  dans  un  hôtel  garni, 
ont  un  peu  dérangé  les  suites  de  notre  mystification.  Ce  volume, 
c'est  moi  qui  l'ai  écrit  ;  c'est  la  chose  comme  elle  s'est  passée. 
Hélas,  oui!  INous  revoilà  dans  l'hôtel  garni. 


LETTRES  A   MADEMOISELLE    VOLLANl).  293 

Je  comptais  avoir  de  la  place  pour  quelques  douceurs.  Je 
coiuptais  aussi  répondre  à  M'""  de  i)lacy  ;  mais  voilà  mes  quatre 
pages  remplies  :  c'est  ma  tâche.  Bonsoir,  mesdames. 


ex  VII 

Paris,  le  4  noveinbro  17f)f<. 

Mesdames  et  bonnes  amies, 

Avez-vous  reçu  un  gros  paquet  que  j'avais  envoyé  au  bureau 
du  Vingtième  pour  y  être  contre-signe?  Maman  se  prète-t-elle 
un  peu  à  mes  vues?  Se  fera-t-elle  apôtre  de  l'inoculation  dans 
les  campagnes?  Le  bien  trouve  mille  obstacles  dans  les  grandes 
villes,  où  il  y  a  toujours  une  multitude  d'hommes  intéressés  à 
ce  que  le  mal  se  perpétue;  où  de  petits  intérêts  particidiers, 
des  considérations  personnelles  de  nulle  valeur  s'opposent  à 
l'utilité  générale;  où  l'on  ne  rejette  une  chose  que  parce  qu'elle 
a  été  proposée  par  un  étranger,  un  concurrent,  quelqu'un  que 
l'on  jalouse.  C'est  des  campagnes  que  l'inoculation  serait  entrée 
sans  contradiction  dans  les  villes;  et  c'est  des  villes  qu'elle 
aura  toutes  les  peines  du  monde  à  gagner  les  campagnes.  On 
veut  commencer  par  l'aire  des  expériences  sur  ceux  qui  mettent 
une  importance  infinie  à  leur  vie.  Cela  n'a  pas  le  sens  commun. 
Si  ces  expériences  s'étaient  faites  sur  des  âmes  qu'ils  appellent 
viles,  tout  le  monde  aurait  applaudi. 

Simon  début  est  grave  et  sévère,  c'est  que  je  suis  juste;  si 
mon  ton  se  radoucit  sur  la  fin,  c'est  qu'il  y  a  des  gens  contre 
lesquels  la  colère  ne  saurait  durer,  qui  le  savent  bien,  et  qui 
en  abusent. 

M.  de  Laverdy  se  porte  à  merveille.  Il  a  ses  vingt  mille 
francs  de  retraite.  Il  a  chassé  son  cuisinier.  Il  a  pris  une  cuisi- 
nière. Il  joue  la  parade  de  l'homme  pauvre,  et  il  laisse  chanter 
à  nos  polissons  dans  les  rues,  sui"  l'air  de  la  Bourbonnaise  : 

Le  roi,  dimanche, 
Dit  à  Laverdy, 


29Z|  LETTRES    A   MADEMOISELLE  VOLLAND. 

Dit  à  Laverdy  : 
Le  roi,  dimanche, 
Dit  à  Laverdy  : 
«  Va-t'en  lundi.  » 

Les  deux  rois  se  sont  vus  ^  Ils  se  sont  dit  tout  plein  de 
choses  douces  :  «  Vous  êtes   monté  bien  jeune    sur  le  trôné  ! 

—  Sire,  vos  sujets  ont  encore  été  plus  heureux  que  les  miens. 

—  Je  n'ai  point  encore  eu  l'honneur  de  voir  votre  famille.  — 
Gela  ne  se  peut  pas  :  vous  ne  nous  restez  pas  assez  de  temps  ; 
ma  famille  est  si  nombreuse;  ce  sont  mes  sujets.  »  Et  puis  tous 
les  crocodiles  qui  étaient  là  présents  se  sont  mis  à  pleurer. 

Ce  despote  du  Nord  est  de  la  plus  grande  affabilité.  Il  est 
honnête,  il  est  généreux.  Il  a  été  aux  Gobelins.  On  lui  a  montré 
les  tapisseries  ;  et  le  duc  de  Duras,  qui  l'accompagnait,  lui  ayant 
demandé  quelle  était  celle  qu'il  avait  trouvée  la  plus  belle,  il  l'a 
désignée;  et  aussitôt  le  duc  lui  dit  qu'il  avait  ordre  du  roi  son 
maître  de  la  lui  offrir.  Il  y  avait  là  Soulllot,  Cochin,  Van  Loo  et 
d'autres.  11  a  commandé  son  portrait  à  Van  Loo. 

Une  bouquetière  voulait   lui  présenter  un   bouquet.  M.  de 
Duras  l'écartait,  et  la  bouquetière  lui  dit  :  «  Monsieur,  laissez- . 
moi  approcher.  Il  n'est  pas  si  ordinaire  de  voir  un  roi  à  pied 
dans  les  rues.  » 

11  a  été  à  Warwick-,  qui  l'a  ennuyé;  aux  Fausses  Iiifldé- 
litcs,  qui  l'ont  amusé;  il  en  a  fait  compliment  à  Carthe,  qui  lui 
a  répondu  que  son  rang  était  enclin  à  l'indulgence. 

Ne  me  parlez  pas  de  votre  M.  de  ***.  Mademoiselle,  je  sens 
en  écrivant  son  nom  que  ma  tète  se  trouble  et  que  tout  le  corps 
me  frissonne. 

Je  n'ai  pas  été  si  loin  que  le  Monomotapa.  Le  rendez-vous 
en  question  était  à  Vincennes;  c'est  maman  qui  a  deviné.  Ainsi, 
voilà  le  lieu  de  la  scène  connu.  Mais  le  sujet?  c'est  là  le  point. 
Imaginez,  mesdames,  et  lorsque  vous  aurez  imaginé  quelque 
chose  de  commun,  dites  tout  de  suite  :  Ce  n'est  pas  cela. 

1.  Christian  VII,  roi  do  Danemark,  était  alors  à  Paris.  Ne  en  1749,  il  était  monté 
sur  le  trône  en  17GG.  Victime  d'intrigues  ourdies  par  sa  mère  pour  le  brouiller 
avec  sa  femme,  Caroline-Matliilde,  sœur  de  George  III  d'Angleterre,  il  perdit  la 
raison  fort  jeune  encore  et  termina  tristement  ses  jours  à  Rendsbourg,  le  13  mars 
1808.  (T.j 

\.  Tragédie  de  La  Harpe. 


LETTRES    \    MADEMOISELLE   VOLLVM).  295 

Je  n'ai  point  snpprinié  do  k'Itrcs;  il  y  en  a  quatre  :  trois  de 
la  dame  Doloride,  une  de  moi. 

Ne  craignez  rien  pour  ma  santé.  Je  ne  me  suis  jamais  si 
bien  porté  que  le  lendemain  de  notre  orgie,  et  cela  dure.  Un 
peu  de  libertinage  par  intervalle  ne  nuit  pas. 

Quand  la  raison  vient  aux  hommes?  Le  lendemain  des 
femmes;  et  ils  attendent  toujours  ce  lendemain. 

Vous  avez  très-biou  fait  de  laisser  à  votre  pauvre  religieuse 
le  plaisir  d'invoquer  tous  les  matins  son  amie. 

Ah  !  le  bon  billet  qu'a  La  Châtre! 

Rien  n'est  si  commun,  quand  nos  vignes  gèlent,  que  de 
donner  la  pépie  aux  cannibales.  Je  crois  qu'on  ne  va  plus  aux 
spectacles.  Je  suis  toujours  étonné  quand  je  vois  sortir  quel- 
qu'un de  l'église.  TNous  faisons  tous  plus  ou  moins  le  rôle  du 
vieillard  dans  la  rue  Froidmanteau.  Vous  savez  le  conte. 
C'étaient  des  mousquetaires  qui  faisaient  bacchanal  dans  un  lieu 
de  plaisir.  La  foule  s'était  assemblée.  Dans  cette  foule,  une 
jeune  fille  à  qui  le  vieillard  s'adressa  pour  savoir  la  cause  de  ce 
concours  le  lui  dit  ;  le  vieillard,  tout  étonné,  lui  demanda  : 
Mademoiselle,  est-ce  que...  Comment  achèverai-je  sa  question? 
si  je  l'allonge,  elle  sera  mauvaise. 

M.  Digeon  est  plus  fin  que  M""'  de  Blacy  ;  mais  il  ne  l'est  pas 
plus  que  moi. 

Si  le  mari  en  use  avec  lui  comme  vous  le  prophétisez,  ce 
sera  bien  là  le  cas  du  proverbe  :  Aussi  bien  mordu  d'un  c/iien 
que  d'une  chienne. 

Je  ne  me  pique  point  du  tout,  mesdames,  d'entendre  de  ce 
livre-là  ce  qui  n'est  pas  intelligible  pour  vous,  et  je  me  souviens 
très-bien  d'y  avoir  rencontré  des  endroits  fort  obscurs.  L'établir 
pour  l'instruction  publique?  le  maintenir  par  la  force  générale 
d'un  peuple  qu'on  ne  résout  pas  aisément  à  brûler  ses  mois- 
sons !  car  lorsque  le  peuple  est  instruit,  c'est  la  conséquence 
évidente  pour  lui  d'un  mauvais  édit. 

Quand  vous  désirerez  que  je  commence  ma  lettre  par  des 
douceurs,  faites  en  sorte  que  je  ne  commence  pas  par  être 
fâché. 

J'attends  une  visite  de  l'abbé  Le  Monnier  et  de  M.  Trouard. 
J'ai  un  peu  questionné  l'abbé  sur  le  succès  de  notre  affaire.  Il 
ne  m'a  rien  dit,  rien  voulu  dire.  Je  n'en  augure  pas  plus  mal. 


29G  LETTRES  A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

Si  j'avais  réussi  !  Aii  !  madame  de  Blacy,  je  crois  que  j'en  mourrais 
de  joie.  Je  préférerais  ce  succès  à  une  nuit  d'une  femme  que 
j'aimerais...  que  j'aimerais  autant  que  vous. 

Notre  malade  a  fait  une  observation  singulière,  c'est  que  ses 
glandes  augmentent  quand  ses  douleurs  diminuent,  et  récipro- 
quement. Ses  glandes  sont  énormes,  aussi  ne  soufïre-t-il  plus; 
il  dort,  mais  il  ne  saurait  marcher.  Il  mange,  mais  c'est  avec 
dégoût.  Tronchin  ne  sait  où  il  en  est,  car  il  a  abandonné  son 
premier  traitement  :  il  tâtonne. 

Voltaire  vient  de  nous  euvoyer  une  fable  charmante;  elle  a 
deux  ou  trois  cents  vers  :  c'est  le  Marseillais  et  le  Lion.  On  ne 
saurait  conter  avec  plus  d'esprit,  plus  de  gaieté,  plus  de  faci- 
lité, plus  de  grâce.  C'est  l'ouvrage  de  la  jeunesse;  si  elle  me 
tombe  sous  la  main,  je  vous  l'envoie. 

Je  suis  brouillé  avec  Grimm.  Il  y  a  ici  un  jeune  prince  de 
Saxe-Gotha.  11  fallait  lui  faire  une  visite  ;  il  fallait  le  conduire 
chez  M'"'  Biberon  ;  il  fallait  aller  dîner  avec  lui.  J'étais  excédé 
de  ces  sortes  de  corvées.  Je  m'en  suis  expliqué  fortement.  Je  me 
console  du  mal  que  me  fait  cette  brouillerie  par  la  certitude 
que  nous  nous  raccommoderons,  et  l'espérance  qu'il  n'y  revien- 
dra plus.  Ces  ridicules  parades-là  m'étaient  insupportables. 

M.  Devaisnes*  est  marié.  11  m'a  écrit  une  lettre  charmante 
pour  m'inviter  à  faire  liaison  avec  sa  famille.  Je  m'y  suis  refusé 
nettement. 

J'ai  reçu  de  Sainte-Périne  une  lettre  qui  déchire  l'âme. 

Le  Baron  a  fait  quelques  voyages  à  Paris.  Je  vois  qu'il  ne 
me  pardonne  pas  la  solitude  dans  laquelle  je  l'ai  laissé.  'Cela 
s'entend;  il  fallait  laisser  souflVir  Damilavile  tout  seul  à  Paris, 
et  m'en  aller  passer  gaiement  un  ou  deux  mois  au  Grandval. 

M'"''  Therbouche  me  fera  devenir  fou.  Vous  savez  qu'elle  est 
retombée  dans  l'abîme  de  l'hôtel  garni.  Un  de  ces  matins,  je 
ferai  un  signe  de  croix  sur  sa  tête,  et  je  me  retirerai  chez 
moi. 

J'ai  entrepris  de  faire  payer  cinq  ou  six  créanciers  de  ce 
qui  leur  est  du.  Madame  de  Blacy,  je  me  recommande  à  vos 
saintes  prières. 

J'ai  bien  peur  que  l'ami  Naigeon  ne  soit  un  peu  coilTé  de  la 

1.  M.  Dcvaisnes  était  alors  premier  commis  des  finances. 


LETTRES   A    MADKMOISKLLK   VOLLA^'D.  207 

belle  clame;  il  est  brillant  tous  les  soirs,  et  ce  n'est  pas  vers  le 
Louvre  qu'il  porte  ses  pas.  S'il  allait  en  faire  sa  femme!  Il  a 
des  moments  diablement  soucieux. 

Dieu  soit  loué!  je  touctie  à  la  fin  de  mon  Salon,  Si  vous  étiez 
ici,  on  vous  en  lirait  des  lambeaux  qui  vous  amuseraient,  mais 
on  ne  saurait  jouir  de  tout  à  la  fuis. 

Il  va  y  avoir  un  procès  singulier.  Une  fille  veut  se  marier; 
elle  va  lever  son  extrait  baptistaire,  et  elle  se  trouve  baptisée 
sous  le  nom  d'un  garçon.  Mon  avis  est  qu'il  faut  préalablement 
vérifier  le  sexe. 

Bonjour,  mesdames  et  bonnes  amies.  Je  vous  souhaite  du 
beau  temps;  cela  est  assez  généreux. 

J'ai  mille  respects  de  Bruxelles  à  vous  offrir.  Vous  n'êtes  pas 
oubliées  une  seule  fois.  Pas  un  mot  de  douceur  pour  M"''  de  ***  : 
cela  s'obtient,  mais  cela  ne  se  commande  pas.  Eh  bien,  n'appe- 
lez-vous pas  cela  de  la  fatuité? 


CXYIII 

A  Paris,  le  12  novembre  17  tb. 

Mesdames  et  bonnes  amies, 

Vous  ne  voulez  pas  que  je  me  fâche  ;  je  ne  me  fâcherai  pas. 
Je  vais  vous  parler  du  plus  beau  sang-froid,  puisque  vous 
l'aimez  mieux.  Je  vous  ai  dépêché  sous  le  contre-seing  de 
M.  d'Ormesson  un  paquet  qui  contenait  une  brochure  avec  une 
lettre.  Je  n'ai  point  entendu  parler  de  ce  paquet. 

Je  vous  ai  demandé  par  une  lettre  suivante  si  ce  paquet 
vous  était  parvenu.  Pas  plus  de  nouvelles  de  cette  lettre  que  du 
paquet  qui  l'a  précédée. 

Je  vous  suppliais  par  une  troisième  lettre  de  prier  maman 
de  vouloir  bien  être  un  élève  de  Gatti.  Pas  un  mot  de  réponse 
là-dessus. 

En  sorte  qu'il  m'est  absolument  impossible  de  deviner 
pourquoi  vous  êtes  à  peu  près  contente  de  mon  exactitude, 


298  LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLANl). 

puisque  je  ne  m'aperçois  pas  qu'il  vous  parvienne  un  mot  de  moi. 

C'est  un  pieux  M.  de  Saint-Fargeaii  qui  a  jugé  le  colporteur 
et  le  garçon  épicier  \  Ce  même  homme  opinait,  il  y  a  peu  de 
temps,  à  appliquer  un  fils  à  la  question  pour  le  rendre  accusa- 
teur de  son  père  ;  il  disait  qu'il  y  avait  des  casuistes  qui  auto- 
risaient cette  atrocité.  Un  jeune  conseiller  lui  répondit:  «  J'ai 
peu  lu  vos  casuistes  ;  j'iguore  ce  qu'ils  permettent  ;  mais  je 
connais  la  nature  qui  les  défend.  » 

Croiriez-vous  bien  que  cette  fille  qui  a  été  baptisée  garçon 
risque  de  perdre  son  état?  et  cela  vraisemblablement  par  une 
étourderie  de  sacristain. 

Vous  ai-je  dit  que  j'avais  appris,  découvert  par  la  voie  de 
Pantin  et  de  M"*"  Guimard,  que  ce  dîner  clandestin  avec  M.  Du- 
bucq  devait  se  faire  chez  M"'®  de  Coaslin?  J'ai  beau  lire  et  relire 
vos  lettres,  elles  ne  me  rappellent  jamais  ce  que  je  vous  ai  ou 
n'ai  pas  dit. 

J'avais  trois  amis  :  j'étais  froidement  avec  l'un  ;  presque 
brouillé  avec  l'autre;  le  troisième  était  malade  à  mourir.  Cette 
position  m'avait  causé  un  tel  dégoût  des  hommes,  que  j'ai  été 
sur  le  point  de  me  claquemurer. 

Le  Baron  est  de  retour;  je  dînai  hier  lundi  avec  lui.  Gela 
s'est  un  peu  rajusté.  L'abbé  Galiani  y  était  ;  il  prêcha  beaucoup 
contre  l'exportation  des  grains,  et  cela  par  une  raison  qui  n'est 
pas  commune  :  c'est  qu'il  faut  laisser  subsister  les  mauvaises  lois 
partout  oii  il  n'y  a  pas  dans  le  ministère  des  hommes  d'assez  de 
tête  pour  faire  exécuter  les  bonnes  en  pourvoyant  aux  inconvé- 
nients des  innovations  les  plus  avantageuses. 

Il  prêcha  contre  la  faveur  accordée  à  l'agriculture  par  une 
raison  très-bizarre  :  il  disait  que  l'agriculture  était  la  plus  impor- 
tante des  conditions,  et  qu'il  avait  fallu  plus  de  quatre  mille  ans 
d'efforts  pour  l'avilir,  et  que  chercher  à  la  tirer  de  cet  avilisse- 
ment c'était  travailler  à  réduire  les  ducs  et  pairs  à  rien,  et  k 
mener  le  roi  dans  son  Parlement  accompagné  de  douze  boulan- 
gers. <(  D'accord,  l'abbé,  lui  répondis-je;  mais  dans  douze 
mille  ans  d'ici.  »  Oh  !  combien  de  choses  on  peut  faire  sans 
conséquence  pour  les  laboureurs,  avant  que  le  cortège  du  roi 
en  soit  composé  ! 

1.  Voir  précédemment,  p.  '283. 


LETTRES    \    MADEMOISELLE    VOLLWD.  200 

Voltaire  a  publié  deux  fables  agréables  toutes  doux,  uiais 
la  première  charmaute  :  le  Marseillais  et  le  Lion  ;  les  Trois 
Emjyereurs  en  Sorbonne.  On  risquerait  de  vous  les  envoyer,  si 
l'on  pouvait  seulement  se  promettre  de  savoir  qu'elles  vous  sont 
ou  ne  vous  sont  pas  parvenues.  Je  ne  me  fâche  pas,  vous  voyez 
bien,  on  ne  saurait  être  plus  modéré. 

A  propos  du  singulier  abbé,  il  avait  autrefois  entrepris  l'apo- 
logie de  Tibère  et  de  Néron.  11  entama  hier  celle  de  Caligula.  11 
prétendait  que  Tacite  et  Suétone  n'étaient  que  des  pauvres 
gens  qui  avaient  farci  leurs  ouvrages  des  impertinents  propos 
de  la  populace. 

J'aime  encore  mieux  ces  folies-là  qui  marquent  du  génie,  des 
lumières,  un  penseur,  que  de  plates  et  fastidieuses  rabâcheries 
sur  Jésus-Christ  et  ses  apôtres. 

Le  Baron  fit  pourtant  une  observation  qui  m'était  venue 
longtemps  avant  lui  :  c'est  par  quel  tour  bizarre  la  religion  d'un 
homme  qui  avait  passé  sa  vie  et  qui  l'avait  perdue  pour  avoir 
préclié  contre  les  temples  et  les  prêtres  était  pleine  de  temples 
et  de  prêtres. 

Je  n'entends  pas  comment  ou  ne  passe  que  deux  jours  à 
Isle,  quand  on  fait  tant  que  d'y  aller.  Je  ne  doute  pas  que  ces 
deux  jours  ne  se  soient  passés  bien  gaiement  :  les  hôtesses  du 
château  ne  sont  pas  tristes,  ni  les  survenants  non  plus. 

Je  n'aime  pas  les  femmes  méchantes;  cela  est  presque  contre 
nature.  C'est  à  nous  qui  sommes  forts  qu'il  appartient  d'être 
méchants.  Si  M.  Evrard  vous  a  tenu  parole,  vous  devez  avoir 
eu  le  plaisir  du  spectacle  que  vous  vous  promettiez. 

On  ennuie  ici  à  plaisir  ce  roi  de  Danemark  qui  est  tout  à  fait 
aimable.  Les  pauvres  têtes  n'ont  pu  imaginer  que  la  ressource 
des  spectacles,  et  ils  lui  font  entendre  quatorze  actes  en  un  jour  *. 


\.  C'était  le  duc  de  Duras  qui  était  cliargé  de  promener  le  prince.  On  fit  courir 
le  quatrain  suivant  mis  dans  la  bouche  de  l'étranger  fatigué  : 

Frivole  Paris,  tu  m'assommes 

De  soupers,  de  bals,  d'opéras  ; 

Je  suis  venu  pour  voir  des  hommes  : 

Rangez-vous,  monsieur  de  Duras. 

Ce  quatrain,  attribué  dans  le  temps  à  Boufflers  et  à  Cbamfort,  se  trouve  dans 
les  œuvres  de  ces  deux  auteurs,  niais  avec  de  légères  variante?.  (T.) 


300  LETTRES   A  MADEMOISELLE   YOLLAND. 

Ils  sont  embarrassés  de  remplir  les  journées  d'un  voyageur  qui 
séjourne  un  mois  dans  un  pays  où  il  y  a  de  quoi  voir  pour  dix 
ans. 

Ce  prince  est  souvent  très-fin  dans  ses  réponses  et  dans  des 
occasions  difficiles.  Le  roi  lui  disait,  en  lui  montrant  M"'*  de 
Flavacourt  :  a  Sire,  vous  voyez  cette  femme-là;  elle  est  belle; 
croiriez-vous  qu'elle  a  cinquante-huit  ans?  oui,  cinquante-huit 
ans  :  elle  est  d'un  an  plus  jeune  que  moi.  —  Sire,  lui  répondit 
le  jeune  souverain ,  je  vois  qu'on  ne  vieillit  pas  dans  votre 
royaume.  » 

Il  en  est  arrivé  de  ce  prince  tout  au  rebours  des  autres; 
le  contraire  de  la  fable  des  Bâtons  flottants. 

J'attends  que  l'histoire  de  votre  remboursement  et  ses  suites 
soient  finies,  pour  en  rire  à  mon  aise. 

J'ai  beau  vous  dire  que  je  vous  haïrai  toutes  si  vous  conti- 
nuez à  vous  porter  mal,  il  n'y  a  que  M"""  de  •••  à  qui  cela  fasse 
peur. 

Vous  pouvez  soupirer  après  l'abbé  Marin  tant  qu'il  vous 
plaira  ;  je  ne  veux  plus  m'en  soucier. 

Moi,  je  respire.  La  pauvre  artiste  *  n'est  pas  encore  à  la 
barrière  de  Charenton,  mais  elle  y  sera  bientôt  ;  je  vous  ferai  ce 
conte-là  quand  il  en  sera  temps. 

Agréez  et  faites  agréer  mon  respect.  Je  suis  toujours  le  même, 
mon  amie;  oui,  toujours.  Revenez,  si  vous  en  doutez. 


CXIX 

A  Paris,  le  15  novembre  1708. 

Je  vous  supplie,  mon  amie,  de  ne  pas  vous  plaindre  de  ma 
négligence:  je  réponds  sur-le-champ.  Votre  dernière  me  parvint 
le  13  novembre,  et  votre  avant-dernière  était  datée  des  derniers 
jours  d'octobre. 

Je  n'ai  pas  eu  le  moindre  doute  que  maman,  bonne,  humaine, 

1.  M""'  Tlicrbouche. 


LETTRES  A    MADEMOISELLE    VOLLAISI).  301 

bienfaisante,  heureuse  comme  le  sont  presque  toujours  les  per- 
sonnes prudentes,  n'aquiescât  à  la  proposition  que  je  lui  faisais. 
J'en  ai  prévenu  Gatti,  qui  attend  son  retour  avec  la  môme  impa- 
tience que  moi,  et  qui  ne  deinande  pas  mieux  que  de  l'initier 
dans  celte  pratique  de  l'inoculation.  11  faut  qu'au  même  moment 
où  je  la  sollicite,  le  hasard  lui  envoie  une  pauvre  créature 
aveuglée  par  la  petite  vérole  naturelle  pour  appuyer  ma  demande. 
Ne  craignez-vous  pas  que  cette  méchante  femme  n'apprenne 
ou  ne  soupçonne  que  vous  êtes  au  fond  de  cette  petite  correction, 
et  qu'elle  ne  fasse  quelque  coup  de  tête  violent?  Mes  amies, 
prenez- y  garde. 

Le  portrait  de  M"'*  Bouchard  a  été  gâté  chez  elle,  et  gâté 
presque  sans  ressource;  l'artiste  y  a  fait  ce  qu'il  a  pu,  et  il  est 
à  peu  près  comme  au  sortir  de  ses  mains. 

J'oubliais  de  vous  dire  qu'il  est  sorti  du  petit  hôpital  de 
Gatti  soixante  et  un  enfants  inoculés  sans  qu'il  y  en  ait  eu  un 
seul  alité. 

J'embrasse  de  tout  mon  cœur  le  garçon  chirurgien  (pii  s'oc- 
cupe à  bien  faire  depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  et  qui  sait  si 
grand  gré  à  ceux  qui  le  suivent  de  loin. 

Je  crois  que  vous  m'aimez  toujours;  je  m'en  rapporte  plus 
volontiers  à  votre  goût  pour  la  justice  qu'aux  apparences. 

Pour  maman,  je  suis  très-sùr  que  je  lui  suis  cher  :  cela  tout 
simplement  parce  qu'elle  vous  permet  de  me  le  dire. 

Quel  diable  d'amphigouri  me  faites-vous  sur  les  grains?  11 
y  a  à  la  halle  deux  sortes  de  farines  :  il  y  a  de  la  farine  dite 
malicet,  du  nom  de  celui  qui  la  fournit,  qui  est  plus  belle,  plus 
chère,  et  peut-être  dans  des  sacs  cachetés. 

J'aime  la  conduite  de  vos  magistrats  ;  il  est  rare  que  des  offi- 
ciers municipaux  aient  cette  fermeté-là. 

Si  je  ne  me  mêle  [)as  de  traîner  le  cher  parent  dans  la  boue, 
je  l'abandonnerai  à  un  certain  Target  qui  s'en  acquittera  bien 
pour  moi. 

J'avoue  que  je  ne  connais  pas  quelle  affaire  nous  pouvons 
avoir  à  démêler  avec  lui.  Il  a  fait  ses  demandes;  elles  ont  été 
accordées.  11  était  fondé  de  procuration  ;  il  a  transigé  pour  lui 
et  ses  ayants  cause.  C'est  donc  un  libelle  qu'il  veut  publier;  il 
faut  l'attendre,  et  avoir  confiance  dans  nos  ongles  et  ceux  des 
lois. 


302  LETTRES    A    MADEMOISELLE   VOLLAND. 

C'est  un  conte  que  le  bel  ange  :  il  y  a  eu  ici  quelque 
rumeur;  mais  il  était  question  de  tout  autre  chose. 

Écoutez  la  bonne  ,  la  grande  ,  l'heureuse  nouvelle  : 
M'"^  Therbouche  est  partie;  elle  s'avance  de  dimanche  au  soir, 
entre  neuf  et  dix,  vers  Bruxelles,  dans  une  chaise  de  poste;  car 
elle  n'a  jamais  voulu  honorer  la  diligence  de  sa  personne.  11  y 
a  cent  autres  traits  de  puérile  vanité  de  cette  force-là. 

Je  suis  chargé  de  l'achat  de  tous  les  tableaux  Gaignat,  et  je 
vais  y  procéder. 

Je  vous  ai  dit  que  Grimin  m'avait  fait  bien  du  mal. 

Hier,  ce  fut  la  répétition  de   la  même  scène  avec  le  Baron. 

Ces  gens-là  ne  veulent  pas  que  je  sois  moi  ;  je  les  planterai 
tous  là,  et  je  vivrai  dans  un  trou  :  il  y  a  longtemps  que  ce 
projet  me  roule  par  la  tête. 

Damilaville  est  moribond.  Plus  de  force,  pas  même  pour 
faire  un  pas.  Plus  d'appétit;  nausées,  défaillances,  et  abandon 
de  médecin. 

Je  ne  saurais  vous  répondre  sur  l'histoire  des  portraits  :  je 
ne  sais  plus  ce  que  c'est.  Aussi  y  a-t-il  toujours  une  bonne 
quinzaine  entre  mes  lettres  et  \os  réponses  !  Voulez-vous  par- 
ler de  la  mystification?  Les  embarras  d'un  départ  prochain  ont 
tout  suspendu,  et  le  départ  tout  réduit  à  rien.  II  ne  nous  reste 
de  cela  qu'une  scène  excellente,  l'attente  trompée  de  trois  ou 
quatre  autres,  mais  point  de  portraits. 

Je  n'ai  point  vu  M.  Trouard.  J'attends  toujours  sa  visite 
promise  par  l'abbé.  S'il  ne  vient  pas,  j'irai. 

Ce  dîner,  je  crois  vous  l'avoir  dit,  était  un  guet-apens  où 
j'aurais  bien  donné  sans  un  de  ces  hasards  de  ce  pays-ci.  Je 
devais  me  trouver  en  tête-à-tête  avec  M'"^  de  Coaslin.  Gela  s'est 
éventé  par  la  Guimaid  qui  le  savait,  et  qui  le  confia  à  un 
libertin  de  sa  société  qui  m'en  avertit.  0  la  belle  contrée  où  un 
libertin  tient  un  philosophe  par  la  main,  et  où  la  duchesse 
n'est  séparée  de  la  fille  que  par  un  intermédiaire  commun  qui 
dit  souvent  à  la  fille  ce  qu'il  laisse  ignorer  à  la  duchesse  ! 

J'espère  quelquefois  que  M.  Trouard  veut  me  présenter  la 
nomination  de  l'abbé;  c'est  un  tour  tout  à  l'ait  à  la  façon  de 
l'autre:  il  faut  voir,  et  ne  pas  le  leurrer  de  fausses  espérances. 

Perdez,  madame,  perdez  au  trictrac  tant  qu'il  vous  plaira, 
mais  n'allez  pas  gagner  au  whist;  cela  ne  serait  pas  honnête. 


LETTRI':S  A    MADEMOISELLE    VOLLAND.  303 

Ah!  voilà  M.  l'abbé  Marin  arrivé!  J'entendrai  parler  de 
vous  quand  il  plaira  à  Dieu.  Mais  je  commence  à  me  résigner 
à  tout. 

Je  savais  tout  ce  que  vous  me  dites  de  M.  et  de  M"""  Duclos  ; 
celui-ci  est  bien  heureux  de  ne  pouvoir  vieillir;  je  lui  envie  ce 
secret,  et  le  plaisir  d'être  auprès  de  vous.  Voilà  une  ligne  que 
vous  ne  passerez  pas,  parce  qu'écrite  elle  ne  signifie  pas  grand'- 
chose,  et  que  passée,  on  y  mettrait  de  l'importance. 

Agréez  tout  mon  respect. 


cxx 

Paris,  le  22  novembre  17(38. 

Mesdames  et  bonnes  amies, 

Votre  départ  n'est  pas  encore  fixé.  Est-ce  que  ces  mauvais 
temps-ci  ne  hâteront  pas  votre  retour?  Que  faites-vous  au  châ- 
teau d'Isle,  que  vous  ne  fissiez  mieux  encore  dans  la  rue  Saint- 
Thomas-du-Louvre?  Il  y  a  là  un  jardinet  pour  le  premier  rayon 
du  soleil  ;  des  amis  que  vous  désirez  et  qui  vous  attendent  ;  une 
petite  table  verte  sur  laquelle  on  peut  s'accouder  ;  des  n:)uvelles 
vraies  ou  fausses  qu'on  tient  de  la  première  main  ;  un  âtre 
autour  duquel  on  peut  se  presser  dans  les  grands  froids;  quel- 
ques amusements  que  rien  ne  peut  remplacer  à  la  campagne, 
lorsque  la  pluie,  les  vents,  les  frimas,  ne  permettent  plus  de 
s'éloigner  de  la  maison.  Il  y  a  des  jours  où  nous  ferions  bien  à 
trois  ou  quatre  la  monnaie  de  l'abbé  Marin. 

Où  est  le  temps  où  mon  impatience,  mon  dépit,  ma  colère 
vous  auraient  fait  grand  plaisir?  où  vous  auriez  été  enchantée  que 
je  n'eusse  donné  le  temps  ni  à  mes  lettres  ni  à  vos  réponses 
d'arriver?  où  deux  jours  passés  sans  avoir  entendu  parler  de 
moi  m'auraient  été  reprochés  comme  un  silence  de  deux  semai- 
nes? Cela  vous  paraît  injuste  aujourd'hui  :  vous  êtes  d'une  jus- 
tesse admirable  dans  vos  calculs;  on  ne  saurait  avoir  plus  de 
raison  que  vous  en  avez  acquis;  vous  ne  vous  fâchez  plus;  vous 


30/i  LETTRES   A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

ne  voulez  plus  que  je  me  fâche  ;  voilà  qui  est  dit  :  je  ne  me 
fâcherai  plus. 

M""*  Van  Loo  a  pensé  mourir  d'une  humeur  dartreuse  qui 
s'était  jetée  sur  la  poitrine;  mais  les  crachements  de  sang 
purulent  ont  cessé,  et  elle  court  les  rues  jusqu'à  nouvel 
ordre. 

M""  de  Coaslin  ne  me  verra  pas  :  je  l'ai  déclaré  net  à  M.  Du- 
bucq,  qui  entrait  chez  moi  au  moment  même  où  j'ouvrais  le  gros 
paquet  de  M""'  de  Blacy.  Dites  à  cette  bonne  mère  d'être  par- 
faitement tranquille  sur  le  compte  de  son  fils;  il  a  tout  ce  qu'il 
lui  faut,  j'en  ai  la  parole  expresse  de  M.  Dubucq  qui  n'est 
homme  ni  à  promettre  ce  qu'il  ne  veut  pas  faire,  u'r  à  garantir 
connne  fait  ce  qui  ne  l'est  pas.  Les  lettres  que  vous  m'adressez 
par  Damilaville  me  parviennent  franches  ;  si  je  ne  vous  ai  pas 
répondu  plus  tôt  sur  cet  article,  c'est  qu'il  est  on  ne  saurait 
moins  important. 

D'oifj'e  connais  iW^"  Gui?nard?  Mais,  de  tout  temps,  il  y  a 
eu  cent  moyens,  et,  à  mon  âge,  il  y  a  cent  raisons  de  connaître 
la  Guiniard.  On  trouve  dans  ces  filles-là  je  ne  sais  combien  de 
ressources  essentielles  qu'on  ne  peut  espérer  dans  une  honnête 
femme,  sans  compter  celle  d'être  avec  elles  comme  on  veut  : 
bien,  sans  vanité;  mal,  sans  honte.  Au  reste,  c'est  M.  de  Fal- 
baire,  l'auteur  de  V Ilonncte  criminel,  qui  la  fréquente,  je  ne 
sais  pas  pourquoi,  qui  m'a  garanti,  par  son  indiscrétion,  de 
l'embûche  de  M.  Dubucq  et  de  M™'  de  Coaslin. 

Je  me  suis  trouvé  au  rendez-vous  mystérieux;  mais  je  me 
suis  refusé  net  à  ce  qu'on  en  attendait.  Qu'en  attendait-on?  Si 
maman  se  met  à  y  rêver,  elle  le  trouvera  avant  la  fin  de  deux 
ourlets.  Pour  vous,  mesdames,  je  vous  conseille  de  ménager  vos 
têtes  :  cela  est  au-dessus  de  vos  forces. 

Que  diable  votre  religieuse  ne  jette-t-elle  son  froc  aux  orties, 
et  ne  se  réfugie-t-elle  dans  quelque  coin  ignoré  oii  elle  vivrait 
et  mourrait  en  paix?  Donnez-lui  ce  conseil  que  M""^  de  Blacy  ne 
désapprouvera  pas.  Il  faut  être  Épictète  en  personne  pour  ne 
se  pas  damner  dans  un  cachot. 

j'y  ferai  de  mon  mieux  pour  qu'elles  vous  parviennent,  ces 
fables  de  Voltaire  ;  mais  vous  seriez  bien  aimables  de  venir  les 
chercher.  C'est  entendre  assez  mal  son  intérêt  que  de  vous 
envoyer  de  l'amusement;  si  vous  pouvez  avoir  la  ville  à  la  cam- 


Ll-7rTRES    A    MADRMOISELLK    VOLLAM).  305 

pagne,  je  ne  vois  plus  de  raison  de  revenir  de    la  campagne  à 
la  ville. 

lîarcomniodc  ticcc  Griinm?  Mais  oui,  ou  à  peu  près,  je  le 
crois  ;  la  chose  s'est  faite  comme  je  l'avais  prédite  :  j'ai  eu  la 
douleur  et  ne  me  suis  pas  sauvé  de  la  visite. 

Le  prince  est  venu  passer  deux  heures  chez  moi  en  chenille  *  : 
c'était  le  mercredi.  Le  jeudi,  je  passai  toute  la  journée  avec  lui 
chez  le  Baron,  sans  le  connaître,  du  moins  à  ce  qu'ils  croyaient 
tous;  mais  le  Baron  m'avait  averti,  et  les  trompeurs  ont  été 
trompés;  j'ai  joué  mon  rôle  comme  un  ange-. 

A  propos  de  Sainte-Périne,  c'est  une  nièce  de  M.  de  Neu- 
fond  que  nous  avons  épousée;  je  ne  le  sais  que  d'aujourd'hui; 
jugez  combien  l'oubli  de  toute  cette  histoire  est  nécessaire. 

J'ai  démontré  à  notre  artiste,  deux  heures  avant  son  départ, 
qu'en  moins  de  quinze  mois  elle  avait  dépensé  à  peu  près  huit 
cents  louis.  Elle  est  partie;  elle  est  à  Bruxelles.  Le  prince  Ga- 
litzin  la  remettra  dans  sa  patrie,  dans  sa  famille,  avec  dignité, 
et  ce  ne  sera  pas  de  ma  faute  si  son  fils  n'est  pas  secrétaire 
d'ambassadeur. 

L'ami  i^aigeon  s'empiége  i?in{  (\\\\\  \)%i\i.  Eheiil  qiuinto  Uibo- 
ras  in  Charyhdi,  digne  puer  meliore  flammâl  M.  l'abbé  Marin 
vous  expliquera  ce  latin-là.  Au  reste,  la  belle  dame  a  pensé 
mourir  d'une  vapeur  hystérique  accompagnée  subitement  d'une 
inflammation  de  bas-ventre  et  d'une  perte. 

Vous  avez  raison  de  regretter  un  peu  la  lecture  de  ce  Salon  ; 
car  il  y  a,  ma  foi,  d'assez  belles  choses,  et  d'autres  moins 
sérieuses  et  plus  amusantes. 

Je  ne  sais  qui  plaidera  pour  notre  mal  baptisée.  Si  vous  avez 
un  peu  médité  cette  affaire,  vous  y  aurez  vu  plus  de  difficultés 
qu'elle  n'en  présente  d'abord  'K 

Avant  que  de  prononcer  si  ferme  sur  votre  exactitude,  je 
voudrais  savoir  à  quel  numéro  j'en  suis. 

Il  n'y  a  plus  de  bon  vin  dans  la  cave  de  ma  sœur  ;  elle  m'a 
envoyé  les  deux  malheureuses  pièces  qui  restaient. 

1.  En  chenille^  ea  négligé,  expression  du  temps. 

2.  Il  parait  qu'en  effet  Diderot  le  joua  très-bien,  car  Grimm,  dans  sa  Corres- 
pondance, 15  décembre  1768,  rend  compte  de  cette  journée,  et  s'amuse  de  l'igao- 
rancc  où  était  Diderot  du  rang  du  jeune  étranger.  (T.) 

3.  Voir  précédemment,  p.  297. 

XIX.  20 


306     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

Chanson  que  tout  ce  que  vous  me  dites  de  maman.  Voici 
le  fait.  Vous  lui  persuadez  qu'elle  a  les  jandDes  mauvaises. 
M'"''  de  Blacy  lui  fait  compagnie;  et  vous  allez  courir  les  champs 
en  tête-à-tête  avec  l'abbé.  Cela  n'est  pas  maladroit. 

Je  suis  fou  à  lier  de  ma  fille.  Elle  dit  que  sa  maman  prie 
Dieu  et  que  son  papa  fait  le  bien;  que  ma  façon  de  penser 
ressemble  à  mes  brodequins,  qu'on  ne  met  pas  pour  le  monde, 
mais  pour  avoir  les  pieds  chauds;  qu'il  en  est  des  actions  qui 
nous  sont  utiles  et  qui  nuisent  aux  autres,  comme  de  l'ail  qu'on 
ne  mange  pas  quoiqu'on  l'aime,  parce  qu'il  infecte;  que,  quand 
elle  regarde  ce  qui  se  passe  autour  d'elle,  elle  n'ose  pas  rire  des 
Égyptiens;  que  si,  mère  d'une  nombreuse  famille,  il  y  avait 
un  enfant  bien  méchant,  bien  méchant,  elle  ne  se  résoudrait 
iamais  à  le  prendre  par  les  pieds  et  k  lui  mettre  la  tête  dans  un 
poêle.  Et  tout  cela  en  une  heure  et  demie  de  causerie,  en  atten- 
dant le  dîner. 

Je  l'ai  trouvée  si  avancée,  que  dimanche  passé,  chargé  par 
sa  mère  de  la  promener,  j'ai  pris  mon  parti  et  lui  ai  révélé  tout 
ce  qui  tient  à  l'état  de  femme,  débutant  par  cette  question  : 
((  Savez-vous  quelle  est  la  différence  des  deux  sexes  ?  »  De  là, 
je  pris  occasion  de  lui  commenter  toutes  ces  galanteries  qu'on 
adresse  aux  femmes.  «  Cela  signifie,  lui  dis-je  :  Mademoiselle, 
voudriez-vous  bien,  par  complaisanee  pour  moi,  vous  désho- 
norer perdre  tout  état,  vous  bannir  de  la  société,  vous  ren- 
fermer à  j  amais  dam  un  couvent,  et  faire  mourir  de  douleur 
votre  père  et  votre  mère?  »  Je  lui  ai  appris  ce  qu'il  fallait  dire 
et  taire,  entendre  et  ne  pas  écouter;  le  droit  qu'avait  sa  mère 
à  son  obéissance;  combien  était  noire  l'ingratitude  d'un  enfant 
qui  affligeait  celle  qui  avait  risqué  sa  vie  pour  la  lui  donner; 
qu'elle  ne  me  devait  de  la  tendresse  et  du  respect  que  comme 
à  un  bienfaiteur;  qu'il  n'en  était  pas  ainsi  de  sa  mère;  quelle 
était  la  vraie  base  de  la  décence,  la  nécessité  de  voiler  des  par- 
ties de  soi-même  dont  la  vue  inviterait  au  vice.  Je  ne  lui  laissai 
rien  ignorer  de  tout  ce  qui  pouvait  se  dire  décemment,  et  là- 
dessus,  elle  remarqua  qu'instruite  à  présent,  une  faute  commise 
la  rendrait  bien  plus  coupable,  parce  qu'il  n'y  aurait  plus  ni 
l'excuse  de  l'ignorance,  ni  celle  de  la  curiosité.  A  propos  de  la 
formation  du  lait  dans  les  mamelles  et  de  la  nécessité  de  l'em- 
ployer à  la  nourriture  de  son  enfant  ou  de  le  perdre  par  une 


LETTRES  A    MADEMOISELLE    VOLLAND.  307 

autre  voie,  elle  s'écria:  «  Ah!  mon  papa,  qu'il  est  ]ioi'ril)le 
d'aller  jeter  dans  la  garde-robe  l'aliment  de  son  enfant  !  »  Quel 
chemin  on  ferait  faire  à  cette  tête-là,  si  l'on  osait!  il  ne  s'agirait 
que  do  laisser  traîner  quelques  livres. 

J'ai  consulté  sur  cet  entretien  quelques  gens  sensés;  ils 
m'ont  tous  dit  que  j'avais  bien  fait.  Serait-ce  qu'il  ne  faut  point 
blâmer  une  chose  à  laquelle  il  n'y  a  plus  de  remède? 

Elle  m'a  dit  qu'elle  ne  s'était  jamais  occupée  de  ces  choses- 
là,  parce  qu'il  viendrait  apparemment  un  moment  où  il  con- 
viendrait de  les  lui  apprendre  :  qu'elle  n'avait  pas  encore  songé 
au  mariage;  mais  que  si  cette  fantaisie  l'importunait,  elle  ne 
s'en  cacherait  pas,  et  qu'elle  nous  dirait  nettement  à  sa  mère 
et  à  moi  :  «  Papa,  maman,  mariez-moi  »  ;  parce  qu'elle  ne  voyait 
point  de  honte  à  cela. 

Si  je  perdais  cet  enfant,  je  crois  que  j'en  périrais  de  dou- 
leur :  je  l'aime  plus  que  je  ne  saurais  vous  dire. 

La  dévotion  qui  impose  des  pratiques  affligeantes  donne  com- 
munément de  l'humeur  qui  se  répand  sur  les  autres. 

Enfin,  l'abbé  Galiani  s'est  expliqué  net.  Ou  il  n'y  a  rien  de 
démontré  en  politique,  ou  il  l'est  que  l'exportation  est  une 
folie.  Je  vous  jure,  mon  amie,  que  personne  jusqu'à  présent 
n'a  dit  le  premier  mot  de  cette  question;  je  me  suis  prosterné 
devant  lui  pour  qu'il  publiât  ses  idées.  Voici  seulement  un  de 
ses  principes  :  Qu'est-ce  que  vendre  du  blé?  C'est  échanger  du 
blé  contre  de  l'argent.  Vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  dites  : 
c'est  échanger  du  blé  contre  du  blé.  A  présent  pouvez-vous 
jamais  échanger  avec  avantage  le  blé  que  vous  avez  contre  du 
blé  qu'on  vous  vendra  ?  Il  nous  montra  toutes  les  branches  de 
cette  loi  ;  et  elles  sont  immenses.  Il  nous  expliqua  la  cause  de  la 
cherté  présente  ;  et  nous  vîmes  que  personne  ne  s'en  était 
douté.  Je  ne  l'ai  jamais  écouté  de  ma  vie  avec  autant  de 
plaisir. 

Encore  une  fois,  bonnes  amies,  prenez  garde  que  la  méchante 
femme  ne  vous  devine.  Eh!  quelle  anicroche  voulez-vous  que 
votre  remboursement  souffre? 

Je  ne  sais  ce  que  vous  voulez  dire  avec  votre  barrière  de 
Gharenton  :  vous  avez  mal  lu,  ou  je  n'ai  su  ce  que  j'écrivais. 

Je  vous  ai  dit  ce  qui  était  arrivé  du  portrait  de  M'"*"  Bouchai-cl, 
quoi  que  l'artiste  ait  pu  faire,   il  est  resté  un  peu  nébuleux. 


308     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

défaut  qu'on  n'aurait  pu  lui  ôter  qu'en  le  repeignant  en  entier. 
Eh!  vraiment  oui,  le  jeune  roi  nous  aurait  vus  tous!  C'était 
une  affaire  arrangée  en  dépit  de  ses,  ministres  et  des  nôtres. 
Nous  devions  dîner  chez  le  baron  de  Gleichen;  il  devait  survenir 
et  nous  surprendre,  mais  il  est  tombé  malade,  excédé  de  fêtes 
et  d'ennui.  Le  baron  prétend  que  c'est  seulement  une  partie 
remise;  je  le  souhaite,  afin  de  montrer  à  ces  ânes-là  que  l'on 
fait  ailleurs  quelque  cas  de  nous.  Je  ne  voulais  pas  être  de  ce 
dîner;  voilà  ce  qui  a  occasionné  entre  le  Baron  et  moi  précisé- 
ment la  même  scène  que  j'avais  eue  huit  jours  auparavant  avec 
Grimmi. 

Les  bienfaits  ne  nous  réussisent  pas.  Nous  avons  donné  gîte 
à  une  de  nos  compatriotes  qu'une  afiaire  malheureuse  avait 
appelée  à  Paris.  Elle  s'est  amusée  pendant  trois  mois  à  mettre, 
par  ses  caquets,  tout  mon  peuple  en  combustion. 

Tandis  que  vous  restez  là,  casanières  à  Isle,  vous  ne  savez 
pas  combien  vous  me  serviriez  à  Paris.  Je  viens  de   recevoir 
ordre  de  l'impératrice  de  faire  l'acquisition  du  cabinet  Gaignat. 
Il  pleut  des  bombes  dans  la  maison  du  Seigneur;  je  tremble 
toujours  que  quelqu'un  de  ces  téméraires  artilleurs-là  ne  s'en 
trouve  mal.   Ce    sont  des  Lettres  jjhilosophiques  traduites  ou 
supposées  traduites  de  l'anglais  de  Toland  ;  ce  sont  des  Lettres 
à  Eugénie',  c'est  la  Contagion  sacrée;  c'est  Y  Examen  des  pro- 
phéties; c'est  la  Vie  de  David  ou  de  Vhoimne  selon  le  cœur  de 
Dieu''-:  ce  sont  mille  diables  déchaînés.  Ah  !  madame  de  Blacy, 
je  crains  bien  que  le  Fils  de  l'Homme  ne  soit  à  la  porte  ;  que  la 
venue  d'Élie  ne  soit  proche,  et  que  nous  ne  touchions  au  règne 
de  l'Antéchrist.  Tous  les  jours,  quand  je   me  lève,  je  regarde 
par  ma  fenêtre,  si  la  grande  prostituée  de  Babylone  ne  se  pro- 
mène point  déjà  dans  les  rues,  avec  sa  grande  coupe  à  la  main, 
et  s'il  ne  se  fait  aucun  des  signes  prédits  dans  le  firmament. 
Que  faites-vous  à  Isle?  Revenez-vous-en  vite  ici,  afin  que  nous 
assistions  tous  ensemble  à  la  résurrection  générale  des  morts. 
8i  vous  attendez  que  le  soleil  s'éteigne,   comment  ferez-vous 


1.  Diderot  vit  Cliristiaii  VII  le  20  novembre  1708,  à  l'iiôtel  d'York,  où  tout  le 
parti  philosophique  avait  été  convoque.  Grinnn  [Corr.  litt.,  15  décembre  1708)  a 
donné  d'intéressants  détails  sur  ces  présentations. 

2.  Tous  CCS  ouvrages,  imprimes  en  1768,  à  Amsterdam,  sous  la  rubrique  de 
Londres,  sont  du  baron  d'Holbach,  aidé  de  JNaigeon. 


LETTRKS   A    M  \  DL^MOISKI.LE    VOLLAND.  309 

pour  revenir  à  Paris?  il  ne  fait  pas  bon  voyager  quand  on  ne 
voit  goutte. 

Mais  M.  Trouard  ne  vient  point;  si  je  l'allais  voir,  ferais-je 
donc  si  mal? 

Je  vous  salue  et  vous  embrasse  toutes  ensemble,  et  chacune 
en  particulier,  avec  les  distinctions  qui  conviennent. 

Je  me  porte  bien  aussi  de  mon  côté,  avec  de  la  limonade  le 
matin  et  du  lait  froid  le  soir. 

Gatti  prétend  que  ce  régime  n'est  pas  si  fou  qu'on  croirait 
bien. 

Je  ne  m'endors  pas  comme  vous,  mademoiselle,  quoiqu'il  en 
soit  bien  l'heure. 


CXXI 

Paris,  le  24  juillet  17G9. 

Mesdames    et    bonnes  amies, 

Grondez-moi  un  peu;  mais  plaignez-moi  beaucoup.  Je  me 
porte  bien,  je  ne  sais  pour  jusqu'à  quand.  Joignez  à  l'accable- 
ment du  travail  celui  de  la  chaleur  ;  je  ne  crois  pas  avoir  autant 
travaillé  de  ma  vie.  Je  me  couche  de  bonne  heure  ;  je  me  lève 
de  grand  matin  ;  et  tant  que  la  journée  dure,  je  suis  attaché  à 
mon  bureau.  Je  veux  absolument  qu'à  votre  retour,  vous  me 
trouviez  dégagé  de  tout  lien.  Mes  libraires  veulent  publier  deux 
volumes  à  la  fois  ;  ainsi  voyez-moi  entouré  de  planches  de  la 
tête  aux  pieds.  L'absence  de  Grimm  me  donne  une  peine  que  je 
ne  connaissais  pas  \  Je  ne  voudrais  pas,  pour  autant  d'or  que 
je  suis  gros,  continuer  cette  corvée  le  reste  de  ma  vie.  Et  puis 
l'ouvrage  de  l'abbé  Galiani  -  qu'il  a  fallu  lire,  relire  et  corriger. 
Ajoutez  à  cela  toutes  les  distractions  occasionnées  par  la  bienfai- 
sance et  les  importuns,  qui,  sûrs  de  me  trouver  ch^z  moi,  s'y 
rendent  plus  communs  que  jamais.  Vous  m'adressez  des  repro- 


1.  Diderot  s'était  chargé  de  continuer  sa  Correspondance. 

2.  Dialogues  sur  le  commerce  des  blés.  Londres  (Paris,  Merlin),  1770,  iu-S, 


olO     LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

elles  de  tous  côtés;  il  m'en  vient  d'Isle  par  mon  amoureuse,  il 
m'en  vient  de  la  rue  des  Vieux-Augustins  par  M"'^  Bouchard,  il 
m'envient  de  la  rue  Sainte-Anne  par  M.  Digeon;  et  ceux  que 
je  me  fais  à  moi-même,  je  vous  assure  que  ce  ne  sont  pas  les 
moins  durs.  Malgré  ma  négligence,  si  vous  ne  voulez  pas  me 
châtier  trop  durement,  croyez  que  je  vous  suis  aussi  tendrement 
attaché  que  jamais. 

J'oubliais,  parmi  les  occupations  qui  prennent  mon  temps, 
les  soins  que  je  prends  de  l'éducation  de  mon  enfant  :  ah  !  ma- 
demoiselle, la  jolie  enfant  que  j'ai  là.  Je  vous  jure  qu'elle  vous 
ferait  tourner  la  tête  à  toutes.  11  est  incroyable  le  chemin  que 
cette  imagination  a  fait  toute  seule,  combien  cela  a  rêvé  !  com- 
bien cela  a  réfléchi!  combien  cela  a  vu  de  choses!  Il  y  a  quel- 
ques jours  que  je  lui  confiai  un  ouvrage  assez  fort  pour  son 
âge;  à  moitié  de  la  lecture,  elle  me  dit  :  «  Cet  homme-là  ne 
m'a  rien  appris  jusqu'à  présent;  j'en  savais  autant  que  lui  >;  ;  et  " 
je  jugeai  aux  réponses  qu'elle  fit  à  mes  questions  qu'elle  disait 
vrai.  Voilà  tout  mon  bonheur  pendant  votre  absence. 

Bonjour,  mes  bonnes  et  tendres  amies,  comptez  que  les  mo- 
ments que  je  pourrai  vous  refuser,  je  vous  les  restituerai  bien 
à  votre  retour.  Je  me  prosterne  aux  pieds  de  maman,  et  je  la 
supplie  de  ne  me  plus  faire  les  gros  yeux.  Je  tâcherai  à  l'avenir 
d'être  un  peu  plus  joli  garçon.  J'embrasse  M'""  de  Blacy  de  tout 
mon  cœur.  Vous,  mademoiselle,  tendez-moi  la  main  et  faisons 
la  paix.  Quand  j'y  pense,  je  ne  conçois  pas  moi-même  comment 
on  peut  alarmer,  inquiéter,  faire  du  mal  à  celle  qu'on  aime, 
quand  il  ne  faut  que  quatre  lignes  bien  douces  pour  le  lui 
épargner,  et  que  l'âme,  toujours  la  même,  en  dicterait  un  cent 
tout  de  suite.  Je  vous  prie  de  dire  à  M™"'  de  Blacy  que  je  n'ai 
rien  négligé  jusqu'à  présent  de  toutes  les  petites  commissions 
qu'elle  m'a  données;  je  ne  désespère  point  des  bons  offices  de 
M.  Fontaine  :  un  homme  qui  craint  de  s'éloigner  sans  donner 
signe  de  vie  me  paraît  bien  intentionné.  M.  Fontaine  m'est 
venu  voir  purement  et  simplement  pour  me  rassurer  sur  son 
silence  et  son  absence.  J'oubliais  de  vous  dire  que  j'avais  risqué 
d'aller  voir  M'"^  Bouchard,  et  que  j'avais  été  effrayé  au  premier 
aspect  de  son  mari  ;  il  faut  qu'il  ait  été  à  toute  extrémité.  J'ai 
bien  peur  qu'elle  n'ait  un  peu  enchéri  sur  les  injures  dont  on 
l'avait  chargée  pour  moi. 


LETTRES    A    MADEMOISELLE   VOLLAM).  311 

Bonjour,  mesdames  et  tendres  amies.  Aimez-moi  toujours 
avec  mon  défaut;  je  tâcherai  de  m'amender.  Voilà  pourtant  un 
Salon  qui  me  va  tomber  sur  le  corps  ^  C'est  bien  dommage  que 
je  ne  puisse  plus  vous  rendre  compte  de  mes  pensées  comme 
autrefois;  je  vous  proteste  que  nous  y  perdons  tous  des  moments 
fort  doux.  Avez-vous  fait  de  belles  récoltes?  Êtes-vous  bien 
riches  cette  année?  Quoique  je  ne  vous  dise  rien  de  ma  vie,  ne 
me  laissez  rien  ignorer  de  la  vôtre,  à  laquelle  je  ne  saurais 
prendre  un  médiocre  intérêt  sans  être  le  plus  ingrat  des  honunes. 


GXXII 

Paris,  le  10  août  1709. 

Mesda.mes    et    bonnes   amies. 

Oh  !  qu'il  fait  chaud  !  Il  me  semble  que  je  vous  vois  toutes 
trois  en  chemise  de  bain.  Vous  avez  grande  raison,  mademoi- 
selle, lorsque  vous  dites  qu'il  est  bien  cruel  de  travailler  par 
ce  temps-là;  mais, il  le  faut  :  on  en  est  quitte  pour  penser  lâ- 
chement et  pour  écrire  de  même. 

Mais  savez-vous  mon  grand  chagrin?  c'est  de  n'avoir  per- 
sonne à  qui  lire  une  foule  de  petits  papiers  délicieux.  Comme 
cela  vous  amuserait,  et  comme  l'espérance  de  vous  amuser  me 
soutiendrait  dans  mon  travail!  A  l'occasion  d'un  poëme  médiocre, 
intitulé  Nûrcisse-,  j'en  ai  fait  un  papier  joli  pour  la  naïveté,  la 
chaleur  et  les  idées  voluptueuses.  Tout  ce  qu'il  est  possible 
d'imaginer  y  est,  et  cependant  M™^  de  Blacy  le  lirait  en  société 
sans  rougir  et  sans  bégayer. 

Je  ne  saurais  écrire  l'après-midi,  et  quand  j'en  aurais  envie, 
ma  fille  m'en  empêcherait;  elle  prétend  que  quand  je  ne  suis 
pas  seul,  il  faut  que  je  sois  avec  elle.  Oh!  le  beau  chemin  que 

1.  Celui  de  1769. 

2.  Par  Malfilùtre.  Voir  ce  morceau,  t.  VI,  p.  355. 


312  LETTRES    A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

cette  enfant-là  a  fait  toute  seule!  Je  m'avisai,  il  y  a  quelques 
jours,  de  lui  demander  ce  que  c'était  que  l'âme.  «  L'âme  !  me 
répondit  elle  ;  mais,  on  fait  de  l'âme  quand  on  fait  de  la  chair.  » 

J'étais  appelé  au  Grand  val,  et  si  je  n'ai  pas  fait  ce  petit 
voyage,  j'en  ai  été  bien  fâché  :  je  ne  manque  jamais  une  occa- 
sion d'être  utile  sans  regret.  J'étais  allé  dîner  à  la  Chevrette; 
je  comptais  reprendre  mon  bâton  à  la  chute  du  jour,  et  regagner 
mon  logis;  point  du  tout;  j'y  soupai.  Sedaine  vint.  J'entendis 
la  lecture  d'un  ouvrage  de  sa  façon,  le  Faucon^,  opéra-comique; 
et  à  deux  heures  du  matin,  je  n'étais  pas  encore  à  ma  porte. 

L'abbé  Le  Monnier  m'écrit  des  duretés;  et  il  se  soucie  fort 
peu  que  je  lui  réponde  ou  non;  maisje  ne  lui  réponds  pas;  il  faut 
qu'il  ignore  si  vous  vous  portez  bien,  si  vous  l'aimez  toujours; 
il  faut  que  vous  ignoriez  aussi  qu'il  jouit  de  la  plus  belle  santé; 
que  mieux  il  se  porte,  plus  il  se  souvient  de  vous!  et  voilà  ce 
qu'il  ne  saurait  me  pardonner.  Vous  ne  m'avez  point  fait  de 
reproches;  cela  se  peut;  vous  n'avez  peut-être  pas  même  pensé 
que  j'en  méritais;  M'"*"  de  Blacy  qui  m'aime,  elle,  me  l'a  bien 
témoigné,  et  je  vous  réponds  que  ses  lettres  ne  sont  pas  de 
paille.  Je  croyais  qu'il  n'y  avait  que  les  prêtres  et  les  curés 
qu'elle  sût  malmener;  oh!  elle  ose  les  gros  mots  aussi  pour  les 
philosophes. 

Tenez,  mesdames  et  bonnes  amies,  je  suis  et  serai  le  même 
tant  que  je  vivrai,  et  si  je  me  casse  une  jambe,  comme  j'ai  pensé 
faire  hier,  je  vous  l'écrirai  tout  de  suite.  Dites-moi,  mon  amie, 
est-ce  que  vous  êtes  malade?  J'accepte  la  main  de  maman;  je 
me  relève,  car  j'étais  resté  à  genoux  depuis  quinze  jours;  je 
prends  la  plume  et  je  m'amende. 

Il  y  eut  hier  un  bacchanal  du  diable  à  la  Compagnie  des 
Indes.  Le  ministre  l'anéantit.  L'abbé  Morellet  a  publié  un  mémoire 
qui  a  fort  mal  pris.  On  compare  l'abbé  attaquant  la  Compagnie 
à  l'abbé  Terrasson  défendant  le  système  de  Law.  A  sa  place,  je 
n'aimerais  pas  ce  parallèle.  Le  comte  de  Lauraguais  a  écrit  une 
lettre  infâme  contre  l'abbé.  Mais  ce  n'est  pas  là  tout  :  il  se  fait 
un  autre  charivari  à  la  Comédie-Française;  et  devineriez-vous 
bien  la  cause  de  ce  charivari?  C'est  moi,  c'est  le  Pure  de  Famille 
qu'on  y  joue  aujourd'hui,  malgré  toutes  les  menées  de  mes 

1.  Représenté  le  19  mars  1772. 


LETTRES   A   MADEMOISELLE    VOLLAND.  313 

ennemis.  Brizard  fait  le  père;  Mole,  l'amant;  M"''  Doligny,  So- 
phie; M'"**  Préville,  Cécile;  le  Commandeur,  je  ne  sais  qui.  Ce 
pauvre  Commandeur  a  du  malhiuu".  Je  vous  jure  que  je  trouve 
bien  mauvais  qu'on  me  traîne  ainsi  en  public,  malgré  moi.  La 
première  fois,  je  vous  instruirai  de  ma  chute  ou  de  mon  succès. 
Bonjour,  mesdames  et  bonnes  amies.  La  sueur  de  mes  mains 
mouille  mon  papier.  Vos  récoltes  sont-elles  faites?  Je  vous  salue, 
je  vous  embrasse  sur  le  front,  sur  les  yeux,  partout  où  vous  le 
permettez. 


CXXIII 


Paris,  le  23  août  I7G9. 


Voilà  qui  est  bien,  ma  tendre  amie;  vous  m'instruisez  de 
l'emploi  de  votre  temps,  de  vos  amusements,  de  vos  récoltes. 
Vous  supposez  que  j'y  prends  intérêt,  et  vous  avez  raison.  Vos 
granges  et  vos  greniers  sont  donc  bien  pleins!  Vous  serez  donc 
bien  riches!  Il  n'y  aura  donc  point  de  pauvres  cette  année,  que 
les  paresseux!  Vous  ne  sauriez  croire  le  plaisir  que  cela  me 
fait. 

Ce  pied  de  maman  me  chilïonne.  Je  ne  sais  comment  cela  se 
fait,  mais  je  me  soucie  moins  de  vos  santés  que  de  la  sienne. 
Je  vous  aime  pourtant  toutes  également.  Si  cela  n'est  pas  vrai, 
maman  et  sa  fille  aînée  ne  le  voudraient  pas;  lisez-leur,  si  vous 
voulez,  cela;  et  j'espère  qu'elles  auront  le  bon  esprit  de  m'en- 
tendre  et  de  ne  s'en  point  fâcher.  Voilà  pourtant  un  mot  doux, 
et  c'est  moi  qui  l'ai  dit  :  il  en  amènera  peut-être  d'autres  de 
ma  part. 

Mes  brouillons  sont  indéchiffrables.  Celui  qui  eu  fait  des 
copies  pour  Grimm  m'aura  l'obligation  de  la  perte  de  ses  yeux; 
cependant  je  verrai  :  je  vous  jure  que  je  suis  aussi  jaloux  de 
vous  envoyer  les  papiers  dont  je  fais  quelque  cas  que  vous  pou- 
vez l'être  de  les  avoir.  Ne  voyez-vous  pas  qu'après  le  plaisir  de 
servir  mon  ami,  ma  récompense  la  plus  douce  est  d'amuser  un 
moment  mes  amies? 

Je  vais  demain  jeudi  passer  la  journée  au  Grandval.  Nous 


3U  LETTRES    A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

n'avons  jamais  pu  former  une  carrossée.  Il  me  semble  que  l'an- 
née est  mauvaise  pour  les  amitiés.  J'espère  que  la  nôtre  se  sau- 
vera de  cette  épidémie. 

On  l'a  donc  joué,  ce  Père  de  Famille!  Mole  Saint-Albin  est 
sublime;  Brizard  est  passable;  Cécile  M'"*"  Préville  presque  rien; 
Germeuil  estmauvais;  le  Commandeur  Auger,  médiocre,  excepté 
dans  quelques  scènes.  M"''  Doligny  Sophie, bien,  très-bien.  Mais 
une  justice  que  je  leur  dois  à  tous,  c'est  d'y  avoir  mis  tout  leur 
savoir-faire,  et  de  jouer  avec  un  concert  si  parfait  que  l'ensemble 
répare  les  défauts  du  détail.  L'ouvrage  est  si  rapide,  si  violent, 
si  fort,  qu'il  est  impossible  de  le  tuer;  enfin,  il  a  été  senti,  et  il 
a  obtenu  les  applaudissements.  C'a  été,  et  c'est  à  toutes  les 
représentations,  un  monde  et  un  tumulte  épouvantables.  On 
n'a  pas  mémoire  d'un  succès  pareil,  surtout  à  la  première  re- 
présentation, où  la  pièce  était,  pour  ainsi  dire,  presque  nouvelle. 
11  n'y  a  qu'une  voix,  c'est  un  bel  ouvrage.  J'en  ai  moi-même  été 
surpris.  11  a  un  tout  autre  effet  encore  au  théâtre  qu'à  la  lecture. 
Votre  absence  nous  a  tous  privés  d'un  grand  plaisir.  Si  tous  les 
rôles  étaient  remplis  comme  celui  de  Saint-Albin,  on  n'y  tien- 
drait pas.  Qu'on  ne  me  redemande  plus  une  pareille  corvée,  je 
n'y  suffirais  pas.  Je  ne  me  sens  plus  la  tête  avec  laquelle  on 
ordonne  une  pareille  machine.  Duclos  disait,  en  sortant,  que 
trois  pièces  comme  celle-là  par  an  tueraient  la  tragédie.  Qu'ils 
se  fassent  à  ces  émotions-là,  et  qu'ils  supportent  après  cela, 
s'ils  le  peuvent.  Destouches  et  Lachaussée.  Je  désirais  savoir 
s'il  fallait  écrire  la  comédie  comme  je  l'ai  écrite,  ou  comme 
Sedaine.  C'est  une  question  bien  décidée,  et  pour  moi  et  pour 
tout  le  monde. 

Mes  amis  sont  au  comble  de  la  joie;  je  les  ai  tous  vus.  Croi- 
riez-vous  bien  que  Marmontel  en  a  pleuré  en  m'embrassant!  Ma 
fille  y  a  été,  et  en  est  revenue  stupide  d'étonnement  et  d'ivresse. 
Au  milieu  de  tout  cela,  vous  me  croyez  fort  heureux;  je  ne  le 
suis  pas;  je  ne  sais  ce  qui  se  passe  au  fond  de  mon  âme,  qui 
me  chagrine  :  j'ai  de  l'ennui.  Ce  pauvre  Grimm  reviendra  tout 
juste  la  veille  de  la  dernière  représentation.  Son  ouvrage  m'ac- 
cable. Si  vous  voyiez  la  masse  énorme  que  cela  forme,  et  les 
lectures  qu'elle  suppose,  vous  croiriez  que  j'ai  écrit  et  lu  du 
matin  au  soir. 

Voilà  doncla  Compagnie  des  Indes  anéantie.  L'abbé  Morellct 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLVND.  315 

a  fuit  un  mémoire contro  la  Compagnie;  il  s'est  montré  un  mer- 
cenaire qui  vend  sa  plume  au  gouvernement  contre  ses  conci- 
toyens. M.  Necker  lui  a  répondu  avec  une  gravité,  une  hauteur 
et  un  mépris  qui  doivent  le  désoler.  L'abbé  se  propose  de  ré- 
pondre ;  c'est-à-dire  qu'après  avoir  donné  un  coup  de  poignard 
à  l'homme,  il  veut  avoir  le  plaisir  de  fouler  aux  pieds  le  cadavre. 
L'abbé  voit  mieux  que  nous  tous  :  dans  un  an  d'ici,  personne 
ne  pensera  plus  à  l'action,  et  il  jouira  de  la  pension  qu'on  lui 
a  promise. 

Bonjour,  ma  bonne  et  tendre  amie.  Avancez  vos  deux  joues 
que  je  les  baise,  et  que  je  vous  souhaite  une  bonne  fête. 
M.  Perronet\  à  côté  de  qui  j'étais  tout  à  l'heure  à  la  Comédie, 
me  chargea  d'ajouter  une  fleur  à  mon  bouquet.  Maman,  madame 
de  Blacy,  aurez-vous  la  bonté  de  donner  chacune  un  baiser  pour 
moi  à  mademoiselle?  Je  vous  présente  à  toutes  mon  respect. 
J'ai  vu  une  seconde  fois  M™*^  Bouchard  :  son  mari  m'a  paru  mieux. 


GXXIV 

A  Paris,  1g  2  septembre  17(39. 

xMais,  ma  bonne  amie,  vous  n'aviez  pas  raison  de  vous  plain- 
dre :  je  vous  avais  écrit;  et  dans  ce  moment,  vous  recevez  une 
autre  lettre  de  moi;  car  je  n'ai  point  de  foi  aux  lettres  perdues. 
Comment  vouliez-vous  que  j'oubliasse  que  le  25  était  le  jour 
de  votre  fête?  Aussi  assuré  que  je  le  suis  de  l'intérêt  que  vous 
prenez  à  ce  qui  me  touche,  comment  pouvais-je  manquer  à  vous 
instruire  de  mon  succès?  A  qui  vouliez-vous  donc  que  j'en  par- 
lasse? Quoiqu'il  n'y  ait  presque  personne  à  Paris,  le  spectacle 
a  toujours  été  plein  jusqu'à  la  dernière  représentation,  et  qui- 
conque voulait  y  trouver  place  devait  s'y  prendre  de  bonne 
heure.  Les  comédiens  ont  été  forcés  de  donner  la  pièce  deux 
fois  de  plus  qu'ils  ne  se  l'étaient  proposé,  le  parterre  l'ayant  re- 


1.  Jean-Rodolphe   Perronot,  célèbre  ingénieur    des  ponts   et  chaussées,   né    à 
Suresnes,  en  1708,  mort  à  Paris  en  179i. 


316  LETTRES    A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

demandée.  C'est  M.  Digeon  qui  m'a  instruit  de  cette  particularité 
que  j'ignorais;  car  je  vous  proteste  que  mes  amis  ont  été  plus 
sensibles  à  cet  événement  que  moi-même.  Il  y  avait  longtemps 
que  je  m'étais  expliqué  avec  moi-même  sur  la  considération 
publique;  mais  l'expérience  m'a  bien  appris  que  le  peu  de  cas 
que  j'en  faisais  était  très-réel.  Enfin  M'"*"  Diderot  prit,  le  vendredi 
au  soir,  la  veille  de  la  dernière  représentation,  le  parti  d'y  aller 
avec  sa  fille  :  elle  sentit  l'indécence  qu'il  y  avait  à  répondre,  à 
tous  ceux  qui  lui  faisaient  compliment,  qu'elle  n'y  avait  pas 
été.  Les  comédiens  jouèrent  ce  jour-là  comme  ils  n'avaient  pas 
encore  fait;  elle  fut  obligée  de  se  prêter,  malgré  elle,  au  pres- 
tige de  l'ouvrage  et  du  jeu.  Sa  fille  me  dit  qu'elle  avait  été 
aussi  fortement  remuée  qu'aucun  des  spectateurs.  Ce  qui  m'a 
plu  davantage  de  tout  cela,  c'est  d'avoir  été  embrassé  bien 
serré  par  toutes  ces  actrices  parmi  lesquelles  il  y  en  a  trois  ou 
quatre  qui  ne  sont  pas  trop  déchirées.  Comme  tout  s'arrange 
dans  ce  monde-ci!  De  tous  ceux  que  j'aurais  désirés  là,  et  à 
qui  ce  succès  aurait  tourné  la  tête,  l'un  n'est  plus,  l'autre  court 
les  champs»,  et  vous  êtes  à  votre  campagne.  Ils  prétendent  que 
cela  doit  m'encourager  à  reprendre  ce  genre  de  travail  ;  pour 
moi,  je  n'en  crois  rien.  La  tête  qui  s'exalte  à  ce  point-là,  je  ne 
l'ai  plus.  Soyez  bien  convaincue  qu'un  poëte  qui  devient  pares- 
seux fait  fort  bien  de  l'être;  et  quel  que  soit  son  prétexte,  la  vraie 
raison  de  sa  répugnance,  c'est  que  le  talent  l'abandonne;  c'est 
comme  un  vieillard  qui  ne  se  soucie  plus  de  courir  :  si  maman 
aime  encore  à  galoper,  malgré  sa  patte  douloureuse,  c'est 
qu'elle  n'est  pas  encore  vieille.  Puisque  je  me  plais  tant  à  lire 
les  ouvrages  des  autres,  c'est  qu'apparemment  le  temps  d'en 
faire  est  passé.  Nous  verrons  pourtant  :  j'ai  un  certain  S/u'rîf 
par  la  tète  et  dont  il  faudra  bien  que  je  me  délivre  -,  ainsi  que 
des  importuns  qui  me  le  demandent.  Eu  attendant,  j'ai  de  la 
besogne  jusque  par-dessus  les  oreilles;  je  suis  trois  ou  quatre 
jours  de  suite  enfermé  dans  la  robe  de  chambre.  La  boutique 
de  Grimm  sera  bien  fourrée  à  son  retour.  Je  me  suis  mis  à 
deux  ou  trois  ouvrages  après  lesquels  les  auteurs  qui  me  les 
avaient  confiés  soupiraient  depuis  longtemps.  Je  vais  au  Grand- 


1.  Damilavillo,  mort  le  13  décembre  1708,  et  Grimm. 

2.  Voir  le  plan  de  cette  pièce,  t.  VIII,  p.  5. 


LETTUIOS   A   MADKMOISKLLI-:   VOLLAND.  317 

val;  je  n'en  reviendrai  pas  sans  avoir  mis  la  dernière  main  à 
ma  correspondance  avec  Falconet.  Je  suis  à  présent  à  la  révision 
de  l'ouvrage  de  l'abbé  Galiani,  et  à  la  correction  de  ses  épreu- 
ves. Tandis  que  je  serai  absent,  qui  me  remplacera  pour  cette 
édition?  A  vous  dire  vrai,  il  y  a  un  lionmie  qui  en  aurait  la 
boime  volonté,  mais  à  qui  je  n'en  crois  pas  le  talent.  Tout  cela 
me  soucie  :  je  voudrais  bien  c(jntentcr  le  Baron,  et  je  ne  voudrais 
pas  délaisser  l'abbé,  d'autant  plus  qu'il  est  absent,  et  que  je 
ne  voudrais  pas  qu'il  dit  que  les  absents  ont  tort.  Autre  aventure; 
je  viens  de  recevoir  une  comédie  de  Voltaire  ^  à  présenter  aux 
comédiens  :  c'est  Gourville  qui  donne  la  moitié  de  sa  fortune 
à  un  dévot,  qui  nie  le  dépôt,  et  l'autre  moitié  à  Ninon,  qui  le 
rend  fidèlement,  quoique,  dans  l'absence  de  Gourville,  elle  se 
soit  trouvée  dans  la  plus  grande  détresse.  Tout  cela  est  encore 
fourré  de  trois  ou  quatre  personnages. bizarres  et  comiques.  Elle 
est  en  vers  et  en  cinq  actes.  Je  doute  que  les  comédiens  l'ac- 
ceptent; et  quand  les  comédiens  l'accepteraient,  je  doute  que 
la  police  la  permette  :  c'est  une  copie  du  Tartuffe.  Deuxième 
aventure  dont  je  ne  sais,  ma  foi,  comment  nous  sortirons.  Le 
censeur  que  M.  de  Sartine  nous  a  donné  pour  l'ouvrage  est  un 
capucin  renforcé  qui  joue  de  la  serpe  à  tort  et  k  travers.  J'en  ai 
déjà  écrit  quatre  ou  cinq  fois  au  sublime  magistrat,  lui  prolestant 
sur  mon  honneur  que  celui  qui  faisait  les  lacunes  aurait  pour 
agréable  de  les  remplir. 

Tout  mon  plaisir  se  réduit  à  vous  écrire  quelques  lignes  à 
la  dérobée,  et  à  m'en  aller  dans  la  chambre  voisine,  quand  la  tète 
est  bien  lasse,  persifler  la  mère  et  l'enfant.  Hier,  l'enfant  était 
sur  le  point  de  sortir,  et  voici  une  petite  ébauche  de  notre  cau- 
serie. «  Qu'as-tu  là  sur  la  tête,  qui  te  |la  rend  grosse  comme 
une  citrouille?  —  C'est  une  calèche.  —  Mais  on  ne  saurait  te  voir 
au  fond  de  cette  calèche,  puisque  calèche  il  y  a.  —  Tant  mieux  : 
on  en  est  plus  regardée.  —  Est-ce  que  tu  aimes  à  être  regar- 
dée ?  —  Cela  ne  me  déplaît  pas.  —  Tu  es  donc  coquette?  —  Cn 
peu.  L'un  vous  dit  :  Elle  n'est  pas  mal;  un  autre  :  Elle  est  bien  ; 
un  troisième  :  Elle  est  jolie.  On  revient  avec  toutes  ces  petites 
douceurs-là,  et  cela  fait  plaisir.  —  Beau  plaisir  !  —  Tenez,  mon 
papa,  à  tout  prendre,  j'aimerais  mieux  plaire  un  peu  à  beau- 

1.  Le  Dépositaire,  comédie  de  société,  jouée  à  la  campagne  en  17G7. 


318  LETTRES   A  MADEMOISELLE    VOLLAND. 

coup  de  gens  que  de  plali-e  beaucoup  à  un  seuL  —  Ah  ça,  va- 
t'en  vite  avec  ta  calèche.  —  Allez,  laissez-nous  faire  ;  nous 
savons  l)ien  ce  qui  nous  va,  et  croyez  qu'une  calèche  a  bien  ses 
petits  avantages.  —  Et  ces  avantages?  —  D'abord,  les  regards 
partent  en  échappade  (c'est  son  mot)  ;  le  haut  du  visage  est 
dans  l'ombre  ;  le  bas  en  paraît  plus  blanc;  et  puis  l'ampleur  de 
cette  machine  rend  le  visage  mignon,  »  etc.,  etc. 

Je  crois  vous  avoir  dit  que  j'avais  fait  un  Dialogue  entre 
d'Alembert  et  moi.  En  le  relisant,  il  m'a  pris  fantaisie  d'en  faire 
un  second,  et  il  a  été  fait.  Les  interlocuteurs  sont  d'Alembert, 
qui  rêve,  Bordeu,  et  l'amie  de  d'Alembert,  M"*^  de  l'Espinasse. 
Il  est  intitulé  le  Rêve  de  cVAlembert.  II  n'est  pas  possible  d'être 
plus  profond  et  plus  fou.  J'y  ai  ajouté  après  coup  cinq  ou  six 
pages  capables  de  faire  dresser  les  cheveux  à  mon  amoureuse  ; 
aussi  ne  les  verra-t-elle  jamais.  Mais  ce  qui  va  bien  vous  sur- 
prendre, c'est  qu'il  n'y  a  pas  un  mot  de  religion,  et  pas  un  seul 
mot  déshonnète.  Après  cela  je  vous  délie  de  deviner  ce  que  ce 
peut  être.  A  propos  de  mon  amoureuse,  eh  bien,  je  lui  ai  envoyé 
une  lettre  de  M.  Dubucq,  qui  la  doit  mettre  un  peu  à  son  aise. 
Dites-lui  que  j'ai  fait  toutes  ses  commissions,  et  que  je  ne  l'en 
aime  pas  moins,  quoiqu'elle  ne  cesse  de  me  gronder:  les  amou- 
reux qui  ne  se  querellent  pas  de  temps  en  temps  ne  s'aiment 
guère.  Je  n'ai  pas  vu  W""^  Bouchard,  depuis  que  je  lui  ai  fait  le 
petit  plaisir  de  l'envoyer  à  la  Comédie  :  eh  bien,  elle  m'em- 
brassera donc  dans  la  rue  si  elle  m'y  rencontre  !  Ma  foi,  partout 
où  elle  voudra  :  il  est  difficile  d'être  cruel  avec  ces  femmes-là. 
Ma  comédienne  de  Bordeaux  me  ferait  enrager,  si  je  m'y  inté- 
ressais jusqu'à  un  certain  point  '.  Imaginez  qu'elle  est  lille  de 
protestants,  et  qu'elle  jouit  d'une  pension  de  deux  cents  livres, 
en  qualité  de  nouvelle  convertie.  Eh  bien,  cette  nouvelle  con- 
vertie, qui  touche  tous  les  ans  deux  cents  francs  pour  se  mettre 
à  genoux  quand  le  bon  Dieu  passe,  s'est  avisée  de  s'en  moquer 
un  jour  qu'il  passait;  on  a  rapporté  ses  propos  au  procureur 
général  :  elle  a  été  décrétée,  prise  et  mise  en  prison,  d"où  elle 
n'est  sortie  qu'à  force  d'argent.  M.  Perronet  est  très-sérieu- 
sement malade  ;  il  est  renfermé^  il  ne  parle  à  personne.  L'abbé 
Morellet  passe  les  jours  et  les  nuits  à  répondre  à  M.  Necker. 

1.  M""^  Jodin.  Voir  i)lut>  loin  les  lettres  qui  lui  sont  adressées. 


LETTRES    A    MADEMOISELLE   VOLLAND.  319 

J'étais  iaviLc  à  aller  dîner  uiijoLird"hui  à  Châtillon,  avec 
M.  et  M'"'  de  Trudainc,  qui  ont  de  l'amitié  pour  moi.  Je  m'en 
suis  excusé  comme  j'ai  pu;  mais  tout  cela  n'est  que  reculer 
pour  mieux  sauter.  Oh  !  cette  pièce  a  fait  une  diable  de  sensa- 
tion. Comme  un  auti'C  en  tirerait  bon  parti  pour  se  faulileravec 
toute  la  terre!  Cela  ne  m'arrivera  pas,  ou  je  changerais  bien.  Je 
n'ai  pourtant  pas  pu  me  tirer  des  avances  et  des  cajoleries  de 
M.  et  de  M""'  de  Salverte.  J'en  suis  a  mon  second  voyage  à  leur 
maison  de  campagne,  une  des  plus  agréables  qu'il  y  ait  aux 
environs  de  Paris;  elle  est  située  comme  la  maison  du  père 
Lachaise  :  Paris  paraît  avoir  été  bâti  pour  elle. 

Bonsoir,  bonnes  amies  ;  aimez-moi  toujours,  malgré  mon  indi- 
gnité. Portez-vous  bien  ;  que  M.  Gras  guérisse,  et  que  ces  mau- 
dites pluies-ci  ne  vous  chagrinent  pas.  J'ai  écrit  à  ma  sœur 
pour  avoir  du  vin;  à  peine  en  fera-t-elle  pour  sa  provision;  et 
si  ce  temps  dure,  il  sera  cher  et  détestable.  Mais  attendons,  et 
voyons  ce  que  les  vendanges  deviendront. 


cxxv 

Paris,  le  11  septera!jre  17G9 

Mesdames  et  bonnes  amies, 

Je  suis  tout  à  fait  sur  les  dents.  Il  est  temps  que  Grimm 
arrive  et  que  je  lui  remette  le  tablier  de  sa  boutique.  Je  suis 
las  de  ce  métier,  et  vous  conviendrez  que  c'est  le  plus  plat 
métier  qu'il  y  ait  au  monde  que  celui  de  lire  tous  les  plats  ou- 
vrages qui  paraissent.  On  me  donnerait  aussi  gros  d'or  que  moi, 
et  je  ne  suis  pas  des  plus  minces,  que  je  ne  voudrais  pas  conti- 
nuer. Réjouissez-vous;  me  voilà  enfin  tout  à  fait  débarrassé  de 
cette  édition  de  YEncyrlopcdie^  grâce  à  l'impertinence  d'un  des 
entrepreneurs.  M.  Panckoucke,  enflé  de  l'arrogance  d'un  nou- 
veau parvenu,  et  croyant  en  user  avec  moi  comme  il  en  use 
apparemment  avec  quelques  pauvres  diables  à  qui  il  donne  du 
pain,  bien  cher  s'ils  sont  obligés  de  digérer  ses  sottises,  s'est 
avisé  de  s'échapper  chez  moi;  ce  qui  ne  lui  a  point  réussi  du 
tout.  Je  l'ai  laissé  aller  tant  qu'il  a  voulu;  puis  me  levant  brus- 


320  LETTRES  A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

quemenl,  je  l'ai  pris  par  la  main;  je  lui  ai  dit:  «  Monsieur  Pan- 
ckoucke,  en  quelque  lieu  du  monde  que  ce  soit,  dans  la  rue, 
dans  l'église,  en  mauvais  lieu,  à  qui  que  ce  soit,  il  faut'toujours 
parler  honnêtement;  mais  cela  est  bien  plus  nécessaire  encore 
quand  on  parle  à  un  homme  qui  n'est  pas  plus  endurant  que 
moi,  et  qu'on  lui  parle  chez  lui.  Allez  au  diable...  vous  et  votre 
ouvrage;  je  n'y  veux  point  travailler.  Vous  me  donneriez  vingt 
mille  louis,  et  je  pourrais  expédier  votre  besogne  en  un  clin 
d'œil,  que  je  n'en  ferais  rien.  Ayez  pour  agréable  de  sortir  d'ici, 
et  de  me  laisser  en  repos.  »  Ainsi,  voilà,  je  crois,  une  inquié- 
tude bien  finie. 

Le  Pire  de  Famille  a  continué  d'avoir  le  plus  grand  succès. 
Toujours  pleine  salle,  malgré  la  solitude  de  Paris.  C'est  après- 
demain  la  dernière  représentation;  ils  ne  veulent  pas  l'user; 
ils  le  réservent  pour  l'hiver  prochain;  et  d'ailleurs  Mole  n'y  suf- 
firait pas  plus  longtemps. 

Je  me  trouvai,  il  y  a  huit  jours,  à  l'orchestre  entre  M.  Per- 
ronet  et  M""*  de  La  Piuette.  Je  m'invitai  à  aller  voir  ses  travaux 
à  Neuilly,  à  condition  que  nous  ne  serions  que  quatre,  en  le 
comptant.  Bon;  voilà  le  jour  venu;  le  rendez-vous  était  chez 
moi  ;  ce  n'est  plus  M.  Perronet  qui  me  vient  prendre,  c'est 
M.  de  Senneville;  nous  allons,  et  nous  nous  trouvons  qua- 
torze ou  quinze  à  table,  sans  compter  le  maître  de  la  maison 
qui  ne  vint  point.  Gela  se  passa  fort  bien  :  M.  de  Senneville  fut 
on  ne  peut  plus  gai  et  plus  affable  ;  nous  parlâmes  un  peu  de 
M'"^  Le  Gendre;  il  convint  qu'il  avait  eu  le  cœur  un  peu  égra- 
tigné.  Nous  revînmes  ensemble  dans  la  voiture  de  M.  Perro- 
net; il  me  déposa  au  Pont-Tournant,  et  nous  nous  séparâmes 
assez  contents  l'un  de  l'autre. 

Je  vis  beaucoup  dans  ma  robe  de  chambre;  je  lis,  j'écris; 
j'écris  d'assez  bonnes  choses,  à  propos  de  fort  mauvaises  que  je 
lis.  Je  ne  vois  personne,  parce  qu'il  n'y  a  plus  personne  à  Paris. 
M.  Bouchard  m'a  fait  une  visite,  et  j'ai  été  fort  aise  de  le  voir 
venir  de  la  rue  des  Vieux-Augustins,  rue  Taranne,  grimper  à 
un  quatrième  étage;  c'est  la  tâche  d'un  homme  entrain  de  se 
bien  porter. 

Lorsqu'il  n'y  a  point  de  livres  nouveaux  dont  je  puisse 
rendre  compte,  je  fais  des  extraits  de  livres  qui  ne  sont  pas,  en 
attendant  qu'on  les  fasse.  Quand  cette  ressource,  qui  est  assez 


LETTRES   A   M\DEMOISELLE    VOLLAND.  321 

féconde,  me  manque,  j'en  ai  une  autre,  c'est  de  faire  de  petits 
ouvrages.  J'ai  fait  un  Dialogue  entre  d'Alembcrt  et  moi  :  nous 
y  causons  assez  gaiement,  et  même  assez  clairement,  malgré  la 
sécheresse  et  l'obscurité  du  sujet.  Ace  Dialogue  il  en  succède 
un  second  beaucoup  plus  étendu,  qui  sert  déclaircissement  au 
premier;  celui-ci  est  intitulé  :  le  Jlêve  de  (VAlenibert.  Les  inter- 
locuteurs sont  :  d'Alembert  rêvant,  M"*^  de  L'Espinasse,  amie  de 
d'Alembert,  et  le  docteur  Bordeu.  Si  j'avais  voulu  sacrifier  la 
richesse  du  fond  à  la  noblesse  du  ton,  Démocrite,  Hippocratc  et 
Leucippe  auraient  été  mes  personnages  ;  mais  la  vraisemblance 
m'aurait  renfermé  dans  les  bornes  étroites  de  la  philosophie 
ancienne,  et  j'y  aurais  trop  perdu.  Cela  est  de  la  plus  haute 
extravagance,  et  tout  à  la  fois  de  la  philosophie  la  plus  pro- 
fonde ;  il  y  a  cjuelque  adresse  à  avoir  mis  mes  idées  dans  la 
bouche  d'un  homme  qui  rêve  :  il  faut  souvent  donner  à  la  sa- 
gesse l'ail-  de  la  folie,  afin  de  lui  procurer  ses  entrées;  j'aime 
mieux  qu'on  dise:  «  Mais  cela  n'est  pas  si  insensé  qu'on  croirait 
bien  «,  que  de  dire  :  «  Écoutez-moi,  voici  des  choses  très- 
sages.  » 

Nos  promenades,  la  petite  bonne  et  moi,  vont  toujours  leur 
train.  Je  me  proposai  dans  la  dernière  de  lui  faire  conce- 
voir qu'il  n'y  avait  aucune  vertu  qui  n'eût  deux  récompen- 
ses :  le  plaisir  de  bien  faire,  et  celui  d'obtenir  la  bienveil- 
lance des  autres;  aucun  vice  qui  n'eût  deux  châtiments  :  l'un 
au  fond  de  notre  cœur,  un  autre  dans  le  sentiment  d'aversion 
que  nous  ne  manquons  jamais  d'inspirer  aux  autres.  Le  texte 
n'était  pas  stérile;  nous  parcourûmes  la  plupart  des  vertus  ; 
ensuite,  je  lui  montrai  l'envieux  avec  ses  yeux  creux  et  son  visage 
pâle  et  maigre;  l'intempérant  avec  son  estomac  délabré  et  ses 
jambes  goutteuses;  le  luxurieux  avec  sa  poitrine  asthmatique 
et  les  restes  de  plusieurs  maladies  qu'on  ne  guérit  point,  ou 
qu'on  ne  guérit  qu'au  détriment  du  reste  de  la  machine.  Gela 
va  fort  bien,  nous  n'aurons  guère  de  préjugés  ;  mais  nous  aurons 
de  la  discrétion,  des  mœurs  et  des  principes  communs  à  tous 
les  siècles  et  à  toutes  les  nations.  Cette  dernière  réflexion  est 
d'elle. 

Je  fis  hier  un  dîner  fort  singulier  :  je  passai  presque  toute 
la  journée  chez  un  ami  commun,  avec  deux  moines  qui  n'étaient 
rien  moins  que  bigots.   L'un  d'eux  nous  lut  le  premier  ca'iier 
XIX.  21 


322  LETTRES  A   MADEMOISELLE    VOLLAND. 

d'un  traité  d'athéisme  très-frais  et  très-vigoureux,  plein  d'idées 
neuves  et  hardies;  j'appris  avec  édification  que  cette  doctrine 
était  la  doctrine  courante  de  leurs  corridors.  Au  reste,  ces  deux 
moines  étaient  les  gros  bonnets  de  leur  maison  ;  ils  avaient  de 
l'esprit,  de  la  gaieté,  de  l'honnêteté,  des  connaissances.  Quelles 
que  soient  nos  opinions,  on  a  toujours  des  mœurs  quand  on 
passe  les  trois  quarts  de  sa  vie  à  étudier  ;  et  je  gage  que  ces 
moines  athées  sont  les  plus  réguliers  de  leur  couvent.  Ce  qui 
m'amusa  beaucoup,  ce  furent  les  efforts  de  notre  apôtre  du 
matérialisme  pour  trouver  dans  l'ordre  éternel  de  la  nature  une 
sanction  aux  lois  ;  mais  ce  qui  vous  amusera  bien  davantage, 
c'est  la  bonhomie  avec  laquelle  cet  apôtre  prétendait  que  son 
système,  qui  attaquait  tout  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  révéré, 
était  innocent,  et  ne  l'exposait  à  aucune  suite  désagréable; 
tandis  qu'il  n'y  avait  pas  une  phrase  qui  ne  lui  valût  un  fagot. 

Pour  toute  réponse  à  mon  amoureuse,  je  lui  envoie  une  lettre 
de  M.  Dul'ucq,  reçue  presque  au  même  moment  que  la  sienne. 

Je  vous  salue  toutes  trois,  et  vous  embrasse  de  bon  cœur. 
Cà,  venez,  approchez  vos  joues,  mon  amoureuse;  maman,  don- 
nez-moi votre  main,  vous;  mademoiselle  Volland,  tout  ce  qu'il 
vous  plaira. 

Bon!  j'allais  oublier  de  vous  dire  que  j'avais  eu  à  la  fin  le 
courage  d'aller  dîner  à  la  campagne,  chez  M.  de  Sal verte.  La 
journée  se  passa  fort  uniment,  fort  simplement,  très-bien  ;  nos 
époux  s'aiment,  et  sont  dans  la  meilleure  intelligence  avec  leurs 
parents.  Chemin  faisant,  je  descendis  chez  Gasanove,  et  je  trou- 
vai M"^  Casanove  toujours  avec  de  belles  joues,  de  beaux  yeux, 
de  très-belles  dents,  comme  je  le  lui  sus  très-bien  dire. 
Son  mari  avait  la  complaisance  de  détourner  la  tête  de  temps 
en  temps  :  vous  remarquerez  que  cela  se  passait  à  la  campagne, 
et  par  conséquence  sans  conséquence'. 

\.  La  première  femme  de  F.-J.  Casanove,  qui  se  maria  deux  fois,  était,  selon 
M.  Jal,  une  figurante  des  ballets  de  la  Comcdie-Italieune. 


LETTRES   A  MADEMOISELLE   VOLLAND.  323 


GXXVl 

Paris,  le  22  septembre  1769. 

Oh,  oui!  vous  avez  bien  deviné  cela,  bonne  amie  !  Grimm 
m'écrivait  la  veille  de  la  dernière  représentation,  de  Berlin, 
qu'il  ne  lui  restait  plus  que  cinq  ou  six  cents  lieues  à  faire.  Il 
est  arrivé  une  scène  tout  à  fait  sanglante  à  cette  dernière 
représentation,  qui  a  pensé  troubler  tout  le  spectacle.  Au  mo- 
ment où  l'on  entend  du  bruit  dans  la  maison,  et  où  Saint-Albin 
menace  de  tuer  le  premier  qui  osera  mettre  la  main  sur  sa 
maîtresse,  une  jeune  femme  qui  était  aux  premières  loges  poussa 
un  cri  aussi  aigu  que  celui  de  Saint- Albin,  et  se  trouva  mal. 
Cette  jeune  femme  se  montrait  au  spectacle  la  première  fois 
après  son  mariage,  comme  c'est  l'usage.  Cela  m'a  valu  la  visite 
de  son  mari,  qui  a  grimpé  à  mon  quatrième  étage  pour  me 
remercier  du  plaisir  et  de  la  peine  que  je  leur  avais  faits.  Ce 
mari  est  avocat  général  au  parlement  de  Bordeaux  ;  il  s'appelle 
M.  Dupaty.  Nous  causâmes  très-agréablement.  Lorsqu'il  s'en 
allait,  et  qu'il  fut  sur  mon  palier,  il  tira  modestement  de  sa 
poche  un  ouvrage  imprimé  sur  lequel  il  me  pria  de  jeter' les 
yeux  avec  indulgence,  s'excusant  sur  sa  jeunesse  et  la  médio- 
crité de  son  talent.  Le  voilà  parti  ;  je  me  mets  à  lire,  et  je 
trouve,  à  mon  grand  étonnement,  un  morceau  plein  d'éloquence, 
de  hardiesse  et  de  logique  :  c'était  un  réquisitoire  en  faveur  d'une 
femme  convaincue  de  s'être  un  peu  amusée  dans  la  première 
année  de  son  veuvage,  et  menacée,  aux  termes  de  la  loi,  de 
perdre  tous  les  avantages  de  son  contrat  de  mariage.  J'ai  appris 
depuis  que  ce  même  magistrat  adolescent  s'était  élevé  contre 
les  vexations  du  duc  de  Pdchelieu,  avait  osé  fixer  les  limites  du 
pouvoir  du  commandant  et  de  la  loi,  et  faire  ouvrir  les  portes 
des  prisons  à  plusieurs  citoyens  qui  y  avaient  été  renfermés 
d'autorité.  J'ai  appris  qu'après  avoir  humilié  le  commandant  de 
la  province,  il  avait  entrepris  les  évéques  qui  avaient  annulé  des 
mariages  protestants,  et  qu'il  en  avait  fait  réhabiliter  quarante.  Si 
l'esprit  de  la  philosophie  et  du  patriotisme  allait  s'emparer  une 


32/j  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAND. 

fois  de  ces  vieilles  têtes-là,  oh  la  bonne  chose!  Cela  n'est  pas 
impossible.  Lorsque  je  revis  M.  Dupaty,  je  lui  dis  qu'en  lisant 
son  discours,  ma  vanité  mortifiée  n'avait  trouvé  de  ressource 
que  dans  l'espérance  que,  marié,  ayant  des  enfants,  la  soif  de 
l'aisance,  du  repos,  des  honneurs,  de  la  richesse  le  saisirait,  et 
que  tout  ce  talent  ne  réduirait  à  rien.  Vous  auriez  souri  de  la 
naïveté  avec  laquelle  il  me  promettait  le  contraire  ^ 

J'ai  encore  huit  ou  dix  jours  au  moins  à  porter  l'ennuyeux 
tablier.  Je  pense  que  depuis  que  vous  vous  êtes  félicitées  du 
retour  du  beau  temps,  si  les  eaux  de  la  Marne  se  sont  renflées 
en  proportion  de  celles  de  la  Seine,  la  bourbeuse  rivière  couvre 
les  vordes,  et  vous  tient  assiégées  dans  votre  château.  Il  y 
a  longtemps  qu'on  a  dépouillé  les  comètes  de  toute  influence  sur 
nos  aflaires;  est-ce  à  tort  ou  à  raison  ?  ma  foi,  je  n'en  sais  rien. 
Vous  direz,  vous,  qu'elles  font  perdre  au  jeu  ;  mais  maman  dira, 
elle,  qu'elles  y  font  gagner;  et  puis  ce  sera  comme  toutes  les 
choses  de  ce  monde,  qui  ne  peuvent  nuire  à  l'un  qu'elles  ne 
soient  utiles  à  l'autre.  Yitrichy  ou  plutôt  Yillie  était  un  médecin 
prussien  qui  publia  plusieurs  ouvrages,  entre  autres  celui  dont 
vous  me  parlez,  où  il  traita  de  quelques  propriétés  merveilleuses 
du  succin  et  autres  substances  naturelles.  Il  n'est  point  mort  à 
Francfort,  comme  le  dit  le  président  de  Thou,  mais  à  Libuze.  Si 
vous  en  voulez  savoir  davantage  et  qu'il  y  ait  dans  le  canton 
quelqu'un  qui  ait  besoin  d'un  autre  philtre  que  celui  d'un  bon 
verre  de  vin  que  vous  lui  présenteriez  en  le  regardant  d'une 
certaine  façon,  je  me  le  ferai  prêter.  Eh  bien,  vos  récoltes  ne 
sont  donc  pas  achevées?  et  les  chenilles  sont  donc  en  train  de 
vous  dispenser  de  celle  des  navettes?  Aussi,  que  ne  les  faisiez- 
vous  excommunier  ? 

L'ouvrage  de  Neuilly  est  très-beau  à  voir;  mais  l'architecte 
est  toujours  claquemuré  par  sa  maladie.  M.  et  M'"'  de  Trudaine 
m'ont  pris  dans  une  belle  passion  ;  il  n'a  tenu  qu'cà  moi  d'aller 
dîner  deux  ou  trois  fois  à  Ghâtillon  en  petit  comité.  Je  n'en  ai  rien 
fait,  parce  que  je  suis  un  ours  ;  mais  j'ai  promis,  cela  ne  me 

1.  J.-B.  Mercicr-Dupaty  (174if-1788),  auteur  des  Lettres  sur  l'Italie  qnï  curent 
tant  de  vogue,  et  président  à  mortier  du  parlement  de  Bordeaux.  Le  plaidoyer  dont 
il  s'agit  et  que  ne  mentionne  pas  Qucrard  est  intitulé  :  Discours  de  M.  Dupaty, 
avocat  [/énéral  dans  la  cause  d'une  veuve,  accusée  d'avoir  forfait  avant  Van  du 
deuil.  1709,  in-8. 


LETTRKS  A   M ADI':M0ISI':LLE    VOLLAND.  325 

coûte  rien,  parce  que  je  ne  m'engage  jamais  à  tenir  mes  pro- 
messes. Je  ne  puis  rien  vous  dire  ni  de  M.  ni  de  M""  Bouchard, 
que  je  n'ai  point  vus.  Un  anachorète  ne  vit  pas  plus  retiré  que 
moi.  Je  me  garderai  bien  de  vous  envoyer  mes  Dialogues;  j'y 
perdrais  le  plaisir  que  j'aurais  à  vous  les  lire.  D'ailleurs,  sans 
me  méfier  de  votre  pénétration,  je  crois  qu'il  faut  un  petit  com- 
mentaire. Cet  ami  qui  était  en  quatrième  avec  les  deux  moines 
et  moi,  c'est  un  nommé  Touche,  dont  vous  aurez  pu  entendre 
parler  à  M'""  Le  Gendre  qui  le  connaissait  et  l'estimail.  Vos 
jours  et  vos  yeux  !  Oh  !  je  vous  conseille  de  vous  avancer  davan- 
tage si  vous  ne  voulez  pas  que  M'""  Casanove  aille  à  l'enchère 
sur  vous.  Voici  une  nouvelle  toute  fraîche  qui  vous  fera  plaisir: 
le  prince  de  Galitzin  vient  d'obtenir  l'ambassade  de  La  Haye,  la 
meilleure  de  toutes  et  la  moins  pénible.  Le  voilà  riche  et  pares- 
seux à  jamais;  le  voilà  au  centre  de  la  peinture;  le  voilà  proche 
de  ses  amis;  je  suis  sûr  que  la  tête  lui  en  tourne.  Il  part  de 
Pétersbourg  avec  sa  femme,  qui  fera  ses  couches  à  Berlin  d'où 
ils  se  rendront  en  Hollande. 

Je  veux  mourir,  si  je  vois  dans  ce  fragment  épistolaire 
autre  chose  que  ce  que  vous  y  voyez;  un  homme  qui,  à  l'occa- 
sion d'une  bagatelle  qui  a  pu  vous  être  agréable,  pousse  sa 
pointe,  et  court  après  l'avantage  d'avoir  à  se  justifier  auprès 
de  vous  des  tendres  sentiments  qu'il  a  pris  sans  votre  aveu,  et 
qu'il  ne  désespérait  pas  de  vous  faire  agréer.  Cela  n'est  pas 
maladroit.  Qu'il  y  réussît  ou  non,  il  se  serait  expliqué;  mais  il 
ne  vous  connaît  guère  :  vous  ne  répondrez  pointa  cela. 

Bonsoir,  mesdames  et  bonnes  amies.  Je  suis  harassé  de 
fatigue,  et  il  est  temps  que  Grimm  rentre  dans  sa  boutique. 


GXXVII 

Paris,  le  1'''  octobre  17'J9. 


Grimm  n'est  pas  encore  arrivé  ;  ainsi,  bonne  amie,  je  porte 
encore  le  tablier  de  sa  boutique  ;  mais  je  commence  à  m'en  las- 
ser, et  je  ne  sais  plus  ce  qui  me  fait  désirer  son  retour,  si  c'est 


32G  LETTRES    A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

le  plaisir  de  revoir  un  ami,  ou  celui  d'être  soulagé  d'un  fardeau 
qui  me  pèse. 

L'édition  de  l'abbé  Galiani,  mes  planches,  la  corvée  de 
Grimm,  le  Salon  et  mes  petites  affaires  particulières  m'accablent. 
Le  soir,  je  suis  quelquefois  si  las  que  je  n'ai  pas  la  force  de 
manger;  cela  est  à  la  lettre. 

Vous  ai-je  dit  que  Greuze  venait  de  recevoir  le  rembourse- 
ment du  mépris  qu'il  avait  eu  jusqu'àprésent  pour  ses  confrères? 
Son  but  était  d'être  peintre  d'histoire.  Il  a  présenté  pour  sa 
réception  un  tableau  d'histoire  ;  ce  tableau  était  mauvais  ;  ils 
ont  accepté  son  mauvais  tableau,  et  l'ont  reçu  comme  peintre 
de  genre.  Sa  femme  s'en  ronge  les  poings  de  fureur. 

Mademoiselle  Volland,  mettez-vous  en  prière  le  soir,  et 
demandez  à  Dieu  le  prompt  retour  de  Grimm,  et  le  prompt 
départ  d'un  de  ses  compatriotes  appelé  Weinacht,  ou^en  langue 
chrétienne  Noël.  Ce  Weinacht  ou  iNoël  est  le  miré  de  l'impé- 
ratrice; voilà  la  troisième  ou  quatrième  fois  qu'il  m'enivre 
avec  d'excellents  vins  que  nous  buvons  à  la  santé  de  Sa  Majesté  ; 
mais  je  pense  que  puisque  ceci  est  affaire  de  prières,  vous  feriez 
bien  de  renvoyer  cette  commission  à  mon  amoureuse. 

Sur  ma  bonne  foi!  Oh!  l'on  peut  m'y  laisser  en  toute  sûreté. 
J'ai  eu  le  malheur  de  voir  mon  extrait  baptistaire  hier,  avant- 
hier  :  ah  !  mademoiselle  Volland,  que  je  suis  vieux!  Si  je  suis 
nul,  je  vous  réponds  qu'il  y   en  a  qui  ont  fermé  boutique  de 

meilleure  heure.   J'ai je  n'oserais  vous  le  dire  :  cet  âge 

est  effrayant  ! 

Je  remis,  il  y  a  quelques  jours,  entre  les  mains  de  Mole 
cette  comédie  de  Voltaire*.  Je  n'en  entends  point  parler  ;  je 
crains  bien  qu'elle  ne  me  revienne  avec  un  refus. 

Ma  petite  bonne  est  dans  les  grandes  affaires  :  il  s'agit  du 
bouquet  de  son  papa  ;  ce  n'est  pas  une  bagatelle  ;  il  faut  être 
sublime.  Je  traverse  à'grandspasle  salon  du  clavecin,  parce  qu'il 
ne  faut  pas  que  j'entende,  et  je  vous  jure  que  je  n'entends  rien  : 
il  ne  faut  pas  apercevoir  un  bouquet  qui  doit  nous  être  présenté. 

Ce  Dialogue  entre  cVAlembert  et  moi  ;  et  comment  diable 
voulez-vous  que  je  vous  le  fasse  copier?  c'est  presque  un  livre  ; 
et  puis,  je  vous  l'ai  dit,  il  faut  un  connnentateur. 

2.  Voir  iirôcudcmment,  pago  321. 


LETTRES   A    MADEMOISELLE  VOLLAND.  327 

Ni  moi   ni   personne  ne  sait  un  mot  de  la  maladie  de  M 

C'est  un  secret  entre  son  médecin,  sa  femme  et  lui.  Je  n'ai 
point  de  nouvelles  connaissances,  et  je  n'en  veux  point  ;  je  n'y 
vois  rien  à  gagner  pour  soi,  et  tout  à  perdre  pour  ceux  qui  nous 
aiment.  J'ai  fait  quelques  voyages  à  la  campagne  de  M.  de  Sal- 
verte:  le  moyen  de  s'y  refuser  ? 

Quelle  fantaisie  vous  prend  d'observer  cette  comète?  Il  y  a 
près  de  cent  ans  que  les  comètes  ne  signifient  plus  rien. 

L'abbé  Le  Monnier  m'a  donné  une  commission  ;  je  m'en  suis 
bien  acquité  ;  il  m'a  dit  des  injures,  et  puis  je  n'en  ai  plus  en- 
tendu parler.  Je  ne  sais  ce  que  sont  devenus  M.  et  W""  Bouchard. 

Bonjour,  mesdames  et  bonnes  amies.  Portez-vous  bien  ;  reve- 
nez bien  vite  ;  et  n'oubliez  pas,  le  jour  de  la  Saint-François, 
d'embrasser  une  bonne  maman  pour  moi,  avec  vos  bouquets. 
Présentez-lui  mes  souhaits  et  mon  dévouement  éternel.  Vous 
revenez  donc  bientôt?  Ah!  la  bonne  nouvelle  ! 


CXXVIIl 

Paris,  le   18  octobre  1709. 

Enfin,  il  est  de  retour,  de  mardi  dernier,  à  ce  qu'on  dit; 
mais  certains  apprêts  fort  antérieurs,  un  voyage  à  la  Briche, 
une  santé  bonne  à  la  vérité,  mais  qui  marquait  déjà  un  peu  de 
déchet,  me  font  soupçonner  un  arrangement  que  je  n'ai  garde 
de  blâmer.  Il  était  très-naturel  que  nous  nous  vissions  le  mer- 
credi ;  en  effet,  son  tartare  vint  me  dire  qu'il  m'attendait  à  onze 
heures  ;  mais  à  cette  heure-là  même  le  carrosse  de  M.  de  Sal- 
verte  devait  me  venir  prendre  pour  aller  passer  le  reste  de  la 
journée  à  la  campagne.  Je  ne  vous  ai  jamais  dit  un  mot  de  ces 
honnêtes  gens-là.  M.  de  Salverte  me  paraît  faible  de  santé,  un 
peu  vaporeux,  inattentif,  cherchant  le  mot  désobligeant,  et  heu- 
reusement ne  le  trouvant  pas  toujours;  aimant  le  faste,  la  table, 
le  bon  vin,  même  un  peu  plus  qu'il  ne  faut  pour  sa  force. 
M'"""  de  Salverte  parle  assez  bien  ;  est  cachée,  silencieuse  ;  on  la 
croirait  fausse,  à  la  juger  sur  sa  physionomie  ;  elle  est  certaine- 


328  LETTRES  A    MADEMOISELLE    VOLLAND. 

ment  sèche,  mais  je  ne  la  crois  pas  mauvaise.  Pour  M'"*"  De- 
vaisnes,  c'est  une  des  femmes  ou  plutôt  des  enfants  les  plus 
aimables  qu'il  soit  possible  de  voir  ;  de  la  raison,  de  la  vivacité, 
de  la  gaieté,  de  la  naïveté  avec  un  peu  de  réflexion,  une  figure 
assez  agréable,  tout  plein  de  talents;  elle  a  fout  cela  et  je  l'aime 
beaucoup.  J'oubliais  de  vous  dire  que  M.  de  Salverte  est  très- 
despote  et  très-personnel  ;  M.  Devaisnes  commence  à  perdre  ce 
ton  léger  et  charmant  qu'il  tenait  du  grand  monde  ;  soit  que  le 
séjour  habituel  à  la  campagne,  soit  que  des  pensées  plus  sérieuses 
l'aient  un  peu  rembruni,  je  lui  soupçonne  plus  d'ambition  qu'il 
n'en  montre.  On  arrive  tard,  on  se  met  à  table  tout  en  arrivant  ; 
on  mange  bien,  on  boit  encore  mieux;  on  n'est  ni  bien  gai,  ni 
bien  triste  ;  on  joue  après  dîner  à  des  jeux  d'exercice,  on  se 
promène,  on  cause,  on  se  sépare  toujours  en  souhaitant  de  se 
revoir.  Le  jeudi,  comme  je  suis  veuf,  madame  et  mademoiselle 
étant  à  Sèvres,  je  donnai  à  Grimm  rendez-vous  chez  moi  ;  il  vint 
de  bonne  heure,  et  nous  nous  séparâmes  fort  avant  dans  la  nuit. 
Je  ne  vous  parle  pas  du  plaisir  que  nous  eûmes  à  nous  revoir, 
après  une  absence  de  cinq  mois.  Je  l'aime,  et  j'en  suis  tendre- 
ment aimé.  C'est  tout  dire.  Je  ne  finirais  pas  si  je  m'embarquais 
dans  l'histoire  des  agréments  de  son  voyage  ;  le  roi  de  Prusse 
l'a  arrêté  trois  jours  de  suite  à  Potsdam,  et  il  a  eu  l'honneur  de 
causer  avec  lui  deux  heures  et  demie  chaque  jour.  Il  en  est  en- 
chanté; mais  le  moyen  de  ne  pas  l'être  d'un  grand  prince,  quand 
il  s'avise  d'être  affable  ?  Au  sortir  du  dernier  entretien,  on  lui 
présenta  de  la  part  du  roi,  une  belle  boîte  d'or.  Cela  est  fort 
bien  ;  le  prince  de  Saxe-Gotha  a  fait  encore  mieux  :  il  lui  a 
donné  un  titre,  je  ne  sais  quel,  et  il  a  attaché  à  ce  titre  une 
pension  de  douze  cents  livres.  Ajoutez  à  cela  un  ventre  très- 
rondelet  et  une  face  lunaire  qu'il  a  rapportés  de  son  voyage,  et 
vous  trouverez  qu'il  n'a  pas  tout  à  fait  perdu  son  temps  sur  les 
grands  chemins.  Mais  je  crains  bien  que  le  plus  précieux  de  ces 
avantages,  la  santé,  ne  soit  pas  de  longue  durée.  Tout  à  l'heure, 
vous  saurez  pourquoi  je  le  présume.  Rendez-vous  pris  chez  moi 
encore  pour  le  lendemain,  c'est  ce  jour-là  que  je  lui  ai  remis 
le  tablier  de  la  boutique,  avec  un  volume  de  papiers  effrayant. 
JNous  en  lûmes  ensemble  quelques-uns;  j'avais  choisi  les  plus 
amusants;  malgré  cela,  le  peu  d'attention  qu'ils  exigeaient  lui 
avait  coloré  les  pommettes  des  joues  d'un  incarnat  de  fâcheux 


LETTRES   A    MADEMOISELLE   VOLLAND.  329 

augure  ;  la  chaise  de  paille  le  tuera,  s'il  ne  prend  garde,  .le  lui 
demandai  en  grâce  de  ménager  la  pacotille  que  je  lui  remettais, 
de  manière  à  vivre  quelque  temps  là-dessus.  C'était  en  efTet  la 
meilleure  récompense  que  je  pusse  obtenir  de  ce  pénible  travail; 
il  me  l'a  promise;  me  tiendra-t-il  parole?  j'en  doute.  Il  a  vu  sa 
mère  qui  a  quatre-vingt-cinq  ou  six  ans  passés,  et  qui  jouit  de 
la  plus  belle  santé  et  de  toute  sa  raison.  Il  a  vu  des  frères,  des 
neveux,  des  nièces  dont  il  est  enchanté.  Au  milieu  de  toutes  ces 
agréables  distractions-là,  il  a  eu  la  bonté  de  se  ressouvenir  de 
M"®  Diderot,  et  de  lui  apporter  un  fardeau  de  musique  imprimée 
des  auteurs  les  plus  renommés,  et  aussi  belle  que  de  la  musique 
gravée.  J'allai  hier  voir  ma  femme  et  ma  fille  ;  je  comptais  pas- 
ser la  journée  en  tête-à-tête  avec  elles,  et  je  suis  tombé  dans 
une  cohue  de  vingt-deux  personnes.  Nous  avions  fait  la  partie 
d'aller  aujourd'hui  au  Grandval,  mais  nous  en  avons  été  détour- 
nés par  une  compagnie  qui  avait  choisi  le  même  jour.  N'ous  y 
allons  demain  mardi  ;  nous  passerons  ensemble  deux  heures  et 
demie  en  allant,  et  deux  heures  et  demie  très-douces  en  reve- 
nant ;  voilà  ce  que  nous  nous  sommes  dit,  et  ce  qui  est  vrai  ; 
mais  ce  qui  ne  l'est  pas  moins,  et  ce  que  nous  ne  nous  sommes 
pas  dit,  c'est  que  le  baron  s'emparera  de  moi.  Et  vous,  mes- 
dames, quand  me  restituerez-vous  les  autres  absents  qui  me 
sont  chers?  Voilà  de  beaux  jours  que  je  maudis  de  bon  cœur; 
je  mène  la  vie  la  plus  retirée;  j'y  suis  si  bien  fait,  qu'il  m'est 
arrivé  une  fois  de  m'habiller  et  de  me  déshabiller  tout  de 
suite. 

Je  vous  salue,  et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  Si 
M""'  Volland  voulait  être  sincère,  elle  m'avouerait  qu'elle  avait 
oublié  le  jour  de  ma  fête. 


CXXIX 


Paris,  le  2  novembre  17G9. 


Je  vous  ai  écrit  deux  fois,  bonne  amie,  avant  que  de  faire 
mon  petit  voyage  du  Grandval.  Je  vous  ai  parlé  du  retour  de 


330  LETTRES    A   MADEMOISELLE  VOLLÂND. 

Griiiim.  Je  crois  vous  avoir  dit  que  sa  tournée  avait  été  d'environ 
deux  mille  cinq  cents  lieues  ;  qu'il  n'avait  pas  perdu  tout  son 
temps  sur  les  grands  chemins,  quoiqu'il  se  fût  refusé  aux  pro- 
positions les  plus  avantageuses  ;  qu'on  lui  avait  donné  à  Gotha 
un  titre  honorifique  avec  une  pension  de  douze  cents  livres;  que 
le  duc  d'Orléans  lui  avait  permis  d'accepter  l'un  et  l'autre,  et 
qu'enfin  il  était  riche,  s'il  était  modéré  dans  ses  désirs.  Je  vous 
ai  priée  de  remercier  mon  amoureuse  de  son  baume,  dont  le 
sédiment  délayé  avec  un  peu  d'eau -de-vie  de  lavande  m'a 
guéri  d'un  bobo  au  sein,  qui  commençait  à  m'inquiéter  par  son 
retour  opiniâtre. 

Le  baron  m'a  témoigné  tant  d'humeur  de  ce  qu'après  lui 
avoir  promis  d'aller  vivre  avec  lui  à  la  campagne,  je  lui  avais 
manqué  de  parole;  il  menait  une  vie  si  déplaisante,  sa  femme, 
ses  enfants,  sa  belle-mère  me  désiraient  si  fort,  qu'il  a  fallu 
céder.  J'ai  donc  passé  dix  jours  au  Grandval  ;  comme  on  les  y 
passe  :  dans  la  plus  grande  liberté,  et  la  plus  grande  chère. 

Je  me  suis  presque  engagé  à  y  retourner  jusqu'à  la  Saint- 
Martin,  que  nous  reviendrons  tous  ensemble  à  Paris  ;  à  moins 
que  je  n'exécute  un  projet  proposé  de  folie,  dans  un  de  ces  mo- 
ments où  Ton  est  si  content  d'être  les  uns  à  côté  des  autres, 
qu'on  se  sent  pressé  du  désir  d'y  rester,  c'est  de  passer  une 
bonne  partie  de  l'hiver  à  la  campagne.  Je  me  débarrasserais 
là  d'une  multitude  de  besognes  importunes  qui  me  pèsent  sur 
les  épaules,  et  peut-être  en  entamerais-je  quelques  importantes 
qui  me  rendraient  honneur  et  profit,  et  qui  me  conduiraient 
jusqu'à  la  fm  de  ma  carrière  ;  elle  est  bien  plus  avancée  que  je 
ne  croyais,  à  moins  que  je  ne  veuille  la  mesurer  par  la  santé  ; 
je  suis  vieux,  mais  il  est  sûr  qu'il  n'y  paraît  pas;  on  ne  le  croi- 
rait jamais,  à  moins  que  je  ne  révèle  mon  secret,  ce  que  je  ne 
fais  pas  volontiers  avec  les  femmes  que  j'aime  et  dont  je  veux 
être  aimé  aussi  longtemps  que  je  pourrai  leur  en  imposer.  Made- 
moiselle, n'allez  pas  commettre  cette  indiscrétion-là  avec  mon 
amoureuse  ;  elle  a,  je  crois,  la  meilleure  opinion  de  moi  ;  je  ne 
veux  pas  la  perdre  ;  laissez-lui  tout  le  mérite  qu'elle  peut  avoir 
à  me  résister.  Vous  voyez  bien  qu'il  n'est  bon  ni  pour  elle  ni 
pour  moi  de  savoir  qu'en  renonçant  à  moi  elle  ne  renonce  à 
rien. 

Voilà  donc  maman  gaie  connue  moi  ;  se  portant  bien  conime 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     331 

moi  ;  libre  de  toute  iiulisposition,  comme  moi  ;  jeune  comme 
moi?  Dites-lui,  en  lui  présentant  mon  respect,  que  je  m'en  réjouis 
autant  que  vous. 

J'ai  rêvé  au  motif  du  voyage  de  Vialet,  et  voici  ce  qui  m'a 
passé  par  la  tète.  Le  projet  de  M.  Deparcieux  d'amener  les  eaux 
de  la  rivière  d'Yvette  au  haut  de  l'Estrapade  est  arrêté.  M.  Per- 
ronet,qui  en  est  chargé,  n'ayant  plus  pour  Vialet  une  aversion 
dont  la  cause  ne  subsiste  plus,  et  sentant  le  besoin  qu'il  a  de  ses 
talents,  le  fait-il  venir  pour  lui  succéder  dans  la  conduite  de 
cette  entreprise,  ou  mieux  encore,  pour  remplacer  Chésy  à  l'École, 
tandis  que  celui-ci  conduira  les  travaux  de  l'Yvette?  Mais  alors, 
une  autre  chose  qui  pourrait  bien  arriver,  c'est  que  le  beau- 
frère,  qui  n'a  pas  plus  de  religion  qu'il  ne  faut,  trouvera  plus 
d'avantage  à  lui  donner  sa  fille  qu'à  Digeon,  qui  n'a  que  des 
espérances,  et  que  Digeon  fût  éconduit. 

Je  suis  veuf;  j'arrive  du  Grandval  ;  et  aussitôt  ma  femme  et 
ma  fille  partent  pour  aller  à  la  campagne  ;  elles  y  resteront 
jusqu'à  dimanche  prochain,  que  j'irai  les  rechercher.  Si  je  me 
détermine  lundi  à  aller  passer  la  semaine,  et  faire  la  Saint-Martin 
avec  le  baron,  au  Grandval,  je  ne  manquerai  pas  de  vous  en 
informer. 

Le  tablier  de  la  boutique  de  Grimm  me  reste  encore  pour 
jusqu'à  ce  qu'il  soit  délivré  des  embarras  que  son  absence  de 
cinq  mois  lui  a  accumulés.  Ajoutez  à  cela  que  tout  mon  temps 
au  Grandval  s'en  va  à  blanchir  les  chiffons  des  autres. 

Je  vous  salue,  vous  embrasse,  et  vous  présente  à  toutes  trois 
les  sentiments  du  plus  sincère  et  du  plus  tendre  respect.  A 
Paris,  le  lendemain  de  la  Toussaint. 


G  XXX 


Bourbor.iie-k'S-Baius,  le  lô  juillet  1770. 


Mademoiselle,  ce  n'est  pas  à  vous  que  je  dis,  c'est  à  celles 
qui  m'aiment. 

Je  ne  suis  pas  venu  en  province  pour  mon  amusement  :  je 


332  LETTRES   A   MADEMOISELLE    VOLLAND. 

m'y  attendais  à  beaucoup  d'affaires  déplaisantes,  et  j'y  en  ai 
trouvé  plus  que  je  n'en  espérais.  Nous  partîmes,  Grimm  et  moi, 
le  même  jour  que  vous  ;  mais  il  y  a  toute  apparence  que  vous 
n'étiez  pas  à  moitié  de  votre  route  que  la  nôtre  était  achevée. 
C'a  été  l'alTaire  de  trente-cinq  heures.  Grimm  a  dhié  et  soupe 
une  fois  avec  nous;  le  lendemain  de  notre  arrivée,  il  est  parti 
pour  Bourboiine;  il  y  a  passé  cinq  jours  sans  moi,  trois  jours 
avec  moi;  et  moi,  cinq  jours  sans  lui.  Je  ne  vous  dirai  rien  de 
la  santé  de  M""^  de  Meaux  et  de  madame  sa  fille,  que  vous  ne 
connaissez  point,  et  qui  ne  peuvent  vous  inspirer  un  grand  inté- 
rêt. Mais  je  puis  vous  dire  des  nouvelles  positives  de  celle 
de  M.  et  de  M'"*  de  Sorlières  ;  je  n'ai  pas  manqué  un  seul  jour 
de  les  aller  voir  :  c'était  un  si  grand  plaisir  pour  eux  et  une  si 
bonne  œuvre  de  ma  part  !  M""-  de  Sorlières  est  fort  bien  ;  elle  a 
de  la  gaieté  autant  que  sa  position  lui  en  permet.  Je  ne  me  suis 
point  aperçu,  en  comparant  son  visage  et  son  humeur  de  Paris 
avec  le  visage  et  l'humeur  que  je  lui  ai  vus  à  Bourbonne,  que 
l'un  ou  l'autre  eût  souffert  de  son  voyage.  M.  de  Sorlières  est  à 
peu  près  tel  qu'il  était  ;  il  prétend  que  son  bras  a  pris  un  peu 
plus  de  liberté  ;  mais  en  vérité  on  le  dispenserait  volontiers  de 
la  preuve  qu'il  en  donne;  cela  fait  une  peine  infinie  à  voir;  il 
lui  faut  deux  bonnes  minutes  au  moins  pour  porter  sa  main 
jusqu'à  son  menton,  et  c'est  un  long  voyage  pour  cette  main. 
Sans  les  douleurs  de  sa  jambe  et  de  sa  cuisse,  il  en  ignorerait 
l'existence.  Ces  douleurs  sont  pourtant  moins  aiguës  ;  il  peut 
monter  un  escalier;  mais  c'est  une  si  terrible  corvée  que  de  le 
descendre,  que  s'il  arrive  en  visite  à  l'heure  de  la  promenade, 
on  prend  son  parti,  on  le  laisse  par  égard  et  l'on  s'en  va.  M'"'=  de 
Sorlières  ne  sort  point  :  je  ne  l'ai  aperçue  hors  de  chez  elle 
qu'une  seule  fois,  c'était  au  jardin  des  Capucins,  qui  est  ouvert 
à  tous  les  malades.  Quand  je  quittai  Bourbonne,  M.  de  Sorlières 
se  disposait  à  s'abandonner  à  toutes  les  ressources  des  eaux,  en 
les  prenant  à  la  fois  en  boisson,  en  bains  et  en  douches.  Ce  qui 
me  fâche,  c'est  que  son  embonpoint  se  soutient.  Sa  maladie  est, 
je  crois,  une  de  celles  qui  ne  guérissent  point  sans  empirer.  Je 
voudrais  qu'il  s'élevât  subitement  dans  cette  masse  de  liqueurs 
et  de  chairs  une  fièvre  violente  qui  le  secouât  fortement. 

Bourbonne  est  un  séjour  triste,  le  jour  par  la  rencontre  des 
malades,  la  nuit  par  le  fracas   de   leur  arrivée;  et  puis,  nulle 


LETTRES    A   MADEMOISELLE   VOLLAND.  333 

promenade,  un  pavé  détestable,  des  enviions  arides  et  déplai- 
sants; des  habitants  que  50,000  écus  ne  peuvent  enrichir  tous 
les  ans,  parce  que  les  denrées  de  consommation  en  emportent 
les  deux  tiers  au  loin;  point  de  vivres,  môme  pour  de  l'argent; 
des  logements  très-chers;  des  hôtes  avides  qui  regardent  les 
malades  comme  les  Israélites  regardent  les  cailles  et  la  manne 
dans  le  désert.  J'ai  passé  là  une  partie  de  mon  temps  à  m'in- 
struire  des  eaux,  de  leur  nature,  de  leur  ancienneté,  de  leur 
eflet,  de  la  manière  d'en  user,  des  antiquités  du  lieu,  et  j'en  ai 
fait  une  lettre'  à  l'usage  des  malheureux  que  leurs  infirmités 
pourraient  y  conduire;  et  puis  il  ne  fallait  pas  que  des  mille 
et  une  questions  que  le  docteur  Roux  et  mes  amis  ne  manque- 
raient pas  de  me  faire,  je  n'eusse  réponse  à  aucune.  Mon  des- 
sein était  de  ne  voir  personne;  malgré  que  j'en  eusse,  il  a 
fallu  voir  tout  le  monde.  J'ai  passé  mes  premiers  jours  h. 
Langres  dans  ma  famille  et  celle  de  mon  gendre  futur.  Je  disais, 
en  arrivant,  à  Grimm  :  «  Je  crois  que  ma  sœur  sera  bien  ca- 
duque »  ;  jugez  de  ma  surprise,  lorsqu'elle  s'est  élancée  vers 
notre  voiture  avec  une  légèreté  de  biche,  et  qu'elle  m'a  pré- 
senté à  baiser  un  visage  de  Bernardin.  Toute  la  ville  était  en 
attente  sur  l'entrevue  des  deux  frères,  qui  ne  se  sont  pas  encore 
aperçus;  ce  n'a  pas  été  la  faute  d'allées,  de  venues,  de  pour- 
parlers, de  négociateurs  mâles  et  femelles.  La  fin  de  tout  cela 
c'est  que  les  deux  frères  ne  sont  point  raccommodés,  et  que  la 
sœur  et  le  frère,  qui  étaient  bien  ensemble,  seront  brouillés. 
Cela  riie  peine  beaucoup;  je  n'ai  trouvé  qu'un  moyen  de  m'étour- 
dir  là-dessus,  c'est  de  travailler  du  matin  au  soir;  c'est  ce  que 
je  fais  et  continuerai  de  faire.  Votre  douce  solitude  pourrait 
bien  être  troublée  par  une  compagnie  nombreuse  :  si  l'abbé  Le 
Monnier  me  tient  parole,  nous  mettrons  pied  à  terre  à  votre 
grille  en  même  temps.  Je  prendrai  la  liberté  de  vous  demander 
asile  pour  mon  conducteur.  M.  et  M'"''  de  Sorlières  sont  dans  le 
dessein  de  vous  aller  voir.  Je  ne  sortirai  point  d'ici  sans  avoir 
arrangé  mes  affaires.  J'ai  promis  à  M'"^  de  Meaux  et  à  M.  de 
Sorlières  de  les  visiter  encore  une  fois  ;  ils  comptent  peu  sur 
ma  parole;  cependant  je  la  tiendrai  :  c'est  le  sacrifice  de  deux 
jours.  Je  reviendrai  à  Langres  dans  le  commencement  de  sep- 

1.  Voir  le  Voyage  à  Bourhonne,  tome  XVII. 


33^  LETTRES  A   MADEMOISELLE    VOLLAND. 

tembre,  me  rasseoir  un  moment  au  milieu  des  miens;  et  le  9 
ou  le  10,  je  me  mettrai  en  chemin  pour  ma  grande  tournée.  Je 
n'ai  point  oublié  que  c'est  après-demain  la  fête  de  mademoi- 
selle  Je  joins,  mesdames,  mon  hommage  à  vos  souhaits,  et 

je  vous  supplie  de  le  faire  agréer.  Si  M"^  de  Blacy  est  persuadée 
de  mon  sincère  attachement,  elle  ne  doutera  pas  de  l'inquiétude 
que  j'ai  sur  le  dérangement  de  sa  santé  :  je  vous  prie  de  dire  à 
mon  amoureuse  que  je  ne  me  ferai  jamais  à  ces  sortes  d'alarmes; 
il  faut  pour  mon  bonheur,  ou  qu'elle  se  porte  bien,  ou  que 
j'ignore  qu'elle  se  porte  mal.  L'honneur  de  sa  guérison  serait 
bien  capable  d'abréger  mon  séjour  ici;  mais  je  ne  croirai  pas 
aisément  que  ma  personne  fasse  un  miracle  que  celles  d'une 
bonne  sœur  et  d'une  maman  comme  je  n'en  connais  point  ne 
sauraient  faire;  elle  sera  guérie  quand  j'arriverai,  et  je  n'aurai 
qu'à  jouir  de  sa  bonne  santé.  Croiriez-vous  bien  qu'au  milieu  de 
mes  soucis,  je  n'ai  pas  cessé  de  souffrir  de  l'incertitude  des  ré- 
coltes? Il  faisait  des  pluies  continuelles;  je  voyais  des  champs 
couverts,  et  je  ne  savais  pas  si  l'on  recueillerait  un  épi.  Joignez 
à  cette  idée  le  spectacle  présent  de  la  misère.  Je  commence  à 
me  rassurer  depuis  que  je  vois  la  terre  se  dépouiller;  et,  à  en 
juger  par  le  soulagement  que  j'éprouve,  il  fallait  que  la  crainte 
de  la  disette  pour  mes  semblables  entrât  considérablement  dans 
mon  malaise.  Maman,  consolez-vous  de  vos  mauvaises  récoltes; 
nous  aurons  la  soupe  et  le  bouilli,  nous  boirons  de  la  bière,  et 
nous  serons  contents.  Le  bon  dîner  est  celui  qu'on  fait  avec 
ceux  qu'on  aime;  et  je  vous  aime  autant  que  je  vous  respecte. 
Vous  seriez  bien  aise,  mademoiselle,  de  trouver  ici  un  mot  doux, 
mais  votre  lettre  m'a  fait  trop  de  peine,  pour  n'en  pas  avoir  de 
ressentiment  :  je  vous  aime  bien  ;  mais,  par  Dieu  !  je  ne  vous 
le  dirai  pas.  M.  Le  Gendre  n'est  donc  plus  !  s'il  avait  voulu 
finir  un  ou  deux  ans  plus  tôt,  il  aurait  été  plus  regretté.  Voilà 
sa  fille  sortie  du  couvent  et  bien  mariée;  et  son  fils  sur 
le  point  d'être]  claquemuré  dans  un  collège.  Gomme  tout  se 
retourne  ! 

Bonjour,  mesdames  et  bonnes  amies.  Je  vois  arriver  avec 
joie  le  moment  de  vous  embrasser.  Recevez  toutes  trois  mon 
respect. 


LETTRES  A   MADEMO  ISELLE  VOLL.VND.  335 

GXXXl 

Paris,  le  12  octobre  1770. 

Mesdames  et  bonnes  amies, 

Il  faut  pourtant  vous  rendre  compte  de  ma  mauvaise  con- 
duite. Je  me  remets  à  ce  vendredi  matin  où  je  fus  enlevé  d'Isle 
entre  dix  et  onze  heures.  Nous  arrivâmes  à  Cliâlons  sur  les  six 
heures  du  soir.  M'"^Duclos  entend  des  chevaux,  une  voiture  qui 
entre  dans  sa  rue;  elle  accourt  sur  la  porte;  elle  croit  aller 
embrasser  M""^  de  Meaux  et  M"'^  de  Prunevaux,  qu'elle  attendait  : 
jugez  de  son  étonnement,  lorsqu'elle  me  vit,  moi  qu'elle  n'at- 
tendait pas.  Je  n'en  fus  pas  moins  bien  reçu. 

Je  croyais  M'"^  de  Meaux  k  Bourbonne,  retenue  sur  son  lit 
par  une  maladie  de  femme;  elle  m'avait  écrit  à  Langres  que  le 
docteur  Juvet  l'avait  condamnée  h  y  rester  jusqu'au  25;  j'allais 
sans  savoir  sa  marche;  elle,  sans  savoir  la  mienne;  et  la  chose 
n'aurait  pas  été  mieux  quand  elle  aurait  été  concertée.  A  sept 
heures,  une  heure  après  moi,  autre  postillon,  autres  chevaux, 
autre  voiture  :  c'est  M'"^  de  Meaux,  M'""  de  Prunevaux,  et  un 
M.  de  Foissy,  écuyerde  M.  le  duc  de  Chartres,  homme  de  trente 
ans,  mais  avec  la  raison,  le  jugement  de  quarante-cinq;  plein 
d'égards,  de  douceur,  de  politesse,  d'agréments  et  de  gaieté; 
il  avait  été  conduit  à  Bourbonne  par  une  sciatique  gagnée  au 
service  des  grands.  Là,  il  avait  connu  ces  dames;  il  avait  pris 
pour  elles  beaucoup  de  goût,  elles  pour  lui;  il  avait  retardé  son 
retour  pour  les  accompagner;  il  avait  cédé  sa  chaise  de  poste  à 
une  des  femmes  de  chambre;  il  avait  pris  la  place  vacante  dans 
la  voiture  de  M'"^  de  Meaux;  elles  l'avaient  mené  à  Vandœuvre 
chez  M.  de  Provenchères,  qu'il  ne  connaissait  point,  et  dont  il 
n'était  pas  connu,  et  où  il  avait  été  accueilli  comme  il  le  méri- 
tait; il  arrivait  à  Châlons  chez  M.  Duclos,  qu'il  ne  connaissait 
point,  et  dont  il  n'était  point  connu  davantage,  et  qui  ne  l'en 
accueillit  pas  moins  bien. 

Nous  voilà  donc  tous  à  la  fois  à  Châlons,  chez  M.  Duclos; 
sa  femme  était  vraiment  folle  de  nous  avoir.  Je  n'ai  pas  vu  de 


336  LETTRES    A    MADEMOISELLE  VOLLÂN  D. 

ma  vie  une  créature  plus  heureuse;  tout  ce  qu'il  est  possible  de 
faire  pour  vous  rendre  sa  maison  agréable,  elle  l'a  fait,  et  avec 
une  âme  et  des  démonstrations  qui  ne  se  rendent  pas  ;  cela  était 
à  voir.  J'ai  passé  à  Ghâlons  le  samedi  et  le  dimanche;  j'en  suis 
parti  le  lundi  malin  ;  M'""  de  Meaux  et  les  autres  y  sont  restés 
deux  jours  de  plus.  Le  dimanche,  c'était  la  clôture  du  théâtre, 
nous  allâmes  à  la  comédie.  Celui  qui  fit  le  compliment  me  savait 
au  spectacle,  et  me  régala  publiquement  d'un  compliment  qui 
n'était  pas  trop  mal  fait.  Vous  me  connaissez;  jugez  de  mon 
embarras;  je  m'étais  baissé,  baissé,  baissé  dans  la  loge;  peu 
s'en  fallait  que  je  ne  fusse  perdu,  par  pudeur,  sous  les  cotillons 
des  dames. 

Tandis  que  tout  dormait  encore,  excepté  la  maîtresse  de  la 
maison,  on  mit  nos  chevaux;  nous  déjeunâmes  et  nous  prîmes 
congé;  la  bonne  Duclos  fondait  en  larmes;  son  mari  en  faisait 
autant;  je  pleurais  aussi;  et  mon  petit  gendre  était  sorti,  de 
peur  que  la  même  envie  ne  le  prît.  J'ai  su  que  la  même  scène 
douloureuse  s'était  renouvelée  en  se  séparant  d'avec  M'"''  de 
Meaux.  Je  suis  arrivé  ici  le  26  septembre  à  la  chute  du  jour; 
j'y  serais  arrivé  pour  dîner,  si  notre  postillon,  au  sortir  de  Châ- 
teau-Thierry, n'avait  pas  pris  la  route  de  Soissons  au  lieu  de 
prendre  celle  de  Paris.  Nous  partîmes  de  Château-Thierry  à  huit 
heures  et  demie  du  matin,  et  grâce  à  cette  erreur,  forcés  de 
revenir  trois  lieues  sur  nos  pas,  nous  nous  retrouvâmes,  à  quatre 
heures  du  soir,  à  Château-Thierry. 

Je  ne  manque  pas  d'embarras  journaliers  et  d'affaires  cou- 
rantes; jugez  de  ce  que  j'en  ai  trouvé  d'accumulées  après  deux 
mois  d'absence.  Ma  femme  était  en  bonne  santé,  ma  fdle  avait 
été  malade,  mais  très-malade,  elle  l'était  encore;  elleva  mieux. 
Pour  moi,  j'ai  déjà  perdu  tout  ce  que  j'avais  ramassé  d'embon- 
point, de  force  et  de  gaieté  sur  les  grands  chemins..  Les  trois 
premiers  jours,  il  me  semblait  vivre  dans  une  atmosphère  infecte. 
Je  me  suis  donné  tant  de  peine  et  de  mouvement,  que  la  ma- 
chine s'est  dérangée;  jai  été  malade  trois  jours  sans  pouvoir 
sortir;  cela  s'est  passé,  et  trois  jours  après  cela  m'a  repris; 
c'est  l'estomac  qui  périclite;  ce  sont  les  intestins  qui  font  mal 
leurs  fonctions.  Ma  fête  est  venue,  il  a  fallu,  pour  l'amusement 
des  autres,  se  prêter  à  une  petite  débauche  de  table. 

J'allai  voir,  tout  en  arrivant,  M.  et  M""'  Digeon.  Je  ne  trouvai 


LETTRES    A   MADEMOISELLE  VOLLANI).  337 

que  matlame  avec  l'habit  de  deuil  et  le  visage  de  la  gaieté  et 
de  la  santé.  J'y  causai  environ  deux  heures.  Hier,  je  rencontrai 
M.  Digeon;  nous  nous  embrassâmes  fort  tendrement.  Je  lui  dis 
tout  le  bien  que  je  pensais  et  que  vous  pensiez  de  lui.  Quelques 
jours  auparavant,  j'étais  allé  faire  visite  à  M'""  Bouchard  ;  j'y 
passai  la  soirée  fort  gaiement;  nous  fîmes  là,  elle,  l'abbé  de 
La  Cliau^  et  moi,  de  la  philosophie  très-folle  et  très-solide.  Je 
lui  trouvai  bon  visage.  Notre  arrangement  pour  les  papillons, 
s'ils  viennent,  est  tout  convenu  :  autant  de  baisers  que  de  pa- 
pillons; mais  pas  un  baiser  à  la  même  place;  et  comme  il  y 
aura  beaucoup  de  papillons,  j'espère  qu'il  n'y  aura  pas  la  lar- 
geur de  l'ongle  sur  toute  ma  personne  qui  ne  soit  baisée  plu- 
sieurs fois;  à  moins  que  la  dame  n'aime  mieux  racheter  tant  de 
baisers  à  donner  pour  un  seul  qu'elle  recevra  et  que  je  placerai 
à  mon  choix.  J'ai  été  à  la  Briche,  où  M.  Grimm  et  M'""'  d'Épinay 
se,  sont  réfugiés  contre  les  maçons  qui  démolissent  le  pignon 
sur  la  rue  de  la  maison  qu'occupe  ou  qu'occupait  M'"'  d'Lpinay, 
rue  Sainte-Anne.  A  force  de  travailler,  je  suis  au  courant  de 
mes  affaires;  ma  santé  et  ma  gaieté  reviendront;  quand?  quand 
vous  reviendrez.  J'ai  et  je  donne  à  tout  le  monde  l'espérance 
que  ce  sera  incessamment;  cette  espérance  est  si  douce,  que 
tout  le  monde  la  prend  tout  de  suite.  Je  vous  embrasse  toutes 
de  tout  mon  cœur;  je  commence  par  maman. 

Ne  m'accusez  pas,  ni  elle  non  plus,  d'avoir  oublié  le  jour  de 
ma  naissance;  ce  jour-là  ce  fut  celui  de  sa  fête,  et  celui  où  on 
lui  préparait  au  loin  un  joli  enfant  qui  l'aimera,  la  respectera, 
lui  restera  attaché  toute  sa  vie.  Après  maman,  de  droit,  c'est 
mon  amoureuse.  Si  je  voulais,  je  ne  lui  dirais  pas  la  moindre 
petite  douceur,  parce  qu'elle  me  connaît,  qu'elle  est  sûre  de  moi, 
et  que  mon  éloignement,  mon  silence,  mon  absence,  ne  peuvent 
lui  donner  aucun  souci  sur  mes  sentiments.  Pour  vous,  made- 
moiselle Yolland,  rendez-vous  justice  à  vous-même,  et  tout  sera 
dit;  et  puis  vous  prenant  toutes  les  trois  à  la  fois,  je  vous  réité- 
rerai ce  que  je  vous  ai  promis  mille  fois,  que  vous  m'êtes  infini- 
ment chères  autant  que  jamais;  que  vous  ne  pouvez  cesser 
de  me  l'être,  et  que  j'ai  résolu;  oh!  non;  ce  n'est  pas  une  ré- 

1.  L'abbé  Gcraud  de  La  Chau,  bibliotliécaire,  interprète  et  garde  des  pierres 
gravées  du  duc  d'Orléans,  auteur  d'une  Dissertation  sur  les  attributs  de  Vénus , 
Prault,  1770,  in-4. 


338  LETTRES   A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

solution,  c'est  un  penchant  très-vrai,  très-ancien,  toujours  le 
même,  qui  me  presse  vers  vous,  auquel  je  ne  résiste  ni  ne 
cherche  à  résister.  Revenez,  revenez  et  vous  me  trouverez  tel 
peut-être  que  vous  ne  me  supposez  pas,  mais  tel  que  j'ai  tou- 
jours été. 

Bonjour,  mes  bonnes,  mes  tendres  amies  ;  bonjour. 


GXXXII 


Au  Grandval,  le  2  novembre  1770. 

Pienclons  à  mes  amies  un  petit  compte  de  ma  conduite.  Vous 
savez,  mesdames  et  bonnes  amies,  ce  que  je  suis  devenu  depuis 
le  9  d'octobre,  jour  de  ma  fête.  La  veille,  joli  concert  et  grand 
souper;  j'ai  fait  des  miennes  tant  qu'on  a  voulu;  j'ai  réconcilié, 
par  occasion,  deux  êtres  qui  se  méprisaient  injustement,  et  qui, 
pour  s'estimer,  n'avaient  qu'à  se  mieux  connaître:  c'est  M^^Bajon 
et  le  petit  maître  de  ma  fille.  Je  fis  jouer  un  concerto  à  celui-ci  ; 
l'autre  l'entendit,  et  trouva  qu'il  jouait  comme  un  ange.  le  fis 
jouer  et  chanter  la  demoiselle,  à  présent  dame;  elle  chanta  et  joua 
comme  un  ange,  et  l'autre  en  convint.  Kohaut,  ce  luth  que  je  vous 
ai  nommé  quelquefois,  y  fut  conduit  par  sa  curiosité  maligne, 
qui  fut  trompée  en  ne  trouvant  pas  de  quoi  s'exercer.  II  comptait 
bien  boire  du  bon  vin  la  veille,  et  faire  de  moi  et  de  mes  con- 
vives un  bon  conte  le  lendemain  ;  il  n'y  eut  pas  moyen,  car  tout 
alla  bien.  Je  me  couchai  à  trois  heures  du  matin;  j'étais  levé 
à  six  heures  et  demie;  à  onze  heures,  j'avais  environ  cinq  heures 
de  travail  par  devers  moi;  et  j'étais  à  la  Comédie-Italienne  h 
une  répétition  à  laquelle  j'étais  invité.  lAIa  petite  bonne  est 
moins  tourmentée  de  ses  vomissements;  ils  se  passent,  ils  re- 
viennent ;  avec  tout  cela  je  n'en  suis  pas  moins  inquiet.  Pliili- 
dor  me  vint  voir,  il  y  a  quelque  temps  ;  je  fus  curieux  de  savoir 
ce  qu'il  penserait  de  son  talent  harmonique;  il  l'entendit  pré- 
luder pendant  une  demi-heure  et  plus  ;  et  il  me  dit  qu'elle 
n'avait  plus  rien  à  apprendre  de  ce  côté;  qu'il  ne  lui  restait 
qu'à  manger  tout  son  soCd,  qu'à  se  repaître  sans  fin  de  bonne 


LETTRES    A  MADEMOISELLE  VOLLAND.  339 

musique.  Quelques  jours  après  la  Saint-Denis,  je  suis  parti  poul- 
ie Grandval,  où  j'ai  apporté  une  besogne  immense,  et  où  j'en 
ai   trouvé  de   la  bien  plus  difilcile  à  faire.    J'ai  commencé  par 
celle  sur  laquelle  je  ne  comptais  pas.  Il  est  impossible  que  l'on 
ne  snit  heureux  où  l'on  fait  le  bien.  J'ai  fait  retirer  vos  volumes 
de  la  chambre  syndicale,  avant  que  de  quitter  la  ville.  Je  n'ai 
vu  qu'une  fois  l'abbé;  je  ne  sais  s'il  vous  aura  écrit  la  lettre  en 
question;  mais  de  retour  à  Paris,  soyez  sûres  que  j'y  veillerai. 
Nous  reviendrons  le  lendemain  de  la  Saint-Martin  tous  ensem- 
ble. A  présent  que  je  suis  hors  de  danger,  et  que  je  me  porte 
bien,  il  faut  que  vous  sachiez  que  j'ai  pensé  mourir  d'une  indi- 
gestion de  pain  ;  cela  ne  pouvait  ni  remonter  ni  descendre  :  j'ai 
gardé  sur  mon  estomac  pendant  plus  de  quinze  heures  un  poids 
effroyable  qui  m'étouffait,  et  qui  ne  se  laissait  pas  ébranler  par 
l'eau  chaude,  de  quelque  côté  que  je  la  prisse.  J'en  suis  encore  à 
vivre  de  régime,  chose  difficile  ici,  où  les  repas  sont  énormes,  et 
où  l'on  désoblige  sérieusement  la  maîtresse  de  la  maison  quand 
on  n'use  pas  de  la  bonne  chère  qu'elle  vous  fait  d'aussi  bonne 
grâce  qu'elle  y  en  met.  J'ai  profité  de  l'extrême  liberté  de  cette 
indisposition  qui  m'a  affranchi  de  toutes  les  petites  servitudes  de 
bienséance,  pour  me  renfermer  davantage  dans  mon  apparte- 
ment, et  pour  travailler  davantage.  J'ai  mis    au  net,    pour   la 
seconde  fois,  le  Traité  d'harnionie  du  petit-maître  de  ma  fille  \ 
Je  vous  dirai  en  passant  que  le  petit  Allemand,  pour  avoir  voulu 
me  suivre  le  jour  de  ma  fête,  et  faire  les  honneurs  de  ma  table 
et  de  son  pays,  en  a  pensé  mourir.  Je  suis  après  la  Mère  jalouse 
de  M.  Barthe,  comédie  nouvelle.  J'ai  encore  deux  ou  trois  autres 
petits  projets  pour  lesquels  il  me  faudrait  plus  de  temps  qu'il 
ne  m'en  reste.  Je  m'étais  si  bien  fait  à  la  vie  de  province  que  je 
l'ai  regrettée.  Je  suis  si  bien  fait  à  la  vie  de  campagne,  qu'il  ne 
m'en  coûterait  rien  pour  renoncer  à  la  ville,  à  présent  surtout 
que  vous  n'y  êtes  pas;  combien  on  y  a  de  temps,  et  comme  on 
l'emploie!  De  ce  temps  que  j'ai  ici  à  profusion,  j'en  ai  donné 
à  Grimm  quelques  moments.  Mous  recevons  de  temps  en  temps 
des  transfuges  de  Paris  :  l'abbé  Morellet  nous  est  venu;  oh!  le 
plaisant  corps!  comme  je  vous  en  amuserais,  si  j'en  avais  le 
temps!  Il  m'a  laissé  le  seul  exemplaire  de  son  ouvrage,  qui  a 

1.  Bemetzriedcr.  Voir  ce  Traite,  tome  MI. 


3/iÛ  LETTRES   A   MADEMOISELLE   VÛLLAND. 

été  supprimé,  contre  les  Dialogues  de  l'abbé  Galiani;  je  ne  l'ai 
pas  encore  ouvert;  le  Baron,  qui  l'a  parcouru,  m'a  dit  qu'il  était 
plein  d'amertume. 

Adieu,  mes  amies,  mes  bonnes,  tendres  et  respectables 
amies;  ne  soyez  inquiètes  ni  de  ma  santé,  ni  de  mon  amitié. 
Écoutez  bien  :  je  ne  suis  ni  injuste,  ni  fou  ;  je  vous  aime  et  vous 
aimerai  toute  ma  vie,  toute  la  vôtre.  Il  faudrait,  pour  le  mieux, 
mourir  tous  le  même  jour;  mais  comme  il  ne  faut  pas  s'y  at- 
tendre, je  jure  de  rester  aux  deux  qui  auront  le  malheur  de 
survivre;  je  jure  de  rester  à  celle  qui  survivra.  Bonjour,  made- 
moiselle Yolland,  mon  cœiu'  est  le  même;  je  vous  l'ai  dit,  et  je 
ne  mens  pas. 


CXXXIII 

Paris,  le  20  novembre  1770. 

Mesdames  et  bonnes  amies, 

J'ai  fait  un  second  voyage  au  Grandval.  J'y  ai  passé  la  vie 
la  plus  agréable;  des  jours  partagés  entre  le  travail,  la  bonne 
chère,  la  promenade  et  le  jeu;  et  puis  cette  liberté  illimitée 
qu'accorde  la  maîtresse  de  la  maison  à  ses  hôtes,  et  qu'en  vérité 
l'on  n'a  pas  chez  soi. 

Je  suis  revenu  à  Paris  quatre  ou  cinq  jours  après  la  Saint- 
Martin,  l'âme  pleine  d'inquiétude.  Si  j'étais  homme  à  pressen- 
timents, je  vous  dirais  que  j'en  avais.  Il  est  inouï  tout  ce  que 
j'ai  souffert  depuis  mon  retour;  sans  la  distraction  d'un  travail 
forcé,  je  crois  que  j'en  serais  devenu  fou.  Premièrement,  une 
bcène  violente  entre  le  Baron  et  moi;  scène  dans  laquelle  le  tort 
était  de  mon  côté.  Secondement,  toutes  sortes  de  commissions 
déplaisantes  du  prince  de  Galitzin,  de  Grimm  et  d'autres.  Troi- 
sièmement, mes  attaques  de  néphrétique,  plus  faibles,  mais 
toujours  fort  incommodes.  Quatrièmement,  et  cela  est  à  la 
lettre,  le  remords  continuel  de  me  dire  perpétuellement  :  11  faut 
écrire  à  mes  amies,  elles  sont  inquiètes;  ce  silence  les  trouble; 
«et  d'arriver  d'un  jour  à  l'autre  au  lendemain  sans  l'avoir  fait. 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  VOLLAND.     3U 

Cinquièmement,  le  désagrément  d'avoir  donné  tout  mon  temps, 
tous  mes  soins,  toute  ma  peine  à  l'ouvrage  de  l'abbé  Galiani, 
et  de  n'en  recueillir  que  chagrin  par  une  petite  femme  tracas- 
sière  qui  se  mêle  de  tout  et  qui  brouille  tout,  parce  qu'elle  se 
croit  bonne  à  tout,  et  que  dans  le  vrai,  elle  n'est  bonne  h  rien. 
Sixièmement,  l'indisposition'  de  ma  llllc,  qui  est  tourmentée  par 
un  vomissement  opiniâtre,  qui  me  désespère.  Septièmement, 
d'avoir  tout  fait  au  monde  pour  prévenir  un  grand  malheur  et 
de  n'avoir  pu  l'empêcher  :  l'homme  que  j'estimais  s'est,  il  y  a 
huit  jours,  cassé  la  tête  de  deux  coups  de  pistolet;  et  la  mienne 
n'en  est  pas  encore  remise. 

Je  pourrais  ajouter  un  huitièmement,  c'est  une  alarme  ter- 
rible qu'on  ignore  ici,  parce  que  j'ai  pu  seul  remédier  à  tout  : 
je  travaille  la  nuit,  comme  vous  savez;  je  travaillais  donc,  et 
j'étais  si  las  de  fatigue  et  de  peine,  que  je  me  suis  endormi  la 
tête  sur  mon  bureau  ;  tandis  que  je  dormais,  soit  que  ma  lumière 
soit  tombée  sur  mes  papiers,  ou  autrement,  le  feu  a  pris  à  tout 
ce  qui  m'environnait;  la  moitié  des  livres  et  des  papiers  qui 
étaient  sur  ma  table  ont  été  brûlés  ;  heureusement  je  n'ai  rien 
perdu  d'essentiel.  Je  me  suis  tu  de  cet  accident,  parce  qu'un  mot 
indiscret  là-dessus  aurait  sulïi  pour  ôter  à  jamais  le  repos  à  ma 
femme.  J'ai  si  bien  pris  mes  précautions,  qu'il  n'est  pas  resté  le 
moindre  indice  de  l'accident  qu'elles  ont  couru  et  moi  aussi. 

Pardonnez-moi;  recevez  mes  respects,  plaignez-moi,  et  re- 
venez toutes  trois,  si  vous  voulez  voir  combien  vous  êtes  sincè- 
rement respectées,  et  tendrement  aimées. 


GXXXIV 

La  Haye,  le  22  juillet  1773. 

Mesdames  et  bonnes  amies, 

Plus  je  connais  ce  pays-ci,  mieux  je  m'en  accommode.  Les 
soles,  les  harengs  frais,  les  turbots,  les  perches,  et  tout  ce  qu'ils 
appellent  ivaterfish^  sont  les  meilleures  gens  du  monde.   Les 


3Zi2  LETTRES    A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

promenades  sont  charmantes;  je  ne  sais  si  les  femmes  sont  bien 
sages  ;  mais  avec  leurs  grands  chapeaux  de  paille,  leurs  yeux 
baissés,  et  ces  énormes  fichus  étalés  sur  leur  gorge,  elles  ont 
toutes  l'air  de  revenir  du  salut  ou  d'aller  à  confesse.  Les 
hommes  ont  du  sens;  ils  entendent  très-bien  leurs  affaires;  ils 
sont  bien  possédés  de  l'esprit  républicain  ;  et  cela  depuis  les 
premières  conditions  jusqu'aux  dernières.  J'ai  entendu  dire  à  un 
bourrelier-bâtier  :  «  Il  faut  que  je  me  hâte  de  retirer  mon  enfant 
du  couvent;  je  crains  qu'elle  ne  prenne  là  un  peu  de  cette  bas- 
sesse monarchique.  »  C'était  une  fille  qu'il  faisait  élever  à 
Bruxelles. 

Je  ne  m'étendrai  pas  sur  ce  pays-ci  ;  je  veux  avoir  à  vous 
en  parler  à  mon  aise  au  coin  de  votre  foyer,  lorsque  j'aurai  le 
bonheur  de  vous  y  retrouver;  car  j'espère  que  vous  voudrez  bien 
vous  conserver  pour  vos  amis;  pour  moi  qui  ai  bien  résolu  de 
vous  aimer  toute  votre  vie  et  toute  la  mienne,  et  qui,  par  cette 
raison  et  beaucoup  d'autres,  la  désire  fort  longue. 

La  princesse  est  revenue  de  son  voyage.  C'est  une  femme 
très-vive,  très-gaie,  très-spirituelle,  et  d'une  figure  assez  aima- 
ble; plus  qu'assez  jeune,  instruite  et  pleine  de  talents;  elle  a 
lu  ;  elle  sait  plusieurs  langues;  c'est  l'usage  des  Allemandes  ;  elle 
joue  du  clavecin  et  chante  comme  un  ange;  elle  est  pleine  de 
'mots  ingénus  et  piquants;  elle  est  très-bonne  :  elle  disait  hier, 
à  table,  que  la  rencontre  des  malheureux  est  si  douce  qu'elle 
pardonnerait  volontiers  à  la  Providence  d'en  avoir  jeté  quel- 
ques-uns dans  les  rues.  Nous  avions  un  butor  qui  se  repentait 
de  ne  s'être  pas  fait  peindre  à  Paris;  elle  lui  demanda  s'il  n'y 
était  pas  au  temps  d'Oudry\  Elle  est  d'une  extrême  sensibilité; 
elle  en  a  même  un  peu  trop  pour  son  bonheur.  Gomme  elle  a 
des  connaissances  et  de  la  justesse,  elle  dispute  comme  un  petit 
lion.  Je  l'aime  à  la  folie,  et  je  vis  entre  le  prince  et  sa  femme, 
comme  entre  un  bon  frère  et  une  bonne  sœur. 

C'est  ici  qu'on  emploie  bien  son  temps;  point  d'importuns 
qui  viennent  vous  prendre  toutes  vos  matinées;  le  malheur  est 
qu'on  se  couche  fort  tard,  et  qu'on  se  lève  de  même.  Notre  vie 
est  tranquille,  sobre  et  retirée. 

J'ai  vu  ici  deux  vieillards  qui  ont  eu  jusqu'à  présent,  qu'ils 

i.  Célèbre  peintre  d'animaux. 


LETTRES   A   MADEMOISELLE   VOLLAM).  ?>hi 

sont  un  peu  sous  la  remise,  où  ils  se  trouvent  mal  et  avec  rai- 
son, la  plus  grande  influence  dans  les  aflaires  du  gouvernement. 
A  leur  air  grave,  à  leur  ton  sentencieux  et  sévère,  en  vérité  il 
me  semblait  que  j'étais  entre  les  Fabius  et  les  Régulus;  rien  ne 
rappelle  les  vieux  Romains  comme  ces  deux  respectables  ])er- 
sonnagps-là  :  ce  sont  les  deux  Bentiiik,  l'un  Charles  Bentink, 
et  l'autre  Bentink,  comte  de  Rhoone. 

J'ai  fait  deux  ou  trois  petits  ouvrages  assez  gais^  Je  ne  sors 
guère;  et  quand  je  sors,  je  vais  toujours  sur  le  bord  de  la  mer, 
que  je  n'ai  encore  vue  ni  calme  ni  agitée;  la  vaste  uniformité 
accompagnée  d'un  certain  murmure  incline  à  rêver;  c'est  là  que 
je  rêve  bien. 

J'ai  cherché  des  livres  très-inutilement  ;  les  étrangers  ont 
enlevé  tous  ceux  dont  j'espérais  me  pourvoir. 

Je  commence  à  sentir  la  mauvaise  pièce  de  mon  sac;  c'est, 
comme  vous  savez,  mon  estomac;  pendant  le  premier  mois  je 
me  suis  cru  guéri. 

Je  vous  salue  et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  Je  pré- 
sente mes  compliments  et  mon  respect  à  M.  et  M'"''  Bouchard,  à 
M.  et  M'"*  Digeon,  à  M.  Duval,  à  qui  je  dois  de  la  reconnais- 
sance pour  l'intérêt  qu'il  prend  à  vos  affaires  et  celui  qu'il  a 
bien  voulu  prendre  aux  miennes.  Ne  me  laissez  pas  oublier  par 
M.  Gaschon,  lorsqu'il  vous  apparaîtra.  Je  vous  souhaite  une 
prompte  et  heureuse  fin  d'affaires  domestiques.  Je  vous  suis 
attaché  pour  tant  que  je  vivrai;  et  en  quelque  lieu  que  le  ciel 
me  promène,  je  vous  y  porterai  dans  mon  cœur. 


cxxxv 

La  Haye,  ce  13  août  1773. 

Mesdames  et  bonnes  amies, 
Est-ce  que  vous  avez  résolu  de  me  désespérer?  Il  y  a   un 

1.  Jacques  le  Fataliste,  le  Neveu  de  Rameau  et  la  Réfutation  d'Helvétius  ont 
été  écrits  ou  revus  à  cette  époque. 


2>hh  LETTRES   A    MADEMOISELLE  YOLLAND. 

siècle  que  je  n'ai  entendu  parler  de  vous;  par  hasard,  est-ce  que 
vous  n'auriez  pas  reçu  ma  dernière  lettre?  Mademoiselle,  si  vous 
saviez  toutes  les  visions  cruelles  qui  m'obsèdent,  vous  vous 
garderiez  bien  de  les  laisser  durer;  dites-moi  seulement  que 
vous  vous  portez  bien,  et  que  vous  m'aimez  :  que  je  voie  encore 
une  fois  de  votre  écriture. 

Eh  bien,  mes  amies,  le  sort  est  jeté  :  je  fais  le  grand  voyage; 
mais  rassurez- vous. 

M.  de  Nariskin,  chambellan  de  Sa  Majesté  Impériale,  me  prend 
ici  à  côté  de  lui  dans  une  bonne  voiture,  et  me  conduit  à  Pé- 
tersbourg  doucement,  commodément,  à  petites  journées,  nous 
arrêtant  par  tout  où  le  besoin  de  repos  ou  la  curiosité  nous  le 
conseillera.  M.  de  Nariskin  est  un  très-galant  homme,  qui  a 
pris  à  Paris  pour  moi  beaucoup  d'estime  et  d'amitié;  il  s'est 
fait,  dans  une  contrée  barbare,  les  vertus  délicates  d'un  pays 
policé  :  elles  lui  appartiennent.  Ce  n'est  pas  tout  ;  au  mois  de 
janvier  prochain,  une  autre  bonne  voiture,  où  je  m'assiérai  à 
côté  du  frère  du  prince  de  Galitzin  et  de  sa  femme  qui  font  le 
voyage  de  France,  me  déposera  au  coin  de  la  rue  Taranne. 
J'aurais  peut-être  un  jour  du  regret  d'avoir  négligé  un  voyage 
que  je  dois  à  la  reconnaissance. 

Bonjour,  madame  de  Blacy  ;  je  vous  salue  et  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur.  Bonjour,  madame  Bouchard;  je  vous  salue  et 
vous  embrasse  aussi.  Adieu,  bonne  amie  ;  adieu,  mademoiselle 
Yolland.  Dans  quatre  joufs  je  serai  en  chemin  pour  Pétersbourg. 
Faites  des  vœux  pour  vous  et  pour  moi.  La  diflerence  des  degrés 
de  latitude  ne  changera  rien  à  mes  sentiments  ;  et  vous  me 
serez  chère  sous  le  pôle,  comme  vous  me  l'étiez  sous  le  méri- 
dien de  Cassini. 

Ne  vous  inquiétez  point;  ne  vous  affligez  pas;  conservez- 
vous.  Nous  serons  un  peu  plus  éloignés  que  quand  vous  partiez 
de  Paris  pour  Isle  ;  mais  notre  séparation  sera  moins  longue;  et 
nos  cœurs  ne  cesseront  pas  de  se  toucher.  Accordez  à  des  cir- 
constances importantes  ce  que  vous  accordiez  à  la  nécessité 
d'accompagner  une  mère  chérie  dans  une  terre  qui  faisait  ses 
délices.  Je  sais  qu'il  est  dur  d'être  privé  à  la  fois  de  tous  ceux 
que  nous  aimons  ;  mais,  ma  bonne,  ma  tendre  amie,  nous  nous 
reverrons  !  Si  vous  m'écrivez,  adressez,  à  La  Haye,  vos  lettres 
au  prince  de  Galitzin,  qui  me  les  fera  passer  à  Pétersbourg. 


LETTRES    A    MADEMOISELLE   VOLLAND.  3/i5 

Je  vous  salue  ;  je  vous  serre  entre  mes  ])ras  ;  j'ai  l'àme  pleine 
de  douleur;  une  seule  espérance  me  soutient,  c'est  celle  de 
retrouver  une  femme  que  j'aime,  et  de  lui  ramener  un  honnne 
dont  elle  a  toujours  été  tendrement  aimée.  Madame  Boiicliard,  je 
vais  dans  une  contrée  où  je  songerai  à  votre  goût  pour  l'histoire 
naturelle,  et  à  la  douceur  des  baisers  en  croix;  j'en  aurai 
quelques-uns  si  Dieu  me  prête  vie  ;  mais  ce  ne  sera  pas  dans 
les  premiers  huit  jours  ;  j'espère  que  vous  voudrez  bien  aban- 
donner mes  joues  à  M"""  Yolland  et  à  M""'  de  Blacy  ;  elles  seront 
si  aises  de  me  revoir  ! 

Bonjour,  toutes  ;  songez  toutes  à  moi  ;  parlez-en  ;  dites-en 
du  bien,  dites-en  du  mal  :  pourvu  que  vous  en  parliez  avec  in- 
térêt je  serai  satisfait.  Je  vous  réitère  mes  tendres  et  sincères 
amitiés.  Ne  vous  attendez,  de  Pétersbourg,  qu'à  des  généralités. 
Nous  ferons  le  carnaval  ensemble  :  je  vous  le  promets.  Adieu, 
adieu. 

J'espérais  trouver  Grimm  à  Pétersbourg,  à  la  suite  de  la 
princesse  d'Armstadt  dont  une  des  filles  va  épouser  le  grand-duc; 
tout  a  été  dérangé,  et  le  temps  de  cette  fête  et  le  voyage  de 
Grimm  ;  je  n'ai  pas  appris  cette  nouvelle  sans  chagrin. 


CXXXVI 

Pétersbourg,  le  20  décembre  1773. 

Mademoiselle    et    bonne    amie, 

Après  avoir  été  tourmenté  des  eaux  de  la  Neva  pendant  une 
quinzaine,  j'ai  repris  le  dessus;  je  me  porte  bien.  Je  suis  tou- 
jours dans  la  même  faveur  auprès  de  Sa  Majesté  Impériale. 
J'aurai  fait  le  plus  beau  voyage  possible  quand  je  serai  de  retour. 
Nous  partirons,  Grimm  et  moi,  dans  le  courant  de  février.  Je 
vous  salue  et  vous  embrasse  aussi  tendrement  que  jamais.  Mille 
tendres  compliments  à  M""^  de  Blacy,  mon  amoureuse,  et  à  M,  et 
M'""  Bouchard,  h,  l'abbé  Le  Monnier  et  à  M.  Gaschon.  Combien 
nous  en  aurons  à  dire  au  coin  de  votre  foyer! 


3/j6  LETTRES    A    MADEMOISELLE  VOLLAND. 

Pétersbourg,  le  29  décembre  1773;  c'est  la  veille  du  jour 
l'an.  Le  reste  s'entend. 


GXXXVII 

La  Haye,  le  8  avril  1774. 

Mesdames  et  boinnes  amies, 

Après  avoir  fait  sept  cents  lieues  en  vingt-deux  jours,  je 
suis  arrivé  à  La  Haye,  le  5  de  ce  mois,  jouissant  d'une  très- 
bonne  santé,  et  moins  fatigué  de  cette  énorme  route  que  je  ne 
l'ai  quelquefois  été  d'une  promenade.  Je  vous  reviens  comblé 
d'honneurs.  Si  j'avais  voulu  puiser  à  pleines  mains  dans  la  cas- 
sette impériale,  je  crois  que  j'en  aurais  été  fort  le  maître  ;  mais 
j'ai  mieux  aimé  faire  taire  les  médisants  de  Pétersbourg  et  me 
faire  croire  des  incrédules  de  Paris.  Toutes  ces  idées  qui  rem- 
plissaient ma  têle  en  sortant  de  Paris  se  sont  évanouies  pendant 
la  première  nuit  que  j'ai  passé  à  Pétersbourg.  Ma  conduite  en 
est  devenue  plus  honnête  et  plus  haute.  N'espérant  rien  et  ne 
craignant  rien,  j'ai  pu  parler  comme  il  me  plaisait.  Quand  au- 
rons-nous la  douceur  de  nous  revoir?  Peut-être  sous  quinzaine; 
peut-être  aussi  beaucoup  plus  tard.  L'impératrice  m'a  chargé 
de  l'édition  des  Règlements  de  ses  nombreux  et  utiles  établisse- 
ments. Si  le  libraire  hollandais  est  un  arabe,  à  son  ordinaire, 
je  le  plante  là,  et  je  viens  imprimer  à  Paris.  Si  j'en  puis  obtenir 
un  traitement  raisonnable,  je  reste  jusqu'à  la  fin  de  ce  cette 
tâche  qui  ne  sera  pourtant  pas  éternelle.  Quoique  la  saison  ait 
été  si  belle  que,  soumise  à  nos  ordres,  elle  ne  l'aurait  pas  été 
davantage  ;  que  nous  ayons  eu  les  plus  belles  journées  et  les 
routes  les  meilleures,  cela  n'a  pas  empêché  que  nous  n'ayons 
laissé  en  chemin  quatre  voitures  fracassées.  Quand  je  me  rap- 
pelle le  passage  de  la  Dwina,  à  Riga,  sur  des  glaces  entr'ouvertes 
d'où  l'eau  jaillissait  autour  de  nous,  qui  s'abaissaient  et  s'éle- 
vaient sous  le  poids  de  notre  voiture,  et  craquaient  de  tous  côtés, 
je  frémis  encore  de  ce  péril.  J'ai  pensé  me  briser  un  bras  et  une 


LETTRES   A  MADEMOISELLE   VOLLAND.  ?>hl 

épaule  en  passant  dans  un  bac  à  ^littau  où  une  trentaine 
d'hommes  étaient  occupés  à  porter  en  l'air  notre  voiture  au 
hasard  de  tomber  et  de  nous  précipiter  tous  pèle-mèle  dans  la 
rivière.  Nous  avons  été  forcés  à  Hambourg  d'envoyer  nos  malles 
à  Amsterdam,  par  un  chariot  de  poste  ;  une  voiture  un  peu 
chargée  n'aurait  jamais  résisté  à  la  difficulté  des  chemins. 

Je  suis  chez  le  prince  de  Galitzin,  dont  vous  pouvez  concevoir 
la  joie  en  me  revoyant  par  celle  cjue  vous  ressentirez  ou  un  peu 
plus  tôt  ou  un  peu  plus  tard. 

Je  crois  déjà  vous  avoir  dit  qu'après  m'avoir  fait  l'accueil  le 
plus  doux,  permis  l'entrée  de  son  cabinet  tous  les  jours  depuis 
trois  heures  jusqu'à  cinq  ou  six,  l'impératrice  a  bien  voulu  sous- 
crire à  toutes  les  demandes  que  je  lui  ai  faites  en  prenant 
congé  d'elle  :  je  lui  ai  demandé  de  satisfaire  aux  dépenses  de 
mon  voyage,  de  mon  séjour  et  de  mon  retour,  lui  faisant  remar- 
quer qu'un  philosophe  ne  voyageait  pas  en  grand  seigneur;  elle 
me  l'a  accordé;  je  lui  ai  demandé  une  bagatelle  cpii  tirait  tout 
son  prix  d'avoir  été  à  son  usage  ;  elle  me  l'a  accordée,  et 
accordée  avec  une  grâce  et  des  marques  de  l'estime  la  plus 
distinguée.  Je  vous  raconterai  cela,  si  ce  n'est  pas  déjà  une 
affaire  faite.  Je  lui  ai  demandé  un  des  officiers  de  sa  cour  pour 
me  remettre  sain  et  sauf  où  je  désirerais,  et  elle  me  l'a  accordé, 
ordonnant  elle-même  la  voiture  et  tous  les  apprêts  de  mon 
voyage. 

Mesdames  et  bonnes  amies,  je  vous  jure  que  cet  intervalle  de 
ma  vie  a  été  le  plus  satisfaisant  qu'il  était  possible  pour  l'amour- 
propre.  Oh  !  parbleu,  il  faudra  bien  c{ue  vous  m'en  croyiez  sur 
ce  que  je  vous  dirai  de  cette  femme  extraordinaire  !  Car  mon 
éloge  n'aura  pas  été  payé,  et  ne  sortira  pas  d'une  bouche  vé- 
nale. Je  vous  salue,  vous  embrasse,  et  vous  présente  mon  tendre 
respect.  Vous  êtes  bien  injustes  si  vous  ne  croyez  pas  que  je 
vous  rapporte  les  mêmes  sentiments  que  j'avais  en  me  séparant 
de  vous;  ce  n'est  pas  mon  cœur,  ce  seront  vos  âmes  c|ui  seront 
changées. 

Je  présente  mon  respect  à  M"""  Bouchard.  Si  vous  voyez 
M.  Gaschon,  rappelez-moi  à  son  souvenir.  Mademoiselle,  je  vous 
embrasse  de  tout  mon  cœur.  Mais,  est-ce  que  votre  santé  n'est 
pas  rétablie  ? 


3^S  LETTRES    A    MADEMOISELLE    VOLLAND. 


C  XXXV III 

La  Haye,  le  15  juin  1774. 

Mesdames  et  bonnes  amies, 

Ce  n'est  pas  un  voyage  agréable  que  j'ai  fait;  c'est  un 
voyage  très-honorable  :  on  m'a  traité  comme  le  représentant 
des  honnêtes  gens  et  des  habiles  gens  de  mon  pays.  C'est  sous 
ce  titre  que  je  me  regarde,  lorsque  je  compare  les  marques  de 
distinction  dont  on  m'a  comblé,  avec  ce  que  j'étais  en  droit 
d'en  attendre  pour  mon  compte.  J'allais  avec  la  recommandation 
du  bienfait,  beaucoup  plus  sûre  encore  que  celle  du  mérite;  et 
voici  ce  que  je  m'étais  dit  :  Tu  seras  présenté  à  l'impératrice  ; 
tu  la  remercieras  ;  au  bout  d'un  mois,  elle  désirera  peut-être 
de  te  voir  ;  elle  te  fera  quelques  questions  ;  au  bout  d'un  autre 
mois,  tu  iras  prendre  congé  d'elle,  et  tu  reviendras.  Ne  conve- 
nez-vous pas,  bonnes  amies,  que  ce  serait  ainsi  que  les  choses 
se  seraient  passées  dans  toute  autre  cour  que  celle  de  Péters- 
bourg? 

Là,  tout  au  contraire,  la  porte  du  cabinet  de  la  souveraine 
m'est  ouverte  tous  les  jours,  depuis  trois  heures  de  l'après-midi 
jusqu'à  cinq,  et  quelquefois  jusqu'à  six.  J'entre;  on  me  fait 
asseoir,  et  je  cause  avec  la  même  liberté  que  vous  m'accordez  ; 
et  en  sortant,  je  suis  forcé  de  m'avouer  à  moi-même  que  j'avais 
l'âme  d'un  esclave  dans  le  pays  qu'on  appelle  des  hommes 
libres,  et  que  je  me  suis  trouvé  l'âme  d'un  homme  libre  dans  le 
pays  qu'on  appelle  des  esclaves.  Ah  !  mes  amies,  quelle  souve- 
raine !  quelle  extraordinaire  femme  !  On  n'accusera  pas  mon 
éloge  de  vénalité,  car  j'ai  mis  les  bornes  les  plus  étroites  à  sa 
munificence  ;  il  faudra  bien  qu'on  m'en  croie,  lorsque  je  la 
peindrai  par  ses  propres  paroles;  il  faudra  bien  que  vous  disiez 
toutes  que  c'est  l'âme  de  Brutus  sous  la  figure  de  Gléopàtre  ;  la 
fermeté  de  l'un  et  les  séductions  de  l'autre;  une  tenue  incroyable 
dans  les  idées  avec  toute  la  grâce  et  la  légèreté  possibles  de  l'ex- 


LETTRRS  A    M AI)KM0ISP:LLE   VOLLAND.  3^9 

pression  ;  un  amour  de  la  vérité  porté  aussi  loin  qu'il  est  possible; 
la  connaissance  des  adaires  de  son  empire,  comme  vous  l'avez 
de  votre  maison  :  je  vous  dirai  tout  cela,  mais  quand?  Ma  foi,  je 
voudrais  bien  que  ce  fût  sous  huitaine,  car  il  en  faut  moins  pour 
arriver  de  La  Haye  à  Paris  du  train  dont  je  suis  revenu  de 
Pétersbourg  à  La  Haye;  mais  Sa  Mnjosté  Impériale  et  le  général 
Betzky,  son  ministre,  m'ont  chargé  de  l'édition  du  plan  et  des 
statuts  des  différents  établissements  que  la  souveraine  a  fondés 
dans  son  empire  pour  l'instruction  de  la  jeunesse  et  le  bonheur 
de  tous  ses  sujets.  J'irai  le  plus  vite  que  je  pourrai,  car  vous 
ne  doutez  pas,  bonnes  amies,  que  je  ne  sois  aussi  pressé  de  me 
restituer  à  ceux  qui  me  sont  chers  qu'ils  peuvent  l'être  de  me 
revoir.  Sachez,  en  attendant,  qu'il  s'est  fait  trois  miracles  en  ma 
faveur:  le  premier,  quarante-cinq  jours  de  beau  temps  de  suite, 
pour  aller;  le  second,  cinq  mois  de  suite  dans  une  cour,  sans 
y  donner  prise  à  la  malignité  ;  et  cela,  avec  une  franchise  de 
caractère  peu  commune  et  qui  prête  au  lorquet  des  courtisans 
envieux  et  malins  ;  le  troisième,  trente  jours  de  suite  d'une  sai- 
son dont  on  n'a  pas  d'exemple,  pour  revenir,  sans  autre  accident 
que  des  voitures  brisées  :  nous  en  avons  changé  quatre  fois. 
Combien  de  détails  intéressants  je  vous  réserve  pour  le  coin  du 
feu!  Je  commence  à  perdre  les  traces  de  vieillesse  que  la  fatigue 
m'avait  données  ;  il  me  serait  si  doux  de  vous  retrouver  avec 
de  la  santé,  que  je  me  flatte  de  cette  espérance.  Je  compte 
beaucoup  sur  les  soins  de  M"""  de  Blacy,  et  sur  ceux  de  M'"''  Bou- 
chard ;  je  les  salue  et  les  embrasse  toutes  deux.  M'""  Bouchard, 
qui  ne  pardonne  pas  aisément  une  bagatelle,  me  permettra 
apparemment  de  garder  un  long  et  profond  ressentiment  d'un 
mal  qui  ne  m'a  pas  encore  quitté.  La  première  fois  que  vous 
verrez  M.  Gaschon,  dites-lui  que  si  son  affaire  n'est  pas  faite, 
ce  n'est  pas  que  je  l'aie  oubliée  ;  les  circonstances  n'étaient 
guère  propres  au  succès  dans  un  pays  où  la  souveraine  calcule. 
J'ai  vu  Euler,  le  bon  et  respectable  Euler,  plusieurs  fois  :  c'est 
l'auteur  des  livres  dont  votre  neveu  a  besoin.  J'espère  qu'il  sera 
satisfait.  La  princesse  de  Galitzin  en  avait  fait  son  affaire  avant 
mon  départ,  et  depuis  mon  arrivée,  le  prince  Henri  s'en  est 
chargé.  Vous  me  direz  :  Pourquoi  se  reposer  sur  d'autres  de  ce 
qu'on  peut  faire  soi-même?  C'est  que  l'édition  d'un  des  volumes 
publiés  à  Pétersbourg  est  épuisée,  et  que   l'édition   de   l'autre 


350  LETTRES   A  MADEMOISELLE  VOLLAND. 

volume  s'est  faite  à  Berlin,  où  je  n'ai  pas  voulu  passer,  quoique 
j'y  fusse  invité  par  le  roi.  Ce  n'est  pas  l'eau  de  la  Neva  qui  m'a 
fait  mal,  c'est  une  double  attaque  d'inflammation  d'entrailles  en 
allant  ;  ce  sont  des  coliques  et  un  mal  effroyable  de  poitrine 
causés  par  la  rigueur  du  froid  à  Pétersbourg,  pendant  mon 
séjour;  c'est  une  chute  dans  un  bac  à  Mittau,  à  mon  retour,  qui 
ont  pensé  me  tuer  ;  mais  la  douleur  de  la  chute  et  les  autres 
accidents  se  sont  dissipés;  et  si  votre  santé  était  à  peu  près 
aussi  bonne  que  la  mienne,  je  serais  fort  content  de  vous. 

J'avais  laissé  Grimm  malade  à  Pétersbourg;  il  est  convales- 
cent et  au  moment  de  son  retour  ;  il  revient  l'âme  navrée  de 
douleur  :  la  landgrave  de  Darmstadt,  qu'il  avait  accompagnée, 
son  amie,  la  mère  de  la  grande-duchesse,  vient  de  mourir.  Je 
ne  saurais  vous  dire  l'étendue  de  la  perte  qu'il  fait  en  celte 
femme.  Ma  fille  m'apprend  que,  pendant  mon  absence,  vous 
avez  eu  quelque  bonté  pour  elle  ;  je  vous  en  fais  bien  mes 
remerciements.  Ne  craignez  rien  pour  ma  santé;  nous  nous 
retirons  de  bonne  heure,  nous  ne  soupons  presque  pas.  Je  n'ai 
pas  encore  le  courage  de  travailler  ;  il  faut  laisser  le  temps  à  mes 
membres  disloqués  de  se  rejoindre;  c'est  l'affaire  du  sommeil; 
aussi,  depuis  mon  retour,  je  dors  huit  à  neuf  heures  de  suite. 
Le  prince  a  son  travail  politique;  la  princesse  mène  une  vie  qui 
n'est  guère  compatible  avec  la  jeunesse,  la  légèreté  de  son 
esprit,  et  le  goiit  frivole  de  son  âge;  elle  sort  peu  ;  ne  reçoit 
presque  pas  compagnie,  a  des  maîtres  d'histoire,  de  mathéma- 
tiques, de  langues;  quitte  fort  bien  un  grand  dîner  de  cour 
pour  se  rendre  chez  elle  à  l'heure  de  sa  leçon,  s'occupe  de  plaire 
à  son  mari;  veille  elle-même  à  l'éducation  de  ses  enfants;  la 
renoncé  à  la  grande  parure  ;  se  lève  et  se  couche  de  bonne 
heure,  et  ma  vie  se  règle  sur  celle  de  sa  maison.  Nous  nous 
amusons  à  disputer  connue  des  diables;  je  ne  suis  pas  toujours 
de  l'avis  de  la  princesse,  quoique  nous  soyons  un  peu  férus  tous 
deux  de  rantiquomanie,et  il  semble  que  le  prince  ait  pris  à  tâche 
de  nous  contredire  en  tout:  Homère  est  un  nigaud;  Pline,  un 
sot  fieffé;  les  Chinois,  les  plus  honnêtes  gens  de  la  terre,  et  ainsi 
du  reste.  Gomme  tous  ces  gens- là  ne  sont  ni  nos  cousins,  ni  nos 
intimes,  il  n'entre  dans  la  dispute  que  de  la  gaieté,  de  la  viva- 
cité, de  la  plaisanterie,  avec  une  petite  pointe  d'amour-propre 
qui  l'assaisonne.  Le  prince,  qui  a  tant  acquis  de  tableaux,  aime 


LETTRES   A    MADEMOISELLE  VOLLAM).  351 

mieux  avouer  qu'il  ne  s'y  connaît  pas  que  d'accorder  le  mérite 
de  s'y  connaître  à  aucun  amateur. 

Bonjour,  mes  bonnes  amies;  agréez  mon  tendre  respect,  et 
me  croyez  tout  à  vous,  comme  j'étais   et  je  serai  toute  ma  vie. 


GXXXIX 

La  Haye,  le  3  septembre  [11  i. 

Mesdames  et  boxées  amies, 

Mes  caisses  ont  été  embarquées  hier  pour  Rotterdam  ;  il  ne 
me  reste  ici  de  butin  que  ce  qu'on  enferme  dans  un  sac  de  nuit 
pour  un  voyage  de  cinq  à  six  jours. 

Le  prince  et  la  princesse  de  Galitzin  font  tout  leur  possible 
pour  me  retenir  jusqu'à  la  fin  du  mois;  ils  prétendent  que 
je  devrais  attendre,  à  côté  d'eux,  la  dernière  résolution  de  la 
cour  de  Russie  sur  un  projet  dont  l'impératrice  même  a  fixé 
l'accomplissement  dans  le  courant  de  ce  mois  ;  mais  il  n'en  sera 
rien;  l'édition  de  son  ouvrage  n'est  pas  encore  achevée;  j'ai 
accordé  dans  ma  tête  une  huitaine  à  l'imprimeur;  passé  ce 
terme,  finira  la  besogne  qui  voudra.  Malgré  toutes  les  attentions 
de  mes  hôtes,  malgré  la  beauté  du  séjour  de  La  Haye,  je  sèche 
sur  pied  ;  il  faut  que  je  vous  revoie  tous.  Qui  m'aurait  dit,  lors- 
que je  partis  de  Paris,  qu'un  voyage  que  j'imaginais  de  cinq  à 
six  mois  serait  presque  trois  fois  plus  long  ?  Je  lui  aurais  bien 
répondu  qu'il  en  aurait  menti  par  sa  gorge.  Enfin,  je  vais  rega- 
gner mes  foyers  pour  ne  les  plus  quitter  de  ma  vie  :  le  temps 
où  l'on  compte  par  année  est  passé,  et  celui  où  il  faut  compter 
par  jour  est  venu;  moins  on  a  de  revenu,  plus  il  importe  d'en 
faire  un  bon  emploi.  J'ai  peut-être  encore  une  dizaine  d'années 
au  fond  de  mon  sac.  Dans  ces  dix  années,  les  fluxions,  les 
rhumatismes ,  et  les  restes  de  cette  famille  incommode  en 
prendront  deux  ou  trois  ;  tâchons  d'économiser  les  sept 
autres  pour  le  repos  et  les  petits  bonheurs  qu'on  peut  se 
promettre  au  delà  de  la  soixantaine.   C'est  mon  projet   dans 


352  LETTRES   A   MADEMOISELLE    VOLLAND. 

lequel  j'espère  que  vous  voudrez  bien  me  seconder.  J'avais 
pensé  que  les  fijjres  du  cœur  se  racornissaient  avec  l'âge;  il  n'en 
est  rien  ;  je  ne  sais  si  ma  sensibilité  ne  s'est  pas  augmentée  : 
tout  me  touche,  tout  m'affecte;  je  serai  le  plus  insigne /7/^?/r- 
niclieur  vieillard  que  vous  ayez  jamais  connu.  xVdieu,  mesda- 
mes et  bonnes  amies  ;  encore  un  petit  moment  et  nous  nous 
reverrons.  Je  vous  salue  et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœui\ 
Madame  de  Blacy,  on  dit  que,  pendant  mon  absence,  quelqu'un 
m'a  coupé  l'herbe  sous  le  pied.  Si  vous  êtes  restée  ce  que  vous 
étiez,  vous  auriez  tout  ausi  bien  fait  de  me  garder.  Si  vous  vous 
êtes  départie  de  la  rigidité  de  vos  principes,  je  vous  félicite  de 
votre  perversion  et  de  votre  inconstance.  Gomme  je  vais  être 
baisé  de  M'""  Bouchard  si  elle  a  conservé  son  goût  pour  l'his- 
toire naturelle!  J'ai  des  marbres,  et  tant  de  baisers  pour  les 
marbres;  j'ai  des  métaux,  et  tant  de  baisers  pour  les  métaux  ; 
des  minéraux,  et  tant  de  baisers  pour  les  minéraux.  Comment 
fera-t-elle  pour  acquitter  toute  la  Sibérie?  Si  chaque  baiser  doit 
avoir  sa  place,  je  lui  conseille  de  se  pourvoir  d'amies  qui  s'y 
prêtent  pour  elle  :  mes  baisers,  coumie  vous  pensez  bien,  seront 
les  plus  petits  que  je  pourrai  ;  mais  la  Sibérie  est  bien  grande. 
Vous  auriez  fait  la  même  faute  que  moi,  si  vous  m'aviez  laissé 
oublier  de  M.  et  M'""  Digeon.  Dites  encore  un  petit  mot  de  moi 
à  M.  Gaschon,  si  vous  le  revoyez  avant  moi.  Il  n'aura  pas  en- 
core résigné  sa  charge  de  satellite  du  plaisir,  la  plus  excentri- 
que de  toutes  les  planètes,  qui  le  prou)ène  avec  elle  sur  toutes 
sortes  d'horizons.  Adieu,  mes  bonnes  amies;  adieu;  je  reparaî- 
trai bientôt  sur  le  vôtre,  et  pour  ne  plus  m'en  éloigner. 


FIN    DES    LETTRES    A   MADEMOISELLE    VoLLAND. 


LETTRES 


A     L'ABBE     LEMONNIER 


(17G5-1779.) 


23 


NOTICE    PRELIMINAIRE 


Cet  abbé  Le  Monnier,  que  Diderot  rencontra  chez  les  dames  Volland 
et  dont  il  resta  l'ami  jusqu'à  la  fin,  est  une  agréable  figure  de  rimeur, 
d'humaniste  et  de  philanthrope.  Mais  il  a  expié  le  tort  d'avoir  écrit  des 
fables  après  La  Fontaine  et  d'avoir  traduit  Perse  et  Térence  qu'on  ne 
lit  plus  guère  aujourd'hui,  même  dans  une  traduction.  Quant  à  la  Fête 
des  bonnes  gens,  elle  n'a  point  survécu  à  ses  fondateurs.  Parler  de  Le 
Monnier,  c'est  donc  ajouter  un  chapitre  à  cette  histoire  des  oubliés  et 
des  dédaignés  de  la  littérature  que  chaque  siècle  laisse  à  faire  après 
lui. 

Guillaume-Antoine  Le  Monnier  naquit  à  Saint-Sauveur-le-Vicomte 
(Manclie),  en  1721.  Après  ses  études  commencées  à  Coutances  et  ache- 
vées au  collège  d'Harcourt,  il  fut  nommé,  en  17/|3,  chapelain  de  la 
Sainte-Chapelle,  où,  pour  1,^00  livres  par  an,  il  enseignait  aux  enfants 
de  chœur  le  plain-chant  et  le  latin.  Plus  tard,  une  épître,  fort  genti- 
ment tournée,  à  son  archevêque  lui  valait  une  pension  de  800  livres  qui 
le  garantissait,  disait-il,  «  de  la  faim  comme  de  l'indigestion  ».  La  maî- 
trise et  la  classe  ne  l'empêchaient  pas  de  se  lier  avec  Diderot,  Grétry, 
Raynal,  «  qui  l'appelait  le  meilleur  des  hommes  »,  Élie  de  Beaumont, 
Greuze,  Moreau  le  Jeune,  Sophie  Arnould, 


Le  Carpentier, 

Cochin,  Perronet,  Cendrier, 

Et  de  leurs  pareils  quinze  ou  seize, 

Qui  sont  amis  chauds  comme  braise. 


Non  content  de  corriger  le  Dialogue  sur  la  raison  humaine,  qui  est 
la  première  œuvre  imprimée  de  l'abbé,  Diderot  relisait,  la  plume  à  la 
main,  ses  deux  traductions,  et  leur  cherchait  un  éditeur.  Le  Monnier 
l'en  remerciait  par  une  fable  dont  il  empruntait  le  sujet  à  une  repartie 


356  NOTICE  PRÉLIMINAIRE. 

de  M'""  Diderot*.  Cochin  dessinait  pour  ses  Fables  et  pour  les  Saiires 
de  Perse  des  frontispices  aussi  compliqués  que  les  énigmes  du  Mercure 
d'alors;  il  ornait  son  Térence  de  sept  belles  planches  gravées  par  Chof- 
fard,  A.  de  Saint-Aubin,  Rousseau  et  Prévost.  Plus  tard,  un  autre  ami, 
Moreau  le  Jeune,  gravait  lui-même  pour  la  Fêle  des  bonnes  gens  de  Canon 
une  de  ses  plus  délicieuses  eaux-fortes. 

Si  l'abbé  s'en  était  tenu  à  ses  traductions,  il  serait  peut-être  tout 
doucement  arrivé  au  fauteuil  académique.  Par  malheur,  il  s'avisa 
d'écrire  pour  Philidor  une  comédie  en  un  acte  et  en  prose  mêlée 
d'ariettes,  intitulée  le  Don  Fils  et  représentée  sur  le  Théâtre-Italien  le 
11  janvier  1773.  Ce  fut  une  lourde  chute.  Grimm  se  garda  de  signaler 
l'échec,  d'un  ami;  mais  les  Mémoires  secrets,  qui  n'avaient  pas  les  mêmes 
motifs  pour  ménager  l'abbé,  se  montrèrent  impitoyables.  Dès  la  veille 
de  la  représentation,  ils  insinuent  que  le  sujet  est  emprunté  à  un  conte 
de  Marmontel,  «  mine  féconde  où  puisent  tous  nos  faiseurs  d'opéras- 
comiques  ».  Le  IZi  janvier,  ils  annoncent  que  les  comédiens  italiens  l'ont 
jouée  :  o  Les  paroles  sont  d'un  certain  abbé  Le  Monnier  qui  a  traduit 
Térence,  mais  ne  s'entend  en  rien  au  théâtre.  Indépendamment  des 
vices  de  construction,  la  forme  n'a  aucune  beauté;  il  n'y  a  pas  une 
scène  qui  vaille  quelque  chose  ;  les  ariettes  même  sont  détestables.  La 
musique  du  sieur  Philidor  n'a  pu  compenser  tant  de  défauts,  et  si  le  Bon 
Fils  n'est  pas  tombé,  il  n'est  guère  possible  qu'il  aille  bien  loin.  »  Le 
5  février  :  «  L'abbé  Le  Monnier,  auteur  du  Bon  Fils,  est  chapelain  de  la 
Sainte-Chapelle.  Il  a  pris  un  nom  postiche  et  sur  les  imprimés  on  lit  : 
Par  M.  de  Vaux.  Cependant,  comme  il  est  notoirement  connu  pour 
l'auteur  de  cette  mauvaise  pièce,  le  Chapitre  est  furieux  contre  ce 
suppôt  prévaricateur  et  l'archevêque  de  Paris  exige,  dit-on,  qu'il  soit 
destitué  de  sa  place.  Cela  serait  acheter  bien  cher  la  honte  d'avoir  pro- 
duit une  aussi  détestable  drogue.  »  C'était  dur,  en  effet  ;  le  pauvre  abbé 
dut  quitter  Paris.  Grâce  à  Élie  de  Beaumont,  il  obtint  la  cure  de  Mont- 
martin-en-Graignes,  non  loin  de  Saint-Lô.  II  y  fit  le  bien  et  s'occupa 
de  l'institution  des  fêtes  de  bienfaisance  que  la  famille  d'Élie  de  Beau- 
mont  avait  créées  à  Canon  et  à  Passais.  Dès  lors,  il  ne  vint  plus  guère 
à  Paris.  Mais  ses  amis  ne  l'oubliaient  pas.  M'"*'  Vallayer-Coster,  celle-là 
même  qui  avait  peint  M"'=  Volland,  exposa  au  Salon  de  1775  un  portrait 
de  l'abbé,  et  Diderot,  en  1779,  le  chargeait  de  solliciter  Target  pour  le 
fils  de  M'"*  de  Blacy,  dans  des  termes  qui  prouvent  que  leur  amitié  ne 
s'était  jamais  refroidie. 

La  Révolution  survint.  Le  Monnier,  dépossédé  de  sa  cure,  fut  an-été 
et  enfermé,  àParis  d'abord,  à  Sainte-Marie-du-Mont,  puis  à  Sainte- 
Pélagie.  Le  9  thermidor  l'en  fit  sortir;  et  la  Convention  non-seulement 
lui  accorda  une  pension,  mais,  sur  la  proposition  de  Letourneur 
(de  la  Manche),  lui  donna  la  succession  de  Dom  Pingre  comme  conser- 
vateur de  la  bibliothèque  du  Panthéon.  En  même  temps,  il  était  élu  à 

i.  Voir  la  fable  XXIX  :  Le  Philosoiihe  et  sa  femme. 


NOTICE   IMîKLIMIN  Allii:.  '357 

l'Institut,  dans  la  section  des  langues  vivantes.  11  paya  son  tribut  par 
un  mémoire  sur  le  pronom  Soi  et  il  fit  au  Lycée  la  lecture  de  fal)les  et 
de  poésies.  Mais  les  honneurs  venaient  le  cliercher  trop  tard;  il  mourut 
le  U  avril  1797. 

Ouehpies  jours  après,  un  de  ses  collègues  du  Lycée,  le  citoyen  F.  V. 
Mulot,  lisait  en  séancn  pul)li(iue  un  éloge  de  Le  Monnier,  écrit  dans  la 
langue  pompeuse  du  temps.  L'auteur,  bien  renseigné,  d'ailleurs,  sur  les 
particularités  de  la  vie  de  l'abbé,  terminait  en  souhaitant  qu'on  plantât 
sur  la  tombe  «  un  arbre  vert,  moins  triste  que  le  cyprès  qui  eût  trop 
contrasté  avec  la  gaîté  de  son  caractère.  »  Sous  le  titre  (TApot/iéose  de 
Le  Monnier  viennent  tout  aussitôt  des  couplets  de  Favart  sur  l'air  :  Que 
ne  suis-je  la  fougère?  un  (iiihyv'dmhe  de  Desforges  (serait-ce  l'auteur 
du  Poêle?)  et  d'autres  couplets  encore,  d'un  anonyme,  sur  l'air  :  Fem- 
mes qui  voulez  savoir,  etc.  La  mémoire  aimable  de  Le  Monnier  était 
fêtée  comme  il  convenait. 

M.  Brière  possède  presque  tous  les  autographes  des  lettres  de  Diderot 
à  l'abbé,  publiées  par  lui.  Le  fac-similé  de  l'un  d'eux  est  joint  à  ce 
volume.  Grâce  à  la  bienveillance  de  M.  Alfred  Sensier  et  de  M.  J.  Des- 
noyers, nous  avons  pu  enrichir  cette  série  de  deux  lettres  inédites, 
l'une  que  plusieurs  catalogues  ont  mentionnée  comme  adressée  à 
Galiani,  l'autre  qui  est  un  véritable  plaidoyer  en  faveur  du  neveu  de 
M""  VoUand.  De  plus  la  lecture  attentive  du  texte  de  nos  prédécesseurs 
nous  a  fait  replacer  à  leurs  dates  réelles  quelques-unes  de  ces  lettres 
dont  l'ordre  chronologique  avait  été  visiblement  interverti. 


LETTRES 
A    L'ABBÉ    LE    MONNIER 


Monsieur  et  cher  abbé,  si  j'avais  un  service  cà  vous  rendre,  je 
ne  manquerais  pas  d'aller  chez  vous;  mais  j'en  ai  un  à  vous 
demander  et  il  l'aut  vous  en  ménager  toute  la  bonne  grâce  ;  don- 
nez-vous donc  la  peine  de  venir  chez  moi.  Demain,  par  exemple, 
vous  me  trouveriez  dans  la  matinée;  songez  que  ce  délai  peut 
vous  priver  du  plaisir  d'obliger  et  de  m'obliger.  Si  vous  diffé- 
riez à  m'apparaître,  je  vous  croirais  indisposé  ou  retenu  par 
quelque  contre-temps  fâcheux,  et  j'en  aurais  plus  de  souci  que 
de  mon  affaire.  Et  ce  Philosophe  sans  le  savoir^  où  est-il?  et  ce 
Tcrence?  et  ces  ligures?  "Venez  me  dire  tout  cela  et  que  la 
chose  à  laquelle  je  m'intéresse  n'est  pas  infaisable.  Bonjour,  je 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  Songez  à  votre  poitrine  et 
soyez  sage.  Voyez  de  jolies  femmes  et  regardez-les  tant  qu'il 
vous  plaira.  Soupez  avec  des  gens  qui  boivent  du  bon  vin  de 
Champagne,  mais  laissez-les  faire.  Votre  serviteur  et  ami. 


Il 


Je  n'y  veux  rien  faire  à  cette  pièce,  mon   très-cher  abbé*. 
Malheur  à  ceux  qui  n'en  seront  pas  fous!  Dans  l'état  où  elle  est, 

1.  Cette  lettre  a  été  certainement  écrite  au  sortir  de  la  répétition  générale  du 
Philosophe  sans  le  savoir,  qui  eut  lieu  le  30  novembre  1763,  devant  M.  de  Sariine 


360  LETTRES   A    L'ABBÉ    LE   MONNIER. 

c'est  un  chef-d'œuvre  de  simplicité,  de  finesse,  de  force.  Le 
génie  et  le  naturel  y  brillent  de  tout  côté.  C'est  l'ouvrage  d'un 
très-habile  et  du  plus  honnête  homme  du  monde.  Je  courus 
avant-hier  toute  la  matinée  après  lui,  pour  lui  accorder  une 
petite  portion  de  sa  récompense,  l'admiration  et  l'éloge  d'un 
ami  dont  il  connaît  la  sincérité,  et  dont  il  ne  méprise  pas  le 
jugement.  Je  lui  remis  en  même  temps  une  lettre  de  Grimm 
qu'il  peut  regarder  comme  l'expression  des  sentiments  de  toute 
notre  société  de  la  rue  Royale.  Voyez  cette  lettre,  elle  contient 
quelques  observations  sensées  auxquelles  il  est  facile  de  satis- 
faire. Nos  vues,  bonnes  peut-être,  le  jetteraient  dans  un  travail 
infini;  et  puis  je  craindrais  que  l'ensemble  n'en  prît  un  air  tour- 
menté. Je  ne  veux  point  du  tout  le  mot  de  philosophe,  ni  dans 
une  bouche  ni  dans  une  autre.  Il  me  plaît  infiniment  que  le  titre 

de  la  pièce  ne  s'y  trouve  pas  seulement  une  fois Si  la  scène 

de  la  comtesse  de  province  ne  fait  point  d'effet,  c'est  qu'elle 
commence  mal;  je  vous  l'ai  dit,  c'est  une  scène  assise.  Qu'elle 
vienne  cette  comtesse  exprès  pour  s'entretenir  avec  son  frère 
de  l'établissement  de-  son  neveu,  alors  elle  donnera  à  ce  frère 
cent  coups  de  poignard  et  qui  seront  tous  sentis  du  spectateur. 
Pour  la  scène  des  violons,  je  crois  que  placée  et  exécutée  comme 
Grimm  l'a  pensé,  elle  fera  bien.  Ce  n'est  pas  tout  cela  qu'il 
faut  corriger,  mon  ami;  mais  bien  premièrement  ce  foutu  Bri- 
zard  qui  joue  sans  âme,  sans  pathétique,  sans  force,  et  qui, 
au  premier  coup  de  marteau  qui  a  fait  renverser  plusieurs 
femmes  sur  le  fond  de  leurs  loges,  ne  sait  pas  se  laisser  tomber 
dans  son  fauteuil  ;  c'est  cet  insipide  Grandval  qui  balbutie  son 
rôle  et  qui  le  fait  si  bêtement,  si  bêtement,  qu'à  présent  que  je 
me  le  rappelle,  je  ne  sais  comment  il  n'a  pas  fait  tomber  la 
pièce.  Jetez-moi  ce  sot  bougre-là  hors  de  la  scène,  il  n'est  plus 
bon  à  rien;  ce  sont  les  trois  quarts  de  cette  racaille  au  beau 
milieu  de  laquelle  nous  étions,  et  qui  ne  seront  faits  de  mille 
ans  d'ici  pour  bien  sentir  la  vérité  et  la  simplicité  de  ce  drame  ; 
que  diable  voulez-vous  que  je  réponde  à  un  plat  qui  me 
demande  si  je  trouve  cela  écrit?  «  Et  foutre  non,  lui  réponds-je, 
cela  n'est  pas  écrit,  mais  cela  est  parlé.  »  Si  cet  homme  était  en 


et  d'autres  magistrats.  Voir  à  ce    sujet  la  Correspondance  littéraire  de  Grimm, 
du  15  décembre  17G5. 


LETTRES    A    L'ABBÉ    LE    MON  NIER.  3G1 

('tat  de  sentir  combien  ma  ri'ponsc  est  bonne,  il  ne  se  serait  pas 
mis  dans  le  cas  de  l'entendre.  iMon  clier  ami,  si  Sedaine  ne 
recueille  pas  de  son  talent,  cette  fois-ci,  tout  l'honneur  qui  lui 
est  dû,  je  connais  quinze  à  dix-huit  honnêtes  gens  qui  en  seront 
plus  aflligés  que  lui.  Parmi  ces  honnêtes  gens-là,  il  y  a  trois 
femmes  très-aimables,  très-jolies,  qui  veulent  absolument 
l'embrasser;  il  n'a  qu'à  dire  quand  il  lui  plaira  de  prêter  ses 
joues.  Je  ne  sais  si  jamais  vous  avez  entendu  nommer  un  M.  de 
Saint-Lambert;  c'est  un  homme  de  mérite  et  qui  veut  vous 
connaître.  Bonjour,  mon  ami.  Si  vous  m'aimez  bien  comme  je 
le  désire  et  le  crois,  ne  me  dites  plus  que  des  choses  que  vous 
croyez  et  que  je  puisse  croire.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon 
cœur.  Embrassez  encore  pour  vous  et  pour  moi  l'ami  Sedaine. 
C'est  un  furieux  homme.  Je  ne  sais  s'il  a  des  ennemis;  on  a 
quelquefois  comme  cela  plus  qu'on  ne  mérite;  mais  il  les  écra- 
sera tous  comme  des  chenilles.  Bonjour. 


III 


Vous  écrivez  bien  mal,  monsieur  et  très-aimable  abbé  ;  il 
faut  que  vous  ayez  bien  peu  de  vanité  pour  négliger  d'aussi 
jolis  enfants  que  les  vôtres.  J"ai  eu  toutes  les  peines  du  monde 
à  vous  déchiffrer.  Vous  me  direz  à  cela  que  je  m'en  suis  donné 
tout  le  temps  ;  mille  pardons.  Je  ne  suis  ni  paresseux  ni  négli- 
gent, et  je  sens  très-bien  la  marque  d'estime  que  vous  m'avez 
donnée.  Mais  c'est  le  diable  qui  se  mêle  de  mes  affaires,  et  qui 
ne  laisse  jamais  faire  que  celles  qui  me  désespèrent  et  qui  m'en- 
nuient. Enfin,  voilà  votre  dialogue  avec  les  misérables  petites 
observations  que  vous  me  demandez  '.  Il  ne  tenait  qu'à  vous  que 
je  fisse  mieux  mon  devoir  d'Aristarque,  vous  n'aviez  qu'à  faire 

t.  Le  Monnior  a  publii;  en  17Gij  un  Dialogue  sur  la  raiso)i  Inimaine  que  nous 
n'avons  pu  nous  procurer.  Il  le  refit  sur  les  conseils  de  Diderot  et  le  replaça  dans 
Ses  Fables,  Contes  et  E pitres,  sous  le  titre  de  ;  Le  Fils  ingrat.  La  prose  a  dis- 
paru, et  deux  demoiselles  de  Saint-Cyr  ont  remplacé  les  deux  enfants  de  chœur  de 
la  première  version. 


362  LETTRES    A   LABBl':    LE    MONNIER. 

moins  bien  votre  devoir  d'auteur.  Premièrement,  je  n'aime 
point  la  prose,  je  la  trouve  commune,  point  d'élégance,  et  pas 
assez  de  naïveté  ;  que  ne  causiez-vous  de  cela,  comme  quand 
vous  causez  avec  nous?  Relisez-la,  et  vous  verrez  que  l'apo- 
logiste de  la  raison  n'a  pas  le  ton  d'un  camarade,  mais  celui 
d'un  maître;  ce  n'est  pas  que  dans  cette  prose,  dont  je 
vous  dis  tant  de  mal,  il  n'y  ait  pourtant  de  très-jolis  endroits. 
Venons  aux  vers.  Don  prccicu.r,  guide  fragile,  au  lien  de 
régir  votre  argile.  Ça  vous  plaît-il  beaucoup?  n'y  a-t-il  rien  là 
d'entortillé?  dit-on  régir  l'argile?  là,  je  m'en  rapporte  à  vous.  Et 
cette  argile  vient-elle  bien  à  propos?  Est  esclave  dans  sa  7naison, 
c'est  cela  qui  est  bien.  Rayez-moi,  s'il  vous  plaît,  les  quatre 
vers  suivants.  lîoi  faible,  liai  trop  débonnaire,  etc.  La  raison 
est  du  sexe  féminin,  l'usage  l'a  ainsi  voulu.  C'est  une  reine, 
une  pauvre  reine,  j'en  conviens;  mais  c'est  une  reine.  Mais  nos 
sens,  rebelle  vulgaire,  cela  a  du  sens,  mais  point  de  facilité, 
point  de  grâce,  point  de  musique,  faits  à  la  Robe.  Fustigés  par 
les  écoliers.  Fustigés,  si  j'en  avais  un  autre,  je  vous  le  dirais  ; 
bafoué  est  bas,  méprisé  est  faible.  Mais  je  suis  une  bête  de  me 
tracasser  pour  vous  trouver  un  autre  mot.  Parbleu,  c'est  votre 
affaire.  Qui  est-ce  qui  voudrait  se  mêler  de  conseiller  un  poëte, 
s'il  fallait  faire  mieux  que  \\ù.l  Pour  triompher  de  l'univers; 
serviteur  au  frère  chapeau.  Je  suis  charmé  de  la  réponse,  etc. 
Voilà  des  vers,  cela;  cela  est  simple,  facile,  élégant  et  clair,  et 
vous  le  savez  bien,  perfide  abbé,  sans  que  je  vous  le  dise.  Il  est 
tout,  hors  un  point,  qui  seul  était  en  sa  jouissance  ;  j'aimerais 
bien  autant  qui  même  était  en  sa  puissance.  Si  j'étais  un  peu 
de  mauvaise  humeur,  je  pointillerais  bien  sur  ces  deux  vers; 
mais  je  ne  veux  pas  que  vous  hochiez  de  la  tête  et  que  vous  . 
disiez  foin  des  critiques  !  parce  que  toute  la  fable  est  charmante, 
facilement  écrite  et  conduite  à  ravir  ;  et  les  interruptions  de 
l'interlocuteur  tout  à  fait  naturelles.  Des  jeunes  gens  de  son 
espèce,  r échantillon,  etc.;  à  merveille.  Vous  pouvez  m'en  croire  ; 
car  nous  autres  Frérons,  La  Porte,  Aliborons,  nous  ne  louons 
qu'à  regret,  et  nous  ne  lisons  que  pour  trouver  à  reprendre. 
Ce  ne  sont  pas  des  Heurs,  c'est  des  chardons  qu'il  nous  faut  et 
que  nous  cherchons.  Un  tourment,  s  il  est  défendu;  j'aimerais 
bien  autant  s'il  était  et  deviendrait  ;  mais  la  mesure  ne  le  veut 
pas  ;  à  la  bonne  heure.  //  est  bientôt  cueilli,  mangé,  etc.  ;  très- 


LETTRES    A  L'ABHÉ  LE  MONNIER.  363 

bien  noté.  Si  l'on  juge  qu  alors  le  père,  etc.  Eh  bien,  qu'en 
voulez-vous  dire?...  Point  d'humeur.  Comme  vous  prenez  feu, 
je  vois  bien  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  vous  les  louer,  ces 
vers-là,  et  que  vous  n'en  êtes  pas  moins  content  que  moi.  N'est 
que  /'avant-propos  ;  c'est  peut-être  ?m  avant-propos.  Si  vous 
laissez  Tavant-propos,  je  vous  demanderai  et  de  quoi  ?  Quelle 
guenille!  direz-vous,  et  vous  aurez  raison.  Fils  ingrat^  lui  dit- 
il,  mais  fils  ingrat  que  f  aime.    Voilà  un  bon  père  et  qui  parle 

tvk^-h'iQW.  Entre  mes  bras,  /aurai  soin,  etc s  il  se  trouée  en 

chemin,  etc Je  suis  un  peu  fâché  que  vous  n'ayez  pu  com- 
mencer par  le  second  membre  et  dire  :  s'il  se  trouve,  etc., 
entre  mes  bras,  f  aurai  soin  de  te  prendre.  Et  puis  voilà  deux 
soins  qui  sont  un  peu  proches  l'un  de  l'autre.  Voyez;  plus  pro- 
mettre^ plus  2Jro,  chagrinent  un  peu  mon  oreille.  L'essai  des 
premiers  pas  et  du  bâton  est  très-bien  peint.  J'aime  le  pied  pré- 
curseur, et  j'aime  bien  autant  et  ne  sert  cjue  de  contenance.  Ce 
que  dit  le  père  ensuite  est  on  ne  peut  mieux  ;  car  je  suis  père 
aussi,  et  je  m'y  connais.  Et  ne  fait  qu'à  sa  tête;  auriez-vous 
quelque  répugnance  à  dire  :  et  ne  va  qu'à  sa  tête,  ou  n'en  va 
qu'à  sa  tête?  car  il  est  ici  question  de  marcher.  Puisse  le  ciel, 

Juste  vengeur Prenez  garde,   qu  allez-vous  dire?  C'est  tout 

le  genre  humain  que  vous  allez  maudire',  le  père,  l'enfant,  etc., 
très-beau,  mon  cher  abbé,  très-beau.  Cet  endroit  frappera  tout 
le  monde.  La  suite  est  un  peu  négligemment  écrite.  Mais  cela 
finit  à  merveille,  et  par  un  vers  sentencieux  qui  est  très-bien 
fait.  Bonjour,  monsieur  et  cher  abbé,  recevez  mon  très-sincère 
compliment  sur  votre  fable,  et  que  mes  chicanes  ne  vous  fassent 
ni  plus  ni  moins  de  pitié  qu'à  moi  ;  et  cela  sera  fort  bien... 
Mais,  à  propos  de  ce  bâton,  ne  trouvez-vous  pas  qu'on  en  ferait 
le  même  éloge,  en  quelque  forêt  qu'il  eût  été  coupé?  Le  bonze, 
le  derviche,  l'iman,  le  disciple  de  Moïse,  celui  de  Fô,  celui  du 
Christ,  et  tout  autre  marchand  de  bâton,  s'accommodera  de  votre 
fable.  Quoi  dire?  Y  a-t-il  ou  n'y  a-t-il  pas  bâton  et  bâton  comme 
il  y  a  fagots  et  fagots?  Me  direz-vous  qu'il  faut  s'en  tenir  à 
celui  qu'on  nous  met  à  la  main,  quand  nous  venons  au  monde, 
en  quelque  lieu  de  la  terre  que  ce  soit?  Fort  bien,  oui,  et  allez- 
vous-en  prêcher  cette  morale-là  à  messieurs  des  Missions 
étrangères,  rue  du  Bac,  et  vous  verrez  s'ils  s'en  accommoderont. 
J'ai  bien  peur,  monsieur  et  cher  abbé,  (|ue  le  vrai  bâton,  le  bâton 


364  LETTRES   A    L'ABBÉ   LE   MONNIER. 

universel,  celui  que  le  père  commun  des  hommes  leur  a  donné, 
ne  soit  celte  raison  même  dont  vous  dites  tant  de  maL  II  faut  au 
moins  avouer  que  c'est  à  elle  qu'il  appartient  déjuger  du  choix 
du  bâton  même  avec  lequel  tant  d'aveugles  se  promènent;  et 
puis,  tenez,  votre  maudit  bâton  ne  leur  sert  qu'à  s'entr'assommer 
les  uns  les  autres  ;  c'est,  c'a  été  et  ce  sera  à  toute  éternité  le  plus 
terrible  sujet  de  querelle  qu'il  puisse  y  avoir  entre  les  hommes. 
J'aimerais  tout  autant  qu'ils  s'en  passassent.  Moi  qui  n'en  ai 
point,  par  exemple,  il  me  semble  que  je  n'en  vais  pas  moins 
mon  droit  chemin,  sans  tomber,  sans  heurter  les  passants,  et 
puis  voilà  que  je  vais  faire  le  rôle  de  Gros-Jean  qui  remontre 
à  son  curé.  Adieu,  monsieur  et  cher  abbé.  Je  vous  aime  et 
vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  J'ai  pour  vous  les  sentiments 
de  l'estime  et  de  l'amitié  la  plus  vraie;  trouvez  seulement  l'oc- 
casion d'en  faire  l'essai,  et  vous  verrez  si  je  vous  dis  vrai. 
Encore  mille  pardons  de  vous  avoir  gardé  votre  ouvrage  si 
longtemps.  J'ai  été  bien  tenté  d'en  prendre  copie,  cependant  je 
ne  l'ai  pas  fait.  11  me  fallait  votre  aveu,  et  je  ne  l'avais  pas. 
Quand  est-ce  qu'on  vous  verra?  C'est  toujours  par  là  qu'on  finit, 
lorsqu'une  fois  on  vous  a  vu. 


TV 

Le  l"^''  août  1760. 

Vous  avez  raison,  mon  chei'  abbé;  je  suis  l'homme  du  monde 
le  plus  paresseux,  mais  vous  êtes  bien  aimable  et  bien  bon  de 
me  pardonner  comme  vous  faites  un  défaut  que  vous  n'avez  pas. 
Je  me  porte  à  merveille,  quoique  je  fasse  tout  ce  qu'il  faut  pour 
venir  à  bout  de  ma  santé.  Je  me  couche  tard,  je  me  lève  matin, , 
je  travaille  comme  si  je  n'avais  rien  fait  de  ma  vie,  que  je 
n'eusse  que  vingt-cinq  ans  et  la  dot  de  ma  fille  à  gagner.  Je  ne 
sais  rien  prendre  modérément,  ni  la  peine,  ni  le  plaisir,  et  si 
je  me  laisse  appeler  philosophe  sans  rougir,  c'est  un  sobriquet 
qu'ils  m'ont  donné  et  qui  me  restera.  Mon  ami,  courez  bien  les 
champs,  soyez  sobre,  faites  de  l'exercice,  ne  pensez  à  quoi  que 
ce  soit  au  monde,  pas  même  à  faire  un  vers  aisé,  quoiqu'il  vous 


LETTRES    A   I/A15BÉ    LE  MON  NI  EU.  365 

en  coûte  bien  pou  de  chose  pour  le  faire  bon  ;  je  vous  le  défends, 
entendez-vous,  et  si  vous  revenez  avec  une  pièce  de  vingt  vers 
en  poche,  vous  nous  la  lirez,  nous  l'écouterons  avec  plaisir  et 
vous  battrons  comme  plâtre.  El  sarro  sanlo  far  nicnte.  Voilà 
le  seul  Dieu  auquel  nous  vous  permettions  de  sacrifier,  et  boire, 
manger,  dormir,  voilà  tout  son  culte. 

Nos  amies  sont  bien  loin;  cela  n'empêche  pas  que  nous  ne 
causions  très-souvent  de  vous,  elles  prennent  l'intérêt  le  plus 
sincère  à  votre  santé.  Si  elle  est  bonne,  ne  me  le  laissez  pas 
ignorer,  afin  qu'elles  le  sachent  et  qu'elles  s'en  réjouissent  avec 
moi.  Lorsque  vous  reverrez  l'honnête  et  aimable  commère,  et 
l'époux  et  toute  la  poussinée,  embrassez  tout  cela  pour  moi  ;  si 
je  pouvais  leur  être  de  quelque  utilité,  vous  ne  manquerez  pas 
de  me  le  dire,  parce  qu'il  est  doux  de  faire  le  bien  à  tout  le 
monde,  et  surtout  à  ceux  qui  en  sont  aussi  dignes.  Je  vois  quel- 
quefois Sedaine,  et  jamais  sans  commémoration  du  cher  abbé. 
Il  y  a  à  la  barrière  de  Seine  une  petite  tanière  de  jeunes  liber- 
tins, où  j'ai  encore  le  plaisir  de  vous  entendre  nommer  avec 
éloge.  Je  vous  jure  que  quand  je  ne  saurais  pas  combien  il  y  a 
à  gagner  à  mériter  l'estime  et  l'amitié  de  ses  semblables,  je 
l'aurais  bien  appris  pendant  votre  absence.  Vous  avez  tout  plein 
d'amis.  Je  vous  dis  tout  cela  par  occasion,  car  la  raison,  la  vraie 
raison  qui  me  fait  écrire,  c'est  que  j'ai  vendu  votre  Encyclo- 
pédie; non  pas  autant  que  je  l'aurais  bien  voulu;  le  bruit  que 
ces  coquins  de  libraires  de  Suisse  ont  répandu,  qu'ils  allaient 
donner  une  édition  de  l'ouvrage  corrigé  et  augmenté,  nous  a 
fait  un  peu  de  tort.  Envoyez  donc  prendre  chez  moi  neuf  cent 
cinquante  livres  qui  vous  appartiennent;  si  cela  ne  suffisait  à 
vos  dépenses,  à  côté  du  tiroir  qui  contient  votre  argent,  il  y  eu 
a  un  autre  qui  renferme  le  mien.  Je  ne  sais  pas  ce  qu'il  y  a, 
mais  je  le  compterai  à  vos  ordres.  Quand  vous  donnez  une 
adresse,  ne  pourriez-vous  pas  l'écrire  un  peu  plus  lisiblement? 
Bonjour,  mon  ami,  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  Pré- 
sentez mon  respect  et  embrassez  pour  moi  votre  chère  cousine. 
Si  je  vous  disais  que  nous  ne  sommes  pas  pressés  de  vous  re- 
voir, vous  n'en  croiriez  rien,  et  vous  diiiez  que  je  mens.  Me  nous 
revenez  cependant  qu'à  la  fin  des  beaux  jours.  Le  dévot  Piron 
fait  de  mauvais  vers  orduriers.  Le  vieux  Voltaire  fait  des  ouvrages 
tout  jeunes.  Je  lis  tout  cela;   si  vous    étiez  là,  j'en  causerais; 


366  LETTRES  A    L'ABBÉ   LE    MON  MER. 

mais  je  ne  saurais  en  écrire.  Pour  Dieu,  homme  de  bien,  envoyez- 
moi  une  copie  de  V Oiseau  plumé;  je  n'oserais  vous  demander 
le  Muphti.  Si  cependant  je  l'avais,  je  l'enverrais  à  mon  impé- 
ratrice. Après  vous  avoir  dit  que  si  cette  dernière  pièce  parais- 
sait, on  ne  manquerait  pas  de  vous  accuser  d'ingratitude,  vous 
pourriez  compter  sur  ma  discrétion.  Faites  pourtant  comme  il 
vous  plaira.  Vous  adresseriez  l'une  et  l'autre  àM.Gaudet,  direc- 
teur général  du  vingtième,  et  sur  la  seconde  enveloppe,  à 
M.  Diderot.  Vous  comptez  sur  ma  tendre  amitié  et  vous  faites 
bien^ 


Langres,  le  6  anùt  1770. 

Voilà,  monsieur  et  cher  abbé,  vos  Adelphes  expédiés;  je  les 
ai  lus  deux  fois;  peut-être  l'épreuve,  plus  nette  que  votre  ma- 
nuscrit, me  montrerait -elle  des  choses  qui  me  sont  échappées, 
mais  j'ai  fait  de  mon  mieux.  Je  suis  arrivé  ici  en  trente-cinq 
heures.  Jene  suis  point  fatigué.  Je  meporte  à  merveille.  Je  jouis 
du  plaisir  d'être  à  côté  d'une  sœur  qui  m'aime  et  que  je  chéris. 
J'arrange  mes  affaires,  j'ai  plus  de  temps  à  donner  au  travail 
ici  qu'à  Paris  et  j'en  use  bien.  Lorsque  le  moment  de  mon  re- 
tour sera  venu,  je  vous  en  préviendrai,  afin  que  nous  puissions 
descendre  à  Isle  tous  les  deux  en  même  temps.  Je  vous  salue 
et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur  ;  je  vous  adresse  votre 
manuscrit  à  M.  Bouret;  n'oubliez  pas  d'aller  le  retirer. 

1.  La  suscriptioii  porte  :  Au  château  de  Couterne,  près  Alençon. 


LETTRES   A    L'ABBÉ    LE    MONNIER.  3G7 


VI 

1770. 

Monsieur  et  cher  abbé,  je  voulais  engager  une  de  ces  dames' 
à  vous  proposer  de  venir  passer  la  journée  de  demain  lundi  à 
la  campagne  avec  elles.  Mais  elles  prétendent  que  vous  vous 
rendez  plus  aisément  à  ma  prière  et  à  mes  avances  qu'aux  leurs  ; 
rien  n'est  plus  faux,  et  quoiqu'à  dire  vrai  vous  ayez  bien  de 
l'amitié  pour  moi  parce  que  vous  ne  voudriez  pas  être  un  ingrat, 
il  y  a  cent  moments  contre  un  où  vous  leur  donneriez  la  préfé- 
rence, et  vous  feriez  bien  et  je  ferais  comme  vous.  Mais  j'obéis. 
Voulez-vous  passer  la  journée  de  demain,  mais  toute  la  journée, 
à  compter  depuis  sept  heures  du  matin  jusqu'à  neuf  du  soir, 
avec  la  mère,  une  des  filles  et  moi,  si  cela  vous  convient?  (11 
faudrait  que  vous  fussiez  bien  maussade,  si  cela  ne  vous  conve- 
nait [)as.  Qui  est-ce  qui  vous  aime  et  vous  estime  plus  que  nous? 
Qui  est-ce  qui  vous  le  dira  mieux?  Qui  est-ce  qui  vous  en  don- 
nera des  marques  plus  vraies?)  (Je  ne  savais  pas  quand  cette 
parenthèse  finirait;  c'est  que,  quand  on  vous  cajole,  il  en  coûte 
si  peu  qu'on  ne  finit  pas.)  En  voilà  une  autre,  et  si  je  n'y  prends 

garde,  j'en  ferai  une  troisième Mais  où  enétais-je? Si  cela 

vous  convient;  du  moins,  vous  serez  tout  vêtu,  tout  chaussé, 
tout  nimable,  tout  gai,  à  sept  heures  du  matin  que  j'irai  vous 
prendre  chez  vcus,  pour  disposer  de  vous  comme  il  nous  plaira. 
Si  l'on  vous  met  à  mal,  eh  bien,  cher  abbé,  vous  vous  en  con- 
solerez. N'oubliez  pas  votre  naïveté  que  j'aime  tant,  ni  votre 
voix,  afin  que  nous  puissions  être  enchantés,  soit  que  vous  par- 
liez,, soit  que  vous  chantiez.  Un  mot  de  réponse  par  écrit,  sans 
dire  un  mot  au  domestique.  C'est  une  partie  qu'on  trame  en 
secret;  ce  qui  me  fait  réellement  craindre  pour  vous.  Mais 
voyez,  ou  plutôt  répondez  bravement  :  tout  est  vu,  et  je  courrai 
toutes  les  aventures  qu'il  plaira  à  ces  dames  de  me  faire  courir. 

1.  La  famille  Volland. 


368  LETTRES  A    L'ABBÉ    LE  MONNIER. 

Bonjour,  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur,  et  si  vous  en 
doutez,  c'est  par  coquetterie,  afin  que  je  volis  embrasse  encore 
une  fois. 


VU 

1170. 

Monsieur  et  cher  abbé,  tout  ce  que  vous  me  dites  est  fort 
bien  dit,  mais  cela  n'en  fait  que  plus  de  mal;  vous  m'auriez 
beaucoup  obligé,  si  vous  eussiez  jeté  les  hauts  cris.  Vous  êtes 
d'une  modération  tout  à  fait  désespérante;  après  les  douleurs 
d'un  mal  d'oreilles  de  quinze  jours,  une  nouvelle  telle  que  vous 
m'apprenez  ne  réconcilie  pas  avec  la  vie.  Je  n'ai  ni  perdu  ni 
oublié  vos  deux  comédies;  mais  dussé-je  vous  ruiner,  il  est  dit 
que  je  ne  vous  les  rendrai  qu'après  les  avoir  lues.  C'est  une  fata- 
lité à  laquelle  je  vous  conseille  de  vous  résigner,  cela  vous  sera 
d'autant  plus  facile  que  je  ne  vois  pas  ce  qui  peut  vous  en 
arriver  de  pis.  Si  j'étais  un  fermier  général,  je  vous  prierais  de 
m'envoyer  les  quatre  autres,  et  tout  serait  réparé.  Persuadez 
donc  à  iM"^  Le  Gendre  de  me  remettre  ce  bon  qu'elle  me  retient 
depuis  plus  de  deux  ans  ;  voilà  le  moment  d'en  faire  un  bon  usage. 
Si  Barbou  nous  manque,  peut-être  trouverons-nous  quelque 
autre  libraire  qui  le  remplacera  sans  aucun  dommage  pour  vous. 
Il  faut  au  moins  que  cela  soit  pour  la  tranquillité  de  ma  con- 
science. Bonjour,  je  vous  salue  et  n'ose  vous  embrasser. 


VII  l 

1770. 

Monsieur  et  cher  abbé,  vous  n'avez  point  vu  ces  dames  de- 
puis huit  jours;  et  cela  est  fort  mal  fait  à  vous.  Si  vous  les  eus- 
siez vues,  elles  vous  auraient  appris  que  j'étais  sur  le  grabat, 
et  vous  seriez  venu  vous  asseoir  à  coté  du  malade.  Vous  n'eu 
avez  rien  fait;  mais  Philémon  et  Baucis  sont  réunis,  et  je  vous 
pardonne. 


L1:TTR1:S   a    LABBÉ    le   MONMER.  369 


IX 


1770. 


Je  fend,  inonsieiir  et  cher  al)l)é,  pour  vous,  pour  Cochin, 
pour  M.  Coilot,  pour  moi  et  M.  de  Sartine,  que  j'aurais  dû  noui- 
iner  le  premier,  tout  ce  qu'il  faudra  pour  empêcher  ce  dernier 
de  faire  une  injustice.  Je  vous  salue  et  vous  embrasse  de  tout 
mon  cœur.  Faites  ressouvenir  Cochin  ou  M.  Jombert  que  Cochin 
m'a  promis  communication  de  lettres  écrites  de  Hollande,  où  il 
y  a  des  bribes  sur  les  beaux-arts  dont  je  suis  friand. 

M.  Evrard  ne  sera  à  Paris  que  vers  le  10  du  mois  prochain. 

Pardon,  si  je  vous  griffonne  ainsi,  etc. 


X 


1770 


Monsieur  et  cher  abbé,  laissez  partir  ces  dames  pour  leur 
terre;  ensuite  j'auraiquelques  journées  dont  je  pourrai  disposer, 
et  vous  saurez  qu'il  y  a  peu  d'hommes  avec  lesquels  j'aime  mieux 
me  trouver  qu'avec  l'abbé  Le  Monnier.  Il  faut  qu'en  attendant 
j'aille  une  de  ces  soirées  vous  prendre,  vous  détourner  dans 
quelque  endroit  où  nous  serons  seuls,  et  là  causer  avec  vous  de 
ma  position  domestique,  sans  quoi  il  y  aura  toujours  dans  ma 
conduite  quelque  chose  d'inintelligible,  que  je  n'y  veux  pas 
laisser  pour  vous.  Un  autre  avantage,  ce  sera  de  vous  donner 
une  marque  d'estime  et  de  confiance.  Bonjour,  mon  cher  abbé, 
je  vais  courir  un  autre  lièvre  que  le  vôtre,  et  que  je  n'aurai  pas 
sûrement  le  même  plaisir  à  prendre.  Bonjour  encore,  point 
d'humeur,  je  vous  prie;  ce  n'est  point  refus,  c'est  nécessité. 

XIX.  24 


370  LETTRES  A    L'ABBE   LE   MONNIER. 

XI 

ITTO 

Cela  va  sans  dire,  jeudi,  vous,  Sedaine,  le  gigot  et  moi.  Vous 
voyez  comme  je  suis  honnête,  je  vous  mis  vous  et  l'ami  Sedaine 
avant  le  gigot,  et  je  me  suis  mis  après;  c'est  que  j'aurai  bon 
appétit,  et  que  le  gigot  sera  un  personnage  important.  Vous 
vous  êtes  donné  la  peine  d'envoyer  ou  de  venir  vous-même. 
Mais  est-ce  que  je  ne  vous  avais  pas  dit  que,  toute  affaire  ces- 
sante, j'étais  vôtre  à  la  première  réquisition?  Je  n'oublie  rien 
de  ce  que  j'ai  eu  beaucoup  de  plaisir  à  promettre.  A  demain 
donc.  Je  vous  salue  et  vous  embrasse  comme  je  vous  aime,  de 
tout  mon  cœur. 


Xll 


■70. 


Bonjour,  monsieur  et  cher  abbé.  Sedaine  écrivit  bier  au  soir 
fort  tard  qu'il  avait  la  mâchoire  entreprise  d'une  lluxion,  et 
qu'il  ne  pouvait  pas  venir;  ainsi  voilà  notre  dîner  et  notre  espiè- 
glerie renvoyée  à  un  autre  jour.  Je  n'en  suis  pas  trop  fâché, 
parce  que  de  mon  côté  je  ne  me  porte  pas  trop  bien,  et  que  je 
présume  que  vos  offices  vous  auraient  peut-être  empêché  d'être 
des  nôtres.  Bonjour. 


XII  1 

Mon  cher  abbé,  j'avais  été  si  longtemps  sans  recevoir  aucune 
épreuve  du  Perse,  que  je  me  croyais  cassé  aux  gages,  et  j'en 


O-^ 


/y^tiyn/^-uoo</ 


'^^■^t'n.  e-àrt-J    »     "^-  'Z/i^-u^  a-^  ^  -yf-i  <,•      ^i/t^-u^  '-»^^Z^  a-t-t^     /^^a^-^*-*^^^ 

auey/  />-»-^a^  <Wf— c>-^,;<tt^^—  Cé—pu^,-^^^  i^oo^d-^^^ 
■u^z — ^-^fiZ^^ i^-M^K-^t^a,^^  /'i-yt^  c/yt-a^-uytr-'  ■     '^^'t/^  -t^tf-ti^  -c-^r**/ 


^i^  iU^^  ^V*^-<f-<— ^^^a^-^»^  ^^^*^^^^7  ^^^^«^^  :?^o-4ï:^ 


Tiré  de  la  collection  dautOPrapKes  de  MT  Bnère  . 


LETTRKS  A  L'A  15151';    LK    MO.X.NMKR.  371 

étais  niorlifié.  Les  nouvelles  feuilles  ont  consolé  mon  amour- 
propre,  et  je  suis  fort  bien. 

Autre  chose.  J'ai  oublié  parmi  mes  papiers  une  souscription; 
le  souscripteur  n'euteud  pas  raison.  Comment  se  tire-t-on  de 
là? 

Item,  vous  m'avez  promis  un  exemplaire  commun  que  je 
puisse  barbouiller  tout  à  mon  aise;  je  l'ai  refusé,  je  l'accepte  : 
vous  serez  imprimé,  à  coup  sûr,  car  votre  ouvrage  réussit  comme 
je  le  souhaitais.  Alors  vous  trouverez  mes  observations  toutes 
prêtes. 

Satisfaites  à  tous  ces  points-là. 


XIV 


Voilà,  monsieur  et  cher  abbé,  un  mémoire  que  je  vous  laisse 
et  que  vous  irez  présenter  et  recommander  fortement  à  M.  le 
premier  président  de  Maupeou.  C'est  moi  qui  vous  en  prie,  et 
ce  sont  toutes  ces  dames  en  corps  qui  vous  l'ordonnent.  Elles 
prennent  le  plus  vif  intérêt  à  M.  Evrard,  et  vous  répondent 
qu'il  n'y  a  pas  un  mot  à  rabatti-e  de  tout  ce  qui  est  avancé  dans 
le  mémoire.  Lisez-le,  car  il  faut  que  vous  sachiez  ce  que  vous 
avez  à  demander;  d'ailleurs,  il  est  court,  très-bien  fait,  et  de 
votre  ami  Target.  On  refuse  une  fille  riche  à  un  homme  qui  n'a 
que  du  talent  et  des  vertus;  si  vous  ne  vous  y  opposez,  des 
parents  avides  feront  déclarer  la  grand' mère  imbécile,  renfer- 
meront la  petite-fiUe  dans  un  couvent,  la  dégoiiteront  du  ma- 
riage, lui  feront  prendre  l'habit  religieux  pour  le  bien  de  son 
âme  et  s'empareront  de  sa  fortune.  Dites  bien  à  M.  de  Maupeou 
qu'il  n'est  pas  honnête  de  permettre  les  oppositions  à  de  pareils 
mariages.  L'argent  en  fait  tant  et  tant  tous  les  jours,  qu'on  peut 
bien  souffrir  une  fois,  sans  conséquence,  qu'il  s'en  fasse  un  par 
de  meilleurs  motifs.  Bonjour,  mon  très-cher  et  très-estimable  abbé. 
Mais  songez  que  ces  dames  veulent  absolument  que  M.  Evrard, 
leur  protégé,  couche  avec  M"''Gargau,  et  que  l'affaire  se  plaide 
samedi,  après-demain  ;  ainsi  point  de  temps  à  perdre. 


372  LETTRES  A  L'ABBÉ  LE   MONNIER. 


XV  • 


Monsieur  et  cher  abbé,  js  ne  suis  pas  mort,  mais  peu  s'en 
faut.  Je  verse  des  flots  de  lait  sur  ma  poitrine  inflammable  que 
je   ne  peux  éteindre;   c'est  un  incendie  qui   se   renouvelle   à 
chaque  quart  d'heure  de  conversation  ;  et  Dieu  a  voulu,  pour  ma 
santé  et  pour  celles  des  honnêtes  mécréants  avec  qui  vous  vivez 
et  auxquels  je  ne  laisse  pas  devons  envier,  malgré  ce  que  j'aurais 
à  y  perdre  et  ce  qu'ils  ont  à  y  gagner,  que  vous  fussiez  à  une 
soixantaine  de  lieues  d'ici.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur. 
Je  révère  sincèremeut  les  personnes  avec  lesquelles  vous  avez 
la  bonté  de  vous  entretenir  de  moi,  mais  jugez  par  le  bien  que 
vous  leur  en  dites  combien  je  dois  craindre  de  les  connaître. 
Rappelez-moi  à  M.  le  marquis  d'Adhémard  aussitôt  que  vous  le 
verrez.  J'ai  cru  longtemps  qu'il  avait  de  l'amitié  pour  moi.  Celui 
qui  médite  n'est  peut-être  pas  un  animal  dépravé,  mais  je  suis 
bien  sûr  qu'il  ne  tardera  pas  à  être  un  animal  malsain.  Rousseau 
continue  de  méditer  et  de  se  porter  mal.  Votre  serviteur  continue 
de  méditer  et  ne  se  porte  pas  trop  bien  ;  et  malheur  à  vous  si 
vous  méditez,  car  vous  ne  tarderez  pas  à  être  malade.  Malgré 
cela,  je  n'aimerais   le  gland,  ni  les  tanières,   ni  le  creux  des 
chênes.  Il  me  faudrait  un  carrosse,  un  appartement  commode, 
du  linge  fin,  une  fille  parfumée,  et  je  m'accommoderais  volontiers 
de  tout  le  reste  des  malédictions  de  notre  état  civilisé.  Je  me 
sers  fort  bien  de  mes  deux  pieds  de  derrière,  et,  quoi  que  Rous- 
seau en  dise,  j'aime  encore  mieux  que  cette  main  qui  trace  ces 
caractères  soit  une  main  qui  vous  écrive  que  je  vous  chéris  de 
tout  mon  cœur  et  que  j'accepte  tous  les  services  que  vous  m'of- 
frez, que  d'être  une  vilaine  patte  malpropre  et  crochue.  Adieu, 
mon  cher  monsieur;  revenez  vite  auprès  de  nous  et  quittez-moi 
la  société  dans  laquelle  vous  vivez  et  risquez  de  perdre  le  petit 
grain  de  foi  que  Dieu  vous  a  donné.  Je  dis  un  petit  grain,  car  si 

1.  Inédite.  Communiquée  par  M.  Alfred  Seni>ier. 


LKTTRKS  A    l/AI'.l'.K   LK   MO.NMHIi.  373 

VOUS  en  aviez  seulement  gros  comme  un  grain  de  navette,  il  est 
de  soi  que  vous  transporteriez  des  montagnes  et  je  ne  crois  pas 
d'honneur  que  vous  en  soyez  encore  là.  Si,  par  hasard,  je  me 
trompais,  laissez  les  montagnes  où  elles  sont,  mais  transportez- 
vous  vous-même  ici,  seulement  pour  une  minute,  que  je  vous 
voie,  que  je  vous  embrasse,  que  je  vous  charge  de  compliments 
et  de  respects  pour  les  personnes  qui  vous  possèdent,  et  puis 
vous  irez  les  rejoindre  par  la  même  voiture,  qui  doit  être  fort 
douce  ainsi  que  je  le  présume,  quoique  je  ne  l'aie  jamais  éprouvé. 
Je  suis,  avec  l'estime  la  plus  sincère  et  le  dévouement  le  plus 
vrai,  monsieur  et  cher  abbé,  etc. 


XVI 


Paris,  9  octobre  1779. 


Voici,  monsieur  et  cher  abbé,  une  belle  occasion  d'exercer 
votre  bienfaisance.  Si  la  distance  des  lieux  était  moins  grande 
et  ma  santé  moins  mauvaise,  je  serais  à  présent  à  Canon,  et  je 
resterais  aux  genoux  de  M.  Target  jusqu'à  ce  que  j'en  eusse 
obtenu  la  faveur  ou  la  justice  que  vous  solliciterez  à  ma  place 
avec  autant  de  chaleur  que  j'y  en  mettrais  et  avec  un  tout  autre 
avantage,  paice  que  M.  Target  est  votre  ami. 

Il  s'agit  de  M.  Vallet  de  Fayolle,  fds  de  notre  amie  commune 
M'"*  de  Blacy,  et  neveu  de  M"''  Volland,  que  j'envoyai  à  Gayenne 
en  63,  je  crois,  et  qui  y  est  malheureux  depuis  seize  ans. 

Vous  direz  à  M.  Target  que  Vallet  de  Fayolle,  à  l'âge  de  vingt- 
deux  ans,  vint  me  trouver  et  me  tint  le  propos  qui  suit  :  «  Mon 
cher  tuteur,  je  vous  supplie  d'intercéder  auprès  de  mes  parents 
pour  que  l'on  me  chasse  incessamment  de  Paris  ;  je  me  sens 
entrahié  à  toutes  sortes  de  vices,  et  je  suis  sur  le  point  de  me 
perdre.  » 

On  lui  proposa  de  passer  à  Gayenne  avec  la  foule  de  ces 


1.  Inédite.    Communiquée  par  M.  J.   Desnoyers,  de  l'Institut.    La  suscription 
porte  :  A  monsieur  l'abbé  Le  Monnier,  curé  de  Montmartin,  près  Carentan. 


37/,  LETTRES  A   L'ABBÉ  LE  MONNIER. 

malheureux  qui  y  ont  presque  tous  péri  ;  il  accepta  sans  balan- 
cer. On  lui  fit  une  pacotille,  et  il  partit. 

Vous  direz  à  M.  Target  qu'au  milieu  de  toutes  les  calamités 
auxquelles  les  nouveaux  colons  furent  exposés,  on  lui  reconnut 
tant  de  moyens,  d'intelligence  et  de  fermeté  qu'on  le  choisit 
unanimement  pour  aller  à  Geylan  et  à  la  Martinique  solliciter 
du  secours,  et  qu'il  répondit  parfaitement  à  la  confiance  de 
ses  commettants. 

Vous  direz  à  M.  Target  que  la  misère  de  la  colonie  s' accrois- 
sant de  jour  en  jour  par  l'avidité  des  pourvoyeurs  et  la  scélé- 
ratesse de  l'administrateur,  il  se  réfugia  dans  les  forêts  avec 
un  nègre  et  qu'ils  y  vécurent  de  singes  et  de  perroquets  pendant 
six  mois,  jusqu'à  l'arrivée  de  M.  de  Fiedmond  qui,  sur  les  éloges 
et  les  regrets  qui  retentissaient  à  ses  oreilles,  fit  chercher  le 
jeune  homme  et  se  l'attacha  en  qualité  de  secrétaire. 

Peu  de  temps  après  il  se  maria  ;  il  avait  acquis  une  pauvre 
habitation  et  il  commençait  à  respirer  de  ses  peines,  lorsque, 
des  chasseurs  ayant  mis  le  feu  dans  les  savanes,  sa  maison  fut 
incendiée.  Il  se  trouva  lui,  sa  femme  et  sa  belle-mère  nus,  au 
milieu  de  la  campagne.  Sa  constance  et  sa  probité  ont  successi- 
vement passé  par  les  épreuves  les  plus  dures. 

Dites  à  M.  Target  que,  pauvre,  il  a  joui  et  qu'il  jouit  de  la 
considération  la  plus  illimitée  dans  une  contrée  où  l'on  ne  vaut 
qu'à  proportion  de  la  richesse  que  l'on  possède. 

Dites  à  M.  Target  que  son  indigence  est  devenue  respec- 
table même  pour  ses  créanciers.  J'en  atteste  M.  Dubucq. 

Vous  direz  à  M.  Target  que  les  différents  administrateurs  qui 
se  sont  succédé  à  Cayenne,  divisés  d'opinions  et  de  caractères,  se 
sont  tous  réunis  dans  l'attestation  de  ses  lumières  et  de  ses  vertus. 

Vous  direz  à  M.  Target  qu'il  a  été  en  correspondance  suivie 
avec  le  ministre  de  la  marine  et  que  ses  mémoires  sur  l'amélio- 
ration de  la  colonie  ne  se  sont  plus  trouvés,  soit  que  M.  de  Borne 
y  ait  assez  attaché  de  prix  pour  les  emporter  avec  lui,  soit  qu'ils 
aient  été  supprimés  par  des  commis  intéressés  à  l'inexécution 
de  ses  projets. 

Vous  diiez  à  M.  Target  qu'à  l'arrivée  de  M.  Malouet  à 
Cayenne,  il  fut  député,  d'une  voix  unanime,  à  l'assemblée  des 
colons  et  qu'il  s'y  distingua  par  sa  conduite,  par  ses  mémoires, 
par  son  intelligence  et  .surtout  par  sa  hardiesse,  se  montrant  au- 


LKTTUKS    \   I/ABIU':    LK  MONNIER.  375 

dessus  (le  toute  autre  considrration  que  celle  du  bien  gcin'-ml. 
Cependant  il  n'ignorait  pas  toutes  les  haines  auxquelles  il  s'ex- 
posait. 

Dites  à  M.  Target  ([u'il  se  concilia  la  plus  haute  estime  du 
gouverneur,  même  en  le  contredisant,  parce  ((u'heureusement 
ce  gouverneur  était  un  excellent  homme. 

J)ites  et  redites  à  M.  Target  que  le  gouverueur  lui  ayant 
oiïert  d'acquitter  ses  dettes  en  le  plaçant  dans  la  classe  des 
colons  insolvables,  il  lui  répondit  avec  noblesse  que,  quand  il 
aurait  vendu  tout  ce  qu'il  possédait  et  qu'il  en  aurait  distribué  le 
montant  h  ses  créanciers,  il  saurait  s'il  était  insolvable  ou  non, 
([u'il  ne  lui  convenait  pas  d'accepter  des  secours  plus  nécessaires 
à  d'autres  qu'à  bn',  et  qu'il  ne  lui  restait  que  l'honneur  et  un  peu 
de  crédit,  deux  biens  inestimables  qu'il  ne  sacrifierait  jamais. 
Discours  que  le  colon  le  plus  opulent  n'aurait  pas  tenu. 

Dites  à  M.  Target  que  \'allet  de  Fayolle  n'a  jamais  été 
ébianlé  par  le  pernicieux  exemple  d'une  multitude  de  coquins 
qui  prospéraient  autour  de  lui  ;  et  que,  pendant  quinze  ans>de 
suite,  il  a  mieux  aimé  suppoiter  l'indigence  que  d'en  sortir  par 
les  voies  déshonnétes  et  usitées. 

Dites  à  M.  Target  qu'il  continue  de  s'épuiser  de  travail  dans 
le  cabinet  de  M.  de  Fiedniond,  qui  l'a  bercé  jusqu'à  présent 
d'éloges  et  leurré  d'espérances  qu'il  ne  réalisera  jamais,  parce 
que  M.  de  Fiedniond  n'a  garde  de  se  priver  d'un  homme  intel- 
ligent et  vertueux  en  qu'il  a  mis  toute  sa  confiance  et  qui  lui 
est  essentiel. 

Dites  enfin  à  M.  Target  de  ne  pas  croire  un  seul  mot  de  tout 
ce  que  je  viens  d'avancer;  mais  de  s'en  rapporter  à  un  juge  diffi- 
cile, qui  se  connaît  en  hommes  et  en  vertus,  M.  Malouet. 

Il  est  digne  de  M.  Target  de  tendre  la  main,  sinon  au  seul, 
du  moins  au  plus  honnête  homme  qu'il  y  ait  à  Cayenne  en  lui 
accordant  la  direction  des  biens  des  Jésuites,  poste  qui  est  va- 
cant et  de  sa  nomination. 

J'ai  entendu  dire,  même  aux  ennemis  de  Vallet  de  Fayolle, 
qu'ils  ne  connaissaient  aucunes  fonctions,  quelque  importantes 
qu'elles  fussent  ,  qu'il  ne  méritât  pas  ses  vertus  et  ses 
lumières. 

Monsieur  et  cher  abbé,  si  vous  réussissez,  vous  aurez  ajouté 
à  vos  bonnes  œuvres  une  action  excellente;  vous  me  l'appren- 


376  LETTRES    A    L'ABBE    LE   MONNIER. 

cirez  et  vous  remplirez  mon  âme  de  joie.  Songez,  mon  ami,  que 
c'est  moi  qui  ai  envoyé  Vallet  de  Fayolle  à  Cayenne  et  que  je  suis 
le  principal  auteur  de  sa  longue  infortune.  Vallet  de  Fayolle  a 
quarante  ans  et  il  attend  encore  un  instant  de  bonheur.  Je  vous 
salue,  je  vous  embrasse,  et  vous  souhaite  toute  l'éloquence  de 
M.  Target  lorsque  vous  plaiderez  ma  cause  devant  lui. 


FIN    DES    LETTRES    A    LABBE    LE    MONNIER. 


LETTRES 
A    MADEMOISELLE    JODIN 


(17G5-17G9) 


NOTICE    PRELIMINAIRE 


Sans  les  lettres  que  Diderot  lui  écrivit,  M"«  Joditi  serait  absolument 
inconnue  et  Tlionneur  d'avoir  eu  un  tel  correspondant  n'a  pas  suffi  à  la 
tirer  tout  à  fait  de  l'obscurité  profonde  où  l'a  laissée  son  talent  drama- 
tique. Ce  que  l'on  sait  d'elle  peut  aisément  tenir  en  quelques  lignes. 
Elle  était  fille  de  Pierre  Jodin,  né  à  Genève  en  1715,  mort  à  Saint-Ger- 
main-en-Laye,  le  6  mars  1761,  qui  avait  présenté  à  l'Académie  des 
sciences  le  modèle  d'un  moulin  à  lavure  et  publié  deux  brochures,  l'une 
sur  l'horlogerie,  Les  échappemenls  à  repos  comparés  à  ceux  de  recul, 
lloh,  in-12,  l'autre  sur  l'astronomie,  Examen  des  observations  de  M.  de 
Lalande,  1755,  in-12.  Ce  furent  ces  travaux  qui  mirent  Jodin  en 
rapport  avec  Diderot  et  qui  l'amenèrent,  dit-on,  à  collaborer  à  VEn- 
cyclopédie,  sans  doute  quand  cette  grande  entreprise  s'achevait  clan- 
destinement, car  son  nom  ne  figure  pas  dans  les  listes  placées  en  tête 
des  huit  premiers  volumes.  Lorsqu'il  fut  mort,  sa  fille  céda  à  son  goût 
pour  le  théâtre  et  partit  pour  Varsovie  :  elle  y  eut  quelques  succès,  se 
vit  proposer  par  l'intermédiaire  du  philosophe  un  engagement  pour 
Pétersbourg  qui  n'eut  pas  lieu  et  alla  jouer  à  Bordeaux  où  elle  fut 
suivie  par  le  comte  de  SchuUeinbourg,  son  amant.  Soit  qu'elle  n'ait 
eu  dans  cette  ville  aucun  succès,  soit  qu'elle  ait  pris  un  pseudonyme, 
son  nom  ne  figure  pas  une  fois  dans  les  travaux  de  MM.  Lamothe  et 
Detcheverry  sur  les  théâtres  de  Bordeaux.  Le  seul  renseignement  bio- 
graphique que  nous  ayons  sur  ce  séjour  vient  encore  de  Diderot.  On 
a  vu  (p.  322)  que  M""  Jodin,  protestante  convertie  et  pensionnée  comme 
telle,  ayant  plaisanté  sur  le  passage  d'une  procession,  avait  été  empri- 
sonnée, puis  relâchée  sous  une  forte  caution.  Cette  dernière  incartade 
irrita  assez  vivement  Diderot  pour  qu'il  cessât  de  s'occuper  d'elle.  Il  ne 
lui  avait  jusque-là  d'ailleurs  ménagé  ni  les  reproches  ni  les  conseils. 
Ses  lettres  respirent  la  morale  familière  la  plus  pratique,  en  même 
temps  qu'elles  renferment  sur  l'art   dramatique  des  préceptes  dignes 


380  NOTICE    PRÉLIMINAIRE. 

de  Fauteur  du  Paradoxe  sur  le  comédien;  et  nos  prédécesseurs  de  182 f 
pensaient  avec  raison  que  leur  publication  était  la  meilleure  réponse  aux 
injures  dont  Lamennais  venait  de  couvrir  Diderot  dans  son  Essai  sur 
l'indifférence. 

M.  Brière  s'était  servi  de  copies  qu'il  tenait  de  P.  Bernard  d'Héry^ 
Il  a  pu  les  conférer  sur  les  originaux  qui,  depuis,  auraient  été  détruits. 


LETTRES 
A    MADEMOISELLE    JODIN 


A      MADEMOISELLE     JODIN,      A      VARSOVIE. 

"21  août  ITG.j. 

J'ai  lu,  mademoiselle,  la  lettre  que  vous  avez  écrite  à  ma- 
'clame  votre  mère.  Les  sentiments  de  tendresse,  de  dévouement 
et  de  respect  dont  elle  est  remplie  ne  m'ont  point  surpris  ;  vous 
êtes  un  enfant  malheureux,  mais  vous  êtes  un  enfant  bien  né. 
Puisque  vous  avez  reçu  de  la  nature  une  âme  honnête,  con- 
naissez tout  le  prix  du   don  qu'elle  vous  a  fait,  et  ne  souffrez 
pas  que  rien  l'avilisse.  Je  ne  suis  pas  un  pédant,  je  me  garde- 
rai bien  de  vous  demander  une  sorte  de  vertus  presque  incom- 
patibles avec  l'état  que  vous  avez  choisi,  et  que  des  femmes  du 
.monde,  que  je  n'en  estime  ni  ne  méprise  davantage  pour  cela, 
conservent  rarement  au  sein  de  l'opulence,  et  loin  des  séduc- 
lions  de  toute  espèce  dont  vous  êtes  environnée.  Le  vice  vient 
au-devant  de  vous,  elles  vont  au-devant  du  vice;  mais  songez 
qu'une  femme  n'acquiert  le  droit  de  se  défaire  des   lisières  que 
l'opinion  attache  à  son  sexe  que  par  des   talents  supérieurs  et 
les  qualités  d'esprit  et  de  cœur  les  plus   distinguées.    Il   faut 
mille  vertus  réelles  pour  couvrir  un  vice  imaginaire.  Plus  vous 
accorderez  à  vos  goûts,   plus  vous  devez,  être  attentive  sur  le 
choix  des  objets.  On  reproche  rarement  à  une  femme  son  atta- 
chement pour  un  homme  d'un  mérite  reconnu.  Si  vous  n'osez 
avouer  celui  que  vous  aurez  préféré,  c'est  que  vous  vous  en  mé- 


382  LETTRES  A  MADEMOISELLE  JODIN. 

priserez  vous-même,  et  quand  on  a  du  mépris  pour  soi,  il  est 
rare  qu'on  échappe  au  mépris  des  autres.  Vous  voyez  que  pour 
un  homme  qu'on  compte  entre  les  philosophes,  mes  principes 
ne  sont  pas  austères  :  c'est  qu'il  serait  ridicule  de  proposer  à 
une  femme  de  théâtre  la  morale  des  capucines  du  Marais,  Tra- 
vaillez surtout  à  perfectionner  votre  talent;  le  plus  misérable 
état,  à  mon  sens,  est  celui  d'une  actrice  médiocre. 

Je  ne  sais  pas  si  les  applaudissements  du  public  sont  très- 
flatteurs,  surtout  pour  celle  que  sa  naissance  et  son  éducation 
avaient  moins  destinée  à  les  recevoir  qu'à  les  accorder,  mais  je 
sais  que  ses  dédains  ne  doivent  être  que  plus  insupportables 
pour  elle.  Je  vous  ai  peu  entendue,  mais  j'ai  cru  vous  recon- 
naître une  grande  qualité  qu'on  peut  simuler  peut-être  à  force 
d'art  et  d'étude,  mais  qui  ne  s'acquiert  pas  ;  une  tîme  qui 
s'aliène,  qui  s'affecte  profondément,  qui  se  transporte  sur  les 
lieux,  qui  est  telle  ou  telle,  qui  voit  et  qui  parle  à  tel  ou  tel 
personnage.  J'ai  été  satisfait  lorsque,  au  sortir  d'un  mouvement 
violent    vous  paraissiez  revenir  de  fort  loin   et   reconnaître  à 

■  peine  l'endroit  d'où  vous  n'étiez  pas  sortie  et  les  objets  qui  vous 
environnaient.    Acquérez  de  la  grâce  et   de  la  liberté,  rendez 

^' toute  votre  action  simple,  naturelle  et  facile.  Tne  des  plus 
fortes  satires  de  notre  genre  dramatique,  c'est  le  besoin  que 
l'acteur  a  du  miroir.  N'ayez  point  d'apprêt  ni  de  miroir,  con- 
naissez la  bienséance  de  votre  rôle  et  n'allez  point  au  delà.  Le 

^moins  de  gestes  que  vous  pom-rez  ;  le  geste  fréquent  nuit  à 
l'énergie  et  détruit  la  noblesse.  C'est  le  visage,  ce  sont  les 
yeux,  c'est  tout  le  corps  qui  doit  avoir  du  mouvement  et  non 
les  bras.  Savoir  rendre  un  endroit  passionné,  c'est  presque  ne 
rien  savoir;  le  poëte  est  pour  moitié  dans  l'eiïet.  Attachez- vous 
aux  scènes  tranquilles,  ce  sont  les  plus  difficiles;  c'est  là  qu'une 
actrice  montre  du  goût,  de  l'esprit,  de  la  finesse,  du  jugement, 
de  la  délicatesse  quand  elle  en  a.  Etudiez  les  accents  des  pas- 
sions, chaque  passion  a  les  siens,  et  ils  sont  si  puissants  qu'ils 
me  pénètrent  presque  sans  le  secours  de  la  parole.  C'est  la 
langue  primitive  de  la  nature.  Le  sens  d'un  beau  vers  n'est  pas 
à  la  portée  de  tous;  mais  tous  sont  affectés  d'un  long  soupir 
tiré  douloureusement  du  fond  des  entrailles  ;  des  bras  élevés, 
des  yeux  tournés  vers  le  ciel,  des  sons  inarticulés,  une  voix 
faible  et  plaintive,  voilà  ce  qui  touche,  émeut  et  trouble  toutes 


LETTHF.S    A    MADKMOISKLLK  JOULN.  383 

les  âmes  Je  voudrais  bien  que  vous  eussiez  vu  Garrick  jouer  le 
rôle  d'un  père  qui  a  laissé  tomber  son  enfant  dans  un  puits.  Il 
n'y  a  point  de  maxime  que  nos  poètes  aient  plus  oubliée  que 
celle  qui  dit  que  les  grandes  douleurs  sont  muettes.  Souvenez- 
vous-eu  pour  eux,  afin  de  pallier,  par  votre  jeu,  l'impertinence 
de  leurs  tirades.  11  ne  tiendra  ([u'à  vous  de  faire  plus  d'eiïet 
par  le  silence  ([ue  par  leurs  beaux  discours. 

Voilà  bien  des  choses  et  pas  un  mot  du  véritable  sujet  de 
ma  lettre.  Il  s'agit,  mademoiselle,  de  votre  maman.  C'est,  je 
crois,  la  plus  infortunée  créature  que  je  connaisse.  Votre  père 
la  croyait  insensible  à  tous  événements,  il  ne  la  connaissait  pas 
assez.  Elle  a  été  désolée  de  se  séparer  de  vous,  et  il"  s'en  fallait 
bien  qu'elle  fût  remise  de  sa  peine  lorsqu'elle  a  eu  à  supporter 
un  autre  événement  fàclieux.  Vous  me  connaissez,  vous  savez 
qu'aucun  motif,  quelque  honnête  qu'on  put  le  supposer,  ne  me 
ferait  pas  dire  une  chose  qui  ne  serait  pas  dans  la  plus  exacte 
vérité.  Prenez  donc  à  la  lettre  ce  que  vous  allez  apprendre.  Elle 
était  sortie;  pendant  son  absence  on  a  crocheté  sa  porte  et  on 
l'a  volée.  On  lui  a  laissé  ses  nippes  heureusement;  mais  on  a 
pris  ce  qu'elle  avait  d'argent,  ses  couverts  et  sa  montre.  Elle  en 
a  ressenti  un  violent  chagrin,  et  elle  en  est  vraiment  changée. 
Dans  la  détresse  où  elle  s'est  trouvée,  elle  s'est  adressée  à  tous 
ceux  en  qui  elle  a  espéré  trouver  de  l'amitié  et  de  la  com- 
misération, mais  vous  avez  appris  par  vous-même  coud^ien  ces 
sentiments  sont  rares,  économes  et  peu  durables,  sans  compter 
qu'il  y  a,  surtout  en  ceux  qui  ne  sont  pas  faits  à  la  misère,  une 
pudeur  qui  les  retient  et  qui  ne  cède  qu'à  l'extrême  besoin. 
Votre  mère  est  faite  autant  que  personne  pour  sentir  toute  cette 
répugnance;  il  est  impossible  que  les  modiques  secours  qui  lui 
viennent  puissent  la  soutenir.  Nous  lui  avons  olTert  notre  table 
pour  tous  les  jours  et  nous  l'avons  fait,  je  crois,  d'assez  bonne 
grâce  pour  qu'elle  n'ait  point  soufTert  à  l'accepter;  mais  la  nour- 
riture, quoique  le  plus  pressant  des  besoins,  n'est  pas  le  seul 
qu'on  ait.  Il  serait  bien  dur  qu'on  ne  lui  eût  laissé  ses  nippes 
que  pour  s'en  défaire.  Elle  luttera  le  plus  qu'elle  pourra,  mais 
cette  lutte  est  pénible,  elle  ne  dure  guère  qu'aux  dépens  de  la 
santé,  et  vous  êtes  trop  bonne  pour  ne  pas  la  prévenir  ou  la 
faire  cesser.  Voilà  le  moment  de  lui  prouver  la  sincérité  des 
protestations  que  vous  lui  avez  faites  en  la  quittant.  Il  m'a  sem- 


384  LETTRES  A  MADEMOISELLE    JODIN. 

blé  que  mon  estime  ne  vous  était  pas  indifférente;  songez,  ma- 
demoiselle, que  je  vais  vous  juger,  et  ce  n'est  pas,  je  crois, 
mettre  cette  estime  à  trop  haut  prix  que  de  l'attacher  aux  pro- 
cédés que  vous  aurez  avec  votre  mère,  surtout  dans  une  circons- 
tance telle  que  celle-ci.  Si  vous  avez  résolu  de  la  secourir  comme 
vous  le  devez,  ne  la  laissez  pas  attendre"^  Ce  qui  n'est  que  d'hu- 
manité pour  nous  est  de  premier  devoir  pour  vous;' ce  n'est 
pas  assez  que  de  prêcher  la  bonté,  il  faut  être  bonne;  il  ne  faut 
pas  qu'on  dise  que  sur  les  planches  et  dans  la  chaire,  l'acteur 
et  le  docteur  de  Sorbonne  sont  également  soigneux  de  recom- 
mander le  bien  et  habiles  à  se  dispenser  de  le  faire.  J'ai  le 
droit  par  mon  âge,  par  mon  expérience,  l'amitié  qui  me  liait 
avec  monsieur  votre  père,  et  l'intérêt  que  j'ai  toujours  pris  à 
vous,  d'espérer  que  les  conseils  que  je  vous  donnerai  sur  votre 
conduite  et  votre  caractère  ne  seront  point  mal  prisï  Vous  êtes 
violente;  on  se  tient  à  distance  de  la  violence,  c'est  le  défaut  le 
plus  contraire  à  votre  sexe,  qui  est  complaisant,  tendre  et 
doux.  Vous  êtes  vaine;  si  la  vanité  n'est'pas  fondée,  elle  fait 
rire;  si  l'on  mérite  en  elTet  toute  la  préférence  qu'on  s'accorde 
à  soi-même,  on  humiUe  les  autres,  on  les  offense.  Je  ne  per- 
mets de  sentir  et  de  montrer  ce  qu'on  vaut  que  quand  les  autres 
l'oublient  jusqu'à  nous  manquer.  11  n'y  a  que  ceux  aui  sont 
petits  qui  se  lèvent  toujours  sur  la  pointe  des  pieds.  J'ai  peur 
que  vous  ne  respectiez  pas  assez  la  vérité  dans  vos  discours. 
Mademoiselle,  soyez  vraie,  faites-vous  en  l'habitude;  je  ne  per- 
mets le  mensonge  qu'au  sot  et  au  méchant;  à  celui-ci  pour  se 
masquer,  à  l'autre  pour  suppléer  à  l'esprit  qui  lui  manque. 
N'ayez  ni  détours,  ni  finesses,  ni  ruses,  ne  trompez  personne; 
la  femme  trompeuse  se  trompe  la  première.  Si  vous  avez  un 
petit  caractère,  vous  n'aurez  jamais  qu'un  petit  jeu.  Le  philo- 
sophe, qui  manque  de  religion,  ne  peut  avoir  trop  de  mœurs. 
L'actrice,  qui  a  contre  ses  mœurs  l'opinion  qu'on  a  conçue  de 
son  état,  ne  saurait  trop  s'observer  et  se  montrer  élevée.  Vous 
êtes  négligente  et  dissipatrice;  un  moment  de  négligence  peut 
coûter  cher,  le  temps  amène  toujours  le  châtiment  du  dissipa- 
teur. Pardonnez  à  mon  amitié  ces  réllexions  sévères.  Vous  n'en- 
tendrez que  trop  la  voix  de  la  llatlerie.  Je  vous  souhaite  tout 
succès.  Je  vous  salue  et  finis  sans  fadeur  et  sans  compliment.  ^ 


LETTRES  A    MADEMOISELLE   JODIN.  385 


II 


A    LA    MÊME,    A    VAUSOVIE. 

Ce  n'est  pas  vous,  mademoiselle,  qui  pouviez  vous  oiïenser 
de  ma  lettre;  mais  c'était  peut-être  madame  votre  mère.  En  y 
regardant  de  plus  près,  vous  auriez  deviné  que  je  n'insistais 
d'une  manière  si  pressante  sur  le  besoin   qu'elle  avait  de   vos 
secours  que  pour  ne  vous  laisser  aucun  doute  sui-  la  vérité  de 
son  accident.  Ces  secours  sont  arrivés  à  temps,  et  je  suis  bien 
aise  de  voir  que  votre  âme  a  conservé  sa  sensibilité  et  son  hon- 
nêteté, en  dépit  de  l'épidémie  de  votre  état,   dont  je   ferais  le 
plus  grand  cas  si  ceux  qui  s'y   engagent  avaient  seulement  la 
moitié  autant  de  mœurs  qu'il  exige  de  talents.   Mademoiselle, 
puisque  vous  avez  eu  le  bonheur  d'intéresser  un  homme  habile 
et  sensé,  aussi  propre  à  vous  conseiller  sur  votre  jeu  que  sur 
votre  conduite,  écoutez-le,  ménagez-le,  dédommagez-le  du  dé- 
sagrément de  son  rôle  par  tous  les  égards  et  toute  la   docilité 
possibles  :  je  me  réjouis  bien  sincèrement  de  vos  premiers  suc- 
cès; mais  songez  que  vous  ne  les  devez  en  partie  qu'au  peu  de 
goût  de  vos  spectateurs.  Ne  vous  laissez  pas  enivrer  par  des 
applaudissements  de  si  peu  de  valeur.  Ce  n'est  pas  à  vos  tristes 
Polonais,  ce  n'est  pas  aux  barbares  qu'il  faut  plaire,  c'est  aux 
Athéniens. Tous  les  petits  repentirs  dont  vos  emportements  ont 
été  suivis  devraient  bien  vous   apprendre  à  les  modérer.   Ne 
faites  rien  qui  puisse  vous  rendre  méprisable.  Avec  un  maintien 
honnête,  décent,  réservé,   le  propos  d'une  fille  d'éducation,  on 
écarte  de  soi  toutes  ces  familiarités  insultantes   que   l'opinion, 
malheureusement  trop  bien  fondée,  qu'on  a  d'une  comédienne, 
ne  manque  presque  jamais  d'appeler  h  elle,  surtout  de  la  part 
des  étourdis  et  des  gens  mal  élevés  qui  ne  sont  rares  dans  aucun 
endroit  du   monde.  Faites-vous  la  ré^)utation   d'une  bonne  et 
honnête  créature.  Je  veux  bien  qu'on  vous  applaudisse,  mais 
j'aimerais  encore  mieux  qu'on  pressentît  que  vous  étiez  desti- 
née à  autre  chose  qu'à  monter  sur  des  tréteaux,   et  que  sans 
trop  savoir  la  suite  d'événements  fâcheux  qui   vous  a  conduite 
XIX.  25 


38'i  LETTRES  A    MADEMOISELLE    JODIN. 

là,  on  vous  en  plaignît.  Les  grands  éclats  de  rire,  la  gaîté  im- 
modérée, les  propos  libres,  marquent  la  mauvaise  éducation,  la  , 
corruption  des  mœurs,  et  ne  manquent  presque  jamais  d'avilir. 
Se  manquer  à  soi-même,  c'est  autoriser  les  autres  à  nous  imiter.-' 
Vous  ne  pouvez  être  trop  scrupuleuse  sur  le  choix  des  per- 
sonnes que  vous  recevez  avec  quelque  assiduité.  Jugez  de  ce 
qu'on  pense  en  général  de  la  femme  de  théâtre  par  le  petit 
nombre  de  ceux  à  qui  il  est  permis  de  la  fréquenter  sans  s'ex- 
poser à  de  mauvais  discours.  Ne  soyez  contente  de  vous  que  quand 
les  mères  pourront  voir  leurs  filles  vous  saluer  sans  consé- 
quence. Ne  croyez  pas  que  votre  conduite  dans  la  société  soit 
indifférente  à  vos  succès  au  théâtre.  On  applaudit  à  regret  à 
celle  qu'on  hait  ou  qu'on  méprise.  Economisez;  ne  faites  rien 
sans  avoir  l'argent  à  la  main  ;  il  vous  en  coûtera  moins,  et  vous 
ne  serez  jamais  sollicitée  par  des  dettes  criardes  à  faire  des 
sottises. 

Vous  vous  époumonnerez  toute  votre  vie  sur  les  planches, 
si  vous  ne  pensez  pas  de  bonne  heure  que  vous  êtes  faite  pour 
autre  chose.  Je  ne  suis  pas  difficile;  je  serai  content  de  vous  si 
vous  ne  faites  rien  qui  contrarie  votre  bonheur  réel.  La  fantaisie 
du  moment  a  bien  sa  douceur,  qui  est-ce  qui  ne  le  sait  pas? 
mais  elle  a  des  suites  amères  qu'on  s'épargne  par  de  petits 
sacrifices,  quand  on  n'est  pas  une  folle.  Bonjour,  mademoiselle; 
portez-vous  bien;  soyez  sage  si  vous  pouvez;  si  vous  ne  pou- 
vez l'être,  ayez  au  moins  le  courage  de  supporter  le  châtiment 
du  désordre;  perfectionnez-vous.  Attachez-vous  aux  scènes 
tranquilles,  il  n'y  a  que  celles-là  qui  sont  difficiles.  Défaites- 
vous  de  ces  hoquets  habituels  qu'on  voudrait  vous  faire  prendre 
pour  des  accents  d'entrailles,  et  qui  ne  sont  qu'un  mauvais 
technique,  déplaisant,  fatigant,  un  tic  aussi  insupportable  sur 
la  scène  qu'il  le  serait  en  société.  JN'ayez  aucune  inquiétude  sur 
nos  sentiments  pour  madame  votre  mère  ;  nous  sommes  disposés 
à  la  servir  en  toute  occasion.  Saluez  de  ma  part  l'honmie  intré- 
pide qui  a  bien  voulu  se  charger  de  la  dure  et  pénible  corvée 
de  vous  diriger  :  que  Dieu  lui  en  conserve  la  patience.  Je  n'ai 
pas  voulu  laisser  partir  ces  lettres,  que  madame  votre  mère  m'a 
remises,  sans  un  petit  mot  qui  vous  montrât  l'intérêt  que  je 
prends  à  votre  sort.  Quand  je  ne  me  soucierai  plus  de  vous, 
je  ne  prendrai  plus  la  liberté  de  vous  parler  durement;  et  si  je 


LETTRES  A    MADEMOISELLE  JODI  N.  387 

vous  écris  encore,  je  Unirai  mes  lettres  avec  toutes  les  politesses 
accoutumées. 


Il 


A   LA    MÊME,  A   VARSOVIE. 

Mademoiselle,  nous  avons  reçu  toutes  vos  lettres,  mais  il 
nous  est  difficile  de  deviner  si  vous  avez  reçu  toutes  les  nôtres. 
Je  suis  satisfait  de  la  manière  dont  vous  en  usez  avec  madame 
votre  mère.  Conservez  cette  façon  d'agir  et  de  penser.  Vous  en 
aurez  d'autant  plus  de  mérite  à  mes  yeux,  qu'obligée,  par  état, 
à  simuler  sur  la  scène  toutes  sortes  de  sentiments,  il  arrive 
souvent  qu'on  n'en  conserve  aucun,  et  que  toute  la  conduite 
de  la  vie  ne  devient  qu'un  jeu,  qu'on  ajuste  comme  on  peut  aux 
différentes  circonstances  où  l'on  se  trouve. 

Mettez-vous  en  garde  contre  un  ridicule  qu'on  prend  imper- 
ceptiblement, et  dont  il  est  impossible  dans  la  suite  de  se 
défaire  :  c'est  de  garder,  au  sortir  de  la  scène,  je  ne  sais  quel 
ton  emphatique  qui  tient  du  rôle  de  princesse  qu'on  a  fait.  En 
déposant  les  habits  de  Mérope,  d'Alzire,  de  Zaïre  ou  de  Zénobie, 
accrochez  à  votre  porte-manteau  tout  ce  qui  leur  appartient. 
Reprenez  le  propos  naturel  de  la  société,  le  maintien  simple  et 
honnête  d'une  femme  bien  née.  Ne  vous  permettez  à  vous-même 
aucun  propos  libre,  et,  s'il  arrive  qu'on  en  Ikasarde  en  votre 
présence,  ne  les  entendez  jamais.  Dans  une  société  d'hommes, 
distinguez,  adressez-vous  de  préférence  à  ceux  qui  ont  de  l'âge, 
du  sens,  de  la  raison  et  des  mœurs.  Après  les  soins  que  vous 
prendrez  de  vous  faire  un  caractère  estimable,  donnez  tous  les 
autres  à  la  perfection  de  votre  talent.  Ne  dédaignez  les  conseils 
de  personne.  Il  plaît  quelquefois  à  la  nature  de  placer  une  âme 
sensible  et  un  cœur  très-délicat  dans  un  homme  de  la  condition 
la  plus  commune.  Occupez-vous  surtout  à  avoir  les  mouvements 
doux,  faciles,  aisés  et  pleins  de  grâce.  Étudiez  là-dessus  les 
femmes  du  grand  monde,  celles  du  premier  rang,  quand  vous 
aurez  le  bonheur  de  les  approcher.  Il  est  important,  quand  on 
se  montre  sur  la  scène,  d'avoir  le  premier  moment  pour  soi,  et 


388  LETTRES    A  MADEMOISELLE   JODIN. 

vous  l'aurez  toujours  si  vous  vous  présentez  avec  le  maintien  et 
le  visage  de  votre  situation.  Ne  vous  laissez  point  distraire  dans 
la  coulisse.  C'est  là  surtout  qu'il  faut  écarter  de  soi  et  les  ga- 
lanteries, et  les  propos  flatteurs,  et  tout  ce  qui  tendrait  à  vous 
tirer  de  votre  rôle.  Modérez  votre  voix,  ménagez  votre  sensibilité, 
ne  vous  livrez  que  par  gradation.  Il  faut  que  le  système  général 
de  la  déclamation  entière  d'une  pièce  corresponde  au  système 
général  du  poëte  qui  l'a  composée;  faute  de  cette  attention,  on 
joue  bien  un  endroit  d'une  scène,  on  joue  même   bien    une 
scène,  on  joue  mal  tout  le  rôle.  On  a  de  la  chaleur  déplacée  ; 
on  transporte  le  spectateur  par  intervalles  ;  dans  d'autres  on 
le  laisse  languissant  et  froid,  sans  qu'on  puisse  quelquefois  en 
accuser    l'auteur.    Vous   savez    bien   ce  que  j'entends   par  le 
i/Vvhoquet   tragique.    Souvenez-vous   que   c'est    le    vice   le   plus 
insupportable  et  le  plus  commun.  Examinez  les  hommes  dans 
leurs  plus  violents  accès  de  fureur,  et  vous  ne  leur  remarquerez 
rien    de  pareil.    En   dépit  de  l'emphase  poétique,  rapprochez 
votre  jeu   de  la   nature  le   plus  que  vous  pourrez;    moquez- 
vous  de  l'harmonie,  de  la  cadence  et  de  l'hémistiche  ;  ayez  la 
prononciation  claire,  nette  et  distincte,  et  ne  consultez  sur  le 
reste  que   le   sentiment  et  le  sens.  Si  vous  avez  le  sentiment 
juste  de  la  vraie  dignité,  vous  ne  serez  jamais  ni  bassement 
familière,  ni  ridiculement  ampoulée,  surtout  ayant  à  rei^dre  des 
poètes  qui  ont  chacun  leur  caractère  et  leur  génie.  JN'alTectez 
aucune  manière,  la  manière  est  détestable  dans  tous  les  arts 
'   ^d'imitation.  Savez-vous  pourquoi  on  n'a  jamais  pu  faire  un  bon 
tableau  d'après  une   scène  dramatique?  c'est  que   l'action  de 
l'acteur  a  je  ne    sais   quoi   d'apprêté  et    de   faux.  Si,    quand 
vous  êtes  sur  le  théâtre,  vous  ne  croyez  pas  être  seule,  tout  est 
perdu.  Mademoiselle,  il  n'y  a  rien  de  bien  dans  ce  monde  que 
'^  ce  qui  est  vrai  ;  soyez  donc  vraie  sur  la  scène,  vraie  hors  de  la 
\/  scène.  Lorsqu'il  y  aura  dans  les  villes,  dans  les  palais,  dans  les 
maisons  particulières,  quelques  beaux  tableaux  d'histoire,  ne 
manquez  pas  de  les  aller  voir.  Soyez  spectatrice  attentive  dans 
toutes  les  actions  populaires  ou  domestiques.  C'est  là  que  vous 
verrez  les  visages,  les  mouvements,  les  actions  réelles  de  l'amour, 
de  la  jalousie,  de  la  colère,  du  désespoir.  Que  votre  tête  devienne 
^'iin  portefeuille  de  ces  images,  et  soyez  sûre  que,  quand  vous  les 
exposerez  sur  la  scène,  tout  le  monde  les  reconnaîtra  et  vous 


LETTRKS    \  MADKMOISKLLE  JODIN.  389 

applaudira.  Un  acteur  qui  n'a  que  du  sens  et  du  ju[,^em(>nt  est 
froid;  celui  qui  n'a  ([ue  de  la  verve  et  de  la  sensibilité  est  fou. 
C'est  un  certain  tempérament  de  bon  sens  et  de  chaleur  qui  fait 
l'homme  sublime;  et  sur  la  scène  et  dans  le  monde,  celui  qui 
montre  plus  qu'il  ne  sent  fait  rire  au  lieu  de  toucher.  Ne  cher- 
chez donc  jamais  à  aller  au  delà  du  sentiment  que  vous  aurez; 
tâchez  de  le  rendre  juste.  J'avais  envie  de  vous  dire  un  mot  sur 
le  commerce  des  grands.  On  a  toujours  le  prétexte  ou  la  raison 
du  respect  qu'on  leur  doit  pour  se  tenir  loin  d'eux  et  les  arrêter 
loin  de  soi,  et  n'être  point  exposée  aux  gestes  qui  leur  sont 
familiers.  Tout  se  réduit  à  faire  en  sorte  qu'ils  vous  traitent  la 
centième  fois  comme  la  première.  Portez-vous  bien,  vous  serez 
heureuse  si  vous  êtes  honnête. 


IV 

A  LA  MÊME,   A   VARSOVIE. 


Je  ne  laisserai  point  aller  cette  lettre  de  madame  votre  mère, 
mademoiselle,  sans  y  ajouter  une  petite  pincée  d'amitié,  de  con- 
seils et  de  raison.  Premièrement,  ne  laissez  pas  ici  cette  bonne 
femme,  elle  n'a  pas  l'ombre  d'arrangement,  elle  vous  fera  une  / 
dépense  enragée  et  n'en  sera  que  plus  mal.  Appelez-la  auprès  y 
■de  vous,  elle  vous  coûtera  moins,  elle  sera  mieux,  ne  vous  ôtera 
aucune  liberté  et  mettra  môme  dans  votre  position  quelque  dé- 
cence, surtout  si  vous  vous  conduisez  bien.  Si  vous  voyez  des 
grands,  redoublez  d'égards  pour  leur  naissance,  leur  rang  et 
tous  leurs  autres  avantages,  c'est  la  seule  façon  honnête  et  sûre  / 
de  les  tenir  à  la  distance  qui  convient.  Point  d'airs  de  princesse 
qui  feraient  rire  là-bas  comme  ici,  car  le  ridicule  se  sent  partout, 
mais  toujours  l'air  de  la  politesse,  de  la  décence  et  du  respect 
de  soi-même.  Ce  respect  qu'on  a  pour  soi  en  donne  l'exemple 
aux  autres.  Quand  les  hommes  manquent  à  une  femme,  c'est 
assez  communément  qu'elle  s'est  oubliée  la  première.  Plus  votre 
état  invite  à  l'insolence,  plus  vous  devez  être  en  garde.  Étudiez 
sans  cesse,  point  de  hoquets,  point  de  cris,  de  la  dignité  vraie, 


390  LETTRES  A   MADEMOISELLE  JObLN. 

un   jeu  ferme,  sensé,  raisonné,  juste,  mâle;    la   plus  grande 
sobriété  de  gestes.  C'est  de  la  contenance,  c'est  du  maintien  qu'il 
faut  déclamer  les  trois  quarts  du  temps.  Variez  vos  tons  et  vos 
accents,  non  selon  les  mots,  mais  selon  les  choses  et  les  posi- 
tions. Donnez  de  l'ouvrage  à  votre  raison,  à  votre  âme,  à  vos 
entrailles,  et  épargnez-en  beaucoup  à  vos  bras.  Sachez  regarder,      / 
sachez  écouter  surtout;  peu  de  comédiens  savent  écouter.  Ne 
veuillez  pas  vous  sacrifier  votre  interlocuteur.  Vous  y  gagnerez 
peut-être;  mais  la  pièce,  la  troupe,  le  poëte  et  le  public  y  per- 
dront quelque  chose.  Que  le  théâtre  n'ait  pour  vous  ni  fond  ni 
devant,  que  ce  soit  rigoureusement  un  lieu  où  et  d'où  personne 
ne   vous  voie.  Il  faut  avoir  le  courage  quelquefois  de  tourner 
le  dos  au  spectateur,   il   ne  faut  jamais   se  souvenir   de  lui. 
Toute  actrice  qui  s'adresse  à  lui  mériterait    qu'il  s'élevât  une 
voix  du  parterre  qui  lui   dît  :    Mademoiselle,  je  n'y  suis  pas; 
et  puis  le  meilleur  conseil  même   pour  le   succès  du    talent, 
c'est  d'avoir    des  mœurs.    Tâchez    donc   d'avoir   des    mœurs,  y 
Comme  il   y  a  une  différence   infinie  entre    l'éloquence    d'un 
honnête  homme  et  celle  d'un  rhéteur  qui  dit  ce  qu'il  ne  sent^ 
pas,  il  doit  y  avoir  la  même  différence  entre  le  jeu  d'une  honnête 
femme   et  celui   d'une   femme   avilie,   dégradée  par   le    vice 
qui  jase    des   maximes    de  vertu.    Et   puis   croyez-vous  qu'il 
n'y  en  ait  aucune  pour  le  spectateur  à  entendre  une  femme 
d'honneur  ou  une  femme  perdue?  Encore  une  fois,  ne  vous  en 
laissez  point  imposer  par  des  succès  ;  à  votre  place  je  m'occupe- 
rais à  faire  des  essais,  à  tenter  des  choses  hardies,  à  me  faire  un 
ieu  qui  fût  mien.  Tant  que  votre  action  théâtrale  ne  sera  qu'un 
tissu  de  petites  réminiscences,  vous  ne  serez  rien.  Quand  l'âme 
inspire,  on  ne  sait  jamais  ce  qu'on  fera,  comment  on  dira,  c'est  le 
moment,  la  situation  de  l'âme  qui  dicte,  voilà  les  seuls  bons 
maîtres,  les  seuls  bons  soulfleurs.  Adieu,  mademoiselle,  portez- 
vous  bien,  risquez  d'ennuyer  quelquefois  les  Allemands  pour 
apprendre  à  nous  amuser.^ 


LETTRES    A   MADEMOISELLE  JODIN.  391 


A    LA    MÊME,   A    VAUSOVIE. 

Nous  sommes  toujours  également  disposés,  mademoiselle,  à 
servir  madame  votre  mère,  et  nous  n'avons  point  changé  de 
seniiinents  pour  vous.  Madame  votre  mère  est  une  bonne  créa- 
ture née  pour  être  la  dupe  de  tous  ceux  en  qui  elle  se  confie, 
pour  se  confier  au  premier  venu  et  pour  être  toujours  étonnée 
que  le  premier  qui  lui  vient  ne  soit  pas  le  plus  honnête  homme 
du  monde.  Nous  nous  épuisons  avec  elle  en  bons  conseils  qu'elle 
reçoit  avec  toute  la  reconnaissance  qu'elle  nous  devrait  peut- 
être,  s'ils  lui  étaient  de  quelque  utilité  ;  mais  heureusement  les 
contre-temps  qui  feraient  tourner  la  tête  à  une  autre  ne 
prennent  ni  sur  sa  bonne  humeur,  ni  sur  sa  santé.  Elle  jouit  du 
plus  bel  embonpoint,  et  mourra  à  cent  ans  avec  toute  l'expé- 
rience de  ce  monde  qu'elle  avait  à  huit  ans  ;  mais  ceux  qui  la 
trompent  sont  toujours  plus  à  plaindre  qu'elle. 

Mais  vous,  est-ce  que  vous  n'apprendrez  jamais  à  bien  con- 
naître ceux  en  qui  vous  aurez  à  placer  votre  confiance?  N'espé- 
rez pas  trouver  des  amis  parmi  les  hommes  de  votre  état.  Traitez 
vos  compagnes  avec  honnêteté;  mais  ne  vous  liez  avec  aucune. 

Lorsqu'on  réfléchit  aux  raisons  qui  ont  déterminé  un  homme 
à  se  faire  acteur,  une  femme  à  se  faire  actrice,  au  lieu  où  le 
sort  les  a  pris,  aux  circonstances  bizarres  qui  les  ont  portés  sur 
la  scène,  on  n'est  plus  étonné  que  le  talent,  les  mœurs  et  la 
probité  soient  également  rares  parmi  les  comédiens. 

Voilà  qui  est  bien  décidé  ;  M"^  Clairon  ne  remonte  pas.  Le 
public  vient  d'être  un  peu  dédommagé  de  sa  perte  par  une- 
jeune  fille  hideuse  de  visage,  qui  est  de  la  laideur  la  plus  amère, 
dont  la  voix  est  sépulcrale,  qui  grimace,  mais  qui  se  laisse  de 
temps  en  temps  si  profondément  pénétrer  de  son  rôle,  qu'elle 
fait  oublier  ses  défauts  et  qu'elle  entraîne  tous  les  applaudisse- 
ments. 

Comme  je  fréquente  peu,  très-peu  les  spectacles,  je  ne  l'ai 


/ 


392  LETTRES  A   MADEMOISELLE  JOUIN. 

point  encore  vue.  Je  serais  porté  à  croire  qu'elle  pourrait  bien 
devoir  une  partie  de  son  succès  à  la  haine  qu'on  porte  à  M'""  Clai- 
y'  ron.  C'est  moins  une  justice  que  l'on  rend  à  l'une  qu'une 
mortification  qu'on  veut  donner  à  l'autre  ;  mais  tout  ceci  n'est 
qu'une  conjecture. 

Exercez-vous,  perfectionnez-vous,  il  y  a  quelque  apparence 
qu'à  votre  retour  vous  trouverez  le  public  disposé  à  vous  ac- 
cueillir, et  la  scène  sans  aucune  rivale  que  vous  ayez  à  redouter. 

Bonjour,  mademoiselle,  portez-vous  bien,  et  songez  que  les 
mœurs,  l'honnêteté,  l'élévation  des  sentiments  ne  se  perdent 
point  sans  quelque  conséquence  pour  les  progrès  et  la  perfec- 
tion dans  tous  les  genres  d'injitation.  Il  y  a  bien  de  la  différence 
entre  jouer  et  sentir.  C'est  la  différence  de  la  courtisane  qui 
séduit,  à  la  femme  tendre  qui  aime,  et  qui  s'enivre  elle-même 
et  un  autre. 

Madame  votre  mère  n'a  pas  voulu  fermer  sa  lettre  sans  y  en- 
fermer un  petit  mot  de  moi,  et  je  ne  me  suis  pas  fait  presser.  Je 
m'acquitte,  par  l'intérêt  que  je  prends  ta  vous,  de  tout  ce  que  je 
devais  à  monsieur  votre  père. 


VI 

A    LA    MÊME,   A    VARSOVIE. 


1767. 


11  est  fort  difficile,  mademoiselle,  de  vous  donner  un  bon 
conseil  !  Je  vois  presque  égalité  d'inconvénients  aux  différents 
partis  que  vous  avez  à  prendre.  11  est  sûr  qu'on  se  gâte  à  une 
mauvaise  école,  et  qu'il  n'y  a  que  des  vices  à  gagner  avec  des 
comédiens  vicieux.  Il  ne  l'est  pas  moins  que  vous  profiteriez 
plus  ici  spectatrice,  qu'en  quelque  endroit  que  ce  soit  de  l'Eu- 
rope, actrice.  Cependant,  c'est  le  jugement,  c'est  la  raison,  c'est 
l'étude,  la  réflexion,  la  passion,  la  sensibilité,  l'imitation  vraie 
de  la  nature,  qui  suggèrent  les  finesses  de  jeu;  et  il  y  a  des 
défauts  grossiers  dont  on  peut  se  corriger  par  toute  la  terre.  Il 
suffit  de  se  les  avouer  à  soi-même  et  de  vouloir  s'en  défaire. 
Je  vous  ai  dit,  avant  votre  départ  pour  Varsovie,  que  vous  aviez 


LETTRES   A    MADEMOISELLE  JODIN.  393 

contracté  un  hoquet  habituel,  (jui  revenait  à  chaque  instant,  et 
qui  m'était  insupportable,  et  j'apprends  par  de  jeunes  seii,nieui-s 
qui  vous  ont  entendue  que  vous  ne  savez  pas  vous  tenir,  et  que 
vous  vous  laissez  aller  à  un  balancement  de  corps  très-déplai- 
sant. En  ellet,  qu'est-ce  que  cela  signilie?  cette  action  est 
sans  dignité.  Est-ce  que,  pour  donner  de  la  véhémence  à  son 
discours,  il  ftiut  jeter  son  corps  à  la  tête?  Il  y  a  partout  des 
femmes  bien  nées,  bien  élevées,  qu'on  peut  consulter,  et  dont 
on  peut  apprendre  la  convenance  du  maintien  et  du  geste.  Je 
ne  me  soucierais  de  venir  à  Paris  que  dans  le  temps  où  j'aurais 
fait  assez  de  progrès  [)our  profiter  des  leçons  des  grands 
maîtres.  Tant  que  je  me  reconnaîtrais  des  défauts  essentiels,  je 
resterais  ignorée  et  loin  de  la  capitale.  Si  l'intérêt  se  joignait 
encore  à  ces  considérations,  si,  par  une  absence  de  quelques 
mois,  je  pouvais  me  promettre  plus  d'aisance,  une  vie  plus 
tranquille  et  plus  retirée,  des  études  moins  interrompues,  plus 
suivies,  moins  distraites;  si  j'avais  des  préventions  à  détruire, 
des  fautes  à  faire  oublier,  un  caractère  à  établir,  ces  avantages 
achèveraient  de  me  déterminer.  Songez,  mademoiselle,  qu'il  n'y 
aura  que  le  plus  grand  talent  qui  rassure  les  comédiens  de 
Paris  sur  les  épines  qu'ils  redoutent  de  votre  commerce  ;  et  puis 
le  public,  qui  semble  perdre  de  jour  en  jour  de  son  goût  pour 
la  tragédie,  est  une  difficulté  également  effrayante  et  pour  les 
acteurs  et  pour  les  auteurs.  Rien  n'est  plus  commun  que  les 
débuts  malheureux.  Étudiez-vous,  travaillez,  acquérez  quelque 
argent;  défaites-vous  des  gros  défauts  de  votre  jeu,  et  puis 
venez  ici  voir  la  scène,  et  passez  les  jours  et  les  nuits  cà  vous 
conformer  aux  bons  modèles.  Vous  trouverez  bien  quelques 
hommes  de  lettres,  quelques  gens  du  monde,  prêts  à  vous  con- 
seiller; mais  n'attendez  rien  des  acteurs  et  des  actrices.  N'en 
.-est-ce  pas  assez  pour  elles  du  dégoût  de  leur  état,  sans  y  ajou- 
ter celui  des  leçons,  au  sortir  du  théâtre,  dans  les  moments 
qu'elles  ont  destinés  au  plaisir  ou  au  repos?  Votre  mère  a  été 
sur  le  point  d'acheter  des  meubles,  elle  a  loué  un  logement,  il 
ne  lui  reste  plus  qu'à  se  conformer  à  vos  vues,  selon  le  parti 
que  vous  suivrez.  Elle  n'ira  point  se  réinstaller  chez  votre  oncle  ; 
cet  homme  est  dans  l'indigence,  et  serait  plus  à  charge 
qu'utile.  J'accepte  vos  souhaits,  et  j'en  fais  de  très-sincères  pour 
,  votre  bonheur  et  vos  succès. 


39/i  LETTRES   A    MADEMOISELLE  JODIN. 


VI  [ 

A    LA     MEME,    A    VARSOVIE. 


1707. 


Quoi!  mademoiselle,  ce  serait  tout  de  bon,  et  en  dépit  de 
l'étourdissement  de  l'état,  des  passions  et  de  la  jeunesse,  qu'il 
vous  viendrait  quelque  pensée  solide,  et  l'ivresse  du  présent  ne 
vous  empêcherait  pas  de  regarder  dans  l'avenir!  Est-ce  que  vous 
seriez  malade  ?  Auriez-vous  perdu  l'enthousiasme  de  votre 
talent?  Ne  vous  en  promettriez-vous  plus  les  mêmes  avantages? 
J'ai  peu  de  foi  aux  conversions,  et  la  prudence  m'a  toujours 
paru  la  bonne  qualité  la  plus  incompatible  avec  votre  caractère. 
Je  n'y  comprends  rien.  Quoi  qu'il  en  soit,  si  vous  persistez  à 
vouloir  placer  une  somme  à  fonds  perdus,  vous  pouvez  me 
l'adresser  quand  il  vous  plaira.  Je  tâcherai  de  répondre  à  cette 
marque  de  confiance  en  vous  cherchant  quelque  emploi  avan- 
tageux et  solide;  comptez  sur  ma  discrétion,  comptez  sur  toute 
la  bonne  volonté  de  M'""  Diderot.  Nous  y  ferons  tous  les  deux 
de  notre  mieux.  Envoyez  en  même  temps  votre  extrait  baptis- 
taire  si  vous  l'avez,  ou  dites-nous  sur  quelle  paroisse  vous  avez 
été  baptisée,  afin  qu'on  puisse  se  pourvoir  de  cette  pièce  qui 
constate  votre  âge  et  vos  surnoms.  Il  n'y  a  presque  aucune  for- 
tune particulière  qui  ne  soit  suspecte,  et  il  m'a  semblé  que 
dans  les  plus  grands  bouleversements  de  finances,  le  roi  avait 
toujours  respecté  les  rentes  viagères  constituées  sur  lui.  Je 
donnerais  donc  la  préférence  au  roi,  à  moins  que  vous  ne  soyez 
dune  autre  opinion.  Mais  je  vois  avec  plaisir  par  votre  lettre 
du  jour  (le  l'an  que  ce  projet  de  vous  assurer  quelque  revenu 
cà  tout  événement,  quoiqu'il  soit  bien  sage,  n'est  point  le  tour 
de  tête  d'un  bon  moment,  et  que  vous  y  persistez.  Je  vous  en 
fais  mon  compliment;  nous  voilà  donc  tout  prêts  à  vous  servir, 
et  moi  en  mon  particulier  un  peu  soulagé  du  reproche  que  je 
me  faisais  d'avoir  peut-être  donné  lieu  par  mon  silence  et  mon 
délai  à  la  dissipation  de  votre  argent,  et  rendu  inutile  une  des 


LILTTHKS  A    MÂDEMOISKLLK  .lODIN.  395 

meilleures  vues  que  vous  avez  eues.  Détacliez-vous  donc  promp- 
tement  de  cet  argeut,  qui  est  certainement  dans  les  mains  les 
moins  sûres  que  je  connaisse,  les  vôtres.  Si  je  ne  le  tiens  pas 
avant  un  mois  d'ici,  je  ne  compterai  sur  rien.  La  mère  et  l'en- 
fant sont  infiniment  sensibles  à  vos  souhaits  et  à  votre  éloge, 
elles  seront  très-heureuses  toutes  les  fois  qu'elles  apprendront 
quelque  chose  d'agréable  de  vous.  Vous  savez,  pour  moi,  que 
si  l'intérêt  que  je  prends  à  vos  succès,  à  votre  santé,  à  votre 
considération,  à  votre  fortune,  pouvait  servir  à  quelque  chose, 
il  n'y  aurait  sur  aucun  théâtre  du  monde  aucune  femme  plus 
honorée,  plus  riche  et  plus  considérée.  Notre  scène  française 
s'appauvrit  de  jour  en  ,our;  malgré  cela,  je  ne  vous  invite  pas 
encore  à  reparaître  ici.'  Il  semble  que  ce  peuple  devienne  d'au- 
tant plus  difficile  sur  les  talents,  que  les  talents  sont  plus  rares 
chez  lui;  je  n'en  suis  pas  étonné,  plus  une  chose  distingue, 
plus  on  a  de  peine  à  l'accorder.  L'impératrice  de  Russie  a  chargé 
quelqu'un  ici  de  former  une  troupe  française,-  aurez-vous  le 
courage  de  passer  à  Pétersbourg  et  d'entrer  au  service  d'une 
des  plus  étonnantes  femmes  qu'il  y  ait  au  monde!  Réponse  là- 
dessus.  Je  vous  salue  et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  Sa- 
crifiez aux  grâces,  et  étudiez  surtout  la  scène  tranquille;  jouez 
tous  les  matins  pour  votre  prière  la  scène  d'Atbalie  avec  Joas, 
et  pour  votre  prière  du  soir  quelques  scènes  d'Agrippine  avec 
Néron;  dites  pour  bénédicité  la  scène  première  de  Phèdre  et 
de  sa  confidente,  et  supposez  que  je  vous  écoute  ;  ne  vous  ma- 
nierez point  surtout.  Il  y  a  du  remède  à  V empesé,  au  raide,  au 
rustique,  au  dur,  à  l'ignoble;  il  n'y  en  a  point  à  la  petite  ma- 
nière ni  à  l'alléterie.  Songez  que  chaque  chose  a  son  ton.  Ayez 
quelquefois  de  l'emphase,  puisque  le  poëte  en  a.  N'en  ayez  pas 
aussi  souvent  que  lui,  parce  que  l'emphase  n'est  presque  ty 
jamais  dans  la  nature;  c'en  est  une  imitation  outrée.  Si  vous 
sentez  une  fois  que  Corneille  est  presque  toujours  à  Madrid  et 
presque  jamais  dans  Rome,  vous  rabaisserez  souvent  ses  richesses 
par  la  simplicité  du  ton,  et  ses  personnages  prendront  dans 
votre  bouche  un  héroïsme  domestique,  uni,  franc,  sans  apprêt,  ^ 
qu'ils  n'ont  presque  jamais  dans  ses  pièces.  Si  vous  sentez  une 
fois  combien  la  poésie  de  Racine  est  harmonieuse,  nombreuse, 
filée,  chantante,  et  combien  le  chant  cadencé  s'accorde  peu  avec 
la  passion   qui  déclame  ou  qui  parle,  vous  vous  étudierez  à 


396  LETTRES    A    MADEMOISELLE  JODIN. 

nous  dérober  son  extrême  musique  ;  vous  le  rapprocherez  de 
la  conversation  noble  et  simple,  et  vous  aurez  fait  un  grand 
pas,  un  pas  bien  difficile.  Parce  que  Racine  fait  toujours  de  la 
musique,  l'acteur  se  transforme  en  un  instrument  de  musique; 
parce  que  Corneille  se  guindé  sans  cesse  sur  la  pointe  des 
pieds,  l'acteur  se  dresse  le  plus  qu'il  peut;  c'est-à-dire  qu'on 
ajoute  au  défaut  des  deux  auteurs.  C'est  le  contraire  qu'il  fal- 
lait faire.  Yoilà,  mademoiselle,  quelques  préceptes  que  je  vous 
envoie:  bons  ou  mauvais,  je  suis  sûr  qu'ils  sont  neufs;  mais  je 
les  crois  bons.  Garrick  me  disait  un  jour  qu'il  lui  serait  impos- 
sible de  jouer  un  rôle  de  Racine,  que  ses  vers  ressemblaient  à 
de  grands  serpents  qui  enlaçaient  un  acteur,  et  le  rendaient 
immobile;  Garrick  sentait  bien  et  disait  bien.  Rompez  les  ser- 
pents de  l'un,  brisez  les  échasses  de  l'autre. 


VIII 

A   LA   MÊME,  A    VARSOVIE. 


1768. 


J'apprends,  mademoiselle,  tous  vos  succès  avec  le  plus 
grand  plaisir;  mais  en  cultivant  votre  talent  tâchez  aussi  d'avoir 
des  mœurs. 

Je  n'ai  point  fait  la  commission  en  livres  que  vous  m'aviez 
donnée,  parce  que  j'ai  toujours  attendu  que  M.  Dumolard  me 
remît  des  fonds,  ce  qu'il  ne  se  presse  pas  de  faire. 

Je  suis  tellement  accablé  d'afïiiires,  que  je  suis  forcé  de 
vous  écrire  à  Varsovie  comme  si  vous  demeuriez  à  quatre  pas 
de  chez  moi. 

Mon  respect  à  madame  votre  mère.  Encore  une  fois  ce  n'est 
pas  assez  que  d'être  grande  actrice,  il  faudrait  encore  être 
iionnête  femme,  j'entends  comme  les  femmes  le  sont  dans  les 
autres  états  de  la  vie.  Cela  n'est  pas  bien  rigoureux.  Songez 
quelquefois  à  l'étrange  contraste  de  la  conduite  de  l'actrice 
avec  les  maximes  honnêtes  dispersées  de  temps  en  temps  dans 
son  rôle. 

Un  rôle  honnête  fait  par  une  actrice  qui  ne  l'est   pas  me 


LETTRES   A   MADEMOISELLE    JODIN.  307 

choque  presque  autant  qu'un  rôle  de  fille  de  quinze  ans  lait 
par  une  femme  de  cinquante. 

Bonjour,  mademoiselle,   portez-vous  bien   et  comptez  tou- 
jours sur  mon  amitié. 


IX 

A    LA    MÊME,    A    VARSOVIE. 

21  février  1708. 

J'ai  reçu,  mademoiselle,  et  votre  lettre  et  celle  qui  servira 
à  arranger  votre  compte  avec  M.  Dumolard,  et  votre  certificat 
(le  vie  et  la  procuration  très-ample  que  vous  m'accordez  pour 
traiter  de  vos  aflaires,  et  la  lettre  de  12,000  francs  sur 
MM.  Tourton  et  Baure.  Comme  cette  lettre  est  à  un  mois  et  demi 
d'échéance,  cela  me  donnera  le  temps  de  me  retourner  et  de 
préparer  un  emploi  sûr  de  votre  argent.  Vous  êtes  bien  plus 
sage  que  je  ne  vous  croyais,  et  vous  me  trompez  bien  agréable- 
ment.^ Je  savais  que  le  cœur  était  bon;  pour  la  tète,  je  ne  pen- 
sais pas  que  femme  au  monde  en  eût  jamais  porté  sur  ses 
épaules  une  plus  mauvaise.  Me  voilà  rassuré  sur  l'avenir; 
quelque  chose  qui  puisse  vous  arriver,  vous  avez  pourvu,  pour 
vous  et  pour  votre  mère,  aux  besoins  pressants  de  la  vie. 
Je  verrai  M.  Dumolard  incessamment.  Je  souhaite  que  notre 
entrevue  se  passe  sans,  aigreur  ;  j'en  doute.  Je  ne  prononce 
rien  sur  la  droiture  de  M.  Dumolard,  mais  je  ne  puis  faire  un 
certain  cas  d'un  homme  qui  divertit  à  son  propre  usage  un 
argent  qui  ne  lui  appartient  pas.  Ninon,  manquant  de  pain, 
n'aurait  pas  fait  ainsi.  Je  me  hâte  de  vous  tranquilliser.  Ilàtez- 
vous  de  me  répondre  sur  les  propositions  que  je  vous  fais  au 
nom  de  M.  Mitreski,  chargé  de  former  ici  une  troupe.  Je  me 
sers  du  mot  propre,  et  vous  savez,  par  le  cas  que  je  fais  des 
grands  talents,  en  quelque  genre  que  ce  soit,  que  mon  dessein 
n'est  pas  de  vous  humilier.  Si  j'avais  l'âme,  l'organe  et  la  figure 
de  Quinault-Dufresne,  demain  je  monterais  sur  la  scène,  et  je 
me  tiendrais  plus  honoré  de  faire  verser  des  larmes  au  méchant 
même   sur  la  vertu  persécutée,  que  de  débiter  dans  une  chaire, 


398  LETTRES   A   MADEMOISELLE  JODIN. 

en  soutane  et  en  bonnet  carré,  des  fadaises  religieuses  qui  ne 
sont  intéressantes  que  pour  les  oisons  qui  les  croient.  Votre 
morale  est  de  tous  les  temps,  de  tous  les  peuples,  de  toutes  les 
contrées;  la  leur  change  cent  fois  sous  une  très-petite  latitude. 
Prenez  donc  une  juste  opinion  de  votre  état  :  c'est  encore  un  des 
moyens  d'y  réussir.  Il  faut  d'abord  s'estimer  soi-même  et  ses 
fonctions.  Il  est  difficile  de  s'occuper  fortement  d'une  chose 
qu'on  méprise.  J'aime  mieux  les  prédicateurs  sur  les  planches 
que  les  prédicateurs  dans  le  tonneau.  Voyez  les  conditions  que 
l'on  vous  propose  pour  la  cour  de  Pétersbourg.  Pour  appointe- 
ments, 1,600  roubles,  valant  argent  de  France  8,000  francs; 
pour  aller,  mille  pistoles,  autant  pour  revenir.  On  se  fournit  les 
habits  à  la  française,  à  la  romaine  et  à  la  grecque  ;  ceux  d'un 
costume  extraordinaire  se  prennent  au  magasin  de  Ja  cour.  On 
s'engage  pour  cinq  ans.  Il  y  a  carrosse  pour  le  service  impérial 
seulement.  Les  gratifications  sont  quelquefois  très-fortes,  mais 
il  faut,  comme  partout  ailleurs,  les  mériter.  Qu'aussitôt  ma 
lettre  reçue  vous  m'instruisiez  de  vos  desseins,  et  que  M.  Mi- 
treski  sache  s'il  doit  ou  ne  doit  pas  compter  sur  vous.  Au  cas 
que  les  8,000  francs  et  le  reste  vous  conviennent,  faites  deux 
lettres,  à  huit  jours  de  date  l'une  de  l'autre,  dans  l'une  desquelles 
vous  demanderez  plus  qu'on  ne  vous  offre,  et  dans  la  seconde 
vous  accepterez  les  offres  qu'on  vous  a  faites;  envoyez-les  toutes 
les  deux  à  la  fois.  Je  ne  produirai  d'abord  que  la  première. 
Surtout  expliquez-vous  clairement;  ni  M.  Mitreski  ni  moi  n'avons 
rien  pu  comprendre  aux  précédentes.  Bonjour,  mademoiselle, 
vous  voilà  en  bon  train;  persistez,  je  ferai,  pour  l'avancement 
de  vos  alïaires  ici  tout  ce  qui  dépendra  de  moi. 


A  L.\  MÊME.  A   DPxESDE. 


■^.f 


G  avril   17G8. 


Me  VOUS  arrêtez  à  Strasbourg  que  le  moins  que  vous  pour- 
rez,  mademoiselle,  vos  alTaires  demandent  ici  votre  présence. 


LETTRES   A  MADEMOISELLE  JOIMN.  399 

J'ai  reçu  tout  ce  que  vous  m'avez  envoyé.  Je  vous  fais  passer 
ces  deux  lettres  qui  vous  auraient  attendue  ici  trop  longtemps. 
Je  laisse  en  repos  le  Dumolard,  avec  lequel  vous  serez  la  maî- 
tresse d'en  user  comme  il  vous  plaira.  Le  sieur  Baure  n'ira  pas 
en  avant  sans  m'avoir  vu.  J'espère  qu'après  demain  au  plus 
tard  votre  argent  sera  placé.  Je  n'ai  pu  faire  plus  de  diligence, 
parce  que  les  rentes  viagères  sur  le  roi  étaient  fermées  quand 
j'ai  reçu  vos  fonds.  J'ai  laissé  en  l'air  votre  poursuite  contre  la 
cour  de  Saxe.  Ce  n'est  pas  que  je  n'aie  bien  pressenti  vos  vues, 
mais  je  crains  que  vous  ne  fassiez  en  ceci  une  fausse  démarche, 
peut-être  une  folie  qui  vous  attirerait  à  Paris  un  traitement 
encore  plus  fâcheux  qu'à  Dresde.  Il  ne  faudrait  qu'une  plainte 
de  l'ambassadeur  à  la  cour  de  France.  Vous  n'avez  pas  bien 
pesé  les  choses.  Ce  n'est  pas  mauvaise  volonté  de  la  part  de 
M"""  Diderot,  ni  aucun  éloignement  à  vous  obliger  en  tout;  mais 
son  avis,  qui  me  paraît  bon,  était  que  vous  logiez  un  mois  en 
hôtel  garni  ;  que  là  vous  déposiez  vos  effets,  et  que  vous  nous 
donniez  le  loisir  de  chercher  un  appartement  qui  vous  con- 
AÎenne  ;  parti  forcé  par  le  mo;nent,  le  terme  de  Pâques  étant 
passé.  Je  vous  écris  à  la  hâte,  je  suis  désolé  de  votre  aventure; 
mais  vous  arrivez,  nous  nous  verrons  et  nous  consulterons  sur 
vos  affaires.  Bonjour,  mademoiselle.  Un  mot  encore:  ce  n'est 
pas  s'annoncer  favorablement  aux  comédiens  français  que  de  faire 
liaison  avec  Aufresne^  qui  s'est  séparé  d'eux  mécontent.  Songez 
à  cela,  portez-vous  bien,  et  arrivez. 


XI 

A  L\  MÊME,  A  DRESDE. 


Il  juillet  1708. 


Vous  ne  me  persuaderez  jamais,  jamais,  mademoiselle,  que 
vous  n'ayez  pas  attiré  vous-même  le  désagrément  qui  vous   est 

1.  Aufresnc,  refusé  comme  sociétaire  après  son  début  au  Tliéâtre-Fraiiçais, 
mérita  les  applaudissements  de  Frédéric  à  Berlin,  et  ceux  de  Catherine  à  Péters- 
bourg.  Sa  fille  a  écrit  quelques  pièces  pi)ur  le  théâtre  de  l'Ermitage. 


/lOO  LETTRES   A    MADEMOISELLE   JODIN. 

arrivé  sur  la  route.  Quand  on  veut  être  respectée  des  autres,  il  faut 
leur  en  donner  l'exemple  par  le  respect  qu'on  se  porte  à  soi-même. 
Vous  avez  commis  une  autre  indiscrétion,  c'est  d'avoir  donné  à 
cette  aventure  de  la  publicité  par  une  poursuite  juridique.  Ne 
concevez-vous  pas  que  c'est  une  nouvelle  objection  que  vos  en- 
nemis ne  manqueront  pas  de  vous  faire,  si,  par  des  événements 
qu'il  est  impossible  de  prévoir,  vous  étiez  malheureusement 
forcée  k  revenir  à  votre  état?  Et  puis  vous  vous  réclamez  de  moi 
dans  une  circonstance  tout  à  fait  scandaleuse.  Mon  nom  pro- 
noncé devant  un  juge  ne  peut  alors  donner  meilleure  opinion 
de  vous  et  ne  peut  que  nuire  à  la  bonne  opinion  qu'on  a  de 
moi.  J'ai  touché  les  200  livres  de  votre  pension  sur  le  roi. 
M.  de  \an-Eycken  a  payé  le  billet  tiré  sur  lui,  et  M.  Baure  a 
accepté  la  lettre  de  change  que  vous  savez.  J'ai  donc  entre  mes 
mains  une  bonne  somme  d'argent  dont  je  disposerai  comme  i) 
vous  plaira.  J'ai  aussi  le  portrait  de  M.  le  comte  et  la  copie  du 
vôtre.  Surtout,  mademoiselle,  ne  parlez  point  de  cet  argent  à 
madame  votre  mère.  La  pension  que  vous  lui  avez  assignée  lui 
sera  exactement  payée;  mais  si  elle  me  savait  un  fonds,  dissi- 
patrice comme  elle  l'est,  nous  en  serions  perpétuellement  har- 
celés, et  bientôt  il  vous  resterait  peu  de  chose.  J'attends  tou- 
jours qu'on  expédie  le  contrat  de  vos  rentes  viagères  constituées 
sur  le  roi.  Gela  ne  peut  plus  guère  souffrir  de  délai.  L'hôtesse 
de  l'hôtel  de  la  rue  Saint -Benoît  prétendait  obliger  votre  mère 
à  rester  trois  mois  ;  il  y  a  eu  un  procès  que  nous  avons  gagné. 
Soyez  sage,  soyez  honnête,  soyez  douce;  une  injure  répondue 
à  une  injure  faite  sont  deux  injures,  et  l'on  doit  être  plus  hon- 
teux de  la  première  que  de  la  seconde.  Si  vous  ne  travaillez 
pas  sans  relâche  à  modérer  la  violence  de  votre  caractère,  vous 
ne  pourrez  vivre  avec  qui  que  ce  soit,  vous  serez  malheureuse, 
et  personne  ne  pouvant  trouver  le  bonheur  avec  vous,  les  sen- 
timents les  plus  doux  qu'on  aura  conçus  pour  vous  s'éteindront, 
et  l'on  s'éloignera  d'une  belle  furie  dont  on  s'ennuiera  d'être 
tourmenté.  Deux  amants  qui  s'adressent  des  propos  grossiers 
s'avilissent  tous  deux.  Regardez  toute  querelle  comme  un  com- 
mencement de  rupture.  A  force  de  détacher  des  fils  d'un  câble, 
quelque  fort  qu'il  soit,  il  faut  qu'il  se  rompe.  Si  vous  avez  eu 
le  bonheur  de  captiver  un  homme  de  bien,  sentez-en  tout  le 
prix;  songez  que  la  douceur,  la  patience,  la  sensibilité  sont  les 


LETTHES  A    MADEMOISELLE  JODIN.  ^01 

vertus  propres  de  la  femme,  et  que  les  pleurs  sont  ses  vérita- 
bles armes.  Si  vos  yeux  s'allument,  si  les  muscles  de  vos  joues 
et  de  votre  cou  se  gonflent,  si  vos  bras  se  raidissent,  si  les  ac- 
cents durs  de  votre  voix  s'élèvent,  s'il  sort  de  votre  bouche  des 
propos  violents,  des  mots  déshonnêtes,  des  injures  grossières 
ou  non,  vous  n'êtes  plus  qu'une  femme  de  la  halle,  une  créa- 
ture hideuse  à  voir,  hideuse  à  entendre,  vous  avez  renoncé  aux 
qualités  aimables  de  votre  sexe,  pour  prendre  les  vices  odieux 
du  nôtre.  'Il  est  indigne  d'im  galant  homme  de  frapper  une 
femme,  il  est  plus  mal  encore  à  une  femme  de  mériter  ce  châ- 
timent. Si  vous  ne  devenez  pas  meilleure,  si  tous  vos  jours  con- 
tinuent à  être  marqués  par  des  folies,  je  perdrai  tout  l'intérêt 
que  je  prends  à  vous;  présentez  mon  respecta  M.  le  comte, 
faites  son  bonheur  puisqu'il  se  charge  du  vôtre. 


A   LA   MÊME,  A  SALTZ-VEDEL,    PRÈS  MAGDEBO  URG. 

IG  juillet  1708. 

Vous  avez  écrit  à  madame  votre  mère  une  lettre  aussi  dure 
que  peu  méritée.  Elle  a  gagné  son  procès.  La  Brunet  ne  me 
()araît  pas  une  femme  trop  équitable.  J'ai  touché  la  pension  sur 
le  roi.  J'ai  reçu  deux  lettres  de  change  de  M.  Fischer,  l'une  de 
1,373  livres  18  sous  6  deniers  sur  MM.  Tojrton  et  Baure  :  elle 
est  acceptée  et  sera  payée  le  9  du  mois  prochain  ;  l'autre  de 
2,376  livres  1  sou  6  deniers  sur  M.  de  Van-Eycken  qui  est 
payée.  Ces  deux  sommes  font  celle  de  3,750  livres  qui  répondent 
à  mille  écus  de  Saxe.  Je  ferai  faire  votre  bracelet  par  un  M.  Belle, 
de  mes  amis,  dont  je  réponds  pour  le  travail  et  pour  la  probité. 
Mais  de  deux  choses  l'une,  c'est  que  le  portrait  est  de  beaucoup 
trop  grand  et  qu'il  en  faudra  supprimer  presque  jusqu'au  cha- 
peau, ce  qui  ne  nuira  à  rien  ;  l'autre,  c'est  que  l'entourage  du 
portrait  et  celui  du  chillre  seront  bien  mesquins  en  n'y  mettant 
que  cent  louis.  L'artiste,  qui  ne  demande  ni  à  vendre  ni  à 
XIX.  26 


h02  LETTRES  A   MADEMOISELLE   JODIN. 

gagner,  prétend  que,  pour  que  ces  bracelets  soient  honnêtes,  il  y 
faut  consacrer  3,000  livres  ou  1,000  écus.  En  ce  cas,  voyez  ce 
que  vous  avez  à  faire.  Faites-moi  réponse  là-dessus,  et  présentez 
mon  respect  à  M,  le  comte.  Tâchez,  pour  Dieu,  de  ne  faire 
aucune  folie  ni  l'un  ni  l'autre,  si  vous  ne  voulez  pas  en  être 
châtiés  l'un  par  l'autre.  Aimez-vous  paisiblement,  et  ne  per- 
vertissez pas  la  nature  et  la  fin  d'une  passion  qui  est  moins 
précieuse  par  les  plaisirs  qu'elle  nous  donne  que  par  les  maux 
dont  elle  nous  console.  Si  vous  vous  déterminez  à  dépenser 
1,000  écus  à  vos  bracelets,  il  me  restera  750  livres  dont  je  dis- 
poserai comme  il  vous  plaira.  Soyez  bien  aimable,  bien  douce 
surtout  et  bien  honnête.  Tout  cela  se  tient.  Si  vous  négligez 
une  de  ces  qualités,  il  sera  difficile  que  vous  ayez  bien  les  deux 
autres. 


A  LA  MÊME, 
CHEZ  M.  LE  COMTE  DE  SCHULLEMBO  URG,  A  BORDEAUX. 

10  septembre  17G8. 

Mademoiselle,  je  ne  saurais  ni  vous  approuver  ni  vous  blâ- 
mer de  votre  raccommodement  avec  M.  le  comte.  11  est  trop 
incertain  que  vous  soyez  faite  pour  son  bonhem*  et  lui  pour  le 
vôtre.  Vous  avez  vos  défauts,  qu'il  n'est  jamais  disposé  à  vous 
pardonner;  il  a  les  siens,  pour  lesquels  vous  n'avez  aucune 
indulgence.  11  semble  s'occuper  lui-même  à  détruire  l'effet  de 
sa  tendresse  et  de  sa  bienfaisance.  Je  crois  que  de  votre  côté 
il  faut  peu  de  chose  pour  altérer  votre  cœur  et  vous  porter  à  un 
parti  violent.  Aussi  je  ne  serais  pas  étonné  qu'au  moment  où 
vous  recevrez  l'un  et  l'autre  ma  belle  exhortation  à  la  paix,  vous 
ne  fussiez  en  pleine  guerre.  11  faut  donc  attendre  le  succès  de 
ses  promesses  et  de  vos  résolutions.  C'est  ce  que  je  fais  sans 
être  indifférent  sur  votre  sort. 

J'ai  reçu  votre  procuration,  elle  est  bien.  Il  me  faut  à  présent 
un  certificat  de  vie  légalisé.  Ne  différez  pas  d'un  instant  à  me 
l'envoyer.  Je  vous  enverrai,  par  la  voie  que  vous  m'indiquerez, 


LETTRES    A   MADEMOISELLE  JODIN.  ^03 

le  portrait  et  les  lettres  de  M.  le  comte.  Cela  serait  coûteux  par 
la  poste. 

A  la  lecture  de  la  défense  que  vous  faites  à  votre  mère  de 
rien  prendre  sur  les  sommes  dont  je  suis  dépositaire,  elle  en  est 
tombée  malade.  En  effet,  que  voulez-vous  qu'elle  devienne  et 
que  signifie  cette  pension  annuelle  de  1,500  francs  que  vous 
prétendez  lui  faire,  si  vous  en  détournez  la  meilleure  partie  à 
votre  propre  usage?  Si  vous  n'y  prenez  garde,  il  n'y  aura  de 
votre  part  qu'une  ostentation  qui  ne  tirera  pas  votre  mère  du 
malaise.  Il  ne  s'agit  que  de  calculer  un  peu  pour  vous  en  con- 
vaincre et  vous  amener  à  de  la  raison,  si  vous  avez  réellement  à 
cœur  le  bonheur  de  votre  mère. 

Gomme  vos  intentions  m'étaient  expliquées  de  la  manière  la 
plus  précise,  je  l'ai  renvoyée  à  votre  réponse,  cju'elle  attend 
avec  la  plus  grande  impatience. 

Je  ne  sais  d'où  vous  vient  cet  accès  de  tendresse  pour  la 
Brunet,  qui  vous  a  déchirées  toutes  les  deux  chez  le  commis- 
saire de  la  manière  la  plus  cruelle  et  la  plus  malhonnête.  Il 
n'y  a  rien  de  si  chrétien  que  le  pardon  des  injures. 

Un  avis  que  je  me  crois  obligé  de  vous  donner,  c'est  que 
votre  femme  de  chambre  est  en  correspondance  avec  la  dame 
Brunet;  vous  en  ferez  l'usage  qu'il  vous  plaira. 

Comme  vous  n'avez  pas  pensé  à  me  marquer  votre  adresse 
à  Bordeaux,  je  vous  écris  à  tout  hasard. 

Autre  chose;  il  n'y  a  plus  de  rentes  viagères  sur  le  roi; 
mais  si  votre  argent  était  prêt,  je  le  placerais  à  6  pour  100 
sur  des  fermiers-généraux,  et  le  fonds  vous  resterait. 

C'est  un  service  que  je  pourrais  aussi  rendre  à  M.  le  comte, 
mais  il  n'y  aurait  pas  un  moment  à  perdre. 

Je  vous  salue,  mademoiselle.  Je  vous  prie  de  présenter  mon 
respect  à  M.  le  comte. 

Je  voudrais  bien  vous  savoir  heureux  l'un  et  l'autre.  Je  n'ai 
pas  le  temps  de  moraliser.  11  est  une  heure  passée,  il  faut  que 
cette  lettre  soit  à  la  grande  poste  avant  qu'il  en  soit  deux. 

Donnez  attention,  mademoiselle,  aux  petits  états  de  reçus  et 
de  dépenses  que  je  vous  envoie,  et  jugez  là-dessus  de  ce  que 
vous  avez  à  faire  pour  madame  votre  mère,  c[ui  est  malade, 
inquiète  et  dans  un  besoin  pressant  de  secours.  / 

Ainsi  point  de  délai  sur  tous  les  objets  de  ma  lettre;  et  ta- 


hOk  LETTRES  A  MADEMOISELLE  JODIN. 

chez  d'être  sensée,  raisonnable,  circonspecte,  et  de  profiter  un 
peu  de  la  leçon  dupasse  pour  rendre  l'avenir  meilleur. 


XIV 


A   LA   MEME, 
CHEZ  M.  JAMBELLANT,  MARCHAND  SELLIER,  RUE  PORTE-BASSE, 

A  BORDEAUX. 

21  novembre  1768. 

Je  vais,  mademoiselle,  répondre  à  vos  deux  dernières  lettres. 
Je  suis  charmé  que  vos  dernières  petites  commissions  aient  été 
faites  h  votre  gré.  Je  n'ai  point  traité  votre  oncle  trop  durement. 
Tout  homme  qui  s'établira  chez  une  femme,  qui  y  boira,  man- 
gera, qui  en   sera  bien  accueilli,  et  qui,  au  moment  oii  cette 
femme  ne  se  trouvera  plus  en  état  de  lui  rendre  les  mêmes  bons 
oflîces,  la  calomniera,  la  brouillera  avec  sa  fille,  et  l'exposera  h 
tomber  dans  l'indigence,  est  un  indigne  qui  ne  mérite  aucun 
ménagement.  Ajoutez  à  cela  le  mépris  qu'il  a  dû  m'inspirer  par 
ses  mensonges  accumulés.  Quand  on  est  assez  méchant  pour  faire 
une  noirceur,  il  ne  faut  pas  avoir  la  lâcheté  de  la  nier.  Votre 
mère  ne  voit  point,  n'a  point  vu  la  dame  Traas  ;  elle  n'a  reçu 
de  compagnie  que  celle  que  votre  oncle  lui  a  donnée,  et  il  est 
faux  qu'elle  soit  raccommodée  avec  lui.  M.  Roger,  qui  vous  est 
attaché,  qui  vous  sert,  qui  ne  demande  pas  mieux  que  d'être 
utile  à  votre  mère,  également  maltraité  dans  le  libelle  de  votre 
oncle,  n'a  eu  que  le  ressentiment  qu'il  devait  avoir,  et,  à  son 
âge,  ressentir  et  se  venger,  c'est  presque  la  même  chose.  Bref, 
mademoiselle,  je  ne  saurais  souffrir  les  gens  à  ton  mielleux  et 
à  procédés  perfides.  Si  vous  eussiez  donné  un  peu  plus  d'atten- 
tion à  la  lettre  qu'il  vous  a  écrite,  vous  y  eussiez  reconnu  le 
tour  platement  ironique,  qui  blesse  plus  encore  que  l'injure. 
On  a  fait  toutes  les  démarches  nécessaires  pour  préparer  à  sa 
fille  un  avenir  moins  malheureux;  il  s'y  est  opiniâtrement  re- 
fusé. Il  a  mieux  aimé  la  garder  et  la  sacrifier  à  ses  prétendus 
besoins  domestiques.  Vous  voilà  quitte  de  ce  côté,  envers  vous- 


LETTRES    A  MADEMOISELLE   JODIN.  ^05 

même  et  envers  votre  nièce.  Vous  avez  un  autre  pauvre  parent 
qui  s'appelle  Massô,  qu'on  dit  honnête  homme,  et  qui  se  recom- 
mande à  votre  commisération.  Le  secours  le  plus  léger  lui  ser- 
virait infiniment.  Voyez  si  vous  voulez  faire  quelque  chose  pour 
lui;  ce  sera  une  lionne  action  une  fois  faite.  J'ai  fait  passera 
votre  oncle  la  dernière  lettre  que  vous  lui  avez  écrite,  mais  il 
me  reste  entre  les  mains  un  gros  paquet  à  son  adresse,  que  j'ai 
retenu  jusqu'à  ce  que  vous  fussiez  instruite  de  ses  procédés,  et 
que  vous  m'apprissiez  l'usage  que  j'en  devais  faire.  Vous  ne 
m'avez  rien  répondu  sur  ce  point,  et  le  paquet  tout  cacheté  est 
encore  sur  ma  table,  tout  prêt  ou  à  vous  retourner  ou  à  aller  à 
votre  oncle,  comme  vous  le  jugerez  à  propos.  Ne  m'oubliez  ja- 
mais auprès  de  M.  le  comte.  Le  meilleur  moyen  que  j'aie  de 
reconnaître  ses  marques  d'estime,  c'est  de  vous  prêcher  son 
bonheur.  Faites  tout,  mademoiselle,  pour  un  galant  homme  qui 
fait  tout  pour  vous.  Songez  que  vous  êtes  moins  maîtresse  de 
vous-même  que  jamais,  et  que  la  vivacité  la  plus  légère  et  la 
moins  déplacée  serait  ou  prendrait  le  caractère  de  l'ingra- 
titude. Il  sent  trop  délicatement  pour  déparer  ses  bienfaits; 
vous  avez  de  votre  côté  un  tact  trop  fin  pour  ne  pas  sentir  com- 
bien votre  position  actuelle  exige  de  ménagement.  Une  femme 
commune  se  croirait  affranchie,  et  vous  serez  cette  femme-là  si 
vous  ne  concevez  pas  que  c'est  de  cet  instant  tout  juste  que 
commence  votre  esclavage.  Il  peut  y  avoir  des  peines  pour  vous, 
il  ne  doit  plus  y  en  avoir  pour  lui.  Il  a  acquis  le  droit  de  se 
plaindre,  même  sans  en  avoir  de  motif,  vous  avez  perdu  celui 
de  lui  répondre,  même  quand  il  a  tort,  parce  qu'il  vaut  mieux 
souffrir  que  de  soupçonner  son  cœur.  Je  n'oserais  approuver 
vos  tentatives  au  théâtre,  je  ne  vois  pas  un  grand  avantage  à 
réussir,  et  je  vois  un  inconvénient  bien  réel  à  manquer  de  suc- 
cès. Ce  que  vous  perdrez  dans  l'esprit  de  M.  le  comte  par  le 
défaut  de  succès  est  bien  au-dessus  de  ce  que  vous  y  gagnerez 
par  des  applaudissements.  Mademoiselle,  ne  vous  y  trompez 
pas;  malgré  qu'il  en  ait,  un  refus  du  public  ou  du  tripot  fera 
elfet  sur  lui.  C'est  ainsi  que  l'homme  est  bâti.  Je  ne  suis  point 
surpris  de  son  ennui  dans  une  ville  où  il  y  a  si  peu  de  conve- 
nances avec  son  cœur,  son  caractère  et  ses  qualités  personnelles. 
S'il  m'oflre  l'occasion  de  lui  être  utile,  vous  ne  doutez  pas  que 
je  ne  sois  très-heureux  de  la  saisir.  Tout  ce  que  vous  prévoyez 


hOQ  LETTRES  A   MADEMOISELLE  JODIN. 

de  son  sort  me  paraît  bien  pensé, et  je  ne  lelui  dissimulerai  pas. 
Au  reste,  je  garderai  le  silence  sur  tout  ceci  avec  madame  votre 
mère.  Je  n'insistais  à  placer  sur  sa  tète  et  la  vôtre  que  par  une 
crainte  qui  nous  aurait  été  commune,  c'est  son  pitoyable  état 
dans  le  cas  où  elle  aurait  eu  le  malheur  de  vous  survivre  ;  mais, 
puisque  vous  lui  voyez  une  planche  assurée  dans  ce  naufrage, 
je  n'ai  plus  rien  à  vous  objecter,  et  les  choses  seront  arrangées 
selon  votre  désir.  Je  vous  salue  et  vous  embrasse.  L'ordre  que 
vous  commencez  à  mettre  dans  vos  affaires,  et  le  coup  d'oeil,  le 
premier  peut-être  que  vous  ayez  jeté  de  votre  vie  sur  l'avenir, 
me  donne  bonne,  meilleure  opinion  de  votre  tête;  soyez  sage, 
et  vous  serez  heureuse.    ^ 


XV 

A   LA  MÊME. 

1769. 

Je  ne  saurais  vous  dire  combien  je  suis  satisfait  de  la 
manière  dont  vous  en  usez  avec  madame  votre  mère.  Si  vous 
étiez  là,  je  vous  embrasserais  de  tout  mon  cœur,  car  j'aime  les 
enfants  qui  ont  de  la  sensibilité  et  de  l'honnêteté.  Vous  la 
mettez  au  courant  de  ses  affaires.  Quinze  cents  francs  nets  sont 
plus  que  suffisants  pour  lui  faire  une  vie  aisée.  Je  lui  viens  de 
déclarer  même  avec  un  peu  de  dureté  qu'elle  n'obtiendra  rien 
ni  de  vous  ni  de  moi  au  delà  de  cette  somme,  et  que  s'il  arrive 
que  par  mauvais  arrangement,  esprit  de  dissipation,  ou  autre- 
ment, elle  se  constitue  dans  de  nouvelles  dettes,  ce  sera  tant 
pis  pour  elle  ;  j'espère  qu'elle  y  regardera. 

Votre  oncle,  permettez  que  je  vous  le  dise,  est  un  fieffé 
maroutle  qui  s'est  mis  en  tête  de  la  brouiller  avec  vous  du 
moment  où  on  lui  a  déclaré  qu'elle  n'était  plus  en  état  de  le 
nourrir.  Il  lui  reproche  des  dépenses  qu'elle  n'a  faites  que  pour 
lui,  des  sociétés  ou  qu'elle  n'a  point  eues,  ou  qu'il  lui  a  menées 
lui-même.  J'ai  été  profondément  indigné  de  la  lettre  qu'il  vous 
a  écrite;  c'est  un  ingrat.  Celle  où  il  vous  fait  juge  de  ses  pro- 
cédés et  de  ceux  de  votre  mère  est  un   insolent  persiflage  qui 


LETTRES  A    MADEMOISELLE    JODIN.  /,07 

ne  mérite  de  votre  part  que  le  silence  ou  la  réponse  la  plus 
verte.  Il  vint  chez  moi,  il  y  a  ({uelques  jours;  je  lui  reprochai 
hi  noirceur  qu'il  y  avait  à  brouiller  avec  une  fille  une  mère  qui 
l'avait  comblé  d'amitié.  Il  s'en  défendit;  il  entassa  mensonges 
sur  mensonges;  je  lui  mis  votre  lettre,  ou  plutôt  celle  qu'il 
vous  avait  écrite,  sous  le  nez;  il  resta  confondu,  il  balbutia, 
et  tandis  qu'il  balbutiait,  je  le  pris  par  les  épaules,  et  le  chassai 
comme  un  gueux. 

Vous  eûtes  pitié  de  sa  fille,  votre  nièce,  et  vous  laissâtes 
des  nippes,  du  linge  et  quelque  argent  pour  faciliter  son  entrée 
dans  un  couvent.  L'argent  a  été  mangé,  les  nippes  vendues,  et 
la  pauvre  créature  est  sans  vêtements,  sans  pain,  sans  res- 
sources, exposée  à  mourir  de  faim  dans  une  chambre  où  on 
l'enferme  toute  seule.  Cet  état  misérable  et  les  suites  qu'il 
peut  amener  me  déchirent  l'âme.  Ce  n'est  pas  le  père,  qu'il 
faut  abandonner  au  sort  qu'il  mérite,  ce  n'est  pas  la  mère,  qui 
ferme  cruellement  les  yeux  sur  la  misère  de  son  enfant,  qu'il 
faudrait  soulager  ;  c'est  cette  enfant.  Mademoiselle,  faites  une 
bonne  action,  faites  une  action  que  vous  puissiez  vous  rappeler 
toute  votre  vie  avec  satisfaction.  Tendez  la  main  à  cette  enfant. 
11  ne  faut  sacrifier  à  cela  que  ce  qu'un  domino  un  peu  orné 
pourrait  vous  coûter  pour  un  bal  de  parade.  Privez-vous  d'une 
partie  de  plaisir,  d'un  ajustement,  d'une  fantaisie  coûteuse, 
et  votre  nièce  vous  devra  la  vie,  l'honneur,  le  bonheur  de 
sa  vie. 

Si  vous  joignez  cette  bonne  action  au  bon  procédé  que 
vous  avez  avec  votre  mère,  vous  serez  vraiment  respectable  à 
mes  yeux,  plus  respectable  que  bien  des  femmes  fières  de  la 
régularité  de  leurs  mœurs,  et  qui  croient  avoir  tout  fait  quand 
elles  se  sont  sauvées  de  la  galanterie. 

Présentez  mon  respect  à  M.  le  comte,  faites  son  bonheur, 
puisqu'il  veut  bien  se  charger  de  faire  le  vôtre.  Je  vous  salue 
et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  Nous  nous  réjouirons  tou- 
jours de  vos  succès. 


Z|03  LETTRES  A   MADEMOISELLE  JODIN. 


XVI  > 

A    LA    MÊME. 

10  février  17G9. 

Vous  voilà,  mademoiselle,  sulïisamment  garantie  contre 
tous  les  événements  fâcheux  de  la  vie.  Vous  êtes  en  jouissance 
d'un  revenu  honnête  dont  rien  ne  peut  vous  priver.  Je  sais 
très-bien  quelle  est  la  vie  que  le  bonheur  et  la  raison  devraient 
vous  dicter,  mais  je  doute  qu'il  soit  dans  vos  vues  et  votie 
caractère  de  vous  y  soumettre.  Plus  de  spectacles,  plus  de 
théâtre,  plus  de  dissipations,  plus  de  folies.  Un  petit  ap[)arte- 
ment  en  bon  air  et  en  quelque  recoin  tranquille  de  la  ville,  un 
régime  sobre  et  sain,  quelques  amis  d'un  commerce  sûr,  un 
peu  de  lecture,  un  peu  de  musique,  beaucoup  d'exercice  et  de 
promenade;  voilà  ce  que  vous  voudriez  avoir  fait  lorsqu'il  n'en 
sera  plus  temps.  Mais  laissons  cela;  nous  sommes  tous  sous  hi 
main  du  destin  qui  nous  promène  à  son  gré,  qui  vous  a  déjà 
bien  ballottée,  et  qui  n'a  pas  l'air  de  vous  accorder  sitôt  le 
repos.  Vous  êtes  malheureusement  un  être  énergique,  turbu- 
lent, et  l'on  ne  sait  jamais  où  est  la  sépulture  de  ces  êtres-là. 
Qui  vous  eût  dit,  à  l'âge  de  quatorze  ans,  tous  les  biens  et 
tous  les  maux  que  vous  avez  éprouvés  jusqu'à  présent,  vous 
n'en  auriez  rien  cru.  Le  reste  de  votre  horoscope,  si  on  pouvait 
vous  l'annoncer,  vous  semblerait  tout  aussi  incroyable,  et  cela 
vous  est  commun  avec  beaucoup  d'autres.  Une  petite  fille  allait 
régulièrement  à  la  messe  en  cornette  plate  ,  en  mince  et 
légère  siamoise;  elle  était  jolie  comme  un  ange,  elle  joignait 
au  pied  des  autels  les  deux  plus  belles  menottes  du  monde. 
Cependant  un  homme  puissant  la  lorgnait,  en  devenait  fou,  en 
faisait  sa  femme  ;  la  voilà  riche,  la  voilà  honorée;  la  voilà 
entourée  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  à  la  ville,  à  la  cour,  dans 
les  sciences,  dans  les  lettres,  dans  les  arts;  un  roi  la  reçoit  chez 
lui  et  l'appelle  maman  \  Une  autre,  en  petit  juste,    en  cotillon 

1.  M""^  GeofTrin. 


LETTRES    A    MADEMOISELLE   JODIN.  /jOO 

court,  faisait  fiiie  des  poissons  dans  une  aubergn;  de  jeunes 
libertins  relevaient  son  cotillon  court  par  derrière,  et  la  cares- 
saient très-lihrenient.  Elle  sort  de  là;  elle  circule  dans  la  société, 
et  subit  toutes  sortes  de  métamorphosos  jusqu'à  ce  qu'elle 
arrive  à  la  cour  d'un  souverain.  Alors  toute  une  capitale  reten- 
tit de  son  nom;  toute  une  cour  se  divise  pour  et  contre  elle; 
elle  menace  les  ministres  d'une  chute  prochaine,  elle  met 
presque  l'Europe  en  mouvement  K  Et  qui  sait  tous  les  antres 
ridicules  passe-temps  du  sort?  Il  fait  tout  ce  qu'il  lui  plaît. 
C'est  bien  donuriage  qu'il  lui  plaise  si  rarement  de  faire  des 
heureux. 

Si  vous  êtes  sage,  vous  laisserez  au  sort  le  moins  de  lisières 
que  vous  pourrez,  vous  songerez  de  bonne  heure  à  vivre  comme 
vous  voudriez  avoir  vécu.  A  quoi  servent  toutes  les  leçons 
sévères  que  vous  avez  reçues,  si  vous  n'en  profitez  pas?  Vous 
êtes  si  peu  maîtresse  de  vous-même!  Entre  toutes  les  marion- 
nettes de  la  Providence,  vous  êtes  une  de  celles  dont  elle 
secoue  le  fil  d'archal  qui  l'accroche  d'une  manière  si  bizarre 
que  je  ne  vous  croirai  jamais  qu'où  vous  êtes,  et  vous  n'êtes 
pas  à  Paris,  et  vous  n'y  serez  peut-être  pas  sitôt. 

Il  est  bien  honnête  à  vous  de  me  proposer  de  me  faire  gra- 
ver, presque  aussi  honnête  qu'il  serait  vain  à  moi  de  l'accepter  ; 
mais  c'est  une  aflaire  faite.  Un  artiste-, que  j'avais  obligé  et  qui 
m'estimait,  me  dessina,  me  fit  graver  et  graver  supérieurement, 
et  m'envoya  la  planche  avec  une  cinquantaine  d'épreuves. 
Ainsi  l'on  vous  a  coupé  l'herbe  sous  les  pieds. 

Bonjour,  mademoiselle,  portez-vous  bien,  usez  de  circons- 
pection, ne  corrompez  pas  vous-même  votre  propre  bonheur,  et 
croyez  que  la  vraie  récompense  de  celui  qui  mérite  de  nous  obli- 
ger est  dans  les  petits  services  mêmes  qu'il  nous  rend. 


1.  M""-  Du  Barry. 
2  .Greuze. 


MO  LETTRES   A    MADEMOISELLE  JODIN. 


XVII 


A   LA   MEME, 


24  mars  17G9. 


Je  vous  suis  infiniment  obligé,  mademoiselle,  de  l'énorme 
jambon  que  vous  m'avez  envoyé.  Il  ne  sera  pas  mangé  sans 
boire  à  votre  santé  avec  madame  votre  mère. 

Cultivez  vos  talents,  je  ne  vous  demande  pas  les  mœurs  d'une 
vestale,  mais  celles  dont  il  n'est  permis  à  personne  de  se  pas- 
ser :  un  peu  de  respect  pour  soi-même. 

Il  faut  mettre  les  vertus  d'un  galant  homme  à  la  place  des 
préjugés  auxquels  les  femmes  sont  assujetties. 

Méfiez-vous  de  la  chaleur  de  votre  tète  qui  sans  cela  vous 
mènera  souvent  trop  loin,  et  du  premier  mouvement  de  votre 
cœur  facile  qui  vous  conseillera  de  bonnes  actions  indiscrètes. 

Si  vous  vous  donnez  le  temps  de  la  réflexion,  vous  ne  ferez 
jamais  le  mal,  et  vous  ne  ferez  que  le  bien  qui  convient  à  votre 
situation;  vous  ne  serez  jamais  méchante  et  vous  serez  bonne 
avec  juste  mesure.  Je  prêche  l'économie  à  votre  mère  tant  que 
je  puis,  mais  l'économie  est  entre  les  autres  vertus  une  chose 
de  caractère  et  d'habitude  ;  cela  ne  se  prend  pas  en  un  moment. 


XVIII 

A   LA   MÊME. 


11  mai  1709. 


Je  suis  bien  aise  que  vous  ayez  débuté  avec  succès,  car  il 
n'y  a  guère  que  des  applaudissements  continus  qui  puissent 
dédommager  de  la  fatigue  et  des  dégoûts  de  votre  état.  Mon 
dessein  n'est  pas  de  vous  décourager  ni  de  flétrir  un  moment 


LETTRES  A  MADEMOISELLE  JODIN.  /(Il 

heureux;  mais  songez,  mademoiselle,  qu'il  y  a  bien  de  la  dif- 
férence entre  le  public  de  Bordeaux  et  le  public  de  Parisi  Com- 
bien n'avez-vous  pas  entendu  dire  d'une  femme  qui  chantait 
en  société  et  qui  même  chantait  fort  bien  qu'elle  était  au-des- 
sus de  la  Le  Maure?  Quelle  différence  cependant,  lorsque,  placée 
l'une  à  côté  de  l'autre  sur  les  planches,  on  venait  à  les  com- 
parer! C'est  ici,  en  scène  avec  M"'' Glairoir  ou  M'"'  Dumesnil,  que 
je  voudrais  que  vous  eussiez  obtenu  de  notre  parterre  les  éloges 
que  l'on  vous  donne  à  Bordeaux.  Travaillez  donc,  travaillez 
sans  cesse;  jugez-vous  sévèrement,  croyez-en  moins  aux  claque- 
ments de  mains  de  vos  provinciaux  qu'au  témoignage  que  vous 
vous  rendrez  à  vous-même.  Quelle  confiance  pouvez-vous  avoir 
dans  les  acclamations  de  gens  qui  restent  muets  dans  les  mo- 
ments où  vous  sentez  vous-même  que  vous  faites  bien,  car  je 
ne  doute  point  que  cela  ne  vous  soit  arrivé  quelquefois?  Per- 
fectionnez-vous surtout  dans  la  scène  tranquille.  ^ 

Ménagez  votre  santé;  faites-vous  respecter,  montrez-vous 
sensible  aux  procédés  honnêtes.  Recevez-les  même  quand  ils 
vous  seront  dus  comme  si  l'on  vous  faisait  grâce  en  vous  les 
accordant.  Mettez- vous  au-dessus  de  l'injure  et  n'y  répondez 
jamais.  Les  armes  de  la  femme  sont  la  douceur  et  les  grâces, 
et  l'on  ne  résiste  point  à  ces  armes-là. 

^L  le  duc  d'Orléans  ne  prend  rien  à  fonds  perdu,  même  de 
ceux  qui  vivent  dans  son  intimité. 

M'""  et  M""  Diderot  sont  tout  à  fait  sensibles  à  vos  succès  et 
à  votre  souvenir. 


XIX 

A  LA  MÊME. 

15  juillet  17G9, 

Toutes  vos  affaires,  mademoiselle,  sont  dans  le  meilleur 
ordre;  n'ayez,  je  vous  prie,  aucune  inquiétude  sur  la  sûreté  de 
vos  fonds.  J'en  ai  usé  pour  vous  comme  j'aurais  fait  pour  moi- 
même,  et,  lorsque  vous  serez  de  retour  à  Paris  et  que  je  vous 


kl2  LKTTRES  A  MADEMOISELLE  JODIN. 

remettrai  vos  titres,  vous  verrez  que  je  me  serais  bien  gardé 
d'aventurer  une  somme  assez  considérable  sur  la  tête  de  ma 
fille,  si  cet  emploi  ne  m'avait  pas  semblé  plus  avantageux  et 
plus  solide  qu'aucun  autre.  Dormez  tranquillement  ;  pour  que 
vous  souffrissiez  quelque  chose,  il  faudrait  que  l'Etat  se  boule-, 
versât  de  fond  en  comble.  Jusqu'à  présent  les  rentes  viagères 
ont  été  sacrées.  Le  gouvernement  n'ignore  pas  qu'il  est  dépo- 
sitaire, en  cette  partie,  de  toute  la  fortune  de  ceux  qui  ont  eu 
confiance  en  lui,  et  qu'en  trompant  cette  confiance  il  réduirait 
un  million  de  citoyens  à  la  mendicité;  ce  qu'il  n'a  jamais  fait  et 
ce  qu'il  ne  fera  point.  C'est  son  intérêt.  C'est  sous  peine  de 
ruiner  absolument  son  crédit.  Celui  que  j'avais  chargé  de  tou- 
cher vos  rentes  a  égaré  votre  certificat  de  vie.  Aussitôt  ma 
lettre  reçue,  ayez  la  bonté  de  m'en  envoyer  une  autre.  Le  plus 
tôt  sera  le  mieux. 

Travaillez,  ne  vous  contentez  pas  de  vos  succès,  prêtez  moins 
l'oreille  à  ceux  qui  vous  applaudissent  qu'à  ceux  qui  vous  criti- 
quent. Les  applaudissements  vous  laisseront  où  vous  en  êtes; 
les  critiques,  si  vous  en  profitez,  vous  corrigeront  de  vos  dé- 
fauts et  perfectionneront  votre  talent.  Mettez  à  profit  leur  mau- 
vaise volonté. 

Adoucissez  votre  caractère  violent,  sachez  supporter  une 
injure;  c'est  le  meilleur  moyen  de  la  repousser.  Si  vous  répon- 
dez autrement  que  par  le  mépris,  vous  vous  mettrez  sur  la 
même  ligne  que  celui  qui  vous  aura  manqué. 

Surtout  mettez  tout  en  œuvre  pour  vous  rendre  agréable  à 
vos  associés. 

Je  vous  ai  tant  prêchée  sur  les  mœurs,  et  ma  morale  est  si 
facile  à  suivre,  qu'il  ne  me  reste  plus  rien  à  vous  dire  là-dessus. 


FIN    DES    LETTRES    A    MADEÎMOISELLE    JODIN. 


CORRESPONDANCE     GENERALE 


(17  49-1784) 


NOTICE    PRELIMINAIRE 


Naigeon,  à  qui  la  tcâche  eût  été  plus  facile  qu'à  tout  autre,  n'a  point 
pris  la  peine  de  réunir  les  lettres  de  Diderot;  l'édition  Belin  en  avait 
rassemblé  dix-neuf  auxquelles  l'édition  Brière  joignit,  outre  les  corres- 
pondances avec  Le  Monnier  et  ]\F'=  Jodin,  douze  lettres  inédites,  ainsi 
que  divers  billets  ou  réponses  de  Voltaire,  Rousseau,  Galiani,  M""=  Ric- 
coboni.  Nous  en  offrons  près  du  triple;  dans  ce  nombre  trente  environ 
sont  inédites,  et  le  reste  était  dispersé  dans  des  recueils  peu  consultés 
ou  dans  des  publications  plus  récentes. 

Ce  résultat  n'est  pas  tel,  certes,  que  nous  l'eussions  souhaité;  mais 
nous  sommes  bien  forcé  d'arrêter  là  des  investigations  poursuivies 
pendant  plus  de  trois  années,  et,  sans  vouloir  fatiguer  le  lecteur  du 
récit  de  nos  déceptions  ou  des  péripéties  de  nos  recherches,  nous  cite- 
rons les  noms  de  ceux  qui  se  sont  faits  nos  collaborateurs  bénévoles. 

Tout  d'abord,  nous  ne  ferons  aucune  difficulté  de  reconnaître  que 
nous  devons  un  avantage  ainsi  marqué  sur  nos  prédécesseurs  au  goût 
des  autographes,  qui,  à  peine  soupçonné  il  y  a  cinquante  ans,  a,  de 
nos  jours,  presque  renouvelé  l'érudition  historique  et  littéraire.  Aussi 
les  premiers  noms  que  nous  devons  inscrire  ici  sont  ceux  des  dignes 
représentants  de  la  science  créée  par  Jacques  Charavay  et  Auguste 
Laverdet.  Le  successeur  de  celui-ci,  M.  Gabriel  Charavay,  a  mis  à 
notre  disposition  les  exemplaires  annotés  des  ventes  qu'ils  ont  dirigées; 
quant  à  M.  Etienne  Charavay,  non  content  de  nous  prodiguer  les  indi- 
cations les  plus  utiles,  il  a  usé  de  la  légitime  considération  dont  l'hono- 
rent les  amateurs  pour  nous  procurer  l'accès  de  collections  que  nous 
n'espérions  pas  toujours  voir  s'ouvrir. 

C'est  ainsi  que  le  doyen  des  amateurs  parisiens,  M.  Boutron-Char- 
lard,  nous  a  permis  de  copier  une  épître  très-flatteuse  au  président  de 
Brosses  et  un  bulletin  de  victoire,  tout  brûlant  d'enthousiasme,  adressé 
à  Voltaire,  lors  de  la  première  représentation,  à  Paris,  du  Père  de  Fa- 


Z,16  NOTICE   PRÉLIMINAIRE. 

mille;  c'est  ainsi  que  M.  Alfred  Sensier  nous  a  communiqué,  outre  la 
lettre  à  Le  Monnier  qui  figure  plus  haut,  quelques  piquants  l)illets  à 
Suard;  c'est  ainsi  encore  que  le  regretté  M.  Ratliery  a,  par  le  prêt  de 
lettres  à  Langeac  et  à  Sartine,  comblé  deux  des  lacunes  trop  nom- 
breuses que  nous  révélaient  les  catalogues  de  ventes. 

M.  Moulin,  à  qui  nous  devons  une  autre  lettre  à  Sartine,  nous  en- 
gageait à  aller  frapper  à  la  porte  de  M.  le  marquis  de  Fiers,  et,  tout 
aussitôt,  celui-ci  mettait  sous  nos  yeux  trois  lettres  à  Tabbé  Gayet  de 
Sansale,  qui  forment  un  véritable  petit  drame  judiciaire.  Sur  la  re- 
commandation de  M.  Ch.-L.  Livet,  M.  le  baron  de  Boyer  de  Sainte-Su- 
zanne autorisait,  dans  les  termes  les  plus  gracieux,  la  reproduction  de 
quatre  longues  lettres  relatives  au  séjour  et  au  retour  de  Russie. 

C'est  de  Saint-Pétersbourg  même  que  M.  Hovvyn  de  Tranchère  nous 
faisait  connaître  en  quels  termes  Diderot  posait  sa  candidature  à 
l'Académie  impériale  des  arts.  M.  Dubrunfaut,  à  qui  M.  Assézat  devait 
de  pouvoir  collationner  le  texte  de  Jacques  sur  une  copie  ancienne, 
lui  remettait  en  même  temps  diverses  lettres  inédites  à  Grimm  et  à 
Suard. 

M.  le  duc  de  Broglie  empruntait  à  ses  archives  de  famille  un  inté- 
ressant remerciement  du  philosophe  à  M'""  Necker. 

Au  moment  de  se  séparer  de  sa  magnifique  collection,  M-  Benjamin 
Fillon  nous  permettait  de  prendre  copie  d'une  curieuse  lettre  de  recom- 
mandation adressée  aussi  à  cette  femme  célèbre  dont  le  salon  fut  un 
des  derniers  qu'il  fréquenta  dans  sa  vieillesse. 

Une  requête  conservée  à  la  Bibliothèque  nationale  (Département  des 
manuscrits,  réserve)  nous  révélait  que  Diderot  prenait,  à  Vincennes 
même,  sur  Vlllsloire  naturelle,  des  notes  qu'il  demandait  la  permission 
d'ofTrir  à  BufTon  ;  la  bibliothèque  Victor  Cousin  nous  fournissait  deux 
réponses,  fort  différentes  par  la  date  et  le  contenu,  à  Jaucourt  et  à 
Mercer,  et  nous  permettait  de  rétablir,  dans  une  lettre  à  Voltaire,  tout 
un  passage  où  Diderot  osait  le  combattre  sur  sa  haine  pour  Shakes- 
peare. 

On  trouvera,  d'ailleurs,  au  bas  de  chaque  pièce  nouvelle,  le  nom  de 
son  possesseur  ou  l'indication  de  sa  provenance,  renseignement  qui 
nous  a  parfois  manqué  pour  les  lettres  contenues  dans  les  éditions 
Bel  in  et  Brière. 

Nous  avons  suivi,  pour  le  classement,  l'ordre  chronologique  même 
lorsque,  malgré  l'absence  fréquente  des  dates,  le  contenu  de  la  lettre  ou 
le  nom  du  destinataire  nous  éclairait  sur  l'époque  où  elle  avait  dû  être 
écrite,  et  nous  avons  rejeté  aux  dernières  pages  quelques  billets  que 
nous  aurions  été  contraint  de  placer  arbitrairement,  si  nous  les 
eussions  sujiposé  écrits  àçtel  moment  ou  adressés  à  tel  personnage. 


NOTICK    PRKLIMINAIRE.  Zil7 

Quant  aux  desiderata  dont,  pliH  que  personne,  nous  connaissons  le 
nombre  et  rimportancc,  l'un  des  appendices  du  vingtième  volume 
i-cnlermera  tout  au  moins,  siii*  ceux  qui  nous  auront  définitivement 
ciiappé,  des  renseignements  que  nos  successeurs  mettront  peut-être 
un  jour  à  profit.  Jusque-là,  nous  voulons  espérer  que  nos  derniers 
appels  aux  détenteurs  de  certains  autographes  seront  entendus. 


XIX.  27 


CORRESPONDANCE    GENERALE 


A      YOLTAIRE». 

11  juin  1749. 

Le  moment  où  j'ai  reçu  votre  lettre,  monsieur  et  cher 
maître,  a  été  un  des  moments  les  plus  doux  de  ma  vie;  je  vous 
suis  infiniment  obligé  du  présent  que  vous  y  avez  joint.  Vous 
ne  pouviez  envoyer  votre  ouvrage  à  quelqu'un  qui  fût  plus  admi- 
rateur que  moi.  On  conserve  précieusement  les  marques  de  la 
bienveillance  des  grands  ;  pour  moi,  qui  ne  connais  guère  de 
distinction  réelle  entre  les  hommes  que  celles  que  les  qualités 
personnelles  y  mettent,  je  place  ce  témoignage  de  votre  estime 
autant  au-dessus  des  marques  de  la  faveur  des  grands  que  les 


1.  Dans  la  notice  de  la  Lettre  sur  les  Aveugles,  M.  Assézat  ayant  annoncé  qu'il 
donnerait  la  lettre  de  Voltaire  5.  laquelle  celle-ci  répond,  nous  la  publions  ici,  par 
exception  ;  pour  les  autres  lettres  ou  réponses  de  Voltaire  et  de  Rousseau,  le  lec- 
teur voudra  bien  se  reporter  aux  éditions  complètes  de  ces  deux  écrivains. 

«  Je  vous  remercie,  monsieur,  du  livre  ingénieux  et  profond  que  vous  avez  eu  la 
bonté  de  m'envoyer  ;  je  vous  en  présente  un  qui  n'est  ni  l'un  ni  l'autre,  mais  dans 
lequel  vous  verrez  l'aventure  de  l'aveugle-né  plus  détaillée  dans  cette  nouvelle  édi- 
tion que  dans  les  précédentes.  Je  suis  entièrement  de  votre  avis  sur  ce  que  vous 
dites  des  jugements  que  formeraient,  en  pareil  cas,  des  hommes  ordinaires  qui 
n'auraient  que  du  bon  sens,  et  des  philosophes.  Je  suis  fâché  que,  dans  les  exem- 
ples que  vous  citez,  vous  ayez  oublié  l'aveugle-né  qui,  en  recevant  le  don  de  la  vue, 
voyait  les  hommes  comme  des  arbres. 

«  J'ai  lu  avec  un  extrême  plaisir  votre  livre  qui  dit  beaucoup,  et  qui  fait  entendre 
davantage.  11  y  a  longtemps  que  je  vous  estime  autant  que  je  méprise  les  barbares 
stupides  qui  condamnent  ce  qu'ils  n'entendent  point,  et  les  méchants  qui  se  joi- 
gnent aux  imbéciles  pour  proscrire  ce  qui  les  éclaire. 

w  Mais  je  vous  avoue  que  je  ne  suis  point  du  tout  de  l'avis  do  Saunderson,  qui 


/t20  CORRESPONDANCE    GENERALE. 

grands  sont  au-dessous  de  vous.  Que  ce  peuple  pense  à  présent 
de  ma  Lettre  sur  les  Aveugles  tout  ce  qu'il  voudra;  elle  ne  vous 
a  pas  déplu;  mes  amis  la  trouvent  bonne  :  cela  me  suffit. 

Le  sentiment  de  Saunderson  n'est  pas  plus  mon  sentiment 
que  le  vôtre;  mais  ce  pourrait  bien  être  parce  que  je  vois.  Ces 
rapports  qui  nous  frappent  si  vivement  n'ont  pas  le  même  éclat 
pour  un  aveugle:  il  vit  dans  une  obscurité  perpétuelle;  et  cette 
obscurité  doit  ajouter  beaucoup  de  force  pour  lui  à  ses  raisons 
métaphysiques.  C'est  ordinairement  pendant  la  nuit  que  s'élè- 
vent les  vapeurs  qui  obscurcissent  en  moi  l'existence  de  Dieu; 
le  lever  du  soleil  les  dissipe  toujours;  mais  les  ténèbres  durent 
pour  un  aveugle,  et  le  soleil  ne  se  lève  que  pour  ceux  qui  voient. 
11  ne  faut  pas  que  vous  imaginiez  que  Saunderson  dût  apercevoir 
ce  que  vous  eussiez  aperçu  à  sa  place  :  vous  ne  pouvez  vous 
substituer  à  personne  sans  changer  totalement  l'état  de  la 
question. 

Voici  quelques  raisonnements  que  je  n'aurais  pas  manqué  de 
prêter  à  Saunderson,  sans  la  crainte  que  j'ai  de  ceux  que  vous 
m'avez  si  bien  peints. 

S'il  n'y  avait  jamais  eu  d'êtres,  lui  aurais-je  fait  dire,  il  n'y 
en  aurait  jamais  eu;  car  pour  se  donner  l'existence  il  faut  agir, 
et  pour  agir  il  faut  être  :  s'il  n'y  avait  jamais  eu  que  des  êtres 
matériels,  il  n'y  aurait  jamais  eu  d'êtres  spirituels  ;  car  les  êtres 
spirituels  se  seraient  donné  l'existence  ou  l'auraient  reçue  des 
êtres   matériels,   ils   en  seraient  des  modes  ou  du  moins  des 


nie  un  Dieu  parce  qu'il  est  né  aveugle.  Je  me  trompe  peut-être  ;  mais  j'aurais, 
à  sa  place,  reconnu  un  être  très-intelligent,  qui  m'aurait  donné  tant  de  supplé- 
ments de  la  vu'^,  et  en  apercevant,  par  la  pensée,  des  rapports  infinis  dans  toutes 
les  choses,  j'aui-ais  soupçonné  un  ouvrier  infiniment  habile.  Il  est  fort  impertinent 
de  prétendre  deviner  ce  qu'il  est,  et  pourquoi  il  a  fait  tout  ce  qui  existe;  mais  il 
me  paraît  bien  hardi  de  nier  qu'il  est.  Je  désire  passionnément  de  m'entretcnir 
avec  vous,  soit  que  vous  pensiez  êtie  un  de  ses  ouvrages,  soit  que  vous  pensiez 
être  une  portion  nécessairement  organisée  d'une  manière  éternelle  et  nécessaire. 
Quelque  chose  que  vous  soyez,  vous  êtes  une  partie  bien  estimable  de  ce  grand 
tout  que  je  ne  connais  pas.  Je  voudrais  bien,  avant  mon  départ  pour  Lunéville, 
obtenir  de  vous,  monsieur,  que  vous  me  fissiez  l'honneur  de  faire  un  repas  philoso- 
phique chez  moi  avec  quelques  sngcs.  Je  n'ai  pas  l'honneur  de  l'être,  mais  j'ai  une 
grande  passion  pour  ceux  qui  le  sont  à  la  manière  dont  vous  l'êtes.  Comptez, 
monsieur,  que  je  sens  tout  votre  mérite,  et  c'est  pour  lui  rendre  encore  plus  de 
justice  que  je  désire  de  vous  voir  et  de  vous  assurer  à  quel  point  j'ai  rhoincur 
d'être,  etc.  » 


CORRESPONDANCE  GÉNÉRALE.  /,2l 

eiïets,  ce  qui  n'est  point  du  tout  votre  compte.  Mais  s'il  n'y 
avait  jamais  eu  que  des  êtres  spirituels,  vous  allez  voir  qu'il  n'y 
aurait  jamais  eu  d'êtres  matériels.  La  bonne  philosophie  ne  m(i 
permet  de  supposer  dans  les  choses  que  ce  que  j'y  aperçois 
distinctement;  mais  je  n'aperçois  distinctement  d'autres  facultés 
dans  l'esprit  que  celles  de  vouloir  et  de  penser,  et  je  ne  conçois 
non  plus  que  la  pensée  et  la  volonté  puissent  agir  sur  les  êtres 
matériels  ou  sur  le  néant,  que  le  néant  et  les  êtres  matériels  sur 
les  êtres  spirituels.  Prétendre  qu'il  ne  peut  y  avoir  d'action  du 
néant  et  des  êtres  matériels  sur  les  êtres  purement  spirituels, 
parce  qu'on  n'a  nulle  perception  de  la  possibilité  de  cette  ac- 
tion, c'est  convenir  qu'il  ne  peut  y  avoir  d'action  des  êtres 
purement  spirituels  sur  les  êtres  corporels;  car  la  possibilité  de 
cette  action  ne  se  conçoit  pas  davantage.  Il  s'ensuit  donc  de 
cet  aveu  et  de  mon  raisonnement,  continuerait  Saunderson, 
que  l'être  corporel  n'est  pas  moins  indépendant  de  l'être  spi- 
rituel que  l'être  spirituel  de  l'être  corporel,  qu'ils  composent 
ensemble  l'univers,  et  que  l'univers  est  Dieu.  Quelle  force 
n'ajouterait  point  cà  ce  raisonnement  l'opinion  qui  vous  est 
connnune  avec  Locke  :  que  la  pensée  pourrait  bien  être  une 
modification  de  la  matière  ! 

Mais,  lui  répliquerez-vous,  et  ces  rapports  infinis  que  je 
découvre  dans  les  choses,  et  cet  ordre  merveilleux  qui  se 
montre  de  tous  côtés;  qu'en  penserai-je?  —  Que  ce  sont  des 
êtres  métaphysiques  qui  n'existent  que  dans  votre  esprit,  vous 
répondrait-il.  On  remplit  un  vaste  terrain  de  décombres  jetés 
au  hasard,  mais  entre  lesquels  le  ver  et  la  fourmi  trouvent  des 
habitations  fort  commodes;  que  diriez-vous  de  ces  insectes,  si, 
prenant  pour  des  êtres  réels  les  rapports  des  lieux  qu'ils  ha- 
bitent avec  leur  organisation,  ils  s'extasiaient  sur  la  beauté  de 
cette  architecture  souterraine,  et  sur  l'intelligence  supérieure 
du  jardinier  qui  a  disposé  les  choses  pour  eux  ? 

Ah  !  monsieur,  qu'il  est  facile  à  un  aveugle  de  se  perdre 
dans  un  labyrinthe  de  raisonnements  semblables,  et  de  mourir 
athée,  ce  qui  toutefois  n'arriva  point  à  Saunderson  !  Il  se  recom- 
manda, en  mourant,  au  dieu  de  Claïke,  de  Leibnitz  et  de  New- 
ton, comme  les  Israélites  se  recommandaient  au  dieu  d'Abraham, 
d'isaac  et  de  Jacob,  parce  qu'il  est  à  peu  près  dans  une  position 
semblable  ;  je  lui  laisse  ce  qui  reste  aux  sceptiques  les  plus  dé- 


;,22  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

terminés,  toujours  quelque  espérance  qu'ils  se  trompent;  mais 
que  cela  soit  ou  non,  je  ne  suis  point  de  leur  avis.  Je  crois  en 
Dieu,  quoique  je  vive  très-bien  avec  les  athées.  Je  me  suis 
aperçu  que  les  charmes  de  l'ordre  les  captivaient  malgré  qu'ils 
en  eussent;  qu'ils  étaient  enthousiastes  du  beau  et  du  bon,  et 
qu'ils  ne  pouvaient,  quand  ils  avaient  du  goût,  ni  supporter  un 
mauvais  livre,  ni  entendre  patiemment  un  mauvais  concert,  ni 
souffrir  dans  leur  cabinet  un  mauvais  tableau,  ni  faire  une  mau- 
vaise action  :  eu  voilà  tout  autant  qu'il  m'en  faut  !  Ils  disent 
que  tout  est  nécessité.  Selon  eux,  un  homme  qui  les  offense  ne 
les  offense  pas  plus  librement  que  ne  les  blesse  la  tuile  qui  se 
détache  et  qui  leur  tombe  sur  la  tête  :  mais  ils  ne  confondent 
point  ces  causes,  et  jamais  ils  ne  s'indignent  contre  la  tuile, 
autre  conséquence  qui  me  rassure.  Il  est  donc  très-important 
de  ne  pas  prendre  de  la  ciguë  pour  du  persil,  mais  nullement 
de  croire  ou  de  ne  pas  croire  en  Dieu  :  «  Le  monde,  disait  Mon- 
taigne, est  un  esteuf  qu'il  a  abandonné  à  peloter  aux  philosophes», 
et  j'en  dis  presque  autant  de  Dieu  même.  Adieu ,  mon  cher 
maître. 


A    TÎERNARD     DU     GHATELET, 

GOUVERKEUR     DU       CHATEAU     DE    Vl^CENNES'. 

A  Vincennes,  ce  30  septembre  1749. 
MOiXSIEUR, 

Lorsque  vous  me  fîtes  sortir  du  Donjon,  vous  eûtes  la  bonté 
de  me  promettre  que  les  cahiers  que  j'y  avais  écrits  mo  seraient 
i-endus.  Si  vous  les  avez  parcourus,  vous  vous  serez  aperçu  que 
des  observations,  bonnes  ou  mauvaises,  sur  V Histoire  tuilurelle 
composent  la  plus  grande  partie  de  ce  qu'ils  contiennent.  On 
travaille  actuellement  à  une  seconde  édition  de  cet  ouvrage,  et 
je  serais  bien  aise  de  communiquer  mes  remarques  à  M,  de  Buffon 

1.  Inédite.  Bibliotlièquo  nationale.  Département  des  manuscrits.  (Réserve.) 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  /i23 

pour  qu'il  en  fît  l'usage  qu'il  jugerait  à  propos.  Voilà,  monsieur, 
la  seule  raison  que  j'aie  de  vous  redemander  des  matériaux  in- 
formes, dont  je  ne  fais  pas  grand  cas  dans  l'état  où  ils  sont,  mais 
qui  peuvent  devenir  meilleurs.  Je  vous  supplie  de  me  conti- 
nuer les  marques  de  votre  bienveillance  auprès  de  M.  d'Argenson, 
car  j'en  ai  plus  besoin  que  jamais. 
J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  etc. 


III 


A    .TAUCOURTi. 


Je  vous  dois,  monsieur,  en  mon  particulier,  un  remerciement 
pour  l'article  Aruitoniie.  J'emploierai  votre  article  Byftse,  ceux 
que  M.  David  m'a  fait  passer  de  votre  part  et  les  autres  que  vous 
voudrez  bien  nous  communiquer  ;  et  je  n'ignore  pas  ce  que 
notre  Dictionnaire  y  gagnera.  Je  serai  bien  charmé  d'avoir  l'hon- 
neur de  vous  voir  chez  moi,  mais  permettez  que  je  vous  fasse 
une  visite.  Nous  causerons  chez  vous  plus  à  notre  aise,  et  je 
veux  mettre  à  profit  cette  conversation  même  pour  la  perfection 
de  notre  ouvrage.  Je  serai  chez  vous,  dimanche  matin  prochain, 
entre  neuf  et  dix.  En  attendant,  je  suis,  avec  toute  l'estime  et 
le  respect  que  l'on  doit  aux  hommes  de  votre  mérite,  mon- 
sieur, etc. 

Si  le  jour  et  l'heure  que  je  prends  ne  vous  conviennent  pas, 
vous  pouvez  m'en  marquer  d'autres. 

1.  Inédite.  Collection   d'autographes  de  la  bibliothèque  Victor  Cousin.    La  sus- 
cription  porte  :  A  monsieur,  monsieur  le  chevalier  de  Jaucourt,  rue  de  Grenelle. 


h2h  CORRESPO?sDANCE    GÉNÉRALE. 


IV 

A     FORMEy\ 

Paris,  5  mars  1751 


Monsieur, 


On  ne  peut  être  plus  sensible  que  je  le  suis  à  l'honneur  que 
vous  m'annoncez'. 

Pour  savoir  à  quel  titre  je  dois  l'accepter,  je  n'ai  qu'cà  me 
juger  en  parcourant  les  noms  célèbres  auxquels  l'Académie  n'a 
pas  dédaigné  de  joindre  le  mien.  Il  est  heureux  que  pour  la  seule 
fois  qu'elle  eut  à  se  relâcher  de  ses  maximes,  ce  fut  en  ma  faveur; 
et  qu'elle  ait  accordé  à  l'espérance  d'encourager  en  moi  quelque 
talent  ce  qu'on  n'avait  obtenu  d'elle,  jusqu'à  ce  jour,  que  sur 
des  preuves  d'un  mérite  supérieur. 

Tels  sont,  monsieur,  les  sentiments  avec  lesquels  j'ai  reçu 
son  diplôme  et  que  je  vous  supplie  de  lui  rendre  dans  les  expres- 
sions les  plus  fortes.  Moins  j'avais  lieu  de  m'atiendre  à  une 
grâce  de  sa  part,  plus  j'en  dois  être  pénétré. 

Nous  nous  sommes  promis,  mon  illustre  collègue  M.  d'Alem- 
bert  et  moi,  de  lui  présenter  les  volumes  de  V Encyclopédie  à 
mesure  qu'ils  seront  publiés.  L'avantage  que  j'ai  d'appartenir  à 
un  corps  aussi  illustre  m'est  une  forte  raison  pour  souhaiter 
qu'entre  les  articles  que  j'ai  faits  dans  cet  ouvrage  il  s'en  ren- 
contre quelques-uns  qui  ne  soient  pas  indignes  de  paraître  à 
côté  des  vôtres. 

Je  suis  avec  dévouement  et  respect,  monsieur,  etc. 


1.  Bibl.  impériale   de  Berlin.  Autog.,  vol.  4.  Extrait  des  Lettres  et  pièces  rares 
ou  inédites,  publiées  par  M.  Matter.  Paris,  Amjot,  1846,  iu-8. 

2.  Sa  nomination  de  membre  de  l'Académie  de  Berlin. 


GORUESPONDAN'GE  GENKUALK.  /,25 


AU    r.    CASTEL*. 

(Sans  date.) 

Monsieur, 

11  me  faudrait  un  an  et  un  gros  livre  pour  y  uietlre  autant 
d'esprit  que  vous  en  avez  mis  dans  la  lettre  obligeante  que  vous 
avez  la  bonté  de  m'écrire,  mais  il  ne  faut  qu'un  moment  et 
l'amour  de  la  vérité  pour  vous  assurer  combien  je  suis  sensible 
à  cette  marque  de  bonté.  La  personne  par  laquelle  vous  m'avez 
fait  tenir  cette  lettre  vous  en  dira  là-dessus  bien  plus  que  je  ne 
peux  vous  en  exprimer.  11  y  a  des  choses  qu'il  faut  voir,  mon- 
sieur et  révérend  Père,  et  les  signes  de  joie  que  j'ai  ressentis 
quand  on  m'a  annoncé  quelque  chose  de  votre  part  sont  de  ce 
nombre. 

Je  puis  donc  compter  deux  moments  doux  dans  ma  vie. 
L'un  me  fut  procuré  quand  mon  aveugle  cluirvoydiU-  parut; 
cette  lettre  m'en  valut  une  autre  de  M""'  la  marquise  du  Châ- 
telet  et  mon  sourd-muet  m'en  vaut  une  autre  de  vous.  Mais,  au 
nom  de  Dieu,  mon  révérend  Père,  à  quoi  pense  le  P.  Berthier  de 
persécuter  un  honnête  homme  qui  n'a  d'enneinisdans  la  société 
que  ceux  qu'il  ;s'estfais  par  son  attachement  pour  la  comp^ignie 
de  Jésus  et  qui,  tout  mécontent  qu'il  en  doit  être,  vient  de 
repousser  avec  le  dernier  mépris  les  armes  qu'on  lui  oflrait 
contre  elle?  Vous  le  dirai-je,  mon  révérend  Père?  Sans  doute, 
je  vous  le  dirai,  car  vous  êtes  un  homme  vrai,  et  par  conséquent 
disposé  à  prendre  les  autres  pour  tels.  A  peine  mes  deux  lettres 
eurent-elles  paru,  que  je  reçus  un  billet  conçu  en  ces  termes  : 
«  Si  M.  Diderot  veut  se  venger  des  Jésuites,  on  a  de  l'argent 
et  des  mémoires  à  son  service;  il  est  honnête  homme,  on  le  sait; 
il  n'a  qu'à  dire:  on  attend  sa  réponse.  »  Cette  réponse  atten- 

1.  Cette  lettre  et  la  suivante  ont  été  publiées,  à  la  suite  d'un  article  nécrolo- 
gique sur  Diderot,  par  l'abbé  de  Fontenay,  dans  les  Annonces,  affiches  et  avis 
divers  OH  Journal  général  de  France,  du  7  août  llSi,  n°  95. 

2.  La  Lettre  sur  les  Aveugles. 


^26  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

due,  la  voici  :  (c  Je  saurai  bien  me  tirer  de  ma  querelle  avec 
le  P.Berthier  sans  le  secours  de  personne;  je  n'ai  point  d'argent, 
mais  je  n'en  ai  que  faire.  Quant  aux  mémoires  que  l'on  m'offre, 
je  n'en  pourrai  faire  usage  qu'après  les  avoir  très-sérieusemenl 
examinés  et  je  n'en  ai  pas  le  temps.  » 

Jugez-nous  actuellement  le  P.  Berthier  et  moi,  vous, 
mon  révérend  Père,  qui  joignez  tant  d'équité  à  tant  de  discer- 
nement. 

Je  suis,  monsieur  et  révérend  Père,  avec  le  respect  le  plus 
profond  et  toute  la  vénération  qu'on  doit  aux  hommes  supé- 
rieurs, etc. 


VI 


AU     MEME. 

2  juillet  1751. 

Monsieur, 

Je  ne  connais  rien  de  si  fin  et  de  si  délié  et  qui  marque  tant 
de  goût  et  tant  de  précision  que  vos  observations  ;  vous 
avez  raison  partout.  Les  deux  Ajax  sont  mal  dessinés*,  mais  c'est 
leur  faute  et  non  la  mienne.  Quant  à  la  nuit  de  Veniet,  je  con- 
viens que,  tout  admirable  qu'elle  soit  dans  son  tableau,  elle 
n'avait  pas  la  majesté  ni  le  pathétique  de  la  nature,  ce  qui  si- 
gnifie tout  au  plus  que  mon  exemple  est  mal  choisi,  mais  ce 
qui  n'empêche  pas  mon  principe  d'être  vrai.  11  est  certain,  je 
crois,  que  toutes  les  fois  que  le  plaisir  réfléchi  se  joindra  au 
plaisir  de  la  sensation,  je  dois  être  plus  vivement  affecté  que  si 
je  n'éprouvais  que  l'un  ou  l'autre.  Je  viens  de  recevoir  de  bien 
loin  une  autre  lettre  sur  la  même  matière,  et  l'on  me  propose  à 
cette  occasion  cinq  ou  six  questions  bien  délicates  à  discuter  ; 
mais  comment  faire  au  milieu  des  énormes  occupations  dont  je 
suis  accablé?  Si  cependant  je  pouvais  dérober  un  moment  à  V En- 
cyclopédie, je  ne    dis   pas  qu'il   ne  m'échappât  une  troisième 

1.  Dans  la  Lettre  sur  les  sourds  et  muets.  Voir  ces  deux  figures   tome  I    pages 
422  et  423.  Leur  se  rapporte  sans  doute  aux  dessinateurs. 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  h21 

lettre  qui,  grâce  à  vous,  monsieur,  et  à  votre  esprit  (car  c'est 
le  caractère  de  ceux  qui  en  ont  vraiment  d'en  donner  aux 
autres)  ne  fût  bien  supérieure  aux  précédentes.  En  tout  cas, 
je  devrais  à  la  part  que  vous  auriez  à  cette  lettre  tout  au  moins 
j'attenliun  de  vous  la  communiquer  manuscrite  et  je  n'y  man- 
querai pas. 

Mais  revenons  aux  deux  autres  ;  je  suis  bien  fâché  que  vous 
n'ayez  pas  été  chargé  de  les  faire  connaître  au  public;  il  y  au- 
rait gagné  et  je  n'aurais  pas  perdu;  vous  avez  si  bien  saisi  ce 
qu'il  peut  y  avoir  de  bon  dans  ces  petits  écrits,  que,  tout  en 
marquant  ce  qu'il  y  a  de  faible  et  de  mauvais,  il  se  fût  fait  dans 
votre  examen  une  moyenne  de  critique  et  d'éloge  dont  j'aurais 
été  bien  content;  car  j'aime  surtout  la  vérité  et  la  vertu,  et 
quand  ces  deux  qualités  se  réunissent  dans  un  même  homme, 
il  va  dans  mon  esprit  de  pair  avec  les  dieux.  Jugez  donc,  mon- 
sieur, des  sentiments  de  dévouement  et  de  respect  que  je  dois 
avoir  pour  vous.  Pardonnez-moi  ce  laconisme,  mais  d'ici  à  trois 
ans  et  demi,  si  je  goûte  quelque  plaisir,  ce  ne  sera  guère  qu'à 
la  dérobée.  J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 


VU 


1 


A     LA    C;  ON  D  A. MI  NE 

10  décembre  l'.j'i. 


Notre  ami  M.  d'Alembert  me  renvoie  à  vous,  monsieur,  pour 
avoir  ï Apologie  de  iiiilord  Boluigbroke  et  le  Tombeau  de  la 
Sorbonne- ,  Si  vous  me  procurez  la  lecture  de  ces  deux  bro- 
chures, je  vous  en  serai  très-obligé.  Je  sais  qu'elles  sont  rares. 


1.  Cette  lettre,  dont  l'original,  scellé  d'un  cachet  représentant  une  fronde,  a 
figuré  aux  ventes  Lajarriette  (18()0)  et  Fossé-Darcossc  (i8C2),  a  été  publiée  dans 
l'Intermédiaire  (4«  année,  col.  S'ili),  par  M.  P. -A.  Labouclière,  qui  n'a  omis  sans 
doute  que  les  formules  de  politesse. 

2.  Défense  de  milord  Bolingbroke.  Berlin,  1751,  la-^.  Tombeau  de  la  Sorbonne, 
1751,  in-12.  Ces  deux  brochures,  dont  la  première  est  certainement  de  Voltaire,  et 
dont  la  seconde,  inspirée  par  la  censure  de  la  thèse  de  l'abbé  de  Prades,  a  été  au 


h2S  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 


VIII 

A    MADAME    DE    ***  '. 
M  A  D  A  M  E  , 

Je  crains  toute  épithète  et  ne  mérite  point  celle  de  philo- 
sophe; je  ne  suis  ni  d'âge  ni  d'étoffe  à.  faire  un  Caton,  et  il  est 
cent  occasions  où  je  serais  bien  fâché  qu'une  femme  aimable 
n'eût  à  louer  que  ma  sagesse. 

Pour  poëte,  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  sommeillé  sur  le 
Parnasse  assez  longtemps  pour  être  à  mon  réveil  salué  de  ce 
nom. 

Pour  laire  un  vers  mauvais  ou  bon, 
Je  ne  vais  point  à  la  fontaine 
Qui  baigne  le  sacré  vallon  : 
J'aime  la  jeune  Célimène, 
Sa  gorge  fait  mon  Hélicon; 
Or,  devinez  mon  Hypocrène. 

Le  titre  de  musicien  ne  me  va  pas  plus.  Il  y  a  cinq  ou  six 
ans  que  j'ai  perdu  le  peu  de  voix  que  j'avais,  pour  la  raison  que 
nous  ne  pratiquons  pas  en  France  la  méthode  de  la  faire  dui-er 
autant  qu'en  Italie. 

La  stérilité  du  menton  est  donc  la  seule  qualité  qui  soit 
commune  entre  Phébus  et  moi.  Aussi  ses  malheurs  ne  me  tou- 
chent-ils guère,  et  je  vous  jure  que  si  j'avais  vécu  comme  lui 
avec  neuf  pucelles  et  qu'elles  eussent  la  même  bonne  volonté 
pour  moi,  mortel  chétif,  j'aurais  mieux  employé  mon  temps 
que  ce  dieu. 

moins  rovuo  par  lui,  ont  été  rcimprinices  dans  les  diverses  éditions  de  ses  œuvres 
complètes. 

1.  Cette  lettre,  publiée  dans  les  éditions  Belin  et  Brièro,  avec  les  Puésies. 
semble  plutôt  un  jeu  d'esprit  qu'une  lettre  réellement  adressée  h  une  fL'mnie. 
Nous  la  plaçons  à  cette  date,  parce  que  Grimm  cite  le  sixain  qu'elle  renfei'ine  dans 
son  «ordinaire»  du  15 juillet  175i. 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  /i20 

Ouatit  à  Daphné,  vous  conviendrez  que  cette  fille  était  de 
mauvais  goût,  et  qu'avec  toutes  les  raisons  qu'elle  avait  de  se 
défier  d'un  chanteur  qui  allait  jusqu'au  la,  il  valait  mieux  ris- 
quer d'être  déesse  que  de  s'exposer  à  devenir  laurier  et  faire 
la  récompense  de  l'amant  (jue  la  couronne  du  poète. 

Enfin,  madame,  je  n'ai  ni  les  vices  ni  les  vertus  d'Apollon, 
seul  de  ses  frères  à  qui  leur  père  ait  accordé  un  équi- 
page et  même  assez  brillant.  Il  tranchait  du  petit-maître  et 
personne  ne  l'est  moins  que  je  ne  le  suis.  Né  jaloux  jusqu'à 
la  fureur,  il  fit  à  Vénus  une  tracasserie  dont  je  suis  incapable, 
car  si  je  ne  parviens  pas  à  nie  procurer  le  bonheur  de  Mars, 
je  ne  suis  pas  homme  à  donner  à  Vulcain  avis  de  son 
malheur. 


IX 


1 


AU    PRESIDENT     DE    BROSSES^ 

A  Paris,  ce  (sic)  janvier  1753. 

Monsieur, 

C'est  dans  l'état  où  était  votre  manuscrit  sur  la  matière 
étymologique  et  non  dans  celui  où  vous  vous  proposez  de  le  porter 
que  j'en  ai  été  enchanté.  Je  serais  trop  dilTicile  si  je  ne  deman- 
dais un  mieux  que  je  ne  conçois  [)as.  Je  l'accepte  donc  comme 
je  l'ai  vu  et  comme  il  est,  et  je  l'accepta  avec  toutes  les  condi- 
tions que  vous  y  mettez.  Les  unes  sont  trop  justes,  les  autres, 
nous  faisant  un  devoir  de  reconnaître  devant  le  public  l'obliga- 
tion que  nous  aurons,  nous  sont  trop  agréables.  Ayez  donc  la 
bonté  de  recueillir  en  notre  faveur  les  fragments  dispei'sés  de 
votre  manuscrit  et  de  les  adresser  à  Le  Breton^  libraire  et 
imprimeur .  rue  de  la  Harpe,  vis-à-vis  de  la  rue  Saint-Séceria. 
C'est  un  des  associés  de  V Encyclopédie. 

1.  lni.'due.  Communiquée  par  M.  Boutron-Chaiiard. 


kZi}  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

M.  de  Buflbn  m'avait  déjà  parlé  de  votre  Histoire  des  terres 
australes  *.  Je  voudrais  bien  que  vous  eussiez  été  à  portée  d'en- 
tendre ce  qu'il  m'en  disait.  Le  suffrage  et  les  éloges  d'un 
homme  tel  que  lui  font  la  récompense  la  plus  réelle  des  travaux 
d'un  homme  de  lettres.  Lorsque  vos  occupations  vous  pennet- 
tront  de  mettre  la  dernière  main  à  votre  morceau  sur  l'étymo- 
logie,  je  serais  très-flatté  d'en  être  l'éditeur,  si  vous  m'esti- 
mez toujours  assez  pour  me  conserver  ce  titre;  mais  en  attendant 
que  vous  puissiez  le  publier  séparément,  c'est  un  service  dont 
je  sens  tout  le  prix  que  la  liberté  que  vous  nous  accordez  de  le 
faire  connaître.  Je  vous  réponds  au  nom  de  tous  ceux  qui  veu- 
lent bien  coopérer  à  la  perfection  de  notre  Dictionnaire.  Il  n'y 
en  a  aucun  qui  ne  doive  craindre  de  voir  votre  travail  à  côté 
du  sien,  mais  il  n'y  en  a  aucun  qui  ne  doive  s'en  tenir  honoré. 
Je  suis  avec  un  profond  respect,  monsieur,  etc. 


A    PIGALLE. 

Paris,  1750. 

Comme  je  suis  très-sensible  aux  belles  choses,  depuis,  mon- 
sieur, que  j'ai  vu  votre  Mort,  votre  Hercule,  votre  France,  et 
vos  Animaux,  j'en  suis  obsédé-.  J'ai  beaucoup  pensé  aux  criti- 
ques qu'on  vous  a  faites,  et  je  me  crois  obligé  en  conscience  de 
vous  avertir  que  celles  qui  tombent  sur  votre  Amour  ne  mar- 
quent pas  une  véritable  idée  du  sublime  dans  les  personnes  à 
qui  elles  se  sont  présentées  ;  que  ces  critiques  passeront,  et 
que  ce  casque  dont  vous  aurez  couvert  la  tête  de  votre  enfant 
restera  et  détruira  en  partie  ce  contraste  du  doux  et  du  terrible 
que  quelques  artistes  anciens  ont  si  bien  connu,  et  qui  produit 
toujours  le  frémissement  dans  ceux  qui  sont  faits  pour  admirer 

1.  lliHloire  des  navigations  aux  terres  australes.  Paris,  Durand,  1750,2  vol. 
in-4. 

'J.  11  s'agit  du  mausolée  du  maréchal  de  Sa\c,  à  Strasbourg. 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  ù31 

leurs  ouvrages...  Celui  qui  saura  voir  sera  frappé  dans  le  vôtre 
d'un  enfant  et  d'une  femme  en  pleurs,  mis  en  opposition  ici 
avec  votre  Hercule,  là  avec  un  spectre  eiïrayant;  d'un  autre 
côté,  avec  ces  animaux  que  vous  avez  si  bien  renversés  les  uns 
sur  les  autres.  Supprimez  cette  ligure,  plus  d'harmonie  dans  la 
composition  ;  les  autres  figures  seront  désunies  ;  la  France,  ados- 
sée à  de  grands  drapeaux  nus,  n'aura  plus  d'elfet,  et  l'œil  sera 
choqué  de  rencontrer  presque  dans  une  ligne  droite,  dont  rien 
ne  rompra  la  direction,  trois  têtes  de  suite,  celles  du  Maréchal, 
de  la  France  et  de  la  Mort.  Transformez  cet  Amour  en  un  génie 
de  la  guerre,  et  vous  n'aurez  plus  qu'une  seule  figure  douce  et 
pathétique  contre  un  grand  nombre  de  natures  fortes  et  de 
figures  terribles.  J'en  appelle  à  vos  yeux  et  à  ceux  du  premier 
homme  de  goiit  que  vous  placerez  devant  votre  ouvrage,  et  qui 
voudra  bien  se  transporter  au  delà  du  moment  présent.  J'ajou- 
terai que  le  symbole  de  la  guerre  sera  double,  et  que  ce  second 
symbole,  déjà  superflu  par  lui-même,  sera  encore  équivoque; 
car,  pourquoi  ne  prendrait-on  pas  sous  un  casque  un  enfant  avec 
son  llambeau  pour  ce  qu'il  est  en  effet,  pourun  Amour  déguisé  ? 
Pour  Dieu,  monsieur,  laissez  cet  enfant  ce  que  votre  génie  l'a 
fait. 

Je  suis  sûr  que  ce  que  je  vous  dis,  la  postérité  le  verra,  le 
sentira,  le  dira;  et  n'allez  pas  croire  qu'elle  examine  jamais  avec 
nos  caillettes  de  Paris  et  nos  aristarques  modernes,  si  décents  et 
si  petits,  en  c|uel  lieu  le  Maréchal  allait  prendre  les  femmes 
qu'il  destinait  à  ses  plaisirs.  L'Amour  entre  dans  les  composi- 
tions les  plus  nobles,  antiques  et  modernes:  il  n'eût  point  été 
déplacé  sur  le  tombeau  d'Hercule  ;  cet  Hercule  fut  sa  plus 
grande  victime.  L'Amour  eût  marqué  dans  un  pareil  monument, 
comme  dans  le  vôtre,  que  ce  héros,  de  même  que  votre  Maré- 
chal, avait  eu  la  passion  des  femmes,  et  que  cette  passion  lui 
avait  ôté  la  vie  au  milieu  de  ses  triomphes.  Adieu,  monsieur. 
Quand  on  sait  produire  de  belles  choses,  il  ne  faut  pas  les  aban- 
donner avec  faiblesse.  Un  grand  artiste  comme  vous  doit  s'en 
rapporter  à  lui-même  plus  qu'à  personne.  Et  croyez-vous,  mon- 
sieur, que  s'il  s'agissait  d'avoir  son  avis  et  de  le  préférer  à  celui 
du  maître  dont  on  juge  la  composition,  je  n'aurais  pas  eu  le 
mien  comme  un  autre?  Selon  mon  goût  à  moi,  par  exemple,  la 
Mort,  courbée  sur  le  tombeau,  la  main  gauche  appuyée  sur  le 


/t32  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

devant  et  relevant  la  pierre  de  la  main  droite,  aurait  été  tout 
entière  à  cette  action  ;  elle  n'eût  ni  regardé  le  héros,  ni  entendu 
la  France  :  la  mort  est  aveugle  et  sourde.  Son  moment  vient, 
et  la  tombe  se  trouve  ouverte.  J'aurais  laissé  tomber  mollement 
les  bras  du  Maréchal,  et  il  serait  descendu  en  tournant  la 
tête  avec  quelque  regret  sur  les  symboles  d'une  gloire  qu'il  lais- 
sait après  lui:  il  en  eût  été  plus  pathétique  et  plus  vrai;  car, 
quelque  héros  qu'on  soit,  on  a  toujours  du  regret  à  mourir.  Le 
reste  du  monument  serait  demeuré  comme  il  est,  excepté  peut- 
être  que  j'aurais  couvert  les  os  du  squelette  d'une  peau  sèche 
qui  en  aurait  laissé  voir  les  nodus,  et  qu'on  n'en  aurait  aperçu 
que  les  pieds,  les  mains  et  le  bas  du  visage.  C'eût  été  un  être 
vivant;  cet  être  en  fût  devenu  plus  terrible  encore;  et  l'on  eût 
sauvé  l'absurdité  de  faire  voir,  entendre  et  parler  un  fantôme 
qui  n'a  ni  langue,  ni  yeux,  ni  oreilles.  Voilà,  monsieur,  ce  que 
j'aurais  voulu  ;  mais  j'ai  pensé  que  quand  un  grand  ouvrage 
était  porté  à  un  haut  point  de  perfection,  et  que  l'eflet  en  était 
grand,  il  valait  mieux  se  taire  que  de  jeter  de  l'incertitude  dans 
les  idées  de  l'artiste,  que  de  l'exposer  à  gâter  un  chef  d'œuvre. 
Je  vous  conseille  donc  de  ne  faire  aucune  attention  à  ce  que  je 
viens  d'avoir  la  témérité  de  vous  dire,  et  de  laisser  votre  mo- 
nument tel  qu'il  est.  Ce  sera  toujours  un  des  plus  beaux  mor- 
ceaux de  sculpture  qu'il  y  ait  en  Europe.  Je  suis,  etc. 


XI 


.- 1 


A    LAN DOIS 

29  juin  175G. 

Il  y  a,   mon  cher,   tant   de   griefs  dans  votre   lettre,  qu'un 
gros  volume,  tel  que  je  suis  condamné  d'en  faire,  m'acquitterait 

\.  Cette  lettre  a  été  écrite  à  l'occasion  du  poëine  de  Voltaire  sur  le  Désastre 
de  Lisbonne,  et  conservée  par  Grimni,  qui  garda  copie  de  ce  >•  chef-d'œuvre  »  avant 
d'envoyer  l'original  au  destinataire,  Paul  Landois,  auteur  de  Sylvie,  tragédie  bour- 
geoise en  un  acte  et  en  prose,  et  dj  divers  articles  de  V Encyclopédie  sur  la 
peinture. 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  ^33 

à  peine,  si  je  donnais  à  chaque  cliose  plus  de  quatre  mois  de 
réponse  que  vous  me  demandez.  Si  vous  êtes  toujours  aussi 
pressé  de  secours  que  vous  le  dites,  pourquoi  attendez-vous  à 
la  dernière  extrémité  pour  les  appeler  ?  Vos  amis  ont  assez 
d'honnêteté  et  de  délicatesse  pour  vous  prévenir;  mais,  errant 
comme  vous  êtes,  ils  ne  savent  jamais  où  vous  prendre.  On 
n'obtint  pas  la  première  rescription  qui  vous  fut  envoyée  aussi 
prompteinent  qu'où  l'aurait  désiré,  parce  qu'on  n'en  accorde 
point  pour  des  sommes  aussi  modiques  ;  elle  était  datée  du  17, 
elle  ne  fut  remise  à  D...  que  le  18,  et  à  moi  que  le  19  ;  le  20 
les  lettres  ne  partaient  pas  :  ajoutez  à  ces  délais  sept  à  huit  jours 
de  poste,  et  vous  retrouverez  ces  douze  jours  de  retard  que  vous 
me  reprochez...  Que  je  me  suppose  le  patient  si  je  peux.  Et 
depuis  trois  ou  quatre  ans  que  je  ne  reçois  que  des  injures  en 
retour  de  mon  attachement  pour  vous,  ne  le  suis-je  pas?  Et  ne 
faut-il  pas  que  je  me  mette  à  tout  moment  à  votre  place  pour 
les  oublier,  ou  n'y  voir  que  les  effets  naturels  d'un  tempéra- 
ment aigri  par  les  disgrâces  et  devenu  féroce?...  Je  ne  vous 
répondis  poiiit,  je  n'envoyai  point  le  mot  de  recomnunulation 
pour  M.  de  V...;  c'est  que  j'avais  résolu  de  vous  servir  et  de  ne 
plus  vous  écrire.  Je  ne  connais  point  V.,.  ;  je  l'aurais  connu,  que 
je  ne  vous  aurais  point  adressé  à  lui.  Cet  homme  est  dangereux, 
et  vous  eussiez  fait  à  frais  communs  des  imprudences  dont  vous 
eussiez  porté  toute  la  peine.  Voila  les  raisons  de  mon  silence. 
Je  me  soucie  peu,  dites-vous,  de  la  manière  dont  vous  voyez 
mes  prorédés',  il  est  vrai  que  je  me  soucie  beaucoup  plus  qu'ils 
soient  bons.  Tant  que  je  n'aurai  point  de  reproches  à  me  faire, 
je  serai  peu  touché  des  vôtres.  Le  point  important,  mon  ami, 
c'est  que  l'injustice  ne  soit  pas  de  mon  côté.  Je  passe  par-des- 
sus les  cinq  ou  six  lignes  qui  suivent,  parce  qu'elles  n'ont  point 
le  sens  commun.  Si  un  homme  a  cent  bonnes  raisons,  il  peut 
en  avoir  une  mauvaise;  c'est  toujours  à  celle-ci  que  vous  vous 
en  tenez. 

Mais,  venons  à  l'affaire  de  votre  manuscrit  ;  c'est  un  ouvrage 
capable  de  me  perdre;  c'est  après  m'avoir  chargé  à  deux  reprises 
des  outrages  les  plus  atroces  et  les  plus  réfléchis  que  vous 
m'en  proposez  la  révision  et  l'impression.  Vous  n'ignoriez  pas 
que  j'avais  femme  et  enfant,  que  j'étais  noté,  que  vous  me  met- 
tiez dans  le  cas  des  récidives  :  n'importe,  vous  ne  faites  aucune 
XIX.  28 


h^k  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

de  ces  considérations,  ou  vous  les  négligez  ;  vous  me  prenez 
pour  un  imbécile,  ou  vous  en  êtes  un;  mais  vous  n'êtes  point 
un  imbécile.  L'on  doit  n'exiger  jamais  d'un  autre  ce  que  vous 
ne  feriez  pas  pour  lui,  ou  soumettez-vous  à  des  soupçons  de 
finesse  ou  d'injustice.  Je  vois  les  projets  des  hommes,  et  je  m'y 
prête  souvent,  sans  daigner  les  désabuser  sur  la  stupidité  qu'ils 
me  supposent.  Il  suffit  que  j'aperçoive  dans  leur  objet  une 
grande  utilité  pour  eux,  assez  peu  d'inconvénient  pour  moi.  Ce 
n'est  pas  moi  qui  suis  une  bête,  toutes  les  fois  qu'on  me  prend 
pour  tel. 

Aux  yeux  du  peuple,  votre  morale  est  détestable  ;  c'est  de 
la  petite  morale,  moitié  vraie,  moitié  fausse,  moitié  étroite  aux 
yeux  du  philosophe.  Si  j'étais  un  homme  à  sermons  et  à  messes, 
je  vous  dirais  :  ma  vertu  ne  détruit  point  mes  passions;  elle 
les  tempère  seulement,  et  les  empêche  de  franchir  les  lois 
de  la  droite  raison.  Je  connais  tous  les  avantages  prétendus 
d'un  sophisme  et  d'un  mauvais  procédé,  d'un  sophisme  bien 
délicat,  d'un  procédé  bien  obscur,  bien  ténébreux;  mais  je 
trouve  en  moi  une  égale  répugnance  à  mal  raisonner  et  à  mal 
faire.  Je  suis  entre  deux  puissances  dont  l'une  me  montre  le 
bien  et  l'autre  m'incline  vers  le  mal.  Il  faut  prendre  parti. 
Dans  les  commencements  le  moment  du  combat  est  cruel,  mais 
la  peine  s'affaiblit  avec  le  temps  ;  il  en  vient  un  où  le  sacrifice 
de  la  passion  ne  coûte  plus  rien;  je  puis  même  assurer  par 
expérience  qu'il  est  doux  :  -on  en  prend  à  ses  propres  yeux  tant 
de  grandeur  et  de  dignité  !  La  vertu  est  une  maîtresse  à  laquelle 
on  s'attache  autant  par  ce  qu'on  ftiit  pour  elle  que  par  les 
charmes  qu'on  lui  croit.  Malheur  à  vous  si  la  pratique  du  bien 
ne  vous  est  pas  assez  familière,  et  si  vous  n'êtes  pas  assez  en 
fonds  de  bonnes  actions  pour  en  être  vain,  pour  vous  en  com- 
plimenter sans  cesse,  pour  vous  enivrer  de  cette  vapeur  et  pour 
en  être  fanatique. 

ISoits  recccom,  dites-vous,  la  vertu  comme  le  malade  reçoit 
un  remède,  auquel  il  préférerait,  s'il  en  était  cru,  toute  autre 
chose  qui  llatterait  son  appétit.  Cela  est  vrai  d'un  malade 
insensé  :  malgré  cela,  si  ce  malade  avait  eu  le  mérite  de  décou- 
vrir lui-même  sa  maladie  ;  celui  d'en  avoir  trouvé,  préparé  le 
remède,  croyez-vous  qu'il  balançât  à  le  prendre,  quelque  amer 
qu'il  fut,  et  qu'il  ne  se  fit  pas  un  honneur  de  sa  pénétration  et 


CORRESPONDANCE     GENERALE.  Z,35 

de  son  courage?  Qu'csl-ce  qu'un  homme  vertueux?  C'est  un 
homme  vain  de  cette  espèce  de  vanité,  et  rien  de  plus.  Tout  ce 
que  nous  faisons,  c'est  pour  nous  :  nous  avons  l'air  de  nous 
sacrifier,  lorsque  nous  ne  faisons  que  nous  satisfaire.  Reste  à 
savoir  si  nous  donnerons  le  nom  de  sages  ou  d'insensés  à  ceux 
qui  se  sont  fait  une  manière  d'être  heureux  aussi  bizarre  en 
apparence  que  celle  de  s'immoler.  Pourquoi  les  appellerions- 
nous  insensés,  puisqu'ils  sont  heureux,  et  que  leur  bonheur  est 
si  conforme  au  bonheur  des  autres?  Certainement  ils  sont  heu- 
leux  ;  car,  quoiqu'il  leur  en  coûte,  ils  sont  toujours  ce  qui  leur 
coûte  le  moins.  Mais  si  vous  voulez  bien  peser  les  avantages 
qu'ils  se  procurent,  et  surtout  les  inconvénients  qu'ils  évitent, 
vous  aurez  bien  de  la  peine  à  prouver  qu'ils  sont  déraison- 
nables. Si  jamais  vous  l'entreprenez,  n'oubliez  pas  d'apprécier 
la  considération  des  autres  et  celle  de  soi-même  tout  ce  qu'elles 
valent  :  n'oubliez  pas  non  plus  qu'une  mauvaise  action  n'est 
jamais  impunie;  je  dis  jamais,  parce  que  la  première  que  l'on 
commet  dispose  à  une  seconde,  celle-ci  à  une  troisième,  et  que 
c'est  ainsi  qu'on  s'avance  peu  à  peu  vers  lemépris  de  ses  sem- 
blables, le  plus  grand  de  tous  les  maux.  Déshonoré  dans  une 
société,  dira-t-on,  je  passerai  dans  une  autre  où  je  saurai  bien 
me  procurer  les  honneurs  de  la  vertu  :  erreur.  Est-ce  qu'on 
cesse  d'être  méchant  k  volonté?  Après  s'être  rendu  tel,  ne 
s'agit-il  que  d'aller  à  cent  lieues  pour  être  bon,  ou  que  de 
s'être  dit  :  je  veux  l'être?  Le  pli  est  pris,  il  faut  que  l'étoffe  le 
garde. 

C'est  ici,  mon  cher,  que  je  vais  quitter  le  ton  de  prédicateur 
pour  prendre,  si  je  peux,  celui  de  philosophe.  Uegardez-y  de 
près,  et  vous  verrez  que  le  mot  liberté  est  un  mot  vide  de  sens; 
qu'il  n'y  a  point  et  qu'il  ne  peut  y  avoir  d'êtres  libres  ;  que 
nous  ne  sommes  que  ce  qui  convient  à  l'ordre  général,  à  l'orga- 
nisation, à  l'éducation  et  à  la  chaîne  des  événements.  Voilà  ce 
qui  dispose  de  nous  invinciblement.  On  ne  conçoit  non  plus 
qu'un  être  agisse  sans  motif,  qu'un  des  bras  d'une  balance 
agisse  sans  l'action  d'un  poids,  et  le  motif  nous  est  toujours 
extérieur,  étranger,  attaché  ou  par  une  nature  ou  par  une  cause 
quelconque,  qui  n'est  pas  nous.  Ce  qui  nous  trompe,  c'est  la 
prodigieuse  variété  de  nos  actions,  jointe  à  l'habitude  que  nous 
avons  prise  tout  en  naissant  de  confondre  le  volontaire  avec  le 


koQ  CORRESPONDAlNCE  GÉNÉRALE. 

libre.  jNolis  avons  tant  loué,  tant  repris,  nous  l'avons  été  tant 
de  fois,  que  c'est  un  préjugé  bien  vieux  que  celui  de  croire  que 
nous  et  les  autres  voulons,  agissons  librement.  Mais  s'il  n'y  a 
point  de  liberté,  il  n'y  a  point  d'action  qui  mérite  la  louange 
ou  le  blâme;  il  n'y  a  ni  vice  ni  vertu,  rien  dont  il  faille  récom- 
penser ou  châtier.  Qu'est-ce  qui  distingue  donc  les  hommes? 
la  bienfaisance  et  la  malfaisance.  Le  malfaisant  est  un  homme 
qu'il  faut  détiuire  et  non  punir;  la  bienfaisance  est  une  bonne 
fortune,  et  non  une  vertu.  Mais  quoique  l'homme  bien  ou  mal- 
faisant ne  soit  pas  libre,  l'homme  n'en  est  pas  moins  un  être 
qu'on  modifie  ;  c'est  par  cette  raison  qu'il  faut  détruire  le  mal- 
faisant sur  une  place  publique.  De  là  les  bons  effets  de  l'exem- 
ple, des  discours,  de  l'éducation,  du  plaisir,  de  la  douleur,  des 
grandeurs,  de  la  misère,  etc.  ;  de  là  une  sorte  de  philosophie 
pleine  de  commisération,  qui  attache  fortement  aux  bons,  qui 
n'irrite  non  plus  contre  le  méchant  que  contre  un  ouragan  qui 
nous  remplit  les  yeux  de  poussière.  Il  n'y  a  qu'une  sorte  de 
causes,  à  proprement  parler  ;  ce  sont  les  causes  physiques.  11 
n'y  a  qu'une  sorte  de  nécessité  ;  c'est  la  même  pour  tous  les 
êtres,  quelque  distinction  qu'il  nous  plaise  d'établir  entre  eux, 
ou  qui  y  soit  réellement.  Voilà  ce  qui  me  réconcilie  avec  le  genre 
humain;  c'est  pour  cette  raison  que  je  vous  exhortais  à  la  phi- 
lanthropie. Adoptez  ces  principes  si  vous  les  trouvez  bons,  ou 
montrez-moi  qu'ils  sont  mauvais.  Si  vous  les  adoptez,  ils  vous 
réconcilieront  aussi  avec  les  autres  et  avec  vous-même:  vous 
ne  vous  saurez  ni  bon  ni  mauvais  gré  d'être  ce  que  vous  êtes. 
]Ne  rien  reprocher  aux  autres,  ne  se  repentir  de  rien  :  voilà  les 
premiers  pas  vers  la  sagesse.  Ce  qui  est  hors  de  là  est  préjugé, 
fausse  philosophie.  Si  l'on  s'impatiente,  si  l'on  jure,  si  l'on 
mord  la  pierre,  c'est  que  dans  l'homme  le  mieux  constitué,  le 
plus  heureusement  modifié,  il  reste  toujours  beaucoup  d'ani- 
mal avant  que  d'être  misanthrope  :  voyez  si  vous  en  avez  le 
droit.  Au  demeurant,  voilà  votre  apologie  :  la  mienne  est  celle 
de  tous  les  hommes.  H  y  a  bien  de  la  différence  entre  se  sépa- 
rer du  genre  humain  et  le  haïr.  Mais  pourriez-vous  me  dire  si, 
parmi  tous  les  hommes,  il  en  est  un  seul  qui  vous  ait  fait  la 
centième  partie  du,  mal  que  vous  vous  êtes  fait  à  vous-même? 
Est-e  la  malice  des  hommes  qui  vous  rend  triste,  inquiet,  mé- 
lancolique, injurieux,  vagabond,  moribond  ?    Pardonnez-moi  la 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  ^37 

question  ;  nous  raisonnons  et  vous  connaissez  l)icn  ma  façon 
de  penser.  Si  les  méchants  sont  plus  entreprenants  avec  vous 
qu'avec  un  autre,  et  cela  à  proportion  de  votre  faiblesse  et  de 
votre  impuissance,  c'est  la  loi  générale  de  la  nature  ;  il  faut, 
s'il  vous  plaît,  s'y  soumettre  :  car  il  y  aurait  peut-être  bien  du 
mal  à  la  changer;  et  puis  ne  dirait-on  pas  que  la  nature  entière 
conspire  contre  vous  ;  que  le  hasard  a  rassemblé  toutes  les 
sortes  d'infortunes  pour  les  verser  sur  votre  tête?  Où  diable 
avez-vous  pris  cet  orgueil-là?  Mon  cher,  vous  vous  estimez 
trop,  vous  vous  accordez  trop  d'iniportance  dans  l'univers. 
Excepté  une  ou  deux  personnes,  qui  vous  aiment,  qui  vous 
plaigfient,  ([ui  vous  excusent,  tout  est  tranquille  autour  de 
vous,  et  dormez.  Avec  vos  cinq  cents  livres,  où  vous  êtes  et  ce 
que  vous  êtes,  vous  êtes  mieux  que  moi  avec  mes  deux  mille 
cinq  cents  livres   où  je   suis  et  ce  que  je  suis.  Vos  criailleries 

impatientent  D Et   n'est-il  pas    vrai  que  si  tous   ceux  qui 

sont  plus  malheureux  que  vous  faisaient  autant  de  vacarme, 
on  ne  tiendrait  pas  dans  ce  monde?  ce  serait  un  sabbat  inter- 
minable. Qu'est-ce  que  vous  voulez  dire  avec  tout  ce  gali- 
matias de  pitié  qu'on  n<i  point  de  vous,  de  inmirnis  offires 
quon  TOUS  rend,  de  iwtre  perte  qu'on  veut^  d'abimes  qu'on  vous 

creuse,   de  préeipiee  qui  i^ous   entraine?    Et  f ,   une  bonne 

fois  pour  toutes,  laissez  là  vos  accusations,  ces  jérémiades,  et 
rapprochez-vous  des  hommes  dont  vous  vous  plaignez,  pour  les 
voir  tels  qu'ils  sont,  et  arrêtez  ce  torrent  d'invectives  et  de  fiel 
qui  coule  depuis  quatre  ans.  Vous  avez  dit  :  Je  nui  pas  assez, 

et]) a  fait  davantage.   J'y  ajoute  peu  de  chose  ;    mais  vous 

pouvez  y  compter  tant   que  je  vivrai.    Vous   avez  dit  encore  : 

Mais  tout  peut  mêehapper,  et  I) a  assuré  votre  sort.  De  quoi 

s'agit-il  à  présent?  on  est  exact.  Pourquoi  faites-vous  des 
demandes  qui  sont  au  moins  déplacées  !  A  juger  de  la  position 
de  D....  par  la  mienne,  je  puis  me  priver  en  trois  mois  de 
vingt-cinq  francs,  mais  non  de  cinquante:  chacun  a  son  arran- 
gement. 

Vous  vous  indignez  du  ton  de  D....  ;  mais  ne  connaissez- 
vous  pas  son  caractère  et  sa  dialecte  ?  Tel  mot  ne  signifie  rien 
dans  la  bouche  d'un  homme  honnête,  mais  violent,  qui  outrage 
dans  la  bouche  d'un  autre  qui  pèse  toutes  les  syllabes.  Vous 
vous  piquez  de  connaître  les  hommes,  et  vous  en  êtes  encore  à 


/)38  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

ignorer  que  cliacun  [a  sa  langue  qu'il  faut  interpréter  par  le 
caractère. 

Si  le  hasard  vous  jetait  dans  quelque  embarras,  notre  con- 
duite vous  permet-elle  de  penser  qu'on  vous  y  laisserait?  Vous 
demandez  donc  à  D....  ce  qu'on  ne  refuse  à  personne,  et  vous 
marquez  toujours  à  vos  amis  de  la  défiance;  eh  mordieu  !  allez 
droit  votre  chemin,  et  soyez  sûr  de  ceux  que  vous  n'avez  point 
encore  vu  broncher. 

J'avais  envie  de  vous  suivre  jusqu'au  bout,  mais  je  n'en  ai 
pas  le  temps,  et  grâce  à  votre  lettre  qui  ne  finit  point,  voici  un 
bavardage  éternel.  Cependant  combien  d'injures,  de  soupçons, 
de  mots  aussi  ridiculement  que  malignement  jetés,  j'aurais 
à  reprendre  encore  !    mais  je  vous  ferai  bien  rougir  de  toutes 

ces  sottises,    si  vous  revenez  jamais  de  votre  délire Vous 

voudriez  ne  me  rien  devoir fai  occasionné  en  partie  votre 

mauvaise  situation je  veux  vous  perdre...,  qu'est-ce  que 

cela  signifie  ?  et  pour  Dieu,  laissez  là  toutes  ces  f phrases,  et 

surtout,  considérez  qu'à  la  fin  on  se  rassasie  d'invectives.  En 
vérité,  je  ne  conçois  pas  comment  vous  osez  vous  plaindre  du 
ton  de  D....  et  en  prendre  avec  moi  un  aussi  déplacé. 

Je  ferai  ce  que  vous  me  demandez  dans  votre  lettre.  Adieu, 
portez-vous  bien,  et  tenez-vous-en  sur  le  compte  de  vos  amis 
au  témoignage  de  votre  conscience.  Ce  n'est  pas  elle,  c'est  votre 
mauvais  jugement  qui  ne  cesse  de  les  accuser.  Adieu,  encore 
une  fois  adieu. 

Bu  jour  de  la  Saint-Pierre. 


XII 

A    J.   J.    ROUSSEAU. 


Vous  voyez  bien,  mon  cher,  qu'il  n'est  pas  possible  de  vous 
aller  trouver  par  le  temps  qu'il  fait,  quelque  envie,  quelque 
besoin  même  que  j'en  aie.  Auparavant  tout  le  monde  était  ma- 
lade chez  moi  ;  moi  d'abord  qui  ai  été  tourmenté  de  colique  et 
de  dévoiement  pour  avoir  pris  de  mauvais  lait  ;  ensuite  l'enfant, 


CORRESPOND  AN  CF.    GKNKRALK.  439 

d'un  rhume  de  poitrine  qui  faisait  tourner  la  tète  à  la  mère  et 
qui  m'a  inquiété,  tant  il  était  sec  et  rauque.  Tout  va  mieux, 
mais  le  temps  ne  permet  rien.  Savez-vous  ce  que  vous  devriez 
faire?  Ce  serait  d'arriver  ici  et  d'y  demeurer  deux  jours  inco- 
gnito. J'irais  samedi  vous  prendre  à  Saint-Denis,  où  nous 
dînerions  et  de  là  nous  nous  rendrions  à  Paris  dans  le  fiacre  qui 
m'aurait  amené.  Et  ces  deux  jours,  savez-vous  à  quoi  nous  les 
emploierions?  A  nous  voir,  ensuite  à  nous  entretenir  de  votre 
ouvrage  ;  nous  discuterions  les  endroits  que  j'ai  soulignés  et 
auxquels  vous  n'entendrez  rien  si  nous  ne  sommes  pas  vis-à-vis 
l'un  de  l'autre.  Vous  finirez  en  même  temps  l'allaire  du  manus- 
crit du  Baron,  soit  avec  Pisso(,  soit  avec  Briasson,  et  vous  pren- 
drez des  arrangements  pour  le  vôtre,  et  peut-être  arrangerez- 
vous  une  troisième  affaire  dont  je  me  réserve  avons  parler  quand 
vous  viendrez.  Voyez  donc  si  vous  voulez  que  j'aille  vous 
prendre.  Je  suis  bien  aise  que  mon  ouvrage  vous  ait  plu  et  qu'il 
vous  ait  touché  *.  Vous  n'êtes  pas  de  mon  avis  sur  les  ermites. 
Dites-en  tant  de  bien  qu'il  vous  plaira,  vous  serez  le  seul  au 
monde  dont  j'en  penserai,  encore  y  aurait-il  à  dire  là-dessus  si 
l'on  pouvait  vous  parler  sans  vous  fâcher.  Une  femme  de  quatre- 
vingts  ans!  On  m'a  dit  une  page  d'une  lettre  du  fils  de 
M"'*  d'Épinay  qui  a  dû  vous  peiner  beaucoup,  ou  je  connais  mal 
le  fond  de  votre  âme.  Je  vous  salue,  je  vous  embrasse,  j'attends 
votre  réponse  pour  vous  aller  prendre  à  Saint-Denis  et  même 
jusqu'au  parc  de  Montmorency,  voyez.  Adieu,  j'embrasse  aussi 
M'"^  Levasseur  et  sa  fille.  Je  vous  plains  tous  beaucoup  par  le 
temps  qu'il  fait.  Jeudi. 

Je  vous  demande  pardon  de  ce  que  je  vous  dis  sur  la  soli- 
tude où  vous  vivez.  Je  ne  vous  en  avais  point  encore  parlé. 
Oubliez  ce  que  je  vous  en  dis  et  soyez  sûr  que  je  ne  vous  en 
parlerai  plus. 

Adieu,  le  citoyen!  C'est  pourtant  un  citoyen  bien  singulier 
qu'un  ermite. 


1.  Ces  trois  premières  lettres  se  rattachent  à  la  brouille  qui  éclata  entre  Dide- 
rot et  Rousseau,  à  propos  du  Fils  naturel,  et  qui  est  racontée  en  détail  dans  le 
neuvième  livre  des  Confessions,  où  l'on  trouve  des  fragments  dos  deux  pre- 
mières. Elles  ont  été  imprimées  intégralement  pour  la  première  fois,  ainsi  que  les 
deux  autres,  dans  J.-J.  Rousseau,  ses  amis  et  ses  ennemis,  correspondance  publiée 
par  MM.  Streckeisen-Moultou  et  J.  Lcvallois.  Lévy,  18G5,  2  vol.  in-8. 


^^0  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 


XIII 

AU      MÊME. 

Janvier  1757. 

Il  est  vrai  qu'il  y  a  quinze  ans  que  j'ai  femme,  enfant,  do- 
mestique, nulle  fortune,  et  que  ma  vie  est  si  pleine  d'embarras 
et  de  peines  que  souvent  même  je  ne  peux  jouir  de  quelques 
heures  de  bonheur  et  de  relais  que  je  me  promets.  Mes  ennemis 
en  font,  selon  leur  caractère,  un  sujet  de  plaisanterie  ou  d'in- 
jure. Après  cela,  de  quoi  aurais-je  à  me  plaindre?  Je  ne  veux 
plus  aller  à  Paris.  Je  n'irai  plus  ^  pour  eetle  fois  je  Vai  résolu.  Il 
n'est  pas  absolument  impossible  que  ce  soit  là  le  ton  de  la 
raison. 

Vous  ne  savez  quelle  peut  être  l'alTaire  que  j'ai  à  vous  pro- 
poser, cependant  vous  la  refusez  et  m'en  remerciez.  Mon  ami,  je 
ne  vous  ai  jamais  rien  proposé  qui  ne  fut  honnête,  et  je  n'ai  pas 
changé  de  ce  que  j'étais. 

A  peine  y  a-t-il  quinze  jours  que  le  temps  où  j'ai  dû  vous 
parler  de  votre  ouvrage  est  expiré,  il  fallait  en  conférer 
ensemble  ;  il  le  faut,  et  vous  ne  voulez  pas  venir  à  Paris.  Eh 
bien,  samedi  matin,  quelque  temps  qu'il  fasse,  je  pars  pour 
l'Ermitage.  Je  partirai  à  pied,  mes  embarras  ne  m'ont  permis 
d'y  aller  plus  tôt,  ma  fortune  ne  me  permet  pas  d'y  aller  au- 
trement, et  il  faut  bien  que  je  me  venge  de  tout  le  mal  que 
vous  me  faites  depuis  quatre  ans. 

Quelque  mal  que  ma  lettre  ait  pu  vous  faire,  je  ne  me  repens 
pas  de  vous  l'avoir  écrite.  Vous  êtes  trop  content  de  votre  ré- 
ponse, vous  ne  reprocherez  point  au  ciel  de  vous  avoir  donné 
des  amis.  Que  le  ciel  vous  pardonne  leur  inutilité! 

Je  suis  encore  effrayé  du  danger  de  M'"''  Levasseur,  et  je 
n'en  reviendrai  que  quand  je  l'aurai  vue  (je  vous  dirai  tout  bas 
que  la  lecture  que  vous  lui  avez  faite  de  votre  lettre  pouvait  être 
un  sophisme  bien  inhumain),  mais  à  présent  elle  vous  doit  la 
vie  et  je  me  tais. 


(:ORRI^SPO^M)ANCE    GKiNKRALE.  /,/,! 

Le  lettré  '  a,  dû  vous  écrire  qu'il  y  avait  sur  le  rempart  vingt 
pauvres  qui  mouraient  de  faim  et  de  froid  et  qui  attendaient  le 
liard  que  vous  leur  donniez.  C'est  un  échantillon  de  notre  petit 
babil,  et  si  vous  entendiez  le  reste  il  vous  réjouirait  comme 
cela. 

Il  vaut  mieux  être  mort  que  fripon;  mais  malheur  à  celui 
qui  vit  et  qui  n'a  point  de  devoir  dont  il  soit  esclave  ! 

Scipion  avait  pour  amis  tout  ce  qu'il  y  avait  de  grands  dans 
la  république,  et  je  me  doute  bien  que  le  chemin  de  Rome  à 
Linterne  et  de  Linterne  à  Rome  était  souvent  embarrassé  de 
litières.  Mais  le  plus  opulent  des  vôtres  ne  saurait  payer  le  louage 
d'un  (iacre  sans  se  gêner,  et  voilà  pourquoi  l'on  ne  trouvera 
sur  le  chemin  de  l'Ermitage  à  la  Chevrette  que  quelques  philo- 
sophes pédestres,  gagnant  pays  le  bâton  à  la  main,  mouillés 
jusqu'aux  os  et  crottés  jusqu'au  dos. 

Cependant,  en  quelque  endroit  du  monde  que  vous  voulussiez 
vous  sauver  deux,  leur  amitié  vous  suivrait,  et  l'intérêt  qu'ils 
prennent  à  M""'  Levasseur;  vivez,  mon  ami,  vivez  et  ne  craignez 
pas  qu'elle  meure  de  faim. 

Quelque  succès  qu'ait  eu  mon  ouvrage ,  et  quoi  que  vous 
m'en  disiez,  je  n'en  ai  guère  recueilli  que  de  l'embarras  et  n'en 
attends  que  du  chagrin.  Adieu,  à  samedi  ". 


XIV 

AU     MEME. 

Janvier  I7ô7. 


M'"'  d'Epmay  m'a  fait  dire  vendredi  par  monsieur  son  fils 
que  vous  arriveriez  samedi  et  qu'il  était  inutile  que  j'allasse  à 
l'Ermitage.  11  eût  été  si  bien  à  vous  de  venir  et  j'étais  si  con- 


1.  Surnom  que  l'on  donnait  dans  Tintimitc  an  jeune  fils  de  M"""  d'Épinay. 

2.  I-a   réponse  de  Rousseau  à  cette  lettre  est  datée  du  mercredi  soir  1757,  et 
commence  par:  «  Quand  vous  prenez  des  engagements...  » 


lih-i  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

vaincu  que  vous  arriviez  que  je  vous  attendis  tout  le  jour.  Il  n'est 
pas  difficile  de  deviner  par  quelle  raison  une  femme  honnête  et 
vraie  a  pu  se  déterminer  à  ce  petit  mensonge. 

Je  comprends,  vous  m'auriez  chargé  d'injures;  vous  m'auriez 
fermé  votre  porte,  et  l'on  a  voulu  vous  épargner  un  procédé 
qui  m'aurait  affligé  et  dont  vous  auriez  eu  à  rougir.  Mon  ami, 
croyez-moi,  n'enfermez  point  avec  vous  l'injustice  dans  votre 
asile,  c'est  une  fâcheuse  compagnie.  Une  bonne  fois  pour  toutes, 
demandez-vous  à  vous-même  :  Qui  est-ce  qui  a  pris  part  à  ma 
santé  quand  j'ai  été  malade?  Qui  est-ce  qui  m'a  soutenu  quand 
j'ai  été  attaqué?  Qui  est-ce  qui  s'est  intéressé  vivement  à  ma 
gloire  ?  Qui  est-ce  qui  s'est  j  éjoui  de  mes  succès?  Répondez-vous 
avec  sincérité  et  connaissez  ceux  qui  vous  aiment.  Si  vous  avez 
dit  à  M""  d'Épinay  quelque  chose  qui  soit  indigne  de  moi,  tant 
pis  pour  vous  :  on  me  voit,  on  m'entend,  et  l'on  comparera  m;i 
conduite  avec  vos  discours.  Je  vous  renvoie  votre  manuscrit, 
parce  qu'on  m'a  fait  assez  entendre  qu'en  vous  le  reportant  je 
vous  exposerais  à  maltraiter  votre  ami.  Oh!  Rousseau,  vous  de- 
venez méchant,  injuste,  cruel,  féroce,  et  j'en  pleure  de  douleur. 
Une  mauvaise  querelle  avec  un  homme  que  je  n'estimai  et  que 
je  n'aimai  jamais  comme  vous  m'a  causé  des  peines  et  des  in- 
somnies. Jugez  quel  mal  vous  me  faites.  Mais  je  crains  que  les 
liens  les  plus  doux  ne  vous  soient  devenus  fort  indifférents.  Si 
je  ne  vous  éloigne  point  par  ma  visite,  écrivez-le-moi  et  j'irai 
vous  voir,  vous  embrasser  et  conférer  avec  vous  sur  votre 
ouvrage.  11  n'est  pas  possible  que  je  vous  en  écrive,  cela  serait 
trop  long.  Vous  savez  que  je  n'ai  que  les  mercredis  et  les 
samedis,  et  que  les  autres  jours  sont  à  la  chimie.  Faites-moi 
signe  quand  vous  voudrez  et  j'accourrai  ;  mais  j'attendrai  que 
vous  fassiez  signe. 

M.  d'Holbach  vous  prie  de  prendre  arrangement  avec  quel- 
que imprimeur  ou  libraire,  alin  que  l'ouvrage  que  vous  savez 
puisse  paraître. 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  ^3 


XV 


V  mi:me. 

[Automne   I7")7]. 

Je  suis  fait  pour  vous  aimer  et  pour  vous  donner  du  chagrin. 
J'apprends  que  M'"*'  d'Épinay  va  à  Genève  et  je  n'entends  point 
dire  que  vous  l'accompagniez.  Mon  ami,  content  de  M"""  d'Epi- 
nay, il  faut  partir  avec  elle.  Mécontent,  il  faut  partir  beaucoup 
plus  vite.  Êtes-vous  surchargé  du  poids  des  obligations  que  vous 
lui  avez,  voilà  une  occasion  de  vous  acquitter  en  partie  et  de 
vous  soulager.  Trouverez-vous  une  autre  occasion  dans  votre 
vie  de  lui  témoigner  voti'e  reconnaissance?  Elle  va  dans  un  pays 
où  elle  sera  comme  tombée  des  nues,  elle  est  malade,  elle  aura 
besoin  d'amusements  et  de  distractions. 

L'hiver  !  voyez,  mon  ami,  l'objection  de  votre  santé  peut 
être  beaucoup  plus  forte  que  je  ne  le  crois.  Mais  êtes-vous  plus 
mal  aujourd'hui  que  vous  ne  l'étiez  il  y  a  un  mois  et  que  vous 
le  serez  au  commencement  du  printemps?  Ferez-vous  dans  trois 
mois  d'ici  le  voyage  plus  commodément  qu'aujourd'hui?  Pour 
moi,  je  vous  avoue  que  si  je  ne  pouvais  supporter  la  chose,  je 
prendrais  un  bâton  et  je  la  suivrais.  Et  puis,  ne  craignez-vous 
point  qu'on  ne  mésinterprète  votre  conduite  :  on  vous  soupçon- 
nera ou  d'ingratitude  ou  d'un  autre  motif  secret.  Je  sais  bien 
que,  quoi  que  vous  fassiez,  vous  aurez  pour  vous  le  témoignage 
de  votre  conscience;  mais  ce  témoignage  suflira-t-il  seul?  Et 
est-il  permis  de  négliger  jusqu'à  un  certain  point  celui  des 
autres  hommes?  Au  reste,  mon  ami,  c'est  pour  m'acquitter  avec 
vous  et  avec  moi  que  je  vous  écris  ce  billet;  s'il  vous  déplaît, 
jetez-le  dans  le  feu  et  qu'il  n'en  soit  non  plus  question  entre 
nous  que  s'il  n'avait  point  été  écrit.  Je  vous  salue,  vous  aime  et 
vous  embrasse. 


hhh  CORRESPONDANCE  GENERALE. 


XVI 

AU     MÊME. 

[Automne  1757.] 

II  est  certain  qu'il  ne  vous  reste  plus  (Tamis  que  moi  ;  mais 
il  est  certain  que  je  vous  reste.  Je  l'ai  dit  sans  déguisement  à 
tous  ceux  qui  ont  voulu  l'entendre,  et  voici  ma  comparaison  : 
c'est  une  maîtresse  dont  je  connais  bien  tous  les  torts,  mais  dont 
mon  cœur  ne  peut  se  détacher.  Une  bonne  fois  pour  toutes,  mon 
ami,  que  je  vous  parle  à  cœur  ouvert.  Vous  avez  supposé  un. 
complot  entre  tons  vos  amis  pour  vous  envoyer  à  Genève,  et  la 
supposition  est  fausse.  Chacun  a  parlé  de  ce  voyage  selon  sa  fa- 
çon de  penser  et  de  voir.  Vous  avez  cru  que  j'avais  pris  sur  moi 
le  soin  de  vous  instruire  de  leurs  sentiments,  et  cela  n'est  pas. 
J'ai  cru  devoir  vous  donner  un  conseil  et  j'ai  mieux  aimé  risquer 
de  vous  en  donner  un  que  vous  ne  suivriez  pas  que  de  manrpier 
à  vous  en  donner  un  que  vous  devriez  suivre.  Je  vous  ai  écrit, 
homme  prudent,  une  lettre  qui  n'était  que  pour  vous  et  que  vous 
communiquez  à  Grimm  et  à  M""'  d'Épinay  ;  et  des  embarras,  des 
réticences  équivalentes  à  de  petits  mensonges,  des  équivoques, 
des  questions  adroites,  des  réponses  détournées  ont  été  les 
suites  de  cette  indiscrétion  ;  car  après  tout,  il  fallait  garder  le 
silence  que  vous  m'aviez  imposé,  et  tous  vos  torts  avec  moi  ne 
pouvaient  me  dispenser  de  la  parole  que  je  vous  avais  donnée. 

Autre  inadvertance  :  vous  me  faites  une  réponse  et  vous  la 
lisez  à  M'"^  d'Épinay,  et  vous  ne  vous  apercevez  pas  qu'elle  con- 
tient des  mots  oflénsants  pour  elle,  qu'elle  montre  une  âme 
mécontente,  que  ses  services  y  sont  appréciés  et  réduits,  et  que 
sais-je  encore?  Et  qu'est-ce,  par  rapport  à  moi,  que  cette  ré- 
ponse ?  Une  ironie  amère,  une  leçon  aigre  et  méprisante,  la 
leçon  d'un  précepteur  due  à  son  clerc  ;  et  voilà  le  coup  d'œil 
sous  lequel  vous  ne  craignez  pas  de  nous  faire  voir  l'un  et 
l'autre  à  une  femme  que  vous  avez  jugée. 

J'ignorais  sans  doute  beaucoup  de  choses  que  peut-être  il 


CORRESPONDANCE    GENERALE.  hh^o 

eût  fallu  savoir  pour  vous  conseiller  ;  mais  il  y  en  avait  de,  très- 
importantes  dont  vous  m'aviez  instruit  vous-même  et  je  n'ai 
rien  entendu  des  autres  que  je  ne  susse  comme  eux.  Pour  Dieu, 
mon  ami,  permettez  à  votre  cœur  de  conduire  votre  tète  et 
vous  ferez  le  mieux  qu'il  est  possible  de  faire;  mais  ne  souiïrez 
pas  que  votre  tète  fasse  des  sophismes  à  voire  cœur  :  toutes  les 
fois  que  cela  vous  arrivera,  vous  aurez  une  conduite  plus 
étrange  que  juste,  et  vous  ne  contenterez  ni  les  autres,  ni  vous- 
même. 

Que  deviendrais-je  avec  vous,  si  l'âpreté  avec  laquelle  vous 
m'avez  écrit  m'avait  déterminé  à  ne  j)lus  vous  parler  de  vos 
affaires  que  quand  vous  me  consul teriez"'?  Mais  tenez,  mon  ami, 
je  m'ennuie  déjà  de  toutes  ces  tracasseries;  j'y  vois  tant  de 
petitesse  et  de  misère  que  je  ne  conçois  pas  comment  elles 
peuvent  naître  et  moins  encore  durer  entre  des  gens  qui  ont  un 
peu  de  sens,  de  fermeté  et  d'élévation. 

Pourquoi  délogez-vous  de  l'Ermitage?  Si  c'est  impossibilité 
d'y  subsister,  je  n'ai  rien  à  dire;  mais  toute  autre  raison  d'en 
déloger  est  mauvaise,  excepté  celle  encore  du  danger  que  vous 
y  pourriez  courir  dans  la  saison  où  nous  allons  entrer.  Songez 
à  ce  que  je  vous  dis  là,  votre  séjour  à  Montmorency  aura  mau- 
vaise grâce.  Eh  bien,,  quand  je  me  mêlerais  encore  de  vos 
ad'aires  sans  les  connaître  assez,  qu'est-ce  que  cela  signifierait? 
Rien.  Ne  suis-je  pas  votre  ami,  n'ai-je  pas  le  droit  de  vous  dire 
tout  ce  qui  me  vient  en  pensée?  N'ai-je  pas  celui  de  me  trom- 
per? Vous  communiquer  ce  que  je  croirai  qu'il  est  honnête  de 
faire,  ce  n'est  pas  mon  devoir?  Adieu,  mon  ami,  je  vous  ai  aimé 
il  y  a  longtem[)S,  je  vous  aime  toujours;  si  vos  peines  sont  atta- 
chées à  quelque  mésentendu  sur  mes  sentiments,  n'en  ayez  plus, 
ils  sont  les  mêmes  '. 


1.  M.  de  Casti'ies,  dans  le  temps  de  la  quenelle  de  Diderot  et  de  Rousseau,  dit 
avec  impatience  à  M.  de  R...,  qui  nie  l'a  répété  :  «  Cela  est  incroyable,  on  ne 
parle  que  de  ces  gens-là,  gens  sans  état,  qui  n"ont  point  de  maison,  logés  dans  un 
grenier;  on  ne  s'accoutume  point  à  cela.  »  (Gliamfort,  cJ.  Hetzel,  p.  205.) 


hho  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 


WII 

A      GRIMM. 

[Octobre  ou  novembre  1757.] 

Cet  homme*  est  un  forcené.  Je  l'ai  vu,  je  lui  ai  reproché, 
avec  toute  la  force  que  donnent  l'honnêteté  et  une  sorte  d'in- 
térêt qui  reste  au  fond  du  cœur  d'un  ami  qui  lui  est  dévoué  de- 
puis longtemps,  l'énormité  de  sa  conduite,  les  pleurs  versés  aux 
pieds  de  M"'^  d'Epinay,  dans  le  moment  même  où  il  la  chargeait 
près  de  moi  des  accusations  les  plus  graves  ;  cette  odieuse 
apologie  qu'il  vous  a  envoyée,  et  où  il  n'y  a  pas  une  seule  des 
raisons  qu'il  avait  à  dire;  cette  lettre  projetée  pour  Saint-Lam- 
bert, qui  devait  le  tranquilliser  sur  des  sentiments  qu'il  se 
reprochait,  et  où,  loin  d'avouer  une  passion  '^  née  dans  son  cœur 
malgré  lui,  il  s'excuse  d'avoir  alarmé  M"""  d'Houdetot  sur  la 
sienne.  Que  sais-je  encore?  Je  ne  suis  point  content  de  ses  ré- 
ponses; je  n'ai  pas  eu  le  courage  de  le  lui  témoigner;  j'ai  mieux 
aimé  lui  laisser  la  misérable  consolation  de  croire  qu'il  m'a 
trompé.  Qu'il  vive!  Il  a  mis  dans  sa  défense  un  emportement 
froid  qui  m'a  alTligé.  J'ai  peur  qu'il  ne  soit  endurci. 

Adieu,  mon  ami;  soyons  et  continuons  d'être  honnêtes  gens: 
l'état  de  ceux  qui  ont  cessé  de  l'être  me  fait  peur.  Adieu,  mon 
ami;  je  vous  embrasse  bien  tendrement...  Je  me  jette  dans  vos 
bras  comme  un  homme  effrayé;  je  tâche  en  vain  de  faire  de  la 
poésie;  mais  cet  homme  me  revient  tout  à  travers  mon  travail, 
il  me  trouble,  et  je  suis  comme  si  j'avais  à  côté  de  moi  un 
damné  :  il  est  damné,  cela  est  sur.  Adieu,  mon  ami...  Giimm, 
voilà  l'elfet  que  je  ferais  sur  vous,  si  je  devenais  jamais  un  mé- 
chant :  en  vérité,  j'aimerais  mieux  être  mort.  11  n'y  a  pas  le 
sens  connnun  dans  tout  ce  que  je  vous  écris,  mais  je  vous  avoue 

1.  J.-J.  lioiissuaii. 

2  Sun  amour  pour  M""^  d'Houde-Ot;  cotte  passion  date  du  printemps  1757.  (Bu.) 


GORUESPONDANCI-:    GKMIH ALK.  l^[^l 

(|ue  je  n'ai  jamais  ('prouvé  un  trouble  d'ànie  si  leirihleque  celui 
que  j'ai. 

Oh!  mon  ami,  quel  spectacle  que  celui  d'un  homme  méchant 
et  bourrelé!  Brûlez,  déchirez  ce  papier,  qu'il  ne  retombe  plus 
sous  vos  yeux;  que  je  ne  revoie  plus  cet  homme-là,  il  me  ferait 
croire  aux  diables  et  à  l'enfer.  Si  je  suis  jamais  forcé  de  retour- 
ner chez  lui,  je  suis  sûr  que  je  frémirai  tout  le  long  du  chemin  ; 
j'avais  la  lièvre  en  revenant.  Je  suis  fâché  de  ne  lui  avoir  pas 
laissé  voir  l'horreur  qu'il  m'inspirait,  et  je  ne  me  réconcilie  avec 
moi  qu'en  pensant  que  vous,  avec  toute  votre  fermeté,  vous  ne 
l'auriez  pas  pu  à  ma  place  :  je  ne  sais  pas  s'il  ne  m'aurait  pas 
tué.  On  entendait  ses  cris  jusqu'au  bout  du  jardin;  et  je  le 
voyais!  Adieu,  mon  ami,  j'irai  demain  vous  voir;  j'irai  chercher 
un  hommedebien,  auprès  duquel  je  m'asseye,  qui  me  rassure, 
et  qui  chasse  de  mon  âme  je  ne  sais  quoi  d'infernal  qui  la  tour- 
mente et  qui  s'y  est  attaché.  Les  poètes  ont  bien  fait  de  mettre 
un  intervalle  immense  entre  le  ciel  et  les  enfers.  En  vérilé,  la 
main  me  tremble. 


X  ^'  1 1 1 

A    M.    N...,     A    GEiNÈVE. 

Des  occupations,  des  embarras,  des  chagrins,  de  la  mau- 
vaise santé,  voilà,  monsieur,  depuis  deux  mois  que  je  vous  dois 
une  réponse,  ce  qui  m'a  fait  dire  tons  les  jours  :  demain,  demain. 
Mais  quoique  ma  négligence  soit  inexcusable,  vous  m'en  accor- 
derez le  pardon,  vous  imiterez  celui  qui  nous  reçoit  en  quelque 
temps  que  nous  revenions,  et  qui  jamais  n'a  dit  :  C'est  trop 
lard. 

J'ai  été  touché  de  vos  éloges  plus  que  je  ne  puis  vous  l'ex- 
primer; et  comment  ne  l'aurais-je  pas  été?  Ils  étaient  d'un 
liomme  chargé  par  état,  et  digne  par  ses  taleuts,  de  prêcher  la 
vertu  à  ses  semblables.  En  approuvant  mes  ouvrages,  et  en 
m'encourageant  à  les  continuer,  il  semblait  m'associer  à  son 
ministère.  C'est  ainsi  que  je  me  considérais  un  moment,  et  j'en 


4^8  CORRESPONDANCE    GÉNÉUALE. 

étais  vain;  je  me  sentais  échauffé,  et  j'aurais  pu  entreprendre 
même  la  vie  de  Socrate,  malgré  mon  insuffisance  que  vous  me 
faisiez  oublier.  Vous  voyez  combien  la  louange  de  l'homme  de 
bien  est  séduisante.  Quoique  je  n'aie  pas  tardé  à  rentrer  en 
moi-même  et  à  reconnaître  combien  le  sujet  était  au-dessus  de 
mes  forces,  je  n'y  ai  pas  tout  à  fait  renoncé,  mais  j'attendrai. 
C'est  par  ce  morceau  que  je  voudrais  prendre  congé  des  lettres. 
Si  jamais  je  l'exécutais,  il  serait  précédé  d'un  discours  dont 
l'objet  ne  vous  paraîtra  ni  moins  important,  ni  moins  difficile  à 
remplir  :  ce  sérail  de  convaincre  les  hommes  que,  tout  bien 
considéré,  ils  n'ont  rien  de  mieux  à  faire  dans  ce  monde  que 
de  pratiquer  la  vertu. 

J'y  ai  déjà  pensé,  mais  je  n'ai  encore  rien  trouvé  qui  me 
satisfasse.  Je  tremble  lorsqu'il  me  vient  à  l'esprit  que  si  la  venu 
ne  sortait  pas  triomphante  du  parallèle,  il  en  résulterait  presque 
une  apologie  du  vice.  Du  reste,  la  tâche  me  paraît  si  grande  et 
si  belle,  que  j'appellerais  volontiers  à  mon  secours  tous  les  gens 
de  bien.  Oh!  combien  la  vanité  serait  puérile  et  déplacée  dans 
une  occasion  où  il  s'agirait  de  confondre  le  méchant  et  de  le 
réduire  au  silence  !  Si  j'étais  puissant  et  célibataire,  voilà  le  prix 
que  je  proposerais  en  mourant;  je  laisserais  tout  mon  bien  à 
celui  qui  mettrait  celte  question  hois  d'atteinte,  au  jugement 
d'une  ville  telle  que  la  vôtre.  J'ai  dit  en  mourant,  et  pourquoi 
pas  de  mon  vivant?  Moi  ([ui  estime  la  vertu  à  tel  point  que  je 
donnerais  volontiers  ce  que  je  possède  pour  être  parvenu  jus- 
qu'au moment  où  je  vis  avec  l'innocence  que  j'apportai  en  nais- 
sant, ou  pour  arriver  au  terme  dernier  avec  l'oubli  des  fautes 
que  j'ai  faites  et  la  conscience  de  n'en  avoir  point  augmenté  le 
nombre!  Et  où  est  le  misérable  assez  amoureux  de  son  or  pour 
se  refuser  à  cet  échange?  où  est  le  père  qui  ne  l'acceptât  avec 
transport  pour  son  enfant?  où  est  l'homme  qui,  ayant  atteint 
l'âge  de  quarante-cinq  ans  sans  reproche,  n'ainuit  mieux  mourir 
mille  fois  que  de  perdre  une  prérogative  si  précieuse  par  le 
mensonge  le  plus  léger?  Ah  !  monsieur,  étendez  cet  honnne  sur 
de  la  paille  au  fond  d'un  cachot,  chargez-le  de  chaînes,  accu- 
mulez sur  tous  ses  membres  toute  la  variété  des  tourments,  vous 
en  arracherez  peut-être  des  gémissements;  mais  vous  ne  l'em- 
pêcherez point  d'être  ce  qu'il  aime  le  mieux;  pi'ivez-le  de  tout, 
faites-le  mourir  au  coin  d'une  rue,  le  dos  appuyé  contre  une 


CORUKSPONDANCr.    r.KNKIl.VLH.  /iij9 

borne,    et    vous    ne  l'empèclieroz   [)oint    de    mourir    content. 

Il  n'y  a  donc  rien  au  monde  à  quoi  la  vertu  ne  soit  préfé- 
rable; et  si  elle  ne  nous  paraît  pas  telle,  c'est  que  nous  sommes 
corrompus  et  qu'il  ne  nous  en  reste  pas  assez  pour  en  connaître 
tout  le  prix.  Je  ne  vous  écris  pas,  mais  je  cause  avec  vous 
comme  je  causais  autrefois  avec  cet  honmie  qui  s'est  enfoncé 
dans  le  fond  d'une  foi'êt  où  son  cœur  s'est  aigri,  où  ses  mœurs 
se  sont  perverties.  (}ue  je  le  plains!...  Imaginez  que  je  l'aimais, 
({ue  je  m'en  souviens,  que  je  le  vois  seul  entre  le  crime  et  le 
remords  avec  des  eaux  profondes  à  côté  de  lui Il  sera  sou- 
vent le  tourment  de  ma  pensée;  nos  amis  conununs  ont  jugé 
entre  lui  et  moi;  je  les  ai  tous  conservés,  et  il  ne  lui  en  reste 
aucun. 

C'est  une  action  atroce  que  d'accuser  publiquement  un  ancien 
ami,  même  lorsqu'il  est  coupable;  mais  quel  nom  donner  à  l'ac- 
tion s'il  arrive  que  l'ami  soit  innocent?  Et  quel  nom  lui  donner 
encore  si  l'accusateur  s'avouait  au  fond  de  son  cœur  l'innocence 
de  celui  qu'il  ose  accuser? 

Je  crains  bien,  monsieur,  que  votre  compatriote  ne  se  soit 
brouillé  avec  moi  parce  qu'il  ne  pouvait  plus  supporter  ma  pré- 
sence. 11  m'avait  appris  deux  ans  à  pardonner  les  injures  par- 
ticulières, mais  celle-ci  est  publique,  et  je  n'y  sais  plus  de 
remèdes;  je  n"ai  point  lu  son  dernier  ouvrage.  On  m'a  dit  qu'il 
s'y  montrait  religieux  :  si  cela  est,  je  l'attends  au  dernier  mo- 
nieni  '. 


XIX 

A     G  R[>nr,    A     GENKVE. 

Eh  bien  !  mon  ami,  ètes-vous  arrivé,  êtes-vous  un  peu 
i-emis  de  votre  frayeur?  Je  ne  sais  pas  ce  que  vous  aviez  dit  à 
M""'  d'Esclavelles,  mais  elle  envoya  chez  moi  le  surlendemain  de 
votre  départ,  dès  les  six  heures  du  matin,  pour  me  faire  part 

1.  Cette  lettre  est  probablement  de    rannéc   1757,   époque  de  la  ruptui-e  de 
lloiisseau  avec  Diderot.  (13r.) 

XIX.  29 


450        CORRESPONDANCE  GENERALE. 

des  nouvelles  qu'elle  avait  reçues  de  sa  fille.  Il  nous  faut  un 
mot  de  votre  main  qui  remette  un  peu  nos  esprits,  qui 
m'apprenne  votre  arrivée  en  bonne  santé,  et  qui  me  dise  que 
^jme  d'j^pinay  est  mieux.  Oh  !  que  je  serais  content  d'elle,  de 
vous  et  de  moi,  si  nous  en  étions  quittes  pour  une  alarme. 
Cependant  je  sèche  d'ennui;  que  voulez-vous  que  je  fasse  avec 
les  autres?  Je  ne  sais  que  leur  dire.  Je  vous  envoie  le  reste  de 
la  besogne  que  vous  m'avez  laissée.  A  tout  hasard  j'ai  pris  des 
doubles,  et  vais  tâcher  de  faire  contre-signer  cet  énorme 
paquet. 

Tandis  que  vous  alliez,  nos  amis  nous  supposaient  tous  deux 
à  la  campagne  ;  ils  n'ont  su  qu'hier  votre  départ.  J'apparus 
comme  un  revenant,  chez  le  Baron,  au  milieu  de  la  grande  as- 
semblée. Je  le  pris  d'abord  à  part.  Je  lui  contai  ce  qui  vous 
était  arrivé,  et,  au  milieu  du  dîner,  il  le  répéta  tout  haut.  Je 
n'ai  été  réellement  content  dans  cette  occasion  que  du  marquis 
de  Croismare.  Chacun  bavarda  à  sa  guise  sur  cet  événement. 

Bonjour,  mon  ami  :  bonjour,  jouissez  de  votre  voyage, 
écrivez-moi  tout  ce  que  vous  ferez.  J'ai  eu  trop  de  peine  à  vous 
voir  partir,  pour  que  vous  croyiez  que  votre  retour  me  soit 
indifférent;  mais  je  veux  d'abord  votre  satisfaction.  Revenez 
quand  il  vous  plaira;  si  c'est  bientôt,  vous  serez  content  de 
vous  ;  si  ce  n'est  pas  bientôt,  vous  serez  encore  content  de 
vous  :  quoi  que  vous  fassiez,  vous  serez  toujours  content,  parce 
que  vous  avez  dans  le  cœur  un  principe  qui  ne  vous  trompera 
jamais.  N'écoutez  que  lui  où  vous  êtes,  et,  de  retour  à  Paris, 
n'écoutez  encore  que  lui.  Heureusement,  cette  voix  crie  forte- 
ment en  vous,  et  elle  étouffera  tout  le  petit  caquetage  de  la 
tracasserie  qui  ne  s'élèvera  pas  jusqu'à  votre  oreille.  Je  vous 
souhaite  heureux  partout  où  vous  serez.  Je  vous  aime  bien 
tendrement,  je  le  sens,  et  quand  je  vous  possède  et  quand  je 
vous  perds.  Ne  m'oubliez  pas  auprès  de  M.  Tronchin  ;  présentez 
mon  respect  à  M.  de  Jully  et  à  M""'  d'h^nnay;  dites  à  son  fils 
que  je  l'aimerai  bien  s'il  est  bon,  et  que  c'est  de  la  bonté  sur- 
tout que  nous  faisons  cas.  Lisez  et  corrigez  les  paperasses  que 
je  vous  envoie,  et  que  je  sache,  du  moins,  que  je  n'ai  plus  rien 
à  y  faire  et  que  vous  êtes  content.  Adieu,  encore  une  fois. 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  ^451 


XX 

A    VOLTAIllE. 

19  février  i7o8. 

Je  VOUS  demande  pardon,  monsieur  et  cher  maître,  de  ne 
vous  avoir  pas  répondu  plus  tôt.  Quoi  que  vous  en  pensiez, 
je  ne  suis  que  négligent.  Vous  dites  donc  qu'on  eti  use  avec 
nous  d'une  manière  odieuse,  et  vous  avez  raison.  Vous  croyez 
que  j'en  dois  être  indigné,  et  je  le  suis.  Votre  avis  serait  que 
nous  quittassions  tout  à  fait  Y  Encyclopédie  ou  que  nous  allas- 
sions la  continuer  en  pays  étranger,  ou  que  nous  obtinssions 
justice  et  liberté  dans  celui-ci.  Voilà  qui  est  à  merveille;  mais 
le  projet  d'achever  en  pays  étranger  est  une  chimère.  Ce  sont 
les  libraires  qui  ont  traité  avec  nos  collègues;  les  manuscrits 
qu'ils  ont  acquis  ne  nous  appartiennent  pas,  et  ils  nous  appar- 
tiendraient qu'au  défaut  des  planches,  nous  n'en  ferions  au- 
cun usage.  Abandonner  l'ouvrage,  c'est  tourner  le  dos  sur  la 
brèche,  et  faire  ce  que  désirent  les  coquins  qui  nous  persé- 
cutent. Si  vous  saviez  avec  quelle  joie  ils  ont  appris  la  déser- 
tion de  d'Alembert  et  toutes  les  manœuvres  qu'ils  emploient 
pour  l'empêcher  de  revenir!  Il  ne  faut  pas  s'attendre  qu'on 
fasse  justice  des  brigands  auxquels  on  nous  a  abandonnés,  et 
il  ne  nous  convient  guère  de  le  demander  ;  ne  sont-ils  pas  en 
possession  d'insulter  qui  il  leur  plaît  sans  que  personne  s'en 
bfTense  ?  Est-ce  à  nous  à  nous  plaindre,  lorsqu'ils  nous  asso- 
cient dans  leurs  injures  avec  des  hommes  que  nous  ne  vau- 
drons jamais?  Que  faire  donc?  Ce  qui  convient  à  des  gens  de 
courage  :  mépriser  nos  ennemis,  les  poursuivre,  et  profiter, 
comme  nous  avons  fait,  de  l'imbécillité  de  nos  censeurs. 
Faut-il  que,  pour  deux  misérables  brochures,  nous  oubliions 
ce  que  nous  nous  devons  à  nous-mêmes  et  au  public?  Est-il 
honnête  de  tromper  l'espérance  de  quatre  mille  souscripteurs, 
et  n'avons-nous  aucun  engagement  avec  les  libraires?  Si 
d'Alembert  reprend  et  que  nous  finissions,  ne  sommes-nous  pas 


Z,52  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

vengés?  Ah!  mon  cher  maître!  où  est  le  philosophe?  où  est 
celui  qui  se  comparait  au  voyageur  du  Boccalitii?  Les  cigales 
l'auront  fait  taire.  Je  ne  sais  ce  qui  s'est  passé  dans  sa  tète; 
mais,  si  le  dessein  de  s'expatrier  n'y  est  pas  à  côté  de  celui  de 
quitter  V Encyclopédie,  il  a  fait  une. sottise;  le  règne  des  ma- 
thématiques n'est  plus.  Le  goût  a  changé.  C'est  celui  de  l'his- 
toire naturelle  et  des  lettres  qui  domine.  D'Alembert  ne  se 
jettera  pas,  à  l'âge  qu'il  a,  dans  l'étude  de  l'histoire  naturelle, 
et  il  est  bien  ditFicile  qu'il  fasse  un  ouvrage  de  littérature  qui 
réponde  à  la  célébrité  de  son  nom.  Quelques  articles  de  V En- 
cyclopédie l'auraient  soutenu  avec  dignité  pendant  et  après 
l'édition.  Voilà  ce  qu'il  n'a  pas  considéré,  ce  que  personne 
n'osera  peut-être  lui  dire,  et  ce  qu'il  entendra  de  moi;  car  je 
sais  fait  pour  dire  la  vérité  à  mes  amis,  et  quelquefois  aux 
indilïérents;  ce  qui  est  plus  honnête  que  sage.  Un  autre  se 
réjouirait  en  secret  de  sa  désertion  :  il  y  verrait  de  l'honneur, 
de  l'argent  et  du  repos  à  gagner.  Pour  moi,  j'en  suis  désolé,  et 
je  ne  négligerai  rien  pour  le  ramener.  Voici  le  moment  de  lui 
montrer  combien  je  lui  suis  attaché;  et  je  ne  me  manquerai  ni 
à  moi-même,  ni  à  lui.  Mais,  pour  Dieu,  ne  me  croisez  pas.  Je 
sais  tout  ce  que  vous  pouvez  sur  lui,  et  c'est  inutilement  que 
je  lui  prouverai  qu'il  a  tort  si  vous  lui  dites  qu'il  a  raison. 
D'après  tout  cela,  vous  croirez  que  je  tiens  beaucoup  à  l'Ency- 
clopédie et  vous  vous  tromperez.  Mon  cher  maître,  j'ai  la  qua- 
rantaine passée;  je  suis  las  de  tracasseries.  Je  crie,  depuis  le 
maiin  jusqu'au  soir.  Le  repos,  le  repos,  et  il  n'y  a  guère  de 
jour  que  je  ne  sois  tenté  d'aller  vivre  obscur  et  mourir  tran- 
quille au  fond  de  ma  province.  Il  vient  un  temps  où  toutes  les 
cendres  sont  mêlées.  Alors,  que  m'importera  d'avoir  été  Vol- 
taire ou  Diderot,  et  que  ce  soient  vos  trois  syllabes  ou  les  trois 
miennes  qui  restent  ?  11  faut  travailler,  il  faut  être  utile,  on 
doit  compte  de  ses  talents,  etc..  Être  utile  aux  hommes  ! 
Esi-il  bien  sûr  qu'on  fasse  autre  chose  que  les  amuser,  et  qu'il 
y  ait  grande  difterence  entre  le  philosophe  et  le  joueur  de  llùte? 
Ils  écoutent  l'un  et  l'autre  avec  plaisir  ou  dédain,  et  demeu- 
rent ce  qu'ils  sont.  Les  Athéniens  n'ont  jamais  été  plus  mé- 
chants qu'au  temps  de  Socrate,  et  ils  ne  doivent  peut-être  à 
son  existence  qu'un  crime  de  plus.  Qu'il  y  ait  là  dedans  plus 
d'humeur  que  de  bon  sens,  je  le  veux;  et  je  reviens  à  VEncy- 


C  0  ]\  R  !•:  s  P  0  N  D  A  N  C  E    G  l']  N  K I'.  A  L  !•:.  h 5 ." 

rlopi'dic.  Les  libraires  sentent  aussi  bien  que  moi  que  d'AlcMu- 
l)eit  n'est  pas  un  homme  facile  à  remplacer;  mais  ils  ont  trop 
d'intérêt  au  succès  de  leur  ouvrage  pour  se  refuser  aux  dépen- 
ses. Si  je  peux  espérer  de  faire  un  huitième  volume  deux  fois 
meilleur  que  le  septième,  je  continuerai;  sinon  serviteur  à 
VEncydopcdie.  J'aurai  perdu  quinze  ans  de  mon  temps  :  nmn 
ami  d'Alembert  aura  jeté  par  la  fenêtre  une  quarantaine  de 
mille  francs,  sur  lesquels  je  comptais  et  qui  auraient  été  toute 
ma  fortune  ;  mais  je  m'en  consolerai,  car  j'aurai  le  repos. 

Adieu,  mon  cher  maître,  portez-vous  bien  et  aimez-moi 
toujours. 

Ne  soyez  plus  fâché,  et  surtout  ne  me  redemandez  plus  vos 
lettres;  car  je  vous  les  renverrais  et  n'oublierais  jamais  cette 
injure.  Je  n'ai  pas  vos  articles,  ils  sont  entre  les  mains  de 
d'Alembert  et  vous  le  savez  bien.  Je  suis  pour  toujours  avec 
attachement  et  respect,  monsieur  et  cher  maître,  etc. 


XXI 


AU    MEME  '. 

14  juin  1758. 

Si  je  veux  dé  vos  articles,  monsieur  et  cher  maître,  est-ce 
qu'il  peut  y  avoir  de  doute  à  cela?  Est-ce  qu'il  ne  faudrait  pas 
faire  le  voyage  de  Genève  et  aller  vous  les  demander  à  genoux, 
si  on  ne  pouvait  les  obtenir  qu'à  ce  prix?  Choisissez,  écrivez, 
envoyez,  envoyez  souvent.  Je  n'ai  pu  accepter  vos  offres  plus  tôt; 
mon  arrangement  avec  les  libraires  est  à  peine  conclu.  Nous 
avons  fait  ensemble  un  beau  traité,  comme  celui  du  diable  et 
du  paysan  de  La  Fontaine.  Les  feuilles  sont  pour  moi,  le  grain 
est  pour  eux;  mais  au  moins  ces  feuilles  me  seront  assurées. 

1.  Le  19  mai  1758,  Voltaire  s'était  plaint  à  d'Argcntal  du  silence  de  Diderot  : 
<i  J'ai  fait,  dit-il,  des  recherches  très-pi''iiibles  pour  rendre  les  articles  Histoire  et 
Idolâtrie  intéressants  et  instructifs...  Je  vous  demande  en  grâce  d'exiger  de  Dide- 
rot une  réponse  catégorique  et  prompte.  Je  ne  sais  s'il  entend  les  arts  et  métiers 
et  s'il  a  le  temps  d'entendre  le  monde...  » 


h5h  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

Voilà  ce  que  j'ai  gagné  à  la  désertion  de  mon  collègue.  Vous 
savez,  sans  doute,  qu'il  continuera  de  donner  sa  partie  mathé- 
matique. 11  n'a  pas  dépendu  de  moi  qu'il  ne  fit  mieux.  Je  croyais 
l'avoir  ébranlé;  mais  il  faut  qu'il  se  promène.  11  est  tourmenté 
du  désir  de  voir  l'Italie.  Qu'il  aille  donc  en  Italie;  je  serai  con- 
tent de  lui  s'il  revient  heureux,  etc. 


XXII 

A  l'abbiî   de    la  porte    et    a   marmontel*. 

1758. 

Des  personnes  mal  informées,  monsieur,  ayant  répandu  que 
la  traduction  imprimée  du  Pcre  de  Famille  de  Goldoni  avait 
été  faite  par  M.  Deleyre  et  celle  du  Véritable  Ami  par  M.  de 
Forbonnais,  la  connaissance  que  j'ai  eue  de  ces  deux  traductions 
m'oblige  de  déclarer  que  celles  qui  paraissent  sont  très-dilTé- 
rentes;  et  il  est  constaté  que  ni  l'un  ni  l'autre  n'a  eu  part  à 
l'édition  de  ces  ouvrages. 

Je  suis,  etc. 


1.  La  copie  de  cette  déclaration  et  la  lettre  suivante^  adressée  sans  nul  doute  à 
Malesherbes,  appartenaient  à  M.  Rathery, 

«  Paris,  21  novembre  1~58. 

«  Monsieur,  j'ai  l'honneur  de  vous  remercier  de  l'égard  que  vous  avez  bien 
voulu  avoir  pour  mes  intérêts  dans  l'affaire  des  dédicaces.  Pour  me  conformer  à 
l'esprit  de  ces  dames  et  lever  le  seul  inconvénient  que  vous  trouviez  à  ma  juste 
demande,  j'ai  donné  un  modèle  de  lettre  à  insérer  dans  les  journaux  que  M.  Di- 
derot a  signé  et  dont  je  vous  envoie  la  copie.  Ainsi  tout  est  consommé. 
■  «  Je  suis,  etc.,  etc. 

«  De    FonBONNAis.  » 


Ces  deux  pièces  ont  trait  aux  épîtres  dédicatoires  à  la  comtesse  de  La  Marc'ic  et 
à  la  princesse  de  Robecq,  jointes  par  Grimni  aux  traductions  du  Père  de  Famille 
et  du  Véritable  Ami,  de  Goldoni,  faites  par  Deleyre  pour  disculper  Diderot  de 
l'accusation  de  plagiat.  «  Ces  deux  illustres  offensées,  dit  Barbier,  se  disposaient  à 
faire  punir  le  malheureux  éditeur,  lorsque  Diderot  leur  dit,  pour  les  calmer,  qu'il 
était  l'auteur  de  ces  deux  épîtres;  ces  dames  surent  bientôt  qu'il  se  chargeait  du 
délit  de  Grimm,  mais  l'affaire  eu  resta  là.  » 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  455 


XXIII 

A     MAL  KSHKRBES'. 

A  Paris,  ce  7  avril  1759. 

Monsieur, 

J'apprends  de  tous  côtés  que  l'on  m'attribue  une  brochure 
intitulée  :  Mnnoire  pour  Abraham  CJummcix^.  Je  vous  proteste 
sur  tout  ce  que  les  hommes  ont  de  plus  sacré  que  je  n'y  ai  au- 
cune part  soit  directe,  soit  indirecte.  Si  ce  que  l'on  m'a  dit  de 
cet  ouvrage  est  vrai,  il  ne  peut  être  que  d'un  ennemi  attaché 
à  la  perte  de  VE/icyrloprclie  et  de  ses  auteurs.  Je  suis  assuré, 
monsieur,  que  les  mesures  que  votre  équité  vous  inspirera  pour 
en  découvrir  l'auteur  me  justifieront  pleinement  aux  yeux  du 
public  et  aux  vôtres. 

Je  suis,  avec  respect,  monsieur,  votre  très-humble  et  très- 
obéissant  serviteur. 


XXIV 

AU    MÈME^ 

A  Paris,  ce  l*"''  dimanche  de  juin  1760. 


Monsieur, 


J'apprends  que  des  personnes  mal  instruites  ou  mal  inten- 
tionnées m'attribuent  une  brochure  intitulée  :  Préface  de  la 
Comédie  des  Philosophes'^.  Je  crois  devoir  vous  prévenir  que  je 

1.  Inédite.  Communiquée  par  M.  Etienne  Cliaravay. 

2.  Barbier,  qui  dans  le  Supplément  à  la  Correspondance  littéraire  do  Grimm, 
1814,  in-8,  avait  attribué  cette  brocliurc  à  Diderot,  poncliait  ensuite,  malgré  le 
désaveu  de  Morelb't,  à  considérer  celui-ci  comme  Tauteur  de  ce  Mémoire,  indigne 
de  l'un  et  de  l'autre. 

3.  Inédite.  Communiquée  par  M.  Rathcry. 

4.  C'est  la  brochure  qui  fit  enfermer  Morellet  à  la  Bastille. 


Zj56  CORRESPONDANCE   GÉNÉRALE. 

n'ai  aucune  part,  quelle  qu'elle  puisse  être,  ni  directe  ni  indi- 
recte, à  cet  ouvrage,  et  que  je  n'en  connais  ni  n'en  soupçonne 
l'auteur.  Si  les  recherches  les  plus  rigoureuses  que  j'ose  vous 
demander  en  grâce  d'ordonner  vous  conduisent  à  quelque  décou- 
verte contraire  à  ce  que  j'ai  l'honneur  de  vous  assurer,  j'aurai  ■* 
mérité  toute  votre  indignation  moins  pour  avoir  eu  la  moindre 
connaissance  de  ce  qui  a  rapport  à  la  brochure  en  question  que 
pour  vous  avoir  menti  indignement  en  le  niant.  11  est  bien  mal- 
heureux pour  moi  d'avoir  à  vous  importuner  sans  cesse  et  qu'il 
ne  suffise  pas  toujours  d'être  innocent  pour  être' tranquille.  Je 
n'ai  point  été  à  la  pièce  des  Philosophes.  Je  ne  l'ai  point  lue. 
Je  n'ai  point  lu  la  préface  de  Palissot  et  je  me  suis  interdit  tout 
ce  qui  a  irait  à  cette  indignité.  Loin  de  ces  injures  atioces,  je 
ne  serai  point  tenté  de  manquer  à  la  promesse  que  je  me  suis 
faite  et  que  je  me  suis  tenue  jusqu'à  présent  de  ne  pas  écrire 
un  mot  de  représailles.  Quand  les  honnêtes  gens  veulent  bien 
s'indigner  pour  nous,  nous  sommes  dispensés  de  l'être. 
Je  suis,  avec  un  profond  respect,  etc. 


XXV 

A     VOLTAIRE. 

Le  28  novembre  ITôO. 

Monsieur  et  cher  maître,  l'ami  Tliiriot  aurait  bien  mieux  fait 
de  vous  entretenir  du  bel  enthousiasme  qui  nous  saisit  ici,  à 
l'hôtel  de  Glermont-Tonnerre,  lui,  ]'an)i  Damilaville  et  moi,  et 
des  transports  d'admiration  et  de  joie  auxquels  nous  nous  li- 
vrâmes deux  ou  trois  heures  de  suite,  en  causant  de  vous  et  des 
prodiges  que  vous  opérez  tous  les  jours,  que  de  vous  tracasser 
de  quelques  méchantes  observations  communes  que  je  hasardai 
entre  nous  sur  votre  dernière  pièce'.  C'est  bien  à  regret  que  je 
vous  les  communique;  mais,  puisque  vous  l'exigez,  les  voici. 

1.   Tancrède,  tragédie  représentée  pour  la  première  fois  le  30  septembre  l'OO. 


GORHKSl'ONDANCI-:  GKNKRALK.  ^57 

Rien  à  objecter  à  voire  premier  acte.  11  commence  avec  di- 
gnité, marche  de  même,  et  liiiit  en  nous  laissant  dans  la  plus 
grande  attente. 

Mais  rintérèt  ne  me  semble  pas  s'accroître  au  second,  à 
proportion  des  événemenis.  Pourquoi  cela?  Vous  le  savez  mieux 
que  moi.  C'est  que  les  événements  ne  sont  presque  rien  en 
eux-mêmes,  et  que  c'est  de  l'art  magique  du  poëLe  qu'ils  em- 
pruntent toute  leur  importance.  C'est  lui  qui  nous  fait  des  ter- 
reurs, etc. 

Tant  qu'Argire  ne  me  montrera  pas  la  dernière  répugnance 
à  croire  Âménaïde  coupable  de  trahison,  malgré  la  preuve  (pi'il 
pense  en  avoir;  tant  que  la  tendresse  ])aternelle  ne  luttera  pas 
contre  cette  preuve,  comme  elle  le  doit;  tant  que  je  n'aui-ai  pas 
vu  ce  malheureux  père  se  désoler,  appeler  sa  lille,  embrasser 
ses  genoux,  s'adresser  aux  chefs  de  l'État,  les  conjurer  par  ses 
cheveux  blancs,  chercher  à  les  fléchir  par  la  jeunesse  de  son 
enfant,  tout  tenter  pour  sauver  cet  enfant,  l'acte  n'aura  pas  son 
effet.  Je  ne  prendrai  jamais  à  Aménaïde  plus  d'intérêt  que  je 
n'en  verrai  prendre  à  son  père.  Tâchez  donc  qu'Argire  soit  plus 
père,  s'il  se  peut;  et  que  je  connaisse  davantage  Aménaïde.  Ne 
serait-ce  pas  une  belle  scène  que  celle  où  le  père  la  presserait 
de  s'ouvrir  cà  lui,  où  Aménaïde  ne  pourrait  lui  répondre? 

Le  troisième  acte  est  de  toute  beauté.  Rien  à  lui  comparer 
au  théâtre,  ni  dans  Racine,  ni  dans  Corneille.  Ceux  qui  n'ont 
pas  approuvé  qu'on  redit  à  Tancrède  ce  qui  s'était  passé  avant 
son  arri^ée  sont  des  gens  qui  n'ont  ni  le  goût  de  la  vérité,  ni 
le  goût  de  la  simplicité;  à  force  de  faire  les  entendus,  ils  mon- 
trent qu'ils  ne  s'entendent  à  rien.  Dieu  veuille  que  je  n'encoure 
pas  la  même  censure  de  votre  {jart. 

Ah!  mon  cher  maître,  si  vous  voyiez  la  Clairon  traversant 
lasc'îne,  à  demi  renversée  sur  les  bnurieaux  qui  l'environnent, 
ses  genoux  se  dérobant  sous  elle,  les  yeux  fermés,  les  bras  tom- 
bants comme  morte;  si  vous  entendiez  le  cri  qu'elle  pousse  en 
apercevant  Tancrède,  vous  resteriez  plus  convaincu  que  jamais 
que  le  silence  et  la  pantomime  ont  quelquefois  un  pathétique 
que  toutes  les  ressources  de  l'art  oratoire  n'atteignent  pas. 

J'ai  dans  la  tête  un  moment  de  théâtre  où  tout  est  muet,  et 
où  le  spectateur  reste  suspendu  dans  les  plus  terribles  alarmes. 

Ouvrez  vos  portefeuilles.  Voyez  YE.sther  du  Poussin  parais- 


^58  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

sant  devant  Assiicrus;  c'est  la  Clairon  allant  au  supplice.  Mais 
pourquoi  Aménaïde  n'est-elle  pas  soutenue  par  ses  femmes 
comme  YEsther  du  Poussin?  Pourquoi  ne  vois-je  pas  sur  la 
scène  le  même  groupe? 

Après  ce  troisième  acte,  je  ne  vous  dissimulerai  pas  que  je 
tremblai  pour  le  quatrième;  mais  je  ne  tardai  pas  à  me  rassurer. 
Beau,  beau. 

Le  cinquième  me  parut  traîner.  Il  y  a  deux  récitatifs.  Il  faut, 
je  crois,  en  sacrifier  un,  et  marcher  plus  vite.  Ils  vous  diront 
tous,  comme  moi  :  Supprimez,  supprimez,  et  l'acte  sera  parfait. 

Est-ce  là  tout?  Non.  Voici  encore  un  point  sur  lequel  il  n'y 
a  pas  d'apparence  que  nous  soyons  d'accord.  Tancrède  doit-il 
croire  Aménaïde  coupable?  Et  s'il  la  croit  coupable,  a-t-elle droit 
de  s'en  offenser?  Il  arrive.  Il  la  trouve  convaincue  de  trahison 
par  une  lettre  écrite  de  sa  propre  main,  abandonnée  de  son 
père,  condamnée  à  mourir,  et  conduite  au  supplice.  Quand  sera- 
t-il  permis  de  soupçonner  une  femme,  si  l'on  n'y  est  pas  auto- 
risé partant  de  circonstances?  Vous  m'opposerez  les  mœurs  du 
temps,  et  la  belle  confiance  que  tout  chevalier  devrait  avoir 
dans  la  constance  et  la  vertu  de  sa  maîtresse.  Avec  tout  cela, 
il  me  semblerait  plus  naturel  qu' Aménaïde  reconnût  que  les 
apparences  les  plus  fortes  déposent  contre  elle;  qu'elle  en  ad- 
mirât d'autant  plus  la  générosité  de  son  amant  ;  que  leur  pre- 
mière entrevue  se  fît  en  présence  d'Argire  et  des  principaux 
de  l'État,  qu'il  fût  impossible  à  Aménaïde  de  s'expliquer  claire- 
ment; que  Tancrède  lui  répondît  comme  il  fait;  et  qu'Aménaïde, 
dans  son  désespoir,  n'accusât  que  les  circonstances.  Il  y  en 
aurait  bien  assez  pour  la  rendre  encore  malheureuse  et  intéres- 
sante. 

Et  lorsqu'elle  apprendrait  les  périls  auxquels  Tancrède  est 
exposé,  et  qu'elle  se  résoudrait  à  voler  au  milieu  des  combat- 
tants et  à  périr  s'il  le  faut,  pourvu  qu'en  expirant  elle  puisse 
tendre  les  bras  à  Tancrède  et  lui  crier  :  Tancrède,  j'étais  inno- 
cente; croyez-vous  alors  que  le  spectateur  le  trouverait  étrange? 

Voilà,  monsieur  et  cher  maître,  les  puérilités  qu'il  a  fallu 
vous  écrire.  Revenez  sur  votre  pièce;  laissez-la  comme  elle  est  ; 
et  soyez  sûr,  quoi  que  vous  fassiez,  que  cette  tragédie  passera 
toujours  pour  oiiginale,  et  dans  son  sujet,  et  dans  la  manière 
dont  il  est  traité. 


CORRESPONDANCK    GÉNÉRALE.  ^59 

On  dit  que  M"'^  Clairon  demande  un  échafaud  dans  la  déco- 
ration; ne  le  soulîVez  pas,  morbleu!  C'est  peut-être  une  belle 
chose  en  soi;  mais  si  le  génie  élève  jamais  une  potence  sur  la 
scène,  bientôt  les  imitateurs  y  accrocheront  le  pendu  en  personne. 

M.  Thiriot  m'a  envoyé,  de  votre  part,  un  exemplaire  com- 
plet de  vos  œuvres.  Qui  est-ce  qui  le  méritait  mieux  que  celui 
qui  a  su  penser  et  qui  a  eu  le  courage  d'avouer,  depuis  dix  ans, 
à  qui  le  veut  entendre,  qu'il  n'y  a  aucun  auteur  français  qu'il 
aimât  mieux  être  que  vous?  En  efTet,  combien  de  couronnes 
diverses  rassemblées  sur  cette  tête!  Vous  avez  fait  la  moisson 
de  tous  les  lauriers;  et  nous  allons  glanant  sur  vos  pas,  et 
ramassant  par-ci  par-là  quelques  petites  feuilles  que  vous  avez 
négligées  et  que  nous  nous  attachons  fièrement  sur  l'oreille,  en 
guise  de  cocarde,  pauvres  enrôlés  que  nous  sommes! 

Vous  vous  êtes  plaint,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  que  vous  n'aviez 
pas  entendu  parler  de  moi  au  milieu  de  l'aventure  scandaleuse 
qui  a  tant  avili  les  gens  de  lettres  et  tant  amusé  les  gens  du 
monde  ;  c'est,  mon  cher  maître,  que  j'ai  pensé  qu'il  me  conve- 
nait de  me  tenir  tout  à  fait  à  l'écart;  c'est  que  ce  parti  s'accor- 
dait également  avec  la  décence  et  la  sécurité;  c'est  qu'en  pareil 
cas  il  faut  laisser  au  public  le  soin  de  la  vengeance;  c'est  que 
je  ne  connais  ni  mes  ennemis,  ni  leurs  ouvrages;  c'est  que  je 
n'ai  lu  ni  les  Petites  Lettres  sur  de  grands  Philosophes^ ,  ni 
cette  satire-  dramatique  où  l'on  me  traduit  comme  un  sot  et 
comme  un  fripon;  ni  ces  préfaces  où  l'on  s'excuse  d'une  infamie 
qu'on  a  commise,  en  m'imputant  de  prétendues  méchancetés 
que  je  n'ai  point  faites,  et  des  sentiments  absurdes  que  je  n'eus 
jamais. 

Tandis  que  toute  la  ville  était  en  rumeur,  retiré  paisible- 
ment dans  mon  cabinet,  je  parcourais  votre  Histoire  universelle. 
Quel  ouvrage!  C'est  là  qu'on  vous  voit  élevé  au-dessus  du  globe 
qui  tourne  sous  vos  pieds,  saisissant  par  les  cheveux  tous  ces 
scélérats  illustres  qui  ont  bouleversé  la  terre,  à  mesure  qu'ils 
se  présentent;  nous  les  montrant  dépouillés  et  nus,  les  mar- 
quant au  front  d'un  fer  chaud,  et  les  enfonçant  dans  la  fange 
de  l'ignominie  pour  y  rester  à  jamais. 


\.  De  Palissot. 

'i.  Les  Philosophes. 


^60  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

Les  autres  historiens  nous  racontent  des  faits  pour  nous 
apprendre  des  fails.  Vous,  c'est  pour  exciter  au  fond  de  nos 
âmes  une  indignation  forte  contre  le  mensonge,  l'ignorance, 
l'hypocrisie,  la  superstition,  le  fanatisme,  la  tyrannie,  et  cette 
indignation  reste,  lorsque  la  mémoire  des  faits  est  passée. 

Il  me  semble  que  ce  n'est  que  depuis  que  je  vous  ai  lu 
que  je  sache  que  de  tous  les  temps  le  nombre  des  méchants  a 
été  le  plus  grand  et  le  plus  fort;  celui  des  gens  de  bien,  petit 
et  persécuté  ;  que  c'est  une  loi  générale  à  laquelle  il  faut  se 
soumettre;  que,  de  toutes  les  séductions,  la  plus  grande  est 
celle  du  despotisme  ;  qu'il  est  rare  qu'un  être  passionné,  quel- 
que heureusement  qu'il  soit  né,  ne  fasse  pas  beaucoup  de  mal 
quand  il  peut  tout;  que  la  nature  humaine  est  perverse;  et 
que,  comme  ce  n'est  pas  un  grand  bonheur  que  de  vivre,  ce 
n'est  pas  un  grand  malheur  que  de  mourir. 

J'ai  pourtant  lu  la  Vanité^  le  Pauvre  diable,  et  le  Russe  à 
Paris-,  la  vraie  satire  qu'Horace  avait  écrite,  et  que  Rousseau  et 
Boileau  ne  connurent  point,  mon  cher  maître,  la  voihà.  Toutes 
ces  pièces  fugitives  sont  charmantes. 

Il  est  bon  que  ceux  d'entre  nous  qui  sont  tentés  de  faire  des 
sottises  sachent  qu'il  y  a  sur  les  bords  du  lac  de  Genève  un 
homme  armé  d'un  grand  fouet,  dont  la  pointe  peut  les  atteindre 
jusqu'ici. 

Mais  est-ce  que  je  finirai  cette  causerie  sans  vous  dire  un 
mot  de  la  grande  entreprise  ?  Incessamment  le  manuscrit  sera 
complet,  les  planches  gravées;  et  nous  jetterons  tout  à  la  fois 
onze  volumes  in-folio  sur  nos  ennemis. 

Quand  il  en  sera  temps,  j'invoquerai  votre  secours. 

Adieu,  monsieur  et  cher  maître.  Pardonnez  à  ma  pa- 
resse. 

Ayez  toujours  de  l'amitié  pour  moi.  Conservez-vous;  songez 
quelquefois  qu'il  n'y  a  aucun  homme  au  monde  dont  la  vie  soit 
plus  précieuse  à  l'univers  que  la  votre. 

Et  Poinpignanos  seniel  arrogantes  sublimi  tange  flagello. 

Je  suis,  etc. 


COHUKSPONDANCK    GKNKUALK.  k^l 


XXVI 

AU    MKMK'. 

A  Paris,  ce  20  février  \1CA. 

(]e  n'est  pas  moi  f[ui  l'ai  voulu,  mou  cher  maître,  ce  sont 
eux  (|ui  ont  imaginé  que  l'ouvrage  pourrait  réussir  au  théâtre  ; 
et  puis  les  voilà  qui  se  saisissent  de  ce  triste  Pcrc  de  Famille 
et  qui  le  coupent,  le  taillent,  le  châtrent,  le  rognent  à  leur  fan- 
taisie. Ils  se  sont  distribué  les  rôles  entre  eux  et  ils  ont  joué  sans 
fjueje  m'en  sois  mêlé.  Je  n'ai  vu  (jue  les  deux  dernières  répéti- 
tions et  je  n'ai  encore  assisté  à  aucune  représentation.  J'ai  réussi 
à  la  première  autant  qu'il  est  possible  quand  presque  aucun 
des  acteurs  n'est  et  ne  convient  à  son  rôle.  Je  vous  dirais  là- 
dessus  des  choses  assez  plaisantes  si  l'honnêteté  toute  particu- 
lière dont  les  comédiens  ont  usé  avec  moi  ne  m'en  empêchait. 
Il  n'y  a  que  Brizard,  qui  faisait  le  père  de  famille,  et  M'"^  Préville, 
qui  faisait  Cécile,  qui  s'en  soient  bien  tirés.  Ce  genre  d'ouvrage 
leur  était  si  étranger  que  la  plupart  m'ont  avoué  qu'ils  trem- 
blaient en  entrant  sur  la  scène  comme  s'ils  avaient  été  à  la 
première  fois.  M'"''  Préville  fera  bientôt  une  excellente  actrice, 
car  elle  a  de  la  sensibilité,  du  naturel,  de  la  finesse  et  de  la 
dignité.  On  m'a  dit,  car  je  n'y  étais  pas,  que  la  pièce  s'était 
soutenue  de  ses  propres  ailes  et  que  le  poëte  avait  enlevé  les 
suffrages  en  dépit  de  l'acteur.  A  la  seconde  représentation,  ils  y 
étaient  un  peu  plus;  aussi  le  succès  a-t-il  été  plus  soutenu  et 
plus  général,  quoiqu'il  y  eût  une  cabale  formidable.  A'est-il 
pas  incroyable,  mon  cher  maître,  que  des  hommes  à  qui  on 
arrache  des  larmes  fassent  au  nu^me  moment  tout  leur  possible 
pour  nuire  à  celui  qui  les  attendrit?  L'âuie  de  l'homme  est-elle 
donc  une  caverne  obscure  que  la  vertu  partage  avec  les  furies  ? 
S'ils  pleurent,  ils  ne  sont  pas  méchants;  mais  si,  tout  en  pleu- 
rant, ils  souftVent,  ils  se  tordent  les  mains,  ils  grincent  les  dents, 

1.  Inédite.  Communiquée  par  M.  Boutron-Gliarlaril. 


h&2  CORRESPONDANCE   GÉNÉRALE. 

comment  imaginer  qu'ils  soient  bons?  Tandis  qu'on  me  joue 
pour  la  troisième  fois,  je  suis  à  la  table  de  mon  ami  Damilaville 
et  je  vous  écris  sous  sa  dictée  que  si  le  jeu  des  acteurs  eiit  un 
peu  plus  répondu  au  caractère  de  la  pièce,  j'aurais  été  ce  qu'ils 
appellent  aux  nues  et  que,  malgré  cela,  j'aurai  le  succès  qu'il 
faut  pour  contrister  mes  ennemis.  Il  s'est  élevé  du  milieu  du 
parterre  des  voix  qui  ont  dit  :  Quelle  réplique  à  la  satire  des 
P/i«7o.soj»^^5/ Voilà  le  mot  que  je  voulais  entendre.  Je  ne  sais 
quelle  opinion  le  public  prendra  de  mon  talent  dramatique  et 
je  ne  m'en  soucie  guère,  mais  je  voulais  qu'on  vît  un  homme 
qui  porte  au  fond  de  son  cœur  l'image  de  la  vertu  et  le  senti- 
ment de  l'humanité  profondément  gravés,  et  on  l'aura  vu.  Ainsi 
Moïse  peut  cesser  de  tenir  les  mains  élevées  vers  le  ciel.  On  a 
osé  faire  à  la  reine  l'éloge  de  mon  ouvrage.  C'est  Brizard  qui 
m'a  apporté  cette  nouvelle  de  Versailles.  Adieu,  mon  cher 
maître,  je  sais  combien  vous  avez  désiré  le  succès  de  votre  dis- 
ciple et  j'en  suis  louché.  iMon  attachement  et  mon  hommage 
pour  toute  ma  vie. 

On  revient  de  la  troisième  représentation.  Succès,    malgré 
la  rage  de  la  cabale. 


XXVIl 

A     SARTINe'. 

Ce  13  octobre  1701. 

Monsieur, 

Lorsqu'il  fut  question  de  recouvrer  les  diamants  de  la  parure 
de  M""^  la  Dauphine,  le  sieur  Belle,  marchand  joaillier,  rue 
Saint-Louis,  dont  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  parler  comme  d'un 
homme  distingué  par  sa  droiture,  reçut  vos  différents  ordres 
ci-joints. 

i.  Cette  lettre  inédite,  communiquée  par  M,  Moulin,  n'a  pas  de  suscription. 
Elle  porte  en  tête  cette  note  :  M.  Puissant.  La  demande  est  juste.  Écrire  un  mot 
au  sieur  Belle  pour  lui  permettre  de  vendre  le  diamant,  et  tout  à  coté,  d'une  autre 
écriture  :  Le  15  octobre,  écrit  à  M.  Belle  qu'il  peut  disposer  des  deux  gros  bril- 
lants de  18,000  livres  et  de  deux  brillants  pesant  environ  7  grammes. 


CORRESPONDANCE    GENKIlALE.  ^G3 

L'un  de  ces  ordres  retenait  entre  ses  mains  quelques  pièces 
désignées  par  leur  valeur  et  par  leur  poids,  ou  comme  apparte- 
nant à  la  parure  ou  comme  pouvant  convenir  à  la  rétablir. 
Cependant  il  s'est  trouvé  que  l'une  de  ces  choses  n'était  pas  et 
que  l'autre  n'a  point  eu  lieu.  En  comparant  les  pierres  du  sieur 
Belle  avec  les  chatons  qui  restaient  de  la  parure,  on  a  reconnu 
que  ces  pierres  n'appartenaient  point  à  la  parure  et  cette 
parure  a  été  rétablie  sans  qu'on  ait  songé  à  faire  usage  des 
pierres  du  sieur  Belle. 

Il  vous  supplie  donc,  monsieur,  de  lui  rendre  la  liberté  du 

commerce  de  ces  pierres  qui  sont  d'un  prix  considérable,  qu'il 

a  gardées  jusqu'à  présent  par  le  respect  qu'il  doit  à  vos  ordres, 

mais  qu'il  ne  pourrait  garder  plus  longtemps  sans  gène  et  sans 

préjudice. 

Il  mérite  votre  protection  et  la  même  justice  que  vous  avez 
accordée  à  ses  confrères,  et  j'ose  la  solliciter  pour  lui. 

Je  suis,  avec  un  profond  respect,  monsieur,  etc.,  etc. 


XXVIII 


A     VOLTAIRE'. 

29  septembre  1762. 

Non,  très-cher  et  très-illustre  frère,  nous  n'irons  ni  à  Berlin 
ni  à  Pétersbourg  achever  X Encyclopédie,  et  la  raison,  c'est 
qu'au  moment  où  je  vous  parle  on  l'imprime  ici,  et  que  j'en  ai 
des  épreuves  sous  mes  yeux.  Mais  chut.  Assurément  c'est  un 
énorme  soufllet  pour  mes  ennemis  que  la  proposition  de  l'impé- 
ratrice de  Russie  ;  mais  croyez-vous  que  ce  soit  le  premier  de 
cette  espèce  que  les  maroulles  aient  reçu?  Oh!  que  non.  Il  y  a 
plus  de  deux  ans  que  ce  roi  de  Prusse,  qui  pense  comme  nous, 
qui  pense  aux  plus  petites  choses  en  en  exécutant  de  grandes, 
leur  en  avait  appliqué   un   tout  pareil.  Si   vous  avez  la  bonté 


1.  Nous  avons   rétabli   sur   l'autographe  de   cette   lettre  (bibliothèque    Victor 
Cousin)  tout  le  passage  sur  Shakespeare  qui  manque  dans  l'édition  de  1821. 


Z(64  CORRESPONDANCE    GENERALE. 

d'écrire  en  mon  nom  un  mot  à  M.  de  Schouvalof,  comme  je 
vous  en  supplie,  vous  ne  manquerez  pas  de  faire  valoir  cette 
conformité  de  vues  entre  la  princesse  régnante  et  le  plus  grand 
monarque  qui  soit.  L'un  et  l'autre  n'ont  pas  dédaigné  de  nous 
tendre  la  main,  et  cela  dans  ces  circonstances  où  l'on  ne  s'occupe 
d'une  entreprise  de  littérature  que  quand  on  a  reçu  une  de  ces 
tètes  rares  qui  embrassent  tout  à  la  fois.  Par  les  oflres  qu'on 
nous  fait,  je  vois  qu'on  ignore  que  le  manuscrit  de  XEncydo- 
/jéV/iV  ne  nous  appartient  pas;  qu'il  est  en  la  possession  des 
libraires  qui  l'ont  acquis  à  des  frais  exorbitants,  et  que  nous 
n'en  pouvons  distraire  un  feuillet  sans  infidélité.  Quoi  qu'il  en 
soit,  ne  croyez  pas  que  le  péril  que  je  cours  en  travaillant  au 
milieu  des  barbares  me  rende  pusillanime.  Notre  devise  est  : 
sans  qiuirtîpr  pour  les  superstitieux,  pour  les  fanatiques,  pour 
les  ignorants,  pour  les  fous,  pour  les  méchants  et  pour  les 
tyrans,  et  j'espère  que  vous  le  reconnaîtrez  en  plus  d'un  endroit. 
Est-ce  qu'on  s'appelle  philosophe  pour  i-ien?  Quoi  !  le  mensonge 
aura  ses  martyrs,  et  la  vérité  ne  sera  prêchée  que  par  des 
lâches?  Ce  qui  me  plaît  des  frères,  c'est  de  les  voir  presque 
tous  moins  unis  encore  par  la  haine  et  le  mépris  de  celle  que 
vous  avez  appelé  Yinfânie  que  par  l'amour  de  la  vérité,  par  le 
sentiment  de  la  bienfaisance,  et  par  le  goût  du  vrai,  du  bon  et 
du  beau,  espèce  de  trinité  qui  vaut  un  peu  mieux  que  la  leur. 
Ce  n'est  pas  assez  que  d'en  savoir  plus  qu'eux,  il  faut  leur  mon- 
trer que  nous  sommes  meilleurs,  et  que  la  philosophie  fait  plus 
de  gens  de  bien  que  la  grâce  sulfisante  ou  efficace.  L'ami  Dami- 
laville  vous  dira  que  ma  porte  et  ma  bourse  sont  ouvertes  à 
toute  heure  et  à  tous  les  malheureux  que  mon  bon  destin 
jn'envoie;  qu'ils  disposent  de  mon  temps  et  de  mon  talent,  et 
que  je  les  secoure  de  mes  conseils  et  de  mon  argent;  c'est  ainsi 
que  je  sers  la  cause  commune,  et  les  fanatiques  qui  m'environ- 
nent le  voient  et  en  frémissent  de  rage.  Ils  voudraient  bien, 
les  pervers  qu'ils  sont,  que  je  les  autorisasse  par  quelque  mau- 
vaise action  à  décrier  nos  sentiments;  mais,  ventrebleu!  il  n'en 
sera  rien.  Ils  en  sont  réduits  à  dire  que  Dieu  ne  permettra  pas 
que  je  meure  dans  mon  incrédulité,  et  qu'un  ange  descendra 
sans  faute  pour  me  ramener,  dans  mes  derniers  moments  :  et 
moi,  je  leur  promets  de  revenir  à  leur  absurdité  si  l'ange 
descend.  Cette  manie  de  n'accorder  de  la  probité  qu'à  ses  sec- 


CORRESPONDANCE    GKN  KRALE.  /)65 

tateiirs  n'cst-clle  pas  particulière  au  christianisme?  Adieu, 
grand  frère,  portez-vous  bien,  conservez-vous  pour  vos  amis, 
pour  la  philosophie,  pour  les  lettres,  pour  l'honneur  de  la  na- 
tion qui  n'a  plus  que  vous,  et  pour  le  bien  de  l'humanité  à 
laquelle  vous  êtes  plus  essentiel  que  cinq  cents  monarques  fon- 
dus ensemble! 

Damilaville  m'a  communiqué  vos  remarques  sur  Ciima.  Le 
rival  de  Corneille  devenu  son  commentateur  !  Mais  laissons 
cela;  votre  motif  est  trop  honnête  pour  oser  vous  gronder.  Au 
demeurant,  toutes  vos  critiques  sont  justes.  Je  vous  trouve  seu- 
lement l)ien  plus  d'indulgence  que  je  n'en  aurais  ;  cela  vient 
sans  doute  de  ce  que  la  difficulté  de  l'art  vous  est  mieux 
connue.  Convenez  que  c'est  un  homme  bien  extraordinaire  que 
Shakespeare*.  Il  n'y  a  pas  une  de  ces  scènes  dont  avec  un  peu 
de  talent  on  ne  fît  une  grande  chose.  Est-ce  qu'une  tragédie 
ne  commencerait  pas  bien  par  deux  sénateurs  qui  reproche- 
raient à  un  peuple  avili  les  applaudissements  qu'il  vient  de  pro- 
diguer à  son  tyran?  Et  puis  quelle  rapidité  et  quel  nombre  ! 
Adieu,  encore  une  fois.  M.  Thiriot,  votre  ami  et  le  nôtre,  vous 
aura  dit  combien  je  vous  suis  attaché,  combien  je  vous  admire 
et  vous  respecte.  N'en  rabattez  pas  un  mot,  s'il  vous  plait. 
Quelque  temps  avant  son  départ,  nous  bûmes  à  votre  conva- 
lescence; buvez  ensemble  à  notre  santé. 

Ah!  grand  frère,  vous  ne  savez  pas  combien  ces  gueux  qui, 
faisant  sans  cesse  le  mal,  se  sont  imaginé  qu'il  était  réservé  à 
eux  seuls  de  faire  le  bien,  souffrent  de  vous  voir  l'ami  des 
hommes,  le  père  des  orphelins,  et  le  défenseur  des  opprimés. 
Continuez  de  faire  de  grands  ouvrages  et  de  bonnes  œuvres  et 
qu'ils  en  crèvent  de  dépit.  Adieu,  sublime,  honnête  et  cher 
An  té-christ. 

1.  La  Correspondance  de  Métra,  qui  n'est  certes  pas  suspecte  de  partialité  en 
faveur  do  Diderot,  rapporte  (2''  édition,  1787,  t.  VI,  p.  425;,  une  conversation  de 
Voltaire  avuc  le  philosophe  dans  laquelle  celui-ci  reprit  sa  comparaison  fameuse 
entre  Shakespeare  et  le  saint  Christophe  de  Notre-Dame,  œuvre  d'un  maron,  mais 
dont  les  jambes  laissent  passer  les  hommes  les  plus  grands.  «  Cotte  réponse  vous 
paraît,  sans  doute,  vigoureuse  et  pleine  de  sens,  ajoute  Métra.  Aussi  Voltaire  no 
fut-il  pas  excessivement  content  de  Diderot.  »  Il  était,  en  effet,  le  seul  de  ses  con- 
toMiporaip.s  qui  osât  lui  tenir  tète  sur  cette  question  irritante. 


XIX.  30 


Z,66  CORRESPONDANCE   GÉNÉRALE. 


XXIX 


A    NAIGEON. 


Voici,  mon  ami,  ce  qu'un  Genevois  qui  aurait  de  l'esprit  et 
de  la  délicatesse  dirait  à  Rousseau  : 

Sans  doute,  vous  avez  bien  mérité  d'une  patrie  que  vous 
illustrez  par  vos  talents;  il  se  peut  que  vos  concitoyens  ne  vous 
aient  pas  rendu  tous  les  égards  qu'ils  vous  devaient  ;  mais  Gi- 
mon,  Thémistocle,  Aristide,  Miltiade  ont  été  traités  plus  indi- 
gnement que  vous  par  les  Athéniens,  et  ne  se  sont  pas  plaints. 
Thémistocle  était  presque  le  fondateur  d'Athènes,  et  vous  n'avez 
point  fondé  Genève.  Vous  n'avez  pas  encore,  comme  Miltiade, 
battu  sur  mer  et  sur  terre  le  grand  monarque  de  l'Asie  ;  vous 
n'avez  ni  les  vertus  guerrières,  ni  les  vertus  civiles  de  Cimon. 
J'avoue  que  vous  êtes  bien  aussi  juste  qu'Aristide  ;  mais  vous  ne 
l'êtes  pas  davantage.  Lorsque  ces  braves  et  glorieux  citoyens 
ont  été  ignominieusement  chassés  de  leurs  maisons,  de  leurs 
villes,  arrachés  à  leur  famille,  ils  s'en  sont  allés,  en  souhaitant 
à  leur  patrie  des  hommes  qui  l'aimassent  autant  qu'eux,  et  qui 
la  servissent  mieux.  Aucun  d'eux  ne  s'est  avisé  de  s'en  venger, 
en  jetant  parmi  ses  habitants  divisés  un  ouvrage  capal)le  de  les 
armer  les  uns  contre  les  autres,  et  d'ensanglanter  les  rues,  les 
places  publiques,  les  temples  !  Et  s'il  arrivait,  malheureusement 
pour  vous,  que  l'ouvrage  que  vous  venez  de  publier  produisît 
cet  effet,  qu'il  y  eût  un  seul  coup  de  poignard  de  donné,  un 
seul  de  vos  concitoyens  d'égorgé,  Rousseau,  je  vous  connais; 
vous  verriez  sans  cesse  le  sang  de  ce  citoyen  couler;  le  cadavre 
de  l'infortuné  serait  sans  cesse  sous  vos  yeux,  et  vous  péririez  de 
chagrin  !  Je  sais  bien  que  vous  ne  manquerez  ni  de  raisons  ni 
d'éloquence  pour  me  prouver  que  Thémistocle,  Aristide  et  Mil- 
tiade ont  fait  ce  qu'ils  devaient,  et  vous  aussi.  Je  sais  bien  qu'il 
faudrait  avoir  toute  votre  fécondité  et  toute  votre  éloquence 
pour  vous  répondre  :  mais  ce  que  je  sens  encore  mieux,  c'est 
qu'il  faut  bien  de  l'art  pour  fau-c  votre  apologie,  et  qu'il  n'en 


CORRESPONDANCE  GÉNÉRALE.  MJV 

faut  point  pour  faire  celle  de  Thcmistocle  ou  de  Miltiadc.  J'ai 
toutes  les  peines  du  monde  à  vous  trouver  innocent,  et  je  trouve 
les  autres  innocents,  justes,  honnêtes,  sans  y  rédéchir.  Tout 
cela,  mon  ami,  un  peu  mieux  arrangé,  embarrasserait  un  peu 
l'ami  Jean-Jacques  ;  surtout  si  l'on  ajoutait  :  Si  vous  n'êtes  pas 
plus  juste  qu'Aristide,  vous  n'êtes  pas  non  plus  plus  sage  que 
Socrate,  et  vos  concitoyens  ne  vous  ont  pas  condamné  à  la  mort 
comme  il  le  fut  par  les  siens.  Cependant  Socrate  ne  dit  })oint  à 
ses  juges  :  Je  ne  suis  pas  le  seul  qui  connaisse  les  mystères 
d'Eleusine;  Platon  ne  les  ignore  pas  plus  que  moi,  et  Crilon  ne 
méprise  pas  moins  les  Eumolpides  ;  ainsi  c'est  trop  ou  trop  peu 
d'une  coupe.  Il  ne  dénonça  point  Criton  comme  un  criminel  fait 
ses  complices,  et  il  ne  s'en  porta  point  l'accusateur,  parce  qu'il 
lui  avait  offert  tous  ses  biens  pour  le  racheter.  Ceci  rendrait 
l'apologie  plus  difficile  encore,  et  l'embarras  de  l'ami  Jean-Jac- 
ques plus  grand. 


XXX 

A    LE     BRETON. 

12  novembre  176i.. 

Ne  m'en  sachez  nul  gré,  monsieur,  ce  n'est  pas  pour  vous  que 
je  reviens  ;  vous  m'avez  mis  dans  le  cœur  un  poignard  que  votre 
vue  ne  peut  qu'enfoncer  davantage.  Ce  n'est  pas  non  plus  par 
attachement  à  l'ouvrage  que  je  ne  saurais  que  dédaigner  dans 
l'état  où  il  est.  Vous  ne  me  soupçonnez  pas,  je  crois,  de  céder  à 
l'intérêt.  Quand  vous  ne  m'auriez  pas  mis  de  tout  temps  au-des- 
sus de  ce  soupçon,  ce  qui  me  revient  à  présent  est  si  peu  de 
chose,  qu'il  m'est  aisé  de  faire  un  emploi  de  mon  temps  moins 
pénible  et  plus  avantageux.  Je  ne  cours  pas  enfin  après  la  gloire 
de  finir  une  entreprise  importante  qui  m'occupe  et  fait  mon 
supplice  depuis  vingt  ans;  dans  un  moment,  vous  concevrez 
combien  cette  gloire  est  peu  sure.  Je  me  rends  à  la  sollicitation 
de  M.  Briasson.  Je  ne  puis  me  défendre  d'une  espèce  de  conmii- 
sération  pour  vos  associés  qui  n'entrent  pour  rien  dans  la  tra- 
hison  que   vous  m'avez  faite,  et  qui  en  seront  peut-être  avec 


m  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

vous  les  victimes.  Vous  m'avez  làcliement  trompé  deux  ans  de 
suite  ;  vous  avez  massacré  ou  fait  massacrer  par  une  bête  brute 
le  travail  de  vingt  honnêtes  gens  qui  vous  ont  consacré  leur 
temps,  leurs  talents  et  leurs  veilles  gratuitement,  par  amour  du 
bien  et  de  la  vérité,  et  sur  le  seul  espoir  de  voir  paraître  leurs 
idées,  et  d'en  recueillir  quelque  considération  qu'ils  ont  bien 
méritée,  et  dont  votre  injustice  et  votre  ingratitude  les  aura 
privés.  Mais  songez  bien  à  ce  que  je  vous  prédis  :  à  peine  votre 
livre  paraîtra-t-il,  qu'ils  iront  aux  articles  de  leur  com- 
position, et  que  voyant  de  leurs  propres  yeux  l'injure  que  vous 
leur  avez  faite,  ils  ne  se  contiendront  pas,  ils  jetteront  les  hauts 
cris.  Les  cris  de  MM.  Diderot,  de  Saint-Lambert,  Turgot,  d'Hol- 
bach, de  Jaucourt  et  autres,  tous  si  respectables  pour  vous  et  si 
peu  respectés,  seront  répétés  par  la  multitude.  Vos  souscripteurs 
diront  qu'ils  ont  souscrit  pour  mon  ouvrage,  et  que  c'est  presque 
je  vôtre  que  vous  leur  donnez.  Amis,  ennemis,  associés  élève- 
ront leur  voix  contre  vous.  On  fera  passer  le  livre  pour 
une  plate  et  misérable  rapsodie.  Voltaire,  (jui  nous  cherchera 
et  ne  nous  trouvera  point,  ces  journalistes,  et  tous  les  écrivains 
périodiques,  qui  ne  demandent  pas  mieux  que  de  nous  décrier, 
répandront  dans  la  ville,  dans  la  province,  en  pays  étranger, 
que  cette  volumineuse  compilation,  qui  doit  coûter  encore  tant 
d'argent  au  public,  n'est  qu'un  ramas  d'insipides  rognures.  Une 
petite  partie  de  votre  édition  se  distribuera  lentement,  et  le 
reste  pourra  vous  demeurer  en  maculatures.  Ne  vous  y  trompez 
pas,  le  dommage  ne  sera  pas  en  exacte  proportion  avec  les  sup- 
pressions que  vous  vous  êtes  permises;  quelque  importantes  et 
considérables  qu'elles  soient,  il  sera  inliniment  plus  grand 
qu'elles.  Peut-être  alors  serai-je  forcé  moi-même  d'écarter  le 
soupçon  d'avoir  connivé  à  cet  indigne  procédé,  et  je  n'y  man- 
querai pas.  Alors  on  apprendra  une  atrocité  dont  il  n'y  a  pas 
d'exemple  depuis  l'origine  de  la  librairie.  En  eOét,  a-t-on  jamais 
ouï  parler  de  dix  volumes  in-folio  clandestinement  mutilés, 
tronqués,  hachés,  déshonorés  par  un  imprimeur?  Votre  syndicat 
sera  marqué  par  un  trait  qui,  s'il  n'est  pas  beau,  est  du  moins 
unique.  On  n'ignorera  pas  que  vous  avez  manqué  avec  moi  à 
tout  égard,  à  toute  honnêteté  et  à  toute  promesse.  A  votre 
ruine  et  à  celle  de  vos  associés  que  l'on  plaindra,  se  joindra, 
mais  pour  vous  seul,  une  infamie  dont  vous  ne  vous  laverez 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  ^G'J 

jamais.  Vous  serez  traîné  dans  la  boue  avec  votre  livre,  et  l'on 
vous  citera  dans  l'avenir  comme  un  homme  capable  d'une  infi- 
délité et  d'une  hardiesse  auxquelles  on  n'en  trouvera  point  à 
comparer.  C'est  alors  que  vous  jugerez  sainement  de  vos  ter- 
reurs paniques  et  des  lâches  conseils  des  barbares  ostrogolhs  et 
des  stupides  vandales  qui  vous  ont  secondé  dans  le  ravage  que 
vous  avez  fait.  Pour  moi,  quoi  qu'il  en  arrive,  je  serai  à  couvert. 
On  n'ignorera  pas  qu'il  n'a  été  en  mon  pouvoir  ni  de  pressentir 
ni  d'empêcher  le  mal  quand  je  l'aurais  soupçonné;  on  n'ignorera 
pas  que  j'ai  menacé,  crié,  réclamé.  Si,   en  dépit  de  vos  efforts 
pour  perdre  l'ouvrage,  il  se  soutient,  comme  je  le  souhaite  bien 
plus  que  je  ne  l'espère,  vous  n'en  retirerez  pas  plus  d'honneur, 
et  vous  n'en  aurez  pas  fait  une  action  moins  perfide  et  moins 
basse;  s'il  tombe,  au  contraire,  vous  serez  l'objet  des  j-eproches 
de  vos  associés  et  de  l'indignation  du  public  auquel  vous  avez 
manqué  bien  plus  qu'à  moi.  Au  demeurant,  disposez  du  peu  qui 
reste  à  exécuter  comme  il  vous  plaira  ;  cela  m'est  de  la  dernière 
indifférence.  Lorsque  vous  me  remettrez  mon  volume  de  feuilles 
blanches,  je  vous  donne  ma  parole  d'honneur  de  ne  le  pas  ou- 
vrir que  je  n'y  sois  contraint  pour  l'application  de  vos  planches. 
Je  m'en  suis  trop  mal  trouvé  la  première  fois  :  j'en  ai  perdu  le 
])oire,  le  manger  et  le  sommeil.  J'en  ai  pleuré  de  rage  en  votre 
présence;  j'en  ai  pleuré  de  douleur  chez  moi,  devant  votre  as- 
socié, M.  Briasson,  et  devant  ma  femme,  mon  enfant,  et  mon 
domestique.  J'ai   trop  souffert,  et  je  souffre  trop  encore  pour 
m'exposer  à  recevoir  la  même  peine.  Et  puis,  il  n'y  a  plus  de 
remède.  Il  faut  à  présent  courir  tous  les  affreux  hasards  auxquels 
vous  nous  avez  exposés.  Vous  m'aurez  pu  traiter  avec  une  in- 
dignité qui  ne  se  conçoit  pas:   mais  en  revanche  vous  risquez 
d'en  être  sévèrement  puni.  Vous  avez  oublié  que  ce  n'est  pas 
aux  choses  courantes,  sensées  et  communes  que  vous  deviez  vos 
premiers  succès,  qu'il  n'y   a  peut-être  pas  deux  hommes  dans 
le  monde  qui  se  soient  donné  la  peine  de  lire  une  ligne  d'his- 
toire, de  géographie,  de  mathémathiques  et  même  d'arts,  et  que 
ce  qu'on  y  a  recherché  et  ce  qu'on  y  recherchera,  c'est  la  phi- 
losophie ferme  et  hardie  de  quelques-uns  de  vos  travailleurs. 
Vous  l'avez  châtrée,  dépecée,  mutilée,  mise  en  lambeaux,  sans 
jugement,  sans  ménagement  et  sans  goût.  Vous  nous  avez  ren- 
dus insipides  et  plats.  Vous  avez  banni  de  votre  livre  ce  qui  en 


Z,70  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

a  fait,  ce  qui  en  aurait  fait  encore  l'attrait,  le  piquant,  l'inté- 
ressant et  la  nouveauté.  Vous  en  serez  châtié  par  la  perte 
pécuniaire  et  par  le  déshonneur  :  c'est  votre  affaire  :  vous  étiez 
d'âge  à  savoir  combien  il  est  rare  de  commettre  impunément 
une  vilaine  action  ;  vous  l'apprendrez  par  le  fracas  et  le  désastre 
que  je  prévois.  Je  me  connais  ;  dans  cet  instant,  mais  pas  plutôt, 
le  ressentiment  de  l'injure  et  la  trahison  que  vous  m'avez  faites 
sortira  de  mon  cœur,  et  j'aurai  la  bêtise  de  m'afïliger  d'une 
disgrâce  que  vous  aurez  vous-même  attirée  sur  vous.  Puissé-je 
être  un  mauvais  prophète  !  mais  je  ne  le  crois  pas  :  il  n'y  aura 
que  du  plus  ou  du  moins;  et  avec  la  nuée  de  malveillants  dont 
nous  sommes  entourés,  et  qui  nous  observent,  le  plus  est  tout 
autrement  vraisemblable  que  le  moins.  Ne  vous  donnez  pas  la 
peine  de  me  répondre;  je  ne  vous  regarderai  jamais  sans  sentir 
mes  sens  se  retirer,  et  je  ne  vous  lirai  pas  sans  horreur. 

Voilà  donc  ce  qui  résulte  de  vingt-cinq  ans  de  travaux,  de 
peines,  de  dépenses,  de  dangers,  de  mortifications  de  toute  es- 
pèce !  Un  inepte,  un  ostrogoth  détruit  tout  en  un  moment  :  je 
parle  de  votre  boucher,  de  celui  à  qui  vous  avez  remis  le  soin 
de  nous  démembrer.  Il  se  trouve  à  la  fin  que  le  plus  grand 
dommage  que  nous  ayons  souffert,  que  le  mépris,  la  honte,  le 
discrédit,  la  ruine,  la  risée  nous  viennent  du  principal  proprié- 
taire de  la  chose  !  Quand  on  est  sans  énergie,  sans  vertu,  sans 
courage,  il  faut  se  rendre  justice,  et  laisser  à  d'autres  les  en- 
treprises périlleuses.  Votre  femme  entend  mieux  vos'Jntérêts  que 
vous  ;  elle  sait  mieux  ce  que  nous  devons  aux  persécutions  et 
aux  arrêts  qu'on  a  criés  dans  les  rues  contre  nous  ;  elle  n'eût 
jamais  fait  comme  vous. 

Adieu,  monsieur  Le  Breton  ;  c'est  à  un  an  d'ici  que  je  vous  at- 
tends, lorsque  vos  travailleurs  connaîtront  par  eux-mêmes  la  digne 
reconnaissance  qu'ils  ont  obtenue  de  vous.  On  serait  persuadé 
que  votre  coignée  ne  serait  tombée  que  sur  moi,  que  cela  suffi- 
rait pour  vous  nuire  infiniment  ;  mais.  Dieu  merci  !  elle  n'a 
épargné  personne.  Gomme  le  baron  d'Holbach  vous  enverrait 
paître  vous  et  vos  planches,  si  je  lui  disais  un  mot  !  Je  finis  tout 
à  l'heure,  car  en  voilà  beaucoup  ;  mais  c'est  pour  n'y  revenir 
de  ma  vie.  Il  faut  que  je  prenne  date  avec  vous  ;  il  faut  qu'on 
voie,  quand  il  en  sera  temps,  que  j'ai  senti,  coinine  je  devais, 
votre  odieux  procédé,  et  que  j'en  ai  prévu  toutes  les  suites.  Jus- 


GORHESPONDANCE   GÉNÉRALE.  ^71 

qu'à  ce  moment  vous  n'entendrez  plus  parler  de  moi  ;  j'irai  chez 
vous  sans  vous  apercevoir;  vous  m'obligerez  de  ne  me  pas  aper- 
cevoir davantage.  Je  désire  que  tout  ait  l'issue  heureuse  et  pai- 
sible dont  vous  vous  bercez  ;  je  ne  m'y  opposerai  d'aucune 
manière  ;  mais  si,  par  malheur  pour  vous,  je  suis  dans  le  cas 
de  publier  mon  apologie,  elle  sera  bientôt  faite.  Je  n'aurai  qu'à 
raconter  nùinent  et  simplement  les  faits  comme  ils  se  sont  passés, 
à  prendre  du  moment  où,  de  votre  autorité  privée  et  dans  le  secret 
de  votre  petit  comité  gothique,  vous  fîtes  main-basse  sur  l'article 
Intendant   et   sur  quelques  autres  dont  j'ai  les   épreuves. 

Au  reste,  ne  manquez  pas  d'aller  remercier  M.  Briasson  de 
la  visite  qu'il  me  rendit  hier.  Il  arriva  comme  je  me  disposais  à 
aller  dîner  chez  M.  le  baron  d'Holbach,  avec  la  société  de  tous 
ses  amis  et  les  miens.  Ils  auraient  vu  mon  désespoir  (le  terme 
n'est  pas  trop  fort)  ;  ils  m'en  auraient  demandé  la  raison,  que 
je  n'aurais  pas  eu  la  force  de  la  leur  celer,  et  votre  ouvrage 
serait  décrié  et  perdu.  Je  promis  à  Briasson  de  me  taire,  et  je 
lui  ai  tenu  parole.  J'ai  fait  plus  :  j'ai  bien  dit  à  M.  Briasson  tout 
le  désordre  que  vous  aviez  fait  ;  mais  il  ignore  comment  j'ai  pu 
m'en  assurer,  et  ne  sait  pas  que  j'ai  les  volumes  ;  c'est  un  se- 
cret que  vous  êtes  le  maître  de  lui  garder  encore.  Je  fais  si  peu 
de  cas  de  mon  exemplaire,  que  sans  une  infinité  de  notes  margi- 
nales dont  il  est  chargé,  je  ne  balancerais  pas  à  vous  le  faire 
jeter  au  milieu  de  votre  boutique.  Encore  s'il  était  possible 
d'obtenir  de  vous  les  épreuves,  afin  de  transcrire  à  la  main  les 
morceaux  que  vous  avez  supprimés!  La  demande  est  juste,  mais 
je  ne  la  fais  pas  :  quand  on  a  été  capable  d'abuser  de  la  confiance 
au  point  où  vous  avez  abusé  de  la  mienne,  on  est  capable  de 
tout.  C'est  mon  bien,  pourtant,  c'est  le  bien  de  vos  auteurs  que 
vous  retenez.  Je  ne  vous  le  donne  pas  ;  mais  vous,  vous  le  re- 
tiendrez, quelque  serment  que  je  fasse  de  ne  les  employer  à 
aucun  usage  qui  vous  soit  le  plus  légèrement  préjudiciable.  Je 
n'insiste  pas  sur  cette  restitution  qui  est  de  droit  :  je  n'attends 
rien  de  juste  ni  d'honnête  de  vous. 

P.  S.  Vous  exigez  que  j'aille  chez  vous,  comme  auparavant, 
revoir  les  épreuves  ;  M.  Briasson  le  demande  aussi  :  vous  ne 
savez  ce  que  vous  voulez  ni  l'un  ni  l'autre;  vous  ne  savez  pas 
combien  de  mépris  vous  aurez  à  digérer  de  ma  part  :  je  suis 
blessé  pour  jusqu'au  tombeau.  J'oubliais  de  vous  avertir  que  je 


472        CORRESPONDANCE  GÉNÉRALE. 

vais  rendre  la  parole  à  ceux  à  qui  j'avais  demandé  et  qui 
m'avaient  promis  des  secours,  et  restituer  à  d'autres  les  articles 
qu'ils  m'avaient  déjà  fournis,  et  que  je  ne  veux  pas  livrer  à  votre 
despotisme.  C'est  assez  de  tracasseries  auxquelles  je  serai  b'wn- 
tôt  exposé,  sans  encore  les  multiplier  de  propos  délibéré.  Allez 
demander  à  votre  associé  ce  qu'il  pense  de  votre  position  et  de 
la  mienne,  et  vous  verrez  ce  qu'il  vous  en  dira. 


XXXI 

A    d'aLEMBERT', 


[1765.1 


Grand  merci,  mon  ami.  Je  vous  avais  déjà  lu  et  vous  m'avez 
fait  grand  plaisir-.  Ils  n'en  diront  rien,  mais  ils  n'en  enrageront 
pas  moins.  Je  voudrais  bien  qu'il  y  eût  une  gazette  moliniste, 
comme  il  y  en  a  une  janséniste,  afin  que  votre  épigraphe  se 
vérifiât  et  que  vous  eussiez  le  plaisir  de  voir  l'une  approuvant 
ce  que  l'autre  blâmerait,  et  réciproquement  votre  impartialité 
bien  constatée.  La  belle  nuée  d'ennemis  secrets  que  vous  allez 
vous  faire!  Mais  il  faut  en  passer  par  là,  ou  renoncer  à  dire  la 
vérité.  Recevez  mon  compliment  et  mon  remerciement.  Faites- 
nous  souvent  de  ces  ouvrages-là,  pour  l'honneur  de  la  philoso- 
phie, le  vôtre  et  votre  santé.  Car  il  est  impossible  qu'on  n'ait  pas 
grand  plaisir  à  écrire  ce  qu'on  en  a  tant  à  lire.  C'est  bien  dom- 
mage que  cela  n'ait  pas  paru  plus  tôt;  j'en  aurais  tiré  bon  parti. 
Les  ennemis  de  la  philosophie  sont  faits  pour  recevoir  coup  sur 
coup  toutes  ces  sortes  de  désagréments  :  l'année  est  mauvaise 
pour  eux.  Voici  un  événement  qui  ne  les  réjouira  pas  plus  que 
votre  ouvrage.  J'avais  fait  proposer  par  Grimm,  à  l'impératrice 
de  Russie,  d'acheter    ma  bibliothèque.  Savez-vous  ce  qu'elle  a 


1.  Piihliée  dans  les  OEnvrcs  posthumes  de  d'Alenibert,  Paris,  Poiigens,  an  Vil 
(1799),  2  V.  in-12,  t.  I,  p.  V2i. 

2.  11  s'agit  de  la  brochure    :   Sur   /.t  dcstructijii  des  Jésuites  par    un    uuteur 
désintéressé,  1765,  in-12. 


CORnKSPONDANCK    GKNKRALE.  hl'^ 

fait?  Elle  la  prend,  elle  me  la  fait  payer  ce  que  j'en  ai  deinandé, 
elle  me  la  laisse  et  elle  y  ajoute  cent  pistoles  de  pension;  et  il 
faut  voir  avec  quelle  attention,  quelle  délicatesse,  quelle 
grâce  tous  ces  bienfaits  sont  accordés.  Me  voilà  donc  lieuicu\ 
et  complètement  heureux;  et  ce  ([ui  me  convient  beaucoup, 
j'ai  l'obligation  de  mon  bonheur  à  mon  ami  et  à  une 
souveraine  qui  a  tout  fait  pour  vous  appeler  auprès  d'elle.  C'est 
un  peu  de  l'estime  particulière  qu'elle  fait  de  vous  qui  aura 
réfléchi  sur  moi  avec  un  penchant  naturel  à  la  bienfaisance. 
Si  vous  avez  occasion  d'écrire  à  cette  cour,  joignez,  je  vous 
prie,  vos  remerciements  aux  miens.  Qu'on  y  voie  que  tous  les 
honnêtes  gens  de  ce  pays-ci  sont  sensibles  au  choix  qu'elle  a 
fait  de  moi  parmi  ceux  qui  partagent  ses  grâces.  Je  vous  salue 
et  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  Portez-vous  mieux. 


XXXII 


A     s  U  A  R  D  ^ 

[1705. 


Je  ne  suis,  mon  cher  ami,  ni  ingrat,  ni  paresseux,  ni  négli- 
gent; mais  je  deviens  fou.  J'ai  passé  plus  de  temps  à  chercher 
ce  maudit  extrait  de  Montamy  qu'il  ne  m'en  aurait  fallu  pour 
le  refaire  à  neuf.  Pendant  quinze  jours  que  je  n'en  ai  eu  aucun 
besoin,  je  ne  rencontrai  pas  autie  chose  sous  mes  yeux.  Eh  bien, 
il  faut  que  le  diable  l'ait  emporté.  J'ai  retourné  et  retourné  dix 
fois,  vingt  fois  et  portefeuilles,  et  tiroirs,  et  cartons,  inutilement. 
Nous  n'avons  plus  qu'une  ressource  :  c'est  que  peut-être  il  est 
parmi  des  papiers  que  je  remis  au  domestique  de  M.  de  Montamy 
lorsqu'il  m'apporta  le  livre.  Je  vous  prie  très- instamment  d'y 
envoyer.  Si  l'extrait  dont  il  s'agit  se  retrouve  là,  envoyez-le-moi. 
Je  m'y  mets  sur-le-champ  et  vous  serez  satisfait.  Bonjour,  ayez 

1.  Inédite.  Sans  date  ni  signature.  Communiquée  par  M.  Dubrunfaut. 


hlk  CORRESPONDANCE  GÉNÉRALE. 

le  moins  d'humeur  que  vous  pourrez,  je  vous  en  conjure.  Pour 
cette  fois,  je  ne  suis  pas  coupable. 


XXXIII 

A    G  RI  MM  ^ 


3  décembre  17C5. 


Si  je  savais,  mon  ami,  où  trouver  Sedaine,  j'y  courrais  pour 
lui  lire  votre  lettre  et  vos  observations.  Ouf!  je  respire.  Voilà  le 
jugement  que  j'en  ai  porté,  et  hier,  en  l'écoutant,  à  chaque  ins- 
tant je  me  suis  surpris  pensant  à  vous  et  devinant  vos  trans- 
ports. Mais  une  chose  dont  vous  ne  me  parlez  point  et  qui  est 
pour  moi  le  mérite  incroyable  de  la  pièce,  ce  qui  me  fait  tom- 
ber les  bras,  me  décourage,  me  dispense  d'écrire  de  ma  vie  et 
m'excusera  solidement  au  jugement  dernier,  c'est  le  naturel  sans 
aucun  apprêt,  c'est  l'éloquence  la  plus  vigoureuse  sans  l'ombre 
d'effort  ni  de  rhétorique.  Combien  d'occasions  de  pérorer  aux- 
quelles on  ne  se  refuse  jamamais  sans  le  goût  le  plus  grand  et 
le  plus  exquis!  Exemple  :  «  Je  me  suis  couché  le  plus  tranquille 
et  le  plus  heureux  des  pères  et  me  voilà!  »  Vous  avez  raison,  ne 
nous  plaignons  pas  encore  du  public.  Il  faut  être  un  ange  en 
fait  de  goût  pour  sentir  le  mérite  de  cette  simplicité-là.  J'ai 
quelquefois  eu  hier  la  vanité  de  croire,  au  milieu  de  deux  mille 
personnes,  que  je  le  sentais  seul,  et  cela,  parce  qu'on  n'était  pas 
fou,  ivre  comme  moi,  qu'on  ne  faisait  pas  des  cris...  Je  ne 
pouvais  souffrir  qu'on  dît  froidement,  avec  un  petit  air  de  satis- 
faction indulgente  :  Oui,  cela  est  naturel Saindieu  !  croyez- 
vous  qu'on  mérite  ces  ouvrages-là,  quand  on  en  parle  ainsi? 

Au  sortir,  l'abbé  Le  Monnier  me  fit  entrer  au  café.  Un  blanc- 
bec  s'approche  de  lui,  et  lui  dit  :  u  L'abbé,  cela  est  joli.  »  A  l'ins- 
tant je  me  lève  de  fureur,  et  je  dis  à  l'abbé  :  «  Sortons,  je  n'y 

1.  Lettre  écrite  le  lendemain  de  la  première  représentation  du  Philosophe  sans 
le  savoir  et  insérée  par  Grinim  dans  son  «  Ordinaire  »  du  Ij  décembre  170j. 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  /,75 

saurais  tenir.  Comment,  mordieu  !  vous  connaissez  des  gens 
comme  cela  ?  » 

Oui,  mon  ami,  oui,  voil.àle  vrai  goût,  voilà  la  vérité  domes- 
tique, voilà  la  chambre,  voilà  les  actions  et  les  propos  des  hon- 
nêtes gens,  voilà  la  comédie. 

Ou  cela  est  faux,  ou  cela  est  vrai.  Si  cela  est  faux,  cela  est 
détestable.  Si  cela  est  vrai,  combien  il  y  a  sur  nos  théâtres  de 
choses  détestables,  et  qui  passent  pour  sublimes! 

J'étais  à  côté  de  Gochin,  et  je  lui  disais  :  «  Il  faut  que  je  sois 
,  un  honnête  homme,  car  je  sens  vivement  tout  le  mérite  de  cet 
ouvrage.  Je  m'en  récrie  de  la  manière  la  plus  forte  et  la  plus 
vraie  ;  et  il  n'y  a  personne  au  monde  à  qui  elle  dût  faire  plus  de 
mal  qu'à  moi,  car  cet  homme  me  coupe  l'herbe  sous  les 
pieds,   » 

J'attends  à  présent  tous  nos  petits  censeurs  de  la  rue  Royale. 
Je  ne  me  donnerai  pas  la  peine  de  les  contredire;  mais  leur 
jugement  va  devenir  pour  moi  la  règle  et  la  mesure  du  goût 
qu'ils  ont. 

Eh  bien,  monsieur  le  plaisant,  m'en  croirez-vous  une  autre 
fois,  quand  je  vous  louerai  une  chose?  Je  vous  disais  que  je  ne 
connaissais  rien  qui  ressemblât  à  cela  ;  que  c'était  une  des  choses 
qui  m'avaient  le  plus  surpris;  qu'il  n'y  avait  pas  d'exemple 
d'autant  de  force  et  de  vérité,  de  simplicité  et  de  finesse.  Dites 
le  contraire,  si  vous  osez. 

Je  sens  bien,  je  juge  bien,  et  le  temps  finit  toujours  par 
prendre  mon  goût  et  mon  avis.  Ne  riez  pas  :  c'est  moi  qui  anti- 
cipe sur  l'avenir,  et  qui  sais  sa  pensée. 

Il  faut  que  je  vous  voie  aujourd'hui.  Ilatmann  m'a  envoyé 
un  clavecin  ;  nous  en  causerons  ce  soir.  Bonjour.  Je  vous  em- 
brasse de  tout  mon  cœur.  Il  me  semble  que  vous  me  soyez 
plus  cher  encore;  cette  conformité  de  voir  et  de  sentir  me 
serre  contre  vous  d'une  manière  délicieuse.  Comme  je  vous 
baiserais,  si  vous  étiez  à  côté  de  moi! 


Zj76  CORURSPONDANCC   GÉNÉRALE. 


XXXIV 


t 


A      DAMILA  VILLE 

1766. 

Je  viens,  mon  ami,  de  recevoir  votre  dissertation  sur  les  moi- 
nes, où  je  me  doute,  avant  que  de  l'avoir  lue,  que  vous  prouvez 
à  merveille  que  des  sociétés  de  célibataires  ordonnés,  à  votre 
mode,  dans  un  certain  état  de  société,  loin  d'être  nuisibles 
seraient  avantageuses,  peut-être  même  nécessaires;  s'agissait-il 
de  cela?  Aucunement;  mais  de  nos  moines  tels  qu'ils  sont  dans 
l'état  où  nous  sommes.  Il  s'agissait  de  savoir  si  les  nations  voi- 
sines qui  n'ont  ni  moines,  ni  prêtres,  ni  célibataires,  n'ont  pas 
de  l'avantage  sur  nous.  Je  m'arrête  là;  je  vous  lirai  quand  je 
serai  sorti  de  la  poussière  des  livres  et  des  copeaux  des  menui- 
siers. Vous  n'êtes  jamais  un  sot;  mais  vous  aimez  à  contredire  ; 
et  souvent  vous  ne  voulez  pas  voir  que,  puisqu'il  n'y  a  rien  de 
bon  qui  n'ait  quelque  inconvénient,  pas  même  la  vertu;  rien 
de  mauvais  qui  n'ait  quelque  avantage,  pas  même  le  crime;  le 
bon  jugement  consiste  à  peser  et  à  rejeter  nettement  comme 
mauvais  ce  qui  est  plus  mauvais  que  bon  ;  pareillement  dans 
les  questions  abstraites,  à  traiter  comme  faux  ce  qui  a  le  moins 
de  vraisemblable  ;  car  quelle  est  la  question  spéculative  en  faveur 
de  laquelle  on  ne  puisse  trouver  une  raison?  Il  n'y  en  a  pas  une 
d'assez  indigente.  Malebranche  prouve  que  l'homme  voit  tout  en 
Dieu,  Berkiey  qu'il  est  lui  le  seul  existant;  personne  ne  les  en  a 
crus  et  je  n'oserais  assurer  que  personne  leur  ait  encore  bien 
répondu.  Le  fil  de  la  vérité  sort  des  ténèbres  et  aboutit  à  des 
ténèbres.  Sur  la  longueur  il  y  a  un  point  le  plus  lumineux  de 
tous,  où  il  faut  savoir  s'arrêter  et  au  delà  duquel  l'obscurité 
semble  renaître. 


1  Cette  lettre  inédite,  copiée  par  M.  L.  Godard  à  l'Ermitage,  répond  à  une 
lettre  également  inédite  de  Damilaville,  conservée  da  is  le  même  volume  et  que 
sa  longueur  ne  nous  permet  pas  de  reproduire  ici. 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  Z,77 

J'en  appelle  à  tous  mes  amis,  à  vous-même;  je  ne  suis  aucu- 
nement tyran  des  opinions,  je  dis  mes  raisons  et  j'attends  ;  j'ai 
remarqué  plusieurs  fois  au  bout  d'un  certain  temps  que  mou 
adversaire  et  moi  nous  avions  tous  les  deux  changé  d'avis.  Je 
ne  désespère  pas  qu'un  jour  je  ne  croie  à  l'utilité  des  moines, 
et  que  vous  n'y  croyez  plus.  Ce  que  je  dirai  quand  je  verrai 
de  votre  façon  un  ouvrage  en  faveur  de  la  religion  ehrélienne'/ 
Je  dirai  que  vous  avez  fait  le  plus  grand  abus  de  l'esprit  qu'il 
était  possible  de  faire;  cette  religion  étant  à  mon  sens  la  plus 
absurde  et  la  plus  alroce  dans  ses  dogmes  ;  la  plus  inintelligible,  la 
plus  métaphysique,  la  plus  entortillée  et  par  conséquent  la  plus 
sujette  à  divisions,  sectes,  schismes,  hérésies,  la  plus  funeste 
à  la  tranquillité  publique,  la  plus  dangereuse  pour  les  souverains 
par  son  ordre  hiérarchique,  ses  persécutions  et  sa  discipline, 
la  plus  plate,  la  plus  maussade,  la  plus  gothique  et  la  plus 
triste  dans  ses  cérémonies,  la  plus  puérile  et  la  plus  insociable 
dans  sa  morale  considérée  non  dans  ce  qui  lui  est  commun  avec 
la  morale  universelle,  mais  dans  ce  qui  lui  est  propre  et  ce  qui 
la  constitue  morale  évangélique,  apostolique  et  chrétienne,  la 
plus  intolérante  de  toutes;  je  dirai  que  vous  avez  oublié  que  le 
luthéranisme  débarrassé  de  quelques  absurdités  est  préférable 
au  catholicisme,  le  protestantisme  au  luthéranisme,  le  socinia- 
nisme  au  protestantisme,  le  déisme,  avec  des  temples,  des 
cérémonies,  au  socinianisme  :  je  dirai  que  puisqu'il  faut  que 
l'homme  superstitieux  de  la  nature  ait  un  fétiche,  le  fétiche  le 
plus  simple  et  le  plus  innocent  sera  le  meilleur  de  tous.  Je  dirai 
que,  puisque  l'idée  de  ce  fétiche  est  sujette  à  varier  comme 
toutes  les  autres  chimères,  le  seul  moyen  d'ôter  aux  diverses 
opinions  leur  danger  effroyable  c'est  de  les  tolérer  toutes  sans 
aucune  exception,  et  de  les  décrier  les  unes  par  les  autres, 
en  les  rapprochant  les  unes  des  autres.  Je  dirai  que  si  le  minis- 
tère avait  le  bon  jugement  de  n'attacher  aucune  prérogative, 
aucune  distinction,  à  certaine  façon  de  parler  et  de  penser  en 
matière  de  religion,  on  aurait  atteint  tout  ce  qu'il  y  aurait  de 
mieux;  je  finirai  par  dire  qu'un  mystère  est  encore  bien  bar- 
bare, quand  il  n'a  pas  songé  à  pourvoir  à  la  chose  à  laquelle 
l'homme  attache  plus  d'importance  qu'à  sa  fortune,  sa  liberté, 
son  honneur  et  sa  vie. 

Il  est  vrai  que  l'impératrice  vient  de  me  donner  une  marque 


678        CORRESPONDANCE  GÉNÉRALE. 

nouvelle  de  sa  bienveillance,  et  que  cette  grâce  n'est  pas 
moins  approuvée  des  honnêtes  gens  que  la  première  ;  mais  il 
ne  l'est  pas  moins  que  je  n'y  ai  pas  été  aussi  sensible  que  je 
l'aurais  été  dans  un  autre  temps  et  dans  d'autres  circonstances. 
Si  j'ai  dit  à  nos  amis  que  vous  m'écriviez  de  la  déraison,  ce 
n'est  pas  dans  le  dessein  de  vous  desservir;  c'est  la  suite  de  la 
conversation,  et  d'une  effusion  d'âme  qui  entraîne  ces  sortes 
d'indiscrétions  ;  c'est  qu'on  est  porté  naturellement  à  croire  que 
ceux  qui  nous  écoutent  y  mettent  encore  moins  d'importance 
que  nous.  Mon  ami,  je  pense  que  l'Amour  est  un  maître  sau- 
vage et  cruel.  Qu'il  soit  impossible  d'allier  plus  de  raison  avec 
tant  de  passion  que  vous  le  faites,  c'est  ce  que  je  n'avouerai 
jamais.  J'ai  été  quelquefois  dans  votre  position  ;  je  trouvais  bien 
dans  ma  tête  les  mêmes  sophismes  que  vous,  je  me  les  propo- 
sais à  moi-même  et  aux  autres,  comme  vous  faites;  mais  je  ne 
pouvais  m'empêcher  d'en  sentir  le  faux  et  d'en  rire;  ce  qui 
me  dépite,  c'est  que  vous  donniez  sérieusement  dans  toutes  ces 
subtilités  qui  n'ont  besoin  que  d'être  traduites  en  d'autres  ter- 
mes pour  devenir  d'un  ridicule  comique.  Mon  ami,  lisez  Té- 
rence,  Plante,  Molière,  Regnard  et  les  autres  ;  vous  y  trouverez 
les  amants  aussi  bons  raisonneurs  que  vous.  Ce  qui  me  déplaît, 
c'est  cet  état,  mi-parti  de  raison  et  de  folie;  c'est  son  incompa- 
tibilité avec  le  bonheur.  Je  n'y  aurais  trouvé  qu'un  remède 
quand  j'étais  jeune  :  c'était  d'avouer  la  chose  telle  comme  elle 
était,  et  de  m'avouer  toute  mon  extravagance,  et  de  regarder 
mon  jugement  comme  une  planche  à  sauver  du  naufrage.  Je 
pensais  comme  un  sage  et  j'agissais  comme  un  fou.  Mais  je  ne 
l'ignorais  pas,  je  n'en  voulais  pas  imposer  à  la  complice  de  ma 
folie.  M'objectait-elle  quelque  chose  de  sensé?  je  disais  :  «  Vous 
avez  raison;  mais  votre  raison  me  désespère  et  votre  folie  me 
ferait  tant  de  plaisir.  »  A  l'intrépidité  avec  laquelle  vous  préten- 
dez concilier  les  sentiments  les  plus  incompatibles,  les  projets 
les  plus  disparates,  les  rôles  les  plus  antipathiques,  on  dirait 
que  vous  êtes  né  d'hier  et  que  vous  n'avez  pas  la  première  no- 
tion du  cœur  humain  ;  et  j'ai  la  bêtise  d'argumenter  en  forme 
contre  vous,  tandis  que  l'ironie  me  suffirait.  Adieu,  bonjour, 
portez  vous  bien  :  aimez-moi  comme  je  vous  aime,  et  vous 
m'aimerez  beaucoup.  Madame  prétend  ne  vous  avoir  rien  écrit 
de  pareil  à  vos   lignes  soulignées  sur   l'affaire    du   précepteur 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  /j79 

manqué.  Car  je  me  suis  plaint  sincèrement  qu'elle  me  dît  d'une 
façon  et  qu'elle  vous  écrivît  d'une  autre. 


XXXV 

AU   GÉNÉRAL    BETZKY. 

Paris,  170(1. 

Monsieur, 

Je  suis  très-honoré  des  marques  de  confiance  que  vous  avez 
eu  la  bonté  de  me  donner,  et  j'ai  tâché  d'y  répondre  avec  tout 
le  zèle  et  toute  l'activité  possibles  ;  mais  Son  Excellence  le 
prince  de  Galitzin  a  su  si  bien  gagner  mon  Falconet,  qui,  de 
son  côté,  a  apporté  tant  de  facilité  à  nos  vues,  qu'il  ne  me 
reste  presque  aucun  mérite  dans  le  succès  de  cette  affaire. 
L'affabilité  charmante  du  prince  et  le  désintéressement  singulier 
de  l'artiste  ont  tout  fait.  Je  perds  un  bon  ami  que  le  prince 
de  Galitzin  m'enlève;  et  l'honneur  d'être  appelé  par  la  plus 
grande  des  souveraines,  et  de  travailler  à  la  gloire  du  plus 
grand  des  monarques,  ravit  à  la  nation  un  homme  excellent 
qu'elle  regrette.  Il  n'y  a  qu'une  voix  sur  le  choix  de  votre 
artiste. 

Falconet  partira  le  15  du  mois  de  septembre  prochain.  Il 
n'y  a  aucune  sorte  d'intérêt  qu'il  n'ait  sacrifié  à  l'empresse- 
ment flatteur  que  vous  avez  de  le  posséder.  Permettez, 
monsieur,  à  l'amitié  de  vous  révéler  ce  que  la  hauteur  d'âme 
de  mon  artiste  vous  aurait  certainement  laissé  ignorer. 

Il  s'éloigne  d'un  pays  où  il  est  honoré;  il  quitte  à  cin- 
quante ans  son  foyer,  la  maison  qu'il  a  lui-même  bâtie,  les 
arbres  qu'il  a  plantés,  le  jardin  qu'il  cultivait  lui-même  de  ses 
mains,  des  amis  qui  lui  sont  chers;  il  renonce  à  la  méditation, 
à  l'étude,  à  toutes  les  douceurs  d'une  retraite  délicieuse  ;  avec 
une  âme  bonne  et  sensible,  telle  que  Votre  Excellence  l'a  reçue 
de  la  nature,  elle  concevra  toute  la  force  de  ces  sortes  de  liens, 
et  combien  il  en  doit  coûter  pour  les  rompre.  Falconet  les  a 
rompus,  et  ce  n'est  ni  la  soif  de  l'or,  ni  l'ambition  d'une  plus 


Zj80  CORRESPONDANCE   GÉNÉRALE. 

grande  fortune  qui  l'ont  déterminé.  Il  méprise  l'or,  il  est  âgé, 
et  il  a  la  fortune  du  sage;  mais  il  est  entraîné  par  le  talent  et 
le  désir  de  s'immortaliser  par  une  grande  et  belle  chose. 

Il  avait  un  état  de  maison  tel  qu'il  convenait  de  l'avoir  à  un 
homme  qui  est  dans  l'aisance.  A  peine  son  voyage  a-t-il  été 
arrêté  que  tous  ses  effets  ont  été  donnés,  dissipés  ou  vendus. 

M.  le  prince  de  Galitzin  vous  dira  qu'il  n'a  réservé,  du  prix 
de  la  location  de  sa  maison,  qu'une  pension  annuelle  très-mo- 
dique qu'il  faisait  à  une  de  ses  parentes  dont  il  est  le  bienfaiteur 
et  le  soutien. 

On  a  disposé  de  la  place  qu'il  occupait  à  la  manufacture  de 
Sèvres,  et  qui  lui  rendait  deux  mille  quatre  cents  livres  par  an. 

Il  a  renoncé  à  la  place  de  professeur,  aux  grades  académi- 
ques et  aux  honoraires  qui  y  sont  attachés. 

11  avait  seize  cents  livres  de  pension  de  la  cour;  et  il  est 
d'autant  plus  incertain  que  ces  seize  cents  livres  lui  restent, 
qu'on  a  refusé  d'accepter,  en  payement  d'un  bloc  de  marbre  qui 
lui  avait  été  fourni,  mille  écus  qu'on  lui  redevait  sur  cette 
pension. 

Il  a  confié  à  un  autre  sculpteur,  qui  a  bien  voulu  s'en  char- 
ger^  le  soin  d'achever  à  ses  dépens  la  statue  de  saint  Ambroise 
qu'il  travaillait  pour  les  Invalides. 

Je  n'entre  dans  tous  ces  détails  que  pour  supplier  Votre 
Excellence  d'épargner  à  mon  ami  toutes  sortes  de  regrets,  de  lui 
accorder  votre  protection  entière,  et  de  lui  procurer  un  travail 
facile  et  un  séjour  heureux.  Je  mourrais  de  chagrin,  si  j'avais 
jamais  à  me  reprocher  les  conseils  que  je  lui  ai  donnés  et  les 
assurances  que  je  lui  ai  faites.  Vous  avez  à  remplir  avec  mon 
ami  toutes  les  promesses  que  je  lui  ai  faites. 

Le  duc  de  Wurtemberg  a  permis  que  les  deux  statues  qu'il 
avait  entreprises  pour  lui,  et  qui  étaient  presque  finies,  appar- 
tinssent k  Sa  Majesté  Impériale,  à  qui,  soit  dit  sans  offense, 
elles  conviendraient  beaucoup  mieux.  L'une  représente  h  Sou- 
veraineté appuyée  sur  son  faisceau,  l'autre  la  Gloire  qui  entoure 
d'une  guirlande  un  médaillon  où  l'image  de  Catherine  sera 
très-bien  placée. 

Une  troisième,  qui  montre  une  femme  assise  qui  enveloppe 
d'un  pan  de  sa  robe  des  fleurs  d'hiver,  semble  avoir  été  proje- 
tée   pour    la  Russie.    Les    deux   premières    figures  sont  très- 


CORRESPONDANCE   GÉNÉRALE.  ^81 

belles;  mais  cette  dernière  est  de  position,  de  caractère,  de 
simplicité,  de  mouvements,  de  draperies,  un  chef-d'œuvre  à 
placer  à  côté  de  l'antique. 

Les  trois  caisses  qui  renferment  ces  trois  morceaux  sont 
accompagnées  de  dix-sept  autres,  dont  cinq  contiennent  quel- 
ques effets  appartenant  à  l'artiste;  les  autres  sont  pleines  de 
dessins,  de  plans,  d'estampes,  d'outils;  en  un  mot,  de  choses 
relatives  à  l'étude  et  à  la  pratique  de  l'art;  et  le  projet  de 
Falconet  est  de  les  abandonner  à  l'usage  de  l'Académie. 

Il  est  à  propos  que  Votre  Excellence  veille  à  la  sûreté  de  ces 
caisses,  et  empêche  qu'elles  ne  soient  ouvertes  avant  l'arrivée 
de  l'artiste  :  il  serait  fâcheux  que  des  choses  précieuses,  qui 
auraient  échappé  aux  périls  du  voyage,  fussent  brisées  par  des 
ouvriers  maladroits. 

Jusqu'à  présent,  je  n'ai  pas  dit  un  mot  à  Votre  Excellence 
du  traité  fait  avec  Falconet;  c'a  été  l'ouvrage  d'un  quart 
d'heure,  et  l'écrit  d'une  demi-page. 

Nous  nous  sommes  informés  de  ce  que  de  pareils  monu- 
ments exécutés  avaient  produit,  à  Paris,  aux  artistes  qu'on  en 
avait  chargés,  à  Bouchardon,  à  Pigalle,  à  Le  Moyne,  et  nous 
avons  su  que  leurs  honoraires  avaient  été  évalués  à  cent  mille 
écus,  sans  compter  une  infinité  de  petits  gains  malhonnêtes, 
connus  dans  tous  les  métiers  sous  le  nom  de  tour  du  hâloii. 

Votre  Excellence  imagine  bien  que  nous  avons  laissé  là  ces 
gains  qui  ne  nous  convenaient  pas,  et  qui  ne  devaient  con- 
venir à  aucun  honnête  homme;  nous  avons  même  négligé  des 
considérations  plus  justes,  telles  que  la  nécessité  de  s'expatrier, 
et  toutes  les  peines  qu'elle  cause,  et  toutes  les  pertes  qui  en 
sont  la  suite  nécessaire,  et  nous  avons  proposé  cent  mille  écus 
à  Falconet.  Notre  artiste  nous  a  répondu  qu'il  ne  lui  fallait 
que  deux  cent  mille  francs,  que  celui  qui  ne-  savait  pas  être 
heureux  avec  deux  mille  livres  de  rente  ne  l'était  pas  avec 
cent  mille;  et  que,  quant  aux  autres  cent  mille  francs  dont  il 
se  départait  sans  peine,  on  les  lui  rembourserait  en  bons  pro- 
cédés; ce  qui  ne  coûterait  rien  à  personne.  Je  supplie  Votre 
Excellence  déjuger  à  ce  trait  mon  ami. 

Le  traité  ne  porte  donc  que  deux  cent  mille  francs,  il  a 
fallu  en  passer  par  là.  Nous  n'avons  jamais  pu  vaincre  là- 
dessus  l'opiniâtreté  de  notre  statuaire;  ainsi  ce  n'est  pas  éco- 
XIX.  31 


Z,82  CORRESPONDANCE  GÉNÉRALE. 

nomie  de  notre  part,  c'est  refus  de  la  sienne.  C'est  lui-même 
qui  a  réduit  son  honoraire  à  ce  prix  modique,  malgré  que  nous 
en  eussions,  et  au  grand  scandale  de  tous  nos  artistes  qui  ont 
su  son  procédé  honnête  et  qui  ne  le  lui  pardonnent  pas. 

Les  monuments  de  cette  espèce  coûtent  ici  des  millions,  et 
durent  un  temps  infini.  Si  tout  répond  aux  vues  de  notre  ar- 
tiste, qui  ne  pense  pas  qu'il  soit  plus  permis  de  voler  un  sou- 
verain qu'un  particulier,  Sa  Majesté  Impériale  saura  combien 
il  en  faut  rabattre,  et  pour  le  temps  et  pour  la  dépense,  quand 
on  a  affaire  à  un  honnête  homme  et  à  un  habile  homme. 

11  est  à  présumer  que  moins  un  artiste  pense  à  lui-même, 
plus  il  pense  à  ses  ouvriers  ;  Falconet  avait  son  intérêt  à  les 
choisir  excellents,  c'est  ce  qu'il  a  fait.  Et  Votre  Excellence  verra 
qu'il  ne  leur  a  presque  rien  accordé  au  delà  de  ce  qu'ils  ga- 
gnent dans  les  ateliers  de  Paris. 

Que  Votre  Excellence  me  permette  de  lui  représenter  que 
le  travail  de  mon  ami  lui  rend  environ  dix  mille  francs  à  Paris, 
et  qu'en  ajoutant  à  ces  dix  mille  francs  son  honoraire  annuel 
de  la  manufacture  de  Sèvres,  ses  pensions,  ses  honoraires 
académiques  et  le  reste  de  son  revenu,  son  traité  avec  la  cour 
de  Russie  n'ajoute  presque  rien  à  sa  fortune.  Comblez  donc 
d'honneurs  mon  Falconet,  rendez -le  donc  heureux,  faites  qu'il 
jouisse  du  repos;  faites  qu'il  ne  trouve  aucun  dégoût,  aucun 
obstacle  qui  le  retardent  dans  ses  opérations,  et  l'empêchent 
d'exécuter  pour  vous  une  grande  et  belle  chose  ;  et  il  aura  ob- 
tenu la  récompense  dont  il  fait  cas.  Je  vous  demande  son  bon- 
heur avec  mille  fois  plus  d'instance  que  je  n'oserais  vous 
demander  le  mien.  Qu'il  m'écrive  incessamment  qu'il  est  heu- 
reux, et  qu'à  son  retour  il  puisse  m'embrasser  avec  joie!  C'est 
à  ces  conditions  que  je  vous  l'envoie. 

11  part  avec  un  de  ses  ouvriers  et  une  jeune  personne  âgée 
de  dix-neuf  ans^  Il  sera  suivi  d'un  second  ouvrier,  et  il  en 
prendra  un  troisième   à  Berlin. 

Le  ministre  précédent  avait  accordé  au  peintre  La  Grenée 
dix  mille  francs  pour  son  voyage.  Alon  statuaire,  qui  se  distin- 
gue jusque  dans  les  plus  petites  choses,  a  pensé  que  la  même 
somme  suffirait  pour  cinq  personnes,  et  il  n'en  a  pas  demandé 
davantage. 

1.  :\i"<^  CûUot. 


CORRESPONDANCE   GÉNÉRALE.  Z,83 

Je  ne  vous  dis  rien  des  autres  articles  du  traité;  j'espère 
que  Votre  Excellence  reconnaîtra  que  l'intérêt  n'en  a  dicté  au- 
cun, et  que  tout  y  a  été  dirigé  à  l'économie,  à  la  célérité  et  au 
succès. 

11  n'est  pas  indifférent  que  vous  sachiez  que  les  ouvriers 
qui  accompagnent  ou  suivent  mon  ami  ont,  la  plupart,  fempie 
et  enfants  qu'ils  laissent  dans  ce  pays,  et  à  la  subsistance  des- 
quels il  est  juste  qu'ils  pourvoient. 

Tout  en  arrivant,  mon  statuaire  vous  présentera  son  ébau- 
che. C'est  un  homme  qui  pense  et  sent  grandement;  son  idée 
m'a  paru  neuve  et  belle,    elle  est  sienne;  il  y  est  singulière- 
ment attaché,  et  je  pense  qu'il  a  raison.  Avec  le  talent  le  plus 
distingué,  il  a  encore  la  modestie  de  ne  pas  trop  présumer  de 
lui-même;   cependant  je  ne   doute  point  qu'il  n'aimât   mieux 
s'en  revenir    en  France,  après  avoir  supporté   la  fatigue  d'un 
long  et  pénible  voyage,  que  de  se  soumettre  à  faire  une  chose 
ordinaire  et  commune.  Le  monument  sera  simple,   mais    cor- 
respondra parfaitement  au  caractère  du  héros.  On  pourrait  l'en- 
l'ichir  sans  doute  ;    mais  vous  savez  mieux  que  moi  que,  dans 
les  beaux-arts,  la  richesse  est  presque  toujours  l'ennemie   mor- 
telle du  sublime.  Nos  artistes  sont  accourus  dans  son  atelier; 
tous  l'ont   félicité  de  s'être   affranchi   de  la  route  battue;  et 
c'est  la  première  fois  que  j'ai  vu  une  idée  nouvelle  aussi  uni- 
versellement applaudie,   et   des  gens  de  l'art,  et  des  gens   du 
monde,  et  des  ignorants,  et  des  connaisseurs.  Un  de  ses  ou- 
vriers lui  dit  à  l'aspect  de  son  modèle:  a  JN'est-ce  pas  vous  qui 
avez  fait  cela?  C'est  le  czar.  » 

Je  relis  le  traité  à  mesure  que  j'ai  l'honneur  de  vous  écrire, 
et  je  n'y  vois  rien  que  Sa  Majesté  Impériale  ne  puisse  approu- 
ver. Si  cependant,  contre  notre  attente,  il  se  trouvait,  soit  dans 
la  forme,  soit  dans  quelques  autres  points,  quelque  chose  qui 
ne  s'arrangeât  pas  pourtant  avec  les  coutumes,  les  mœurs,  les 
usages  du  pays,  on  peut  attendre  du  bon  esprit  de  mon  ami 
qu'il  se  prêtera  à  toutes  les  rectifications  qui  ne  croiseront  ni  la 
célérité  ni  le  succès  de  son  entreprise. 

11  ne  me  reste  plus  qu'à  remercier  Votre  Excellence  de  toutes 
les  choses  obligeantes  qu'elle  a  la  bonté  de  me  dire.  Il  est  na- 
turel que  dans  la  seule  occasion  que  j'aurai  peut-être  de  ma, 
vie  de  lui  témoigner  mon  respect  et  mon  dévouement,  je  sou- 


kSk  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

haite  ardemment  que  ma  conduite  ait  été  bien  conforme  à  ses 
intentions.  J'espère  qu'elle  ne  dédaignera  pas  de  m'en  instruire, 
afin  que  je  puisse  m'excuser,  si  j'ai  failli;  ou  jouir  de  la  satis- 
faction la  plus  douce,  si  j'ai  eu  le  bonheur  de  la  contenter. 

Surtout  que  Votre  Excellence  ne  confonde  pas  mon  artiste 
avec  la  foule  des  artistes  communs.  C'est  un  homme  qui  a  des 
idées,  et  qui  sait  penser  par  lui-même.  J'ignore  sur  quelle  en- 
treprise plus  intéressante  Votre  Excellence  pourrait  avoir  dans 
la  suite  à  me  consulter;  mais  quand  mon  Falconet  sera  à  côté 
du  général  Betzky,  il  n'aura  plus  besoin  de  personne.  Qu'on  le 
laisse  faire,  et  il  fera  de  grandes  choses. 

Cependant  Votre  Excellence  peut  disposer  de  moi  en  toutes 
circonstances,  elle  doit  connaître  mon  dévouement.  S'il  est  vrai 
que  ce  soit  le  cœur  qui  rende  disert,  ce  sera  surtout  quand  il 
sera  question  de  la  servir  et  de  célébrer  Sa  Majesté  Impériale 
que  je  suis  très-siir  de  trouver  du  génie,  s'il  est  vrai  que  la  na- 
ture m'en  ait  départi  quelque  étincelle. 

Vous  avez  déjà  un  sculpteur  à  Pétersbourg,  et  même  de 
notre  Académie.  Pour  peu  qu'il  ait  d'âme,  il  est  difficile  qu'il 
voie  arriver  un  autre  artiste  pour  exécuter  un  monument  qu'il 
ne  doit  pas  juger  au-dessus  de  son  talent  ou  de  sa  médiocrité: 
les  hommes  ne  se  rendent  pas  cette  justice.  Il  est  naturel  qu'il 
regarde  l'artiste  avec  un  œil  jaloux,  et  l'ouvrage  d'un  œil  cri- 
tique; qu'il  examine,  qu'il  censure,  qu'il  inquiète,  et  qu'il  sus- 
cite des  difficultés  et  des  arguments  ;  il  est  tout  simple  que  Sa 
Majesté  Impériale  et  vous,  monsieur,  qui  êtes  son  ministre, 
interposiez  votre  autorité,  et  disiez  les  mots  graves  qui  font 
taire.  Il  ne  faut  pas  que  notre  artiste,  qui  aura  besoin  de  toute 
la  tranquillité  de  sa  tête,  soit  importuné  et  distrait  dans  une 
grande  opération  par  le  bourdonnement  et  la  piqûre  des  guêpes. 

11  espère  trouver  dans  les  écuries  de  Sa  Majesté,  ou  des  sei- 
gneurs de  sa  cour,  de  beaux  modèles  de  chevaux,  et  quelques 
bons  écuyersàson  service. 

Quant  à  la  suite  des  opérations,  la  construction  des  ateliers, 
la  préparation  du  petit  modèle  et  l'exécution  du  grand,  elles  se 
succéderont,  comme  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  le  marquer  dans 
la  précédente  lettre  à  laquelle  Votre  Excellence  a  fait  une  ré- 
ponse que  je  regarde  comme  un  témoignage  précieux  de  sou 
estime  et  de  sa  bienveillance. 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  ?j85 

Un  jeune  comédien  russe  qui  voyage  aux  dépens  de  Sa  Ma- 
jesté, sacliant  que  c'était  au  général  Betzky  que  mon  Falconet 
était  adressé,  s'écria  avec  une  naïveté  qui  me  remplit  de  joie  : 
«Le  général!  c'est  le  plus  honnête  homme  de  la  Russie.  M.  Fal- 
conet ne  sera  pas  plus  tôt  arrivé,  qu'il  sera  son  enfant.  » 

11  ne  me  reste  plus  qu'un  mol  à  dire  à  Votre  Excellence  :  le 
projet  de  Sa  Majesté  serait-il  d'appeler  dans  ses  Ktats  des  Fran- 
çais? le  moment  est  favorable.  Mais  oserais-je  vous  représenter, 
monsieur,  que  ce  soient  surtout  des  jeunes  gens?  Il  faut  les 
prendre  lorsque  leur  éducation  est  faite,  leur  tempérament  fort 
et  vigoureux,  et  leur  talent  bien  décidé,  entre  vingt  à  trente 
ans.  Ce  n'est  qu'à  cet  âge  qu'on  n'a  point  de  patrie  et  qu'on  en 
prend  une.  C'est  dans  cet  intervalle  qu'on  épouse  une  contrée, 
et  qu'on  l'épouse  si  bien  qu'on  n'imagine  plus  qu'on  puisse  sub- 
sister heureusement  sans  un  vitchoura.  C'est  alors  que  les  pas- 
sions se  développent,  et  qu'on  sent  le  besoin  d'une  compagne. 
Le  vieillard  arrive,  rend  les  services  qu'on  lui  demande,  forme 
quelques  élèves  qui  s'abâtardissent,  reçoit  les  honoraires  qu'on 
lui  a  promis,  s'en  retourne;  le  jeune  homme  prend  femme,  a 
des  enfants,  et  fait  une  famille  qui  reste. 


XXXVI 

A     VOLTAIRE^ 

Paris,  1760. 

Monsieur  et  cher  maître,  je  sais  bien  que  quand  une  bête 
féroce  -  a  trempé  sa  langue  dans  le  sang  humain,  elle  ne  peut 

1.  Cette  lettre  a  été  écrite  au  mois  de  juillet  ou  d'août  17GG,  comme  le  prou- 
vent plusieurs  faits  qui  y  sont  rapportés.  On  ne  trouve  point  [Correspondance 
générale  de  Voltaire)  la  lettre  qui  donna  occasion  à  cette  réponse.  «  C'était,  dit 
Naigeon,  une  lettre  en  forme  de  mémoire,  que  Voltaire  fit  remettre  par  une  voie 
indirecte,  et  dans  laquelle,  après  un  exposé  des  faits  qu'il  soumettait  à  Fexamen 
de  Diderot,  il  lui  communiquait  librement  toutes  ses  craintes  et  lui  conseillait 
d'abandonner  la  terre  qui  Tavait  vu  naître,  l'invitait  à  le  suivre  dans  sa  retraite, 
et  le  conjurait,  au  nom  de  l'humanité,  de  ne  pas  rester  exposé  à  la  proscription 
dont  le  Parlement  venait  de  donner  le  premier  signal,  et  de  ne  pas  sacrifier,  par 
un  stoïcisme  déplacé,  une  vie  et  des  talents  qui  pouvaient  être  encore  longtemps 
utiles  aux  sciences  et  à  la  société.  »  (Br.) 

2.  Le  Parlement. 


/,86  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

plus  s'en  passer;  je  sais  bien  que  cette  bête  manque  d'aliment, 
et  que,  n'ayant  plus  de  Jésuites  à  manger,  elle  va  se  jeter  sur  les 
philosophes.  Je  sais  bien  qu'elle  a  les  yeux  tournés  sur  moi  et 
que  je  serai  peut-être  le  premier  qu'elle  dévorera  ;  je  sais  bien 
qu'un  honnête  homme  peut  en  vingt-quatre  heures  perdre  ici 
sa  fortune,  parce  qu'ils  sont  gueux;  son  honneur,  parce  qu'il 
n'y  a  point  de  lois;  sa  liberté,  parce  que  les  tyrans  sont  ombra- 
geux; sa  vie,  parce  qu'ils  comptent  la  vie  d'un  citoyen  pour  rien, 
et  qu'ils  cherchent  à  se  tirer  du  mépris  par  des  actes  de  terreur. 
Je  sais  bien  qu'ils  nous  imputent  leur  désordre,  parce  que  nous 
sommes  seuls  en  état  de  remarquer  leurs  sottises.  Je  sais  bien 
qu'un  d'entre  eux  a  l'atrocité  de  dire  qu'on  n'avancera  rien  tant 
qu'on  ne  brûlera  que  des  livres.  Je  sais  bien  qu'ils  viennent 
d'égorger  un  enfant^  pour  des  inepties  qui  ne  méritaient  qu'une 
légère  correction  paternelle.  Je  sais  bien  qu'ils  ont  jeté,  et  qu'ils 
tiennent  encore  dans  les  cachots,  un  magistrat  respectable-  à 
tous  égards,  parce  qu'il  refusait  de  conspirer  à  la  ruine  de  sa 
province  et  qu'il  avait  déclaré  sa  haine  pour  la  superstition  et  le 
despotisme.  Je  sais  bien  qu'ils  en  sont  venus  au  point  que  les 
gens  de  bien  et  les  hommes  éclairés  leur  sont  et  leur  doivent  être 
insupportables.  Je  sais  bien  que  nous  sommes  enveloppés  des 
fils  imperceptibles  d'une  nasse  qu'on  appelle  police^  et  que  nous 
sommes  entourés  de  délateurs.  Je  sais  bien  que  je  n'ai  ni  la 
naissance,  ni  les  vertus,  ni  l'état,  ni  les  talents  qui  recomman- 
daient M.  de  La  Chalotais,  et  que  quand  ils  voudront  me  perdre, 
je  serai  perdu.  Je  sais  bien  qu'il  peut  arriver,  avant  la  lin  de 
l'année,  que  je  me  rappelle  vos  conseils,  et  que  je  m'écrie  avec 
amertume  :  O  Solon,  Solonl  Je  ne  me  dissimule  rien,  comme 
vous  voyez;  mon  âme  est  pleine  d'alarmes;  j'entends  au  fond  de 
mon  cœur  une  voix  qui  se  joint  à  la  vôtre,  et  qui  me  dit  :  a  Fuis, 
fuis  »  ;  cependant  je  suis  retenu  par  l'inertie  la  plus  stupide  et  la 
moins  concevable,  et  je  reste.  C'est  qu'il  y  a  à  côté  de  moi  une 
femme  déjà  avancée  en  âge  ;  et  qu'il  est  difficile  de  l'arracher  à 
ses  parents,  à  ses  amis  et  à  son  petit  foyer.  C'est  que  je  suis 

t.  Le  chevalier  de  La  Barre,  décapité  le  !'■' juillet  170G,  à  l'âgedc  dix- neuf  ans. 

2.  Louis-Rcné-Caradeuc  de  La  Ciialotais,  procureur  général  au  Parlement  de 
Bretagne,  celui  qui  porta  la  parole  contre  le  duc  d'Aiguillon,  et  qui  fit  un  rapport 
contre  les  .Jésuites.  Il  fut  enlevé  et  renfermé  dans  la  citadelle  de  Saiut-Malo,  et  de 
là  transféré  à  la  Bastille.  (Br.J 


COHRESI'ONDANCK    (lÉNKRALE.  /t87 

père  d'une  jeune  fille  à  qui  je  dois  l'éducation;  c'est  que  j'ai 
aussi  des  amis.  Il  faut  donc  les  laisser,  ces  consolateurs  toujours 
présents  dans  les  malheurs  de  la  vie,  ces  témoins  honnêtes  de 
nos  actions;  et  que  voulez- vous  que  je  fasse  de  l'existence,  si 
je  ne  puis  la  conserver  qu'en  renonçant  à  tout  ce  qui  me  la 
rend  chère?  Et  puis  je  me  lève  tous  les  matins  avec  l'espérance 
que  les  méchants  se  sont  amendés  pendant  la  nuit;  qu'il  n'y  a 
plus  de  fanatiques;  que  les  maîtres  ont  senti  leurs  véritables 
intérêts,  et  qu'ils  reconnaissent  enfin  que  nous  sommes  les 
meilleurs  sujets  qu'ils  aient.  C'est  une  bêtise,  mais  c'est  la  bê- 
tise d'une  belle  âme  qui  ne  peut  croire  longtemps  à  la  méchan- 
ceté. Ajoutez  à  cela  que  le  danger  qui  nous  menace  tient  à  une 
disposition  des  esprits  qui  ne  s'aperçoit  point.  La  sociéti'  pré- 
sente un  aspect  si  tranquille-que  l'âme,  lasse  de  se  tourmenter, 
se  livre  à  une  sécurité,  perfide  à  la  vérité,  mais  à  laquelle  il 
est  presque  impossible  de  se  refuser.  L'innocence  et  l'obscurité 
de  sa  vie  sont  deux  autres  sophismes  bien  séduisants.  Et  com- 
ment voulez-vous  que  celui  qui  n'en  veut  à  personne  s'imagine, 
sous  les  tuiles  où  il  s'occupe  à  se  rendre  meilleur,  que  des 
bourreaux  attendent  le  jour  pour  se  saisir  de  lui,  et  le  jeter 
dans  un  bûcher?  Quand  on  s'est  rassuré  par  sa  nullité,  on  se 
rassure  par  son  importance.  Dans  un  autre  moment  on  se  dit 
à  soi-même  :  a  Ils  n'auront  pas  le  front  de  persécuter  un  homme 
qui  a  consumé  ses  plus  belles  années  à  bien  mériter  de  son 
pays  ;  n'est-ce  pas  assez  qu'ils  aient  laissé  à  d'autres  le  soin  de 
l'honorer,  de  le  récompenser,  de  l'encourager?  s'ils  ne  m'ont 
pas  faitde  bien, ils  n'oseront  me  faire  du  mal.  »  C'est  ainsi  qu'on 
est  alternativement  dupe  de  sa  modestie  et  de  son  orgueil.  Qui 
que  vous  soyez  qui  m'avez  écrit  la  lettre  pleine  d'intérêt  et  d'es- 
time que  notre  ami  commun  m'a  remise,  je  sens  toute  la  re- 
connaissance que  je  vous  dois,  et  je  jette  d'ici  mes  bras  autour 
de  votre  cou.  Je  n'accepte  ni  ne  refuse  vos  offres.  Plusieurs 
honnêtes  gens,  effrayés  du  train  que  prennent  les  choses, 
sont  tentés  de  suivre  le  conseil  que  vous  me  donnez.  Qu'ils 
partent,  et  quel  que  soit  l'asile  qu'ils  auront  choisi,  fût-ce  au 
bout  du  monde,  j'irai.  Notre  ami  m'a  fait  lire  un  ouvrage  nou- 
veau'. Je  tremble  pour  le  moment  où  cet  ouvrage  sera  connu. 

1 .  Sans  doute  l'Examen  important  de  milord  DoUngbrolie  qui  ne  fut  in)primé 
qu'en  avril  1767,  selon  Beuchot,  mais  dont  Damilaville  avait  peut-êtrcreçu  une  copie. 


/j88  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

C'est  un  homme  qui  a  pris  la  torche  de  vos  mains,  qui  est  entré 
fièrement  dans  leur  édifice  de  paille,  et  qui  a  mis  le  feu  de  tous 
côtés.  Ils  voudront  faire  un  exemple,  et,  dans  leur  fureur,  ils  se 
jetteront  sur  le  premier  venu.  Si  cet  ouvrage  vous  est  connu, 
et  que  vous  puissiez  en  différer  la  publicité  jusqu'à  des  circon- 
stances plus  favorables,  vous  ferez  bien.  Je  vais  déposer  votre 
lettre,  afin  qu'atout  événement  vous  puissiez  joindre  à  ma  jus- 
tification que  je  vous  recommande  le  témoignage  des  précau- 
tions que  vous  aviez  prises  pour  leur  épargner  un  crime  nou- 
veau. Si  j'avais  le  sort  de  Socrate,  songez  que  ce  n'est  pas  assez 
de  mourir  comme  lui  pour  mériter  de  lui  être  comparé. 

Illustre  et  tendre  ami  de  l'humanité,  je  vous  salue  et  vous 
embrasse.  11  n'y  a  point  d'homme  un  peu  généreux  qui  ne  par- 
donnât au  fanatisme  d'abréger  ses  années,  si  elles  pouvaient 
s'ajouter  aux  vôtres.  Si  nous  ne  concourons  pas  avec  vous  à 
écraser  la  bête,  c'est  que  nous  sommes  sous  sa  griffe,  et  si,  con- 
naissant toute  sa  férocité,  nous  balançons  à  nous  en  éloigner, 
c'est  par  des  considérations  dont  le  prestige  est  d'autant  plus 
fort  qu'on  a  l'âme  plus  honnête  et  plus  sensible.  Nos  entours 
sont  si  doux,  et  c'est  une  perte  si  difficile  à  réparer! 


XXXVÏI 


FENOUILLOT     DE     FALIÎAIRE    A    GAURICK 


Je  n'ai  point  l'honneur,  monsieur,  de  vous  connaître  per- 
sonnellement, ni  d'être  connu  de  vous;  mais  je  connais  vos 
talents,  votre  réputation,  et  je  sais  que  votre  âme  n'est   point 

1.  Cette  lettre  a  été  publiée  pour  la  première  fois  dans  The  privale  corres- 
pondenceof  David  Garr/e/f,  Londres,  1832,  '2  vol.  in-4'',  à  la  date  erronée  de  1703. 
Non-seulement,  en  effet,  l'autographe  porto  1707,  mais  les  autres  lettres  de  Fe- 
nouillot  insérées  dans  le  même  recueil  confirment  ce  qu'il  dit  dans  celle-ci.  Le 
2i)  mars  1707,  il  le  prévient  qu'il  attend  sa  réponse  aux  deux  lettres  qu'il  lui  a  écrites 
et  au  sujet  de  la  comédie  jointe  à  la  première.  Il  le  prie  d'envoyer  la  réponse 
chez  M.  Diderot,  Grande  rue  Tarannc,  ])aico  qu'il  va  déménager.  Le  18  novembre 
suivant,  il  lui  adresse  un  exemplaire  d'une   petite  pièce  qu'il  connaît  déjà  et  dont 


CORRESPONDANCK   GÉNÉRALE.  /,89 

du  tout  au-dessous.  Malgré  la  distance  des  lieux  et  la  dilTri-ence 
du  pays,  le  goût  d'un  art  que  je  cultive  et  que  vous  end)eHissez 
doivent  nous  rapprocher,  ainsi  que  l'amitié  de  M.  Diderot,  qui 
nous  est  commune  à  tous  deux.  L'un  et  l'autre  m'autorisent  à 
vous  demander  un  service  que  je  sais  que  vous  avez  rendu  à 
plusieurs  autres  avec  lesquels  vous  avez  été  en  société  de  tra- 
vail, pour  les  aider  à  composer  des  pièces  dignes  de  vous 
avoir  pour  acteur.  J'ai  fait  une  comédie  dans  un  genre  assez 
particulier  et  qui  ne  peut  être  jouée  en  France,  parce  que  le 
protestantisme  en  est  la  base,  et  que  c'est  proprement  la  tolé- 
rance mise  en  action.  Je  crois,  monsieur,  qu'elle  pourrait  réus- 
sir sur  votre  théâtre,  si  vous  aviez  la  bonté  de  la  traduire  et  de 
l'accommoder  à  votre  scène.  C'est  un  vrai  sei'vice  que  vous  me 

il  lui  a  paru  qu'il  faisait  cas,  Ijien  qu'il  ne  l'ait  pas  jug;ée  propre  à  son  tliéùtro. 
«  Je  travaille  actuellement,  ajoute-t-il,  à  une  tragédie  qui,  je  l'espère,  sera  plus 
heureuse.  C'est,  au  jugement  de  M.  Diderot,  le  sujet  le  plus  théâtral  et  le  plus 
dramatique  qui  ait  été  mis  à  la  scène  ;  il  intéresse  particulièrement  votre  nation,  et 
je  pourrai  vous  envoyer  la  pièce  pour  Pâques.  Les  dessins  en  sont  déjà  tous  faits 
par  M.  Gravelot,  votre  ami  et  le  mien,  qui  pense,  ainsi  que  M.  Diderot,  que  si 
vous  voulez  lui  donner  vos  soins,  cette  pièce  ne  peut  manquer  de  réussir  sur 
votre  scène.  »  Il  s'agit,  cette  fois,  du  Fabricant  de  Londres.  V.n  1708,  Fcnouillot 
écrit  encore  à  Garrick  :  «  J'ai  l'honneur  de  vous  envoyer  la  l''  édition  de  mou 
Honnête  Criminel,  joué  plusieurs  fois  chez  M°"  de  Villeroy.  » 

M.  Gabriel   Charavay,    en   imprimant   dans    V Amateur  d'autographes   (n"  44, 

10  octobre  1863)  la  lettre  du  20  janvier  1767,  dont  l'original  fut  acheté  4i  francs  à 
la  vente  du  marquis  Raffaoli,  par  le  British  Muséum,  la  fit  précéder  de  l'excellente 
note  que  nous  reproduisons  ici  : 

«  VUonnéte  Criminel,  drame  en  vers  et  en  cinq  actes,  de  Fenouillot  de  Fal- 
baire,  est  une  des  pièces  de  théâtre  les  plus  caractéristiques  du  xviii"  siècle.  Sous 
ce  titre  paradoxal,  elle  offre  la  mise  en  scène  d'un  épisode  très-émouvant  des  der- 
nières persécutions  exercées  contre  les  Réformés.  Jean  Fabre,  protestant  de  INinies, 
obtint,  en  1756,  do  prendre  la  place  de  son  père,  condamné  aux  galères  pour  avoir 
pratiqué  son  culte.  11  fut  mis  en  liberté  six  ans  plus  tard,  par  le  ministre  Choi- 
seul.  Tel  est  le  sujet  du  drame.  Imprimé  en  1707,  il  fut  joué  en  province,  mais 
l'auteur  ne  put  obtenir  de  le  faire  représenter  à  Paris.  Il  fallut  que  la  lîévolution 
brisât  la  puissance  du  clergé  pour  lever  Tinterdiction  qui  pesait  sur  V Honnête  Cri- 
minel. 11  fut  représenté  enfin  sur  le  Théâtre-Français,  le  4  janvier  1790.  Il  eut 
un  succès  de  larmes  et  d'opinion.  Depuis,  il  a  figure  aux  répertoires  de  tous  les 
théâtres  de  France,  et,  sous  la  Restauration,  il  devint  une  arme  de  guerre,  entre  les 
mains  des  libéraux,  contre  l'intolérance  religieuse.  Il  n'est  donc  pas  sans  intérêt  de 
connaître  l'origine  d'une  pièce  de  théâtre  qui  a  fait  tant  de  bruit.  La  lettre  que 
nous  publions  ci-après  nous  donne  à  ce  sujet  do  piquants  détails.  Elle  est  adressée 
à  Garrick,  à  Londres.  La  première  moitié  est  écrite  par  Fenouillot  de  Falbaire,  et 
l'autre  moitié  par  Diderot,  qui  s'y  montre  dans  tout  son  déshabillé  philosophique. 

11  nous  dit  qu'il  est  l'inspirateur  de  ce  drame,  mais  il  a  dû  en  faire  aussi  quelques- 
unes  des  scènes  les  plus  vigoureuses,  que  l'on  reconnaîtrait  à  sa  touche.  » 


Z,90  CORRESPONDANCE    GENERALE. 

rendriez  et  que  j'ose  espérer  de  vous.  Tous  les  gens  de  lettres 
et  les  honnêtes  gens  n'ont  qu'une  patrie,  et  je  sais  qu'à  ces 
deux  titres  on  peut  tout  attendre  de  M.  Garrick.  Je  vous  envoie 
ma  pièce  sous  l'enveloppe  de  l'ambassadeur  de  France,  chez 
qui  je  vous  prie  de  vouloir  bien  la  faire  prendre.  Je  vous  laisse 
absolument  le  maître  de  tous  les  changements  que  vous  jugerez 
nécessaires,  et  je  suis  sûr  que  mon  ouvrage  gagnera  beaucoup 
à  passer  par  vos  mains.  Si  ce  premier  drame  me  procure  l'avan- 
tage d'entrer  avec  vous,  monsieur,  en  société  de  travail,  je 
serai  trop  flatté  pour  ne  pas  la  continuer.  J'ai  actuellement  sur 
le  métier  une  tragédie  d'un  genre  aussi  très-neuf,  qui,  par  le 
sujet  et  les  allusions,  intéressera  particulièrement  votre  nation, 
et  que  la  hardiesse  des  pensées  et  de  l'intrigue  rend  trop 
forte  pour  la  mienne  ^  C'est  un  second  enfant  que  je  vous 
prierai  encore  d'adopter,  et  auquel  je  tâcherai  de  donner  d'autres 
pères,  dans  la  confiance  que  vous  prendrez  de  tous  le  même 
soin.  Au  reste,  monsieur,  l'avantage  le  plus  précieux  et  le  plus 
flatteur  que  j'y  envisage,  c'est  l'amitié  que  j'espère  qui  en 
résultera  entre  nous.  L'envie  que  j'ai  de  mériter  et  d'acquérir 
la  vôtre  est  égale  aux  sentiments  d'estime  et  de  considération 
avec  lesquels  j'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  votre  très-humble 
et  très-obéissant  serviteur, 

Fenouillot, 

Chez  M.  de  La  Brosse,  rue  d'Anjou-Dauphine,  faubourg  Saiut-Gerniain. 


XXXVIIl 

DIDEROT    A    GARRICK. 

A  Paris,  ce  20  janvier  17G7. 

Monsieur  et  très-honoré  Roscius,   c'est  moi  qui  ai  donné  au 
poëte  qui  vous  écrit  au  coin  de  mon  feu  le  conseil  de  travailler 


t.  Allusion  au  Fabricant  de  Londres,  drame  en  cinq  actes  et  en  prose,  Paris, 
177J,in-8;  cinq  figures  de  Gravclot. 


GORRESPONDANCK    GÉNKUAU:.  /jOl 

plutôt  pour  le  théâtre  de  Londres  que  pour  le  nôtre.  11  est 
jeune  '  mais  il  a  l'âme  haute,  et  il  pense  que  s'il  n'est  pas  per- 
mis de  mettre  sur  la  scène  les  prêtres,  les  rois,  leurs  ministres, 
en  un  mot  tous  les  grands  bélîtres  de  ce  monde,  il  n'y  a  qu'à 
fermer  boutique.  Les  personnages  les  plus  ridicules,  les  moi- 
nes, les  religieuses,  les  abbés,  les  évêques,  les  présidents  à 
mortier  nous  sont  interdits,  tant  c'est  une  chose  rt'^pectable 
pour  nous  qu'une  croix  et  un  capuchon.  Celui  qui  oserait  inti- 
tuler son  drame  Jacques  Clément,  Henri  IV,  Piichelieu,  Da- 
miens,  Coligny,  risquerait  d'obtenir  un  logement  uu\  dépens 
de  l'État,  à  la  Bastille  ou  à  Bicètre,  et  la  fantaisie  de  mon  jeune 
ami  serait  de  mériter  cette  faveur  et  de  ne  pas  l'obtenir.  La 
pièce  que  vous  recevrez  et  qu'il  vous  soumet  est  son  coup 
d'essai;  s'il  est  possible  de  l'ajuster  à  votre  costume,  je  vous 
demande,  par  l'amitié  que  vous  avez  pour  moi  et  que  je  vous 
rends  bien,  et  par  l'intérêt  que  vous  devez  à  un  talent  qui  naît 
et  qui  promet,  s'il  est  encouragé,  de  vous  en  occuper.  M.  Fe- 
nouillot  n'est  point  du  tout  indigne  que  vous  fassiez  pour  sa 
gloire  et  pour  sa  fortune  ce  que  vous  faites  pour  la  gloire  et  la 
fortune  de  M.  Colman  -.  S'il  arrive,  après  que  vous  vous  serez 
bien  gratté  le  front  et  rongé  les  ongles  pour  réussir  (mi  com- 
mun, que  le  pied  vous  glisse,  la  chute  sera  pour  lui  seul.  En 
cas  de  succès,  il  sera  très-flatté  de  voir  son  nom  en  accolade 
avec  le  vôtre,  et,  pardieu!  je  le  crois  bien.  Du  reste,  vous  en 
userez  avec  lui  connue  il  vous  plaira.  Quoiqu'il  soit  presque 
aussi  gueux  qu'il  convient  à  un  enfant  d'Apollon,  il  aimerait 
encore  mieux  une  feuille  de  laurier  qu'une  grosse  pièce  d'or.  Il 
a  lu,  je  ne  sais  où,  qu'anciennement  ceux  qui  mâchaient  du  lau- 
rier prophétisaient,  et  il  a  grand  appétit  de  ce  fourrage.  Adieu, 
monsieur  et  très-aimable;  souvenez-vous  de  temps  en  temps  de 
la  synagogue  de  la  rue  Royale  et  du  petit  sanctuaire  de  la  rue 
Neuve-des-Petits-Champs;  on  y  fait  souvent  conuuémoration  de 
vous,  le  verre  en  main,  et  l'on   vous  y  boit   en    bourgogne,    en 


1.  «Tous  les  biographes  font  naître  Fenouillot  de  Falbairo  eu  1727.  Il  nous 
semble  qu'ils  le  vieillissent  au  moins  de  dix  ans  ;  car  il  en  aurait  eu  quarante  à 
l'époque  de  cette  lettre,  et  à  cet  âge  on  n'est  plus,  à  proprement  parler,  un  jeune 
homme.  Remarquez  que  Diderot  insiste  plus  bas  sur  ce  point,  en l'appi-laiit  «  mon 
jeune  ami  ».  (G.  G.) 

2.  George  Colman,  célèbre  auteur  dramatique  anglais. 


Z|92  CORRESPONDANCE    GENERALE. 

Champagne,  en  malaga,  en  toutes  couleurs,  en  tout  pays.  Je  suis, 
comme  vous  savez,  votre  admirateur,  et  je  serais  bien  fâclié 
que  vous  ne  me  comptassiez  pas  au  nombre  de  vos  amis. 


XXXIX 

A    l'académie    impébiale   des   beaux-arts 

A      SAIXT-PÉTEBSr.OURG^ 

5  février  1TG7. 

Messieurs, 

Comblé  par  Sa  Majesté  Impériale  de  bienfaits,  que  j'ai  très- 
peu  mérités,  j'ose  aspirer  à  un  honneur  qu'assurément  je  ne 
mérite  pas  davantage.  Voilà  l'effet  ordinaire  des  grâces  ;  on  s'en- 
hardit, par  celles  qu'on  a  obtenues,  à  solliciter  celles  qu'on  peut 
obtenir  encore  ;  avec  un  mérite  borné,  on  forme  des  prétentions 
sans  mesure,  et  le  philosophe  même  n'est  pas  à  l'abri  de  cette 
séduction. 

L'Académie  est  composée  de  trois  classes  où  l'on  voit  le 
talent  qui  produit,  entre  la  protection  qui  encourage  et  le  bon 
goût  qui  apprécie.  Si  je  me  demande  à  moi-même  quelle  est, 
de  ces  trois  classes,  celle  où  je  puis  être  admis,  je  ne  suis  pas 
peu  embarrassé  de  me  répondre;  en  effet, suis-je  un  grand,  un 
homme  puissant?  Non,  messieurs.  Un  artiste  distingué?  Non, 
messieurs.  Un  amateur  éclairé?  Je  craindrais  d'en  appeler  sur 
ce  point  même  au  témoignage  de  M.  Falconet,  mon  ami;  il 
seraib  heureux  pour  moi  messieurs,  que  vous  vous  proposassiez 
d'imiter  une  fois  notre  auguste  fondatrice,  et  que  vous  ne 
dédaignassiez  pas  d'illustrer  gratuitement  celui  qu'Elle  a  si  gra- 
tuitement enrichi;  alors  je  pourrais  compter  sur  quelques-uns 
de  vos  suffrages.  Les  autres  membres  de  l'Académie  honore- 
raient leur  titre,  je   serais  très-honoré  du  mien.    L'Académie 

1.   Incdito.  Communiquée  par  M.  Howyn  de  Tranchère. 


CORRESPONDANCK   (ÎENKRALK.  /|03 

serait  vaine   de  vous  posséder  tous,   moi  je  serais  vain  de  lui 
appartenir. 

Je  suis  avec  respect,  messieurs,  etc.,  etc. 


XL 

AU     GÉNiUaL      IÎF.TZIvY. 

Paris,  29  décembre  17117. 

Monsieur,  je  suis  confondu,  je  reste  stupéfait  des  bontés 
nouvelles  dont  il  a  plu  à  Sa  Majesté  Impériale  de  me  combler. 
Jamais  grâces  n'ont  été  moins  méritées,  plus  inattendues  ;  et 
jamais  reconnaissance  ne  fut  plus  vivement  sentie  et  plus 
difficile  à  témoigner. 

Grande  princesse,  je  me  prosterne  à  vos  pieds,  je  tends  mes 
deux  bras  vers  vous  ;  je  voudrais  parler  ;  mais  mon  âme  se 
serre,  ma  tête  se  trouble,  mes  idées  s'embarrassent,  je  m'atten- 
dris comme  un  enfant,  et  les  vraies  expressions  du  sentiment 
qui  me  remplit  expirent  sur  les  bords  de  ma  lèvre. 

Monsieur,  prenez  mon  ami  Falconet  par  la  main  ;  conduisez- 
le  au  pied  du  trône,  et  qu'il  tâche  de  parler  pour  moi.  Mais 
non  ;  n'en  faites  rien,  il  est  touché  de  mon  bonheur  comme  du 
sien,  et  il  ne  dira  pas  mieux  que  moi.  Ah  !  malheur  à  celui  qui 
jouirait  de  tout  son  esprit  à  ma  place;  cet  homme  aurait  un 
cœur  bien  froid. 

Sans  doute  il  y  a  eu  des  souverains  bienfaisants  ;  mais  qu'on 
m'en  cite  un  seul  qui  ait  mis  à  ses  bienfaits  cette  singulière  dé- 
licatesse qu'y  met  votre  souveraine  et  la  mienne.  Oui,  monsieur, 
elle  est  aussi  la  mienne;  puisque  c'est  elle  qui  m'honore,  qui 
me  protège,  et  qui  se  charge  d'acquitter  la  dette  de  mon  pays. 

0  Catherine  !  soyez  sûre  que  vous  ne  régnez  pas  plus  puis- 
samment sur  les  cœurs  à  Pétersbourg  qu'à  Paris.  Vous  avez  ici 
une  cour  et  vos  courtisans,  et  ces  courtisans  ont  des  âmes 
nobles,  hautes,  honnêtes,  généreuses,  et  leur  caractère  principal 
est  de  ne  l'être  que  des  héros  et  de  vous.   Ce  sont   tous  nos 


/|9/4  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

habiles  gens  ;  ce  sont  tous  nos  honnêtes  gens  ;  ce  sont  tous  mes 
amis. 

Depuis  que  la  nouvelle  des  bienfaits  récents  de  Sa  Majesté 
s'est  répandue,  voilà  les  hommes  dont  je  suis  entouré.  Que  ne 
peut-elle  être  témoin  de  leurs  embrassements!  Que  ne  peut-elle 
entendre  les  éloges  qui  les  accompagnent  !  Quel  spectacle  pour 
son  âme!  Quel  concert  pour  son  oreille  !  «  Qu'elle  est  grande, 
s'écrient-ils,  qu'elle  est  noble,  cette  souveraine!  quelle  délica- 
tesse elle  met  à  tout!  Nous  autres  hommes,  continuent-ils,  nous 
n'avons  que  des  vertus  d'emprunt  ;  une  âme  moitié  nôtre, 
moitié  à  ceux  qui  la  pétrissent  dans  l'enfance.  On  nous  fait  ce 
que  nous  sommes.  Une  femme,  quand  elle  est  grande,  l'est  d'elle- 
même.  Elle  ne  doit  rien  qu'au  ciel  qui  la  forma  ;  et  quand  elle 
agit,  il  y  paraît  bien.  » 

Yoilà  les  discours  qui  retentissent  autour  de  moi.  Cependant 
une  épouse  sensible,  une  mère  tendre  qui  les  entend,  en  verse 
des  larmes  de  joie.  Elle  est  debout  à  côté  de  son  enfant  qui  la 
tient  embrassée.  Je  les  regarde  et  je  ne  sais  plus  ce  que  je 
deviens.  Un  noble  enthousiasme  me  gagne;  mes  doigts  se  portent 
d'eux-mêmes  sur  une  vieille  lyre  dont  la  philosophie  avait  coupé 
les  cordes.  Je  la  décroche  de  la  muraille  où  elle  était  restée 
suspendue  ;  et  la  tête  nue,  la  poitrine  découverte,  comme  c'est 
mon  usage,  je  me  sens  entraîné  à  chanter  ; 

Vous,  qui  de  la  Divinité 
Nous  montrez  sur  le  trône  une  image  fidèle; 

Vous,  qui  partagez  avec  elle 
Lo  plaisir,  par  les  rois  si  rarement  goûté. 

De  consacrer  l'autorité, 
Sans  cesse  formidable  et  quelquefois  cruelle, 

Au  bonheur  de  l'humanité; 

Souffrez  qu'aujourd'hui  je  révèle, 
Entre  tant  de  vertu,  cette  unique  bonté 
Qui  seule  aurait  suffi  pour  vous  rendre  immortelle. 
Je  servirais  mon  siècle  et  la  postérité 

Si,  dans  Tivresse  de  mon  zèle, 
Je  peignais  dignement  de  ma  félicité 

L'histoire  touchante  et  nouvelle  ; 

Si  je  pouvais  apprendre  aux  rois 

Que  Catherine,  leur  modèle, 
Dédaignant  ces  aOreux  et  trop  communs  exploits 
Qui  malheureusement  conduisent  à  la  gloire, 


CORRESPONDANCK    GÉNÉRALE.  Zj95 

Enclianta  l'univers  par  les  mêmes  vertus 

Oui  font  adorer  la  nirtnoire 

Des  Antonins  et  des  Titus. 
Que  sa  grande  âme,  en  ressources  féconde, 

S'élançait  dos  bornes  du  monde 
i*our  honorer  les  arts  et  faire  des  heureux; 
Qu'elle  daigna  chercher  et  parvint  à  connnaître 
lu  étranger  obscur,  sans  brigue,  sans  aïeux, 

Ignoré  même  de  son  maître, 
Et  souffrant  sans  murmure  un  destin  rigoureux  ; 
Qu'elle  vint  le  surprendre  au  sein  de  la  misère. 
Et  lui  montrer,  dans  ses  dons  généreux, 

I.a  magnificence  des  dieux 

Et  la  tendresse  d'une  mère. 
Au  récit  consolant  de  ces  faits  précieux. 

Tout  mortel  sensible  respire, 
Et  crie  à  ces  héros  dont  le  glaive  odieux 
Veut  du  sang  à  répandre  et  des  murs  à  détruire. 
Qu'il  est  un  art  plus  doux,  plus  sur.  plus  glorieux, 
D'asservir  sans  carnage  et  de  vaincre  sans  nuire  ; 

Que  de  la  Reine  que  j'admire 
Tous  les  infortunés  devinrent  les  sujets; 
Qu'elle  sut  à  la  fois  gouverner,  plaire,  instruire, 

Et  reculer  par  ses  bienfaits 

Les  limites  de  son  Empire'. 


El  vous  croyez  donc,  monsieur,  que  je  consumerai  dans  une 
stérile  oisiveté  les  jours  heureux  que  l'impératrice  m'a  faits? 
Vous  croyez  que  je  laisserai  les  instruments  qu'elle  m'a  confiés 
se  couvrir  d'une  honteuse  poussière  ?  Non,  il  n'en  sera  rien.  Je 
jure  qu'avant  de  mourir  j'aurai  élevé  à  sa  gloire  une  pyramide 
qui  touchera  le  ciel,  et  où  dans  les  siècles  à  venir  les  souverains 
verront,  parce  que  le  sentiment  seul  de  la  reconnaissance  aura 
entrepris  et  exécuté,  ce  qu'ils  auraient  obtenu  du  génie  si  leurs 
bienfaits  l'avaient  cherché. 

Jeune  élève  de  Praxitèle,  hâtez-vous  de  rendre  les  traits  de 


1.  Dans  la  lettre  XIII  à  Falconet,  Diderot  a  déjà  parlé  de  ces  vers  «  qui  n'étaient 
pas  mauvais  ».  Sont-ils  bien  réellement  de  lui?  Le  Recueil  de  quelques  articles 
liréy  de  différents  ouvrages  périodiques,  de  Jean  Devaisnes  (imp.  d'abord  à  14  ex.  au 
château  de  Dampierre),  contient  cette  pièce  de  vers  avec  de  très-légères  variantes 
et  cette  note  :  «  Diderot  pria  un  de  ses  amis  d'exprimer  sa  reconnaissance  pour 
l'achat  de  sa  bibliothèque,  et  celui-ci  fit  cotte  épître  qui  fut  envoyée  à  Catherine 
en  1700  {sic).  » 


Z,96  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

mon  auguste  bienfaitrice.  Oubliez-moi;  car  si  vous  vous  rappelez 
que  vous  avez  sous  vos  yeux  celle  à  qui  je  dois  mon  bonheur, 
je  connais  votre  âme,  l'ébauchoir  vous  tombera  des  mains,  et 
vous  pleurerez.  Si  c'est  en  vain  que  je  vous  préviens  et  qu'il 
vous  échappe  une  larme,  essuyez-la  bien  vite.  Songez  que  les 
instants  précieux  que  Sa  Majesté  vous  accorde  sont  pris  sur  le 
temps  qu'elle  doit  aux  grandes  choses  que  sa  tête  projette  ; 
songez  qu'elle  est  pressée  de  parcourir  les  diverses  contrées  de 
son  vaste  empire,  et  de  porter  les  espérances  d'une  ielicité  fu- 
ture à  cent  peuples  qui  l'attendent  et  dont  vous  suspendez  les 
acclamations.  Hâtez-vous  donc  ;  cependant  rendez  bien  cette 
physionomie  pleine  de  bonté,  de  douceur,  de  grâces,  de  linesse 
et  de  dignité  ;  et  qu'en  voyant  ce  buste  sur  le  piédestal  que  je 
lui  destine,  il  me  transporte,  m'anime,  m'en  impose,  et  ne  me 
permette  pas  d'écrire  une  ligne  médiocre. 

Monsieur,  j'ai  assez  de  fortune  si  je  sais  en  quoi  consiste 
le  vrai  bonheur  et  je  n'en  aurai  jamais  assez  si  j'iguore 
ce  point.  Arrêtez  donc,  je  vous  en  supplie,  la  main  bienfaisante 
de  Sa  Majesté  Impériale.  Mais  je  n'ai  d'elle  qu'une  bien  mau- 
vaise gravure.  S'il  est  vrai  que  M""=  Victoire  fasse  son  portrait, 
et  que  vous  vouliez  mettre  le  comble  à  toutes  les  obligations 
que  je  vous  ai,  vous  ordonnerez  qu'on  m'en  envoie  une  copie 
réparée  par  la  jeune  artiste. 

Vous  ne  voulez  donc  plus  être  Excellence:  eh  bien,  mon- 
sieur, soyez  satisfait;  mais  vous  resterez  excellent,  malgré  que 
vous  en  ayez. 

Non,  mon  excellent,  non,  je  ne  m'en  dépars  pas,  c'est  l'afla- 
bilité  du  prince  de  Galitzin,  le  désintéressement  de  l'artiste,  et 
peut-être,  s'il  faut  dire  tout,  le  noble  désir  de  s'illustrer  par  un 
grand  monument,  qui  ont  arraché  mon  artiste  philosophe  à  sa 
retraite,  qui  lui  était  plus  chère  encoi'e  que  sa  patrie.  Je  ne 
saurais  accepter  un  mérite  que  je  n'ai  point.  S'il  a  plu  à  Sa 
Majesté  Impériale  de  récompenser  magnifiquement  une  marque 
légère  de  mon  zèle  à  la  servir,  je  n'en  suis  point  surpris  :  c'est 
qu'il  convient  aux  souverains  comme  elle  de  récompenser 
magnifiquement  les  moindres  bagatelles  qu'on  fait  pour  eux. 

Je  suis  trop  heureux  d'avoir  arrangé  à  la  satisfaction  de  Sa 
Majesté  et  à  la  vôtre  les  conditions  du  voyage  de  Falconet, 
Ah  !  vous  me  promettez  le  bonheur  de  mon  ami,  de  Falconet  ; 


CORRESPONDANCI':    GKNKRALK.  ^97 

monsieur,  après  m'être  jeté  aux  pieds  de  Sa  Majesté  Impériale, 
permettez  que  je  me  jette  à  votre  cou.  Je  ne  vous  dissimulerai 
point  que  le  départ  de  l'impératrice  et  votre  absence  de  la  Russie 
ne  m'aient  causé  les  plus  vives  alarmes.  Je  jugeais  de  votre  cour 
par  la  notre,  où  le  déplacement,  la  mauvaise  volonté  d'un  com- 
mis suffisent  pour  embarrasser,  retarder,  faire  échouer  les  projets 
les  plus  importants.  Un  certain  Agatocles,  je  crois,  disait  qu'il 
était  l'homme  le  plus  puissant  de  la  Grèce,  parce  ({u'il  disposait 
d'Aspasie,  qui  disposait  de  Périclès,  qui  disposait  d(;  la  Grèce; 
mais  le  prince  de  Galitzin  m'a  dit  qu'il  n'y  avait  ni  commis  ni 
Agatocles  à  redouter  en  Russie,  et  j'ai  recouvré  le  sommeil. 

Je  n'ai  point  douté,  monsieur,  que  vous  ne  reconnussiez  en 
mon  ami  les  lumières,  l'honnêteté,  le  talent  et  les  mœurs  que  je 
vous  en  avais  promis  ;  et  je  m'attendais  aux  reproches  obligeants 
que  vous  me  faites  sur  M"^  Collot.  C'est  qu'il  y  a  quelques  circon- 
stances heureuses  où  il  est  possible  à  l'amitié  d'exagérer.  Au  reste, 
et  le  maître  et  l'élève  ont  la  tête  tournée  des  bontés  de  Sa 
Majesté  et  des  vôtres,  et  moi,  je  l'ai  du  récit  qu'ils  m'en  ont  fait. 

Continuez,  monsieur,  de  les  honorer  l'un  et  l'autre  de  votre 
protection.  Le  temps  ne  leur  ôtera  rien  de  leurs  bonnes  qualités; 
faites  qu'il  ne  leur  ôte  rien  de  la  bienveillance  du  premier 
instant.  Si  Falconet  exécute  une  grande  et  belle  chose,  comme 
je  n'en  doute  pas,  on  devra  son  succès  autant  au  repos  qu'il 
tiendra  de  vous  qu'à  l'excellence  de  son  talent. 

Eh  bien,  monsieur,  me  voilà  donc  obligé  en  conscience  de 
vivre  cinquante  ans;  bien  pis,  de  ne  plus  mourir,  puisque  Sa 
Majesté  Impériale  m'assure  à  jamais  un  bienfait  limité  précé- 
demment à  la  seule  durée  de  ma  vie.  J'ignore  de  combien  je 
puis  demeurer  en  reste  ;  mais  je  sais  que  tous  mes  jours  seront 
marqués  par  des  vœux,  et  ces  vœux,  vous  croyez  sans  doute 
qu'ils  seront  faits  pour  elle;  non,  monsieur,  ils  seront  tous  pour 
le  peuple  qu'elle  gouverne.  Lorsque  la  Providence  destine  à  un 
trône,  c'est  toujours  un  malheureux  qu'elle  condamne  à  des 
travaux  infinis.  11  n'y  a  presque  pas  une  journée  pure  pour  le 
père  d'une  si  nombreuse  famille.  Et  puis,  quels  redoutables  en- 
gagements Catherine  n'a-t-elle  pas  pris  avec  l'univers  !  Il  a 
les  yeux  attachés  sur  elle.  La  voilà  dans  la  nécessité  de  montrer 
que  la  nature  n'a  fait  les  obstacles  que  pour  discerner  les 
grandes  âmes  des  âmes  communes;  et  on  le  verra. 

x)x.  3^ 


/i98  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

J'ai  vu  entre  les  mains  de  M'"''  Geoffrin  une  lettre  dont  j'ai 
commencé  par  baiser  les  sacrés  caractères.  Ils  étaient  tracés  de 
la  main  de  ma  bienfaitrice.  Mais  jugez  de  l'état  de  mon  âme  à  la 
lecture  des  choses  touchantes  que  j'y  ai  trouvées.  Il  me  sem- 
blait n'avoir  plus  mie  goutte  de  mon  sang  qui  m'appartînt.  Que 
les  souverains  ne  feraient-ils  pas  de  nous  s'ils  daignaient  en 
prendre  la  peine  ! 

C'est  par  vous,  monsieur,  que  mon  bonheur  a  commencé  ; 
c'est  vous  qui  fîtes  pour  la  première  fois  entendre  mon  nom  à 
votre  auguste  souveraine.  C'est  à  ce  titre  que  je  vous  dois  tous 
les  sentiments  tendres  d'un  enfant  pour  son  père  ;  et  c'est  avec 
ce  profond  respect  que  j'ai  l'honneur  d'être,  etc. 


.     XLI 

A    JOHN    Wir.KES'. 

Paris,  2  avril  17G8. 

Monsieur, 

J'ai  reçu  avec  le  plus  grand  plaisir  la  nouvelle  de  votre 
élection.  Je  me  trouvais  avec  le  président  quand  votre  lettre  nie 
fut  remise;  elle  fut  lue  immédiatement,  et  toute  la  compagnie, 
qui  était  très-nombreuse,  fut  ravie  de  votre  succès.  Vos  vertus 
sociales  rendront  en  tout  temps  et  partout  votre  mémoire  chère 
et  précieuse  à  vos  amis  et  la  justice  qui  vous  a  été  rendue  d'une 
manière  si  publique  et  si  distinguée  vous  indemnise  suffisam- 
ment des  ennuis  de  votre  exil.  Quelle  satisfaction  de  régner 
sur  le  cœur  des  hommes!  Vous  régnez  sur  ceux  de  vos  conci- 
toyens, et  vous  méritez  de  régner  sur  eux  dont  vous  avez  dé- 
fendu les  droits;  en  véritables  enfants  de  la  liberté  qu'ils  sont, 
ils  ont  couronné  par  acclamation  le  champion  de  leurs  libertés. 


I.  Publiée  t.  V,  p.  2i3,  de  The  Correspondence  of  the  late  John  Wilkes  iv)*h 
his  friends.  London,  1805,  5  vol.  in-8.  C'est  la  traduction  de  la  «  translation  »  en 
anj^iais  que  nous  publions. 


CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE.  /j99 

L'unanimité  peu  commune  avec  laquelle  les  électeurs  ont 
voté  en  votre  faveur  est  une  preuve  incontestable  de  leur  im- 
partialité. La  corruption,  l'intrigue  et  les  manœuvres  clandes- 
tines, qui  sont  si  communes  dans  les  élections,  n'ont  pas  eu  place 
dans  la  vôtre.  L'amour  de  la  liberté  enflammait  chaque  poitrine 
et  dictait  le  suffrage  des  électeurs  indépendants.  Et  je  ne  doute 
pas  que  vous  n'eussiez  été  choisi  par  Londres  elle-même,  où 
les  intérêts  différents  qui  nai^^sent  du  commerce  ont  mis  tant  de 
ressorts  en  mouvement,  si,  à  Guildhall,  les  électeurs  avaient  été 
aussi  libéraux  qu'ils  sont  intéressés  au  commerce  :  mais  l'inté- 
rêt, vous  le  savez,  gouverne  le  monde. 

Votre  conduite  calme  et  paisible  vous  fait  un  honneur  infini 
et  vos  principes  généreux  et  patriotiques  rendront  votre  nom 
immortel.  Vous  avez  quitté  Paris,  cette  agréable  retraite,  où 
votre  amabilité  et  vos  manières  affables  vous  avaient  gagné  tant 
d'amis;  et  nonobstant  tous  les  divertissements  que  nous  nous 
sommes  efforcés  de  vous  procurer  dans  le  but  de  rendre  votre 
séjour  le  plus  agréable  possible,  vous  observiez  les  événements 
et  vous  avez  volé  à  la  défense  des  droits  de  votre  pays.  Coriolan 
méditait  la  ruine  du  sien,  et,  sous  prétexte  de  défendre  ses 
libertés,  se  proposait  de  lui  faire  sentir  le  joug  douloureux  de 
l'esclavage,  après  avoir  démoli  ses  murs.  Poussé  par  un  senti- 
ment infiniment  plus  noble,  vous  rentrez  dans  le  vôtre  en  paci- 
ficateur, et  comme  récompense  de  tout  ce  que  vous  avez  souf- 
fert pour  sa  cause,  vous  ne  demandez  cependant  qu'à  être  encore 
tout  à  son  service. 

En  ce  moment,  Londres  vous  ouvre  ses  portes  et  les  citoyens 
leurs  cœurs;  mais  laplus  grande  partie  des  électeurs,  contraints 
ou  paralysés  par  la  puissante  influence  des  autres  candidats, 
n'ont  point  osé  s'aventurer  à  vous  donner  leurs  votes.  L'indé- 
pendant et  fameux  comté  de  Middlesex  vous  a  d'ailleurs  indem- 
nisé des  secrètes  machinations  des  uns  et  de  la  dégradante 
pusillanimité  des  autres.  L'Europe  sera  surprise  de  votre  patrio- 
tisme et  de  votre  succès;  ou  plutôt  elle  admirera  l'un  et  se 
réjouira  de  l'autre.  Je  suis  le  premier  k  vous  féliciter  à  cette 
occasion  et  à  joindre  mes  compliments  à  ceux  de  tous  les  amis 
de  l'humanité,  qui  certainement  ne  voulut  jamais  se  consumer 
dans  les  fers. 

L'auguste  sénat  de  la  Gi-ande-Bretagne  comptera  encore  un 


500  CORRESPONDANCE    GENERALE. 

Wilkes  parmi  ses  plus  illustres  membres;  et  la  liberté  de  votre 
pays  trouvera  en  vous  un  généreux  défenseur  de  ses  droits  et 
de  ses  privilèges. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 


XLII 

A   SUARD  (?)  '. 

Cela  m'est  bien  doux,  mon  ami,  de  me  donner  du  temps 
pour  le  morceau  et  de  ne  m'en  point  donner  pour  le  portrait. 

Voilà  le  portrait,  belle  épreuve  ;  la  petite  page  viendra  bien 
avant  le  temps  que  vous  m'accordez. 

Mon  respect  à  madame.  Ou  m'a  dit  que  vous  aviez  lu  l'ar- 
icle  Jésuite  et  qu'il  ne  vous  avait  pas  déplu.  Lisez  encore  ,  si 
vous  n'avez  rien  de  mieux  à  faire,  Intolérance  et  Jouissance. 


XLIII 

A  l'abcé   gayet  de  sansale, 

CONSEILLER  AU  PARLEMENT  ET  DOC  TEL' P.  DE  LA  MAISON  DE  SO  F.  BONNE-', 

Le  30  juillet  17GS. 

Monsieur, 

J'ai  lu  les  deux  mémoires  et  je  vais  vous  en  dire  mon  avis 
sans  partialité.  Je  connais  particulièrement  le  père,  la  mère,  les 


\.  Sans  date  ni  signature.  Inédite.  Communiquée  par  M.  Alfred  Sensier. 

2.  Cette  lettre  et  les  deux  autres  qui  suivent  sont  inédites.  Elles  font  partie 
de  la  magnifique  collection  d'autographes  commencée  par  M.  le  marquis  de  Fiers 
et  continuée  par  son  fils  à  qui  nous  en  devons  la  communication.  Diderot  fait  allusion, 
ce  nous  semble,  à  la  femme  dont  il  prend  si  chaleureusement  ici  les  intérêts  dans 
le  passage  de  la  lettre  du  ti'i  novembre  I7GS  àM""=  Volland:  «Les  bienfaits  ne  nous 
réussissent  pas.  Nous  avons  donné  gîte  à  une  de  nos  compatriotes  qu'une  affaire 
malheureuse  avait  appelée  à  Paris.  Elle  s'est  amusée  pendant  trois  mois  à  mettre, 
par  ses  catiuets,  tout  mon  peujjle  en  combustion.  » 


CORRESPONDANCK    GÉNÉRALE.  501 

frères,  les  sœurs,  toute  cette  niallieureuse  famille  et  toute  leur 
petite  fortune.  Le  père  et  la  mère  ont  été  un  exemple  frappant 
que  les  meilleurs  parents  peuvent  avoir  les  plus  méchants  en- 
fants. La  sœur  n'est  pas  bonne.  Ses  frères  sont  des  bêtes  féroces, 
avec  cette  différence  que  les  frères  ont  fait  le  supplice  et  la 
ruine  de  la  maison  et  que  la  sœur  en  a  fait  la  consolation  et  le 
soutien.  Les  frères  n'ont  pas  vécu  un  jour  sans  le  marquer  par 
quelque  acte  de  violence,  de  débauche  et  d'extravagance.  Ils 
étaient  redoutés  de  leur  père  môme  et  ils  font  aujourd'hui  la 
terreur  de  toute  une  ville,  au  point  qu'il  n'y  a  pas  un  habitant 
qui  osât  déposer  contre  eux,  pas  un  magistrat  qui  osât  en  faire 
justice.  Ils  sont  connus  pour  des  hommes  de  sang,  des  brigands 
capables  de  se  porter  aux  plus  effroyables  extrémités.  Souvenez- 
vous  de  ma  prédiction,  mon  père  :  ils  périront  malheureusement. 
Ils  ont  déjà  subi  des  condamnations  infamantes.  La  peine  capi- 
tales les  attend.  Ils  sont  gens  à  m'oter  la  vie  à  moi  ou  à  quel- 
qu'un des  miens,  s'ils  avaient  le  moindre  soupçon  que  je  me  suis 
mêlé  de  leur  affaire.  Le  mémoire  de  la  sœur  et  celui  des  deux 
frères  ne  sont  que  des  tissus  de  mensonges.  La  sœur  nie  ce  qui 
est,  les  frères  assurent  ce  qui  n'est  pas.  Il  n'est  pas  surprenant 
que  des  parents  aient  eu  de  la  prédilection  pour  une  fdle  qui 
consumait  sa  vie  à  les  servir.  Les  parents,  sages  ou  pusillanimes, 
mais  sages  plutôt,  étaient  obligés  de  prendre  des  voies  détour- 
nées pour  récompenser  cette  enfant  de  ses  soins  continus  et  l'in- 
demniser des  dépenses  sans  cesse  renouvelées  qu'ils  étaient 
contraints  de  faire  pour  les  frères,  à  la  fureur  desquels  ils  l'au- 
raient exposée  par  un  exercice  plus  franc  de  leur  justice  et  de 
leur  bienveillance.  Ils  lui  permirent  de  bonne  heure  de  faire  un 
petit  commerce  de  coutellerie.  Elle  est  active,  austère,  avare. 
Elle  ne  tarda  pas  à  avoir  en  propre  un  petit  pécule,  des  nippes, 
des  meubles,  des  effets  de  toute  espèce  :  elle  emprunta,  elle 
prêta  de  l'argent.  Les  parents,  qui  savaient  que  les  effets  de 
cette  fdle  n'étaient  pas  en  sûreté  dans  leur  propre  domicile, 
en  autorisèrent  le  dépôt  en  différentes  maisons;  les  dépôts  chan- 
geaient de  place  d'un  moment  à  l'autre,  parce  que  la  terreur  sai- 
sissait les  dépositaires.  Lorsqu'on  en  portait  la  connaissance  aux 
parents,  la  même  terreur  leur  faisait  blâmer  ce  qu'ils  approu- 
vaient. Tous  craignaient  le  ressentiment  des  redoutables  frères. 
Voilà,  monsieur,  l'origine  de  la  petite  fortune  de  cette  fdle,  la 


502  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

nécessité  de  ces  dépôts,  la  cause  de  leurs  variations,  la  raison 
de  l'approbation  et  de  l'improbation  alternatives  des  parents,  les 
apparences  de  spoliation  et  la  cause  des  dépositions  et  de  la 
contradiction  de  ces  dépositions.  Qu'avait  donc  de  mieux  à  faire 
cette  fille  attaquée  juridiquement  par  ses  frères,  si  elle  avait  été 
bien  avisée  et  bien  conseillée,  sinon  de  dire  nettement  la  vérité? 
Elle  ne  l'a  pas  fait  :  c'est  une  imprudence  qui  lui  a  attiré  la  con- 
damnation des  deux  premiers  tribunaux;  encore  ces  tribunaux 
lui  ont-ils  laissé  une  porte  ouverte,  en  exigeant  l'affirmation  des 
frères,  condition  qui  marque  ou  que  la  spoliation  n'est  pas  avé- 
rée ou  que  la  valeur  appréciée  à  1,500  francs  est  exagérée.  Mais, 
medirez-vous,  ci'oyez-vous  que  cette  fille  n'ait  pas  été  favorisée 
par  ses  père  et  mère?  Je  crois  qu'elle  l'a  été  et  qu'il  était  na- 
turel et  juste  qu'elle  le  fût.  Croyez-vous  qu'elle  n'ait  pas  lassé 
la  bienveillance  de  sa  mère  et  que  cette  mère  ne  l'ait  pas  secrè- 
tement avantagée?  Je  crois  que  l'un  et  l'autre  s'est  fait.  Croyez- 
vous  que  cette  fille,  après  le  décès  de  sa  mère,  n'a  pas  été  tentée 
de  s'égaliser  à  ses  frères  par  quelques  effets  détournés?  Je  n'en 
doute  pas.  Mais,  monsieur,  si  vous  saviez   ce  que  c'est  que  la 
misérable  petite  fortune  d'un  ouvrier  de  province  ;  ce  que  c'est 
que  ces  petits  avantages  que  les  parents  font  de  la  main  à  la 
main  de  préférence  à  un  enfant  ;  ce  que  c'est  que  ces  soustrac- 
tions, soit  en  argent,  soit  en  linge,  soit  en  ustensiles,  qu'on  peut 
faire  disparaître  après  leur  décès,  cela  vous  ferait  pitié.  Je  vous 
en  parle  selon  ma  conscience,  je  ne  donnerais  pas  dix  louis  de 
tout  ce  que  les  frères  peuvent  légitimement  répéter  contre  leur 
sœur  ;  et  encore  est-elle  exposée  à  perdre  la  vie  pour  se  pro- 
curer ce  petit  avantage  illicite  :  car  elle  était  morte  si  elle  eût 
été  rencontrée  dans  les  rues,  lorsqu'elle  portait  de  nuit,  sous  dif- 
férents déguisements,  des  paquets  déguenillés  dans  son  tablier. 
Desgrey  père  était  forgeron,  mon  père  l'était   aussi.  Ces  deux 
ouvriers  étaient  amis  intimes.  La  fortune  de  mon  père  était  dix 
fois  au  moins  plus  considérable  que  celle  de  Desgrey,  et  je  vous 
jure,  monsieur,  qu'il  eût  été  impossible  à  ma  mère  ou  à   ma 
sœur  de  soustraire  deux  louis  à  l'insu  de  mon  père.  Les  petits 
particuliers  connaissent  jusqu'cà  un  écu  la  somme  de  leurs  épar- 
gnes. Les  gros  effets  apparents  sont  en  évidence,  le  reste  n'est 
rien  ;  et  dans  une  maison  incomparablement  mieux  fournie  que 
celle  de  Desgrey,  la  maison  de  mon  père,  nous  n'avons  pas  cru 


COUItKSPOISDANCK    GKNl'RALE.  503 

que  le  mobilier  valût  la  peine  d'être  partagé  :  il  est  resté  en 
entier  à  notre  sœur.  D'après  ce  que  j'ai  l'honneur  de  vous  expo- 
ser, je  me  constitue  juge  dans  cette  aflaire.  J'appelle  devant 
moi  la  fille  de  Desgrey,  je  l'interroge;  voici  mes  questions  et 
voici  ses  réponses  :  «  Avez-vous  eu  de  l'argent  en  propre  pen- 
dant la  vie  de  vos  père  et  mère?  —  Oui.  —  Comment  l'avez- 
vous  acquis?  —  Par  un  petit  commerce  qui  leur  était  connu  et 
qu'ils  avaient  autorisé.  —  Qu'est-ce  que  ces  nippes  que  vous 
avez  déposées  en  différents  endroits?  —  Des  nippes  acquises  de 
mon  argent. —  Pourquoi  les  avez-vous  déposées  hors  de  la  maison 
paternelle?  —  Parce  qu'elles  n'y  étaient  en  sûreté  ni  pendant  la 
vie  de  mes  parents  ni  après  leur  mort,  et  que  m'appartenant 
j'en  pouvais  disposer  à  mon  gré.  —  Pourquoi  avez-vous  changé 
si  fréquemment  les  dépôts? —  Je  les  ai  changés  et  multipliés 
par  la  terreur  qu'inspiraient  mes  frères  à  mes  dépositaires.  — 
Pourquoi  est-il  arrivé  quelquefois  à  vos  parents  de  les  ignorer 
ou  du  moins  de  le  paraître,  et  de  blâmer  et  vos  emprunts  et  vos 
prêts  et  vos  achats  et  vos  dépôts?  —  C'est  qu'ils  étaient  égale- 
ment effrayés  de  la  fureur  de  deux  enfants  capables  de  porter 
leurs  mains  parricides  sur  eux  et  fratricides  s'ils  m'avaient  évi- 
demment protégée. —  Qu'est-ce  qui  vous  autorise àprononcer  si 
cruellement  contre  vos  frères?  —  Toute  leur  conduite.  —  Qui 
est-ce  qui  dépose  de  cette  mauvaise  conduite?  —  Toute  leur 
vie,  des  actes  juridiques,  une  ville  entière  qui  se  tait,  par  ter- 
reur, des  magistrats  qui  savent  et  qui  n'osent  parler,  parce  que 
tout  le  monde  craintpour  sa  vie  de  la  part  de  furieux  qui  comp- 
tent la  leur  pour  rien.  —  Mais  après  le  décès  de  vos  parents, 
ii  y  a  preuve  d'effets  transportés  par  vous  nuitamment.  —  Cela 
se  peut.  —  Qu'est-ce  que  ces  effets?  —  Les  miens.  —  Pour- 
quoi, s'ils  vous  appartenaient,  en  celer  le  transport?  —  Parce 
qu'ils  m'auraient  été  ravis  par  la  violence  ou  qu'il  m'aurait 
fallu  souffrir  le  partage  entre  moi  et  mes  frères  à  qui  ils  n'ap- 
partenaient pas.  —  Mais  vous  avez  engagé  des  particuliers  à 
en  revendiquer  qui  pouvaient  être  de  la  succession?  —  11  est 
vrai. —  Pourquoi  l'avez-vous  fait?  —  C'est  qu'ils  n'étaient  pas 
de  la  succession,  qu'ils  étaient  à  moi  et  à  d'autres  et  qu'ils 
ne  pouvaient  revenir  que  par  cette  voie.  —  Vous  conviendrez 
qu'il  y  a  du  moins  beaucoup  de  louche,  d'imprudence,  d'ap- 
parences défavorables  dans  toute  votre  conduite  ?  —  J'en  con- 


50h  CORRESPONDANCE    GÉNÉRALE. 

viens.  —  Que  vous  vous  êtes  rendue  suspecte? — J'en  con- 
viens. —  Que  si  vous  êtes  strictement  jugée  par  les  lois  vous 
serez  condamnée  à  des  indemnités?  —  Cela  sera  fâcheux  et  je 
n'endors  point. —  Que  ces  indemnités  peuvent  être  appréciées 
ce  que  l'on  voudra?  —  Je  ne  le  pense  pas,  car  quand  on  regar- 
derait comme  directement  soustrait  tout  ce  qui  en  a  l'apparence, 
c'est  trop  peu  de  chose  et  mes  fautes  sont  plutôt  celles  de  mes 
frères  que  les  miennes;  et  je  crois  que  là-dessus  ce  n'est  pas  au 
serment  de  mes  frères,  mais  au  mien  qu'il  faut  s'en  rapporter, 
car  si  j'ai  soustrait,  personne  ne  connaît  mieux  que  moi  le  prix 
de  la  soustraction.  —  Jurez  donc  ou  que  vous  n'avez  rien  à  vos 
frères  ou  que  telle  est  la  valeur  de  ce  que  vous  avez  à  leur  res- 
tituer..... » 

Je  ne  sais,  monsieur,  si  cette  forme  s'accorde  ou  non  avec 
celles  de  la  loi;  mais  je  suis  sûr  qu'elle  est  selon  la  justice  natu- 
relle et  la  droite  raison.  Le  serment  doit  être  exigé  de  celui  qui 
sait.  Le  serment  doit  être  exigé  de  préférence  du  plus  honnête. 
Or,  certainement,  il  n'y  a  nulle  comparaison  sur  ce  point  entre 
la  sœur,  à  qui  l'on  n'a  jamais  fait  le  moindre  reproche,  qui  est 
estimée,  qui  a  des  mœurs,  de  la  vertu,  de  la  probité,  et  des  frères 
qui  sont  sans  foi,  sans  loi,  sans  mœurs  et  sans  principes.  Voilà, 
monsieur,  tout  ce  que  je  connais  de  cette  malheureuse  affaire 
dont  je  me  mêle  bien  malgré  moi.  J'espère  que  le  compte  que 
je  prends  la  liberté  de  vous  en  rendre  sera  profondément  ignoré, 
car,  je  vous  le  répète,  si  ma  démarche  venait  jamais  à  la  con- 
naissance des  frères  Desgrey,  je  ne  répondrais  plus  de  ma  vie, 
ni  de  celle  des  miens. 

Je  suis,  etc. 


FIN     DU    TOME    DIX-iN  E  U  VIE  ME  . 


TABLE 


DU    ÏOMI-:    DIX-NEUVIEME. 


COURESPONDANCE. 
II 


L. 
LI. 
LU. 

LUI. 

LIV. 

LV. 

LVI. 

LVII. 

LVIH. 

LL\. 

LX. 

LXL 

Lxn. 

LXIH. 

LXIV. 

LXV. 

LXVI. 

LXVII. 

LXVIII. 

LXLX. 

LXX. 

LXXL 

LXXIL 

LXXIIf. 

LXXIV. 

LXXV. 

LXXVI. 

LXXVIL 

LXXVIII 

LXXIX. 

LXXX. 

LXXXI. 

LXXXII. 


LETTRES     A      MADEMOISELLE     VOr.LAND    (fIN). 

l'ages. 

Paris,  3  novembre  17(10 1 

Paris,  G  novembre  176(1 4 

Paris,  10  novembre  17fi(> 22 

Paris,  11  novembre  17()0 20 

Paris,  21  novembre  17(iO 27 

Paris,  2o  novembre  1760 32 

Paris,  1'''  décembre   1760 40 

Paris,  12  septembre  17(')l 42 

Paris,  17  septembre  1761 46 

Paris,  22  septembre  1761 49 

Paris,  28  septembre  1761 54 

Paris,  2  octobre  1761 58 

Paris,  7  octobre  1761 61 

Paris,  12  octobre  1761 65 

Paris,  19  octobre  1761 69 

Paris,  25  octobre  1761 72 

Paris,  25  juillet  1762 78 

Paris,  28  juillet  1762 83 

31  juillet   1762 87 

4  août  1762 ■.    .    .    .  91 

Paris,  8  août  1762 95 

Paris,  12  août  1762 98 

Paris,  15  août  1762 102 

Paris,   19  août  1762 105 

Paris,  22  août  1762 109 

Paris,  26  août  1762 111 

Paris,  29  août  17(32 M^ 

Paris,  2  septembre  1762 1 1^» 

.Paris,  5  septembre  1762 121 

Paris,  19  septembre   1762 1-^ 

Paris,  23  septeml)re   1762 '132 

Paris,  28  sçptpml)re   1762 l'^8 

Paris,  30  septembre  1762 1^1 


506 


TABLE. 


Pages 

LXXXIII.    Paris,  3  octobre  17G2 144 

LXXXIV.    Paris,  15  mai  1705 147 

LXXXV.     Paris,  20  mai  1765 140 

LXXXM.    Paris,  20  mai  1705 150 

LXXXVII.  21  juillet  17G5 150 

LXXXVIII.  Paris,  25  juillet  17(J5 îo7 

LXXXIX.    1"  août  1765 161 

XC.  Paris,  18  août  1705 165 

XCI.  8  septembre  1705 171 

XCII.  Paris,  20  septembre  1765 177 

XCIII.         6  octobre  1765 182 

XCIV.         20  octobre  1765 188 

XCV.  Paris,  10  novembre  1765 190 

XCVI.         Paris,  17  novembre  1765 1!>2 

XGVII.         Paris,  21  novembre  1765 200 

XCVIII.       Paris,  !"■  décembre  1705 '^02 

XCIX.         20  décembre   1765 .  207 

C.  Paris,  30   décembre  1765 213 

CI.  Paris,  18  j:invier   1766 215 

Cil.  Paris,  3  février  1766 219 

cm.  Paris,  20   février  1766 223 

CIV.  Paris,  8  septembre  1767 229 

CV.  Paris,  19  septembre  1767 2i4 

CVI.  Au  Grandval,  24  septembre  1767 242 

CVII.  Au  Grandval,  28   septembre  1707 251 

CVIII.         Paris,  4  octobre  1707 255 

CIX.  Paris,  11  octobre  1767 263 

ex.  Paris,  2i   août  1768 265 

CXI.  Paris,  28  août    1768 269 

CXII.  Paris,  10  septembre  1768 272 

CXIII.         Paris,  l^'  octobre   1768 .  281 

CXIV.  Paris,   8  octobre  1768 282 

CXV.  Paris,  20  octobre  17()8 287 

CXVI.  Paris,  26  octobre  1768 289 

CXVII.        Paris,  4    novembre  1768 293 

CXVIII.       Paris,  12  novembre  1768 2'.i7 

CXIX.         Paris,  15  novembre  1768 HOO 

CXX.  Paris,  22  novembre  1768 303 

CXXI.         Paris,  24  juillet  1769 309 

CXXII.        Paris,  10  août  1769 311 

CXXIII.      Paris,  23  août  1769 313 

CXXIV.      Paris,  2  septembre  1769 315 

CXXV.        Paris,  1 1  septembre  1 76'.» 319 

CXXVI.       Paris,  22  septeml  re  1769 323 

CXXVll.    Paris,  1"  octobre  1769 325 

CXXVIII.    Paris,  18  octobre  1769 327 

CXXIX.      Paris,  2  novembre  1769 329 

CXXX.        Bourbonnc-les-Bains,  15  juillet  1770 331 

CXXXI.       Paris.  12  octobre   1770 335 

CXXXIl.     Au  Grandval,  2  novembre  1770 338 

CXXXIII.    Paris,  20  novembre  1770 340 

CXXXIV.    La  Haye,  22  juillet  1773 341 

CXXW.      La  Haye,  13  août  1773 343 

CXXXVI.    Pi'tersbourg,  29  décembre  1773 345 

CXXXVH.   La  Haye,  8  avril  1774 34G 

CXXWlII.La  Haye,     15  juin  1774 348 

CX.XXIX.    La   Haye,  3  septembre   1774 351 


TABLE.  507 


t,  E  T  T  R  E  s      \       I.  A  n  B  E       I.  K     M  0  N  N  I  E  R  . 

Pages. 

Notice  préliminaiiv H5r) 

I.  Sans  date 3.V,I 

II.  Sans  date 3rj',) 

III.  Sans  dato M\[ 

IV.  l*^^--  août  17()U 3(ii. 

V.  Langrt's,  ()  août  1770 :(()(» 

VI.  1770 ;{G7 

VII.  1770 308 

VIII.  1770 308 

IX.  1770 • 309 

X.  1770 :m 

XI.  1770 370 

XII.  1770 :i70 

XIII.  Sans  date 370 

XIV.  Sans  date 371 

XV.  Sans  date 372 

XVI.  Sans  date 373 


LETTRES       A        MADEMOISELLE       ,1  O  D  I  ^ . 

Notice  préliminaire 370 

I.  21  août  1765 381 

II.  Sans  date 385 

III.  Sans  date 387 

IV.  Sans  date 389 

V.  Sans  date 391 

VI.  1767 .392 

VU.      1707 39i 

VIII.  1768 .390 

IX.  21  février   1708 397 

X.  6  avril  17G8 398 

XI.  Il  juillet  1708 39  1 

XII.  10  juillet  1708 101 

XIII.  10   septembre   1708 402 

XIV.  21  novembre  17l8 104 

XV.  1700 4(0 

XVI.  10  février  1709 i08 

XVII.  24  mars  1769 410 

XVIII. 11  mai  1709 410 

XIX.    15  juillet  1709 411 


CORRESPONDANCE       GENERALE. 
I 

Notice  préliminaire '*!'' 

I.  A  Voltaire. —  11    juin  1749 419 

II.  A  Bernard  du  Chàtelet.—Vincennes,  30  septembre  1749.  (Inédite.)  .   .  422 

III.  A  Jaucourt.  —  Sans  date.  (Inédite.) 423 

IV.  A  Formey.  —  Paris,  o  mars  1751 I2i 


508 


TABLE. 


Pages^ 

V.  Au  P.  Castel.  —  Sans  date 425 

VI.  Au  môme.  — 2  juillet  1751 420 

VII.  A  La  Condamine.  —  10  décembre  1752.  (Inédite.) 42T 

VIII.  A  M""'  de  M*"  —  1754 428. 

IX.  A  de  Brosses. —  Paris,  janvier  1755.  (Inédite.) 429' 

X.  APigalle.—  Paris,  1750 43t^ 

XI.  A  Landois.  —  29  juin    1750 432- 

XIF.  A  J.-J.  Rousseau.  —  Sans  date. 43S 

Xllf.  Au  même.   —  Janvier  1757 440 

XIV.  Au  même.  —  Janvier  1757 44t 

XV.  Au  même.  — Automne,  1757 443' 

XVI.  Au  même.  —  Automne,  1757 444' 

XVII.  A  Grimm.  — Octobre  ou  novembre  1757 416- 

XVIII.  A  M.   N...,  à  Genève.  —  Sans  date 447 

XIX.  A  Grimm,  à  Genève.  —  Sans  date 440' 

XX.  A  Voltaire. —  !'.>  février  1758 451' 

XXI.  Au  même.  —  14  juin  1758 •   •    •   .  453' 

XXII.  A  l'abbé  de  La  Porte  et  à  Marmontel.  —  1758.  (Inédite.).    .    .    .  454 

XXIII.  A  Maleshcrbcs.  —Paris,  7  avril  1750.  fincdite.) 455' 

XXIV.  Au  même.  —  Paris,  P'' dimanche  de  juin  1700.   (Inédite.)    .    .    .  455- 

XXV.  A  Voltaire.  —28   novembre  1700 456- 

XXVI.  Au  même.  —  Paris,  20  février  1701.  (Inédite.) 401 

XXVII.  A  Sartine.  —  13  octobre  1701.  (Inédite.) 402: 

XXVIII.  A  Voltaire.  —  29  septembre  1702 40 J 

XXIX.  A  Xaigeon.  —  Sans    date 400- 

XXX.  A  Le  Breton.  —  12  novembre  1704 407 

XXXI.  A  d'AIembert.  —  1705 472: 

XXXII.  A  Suard.  —    1705.  (Inédite.) 473- 

XXXIH.  A  Grimm.  —  3  décembre  17G5 474 

XXXIV.  A  Damilaville.  —  1700.  (Inédite.) 476- 

XXXV.  Au  général  Betzlcy.  —  Paris,    1700 479' 

XXXVL  A  Voltaire.—  Paris,  1700 48.5 

XXXVII.  Fenouillot  de  Falbaire  à  Garrick.  —  Sans  date 488. 

XXXVIII.  Diderot  à  Garrick.  —  Paris,  20  janvier    1707 490' 

XXXIX.  A  l'Académie  impériale  de  Saint-Pétersbourg.   —  5  février  1707. 

(Inédite.) 492 

XL.  Au  général  Betzky.  —  Paris,  29  décembre  1707 493- 

XLI.  A  John  Wilkes.  —  Paris,  2  avril    1708 498 

XLII.  A  Suard.  —  Sans   date.  (Inédite.) .500' 

XLIII.  A  l'abbé  Gayet  de  Sansale.  —  30  juillet  1708.  (Inédite.) 50D" 


FIN    DE     r.  A     T  A  B  r,  E    DU    TOME     D  I  X-  \  E  U  V I  E  M  E  . 


l'AT,  IS.   —   Imiir.    J.    CL.^YE.    —   A.  Quastix   st  C,  rue  Samt-BeuoU.  —  [1747] 


University  of 
Connecticut 

Libraries 


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