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Vïi-'.lr. j
V*i F~r un. U. v!o
fC 3ô '«.Î2.
/
OEUVRES
COMPLETES
DE L. STERNE
■
TOME SECOND. 1
DE L'IMPRIMERIE JDE d'hAUTEI»
OEUVRES
COMPLÈTES
DE L. STERNE,
TRADUITES DE l'aHGLAIS;
FAI
tJKE SOCIÉTÉ DE GENS DE LETTRES.
NOUVELLE ÉDITION.
A PARIS,
LEDOUX et TENRÉ, LIBRAIRES,
EUE PIERRE-SARRAZIN f 11°. 8,
M. DCCC. XVIII,
I •
A
*ftWM**Wft*W*ftlMMftfWWMW*M^»WWIM*<M*b»»W*^*WW»WV]
VIE
ET OPINIONS
DE
TRISTRAM SHANDY,
CHAPITRE CXLI.
Ma manière d'agir.
JYLon oncle Tobie laissa donc encore mon
père à ses sombres réflexions ; il continua de
son côté y à faire les siennes. Et pourquoi n'en
ferais-je pas aussi , moi ? il me semble qu'en
-voici une qui est très- importante. C'est que
voilà déjà, si je ne me trompe; deux groU
volumes à peu près que j'ai parcourus au grand
galop sut mon Pégase , sans regarder autour
de moi pour voir si je n'éclaboussais per-
sonne.... Si quelqu'un avait à se plaindre !. . . »
en vérité , j'en serais au désespoir : ce serait
contre mon intention. Je me souviens que
quand je mis le pied à l'étrier P je promis de
a TIUSTftÀM SHA5DT.
ne blesser qui que ce fut ; que je galoperais de
mon mieux , mais que f si je rencontrais quel-
qu'un sur ma route , je me détournerais pour
le laisser passer. Ce fut dans cette idée que je
donnai le premier coup de fouet ; et , depuis,
mon coursier, grâce au ciel , n'a cessé de galo-
per à son gré.
Et voici une seconde réflexion. Faites la
même course : ne la faites que dans la même
intention ; il y a , malgré cela , cent contre
un à parier que vous ferez jaillir quelques {la-
quées de boue sur quelqu'un , ou que vous
vous en couvrirez vous-même , s'il ne vous
arrive pis.
Il est si difficile de se tenir dans l'équilibre
entre ce double danger !
Voyez un peu tous ces gens qui s'en vont
devant moi battant Ta campagne , et tenant
une plume à la main De combien d'à ce i-
dens divers ne sont-ils pas la victime ? mais ,
sans se faire la triste peinture de toute leur
misère , qui varié à fihôni , voyez seulement
celui-ci. Voyez comme il est ballotté au milieu
de cette foule de critiques î Son Pégase rue dé
toutes part , et ce n'est que pour le culbuter.
Il tombe et va se fendre la tête contre la botte
d'un Âristarqûé. Voyez encore cet autre qui
YKIST&AU SHANDY. 5
court à bride abattue , et qui attire sur lui les
yeux de cette multitude de peintres, de sculp-
teurs, d'architectes, de poètes, d'orateurs , de
musiciens , de biographes , de médecins , de
comédiens , de philosophes , de théologiens ,
de casuistes , de prélats , de militaires, de prin-
ces Jl triomphe. Voilà des admirateurs sans
nombre et des plus huppés. Zague ! zague !
cinq ou six coups d'aiguillon lâchés à propos
par an critique bien tranquille au coin do son
feu , atteignent le coursier rapide de ce mata-
more. Il se cabre , et voilà mon héros hué ,
sifflé, bafoue, honni, qui tombe sans pouvoir
se relever.
Je n'ai point couru ces risques. Pai marché
vite , et de tous sens , mais sans faire d'éclat.
N'excitez point l'envie , et l'on ne s'apercevra
pas que vous ne méritez souvent que de la
pitié. C'a toujours été là mon système. Il serait
bien extraordinaire que je. n'en eusse pas un
dans une famille aussi systématique que la
nôtre. Une lubie et un système d'est , selon
biens des gens, à peu près la même chose. Mon
père était toujours entiché de celle qu'il avait
conçue sur les noms de baptême ; et le mien ,
comme on l'a vu, contrariait horriblement
ses idées»
î
m
1
L
4 TRISTRAM SHANDY.
CHAPITRE CXLII.
On se résout à partir.
Yorick , que mon oncle Tobie avait enfin
envoyé chercher , arriva.
— Mais croyez-vous, Yorick, dit mon père,
qu'il y ait du remède ? pour moi , je n'en vois
pas.
— À vous parler vrai , dit Yorick , je ne suis
pas assez instruit pour décider un cas aussi
difficile; mais le plus grand des maux, selon
moi, est de rester dans l'incertitude. Vous êtes
invité à dîner chez Didius.
— Oui, mais je hais si fort ces dîners de
savaus.
— Eh! eh! j'avoue qu'ils ne sont pas toujours
des meilleurs.
— Oh ! ce n'est pas pour cela.
— J'entends. C'est pour les convives. Ce-
pendant je crois que vous ne pourriez mieux
faire que de profiter de l'occasion. L'assemblée
ne sera composée que de gens du premier
ordre, de gens d'élite. Il ne faut que prévenir
Didius du problème que vous avez à faire ré-
soudre , et , dans un clin d'œil , vous en aurez
une solution nette.
TA1STRAM SHANDY. 5
— Quoi ! vous croyez qu'ils décideront
comme cela , sur-le-champ, si Ton peut chan-
ger le nom de mon fils ?
— Si je le crois ! ce rfe.t qu'une bagatelle
pour des génies de cette trempe.
— Allons donc. Mais je veux que le frère
Tobie soit de la partie. Je veux aussi que vous
en soyez.
— J'en serai ; j'y suis invité.
— Bon!
— Allons , Trim , s'écria mon oncle Tobie ,
arrange vite ma perruque à la brigadière. . . .
Poudre-la , et vergeté bien mon uniforme.
CHAPITRE CXLIII.
La lacune.
Oh ! pour celui-ci , néant 9 je l'ai suppri-
mé. J'ai eu les plus fortes raisons pour faire ce
sacrifice. H y a des auteurs qui gardent tout ,
parce qu'ils croient tout bon ; moi , au con-
traire , j'ai déchiré ce chapitre , parce que je
lui ai trouvé trop de supériorité. Cela cause
un vide de dix pages dans mon livre ; mais
j'aime mieux qu'on y voie cette lacune que ce
que j'y avais mis.
O TRISTRAM 8HAHDT.
«
Relation du voyage cTYorick , de mon père,
de mon oncle Tobie y d'Obadiah et de
Tiim.
m
C'est ainsi que j'avais commencé , et c'est
assez de le dire.
CHAPITRE CXLIV.
La lacune justifiée.
C e voyage ne s'était point fait sans beau*
coup de préliminaires sur la manière de le
faire.
— Nous irons dans mon carrasse , dit mon
père, mais as-tu songé, Obadiah , à en faire
raccommoder les armes?
On ne songe pas à tout , et Obadiah n'avait
songea rien.
Mon père était possesseur de ce carrosse
avant son mariage : soû premier soin fut d'j
faire ajouter l'çcusson de ma mère»
Mais il arriva que le peintre qui , apparem-
ment , faisait tout à gauche comme Turpiliu*
le Romain , on Hansholheîn de Basle, ou qui
peut-être avait un autre motif, fit la sottise de
tirer de gauche à droite une bande qui était
THISTEÂM SHÀNDT. 7
sur le'cusson de ma mère , qu iieu de la tirer
de droite à gauche. Il n'est pas aisé de conce-
voir comment .une misère de cette nature peut
affecter un homme qui se pique d'avoir de la
philosophie ; mais mon père s'en affecta vive-
ment. Il n'allait pas une fois sous sa remise
que cette bévuene lui fit une espèce <de sensa-
tion désagréable. Il le disait tout haut. A cha-
que fois aussi il donuait les ordres les -plus pré-
cis pour qu'on changeât la bande de côté : —
mais voilà comme les choses vont ici > s'écriait-
il ; rien ne s'y fait. Je ne monterai sûrement
.pas dans cette voiture ; nous irons a cheval.
— Et pourquoi ?dit Yorick. Vous ne trou-
verei-là que des gens d'église. Ces messieurs ,
pourvu que le dîner soit bon , ne s'amuseront
sûrement pas à critiquer vos armoiries.
— le sais , répliqua mon ;pé*e , qu'ils sont
indulgens quand ils sont Jà. Mais il n'importe :
nous irons à cheval.
Mon oncle Tobie fit une réflexion , mon
père en fît une autre et s'entêta : il fallut re-
noncer à la voiture.
Le chapitre que j'ai déchiré était la descrip-
tion de cet te pompeuse cavalcade.
Iiû marche était d'abord ouverte par Oba-
diah et par Trim, montés chacun sur un gros
\
8 TRISTRÀM SHANDY.
cheval de carrosse , allant d'un pas grave et
pesant comme une patrouille.
C'était ensuite mon oncle Tobie en uniforme,
serrant la botte à mon père , qui ne cessait de
discourir sur l'avantage des sciences abstraites,
tandis que mon oncle Tobie , en lui froissant
la jambe , lui prouvait que la cavalerie doit
marcher serrée.
Yorick , les doigts en l'air et tout prêt....
On croit peut-être qu'il était tout prêt à leur
donner la bénédiction en cas d'attaque.... Non,
il était tout prêt à leur imposer silence pour
qu'ils écoutassent les passages les plus brillans
d'un sermon nouveau qu'il avait fait , et qu'il
voulait débiter à la docte assemblée où il allait
se trouver.
Cette description, au second coup-d'œil que
j'y jetai , me parut si fort au-dessus de tout
le reste de mon livre , que je me déterminai à
la supprimer.
Quel est le mérite d'un bon ouvrage ? n'est- ce
pas l'accord , l'équilibre, les proportions qu'on
lui donne qui en font le prix et la perfection ?
Une foule innombrable de nouveaux Scudéri
nous inondent tous les jours de productions in-
formes et bizarres.... Que ne se disent-ils ce
que j'en dis? faire un livre et chanter une chan-
TRISTRAM SHAKDY. 9
son est la même chose. Il importe peu quel ton
l'on prend , mais il faut être d'accord avec
soi-même :
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.
Cela est très-beau ; mais ce fameux chantre
d'Alaric chanta comme s'il n'eût pas été digne
de chanter le dernier de ses goujats : et moi je
chante et je chanterai toujours à tous ceux qui
voudront chanter : Prenez-y garde j soyez d'ac-
cord y ne détonnez pas.
C'est pour cela , disait un jour Yorick à
mon oncle Tobie , qu'une foule de viles com-
positions déshonorent l'esprit humain. Les uns
passent à la faveur d'un in-folio : ce sont les
systèmes. Les autres couvertes par un siège....
Ce mot fixa l'attention de mon oncle Tobie ,
mais il ne put comprendre l'idée que Yorick y
attachait; il ne connaissait pas une douzaine
de nos drames , ni la plupart de nos historiens.
Je chante dimanche au concert , me disait
l'autre jour le virtuose à la mode. Parcourez
un peu ma partie. J'en fredonnai quelques
notes. Fort bien, dis- je , la mélodie en est
agréable , et si l'harmonie en est soutenue ,
cela prendra. Je continuai. Bravo ! m'écriai-je.
J'en vins ensuite à la partie harmonique....
et je la trouvai indigne P détestable.
a
10 TRISTB.AM SHANDY.
Montaigne disait en pareil cas, qu'il ne se
aérait pas époumoné. Cela est clair , et j'en
conclus , avec ma sagacité ordinaire, que , lors-
qu'un nain porte avec soi une toise pour se
mesurer , il est nain par plus d'un endroit.
Entendra cela qui pourra, le prendra qui
voudra pour lui ; je n'y mets, point de finesse.
La seule chose que j'ai voulu prouver , est
que j'avais bien fait de déchirer un chapitre.
CHAPITRE CXLV.
L'humeur s en mêle,
O iv avait beaucoup mangé , peu parlé , et
l'on était arrivé au dessert avec la plus grande
envie de se dédommager du silence que l'on
avait gardé.
Ce fut mon père qui commença....
Mais je dois dire à sa gloire que ce ne fut
pas dans l'intention de parler pour lui-même.
— Nous sommes au moment des choses fri-
voles , dit-il. Mais, messieurs, laissons -en
plutôt dire de sérieuses. Tenez , voilà Yorick
qui va nous lire quelques passages d'un nou-
veau sermon....
D'un sermon?... d'un sermon?... d'un ser-
mon ?... Ce mot vola de bouche en bouche..,.
.. - * .■»
TftlSTAAK SHANDÏ. Il
Écoutons , écoutons y écoutons ! Celui-ci se
répéta en chœur , et Yorick, après une incli-
nation de tête à la ronde y se mit à lire.
Fort bien l très-bien ! belle pensée ! excel-
lente réflexion! quel feu! quel enthousiasme !
comme cela est chaud !
Yorick laissa les applaudissdtaens s'accumu-
ler.. ••
Mais mécontent, au fond, de son propre
ouvrage , ainsi que je le suis si souvent du
mien , il déchira son cahier et en présenta un
lambeau à chacun de ces messieurs pour allu-
mer sa pipe,
— Quoi donc ? s'écria Didius d'un air étonné.
Voilà qui est singulier.
— Très-singulier ! reprit Kysarchius d'un
tonimposant.il e'taitde la famille Kysarchienne
des Pays-Bas , et ce qu'il disait en avait d'au-
tant plus de poids. En vérité , dit-il , c'est un
procédé trop offensant _, pour qu'on le passe.
— Il n'est sûrement pas honnête , dit Didius
en se levant à moitié pour éloigner une bou-
teille qui était en ligne directe entre lui et
Yorick. Vous auriez pu , dit-il , en lui parlant
à lui-même , nous éviter cette injure. C'est
un de ces petits sarcasmes que vous faites si
*Ï3 TRISTRÀM SHANDY.
souvent sans parler , et qui n'en sont pas moins
piquans....
Mon oncle Tobie chercliait à deviner ce que
tout cela voulait dire
Si votre sermon, continua Didius, n'était
bon qu'à faire des camouflets , pourquoi nous
Pavez- vous lu ? une société aussi savante méri-
tait des égards.
Et s'il était digne de nous être lu, c'est nous
manquer également, c'est nous turlupiner que
d'en faire cet usage.
— Bon ! se disait tout bas le discoureur en
s'applaudissant , le voilà pris dans mon di-
lemme comme dans une nasse : voyons comme
il en sortira.
Yorick baissa modestement les yeux , puis
les leva , et puis dit :
— Messieurs
Il appuya si fortement sur ce mot , que l'on
crut qu'il s'était préparé à leur faire un dis-
cours apologétique : l'attention en fut par con-
séquent plus tendue.
J'ai fait des efforts incroyables, dit- il , pour
composer ce morceau. Je souffrirais plutôt tous
les genres de martyre que de me résoudre à en
recommencer un pareil : mes tourmens étaient
excessifs. J'en ai cherché la cause et je l'ai trou- -
ÏRISTRÀM SHÀNDT. l3
vée. C'est qu'il partait de ma tête sans la par-
ticipation du cœur , et je le déchire sans pitié
pour me venger des tortures d'esprit qu'il m'a
causées.... Prêcher ?.... quel mot, messieurs !
ce mot , tel que les prédicateurs d'aujourd'hui
l'entendent, signifie l'action de montrer l'éten-
due de ses connaissances , d'étaler son érudi-
tion , de faire valoir les (inesses et les subtilités
de son esprit. De bonne foi , n'est-il pas indigne
d'en faire parade , de s'en donner un air d'im-
portance, d'abuser, avec aussi peu de pudeur,
de la demi-heure d'audience que l'on veut bien
nous accorder? Est-ce là prêcher l'Évangile?
c'e&t se prêcher soi-même , c'est se donner
pour exemple. Fi donc, ah! combien ne doit-
on pas désirer de porter plutôt cinq ou six
mots au cœur de ses auditeurs ?... pour moi....
Yorick allait continuer cette diatribe , lors-
qu'un mot , un seul mot qui se fit sourdement
entendre de l'autre côté de la table , détourna
toute l'attention des convives....
Cela n'était point extraordinaire. C'était le
mot le plus énergique , le plus expressif... mais
le répéterai-je ? et si je le répète ?...
*4 TftlSTKÀM SHANDt.
CHAPITRE CXLVI.
Les fausses conjectures.
ZoUNDSl
Il m'a échappé. Il est tombé au bout de ma
plume comme de lui-même....
C'est Phutatorius qui le prononça.... Il le
prononça inopinément , presqu'a mi-voïx , et
pourtant assez haut pour que chacun l'entendit;
et ce fut avec un coup-d'œil , un accent telle-
ment articulé , que l'on crut que c'était tout
à la fois l'expression d'un homme qui est dans
l'étonnement , et qui ressent quelque peine de
corps.
Fourche !... c'est ainsi que Gastriphcres, qui
entendait un peu le français , le traduisit tout
de suite dans cette langue en le parodiant..-/
Mais cela n'apprenait rien.
Deux autres des convives ne furent pas plus
heureux. Ils avaient l'oreille très-fine. Ils dis-
tinguèrent dans l'expression le mélange des
deux tons aussi facilement qu'un virtuose dis-
cerne une tierce , une quinte , ou tout autre
accord ; mais , avec toute cette finesse , ils ne
purent faire que de fausses conjectures sur les
j..
TRISTE AU SHÀ5DY. lO
causes de celte étrange prosodie. L'accord en
lui-même était excellent, mais il était hors du
ton. 11 n'aVait pas la moindre analogie , pas le
moindre rapport an sujet qui était sur le tapis.
Ainsi, avec tout leur esprit, ces messieurs
restèrent là comme des sots.
La combinaison des sons u'est pas; donnée
à tout le monde ; moi-même tout le premier ,
je n'y connais rien du tout» Il y avait là deux
autres convives qui étaient précisément de mon
acabit. Ils ne s'attachèrent qu'au sens exacte-
ment grammatical de l'expression , et crurent
concevoir que Phutatorius, qui était naturelle-
ment colère, se préparait à arracher les armes
de la main de Didius , pour faire tête lui-même
à Yorick , et que le terrible mot (tait l'exorde
d'un discours qui ne présageait rien de bon.
Mon oncle Tobie fut de la même opinion , et
fion ame sensible sentit d'avance le coup que
l'on allait porter à Yorick.
Mais Pbutatorius s'en tenait simplement à
son exclamation.... Cela fit penser à deux au-
tres convives , que ce mot n'était que l'effet
d'une respiration involontaire dont le souffle,
coutraint en passant par les organes de certai-
nes personnes , prend la consistance sonore d'un
jurement assez peu décent,.. Us ne pensèrent
î6 TKISTRAM SHÀNDT.
pas même que Fhutatorius eût conçu le moin-
dre dessein de scandaliser ou d'attaquer quel-
qu'un.
Oh ! oh ! ceci est sérieux > disaient en eux-
mêmes deux autres personnages. Voilà un jure-
ment dans toutes les formes. U est prémédité.
C'est une première insulte , une flèche aiguë
lancée contre l'ennemi.
Mon père eut aussi son opinion. 11 lui sem-
bla tout naturel que la colère qui fermentait
en ce moment dans les régions supérieures des
organes de Phutatorius > se fût fait jour à tra-
vers la confusion soudaine qu'une théorie
aussi étrange de la prédication avait jetée dans
toutes ses idées.
La jolie chose ! et dites qu'il est agréable de
disserter aussi long-temps sur des méprises !
C'est presque ainsi que l'on babille sur tout le
monde. Chaque chose y est interprétée de cent
façons différentes.
C'est ceci.
Non. C'est cela.
Point du tout. C'est....
Le plus sage dit : je n'en sais rien...
MaisjCommeleplus sage,ainsi que cela est jus-
te , passe pour être le plus sot parmi les sots, on
ne voit point de plus sage parmi nous ; et chaque
.i:- -i
TKISTRAM SHÀNDY. 17
chose est jugée , estimée , appréciée , com-
mentée y paraphrasée , annotée y admise ou
rejetée au gré de chacun, et sans que personne
se doute seulement de ce qu'elle est.
IL en fut de même à la table de Didius : pas
un n'y devina la cause impulsive de l'exclama-
tion bizarre de Phutatorius.
Mais il s'y passa au moins une chose rare.
C'est que les opinions particulières se réunirent
toute à celle des deux convives qui s'étaient
imaginé que . Phutatorius avait voulu insulter
Yorick. Cette idée s'accrédita encore par le
regard effaré du docteur qui, resté presque
stupéfait y fixait tour à tour chaque personne ,
comme s'il avait voulu lire dans ses yeux ce
qu'elle pensait.
Le fait est pourtant que Phutatorius ne sa-
vait pas un mot de ce qui se passait dans l'es-
prit des convives , et qu'ils ne savaient pas
eux-mêmes ce qui se passait dans le sien.
Dans le sien ?.... mais s'y passait-il quelque
chose ? songeait-il seulement à Yorick?
Non , mes amis , et, quoique ses yeux eussent
l'air farouche , quoiqu'il eût , pour ainsi dire
monté à vis tous les muscles et tous les nerfs
de son visage , quoique toutes les apparences
annonçassent qu'il allait accabler Yorick sous
11. a
l8 TItlSTRÀM SHANDY.
le poids de quelque réplique sanglante, Yoriek,
hélas ! était bien loin de son imagination.
L'accident le plus funeste.... La crainte du
moins d'éprouver quelque chose de sinistre ,
captivait son attention , et toutes ses facultés
sensitives et intellectuelles s'étaient concentrées
dans l'endroit fatal où le danger s'était mani-
festé.
CHAPITRE CXLVII.
La précaution utile.
Gàstiuphères avait vu des châtaignes dans
la cuisine... elles étaient superbes. Il avait dit
au cuisinier d'en faire cuire cent cinquante ou
deux cents sous les cendres. Phutatorius en
sera charmé ; il les aime , ajouta-t-il.
Le cuisinier n'oublia point la recommanda-
tion de Gastriphères , et les châtaignes furent
servies avec le reste du dessert.
Elles étaient toutes chaudes, et enveloppées
dans une serviette damassée.
CHAPITRE CXLVIII.
Mes lamentations.
O h ! c'est ici , c'est ici que je regrette bien
sensiblement de n'être que comme les autres
TRISTRAM SHANDT. IQ
écrivains , et de ne pas savoir un mot d'anglais
plus qu'eux. Il ne me faudrait que ce mot , et
pas davantage , pour exprimer ce que j'ai
maintenant à dire.
Je connais bien celui dont on fait actuelle-
ment usage... Mais j'ai vu de jeunes filles rou-
gir , lorsqu'elles l'entendaient prononcer... Et
je m'en servirais ?...
CHAPITRE CXLIX.
A quoi l'attribuer ?
Apparemment qu'il était physiquement im-
possible qu'une demi-douzaine de mains fouil-
lassent toutes à la fois dans la serviette.
Mais peut-être aussi n'en fut-ce pas là la
cause.
N'est-ce pas plutôt que celle des châtaignes,
qui était destinée à faire une révolution si
prompte dans l'existence physique et morale
de Phulatorius , était plus ronde que les autres?
C'est encore là une de ces choses dont on voit
l'effet, sans savoir d'où il vient.
Enfin , je ne sais point ce qui imprima ce
mouvement à la fatale châtaigne.
Mais la châtaigne, «ortie de la serviette,
20 TRISTRAM SHANDY.
roula sur la table , sans qu'on l'aperçut , et
tomba...
Où?...
Ah ! c'est là ce que je n'ose dire. Tout ce
que je puis faire , madame, c'est d'aider votre
imagination.
Figurez-vous que Phutatorius , les jambes
écartées , était précisément à table au-dessous
de la ligne que la châtaigne y avait parcourue,et
qu'en tombant,elletomba perpendiculairement.
Elle tomba, dis- je, sans obstacle, et en sui-
vant les lois de la gravitation.
D'autres ont dit que c'était en suivant celles
de l'attraction.
Mais, c'est ce qui m'inquicte peu. Mon em~
barras est de vous dire qu'elle tomba dans
cette espèce de baie que les lois du déco-
rum exigent qui soit strictement fermée comme
lé temple de Janus , au moins en temps de
paix....
Eh mon Dieu! fallait-il tant d'alentours pour
dire une chose aussi simple?...*
Je sais qu'il était inutile que je les prisse pour
vous, madame: mais je n'écris pas pour vous
seule.
L'attitude de Phutatorius } sa négligence à
TRI5TRÀM SHÀNDT. 31
observer un usage si familier , ouvrit la porte
À cet accident.
Avis à tout le genre humain !
Autre avis! mais celui-ci n'est que pour mes
critiques.
Us viennent de voir que j'ai rangé cette aven-
ture dans la classe des accidens : je les préviens
que je ne lai fait que par condescendance pour
l'usage reçu , d'y mettre presque tous les évé-
nemens de la vie. Je n'entends point heurter
par* là l'opinion de Mythogeras et d'Acrites*
Us prétendent que ce ne fut point par accident
que la châtaigne prît cette route : j'y consens.
Us soutiennent que le hasard ne dirigea, ni sa
course, ni sa chute : je le veux bien. Ils assu-
rent que si, avec toute sa chaleur , elle tomba
directement plutôt dans cet endroit que dans
tout autre, ce fut exprès pour punir Phutato-
rius d'avoir fait imprimer, il y a douze ans, son
traité obscène de Concubinis retinendis : j'en
suis d'accord. Us tiennent d'autant plus à cette
opinion , que ceci arriva précisément et iden-
tiquement la même semaine que celle où Phu-
tatorius allait donner une nouvelle édition de
cet ouvrage licencieux. Qu'ils y tiennent tant
qu'ils voudront, je ne lutte point contre leur
opiniâtreté. *
33 TRISTRAM SHANDY.
Est-ce à moi à tremper ma plume dans Pen*-
cre de la controverse? je sais qu'on pourrait
beaucoup écrire sur chaque côté delà ques-
tion. Mais je n'ai pas autre chose à faire ici que
de présenter le fait comme historien. Je n'ai
point d'autre tache à remplir que celle de ren-
dre croyable a mes lectrices, que l'hiatus qui se
trouva à la culotte de Phutatorius , était assez
grand pour recevoir la châtaigne, et que la
châtaigne y passa perpendiculairement et toute
chaude, sans que Phutatorius, ni qui que ce
soitj s'en fût aperçu.
Ai-je réussi à le faire croire?....
CHAPITRE CL.
Extrême inquiétude.
Là châtaigne ne répandit d'abord qu'une
chaleur légère.
Cette douce température fit même une sen-
sation agréable à Phutatorius.
Mais les plaisirs passent rapidement : celui-
ci ne dura que vingt-quatre ou trente secon-
des.
La chaleur augmentant peu à peu , elle ne
tarda pas à passer les bornes d'un plaisir sobre,
TJUSTRAM SHANDT. 25
ni même à s'avancer avec assez de promptitude
vers les régions de la douleur.
Le tourment de l'inquiétude, qui n'est pas
moins prompt dans ses effets , se joignit aux
accès de la peine , et la crise de Phutatorius
devint terrible.
Son ame escortée de ses idées , de ses pen-
sées, de son imagination, de son jugement, de
sa raison , de sa mémoire, de ses fantaisies et
de dix mille bataillons, peut-être, d'esprits
animaux qui arrivèrent eu foule et tumultueu-
sement, par des passages et des défilés incon-
nus qu'ils se frayèrent , s'élança subitement sur
le lieu du danger, et laissa les régions supérieu-
res aussi vides que la tête de nos poètes.
Cette multitude de secours semblait devoir
lui donner quelque notion, quelque intelli-
gence de ce qui se passait en bas; mais il ne
fut pas capable d'en pénétrer le secret. Il ne
put faire que des conjectures, et la plus rai-
sonnable de toutes celles qu'il fit , c'est que
peut-être le diable y était. Cette idée , quelque
inquiétante qu'elle fut, ne l'empêcha pourtant
point de se résoudre dans le moment à suppor-
ter stoïquement la situation où il se trouvait.
Un certain nombre de grimaces et de contor-
sions, et quelques grincetnens de dents au-
l\ TAISTRAM SHANDY.
raient fait l'affaire ; mais il aurait fallu que l'i-
magination fut restée neutre. Eh! qui pour-
rait, en pareil cas, se flatter de gouverner ses
saillies? la sienne s'alluma. Il en sortit inconti-
nent une conjecture qui se darda dans son es-
prit avec la rapidité d'un éclair, et qui, quoi-
que la douleur excitât la sensation vive d'une
chaleur insupportable, lui inspira l'idée ef-
frayante que ce pouvait être une morsure aussi-
bien qu'une brûlure.
O déesse de l'illusion et des prestiges ! où
nous conduis- tu?
Mais , si c'était quelque lézard , quelque as-
pic , ou quelque autre reptile qui se fût glissé
là , disait Phutatorius en lui-même, et qu'il y
essayât ses dents?
Cette idée affreuse eut suffi pour détraquer
la machine la mieux organisée.
Mais un accès plus vif et piquant s'étant ai-
guisé dans ce moment même, Phutatorius fut
saisi d'une terreur panique si subite, que,
dans la première épouvante, dans le premier
désordre, il se trouva jeté soudain hors de lui-
même. Sa stoïcité l'abandonna. Un tressaille-
ment universel agita toute son existence, et ce
fut dans le choc de cette commotion, qu'il ar-
ticula cette interjection mêlée de peiue et d'é-
THISTR1M SHÀNDY. nS
tonnement,quifit faire tant de faux raisonne-
mens....
Zounds!....
Elle n'était sûrement pas canonique ; mais
au moins avouera- 1- on qu'elle était aussi mo-
dérée que tout autre dont il aurait pu se ser-
vir en pareille occasion.
Mais canonique ou non , le malheur fut que
Phutatorius n'en tira aucun soulagement : elle
n'était pas mesurée à la hauteur du mal.
CHAPITRE CLL
On sait enfin ce que c'est.
Il y a des événemens qui sont infiniment
plus rapides que la narration qu'on en (ait.
Tel fut celui-ci. Il fallut beaucoup moins de
temps à Phutatorius, que je n'en mets à le
dire , pour tirer la châtaigne de l'endroit où
elle était , et la jeter avec violence sur le par-
quet.
CHAPITRE CLII.
Qu'en va-t-il faire?
Là châtaigne qui avait frappé le coin d'une
commode, revenait sur elle-même en roulant.
36
TRISTRÀM SHiNDT.
Yorick se lève avec précipitation, l'attrape et
la garde.
CHAPITRE CLIII.
Nowelles conjectures.
N'est-ce pas une chose curieuse que d'ob-
server le triomphe que les plus petits incidens
remportent sur l'esprit? quel poids n'ont-ils
pas dans une infinité de circonstances ! com-
bien de fois ne maîtrisent-ils pas l'opinion des
hommes! ils règlent presque tout. Une baga-
telle suffit souvent pour porter la certitude
dans l'ame , et pour l'y invétérer si fortement,
que les démonstrations d'Euclide ne seraient
pas assez puissantes pour l'en faire sortir.*
Yorick venait de ramasser la châtaigne.
L'action était légère : il ne la ramassa que
parce qu'il s'imagina tout simplement qu'elle
n'en valait pas moins } et qu'il tenait qu'une
bonne châtaigne méritait bien d'être ramas-
sée. Voilà quels furent les motifs d'Yorick ;
mais cet événement y tout frivole qu'il est, se
présenta sous un autre point de vue dans l'es-
prit de Pbutatorius.
— Oh ! oh ! dit-il , quelle précipitation ,
quel empressement pour ramasser ce maudit
TRISTRAM SHANDY. *7
brûlot! Ah! je vois d'où cela vient: c'est une
indication que la châtaigne était à lui.
La table était longue et étroite. Yorick était
placé vis-à-vis de Phutatorius , et la position
était avantageuse pour lui jouer quelque tour.
— Je n'en doute point, dit Phutatorius , il
m'avait sûrement jeté' là sa châtaigne par ma-
lice.
Le coup-d'œil qu'il donna sur-le-champ à
Yorick mit aussitôt tout le monde au fait de
ce qui se passait dans son esprit.
Lorsqu'il arrive des inconvéniens imprévus
sur ce globe sublunaire, l'esprit de l'homme,
qui est composé d'une substance très-avide de
connaissances, se porte rapidement derrière la
scène pour examiner ce qui la met en jeu.
La recherche ici ne fut pas longue. On sa-
vait qu'Yorick méprisait assez ouvertement le
traité de Concubinis relinendis de Phutato-
rius.
Son action de ramasser la châtaigne passa
* tout d'un coup pour une satire de cet ouvrage
dont la doctriue avait , dit-on, blessé plus d'un
galant homme au même endroit.
Cette idée réveilla Somnolentius ; elle fit
sourire Argalastes.
Et si vous avez examiné l'air avantageux
38 TIUSTRÀM SBANDY.
d'un homme qui vient de deviner le mot d'une
énigme, c'est précisément celui que prit Gas-
triphères.
On se regarda , et en trois minutes l'action
d'Yorick passa pour un chef-d'œuvre de sa-
tire.
Mais tout cela , comme on le voit, était aussi
raisonnable que les rêves d'Aristote et de Des-
cartes.
Phutatorius ne put s'empêcher de lui mon-
trer du ressentiment.
A peine eut-il mangé la châtaigne, qu'il le
menaça en souriant, pourtant, et en lui disant
qu'il n'oublierait pas le service qu'il venait de
lui rendre.
Maison distinguera sans doute aisément que
la menace fut pour Yorick, et le sourire pour
la compagnie.
CHAPITRE CLIV.
Remède pour la brûlure.
Avec tout cela , je souffre , dit Phutatorius.
GASTRIPHÈRES.
Réellement?
TRIS TRAM SHANDY. ?<)
PHUTATORIÛS.
Réellement.
GASTRIPHÈRES.
Diable!
PHUTATOR IUS.
Je ne voudrais pourtant pas envoyer cher-
cher un chirurgien pour si peu de chose. Est-
ce que vous ne sauriez pas, vous, quelque re-
mède pour la brûlure ?
GASTRIPHÈRES.
Moi? non. Mais, tenez, demandez à Eu-
gène : il a beaucoup de recettes.
EUGÈNE.
Cela est vrai.
PHUTÀ'TORIUS,
En ce cas, dites-moi donc ce qu'il faut que
je fasse.
EUGÈNE.
Volontiers. Mais il faut que je sache quel
endroit est affecté -? si la partie est tendre et
délicate; si elle peut-être enveloppée sans dan-
ger.
— C'est tout cela à la fois , reprit Phutato-
xius en y portant la main, et en levant la jambe
5a tjiistham shahot.
droite pour y communiquer une douce venti-
lation.
EUGÈNE.
Eh bien! je vous conseille tout uniment
d'envoyer demander tout de suite à quelque
imprimerie une feuille de papier sortant de la
presse, et de l'appliquer dessus.
PHUTÀTOR1US.
Du papier?
— Oui , dit Yorick. D'abord le papier hu-
mide est rafraîchissant. Ce sent déjà un palliatif
à l'ardeur cuisante que vous pouvez ressentir.
phutàtorius.
Je conçois.
YOR ICK.
Mais c'est l'huile et le noir répandus sur ce
papier qui opéreront la vraie guérison.
EUGÈNE.
Précisément, et je ne connais point de topi-
que plus anodin , plus doux , plus efficace.
GÀSTRIPHÈRES.
Si c'était moi , et si effectivement l'huile et
le noir font tout, je n'irais pas si loin pour
chercher un remède. Je prendrais de la char-
pie , et je l'imbiberais sur-le-champ de noir et
d'huile.
TIUSTRAM SHANDV. 5t
YORICK.
Gardez-vous bien , Phutatorius, de suivre
cette idée.
EUGÈNE.
Assurément. La charpie ne vaut rien.
CAS T RIFHÈ HES.
Pourquoi cela ?
EUGÈNE.
J'ai peut-être été trop loin en disant qu'elle
ne valait rien. J'ai voulu dire qu'elle n'était pas
si bonne que le papier imprimé.
GASTAIPHÈRES.
Mais encore, pourquoi?
EUGÈNE.
Cela est évident. Le papier imprimé a un
avantage qui ne se rencontre dans aucun autre
topique ; c'est son extrême propreté. Et si le
caractère surtout est très-fin, la matière se
trouve répandue si légèrement, avec une telle
égalité et dans des proportions si justes, les
majuscules exceptées , qu'il n'y a point de spa-
tule qui en puisse faire autant.
GAST RlPH ÈRES.
Je me rend*.
5â TRISTRÀM SHANDY.
PHU TATORIUS.
Parbleu ! cela vient à merveille. On lire ac-
tuellement la centième feuille de mon traité ;
j'en vais envoyer chercher une.
G AST RIPHÈRES.
Il n'importe laquelle.
YORICK.
Oui, pourvu qu'il n'y ait pas de grosses or-
dures.
PHUTÀT O RIUS.
Ma foi! c'est le cent cinquantième chapitre.
Yorick, (en s' inclinant avec un air respec-
tueux}.
Mais quel en est le titre?
PHUTATORIUS.
De re Concubinarid.
YORICK.
Parbleu! prenez ce chapitre.
EUGÈNE..
Oui , prenez-le.
Le pauvre Phûtatbrius mit à profit cette fa-
meuçe consultation : elle eut, dit l'histoire, le
plus heureux succès j et moi je n'ai pas voulu
priver le public d'un aussi bon spécifique.
TRISTRAM SHARDT. 33
CHAPITRE CLV.
• • •
Dialogue.
Toutes ces scènes > où mon père avait eu
beaucoup de part sans rien dire , avaient re-
tenu son impatience sur ce qui l'intéressait lui-
même essentiellement.... U attendait que Di-
dius, qui en était prévenu , tournât l'attention
de l'assemblée de ce côté-là. La transition n'é-
tait pas aisée ; mais il vaut quelquefois mieux
passer brusquement d'une chose à l'autre, que
d'y amener insensiblement les gens. C'est ce
que fit Didius, et ce qu'il dit en fut plus frap-
pant.
' — Je n'en doute point , s'écria-t-il ; si pa-
reille méprise fût arrivée avant la réforme , le
baptême aurait été déclaré nul. On en aurait
fait un autre , et l'enfant se serait à la fin trouvé
nommé comme on aurait voulu.
Oui , )e soutiens , continua- 1— il, que si , par
etemple, un prêtre eût nommé un enfant Cry-
sogosmone in nomino patrim eùjilia et spiri-
tum sanctos , le baptême aurait été déclaré
nul.
— Erreur 1 dit Kysarchius. Dés que la mé-
prise n'est que dans la terminaison, le bap-
ii. 5
34 TRISTRAM SHANDt.
téme est bon et valable. Pour qu'il soit nul , il
faut qu'elle tombe sur la première syllabe des
mots, et non sur la dernière.
Mon père > qui aimait toutes ces subtilités ,
prétait l'oreille la plus attentive à tout ce qu'on
disait.
Le dialogue devint très-intéressant.
KYSARCH1US.
Supposons que Gastriphères baptise un en-
fant, in homme gatris > au lieu d'/ra nomine
pairiSn
DIDIUS.
Eh bien?
KYSARCHIITS.
Sera-ce là un baptême ?
DIDIUS.
- Pourquoi pas ?
KYSAR CHIUS.
Je dis moi que ce n'en est pas un. Tous les
casuistes sont d'accord sur ce point.
DIDIUS.
D'accord ?....
KYSAR CHIUS.
Oui y d'accord. Us donnent pour raison de
leur opinion que la racine des mots est chan-
TfcISTRÀM SttlNDYi 55
gée. Hominc ne signifie point nom ; gatris ne
signifie point père.
— Que signifient- ils donc? dit mon oncle
Tobie.
— Rien , dit Yorick.
— Ergà } le baptême est nul, reprit Kysar»
<chius.
— Nul de toute nullité > ajouta Yorick*
K YSAKCHItJS,
Mais la chose ici est bien différente. Pa <
Irim, au lieu de patris; Jiïia> au lieu de
jfilii, etc. Tout cela ne présente qu'une faute
dans les déclinaisons. Chaque mot reste in-
tact. Les branches sont mal taillées à la vérité \
mais la racine n'est point altérée; elle reste en*
tière,
bibius.
Je l'avoue. Mais, au moins, faut- il que l'in»
tenUon du prêtre soit claire»
tfSARCRIUi,
D'accord.
Dit) ius.
En ce. cas, voyons si le vicaire»*.»
Kysarchius, avec un peu <V impatience*
Voyons, voyons!... Nous n'avons rien à Voir,
si ce n'est les décrétâtes de Léon III»
36 TRISTAÀM SHÀJfDY.
— Eh ! mon Dieu , messieurs , s'écria moto
oncle Tobie, qu'est-ce que mon neveu a be-
soin de Léon HI et de ses décrétâtes? On Ta
nommé Tristram. Il a été nommé ainsi , mal-
gré son père, malgré sa mère , malgré moi,
et
— Oui ?.... dit Kysarchius en interrompant
mon oncle Tobie, la chose est ainsi? 11 j a de
la parenté mêlée? Cela change bien la question.
Primo , madame Shandy n'y pouvait donner
sa voix...,
À cette étrange proposition, mon oncle To-
bie quitta sa pipe, et mon père s'approcha de
l'orateur pour mieux entendre comment il la
soutiendrait.
Kysarchius ne craignait pas les oreilles les
plus attentives -9 il était ferté à glace. — Les
plus fameux jurisconsultes, dit-il, ont mis pen-
dant long-temps en question , si la mère était
-parente de ses en/ans.
— Et qui sont ces animaux-là? dit mon on-
cle Tobie.
— Swinburgn , de testamentis , pag. 7. §. 8.
dit Kysarchius; mais, après un examen aussi
réfléchi qu'impartial, continua Kysarchius, on
a enfin décidé que non. Cette décision , précé-
1
TRISTRÀM SBANDT. 37
àéè de tous les pour et contre , se trouve dans
Brook, tit. Administ. n°. 47.
Mon oncle Tobie quitta de nouveau sa pipe
avec précipitation. Mais mon père lui fit signe
de ne rien dire , et la conversation s'engagea
de plus belle.
CHAPITRE CLVL
Solution.
— La décision que .je viens de rapporter ,
reprit Kysarchius } parait fort opposée à toutes
les idées reçues.
— Certainement! dit mon père.
— Cependant elle est fondée sur la plus
saine raison.
— Je ne l'aurais pas cru, dit mon oncle To-
bie.
— Oh! reprit Kysarchius, il y a comme
cela une foule de choses qui ne se croient pas
d'abord. Mais celle-ci n'est plus équivoque
depuis le fameux testament du duc de Suf-
folk.
— Cité par Brook, dit Triptoléme.
—Oui.
— Et dont le lord Coke fait mention , dit
Didius.
58 TJUSTAAM SHÀNDT.
— Précisément. Swinburga le rapporte
aussi , dit Gastriphères.
Voici le fait.
C'était sous le règne d'Edouard VI. Le duc
de Suffolk eut deux enfans , un garçon et une
fille. Le fils était d'une mère , et la fille d'une
autre.
Le père mourut , et laissa tous ses biens à
son fils par testament.
Le fils mourut aussi, et il mourut sans
femme, sans enfans, sans testament, ou si
vous l'aimez mieux, ab intestat.
— Cela est égal, dit Phutatorius.
— Egal , soit , reprit Kysarchius ; mais il y
a des personnes qui, en matière de discussion,
préfèrent le langage consacré à la chose.
Le fils mourut donc sans testament. Sa sœur,
et l'on vient de remarquer qu'elle n'était que
sa sceur de père.
— Consanguine, dit Phutatorius.
— Oh ! ma foi , je vous laisserai dire la chose
à vous-même, si vous voulez ainsi m'interrom-
pre.
Cette sœur était vivante , et elle était de la
première femme.
La duchesse de Suffolk s'empara dès effets
de son fils.
A
TRISTRAM SHANDT. 5g
Elle paraissait fondée sur cette loi de Hen-
ri VIII , qui porte que si quelqu'un meurt sans
enfkns , et ab intestat, la propriété de ses biens
passe à son plus proche parent.
Sur cela procès. La fille se pourvut devant
le juge ecclésiastique.
Là, elle allégua . i*. qu'elle était la plus pro-
che parente du défunt.
2°. Que la mère du défunt n'était ni parente,
ti alliée à son 61s mort.
La nouveauté de ces propositions parut d'a-
bord fort étrange.
. Mais plus elles semblèrent extraordinaires ,
et plus elles excitèrent la curiosité.
Alors on consulta de tous côtés des avocats.
On fouilla dans toutes les archives, on lut
des chartes , on feuilleta les commentateurs ,
les glossateurs, les annotateurs, les casuistes ,
etc.
Et le tout bien considéré , le consistoire de
Cantorbéry et celui d'Yorck décidèrent que la
mère n'avait rien à prétendre.
— Mais, dit mon oncle Tobie , que répon-
dait la duchesse de Suffolk?
— - Elle répondait que.... que.... cette ques-
tion était toute simple : mais toute simple qu'elle
était, elle déconcerta Kysarchius; et, sans
40 TRISTRAM SnÀKDT.
Triptoléme qui prit la parole , il ne serait pas
sorti d embarras.
— Les choses. descendent et ne remontent
point, dit celui-ci : c'est un axiome de droit.
Les enfans , reprit Triptoléme , sont du sang
de leur père et de leur mère ; c'est une vérité
qu'on ne peut nier : mais le père et la mère ne
sont pas du sang de leurs enfans ; c'est une au»
tre vérité. Les enfans sont procréés ; mais ils
ne procréent pas. En deux mots , liber ï sunt
de sanguine patris et matris; sed pater et
mater non sunt de sanguine liberorum.
Or....
p — Fort bien, dit Didius. Mais votre argu-
ment prouve trop : il s'en suivrait que le père
ne serait pas plus parent de son fils que la
mère.
— Mais, reprit Triptoléijië, ignorez-vous
donc que c'est la meilleure opinion ? Le père y
la mère, le fils sont trois individus ; mais il ne
font qu'une chair, una caro. Ergd, ils ne peut
y avoir de parenté.
— Vous poussez encore l'argument trop loin,
répartit Didius.
— Oh! oh! dit Triptoléme.
— Oui, trop loin, beaucoup trop loin. Vous
avouerez qu'il n'y a rien dans la nature qui
THISTRÀM SHANDT. 4K
empêche un homme d'avoir un enfant de sa
graod'mère. Supposons maintenant que cet en-
fant soit une fille....
— Mais qui diable s'avisa jamais de coucher
avec sa grand'mère? s'écria Kjsarchius.
— Qui ? Parbleu ! il ne faut pas aller si
loin y reprit Didius. Ne connaissez-vous donc
pas ce jeune homme dont parle Selden?
— Ma foi , cela est vrai, s'écria Gastriphè-
res. Il y songea.
Il y songea? Il fit bien plus que d'y son-
ger.
— Plus? C'est ce que Selden ne dit
Pas-
— Non , il ne le dit pas, mais il dit qu'il cita
à son père la loi du talion pour justifier son
dessein. Vous couchez, disait-il, avec ma mère:
pourquoi ne coucherais-je pas avec la vôtre ?
Cet argument n'était , à la vérité, qu'un argu-
mentent commune.
— Ma foi! dit Eugène, il était bon pour
eux, et Eugène prit son chapeau et défila.
Gastriphères prit aussi le sien et défila.
Phutatorius , sa main où l'on sait, prit aussi
son chapeau et défila.
SomnolenUuSjTriptoléme, Argalastes, Ky-
4* TRI5TRAM SHANDY.
sarchius prirent aussi leurs chapeaux , et défi-
lèrent.
— Défilous donc aussi , dit mon oncle To-
bie.
Et tout aussitôt mon père et Yorick défilè-
rent, mon oncle Tobie à la tête.
Les chevaux se trouvèrent prêts dans un ins-
tant.
Mon oncle Tobie , à l'aide d' Yorick , allait
se jucher sur le sien.
— Mais, dites -moi, je vous prie, Yorick,
ce que ces messieurs ont décidé sur le nom de
baptême de mon filleul? Il me semble que je ne
1 ai pas bien conçu.
— - Je le crois, dit Yorick. Les choses né se
décident pas ainsi à la guerre. Vous autres
militaires, vous avez des lois claires , précises*
— Très-claires.
— Et nous aussi , pourvu qu'on les interprète.
C'est ce que ces messieurs ont fait avec une
habileté digne des plus grands éloges.
— Mais enfin qu'ont-ils dit?
— Des choses très-satisfaisantes. Le nom
restera, parce que personne ne peut s'en
plaindre.
— Comment cela? Mais ma sœur, mon
frère ?...
TRISTRAM SRANDT. #>
— Us ont décidé que madame Shand y ,
n'était pas même parente de votre filleul.
— Après?
Vous savez que le côté maternel est le
côté le plus sûr.
— Ouif
— Eh bien ! je vous laisse à penser ce que
monsieur Shandj peut être à votre filleul.
Entre nous il n'est pas plus son parent que
moi.
— Gela pourrait bien être , dit mon père
en remuant la tête , et qui avait entendu ce
discours.
— Et moi , dit mon oncle Tobie > je suis
d'avis, quoi qu'en disent ces messieurs , qu'il
y avait une espèce de consanguinité entre la
duchesse de Suffolk et son fils.
— Le public le croit comme vous ; mais le
public est un sot , et les savans sont des savans.
— D'accord : mais les savans font une partie
du public, reprit mon oncle Tobie.
Mon père crut voir une pointe dans cette re-
flexion de mon oncle Tobie. H détestait les
pointes; mais c'était la première qui fût jamais
sortie de k bouche de son frère; il sourit.
44 TRISTRAM SHÀNDT.
0
CHAPITRE CLVIL
L'embarras du choix.
Ces dissertations subtiles et savantes avaient
charmé mon père; et cependant, à proprement
parler, elles n'avaient fait que verser du baume
sur sa blessure. Son attente se trouvait trom-
pée. La tache du nom de Tristram restait indé-
lébile; et, quand mon père fut de retour chez
lui, le poids de ses maux lui parut plus insup-
portable qu'auparavant. C'est ce qui arrive
toujours quand la ressource sur laquelle nous
avions compté nous échappe.
Il devint pensif. Il sortit, et se promena
d'un air agité le long de son canal ; il rabattit
son chapeau sur ses yeux , il soupira beaucoup,
mais sans laisser éclater son ressentiment ; et
comme, suivant Hippocrate , les étincelles ra-
pides de la colère favorisent singulièrement la
digestion et la transpiration , et qu'il est , par
conséquent , infiniment dangereux d'en arrêter
l'explosion , mon père , pour avoir contenu la
sienne, serait infailliblement tombé malade ,
si , dans ce moment critique , il ne lui était
survenu une diversion qui détourna ses idées
TRISTRÀM SHANDY. 1$
et rétablit sa santé. Celte diversion était un
nouvel embarras; et ce nouvel embarras était
occasionné par un legs de mille livres sterlings
que lui laissait ma tante Dinach.
Mon père n'eut pas sitôt achevé la lettre qui
lui en apportait la nouvelle, qu'il .se mit à se
creuser et à se tourmenter l'esprit pour trouver
à son legs l'emploi le plus avantageux et le
plus honorable pour sa famille. Cent cinquante
projets , plus bizarres les uns que les autres ,
lui passèrent par la cervelle. 11 voulait faire
ceci, et puis cela, et puis celaencore.il voulait
aller à Rome; il voulait plaider. « Non, disait-
i< il, j'achèterai des effets publics, ou j'ache-
« teraila ferme de John Hobson; ou plutôt,
a il faut que je rebâtisse la façade de mon châ-
« teau , et que j'ajoute une aile à celle qui y
« est déjà. Cependant voici un beau moulin à
« eau de ce côté> si je construisais au-delà de
« la rivière un beau moulin à vent, que je
ce verrais tourner de mes fenêtres: mais il
« faut, avant tout, que j'ajoute le grand
« Oxmeork mon enclos, et que je fasse partir
« mon fils Robert pour ses voyages. ».
Malheureusement la somme était bornée, et
ses projets ne l'étaient pas. Ne pouvant tout
exécuter, fl fallait choisir. De tous les projets
4^ T&ISTAi.* SKA.NDV.
qui s'offraient à lui, les deux derniers sem-
blaient lui tenir le plus au cœur ; et il s'y serait
infailliblement arrêté, s'il eût pu les embrasser
tous deux à la fois • mais le petit inconvénient
que j'ai déjà fait entendre, l'obligeait à se
décider pour l'un ou pour l'autre.
C'est ce qui n'était pas facile.
Mon père , à la vérité , avait depuis long-
temps reconnu la nécessité indispensable de
faire voyager mon frère Robert. Il avait même
destiné à cette dépense les premiers fonds qui
lui rentreraient des actions qu'il avait dans
l'affaire du Mississipi.
Mais Oxmoor était une commune si belle ,
si vaste, si bien située ! une commune qui ne
demandait qu'à être défrichée et desséchée t
qui touchait au domaine de Shandy , sur la-
quelle même nous avions quelque espèce de
droits ! une commune enfin que depuis long-
temps mon père avait résolu de tourner à son
profit de manière ou d'autre 1
Comme jusque-là rien ne l'avait mis dans la
nécessité de justifier l'ancienneté ou la justice
de ses droits, mon père , en homme sage, en
avait toujours renvoyé la discussion au premier
moment favorable. Mais ce moment est arrivé,
et les deux projets favoris de mon père ; Oxmoor
TRISTH1M SHA5DT. 4?
et les voyages de mon frère , se présentant à la
fois y ce n'était pas une petite affaire que de
savoir auquel donner la préférence.
Ce que je vais dire paraîtra ridicule $ mais la
chose était ainsi.
Nous avions dans la famille une coutume si
ancienne , qu'elle était presque passée en loi.
Le fils aîné de la maison , avant son mariage ,
avait la liberté de partir > d'aller et de revenir
à son gré d'un bout de l'Europe à l'autre. Ce
n'était pas seulement pour s'instruire , ou pour
fortifier sa santé par le changement d'air ,• c'é-
tait pour satisfaire sa fantaisie, pour rapporter
un plumet à son chapeau : que sais-je ? Tanr
tum valet , disait mon père , quantum sonat.
C'est l'opinion qui met le prix à tout.
Il n'y avait rien dans cet usage qui pût cho-
quer la raison ou les bonnes mœurs , et priver
mon frère de son droit d'aînesse , l'en priver
sans motif suffisant , et paivlà , en faire un
exemple du premier Shaudy qui n'aurait pas
été roulé dans sa chaise de poste par toute
l'Europe , uniquement parce qu'il était un peu
bete , c'eut été le traiter dix fois pis que n'au-
rait fait un Turc.
D'ailleurs l'affaire à'Oxmoor n'était pas
sans difficulté.
4^ TRISTRÀM SHÀNDY.
V
La seule acquisition était un objet de plus
de huit cents guinées ; et ce n'était pas tout. Ce
bien avait été quinze ans. auparavant l'occasion
d'un procès , qui avait coulé à la famille huit
cents autres guinées, sans compter la peine et
le tourment.
Ajoutez à ses raisons que celte commune si
belle , si attrayante , avait été jusque-là hon-
teusement négligée. Malgré son voisinage de
Shandy , malgré le droit que chacun avait de
s'en occuper , comme d'un bien qui , n'étant
à personqe , appartenait nécessairement à tout
le monde , cette pauvre commune avait été
tellement abandonnée, qu'il y avait, disait
Obadiah , de quoi faire saigner le cœur d'un
galant homme qui en aurait connu la valeur ,
et qui se serait seulement promené sjir ce mal-
heureux terrain.
À dire vrai , personne n'en était directe-
ment responsable; et mon père aurait su la
chose avec indifférence > et ne se serait jamais
occupé à!Oxmoor> sans ce maudit procès qui
s'éleva à cause de ses limites, et qui lui fit
prendre (sinon pour son intérêt, du moins
pour son honneur ) la ferme résolution d'ac-
quérir cette portion de domaine, sitôt que
TftISTKÀM SHANDT. 49
l'occasion s'en présenterait ; et l'occasion en
était venue , ou jamais.
Cette parité de raisons et d'avantages dans
les deux plus importans projets de mon père ,
était certainement marquée au coin duguignon.
Mon père avait beau les peser ensemble , puis
séparément, sous toutes leurs faces et sous
tous leurs rapports, consacrant des heures en-
tières à des calculs pénibles , se livrant à la
méditation la plus abstraite , lisant un jour des
ouvrages d'agriculture , et des voyages le len-
demain , se dépouillant de tout système et de
toute passion , se consultant chaque jour avec
mon oncle Tobte , argumentant avec Yorick ,
et résumant toute l'affaire d'Oxmoor avec Oba -
diah; rien, au bout du compte, ne paraissait si
décidément en faveur de l'un , qui ne fut éga-
lement en faveur de l'autre ; les meilleurs argu-
mens pouvaient s'appliquer à tous deux ; les
considérations étaient les mêmes des deux côtés,
et les balances restaient dans un fatal équilibre.
On ne pouvait , par exemple, s'empêcher de
convenir avec Obadiah que la commune d'Oar-
moor , avec des soins bien entendus , et entre
les mains de certaines gens, ferait sans nul
doute dans le monde une toute autre figure
que celle qu'elle y avait jamais faite, et qu'elle
u. 4
50 TRISTRAM SHANDT.
y ferait jamais , si on la laissait à elle-même.
Mais ces mêmes raisons n'étaient-elles pas stric-
tement applicables à mon frère Robert ?
A l'égard de l'intérêt, la question, je l'avoue,
ne paraissait pas si indécise au premier coup
d'oeil. En effet, toutes les fois que mon père
prenait la plume , et calculait l'unique dépense
de brûler , fbssoyer et enclore Oxmoor, et
qu'il comparait celte dépense au profit certain
qu'il en retirerait , le profit grossissait tellement
sous sa main , que tous auriez juré que toute
autre considération allait disparaître. Il était
cfôir qu'il recueillerait , dès la première année,
au moins cent mesures de raves à vingt livres,
une excellente récolte de froment l'année d'a-
près, cent (pour ne rien exagérer), mais,
suivant toute vraisemblance , cent cinquante , '
sinon deux cents quartants de pois et de
fèves, et ensuite des patates sans fin. Mais
alors , venant à penser que , pour manger des
patates, il fallait se résoudre à laisser mon
frère sans éduçatipn , sa tête se troublait dere-
chef; et finalement le vieux gentilhomme était
dans un tel état d'embarras , d'indécision et
d'incertitude , comme il l'a souvent déclaré à
mon oncle Tobie, qu'il ne savait, non plus
que ses talons , ce qu'il avait à faire.
TftlSTfcAtf SfiANDT. 5t
11 faut l'avoir éprouve , pour concevoir quel
tourment c'est pour un homme , de se sentir
ainsi tiraillé par deux projets, tous deux égale-
ment pressans > et tous deux entièrement oppo-
sés j car, sans compter le ravage qui en résulte
nécessairement dans tout le système des nerfs x
desquels la fonction, comme vous savez, est de
conduire les esprits animaux et les sucs les
plus subtils , du coeur à la tête, et de la tête au
cœur y on ne saurait croire l'effet prodigieux
qu'une lutte si terrible opère sur les partie*
plus solides et plus grossières , détruisant
l'embonpoint , et anéantissant les forces du
malheureux qui flotte ainsi entre deux projets
qui le contrarient.
Mon père aurait infailliblement succombé
sous ce malheur , comme il avait pensé faire
sous celui de mon nom de baptême, sans un
nouvel accident qui vint heureusement à son
secours* Ce fut la mort de mon frère Robert.
Qu'est-ce, grands dieux! que la vie d'un
homme ? Une agitation perpétuelle, un passage
continuel d'un chagrin à un autre ! Munissez-
vous contre un malheur , vous restez en prise à
' mille autres.
52 TJUSTRAM SHANDT.
CHAPITRE CLVIII.
Chapitre des choses.
Dès ce moment on doit me considérer
comme l'héritier apparent de la famille Shan-
dy, et c'est proprement ici que commence
l'histoire de ma vie et de mes opinions. Malgré
toute ma diligence et mon empressement, je
n'ai fait encore que préparer le terrain sur
lequel doit s'élever l'édifice; et je prévois que
l'édifice qui s'élèvera sera tel , que , depuis
Adam , on n'en a jamais conçu ni exécuté un
pareil.
Je veux reprendre haleine avant de com-
mencer; et, dans cinq minutes, je jette ma
plume au feu , et avec elle la petite goutte
d'encre épaisse qui est restée au fond du cor-
net. Mais dans ces cinq minutes j'ai dix cho-
ses à faire. J'ai une chose à nommer, une
chose à regretter, une à espérer, une à pro-
mettre, une à faire craindre; j'ai une chose à
supposer, une chose à déclarer , une à cacher,
une à choisir , et une à demander. Ce chapi-
tre donc, je le nomme le chapitre des cho-
ses; et mon prochain chapitre, si je vis, sera
TRISTRAM 5HANDY. 55
mon chapitre sur les moustaches, afin de gar-
der une sorte de liaison dans mes ouvrages.
Et premièrement , la chose que je regrette ,
c'est d'avoir été tellement pressé par la foule
des événemens qui se sont trouvés devant moi,
qu'il m'a été impossible, malgré tout le désir
que j'en avais , de faire entrer dans cette par-
tie de mon ouvrage les campagnes, et surtout
les amours de mon oncle Tobie. L'histoire en
est si originale, si cervantique , que, si je puis
parvenir à lui faire opérer sur les autres cer-
velles les mêmes effets qu'elle produit sur la
mienne, je réponds que , pour cela seul , mon
livre fera son chemin dans le monde, beau-
coup mieux que son maître ne l'a jamais fait.
0 Tristram , Tristram ! quel moment fortuné !
amène-le seulement; et la réputation qui t'at-
tend , comme auteur , effacera tous les mal-
heurs que tu as éprouvés, comme homme ; et
tu triompheras d'un côté, situ peux perdre de
l'autre le souvenir et le sentiment de tes cha-
grins passés.
Ne soyez pas surpris de l'impatience que je
témoigne pour arriver à ces amours. C'est le
morceau le plus exquis de toute mon histoire.
Et, quand j'y serai parvenu , je serai peu déli-
cat sur le choix des mots, et je m'embarrasse-
54 ÏRISTRÀM SHÀNDT.
rai peu des oreilles chatouilleuses qui pour*
raient s'en offenser. C'est la chose que j'avais
à déclarer. Mais jamais je n'aurai uni en cinq
minutes! La chose que ]J espère, milords et
messieurs , c'est que vous voudrez bien ne pas
vous en choquer: autrement , je pourrais bien
vous donner de quoi vous choquer tout de
bon. L'histoire de ma Jenny, par exemple.
Mais qu'est-cç que ma Jenny , et qu'est-ce que
le bon et le mauvais côté d'une femme ? C'est
la chose que je veux cacher. Je vous le dirai
dans le chapitre qui suivra celui des bouton-
bières, et pas un ligne plus tôt.
Maintenant, madame, la chose que j'ai k
vous demander, c'est comment va votre mi-
graine ? mais ne me répondez point. Je suis
sûr qu'elle est passée; et, quant à votre santé,
je sais qu'elle est beaucoup meilleure. On a
beau dire, le vrai Shandétsme dilate le cœur
et les poumons ; il facilite la circulation du
sang et de tous les autres fluides , et fait mou-
voir joyeusement etlong-temps tous les ressorts
de la vie.
Si Ton me donnait , comme à Saftcho Pan-
ça, un royaume à choisir, je ne chercherais
ni la gloire ni lès riches^s : je demanderais
un royaume où l'on rît du matin au soir. Les
TRISTRÀM SHANDr. 55
passions bilieuses et mélancoliques, par le dé-
sordre qu'elle apportent dans le sang et dans
les humeurs, sont ordinairement aussi con-
traires au corps politique qu'au corps humain.
Mais , comme l'habitude de la vertu peut seule
les contenir et les vaincre , « Seigneur, dirais-
« je à Dieu, faites que mes sujets soient tou-
te jours aussi sages qu'ils sont gais j et alors
* ils seront le peuple le plus heureux , et moi
fc le plu heureux monarque de la terre. »
CHAPITRE CLIX.
t
\
Préambule.
Sans oes deux vigoureux petits bidets , mon-
tés par ce fou de postillon qui me mena de
Stilton k Stamferd , l'idée ne m'en serait ja-
mais venue. Nous allions cofmmé lé vent. H y
avait une côte de trois milles et demi : nous
touchions à peine la terre. C'était le mouve-
ment le plus rapide, le plus impétueux! il se
communiquait à ma cervelle. Mon cœur même
y participait.
Tant de force et de vitesse dans deux petites
haridelles , confondait tous les calculs de ma
raison et de ma géométrie.
\
56 TRISTRAM SHANDT.'
« Par le grand Dieu du jour ! » m'écriai-je,
en regardant le soleil et lui tendant les bras
par la portière de ma chaise , « je fais vœu, en
« rentrant chez moi , de brûler tous mes li-
ce vres, et de jeter la clef de mon cabinet d'&*
c< tude quatre-vingt-dix pieds sous terre, dans
(( le puits qui est derrière ma maison. »
Le coche de Londres me confirma dans cette
résolution. Il suivait le même chemin que
nous, avançant à peine, et lourdement traîné
par huit colosses qui le guindaient à pas lents
au haut de la côte. Il se traînait sur notre piste,
et nous étions déjà bien loin. « Oui , je les
« brûlerai, m'écriai-je, je brûlerai jusqu'au
« dernier volume. Suivra le chemin battu qui
« voudra ; je veux ou me frayer une nouvelle
« route , ou me tenir tranquille. »
La plupart de nos auteurs ressemblent trop
au coche de Londres.
Dites-moi , messieurs , compterons-nous tou-
jours la quantité pour tout , et la qualité pour
rien ?
Ferons-nous toujours de nouveaux livres,
comme les apothicaires font de nouvelles dro-
gues avec d'autres drogues toutes faites ?
Ne ferons-nous jamais que nous traîner sur
la m une piste? toujours au même pas?
TRISTRAM SHANDY. $7
Passerons-nous éternellement notre vie à
montrer les reliques des savans, comme les
moines montrent les reliques des saints , sans
pouvoir en obtenir un seul miracle?
Comment se iait-il que l'homme dontla pen-
sée s'élance jusque dans les cieux, l'homme,
Ja plus belle , la plus excellente et la plus no-
ble des cr&tures, Je miracle de la nature,
comme l'appelle Zoroastre ( dans son livre sur
la nature de l'ame) , le miroir de la présence
divine, selon saint Chrysostôme , l'image de
Dieu, suivant Moïse, le rayon de la divinité,
comme dit Platon, la merveille des merveilles,
suivant Aristote, comment, dis- je, se fait-il
que l'homme se dégrade ainsi lui-même , en se
wouant à. une imitation seeviie?
O imitatores! dit Horace.... mais je ne m'a-
baisserai point aux mêmes invectives que lui.
Tout ce que je demanderais à Dieu, si cela
.peut se désirer sans péché, c'est que tout imi-
tateur ou plagiaire anglais, français ou irlan-
dais , fut puni par le farcîn , et renfermé dans
un hôpital asseï vaste pour les contenir tous.
C'est ce qui me conduit à l'affaire des mousta-
ches ; mais par quelle succession d'idées ? en
bonne foi > croyez»- vous que je le sache ?
53 thlSTKkM SÛàKût.
Sur tes moustaches.
De quoi diantre mê suia-je avisé? quelle
promesse étourdie ! uù chapitre Sur les moud-
taches! le public ûè le souffrira jamais.
C'est un public délicat. Mais je n'avais jamais
li* lé fragment que voici; je île le cfoyai* pas
aussi Scabreux : autrement , aussi suremerit
que des net sôtit des nez , et que des mousta-
ches sont des moustaches, j'aurais louf oyé de
îttafti&ë à né pas rencontrer ce dangereux cha-
pitre.
Fragment.
* •- •
« «Je crdis <}ae v<ms dortnez
« un peu, ma belle dame , » dit le vieux gen-
tilhomme , en lui serrant doucement la main
comme il prononçait le mort moustache.
« Ghangerons^noua de sujet ? — Gardez-vûtuft
«r en bien, dit la vieille dame. Je vottd écoute
a fttee le phis grand plaisir. » Âtate, 6e péfl-
ebant en arrière sur sa chaise, la tété ap*
puyée sur le dossier, portant en même-temps
ses deux pieds en avant , et jetant un mou^
choir de gaze sur son visage , elle le pria de
TRISTR1M ggAUnt. &9
continuer. Le vieux gentilhomme continua
ainsi:
— Des moustaches ! s'écria la reine de
Navarre y en laissant tomber sa pelote dé noeuds.
— Oui y madame , de* moustaches , dit la
Fosseust 9 en ramassant respectueusement les
nœuds de la reine.
La voit de la FosseUsé était naturellement
douce et moelleuse , mais cependant distincte
et articulée ; et chaque lettré du mot mousta-
ches avait frappé directement l'oreille de la
reine de Navarre. — Moustaches! s'écria en-
core la reine y pouvant d'autant moins se per-
suader d'avoir bien entendu, qu'il s'agissait
d'un de $es pages qu'elle voyait totts les jours.
•— Moustaches y répéta la Fosseust une troi-
sième fois. Pour aséutet votre triajesié , con-
tinua la fille d'honneur , en prenant t ïvement
l'intérêt du page, que dans toute la* Navarre il
n'y a pas aujourd'hui m fcàvalier qui possède
une aùsfei belle paire.... -£- De quoi? s'écria
Marguerite em souriant. — De moustaches ,
dit ht Passeuse avec urne modestie infinie.
Le mot tint bon , malgré Ttisage indiscret
que la Fosse use venait d'en feire; et on con-
tinua de s'en servir dans la* meilleure compa-
gnie du petit royaume de Navarre.
6o TRI5TRÀM 5HA5DT.
La Fosseuse Pavait déjà prononcé, non-
seulement devant la reine, mais en plusieurs
autres occasions à la cour , et toujours avec un
accent qui renfermait quelque chose de mysté-
rieux. Ce genre devait parfaitement réussir à
la cour de Marguerite, qui , dans ce temps-là,
était , comme on sait , un mélange de galan-
terie et de dévotion. Le mot moustaches fit
donc une espèce de fortune , ou du moins il
gagna justement autant qu'il perdit. Le clergé
fut pour lui, les laïques contre, et les femmes....
se partagèrent.
. Il y avait dans ce temps-là à la cour de Na-
varre un jeune marquis de Croix, officier des
gardes de la reine, qui , par sa mine , sa taille
et sa tournure , se faisait remarquer des filles
d'honneur, et attirait leur attention vers la
terrasse , devant la porte du palais où la garde
se montait.
Madame de Beaussière fut la première qui
en devint éprise. La Bat Car elle suivit. C'était
le plus beau temps pour faire 1 amour, dont on
ait gardé le souvenir en Navarre. Le jeune de
Croix faisait toutes les conquêtes qu'il voulait.
Il fit tourner successivement la tête à la Guyol9
à la Maronnette, à la Sabatière , à toutes en
un mot, excepté à la Rebours et à la Fosseuse.
TKISTRAM SHANDT. 6l
Celles-ci savaient à quoi s'en tenir sur son
compte. De Croix avait donné mince opinion
de lui à la Rebours dans une occasion essen-
tielle ; et la Rebours avait tout dit à la Fos-
seuse y dont elle était l'amie inséparable.
La reine de Navarre était assise un soir avec
ses dames à la fenêtre qui faisait lace à la porte
du palais , comme de Croix traversait la cour.
— Qu'il est beau ! dit la Beaussière. — Qu'il a
bon air ! dit la BaùLarelle. — Qu'il est bien
fait ! dit la Guyol. — Montrez-moi , dit la
Maronnette , un officier de la garde à cheval
qui ait deux jambes comme, celles-là ! — Ou
qui s'en serve si bien ! dit la Sabatière.—Miàis
il n'a pas de moustaches! s'écria la Fosseuse.
— Oh ! pas l'apparence , dit la Rebours.
La reine s'en alla droit à son oratoire, pour
méditer sur ce texte. Elle y rêva tout le long
de la galerie. Ave Maria > dit-elle en s'age-
nouillant sur son prie-dieu, que veut dire la
Fosseuse avec ses moustaches!
Toutes les filles d'honneur se retirèrent à
l'instant dansleurs chambres. Des moustaches!
dirent-elles en elles-mêmes > en fermant leur
porte au verrou.
Madame de Carnavalet prit son chapelet. On
ne l'aurait pas soupçonnée sous son grand capu-
k
Ça TRÎSTRAM SBANDY*
cl ion. De saint Antoine à sainte Ursule , il ntf
lui passa pas un saint par les doigts , qui n'eût
des moustaches. Saint François , saint Domi-
pique y saint Benpît , saint Basile , sainte Bri*
gitte , tous avaient des moustaches.
Madame de Beaussière brouilla toutes ses
idées à force de commentaires. Elle monta sur
son palefroi , et se fit suivre par son page. Un
régiment vint à défiler
Madame de Beaussière passa son chemin.
« Un denier , un seul denier ! cria l'ordre
« de la Merci ; secourez ces pauvres captifs
a qui gémissent loin de vous , et qui tournent
« les yeux vers le ciel et vers vous, pour ob-
ce tenir leur rachat.
Madame de Beaussière passa son chemin,
(( Ayez pitié du malheureux, ma bonne da-
te me, dit un vieillard vénérable à cheveux
« blancs, tenant dans aes mains desséchées
« une petite tasse de hûis cerclée de fer : je
« denwide pot*r l'infortuné , pour une prison,
« pour mo hôpital. Ma bonne et charitable
« princesse ? c'est pour un vieillard , pour des
(( noyés , pour des brûlés. J'appelle Dieu et
« tous ses anges à témoin. C'est pour couvrir
« cqltti qui eat nu , pour rassasier celui qui a
TJUSTKÀM 5H±NDT. 63
« faim , pour soulager celui qui est malade et
a affligé. »
Madame de Beaussièrç passa sq» chemin.
Un purent dans la piisère se prosterna jus-
qu'à terre.
Madame de Beaussière passa «on chemin.
Jl courut tête nue à pote du palefroi , en la
priant , et la conjurant par les premiers lient
de l'amitié, de l'alliance, de la parenté. « Ma
« cousine , ma sœur , ma tante , ma mère > au
« nom de 1* vertu , pour l'amour de vous ,
t< pour l'amour de moi , pour l'amour de Jéi-
k sus-Christ, souvenez vous de moi, ayez pitié
ce de moi ! »
Madame de Beousftète passa son chemin.
Elle s'arrêta à la fin. — Prenez mes mous la*
ches , dit-elle i son page. Jl»? page prit &on
palefroi. Elle mit pied à terre sur la terrasse.
Quaud la cpur fut rassemblée le soir , ce fut
à qui pirlorait , ou plutôt * qui ne parlerait
pas des moustaches. La Fofisewe tira une ai-
guille de sa tête, et se mit à dessine? le contour
d'une petite moustache su* un c£té de sa lèvre
supérieure , et rçmit J'aiguille à U Rebours.
\a Rçbourç secoua la tête. Madame de Car*
navalet soupira : c'était elle qui avait donné
des moustçcfas à. sainte Brigitte.
64 TRIS TRAM 5HANDT.
Madame de B eau ssîére toussa trois fois dans
son manchon. La Guyol sourit. — Fi ! dit
madame de Beaussière. La reine de Navarre
comprit enfin l'énigme , et passa son doigt sur
ses yeux , avec un geste qui voulait dire : je
vous entends bien.
« Et qu'entendait-elle ? dit la vieille dame,
« en soulevant sa gaze , et regardant le vieux
« gentilhomme. »
« Ce que vous entendez vous-même , répon-
u dit le vieux gentilhomme ; » et il continua
de lire.
Toutes ces conversations , loin d'étrq favo-
rables au mot moustaches , préparaient sa
ruine. La Fosseuse lui avait porté le premier
coup: il s'était pourtant soutenu, et pendant
quelques mois il fit une assez belle résistance :
mais , au bout de ce terme , le jeune marquis
de Croix ayant été forcé de quitter la Na-
varre , faute de moustaches , le mot devint
bientôt indécent, et ne tarda pas à être entière-
ment hors d'usage.
Les meilleurs termes du meilleur langage de
la meilleur compagnie peuvent être exposés
à la même disgrâce. Il ne faut qu'un esprit
mal fait pour exciter tous les esprits. Le curé
d'Estelle écrivit dans le temps un gros livre sur
tes équivoques , afin de prémunir les Navar-
rois contre leur danger.
« Tout le monde ne sait-il pas > dit le curé
« d'Estelle à la fin de son ouvrage , que les
« nez ont éprouvé , il y a quelques siècles ,
« dans la plus grande partie de l'Europe , le
t< même sort que les moustaches éprouvent
« aujourd'hui dans le royaume de Navarre?
« Le mal, à la vérité, ne s'étendit pas alors
« plus loin; mais les oreilles n'ont-elles pas
« couru depuis le même risque ? Vingt autres
te mots différens , les hauts- de -chausse , les
m fichus , les boutonnières y le nom même
t( qu'on donne à nos chevaux de poste , ne
« sont-ils pas encore au moment de leur
« ruine ? La chasteté y par sa nature , la plus
t< douce des vertus y la chasteté, si vous lui
« laissez une liberté absolue, deviendra la plus
« tyrannique des passions.
« Que vos cœurs cessent d'être corrompus >
« s'écriait le curé d'Estelle ; et vos oreilles ne
«r trouveront plus d'expressions indécentes. »
CHAPITRE GLX.
Peine perdue.
Mon père était occupé à calculer les frais
n. 5
G(i TTUSTRÀM SBANDY.
de poste du voyage de mou frère Robert , de
Calais à Paris, et de Paris à Lyon , au moment
même qu'il reçut la lettre que lui apportait la
nouvelle de sa ru art. C'était un voyage à tous
égards bien malencontreux, et dont mou père
avait bien de la peine à venir à bout. 11 l'avait
cependant à peu près achevé x quand Obadiah
ouvrit brusquement la porte pour lui dire qu'il
n'y avait plus de levure dans la maison.
« Monsieur veut-il y demanda Obadiah, que
« je prenne demain de grand matin le cbeval
« de carrosse , et que j'en aille chercher ?— De
« tout mon cœur > dit mon père sans inter-
« rompre son voyage; prends le cheval de
« carrosse et laisse-moi en repos. — Mais, dit
« Obadiah , il lui manque un fer. »
— « Un fer! pauvre créature, dit mon oncle
« Tobie! — Eh bien, dit brusquement mon
« père, prends l'Ecossais. — Il ne veut pas
« souffrir la selle, dit Ohadiah. — Je crois
u qu'il a le diable au corps > dit mon père :
« prends donc le patriote, et ferme U patte.
« — Le patriote est vendu, dit Obadiah. —
«Vendu, s'écria mon père! Voilà de vos
«tours, monsieur le drôle, continua-t-il ,
« en s'adressant à Obadiah, quoiqu'avec le
« visage tourné vejs mon onde Tobie! — -
tïttSTRltf SHÀNDY. 6j
xl Monsieur doit se rappeler , dit Obadiah ,
t< qu'il m'a ordonné de le vendre au mois
te d'avril dernier. — Eh bien* s'écria mon
t< père, pour votre peine, vous irez à pied»
te — C'est tout ce que je demandais, dit Oba-
diah en fermant la porte. »
k Ah! quel tourment, dit mon père! »
Et il reprenait déjà son calcul , quand Oba*
diah vint encore l'interrompre* « Comment
t< Monsieur veut-il que j'aille à pied ? dit Oba*
« diah , toutes les rivières sont débordées. »
Jusques-là, mon père qui avait devant lui
uae carte de Samson et un livre de poste ,
avait gardé trois doigts sur la tête de son
compas, dont une pointe était posée sur Nevers*
C'était la dernière poste pour laquelle il eût
payé ; et il se proposait de reprendre de là son
calcul et son voyage > aussitôt qu'Obadiah au-
rait quitté la chambre. Mais il ne put tenir
4 cette seconde entrée d'Obadiah qui rouvrit
la porte pour mettre tout le pays sous l'eau. U
laissa aller soq compas, ou plutôt > avec un
mouvement de colère > il le jeta sur la table j
€t alors tout ce qui lui restait à faire > c'était de
revenir à Calais comme bien d'autres y aussi
sage qu'il en était parti.
Enfin, quand la lettre fatale arriva, mon
68 TRISTRAM SHAKDT.
père, à l'aide de son compas , d'enjambées en
enjambées, était revenu à ce même gîte de
Nevers. 11 fit signe à mon oncle Tobie de voir
ce que contenait la lettre. « Avec votre per-
« mission, monsieur Samson, s'écria mon
père , en frappant la table tout au travers de
Nevers avec son compas, « il est dur , monsieur
« Samson , pour un gentilhomme anglais et
« pour son fils , d'être ramenés deux fois daus
« un jour à une bicoque comme Nevers. Qu'eu
k penses-tu, Tobie? ajouta mon père d'un
« air enjoué» — A moins , dit mon oncle Tobie,
« que ce ne soit une ville de garnison ; car , en
« ce cas.... mon père sourit. — Lis, lis cette
« lettre , mon cher Tobie, dit mon père : » et,
tenant toujours son compas sur Nevers d'une
main, et son livre de poste de l'autre, lisant
d'un œil, écoutant d'une oreille, et les deux
coudes appuyés sur la table, il attendait que
mon oncle Tobie eût achevé la lettre qu'il li-
sait entre ses dents
« O ciel! il est parti, s'écria mon oncle
« Tobie! Qui? quoi? s'écria mon père. — Mon
« neveu , dit mon oncle Tobie. Comment !
TRISTRÀM SHANDY. €()
te mon fils! sans permission! sans argent! sans
«gouverneur! — Hélas, mon cher frère! il
« est mort, dit mon oncle Tobie. Mort! s'é-
« cria mon père , sans avoir été malade ? —
« Le pauvre garçon! dit mon oncle Tobie, en
« baissant la voix, et avec un profond soupir!
« le pauvre garçon ! il a bien été assez malade,
« puisqu'il en est mort. »
Nous lisons dans Tacite, que, lorsque Agrip-
pine apprit la mort de Germanicus, ne pouvant
modérer la violence de sa douleur, elle quitta
brusquement son ouvrage. Mon père, au con-
traire, frappa une seconde fois de son compas
sur Nevers, mais beaucoup plus fort que la
première. Quels effets différens produits par la
même cause! et mêlez- vous après cela de rai-
sonner sur l'histoire.
Ce que fit ensuite mon père, mérite, à mon
avis, un chapitre particulier.
CHAPITRE CLXI.
Pensées sur la mort.
C'est un des moralistes anciens, Platon,
Plutarque, ou Sénèque, Xénophon, ou Epic-
lète , Théophraste , ou Lucien , ou quelqu'un
d'une date plus moderne, Cardan ouBudœus,
Pétrarque ou Stellej peut-être même est-ce
7* TRI5TRÀM SHANDY.
quelque père de l'église, saint Augustin, saint
Cyprieû ou saint Bernard ; .... mais enfin c'est
un de ceux là qui nous apprend , qui nous as-
sure qu'il existe en nous je ne sais quel pen-
chant naturel et irrésistible , lequel nous porte
a pleurer la mort de nos amis et de noa
enfans. Celui là, quel qu'il soit, connaissait
bien le cœur humain.
Et Sénèque a dit quelque part , que de pa-
reils chagrins se dissipaient mieux par la voie
des larmes , que par toute autre.
Aussi trouvons-nous que David a pleuré son
fils Absalon; Adrien , son Antinous ; Niobé set
enfans, et qu'Apolfodore etCriton ont tous deux
versé des larmes pour Socrate avant sa mort.
Mon père ne prît exemple ni sur les anciens,
ni sur les modernes, et se gouverna d'une
façon toute particulière.
On vient de voir que les Hébreux pleuraient
ainsi que les Romains. On prétend que les La-
pons s'endorment quand ils sont dans l'afflic-
tion; les Allemands , dit-on, s'enivrent; et
l'on sait que les Anglais se pendent. Mon père
ne pleura , ni ne s'endormit , ni ne s'enivra , ni
ne se pendit : il ne jura , ni ne maudit , ni
n'excommunia , ni ne chanta , ni ne siffla : que
fit-il donc de sa douleur ?
TRISTRAM SHANDY. 71
II vint toutefois' à bout de s'en débarrasser;
Mais souffrez , monsieur , que j'insère ici une
petite histoire.
Quand Cicéron perdit sa chère fille Tullia ,
il n'écouta d'abord que son cœur , et modula
«a voix sur ki voix de la nature. O ma Tullia !
s'écriait-il , 6 ma fille ! mon enfant ! O dieux !
dieux ! fm perdu ma Tullia ! Partout fe crois
voit encore ma Tullia. Je crois T entendre ;
je crois lui parler. Mais , dès qu'il eut ouvert
les trésors de la philosophie, dès qu'elle lui eut
appris la quantité de choses excellentes qu'il Jr
avait à dire sur ce sujet, on ne saurait croire,
dit ce grand orateuT , combien , en un instant,
je me trouvai heureux et consolé.
Mon père était aussi vain de son éloquence,
que Cicéron pouvait l'être de la sienne; et
]e commence 4 croire qu'il avait raison. L'é-
loquence était en vérité son fort ; c'était son
faible aussi. Son fort ; caria nature l'avait fait
naître éloquent. Son faible j car il en était dupe
o toute heure.
Excepté dans ce qui contrariait trop fort
ses systèmes , dès que mon père trouvait une
occasion de déployer se* telens, ou de dire
quelque chose de sage , de spirituel au de Gn>
il était souverainement heureux. Un événement
J2 TRISTRAM SHANDT.
agréable qui ne lui laissait rien à dire , ou un
événement fâcheux sur lequel il trouvait à par-
ler , revenaient à peu près au même pour lui*
Bien plus, si l'accident n'était que comme
cinq , et le plaisir de parler comme dix, mon
père y gagnait moitié pour moitié, et préférait
l'accident.
Ce fil servira a débrouiller ce qui autrement
semblerait contradictoire dans le caractère de
mon père. Il expliquera comment, dans les
petites impatiences qui naissaient desnégligen-
ces inévitables, ou des étourderies de ceux qui
le servaient , sa colère , ou plutôt la durée de
sa colère, était toujours à rebours de toutes
les conjectures.
11 avait une petite jument favorite dont il
souhaitait beaucoup d'avoir de la race, U l'a-
vait confiée à un très-beau cheval arabe , et il
avait destiné à son usage le poulain qui devait
en naître. Mon père était ardent dans ses pro-
jets. Tous les jours il parlait de son chevalfutur
avec une confiance, une sécurité aussi entières,
que s'il eût été déjà dressé, bridé, sellé, et
devant sa porte tout prêt à être monté. Il dé-
fiait d'avance mon oncle Tobie à la course. Au
bout du terme , la jument fit un mulet , et le
plus laid mulet qu'il y eut eu son espèce.
TRISTRAM SHÀNDV. *]%
H v avait sûrement de la faute d'Obadiah.Ma
mère et mon oncle Tobie s'attendaient que mon
père allait l'exterminer , et que sa colère et
ses lamentations n'auraient point de fin. —
« Regardez , coquin que vous êtes, s'écriait mon
père , en montrant le mulet , regardez ce que
vous avez fait, — Ce n'est pas moi , dit Oba-
diah. — Eh ! qu'en sais - je ? répliqua mon
père. »
Le triomphe étincela dans les yeux de mon
p ère à cette repartie ; tout son visage s'épanouit ;
et Obadiah n'en entendît plus reparler.
Revenons à la mort de mon frère.
La philosophie a beaucoup de belles choses
à dire sur tous les sujets. Elle en a un magasin
sur la mort. Mais, comme elles se jetaient toutes
à la fois dans la tête de mon père, l'embarras
aurait été de bien choisir , et d'en faire un tout
également pompeux et bien assorti. Mon père
les prit comme elles vinrent.
« Tout doit mourir , mon cher frère. C'est
un accident inévitable. C'est le premier statut
de la grande charte. C'est une loi éternelle du
parlement. Tout doit mourir.
« Si mon fils n'était pas mort , ce serait le
cas de s'étonner , et non pas de ce qu'il est
mort.
74 TRlSTKÀlf SHÀNDT.
« Les monarques et les prince dansent le
même branle que nous.
« Mourir est la grande dette et le tribut qu'il
faut payer à la nature. Les tombes et les monu-
ment destinés à perpétuer nôtre mémoire , le
paient eux-mêmes ; et les pyramides , les plus
orgueilleuses de toutes celles que l'art et les
richesses ont élevées , ont aujourd'hui perdu
leur sommet, et n'offrent plus au voyageur
qu'un amas de débris mutilés. (Mon père trou-
vait qu'il s'exprimait avec facilite , et pour-
suivit. ) Les cités et les villes , les provinces et
les royaumes n'ont- ils pas leurs périodes ? et
ne viennent - ils pas eux-mêmes k décliner ,
quand les principes et les pouvoirs qui , au
commencement les cimentèrent et les réuni-*
rent, ont achevé leurs évolutions ?
« — Frère Sliandy , dit mon oncle Tobie ,
quittant sa pipe au mot évolutions.... — . révo-
lutions y j'ai voulu dîne , reprit mon père. Par
le ciel ! frère Tobie , j'ai voulu dire révolu-
tions. Évolutions n'a pas de sefts. — Il a plot
de seas que vous ne croyez , dit mon oncle
Tobie. — Mais , s'écria mon père, iln y a du
moins pas de sens à couper le fil d'nn pareil
discours , et dans une pareille occasion. Do
grâce, frère Tobie, continua-t-il en lui pre-
TR1STRAM SIAKDY. 75
nant la main , je t'en prie , frère , je t'en prie ,
ne m'interromps pas clans cette crise. Mon on-
cle Tobie remit sa pipe dans sa bouche.
« Où sont Troie et Micènes , et Thèbes et
Délos , et Persépoiis et Àgrigente ? continua
mon père, en ramassant son livre de poste
qu'il avait laisse tomber. Que sont devenues ,
frère Tobie , Native et Babylone , Cizicum et
Mitilène ? les plus belles villes qu'ait jamais
éclairées le soleil , maintenant ne sont plus ;
leurs noms seulement sont demeurés ; et ceux-
ci , ( car déjà plusieurs d'entre eux s'écrivent
incorrectement), s'en vont eux*-mémes par
lambeaux } et dans le laps de temps ils seront
oubliés et enveloppé* avec toutes choses dans
la nuit éternelle. Le monde lui-même , frère
Tobie, le monde lui-même finira.
« A mon retour d'Asie , clans ma traversée
d'Egine à Mégare { dans quel temps donc ?
pensa mon oncle Tobie )j je jetai les yeux au-
tour de moi. Égine restait derrière > Mégare
était devant , Kréc à main droite , et Corintbe
à main gauche. Que de villes jadis florissantes,
et maintenant couchées dans la poussière ! Hé-
las î hélas! dis-je en moi-même , quel homme
pourrait permettre à son ame de se troubler
pour la perte d*un enfant , quand il voit de
76 TRISTRÀM SIIANDY.
telles merveilles honteusement ensevelies ?
Ressouviens-toi, me dis - je encore à moi-
même , ressouviens-toi que tu es homme. »
Mon oncle Tobie ne s'aperçut pas que ce
dernier paragraphe était l'extrait d'une lettre ,
que Servius Sulpicius écrivait à Cicéron, pour
le consoler de la mort de sa fille. Mon bon oncle
était aussi peu versé dans lesfragmens de l'an-
tiquité, que dans toute autre branche de litté-
rature ; et comme mon père , dans le temps de
son commerce de Turquie , avait fait trois ou
quatre voyages au Levant , mon oncle Tobie
conclut tout naturellement qu'il avait poussé
ses courses jusqu'en Asie par l'Archipel ; et
de là sa traversée d'Egine à Mégare , et le reste.
Cette conjecture n'avait rien d'étrange , et
tous les jours un critique entreprenant bâtit de
bien d'autres histoires sur de pires fondemens.
— « Et je vous prie , frère, dit mon oncle To-
bie , quand mon père eut fini , je vous prie ,
dit -il , en appuyant le bout de sa pipe sur la
main de mon père ; en quelle année de notre
Seigneur cela s'est-il passé ? — Innocent ! dit
mon père , c'était quarante ans avant Jésus-
Christ.
Mon oncle Tobie n'avait que deux supposi-
tions à faire , ou que son frère était le juif-er-
TIUSTRÀM SHANDt. 77
rant, ou que le malheur avait dérangé sa cer-
velle. — Puisse le Seigneur, Dieu du ciel et de
la terre , le proléger et le guérir ! dit mon on-
cle Tobie, en priant en silence pour mon père,
avec les larmes aux yeux.
Mon père attribua ses larmes au pouvoir de
son éloquence, et poursuivit sa harangue avec
un nouveau courage.
— « 11 n'y a pas, frère Tobie, une aussi
grande différence que l'on s'imagine entre le
bien et le mal. (Ce bel exorde, soit dit en
passant, n'était pas propre à guérir les soup-
çons de mon oncle Tobie.) Le travail, la tris-
tesse, le chagrin, la maladie, la misère et le
mail) eu r sont le cortège ordinaire de la vie.—
Grand Lien leur fasse ! dit en lui-même mon
oncle Tobie.
— « Mou fils est mort ! il ne pouvait mieux
faire. 11 a jeté l'ancre à propos au milieu de la
tempête.
« Mais il nous a quittés pour jamais. Eh
bien! il a échappé à la main du barbier, avant
d'être chauve ; il a quitté la fête , avant d'être
repu, le banquet, avant d'être ivre.
« Les Thraces pleuraient quand un enfant
venait au monde.... — fMa foi! dit mon on-
cle Tobie, nous ne leur ressemblons pas mal.;
78 TktsThxH sbknbit*
témoin la naissance de Tristram). Et ils te
réjouissaient quand un homme mourait. IL*
avaient raison. La mort ouvre la porte à la re-
nommée > et la ferme à l'envie. Elle brise les
chaînes du captif; il a rempli sa tache , il est
libre.
« Montret~moi un bomme qui connaisse la
vie, et qui craigne la mort; et je vous montre-
rai un prisonnier qui craint la liberté.
« Nos besoins, mon cher frère Tobie , ne
sont que des maladies» Ne vaudrait-il pas
mieux en effet n'avoir pas faim, que d'être
farce de manger ? n'avoir pas soif, que d'être
forcé de boire?
« Ne vaudrait-il pas mieux être tout d'un
coup délivré des soucis , de la fièvre > de l'a-
mour, delà goutte, et de tous les autres maux
de la vie, que d'être comme un voyageur qui
arrive fatigué tous les soirs à son auberge,
forcé d'en repartir tous les matins?
« Ce sont les gémissemens et les convul-
sions , frère Tobie , ce sont les larmes qu'on
verse dans la chambre d'un malade , ce sont
les médecins,, les prêtres , et tout f appareil
de la mort,, qui rendent la mort effrayante*
Qtez~cn le spectacle , qu'est-ce qui reste ?
— « Elle est préférable dans une bataille ,
T2WSTRÀM SHANDY. *}Q
dit mon oncle Tobie. Il n'y a là ni cercueil ,
ni silence, ni deuil, ni pompe funèbre : elle
est réduite à rien.
— - « Préférable dans une bataille ! mon
cher frère Tobie , dit mon père en souriant.
( Il avait entièrement oublié mon frère Ro-
bert. ) Va , elle n'est mauvaise nulle part. Car
enfin, frère Tobie, remarque bien. Tant que
nous sommes, la mort n'est pas encore; et,
quand elle est, nous ne sommes plus. » Mon
oncle Tobie quitta sa pipe pour examiner la
proposition. Mais V éloquence de mon père
était trop rapide pour s'arrêter par aucune
considération. 11 entraîna les idées de mon on-
cle Tobie malgré lui.
ce Pour nous affermir dans notre mépris de
la mort, continua mon père, il est à propos
de remarquer le peu d'altération que ses ap-
proches ont produit dans les grands hom-
mes. »
« Vespasien mourut sur sa chaise percée ,
en disant un bon mot; Galba , en prononçant
une maxime ; Septimt-Sévère , eu faisaj&t un
compliment.
« — J'espère qu'il éuit sincère, dît mon
oncle Tobie. — C'était à sa femme > dit mon
pire, w
Bo TRISTRÀM SHANDY,
CHAPITRE CLXIL
Nouçeau genre de mort.
Et finalement, car, de toutes les anecdotes
que l'histoire peut fournir sur ce sujet , celle-
ci sans contredit est la plus frappante , elle
couronne toutes les autres.
« Cornélius Gallus le préteur.... — Mais
j'ose assurer, frère Tobie, que vous l'avez lu.
— J'ose assurer que non, dit mon oncle Tobie.
— Eh bien , dit mon père , il mourut dans les
bras d'une femme.
« — Au moins, dit mon oncle Tobie, si
c'était de la sienne, il n'y avait pas de péché. —
Ma foi ! dit mon père, c'est plus que je n'en
sais. »
i
«
CHAPITRE CLXIIL
Ma mère est aux écoutes.
Ma mère traversait le corridor vis-à-vis la
porte de la salle, au moment où mon père
prononçait le mot femme. Il était assez simple
qu'elle en fût frappée; et elle ne douta point
qu'elle ne fût le sujet de la conversation. Elle
TKISTRAM SHANDTt 8t
mit donc un doigt en travers sur sa bouche ,
retint sa respiration; et , par une inflexion du
cou, alongeant et baissant la tête, non pas
vis-à-vis la porte, mais de côté, de sorte que
son oreille se trouvait sur la fente; elle se mit
à écouter de tout son pouvoir.
L esclave qui écoute, avec la déesse du
silence derrière lui , n'aurait pu fournir une
plus belle idée à un artiste.
Je vais la laisser dans cette attitude pen-
dant cinq minutes , jusqu'à ce que j'aie ramené
les affaires de la cuisine (ainsi que Rapin
Thoiras ramène les affaires de l'église) au
même point.
CHAPITRE %CLXIV.
Parallèle de deux orateurs.
À proprement parler , l'intérieur de notre
famille était une machine simple et composée
d'un petit nombre de roues. Mais ces roues
étaient mises en mouvement par tant de res-
sorts différens ; elles agissaient l'une sur l'autre
avec une telle variété de principes et d'im-
pulsions étranges, que la machine, quoique
simple , avait tout l'honneur et même les avan-
82 tristHàm shandy.
tages d'une machine compliquée. On pouvait j
remarquer presque» autant de mouvemens par-
ticuliers, que dans la mécanique intérieure
d'une pendule à secondes.
Parmi ces mouvemens il y en avait un, et
c'est celui dont je parle, qui peut-être n'était
<pas, à tout prendre, aussi singulier que beau-
coup d'autres ; mais dont l'effet était tel , qu'il
ne pouvait se passer dans le ' salon aucune
motion, querelle, harangue, dialogue, projet,
ou dissertation , que sur-le-champ il n'y en
eut la copie, le pendant , la parodie dans la
cuisine.
Pour entendre Ceci, il faut savoir que toutes
les fois que quelque message extraordinaire ou
quelque lettre arrivait au salon > ou que l'en-
trée d'un domestique semblait interrompre la
conversation > et qu'où avait l'air d'attendre
qu'il fût sorti pour la continuer, ou que l'on
apercevait quelque apparence de nuage sur le
front de mon père ou de ma mère; enfin , dès
que l'on supposait que l'affaire qui se traitait
dans le salon, valait la peine qu'on Pécoutât,
la règle était de ne pas fermer entièrement la
porte, et de la laisser tant soit peu entr'ou-
verte, de trois ou quatre lignes seulement ,
précisément comme ma mère la trouva eo
TRISTRAM SîtANDY. 83
passant dan* le corridor. Le mauvais état des
gonds ( état auquel on se donnait bien de garde
de remédier ), servait de prétexte et d'excuse
è cette manœuvre , laquelle se répétait aussi
souvent qu'il était nécessaire. On laissait donc
un passage , non pas aussi large à la vérité que
celui des Dardanelles , mais suffisant pour qu'on
pût apprendre par ce moyen tout ce qu'il était
intéressant de savoir , et éviter par-là à mon
père l'embarras de gouverner lui-même sa
maison.
Ma mère en profita dans cette occasion. Oba-
diah en avait fait autant, après avoir laissé sur
la table la lettre qui apportait la nouvelle de la
mortdemon*frère. De sorte qu'avant que mon
père fut revenu desa surprise, et eut commencé
sa harangue > Trim, debout dans la cuisine,
s'était mis a pérorer sur le même sujet.
Il y a tel curieux , de ceux qui aiment à
observer la nature, qui, s'il eût eu en sa pos-
session toutes les richesses de Job, en aurait
donné la moitié avec plaisir, pour entendre le
jcaporal Trim et mon père, deux orateurs si
opposés par leur nature et leur éducation
haranguer sur la même tombe.
Mon père,hommeprodig!eusement instruit
à l'aide d'une mémoire sure et 'd'une lecture
§4 TRISTRA M SHANDY.
immense , à qui tous les grands philosophes de
l'antiquité étaient familiers , citant sans cesse
Caton , Sénèque , Epictète.
Le caporal x avec rien, ne se souvenant de
rien, n'ayant rien lu que son livre de revue,
et n'ayant de grands noms à citer que ceux
qui étaient contenus dans le contrôle de sa
compagnie.
L'un, procédant de période en période,
par métaphore et par allusion, et frappant l'i-
magination de # l'auditeur, comme doit faire
tout bon orateur, par l'agrément et les charmes
de ses peintures et de ses images.
L'autre , sans esprit ni antithèse , sans méta-
phore ni allusion, sans aucune ressource de
l'art, instruit par la nature, conduit par la
nature , allait droit devant lui comme la nature
le menait; et la nature le menait au cœur. O
Trim! si le ciel eût voulu que tu eusses un
meilleur historien.... s'il l'eût voulu.... ton
historien aurait roulé carrosse.
CHAPITRE CLXV.
Trim monte en chair.
— « Notre jeune maître est.mort à Londres,
dit Obadiah. »
TMSTRÀM SHA5DT. 85
Une robe de chambre de satin vert de ma
mère, qui avait déjà été décrassée deux fois,
fut la première idée que l'exclamation d'Oba-
diah excita dans l'esprit de Suzanne. — « Eh
bien, dit Suzanne, nous allons tous être en
deuil. »
Divin Locke, ou es-tu? et se peut-il que tu
manques l'occasion d'écrire un si beau chapitre
sur l'imperfection des mots? Le mot deuil ,
quoique prononcé par Suzanne elle-même ,
manqua son objet, et n'excita pas en elle une
seule idée teinte de noir ou de gris. Tout était
vert : elle ne voyait que la robe de chambre
de satin vert.
— «Oh! ma pauvre maîtresse en mourra!
s'écria Suzanne ; et déjà elle voyait défiler toute
la garde-robe de ma mère. Quelle procession !
son damas rouge, ses toiles de Perse, ses lus-
trines jaunes et blanches, son taffetas brun ,
ses bonnets de dentelle, ses manteaux de lit et
ses consolantes jupes de dessous. Elle n'oubliait
pas un chiffon. « Non, disait Suzanne, ma
maîtresse ne les reverra jamais. »
Nous avions un pataud de marmiton qui
fesait le facétieux ; mon père le gardait, je
pense, à cause de sa bêtise. Il avait été toute
l'automne aux prises avec une hydropisie. —
86 TRISTRÀM SHANDT.
« Noire jeune maître est ntort ! dit Obadi&h ;
il est mort bien certainement. — Et moi je ne
le suis pas, dit le marmiton. »
— n Voici de fâcheuses Nouvelles, Trini,
cria Suzanne, en essayant ses yeux au moment
où Trim entra dans la cuisine : notre jeune
maître Robert est mort et enterré. (L'enterre-
ment était un embellissement de la façon de
Suzanne). — Nous allons être tous en deuil,
ajouta Suzanne. »
— « J'espère que non, dit Trim. — Vous
espérez que non, reprit vivement Suzanne.
(L'idée du deuil ne faisait pas sur la tête de
Trim la même impression que sur celle de
Suzanne.) — J'espère, dit Trim, expliquant
sa pensée, j'espère en Dieu que la nouvelle
n'est pas vraie. — J'ai entendu lire la lettre de
mes deux oreilles , dit Obadiah , et nous allons
avoir une rude besogne pour défricher Ojemoor.
— Oh! il est bien mort , dit Suzanne. — * Aussi
sur que je suis en vie, dit le marmiton. »
— «.Eh bien! dit Trim, en poussant ut*
soupir, je le Regrette de tout mon cœur et dé
toute mon ame, Pauvre créature! pauvre gar-
çon ! pauvre gentilhomme! » ■
— <( Il était en vie à la Pentecôte dernière ,
dit le cocher. — A la Pentecôte! hélas ! s'éfcria
TIUSTB.ÀM 55^Kpy.. S?
Trira, en étendant le bras droit 7 et prenant
sur-locliamp la même attitude dans laquelle il
avait lu le sermon, eh! que; fait la Pentecôte,
Jonathan? (Celait, le nom du cocher.) Que
lait le temps de Pâques, ou toute autre .saison
de Tannée ? Nous voilà tous ici , continua le
caporal ( en frappant perpendiculairement ,1e
plancher du bout de sa canne, pour -donner
une idée de stabilité et de force) , nous voilà
tous ici , et en un moment (ouvrant la main et
laissant tomber son chapeau) , nous ne sommes
plus. »
Cette imâçe était infiniment frappante. Su-
zanne fondit en larmes. Nous ne sommes pas
des plantes ni des pierres. Jonathan, Obadiah ,
la cuisinière, tout pleura. Le pataud de mar-
miton, lui-même, quiécurait un chaudron sur
ses genoux, se sentit ému. Toute la cuisine
se pressa autour du caporal. .
Or , comme je vois clairement que la cons-
titution de l'Eglise 'et de l'état , ou du moins
leur durée, peqt-ètre la durée du monde en-
tier, ou, ce qui revient au même, la distribu-
ti on et la balance de la propriét é et du pouvoir,
vont dépendre de la manière dput l'on saisira
l'éloquence de ,oe geste du çappral, je vous
demande votre attention, messieurs, pour unu
88 TRISTRAM SHA.NDT.
dixaine de pages; et je vous les donne à re-
prendre dans tout autre endroit de l'ouvrage ,
pour dormir tout à votre aise.
J'ai dit que nous n'étions ni des plantes, ni
des pierres , et j'ai bien dit ; mais j'aurais du
ajouter que nous n'étions pas des anges. Hélas f
que nous sommes loin de cet état de perfec-
tion ! Nous sommes des hommes grossiers 7
enveloppés dans la matière , et gouvernés par
nos idées qui le sont elles-mêmes par nos
sens , et je rougis de dire à quel point va cette
influence secrète. Mais de tous nos sens, je ne
crains pas d'affirmer que la vue (quoique je
sache très-bien que la plupart de nos philoso-
phes soient pour le toucher), que la vue , dis-
je , est celui qui a le commerce le plus intime
avec l'amc , qui frappe davantage l'imagina-
tion, et qui lui laisse des impressions plus pro-
fondes. Son influence surpasse et détruit toutes
les autres. Horace l'a dit avant moi ; £egnius
irritant, etc.
Appliquons ces réflexions à la chute du cha-
peau de Trini.
Nous voilà tous ici, et en un moment
nous ne sommes plus.
Cette phrase n'avait rien de bien saillant.
C'était une de ces vérités triviales à force
TAISTRAM SHANDÎ. 89
d'être connues , et telles qu'on nous en débite
tous les jours. Et si Trim ne s'en fût pas plus
reposé sur son chapeau que sur son éloquence,
il n'aurait produit aucun effet.
Nous voilà tous ici , continua le caporal ,
et en un moment. . . . ( laissant tomber perpen-
diculairement son chapeau è et s'arrétant avant
d'achever ) , en un moment nous ne sommes
plus. Le chapeau tomba comme si c'eût été
une masse de plomb , rien ne pouvant mieux
exprimer l'idée de la mort , dont ce chapeau
était comme la figure et le type. La main de
Trim sembla se paralyser , le chapeau tomba
mort. Trim resta les yeux fixés dessus, comme
sur un cadavre , et Suzanne fondit en larmes.
Or , il y a mille , dix- mille , et comme la
matière et le mouvement sont infinies, dix mille
fois, dix mille manières*, dont un chapeau peut
tomber à terre sans produire aucun effet.
Si Trim l'eût jeté avec force ou colère, avec
négligence ou maladresse, s'il l'eût jeté devant
lui , ou de côté, ou en arrière , ou dans une
autre direction quelconque, ou si , en lui don-
nant la meilleure direction possible , il l'eût
laissé tomber d'un air gauche, hébété, effacé;
enfin si, pendant ou après la chute , Trim n'eût
pas eu l'expression de tête et l'attitude qui
9° TRISTRÀM SHAKOT.
devail raccompagner , tout était manqué .y et
l'effet du chapeau sur le cœur était perdu.
O vous , qui gouvernez ce grand univers; et
ses grands intérêts avec les machines de l'élo^
quence , vous qui tenez dans vos mains la clef
des cœurs, qui les échauffez, et les refroidis-
sez , et les adoucissez , et les amollissez à votre
gré :
Vqus qui tournez et retournez les passions
avec cette grande manivelle, çt qui, par ce
moyen , conduisez les hommes où il vous
plaît :
Vous enfin , qui menez ( et pourquoi pad
aussi )vous qui êtes menés comme des dindons
au marché, avec un^âton et un chaperon rouge,
méditez , méditez , je vous en prie, sur le vieux
chapeau de Trim i ,
CHAPITRE CI/XVL
Sur ks vieux chapeaux.
Un moment. J'ai un petit compte Régler
avec le lecteur , avant que Trim continue sa
harangue. J'aurai fini en deux minutes.
Parmi plusieurs petites deUes que j'ai con-
tractées avec le public, et dont je yn'acquiltej ai
TRlSTItÀM SKANDY. QT
à mesure que leur tour viendra , je confesse
quejesuisen retard pour deux items; un cha-
pitre sur les femmes de chambre et les bouton-
nières. Je m'y suis engagé dans la première
partie de mon ouvrage y et Ton pourrait me
reprocher de manquer à ma parole. Mais plu-
sieurs personnes vénérables du clergé m'ayant
représenté que deux sujets pareils , surtout
aussi rapprochés l'un de l'autre , pouvaient
mettre la morale en danger y j'ai cfru devoir
déférer à leurs rencontres. Je supplie donc
qu'on veuille bien me faire grâce du chapitre
sûr les femmes de chambre et les boutonnière^,
et recevoir à sa place celui-ci , lequel ' n'est
autre chose qu'un chapitre sur les soubrettes ,
les robes dé chambre et les vieux chapeaux.
Trim ramassa le sien y le mit sur sa tête ,
et reprit ensuite son discours sur la mort y en
la manière et la forme qui suit. '
CHAPITRE CLXVII.
Trim continue .
« Pour nousy Jonathan, qui ne connaissons
ni la peine ni le besoin ynous qui vivons ici
au service des deux meilleurs maîtres ( j'en
92 TniSTRÀM SHANDT.
excepte seulement ponr ma part le roi Guil-
laume , que j'ai eu l'honneur de servir , tant en
Irlande qu'en Flandre); pour nous, dis-je,
qu'est-ce que l'intervalle de la Pentecôte à
Noël? C'est bien peu de chose \ ce n est rien.
Mais pour ceux , Jonathan , qui savent ce que
c'est que la mort, qui savent quel ravage, quel
carnage elle peut faire , avant qu'on ait seule-
ment le temps d'y songer , c'est comme un
siècle entier. O Jonathan ! quel est le bon cœur
qui ne saignerait pas, voyant combien de bra-
ves gens , qui se tenaient aussi droits et aussi
fermes que nous ( le caporal se redressa ) , et
que la mort a abattus dans cet intervalle qui
nous semble si court ? Et crois-moi , Suzanne ,
ajouta le caporal en se tournant vers elle , dont
les yeux nageaient dans l'eau, avant que l'année
ait achevé son tour, plus d'un œil brillant sera
terni. — Un œil brillant ! dit Suzanne. Suzanne
pleura , mais d'un œil de reconnaissance.
« Ne sommes-nous pas, continua Trim, en
fixant toujours Suzanne, ne sommes-nous pas
comme la fleur des champs ? » ( Ici une larme
d'orgueil se glissa dans l'œil de Suzanne entre
deux larmes*d'humilité , c'est la seule manière
d'expliquer son affliction. ) « Toute la chair
n'est-elle pas comme du foin ? comme de l'ar-
TRISTRAM SHANDT. ç3
gile? ( comme de la boue ? » ) (Tous regardè-
rent le marmiton ; il continuait à écurer son
chaudron : il n'était pas beau. )
« Qu'est-ce que la beauté ? continua Trim.
— (Je passerais ma vie à entendre le caporal,
disait Suzanne. ) Qu'est-ce que le plus beau
visage qu'on ait jamais vu 1 Suzanne avait mis
sa main sur l'épaule du caporal.) Qu'est-ce
autre chose que de la corruption ? » ( Suzanne
la retira. )
Mais c'est pour cela même que je vous aime,
ô femmes ! c'est ce délicieux mélange qui vous
rend de si chères et de si charmantes créatu-
res. Eh ! qui pourrait vous en faire un crime?
qui pourrait vous en vouloir? Celui-là, s'il en
existe un seul, reçut une citrouille au lieu d'un
cœurj et qu'on le dissèque, on verra si j'ai
menti.
CHAPITRE CLXVIII.
Trim achève.
Ou Suzanne, dont l'amour-propre s'était
senti un peu choqué, rompit la chaîne des
idées du caporal > en retirant ainsi brusque-
ment sa main de dessus son épaule.
94 TJUSTHÀM SHANDY.
Ou te caporal commença à soupçonner qu'il
avait été sur les brisées du docteur, et qu'il
avait parlé plutôt comme un chapelain que
comme un soldat.
Ou bien.... ou bien.... car dans de' sembla-
bles cas , avec un peu d'esprit et d'invention ,
on pourrait aisément remplir dix pages de
suppositions. Que les physiologistes ou tous
autres curieux déterminent, s'ils le peuvent >
quelle en fut la véritable cause; il n'en est pas
moins certain que le caporal reprit ainsi sa ha-
rangue :
« Quant à moi, je déclare qu'en rase cam-
pagne je me ris de la mort. Dieu me damne !
ajouta le caporal, en faisant craquer ses doigts,
mais avec un air que lui seul pouvait donner
au sentiment, un jour de bataille, je ne m'en
soucie non plus que de cela. Pourvu toutefois
qu'elle ne me prenne pas en traître , comme ce
pauvre Gibbons , qui fut tué en lavant son fu-
sil. Qu'est-ce en effet que la mort? Une dé-
tente lâchée , un pouce ou deux de baïonnette
dans le poumon ou dans le cœur : tout cela re-
vient au même.
« Regardez le long de la ligne, à main
droite, voyez,: le; coup part, Richard tombe ;
TJIISTRAM SfcÀffDY. 98
non , c'est Jacques : eh bien , s'il est mort, il
ne souffre plus. Mais qu'importe lequel ? Dai-
gne-t-on s'en informer en marchant à l'en-
nemi? Que dis-je? dans la chaleur de la pour-
suite , on ne sent pas même le coup qui donne
la mort. La mort ! il ne s'agit que de la braver.
Celui qui la fuit court dix fois plus de danger
que celui qui va au-devant d'elle. Cent fois je
l'ai vue en face , ajouta le caporal , et je sais ce
que c'est. Dans un champ de bataille, Oba-
diah, en vérité, ce n'est rien. -~ Mais au lo-
gis, ditObadiah, elle a une laide mine. — «
Pour moi, dit le cocher, je n'y pense jamais
quand je suis sur mon siège. — À mon avis ,
dit Suzanne, c'est au Ht quelle est la plus na-
turelle. — Si elle était là , dit Trim , et que ,
pour lui échappe* , il fallût me fourrer dans le
plus chétif havre-sac qu'un soldat ait jamais
porté , je le ferais tout à l'heure ; mais cela est
dans la nature. »
- «c La nature est la nature , dît Jonathan. —
Et c'est ce qui fait, s'écria Suzanne, que' j'ai
tant de pitié de ma pauvre maîtresse. Elle n'en
reviendra jamais. —* Moi, dit le caporal, de
toute la maison, c'est le capitaine que je plains
davantage. Madame soulagera sa douleur en
pleurant, et monsieur à force d'en parler. Mais
9^ TRISTRÀM SHANDY.
mon pauvre maître ! il gardera tout pour lui
en silence. Je l'entendrai soupirer dans sou li*
pendant un mois entier , comme il fit pour le
lieutenant le Fèvre. Si j'osais représenter à
monsieur qu'il s'afflige trop, et qu'il devrait
se faire une raison : c'est plus fort que moi ,
Trim , dira mon maître. C'est un accident si
triste, je ne saurais l'ôter de là, dira- 1- il en
montrant son cœur. Mais monsieur cependant
ne craint pas la mort pour lui-même? J'es-
père, Trim, répondra-t-il vivement, que je ne
crains rien au monde que de faire le mal. Eh
bien 1 ajoutera-t-il, quelque chose qui arrive ,
j'aurais soin du fils de le Fèvre. Et avec cette
pensée, comme avec une potion calmante,
monsieur s'endormira. »
— J'aime à entendre les histoires de Trim
sur le capitaine , dit Suzanne. C'est bien le
gentilhomme du meilleur cœur et du meilleur
naturel qu'il y ait au monde , dit Obadiah. —
c( Oui, sans doute, dit le caporal; et aussi
brave qu'on en ait jamais vu à la tête d'un pe-
loton. Jamais le roi n'a eu un meilleur officier,
ni Dieu un meilleur serviteur. Il marcherait sur
la bouche d'un canon , quand il verrait la mè-
che allumée , prête à mettre le feu. Eh bien ,
ôtez-le de là , ce même homme est doux comme
TRISfAAM SfrANrff. §7
tin enfant, il ne voudrait pas faire de mal à
lin poulet. >)
— J'ai nierais mieux > dit Jonathan , mené?
ce gentilhomme-là pour sept livres sterlings
jpar an , qute lout autre pour huit. — « Grand
ïnerci pour les vingt schelings, Jonathan. Oui,
Jonathan , ajouta le caporal , en lui secouant la
main , c'est comme si tu avais mis cet argent
dans ma poche. Pour mon compte, je le servi-
rais sans gages jusqu'au jour de ma mort , et
je lui dois bien cette marque d'attachement. O
le bon maître 1 il est pour moi comme un ami,
comme un frère; et si j'étais sûr que mon pau-<-
vre frère Tom mourut , ajouta le caporal en
tirant son mouchoir , quand j'aurais dix mille
livres sterlings , je les laisserais au capitaine
jusqu'au dernier scheling. »
Trimfce put retenir ses larmes en donnâùtà
son maître cette preuve testamentaire de soi!
affection. Toute la cuisine en fut émue. -^*
Conte-nous l'histoire du pauvre lieutenant, dit
Suzanne. -— De tout mon cœur y dit le caporal*
Suzanne, la cuisinière, Jonathan, Obadiah
et le caporal Trim formèrent un cercle autour
du feu ; et aussitôt que le marmiton eut fermé
la porte de la cuisine, le caporal commença eift
tes termes *
h. 7
98 TRISTRÀM SHA^DT.
CHAPITRE CLXIX.
Je reviens à ma mère.
Que je sois pendu , si je n'ai pas oublié ma
mère autant que si je n'en avais jamais eu , et
que la nature m'eût jeté dans un moule , et
m'eût déposé tout nu sur les bords du Nil !
— Ma foi , madame (c'est à la nature que
je parle) si c'est vous qui m'avez façonné, il
n'y a pas de quoi vous vanter. Je suis fâché de
la peine que vous avez prise; mais vous avez
commis' bien des gaucheries, et par devant et
par derrière , et par dedans et par dehors.
— Comment , Tristram ! et cette disposition
d'esprit qui te porte à n'être étonné de rien ! à
la bonne heure ; je vous la passe.
*
— Et cette défiance modeste et habituelle
de ton propre jugement , qui fait que tu ne
t'échauffes jamais , au moins pour des sujets
qui n'en valent pas la peine ! — Oh I pour mon
jugement , il m'a si souvent trompé , que je
serais un sot de me fier à lui.
— Et cet amour, ce respect pour la vérité,
qui te conduirait au bout du monde pour la
retrouver, quand tu crois l'avoir perdue. — »
Oui , j'aime la vérité ; mais je hais encore plus
s.
TRISTRÀM SHÀNDY. t)Q
la dispute ; et si cette vérité n'intéresse ni la
religion ni la société, j'aime mieux l'aban-
donner lâchement > et souscrire aux opinions
les plus extravagantes y que d'entrer en lice
pour les attaquer.
D'ailleurs , je crains te mal par-dessus tout;
et il n'y a pas d'opinion si sacrée , que je vou-
lusse me laisser égratigner pour elle. Aussi me
Buis-jede tout temps promis de ne jamais m'en-
rôler dans aucune armée de martyrs, soit qu'on
en lève une nouvelle , soit que l'on se contente
de recruter l'ancienne.
Mais il est temps que je retire ma mère de
l'attitude pénible où je l'ai laissée.
CHAPITRE CLXX.
Itinéraire de commerce.
L'opinion de mon oncle Tobie , madame ,
était , si vous vous la rappelez , que si le pré-
teur Cornélius Gallus était mort dans les bras
de sa femme > il n'y avait pas eu de péché. Ma
mère n'en avait entendu qu'un seul mot , et ce
mot l'avait prise par la partie la plus faible de
son sexe... j'espère que vous ne prenez pas le
change. Je veux dire , la curiosité. Elle arran-
gea à sa guise tout le sujet de la conversation ;
lOO TRISTRAM SfiANDT.
et une fois son imagination préoccupée > vous
pouvez croire que mon père ne dit pas un mot
qui ne fut attribué par ma mère , soit à elle ,
soit aux affaires de sa famille.
Et je vous prie y madame , où demeure la
femme qui n'en eût pas fait autant ?
Du genre de mort étrange de Cornélius ,
mon père avait fait une transition à la mort de
Socrate ; et il donnait à mon oncle Tobie un
extrait de la harangue de ce philosophe devant
ses juges. Elle était irrésistible , non pas la
harangue de Socrate, mais la tentation que
mon père avait d'en parler, H avait lui-même
écrit la vie de Socrate y Tannée qui précéda sa
retraite du commerce. Je crains même que cette
raison n'ait contribué à le lui faire quitter plus
tôt y si bien que personne n'était en état de pé-
rorer sur ce sujet avec autant de pompe } '
d'abondance et de facilité que lui.
11 se livra donc à toute son éloquence ; et
^'adressant à mon oncle Tobie , comme s'il eût
été Socrate devant l'aréopage > il emboucha la
trompette héroïque. Pas une période qui fut
terminée par un mot plus court, que transmi-
gration ou annihilation. Pas une moindre
pensée que celle à! être ou de ne pas être. Dans
Fexorde > pas une idée qui ne fut entièrement
TMSTRÀM SHANDT. lOl
neuve. Comparant la mort à un sommeil long
et tranquille , sans rêves , sans réveil. Disant
que nous et nos en/ans étions nés pour
mourir , mais qu'aucun de nous n'était né
pour être esclave. Non , je me trompe , ceci
est tiré du discours d'Eléazar, tel qu'il est
rapporté par Josephe ( Histoire de la guerre
des Juifs ). Éléazar avoue qu'il a pris celle
pensée des philosophes indiens. Il est à pré-
sumer qu'Alexandre le grand , dans son expé-
dition des Indes , au retour de la Perse qu'il
avait soumise , s'empara de cette maxime ,
ainsi qu'il fit de bien d'autres choses. Ce fui lui
qui la rapporta en Grèce, sinon par lui-même,
(car on sait qu'il mourut en chemin à Baby-
lone ) au moins par ses lieutenans. De la Grèce
elle arriva à Rome ; de Rome elle passa en
France, et de France en Angleterre. Je n'i-
magine pas quel autre chemin elle pourrait
avoir suivi par terre.
Par eau , elle a pu facilement descendre le
Gange jusqu'au sinus gangique, ou baie de
Bengale , et de là dans la mer des Indes. Sui-
vant ensuite la voie du commerce ( comme
on ne connaissait pas alors le passage parle cap
de Bonne-Espérance), elle aura été portéq
avec d'autres drogues et épices parla mer Rou-
103 TRISTRAM SRANOT.
ge à Jedcla , à la Mecque , ou même à Tor ou
Suez , villes situées au fond du Golfe > et de là,
par les caravanes, à Coptos, qui n'en estdis-
tant que de trois jours de marche ; de Coptos ,
le Nil l'aura amenée droit à Alexandrie , où
elle sera débarquée précisément au pied du
grand escalier de la bibliothcque'd' Alexandrie.
Et c'est dans ce magasin qu'on aura été la cher-
cher.
Bonté du ciel t combien les savans de noa
jours ont étendu le commerce !
i
CHAPITRE CLXXL
Méprise de ma mère.
Mon père avait une manière à peu près sem-
blable à celle de Job. Je fais cette comparai-
son, d'après la persuasion religieuse où je suis
qu'il a existé un très-saint et très-malheureux
personnage du nom de Job. Mais n'admirez-»
vous pas l'audace de ces petits incrédules qui,
se trouvant embarrassés à fixer l'ère précise ou
ce grand homme à vécu > ne sachant , par
exemple , s'il faut le placer avant ou après les
patriarches , aiment mieux , pour trancher
toute difficulté, décider qu'il n'a jamais existé ?
TRISTRÀW 5HANDY. ÎO?
Est-ce là on raisonnement? C'est une barbarie ;
c'est faire justement à autrui ce que nous ne
voudrions pas qui nous fut lait. Mais je reviens
à la manière de mon père.
Quand les choses tournaient mal pour lui ,
et surtout dans le premier mouvement de son
impatience , pourquoi suis-je né? s'écriait-il.
Eh ! que fais- je sur la terre ? Je voudrais être
mort. C'était là ses moindres imprécations.
Mais , quand sa peine devenait excessive , et
qu'elle passait toute mesure , monsieur , vous
auriez cru entendre Socrate lui-même. Tout
respirait en lui le mépris de la vie, et l'indiffé-
rence sur les moyens d'en sortir.
Ma mère avait peu lu ; mais , d'après ce que
je viens de dire , l'extrait du discours de So-
crate ne devait pas lui paraître étranger. Elle
le prit à la lettre. Elle écoutait avec attention
et recueillement , et aurait écouté ainsi jus-
qu'au bout , si mon père ne s'était jeté , sans
trop savoir pourquoi, dans cette partie du
plaidoyer , où le grand philosophe récapitule
ses liaisons, ses alliances, ses enfans ; mais
sans se flatter que le tableau puisse le sauver,
ou faire impression sur ces juges. — « J'ai des
amis, s'écriait mon père ; j'ai des parens; j'ai
trois malheureux enfans ! »
104 TRÏSTRAM 5HANDY,
— « Comment donc ! monsieur Shandy , dit
ma mère en ouvrant la porte , c'est un de plus,
— « Par le ciel , c'est un de moins , dit mon
père, en se levant et en quittant la chambre. «
CHAPITRE CLXXII.
Question chronologique.
— « Ce sont les enfans de Socrate , dit mon
oncle Tobie. — *■ Bon ! dit ma mère , n'y a-t-il
pas cent ans qu'il est mort ? »
Mon oncle Tobie n'était pas chronologiste }
mais, ne voulant pas admettre légèrement une
époque de cette importance , il posa tranquil-<
lement sa pipe sur la table , il se leva , et
prenant doucement ma mère par la main >
sans lui dire une parole, il sortit pour aller
trouver num père , et le prier d'éclaircir sca
doutes.
CHAPITRE CLXXIII,
Entr* actes.
Si cet ouvrage était vme ferce , ce qu'à Dieu
ne plaise, à moins qu'on ne veuille dire aveq
Rousseau :
Ce monde-ci n'tfl i\uvn oçÊprt çotoî^aç*
TA1STKAM SHAVDT. Io5
si cet ouvrage , dis-je , était une farce, ce serait
le cas de faire disparaître les acteurs pour un
moment , et de faire jouer les violons.
Tous les regards , toutes les oreilles se por-
tent vers l'orchestre. Chacun y déploie ses ta-
lens. On s'accorde , on n'est pas d'accord. On
part, on va sans mesure. Le maître de musique
frappe du pied, marque les temps. Peu à peu
les traîneurs arrivent , et les petits défauts ,
comme les petits agrémensdel'exécution tota-
le , sont couverts par le bruit du parterre.
Le parterre ! descendons-y pour un moment,
je vous prie.
Premier interlocuteur. Que dites-vous de
ce dernier acte?
Second interlocuteur. Pitoyable !
Premier. Vous avez bien raison; on n'y
comprend rien.
Second. Bon î est-ce que l'auteur s'est com-
pris lui-même ?
Premier. Aucun plan, aucune méthode.
Second. Nul connaissance de l'art drama-
tique.
Premiçr. Que dites- vous des caractères ?
106 TRlSTKiH SHÂNDT.
Troisième interlocuteur. Pour moi , j'ai-
merais assez celui de l'oncle.
Second. Fi donc! un vieux fou! et puis si
béte..... j'aimerais mieux le père. Au moins il
est instruit , et il parle bien.
Premier+Vous moquez-vous? La plupart du
temps il ne sait ce qu'il dit. Quant au capo-
ral....
Second et troisième* Oh! nous vous l'aban-
donnons.
Premier. Eh bien! je l'abandonne aussi.
Troisième. Que pensez- vous de la mère?
Second. Ma foi! c'est une femme de bon
sens, et celle qui dit le moins de sottises.
Premier. Oui, parce que c'est elle qui parle
le moins.
Troisième. Pas mal trouvé ! ehbien ! je m'en
tiens à madame Shandy .
Premier. Et moi aussi.
Second. Et moi aussi.
Premier. Sifflons les autres à mesure qu'ils
paraîtront.
Second et troisième. De tout mon cœur»
T&ISTRAH SflÀNDY. IO7
Eh bien , messieurs , il faut vous en donner
le plaisir : les voilà qui reviennent.
CHAPITRE CLXXIV.
»
Açis aux écrivains.
Après que l'ordre eut été un peu rétabli dans
la famille, et que Suzanne eut été mise en pos-
session de sa robe de satin vert, la première
chose qui vint à l'esprit de mon père, fut de
prendre la plume, à l'exemple de Xénophon ,
et de composer une Trislrapédie , ou système
d'éducation pour moi. H s'agissait de rassembler
toutes ses idées éparses, ses connaissances, ses
principes et d'en faire un corps d'instruction
qui pût embrasser toutes les différentes époques
de mon enfance.
J'étais le dernier rejeton de mon père. Il
avait, à son compte, perdu mon frère Robert
en entier', et moi aux trois quarts ; c'est-à-dire ,
qu'il avait été malheureux à mon égard dans
les trois choses les plus essentielles. Conception
interrompue par une sotte question de ma mère,
nez coupé par la maladresse du docteur Slop ,
nom de baptême tronqué par l'imbécillité de
Suzanne. Il ne restait à mon père d'autre res-
108 TftlSTRÀM SHAKDT,
source que celle de mon éducation; aussi s'y
adonna- t-il avec autant de zèle que mon oncle
Tobie en eût jamais mis à sa doctrine des pro-
jectiles; mais il y avait entre eux une grande
différence. Mon oncle Tobie avait tout appris
de Nicolas Tartaglia ; mon père n'avait pas de
maître; il tirait tout de son propre fonds ; ou ,
s'il empruntait quelque chose des autres, il se
donnait tant de peine pour le tourner et le
retourner, jusqu'à ce qu'il devînt propre à son
usage, que c'était presque le même embarras
pour lui.
Mon père y travailla pendant trois ans et
plus, et , au bout de ce temps, il était à peine
parvenu à la moitié de l'ouvrage. Comme tous
les écrivains , il rencontra des difficultés. II
s'était d'abord flatté qu'il pourrait rassembler
et faire relier tout ce qu'il avait à dire dans un
seul volume , assez petit pour être pendu au
trousseau de ma mère parmi ses clefs : la ma-
tière s'étendait, grossissait sous sa main..*
Qu'aucun homme ne dise en s'asseyant à son
bureau : Je vais écrire un //z-12.
Mon père cependant s'y livra tout entier,
et avec un zèle infatigable ; composant, médi-
tant, travaillant chaque ligne et chaque mot
avec autant de précaution et de circonspection
trîstràm s&ÀtfûY. tog
(quoique non pas peut-être par un principe
si religieux ) que Jean de la Casa, cet archevê-
que de Bénévent, qui passa quarante ans de sa
vie à composer sa Galathèe, laquelle Galathée,
au bout de ce temps, n'avait pas la moitié
de volume et d'épaisseur du Messager boi-
teux.
À moins d'être comme moi dans le secret,
on ne devinerait jamais comment ce saint
homme put y employer tant de temps ; hors
qu'il n'en passât la plus grande partie à pei-
gner ses moustaches, ou à jouer à la prime
avec son chapelain. AÇais je veux le dire à la
face de l'univers , je veux expliquer la méthode
de Jean de la Casa, ne fut-ce que pour l'en-
couragement du petit nombre d'auteurs qui
écrivent pour la gloire plus que pour l'argent
J'avoue , monsieur, que si Jean de la Casa ,
( dont j'honore et respecte infiniment la mé-
moire au dépit de sa Galathée), n'eut été
qu'un clerc obscur, d'un génie étroit, d'un
esprit lourd , qu'un homme médiocre enfin ,
lui et sa Galathée auraieut pu rouler ensemble
pendant neuf cent soixante-cinq ans , ce qui,
je crois , est l'âge que vécut Mathusalem , je
n'aurais pas pris la peine de relever ce phéno-
mène.
HO TftlSTfcAM SHANfcY.
Mais, monsieur, Jean de la Casa n'était
rien moins qu'un hommme médiocre. Il avait
un génie facile , un esprit élégant, une imagi-
nation riche. Mais , avec tous ces grands avan-
tages qu'il avait reçus de la nature > et qui de-
vaient l'encourager à poursuivre sa Galathée f
croiriez- vous, monsieur, que le jour le plus
long de l'été lui suffisait à peine pour en écrire
une ligne et demie. Oh! dites-vous , c'est abuser
de la patience des gens*
Non, monsieur > voici le fait.
Monseigneur l'archevêque de Bénévent s'é*
tait mis dans la tête que les premières idées de.
tout chrétien qui se mêlait d'écrire , non pas
pour son amusement particulier , mais avec le
projet de donner son ouvrage au public, étaient
toujours une suggestion du diable. C'était-là
le sort des écrivains ordinaires. Mais, quand
cet écrivain se trouvait être un personnage im-
portant y un homme revêtu d'un caractère vé-
nérable, soit dans l'Eglise, soit dans l'état,
« alors , disait l'archevêque de Bénévent , du
moment qu'il prend la plume, tous les diables
de l'enfer sortent de leurs cachots pour venir
le tenter ; ils tiennent leurs assises autour de
lui; il n'a plus une pensée dont il puisse être
assuré : elles sont toutes l'ouvrage du démon.
v
TR1STRAU SHANDT. lit
Elles ont beau lui paraître bonnes, excellentes
même, il n'importe. Quelque forme qu'elles
prennent, c'est toujours quelque suggestion
diabolique , contre laquelle il doit se tenir eu
garde. Oui , s'écriait l'archevêque , la vie d'un
auteur, quoiqu'il se persuade peut-être le con-
traire , doit se passer à combattre plus qu'à
écrire, et son noviciat est le même que celui
d'un guerrier. La mesure de , leur résistance
est , pour l'un comme pour l'autre , la mesure
de leur talent. »
Cette Théorie lumineuse de Jean de la Casa
transportait mon père; et, s'il avait pu l'accor-
der entièrement avec sa croyance, je ne doute
point qu'il n'eût donné de grand cœur les dix
meilleurs arpens de son domaine de Shandy
pour en avoir été l'inventeur. J'expliquerai
quelque jour , en parlant des opinions religieu-
ses de mon père, jusqu'à quel point il croyait
au diable. Pour le moment, il suffît de dire
que y n'ayant pas cet honneur-là , dans le sens
littéral de la doctrine reçue , il se contentait
d'en prendre l'allégorie. Il disait souvent , sur-
tout lorsque sa plume était un peu paresseuse,
qu'il y avait autant de sens, de vérité et de
connaissance cachés dans la parabole de Jean
de la Casa , que dans aucune des fictions poéti-
Uâ TklSïilAM SÊTÀKbt,
ques, ou des annales mystérieuses de l^ariti*
quité.
« Le diable, disait-il, n'est autre chose que*
le préjugé : la quantité de préjugés que nous
suçons avec le lait de nos mères, vbilà, frère
Tobie, les diables qui rôdent autour de nous ,
qui président à nos veilles ; et si un écrivain
s'abandonne lâchement à leur impulsion, que
sortira-t-ôl de sa plume? Rien, s'écriait-il, eu
jetant la sienne avec colère , rien que le résul-
tat trivial du caquet des nourrices, et des ab-
surdités de toutes les bonnes femmes ( je dis
des deux sexes ) dont le royaume est peuplé.»
Je n'entreprendrai pas de donner une meil-
leure raison de la lenteur avec laquelle mou
père avançait sa Tristrapédie. J'ai déjà dit
qu'après trois ans et plus d'un travail opiniâ*
tre, il en était à peine à la moitié. Ce qu'il y
eut de fâcheux , c'est que, pendant tout ce
temps, je fus négligé, et entièrement aban-
donné à ma mère ; et ce qui n'était pas util
moindre inconvénient , c'est que la première
partie de l'ouvrage, qui était la plus soignée,
et à laquelle mon père avait pris le plus de
peine, devenait absolument perdue pour moi.
Chaque jour, chaque heure en rendait une ou
deux pages inutiles.
TRISTHÀM SHÀlfDT. Il3
Ce fut certainement pour rabaisser l'orgueil
de l'humaine sagesse , que la Providence per-
mit qu'un des plus sages d'entre les hommes
s'abusât ainsi lui-même , et manquât son but
en le poursuivant trop vivement.
Quoiqu'il en soit, mon père multiplia telle-
ment ses actes de résistance; ou, pour par-
ler autrement, il avança si lentement dans son
ouvrage , et je me mis à vivre et à croître si
vite, que je l'aurais laisse tout-à-fait derrière
moi , et que son instruction eût été perdue
pour la génération à laquelle il l'avait desti-
née , sans un petit accident que je ne veux
pas cacher un seul moment au lecteur , si je
peux trouver le moyen de le raconter avec
décence.
CHAPITRE CLXXV.
Patatras.
Ce n'était rien. Je ne perdis pas deux gouttes
de sang. Ce que je souffris par accident , mille
le souffrent par choix. Cela ne méritait pas
d'appeler un chirurgien , eût-il demeuré tout
proche. Le docteur Slop en fit dix fois plus de
bruit que la chose n'en valait la peine.
h. 8
'Ut T
Il/f TItlSTRAM «HA5DT.
Quelques hommes se sont fait un nom par
l'art de suspendre de grands poids avec de
petits fils de métal ; et moi , Tristram Shandy ,
je paie encore aujourd'hui (10 août mil sept
cent soixante-un ) ma part de leur réputation.
Oh ! il y aurait de quoi faire damner un
saint, de voir l'enchaînement de tout ce qui
arrive en ce monde ! La servante avait oublié
de mettre un pot de chambre sous le lit. — Ne
pouvez-vous y me dit Suzanne , en soulevant
le châssis de la fenêtre d'une main , et m'ame-
nant tout près de la banquette avec l'autre,
ne pouvez-vous y mon petit ami y essayer pour
une fois de vous en passer ?
J'avais alors cinq ans. Suzanne ne fit pas
réflexion que de père en fils nous portions
un nez ridiculement raccourci; témoin mon
bisaïeul. Pan ! le châssis retomba sur nous
comme un éclair. — Tout est perdu ! s'écria
Suzanne , tout est perdu 1 je n'ai plus qu'à me
sauver.
Elle voulait s'enfuir chez ses parens; la maison
de mon oncle Tobie lui parut un asile plus
assuré. Suzanne y vola.
TJIISTKAM SRANDT. Il5
CHAPITRE CLXXVL
Complices découverts.
Le capoTal pâlit d'effroi quand Suzanne lui
raconta l'accident de la fenêtre , avec toutes
les circonstances de ce meurtre ( car c'est ainsi
qu'elle l'appelait. ) Comme dans les affaires
de cette nature , ce sont souvent les complices
qui sont tout , la conscience de Trim l'avertit
qu'il était aussi coupable que Suzanne ^ et y
suivant ce principe, mon oncle Tobie avait
autant de part au meurtre . que chacun d'eux.
Ainsi la raison ni l'instinct, ensemble ou sépa-
rés, ne pouvaient avoir guidé les pas de Suzanne
vers un asile plus propice.
Je pourrais laisser cette énigme à deviner
au lecteur j mais , pour former seulement une
hypothèse un peu vraisemblable , il faudrait
qu'il se cassât la tête pendant trois semaines ;
à moins qu'il ne fut doué d'une sagacité que
le lecteur n'a jamais eue. Je ne veux pas le
mettre à cette épreuve, ou plutôt à cette tor-
ture ; et ? comme l'affaire me regarde seul }
c'est à moi seul de l'expliquer.
v
n6
TRISTHAM SHANDY.
CHAPITRE CLXXVIL
A qui la faute ?
— - u N'est-ce pas une honte , Trim , disait
un jour mon oncle Tobie , en s'appuyant sur
l'épaule du caporal, comme ils étaient à visiter
leurs ouvrages, que nous n'ayons pas deux
pièces de campagne à monter dans la gorge de
cette nouvelle redoute? elles assureraient toute
la longueur des lignes, et rendraient de ce
côté l'attaque tout-à-fait complète. Ne pour-
rais-tu , Trim, m'en faire fondre une couple ?
— « Monsieur les aura , répliqua Trim ,
avant qu'il soit demain. »
C'était la joie du cœur de Trim (et jamais
sa fertile tête ne manqua d'expédiens pour j
parvenir); c'était, dis-je, la joie de son cœur,
de satisfaire les moindres fantaisies de mon on-
cle Tobie , et celles surtout qui étaient relati-
ves à ses sièges et à ses campagnes. Eût-ce été
son dernier écu , Trim en aurait fait joyeuse-
ment le sacrifice pour prévenir un seul désir de
son maître. Déjà en rognant le bout des tuyaux
de mon oncle Tobie , hachant et ciselant les
bords de ses gouttières de plomb, fondant son
plat à barbe d'étain , montant enfin , comme
TRISTRAM SHANDY. II7
Louis XIV , jusque sur les clochers , pour
épargner le trésor public ; déjà , dis-je celte
même campagne , le caporal avait établi huit
nouvelles batteries de canon , sans compter deux
demi-coulevrines. Mais mon oncle Tobie de-
mande encore deux pièces de campagne pour
la redoute. Trim a promis de les fournir ; que
fera-t-il? Toutes ces ressources sont-elles épui-
sées?
Non , il prendra les deux contre-poids de
plomb , qui suspendent et soutiennent le châs-
sis de la fenêtre de la chambre de la nourrice j
et y comme , les contre-poids étant ôtés , les
poulies ne servent plus à rien, il s'en emparera
aussi } et il en fabriquera une paire de roues
pour un de ses affûts.
U y avait long-temps que le caporal avait dé-
mantelé toutes les fenêtres de la maison de
mon oncle Tobie pour le même objet, mais
non pas toujours dans le même ordre; car
quelquefois il avait eu besoin des poulies et non
du plomb : alors il commençait par les poulies.
Celles-ci ôtées , le plomb devenait inutile ; et
c'était autant de pris et de fondu.
On pourrait tirer delà une belle et grande
morale ; mais je n'en ai pas le temps. C'est
assez de dirq que , de quelque façon que la
Il8 TRISTRAlf SHAKDT.
démolitiou commençât , elle était également
fatale à la fenêtre.
CHAPITRE GLXXVIIL
Procédé généreux. •
En fabriquant son artillerie } le caporal s'é-
tait bien gardé de confier son secret à per-
sonne; ainsi il lui était facile de se tirer d'à flaire
sans se compromettre , et de laisser supporter
à Suzanne , comme elle pourrait, tout le poids
de la chute de ce maudit châssis. Mais le vrai
courage est trop au-dessus de cette lâche poli-
tique. Le caporal, spit comme général, soit
comme contrôleur d'artillerie , était la vérita-
ble origine du mal; il pensait que, sans lui-,
jamais l'accident ne serait arrivé, du moins de
la façon de Suzanne. Comment vous seriez-
vous conduit , monsieur l'abbé ? Le caporal se
décida sur-le-champ , non pas à se mettre à
l'abri derrière Suzanne , mais à lui en servir
lui-même ; et avec cette résolution dans l'ame,
il marcha droit au salon , pour exposer toute
cette manœuvre devant mon oncle Tobie.
Mon oncle Tobie venait précisément de ra-
conter à Yorick les détails de la bataille de
*
TRISTRÀM SHANOT. HQ
Steinkcrque , et de l'étrange conduite du comte
de Solme qui fit faire halte à l'infanterie , et
fit marcher la cavalerie dans un terrain où elle
ne pouvait agir ; ce qui était directement
contraire à l'ordre du roi, et fut cause de la
perte de cette journée.
Il y a quelques familles où tous les incidens
se trouvent lies entre eux si naturellement, que
leur enchaînement va presque au-delà de l'in-
vention d'un écrivain dramatique. Je ne parle
pas des dramatiques modernes.
Trfan posa son premier doigt à plat sur la
table , puis , en le frappant à angle droit avec
le tranchant de son autre main , il trouva moyen
de raconter mon histoire , de manière que les
prêtres et les vierges auraient pu l'écouter sans
rougir. Après quoi le dialogue continua comme
il suit.
CHAPITRE CLXXIX.
Mon onde Tobie s'emporte.
— « J'aimerais mieux passer dix fois par les
baguettes, s'écria le caporal en finissant l'his-
toire de Suzanne , que de souffrir qu'il lui fut
fait aucun mal. Avec la permission de mon-
sieur, c'est ma faute, et nullement la sienne ».
120 TIUSTRÀM SHANOT.
— <( Caporal Trim , répondit mou oncle
Tobic, en prenant son chapeau sur la table et
le posant sur sa tête , si on peut appeler faute
ce que la nécessité du service exige, je suis le
seul à blâmer. Vous avez dû obéir à vos or-
dres. »
— « Si le comte de Solme , mon pauvre
Trim, eut obéi aux siens à la bataille de Stein-
kerque , dit Yorick ( en ralliant un peu le ca-
poral , qui avait été houspillé par un dragon
dans la retraite) il t'aurait sauvé. —Sauvé !
s'écria Trim , interrompant Yorick; il aurait ,
ne vous en déplaise , sauvé cinq bataillons en-
tiers. Ces pauvres régimens de Cut , continua
le caporal , en posant le premier doigt de sa
main droite sur le pouce de sa main gauche ,
et les comptant sur chacun de ses doigts , ces
pauvres régimens de Cut, Mackay, Augus,
Graham et Leven , furent entièrement taillés
vn pièces j et les gardes anglaises l'eussent été
de même , sans quelques régimens de la droite
qui marchèrent courageusement à leur secours,
et reçurent à bout portant le feu de l'ennemi,
avant de tirer un seul coup de fusil. J*espère ,
ajouta Trim , qu'ils iront au ciel , pour cette
seule action. — Trim a raison , dit mon oncle
Tobic , il a parfaitement raison. »
X "-"
^*"
TRISTRAA SHÀNOr. 121
— « Que signifiait, continua le caporal, de
faire marcher la cavalerie dans un terrain si
étroit , et où les Français étaient couverts ,
comme il le sont toujours , d'une multitude de
Laies de broussailles , de fossés et d arbres ren-
versés cà et là ? Si le comte de Solme nous eut
envoyés, nous autres gens de pied , nous aurions
tiraillé avec eux, et nous leur aurions tenu
tête. Il n'y avait rien à faire pour la cavalerie.
Aussi , continua le caporal , le comte de Sol-
me , pour sa peine , eut son infanterie mise en
déroute à Landen, la campagne d'après. —
G'est-là , dit mon oncle Tobie que le pauvre
Trim reçut sa blessure.
— « Sauf le respect de monsieur , c'est au
comte de Solme que j'en ai toute l'obligation.
Si nous les avions étrillés d'importance à
Steinkerque , ils ne nous auraient pas battus à
Landen. »
— « Cela est très- possible, dit mon oncle
Tobie, quoique les Français eussent à Landen
l'avantage d'un bois. Or , si vous laissez à ces
gens-là le temps de se retrancher, il est certain
qu'ils vous accableront de leur feu. 11 n'y a
d'autre moyen que de n:archer à eux, recevoir
leur décharge, et tomber dessus la bayonnette
au bout du fusil; — Péle-méle, ajouta Trim. —
123 TRISTRAM SHANDT.
Hommes et chevaux ; dit mon oncle Tobie. — •
Tête baissée et la pointe en avant , dit le capo-
ral. — D'estoc et de taille , dit mon oncle To-
bie. — Sang et mort , bataille enragée , s'écria
le caporal. Point de quartier. —Tue, tue, tue!
s'écria mon oncle Tobie. »
Yorick rangea un peu sa chaise de côté,
pour s'éloigner de la mêlée , et, après une
pause d'un moment , mon oncle Tobie , bais-
sant la voix de deux ou trois tons , reprit son
discours comme vous allez voir.
CHAPITRE CLXXX.
77 s échauffe déplus en plus.
— « Le roi Guillaume, dit mon oncle To-
bie , s'adressant à Yorick , fut si terriblement
irrité contre le comte de Solme , de ce qu'il
avait désobéi à ses ordres , qu'il lui défendit
de paraître devant lui , et qu'il ne consentit à
le voir que plusieurs mois après. »
— « J'ai bien peur, répondit Yorick, que
monsieur Shandy ne soit aussi irrité contre le
caporal , que le roi Guillaume le fut contre le
pauvre comte. Mais, continua-t-il, il serait
bien dur pour le caporal, dont la conduite a
été si diamétralement opposée f celle du comte
ÏRISTRÀM SHANDT. 125
de Solme , de n'obtenir pour récompense, que
la même disgrâce. Ces exemples-là ne sont que
trop fréquens dans le monde. »
— « J'aimerais mieux , s'écria mon oncle
Tobieen se levant , j'aimerais mieux faire jouer
la mine , faire sauter mes fortifications , mon
château , et m'ensevelir avec le caporal sous
leurs ruines > que d'être témoin* d'une telle in-
dignité. » Le caporal fit à son maître une demi-
révérence y mais si affectueuse et si reconnais-
sante , qu'une révérence entière en aurait moins
dit.
CHAPITRE CLXXXL
Il part y il arrive.
— « Eh bien ! Yorick , dit mon oncle To-
bic , vous et moi nous ouvrirons la marche de
front ; vous , caporal , vous suivrez à quelques
pas derrière nous , et vous serez la seconde
ligne. — Et avec la permission de monsieur,
dit Tri m, Suzanne fera l'aTrière-garde. »
C'était une excellente disposition. Et dans
cet ordre , sans tambour battant , ni enseignes
déployées, ils marchèrent lentement de la
maison de mon oncle Tobie au château de
Shandy.
1*4 TRISTRAM SHAKDT.
— « Encore , monsieur Yorick , dit Trim ,
comme ils entraient dans la cour , si au lieu
du contre-poids de la fenêtre , j'avais un peu
rogné le coq de votre église , comme j'en avais
eu Fidée !— Ne serez-vous jamais las de rogner,
répondit Yorick. »
CHAPITRE CLXXXIL
te
Chacun à sa marotte*
En vain j'ai fait de mon père vingt portraits
différens. En vain je l'ai représenté sous toutes
sortes de formes et d'attitudes. Vous n'êtes pas
encore, monsieur, et vous ne serez jamais en
état de prévoir ce que mon père pourra pen-
ser , dire ou faire , à chaque nouvelle de cir-
constances. Il y avait en lui tant de bizarrerie;
sa manière était si imprévue, si peu calculée,
qu'il venait toujours à bout de confondre vos
plus sages combinaisons.
A dire vrai, le sentier qu'il suivait était si
éloigné du chemin battu , qu'il ne voyait rien
comme les autres hommes. Tout s'offrait à lui „
sous une forme et sous une face nouvelles. Les
objets n'étaient plus les mêmes. En un mot,
il les considérait différemment.
TRISTRÀM SHANDT. T!l5
C'est ce qui fait que ma chère Jenny et moi
( aussi-bien que tant d'autres qui ont été avant
nous, et quêtant d'autres qui seront après)
avons sans cesse des disputes interminables sur
rien. Elle regarde une chose pa^r un côté; je la
regarde par un autre $ et nous ne pouvons ja«-
mais nous entendre*
CHAPITRE CLXXXIII.
Digression sans digression.
C'est une affaire réglée, et je n'en fais men-
tion que par égard pour certain membre que
je connais à la chambre des pairs, lequel porte
aussi loin qu'il se puisse le talent de s'em-
brouiller, même en dissertant sur le fait le plus
simple.
Pourvu que l'on ne sorte pas du sujet que
Ton traite, on peut faire telles excursions que
l'on veut, à droite ou à gauche , cela ne sau-
rait proprement s'appeler une digression.
Ceci étant bien convenu , je prends moi-
même la liberté de revenir un peu sur mes
pas.
12Ô TftISTRÀM SHAftDT,
CHAPITRE CLXXXIV,
On y court.
Cinquante mille diables aspergés d'eau bé-
nite (je ne dis pas les diables de l'archevêque
de Bénévent, mais ceux de Rabelais) , n'auraient
pas fait un cri si diabolique que celui que je fis
à la chute de la fenêtre. Ce cri lit accourir ma
mère chez la nourrice; et Suzanne n'eut que
le temps tout juste de s'échapper par l'escalier
de derrière, tandis que ma mère montait l'au-
tre.
Or, quoique je fusse assez vieux pour pou-
voir raconter mon histoire, et assez jeune,
j'espère, pour la raconter sans malice, cepen-
dant Suzanne, en traversant la cuisine, l'avait
dite en abrégé à la cuisinière, de crainte d'ac-
cident. La cuisinière l'avait rendue à Jonathan,
avec un commentaire , et Jonathan à Obadiah;
de sorte qu'après que mon père eut sonné une
demi-douzaine de fois pour savoir ce qui était
arrivé , Obadiah fut en état de lui en rendre un
compte exact, et de lui dire tout ce qui s'était
passé. — Ma foi! j'y pensais, dit mon père,
en retroussant sa robe de chambre, et il monta
l'escalier.
TRISTRAM SHÀNDY. H7
De ce j'y pensais de mon père , on voudrait
peut-être inférer (quoiqu'à dire vrai je ne
sache pas trop pourquoi ) , que mon père en
ce moment venait d'écrire ce chapitre remar-
quable de la Tristrapédie , lequel est pour moi
le plus original et le plus amusant de tout le
livre; je veux dire , le chapitre sur les fenêtres
à coulisse, avec une diatribe mordante sur la.
négligence des femmes de chambre. Mais j'ai
deux raisons pour penser autrement.
La première , c'est que si mon père s'en fût
occupé avant l'accident, il n'eût pas manqué
de faire clouer et condamner la fenêtre. Cette
opération , vu la difficulté avec Laquelle on a
vu qu'il composait son livre , lui aurait pris
dix fois moins de temps que le chapitre qu'il
aurait fallu écrire. Je pense que ce petit ar-
gument paraîtra convaincant, et qu'il éloi-
gnera même l'idée que mon père ait jamais de
sa vie songé à écrire un chapitre sur les fenêtres
à coulisse et sur les pots de chambre. Mais,
pour prévenir toute objection, voici la seconde
raison que j'ai promise au lecteur, et que j'ai
l'honneur de soumettre à son jugement.
C'est que , pour compléter la Tristrapédie à
qui ce chapitre manquait, je l'ai écrit moi-
même.
«8 TRISTRAM SHANDT.
CHAPITRE CLXXXV.
Recette merveilleuse pour les contusions.
Mon père mit ses lunettes; il regarda, il ôta
ses lunettes , les mit dans leur étui , le tout en
moins d'une minute bien comptée; et, sans
ouvrir la bouche , il se retourna, et descendit
précipitamment l'escalier.
Ma mère s'imagina qu'il allait chercher de
la charpie et du basilicum ; mais, le voyant
revenir avec une couple à! in-folio sous le bras>
suivît d'Obadiah qui portait un grand puptre,
elle ne douta point que ce ne fut un traité de
botanique ; et elle tira une chaise à côté du
lit , pour qu'il pût consulter le cas à son aise.
Si l'opération est bien faite , dit mon père
en reprenant la section : De sede vel subjecto
circumcisionis ; car ces gros livres qu'il avait
montés dans le dessein de les examiner et de
les confronter ensemble, n'étaient autres que
Spencer, de legibus Hebrœorum ritualibus >
et Maïmonides.
Si l'opération est bien faite, dit- il.... —
Dites-nous seulement, cria ma mère, quel est
le meilleur vulnéraire? Ma foi ! dit mon père,
thistîià* shandt. 129
c'est l'affaire du docteur Slop; envoyez-le
chercher si vous voûtez»
Ma mère descendit , et mou père continua k
lire la section : — bien. fort bien «
très-bien , dit mon père à merveille •
Mais, puisque celte méthode est si utile, tout
est le mieux du monde. Et ainsi , sans s'ar-
rêter à discuter si les Juifs avaient pris cet
usage des Egyptiens, ou les Egyptiens des
Juifs, mon père se leva; puis se frottant le
front deux ou trois fois avec la paume de sa
main ( comme nous avons coutume de faire
pour effacer les vestiges du chagrin, quand le
mal qui nous arrive se tiouve moindre que
nous ne Pavions prévu), il ferma le livre, et
descendit l'escalier.
« Eh quoi! dit-il ( en prononçant le nom
d'un peuple , à chaque marche sur laquelle il
posait le pied) , si les Egyptiens, les Syriens,
les Phéniciens, les Arabes , les Gâppadociens j
si les habita as de la Colchide, si lesTirogloditeS,
ont eu cette coutume ^ si Solon et Pythagore
s'y sont soumis, qu'est-ce que Tristram, et
qui suis- je moi-même, pour m'en affliger ou
m'en plaindre un seul moment? »
ii.
100 TRISTRAlf SHANDT.
CHAPITRE CLXXXVI.
On s'y perd.
— « Cher Yorick , dit mon père en souriant,
(Yorick avait rompu la ligne, et le peu de
largeur de la porte l'ayant forcé de défiler, il
ctait entré le premier) cher Yorick , dit mon
père, il me semble que notre Tristram accom-
plit bien durement tous ses rites religieux. Ja-
mais il n'y eut fils de Juif, de Chrétien, de
ïurc ou d'infidèle , initié d'une manière aussi
oblique et aussi maussade. »
— Mais j'espère, dit Yorick, qu'il n'y a
point de danger. — Il faut, continua mon père,
qu'il se soit passé quelque chose d'étrange dans
quelque recoin de l'écliptique , au moment de
sa formation. Sur ce point, dit Yorick > c'est
vous que je prendrais pour juge. — Ce sont les
astrologues , dit mon père , qu'il faudrait con-
sulter. Mais certainement les aspects des pla-
nètes qui auraient du être favorables, ne se
sont pas rencontrés comme ils devaient; Pop-
position de leur ascendance a manqué^, ou les
génies qui président à la naissance étaient oc-
cupés ailleurs. Enfin, il est sur que quelque
TtlSTRÀM SHANDY. l5l
chose a été de travers, soit au-dessus, soit
au-dessous de nous. »
*—« Cela se pourrait bien, répondit Yorick. »
-~- «Mais, décria mon oncle Tobie, y a-t-il
du danger pour l'enfant? ■*— Les Troglodites
disent ^ue non , répliqua mon père. Et les théo-
logiens. ... •*- Dans quel chapitre, demanda
Yorick? »
— « Je ne suis pas sur duquel, dit mon
porc.
Mais ils nous disent, frère Tobie, que cette
méthode est très-bonne. — Pourvu , dit Yorick ;
que voua fassiei voyager votre fils en Egypte.
—Je l'espère bien , dit mon père. »
— «Tout cela, dit mçn oncle Tobie, est
de l'arabe pour moi. — Il le serait pour bien
d'autres , dit Yorick. »
— i- et Uus, continua mon père, fit circoncire
un matin toute son armée. — Sans cour mar-
tiale? sans conseil de guerre? s'écria mon
oncle Tobie. — Je sais , continua mon père 9
en s'adressant à Yorick , et sans faire attention
à la remarque de mon oncle Tobie ; je sajs
que les savaas ne sont pas d'accord sur Jlus.
•Les uns le prennent pour Saturne 3 d'autre?
pour TÊtre-supréme ; quelques-uns même veu-
lent que çg fut simplement un général de
l5* TRISTHÀM SttANDf.
Pharao-néco. — Fut-ce Pharao-néco lui-mcnte,
dit mon oncle Tobie, je ne sais par quel ar-
ticle du code militaire il pourrait se justifier. »
■— « Les controversistes , poursuivit mon
père, assignent vingt-deux raisons en faveur
delà circoncision. A la vérité, d'autres qui
ont soutenu l'avis opposé ; ont montré combien
la plupart de ces raisons étaient faibles. Mais
nos meilleurs théologiens polémiques. »
— « Je voudrais, interrompit Yorick, qu'il
n'y en tut pas un dans le royaume, les sub-
tilités de l'école ne servent qu'à embrouilller
l'esprit ; et une once de théologie-pratique vaut
mieux que tout l'ergotage des théologiens po-
lémiques. Ne puis-je savoir, demanda mon
oncle Tobie à Yorick, ce que c'est qu'un théo-
logien polémique? — Ma foi ! capitaine Shandy,
répondit Yorick , c'est une espèce de charlatan
qui ne vaut guère mieux que ceux qui mon-
tent sur les tréteaux , et j'ai dans ma poche le
récit d'un combat singulier entre Gymnast et
le capitaine Tripet, où l'on en trouve la meil-
leure définition que j'aie jamais vue. Je vou-
drais entendre ce récit , reprit vivement mon
oncle Tobie. — Tout à l'heure , si vous vou-
lez , dit Yorick. — Mais le caporal m'attend à
la porte , continua mon oncle Tobie / et, comme
T1USTHÀM SHANDT. l35
je suis sûr que la relation d'un combat rendra
le pauvre garçon plus joyeux que son souper ,
de grâce , fi ère , permettez-lui d'entrer. — De
tout mon cœur , dit mou père. »
Trim entra droit et heureux comme un em-
pereur ; et, quand il eut ferme la porte ,
Yorick tira son livre de la poche droite de son
habit , commença sa lecture , et l'acheva sans
être interrompu. Tout le monde dormit dès la
dixième ligne.
CHAPITRE CLXXXVII.
La Tristrapédie.
— « Le premier devoir d'un écrivain ,
Yorick, dit mon père quand il fut réveillé, c'est
de ne rien avancer sans preuve ; autrement ,
et s'il se livre à tous les écarts de son imagina-
tion , son ouvrage ne sera qu'un amas bizarre
de faits et d'idées sans liaison , dont l'assem-
blage sera monstrueux.
« Mais , dans la Tristrapédie , je pose en fait
que je n'ai pas avancé un seul mot qui ne soit
aussi clair et aussi démontré qu'une proposi-
tion d'Euclide. Va , Trim , va me chercher ce
livre sur mon bureau. J'ai souvent eu le projet,
l34 TRISTRAM SHAN0Y.
continua mon père, de le lire,taût avons,
Yorick , qu'à mon frère Tobie ; et je crains
même d'avoir manqué à l'amitié en différant
aussi long-temps. Mais , si vous le voulez , nous
en lirons un ou deux chapitres aujourd'hui ,
autant demain , et ainsi de suite , jusqu'à ce
que nous l'ayons achevé. » Mon oncle Tobie
qui était la cdmplaûancfe même , et Yorick qui
était sans fiel , approuvèrent par une inclina-
tion ; et le caporal , quoiqu'il ne fut pas com-
pris dans le compliment , mit la main sur sa
poitrine , et salua comme les autres.
La compagnie sourit. — Ce garçon , dit
Yorick, paraissait avoir envie de dormir. — Le
pauvre diable , dit mon oncle Tobie , a été si
fort occupé tout lé joui* au boulingrin ; et moi-
même.... Je né sais comment cela s 'est fait;
mais je suis bien sur que cela ne nous arrivera
plus. En même temps mon oncle Tobie alluma
sa pipe, Yorick rapprocha sa chaise de la table,
Trim moucha la chandelle , mon père ranima
le feu, prit le livre, toussa deux fois, et com-
mença.
TM8TRAM SUkVBt. l35
CHAPITRE CLXXXVHI.
Origine des fortifications.
« Les trente premières page* , dit mon père
en retournant les feuillets , sont on peu abs-
traites ; et comme elles ne sont pas intimement
liées au sujet y nous les passerons pour le mo-
ment. C'est une introduction servant de pré-
face , continua mon père , ou une préface ser->
vaut d'introduction ( car je n'ai pas encore
déterminé le nom que je lui donnerai ) , sur
le gouvernement civil et politique ; et, comme
on en trouve l'origine dans la première asso-
ciation du mâle et de la femelle , je m'y suis
trouvé insensiblement amené. — - Cela était na-
turel, dit Yoriek.
-—ull me suffit y dit mon père , que l'ori-
gine de la société «oit ( comme nous le dit
Politien) proprement conjugale , c'est-à-dire,
consistant uniquement dans la réunion d'un
homme et d'une femme , auxquels Hésiode
aioute un esclave. Mais coriime il est à croire
que, dans ces premiers commencemeBs , il
n'existait pas encore d'esclaves, le premier
principe de toute société se trouve réduit à un
bomoue , une femme et un taureau .
l36 tEISTRAM «H AND T.
— « Il me semble que c'est un bœuf, dit
Yorick , citant le passage ( êtttot fxw flrpaJwl* ,
yvvauz* rt jSfir T**fo7r»p*. ) Uu taureau eût été trop
farouche , trop indocile. — Il y a encore une
meilleure raison , dit mon père , en trempant
saplame dans l'encrier; c'est que le bœuf étant
le plus patient des animaux , et le plus propre
à labourer la terre , d'où l'homme devait tirer
sa subsistance , il était à la fois l'instrument et
l'emblème le plus convenable que le créateur
pût associer au couple nouvellement joint. »
— « Mais voici , dit mon oncle Tobie , une
raison en faveur du bœuf, plus forte que toutes
les autres. (Mon père ne put prendre sur lui
de retirer sa plume du cornet avant d'avoir
entendu la raison de mon oncle Tobie). Quand
la terre fut labourée, dit mon oncle Tobie,
que les moissons eurent paru ,et qu'il fut ques-
tion de les renfermer, alors les, hotomea eurent
recours aux palissades , aux murs , aux fossés ;
et ce fut la l'origine des fortifications.— Bien l
bien! cher Tobie , s'écria mon père. » 11 effaça
le mot taureau , et mit bœuf à sa place.
Mon père fit signe à, Trîm de moucher la
chandelle , et résuma ainsi son discours.
« Ce qui m'a amené à cette dissertation ,
poursuivit-il négligemment , etfermant h moitié
T1USTRAM SH1NDT. I&7
son livre , c'est que je voulais montrer l'origine
de cette relation que la nature a mise entre le
père et son enfant , aussi-bien que le principe
du droit et de la juridiction que le premier
acquiert sur l'autre par le mariage , par l'a-
doption , par la légitimation , enfin par la pro-
création.
— a Je considère chaque moyen à son
rang. »
« 11 en est un , répliqua Y orick , qui ne me
semble pas d'un grand poids. C'est du dernier
que je parle ; et en effet , si les soins du père se
bornent à la procréation , je ne vois pas quels
si grands droits il acquiert sur son enfant , ni
quels si grands devoirs celui-cicontracte envers
lui. — Quels devoirs! s'écria mon père , ceux .
de la créature à l'égard du créateur , ceux de
Thomme à l'égard de Dieu.
« J'avoue , continua-t-il , qu'à ce compte
l'enfant n'est pas autant sous la puissance el
la juridiction de la mère. — H me semble
pourtant , dit Yorick , que les droits de la
mère sont les mêmes. — Elle est elle-même sous
l'autorité , dit mon père, et d'ailleurs, ajou-
ta-t-il , en secouant la tête, elle n'est pas,
Yorick, le principal agent. — Comment cela?
dit mon oncle Tobie , en quittant sa pipe. —
l58 THISTRAM SHANDY.
Cependant, dit mon père, sans écouter mon
oncle Tobie , le fils est tenu au respect envers
elle , comme vous pouvez le lire , Yorick, dans
le premier livre des Instituts; de Justinien , au
onzième titre de la dixième section. — Je puis,
dit Yorick , le lire aussi-bien dans le caté-
chisme. »
CHAPITRE CLXXXIX.
Catéchisme de Trim.
— « Qujlwt au catéchisme , dit mon oncle
Tobie, Trim le sait sur le bout de son doigt.
— - Eh ! que diantre cela me fait- il , dit mon
père. — Il le sait sur ma parole , reprit mon
oncle Tobie. Monsieur Yorick , vous n'avez
qu'à l'interroger.
— « Eh bien ! Trim , dit Yorick , d'un air
•de bonté et d'un ton de voix radouci, le cin-
quième commandement ? »
Le caporal ne répondit rien.— « Ce n'est
pas là le ton , répondit mon onde Tobie , éle-
vant la voix et parlant bref , comme s'il eut
commandé l'exercice. Le cinquième ? cria
jnon oncle Tobie. —Avec la permission de
monsieur , dit le caporal , il faudrait commencer
par le premier. »
TRISTRAM SHANDT. ï3g
Yorick ne put s'empêcher de sourire.
— « Monsieur le pasteur ne considère pas,
dit le caporal , en portant sa canne à l'épaule ,
en guise de mousqueton , et s'allant camper au
milieu de l'appartement pour être mieux vu ,
il ne considère pas que le catéchisme est preV
cisément comme le maniement des armes. »
— « Portez la main droite au fusil y cria le
caporal, prenant le ton du commandement, et
exécutant le mouvement...
a Reposez - vous sur le fusil, cria le
caporal , faisant à la fois l'office d'aide-major
et de soldat....
« Posez le fusil à terre. Avec la permis^
sion de monsieur le pasteur ,. un mouvement 9
comme il peut voir^ en amène un autre. Si
monsieur avait voulu commencer par le pre-
tnier!.,.. »
— «Le premier ? icria mon oncle Tobie,
posant sa main gauche sur sa hanche. ...»
Le second ? cria mt>n onde Tobie , brandis-
sant sa pipe , cocrane al awwik fait son épée à Ta
tôte d'un régiancsit... )» Le caporal satisfit â toift
avec précision; et, ayant dît qu'il fallait hono-
rer' son pèrect sa mère , il ^inclina pMfftmdé?-
*4° TRIST11ÀM SHANDTi
ment , et fut reprendre sa place au fond de la
chambre.
■•- « On se tire de tout , dit mon père , avec
un bon mot. 11 y a de l'esprit en cela , et même
de l'instruction } si nous pouvons l'y décou-
vrir.
« Mais ce que nous venons de voir n'est pro-
prement que l'échafaud de la science, c'est-à-
dire , son plus haut point de folie , si l'édifice
ne s'élève pas en même temps.
«C'est le miroir où peuvent se voir dans
leur vrai jour et au naturel les pédagogues ,
précepteurs , gouverneurs et grammairiens.
« Oh! il y a une coquille en écaille, Yorick,
qui croît avec l'étude , et que tous ces gens-là
ne savent comment détacher.
« Ils deviennent savans par routine, mais ce
n'est pas ainsi que s'apprend la sagesse. »
Yorick écoutait avec admiration.
« Oui, dit mon père, je m'engage dès à
présent à employer les œuvres pies et le legs en-
tier de ma tante Dinach ( et l'on saura que mon
père n'avait pas grande opinion des œuvres
pies ) ; si le caporal attache une seule idée
déterminée à aucun des mots qu'il vient de
prononcer. Et je te prie , Trim , continua mon
TftJtSTKAM 4HAN&Y. l4*
pete en se retournant vers lui , qu'entends-tu
par honorer ton père et ta mère ? »
— « J'entends , dit le caporal , leur donner
trois sous par jour sur ma paye quand ils sont
vieux. — Et cela , Trim , dit Yorick , Pas-tu
fait ? — Oui y en vérité , répliqua mon oncle
Tobie. — Eh bien ! Trim , dit Yorick y s'é-
lançant de sa chaise et prenant le caporal par
la main, tu es le meilleur commentateur de cet
endroit du Décalogue ; et je t'honore davantage
pour une telle action y que si tu avais composa
Je Talmud. »
CHAPITRE CXC.
Sur la santé.
— O bienheureuse santé ! s'écria mon père ,
en tournant la page pour passer au chapitré
suivant y tu es au-dessus de l'or et de toutes les
richesses. C'est toi qui dilates l'ame , et qui dis-
poses toutes ses facultés à recevoir l'instruction
et à goûter la vertu. Celui qui te possède a peu
de désir à former ; et le malheureux à qui tu
manques , manque de tout au monde.- »
J'ai resserré ,. continua mon père , tout ce
qu'il y a à dire sur ce sujet important, dans un
l4? TR1S.TAAM SHANDT.
très-petit espace; ainsi nous lirons le chapitre
en entier. »
Mon père lyt comme il suit :
« Tout le secret de la santé dépend des
efforts mutuels que font le chaud et (hwnids
radical pour V emporter l'un sur [autre. »
— a Je suppose , dit Yoriek , que vous avez
commencé par prouver ce fait.— Suffisamment,
• dit mon père. »
En disant cela, mon père ferma le livre ,
non pas comme s'il avait résolu de ne plus lire;
bar il garda son premier doigt dans le chapitre;
pi d'un air fâché , car il ferma le livre douce-
ment, son pouce restant sur la couverture de
dessus, et ses trois derniers doigts soutenant
celle de dessous sans aucune pression vio-
lente.
— - « J'ai démontré la vérité de cette asser-
tion , dit mon père , faisant signe de la télé a
Yoriek , plus que suffisamment dans le précé-
dent chapitre. »
Or, kon disait maintenant à un habitant de
la lune > qu'an habitant du monde sublunairc a
écrit un chapitre , démontrant suffisamment
que tout le secret de la santé consiste dans
les effbrtsrïwtuelsqiœjont le chaud etlhu-
mide radical pour remporter l'un sut F au-
TRISTRÀM SHANDY. l/fî
tre ; et qu'il a prouvé la chose avec tant de
ménagement, que dans tout le chapitre il n'y a
pas un mot de sec ni d'humide sur le chaud
ou l'humide radical , ni une seule syllabe ,
directement ou indirectement, pour ou contre
la rivalité de ces deux puissances dans l'écono-
mie animale....
« O toi; éternel créateur de tous les êtres,
s'écrierait -il , en frappant sa poitrine de sa -
main droite ( en supposant qu'il eût une poi-
trine et une main droite) > toi, dont le pouvoir
et la bonté peuvent étendre les facultés de tes
créatures jusqu'à ce degré infini d'excellence
et de perfection ! que t'ont fait les habitans de
la lune? » :
CHAPITRE CXCI.
Sur les charlatans.
Mon père finit par deux apostrophes diri-
gées , l'une contre Hippocrate 9 l'autre contre
lelordVérulam.
Il commença par le prince de la médecine ,
çn lui faisant une légère apostrophe sur sa
lamentation chagrine : Ars longa, vita bre-
vis. — « La vie courte , s'écria mon père , et
l'art de guérir difficile ! Eh! qui devons-nous
l44 TRISTRABi SHANDT.
en remercier? et à qui faut-il nous en prendre ?
si ce n'est à l'ignorance de ces maudits charla-
tans eux-mêmes, et à leurs tréteaux , et à leurs
drogues, et à leur étalage philosophique, avec
lequel, dans tous \ei temps, ils ont commencé
par flatter le monde , et ont fini par le trom-
per! »
« Et toi, lord Vérulam, s'écria mon père
( quittant Hippocrate pour lui adresser sa se-
conde apostrophe, comme au premier des
vendeurs d'orviétan ; et le plus propre à servir
d'exemple aux autres), que te dirai- je , grand
lord Vérulam? que dirai- je de ton esprit
intérieur, de ton opium, de ton salpêtre, de
tes onctions grasses, de tes médecines, de
tes cl) stères, et de tous leurs accompagne-
mens ? »
Mon père n'était jamais embarrassé de sa-
voir que dire à qui que ce fut , ni sur quoi
que ce iut , et il avait plus de facilité pour
l'exorde qu'aucun homme vivant. Comment il
traita l'opinion du lord Vérulam? vous le ver-
rez : mais quand? je ne sais pas. Il faut que
nous voyons d'abord ce que c'était que l'opinion
du lord Vérulam. »
TKISTKAM SHANDY. l/fi
CHAPITRE CXCIL
Régime de longue vie.
— . tiLes deux grandes causes, dit le lord
Verulam, qui conspirent ensemble à raccourcir
la vie , sont premièrement :
— « L'air intérieur, lequel, comme une
flamme légère, consume sourdement le corps,
et le dévoue 4 la mort; secondement, l'air
extérieur, qui dessèche le corps peu à peu,
et ie réduit en cendres. Ces deux ennemis ,
s attachant à nos corps des deux cotés à la fois,
détruisent à la fin nos organes, et les rendent
inhabiles à continuer les fonctions delà vie. »
Cette proposition une fois prouvée ou admise,
le moven de prolonger la vie était simple. —
11 ne s'agissait, disait le lord Vérulam, que de
réparer le ravage causé par I air intérieur, en
rendant d'un côté la substance du corps plus
dense et plus robuste , par un usage habituel
d'opiat convenable; et en tempérant de l'autre
l'excès de la chaleur, au moyen de trois grains
et demi de salpêtre pris à jeun tous les ma-
tins.
Ainsi garantie des assauts de l'air intérieur ,
déjà même la surface de notre corps se trouvait
il. 10
'- -s?
l46 TRISTRÀM SH1NDT.
moins exposée à ceux de l'air extérieur. Mais
on l'en préservait mieux encore par une suite
d'onctions grasses, lesquelles saturaient telle-
ment les pores de la peau, qu'une particule
d'air n'y pouvait pénétrer, et que rien ne pou-
vait en sortir. Par» là, à la vérité, toute trans-
piration sensible et insensible était arrêtée ; et
il pouvait s'ensuivre plusieurs inconvéniens
fâcheux. Mais l'usage des clystères pourvoyait
atout, entraînait les humeurs qui pouvaient re-
fluer , et rendait le système complet.
Je l'ai promis; vous lirez tout ce que mon
père avait à dire sur les opiats du lord , Véru-
lam, son salpêtre, ses onctions grasses, et ses
clystères. Vous le lirez , mais non pas aujour-
d'hui , ni même demain , le temps me presse.
Le lecteur est impatient, il faut que j'aille.
Vous lirez ce chapitre à votre loisir (si cela
vous convient) aussitôt que la Tristrapédie
sera publiée.
Qu'il suffise pour le moment de dire que
mon père traita la conséquence comme le
principe. Et par-là les sa vans peuvent conclure
qu'il éleva son propre système sur les ruines
de l'autre.
TRISTRÀM SHANDT. ï^?
CHAPITRÉ CXCII1.
Panacée universelle.
•— Tout le secret de la santé , dit mon père
çn recommençant sa phrase , dépend évident-*
ment de la rivalité du chaud et de t humide
radical qui se trouvent en nous. Ainsi la
science la plus légère eût suffi pour l ^entretenir,
si les gens de t école n'avaient pas tout con-
fondu , surtout (comme ^anhelmont, fa*
meux chimiste , ta prouvé) , en prenant pen~
liant long-temps la graisse et le suif des
animaux pour V humide radical.
« Or, l'humide radical n'est pas la graissé
ni le suif des animaux , mais une substance
huileuse et balsamique. Car la graisse et le
suif y de même que le phlegme et les parties
aqueuses, sont froids. Au lieu que les parties
huileuses et balsamiques sont pleines de vie,
d'esprit et de feu. Ce qui se rapporte à V obser-
vation d*Aristote : Post coîtum omne animal
TRISTE. »
<( // est donc certain que le chaud radical
se trouve dans t humide radical; mais il ri est
pas prouvé que celui-ci se trouve dans Vautre :
cependant quand tun dépérit, t autre dépérit
i
■•jl .
l48 TBISTKAM SHÀNDT,
aussi; et il en résulte, ou une chaleur déme-
surée qui produit une étisie sèche , ou une hu-
midité surabondante qui amène l'hydropisie.
Doiw , pour résumer en deux mots tout mon
système relaiiçement à la santé, si Von peut
apprendre à un enfant comment il doit éçiter
les excès de Teau et du feu , qui tous deux
tendent à sa destruction , on aura obtenu tout
ce qui est nécessaire sur ce point essentiel.
CHAPITRE CXCIV.
Mon père n'y est plus.
Là description du siège de Jéricho n'aurait
pas attiré l'attention de mon oncle Tobie plus
puissamment que ce dernier chapitre. 11 tint
constamment ses yeux fixés sur mon père tant
que dura la lecture. Chaque fois que le mot de
chaud ou d'humide radical fut prononcé, mon
oncle Tobie ôta sa pipe de sa bouche et secoua
la tête ; et aussitôt que le chapitre fut fini , il
fit signe au caporal de l'appeler et lui demanda
à l'oreille
— * « C'était au siège de Limerick , dit le capo-
ral en taisant une révérence. »
TRISTRÀM SHANDT. *49
— « Le pauvre diable et moi, dit mon oncle
Tobie en s'adressant à mon père, pouvions à
peine nous traîner hors de nos tentes quand
le siège de Limerick fut levé , et cela par la
raison que vous venez de dire. »
— « Quelle idée crocbue peut s'être fourrée
dans ta précieuse caboche, mon pauvre frère
Tobie ? s'écria mon père mentalement. Par
le ciel , ajouta-t-il , en continuant de se parler
à lui-même , Œdipe serait embarrassé à le de-
viner. »
— « Sauf le respect du à monsieur, dit le ca-
poral, je crois que , sans la quantité de bran-
devin que nous faisions brûler tous les soirs ,
et sans le vin blanc et la canelle que je ne ces-
sais de donner à monsieur... — Et le genièvre,
Trim , ajouta mon oncle Tobie , qui nous fit
plus de bien que tout le reste. Je crois en vé-
rité , continua le caporal, que nous aurions
tous deux laissé nos os dans la tranchée. »
— « Caporal , dit mon oncle Tobie avec des
jeux étincelans, pour un soldat , est-il un plus
beau tombeau? »
— « J'en aimerais autant un autre, répliqua
le caporal. »
Tout cela était de l'arabe pour mon père,
/comme les rites des Trogloditcs et deshabitans
l5a TRISTHAM SHAUDY.
leur avis de mon maître, dit le caporal, faisant
une révérence à mon oncle Tobie. — Dis ton
opinion librement , dit mon oncle Tobie. Frère
Shandy , continua-t-il , le pauvre garçon est
mon serviteur , et non pas mon esclave. »
Le caporal passa son chapeau sous son bras
gauche , et laissa pendre sa canne à son poignet,
au moyen d'un cordon de cuir noir dont les
deux bouts noués ensemble formaient une
espèce de gland. Il s'avança sur le terrain où il
avait subi l'examen du catéchisme , et, se pre-
nant le menton avec le pouce et les autres
doigts de sa main droite, il exposa son senti-
ment en ces termes.
CHAPITRE CXCVL
Consultation.
Le caporal ouvrait déjà la bouche pour
commencer , quand le docteur Slop entra en
tortillant. Trira resta la bouche ouverte. Mais
vienne qui voudra, il poursuivra dans le pro-
chain chapitre,
Slop avait été mandé par ma mère , et il
sortait en ce moment de la chambre de U
* •
pournee ou je criais encore,
*■» « EU bien 1 vieux docteur . s'écria mou
TftlSTRAH SHAZfbTi' - *55f
père (car les transitions de son tumeur se
succédaient d'une manière aussi brusque qu'in-
concevable) , qu'est-ce que ta chienne de mine
nous dira là- dessus? »
Mon père n'aurait pas demandé d'un air
plus dégagé si l'on avait coupé la queue de son
chien. Une question ainsi faite ne convenait
pas à la gravité du docteur , ni au traitement
qu'il comptait employer : le docteur s'assit sans
répondre.
— Je vous prie , monsieur, dit mon oncle
Tobie d'un ton qui demandait réponse , que
pensez-vous de l'état de l'enfant? Û finira par
un phimosis , répondit le docteur Slop.
— « Je ne suis pas plus avancé , dit mon on-
cle Tobie , et il remit sa pipe dans sa bouche.
— Laissons donc, dit mon père , poursuivre le
caporal, et écoutons* le raisonner sur la mé-
decine. » Le caporal salua son vieil ami , le
docteur Slop, et exposa ensuite son- opinion
sur le chaud et l'humide radical, dans les
termes suivans*
CHAPITRE CXCVII.
Disssertation saçante.
« La ville de Limerick, de laquelle on
l54 TR1STRAM SHiRDT.
commença le siège sous les ordres du roi Guil-
laume en personne , Tannée d'après que je
fus entré au service , est située au milieu d'un
marais diabolique, et dans un pays couvert
d'eau. — Elle est, dit mon oncle Tobie , toute
entourée par le Shannon , et sa situation la
rend une des places les mieux fortifiées d'Ir-
lande. »
— « Je trouve , dit le docteur Slop , que
cette façon de commencer un discours sur la
médecine est tout-à-fait nouvelle. — Ce que je
dis là n'en est pas moins vrai , répondit Trim.
— En ce cas , dit Yorick , la faculté ferait bien
d'adopter cette méthode. »
— « Avec la permission de monsieur le pas-
teur , dit le caporal , tout le pays est coupé de
tranchées et de fondrières , et d'ailleurs il tom-
ba pendant le siège une telle quantité de pluie,
que tout était boue. Ce fut cela et cela seul
qui fut cause de l'inondation , et qui pensa
nous faire périr, monsieur et moi. — £u bout
de dix jours, continua le caporal , il n'y avait
pas un soldat qui pût se coucher à sec dans sa
tente , sans avoir creusé un fossé tout autour
pour égoutter l'eau. Mais, pour ceux qui,
comme monsieur, en avaient le moyen , il
fallait tous les soirs faire brûler une écuelle
TRISTRÀM SHANDY. l55
pleine d'eau-de-vie ; ce qui absorbait l'humi-
dité de l'air , et rendait le dedans de la tente,
aussi cbaud qu'un poêle. »
— «c Et qu'est-ce que tout cela prouve , ca-
poral , s'écria mon père? et quelle conclusion
en tires-tu? »
— « J'en conclus , n'en déplaise à votre sei-
gneurie , répliqua Trim , que l'humide radical
n'est autre chose que de l'eau de fossé , et que
le chaud radical (pour ceux qui peuvent en
faire la dépense) est de l'eau-de-vie brûlée*
Oui, messieurs, avec votre permission, le
chaud et l'humide radical d'un homme ne sont
que de l'eau bourbeuse etunedragme de geniè-
vre. Que le genièvre ne nous manque pas, ajou-
ta-t-il , et qu'on nous donne une pipe et du
tabac , pour ranimer nos esprits et dissiper les
vapeurs. Vienne ensuite la mort quand elle
voudra, elle trouvera à qui parler. »
— «Je suis en peine, capitaine Shandy ,dit
le docteur Slop , de déterminer dans quelle
branche de connaissance votre valet brille da-
vantage; de la physiologie ou de la théologie ,
(Slop n'avait pas oublié les commentaires de
Trim sur le sermon.) »
— « Il n'y a pas plus d'une heure , dit
Yorick , que le caporal a subi un examen en
l56 TRISTKÀM SHÀHDT.
théologie , et qu'il s'en est tiré avec beaucoup
d'honneur. »
— « Il faut que vous sachiez , dit le docteur
Slop en s'adressant à mon père, que le chaud
et l'humide radical sont la base et l'appui de
notre existence , comme les racines d'un arbre
sont la source et le principe de sa végétation.
Ils sont inhérens au germe de tous les animaux;
et l'on peut les maintenir dans l'équilibre qu'ils
doivent conserver par plusieurs moyens , mais
principalement } à mon avis ,par ceux que l'on
dit consubstantiels , incisifs et corroborons.
—Ce pauvre garçon , continua le docteur Slop
en montrant le caporal , aura entendu quelque
empirique raisonner sur ces matières , et il aura
retenu ses absurdités. — Voilà le fait, dit mon
père. — Il y a toute apparence , dit mon oncle
Tobie. — Je le parierais, dit Yorick.
CHAPITRE CXCVIII.
Relâche au théâtre.
On appela le docteur Slop , pour voir le
cataplasme qu'il avait ordonné ; et mon père
saisit ce moment pour lire un autre chapitre
de la Tristrapédie. Allons , mes amis , de la
joie! je vous ferai voir du pays. Mais, quand
TRISTRAM SHANDY. l5j
nous aurons fini ce chapitre, nous ne rou-
vrirons pas le livre du reste de Tannée. Vive
le roi !
CHAPITRE CXCIX.
Verbes auxiliaires.
u Cinq ans açec une baçeite sous le menton !
« Quatre ans à lire son alphabet ,età étu-
dier son catéchisme !
« Un an et demi pour apprendre à signer
son nom !
v Sept longues années et plus pour appren-
dre à décliner en grec et en latin !
a Quatre ans pour le jargon de ses thèses
philosophiques ! et, au bout de ce temps, la
statue , ce beau chef-d'ceuçre , est encore in-
forme au milieu du bloc de marbre; V artiste
n'a fait qu'aiguiser ses outils. Quelle marche
ridicule !
<i Le grand-juge Scaliger ne fut-il pas au
moment de rester au fond du bloc toute sa
vie ? Il était âgé de quarante-quatre ans quand
il eut achevé ses études grecques. Et Pierre
Damien , éçéque d Ostie , açait atteint Tâge
d'homme , qu'il ne savait pas lire. Et Baldus
lui' même , qui devint dans la suite un si grand
l58 ÏRISTHÀM SHÀNfct.
personnage , dfcz& 5/ r/Vw^r quand il se mit à
étudier le droit , que chacun crut qu'il se
faisait avocat pour Vautre monde. Il ne faut
pas s étonner quÈudamidas f fils d'Archi-
damus, entendant Xénocraie disputer sur la
sagesse à l'âge de soixante-quinze ans , lui
ait demandé gravement quand il comptait la
mettre en pratique, puisqu'à son âge, il en
était encore à la chercher. *>
Yorick écoutait mon père avec une grande
attention . H y avait un assaisonnement de sagesse
mêlée d'une manière inconcevable à ses plus
étranges boutades; et, au milieu de ses éclipses
les plus obscures, on apercevait quelquefois
des clartés qui les faisaient presque disparaître.
Je conseille à tout le monde de ne l'imiter
qu'avec circonspection.
« Je suis convaincu, Yorick, continua
mon père ( moitié lisant , moitié discourant ),
qu'il existe au nord-ouest un passage au monde
intellectuel, et que l'esprit humain, en puisant
en lui-même toutes ses connaissances, trouve-
rait pour les acquérir une méthode beaucoup
plus facile que celle qu'on a coutume d'em-
ployer. Mais hélas ! tous les champs n'ont pas
une source ou un ruisseau pour les arroser j
s \
TMSTRAM SHANDY. l5<)
tous les enfans , Yorick , n'ont pas un père
capable de les diriger.
« Tout , ajouta mon père en baissant la voix ,
tout dépend entièrement des verbes auxiliaires,
monsieur Yorick. »
Si Yorick eût marché sur le serpent décrit
par Virgile , il n'aurait pas témoigné plus d'ef-
froi. — « Je suis étonné moi-même, dit mon
père qui s'en aperçut (et je le cite comme
une des plus grandes calamités qui soient
jamais arrivées à la république des lettres),
je suis étonné que ceux qui, jusqu'ici, ont
été chargés de l'éducation de la jeunesse, et
dont l'unique devoir était d'ouvrir l'esprit des
enfans , de leur faire de bonne heure un ma-
gasin d'idées, et de laisser ensuite leur imagi-
nation travailler en liberté sur ces idées ; je
suis étonné, dis-je, Yorick , que ces gens là
se soient aussi peu servi des verbes auxiliaires,
qu'ils l'ont fait pour arriver à leur but. Je ne
connais que Raimond Lulle et l'aîné Pellegrin,
dont le dernier surtout en porta l'usage à un
tel point de perfection, qu'avec sa méthode
il n'était point de jeune homme à qui il ne
pût apprendre en peu de leçons à discourir
d'une manière satisfaisante pour ou contre tel
sujet que ce fût , à traiter une question sur
l6o T&ISTRABf S&ANDY.
toutes ses faces; enfin , à dire et à écrire sur
une matière quelconque tout ce qu'il était pos-
sible de dire ou d'écrire , sans qu'il lui échappât
la faute la plus légère, le tout à l'admiration
des spectateurs. — Je serais bien aise, dit
Yorick, interrompant mon père, que vous
pussiez me faire comprendre la chose. — Vo-
lontiers, dit mon père. »
« Un mot peut être pris dans le sens littéral
ou dans le sens figuré. Le sens figuré est une
allusion ou métaphore. Or, quoique je trouve
moi, que par cette métaphore Vidée perd plus
qu'elle n'acquiert, il n'en est pas moins vrai
que la plus grande extension d'idées dont un
mot isolé soit susceptible, est une métaphore»
Mais qu'en résulte- t-il? Quand l'esprit a conçu
le mot dans toute son étendue, tout est fini.
L'esprit et l'idée peuvent se reposer, jusqu'à ce
qu'une seconde idée succède, et ainsi de
suite.
« Or, à l'aide des auxiliaires, l'ame est en
état de travailler d'elle-même sur toutes les
matières qu'on lui présente; et, parla flexi-
bilité de ce puissant moyen, de se frayer de
nouveaux chemins, d'aller à la recherche des
choses par de nouvelles routes, et de faire
qu'une seule idée en engendre des millions. »
TRISTRÀM SHA5DT. l6l
— « Vous excitez grandement ma curiosité,
dit Yorick. »
— « Quant à moi, dit mon oncle Tobic, je
renonce à en rien deviner. — Avec la permis-
sion de monsieur, dit le caporal, les Danois,
qui se trouvaient à notre gauche au siège de
Limerick , n'étaient-ils pas des auxiliaires? — •
Et de très-bonnes troupes , dit mon oncle
Tobie ; mais je crois que les auxiliaires dont
parle mon frère sont autre chose. »
— « Croyez-vous, dit mon père en se le-
vant? »
CHAPITRE CC.
Il fait danser l'ours.
m
Mon père fit un tour par la chambre, revint
s'asseoir , et finit le chapitre.
— « Les verbes auxiliaires qui nous intéres-
sent, continuation père, sont : je suis } f ai
été y faieu, je fais, j'ai fait, je souffre,
je dois y je devrais , je veux , je voudrais , je
puis y je pourrais, il faut 9 il faudrait, j'ai
coutume: on les emploie suivant les temps; au
passé, au présent, au futur; on les conjugue
avec le verbe açoir; on les applique à des
questions : cela est- il ? cela était-il? cela
l62 TRISTRÀM SOANDT.
sera-t-il? cela serait-il? cela peut-il être?
cela pourrait-il être? Ou avec un doute né-
gatif : n'est il pas? n! était-il pas ? ne devait-
il pas être. Ou affirmativement : c'est, c'était,
ce devait être. Ou suivant un ordre chronolo-
gique : cela a-t-il toujours été? y a-t-il
long-temps ? depuis quand? Ou comme hypo-
thèse : si cela était? si cela n'était pas?
Qu'en arriverait-il , si les Français battaient
les Anglais? si le soleil sortait du zodia-
que? »
— «Or, continua mon père, par l'usage
familier et l'application juste de ces verbes
auxiliaires, et, au moyen de cette méthode
simple, dans Laquelle Pesprit et la mémoire
d'un enfant doivent être exercés, il ne saurait
entrer dans sa tête une seule idée, quelque
stérile qu'elle puisse être, que l'enfant ne
puisse aisément lui faire engendrer une foule
de conclusions et de conceptions nouvelles.
« As-tu jamais vu un ours blanc, s'écria
mon père, en se retournant vers Trim qui se
tenait debout derrière sa chaise ? — Jamais,
répondit le caporal — Mais tu pourrais, Trim ,
dit mon père , en raisonner en cas de besoin ?
— Comment cela se pourrait-il, frère, dit
mon oncle Tobie , si le capotai n'en a jamais
TKISTHAM SHANDT. l65
ru? — C'est ce qu'il me fallait, répliqua mon
père; et vous allez voir comment je raisonne,
et comment les verbes auxiliaires font raisonner.
a Un ours blanc! très-bien. En ai- je jamais
vu? Puis-je eh avoir jamais vu? En verrai-je
jamais ? Dois-je en voir jamais? Puis-je jamais
en voir?
a Que n'ai-je vu un ours blanc ! car autre-
ment quelle idée puis-je m'en faire?
« Et si je vois jamais un ours blanc , que
dirai-je? et que dirai-je si je n'en vois pas?
«Si je n'ai jamais vu d'ours blanc, et que
je ne puisse ni ne doive jamais en voir , en
ai- je au moins vu la pt»au? En ai- je vu le
portrait, la description? En ai- je jamais rêvé?
ce Mon père, ma mère, mon oncle, ma
tante , mes frères ou mes sœurs, ont-ils jamais
vu un ours blanc ? Qu'auraient-ils donné pour
en voir un? Qu'auraient-ils fait s'ils l'avaient
vu ? Qu'aurait fait l'ours blanc? Est-il féroce ,
apprivoisé, méchant, grondeur , caressant?
ce Un ours blanc mérite-t-il d'être vu ?
<i N'y a-t-il point de péché à le voir ?
« Un ours blanc vaut-il mieux que le noir?»
t
l£4 TRI5TRAM SHANDÏ.
CHAPITRE CCI.
Intermède.
À présent, mon cher monsieur , arrêtons-
nous encore deux minutes , et rentrons dans
la salle pour recueillir les suffrages. Vous savez
comme mon amour-propre y trouve son compte.
Ce n'est pas que je m'en plaigne ; il faut être
juste. Les dissertations savantes de mon père,
ses verbes auxiliaires, son ours blanc, peuvent
très-bien ne pas plaire à tout le monde. Je vois
là un gros abbé qui dort, et je ne lui en veux
point de mal. Et celte dame , non pas cette
vieille présidente qui prend du tabac , et qui
n'a pas mieux compris tout ce que vous venez
d'entendre, que son mari n'a compris le procès
qu'il a jugé ce matin ; mais cette jeune mar-
quise qui est dans la même loge, avec ce duc
qui lui parle à l'oreille, croyez- vous qu'elle
nous ait entendus? Elle ne nous a pas même
écoutés. Cependant, voyez comme elle ap-
plaudit. Et je m'en plaindrais et je lui en ferais
un reproche! Non, mon cher monsieur. Le
public est partagé en deux classes , dont l'une
admire tout ce qu'elle ne comprend pas, et
l'autre déchire tout ce qu'elle comprend. Il y
TRISTRAM SHANDY. l65
a encore une troisième classe , mais réduite à
un si petit nombre ! Ce son* ceux qui , comme
vous, monsieur, jugent sans prévention, criti-
quent sans humeur , et louent sans partialité.
C'est pour ceux-là que j'écris; ce sont ceux
qui me consolent des autres.
CHAPITRE CCII.
Conclusion,
Quand mon père eut fait danser et redanser
son ours blanc pendant une demie douzaine de
pages , il ferma le livre tout de bon ; et d'un
air triomphant il le remit à Trim , avec signe
de le reporter sur le bureau où il l'avait trouvé.
— - « Voilà, dit-il, la méthode avec laquelle
Tristram apprendra à décliner et à copjuguer
tous les mots du dictionnaire. Vous sentez,
Yotick, que de cette façon chaque mot amè-
nera une tlièse ou une hypothèse. Chaque
thèse ou hypothèse est une source de proposi-
tions. Chaque proposition a sa conséquence et
sa conclusion ; et chaque conséquence et conclu*
sion ramène l'ame sur l'objet, et lui ouvre une
nouvelle route de recherches et d'études. La
force de cette méthode est incroyable pour
ouvrir la tête d'un enfant. — Pour ouvrir sa
l66 TRISTRÀM SHAKDY.
tête> frère Sbandy , s'écria mon oncle Tobie ;
il y a de quoi la faire sauter en mille pièces. »
— « Je présume , dit Yorick en souriant ,
que c'est par votre méthode que le fameux
Vincent Quirino ( parmi les autres prodiges de
son enfance, desquels le cardinal Bembo a
donné au public une histoire si exacte ) se mit
en état dès l'âge de huit ans, d'afficher dans
les écoles publiques de Rome quatre mille cinq
cent soixante thèses différentes, sur les points
les plus abstraits de la plus abstraite théologie,
et de les défendre et de les soutenir , de ma-
nière à terrasser et à réduire au silence tous
ses adversaires. »
— Qu'est-ce que cela, s'écria mon père, au-
près -le ce qui nous est rappoité d'Alphonse
Tostatps , lequel, presque dans les bras de sa
nourrice, avait appris toutes les sciences et
tous les arts libéraux , sans qu'on lui en eût
rien enseigné ? Que dirons - nous du grand
Peirescius?.... — C'est le même , s'écria mon
onde Tobie, duquel je vous ai parlé une fois ,
frère Shandy, et qui fit une promenade de
cinq cents lieues en comptant l'aller et le retour
de Paris à Schewling (i) uniquement pour
(1) 11 n'y a paa pliw de 100 lieues cl t Paru àSchewling-
TRISTAAM 5HÀNDY. 167
voir le chariot à voiles de Stëvinus. C'était un
grand homme ajouta mon oncle Tobie (il pen-
sait à Stëvinus ). -— Oui , un grand homme ,
dit mon père (songeant à Peirescius ) , et qui
multiplia ses idées si rapidement, et se fit un si
prodigieux amas de connaissances, que (si nous
pouvons ajouter foi à une anecdote qui le re-
garde > et que bous ne saurions rejeter sans
secouer l'autorité de toutes les anecdotes quel-
conques),, à l'âge de sept ans, son père lui
remit entièrement l'éducation de son frère , qui
n'en avait que cinq. — Le père était-il aussi
sage que son fils, dit mon oncle Tobie ? — Je
croirais que non , dit Yorick.
— « Mais que sont tous ces exemples , con-
tinua mon père, entrant dans une sorte d'en-
thousiasme, que sont tous ces exemples auprès
des prodiges de l'enfance des Grotius, Sciop-
pius , Heinsius > Polit ien , Pascal , Joseph
Scaliger , Ferdinand de Cor doue > et autres ?
Les uns se dégageant des formes scholastiques
dès l'âge de neuf ans, et même plus tôt, et
parvenant à raisonner sans ce secours. Les
autres ayant fini leurs classes à sept ans , et
écrit des tragédies à huit, A neuf ans , Ferdi-
nand de Cordoue était si savant , que Ton crut
qu'il était possédé du démon ; et à Venise il fit
3 68 TRISTRAM SHANDT.
voir tant d'érudition et de vertu , que les moines
le prirent pour l'antechrist. D'autres eurent
appris quatorze langues à l'âge de dix ans; à
onze, eurent fini leurs cours de rhétorique,
poétique , logique et morale ; à douze donnè-
rent leurs commentaires sur Servius et sur
Martiauus Capella : et à treize y reçurent leurs
degrés de philosophie , de droit et de théolo-
gie. »
— « Mtfis , dit Yorick 9 vous oubliez le grand
Juste Lipse , qui composa un ouvrage le jour
de sa naissance. — Bon Dieu ! dit mon oncle
Tobie. »
CHAPITRE CCIII.
Bataille.
Quand le cataplasme fut prêt > un scrupule
de décorum s'éleva hors de propos dans la
conscience de Suzanne , sur ce qu'elle aurait à
tenir la chandelle pendant le pansement. Slop
n'avait pas coutume de ménageries caprices de
Suzanne"; et la querelle s'établit promptement
entre eux.
— « Ah ! ah ! dit Slop , en jetant un coup-
d'œil familier sur le visage de Suzanne , vous
faites la prude! mais je vous connais, made-
cz
TRISTRAM SHANDY. 169
moiselle.— Vous me connaissez , monsieur ?s'é-
, cria Suzanne dédaigneusement, et avec un air
de tête qui s'adressait évidemment , non pas à la
profession , mais à la personne du docteur , vous
me connaissez ? répéta Suzanne. Le docteur
Slop se boucha le nez comirie pour dire que la
réputation de Suzaune n'était pas en bonne
odeur. A ce geste, la bile de Suzanne s'allume.
— Vous en avez menti , s'écria Suzanne. —
Allons, allons., sainte modeste , dit Slop , tout
fier du succès de la botte qu'il venait de porter,
s'il en coûte trop à votre pudeur de tenir la
chandelle en regardant , qui vous empêche de
la tenir en fermant les yeux ? — C'est là une
de Vos défaites papistes , dit Suzanne. Le bel
expédient ! — Ma belle enfant , dit Slop en
hochant la tête, ne méprisez pas si fort les
expédiées; vous pourriez en avoir besoin tout
comme une autre.— Insolent! s'écria Suzanne,
approche , si tu l'oses. Je t'en défie , continuâ-
t-elle , en retroussant les manches de sa che-
mise jusqu'au dessus de son coude. »
Il était impossible à deux personnages de
procéder ensemble h une opération de chirur-
gie, avec une cordialité plus colérique.
Slop s'empara du cataplasme. Suzanne se
saisit de la chandelle. — Approche toi-même,
I70 TftlfrTHAM SHÀNDY.
ditSlop. ! Suzanne &%nit. un mouvement a*?)*
gauche; et, portant brusquement «sa qhandefl©
à droite , «elle sût le feu .à la perruque du door
tçurj laquelle ctàat fort grasse et fort touffue j
fat Consumée en entier avafot 4*ètre bien alhii
jriée* *-* à Câlin! salope! *'etfia Slop. (car U
passion sous rend comBfte des bêles férœes ) j
câlin fieffée que vous êtes J Bectia Slop arec le
cataplasme a la main, **- Allez,» allez.; dû
Suzanne ., je n'ai jamais vbgûé le aefc de per-
sonne , et vous n'en sauriez dire autant. ~-Qu4
▼eut-elle dire avec son nez? s'ccrâ;Slop*-T-tJn
nez est un nez r dit Suzanne;. -"• Eli bien ! yoilà
pour le tien -, s'écria Slop , en lui -lançant 1q
cataplasme à la face, -»-; Et voilà pour levotrey
s'écria Suzanqe, en lui rendantson-cômpliment
avec te reste du cataplasme: » -
CHAPITRE. ÇCIV.
Armistice.
Le docteur et Suzanne s'acçabl^ent : aidai
dlnjnres et de cataplasme. Quand ;oehpici £ut
épuise', il fallut Détourner a la cuisine pour en
préparer un autre jet, pendant qu'ils y procé-
daient, mon père prit sa résolutioû compte
vous allez voir.
J
TRISTRÀM S&ANDY. I7X
CHAPITRE CCV.
Qualités dun gouverneur.
— « Vous voyez , dit mon père , s'adressant
à la fois à mon oncle Tobie et à Yorick > qu'il
est temps de retirer Tristram des mains des
femmes > et de le mettre dans celles d'un gou-
verneur.
« Il s'agit surtout d'en choisir un bon. Àn-
tonin en prit quatorze à la fois pour surveiller
l'éducation de son fils Commode; et, en moins7
de six semaines, il en congédia cinq. Je sais
trè£-bien , continua mon père , que la mère
de Commode aimait un gladiateur au temps où
elle conçut; et c'est ce qui explique en grande
partie les cruautés de Commode, quand il de*
vint empereur. Mais je n'en suis pas moins per-
suadé qu'il dut la férocité de son caractère à
ces cinq gouverneurs qui, dans le peu de
temps qu'ils passèrent auprès de lui, lui donnè-
rent de plus mauvais principes , que les neuf
autres n'en purent réformer dans la suite.
« Lorsque j'envisage la personne que je met-
trais auprès de mon fils , comme un miroir
dans lequel il doit se regarder du matin au
soir, comme le modèle sur lequel il doit régler
.^ ' -•
17^ TAISTRÀM SHANDT.
son maintien, ses mœurs , et peut-être les plus
secrets sentimcns de son cœur , je voudrais y
Yorick, s'il était possible, en trouver un qui
fût accompli de tout point , et lel que mon fils
trouvât toujours à profiter avec lui. — Mais ,
vraiment, dit en lui-même mon oncle Tobie,
voilà qui est de fort bon sens.
Il y a là , continua mon père, un certain
air, un certain mouvement du corps et de
toutes ses parties, soit en agissant , soit en par-
lant, qui annonce ce qu'un homme est au
dedans. Et je ne suis pas du tout surpris que
Grégoire de Nazianze , en observant les gestes
brusques et sinistres de Julien, «lit prédit qu'il
apostasierait un jour; ni que saint Ambroise ait
chassé un de ses disciples de sa maison , à
cause d'un mouvement indécent de sa tête
qui allait et venait comme-un fléau ; ni que
Démocriteait jugé Protago ras digne d'être"soa
disciple , à voir la manière dont il liait un
fagot.
m Un œil pénétrant trouve , pour descendre
au fond de l'ame d'un homme , mille chemins
que le vulgaire n'aperçoit pas ; et je maintiens,
ajouta-t-il, qu'un homme de mérite n'ôle pas
son chapeau en entrant dans une chambre ,
ne le reprend pas quand il en sort, sans qu'il
TRISTRAM SHA5BT. ifî
lui échappe quelque chose qui le fasse con-
naître pour ce qu'il est.
« Ainsi donc , continua mon père , le gou-
verneur que je choisirai pour mon fils ne doit
ni grasseyer , ni loucher, ni clignoter, ni parler
haut , ni regarder d'un air farouche ou niais.
U ne doit ni mordre ses lèvres , ni grincer les
dents , ni parler du nez.
« Je veux qu'il ne marche ni trop vite , ni
trop lentement. Je ne veux pas qu'il marche
les bras croisés , ce qui montre l'indolence ; ni
balans , ce qui a l'air hébété : ni les mains dans
ses poches , ce qui annonce un imbécille.
« Il faut qu'il s'abstienne de battre , de pin-
cer, de chatouiller, de mordre ou. couper ses
ongles en compagnie , comme aussi de se curer
les dents , de se gratter la tête , etc. — Que
diantre signifie tout ce bavardage , dit en lui-
même mon oncle Tobie ? »
— « Je veux , continua mon père , qu'il soit
joyeux , gai , plaisant , et en même temps pru-
dent, attentif aux affaires, vigilant, péné-
trant , subtil , inventif, prompt à résoudre les
questions douteuses et spéculatives.... Je veux
qu'il soit sage , judicieux , instruit... — Et
pourquoi pas humble , modéré- et doux ? dit
Yorick.— Et pourquoi pas, s'écria mon oncla
*74 THISTRÀM fittAXDY*
Tobie , franc et généreux , brave et bon ? Il le
sera, mon cher Tobie, répliqua mon père y en
se levant et lui prenant une de ses mains , il le
3e ra. »
— « Eh bien ! frère Shandy , répondit mon
oncle Tobie , en se levant à son tour , et quit-
tant sa pipe pour prendre l'autre main de mon
père , eh bien ! frère , souffrez que je vous re-
. commande le fils de Lefèvre. » En disant ces
mots , une larme de joie étincela dans l'œil de
mon oncle Tobie, et paya le tribut à la mé-
moire d'un ancien ami. Et une autre larme ,
compagne de la première > parut dans l'œil du
caporal. Vous en verrez, la raison quand vous
lirez l'histoire de Lefèvre.
Étourdi que je suis ! j'avais promis de vous
la faire dire par le caporal à sa manière. Mais
le moment est passé; je vais vous la raconter à
la mienne.
CHAPITRE CCVL
Histoire de Lefèçre.
Cet Aix pendant l'été de l'année où Dender-
monde fut pris par les alliés , c'est-à-dire, en-
viron sept ans avant que mon père vînt habiter
la campagne, et environ sept ans après que
TlUSTRA.il SHAîfDT. *7S
won oncle Tobie et Trim s'y furent secrète-
ment retirés , dans le dessein d'exécuter quel-
ques-uns des plus beaux sièges qu'ils avaient en
tête.
Mon onde Tobie était un soir à souper , et
Trim était assis derrière lui près d'un petit
buffet. Je dis assis , car , par égard pour son
genou blessé , dont le caporal souffrait quel-
quefois excessivement , toutes les fois que mon
oncle Tobie dîuait ou soupait seul, il ne souf-
frait pas que le caporal se tînt debout. Mais la
vénération du pauvre garçon pour sou maître
lui opposait une résistance opiniâtre. Mon on-
cle Tobie, avec une artillerie convenable , au-
rait eu moins de peine à s'emparer de Dender-
monde. Souvent, au moment qu'il croyait le
caporal assis, si mon oncle Tobie venait à
retourner la tête, il l'apercevait debouttderrière
lui , avec toutes les masques du respect le plus
soumît.
Cela seul engendra, plus de petites querelles
ventre eux, pendant-vingt pnq ans entiers,
que tout autre sujet. Mais à quoi cela revient-
il ? qu'est-ce que cela fait à mou histoire ? pour-
quoi en fais- je mention? Demandez-le à ma
plume; c'est elle qui me gouverne, je ne la
gouverne pas.
ïjS TRISTRAM SHANDT.
Mon oncle Tobie était donc un soir à souper,
quand le maître d'une petite auberge du vil-
lage entra dans la salle avec une fiole vide à la
main, pour demander un verre ou deux de vin
de Madère. — « C'est, dit-il , pour un pauvre
gentilhomme qui est arrivé malade dans ma
maison il y a quatre jours. Depuis ce temps , il
n'a pu soulever sa tête, ni manger, ni boire ,
ni goûter de quoi que ce soit au monde; mais
tout à l'heure il vient de lui prendre fantaisie
d'un verre de Madère sec et d'une petite rôtie.
11 me semble , a-t-il dit en ôtant sa main de
dessus son front , que cela me soulagerait.
« Je suis venu chez le capitaine, ajouta l'au-
bergiste, persuadé qu'il ne me refusera pas si
peu de chose. Mais si je ne trouvais personne
qui voulût m'en donner , m'en prêter ou m'en
vendre , je crois que j'en volerais, plutôt que
de ne pas en rapporter à ce pauvre gentil-
homme. 11 est en vérité bien malade. P espère
pourtant, continua-t-il , qu'il se rétablira;
mais nous somme; tous affligés de son état. »
— « Tu es bon et galant homme , s'écria
mon oncle Tobie , j'en réponds ; et je veux que
tu boives toi-même à la santé du pauvre gen-
tilhomme avec du vin sec. Et prends-en une
couple de bouteilles , mon ami , et porte-les
'zS-Jm
TfciSTRAM SfiÀNbYt I 77
lui avec mes complimens, et dis-lui qu'elles
sont fort à son service; et même une douzaine
de plus , si elles lui font du bien. »
et Quand l'aubergiste eut fermé la porte ,
cet homme-là, Trim, dit mon oncle Tobie,
porte à coup sûr un cœur compatissant ; mais
j'ai conçu aussi la meilleure opinion de son
hôte : il faut que cet étranger ait un mérite
rare , pour avoir su gagner en si peu de temps
l'affection de l'aubergiste» — Et de toute sa
famille , ajouta le caporal, car ils sont tous
affligés de son état. — Cours après lui , dit mon
oncle Tobie; va Trim, et demande lui s'il
sait le nom du pauvre gentilhomme, »
— « Ma foi ! dit l'aubergiste en rentrant avec
le caporal, je l'ai oublié; mais je puis le de-,
mander à son fils.*—* 11 a donc son fils avec lui,
dit mon oncle Tobie? — - Un garçon d'environ
onze ou douze ans, répliqua l'aubergiste;
mais le pauvre enfant n'a goûté de rien, pas
plus que son père. Il ne fait que pleurer et se
désoler jour et nuit. Depuis que son père • s'est
xnis au lit, il n'a pas quitté son chevet. »
Tandis que l'aubergiste parlait, mon oticle
Tobie posa sa fourchette et son couteau sur la
table, et repoussa son assiette. Trim n'atten-
dit point ses ordres ; il dewervit sans dire
u. la
I78 TJUSTKÀM SHANDT.
mot; et quelques minutes après il apporta à son
maître une pipe et du tabac. — . Reste un peu
dans la salle , dit mon oncle Tobie.
« Trim ! dit mon oncle Tobie , quand il
eut allumé sa pipe et commence à fumer. »
Trim s'avança en faisant une révérence. Mon
oncle Tobie continua dé fumer sans rien dire.
« Caporal , dit mon oncle Tobie. » Le caporal
fit sa révérence. Mon oncle Tobie ne dit pas
un mot, et finit sa pipe.
« Trim, dit mon oncle Tobie, j'ai un projet
dans la tête. J'ai envie, comme la nuit est
mauvaise , de m'envelopper chaudement dans
ma roquelaure, et d'aller rendre visite à ce
pauvre gentilhomme. — La roquelaure de mon-
sieur, répliqua le caporal , n'a pas été mise une
seule fois depuis la nuit où nous montions la
garde dans la tranchée devant la porte Saint-
Nicolas; et c'était la veille du jour où mon-
sieur reçut sa blessure. D'ailleurs-, la nuit est si
froide, si pluvieuse, que soit la roquelaure,
soit le mauvais temps , il y aurait de quoi faire
mal à Faine de monsieur, et peut-être lui don-
ner la mort. — Cela se pourrait bien, dit mon
oncle Tobie Mais, Trim, je n'ai pas l'esprit
en repos depuis ce que m'a dit l'aubergiste. Je
voudrais qu'il ne m'en eût pas tant appris, ou
TÏIISTRÀM SHANDY. Ï79
qu'il m'en eût appris davantage. Comment fe-
rons-nous pour arranger tout cela ? — ^ Que
monsieur s'en rapporte à moi, dit le caporal,
et il saura bientôt tout le détail de cette affaire.
Je vais prendre ma canne et mon chapeau;
j'irai reconnaître ce qui se passe; j'agirai d'a-
près ce que j'aurai découvert; et en moins
d'une heure je serai de retour ici. — Va donc,
Triai, dit mon oncle Tobie, et prends ce
acheling que tu boiras avec son domestiqué.
— C'est bien dé lui que je compté tout savoir ,
dit le caporal en fermant la porte. »
Mon oncle remplit sa seconde pipe ; et l'on
peut dire que tant qu'elle dura , il ne fut oc*
cupé que dû pauvre Leièvre et de son fils ;
excepté toutefois quelques petites excursions
militaires ; comme, par exemple, pour consi-
dérer s'il n'était pas tout aussi bien d avoir la
courtine de la tenaille en ligne droite qu'en
ligne courbe.
CHAPITRE CCVII.
Suite de t Histoire de Lefèvre.
Mon oncle Tobie n'avait pas encore secoué
les cendres de sa troisième pipe , quand le ca-
«--—-■- ,— ^— .- -■-- -s.
l8o TRISTRAM SHANDT*
poral Trim revint à l'auberge, et lui fit le re'cit
suivant.
— « J'ai d'abord désespéré , dit le caporal ,
de pouvoir rapporter à monsieur aucun détail
sur le pauvre lieutenant malade. — C'est donc
un officier , dit mon oncle Tobie ? — C'est un
officier, dit le caporal. — Et de quel régiment,
dit mon oncle Tobie ? — Si monsieur veut me
laisser dire, répliqua le caporal, je lui racon-
terai chaque chose à son rang , dans le même
ordre que je l'ai apprise. — Eh bien ! Trim ,
dit mon oncle Tobie , je ne t'interromprai point
que tu n'aies fini. Je vais remplir une autre
pipe ; et toi , Trim , tu vas t'asseoir à ton aise
sur la banquette de la fenêtre, et tu recom-
menceras ton histoire. » Le caporal fit sa révé-
rence accoutumée , laquelle disait, aussi intel-
ligiblement qu'une révérence peut dire quelque
chose, monsieur a Bien de la bonté. Il Rassit
ensuite comme on le lui avait ordonné , et
reprit son histoire à peu près dans les mêmes
termes.
__ « J'ai d'abord désespéré , dit le caporal ,
de pouvoir rapporter à monsieur aucune lu-
mière sur le lieutenant et sur son fils ; car ,
quand j'ai demandé où était son domestique
/ duquel je m'étais promis de savoir tout ce
TRISTRÀM SHANDT. l8l
qu'il était convenable de demander) —sage
distinction ! dit mon oncle Tobie , — on m'a
répondu, sauf le respect dû à monsieur, qu'il
n'avait point de domestique , qu'il était arrivé
à l'auberge avec des chevaux de louage , et
que , ne se trouvant pas en état d'aller plus
loin, il les avait renvoyés le matin d'après son
arrivée. Si je ne me porte pas mieux, mon cher ,
avait-il dit à son fils , en lui donnant sa bourse
pour payer l'homme , nous pourrons en louer
d'autres ici. Mais , hélas! m'a dit là maîtresse
de l'auberge , ce pauvre gentilhomme ne se ti-
rera jamais de là ; car j'ai entendu l'oiseau de
mort toute la nuit. Et , quand il mourra , son
malheureux enfant mourra aussi. U a déjà le
cœur brisé.
« J'écoutais ce récit , continua le caporal,
quand le jeune homme est entré dans la cui-
sine pour ordonner la petite rôtie dont l'au-
bergiste avait parlé. Mais je veux , a-t-il dit ,
je veux la faire moi-même. Permettez, lui
ai-je dit, en lui offrant ma chaise pour le faire
asseoir auprès du feu , permettez , mon jeune
gentilhomme , que je vous en évite la peine.
En même-temps j ai pris une fourchette pour
faire griller la rôtie. Je crois , monsieur , a dit
le jeune homme d'un air tout-à-fait modeste ;
l8a TRISTRÀM 5RÀNDT.
que mon père l'aimera mieux de ma façon. Je
suis sûr , ai-je répondu , que sa seigneurie ne
trouvera pas la rôtie plus mauvaise de la façon
d'un vieux soldat. Le jeune homme m'a pris la
main, et aussitôt a fondu en larmes. »
— « Pauvre enfant! dit mon oncle Tobie, il
a été élevé dans l'armée depuis le berceau ; et
le nom d'un soldat , Trim , sonne à ses oreilles
comme le nom d'un ami. Je voudrais l'avoir
ici.
— « Dans les plus longues marches de l'ar-
mée, continua le caporal, dans le besoin le
plus pressant, je n'ai jamais eu autant d'im-
patience pour mon dîner , que j'en ai ressenti
aujourd'hui pour pleurer de compagnie avec
ce jeune homme. Mais , je le demande à mon-
sieur , en quoi la chose me touchait-elle ? —
En rien au monde, Trim , dit mon oncle Tobie
en se mouchant ,• mais la bpnté de ton cœur
te fait ressentir vivement la peine d'autrui.
— « En lui donnant la rôtie , poursuivit le
caporal , j'ai pensé qu'il était à propos de lui
dire que j'étais domestique du capitaine Shan-
ày ; et que monsieur ( sans connaître son père)
était fort touché de son état ; et que tout ce qui
était dans la cave ou dans la maison de mon-
sieur était fort à son service.— Tu pouvais ajou~
^* ^ .*■* x^z— ** **'
TAISTRAM SHÂHDY. l83
ter dans ma bourse , dit mon oncle Tobie. — »
Le jeune homme > reprit le caporal , a fait une
profonde révérence (laquelle sûrement se rap-
portait à monsieur ) ; mais son cœur était trop
plein : il n'a rien répondu. 11 a moùté l'escalier
avec la rôtie; et, comme je lin ouvrais la porte,
prenez courage , lui ai- je dit, et soyez sûr,
mon brave jeonehomme , que monsieur votre
père sera bientôt guéri.
« Le vicaire de monsieur Yorick fumait une
pipe au coin du feu ; mais il n'a pas adressé à
ce pauvre jeune homme un seul mot de con-
solation. J'ai trouvé cela fort mal.— Je le trouve
de même , dit mon oncle Tobie.
(( Le lieutenant a pris son verre de vin et sa
rôtie, il s'est trouvé un peu ranimé. Il m'a fait
dire que si je voulais monter dans dix minutes,
je lui feiais plaisir. — Je pense, a ajouté l'au-
bergiste , qu'il va dire ses prières , car il y avait
un livre posé sur la chaise auprès du lit ; et ,
comme je fermais la porte, j'ai vu son fils
prendre un coussin. »
— « Bon ! a dit le vicaire, est-ce qu'un mi-
litaire, monsieur Trim, prie Dieu quelque-
fois ? J'aurais parié que non. — Oh ! celui-ci >
a répliqué la maîtresse de l'auberge , dit ses
prières , et même très-dévotement. Je Pai en-
l84 TKISTKAM SHAKDT.
core entendu hier au soir de mes propres oreil-
les ; sans cela , je n'aurais pu le croire. — Mais
en êtes-vous bien sûre, a répliqué le vicaire?»
— h Monsieur le vicaire, ai-je dit, apprenes
qu'un soldat prie , ne vous en déplaise , et de
son propre mouvement , tout aussi souvent
qu'un prêtre. Et, quand il se bat pour son roi,
pour sa vie, pour son honneur , il a plus de
raisons de prier Dieu , que qui que ce soit au
monde. »
— « Tu as parlé à merveille , Trim , dit mon
oncle Tobie. — Mais , ai- je dit , reprit le capo-
ral , quand ce même soldat vient de passer
douze heures de suite dans la tranchée , et
jusqu'aux genoux dans l'eau froide, quand il se
trouve embarqué pendant des mois entiers dans
des marches longues et périlleuses , harcelé
aujourd'hui par les ennemis, les harcelant
demain , détaché ici , contremandé là , passant
sous les armes cette nuit , surpris en chemise
celle d'après , transi jusque dans ses jointures,
sans paille peut-être dans sa tente pour s'age-
nouiller ; il n'est pas toujours le maître . de
choisir le lieu et l'heure pour prier. Mais, quand
il en trouve le moment , je crois , ai-je ajouté
( car j'élais piqué pour la réputation de l'ar-
mée), je crois, ne vous endépluise, qu'un
~__
ïlLÏSTRllt SHAHDY. *l85
soldat prie d'aussi bon cœur qu'un prêtre ,
quoique avec moins d'étalage et d'hypocrisie.»
— « Voilà , Trim , ce que tu n'aurais pas dû
dire , reprit mon oncle Tobie. Dieu seul , ca-
poral , connaît celui qui est hypocrite , et celui
qui ne l'est pas. À la grande et générale revue,
au jour du jugement , mais non pas plus tôt ,
on verra ceux qui auront fait leur devoir en ce
monde , et ceux qui ne l'ont pas fait j et cha-
cun sera traité selon ses œuvres. — Je l'espère
ainsi , répondit Trim. — Gela est dans l'Écri-
ture , dit mon oncle Tobie , et je te Le montre-
rai demain. Mais , Trim , il est une chose sur
laquelle nous pouvons compter pour notre con-
solation ; c'est que Dieu est un maître si bon
et si juste, que, si nous avons toujours fait
notre devoir sur la terre , il ne s'informera pas
si nous nous en sommes acquittés en habit
rouge ou en habit noir. — Oh ! non , sans
doute, dit le caporal. — Mais poursuis ton
histoire, Trim , dit mon oncle Tobie. »
— J'ai attendu , continua le caporal, que les
dix minutes fussent expirées, pour monter dans
la chambre du lieutenant. Je l'ai trouvé dans
son lit, la tête appuyée sur sa main , et le cou-
de sur son oreiller; il avait un mouchoir blanc
à côté de lui. Le jeune homme était encore
l86 TRISTRAM SH1NDT.
baissé pour ramasser le coassia sur lequel je
suppose qu'il avait été à genoux ; et , comme
Use relevait en tenant le coussin d'une main ,
il essayait avec l'autre de prendre le livre qui
était posé sur le lit. — Laisse- le là , mon ami,
a dit le lieutenant.
« Je me suis avancé tout près du lit. — Si
vous êtes le domestique du capitaine Shandy ,
a dit le lieutenant , faites-lui , je vous prie ,
tous mes remercîmens et ceux de mon fils ,
pour sa politesse envers moi. S'il était de Leven,
a- 1— il ajouté.... (je lui ai dit que monsieur avait
servi dans ce régiment. ) Eh bien ! a-t-il dit ,
nous avons fait trois campagnes ensemble , et
je me rappelle fort bien le capitaine ; mais,
comme je n'avais pas l'honneur d'être lié avec
lui , il y a toute apparence qu'il ne me connaît
pas. Vous lui direz pourtant que celui qui
vient de contracter tant d'obligations envers
lui , et qui est touché de ses bontés comme il
le doit , est un Lefèvre, lieutenant dans Àugus.
Mais il ne me connaît pas , a-t-il répété , après
avoir un peu rêvé. 11 se pourrait pourtant,
a-t-il ajouté, que mon histoire... Je vous prie,
dites au capitaine que je suis l'enseigne dont la
femme fut si malheureusement tuée à Breda ,
d'un coup de mousquet qui l'atteignit dans la
-.:*.
t>
TKISTRÂM SHÀHDY. 187
tente de son mari , comme elle reposait dans
ses bras.
— « Avec la permission de monsieur , ai- je
dit , je me rappelle trè&-bien cette histoire. —
Vous tous la rappelez , a-t-il dit en s'essuyant
les yeux avec un mouchoir; jugez si je puis ja-
mais l'oublier !
En disant cela , il a tiré de son sein une
petite bague , qui paraissait attachée autour de
cou avec un ruban noir , et il l'a baisée deux
fois. — Voilà Billy , a-t-il dit. L'enfant est
accouru du bout de la chambre, et, tombant
à genoux , il a pris la bague et Ta baisée aussL
Ensuite il a embrassé son père ; il s'est assis
sur le ht , et s'est mis à pleurer. »
— « Je voudrais , dit mon oncle Tobie avec
un profond soupir , je voudrais , Trim, être
déjà à demain. »
— «En vérité, répliqua le caporal, mon-
sieur s'afflige trop. Monsieur veut-il que je lui
verse un verre devin sec, qu'il boira en fumant
sa pipe? — À la bonne heure ,.Trim , dit mon
oncle Tobie. »
« Je me rappelle très-bien , dit mon oncle
Tobie en soupirant encore , l'histoire de l'en-
seigne et de sa femme. H y a même une cir-
constance qui est en sa faveur, et que sa mo-
*88 TltlSTRAM SHANDY.
destie a passée sous silence. C'est qu'ils furent
plaints l'un et l'autre par tout le régiment et par
toute l'armée. Mais achève ton histoire , capo-
ral.— Elle est achevée , dit le caporal. Je n'ai pas
voulu rester plus long-temps ; j'ai souhaité une
bonne nuit au pauvre lieutenant : son fils s'est
levé de dessus le lit, et m'a éclairé jusqu'au bas
de l'escalier; et , comme nous descendions en-
semble y il m'a dit qu'ils venaient d'Irlande , et
qu'ils étaient en route pour rejoindre le régi-
ment en Flandre. — Mais hélas! dit le caporal,
tous les voyages du lieutenant sont finis. — Et
que deviendra son pauvre enfant , s'écria mon
oncle Tobie ? »
CHAPITRE CCVIII.
Suite de l'histoire de Lefèvre*
Là plupart des hommes, quand ils se trou-
vent renfermés entre la loi naturelle et la loi
positive , ne savent à quoi se déterminer ; bien
moins encore s'ils se trouvent entre la loi et
leur penchant.
Mais je dois le dire pour eux , je dois le dire
à l'honneur éternel de mon oncle Tobie $ mon
oncle Tobie n'hésita pas un instant. Quoiqu'il
TIUSTRAM SHAlfftY. 189
fèt chaudement occupé à poursuivre le siège
de Dendermonde parallèlement avec les alliés
qui, de leur côté, pressaient si vigoureusement
leurs ouvrages , qu'ils lui laissaient à peine le
temps de dîner; quoiqu'il eût établi un loge-
ment sur la contrescarpe > il laissa là Dender-
monde , et tendit toutes ses pensées vers les
détresses particulières de l'auberge. Tout ce
qu'il se permit , fut de faire fermer la porte du
jardin au verrou , au moyen de quoi l'on pou-
vait dire qu'il avait converti le siège en blocus.
.Après quoi il abandonna Dendermonde à lui-
même , pour être secouru ou non par le roi de
France , suivant que le roi de France le juge-
rait à propos , et il ne songea plus 'qu'à voir
comment , de son côté > il pourrait secourir le
Keutenant Lefèvre et son fils.
Que l'Être souverainement bon , qui est l'ami
de celui qui est sans amis, puisse un jour te
récompenser !
— « Tu n'as pas fait tout ce que tu aurais
dû faire, dit mon oncle Tobie au caporal, en
Se mettant au lit ; et je vais te dire en quoi tu
as manqué. En premier lieu , quand tu as fait
offre de mes services à Lefèvre , comme la
maladie et le voyage sont deux choses coûteu-
ses , et que le pauvre lieutenant n'a sans doute
100 TàlSTRAM SHAHDY.
que sa paye pour vivre et pour faire vivre son
fils, tu devais aussi lui offrir ma bourse. Ne
savais- tu pas, Trim, que, puisqu'il était dans
le besoin , il y avait autant de droit que moi-
même?— Monsieur sait bien que je n'avais
point d'ordre , dit le caporal. — Il est vrai ,
dit mon oncle Tobie , tu as , Trim , très-bien
agi comme soldat , mais certainement très-mal
comme homme*
« En second lieu.... mais tu as encore la
même excuse, continua mon oncle Tobie...
Quand tu lui as offert tout Ce qui était dans ma
maison , tu devais lui offrir ma maison aussi*
Un frère d'armes , Trim, un officier malade,
n'a-t-il pas droit au meilleur logement ? Et si
nous l'avions avec nous , nous pourrions, Trim,
le veiller, le soigner; tu es toi-même une
excellente garde ; et avec tes soins, ceux de la
servante , ceux de son fils et les miens réunis ,
nous pourrions peut-être le rétablir et le re-
mettre sur pied.
« Dans quinze jours peut-être , ajouta mou
oncle Tobie en souriant, il pourrait marcher-
— Sauf le respecte que je dois à monsieur , dit
le caporal, il ne marchera de sa vie. —11 mar-
chera, dit mon oncle Tobie, se relevant de
dessus son Ut avec un soulier ôté. -» Avec la
TJUSTRAM SHAlfDY. igt
permission de monsieur, dit le caporal, il ne
marchera jamais que vers sa fosse. — Et moi,
je soutiens qu'il marchera, s'écria mon oncle
Tobie , en marchant lui-même avec le pied qui
avait encore un soulier , mais sans avancer d'un
pouce; il marchera avec son régiment. —11 ne
peut pas se porter, dit le caporal! — Eb bien I
on le portera, dit mon oncle Tobie. — Il tom-
bera à la fin , dit le caporal ; et que deviendra
son pauvre garçon ? — Non , il ne tombera pas ,
dit mon oncle Tobie d'un ton assuré. — - Hélas !
reprit Trim, soutenant son opinion; faisons
pour lui tout ce que nous pourrons ; mais le
pauvre homme n'en mourra pas moins. — Il ne
mourra pasl s'écria mon oncle Tobie. Non, par
le Dieu vivant! il ne mourra pas. »
L'esprit délateur qui vola à la chancellerie
du ciel avec le jurement de mon oncle Tobie ,
rougit en le déposant; et l'ange qui tient les
registres, laissa tomber une larme sur le mot
en décrivant; et l'effaça pour jamais.
CHAPITRE CCIX.
Suite de V histoire dé Lefèvre.
Mon oncle Tobie ouvrit son bureau , prit sa
bourse , ordonna au caporal d'aller de grand
igl TAISTRÀM SH1NDY.
matin chercher le médecin, se coucha et s'en-
dormit,
CHAPITRE CCX;
Fin de î histoire de Lefèçre.
Le lendemain matin , le soleil brillait dans
tout son éclat k tous les yeux du. village , ex-
cepté à ceux de Lefèvre et de son fils affligé.
La pesante main de la mort pressait les pau-
pières du pauvre lieutenant; et les ressorts qui
chassent le sang aux extrémités, et le rappellent
sans cesse au cœur, perdaient en lui la force et
le mouvement.
En ce moment , mon oncle Tobie , qui s'é-
tait levé une heure plus tôt que de coutume ,
entra dans la chambre du lieutenant. Il s'assit
à côté de son lit, et, sans préface ni apologie,
sans nul égard pour toutes les modes et coutu-
mes, il ouvrit son rideau, comme aurait fait
un ancien ami ou un camarade ; et aussitôt il
lui demanda comment il se portait, s'il avait
reposé la nuit , de quoi il se plaignait , où était
son mal , ce qu'il pouvait faire pour le soulager ;
et, sans lui donner le temps de répondre à une
seule question, il lui dit le petit plan qu'ils
avaient concerté pour lui la veille avec le
caporal.
TIUSTRÀM SRA.ÎIDY. tçfî
«Vous viendrez chez moi, Lefèvre, dit
tnon oncle Tobie, dans ma maison, tout à
l'heure j et nous enverrons chercher un mé-
decin, pour voir ce qu'il y a à faire,- nous
aurons aussi un apothicaire j le caporal sera
votre garde, et moi, Lefèvre, votre domesti-
que. »
Il y avait dans mon oncle Tobie une franchise
qui n'était pas l'effet, mais la cause de sa fami-
liarité. Elle «vous introduisait sur-le-champ
dans son ame,<etvous faisait voir toute la bonté
de son naturel. A cela , il se joignait dans ses
regards, dans sa voix et dans ses manières, je
ne sais quoi d'humain , qui , dans tous les tno-
mens, invitait le malheureux à s'approcher et
a chercher un asile auprès de lui. Avant que
mon oncle Tobie eut achevé la moitié des
offres obligeantes qu'il faisait au père, le fils
s'était insensiblement pressé Contre lui; puis,
étendant ses faibles bras, il avait saisi l'habit
de mon oncle Tobie à la hauteur de la poitrine,
et l'attirait doucement vers lui... Le sans et les
esprits de Lefèvre, déjà froids et engourdis , et
,qui s'étaient retirés dans leur dernière cita-
delle, le cœur, firent un effort pour se rallier.
Le nuage qui couvrait ses yeux les quitta pour
un moment. Il regarda mon oncle Tobie avec
21. l5
194 TRISTRAM SHàKDY.
Y expression de la reconnaissance, du regret et
du désir : il jeta un autre regard sur son fils ;
et ce lien qu'il établit entre eux (tout faible
qu'il était ) n'a jamais été rompu.
La nature , après cet effort. , reflua sur elle-
même. Le nuage reprit sa place. Le pouls fré-
mit, s'arrêta; se releva, s'affaissa, s'arrêta
encore , hésita , s'arrêta Àcheverai-jc ?
Non.
CHAPITRE CCXI.
Convoi et oraison funèbre.
Je rapporterai en peu de mots, dans le pro-
chain chapitre , tout^ ce qui me reste à dire
sur le jeune Lefèvre , ce qui comprend tout
l'espace qui s'écoula depuis la mort de son père
jusqu'à l'époque où mon oncle Tobie proposa
au mien de me le donner pour gouverneur ; et
je n'ajouterai que très-peu de détails à ce cha-
pitre-ci, dans l'impatience où je suis de retour-
ner à ma propre histoire.
Mon oncle Tobie , comme gouverneur de
Dendermonde , rendit au pauvre lieutenant tous
les honneurs de la guerre , il accompagna le
corps au tombeau, conduisant lui-même le
deuil , et menant le jeune Lefèvre par la main.
w j
ÏRISTAAM SHANDT. l§5
Yorick y de son côte, pour n'être pas en res-
te, rendit an défunt tous les honneurs de l'é-
glise , et l'enterra en grande pompe au milieu
du chœur. Il paraît même qu'il prononça son
oraison funèbre. Je dis , il parait , et j'en juge
par une note que j'ai trouvée sur l'un de se»
sermons.
C'était la coutume d'Yorick ( et je. suppose
qu'elle lui était commune avec tous ceux de sa
profession ) de noter sur la première page de
chacun de ses sermons le lieu , le temps , et
l'occasion où il avait été prêché. Il y joignait
toujours un petit commentaire sur le sermon
lui-même , et en vérité rarement à sa louange.
Par exemple : Sermon sur la dispersion des
Juifs. Je rien fais pas le moindre cas : je
conviens que c'est un prodige d'érudition ;
mais d'une érudition triviale , et mise en
œuvre plus trivialement encore.
Celui-ci est d'une composition lâche. Je
ne sais ce que diantre j' avais dans la tête
quand je le fis.
N. B. L'excellence de ce texte, cest qu'il
convient à tous les sermons ; et de ce ser-
mon , c'est qui il convient à tous les textes*
Pour celui-ci j je mérite d'être pendu; j'en
ai volé lu plus grande partie f et le docteur
I96 TRI5TRÀM SHAKDY.
Kdigunes m'a dénoncé. Rien n'est tel qui un
voleur pour en découvrir un autre.
Sur le dos d'une demi-douzaine je trouve
écrit so so } et rien de plus; et sur les deux
autres , moderato. Ils sont tous huit dans un
seul paquet rattaché avec un bout de ficelle
verte, qui semble avoir jadis appartenu au
fouet d'Yorick ,• ce qui me fait conclure que
par so so et par moderato , Yorick entendait
à peu près la même chose , et en cela il était
d'accord avec le dictionnaire italien d'Altieri.
Il faut pourtant convenir que les deux ser-
mons étiquetés moderato sont cinq fois meil-
leur que les so so ; montrent dix fois plus de
connaissance du cœur humain, renferment
soixante et dix fois plus d'esprit et de feu ; et ,
pour m'élever par une gradation convenable ,
découvrent mille fois plus de génie. Aussi ,
quand je donnerai au public les sermons dra-
matiques d' Yorick , quoique je ne compte en
admettre qu'un de tout le nombre des so so ,
je n'hésiterai pas à faire imprimer les deux
moderato dans leur entier.
Je n'entreprendrai pas de deviner ce qu'Yo-
rick pouvait entendre par ces mots lentamen*
te, tenute, grave, et quelquefois adagio, tels
que je les trouve sur quelques-uns de ses ser-
TRISTRÂM SHÀNDY. 197
mons. Je serais encore plus embarrassé d'expli-
quer : à Voctava alla 9 con strepilo , con
Tarco , senza Varco ; et autres termes de mu-
sique avec lesquels il en a désigné d'autres. Ce
que je sais , c'est que ces mots ont sûrement
un sens ; et Yorick, qui était à la fois musicien
et prédicateur , les appliquait de ses sonates à
ses sermons. Je ne doute même point que cha-
cun de ces signes qui nous échappent , n'eût
pour lui une signification distincte et précise.
Parmi tous ses sermons } il y en a un ( et
c'est lui qui m'a conduit à cette longue digres-
sion ) ; il est sur la mort , et il a saus doute été
fait à l'occasion du pauvre Lefèvre. 11 est écrit
d'une plus belle main que les autres , ce qui
annonce une sorte de prédilection en sa faveur.
Du reste, il est négligemment rattaché avec
une lisière de laine, et enveloppé dans une
feuille de papier bleu, qui sent encore le dro-
guiste. Mais je doute que ces marques appa-
rentes d'humilité aient été mises à dessein j
d'autant , que > tout à la fin du sermon et non
au commencement ( ce qui est contre l'usage
invariable d'Yorick ) , je trouve écrit de su
main le mot ,
Bravo.
I[)5 TRISTRAU SBANDT.
Tout , à la vérité, concourt à radoucir ce
que cette expression peut avoir de choquant.
Le mot est placé à deux pouces, et demi au
moins de distance de la dernière ligne , tout
en bas de la page, et dans ce coin à droite qui
est ordinairement recouvert par le pouce. Il est
écrit avec une plume de corbeau , en petits
caractères , et d'une encre si pâle y qu'en vérité
on peut à peine se douter qu'il est là. C'est
plutôt l'ombre de la vanité que la vanité elle-
même; c'est plutôt une secrète complaisance ,
un mouvement passager de . satisfaction , qui
s'élève dans le cœur du compositeur à son
insu , qu'une marque grossière d'applaudisse-
ment qu'on aurait l'effronterie d'offrir au pu-
blic.
Je sens bien que , malgré tous ces adoucisse-
mens > j'ai rendu un mauvais service à Yorick
en entrant dans toutes ces particularités, et
que j'aurais dû les taire pour l'bonneur de sa
modestie ; tuais quel homme n'a pas ses fai-
blesses? Yorick n'en était pas plus exempt
qu'un autre. Mais ce qui excuse la sienne en
cette occasion , ee qui la réduit presque h rien,
c'est que le mot fut barré quelque temps après
par lui-même , par une ligne d'une encre plus
noire qui le traverse, comme s'il s'était rétxac-
U-^-l
TRISTRÀM SHANDY. IÇQ
lé , ou qu'il eut été honteux de sa première
opinion.
CHAPITRE CCXIL
Départ du jeune Le/èçre.
Après que mon oncle Tobie eut converti en
argent la succession de Lefèvre, et qu'il eut
réglé ses comptes avec son régiment, l'auber-
giste et le reste du monde , il ne lui resta entre
les mains qu'un vieil uniforme et une épée de
cuivre ,• de sorte qu'il ne rencontra aucune op-
position à prendre l'entière administration des
biens du jeune orphelin.
Il donna l'habit au caporal : — « Porte-le ,
Trim y dit mon oncle Tobie , jusqu'à ce qu'il
tombe en lambeaux.... porte-le en mémoire du
pauvre lieutenant. » U prit l'épée, et la tirant
du fourreau : « Cette épée , Lefèvre , je la gar-
derai pour toi. Voilà, mop cher Lefèvre, con-
tinua-t-il, en suspendant l'épée à un clou,
voilà toute la fortune que Dieu ta laissée, mais
s'il t'a donné un cœur et un bras dignes de la
porter , je n'en demande pas davantage. »
Dès que le jeune Lefèvre eut pris une tein-
ture de fortification , et qu'il eut appris à insé-
2O0 TJIISTRÀM 3HANDT.
rer un polygone régulier dans un cercle , mon
oncle Tobie le mit dans une école publique ,
d'où il ne sortait qu'au temps de Noël et à la
Pentecôte , où mon oncle Tobie ne manquait
jamais de l'envoyer chercher par le caporal. Il
y demeura jusqu'à son dix-septième printemps*
Mais alors les bruits de guerre et les nouvelles
de l'empereur qui faisait marcher une armée
contre les Turcs , enflammant son jeune cou-
rage , Lefèvre partit un beau jour sans congé x
et laissant là sson grçc et son latin , il alla se
jeter aux genoux de mon oncle Tobie, lui de-
manda l'épée de son père, et le pria de lui
laisser tenter la fortune des armes sous ta
prince Eugène. Peux fois mon oncle Tobie
oublia sa blessure , et s'écria : Lefèvre %
j'irai avec toi , et tu combattras à mes côtés.
Deux fois- il porta la main sur son aine , et
laissa retomber sa tête avec Pair de l'abatte-
ment et du désespoir.
Mon oncle Tobie descendit l'épée du clou
où elle avait été constamment suspendue de-
puis la mort du pauvre lieutenant. 11 en porta
la pointe près de son œil en soupirant, et la
donna au caporal pour l*éclaircir. Il retint
Lefèvre quinze jours pour l'équiper, et pour
régler son passage à LivQurne, Puis , en lui
TRISTRÀM SHÀÏfDf. 201
remettant son épée : « Si tu es brave, Lefèvre^
dit mon oncle Tobie, elle ne te manquera pas.
Mais si la fortune ; ajouta mon oncle Tobie en
rêvant un peu, si la fortune trahit ton courage...
reviens à moi, Lefèvre, secria-t-il en l'em-
brassant; tu me retrouveras toujours. »
La plus mortelle injure n'aurait pas déchire
,1e cœur du jeune Lefèvre, autant que la ten-
dresse paternelle de mon oncle Tobie. Us se
séparèrent l'un de l'autre , comme le meilleur
des fils du meilleur des pères. Ils pleurèrent
tous deux. Enfin mon oncle Tobie , en lui don-
nant son dernier baiser, lui glissa dans la main
une vieille bourse qui contenait la bague de sa
mère et soixante guinées , et il pria Dieu de le
bénir,
CHAPITRE CCXIIL
Malheur du jeune Lefèvre.
Lefèvre rejoignit l'armée impériale devant
Belgrade , à temps pour essayer la trempe de
son épée à la défaite des Turcs. 11 s'y comporta
en digne élève de mon oncle Tobie. Mais le
malheur sembla s'attacher à lui sans qu'il l'eût
mérité, et le poursuivit partout pendant les
quatre années qui suivirent; il soutint la d ver-
_^^m*Ê*Mj^
303 TRISTRAM SHANDT.
site avec courage , et sans se laisser abattre ; mais
enfin il tomba malade à Marseille, d'où il écri-
vit à mon oncle Tobie qu'il avait perdu son
temps , ses services , sa santé , et en un mot
tout , excepté son épée ,- et qu'il attendait le
premier vaisseau pour retourner à lui.
Mon oncle Tobie reçut cette lettre environ
six semaines avant l'accident de Suzanne; de
sorte que Lefèvre était attendu à toute heure.
Il s'était présenté à l'espril de mon oncle Tobie,
dès que mon père avait parlé d'un gouver-
neur pour moi; mais, au détail bizarre de toutes
les perfections que mon père exigeait , taon
oncle Tobie avait cru devoir garder le silence,
jusqu'à ce qu'enfin Yorick ayant ramené mon
père à des idées plus raisonnables , et mon père
étant convenu que mon gouverneur devait être
bon, juste , humain et généreux, l'image et
l'intérêt de Lefèvre agirent si puissamment sur
mon oncle Tobie, que, se levant aussitôt , et
quittant sa pipe pour prendre l'autre main de
mon père , qui tenait déjà une des siennes :
— « Frère Sliandy , s'écria mon oncle Tobie,
souffrez que je vous recommande le fils de Le-
fèvre. — Je me joins au capitaine, dit Yorick.
— Je réponds de la bonté de son cœur, dit
mon oncle Tobie.. — Et moi de sa bravoure ,
TRISTRAM SRANDY. 2o3
s'écria le caporal. — Les meilleurs cœurs, Trim,
sont toujours les plus braves , dit mon oncle
Tobie. »
— « Sans doute, dit le caporal. Et monsieur
a pu voir également que les plus mauvais sujets
du régiment en étaient les plus lâches. Et
monsieur peut se souvenir d'un certain ser-
gent, nommé Kumber.... »
— « Nous traiterons ce sujet une autre fois ,
dit mon père. »
CHAPITRE CCXIV.
Calomnie.
Que ce monde-ci serait joyeux et plaisant,
saùs ce labyrinthe inextricable de dettes, de
soins , de procès, de soucis , de devoirs , de
gros douaires et de charlatans!
. Ce dernier mot me ramène au docteur SIop.
Il était vrai fils de sa mère. (Sanclio avait une
autre expression pour rendre la même idée ).
Dès l'inspection du mal, il m'avait condamné
à mort; il fallait un miracle ou l'excellence de
son art pour me tirer de là. L'accident était
aussi complet que mes héritiers collatéraux
pouvaient le désirer. 11 le disait ainsi : tout le
monde le crut ; et, en moins d'une semaine ,
K
I
j
204 TRI5TRAM 5HANDT.
il n'y eut personne aux environs qui ne dît avec
compassion : Ce pauvre petit Shandy est en-
tièrement mutilé ! La renommée en porta la
nouvelle partout, et jura qu'elle Pavait vu.
Enfin , il passa pour constant que la fenêtre de
la chambre de la nourrice avait non-seule-
ment mais encore....
On ne peut guère prendre le public à partie,
ni lui intenter un procès en corps ; autrement
mon père n'y aurait pas manqué : tant il était
irrité des bruits qui couraient à mon désavan-
tage. Mais de tomber lâchement sur quelques
individus, c'était avoir l'air de craindre les
autres. D'ailleurs , la plupart de ceux qui avaient
parlé de mon accident avaient témoigné toute
sorte de pitié : les attaquer, c'était s'en prendre
à ses meilleurs amis , et peut-être en même-
temps les confirmer, ainsi que le public, dans
leur opinion. D'un autre côté, se taire , c'é-
tait presque accréditer tous les bruits fâcheux
qui se répandaient sur mon compte.
— «Y eut-il jamais , s'écriait mon père , en
frappant du pied , y eut- il jamais , frère To-
bie , un pauvre diable aussi embarrassé que
moi ? »
— «A votre place , frère , disait mon oncle
Tobie, je le montrerais à la foire. »
TRISTKAM SHANDT. 2o5
■■— «Et qui verrait-on, s'écriait mon père? »
CHAPITRE CGXV.
Grande résolution.
<( Qu'on en dise tout ce qu'on voudra, dit
mon père, je ne le mettrai pas moins en cu-
lottes. »
CHAPITRE CCXVI.
Ne jugeons pas si vile.
Il y a , monsieur , mille résolutions impor-
tantes, soit dans l'église , soit dans l'état, aussi-
bien , madame , que dans les choses qui nous
regardent plus personnellement, que vous jure-
riez avoir été prises d'une manière étourdie ,
légère et inconsidérée, et qui pourtant ont été
pesées et repesées, examinées, discutées } dis-
putées, revues, corrigées et considérées sous
toutes leurs faces , avec un tel sang-froid, qua
le dieu du sang-froid lui-même ( s'il existe )
n'aurait pu ni mieux désirer , ni mieux faire.
Si nous eussions été cachés , vous ou moi ,
dans quelque coin du cabinet , nous serions
forcés d'en convenir.
*H
£06 TRISTRÀM 5HÀNDY.
Telle était la résolution que prit mon père
de me mettre en culottes.
Comment! monsieur, cette résolution prise
en un moment , avec humeur > emportement
même, et qui semblait une espèce de défi à
tout le genre humain ?
Eh bien ! oui > madame , cette résolution
elle - même. Apprenez qu'un mois auparavant
elle avait été raisonnée , débattue et approfon-
die entre mon père et ma mère , dans deux
différens lits de justice , tenus exprès pour ce
sujet.
J'expliquerai la nature de ces lits de justice .
dans le prochain chapitre y et dans celui d'a-
près , je vous supplierai > madame , de vouloir
bien me suivre, et vous tenir cachée dans la
ruelle de ma mère. Là , voutf entendrez com-
ment mon père et elle débattirent l'affaire de
mes culottes , et vous pourrez vous former une
idée de la manière dont ils débattaient les au-
tres affaires.
CHAPITRE CCXVIL
LU de justice de mon père.
Les anciens Goths de Germanie , qui les
premiers s'établirent dans ce pays qui est entre
TRTSTUÀM SHANDT. %0J
l'Oder et la Vistule, et qui s'associèrent dans
la suite les Bulgares et quelques autres peupla*
des vandales , avaient tous la. sage coutume de
débattre deux fois toutes les affaires importan-
tes : une fois ivres et une fois à jeun ; à jeun ,
pour que leurs conseils ne manquassent pas de
prudence j ivres, pour qu'ils ne manquassent
pas de vigueur.
Mon père ne buvait que de l'eau* Il n'y avait
pas moyen de prendre cette méthode, ni de la
tourner à son profit , comme il avait coutume
de faire de toutes celles des anciens. Que n'eût-
il pas donné pour trouver un biais favorable,
et pour se rapprocher au moins un peu de la
méthode des anciens Germains , s'il ne pouvait
l'adopter tout-à-fait ! il y rêva long-temps , et
long-temps sans fruit; enfin , la septième an-
née de son mariage v il inventa l'expédient que
voici.
Toutes les fois qu'il y avait dans la famille
quelque point délicat à régler, quelque affaire
importante à débattre, en un mot, quelque
résolution importante à prendre, résolution
qui demandât à la fois beaucoup de vigueur et
de sagesse, mon père réservait et assignait la
nuit du premier dimanche du mois et celle du
samedi précédent, pour discuter l'affaire dans
208 TIUSTRÀM SHA9DT.
son lit avec ma mère. Que de choses il avait a
faire le premier dimanche du mois ! Sa pendule
à monter , sa.... Mais c'est se défier de la mé-
moire du lecteur, que d'en faire réauméia-
tion.
Voilà ce que mon père appelait assez plaisam-
ment ses lits de justice. Entre ces deux conseils,
tenus dans ces deux positions différentes , il
trouvait nécessairement ce juste milieu qui est
le vrai point de sagesse. Il se serait enivré et dé-
senivré cent fois , qu'il n'aurait pas mieux ren-
contré*
Mais chut! le lit de justice va commencer.
Venez, madame, il est tems d'approcher.
CHAPITRE CCXVIIL
Me mettra-i-on en culottes ?
— <c Nous devrions, dit mon père, en se re-
tournant à moitié dans son lit, et rapprochant
son oreiller de ma mère , nous devrions penser,
madame Shandy, à mettre cet enfant en culot-
tes. »
— « Vousavez raison, monsieur Shandy, dit
ma mère. »
— « II est même hpnteux ; ma chère , dit
TRISTRÀM SBANDY. 300"
mon père , .que nous ayons différé si long*
temps. »
•— « Je le pense comme vous , dit ma mère. »
~ — « Ce n'est pas , dit mon père, que l'enfant
ne soit très-bien comme il est. »
, — ce II est très-bien comme il est> dit ma
mère. »
— « Et en vérité, dit mon père , G*est presque
tin péché de rhabiller autrement. »
— • « Oui , en vérité , dit ma mère. »
— « Mais il grandit à vue d'oeil, ce petit gar-
çon-là ! répliqua mon père. »
— « Il est très-grand pour son âge, dit ma
mère. » -
— « Je ne puis, dit mon père, appuyant sur
chaque syllabe , je ne puis pas imaginer à qui
diantre il ressemble. »
— « Je ne sau rais l'imaginer , dit ma mère. *
— « Ouais! dit mon père, m
Le dialogue cessa pour un moment*
— te Je suis fort petit , continua mon père
gravement. »
— « Très-petit, monsieur Shandy, dit ma
mère. »
— et Ouais! dit mon père. En même temps
il se retourna brusquement, et retira l'oreil-
n. 14
2IO T1USTRAM SBANOT.
1er. » Ici il y eut un silence de trois minutes
et demie. *
— « Si on le met en culottes, dit mon père
en élevant la voix y je crois qu'il sora bien em-
barrassé à les porter. »
— <f Très-embarrassé au commencement,
dit ma mère. »
— « Et nous serons bien heureux, ajouta
mon père, si c'est-là le pis. »
•- « Oh! très-heureux , répondit ma mère. »
— « Apparemment, dit mon père, après une
pause d'un moment, qu'il est fait comme tous
les enfans des hommes ? »
— « Exactement , dit ma mère. »
^ « Ma foi! j'en suis fâche, dit mon père ;
et le débat s'arrêta encore une fois. »
— « Du moins, dit mon père, en se retour-
nant de nouveau, si j'en viens~làr je les lui
ferai faire de peau. »
— Elles dureront plus long-temps, dit ma
mère. »
— « Mais alors, dit mon père , il faudra qu'il
se passe de doublure. »
_ « J'en conviens, dit ma mère. »
_ « Il vaut mieux, dit mon pire, qu'elles
soient de futaine. »
TRISTRÀM SRAT9DY. 211
— «Il n'y a rien de meilleur, dit ma
mère. »
— \< Excepté le basin , répliqua mon père. »
— «Oui, lç basin vaut, mieux, dit ma
' mère. »
— « Cependant, interrompit mon père, il
ne faut pas risquer de lui donner la mort.
— « 11 faut bien s'en garder, dit ma mère;
et le dialogue fut encore suspendu. »
« Quoi qu'il en soit , dit mon père en rom-
pant le silence , pour la quatrième fois , il n'y
aura certainement point de poches. »
— «'Il n'en a aucun besoin , dit ma mère. »
— « J'entends à sa veste et à son habit dit
mon père. »
— « Je le pense bien aussi , répliqua ma
mère. »
— « Car, s'il possède jamais un sabot et une
toupie..... ( à cet âge, pauvres enfans! c'est
comme un sceptre et une couronne) il faut bien
qu'il ait de quoi les serrer. »
— «Ordonnez, monsieur Shandy, ordonner
tont comme vous le voudrez. »
— « Mais , dit mon père insistant, ne trou-
vez-vous pas que cela est bien ? »
— « Très-bien, dit ma mère, s'il vous plaît
ainsi, monsieur Shandy. »
2.13 TRISTRAM ,Sn.iNDÏ.
— « S'il me plaît, s'écria mon père perdant
toute patience, parbleu! vous voilà bien. S'il'
nie plaît! ne dislinguerez-vous jamais , madame
Sliandy , ne vous apprendrai-je jamais à dis-
tinguer ce qui plaît d'avec ce qui convient? »
Minuit vint à sonner; c'était le dimanche qui
commençait, et le chapitre n'alla pas plus
loin.
CHAPITRE CCXIX.
Mon père se décide.
âpres que mon père eut ainsi, débattu avec
ma mère l'histoire des culottes, il consulta
Albertus Rubénius,- mais ce fut cent fois pis.
Quoique Albertus, Rubénius ait écrit un in-
quarto sur l'habillement des anciens, et que
par conséquent mon père dût s'attendre à trou-
ver chez lui l'éclaircissement de tousses doutes,
on aurait tout aussi facilement extrait d'un
capucin les quatre vertus cardinales, que d'Aï-
bertus Rubénius un seul mot sur les culottes.
Sur toute autre partie de l'habillement des
anciens mon pèrç obtint de Rubénius tout ce
qu'il voulut. On ne lui cacha rien. On lui dit
. dans le plus grand détail ce que c'était que la
toge ou robe flottante, la chlamyde, l'éphod,
TRISTRÀM SHANDY. 2l5
la tunique ou manteau court, la synthèse,
la pœnula, la lacema avec son capuchon, le pa-
ludamentutn, la prétexte, le sagum ou jaquette
de soldat , la trabaea dont il y avait trois
espèces, suivant Suétone.
— « Mais quel rapport tout cela a-t-il avec
les culottes, disait mon père? »
Rubénius lui Ct rénumération un peu lon-
gue de toutes les sortes de souliers qui avaient
été à la mode chez les Romains. 11 y avait le
soulier ouvert, le soulier fermé, le soulier sans
quartier, le soulier à semelle de bois, la soc-
que, le brodequin et le soulier militaire dont
parle Juvénal, avec des clous par-dessous.
Il y avait les sabots, les patins, les pan-
touffies, leséchasses, les sandales avec leurs
courroies.
Il y avait le soulier de feutre , le soulier de
toile, le soulier lacé, le soulier tressé, le cal- .
ceus incisus, et le calceus rostratus.
Rubénius apprit à mon père comment on les
chaussait, et de quelle manière on les ratta-
chait. Avec quelles pointes, agrafes, boucles,
cordons, rubans, courroies.
— « Laissez-moi tous ces souliers, disait mon
père, et parlons des culottes. »
Mon père trouva encore que les Romains
2?4 TRISTRAM 5HARDT*
avaient différentes manufactures; qu'ils fabri-
quaient des étoffes unies , rayées, tissues d'or et
d'argent; qu'ils n'avaient commencé à faire un
usage commun de la toile, que vers la déca-
dence de l'empire , lorsque les Egyptiens vin-
rent à s'établir parmi eux , et à la mettre en
vogue.
H vit que les riches et les nobles se distin-
guaient par la finesse et la blancheur de leurs
habits. Le blanc était, après le pourpre , la
couleur la plus recherchée j les Romains la ré-
servaient pour le jour de leur naissance, et pour
les réjouissances publiques. Le pourpre était
affecté aux grandes charges.
— <( Et les culottes , disait mon père? »
« Il paraît, poursuivait Rubénius, il paraît,
d'après les meilleurs historiens de ces temps-là,
qu'ils envoyaient souvent leurs habits au foulon
pour être nettoyés et blanchis. Mais le mena
peuple, pour éviter cette dépense, portait
communément des étoffes brunes, et d'un tissu
un peu plus grossier. Ce ne fut que vers le
règne d'Auguste, que toute distinction dans
les habillemens fut détruite ; les esclaves s'ha-
billèrent comme les maîtres. Il n'y eut de con-
servé que le laliclave. »
THISTRAM SHÀNDY. 2l5
— « Et qu'est-ce que le lati-clave, dit mon
père ?»
Oh! c'est-ici le point le plus débattu parmi
jessavans, et sur lequel ils sont moins d'accord.
Egnatius , Sigonius , Bossius , Ticinenses , Bay-
sius, Budœus, Salmasius, Lipsius, Lazius,
Isaac Casaubon et Joseph Scaligeï diffèrent
tous les uns des autres ; et Albertius Rubénius
d'eux tous. Les uns l'ont pris pour le bouton ,
d'autres pour l'habit même, quelques-uns pour
la couleur de l'habit* Le grand Baysius ( dans
sa garde-robe dés anciens, chapitre douze)
avoue modestement son ignorance. 11 dit qu'il
ne sait si c'était un clou à tête, un bouton, une
gause , un crochet, une boucle , ou une agrafe
avec son fermoir.
Mon père perdît le cheval , mais non pas la
selle. — « Ce sont des bretelles , dit-il. » Et il
ordonna que mes culottes eussent des bre-
telles.
CHAPITRE CCXX.
Bon soir la compagnie.
Un nouvel ordre de choses et de nouveaux
événemens se présentent devant moi.
Laissons mes culottes entre les mains du
210 TRISTRAM 8HAKDT.
tailleur , et le tailleur accroupi , prêtant l'oreille
aux dissertations de mou père qu'il ne com-
prend point.
Laissons mon père debout devant lui , appuyé
sur sa canne, son traité du laticlave à la main,
en lui désignant l'endroit précis de la ceinturé
où il avait résolu de faire attacher mes bre-
telles.
Laissons ma mère , la plus insouciante des
femmes ( je dirai presque la plus philosophe),
sans souci sur mes culottes, comme sur toutes
les choses delà vie , indiflférentesur les moyens ,
et ne s'occupant que des résultats.
Laissons le docteur SIop figurer dans le
monde à mes dépens , et bâtir sa fortune et sa
réputation sur un accident qui n'existe.pas.
Laissons le jeune Lefèvre à Marseille, et
donnons-lui le temps de se guérir et de reve-
nir à mon oncle Tobie.
Laissons enfin le pauvre Tristram Shandy..»
Mais pour celui-là il n'y a pas moyen ; souf- '
frez , messieurs , qu'il vous accompagne jus^
qu'à la fin du voyage.
THISTRAM SHANDY. 3l7
CHAPITRE GCXXL
Campagne de mon oncle Tobic.
Si le lecteur n'a pas l'idée la plus parfaite de
ce demi-arpent de terre qui se trouvait au fond
du jardin' potager de mon oncle Tobie, et
qui fut pour lui le théâtre de tant d'heures dé-
licieuses , je déclare que c'est entièrement la
faute de son imagination , et non pas la mienne*
Je suis certain d'en avoir donné une descrip-
tion si exacte , que j'en avais presque honte.
Un jour, dans ses momens de loisir, le destin
s'amusait à regarder dans le vaste dépôt où
«ont inscrits tous les événemens des temps fu-
turs. En jetant les yeux sur un gros livre relié
en fer, il vit à quels grands projets était destiné
ce petit coin de terre qui devait être un jour
le boulingrin de mon oncle Tobie. Ufit aussitôt
signe à la nature ; c'en fut assez. La nature y
répandit une demi-pelletée de ses engrais les '
plus doux, auxquels elle joignit justement
assez d'argile pour conserver la forme des an-
gles et de tous les points saillans, et en même-
temps trop peu pour que la terre put coller à
la bêche , et rendre le théâtre de tant de gloire .
impraticable par le mauvais temps.
2l8 TRISTRAM SHA5DT.
Quand mou oncle Tobie se relira à la cam-
pagne, il y porta, comme on a pu voir, le»
plans de presque toutes les places fortifiées d'I-
talie et de Flandre. Ainsi, devant quelque ville
que le duc de Marlborough ou les alliés allas-
sent se placer , ils y trouvaient mon oncle To-
bie tout préparé. Et voici quelle était sa mé-
thode , elle paraîtra au lecteur la plus simple
du monde.
Tout aussitôt qu'une ville était investie, plu-
tôt même si le projet était connu, mon oncle
Tobie prenait son plan,- et, au moyen d'une
échelle, il lui était facile de l'adapter à la
grandeur exacte de son boulingrin. Il s'agissait
ensuite de transporter les lignes du papier sur
le terrain ; c'est ce qui s'exécutait au moyen
d un gros peloton de ficelle et d'un certain
nombre de petits piquets que Ton enfonçait
en terre à tous les angles saillans et rentrans.
Ensuite , prenant le profil de la place .et de ses
ouvrages , pour déterminer la profondeur et
l'inclinaison des fossés , le talus du glacis et
la hauteur précise de toutes les banquettes,
parapets, etc., mon oncle Tobie mettait le capo-
ral à l'ouvrage, et l'ouvrage se poursuivait
tranquillement.
La nature du sol , la nature de l'ouvrage
TRISTRAM SHANDY. 2IQ
lui-même, et par-dessus tout l'excellente na-
ture de mon oncle Tobie , assis près du capo-
ral du matin au soir , et causant familièrement
avec lui sur les faits du temps passé , tout
cela réduisait le travail à n'en avoir presque
que le nom.
Des que la place était akui achevée , et mise
en un état de défense convenable , elle était
investie, et mon oncle Tobie, aidé du caporal,
commençait à ouvrir la première parallèle. De
grâce, qu'on ne vienne pas m'interrompre ici ;
qu'un demi-savant ne vienne pas me dire que
j ai fait occuper tout le terrain par le corps
de la place et de ses ouvrages, et qu'il ne m'en
reste plus pour cette première parallèle , qui
ne doit s'ouvrir qu'a trois cents toises au moins
du corps principal de la place ! Ne restait-il
pas à mon oncle Tobie tout son potager adja-
cent ? C'est-là , et ordinairement entre deux
planches de choux , qu'il établissait ses pre-
mière et seconde parallèles. Je considérerai
tout au- long les avantages et les inconvéniens
de cette méthode , quand j'écrirai plus en dé-
tail l'histoire des campagnes de mon oncle To-
bie et du caporal , dont ceci n'e6t, à propre-
ment parler , qu'un entrait ; et ce seul examen
occupera au moins trois pages. On peut juger
«O TRI5TRAM SHÂNDY,
par-là de l'importance et de l'étendue des
campagnes elles-mêmes. Aussi j'appréhende
que ce ne soit en quelque sorte les profaner ,
que d'en donner , comme je fais , des lam-
beaux y dans un ouvrage aussi frivole que ce-
lui-ci ; ne vaudrait-il pas cent fois mieux les
faire imprimer à part ? J'y songerai ; et , en
attendant , reprenons notre esquisse.
CHAPITRE CCXXII.
lise met dans ses meubles.
Aussitôt , dis-je , que la ville étaitaiusi ache-
vée avec tous ses ouvrages, mon oncle Tobie
et le caporal Trim commençaient à ouvrir leur
première parallèle , non pas au hasard , ni sui-
vant leur caprice ; mais des mêmes points et
des mêmes distances que les alliés avaient com-
mencé les leurs. Ils réglaient leurs approches
et leurs attaques sur les détails que mon oncle
Tobie recevait par la voie des journaux ; et ,
pendant toute la durée du siège > ils suivaient
les alliés pas à pas.
Le duc de Marlborough établissait-il un
logement ? mon oncle Tobie établissait un loge-
ment aussi. Le front d'un bastion était-il ren-
versé, ou une défense ruinée? le caporal pre-
TRISTRÀM SHANDY. 22 1
naît sa pioche, et ect faisait autant. C'est ainsi
que, gagnant sans cesse du terrain, ils se ren-
daient successivement maîtres de tous les ou-
vrages, jusqu'à ce qu'enfin la place tombât
entre leurs mains.
Où sont- ils ces hommes rares, ces bons
cœurs que le bonheur des autres rend heureux?
Je les invite à me suivre derrière la haie d'é-
pine du boulingrin de mon oncle Tobie. La
poste est arrivée ; il a reçu la gazette : la brè-
che est praticable ; le duc de Marlborough va
tenter l'assaut. Mon oncle Tobie et le caporal
paraissent. Avec quelle ardeur ils s'avancent ,
l'un avec la gazette à la main , l'autre avec la
bêche sur l'épaule ? Quel triomphe modeste se
glisse dans les regards de mon oncle Tobie, au
moment qu'il monte sur les remparts 1 quel
excès déplaisir brille dans ses yeux , lorsque ,
debout devant le caporal , l'animant de la voix
et du geste , il lui relit dix fois le paragraphe,
de crainte que la brèche ne soit d'un pouce
trop large ou trop étroite! Mais, dieux! la
chamade est battue ; mon oncle Tobie s'élance
sur la brèche , soutenu du caporal : le caporal
lui-même s'avance les drapeaux à la main; il
les arbore sur les remparts . Quel moment!
quel délice ! ciel ! terre! mer ! mais à quoi sevT
221 TRISTRAM SHANDY.
Tent les apostrophes ? avec tous les élémcns y '
on ne parviendra jamais à composer une liqueur
aussi enivrante.
C'est ainsi , c'est au milieu de ces extases
répétées , c'est dans cette route délicieuse, que
mon oncle Tobie et le caporal passèrent les
plus douces' années de leur vie. Si quelquefois
leur bonheur était troublé par le vent d'ouest
qui, venant à souffler une semaine de suite,
retardait la malle dé Flandre , et tenait mou
oncle Tobie à la torture, c'était encore
la torture du bonheur. C'est ainsi, dis-je,
que, pendant longues années, et chaque année
de ces années , et chaque mois de chaque année,
mon oncle Tobie et Trim s'exercèrent , dans
l'art des sièges; variant sans cesse leurs plaisirs
par de nouvelles inventions , s'ex citant à l'envi
à de nouveaux moyens de perfection , et trou-
vant dans chacune de leurs découvertes une
nouvelle source de délices.
La première campagne s'exécuta dtf com-
mencement à la fin , suivant la méthode sim-
ple et facile que j'ai rapportée.
Dans la seconde campagne , qui fut celle ou
mon oncle Tobie prit Liège et Rnremonde , il
se décida à faire la dépense de quatre beaux
pont-levis , de deux desquels j'ai donné une
TRISTRÀM SHÀNDY. 223
description si exacte dans la première partie de
cet ouvrage.
Tout à la fin de la même année , il ajouta
deux portes avec des herses. (Ces dernières
furent dans la suite remplacées par des orgues,
comme préférables aux herses») Et , vers Noël
de cette même année y mon onde Tobie , qui
avait coutume de se donner un habit complet *
à cette époque , préféra de se refuser cette dé-
pense, et de traiter pour une belle guérite.
Il y avait dans le boulingrin une espèce de
petite esplanade que mon oncle Tobie s'était
ménagée entre la naissance du glacis et le coin
de la. haie d'ifs : c'est là qu'il tenait ses conseils
dé guerre avec le caporal, La guérite fut placée
au coin de la haie d'ifs , et devait servir de re-
traite en cas de pluie.
Les pon&s-levis , les portes, la guérite , tout
fut peipt en blanc, et à trois .'couches, pen-
dant le printemps suivant- ce qui mit mon
oncle Tobie en état d'entrer en campagne avec
la plus grande splendeur.
Mon père disait souvent à Yorick que si ,
dans toute l'Europe , tout autre que mon oncle
Tobie se fut avisé d'une chose pareille, on
l'aurait regardée comme une des satires les plus
axnères et Les pins raffinées de la manière fan*
224 TRISTRÀM SHÀNDt.
faronne dont Louis XIV, au commencement
de la guerre , mais principalement cette même
année y était entré en campagne. <* Mais , ajou-
tait mon père , mon frère Tobie ! Il n'est pas
dans sa nature d'insulter qui que ce soit. Rare
et excellent homme ! m
Revenons à sescampagnes.
CHAPITRE CGXXIIL
Son arsenal se monte.
«
Il faut que je fasse ici un petit aveu au lec-
teur. Quoique, dans l'histoire de la première
campagne de mon oncle Tobie , le mot ville
soit souvent répété , la vérité est qu'il n'y avait
alors dans le polygone rien qui ressemblât à
une ville. Cet embellissement n'eut lieu que
dans l'été qui suivit la peinture des ponts et
de la guérite ; ç'est-à-dire , dans la troisième
campagne de mon oncle Tobie, et ce fut au
caporal qu'en vint la première idée.
Par l'effort de son hras et sous les ordres de
nion oncle Tobie , il avait prit Àmberg b Bonn
et Rbimberg , et Huis , et Limbourg ; il vint
. alors avec raison à penser que c'était une déri-
sion dq se. vanter de la prise d'un si grand
nombre de villes, sans avoir une seule ville k
TRISTRÂM SBANAY. 2*5
montre? pour attester tant de conquêtes. Il
proposa donc à mon oncle Tobie de. se faire
bâtir une petite ville à son usage , en planches
de sapin qui seraient assemblées 9 peintes , mon-
tées et placées dans le polygone , de manière
à faire l'illusion la plus complète.
Mon oncle Tobie sentit d'abord l'excellence
du projet, et l'agréa sur-le-champ : il y joignit
même deux idées nouvelles et assez bizarres ,
mais dont il était presque aussi vain que s'il
eût eu l'honneur de la première invention.
11 voulut d'abord que la ville fut bâtie dans
le genre de celles qu'elle devait le plus vrai-
semblablement représenter; avec des fenê-
tres grillées , et le toit des maisons tourné vers
la rue , etc. , comme à Gand, à Bruges , et dans
tout le reste du Brabant et de la Flandre.
U voulut de plus , au lieu d'avoir ses maisons
réunies , comme le caporal le proposait , que
chacune d'elles fut isolée et indépendante , afin
de pouvoir être accrochée ou décrochée à vo-
lonté, de manière à exécuter tous les plans de
villes possibles.
On se mit aussitôt à l'ouvrage ; les charpen-
tiers furent appelés ; et mon oncle Tobie et le
caporal, témoins assidus de leurs travaux,
n'en détournaient les jeux que pour s'applaudir
n. i5
228 TRISTRAM SHANDY.
réciproquement dans leurs regards du succès
de leur invention.
11 en résulta un merveilleux effet- pour la
campagne suivante.
La ville de mon oncle Tobie se prêtait à tout.
C'était un vrai Prothée. Tantôt «'était Landen
ouTrarebach, Saut-Vliet, Drusen ouHague-
nau; tantôt c'était Ostende, et Menin; et Ath,
et Dendermonde.
Jamais, ddpuis Sodome et Gomorrhe, au-
cune ville n'a fait tant de personnages diffé-
rens.
La quatrième année , mon oncle Tobie son-
gea qu'une ville sans église avait l'air nu et
presque ridicule; il en ajouta une très-belle
avec son cloeber. Tr\m opinait pour avoir des
cloches , mon oncle Tobie pensa qu'il râlait
mieux en employer le métal en artillerie.
Le métal fut fondu, et produisit pour la
campagne d'après une demi-douzaine de ca-
nons de bronze. On en plaça trois de chaque
côté de la guérite. Le train d'artillerie aug-
menta peu à peu; et (comme il arrive toujours
dans les choses qui regardent notre califourchon
chéri) on en vint graduellement depuis les
pièces d'un demi-pouce de calibre jusqu'aux
bottes fortes dé mon père.
TRISTHAM SHANDY, 237
L'année d'après , qui fut celle du siège de
Lille, et qui se termina par la prise de Gand
et de Bruges, jeta mou oncle Tobie dans uu
cruel embarras • il ne savait où prendre des
munitions convenables. Sa grosse artillerie ne
pouvait soutenir la poudre à canon, et ce fut
un grand bonheur pour la famille Shandy;
car, du commencement à la fin du siège de
Lille, les assiégeans entretinrent un feu si con-
tinuel, les papiers publics en firent de telles
descriptions, et ces descriptions enflammè-
rent tellement l'imagination "de mon oncle
Tobie , que tout son bien y aurait infaillible-
ment passé.
Cependant on ne pouvait se dissimuler qu'il
manquait quelque chose aux inventions de mon
oncle Tobie , surtout pendant un ou deux des
plus violens paroxysmes du siège. Tout était
en feu sous les murs de Lille, et où était l'é-
quivalent autour du polygone de mon oncle
Tobie? Ne pouvait- on rien imaginer qui donnât
au moins quelque idée d'un feu soutenu , et
qui en imposât à l'imagination? Oui, on le pou-
vait ,• et le caporal , dont le génie brillait sur-
tout pour l'invention, suppléa au deïàut de
munitions par un système de batterie entière-
ment neuf, et qu'il puisa dans son propre a
228 TRISTHAM SHÀNDT.
fonds. Par-là , il fit taire les critiques qui au-
raient reproché jusqu'à la fin du inonde à mon
oncle Tobie qu'il manquait à son appareil de.
guerre la chose la plus essentielle.
Dirai- je en ce moment au lecteur le moyen,
imaginé par le caporal ? Non, la chose ne per-
dra rien à être renvoyée , comme je fais ordi-
nairement y à quelque distance du sujet.
*
CHAPITRE CCXXIV.
Présens de noce.
On n'a pas oublié sans doute le pauvre
" Tom , ce malheureux frère de Trim , qui avait
épousé la veuve d'un Juif. En faisant part de
son mariage au caporal, il lui avait envoyé
quelques bagatelles , de peu de valeur en elles-
mêmes y mais d'un grand prix par l'intention ,
et dans le nombre desquelles il se trouvait :
Un bonnet de houssard et deux pipes tur-
ques.
Je décrirai le bonnet de houssard dans un
moment. Les pipes turques n'avaient rien de
particulier. Le corps de la pipe était un long
tuyau de maroquin, orné et rattaché avec du
fil d'or- et elles étaient montées, l'une en
ivoire, l'autre en ébéne garnie d'argent.
TRISTRÀM SHANDT. 229
Mon père rie voyait rien comme le commua
des hommes. « Le cadeau de ton frère, disait-
il au caporal , n'est qu'une Formalité d'usage ,
dont tu dois lui savoir peu de gré. U ne se
souciait pas, mon cher Trim, de porter le
bonnet d'un Juif, ni de fumer dans sa pipe.
— Eh! monsieur, disait le caporal, il n'a pas
craint d'épouser sa veuve. »
Le bonnet était écarlate, et d'un drap
d'Espagne superfin, avec un rebord de fourrure
tout autour, excepté sur le front, où Ton
avait ménagé un espace d'environ quatre pou-
ces , dont le fond était bleu céleste , recouvert
d'une légère broderie. H semblait que le tout
.eût appartenu à quelque quartier-maître por^-
tugais.
Le caporal , soit pour la chose en elle-même,
soit pour la main de qui il la tenait , était extrê-
mement vain de son bonnet. Il ne le portait
guère qu'aux grands jours, aux jours de gala ,
et cependant jamais bonnet de houssard n'avait
servi à tant d'usages; car , dans tous les points
de dispute qui s'élevaient dans la cuisine , soit
sur la guerre , soit sur autre chose, le caporal
(pourvu qu'il fut assuré d'avoir raison) n'avait
que son bonnet à la bouche. IL pariait son bon-
net, il consentait à donner son bonnet ; il jurait
23o TRISTRÀM 5HA90T.
sur son bonnet ; enfin , c'était son cûjeu , son
gage , ou son serment.
Ce fut son gage dans le cas présent.
Oui, dit il en lui-même , je donne mon bon-»
net au premier pauvre qui viendra à la porte ,
si je ne viens pas à bout d'arranger la chose à
la satisfaction de monsieur.
L'exécution de son projet ne fut différée
que jusqu'au lendemain matin. -
Or, ce lendemain était le jour de l'assaut de
contrescarpe , entre la porte Sainte-André et
le towerdeule par la droite, et par la gauche
entre la porte Sainte-Madeleine et la rivière.
Comme ce fut la plus mémorable attaque
de toute la guerre, la plus vive, et la plus opi-
niâtre de part et d'autre ( il faut même ajouter '
la plus sanglante , car cette matinée coûta aux
alliés seuls plus de douze cents hommes) mon
oncle Tobie s'y prépara avec plus de solennité
que de coutume.
À côté de son lit , et tout au fond d'un vieux
bahut de campagne , gisait depuis longues
années la perruque à la Ramillies de mpn oncle
Tobie. Mon oncle Tobie, en se mettant au lit
la veille de ce fameux assaut , ordonna que sa
perruque fut tirée du bahut, posée sur la table
de nuit, et prête pour le lendemain matin. À
TRISTRAM SHANDT. 2Îl
son réveil , à peine hors du lit et tout en che-
mise , il la retourna du beau coté et la mit sur
sa tête. 11 procéda ensuite à mettre ses culottes ;
et à peine en eut-il attaché le dernier bouton ,
qu'il ceignit son ceinturon ; et il y avait déjà
engagé son épée plus d'à moitié , quand il .s'a-
perçut que sa barbe n'était pas faite. Or,
comme il n'est guère d'usage de se raser l'épée
au côté, mon oncle Tobie ôta son épée. Bientôt
après,. en voulant mettre son habit uniforme
et sa soubrevestc, il se trouva gêné par sa per-
ruque ; et il fut obligé de la quitter aussi. En-
fin , soit un embarras , soit un autre ( ainsi
qu'il en arrive toujours quand on se presse
trop ) , il était près de dix heures , c'est-à-dire
une demi-heure plus tard qu'à l'ordinaire,
quand mon oncle Tobie eut achevé sa toilette,
et qu'il s'avança enfin vers son boulingrin.
CHAPITRE CCXXV.
Pompe funèbre.
. A peine mon oncle Tobie eut-il tourné le
coin de la haie d'ifs qui séparait le potager du
boulingrin , qu'il aperçut le caporal , et qu'il
vit que l'attaque était déjà commencée.
Souffrez que je m'arrête un moment pour
23a TftlSTRAM SniNDT.
vous dépeindre l'appareil du caporal, et le
caporal lui-même dans la chaleur de son atta-
que , tel qu'il parut aux yeux de mon oncle
Tobie , quand mon oncle Tobie tourna vers là
guérite où se passait ia scène. 11 n'y eut jamais
rien de pareil au monde ; et aucune combinai-
son de tout ce qu'il y a de bizarre et de gro-
tesque dans la-nature Desaurait eu approcher.
Le caporal.
Marchez légèrement sur ses cendres , vous,
homme de génie ; il était votre parent.
Arrachez soigneusement les herbes qui crois-
sent sur sa fosse, vous, hommes de bonté; il était
votre frère.
O caporal ! si je t'avais aujourd'hui!, aujour-
d'hui que je pourrais t'offrir un asile et pour-
voir à tes besoins ! combien tu me serais cher !
tu porterais ton bonnet de houssard chaque
heure du jour et chaque jour de la semaine ;
et , quand ton bonnet de houssard serait usé y
je le remplacerais par deux autres tout pareils»
Mais hélas ! hélas ! maintenant que je pourrais
être ton ami, ton protecteur;' il* n'est plus
temps : car tu n'es plus.... hélas! tu n'es plus :
ton génie a revolé au ciel , sa patrie ; et ton
cœur généreux et bienfaisant , ton cœur que
dilatait sans cesse l'amour de tes semblables i
TRISTRAM SHAIfDY. a33
est humblement resserré sous le monceau, de
terre qui te couvre au fond de la vallée-
Mais qu'est-ce , grands dieux ! qu'est-ce que
cette image , auprès de cette scène de terreur
que je découvre avec effroi dans l'éloigne-
ment!... de cette scène, où j'aperçois le poêle
de velours , décoré des marques militaires de
ton maître! de ton maître! le premier, le
meilleur des êtres créés! où je le vois, fidèle
serviteur, poser d'une main tremblante son
épée et son fourreau sur le cercueil ; puis retour-
ner plus pâle que la mort vers la porte; et,
abîmé dans ta douleur , prendre par la bride
son cheval de deuil , et marcher lentement à la
suite du convoi! Là , tous les systèmes de mon
père sont renversés parla douleur. Là , je le
vois , en dépit de sa "philosophie , deux fois
jeter les yeux sur l'écusson funèbre , et deux
fois ôter ses lunettes , pour essuyer les larmes
que lui arrache la nature. Là , enfin, je le vois
• jeter le romarin d'up air de désespoir , qui
semblé dire : 6 Tobie ! dans quel coin de la
terre pourrais-je trouver ton semblable ?
Puissances célestes , vous qui jadis avez ou-
vert les lèvres du muet dans sa détressé , et
délié la langue du bègue , quand j'arriverai à
cette page de terreur , faites pour moi un non-
254 THISTHAM SHARDt.
veau miracle , et répandez sur mes lèvres tous
les trésors de l'éloquence.
CHAPITRE CCXXVL
O Newton ! 6 Trim !
Quand le caporal forma la résolution de
suppléer au point essentiel qui manquait à l'ar-
tillerie de mon oncle Tobie , et d'entretenir
une espèce de feu continuel sur l'ennemi pen-
dant la chaleur de l'attaque , il ne songeait
d'abord qu'à diriger sur la ville une fumée de
tabac par une des six pièces de campagne , qui
étaient, comme on l'a vu, à droite et à gauche
de la guérite de mon oncle Tobie. Son idée
n'alla pas plus loin pour le moment ; et l'inven-
tion de ce stratagème , et les moyens de l'exécu-
ter se présentant à son esprit tout à la fois, il se
tint assuré du succès , et fut sans la moindre
inquiétude sur le bonnet de houssard qu'il avait
mis au jeu, ainsi que le lecteur peut s'en sou-
venir.
Mais, en tournant et retournant son projet
dans sa tête, il ne tarda pas à concevoir une
idée plus vaste. Il comprit qu'en attachant au
bas de chacune de ses pipes turques trois petits
)
TRISTRÀM SHÀKDT. 255
tuyaux de cuir préparé , d'où descendraient
trois autres pipes de fer-blanc , dont la bouche
s'adapterait et se mastiquerait avec de l'argile
sur la lumière de chaque canon , il lui serait
aussi facile de mettre le feu aux six pièces à la
fois y qu'à une seule. Il ne s'agissait que de fer-
mer tout passage à l'air , en liant hermétique-
ment avec de la soie cirée les pipes avec leurs
tuyaux, et leurs différentes insertions,
Telle fut l'invention du caporal : et que les
sa vans n'aillent pas s'en moquer ! Est-il un
d'eux qui ose dire de quelle espèce de puérilité
il est impossible de tirer quelque ouverture
pour le progrès des connaissances humaines ?
Est-il un de ceux qui ont assisté au premier et
au second lit de justice de mon père , qui puisse
prononcer de quelle espèce de corps on ne sau-
rait faire jaillir la lumière pour porter les arts
et les sciences à leur perfection? Rien n'est
perdu pour l'homme de génie , et la chute
d'une pomme découvrit à Newton le système
•de la gravitation.
O Newton ! ô Trim !
Trim veilla la plus grande partie de là nuit
pour assurer le succès de son projet, et le con-
duire au point de perfection ; et, ayant fait une
épreuve suffisante de ses canons, il les chargea
./
2 56 TRISTRAM SHÀNDY.
de tabac jusqu'au comble , et il s'alla coucher
fort satisfait,
CHAPITRE ÇCXXVIL
On s* échauffe à moins.
Le caporal s'était levé sans bruit environ dix
minutes avant mon oncle Tobie , dans le des-
sein de disposer son appareil, et d'envoyer une
ou deux volées à l'ennemi avant l'arrivée de
mon oncle Tobie.
A cette fin , il avait traîné les six pièces de
campagne tout près et en face de la guérite de
mon oncle Tobie, laissant seulement , entre les
trois de la droite et les trois de la gauche, un
intervalle de quelques pieds , pour la commo-
dité du service, et afin de pouvoir faire jouer
à la fois les deux batteries dont il espérait
tirer deux fois plus d'honneur que d'une seule.
Le caporal se plaça vis-à-vis cet intervalle
et un peu en arrière, le dos sagement appuyé
à la porte de la guérite , de crainte d'être tourné
par l'ennemi. 11 prit la pipe d'ivoire , apparte-
nant à la batterie de droite, entre le premier
doigt et le pouce de la main droite ; il prit la
pipe d'ébène garnie d'argent , laquelle appar-
uait à la batterie gauche , entre le premier
TRISTRÀM 5HANDY. zZ9]
dorgt et le pouce de l'autre main : il posa le
genou droit en terre, comme s'il eût été au
premier rang de son peloton; et là, son bonnet
de houssard sur la tête , le caporal se mit à faire
jouer vigoureusement ses deux batteries sur la
contre-garde qui faisait face à la contrescarpe
où l'attaque devait se faire le matin.
Sa première intention", comme je l'ai dit,
était de n'envoyer d'abord à l'ennemi qu'une
ou deux bouffées de tabac. Mais le succès des
bouffées y aussi-bien que le plaisir de bouffer,
s'était insensiblement emparé de lui , et , de
bouffées en bouffées , l'avait engagé dans la
plus grande chaleur de l'attaque. Ge fut en ce
moment que mon oncle Tobie le rejoignît
11 fut heureux pour mon père que mon on-
cle Tobie m'eût pas à faire son testament ce
jour-là. .
CHAPITRE CCXXVIII.
Il n'y tient pas.
Mon oncle Tobie prit la pipe d'ivoire des
mains du caporal , il la regarda pendant une
demi-minute , et la lui rendit.
.Moins de deux minutes après , mon oncle
Tobie reprit la pipe du caporal , il la porta
a33 TIUSTRÀM SHÀJfDT.
jusqifà moitié chemin de sa bouclie : mais bien
vite il la lui rendit encore.
Le caporal redoubla l'attaque : mon oncle
Tobie sourit ; puis il prit un air grave : il sou-
rit encore un moment ; puis il reprit l'air sé-
rieux, et le garda. — « Donne-moi la pipe d'i-
voire, Trim,dit mon oncle Tobie. » Il la porta
à ses lèvres, et la retira sur-le-champ. Il jeta
un coup d'oeil par-dessus la haie d'ifs. Jamais
pipe ne l'avait si vivement tenté* Mon oncle
Tobie se jeta dans la guérite avec sa pipe à la
main.
Arrête , cher oncle Tobie l Où cours-tu avec
ta pipe ? N'entre pas dans la guérite. 11 n'y a
nulle sûreté pour toi.... Mais il m'échappe ; il
ne m'entend plus.
CHAPITRE CCXXIX.
La scène change.
A présent , mon cher lecteur, aidez-moi ,
je vous prie , à traîner l'artillerie de mon on-
cle Tobie hors de la scène. Transportons sa
guérite ailleurs , et débarrassons le théâtre, s'il
est possible, des ouvrages à cornes , des demi-
lunes et de tout cet attirail de guerre.
Cela fait, mon ami Garrick, nous mouche-
. TRISTRAM SHANDT. ' 25g
rons les chandelles , nous balaierons la salle ',
nous lèverons la toile, et nous ferons voir mon
oncle Tobie revêtu d'un nouveau caractère ,
d'après lequel personne sûrement ne se doute
comment il agira.
El cependant, si la pitié est parente de l'a-
mour, et si le courage ne lui est point étranger,
vous avez assez connu mon oncle Tobie sous
ces deux rapports , pour en suivre la trace
plus loin , et pour démêler dans sa nouvelle
passion ces ressemblance^ de famille.
Vaine science ! de quoi nous sers-tu dans
une telle recherche ? Tu n'es le plus souvent
propre qu'à nous égarer.
H y avait, madame, dans mon oncle Tobie
une telle simplicité de cœur, elle le tenait si
loin de ces petites voies détournées que les
affaires de galanterie ont coutume de prendre,
que vous n'en avez , que vous ne pouvez en avoir
la moindre idée. Sa façon dépenser étaitsi droite
et si naturelle, il connaissait si peu les plis et
les replis du cœur d'une femme, il était si loin
de s'en méfier, et (hors qu'il ne fût question
de sièges) il se présentait devant vous tellement
à découvert et sans défense , que vous auriez
pu, madame, vous tenir cachée derrière une
de ces petites voies détournées dont j'ai parlé,
^4° TftlSTKÀM. SHA**Y«
et de là lui tirer dix coups de suite à bout por*
tant ! si neuf ne vous avaient pas suffi.
Ajoutez encore, madame (et c'est ce qui
«l'un autre côté faisait échouer tous vos pro-
jets ), ajoutez cette modestie sans pareille dont
je vous ai une fois parlé, et que mon oncle
Tobie avait reçue de la nature , cette modestie
qui veillait sans cesse sur ses sensations, et le
tenait toujours en garde....
Mais où vais* je ? et pourquoi me permettre
des réflexions qui se présentent au moins dix
pages trop tôt, et qui me prendraient tout
le temps que je dois employer à raconter les
feits?
CHAPITRE CCXXX.
Paix d'Utnecht.
Dans le petit nombre des enfans d'Adam ,
dont le cœur ' n'a jamais senti l'aiguillon de
l'amour.... (je dis , enfans légitimes, mainte-
nant pour bâtards tous ceux qui n'ont pour
les femmes que de l'aversion) dans ce petit
nombre, dis- je, il faut avouer qu'on trouve
les noms des plus grands héros de l'histoire an-
cienne et moderne.
Il me serait facile d'en retrouver la liste >
TMSTRÀM SHÀNDT. 2^1
depuis le chaste Joseph jusqu'à Scipion l'Afri-
cain , sans parler de Charles XII au cœur de
fer, sur qui la comtesse de Kœnismarck ne put
jamais rien gagner. Ni ceux-là , ni tant d'autres
que je ne cite pas, n'ont jamais fléchi le genou
devantla déesse; mais c'est qu'ils avaient tout
autre chose à faire. Ainsi avait eu mon oncle
Tobie ; ainsi avait-il échappé au sort commun ,
jusqu'à ce que le destin jusqu'à ce que le
destin , dis-je , enviant à son nom la gloire de
passer à la postérité avec celui de Scipion , fit
le replâtrage honteux de la paix d'Utrecht.
Et croyez-moi, messieurs, de tout ce qui
arriva cette année- là par ordre du destin, la
paix d'Utrecht fut ce qu'il y eut de pis.
CHAPITRE CCXXXI.
Suites fâcheuses de la paix dUlrecht.
Quelles fâcheuses conséquences n'eut- elle
pas, cette paix d'Utrecht? Peu s'en fallut
qu'elle ne dégoûtât à jamais mon oncle Tobie
des sièges; et, quoiqu'il en soit venu à se ra-
viser dans la suite, il est certain que Calais
n'avait pas laissé dans le cœur de la reine Anne
une cicatrice plus profonde, qu'Utrecht n'en
laissa dans le cœur de mon oncle Tobie. Du
h. 16
2%2 TAISTRAH SHANDT.
reste de sa vie il ne put entendre sans horreur
prononcer le nom à'Utrecht. Que dis- je ? une
nouvelle tirée de la gazette d'Utrecht le faisait
soupirer, comme si son cœur eût voulu se
rompre en deux.
Mon père avait la prétention de trouver le
vrai motif de chaque chose ; ce qui en faisait
un voisin très-incommode , soit qu'on voulut
rire ou pleurer. Il savait toujours mieux que
vous-même vos raisons d'être triste ou giri. Il
consolait mon oncle Tobie ; mais toujours en
lui faisant entendre que son chagrin ne venait
que d'avoir perdu son califourchon. « Ne t'in-
quiète pas , disait-il , frère Tobie , il faut espé-
rer que nous aurons bientôt la guerre. Et si la
guerre vient , les puissances belligérantes au-
ront beau faire, tes plaisirs sont assurés. Je les
défie , cher Tobie , de gagner du terrain sans
prendre de villes, et de prendre des villes sans
faire de sièges. »
Mon oncle Tobie ne recevait pas volontiers
cette espèce d'attaque que faisait mon père à
son califourchon. Il trouvait ce procédé peu
généreux, d'autant qu'en frappant sur le che-
val, le coup retombait sur le cavalier, et por-
tait sur l'endroit le plus sensible; de sorte qu'en
ces occasions mon oncle Tobie posait sa pipe
TRISTRÀM SHÀNDY. 243
sur la table plus brusquement, et se disposait à
une défense plus vive qu'à l'ordinaire.
Il y a environ deux ans que je dis au lecteur
que mon oncle Tobie n'était pas éloquent; et
dans la même page je donnai un exemple du
contraire. Je répète ici la même observation,
et j'ajoute un fait qui la contredit encore. Il
n'était pas éloquent; il lui était difficile de
faire de longues phrases , et il détestait les bel-
les phrases. Mais il y avait des occasions qui
l'entraînaient malgré lui, et l'emportaient bien
loin de ses bornes ordinaires: Alors mon oncle
Tobie était, à quelques égards, égal à Tertul-
lien , et à quelques autres infiniment supé-
rieur.
Mon père goûta tellement une de ces défen-
ses, que mon oncle Tobie prononça un soir
devant Yorick et lui , qu'il l'écrivit toute en-
tière avant de se coucher.
J'ai eu le bonheur de retrouver cette défense
parmi les papiers de mon père, avec quelques
remarques de sa façon ; soulignées et mises en-
tre deux parenthèses. .
Au dos du cahier est écrit : Justification des
principes de mon frère Tobie y et des motifs
qui le portent à désirer la continuation de la
guerre.
\.
244 TRISTRÀM SHAMDY.
Je ne crains pa* de le dire, j'ai lu cent fois
cette apologie de mon oncle Tobie ; et je la
regarde comme un si beau modèle de défense 5
elle fait voir en lui un accord si heureux de
douceur, de courage et de bons principes, que
je la donne au public, mot pour mot, telle
que je l'ai trouvée, en y joignant les remarques
de mon père.
CHAPITRE CCXXXIL
'Apologie de mon oncle Tobie.
Je n'ignore pas, frère Shandy, qu'un homme
qui suit le métier des armes est vu de très-
mauvais œil dans le monde , quand il montre
pour la guerre un désir pareil à celui que j'ai
laissé voir. En vain se reposerait-il sur la jus-
tice et la droiture de ses intentions, on le soup-
çonnera toujours de vues particulières et inté-
ressées.
Donc, si cet homme est prudent (et la pru-
dence peut très-bien s'allier avec le courage )
il se gardera de témoigner ce désir en présence
d'un ennemi. Quelque chose qu'il ajoutât pour
se justifier, un ennemi ne le croirait pas. Il
évitera même de s'expliquer devant un ami, de
crainte de perdre quelque chose dans son es-
TRISTRJLM SHANDT. *45
lime. Mais si son cœur est surchargé, s'il faut
que les soupirs secrets qu'il pousse pour les ar-
mes, s'échappent, ilrésérverasa confidence pour
l'oreille d'un frère de qui son caractère soit
bien connu, ainsi que ses vraies notions, dis-
positions et principes sur l'honneur.
Il ne me siérait aucunement , frère Shandy ,
de dire que je me flatte d'avoir été sous tous
ces rapports, fort au-dessous, je le sais, de ce
que j'aurais du, au-dessous peut-être de ce que
je crois avoir été ; mais enfin tel que je suis , vous ,
mon cher frère Shandy, qui avez sucé le même
lait que moi, vous avec qui j'ai été élevé de-
puis le berceau; vous, dis-je, à qui, depuis les
premiers instans des jeux de notre enfance, je
n?ai caché aucune action de ma vie , et à peine
.une seule pensée , tel que je suis , frère , vous
devez me connaître ; vous devez connaître tous
mes vices , aussi-bien que mes faiblesses , soit
qu'elles viennent de mon âge, de mon carac-
tère, de mes passions ou de mon jugement.
Dites-moi donc, mon cher frère Shandy, ce
qu'il y a en moi qui ait pu vous faire penser
que votre frère ne condamnait la paix d'Utrecht
que par des vues indignes? Si en effet j'ai paru
regretter que la guerre ne fut pas continuée avec
vigueur un peu plus long- temps , comment avez-
^46 TRISTEÀM SHANDY.
vous pu vous tromper sur mes motifs? com-
ment avez-vous pu penser que je désirasse la
ruine, la mort ou l'esclavage d'un plus grand
nombre de mes frères ; que je désirasse (unique-
ment pour mon plaisir) de voir un plus grand
nombre d e familles arrachées à leurspaisibles ha-
bitations? Dites, dites, frère Shandy, sur quelle
action de ma vie avez vous pu me juger si défa-
vorablement ?( Comment diable ! cher Tobie ,
quelle action ! et ces cent livres sterling que
tum as empruntées pour continuer ces mau-
dits sièges ! )
Si , des ma plus tendre enfance, je ne pou-
vais entendre battre un tambour, que mon
cœur ne battît aussi, était-ce ma faute? M'é-
tais-je donné ce penchant ? Est-ce la nature ou
moi, dont la voix m'appelait aux armes?
Quand Guy, comte de Warwick, quand Pa-
risme etParismcne, quand Valentin et Oison,
et les sept champions de la cour d'Angleterre
se promenaient de main en main autour de l'é-
cole , n'est-ce pas de mon argent qu'ils avaient
été tous achetés ? Et était-ce là , frère Shan-
dy , le fait d'une ame intéressée?
Quand nous lisions le siège de Troie, ce fa-
meux siège qui a duré dix ans et huit mois
( quoique je gage qu'avec un train d'artillerie
TRISTRAM SIIANDV. 247
semblable à celui que nous avions àNamur , la
ville n'eût pas tenu huit jours ) , y avait-il dans
toute la classe un écolier plus touché que moi
du carnage des Grecs et desTroyens? N'ai-je
pas reçu trois férules, deux dans ma main
droite, et une dans ma main gauche , pour
avoir traité Hélène de salope , en songeant à
tous les maux dont elle avait été cause? Aucun
#
de vous a-t-il versé plus de larmes pour Hec-
tor ? Et , quand le roi Priam venait au camp des
Grecs pour redemander le corps de son fils, et
s'en retournait en pleurant sans l'avoir obtenu ,
vous savez, frère, que je ne pouvais dîner.
Tout cela , frère Shandy , annonçait-il que je
fusse cruel? Ou, parce que mon sang bouillait
à l'idée d'un camp , et que mon cœur ne res-
pirait que la guerre , fallait-il conclure que je
ne puisse pas m'attendrir sur les calamités
qu'elle entraîne?
O frère ! pour un soldat, - \\ est un temps
pour cueillir des lauriers, et un autre pour
planter descyprès.( Eh! d'où diable as-tu su,
cher Tobic , que le cyprès était employé par
les anciens dans les cérémonies funèbres ? )
Pour, un sphjlat, frère Shandy , il est un
temps , comme il est un devoir , de hasarder sa
propre, vie, de sauter le premier dans la tran-.
248 THI5TRAM 5HANDY.
chée, quoique assuré d'y être taillé en pièces;
puis, animé de l'esprit public, dévoré de la
soif de la gloire , de s'élancer le premier sur
la brèche , de se tenir au premier rang, et d'y
marcher fièrementavec les enseignes déployées,
au bruit des tambours et des trompettes. Il est
un temps , ai- je dit , frère Shandy , pour se con-
duire ainsi ; il en est un autre pour réfléchir
sur les malheurs de la guerre , pour gémir sur
les travaux et les fatigues incroyables que le
soldat lui-même qui exerce toutes ces horreurs
est obligé de supporter, pour six sous par jour ,
dont il est souvent mal payé.
Ai-je besoin , cher Yorick , que l'on me ré-
pète , ce que vous m'avez déjà dit dans l'oraison
funèbre deLefèvre: Qu'une créature telle que
t homme , si douce } si paisible, née pour l'a-
mour, la pitié y la bonté, ri était pas taillée
pour la guerre ? Mais vous deviez ajouter,
Yorick , que si la nature ne nous y a pas desti-
nés, au moins la nécessité peut quelquefois
nous y contraindre. En effet , Yorick , qu'est-cô
que la guerre? qu'est-ce surtout qu'une' guerre
'comme ont été les nôtres, fondées sur les
principes de l'honneur et de la liberté, sinon
les armes mises à la main d'un peuple innocent
jc\ paisible , pour contenir dans de justes bornes
TIUSTRÀM SBAftDY. 2^9
l'ambitieux et le turbulent? Quant à moi,
frère Shandy , le ciel m'est témoin que le plai-
sir que j'ai pris à tout ce qui concerne la guerre,
et en particulier cette satisfaction infinie qui a
accompagné les sièges que j'ai exécutés dans
mon boulingrin, ne s'est élevée en moi (et
j'espère aussi dans le caporal ) que de la cons-
cience que nous avions tous deux , qu'en agis-
sant ainsi nous répondions aux grandes vues
du créateur.
CHAPITRE CCXXXIIL
Hauteur s égare.
Je disais au lecteur chrétien.... chrétien!
sans doute, et j'espère qu'il l'est. Et s'il ne l'est
pas, j'en suis fâché pour lui. Mais qu'il s'exa- %
mine sérieusement lui-même , et qu'il ne s'en
prenne pas à mon livre.
Je lui disais, monsieur.... car, en bonne
foi , quand on raconte une histoire , suivant
l'étrange méthode que j'ai prise , on est sans
cesse obligé d'aljcr et de revenir sur ses pas,
pour empêcher le lecteur de perdxe le fil du
discours : et si je n'avais pas eu le soin d'en
user ainsi, j'ai traité de choses si variées et si
équivoques; il y a dans mon ouvrage tant de
vides et de lacunes; les étoiles que j'ai placées
^5o TRISTRAM SHANDT-
dans quelques-uns des passages les plus obscurs,
éclairent si peu un lecteur disposé à perdre son
chemin en plein midi, que.... vous voyez que
j'ai perdu le mien.
Oh ! la faute vient uniquement de mon père
et de sa pendule, et si jamais on dissèque mon
cerveau , on y verra , sans lunettes, quelque
lacune, produite par l'impertinente question
de ma mère.
Quanta id diligentiùs in liberis pro-
creandis cavendum , dit Cardan.
Donc., messieurs, vous voyez qu'il est mo-
ralement impossible que je retrouve le point
d'où j'étais parti.
* Il vaut mieux recommencer entièrement le
chapitre.
I
CHAPITRE CCXXXIV.
Derniers exploits de mon oncle Tobie.
Je disais au lecteur chrétien, au commence-
ment du chapitre qui a précédé celui de l'apo-
logie de mon oncle Tobie (je lte disais en termes
et dans un trope diflférens ) , que la paix d*U-
trecht fut au moment de faire naître, entre
mon oncle Tobie et son califourchon, le même
éloignement qu'entre la reine' et les confédérés»
TRISTRÀM SHÀNDT. ^5l
H est des gens qui ne descendent de leur
califourchon qu'avec humeur et dépit , en lui
disant: Monsieur, /aimerais mieux aller à
pied toute ma vie, que défaire désormais
un seul quart de lieue avec vous. Ce n'est
pas ainsi que .mon oncle Tobie descendit du
sien ; que dis- je ? il n'en descendit point; il fut
jeté par terre , et même avec malice ; ce qui
lui donna dix fois plus d'humeur. Mais cette
affaire est du ressort des jockeis.
Quoi qu'il en soit, il est certain que la paix
d'Utrecht produisît une sorte de brouillerie
entre mon oncle Tobie et son califourchon.
Depuis la signature des articles , qui se fît en
mars jusqu'au mois de novembre;, ils n'eurent
aucun commerce ensemble. A peine mon oncle
Tobie fit-il de temps en temps quelque? tours
de promenade avec lui, pour s'assurer si le
Havre et les fortifications de Dunkerque se
démolissaient suivant les termes du traité.
Mais les Français s'j portèrent avec tant de
lenteur, pendant toute l'été, et M, Tugghes,
député des magistrats de Dunkerque, présenta
à la reine des suppliques si touchantes! sup-
pliant sa Majesté de réserver sa foudre pour les
fortifications qui pouvaient avoir encouru sa
disgrâce, mais d'épargner.... ah! d'épargner
sSa THISTRAM SHÀNDf.
le môle en faveur du môle lui-même, lequel,
dans sa situation dénuée de toute défense , ne
pouvait plus être qu'un objet de pitié; et la
reine (qui était femme) se laissa émouvoir si
facilement, ainsi que ses ministres , qui avaient
leurs raisons particulières pour ne pas désirer
que la ville fût démantelée. Enfin tout alla si
lentement au gré de mon oncle Tobie, que la
ville fut bâtie par le caporal, et toute prête à
être démolie plus de trois mois avant que les
différens commissaires, commandans, députés,
médiateurs et intendans leur permissent d'y
travailler.
Fatale inaction !
Le caporal était d'avis de commencer la dé-
molition par les remparts du corps même de Ta
place. — « Non pas, caporal, disait mon oncle
Tobie. Si nous commencions par la ville , la
garnison anglaise n'y serait pas en sûreté pen-
dant une heure, en cas d'attaque. Et si les
Français étaient de mauvaise foi.... — Ma foi,
dit le caporal , je ne m'y fierais pas. Ces gens-
là ne sont pas sûrs. — Tu me fâches toujours
de parler ainsi, Tfim, dit mon oncle Tobie.
Le Français est naturellement brave; et des
qu'il trouve une brèche praticable, c'est le
premier peuple du monde pour s'élancer dans
TRISTHAM SHJLNDY. 253
une place et s'en rendre maître. — Qu'ils y
viennent , morbleu ! s'écria le caporal , en le-
vant sa bêche à deux mains, comme s'il allait
les renverser à ses pieds ! Qu'ils y viennent y
s'ils l'osent ! »
— «Dans ces cas là, caporal , dit mon oncle
Tobie, en faisant glisser sa main jusqu'au mi-
lieu de sa canne > et l'élevant ensuite comme
un bâton de commandement , le premier doigt
en avant, dans ces cas là, un commandant né
doit pas calculer ce que l'ennemi osera ou
n'osera pas ; il doit agir avec prudence. Ainsi
nous commencerons par les ouvrages exté-
rieurs , tant du coté de la terre que du côté de
la mer; le fort Louis , le plus éloigné de tous,
sera démoli le premier , le reste sautera l'un
après l'autre , de droite et de gauche , toujours
en nous retirant vers la ville ; après quoi nous
détruirons le môle , nous comblerons le port ;
enfin nous rentrerons dans la citadelle que nous
ferons sauter , et nous voguerons pour l'Angle-
terre. — Où nous voilà débarqués , dit le ca-
poral. — Tu as raison, dit mon oncle Tobie,
en reconnaissant son clocher. »
254 TRISTRAM SHANDT.
CHAPITRE CCXXXV.
La scène change.
C'est ainsi qu'un ou deux entretiens de ce
genre avec Trim sur la démolition de Dunker-
que y entretiens charmans , mais trop courts !
rappelèrent pour un moment à mon oncle To-
bie le souvenir des plaisirs qu'il avait perdus.
Mais ce souvenir n'en était qu'une faible
image. La magie avait disparu > et l'a me de
mon oncle Tobie avait perdu son ressort.
Le calme > accompagné du silence , avait
pénétré dans le cabinet solitaire de mon oncle
Tobie. Ils avaient étendu leurs voiles de gaze
sur sa tète ; et l'indifférence , au regard vague
et à la fibre lâche y s'était assise tranquillement
à ses côtés.
Son sang circulait lentement dans ses veines,
sans que Amberg 9 et Rimberg y et Limbourg,
et Huis y et Bonn , pour une année , et Lan-
den , et Trarebach > et Drusen , et Dender-
monde, en perspective pour celle d'après , en
accélérassent le mouvement. Les sapes , et les
mines , et les blindes , et les gabions , et les
palissades n'éloignaient plus ce bel ennemi de
l'homme > le repos. En mangeant son œuf à
TIWSTRÀM SHAKDT. ^55
louper y mon oncle Tobie ne forçait plus les
lignes françaises , d'où tant de fois traversant
l'Oise , et voyant toute la Picardie ouverte de-
vant lui , il marchait aux portes de Paris , et
s'endormait au sein de la gloire. Dans ses son-
ges y il ne se voyait plus arborant l'étendard
d'Angleterre sur les tours de la Bastille , et ne
se réveillait plus la tête remplie de magnifiques
idées.
De plus douces rêveries, des vibrations plus
chatouillantes , le berçaient mollement dans
ses instans de sommeil. La trompette de la
guerre tombait de ses mains. Un luth la rem-
plaçait. Un luth ! doux instrument 1 le plus dé-
licat, et le plus difficile de tous ! Eh ! com-
ment en joueras-tu , mon cher oncle Tobie ?
CHAPITRE CCXXXVI.
Dissertation sur V amour.
Oui, je l'ai dit, je me le rappelle ; je ne sais
plus où 'y je ne sais plus quand ; mais il ji'im-
porte : une ou deux fois avec mon étourderie
ordinaire > j'ai dit que si je trouvais jamais le
temps de donner au public l'histoire que l'on
va lire des amours de mon oncle Tobie et de
la veuve Wadman , j'étais assuré que l'on y
256 TRISTRAM SHAKDY*
trouverait le système le plus complet qui ait
jamais été donné au public, soit delà théorie ,
soit de la pratique de l'amour. J'ai dit de l'a-
mour 9 et j'ajoute de la manière de faire l'a-
mour.
Mais se serait-on imaginé delà que je donne-
rais une définition précise de l'amour ? ou que
je déterminerais avec Plotin la part que Dieu
et la part que le diable peut y avoir?
Ou , par une équation plus exacte , en sup-
posant que l'amour est comme dix , que j'en
assignerais avec Ficinius six parties à l'un > et
quatre à l'autre ?
Ou que je déciderais avec Platon , que de la
tête à la queue le diable prend tout ?
— Fi donc ! me dit Jenny y quel auteur ci-
tes-tu ? Est-ce que Platon se connaissait en
amour ?
Aurait-on cru que je perdrais mon temps à
examiner si l'amour est une maladie ? Ou que
je m'embrouillerais avec Rhazezet Diôscoride,
à rechercher s'il a son siège dans la cervelle ou
dans le foie ? ce qui me conduirait à l'examen
de deux méthodes très-opposées pour le traite-
ment de ceux qui en sont attaqués.
Une de ces méthodes est celle d'Aetius , qui
commençait par des lavemens rafraîchissans,
TRISTRAM SHÀNDT. a57
composes de clienevis et de concombres piles ,
-qu'il faisait suivre par de légères émulsions de
lis et de pourpier 9 auxquelles il ajoutait une
prise de tabac , et , quand il osait s'y risquer ,
sa bague de topaze.
L'autre méthode , qui est celle de Gordo-
■nias , ( chapitre 1 5 de amore ) > consiste à
battre le malade jusqu'à ce qu'il tombe en
pourriture : ad putorem nsquè.
Insensé qui prétend concilier les systèmes de
deux savans! Mon père , qui était extrêmement
\ersé dans les connaissances de ce genre , mé-
dita long-temps, et sans fruit sur les traitement
proposés par Àetius et Gordonius. Enfin , au
moyeu d'une toile cirée et camphrée > qu'il
substitua au bougranque le tailleur devait em-
ployer pour mon oncle Tobie dans la ceinture
d'une culotte neuve, mon père obtint le même
effet que voulait produire Gordonius, et d'une
manière moins brutale.
On lira en leur temps les événemens qui en
résultèrent.
CHAPITRE CCXXXVIL
Mon oncle Tobie deçient amoureux.
Si le kcteur est curieux d'arriver à ces fa-
1L. iy
3*>6 TBISTRAM SHA^DY. •
xneuses amours de mon oncle Tobie et de la
veuve Wadman, il faut qu'il prenne patience,
elles auront leur tour. Quapt à présent , je pré-
tends seulement être dispensé de définir ce que
c'est que l'amour, et tant que je pourrai me
ftire entendre à l'aide du mot , sans y ajouter
d'antres idées que celles que j'ai en commun
avec le reste des hommes, que me servirait de
dire ce que je pense de la chose ? Quand je ne
pourrai plus aller , et que je me trouverai em-
pêtré de tout côté dans ce labyrinthe mysti*
•que , alors je m'expliquerai avec plus de pré-
cision , et l'on verra ce que je pense sur Fa-
mour#
Pour le moment, je me flatte d'être suffisam-
ment entendu , en disant au lecteur que mon
oncle Tobie tomba amoureux.
Ce n'est pas que la phrase soit tout-à-fait
de mon goût; car, dire qu'un homme est
tombé amoureux , ou qu'il est profondément
amoureux , ou qu'il est dans l'amour jusqu'aux
oreilles , ou qu'il y est par-dessus la tête ( ce
qui , par l'analogie du langage , semble impli-
quer que l'amour est au-dessous de l'homme),
c'est rentrer dans le système de Platon. Or ,
quoique l'on ait donné à Platon lepithète de
TRISTRAM SHANDY. aÎHJ
divin , je le déclare pour cela seul hérétique et
digne de l'enfer.
Mais que l'amour soit ce qu'on voudra, mon
oncle Tobie n'en devint pas moins amoureux.
Et peut-être , ami lecteur, que si vous eus-
siez été tenté de même, vous auriez succombé
comme lui ; car j^mçus vos yeux n'ont vu ,
jamais votre concupiscence n'a convoité un ob-
jet aussi séduisant que la veuve Wadman.
« •
CHAPITRE CCXXXVIU.
Portrait de la veuve ïVadman.
La veuve Wadman... Mais je veux que vçu$
fassiez vous - même son portrait. Voici une.
plume, de l'encre et du papier : asseyez-vous,
monsieur, et peignez-la a votre fantaisie; comme
votre maîtresse, si vous pouvez, et non comme
votre femme, si voire conscience vous le per-
met. Au reste, ne suivez que votre goût ; je ne
prétends point génef votre imagination.
2ÔO
TRÎSTRÀM SHANDT.
TAi bien , monsieur ?
La nature forma-t-elle jamais rien . de si
charmant et de si parfait ?
Vous voyez cette veuve Wadman! comment
mon oncle Tobie lui aurait-il résisté?
O trois fois y quatre fois heureux livre ! tu
contiepdras donc une page au moins que la
malice et l'ignorance ne pourront noircir ni
falsifier.
CHAPITRE CCXXXIX.
Dialogue.
MiSTRiSS Brigitte apprit à Suzanne que mou
oncle Tobie était ampureux de sa maîtresse,
quinze jours au moins avant qu'il y eût pensé.
Suzanne en parla dès le lendemain à ma mère.
D'après cela, je puis bien entamer l'histoire
des amours de mon oncle Tobie > quinze jours
avant leur existence.
— • « J'ai à vous dire une nouvelle , monsieur
TIUSTRAM SHÀNDT. a6l
Shandy , dit ma mère , qui vous surprendra
beaucoup. »
Or, mou père était alors occupé à tenir son
second lit de justice, il réfléchissait intérieu-
rement sur les fatigues du mariage, quand ma
mère rompit le silence.
— a Votre frère Tobie, dit iP* mère, épouse
mistriss Wadman.
— « Le pauvre homme ! dit mon père , il
n'aura donc plus la liberté de sç coucher en
travers dans son lit ! »
C'était un supplice cruel pour mon père , de
ce que ma mère ne demandait'jamais l'expli-
cation des choses qu'elle ne comprenait pas.
— Qu'elle soit ignorante, disait mon père,
c'est un malheur pour elle; mais elle peut faire
une question.
m
Ma mère n'en faisait jamais. Enfin elle est
morte sans savoir si la terre tournait ou ne
tournait pas; mon père le lui avait expliqué
plus de mille fois : mais elle l'oubliait toujours.
Aussi la conversation allait rarement plus
loin entre eux qu'une. demande, une réponse et
une réplique. Ensuite ils reprenaient haleine
pendant quelques minutes ( comme dans l'af-
faire des culottes), et puis le dialogue.
3&2I TRJSTRÀM SBA1#DY.
— «.S'il se marie, dit ma mère , ce sera tant
pis pour nous. »
— «Je n'en donnerais pas deux sous, dit
mon père; il peut manger son bien de cette
façon aussi-bien que d'fcne autre. »
— « J'en conviens, dit ma mère. » La finit
la demande y la réponse et la réplique dont je
vous ai parlé.
a Ce sera un pâssètemps pour lui , dit
mon père. »
— « Surtout, repondit ma mère , a'il petit
avoir des enfans. a
— «Des enfensl s'écria mon père, le ciel
ait pitié de moi ! »
CHAPITRE CCXX.
Sur les lignes droites.
Ici f avais fait un chapitre mit les lignes
coiirbfeà, pour prouver l'excellenœ dis lignes
droites....
Une Kgnfe droite! te sentier oà doivent àiar-
cbcrîes vrafe chrétiens, diamt les pères de
l'Église.
L'emblème de là droiture ttbvifc, dit€i-
céron. •
TRISTEÀM 5HAKDY. ûfitS
La meilleure de toutes le» Hgpes,. disent les
planteurs de chaux.
La ligne la pi a» comte, ditÀrchimède, que
l'on paisse tirer d'un point k un autre.
Mais on auteur tel que moi, et tel que iûea
d'autres , n'est pas un géomètre $ et j'ai *ban-
donné la ligne droite.
CHAPITRE CCXLL
Je prends la poste.
m
J'ai promis quelque part au lecteur que je
lui donnerais deux volumes de cet ouvrage par
an, pourvu que mon maudit asthme, que je
redoute à présent plus que le diable, voulût
me le permettre. Et , dans un autre endroit
(je veux être pendu si je sais ou), j'ai posé ms*
plume et ma règle en croix sur ma table , pour
donner plus de poids à mon serinent ; et j'ai
juré que je soutiendrais cette allure quarante
ans de suite , s'il plaisait à la fontaine de la
vie de me fournir aussi long-temps bonne
santé, bon courage et joyeuse humeur.
Pour mon humeur, je n'ai qu'à m'en louer;
quoiqu'il lui arrive de me promener à cheval
•ur un bâton, dix-neuf heures sur les vingt-
quatre , je n'ai que des remercîmen* à lui faire.
2Ô4 TRISTRÀM 8EANDT.
O mon humeur , que ne von? dois-je pas ! crest
tous qui m'ayez fait parcourir joyeusement
l'âpre sentier de la vie, et qui , parmi tous les
maux qu'elle entraîne , ne m'avez jamais laissé
connaître les soucis. Jamais vous ne m'avez
abandonné; jamais vous ne m'avez teint les
objets en noir , ni en pâles couleurs» Au conr
traire , dans les dangers , vous avez toujours
doré mon horizon avec les rayons de l'espé-
rance; et, quand la mort elle-même est venue
frapper à ma porte , vous l'avez congédiée d'un
ton si gai et d'un air si dégagé , qu'elle a cru
s'être trompée.
« Il y a ici quelque méprise , a-t-elle dit. »
■ Je ne crains rien tant au monde que d'être
interrompu au milieu d'une histoire; et, quand
la mort se présenta , je racontais à mon ami
Eugène te vieux conte d'une religieuse qui se
croyait changée en poisson , et celui d'un moine
condamné juridiquement pour avoir mangé un
missel; et je discutais plaisamment l'impor-
tance du cas et la justice delà procédure.
« Ce ne saurait être , dit-elle , le grave per-
sonnage que je cherche ; voyons ailleurs. »
— « Tu l'as échappé belle, Tristram , me
dit Eugène, en me prenant la main , apre*
que j'eus fini mon histoire. »
TRISTRÀM SBiNDt ^65
— - « Je ne tiens rien encore, Eugène, répli-
<juai-jfe; et puisque l'infâme bâtarde a décou-
vert mon logis.... »
. — m Bâtarde est le mot, interrompitEugèncj
car c'est par le péché qu'elle est entrée dans le
monde. — Il ne m'importe guère , lui dis- je ,
par où elle y est entrée; ce que je lui demande,
<^est de ne pas m'en faire sortir si brusquement.
J'ai quarante volumes à écrire, et quarante
mille choses à dire et à faire , que toi seul au
monde , mon cher Eugène , pourrais dire et
faire pour moi. Tu vois comme elle m'a déjà
pris à la gorge ; ( en effet , je pouvais à peine
me faire entendre d'Eugène à travers une petite
table ). Tu vois que je ne suis pas un champion
de sa force en champ clos. Ne ferais-je pas
mieux , tandis qu'il me reste encore quelques
esprits épars, et que ces deux jambes ( soule-
vant une des miennes) , et que ces deux jambes
d'araignée peuvept encore me porter, ne ferais-
je pas mieux de gagner pays , et de chercher
taon salut dans la fuite ? — C'est mon avis ,
mon cher Tristram y dit Eugène. — Eh bien !
dis- je, par le ciel! je vçûs la mener un train
dont elle ne se doute guère. Je galoperai sans
retourner la tête jusqu'aux bords delà Garonne;
je m'enfuirai au plus haut du Vésuve, et de là
266 TKISTlAtf SHANDY.
à Joppé, et de Joppé au bout du monde: —
Viens , mon ami , dit Eugène , en me tendant
la main.
Le mouvement d'Eugène et sa tendre affec-
tion pour moi , rappelèrent dans mes joues le
sang qui en avait été' banni si long-temps.
C'était un cruel moment pour lui dire adieu.
D me conduisit à ma chaise ; je montai en le
regardant; il me tendit encore la main. Allons!
m'écriai- je. Le postillon enleva ses chevaux d'un
coup de fouet : nous partîmes comme l'éclair;
et en six tours de roue nous fûmes à Douvres.
CHAPITRE CCXLII;
Je ni embarque.
_ « Cependant , dis-je, en regardant les côtes
de France , il serait à propos qu'un homme
connût son propre pays, avant d'aller chercher
celui des autres. Or , je n'ai visité ni l'église
de Rochester , ni les chantiers de Chatham }
ni Saint-Thomas de Cantorbéry, quoique tout
cela se trouvât sur ma route.
« Mais, à la vérité > je suis dans un cas par-
ticulier. »
Ainsi y sans autres réflexions , je sautai dans
TlUSTllÀM S1TÀNDY. * 267
le paquebot $ en cinq minutes nom fûmes sous
voile , et nous voguâmes comme lp vent.
— « Dites-moi , capitaine , lui dis- je en en-
trant dans ht cabine , est-il jamais arrivé à
quelqu'un dé mourir dans votre paquebot? »
— « Bon ! répliqua-t-il , on n'a seulement
pas le temps d'y être malade. »
— « Chien de menteur ! m'écriai- je, je suis
déjà malade comme un cheval. Qu est-ce ceci?
*
Aye ! aye! tous mes vaisseaux sont rompus; le
sang, la lymphe, le fluide nerveux, les sels
fixes et volatils , tout est confondu péle-mélè.
Boft Dieu ! tout tourne autour de moi comme
cent mille tourbillons. Je ne sais plus ce que
je veux dire.
« Aye ! aye ! aye ! aye ! capitalhe , quand
écrons-nous à tetre? Ces tiîarins ont des coeurs
déroche. Oh! je suis bien malade. Garçon ,
apporte - moi de Peau, chaude. ---Madame ,
comment t ou$trouVea-veus?^Mal , monsieur,
très-mal. Oh ! très- mal. Je suis , je suis morte.
— Est-cfeïa prètnière Ibis?'-*- Non, môûfrièur,
c'est la seconde , la troisième , la sixième , la
dixième. Diable î Oh! ch! quel tapage 6ur
notre tête ! Holà ! garçon 9 qu'eSUcte qui
arrive?»
« Le vent ne cesse de tourner. La mer est
268 ' TltlSTRÂM SHAîCDT.
*
grosse. Est-ce la mort. ? eh bien ! je verrai
comme elle est faite. Eh bien ! garçon ? »
« Quel bonheur! le vent tourne encore. Nous
voilà dans le port. Oh ! le diable te tourne! »
— Capitaine , dit la dame, pour l'amour de
Dieu ! que je descende la première. »
CHAPITRE CCXLIIL
Elles sont trois.
De Calais à Paris , il y a trois routes diffé-
rentes; et rien n'est plus fâcheux pour un
homme qui est pressé. Il faut écouter tant de
choses en faveur de chaque route , de la part
des députés des différentes villes qui s'y ren-
contrent, qu'un voyageur perd communément
]une demi journée pour se décider par où il
passera.
La première de ces routes est par Lille et
Arras ; c'est la plus longue , mais la plus inté-
ressante et la plus instructive.
La seconde est par Amiens ; c'est celle qu'il
faut prendre si l'on veut voir Chantilly.
Et la troisième est par Beau vais j on la prend
pi l'on veut.
C'est ce qui fait que beaucoup de gens la pré-
fèrent.
TRÎSTRAM SHANDT» a6g
CHAPITRE CCXLIV.
J'accepte le défi.
Avant de quitter Calais , dirait un voya-
geur écrivain , il ne sera pas mal à propos de
donner quelques détails sur cette ville. Et
moi je pense que ce serait très-mal à propos.
Ne peut-on traverser paisiblement une ville ,
et la laisser comme on l'a prise y quand on n'a
rien à démêler avec elle ? A quoi sert d'en
visiter toutes les rues , et de tirer sa plume à .
chaque ruisseau que l'on saute (uniquement, à
monavis. pour le plaisir de la tirer)? En effet y
si nous pouvons en juger d'après tout ce qui a
été écrit dans ce genre par tous ceux qui ont
écrit et puis galopé , ou qui ont galopé et puis
écrit, ce qui est encore différent, ou qui, comme
je fais en ce moment , ont écrit en galopant, de-
puis le grand Àdisson , qui fit ce métier avec
ses livres d'école sous le bras , jusqu'à ceux qui
le font encore sans avoir jamais été à l'école,
nous trouverons qu'il n'y a pas un galopeur
d'entre nous , qui n'eût mieux fait de se pro-
mener au pas autour de son champ ( en suppo-
sant qu'il eut un champ ) et d'écrire à pied sec
2JO TAISTRAM SUiNDT.
ce qu'il avait à écrire, plutôt que de courir les
mers pour n'écrire que les mêmes choses.
Quant à moi, comme le ciel est mon juge
( et c'est toujours à lui que je porte mon dernier
appel) excepté le peu que m'en a dit mon bar-
bier en repassant mes rasoirs , je ne connais
non plus Calais que le grand Caire. Il était nuit
close quand j'y arrivai, et il n'était pas jour
quand j'en repartis.
Cependant , avec le peu que j'en sais, avec
ce que je ramasserai de droite et de gauche, et
que je coudrai ensemble , je gage dix contre
un que je m'en vais écrire sur Calais un cha-
pitre aussi long que mon bras, et que j'en ferai
un détail tellement circonstancié et satisfaisant,
sans omettre une seule particularité digne delà
curiosité d'un voyageur que l'on me prendra
pour un clerc de ville de Calais. Et où serait la
merveille , monsieur ? Démocrite qui ria^t dix
fois plus que je n'ose faire, n'était- il pas clerc
de ville d'Abdère? Et cet autre dont j'ai oublié
le nom , et qui était plus sage que Démocrite
et que moi , n'était-il pas clerc de ville d'E-
phèse ?
Et de plus , monsieur , ce que je dirai de
Calais aura tant de bpn serçs, d'érudition , de
vérité et de précision....
TRISTRAM 8HANDT. 2yi
. Mais je vois à votre air que vou9 ne m'en
croyez pas. Eh bien ! monsieur, lisez pour
votre peine le chapitre suivant.
CHAPITRE CCXLV.
Calais.
Calais, Calatium, Calusium, Calesium.
Cette ville , si vous en croyez ses archives
( et je ne vois aucune raison de les révoquer en
doute ) n'était autrefois qu'un petit village ap-
partenant aux anciens comtes de Guines. Elle
contient aujourd'hui près de quatorze mille
habitans, sans compter quatre cent vingt feux
dansla ville basse ouïes faubourgs. D faut sup-
poser qu'elle ne sera arrivée que par degrés à sa
grandeur actuelle.
11 y a dans la ville quatre couvens et une
seule église paroissiale. J'avoue que je n'en ai
pas pris la mesure exacte ; mais il est aisé d'en
approcher par conjecture; car, comme la ville
renferme quatorze mille habitans , si l'église
j)eut les contenir, elle doit être d'une grandeur
considérable ,• et si elle ne le peut pas , il est
ridicule de n'en avoir pas une autre. Elle est
bâtie en forme de croix , et jlédipe à la vierge
^72 TRISTRAto SHANDT.
Marie. Le clocher , au bout duquel est une
flèche, est placé au milieu de l'église , et porté
sur quatre piliers de forme élégante et assez
légère , mais cependant suffisamment solides.
L'église est ornée de onze autels , dont la
plupart sont plus élégans que riches. Le maî-
tre autel est un chef-d'œuvre en son genre. Il
est de marbre blanc ,• et , suivant ce qu'on m'a
dit , il a près de soixante pieds de haut : s'il
en avait davantage il serait aussi haut que le
mont Calvaire, d'où je conclus qu'en conscience
il est d'une hauteur raisonnable.
Rien ne m'a frappé davantage que la grande
place que , nous appelons en anglais carré*
Je ne saurais dire si elle est bien pavée et bien
bâtie ; mais elle est au centre de la ville , et la
plupart des rues ( du moins celles de ce quar~
tier ) y aboutissent. Si Ton avait pu avoir une
fontaine à Calais , ce qui paraît impossible , il
n'est pas douteux qu'on l'eût placée au centre
de ce carré , où elle aurait fait un très-bel effet,
quoique ce carré ne soit pas précisément un
carré; car il est de quarante pieds plus long de
Test à l'ouest , que du nord au sud. Aussi les
Français, en général, ont-ils plus de raison de
les appeler des places , n'étant presque jamais
des carrés parfaits.
TJUSTRÀM SHAKDY. 2~$
La maison de ville est assez laide, et consé-
quemment peu digue d être mise en vue j sans
quoi elle aurait pu briller sur cette place } à
côté de la fontaine. Mais elle suffit pour sa des-
tination , et est assez spacieuse pour contenir. les
magistrats qui s'y rassemblent de temps en
temps. De sorte que l'on peut présumer que la
justice y est régulièrement distribuée.
Je suis , comme l'on voit , fort instruit sur
ce qui concerne la ville ; mais , comme il n'y a
rien de curieux dans le Courgain , je m'en suis
peu occupé. C'est un quartier séparé de la ville
qui n'est habité que par des matelots et des
pêcheurs. Il consiste en une quantité de petites
rues proprement bâties j la plupart des maisons
.sont en brique : il est extrêmement peuplé; mais
celte population s'explique par le genre de
nourriture de Pespcce de gens qui y demeu-
rent.
Au reste , un voyageur peut l'aller visiter
pour se satisfaire.
Mais il ne faut pas qu'il oublie la tour du
guet ,• elle mérite d'être vue. On l'appelle ainsi
à cause de sa destination $ parce qu'en temps
de guerre elle sert à découvrir les ennemis qui
pourraient s'approcher de la place du côté de
terre y ou du côté de mer ; et à en donner avis,
u- 18
2~l+ TRISTRAM SHÀNDY.
Mais elle est d'une hauteur si prodigieuse , et
attire vos regards si continuellement , que Ton
ne peut s'empêcher d'y faire attention malgré
soi.
Je fus très - lâché de ne pouvoir obtenir la
permission de visiter les fortifications, qui sont
les plus fortes du monde , et qui, depuis qu'elles
ont été commencées jusqu'à nos jours, c'est-à-
dire , depuis Philippe de France , comte de
Boulogne, jusqu'au moment ou j'en parle , ont
coûté (suivant le calcul d'un ingénieur gascon)
plus de cent millions de livres. Il est à remar-
quer que c'est à la tête de Gravelincs , du côté
où la ville est naturellement la plus faible, qu'on
a dépensé le plus d'argent ; tellement que les
ouvrages extérieurs s'étendent beaucoup dans
la campagne , et occupent un grand terrain.
Cependant, quoique l'on ait pu dire et faire,
il faut convenir que Calais n'a jamais été aussi
important par lui-même que par sa position , et
cette entrée facile qui a tant de fois été fournie
à nos ancêtres pour pénétrer en France. Mais
cet avantage n'était pas même sans inconvé-
niens ; et Calais a été pour l'Angleterre dans
ces temps-là une source de querelles , aussi
répétées que ûunkerque dans le nôtre. On
regardait à bon droit cette ville comme la clef
TRTSTRÀM SïïANOT. 275
àes deux royaumes ; et c'est de là que sont
venus tant de débats , pour savoir qui la garde-
rait.
De ces débais ,1e plus mémorable fut le siège,
ou plutôt le blocus de Calais par Edouard III.
La ville résista une année entière aux efforts
de ses armes , et se défendit jusqu'à là dernière
extrémité ; la famine seule l'obligea de se ren-
dre. Le dévouement «d'Eustache de Saint-
Pierre , qui s'offrit le premier comme victime,
pour sauver ses concitoyens , a placé le nom
de ce généreux magistrat parmi ceux des héros.
Et , comme ce détail ne prendra pas plus d'une
cinquantaine de pages, ce serait faire au lec-
»
teur une injustice criante , que de ne pas lui
donner le détail exact' de cet événement roma-
nesque et du siège lui-même, dans les propres
mots de Rapin Thoiras.
CHAPITRE CCXLVI.
Plus de peur que de mal.
m
Mais ne craignez rien , ami lecteur, je dé-
daigne d'en user ainsi. Il suffit que je vous aie
en mon pouvoir. Mais faire usage de l'avantage,
que le hasard et la plume m'ont donné sur vous!
la chose serait indigne de moi. Non, par ce feu
3f6 TRISTRAM SHANDY*
tout-puissant qui échauffe les cervelles vision-'
naires, et illumine les esprits dans les médita-
tions extatiques , avant que j'abuse ainsi d'une
créature innocente qui se trouve à ma merci ,
avant que j'exige de vous le prix de cinquante
pages que je n'ai aucun droit de vous vendre ,
nu comme je suis y j'aimerais mieux brouter *
l'herbe des montagnes, et sourire de ce que le
vent du nord ne m'apporterait ni abri ni sou-»
Pel\
Ainsi, camarade, partons; et mène-moi,
ventre à terre à Boulogne.
CHAPITRE CCXLVII.
Boulogne.
— «Boulogne, dirent-ils 1 bon! voici une
recrue, nous voyagerons ensemble. Messieurs ,
leur dis-je , j'en suis fâché y mais je ne saurais
m'arréter, ni boire rasade avec vous. Je suis
poursuivi de trop près. A peine aurai-je le
temps de changer de chevaux. Holà! garçon,
pour l'amour de Dieu dépêche!
— C'est quelque criminel de haute trahison,
dit le plus bas qu'il pût un très-petit homme ,
& l'oreille de son voisin qui était très-grand. —
TIUSTRÀM SHANDT. 277
Ou peut-être , dit le grand homme , quelque
assassin. — Bien trouvé , leur dis-je, mes*
sieurs. — Non, dit un troisième, il est chargé
de dépêches de la cour.
— Ma belle enfant, dis-je à une jeune fille
qui passait légèrement avec ses heures sous le
bras, vous êtes fraîche et vermeille comme le
matin. (Le soleil qui se levait alors donnait du
prix à ce compliment).— r Chargé de dépêches,
dit un quatrième. (La jeune fille me fit un salut
•gracieux, je lui envoyai un baiser). Chargé de
dépêches, continua-t-il, je n'en crois rien : il
. est chargé de dettes. — Oh ! oui, de dettes cer-
tainement, dit un cinquième. — : Je ne voudrais
pas, dit le nain, qui avait parlé le premier, je
ne voudrais pas payer ses dettes pour mille
louis. — Ni moi, dit le géant, pour dix mille.
*— Encore bien trouvé , dis-je, messieurs.
Hélas , messieurs ! je n'ai d'autres dettes que
celle que je dois à la nature. Je ne lui demande
que du, temps , et je promets de lui tout payer.
Mais, ô ciel! madame, auriez-vous le cœur
assez dur pour arrêter un pauvre voyageur ,
qui suit son chemin sans nuire à personne ?
Arrêtez , arrêtez-moi plutôt ces quelette hideux,
l'effroi du pêcheur, dont les jambes si longue»
menacent sans cesse de m'atteindre. C'est vous ,
2tj8 THISTRAM SHAKDY.
madame , qui l'avez mis à ma poursuite : de
grâce , s'il n'est plus qu'à quelques postes ,
madame , ma chère dame , arrêtez-le f arrête-le.
Mon hôte irlandais crut que je m'adressais
encore à la jeune fille, ce C'est dommage, dit-
il , qu'elle soit si loin ; toute cette galanterie
est perdue pour elle. »
Peste soit du nigaud !
Est-ce là tout ce que vous avez, de curieux à
Boulogne ?
Par Jésus! il y a le plus beau séminaire
Un séminaire est une belle chose , dis-je.
CHAPITRE CCXLVIIL
Il y a toujours (pielquefer qui cloche.
Quand l'impatience des désirs d'un homme
précipite ses idées quatre-vingt-dix fois plu»
yite que le véhicule qui le porte , il perd toute
retenue: et malheur au véhicule, malheur à
tous ses accessoires y de quelque nature qu'ils
soient , sur lesquels il exhale le mécontente-
ment de son ame.
J'évite le plus qu'il m'est possible de porter
un jugement définitif sur les hommes et sur
les choses , quand je suis dans un mouvement
de colère.
TIUSTRÀM SHÂ5DT. 279
•
Ainsi la première fois que la chose m'arriva ,
je me contentai de dire : Plus on se presse ,
plus on fait de sottises. La seconde , troi-
sième, quatrième et cinquième fois , je m'en
£ins à cette réflexion, et je ne m'en pris qu'au
second, troisième, quatrième et cinquième
postillon. Mais la même marotte* durant tou-
jours, et durant sans exception delà cinquième
à la sixième^ septième, et jusqu'à la dixième
fois , je ne pus m'abstenir d englober toute la
nation dans une réflexion générique que je fis
en ces ternies :
Il y a toujours dans une voiture française
quelque chose qui va mal à la sortie de
chaque poste*
Ou bien en changeant la proposition :
Un postillon français ne saurait faire un
quart de lieue sans avoir besoin de descendre.
Et quoi encore de nouveau? Diable! une
soupente cassée ! une dent de loup rompue ! un
trait défait ! une bande, un écrou; une cour-
roie, une boucle, un ardillon....
N'imaginez pas pourtant que je me croie en
droit de maudire la chaise de poste ni le pos-
tillon pour des accidens de cette espèce ; ni
que je juré par le Dieu virant que je ferai
plutôt le reste du chemin à pied ; ni que je
2Se TRIS TRAM SHÀNDT.
consente à être damné si Ton me voit remon-
ter dans une pareille voiture ; non , je m'arme
du plus beau sang- froid , et je reconnais qu'en
quelque pays que je voyage , il y aura toujours
quelque écrou, courroie, boucle, ou ardillon
qui viendra à manquer. Ainsi je ne m'échauffe
jamais, je prends le bon et le mauvais selon
qu'ils se présentent, et je poursuis mon chemin.
« Fais-en de même, mon garçon, lui dis-
je. r> Il avait déjà perdu cinq minutes en des-
cendant de cheval pour prendre un morceau de
pain bis qu'il avait fourré dans une des poches
delà voiture: puis il était remonté, et chemi-
nait à sonaise pour le mieux savourer. « Allons,
postillon , dis- je , plus vivement. » Mais pout
cela je pris un ton tout-à-fait persuasif; je fis
sonner une pièce de vingt-quatre sols contre la
glace , prenant soin de lui en présenter le coté
plat, comme il retournait la tête. Le drôle,
pour me montrer qu'il rtie comprenait , me fît
une grimace qui s'étendit d'une oreille à l'au-
tre, et qui, derrière son museau de suie , me
découvrit une rangée de perles , telles qu'une
reine aurait donné tous les joyaux de sa cou-
ronne pour en avoir autant.
Juste ciel ! à qui dépars-tu de tels trésors !
quelles dcnls pour du pain bis !
TRISTRÀM SHAND-T. ^8l
Et comme il finissait sa dernière bouchée ,
nous entrâmes à Montreuil.
CHAPITRE CCXLIX.
Jeanneton.
Il n'y a point à mon gré de ville en France
qui se présente mieux sur la carte que Mon-
treuil. J'avoue qu'elle neseprésente pas si bien
sur le livre de poste , ni même sur le chemin ;
et si vous y passez jamais, vous serez démon
avis : elle est pitoyable à voir.
Cependant Montreuil en ce moment possède
une merveille; c'est la fille du maître de posté.
Elle a passé dix-huit mois à Amiens , et six à
Paris ; elle y a fait son apprentissage; ainsi elle
tricotte, elle coud, danse et joue delà pru-
nelle en perfection.
Mais voyez l'étourdie avec ses œillades ! peij-
dant les cinq minutes que je me suis arrêté à
la regarder, elle a laissé échapper au moins une
douzaine de mailles à son bas de fil blanc! Oui,
oui, je vous vois, fine matoise, et je vois votre
bas. Il est long et étroit ; il est inutile que vous
l'attachiez avec une épingle sur votre genou.
282 TltlSTHÀM SRANDT.
Le bas est fait pour votre jambe , il vous ira le
mieux du monde.
Où cette créature a-t-elle pris ces belles pro-
portions qui fourniraient des modèles au sta-
tuaire ? La nature lui aurait-elle révélé son se-
cret ?
O nature! tes ouvrages effacent tous ceux de
l'art. Jeanneton est belle sans connaître les
faces et les tiers de face. Elle est belle comme
toi et par toi.... Mais que son attitude est heu-
reuse ! Saisissons cet instant pour la peindre ;
c'en est fait, je tire mes crayons; et puissé-je
n'en faire usage de ma vie , $i je ne viens pas à
bout de vous montrer Jeanneton aussi au natu-
rel, que si je voyais ses formes à travers un
linge mouillé !
Mais ces messieurs préfèrent peut-être que je
leur donne la longueur , la largeur et la hau-
teur iie Pégiise de Montreuil , ou le plan de la
façade de l'abbaye de Saint- Austreberte? Eh,
messieurs! tout y est, je suppose, dans l'état
où les charpentiers et les maçons l'ont laissé ;
et tout y restera ainsi pendant cent ans encore ,
si la foi en Jésus-Christ dure aussi long-temps.
Vous pduvez prendre ces mesûrcs-là à votre
aise.
Mais pour toi, Jeanneton, celui qui veut te
THISTKAM SHANDY. ^85
mesurer doit s'y prendre à l'heure même. Tu
portes en toi les principes du changement; et,
quand je considère les vicissitudes de cette vie
passagère > je frémis de l'avenir qui t'attend.
Avant deux ans peut-être tes belles formes se-
ront détruites , et ta jolie taille sera perdue.
Tu passeras comme une fleur , et ta beauté dis-
paraîtra comme l'ombre. Eh! que sais-je? cette
innocence qui t'embellit encore, tu la perdras
peut-être! qui peut répondre d'une faiblesse?
Je ne serais pas caution de ma tante Dinach ,
si elle vivait encore ; que dis-je? je le serais k *
peine dé son portrait, s'il eût été fait par
Reynolds.
Mais le nom seul de ce maître de l'art me
fait tomber le pinceau des mains. Je ne ferai
point le portrait de Jeanne ton.
11 faut, monsieur, que vous vous conten-
tiez de l'original, et si la soirée est belle,
quand vous passerez à Montreuil , vous pour-
rez le voir par la portière, tandis que vous
changerez de chevaux. Mais faites mieux; et, à
moins que vous ne soyez aussi presse que moi,
et par d'aussi fâcheuses raisons , arrêtez-vous
une nuit , vous trouverez Jeanneton tant soit
peu dévole; mais, monsieur, tant mieux : c'est
le tiers de votre besogne de fait.
284 TKI5TRABI SHANDY.
Bon Dieu ! cette fille a brouillé toutes me*
ide'es : je ne saurais m'arrêter plus long-temps .
à la regarder. x
CHAPITRE CCL.
Abbeçille.
Dès que j'eus fait cette réflexion , et puis
cette autre : que la mort était peut-être déjà
sur mes talons, ô ciel! m'écriai- je, que ne
suis- je déjà à Abbeville, ne fut-ce que pour
voir les] cardeurs et les fileuses de ce pays-là !
Nous partîmes pour Abbeville.
De Montreuil à Nampont, poste et demie.
De Nampont à Bernay y poste.
De Bernay à Nouvion , poste.
De Nouvion à Abbeville, poste et demie.
Mais les cardeurs et les fileuses d' Abbeville
étaient tous couchés.
CHAPITRE GCLI.
_ * •
Le remède à côté du mal.
■ De quel avantage infini ne sont pas les
voyages! ils échauffent quelquefois; mais il
est un. remède innocent , dont le chapitre sui-
vant nous donnera l'idée.
TRISTRAM SHÀMDT. 385
■
CHAPITRE CCLII.
U Apothicaire.
Àh! monsieur Clistorel , vous voici; passe»
dans ma garde-robe. Je r\e vous demande que
cinq minutes»
Si je pouvais faire ainsi mes conditions avec
la mort comme avec mon apothicaire , et déci-
der le temps et le lieu où elle doit me prendre,
je lui déclarerais que je ne veux point que ce
soit en présence de mes amis. Aussi, toutes les
fois qu'il m'arrive de penser au genre et aux
circonstances de cette grande catastrophe (cir-
constances qui m'occupent et me tourmentent
dix fois plus que la catastrophe elle-même ) ,
je ne manque pas de supplier ardemment le
souverain dispensateur de toutes choses , qu'il
arrange les miennes de façon que la mort ne
me surprenne pas dans ma propre maison;
mais plus tôt dans quelque auberge commode.
Dans ma maison, je sais ce que c'est. L'af-
fliction, des miens , leur empressement à m'es-
suy er le front, à arranger mon oreiller , ces
petits et derniers services que me rendrait la
main frissonnante de la pâle amitié , me déchi-
reraient le cœur au point que je mourrais d'un
386 TRISTRÀM S1IANDY.
mal dont mon médecin ne se douterait pas; au
lieu que dans une auberge, je suis assuré de
mourir en paix; j'achète avec quelques guinées
le peu de services dont j ai besoin. Ces services
me sont rendus avec une attention froide, mais
exacte.
Prenez garde pourtant : cette auberge ne doit
pas être celle d'Abbeville. Elle est par trop
mauvaise. N'y eôt-il pas d'autre auberge dans
le monde entier, j'excepterai celle-ci de la ca-
pitulation.
Ainsi, garçon,
« Que les chevaux soient prêts demain matin
h quatre heures. À quatre heures , oui , mon-
sieur. Si tu me manques d'une minute, par
sainte Geneviève ! je ferai un tel carillon dans
la maison, que les morts s'y réveilleront. >i
CHAPITRE CCLIII.
Prédiction de Daçid.
Rendez-les, mon Dieu, semblables à une
roue. C'est un sarcasme amer que David , par
un esprit prophétique , lançait contre ceux qui
entreprennent le grand tour , et contre cet es-
prit turbulent qui le* y porte,- cet esprit qui ,
TIUSTftAM SHAIfDT. 287
suivant la prédiction de ce même David, doit
accompagner le en [ans des hommes jusqu'à la.
consommation des siècles.
« Aussi , suivant l'opinion du célèbre éveque
Hall, c'est une des plus sévères imprécations
que le saint roi ait jamais proférées contre les
ennemis du Seigneur. C'est comme s'il eût dit:
Je désire qu'ils tournent éternellement. Un
mouvement si violent, continue le saint évé-
que , qui était d'une grosse corpulence , un
mouvement si violent est l'image de l'enfer ,
de même que le repos est l'image du para-
dis. »
Moi qui suis d'une corpulence chétive , je
pense tout différemment ; et je trouve au re-
bours que le mouvement est l'ame de la vie , et
que l'inaction et la lenteur sont le partage de
la mort»
« Holà T oh ! ils sont tous endormis ! attelez
lts chevaux; graissez les roues; attachez la
malle ; remettez ce clou qui manque : je ne
veux pas perdre une minute. »
Or, la roue dont nous parlons, dans la-
quelle , et non pas sur laquelle ( car c'eût été en
faire la roue d'Ixion), dans laquelle , dis- je,
David maudissait ses ennemis, devait (dans
l'opinion de l'évéque Hall , et vu sa conforma-
288 TRISTHAM SHANDT.
lion ) être une roue de chaise de poste; soit
qu'il y eût des chaises de poste en Palestine ou
non. Et, d'après ma façon de penser, ce devrait
être une roue de charettemal graissée; criant à
chaque pas, et gravissant lentement les mon-
tagnes dont ce pays était rempli. Si jamais je
deviens commentateur, je rapporterai les
preuves de cette opinion.
J'aime les Pythagoriciens beaucoup plus que
je n'ai jamais osé en convenir avec ma chère
Jenny. J'aiîne leur ^wpiayzov earorS 2«'/uut7oç, t#ç
to KaXoç qiXoroQiTr. Commencez par vous je-
parerdece corps terrestre, si vous voulez
apprendre à raisonner.
C'est notre corps en effet qui nuit à notre
raison. Nous sommes dominés par les humeurs -
qui nous composent; entraînés d'un côté ou de
l'autre, comme nous l'avons été, 1 evêque Hall
et moi, en raison de notre fibre trop lâche ou
trop tendue. Nos sens partagent l'empire avec
la raison. La mesure du ciel même n'est que la
mesure de nos appétits ; et nous nous créons
un paradis d'après la grossièreté de nos désirs.
Mais , en cette occasion , qui de l'évéque ou
de moi pensez-vous qui ait tort ?
« Vous , certainement , dit-elle , d'aller dé-
ranger toute une maison à l'heure qu'il est. »
TRISTHÀM SIIÀKDY. 289
CHAPITRE CCLIV.
Traité de famé.
Ma charmante hôtesse ignorait que j'eusse
fait le vœu de ne me faire faire la barbe que
lorsque je serais rendu à Paris.
Mais je hais de faire des mystères pour rien.
Je laisse cette froide circonspection à ces petites
âmes, d'après lesquelles Leissius ( lib. i3, de
morïbus dwiniSj cap. 24) a fait son calcul,
dans lequel il avance qu'un mille cube d'Alle-
magne serait assez vaste , et même de reste ,
pour contenir huit cent millions d'ames y ne
faisant monter qu'à ce nombre la plus grande
quantité possible des âmes damnées et à dam-
ner , depuis la chute d'Adam jusqu'à la fin du
monde.
Je ne sais où il avait puisé ce second calcul,
à moins qu'il ne se fût fondé sur la bonté pa-
ternelle de Dieu. Je suis bien plus en peine
de savoir ce qui se passait dans la tété de Fran-
çois de Ribéira, qui prétendait que , pour
contenir tous les damnés, il ne faudrait pas
moins d'un ou de deux cent milles carrés d'I-
talie. Il avait sans doute travaillé d'après ces
anciennes ames romaines qu'il avait trouvées
n. 19
2QO TRISTRÀM SHÀNDT.
dans ses lectures. U n'avait pas fait réflexion
que, par upç pente graduelle et insensible ,
dans le cours de dix-huit cents ans , les âmes
devaient nécessairement s'être rétrécies assez
pour être réduites à peu de chose dans le
temps ou il écrivait.
Au temps de Leissius, qui parait avoir eu
l'imagination moins vive, elles étaient aussi
petite^ qu'on puisse l'imaginer.
Elles sont encore diminuées aujourd'hui, et
Phivcr prochain nous trouverons qu'elles auront
encore perdu quelque chose. Tellement que si
bous allons toujours de peu à moins, et de
moins à rien, je n'hésite pas d'affirmer que,
d'ici à un demi-siècle 3 nous n'aurons plus d'àme
du tout; mais si, comme je le crains, la foi
de Jésus-Christ ne dure guère au delà, il sera
assez avantageux pour çelle-la, comme pour
celle-ci, de finir en même-temps.
Béni soit Jupite* ! et bénis tous les autres
dieux et déejses de la fable ! ils vont tous repa-
raître sur la scène , sans oublier le dieu àcs
jardins. O le bon temps! Mais où suis-je? El à
quelle téméraire licence osé* je me livrer f Moi,
moi , qui ai si peu de jours à espérer , et qui
Qe puis vivre que dans l'avenir que j'emprunte
TRISTRXM SHANDT. 2Ç)l
de mon imagination. Reviens à toi , pauvre
Shandy 9 et sois sage une fois , si tu le peux.
CHAPITRE GCLV.
Lepauçre el son chien.
Détestant , oomme je l'ai dit, de fidre des
mystères pour rien, je dis mon secret au pos-
tillon , dès que notts eûmes quitté le pave. Il
répondit à ma confiance, en appuyant lin gràttd
coup de fouet k ses chevaux i si bien qu'au
grand trot de son limonier ( son porteur galo-
pant sur trois jambes) , nous gagnâmes en assez
peu de temps Ailly-le^hûut- docker 9 ville
jadis fameuse pat* le* plus beatiK c&rillotts du
monde. Mais notas la traversâmes sans musique,
tous les carillons étant dérangés , non seule-
ment là , mais bien encore ailleurs.
Faisant donc toute- ht diligence possible ?
àyj4illj-le-haut-Clochër\e gagnai ¥Uxcourt>
de Flixcourt Péquigny y puis enfui , Amiens. ,
Amiens, où la belle Jeanneton avait fait son
apprentissage, mais où Jeanneton n'était plus,
et où par conséquent rien n'était digne de
ûi'àrretec.
Mais, en arrivant à la poste, où détela ma
chaise , et Ton établit mes brancards sxxt des
3g3 ÏRISTRAM SHÀNDY.
tréteaux. Quelle est celte mode, dis-je? pré-*
tend-on par-là me faire aller plus vite ? J'ap-
pris que le courrier d'une berline qui allait
arriver , avait retenu tous les chevaux , et que
je ne pourrais partir qu'après que les miens
auraient mangé l'avoine.
« Mais si monsieur veut descendre en atten-
dant ?
Monsieur préféra de rester dans sa chaise.
Mais pour l'amour de Dieu , garçon , qu'on se
dépêche .-
Je n'ai rien , mon bon homme , lui dis-je.
C'était à un vieillard couvert de haillons , qui
s'était avancé jusqu'à deux pas de la portière ,
son bonnet de laine rouge à la main. Son geste
et ses jeux demandaient, sa bouche ne parlait
pas. Il avait un chien qui tenait , ainsi que son
maître , ses yeux fixés sur moi , et qui semblait
aussi solliciter ma charité.
Je n'ai rien } dis-je une seconde fois. C'était
à la fois un mensonge et un acte de dureté. Je
rougis de l'avoir dit. Mais , pensai- je en moi-
même , ces pauvres sont si importuns ! (Celui-là
He le fut pas. Dieu vous conserve ! dit-il ; et il
se retira humblement. )
Ho-hé, ho-lié! vite, les chevaux. C'était la
TRISTHAM SHANDY. 2Ç)5
berline qui venait d'arriver. Les postillons cou-
rurent. Le bon vieillard et son chien s'appro-
chèrent , n'obtinrent rien , et se retirèrent sans
thurmure.
Celui qui vient d'avoir un tort , serait fâché
de rencontrer quelqu'un ' qui , à sa place , ne
l'aurait pas eu. Si les voyageurs de la berline
eussent donné au pauvre , je crois que j'en
aurais senti quelque peine. Api^ès tout, dis-je,
ces gens-là sont plus riches que moi ; et puis-
que.... Bon Dieu ! m'écriai -je, leur dureté excu-
serait-elle la mienne ?
Cette réflexion me mit mal avec moi-même.
Je cherchai des yeux le pauvre , comme si
j'eusse voulu le rappeler. 11 s'était assis sur un
banc de pierre , son chien vis-à-vis de lui , et
la tête appuyée entre les genoux de son maître,
qui le flattait de la main , sans lever les yeu$
de mon côté.
Sur le même banc je Vis un soldat que ses
souliers poudreux annonçaient pour un voya-
geur. Il avait posé son havre-sac sur le banc ,
entre le pauvre et lui, et par dessus son havre-
sac il avait mis son épée et son chapeau. Il
s'essuyait le front avec la main , et paraissait
reprendre haleine pour continuer sa route. Son
chien ( car il avait aussi son chien) était assis
294 thistraw shakbt.
par terre à côté de lui, regardant ;les passai*
d'un air fier.
Ce second chien me fit mieux reœatquer le
premier, qui était noir, fort laid et à moitip
pelé ?- et je m'étonnais que le vieillard a réduit
à la dernière misère, voulût ainsi, partager avec
lui une subsistance rare et souvent incertaine
L'air dont ils se regardaient tous deux y m'é*-
claira sur-Ie-cbainp. « 0 de tous les animaux
le plus aimable et le plus justement aimé r m'é^
ciiai-je en moi-même ! c'est toi qui es le com-
pagnon de l'homme, son ami, son frère. Toi
seul lui restes fidèle dans le malliew ! Toi seul
ne dédaignes pas le pauvre Si l'habitude de
vivre auprès du riche ne t'a pas corrompu! Ge
bon vieillard méprisé , délaissé , rebuté par le
monde entier, trouve en toi un ami qui l'ac-
cueille, et qui lui sourit : et- sur le lit de faille
qu'il partage avec toi , sa misère lui paradt
moins affreuse > il n'est pas seul au monde tant
que tu lui restes encore. >t
En ce moment une glace de la berline se
"baissa, et il en tomba quelques débris de
viandes froides , avec lesquelles les voyageurs
venaient de déjeûner. Les deux chiens s'élan-
cèrent. La berline partit ; un. seul chien fui
écrasé. C'était celui du pauvre.
• «
TRISTRÀM SBÀIft)*. 2Cjfi
Le cliien jeta un cri , ce fut le dernier. Son
maître Vêtait précipité sur lui. Soti maître dans
le plus sombre désespoir ! Il ne pleurait point.
Hélas! il ne pouvait pleurer. Mon bon homme,
lui criai-je. II retourna douloureusement la
tête. Je lui jetai un écu de six francs. I/écu
roula à côté de lui saris qu'il* s'en mît en peine.
Il ne me remercia que par un "Mouvement de
tête affectueux; et il reprit son chien dans ses
bra4. Hélas ! son chien était mort.
— ce Mon ami, dit le soldat > en lui tendant
la main, avec les six francs qu'il avait ramas-
sés, ce brave gentilhomme anglais vous a donné
de l'argent. Il est bien heureux ! Il est riche I
Mais tout le. monde ne Test pas. Je n'ai quun
cliien , vous avez perdu le vôtre j celui-ci est à
vous. » En même-temps il attacha son chieA
avec une petite corde qu'il mit dans la main du
pauvre > pi il s'éloigna aussitôt. :
. — O monsieur le soldat 1 s'écrit le bon vieilr-
lard en Iqi tendaût les bras.; Le soldM s'éloi-
gnait toujours , laissant le pauivre dans l'extase
de la surprix, et de )a reconnaissance.
Mais les bénédictions du'pativre , mai* le*
miennes le suivront partout. Brave et galant
homme , m'écriai-jt 1 Eh ! qui- suis- je aupréb
296 TRISTRAM 5R1NDT.
de toi ? Je n'ai donné à ce malheureux que de
l'argent : tu viens de lui rendre uu ami.
Mais, ô ciel! suis- je confiné à Amiens pour
le reste de ma vie? Le sommeil me gagne. Oh!
garçon ! Le garçon amenait mes chevaux.
CHAPITRE GCLVI.
Sommeil dérangé.
Dans cette multitude de petits chagrins aux-
quels un voyageur est sans cesse exposé , il en
est un plus pénible à mon gré que tous les au-
tres; et celui-là, à moins que vous n'ayez un
courrier qui vous précède, je vous défie de
Téviter. Et quel est ce chagrin ? Le voici.
C'est que , fussiez-vous dans la disposition la
plus heureuse pour dormir , courussiez - vous
dans le plus beau pays, sur la plus belle route,
et dans la voiture la plus douce possible ; fus-
siez-vous assuré de pouvoir dormir l'espace de
vingt lieues sans ouvrir l'œil une seule fois; bien
plus , vous fut-il démontré aussi clairement
qu'une proposition d'Euclide, que vous seriez,
à tous égards , aussi bien , et peut-être mieux
endormi qu'éveillé ; l'obligation de payer , qui
revient à chaque poste , et la nécessité de
fouiller dans votre poche , pouren tirer, sou par
TRIS TRAM SHANDY. 2Ç)J
sou y tf ois livres quinze sous , sans compter 1rs
guides, s'opposent tellement à l'envie que vous
auriez, que (quand il y irait du salut de votre
ame ) il vous est impossible de dormir plus de
deux lieue s de suite, eu de trois tout au plus ,
en supposant qu'il y ait poste et demie.
« 1 arbleu ! dis-je, je vois un moyen. Jemct-
ti ai la somme précise dans un morceau de pa-
] ier, et je la tiendrai dans ma main pendant
tout le ( heatin. » là- dessus , je m'arrangerai
pour dormir. « Je n'aurai , dis-je , autre chose
à faire qu'à glisser doucement mon argent dans
le ebapeau du postillon , sans proférer un seul
mot. »
Bon! H lui faut deux .sous de plus pour
boire ! Ou bien il y a une pièce de douze sous
du temps de Louis XIV , qui ne passera pas.
Ou bien, il y a une livre et quelques sous , que
Monsieur redoit de la dernière poste., et que
Monsieur a. oublié. On ne saurait disputer en
dormant, et cette altercation vous réveille.
Cependant, on peut encore retrouver son som-
meil ; la partie animale peut peser sur la partie
intellectuelle , et il y a moyen de revenir de
cette secousse.
Mais quoi encore? Ciel ! vous n'avez payé que
pour une poste , tandis qu'il y a poste et demie !
298 TBISTRAM SHÀUDT.
Gela voi» oblige à sortir votre livre do poste >
et 1 impression en est si petite, qu'il faut bien
ouvrir les yeux , que vous le vouliez ou non.
Alors monsieur le curé vous offre une prise de
tabac , un pauvre soldat vous montre sa jambe
estropiée, un P. Laurent tous prétexte sa
bourse ? et vous expose la misère de son cou-
vent. Ou bien la prétresse de la citerne veut
arroser vos roues; elles n'en ont que faire,
mais elle jette Veau sur les roues de derrière ,
et jure sur sa prêtrise que le feu allait y pren-
dre. Un pauvre homme qui a tous ces points à
discuter et à considérer dans son esprit , réveille
malgré lui toutes ses facultés intellectuelles,
jet qu'il retrouve ensuite son sommeil, s'il le
•peut î
Sansvn accident de cette espèce qui m'arri va,
je passais tout debout à Chantilly sane voiries
écuries.
Mais le. postillon, affirmant d'abord, et
osant en suite me soutenir en face , que la pièce
de deux sous n'était p*s bien marquée, j'ou-
vris h* yeux pour rti'en assurer j et voyant la
marque aussi clairement que son nez , je sanlai
de ma chaise tout en colère, et je viskai Chan-
tilly malgré moi .
• Je n'avais plus que trois postes et demie k
T&lSTIUtt $EÀ.!fDT. Ô§3
faire/ Mai* )e suis ccnftYaineu que le- Meilleur
principe en voyageant y c'est de faire diligence.
Or, un Jieramede celte humeur trouve peu
d'objets sur sa rouie digues de le détourner,, et
il no s'arrête guère. C'est ce qui fit que >e passai
tout au travers deSamt>Benis, san$ retourner
seulement k tête du. aôté dé l'abbaye. Tous les
diainans que Fou y montre sont faiix. Ge tréso*
Bt vanté n'est rempli que dVipeatix, ridiçples :
et je ne donnerais pas trois scrôdaUmt ée qu'il
renferme,, si. ce a- est de :1a lanterne de Judas.
Enowe .est-ce-, parce qu'il fait nuit, et qu'elle
pourrait m'éclaiver en entrant à Paris.
*
CHAPITRÉ C<?LVIL
• • •
Entrée à Paris.
Cw>clac, çfeç-tiUc, cUQrelact Y*ila done
Paria, dis-je , e» ouvrant dçgrands yvùnl C'est
là tarife! diable! Paw,.m'é€ariain je > répéta»*
le nom , nue troisième -fois! .•;
La . prendre, Japlpa jbfiHe, la pW pil-
lante Les mes wn% pourtant bien «ate*.
Mais je suppose qu'elles n'en sont pa* Aains
.belle*.
Cliockc ., elioçlaç. Quel train tu jaîal eomœo
5oO TRISTRAW SHANDT.
s'il importait h ces bonnes gens d'être avertis
qu'un homme pâle et vêtu de noir a l'honneur
d'entrer à Paris , vers les neuf heures du soir,
conduit par un postillon en veste bleue avec
des revers de calemande rouge! Clic-clac,
clic-clac. Je voudrais que ton fouet !...
Mais c'est le génie de la nation : ainsi claque,
claque à ton aise.
Ah! personne ne cède le haut du pavé!
Mais si le haut du pavé est le plus sale, fût-ce
dans l'école même de la politesse, comment en
agirait-on autrement? Et je te prie, quand
allume-t-on les lanternes? Quoi! jamais dans
les mois d'été ! Ah ! c'est le temps des salades :
on veut épargner l'huile.
Mais quelle barbarie ! Comment ce fier cocher
à moustaches peut* il proférer de pareilles or-*
dures contre ce cheval efflanqué qui ne saurait
se ranger? Ne vois- tu pas, l'a mi , que la rue
est si misérablement étroite, qu'une brouette
pourrait a peine y tourner ? dans la • plus
belle ville de l'univers, il n'y aurait pas de mal
que les rqes fussent un peu plus larges , et que
l'on eût de quoi s'y échapper de droite ou de
gauche.
Ciel! que de boutiques de traiteurs! Que de
boutiques de perruquiers ! U semble que tous
Tristràm shàndt. Soi
les cuisiniers et barbiers de là terre se soient
donné rendez-vous à Paris. Les premiers au-
ront dit : Les Français aiment la bonne chère ,
ils sont gourmands; allons à Paris : nons y
aurons un rang distingue.
Et comme la perruque fait l'homme, et que
le perruquier fait la perruque, Sandis, ont
dit les barbiers , nous y serons encore mieux
traités. Nous aurons un rang au-dessus de vous.'
Nous serons au moins capitouls. Cadédis ! nous
porterons l'épée.
CHAPITRE CCLVIII.
Description de Paris.
Je ne sais si c'est la faute des Français ou
la nôtre, s'ils s'expliquent mal, ou si nous
ne les comprenons pas bien ; mais , quand ils
nous disent qui a vu Paris a tout vu, il m'est
évident qu'ils se trompent. Du moins, s'ils
entendent parler de ce qu'on voit à la. lueur
des lanternes; car on ne voit rien.
En plein jour la chose est différente.
Paris est percé de mille à douze .cents rues.
Quand vous les aurez toutes suivies y quand
vous aurez vu ses portes , ses ponts, ses places,
ses statues ; quand vous aurez visité ses quatre
roa TRISTIIAM SHANDY.
palais et toutes ses églises , parmi lesquelles
votffc vous garderez d'oublier Saitot-Roch et
Saint-Sulpice.
Alors vous aurefc vu....
Mais que sert de vous le dire 7 Lisei-le vous-
même écrit en ces mots sur le portique du
Louvre :
« Non orbis genUmf mn wbem gens hahtt udaan%
« Ulia parcm* »
Ou peut le traduire ainsi pour l'intelligence
du lecteur :
« Cette nation est unique parmi les nations;
« Cette yille est unique parmi les villes:
« Chanter et rire , rire et mourir. »
Il faut convenir que le Français a une manière
joviale de traiter tout ce qui est grand.
CHAPITRE CCLÏX.
*
Départ de Paris.
m
En prononçant le mot , jovial , comme j'ai
lait à la fin du dertner chapitre, j'ai réveillé en
moi l'idée de spleen. Non par aucune analo-
gie , tu par aucun ordre chronologique ou gé*
néalogique. Je sais qu'il n'y a pas entre ces deux
TftlSTRÀM SHANDY. 5o3
mots plus de rapport* et de parenté qu'entre,
le jour et la nuit , ou entre toutes autres choses .
antipathiques de leur nature. Mais , de même
qu'un habile politique tache d'entretenir une
heureuse -harmonie parmi les hommes , ainsi
un habile écrivain travaille à rapprocher les:
mots lçs plus opposés , pouvant à tout mo »
ment se trouver dans le cas de les employer-
ensemble.
Ainsi donc , à tout événement , après avoir
parlé de l'humeur joviale des Français , j'écris
ici en gros caractère :
SPLEEN,
En partant de Chantilly , j'ai déclaré que le
meilleur principe en voyageant était dé faire
diligence ; mais ceci est purement une affaire
d'opinion , et je n'ai prétendu ramener per^
sonne à mon sentiment. D'ailleurs, l'expé-
rience me manquait alors , et je ne savais pas
tous les ineonvéniens qu'il y avait à aller si
grand train. Aujourd'hui j'abandonne mon
système, et le laisse à qui youdra le prendre. 11
â dérangé ma digestion, et m'a valu une diarrhée
bilieuse , qui m'a ramené au triste état d'où
j'étais à peine sorti» C'est pour le coup que f«
5o4 TftISTRAM SHANDT.
décampe, et que je me sauve sur les bords de
la Garonne.
Quant à ces gens-ci , à leur génie , à leurs
manières , à leurs coutumes , leurs lois , leur
religion , leur gouvernement , leuçî manufac-
tures, leur commerce, leurs finances, leurs
ressources et les ressorts cachés qui les font
mouvoir, quoique j'aie passé deux jours et
trois nuits parmi eux , quoique j'aie étudié et
médité cette matière avec toute l'attention
dont je suis capable, n'attendez pas que je vous
en dise un seul mot.
Allons , allons! Ufaut que je parte. La route
est pavée , les postes sont courtes , les jours
sont longs , il n'est pas plus de midi : je serai à
Fontainebleau avant le roi.
Mais, monsieur, est-ce que le roi va à Fon-
tainebleau ? Non pas que je sache.
CHAPITRE CCLX.
Comment m'y prendre !
S'il existe dans le monde une plainte absur-
de et ridicule , surtout dans la bouche d'un
voyageur , c'est celle que j'entends faire tous
les jours , que la poste ne va pas en France
aussi vite qu'en Angleterre : tandis que ; tout
TTVJSTRAH S H A N D Y. 3o5
iijen cûiuidg'ré., elle y va beaucoup, plus vite.
.En effet} si l'on calcule la pesanteur des voitu-
res françaises > avec Y énorme quantité des ba-
gages dont on les charge dessus, devant et der-
rière , avFoniconsidène ensuite les petites hari-
delles qui lef traînent ., et le peu que ces hari-
delles ont à manger ^ il y a «de quoi s'étonner
que l'on avance de quelques pas.
Le traitement des chevaux en France est in-
digne d'an peuple chrétien, et pour moi, il
m'est démontré qu'un cheval de poste de 6e
pays-là ne serait pas en état de faire un pas ,
sans la vertu toute-puissante de deux, mots
énergiques , qu'on ne cessé dé lui répéter avec
une complaisance infatigable. U se trouve dans
ces deuxttots autant de substance que dans un
picotin d'avoine. Enfin/, c'est une ressource
précieuse , et une ressource qui ne coûte rien.
C'est pour cela même , que je meurs (Tenviede
l'apprendre au lecteur. '
Mais c'est ici la question. Quand on donne
une recette , elle doit être claire et intelligible;
autrement elle est inutile. Et cependant si je
m'exprime trop au naturel , je m'expose à être
déchiré à belles dents dans )e public par ceux
même d'entre les gens d'église qui pourraient
en avoir ri entre leurs rideaux.
n. 20
$o6 TRISTRÀM- 5HANDY.
Comment m7 y prendre ? C'est eu vain que j'y
songe. Mon imagination ne me fournit rien.
Comment glisser sur In ptfonoociation de deux
roots si étranges? Gomment les. amener de ma*-
nière à ce que le lecteur n'en perde rien , et de
manière , en nrômettemps r à ce que l^reillè la
plus délicate n'en soit fias blessée ?
Ma plume m'entraîne 7 mon encre nie brûle
les doigta ; je vais essayer.. Et ensuite^.. En -
suite 1< je crains qu'il n'arrive pis. Je crains que
l'encre ne brûle le papier.
. Nom Je n'oserai jamais .
. Mais; si vous désirez de savoir comment
Tabbesse des An douillettes et une novice de son
couvent se retirèrent d'aflàire en semblable
rencontre, promettez-moi seulement «in peu
d'indulgence, et je vous le raconterai sans le
. moindre scrupule.
CHAPITRE CCLXI.
Histoire de fabbesse des Andouilleltes.
l , , , .
L'abbesse desAndouilieU.es. dont le couvent
est situé dans ces montagnes qui séparent la
Bourgogne de la Savoie 3 comme on peut le
" voir dans les nouvelles cartes de l'académie des
sciences de Paris , l'abbesse dos AndQuiUettçq
se trouvait en danger d'une ankylQ&e augçnou,
la synovie s'en étant desséchée par sqxx assiduité
i de trop longues matines.
Vainement elle avait tenté tous les remède?.
Premièrement des prière» et des actions d« grâ-
ces à Dieu. Puis de* pçuvauiQS, d'abord à tQUJ
les saints indistinctement , çpsuite à chaque
saint dont le genQU avait #4 ankylosé avant
le sien» Les neuvaiues u'opéwutpas , elle avait
eu recours à toutes le$ relique du couvent , et
principalement à l'o4 de la çuisje du boiteux 4§
J/ystra. On appliquait tour à tour chaque reli-
que sur le mal ; on passait dessus le rosaire en
croix, et on enveloppait le tout avec le voile d$
madame , qui se mettait au lit dans ce saint
appareil.
Enfin, lasse de tant d'essais inutiles , ma*
dame pétait livrée au bras séculier. B fallait
voir combien d'huile et de graisses émollientea»
combien de fomentations adoucissantes et ré-
solutives, combien de frictions anodines^Tao-
tôt des cataplasmes de mauve , de guimauve et
de bonhenry , auxquels on ajoutait des oignon^
de lys et de sénevé ; tantôt la vapeur de cer-
tains bois , dont on dirigeait la fumée sur 1*
cuisse de madame qui tenait dessus son scapu*-
5oÔ tAlSTRAHt SHANOY.
laire en croix; tantôt enfin des décoctions de
chicorée sauvage , de cresson d'eau , de cerfeuil/
de cocliléaria et de myrrhe.
Mais tout les remèdes furent sans effet ; et la
faculté décida enfin que l'on essaierait des
eaux thermales de Bourbon. On obtint au préa-
lable du révérend père visiteur les permission^
nécessaires > et tout fut ordonné pour le voyage.
Marguerite, novice d'environ dix*sept ans ,
qui, pour avoir trempé son doigt trop fréquem-
ment dans les cataplasmes bouillaris de madame
l'abbesse, avait gagné un mal d'aventure,
Marguerite, dis-) g, avait inspiré tant d'intérêt
que, sans s'inquiéter d'une vieille religieuse
perdue de sciatique , et que les bains de Bour-*
bon auraient peut-être guérie radicalement, la
petite novice fut choisie pour compagne de
voyage.
Une vieille calèche , doublée dé velours d'U-
trechtvert, et appartenant à madamel'abbesse;
revit le soleil après vingt aus d'obscurité. Le
jardinier du couvent fut créé muletier, et fit
sortir les deux vieilles mules pour leur rogner
les crins de la queue. Deux sœurs converses
s'employèrent Tune à reprendre les trous de la
doublure, l'autre à recoudre les bords du ga-
lon jaune que la dent du temps avait rongés.
T JUS T RÀ M SHÂNDY. 5Ô()
Le garçon* jardinier repassa le chapeau du rau-
Jttie* dansde lalie de vin chaud ; et un tail-
leur versé «d a ni le plain.ohaiJt , s'assit sous un
avivent , en iace^de l'abbaye y pour assortir qua-
tre dou^ainêsy de sonnettes pbur les bàrnois;
sifflant un air à chaque sonnette, à mesure
qu'il l'atta oliaiti avec une courroie.
Le maréchal et le charron des Àndouillettcs
.tinrent gQfiseft sûr les rôuea, et, dès le Vende-
main. à gent heures du matin } tout fut répare',
4out se trouva prêt, et fut rendu à la porté du
.couvent* Deux. file* dé malheureux y étaient
.rassemblées une hdure auparavant,
i I/abbesse -des Andouillettes, soutenue par
Marguerite/ 4* novice ; s'avança lentemet/t
•\cr6 la !celèfche> toutes deux vêtues en blanc,
4vecleurs rosaires noirs pendant sur leurpoi-
tnne. ...
rv H y avait ' dans ce contraste de couleurs , je
ne sais quoi de modeste et dé solennel. •
„i Elle^) montpnnt dans ht calèche. Les religieu-
ses., daaasldméme uniforme (doux emblème de
l'innooence l y se tinrent à leurs fenêtres; et ,
quand labbésse et Marguerite levèrent les yeux
^sur elles., chacune, Ja pauvre religieuse à la
s ei a lique. exceptée, chacune /relevant le bout
de son voile avec sa main de lys , envoya lé der-
3lO TRISTRAM SSJLlt&Y.
nier baiser et le dernier adieu. La bonne ab-
bessse et Marguerite croisèrent saintement leur»
mains sut leur poitrine, lev èrent les yeux au ciel > .
les portèrent sur les religieuses; et' ce double
regard voulait dire : Dieu vous bénisse , mes
chères sœurs!
Je déclare que cette bistoiht m'intéresse.
J'aurais voulu être la.
Le jardinier , que désormais f appellerai mu-
letier , était un bon compagnon , trapu , carré,
de J4ye*9e batteur, aimant à JMtt», et surtout
à boire. Les po&rqvoiel les totnmènt de la vie
ne le troublaient nullement. Ilavàk sacrifié on
mois de ses gages'fmuree procurer une outre ou
tonneau de cuir qu'il avait rempli du meilleur
vin de l'endroit-, pUéé derrière la calèche, et
.couvert d'une grosse; casaque braie > "pour le
garantir du soleil.
Le fouet résonne ; les mules s'ébranlent , on
part , on est parti.
Il faisait chaud. L*mulètàtrK^»ecraigttait
pas dfc se &tiguèr , allait et venait sans cesse
autour de là voîbkrë, rarement sur sa nulle,
et presque tofufctaurs à pied. 11 avait 4 «otnbattfe
*
l'occasion et le penchant. Il n'en fkllait pas tant
pouv le foire succomber. Bref, il tomba si sot**
vent sur l'arriere-garde des éqwipfcgtfS) il et
tatrt d'allées.* et de veuves, qu'avant la moitié
de Ja journée tout le vm de Tontne s'était en-*
fui , sans . qu'il *'en fàt perdu une iseule
goutte. '
- Ju'bonîipe est on atiimal:d: bebiliide. Il airnit
finit tout le jour tme chaleur éioullante ; la soi-
cée était >délaeieu» , le vin du pays «xodllent.
Le o&teau >dtaBoUEg6giie q&i le produisait était
escarpé. Ai* pied de ce cfcea*,àla porte (d'une
tabane fraidie^ pendait **i petit bouchon sé-
duisant y dont 4a vue «éveillait le, désir. A tra-
vées le feuillage Jmsttmunaxtuti doux brait qui
semblait dire : j^eneto ^vcw^l , beau muletier.
Muieiteraliéré i entrez èou
: Le «nlfftàpT était terfantA'Adam. Ce seul mot
le désigne assez. Il donna un bon coup de fouet
à chacune du ses mules 9 eh regardant Pabbesse
et Marguerite > comme pour leur dire me vea-
là. U àaanÊBL an second coap/de fouet , odmuie
po ur dire à «es mules ailée toujours ; et s'échap*
pant par derrière, il se glissa dans le cabaretijsti
était. aurpied de la montagae*
Le madeàer , tel que je l'ai dépeint , était «u
ban vivant, fiaastsoums, sans affaires, songsant
peu au lendemain , «et lie >se soudant guère de
<^ qui «va été a vaut lui > ou <de ce qui serait
après. Pourvu qu\l eût avec dû vjm , ua visage
/'
5l2 TRISTRÀtt SHANDY.
à qui parler, il. était content. Il entra âùssitàt'
en conservation ; et y tout en buvaiit chopihe', il
se mit à raconter 4 l'aubergiste comme quoi il
était jardinier en chef du couvent des AndouiU.
lettes,etc. et coiiimfenty par acriitié pour ma-
dame l'abbesfe et pour, mademoiselle; Margue-
rite ,' laquelle n'était encore qu'à, son in officiât /
il Us avait amepéés depuis les - frontières de la*
Savoie ; comment • madame avait gagné raeen-r
flure au genou "par ta excès de s» dévotion ; et
comment, lui jardinier,' avait fourni ùne'légio»
d'berhes pour adotfcic r cette tumeur fanais le
tout en vain , et que, si ies eaux de Bourbon
ne guérissaient pas celte jambe, madame )>our-»
rait tien boites dé. l'autre avant qu'il fut
» •
* Tandis ■ que le- muletier bro cfaait - ainsi son
1 ristoire , il en oubliait l?hér oïriè v et avec
elle, la petite; nbvqee-7 et avec la novice,, Ici
deux mules; >oq< qui était' pis que. tout; le
reste. ..'.... :.>. .!j' :•.'»"•:' •• ■ • • *
Or , les mules sont des animaiur qui^nfoitt
pas été assez bibtt tiiai^és par leur {tairons pour
se croire tenus < à -la reconnaissance envers lé
public. Privées d'une.. faculté <îo*biuune aux
hommes, aux femmes et aux autros bétes, ne
pouvant s acquitter- envers la;rmtwe, ni se
[
rendre utile* aux générations a venir, elles
servent la génération présente du pis qu'elles
peuvent; allant , veûatrt ', traînant /montant,
descendant , plus souVeùt'à leur fantaisie qu'à
celle de leur, conducteur. ". 'C'est ce que les
philosophes et les moralistes n'ont; jamais' bieft
considéré; et- corn méplate pAtfvrç ihulfgtijer, du
fbodr.de, son cabai'tfc,! $'#fL;Serait>-i}.dD«té? Il
n'y bougea pas le muipsjdu/iponde..M?is i\t^t
temps que nous y songions. poux lui. Jjftjs$onsr
4e do^au.milieu de soa élément, le plqsJieu-
rew qt;lejplus inEpjiç&ant des mortels;. $t
occup^n^rçouts un crantent . des. mules,, de
l'abbesse et de la douqe Marguerite. ; 7 ,: \
Par la vertu des deux derniers coups de
fouet , lesideux mules.,: stiivaiit frân(|uillement
leur chemin « avaient à peu près, atteipt la
moitié de la montagn^, v quand la plus âgée,
qui était maligne comme un vieux diable,
jetant un coup d'oeil par derrière au bout cTun
ân^de/napéréitt point rfôïiitdetier.' v •'"* :
« Pai/maî fîgué ! dit-ëlle èintirânrt.:Ttf n'Irai
pas plus loin. Et si je fais un -'pas die pus, dit
l'autre, je consens qu'il fasse irù tanibôttf de
rna peau. » c
Les deux mules' s arrêtèrent d'un commun
accord.
»" • • » 9 f «
5l4 Tltl-Sl'RAM SHiKDT.
CHAPITRE CCLXtl.
• >
Suite de l'histoire de lahhesse des Andovïl-
ê • • •
le t tes.
— Allons, allons, dit l'abbessè. ^ Hue !
hue ! cria Marguerite»
— K't-kV- k't, dit l'abbessè.
*— Dia-hue! dia-hue ! dit Marguerite avan*-
çatrt ses douces levées, et les ramassant en plis
comme une bourse.
— Pan-pan-pan ! /écria l'abbessè des Àn-
doiiiltettes , en frappant du bout de sa canne à
pomme d'or contre le fond de la dalcche.
La vieille mule fit un pet.
CHAPITRE CCLXIII.
■* * *
Suite de V histoire de tabbesse des ÀndoulU
lettes.
— Nous sommes perdues ,, mon enfant , dit
Tabbesse à Marguerite.. Nous passerons la nuit
ici; Nous serons vplée$. $oijs sçpons violées.
Ohl dit Marguerite, il est Uvès-sûr que nous
serons violée?. _
— Sainte Marie . s'écria Tabbesse ( sans
ajouter l'interjection ô )? ieh ! qu'était-ce qu'une
ankylose? Pourquoi ai- je quitté le couvent
•ÏHÏSTRÀ* SHÀSftY. 5l5
de* Àttdôilillettes ? Vierge sainte, pourquoi
nWtto pas. permis qfce :ta servante descendît
impoUoe dans la tombe ?
— O tAàn ioigt, thon doigt! s'écria Mar-
guerite, prenant feu au mot de servante! Pour-
qubine fate snis-je pas contentée de le fourrer
ici et là , et enfin par tout ailleurs que dans ce
défifê? '
— Défilé, mon etaftnt, décria fabbesfce !
— Défile; ma chère mère, dît la no*ke.
• La frayeur leur irtaittoûrité la tète. L'tnie
ne savait te qtf dk -disait , ni l'autre ce qu'elle
répondait.
— O ma virginité, ttia Vhrgiûité/ s'éèriaît
Tablasse! : " '
^ YifÇbittè , ghAté i ttfc&tt 1* novî<* en tati-
CHAPITRE CGLXIt.
Suite de l'histoire de Tabbe&e des Andouil-
t I - < .t. a . 4 a
te/tes. .
I /.!•'»
• .1,1' : • •
— « Ma cli ère mèrfe > dit enfin la nfttiéë re-
tenait Ui ften à èMeV; * ^* P**^ éett&etx
certains «etk , qui soé* 4! awe énergie toute
puissante. Par leenr Vertu,* il tfe* poitft de
cheval, d'àftô) ni de wuîet, «qui, bongrfe',
5l<5 TRISTRAM SHANDT.
maigre, n'escalade la plus haute montagne
Quelque rétif, quelque obstiné ■ qu'il soit, à
peine les a-t-il entendus , qu'il pb^it. -^- Ce sont
des mots magiques, s'écria J'akfeessQ saisie
d'horreur. — Non x dit froidement Marguerite ;
. mais ce sont des mots que l'on ne saurait pror
noncer sans péché. — ; Quels sonij-ils, dibl'ah-
besse en l'interrompant? — Ils sont criminels
au plus, .haut degré', répondit Marguerite; ce
sont des . péchés . mortels : si - noqs sommes
violées , et que nous mourions sans avoir reçu
l'absolution de ces deuxvilaius roots .c'est fait
de nous. — Mais, dit l'abbessedes Àndouiilettes,
ne ppuvç&-yous~ /np,}es dire ? —OUI ma chère
mère , dit la novice , il est impossible de les
.prononcer, Il y aurait de quoi faire jqcmter au
visage tout le sang que l'on auraitdans le corps.
— Mais au moins, dit Tabbesse, vous pouvez
bien me les glisser dans l'oreiHeX ni ^
Dieu toul-puissant ! n'as-tu pas quelque ange
* gardien que tu puisses envoyer dani dé 'cabaret
au bas de la montagne? Tous tes esprits géné-
_ teu*; et , bienfaisant >spnt-il qc<tfp&£ «N'est-il
- 4#ûs Ja q*ture aucun ajgent que lu pui^gef em-
ployer ?. aucun ftifisof* qui 7 se glissait Je long
4. del'arjère qui 1# cqndukait au cœur,; irait ré-
yeiller le muletier . qui s'oublie an milieu des
T1USTRÀM StfÀNDY. 3r7
*
pois? Nul doux instrument ne lui rdppelleta-
t-il l'idée de Fabbesae, de Marguerite, et de
leurs rbsaîres noirs ?
Eveille, éveille-toi, muletier! Mais il est
trop tard; les horribles mots sont prononcés.
Jeune et belle lectrice, vous brûlez de les
apprendre ï Mais comment oserai-je vous les
dire ? O vous ! muse chaste , qui savez parler
de toutes les choses existantes sans souiller vosN
lèvres , instruisez-moi y secourez-moi.
CHAPITRE CCLXV.
Fin de r Histoire de Vabbesse des Andouilkttes,
*
— « Tous les péchés quelconques , dit l'ab-
besse ( devenue casuiste par la détresse où elle
se trouvait ) tous les péchés , ma chère fille
sont partagés en deux classes ; mortels et vé-
niels. Telle est la division établie par le saint
directeur de notre couvent ; et il n'y en a pas
d'autre. Or, un péché véniel étant déjà par
lui-même le plus léger et le moindre de tous
il est certain que si vous le séparez en deux
prenant une moitié et laissant l'autre , ou si
vous le partagez à l'amiable entre une autre
personne et vous , ce péclié , qui était déjà peu
de chose , se réduirait bientôt à rien. . . . .
5l8 TfilSTRAM 3HANDT.
« Or, je ne vois aucun péché à dire hou cent
fois , mille fois de suite ; de même qu'il n'y a
rien de malhonnête à prononcer la seconda
syllable isolée ', fut-ce depuis les matines jus-
qu'aux vêpres. Ainsi , ma chère fille, continua
l'abbesse des Andouillettes , je dirai bou ;tu me
répondras, je reprendrai; et ainsi de suite
alternativement. Et comme il n'y a pas plus de
ijial à àiv&fou qu'à dire bou , tu entonneras
Jou , et moi j'achèverai le mot en guise de ré-
pons , comme aux versets de nos compiles. »
L'abbesse toussa , donna le ton , Marguerite
suivit- et il en résulta le plus étrange duo dont
les fastes monastiques aient jamais fait men-
tion.
« Bou— bou— bou — bou , disait l'abbesse. »
Il n'est personne un peu instruite qui ne sa-
che ce que répondait Marguerite,
« Fou— fou— fou— fou, disait Marguerite. » "
Je lis dans vos yeux , mademoiselle , qu'au
besoin vous auriez, pu achever le mot pour
l'abbesse «
. A peine l'abbesse et Marguerite eurent-elles
commencé leur psalmodie , que les deux mules,
croyant reconnaître une musique qui leur était
familière , remuèrent la queue, mais sans avan-
cer d'un pas.— La recette opère , dit la novice.
I
THISÏKÀM SBAKDY. . ^ »9
w—Il faut recommencer, dit Fabbessè ; et le duo
reprit. . .
V
'• • • '....-. I.
-—Uabbtsse — b— b— b— b.
— &argucrit*-*%— g— g— g.
« Plus Vite ; dit Marguerite. »
— Marguerite--f-~f-~t-if.
— L %abbesse— t— t*— t* — t.
-— « Plus vite encore, dit Marguerite ; — »
f-f-M. »
— Z/tfMéw^t-t-t-t-
« Encore plus vite , prestissitnb , ma chère
mère
O ciel ! je n'en puis plus, dit" Fabbessè toute
essoufflée. Le Seigneur ait pitié de nous ! les
maudites bétes ne nous entendent pas, dit
Marguerite en soupirant. — Mais le diable nous
a entendues, dit Fabbessè des Àndouillettes. »
»
*
CHAPITRE CCLXVI.
' • Balki.
Bon Dieu ! quelle étendue de pays j'ai pan-
coprue! de combien de degrés je me suis rap-
proché d'un soleil plus chaud I que de belle*
520 t TAISTRAM,. SHANDY.,
villes, j'ai traversées , pendant le. temps,
dame ^ que yous avez mis à lire et à çonttnenr
ter cette histoire! J'ai vu Fontainebleau. Sens.
Joigny, Auxerre^ et Dijon, capitale .de la
Bourgogne ; et Cliâlonâ sur Saône , et Màcon ,
capitale du Mâconais, et peut-être vingt autres
villes et villages qui se trouvent sur la rouie, de
Paris à Lyon ; mais je pe suis pas plus en état
de .vous en parler,, que 4^ villjes.ije! k lune.
Ainsi , quelque chose que je fasse ,.xv.<>ilà un .
chapitre , et peut-être deux entièrement perdus.
« Sans mentir -, Tristram, votre histoire des
Andouilleltes est originale. »
Ajoutez, madame, qu'elle a distrait votre
attention pour ce qui va suivre, Si cf3ut été
quelque pieuse méditation sur la croix ,. quel-
que traité sur la paix , l'humilité,; la religion
chrétienne ; si j'avais; écrit sur le mépris des
choses terrestres , sur l'aliment céleste de l'ame,
ce pain des élus et des sages, cette sainteté ,
cette contemplation dont l'esprit de l'homme,
une fois séparé de son corps , doit se nourrir
à jamais , je conçoisj -madame , que vous m'au- .
riez vu finir , avec plus de plaisir , et recom-
*nencer.avec plus d'intérêt/- •'• '-1 l
Au lieu que cette abfre&e...i Je voudrais n'en
a\Qir jamais parlé. Mais le mal' est fkitj et
TRISTRAM SHANDY. 521
comme je n'efface jamais rien , voyons si je
trouverai quelque expédient pour vous ôter
celle idée de la tête
Avec votre permission, madame ,... je crains
que vous ne soyez, assise dessus. C'est mon bon*
net et ma marmotte que je cherche.
« Votre marotte , Tristram ? il y a plus d'une
heure quç vous la tenez. »
Oui! en ce-cas, madame , laissez- moi faire
deux ou trois cabrioles y danser la fricassée ,
et chanter lanturlu ; et je reviens à vous plus
sage et plus posé que jamais.
CHAPITRE CCLXVIL
r
Auxerre* .
Tovt ce qu'il y a à vous dire sur Fontaine-
bleau, en cas que vous le demandiez, c'est
qu'il est situé au milieu d'une vaste foret , à
quinze lieues au sud de Paris. La ville a un
certain air de grandeur; le château est antique
et noble. Le roi a coutume d'y passer les au-
tomnes avec toute sa cour , pour le plaisir de
la chasse. Là , tout Anglais d'une certaine fa-
322 TftJSTRÀM SHANDY.
çon, et surtout, milord , s'il est fait comme
yous (pquryu qu'il ait deux ou trois coureurs)
pçut prendre sa .part de oe divertissement j
Avec U seule . attention de ne pas jcourir plus
vite quç Ip ro.i.. ... . . m
II y s\ pourtant deu* raiso«* pour que vous
ne répétiez pas tuen haut ce que je viens dp
vous dire.
L'une , c'est que ççU pourrait faire renchérir
tes chevaux de chasse en Angleterre;
L'autre, c'e4qu}ln'y a. pas i\n i»ûtde vrai.
Continuons.
À Tégard de Sens , on pçgt r<e*p£diçr en ua
seul mot : Cest un siège arçh^cpiscçpal.
Quant à Joigny , je crois que le moins que
Ton puisse en dire; , est le miçux.
Mais pour Auxerre ! je pourrais en parler
jusqu'à demain. Je q'en Unirais pas si je vou-
lais. Lorsque je fis mon grand tour de l'Eu-
rope, sous la conduite de mon père, qui ne
voulut s'en fier qu'à lui-même pour m'aecqm-
pagner, et qui se fit suivre de mon oncle To-
bie , de Trim et d'Obadialî / et de presque
toute la famille, excepte de ma mère, nous
nous arrêtâmes à Auxerre deux jours * entiers.
« Mais , monsieur , pourquoi madame votre
mère nefut-ellc pas du voyage? Monsieur., cV*l
TMSTRÀM SHÀNDY. 525
qu'elle avait .entrepris de tricoter pour mon
père un grand pantalon de laine grisç , et.
qu'elle avait k cœur d'achever sa tâche. »
Mon père qui faisait la sienne de tirer parti
des choses les plus ingrates , et qui trouvait
partout à faire son profit , m'en a laissé de reste
a dire sur Àuxerre. Dans tous ses voyages, mais
principalement dans celui dont je parle , il
.suivait une route si différente dé celles que tous
les autres voyageurs avaient parcourues avant
lui ; il voyait les rois et les cours , et toute leur
magnificence sous un point de vue si origi-
nal ; ses remarques sur les caractères , les
mœurs et les coutumes des pays que nous tra-
versions , étaient si opposées à celles de tous
les autres hommes, et particulièrement à celles
de mon oncle Tobie et du caporal , pour ne
rien dire des miennes ; les hasards et les acci-
dens qui nous arrivaient, ou que ses systèmes et
son opiniâtreté nous attiraient journellement ,
étaient d'un genre si varié, si étrange , si tragi-
comique; en un mot, l'ensemble de ses aven-
tures et de ses réflexions forme un tout si
différent de tout ce qu'on a jamais vu dans au-
cun récit de voyageur, que ce sera ma faute,
et uniquement ma faute , si les voyages de mon
père ne sont pas lus et relus par tout voyageur
334 TBISTRAM SHANDT.
et tout amateur de voyages , tant qu'il y aura
des voyages et des voyageurs.
Mais ce riche ballot ne doit pas s'ouvrir en-
core. Je ne veux en tirer que ce qui m'est né-
cessaire pour débrouiller le système de noire
séjour à Auxerre. Je vois l'impatience du lec-
teur , et je m'empresse de la satisfaire.
— «Frère Tobie, dit mon père, voulez- vous,
en attendant le dîner, que nous allions voir ces
messieurs dont monsieur Séguier a parlé avec
tant d'éloges. — J'irai voir qui vqus voudrez ,
dit mon oncle Tobie dont la complaisance
était inépuisable. — 'Mais ces messieurs sont
des momies, reprit mon père. — Est* il néces-
saire de se raser , dit mon oncle Tobie? — *
Non,- parbleu! frère, s'écria mon père, au
contraire, une longue barbe nous donnera un
airde famille tout-à-faitconvenable. » Là-dessus
nous nous mîmes en marche , mon oncle To-
bie , appuyé sur le caporal , et formant l'ar-
rière-gàrde , et nous nous acheminâmes yers
l'abbaye de Saint-Germain.
— « Tout ce que nous, voyons, dit mon père
au sacristain, qui était un jeune frère de l'or-
dre de Saint-Benoît , est vraiment très-beau , et
très-riche, et très-magnifique. Mais ce n'est pas
là le but de notre curiosité. Nous voudrions
TRISTRAM SHANDY. 3^5
voir ces corps desquels monsieur Séguier a
donné au public une description si exacte. »
Le moine s'inclina , et , prenant dans la sa-
cristie une torche consacrée à cet usage > il nous
conduisit au tombeau de Saint- Héréhald. —
« Voici , dit le sacristain , en posant la main
sur la tombe, voici un prince célèbre de la
maison de Bavière , qui, sous les règnes suc-
cessifs de Charlemagne, de Louis le Débonnaire •
et de Charles le Chauve, jouit d'une grande
autorité dans le gouvernement. Il contribua,
plus que personne , à rétablir partout l'ordre
et la discipline. — Il faut donc, dit mon oncle
Tobie, qu'il ait été aussi grand dans le ebamp
de Mars que dans le cabinet. C'était, à coup
sûr, quelque preux et vaillant chevalier. - C'était
un moine, dit le sacristain. »
Mon oncle Tobie et Trim se regard èrent pour
chercher quelque consolation dans les jeux de
l'un et de l'autre; ils n'en trouvèrent point.
Mon père frappa des deux mains sur ses cuisses;
c'était son geste ordinaire quand il voyait ou
qu'il entendait quelque chose de très-plaisant.
11 ne pouvait souffrir les moines , ni tout ce
qui y avait rapport; mais la réponse du sacris-
tain portant plus à-plomb sur mon oncle To-
bie et sur Trim que sur lui, ce fut pour lui un
/
5a6 TRISTKAV STTANDT.
triomphe relatif qui le mit de la plus belle
humeur du monde. \
— Et comment, J.e vous prie, appelez-vous
ce gentilhomme-ci , demanda mon père efi
riant? — Cette tombe , dit le jeune bénédictin ,
en baissant les yeux , contient les os de sainte
Maxime , qui vint de Ravenne exprès pour
toucher le corps. — De sainte Maxime , dit
mon père, coupant la parole au sacristain? — *
Ce sont, ajouta mon père», les deux plus grands
saints de tout le martyrologe. -•- Excusez-moi y
dit le sacristain ; c'était pour toucher les os de
saint Germain , fondateur de l'abbaye. — Et
qu'est-ce qu'elle gagna par-là, dit mon oncle
Tobie? — Parbleu, dit mon père, ce qu'une
femme gagne ordinairement quand elle va en
pèlerinage. — Elle gagna le martyre, répliqua
le jeune bénédictin , en s'inclinant jusqu'à
terre, et disant ce peu de mots d'un ton de
voix à la fois si modeste et si assuré , que mon
père en fut désarmé pour un moment. — On
croit, continua le bénédictin , que sainte Ma-
xime repose dans cette tombe depuis quatre
cents an»; et il n'y en a que deux cents qu'elle
est canonisée. — - On est long-temps à faire son
chemin, frère Tobie, dit mon père, dans cette
armée de martyres. — Hélas l dit Tri m, dans
TRISTRÀM SHANDY, ^27
qaclque corps que ce soît , quand un pauvre
diable n'a pas le moyen d'acheter... »
— « Pauvre sainte Maxime, dit mon oncle
Tobie à demi- voix, en s' éloignant de sa tombe !
— Elle était , continua le satristain, une des
plus belles et une des plus grandes dames de
France et d'Italie. — Mais qui diable est en-
terré-là, à côté d'elle, dit mon père, montrant
du bout de sa canne une grande tombe près de
laquelle il passait? — C'est saint Prospçr,
monsieur, repondit le sacristain. — Peste, dit
mon père, saint Prosper est fort bien placé-là.
Et quelle est l'histoire de saint Prosper , con-
tinuait-il ? — St. Prosper , répliqua le sacris-
tain , était évéque. — Par le ciel , s'écria mon
père en l'interrompant, je m'en doutais. Saint
Prosper! l'heureux nom ! Comment saint Pros-
per eût-il manqué d'être évéque ou cardinal? »
Il tira son journal de sa poche, le sacristain
tenant sa torche pour l'éclairer', et il écrivit
saint Prosper , comme un nouvel appui à son
système sur les noms de baptême. Et j'oserai
dire que , vu le désintéressement qu'il appor-
tait dans la recherche de la vérité , il aurait
ttouVé un trésor dans le tombeau de saint
Prosper, qu'il ne se serait pas cru si riche.
C'était la visite la plus heureuse, la plus
3a& TRISTRAM SHANDY.
utile qu'on eût jamais rendue à la mort. Enfin 7
mon père fut si charmé de sa découvert^ yl
qu'il se décida sur-le-champ à passer un jour
de plus à Auxerre.
# — « Je verrai demain le reste de ces bonnes
gens , dit mon père, comme nous traversions
la place. — Et , pendant ce temps-là , frère
Shandy y dit mon oncle Tobie , le caporal et
moi nous visiterons les remparts. »
CHAPITRE CCLXVIII.
Je ne sais plus oùfen suis.
Me voici pour le coup dans. un labyrinthe
tout à fait inextricable. Dans l'un ( c'est celui
que j'écris maintenant) j'en suis dehors depuis
long - temps. Dans l'autre ( c'est celui que je
dois écrire un jour ) je n'en suis pas encore
tout-à-fait sorti.
Il y a en toutes choses un certain degré dé
perfection ; et , en voulant aller au-delà, je me
suis mis dans une situation où jamais voyageur
ne s'est trouvé avant moi , Caç, en ce même ins-
tant je suis sur la place d'Auxcrre , avec mon
père et mon oncle Tobie , regagnant l'auberge
et le dîner. J'entre en même temps dans la ville
TRISTRAM SHANDY. foj)
de Lyon , avec ma chaise de poste rompue en
mille pièces; et , pour compléter l'extravagance,
je me trouva ( toujours au même instant ) sur
les bords de la Garonne, dans un joli pavillon
bâti par Pringello , que monsieur Saligûac m'a
prêté y et dans lequel j'écris cette rapsodie.
Laissez-moi recueillir un peu , et reprendre
ensuite le fil de mon voyage.
CHAPITRE CCLXIX.
Lyon.
« Après tout, dis- je , j'en suis bien aise» ;
c'était au moment où j'entrais à pied dans la
ville de Lyon , suivant à pas lents une charrette
qui portait pêle-mêle mon bagage et les débris
de ma cbaise. « Oui , continuai- je , je suis
charmé qu'elle soit rompue, et j'y voi& un
profit tout clair. 11 ne m'en coûtera pas plus
de sept francs pour descendre par eau jusqu'à
Avignon, ce qui m'avancera de quarante lieues:
là , dis- je , en continuant mon calcul économi-
que , il me sera facile de louer deux mules ,
ou même deux ânes si je l'aime mieux ( d'au-
tant que je ne suis connu de personne ) , et je
traverserai les plaines du Languedoc presque
pour rien. Il est clair que l'accident de ma
33û TJlISTItÀM SHÀIfDt.
chaise me vaudra au moins quatre cents livres,
et du plaisir : du plaisir pour deux fois autant.
Avec quelle rapidité , continuai- je , en frappant
des mains , je vais descendre le Rhône y laissant
le Vivarais à droite et le Dauphiné à gauche !
La vitesse du fleuve me laissera voir à peine les
anciennes villes de Vienne , de Valence et de
Viviers. Quelle noigrelle flamme pétillera dans
mes esprits , lorsque j'arracherai une grappe
pourprée sut les coteaux de PHermitagc et de
Côte-Rotie , en passant au pied de ces vigno-
bles! et comme mon sang se trouvera rafraîchi
et ranimé à l'aspect de ces anciens clïateagx ,
semés sur les bords du Rhôfte, de ces dhâteaux
fameux, d'où partaient jadis de cotirtois che-
valiers pouf redresser les tôt ts et protéger la
beauté l quand je verrai ces gouffres , ces ro-
chers , ces montagnes , ces cataractes , et tout
ce désordre de la nature, dont elle-même s'en-
toure au milieu de ces plus beauï ouvrages ! »
A mesure que je faisais ces réflexions , il me
semblait que ma chaise qui, au moment de son
naufrage , avait encore assez belle apparence ,
diminuait insensiblement de valeur. La pein-
ture avait perdu sa fraîcheur , et la dorure son
lustre ; et le tout ensemble me paraissait si pau-
vre, si mesquin , si pitoyable, en un mot si fort
TRISTRÀM SHA5DY. 5:>1
au-dessous delà calèche même de l'abbesse des
Andouillettes , que j'ouvrais déjà la bouche
pour donner ma chaise à tous les diables....
quand un petit sellier qui traversait la rue à pas
précipités , vint me demander d'un air effronté :
Si monsieur ne voulait pas faire raccommo*-
der sa chaise. « Non parbleu , dis-je d'un ton
d'humeur. » Monsieur aimerait peut - être
mieux la vendre. » Oh ! de tout mon cœur ,
lui dis- je , il y a du fer pour quarante francs > les
glaces peuveut valoir autant, et je vous donne
le resté par-dessus le marché. »
.« Que d'argent cette chaise m'aura rapporté,
dis-je , pendant qu'il me comptait la somme ! »
c'est ma méthode ordinaire d'enregistrer . les
petits accidens de la vie ; je les estime un sou
chacun , de quelque nature qu'ils soient.
Dis , ma chère Jenny , dis à Ces messieurs
comment je me suis conduit dans un accideut
de l'espèce la plus accablante quipuisse arriver
à un homme aussi fier de son sexe que je le suis
et qu'on doit l'être.
C'est assez , me dis-tu , en te rapprochant
de moi, tandis que je me tenais debout, les
yeux baissés , mes jarretières à la main , et que
je réfléchissais sur l'événement qui devait avoir
et qui n'avait pas eu lieu. C'est assez, Tristranl,
33i TRISTRAM SHANDY.
me dis-tu. J'ai vu ta bonne volonté , et je suis
contente.
Un autre eût voulu s'abîmer dans les en-
trailles de la terre.
— « A quelque chose malheur est bon , ré-
pliquai-je , et l'on ne peut tirer parti de tout.
« J'irai passer six semaines dans le pays de
Galles , et j'y boirai du lait de chèvre, et mon
accident me vaudra sept années de vie. »
' Oh ! j'ai le plus grand tort de me plaindre
de la fortune , de lui reprocher ses rigueurs ,
et cette foule de petits chagrins dont elle n'a
cessé de m'accabler! Si j'ai quelque reproche
fondé à lui faire , c'est de ne m'avoir pas plus
maltraité encore. Suivant ma manière de comp-
ter, une vingtaine de malheurs bien condi-
tionnés m'auraient rapporté plus qu'une pen-
sion de cent guinées; or cent guinées ou à
peu près, c'est à quoi se borne mon ambition.
Je ne me soucie pas d'avoir à payer les rete-
nues d'une somme, plus considérable.
CHAPITRE CCLXX*
Vexation.
Four ceux qui se connaissent en vexations ,
et qui les appellent par leur nom , il ne sau-
TRISTRAM SHÀNDY. 333
rait y en avoir une pire que de passer presque
tout un jour à Lyon , la ville de France la plus
opulente > la plus commerçante , la plus riche
en restes précieux de l'antiquité , et ne pouvoir
la visiter : en être empêché par quelque cause
que ce soit , c'est déjà une vexation ; mais en
être empêché par une vexation , c'est ce que
tout philosophe appelera , à bon droit , vexa-
tion sur vexation. ,
J'avais pris mes deux tasses de café au lait
( ce qui , par parenthèse > est excellent pour
la consomption ; mais il faut que le café et le
lait aient bouilli ensemble , autrement ce n'est
que du café et du lait. ) Il était huit heures du
matin , le bateau ne partait qu'à midi, et j'a-
vais le temps de voir et de connaître Lyon ,
assez pour en fatiguer à mon retour les oreilles
de tous les amis que je puis avoir dans le,
monde.
a J'irai d'abord à la cathédrale , dis-je , en
regardant ma liste , et je verrai le mécanisme
merveilleux de la fameuse liQrloge de Lippius
de Baie. »
11 faut que j'avoue ici mon ignorance. D*
toutes les choses du monde ( desquelles il y a
fort peu que je comprenne) , celle' que je com-.
prends le moins, c'est la mécanique. Mon es-
534 TÎIISTRÀM SH1NDT.
prit, mon goût, mon imagination , tout s'y
refuse : et mon cerveau est si entièrement bou-
ché pour tout ce qui y a rapport, que je dé-
clare solennellement que je n'ai jamais pu
concevoir le mécanisme d'une cage d'écureuil ,
ni de la roue d'un gagne-petit, quoique j'aie
étudié l'une à plusieurs reprises avec la plus
grande attention , et que je me sois tenu auprès
de l'autre des heures entières avec une patience
angélique.
« N'importe, dis-je, je verrai le jeu sur-
prenant de cette fameuse horloge, et c'est
par-là que je commencerai. J'irai ensuite visiter
k grande bibliothèque des jésuites, et je tâ-
cherai de voir, s'il est possible, les trente
volumes de YHistoire de la Chine, écrite
(non en langue tarlare) mais en langue chi-
noise, et avec des caractères chinois. »
Or, j'entends tout aussi peu la langue chi-
noise que le mécanisme de la sonnerie de Lip-
pius; et je laisse aux cucieux à expliquer pour-
quoi ces deux articles se trouvaient les premiers
sur ma liste. C'est encore ici un des problèmes
de la nature 7UDede6 bizarreries! de cette dame
capricieuse ; et ses vrais amateurs ont le même
intérêt que moi à en deviner la source.
« Quand nous aurons vu ces deux curiosités,
TIUSTRAM SHÀNDT. 535
dis~je , de manière à être entendu du valet de
place qui se tenait derrière moi , il q'y aura
pas de mai que nous allions à Fégljse de saint
Irénée, pourvoir le pilier auquel Jésus-Christ
fut attaché ; et nous verrons ensuite la piaison
où demeurait Ponce-Pilate. — Ces deux choses-*
ci, dit le valet de place, ne se voient qu'à la
ville voisine, à Vienne. Taùt mieux! dis- je en
me levant brusquement de ma, chaise, et me
promenant dans ma chambre avec des enjam-
bées deux fois plus grandes que mon pas or-
dinaire. Je verrai d'autant plutôt le tombeau
des deux amans. >\ •
Je pourrais de même laisser à deviner aux
curieux quelle fut la cause de ee mouvement
précipité, et pourquoi je fis de grandes en-
jambées, en prononçant ces mois ; mais, comme
cela ne' regarde en rien le mécanisme de la
sonnerie, il vaut autant pour le lecteur que je
le lui explique moi-même.
CHAPITRE G CL XXI
Les deuçc amtms.
Oh ! il y a dans la vie de l'homme une épo-
que cliarmante l'Cest lorsque son cerveau étant
encore tendre et flexible, et toutes ses sensa-
556 THISTRAM SITANDT.
tioiis promptes et faciles , l'histoire de deux
amans passionnés , séparés l'un de l'autre par
de cruels parens, et par une destinée plus
cruelle encore....
Paulin , c'est l'amant ;
Pauline , c'est son amante :
Chacun ignorant le sort de l'autre...
L'un a Test ; l'autre à l'ouest
» »
Paulin fait esclave par les Turcs, et mené à
la cour de l'empereur de Maroc ? où la prin-
cesse de Maroc devenant éperdument amou-
reuse de lui, le retient vingt ans en prison , ne
pouvant vaincre sa constance pour Pauline.
Elle (Pauline ), pendant tout ce temps errant
pieds nus, les cheveux épars, sur les .rochers
et les rnontagnes pour chercher son amant :
Paulin! cher Paulin! Et faisant redire son
■
nom aux échos des collines et des vallées,.
Paulin ! Paulin !
Noyée dans les larmes, abjméc dans le dé-
sespoir, assise à la porte de chaque ville,
de chaque village : Mon cher amant , mon
cher Paulin a-t-il passé là ? Personne n 'a-t-
il vu mon cher Paulin ? Et , parcourant ainsi
tout ce vaste univers, jusqu'à ce qu'enfin un.
t'kïSTRÀM SHAlfDT. 35^
hasard inespéré les ramenant tous deux, quoi-
que par différens côtés, au même instant de la
nuit, à une des portes de Lyon, leur patrie
coramt$ne, > et chacun d'eux s'écriant à la fois
avec un accent trop bien connu :
Mon cher Paulin, ma chère Pauline f
vit- il , vit-elle encore?
»
Ils se reconnaissent sans se voir, ils volent
dans les bras l'un de l'autre, et meurent de
joie en s'embrassant.
H y a , dis-je', une époque charmante dans la
vie de tout homme sensible. C'est quand une
pareille histoire lui plaît > le touche, l'intéresse
davantage que tous les rogatons, bribes et
fragmens de l'antiquité qu'il rencontre en
foule chez tous les voyageurs.
C'était tout ce qui m'avait frappé en lisant
les détails queSpon et les autres nous ont laissés
sur la ville de Lyon. Mais ce qui acheva de me
charmer, fut ce que je trouvai depuis dans un
autre voyageur ( Dieu sait lequel), qui rap-
porte qu'un tombeau fut érigé à la fidélité de
Paulin et <le Pauline, et placé près de cette
même porte qu'ils avaient consacrée ^ar leur
mort touchante. -Et sur ce tombeau, ajoute
l'auteur, les amans vont encore aujourd'hui
II. 22
538 THISTRÀM SHANDT.
évoquer leurs ombres , et les prendre a iemoid
de leurs sermens.
Je doute qu'en aucun temps de ma vie j'eusse
pu me soumettre à un tel genre d'épreuves ;
mais ce tombeau des amans revenait sans cesse
à mon imagination. Je ne pouvais parler de
Lyon, ou seulement y penseç, quedis-je? je
ne pouvais voir une étoffe de Lyon, sans que
ce précieux monument de fidélité antique me
revînt à l'idée. Et j'ai souvent dit dans ma
manière libre de m'exprimer (peut:être même
avec quelque irrévérence), que ce tombeau,
tout négligé qu'il était, me semblait d'un aussi
grand prix que celui de la Mecque, et même
que la Santa Casa deLoiette, à la richesse près.
Je m'étais même promis , quoique je n'eusse
aucune affaire à Lyon , de ne pas mourir sans
en avoir fait le pèlerinage.
Ainsi , quoique sur la liste des choses que
j'avais & voir à Lyon, cet article fut le dernier ;
on peut voir qu'il n'était pas le moins intéres-
sant pour moi. En ruminant ce projet dans ma
tête , je fis donc dans ma chambre une douzaine
ou deux d'enjambées plus longues que de cou
tume; je descendis ensuite froidement dans la
cour , dans le dessein de sortir : incertain si je
retournerais à mon auberge, je demandai mu
TRISTRAM SHAHDY. 33<j
carte à l'hôte , je le payai ; je donnai , de plus ,
dix sous à la fille , et je recevais les dernier»
complimensde M. le Blanc , qui me souhaitait
un heureux voyage , quand je fus arrêté à la
porte.
CHAPITRE CCLXXII.
L'Ane.
C'était un pauvre âne avec de grands pa-
niers sur le dos, qui ramassait, comme par
charité, des feuilles de raves et des trognons de
choux/ U était indécis, ses deux pieds de de-
vant su/ le seuil, et à moitié engagés dans la
. porte, ses deux pieds de derrière dans la rue,
et ne sachant pas bien s'il entrerait ou non.
Or, un âne est pour moi une espèce d animal
sacré. Quelque pressé que je sois, il m'est im-
possible de le frapper. La patience avec la-
quelle il endure les mauvais traitemens, est
écrite d'une manière si naturelle sur sa physio-
nomie et dans tout son maintien ! elle plaide si
puissamment pour lui, qu'elle me désarme -
toujours, tellement que je ne saturais même lui .
parler brutalement*
Au contraire, quelque part que je le ren-
contre; à la ville ou la campagne, à la char-
3/J0 TRISTRAM SÔANDVi
rette ou sous des paniers , en esclavage ou en
liberté, j'ai toujours quelque chose d'honnête
à lui dire: et, comme un mot en amène un au-
tre , s'il est aussi désœuvré que moi, j'entre en
conversation avec lui. Sûrement mon imagina-
tion n'est jamais plus sérieusement occupée
que lorsqu'elle m'aide à traduire ses réponses
d'après sa contenance. Et si sa contenance ne
s'explique pas assez clairement, je descends au
fond de mon cœur et ensuite au fond du sien,
pour y trouver ce que , suivant l'occasion , il
est naturel, soit k un homme , soit à un âne
de penser.
. De toutes les espèces qui sont au-dessous de
moi , c'est, en vérité, la seule avec laquelle je
puisse converser ainsi. Quant aux perroquets
et autres oiseaux jaseurs , je n'ai jamais un mot
à leur dire , non plus qu'aux singes , et par la
même raison. Les uns parlent, les autres agis-
sent par routine, et tous me rendent également
silencieux.
. Bien plus mon chien et mon chat je les
aime beaucoup , et mon chien, surtout } qui
est au désespoir de ne pouvoir parler. Mais,
quelle qu'en soit la raison , il est certain que
ni l'un ni l'autre ne possèdent le talent de la
conversation. Là mienne avec eui ( de même
TRISTA1M »HiN0Y. 54?
que celles de mon père avec ma mère dans sei
lits de justice), ne saurait aller plus loin
qu'une demande, une réponse et une réplique:
une. fois -ces trois choses dites , le dialogue
finit» ?
' Mais avec un âne ! je causerais toute ma vie*
« Viens , honnête aijimal ,lui dis-je, voyant
qu'il m'était impossible de passer entre la
porte et lui , veux- tu .eatrér? 0u veux- tu
sprtir?.
L'ânè courba son cou, et tourna la tête du
eèté delaTue. '
Eh! bien, répliquai-je , nous attendrons
• *
ton maître une minute. »
Il ramena sa tête d'un air pensif, et regarda
fixement de 1 autre côté. A .
• , ■ M m . ■
9
«Je t'entends parfaitement, répondis- je,
si tu fais un seul pas mal à propos , tu seras
battu impitoyablement. Après tout , une mi-
nute n'est qu'une minute, et elle ne sera pas
perdue , si elle me sert à éviter la bastonnade à
un de mes frères. »
Pendant cette conversation il mangait une
tige d'artichaut, et, se trouvant pressé entre son*
appétit d'une part, et l'amertume $e la plante
de l'autre, il l'avait laissé tomber six fois de sa
• * * * »
54^ TRI5TRAM SHANDY.
bouche, six fois il l'avait ramassée. » Dieu
te soit en aide, pauvre animal, dîs-je! tu
fais là un déjeuner bien amer! et le travail
rend tous tes jours amers, et bien émère., je
crois, est ta récompense ! Chacun mène la' vie
qu'il peut; mais dans la tienne, tout.... tout
est amertume. Ta bouche en ce moment doit
être amére comme la suie.... ( il avait enfin re-
jeté sa tige d'artichaut. ) Et y dansle monde en-
tier , peut-être , tu n'as pas un ami qui te
donne un macaron 1 » Disant cela. , je tirai de
ma poche un cornet de macarons que je venaU
d'acheter, et je lui en donnai un. Mais, en ce
moment où je me rappelle cette action , mon
cœur me reproche qu'elle partait plutôt de
Tidée plaisante que je me faisais de voir corn*
ment un âne s'y p rendait pour manger un
macaron , que d'un véritable principe de bien-
veillance.
*• Quand l'âne eut mangé son macaron, je le
pressai d'entrer. Le pauvre animal '{tait horri-
blement chargé; ses jambes semblaient trem-
bler sous lui; il résistait et portait son poids en
arrière. Je le tirai par ton licol ; le licol se
cassa dans ma main. L'âne me regarda d'un air
inquiet: Au nom du ciel ne mèjrappez pas !
cependant*, si vous le voulez V.+VQUS le pou*
7im-,
/'.,,
M*.
L
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V* * <& ■ x* ;
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^■^Haasjfp,
,«• li^fn^tfaim*
tylL .//"
y, *...
TftiSTRÀM SHANDY. 5^'
itez. «Moi! te frapper, dis- je, Vannerais mieux
être damnéf >t m ' % ..->-.>
,■ Le root n'était encore prononce qU?à moitiç,
comme avait été celui de l'abbesse des Àndouil
lettes^ ainsi le péphé n'éUàt'pafr donsotnfâé ,
tpaand wi famine qui voulait entrer, fit pieu-
v#ir une' grêle de coup* sut la croupe de la
pauvre bëtéj ee qui riiit fin a la cérémo»ié\ . ,
<jt Au diable^ br1 écriai -je! >>' «■.; ;'
* ' L'âne fie précipita pour entrer; et',; dans la
tfclétfdë; d&soh- mouvement, il me froissa rude-
ment contre la muraille, tandis qu'un bout
Gosier qui ^passait le tissu de son pa tirer ac-
crocha la poche de ma; culotte $ et la déchira
âatiis la directtoft la plus- désastreuse que voue
puissiez imaginer: ...••!»*.:• J .. ; :.' ?.
u4u diable y avais-je dit! u • * •••
1 Je rie m'adressai* point ài;Vfrnefet pourtant
ce Fut pe&k-&fe ce qui le fit épttei? f peut>-êt*e .
aussi fut-ce -les coups de bâton. C'est «d point
qui n'a pas été éckifci , et que jç Itàssje à déci-
der à messieurs de la société royale; Et ]*aî
rapporté mes culottés tout exprès potfr les en
faire juges.
344 TRI5TRAM SHÀNDT.
CHAPITRE CCLXXIIL
Lie commis. .
Quand tout fut réparé, je descendis une
fois dans la cour avec mon valet déplace, dans
le dessein de sortir pour aller visiter le tombeau
des deux amans et. le reste. Mais je fus encore
arrêté à la porte; non par lane,. .mais par
celui qui l'avait battu, et qui, par une suite
naturelle de sa victoire, s'était emparé, du
champ de bataille.
- C'était un commis de la poste qui venait me
demander six livres et quelques sous.
— «Et à propos de quoi, 4ui.dis-je? C'est
de la part du roi , me dit le cornpais, en le-
vant les épaules. »
— « Mon bon ami , lui dis- je , tout comme
je suis moi , et que vous êtes vous...; »
— « Eh! qui êtes-vous, me dit*il? -—Que
vous importe, lui dis- je? »
CHAPITRE CCLXXIV.
Grande dispute.
— «Qui que je sois, continuai-je, en m'a-
dressant au commis, il "est très-indubitable
tristrajm shàkdy. 54S
que je De dois rien au roi de France > si ce
n'est bienveillance et respect. C'est un très-
honnête homme , et je lui souhaité toute sorte
de joie et de santé. » . .
— « Pardonnez-moi , reprit le commis , vous
lui devez six livres quatre sous pour Ja pro*-
chaine poste d'ici à Saint-Fous, sur la route
d'Avignon où vous allez.; laquelle étant une
poste royale , vous payez double,, tant pour
les chevaux que pour le postillon •; autrement
tous en auriez été quitte pour trois livres deux
sous. »
— « MaU, lùi.dia-je,. je ne vais point -par
terre. — Il ne tient qu'à vous , dit le 'com-
mis, » , • • .
— « Vous êtes bien bon, lui dis-je, en Éli-
sant une profonde révérence ! »
-. Le Commis me rendit ma révérence avec
toute la politesse et le sérieux d'un homme bien
élevé. Jamais révérence ne m'a autant décon-
cerce.
« Le diable emporte la gravité de ces gens-
là, dis-je à parti ils ne. comprennent non^plus
l'ironie que....» Jr, j m
La comparaison était encore à côté, d? nôup
avec ses paniers sur le dos. Mais je n'aime pas
à dire des vérités, trop dures. Au moment o£ je
546 TftlSTRAM SHÀNDY.
regardais l'âne, sa bonhomie me rendit la
mienne, et arrêta ma langue; je n'achevai pas
la comparaison.
— « Monsieur, dis-je après m'étre* un peu
recueilli, mou intention n'est pas de prendre la
poste. »
■— « Mais il ne tient qu'à vous, dit-il, per-
sistant dans sa première réponse. Personne ne
s'oppose à ce que vous preniez la poste. — Ma
volonté, dis* je, s'y oppose. »
— « Eh bien ! celle du roi est que vous n'en
payiez pas moins. »
■..■-*■ << Bonté du ciel, m'écriai- je ?
te Mais je voyage par eau , je m'embarque
sur te Rhône à midi, mon bagage est dans le
bateau, je viens de payer neuf francs pour mon
passage. »
' — « Oést égal ; c'est tout un , dit k com-
mis. »
— - • « B<m Dieu! quoi! payer pour la route
que je prends et pour celle que je ne prends
pas* »
•^ <c C'«st égal, répondit le commis. »
— <c C'est le diable, dis-je. Mais j'aime
mietat êtté enfermé dans dix mille Bastilles
que de...
« O Angleterre, Angleterre! m'écriai- je ,
TltlSTRAM SHÀSDY. $4l
en tombant à genoux, comme je commençais
l'apostrophe ; tu es le pays de la liberté et le
climat du bon sens; tu es la plus tendre des
mères, et la meilleure des nourrices! »
Le directeur de la conscience de madame
Leblanc survenant en ce moment, et voyant un
homme vêtu de noir, aussi pale que la mort,
paraissant plus pâle encore par le contraste de
son habit, et dans l'attitude d'un homme qui
prie, me demanda si je n avais pas besoin des
secours. dé l'église.
— « Héla9, dis-je! j'ai besoin- des secours de
la justice , et je vois bien que je ne les obtien-
drai jamais avec cette homme-ci. »
CHAPITRE CCLXXV
La paix est faite.
I
Voyant que le commis de la poste voulait
décidément avoir' ses six livres quatre sols, tout'
ce qui me restait à faire était 'de lui' dire quel-
que chose d assez piquant' pour valoir à peu
près mon argent. ,
* *
Voici donc comment je m'y pris.
— « Dites-moi, de grâce, monsieur le com-
mis, par quelle courtoisie, et en vertu de
quelle loi, vous traitez un- pauvre étranger
348 TRIS TRAM SHANOYr
sans défense tout justement à rebours d'un
Français? »
— « J'en suis biéa éloigné, me dit- il. »
— « Pardonnez-moi y dis-je , monsieur ,
vous avez coinmeneé par déchirer mes culottes,
et à présent vous me demandez mes poches.
Au lieu .que si vous aviez d'abord pris mes
poches, et que vous m'eussiez ensuite laissé
aller sans culotte , je n'aurai rien à. dire.
« Mais la façon dont on me traité est con-
traire à la loi de nature , contraire, à la loi de
raison , contraire à la loi de l'Évangile. »
■— « Mais non pas contraire a ceci , dit-il ,
en me présentant un papier imprimé. »
DE PAR LE ROI.
« Voilà , dis-je, tfn préambule touchant ! »
Et je me mis à lire m
..... J'entends , dis-je , après avoir par-
couru sa pancarte, c'est-à-dire qu'un homme
qui pari de Paris en chaise de poste, est obligé
de voyager ainsi tout le. reste de sa vie, ou de
payer l'amende. ,— Excusez-moi , dit le com-
TJtlSTRAM SHANDY. 549
liiisj' ce n'est pas là l'esprit de l'ordonnance.
.Mais que si vous partez avec le projet "d'aller
.en poste de Paris à Avignon , vous .ne poxivcz
changer d'avis ni prendre une autre manière
.de voyager, sans payer au préalable aux fer-
miers des postes plus loin que celle où le re-
pentir vous prend ; et cela est fondé , conti-
nua-t-il, sur ce qu'il ne faut pas que les reve-
nus du roi souffrent de votre légèreté. »
— « Oh ! par le ciel j m'écriai-je , si on taxe
la légèreté en France , ce que j'ai de mieux à
faire c'est de conclure' avec vous la meilleure
paix que je pourrai. »
Et la -paix fut ainsi faite.
Et si elle ne vaut rien , comme c'est Tristram
Shandy qui en a rédigé les articles 7 Tristram
Shandy mérite seul d'être pendu.
CHAPITRE CCLXXVL
Tablettes perdues.
' Quoique je sentisse bien que tout ce que
j'avais dit au commis pouvait valoir ses six
livres quatre sols, j'étais pourtant déterminé a
faire note de cet impôt sur mes tablettes avant
que de quitter la place. Ainsi, je mis la main
dans la poche de mon habit pour chercher mes
356 TMSTRAM SUÀNDY.
tablettes. Mou aventure peut servir d'avis aux
voyageurs à venir de prendre un peu plus
garde aux leurs.... les miennes n'y étaient plus.
Jamais aucun voyageur désolé n'a fait pour
ses tablettes autant de train et de carillon que
j'en fis pour les miennes.
— <c Ciel ! terre ! mer ! feu ! m'écriai-je ,
appelant tous les élémens à mon secours , on
m'a volé mes tablettes ! que vais-je devenir ?
Monsieur le commis , de grâce , mes tablettes
où étaient mes remarques, ne les ai-je pas
#
laissé écbapper tandis que nous causions en-
semble. »
— « Quant aux remarques > dit-il , vous en
avez laissé échapper un bon nombre de fort
extraordinaires. — Bon ! dis-je, vous n'avez
rien vu. H n'y en avait que pour six francs qua-
tre sous. Mais les autres ? (il secoua la tête. )
Monsieur Leblanc , madame Leblanc , n'avez-
vous pas vu mes papiers? La fille, courez dans
ma chambre. François , suivez-la. Il faut que
j'aie mes tablettes. Ce sont , m'écri^i-je , les
tablettes les plus précieuses > les plus sages ,
les plus ingénieuses. Que faut-il que je fasse ?
de quel côté dois- je me. tourner ? »
Sancho Fança , quand il perdit ses. provi-
TIWSTRÀM SHÀNDT. 55l
sions et son âne , ne s'affligea pas plus amère-
ment.
CHAPITRE CCLXXVIL
Elles sont trouçées.
Quand les premiers transports furent passes,
et que les registres de ma cervelle furent un
peu revenus de l'horrible confusion où le choc
de tant d'accidens réunis les avait jetés , il me
revint en mémoire que j'avais laissé mes ta-
blettes dans la poche de ma chaise ; et qu'en
vendant ma chaise au sellier , je lui avais aussi
vendu mes tablettes.
Ici je laisse trois lignes en blanc y pour que
le lecteur puisse y placer le jurement qui lui
est le plus familier. Quant à rpoi y je pense que
s'il m'est jamais échappé un jurement, bien
complet , bien marqué , ce fut en cette occa-
sion. « ******! m'écriai-je, ainsi donc, mes
remarques si pleines d'esprit , et qui valaient
quatre cents gainées! j'ai été les vendre à un
sellier pour quatre louis d'or ! ct; par le ciel I
S5n TKISTRAM SHANDÏ.
je lui ai donne par-dessus le marché une chaise
qui eu valait six ! encore si c'eût été quelque
libraire célèbre qui ? en quittant son commerce,
eût eu "besoin d'une chaise de poste , ou qui ,
en le commençant . eût eu besoin de mes re-
marques , j'y aurais moins de regrets. Mais un
sellier! François, m' écriai- je, mène-moi chez
lui tout-à-Theure. » François mit son cl) a peau,
et marcha devant moi. J'ôtai mon chapeau en
passant devant le commis,et je suivis François.
CHAPITRE CCLXXVIII.
Papillotes.
Quand nous arrivâmes chez le sellier , nous
trouvâmessa maison fermée, aussi-bien que sa
boutique. C'était le huit septembre, jour de
la Nativité de la bienheureuse Vierge Marie ,
mère de Dieu.
On avait planté le mai, et tout le mondé
y courait ; toutes les musettes étaient en l'air ;
c'était des sauts , des Cabrioles : on dansait ,
on chantait ; personne ne s'embarrassait de
moi ni de mes tablettes. Je m'assis à la porte
sur un banc , et je me mis à philosopher sur
le malheur de ma position. Par un hasard plus
heureux que je n'ai coutume d'en rencontrer,
TRISTRÀM 5HÀNDY. 553
il n'y avait pas une demi-heure que j'attendais,
quand la maîtresse entra pour ôter ses pa- •
pillotes avant d'aller au mai.
Il est bon que vous sachiez que les Fran-
çaises aiment les mais à la folie,.... presque
autant que leurs petits chiens. Donnez-leur un
mai , n'importe en quelque mois que ce soit, elles
y courront, elles y oublieront le boire et le man-
ger et le dormir. Et si nous avions la politi-
que, en temps de guerre, de leur envoyer une
cargaison de mais ( d'autant que le bois com-
mence à devenir rare en France ) , les femmes
les planteraient d'abord; ensuite hommes et
femmes se mettraient à danser à l'entour, et
laisseraient le pays à notre discrétion.
La femme du sellier rentra , comme je vous
l'ai dit, pour ôter ses papillotes. La toilette
est pour les dames la première occupation de
la vie. Tout en ouvrant la porte, la femme du
sellier ôta sa coiffe , et commença à jeter ses
papillotes : une d'elles tomba. à mes pieds; je
reconnus mon écriture.
— « O dieux! m' écriai- je, madame vous avez
toutes mes remarques sur la tête. — J'en suis
bien mortifiée, dit-elle. — Il est bien heureux
pour elles , pensai-je , quelles se soient arrêtées
à la superficie. Pour peu qu'elles eussent péné-
ii. *3
354 TRISTRAM SHÀNDY.
tré plus avant, elles auraient mis une caboche
• femelle, et surtout française, dans une telle
confusion, que mieux aurait vallu pour elle
demeurer toute l'éternité sans être frisée. »
— Tenez ^ dit-elle. Et, sans aVoirla moindre
idée de la nature de mes souffrances, elle ôta
ses papillotes , et les mit gravement l'une après
l'autre dans mon chapeau. L'une était tortillée
d'une façon , l'autre tortillée de l'autre « Et
par ma foi, dis- je, si elles sont jamais pu*
bliées , on verra bien un antre tortillage. »
CHAPITRE CCLXXIX.
La colicjue.
— « Allons voir l'horloge, dis-je, de l'air
d\m ho tome que les difficultés n'arrêtent pas,
allons voir Y Histoire de la Chine et le reste.
Rien ne saurait à présent m'en empêcher , — si
ce n'est le temps, dit François; car il est prés
d'olize heures. —Il n'y a qu'à marcher plus vite ,
dis-je. » Et nous prîmes le chemin delà cathé-
drale.
Dans la vérité de mon cœur , je ne puis dire
que j'aie éprouvé là moindre peine , quand un
sacristain que je rencontrai surla porte, me dit
que la fameuse horloge de Lippius était toute
TIUSTRÀM SHANDY. 355
détraquée, et qu'elle n'allait plus depuis plu-
sieurs années. « J'en aurai plus de temps, me
dis- je à moi-même , pour parcourir Y Histoire
de la Chine ; et d'ailleurs , je suis plus en état
de rendre compte de l'horloge depuis qu'elle
ne va plus, que si elle eût été dans son état
florissant. »
Ainsi donc je m'acheminai au collège des
Jésuites. /
Il en est du projet que j'avais de voir celte
Histoire de la Chine , comme de beaucoup
d'autres que je pourrais citer, qui ne frapr.
pent l'imagination que de loin ; car, à mesure
que je m'approchais de l'objet, mon sang se
refroidissait; peu à peu ma fantaisie passa
tellement que je n'aurais pas donné une oboU
pour la satisfaire. La vérité était qu'il me res-
tait peu de temps, et que mou cœur m'en*-
traînait au tombeau des deux amans. * Je prie
le ciel, dis* je, en saisissant le marteau pour
frapper , que la clef de la bibliothèque ne se
trouve point. » U en arriva autrement;' mais
la chose revint au jnême.
Tous les Jésuites avaient la colique, et une
colique telle qu'ils n'en sont pas encore guéris.
356 TftlSTRAM SHÀNDY.
CHAPITRE CCLXXX.
Le tombeau des amans.
Je connaissais le tombeau des amans , comme
si j'eusse demeuré vingt-ans à Lyon. Je savais
qu'il fallait tourner à main droite en sortant
de la porte qui conduit au faubourg de Vèse.
J'envoyai François au bateau , afin de pouvoir
rendre l'hommage que j'avais si long-temps
différé, sans témoin de ma faiblesse. J'étais
transporté de joie pendant tout le chemin.
Quand j'aperçus la porte qui me dérobait la
vue du tombeau, je sentis mon cœur embrasé.
« Tendres et fidèles esprits, m'écriai- je , en
parlant à Paulin et à Pauline, long-temps,
trop long-temps j'ai tardé à verser cette larme
sur votre tombeau. Je viens... je viens.... »
Quand je fus venu , je ne trouvai point
de tombeau sur lequel je pusse verser de lar-
mes.- * :
* Qufe n'aurais-je pas donné pour que mon
oncle Tobie eût pu me prêter en ce moment
son lila^urello ?
TMSTRÀM SHAïtDY. 557
CHAPITRE CCLXXXI. :
Je suis sur le pont d'Atitgnçn.
Du tombeau des amans , ou plutôt du lieu
où il devait être , et où je n'en trouvai pas ves-
tige , je volai pour rejoindre le bateau, où j'eus
à peine le temps d'arriver. Nous partîmes ; et,
dès que nous eûmes parcouru une centaine de
toises, le Rhône et fa Saône se réunirent , et
nous firent voguer le plus agréablement du
monde.
4
Mais mon Yoyage sur le Rhône a été décrit
d'avance. .
* * •
; Me voici à Avignon ; et ', comme cette vijta
n'offre rien d'intéressant qu'une vieille maison
où a demeuré, le duc d'Ormond:, et ne nte
donne lieu qu'à pne seule, remarque qui sera
faite. en peu.de mots , dans, trois minutes vous
allez me voir traverser \% pont d'Avignon,
affourché sur une mule , François me suivant
à cheval avec mon porte-manteau en croupe ,
et devant nous, entamant fièrement le chemin,
un homme en* guêtres , avec une longue cara-
3>ine sur l'épaule et une grande rapière sous le
bras. C'est celui qui nous a lqué nos montures,
553 TRISTRÀM SBÀlfDY.
et qui sans doute est bien aise de s'assurer de
nous et d'elles.
A dire vrai , si vous eussiez vu mes culottes
quand j'entrai dans Avignon ; si vous les
eussiez vues , surtout quand je voulus enjamber
ma mule , vous n'auriez pas trouvé la précau-
tion de l'homme si déplacée, et vous n'auriez pu
intérieurement lui en savoir mauvais gré. Quant
à moi, je trouvai son procédé tout naturel; et,
voyant bien que l'état délabré de mes culottes
pouvait l'avoir porté a s'armer ainsi de toutes
pièces, je me promis de lui en faire cadeau
quand nous serions au terme de notre voyage.
Mais , avant d'aller plus loin , souffrez que
je me débarrasse de la remarque que je vous
ai promise sur Avignon , et que voici : Quoi !
parce que le vent aura fait voler le chapeau de
dessus la tête d'un homme en entrant à Avi-
gnon , cet tomme se croira fondé à dire et à
soutenir qu'Avignon est- la ville de France la
plus exposée au Vert : rien n'est plus absurde;
et pour moi , je ne tins aucun compte de cet
accident, jusqu'à ce que mon hôte, que je
consultai là - dessus, m'eût assuré qu'en effet
Avignon était extrêmement sujet aux coups de
vent , et que cela même avait passé en pro-
verbe. J'en fais la remarque , surtout afin que
TIUSTRÀM SH1NDT. 559
les sa van s puissent m' expliquer la cause de ce
phénomène : quant à la conséquence, je la vis
d'abord. Ils sont tous à Avignon , comtes ,
ducs et marquis; le menu peuple est baron. On
ne saurait s'en faire entendre > pour peu qu'il
y ait de vent.
« Oh ! l'ami , fais-moi le plaisir de tenir ma
mule pour un moment. Il faut que j'ôte une de
mes bottes qui pie blesse le pied. « L'homme
se tenait les bras croisés à la porte de l'auberge ;
et moi , persuadé qu'il avait quelque emploi
dans la maison ou dans l'écurie, je lui mis la
bride de ma mule daras la main. Je raccommo-
dai ma botte , et, quand j'eus fini , je me re-
tournai pour reprendre ma mule , et remercier
monsieur le marquis.
Monsieur le. marquis était déjà rentré.
CHAPITRE CCLXXXII.
9
Plaines sans fin.
J'avais alors tout le midi de la France , Je?
rives du Rhône aux bords de la Garprme > à
traverser tout à mon aise sur ma mule. Je dis
tout à mon aise , car ['avais hissé Ja mort bien
loin derrière moi ; et Dieu, et Dieu tout seul ,
«ait à quelle distance.
36ô TRISTRAM SHANDT.
« J'ai poursuivi plus d'un homme en France,
dit-elle > mais jamais d'an train si enragé. »
Cependant elle me poursuivait toujours , tou-
jours je la fuyais ; mais je la fuyais gaiement :
elle me poursuivait encore , mats comme celui
qui poursuit sa proie sans espérance de l'at-
teindre. Elle s'amusait en chemin, et chaque
pas qu'elle perdait la • rendait plus traitable.
« Eh ! pourquoi , m'écriai- je , me presserais- je
si fort ?»
Ainsi , malgré ce que m'avait dit le commis
de la poste y je changerai encore une fois mon
allure ; et , après une course aussi rapide , aussi
précipitée que celle que je venais de faire , je
pensai avec délices au plaisir que pallais avoir
de traverser les riches plaints du Languedoc,
aussi lentement que ma mule voudrait laisser
tomber son pied.
Rien n'est plus agréable pour un voyageur,
ni plus fâcheux pour un homme qui écrit son
voyage , qu'une plaine vaste et riche , surtout
61 elle ne présente ni pont ni grande rivière ,
et si elle n'offre à l'œil que le tableau d'une
abondance monotone. Après nous avoir dit que
le pays est superbe , charmant y que le sol est
fertile , et que la nature y étale tous ses tré-
sors } il lui reste éternellement sur les bras une
T1MS TRAM SRAKDf. 36l
grande plaine inutile , et dont il ne sait que
faire. Il arrivera enfin à quelque ville. Faible
ressource l Au sortir de la ville , il retrouvera
une plaine , et puis encore une autre.
Quel supplice ! voyons si je viendrais à bout
de m'y soustraire*
CHAPITRE CCLXXXIII.
Nannette.
Je n'avais pas encore fait trois lieues et demie,
que l'homme au fusil commença à regarder à
• son amorce.
J'avais déjà fait trois pauses différentes,
dont chacune m'avait fait perdre un demi-
mille au moins. La première avec un marchand
de tamboursjla seconde avec deuxFAnciscains;
la troisième avec une ' vendeuse de figues de
Provence. .
Je voulais acheter son panier ; le marché fut
conclu à quatre sols, et l'affaire allait être
consommée sur-le-champ ; mais il survint un
cas de conscience. Quand j'eus payé les figues,
il se trouva dans le fond du panier deux dou-
zaines d'œufs recouverts avec des feuilles de
vignes. Je n'avais pas eu l'intention d'acheter
des œufs, ainsi je n'y avais aucun droit. Pau-
rais pu réclamer la place qu'ils occupaient ,
56a ~~ TRISTRÀM SHÀNDT.
mais à quoi bon cette chicane ? J'avais bien
assez de figues pour mon argent. »
La difficulté était que je voulais avoir le pa-
nier , et que la marchande voulait le garder.
Sans le panier elle ne savait que faire de ses
œufs; sans le panier, je n'avais que faire de
mes figues ; d'autant que celles-ci étaient déjà
trop mures , et que la plupart étaient crevées
par le côté. Il s'éleva là-dessus une petite con-
testation; et, après differens biais proposés,
voici le parti dont nous convînmes.
Ah! je devine.... Vous devinez, monsieur.
Oh! je vous défie, tout habilç que vous êtes,
je défierais le diable lui-même ( à moins qu'il
ne se soit mêlé de cette affaire, ce que je croi-
rais assez»), «de former une seule conjecture
approchante de la vérité, sur l'espèce de traité
que nous conclûmes pour nos œufs et nos
figues. Vous le saurez un jour, mais non pas
de sjtôt. Il faut que je revienne bien vite aux
an) ours de mon oncle Tobie. Vous le saurez si
vous venez jamais à lire la relation des aven-
tures qui me sont arrivées en traversant cette
plaine, aventures que pour cette raison j'in-
titule :
Histoires de la plaine.
On peut croire que je ne m'y suis pas trouva
TJIISTRÀM StiÀNDY. 365
moins embarrassé que tous les autres écrivains;
et que ma plume a eu une aussi rude besogne
que la leur. Cependant les impressions qui me
restent de ce voyage , et qui en ce moment se
présentent toutes à mon souvenir, me disent
que c'est l'époque de ma vie où j'ai été le
plus occupé, et le plus utilement occupé. En
effet, comme mes conventions avec l'homme
au fusil) ne fixaient point le temps où je lui
rendrais sa mule , j'avais conservé une liberté
entière; et Dieu sait comme j'en profitais!
M'arrétant Et causant avec tous ceux qui n'al-
laient pas au grand trot, joignant ceux qui
cheminaient devant moi, attendant ceux qui
venaient derrière, hélant ceux qui traversaient
mon chemin, arrêtant toute espècedemendians,
pèlerins, moines, ou chanteurs de rue, ne
passant pas auprès d'une femme juchée sur un
mûrier, sans lui faire un compliment sur sa
jambe, et sans lui offrir une prise de tabac
pour entrer en conversation j bref, en saisissant
ainsi les occasions de toute espèce que le hasard
m'offrit dans ce voyage, je vins à bout de peu-*
pler ma plaine , et d'y vivre comme au milieu
d'une ville. J'y eus toujours une société aussi
nombreuse que variée ; et , comme ma mule
aimait la société autant que moi , et qu'elle avait
364 TRISTRAM SHÀNDY.
toujours de son côté quelque chose à dire a
chaque bête qu'elle rencontrait, je suis assuré
que nous aurions passé un mois entier dans
Palmall , ou dans Jame's Street , sans y trouver
autant d'aventures , et sans voir d'aussi près la
nature humaine.
Oh! que j'aime cette franchise aimable, cette
vivacité folâtre, qui fait, tomber à la fois tous
les plis du vêtement d'une Languedocienne !
Sous ce vêtement je crois trouver , je crois re-
connaître cette innocence , cette simplicité de
l'âge d'or , de cet âge tant célébré par nos
poëtes. Je m'abuse peut-être; mais il est doux
de s'abuser ainsi.
J'étais entre Nismes et Lunel. C'est là que
croît le meilleur muscat de France j lequel ,
par parenthèse , appartient aux honnêtes cha-
noines de Montpellier. Us vous le donnent de
si bonne grâce ! malheur à celui qui en aurait
bu à leur table , et qui pourrait leur en envier
une seule goutte !
Le soleil était couché. Tous les ouvrages
étaient finis- les nymphes avaient rattaché
leurs cheveux; et les bergers se disposaient
pour la danse. Ma mule fit une pointe» — •
TKISTRAM SIÀHOT. 365
« Qu'as-ta, lui dis- je? ce n'est qu'an fifre et
un tambourin. — Je n'oserais passer , dit-elle.
— Ne vois-tu pas , lui dis-je , en lui donnant
un coup d'éperon , qu'ils courent à la cloche
du plaisir? — Par saint Ignace, dit ma mule,
en prenant la même résolution que celle de
l'abbesse des Andouillettes; par saint Ignace
de Loyola , et tous ses suppôts, je n'irai pas
plus loin. — A la bonne heure, dis-je, made-
moiselle. Je ne veux de ma vie avoir rien 4
démêler avec vous et les vôtres. » En même
tempç je sautai à terre, et, jetant une botte
dans un fossé, une botte' dans un autre,
« attendez- moi là, lui dis-je; car je prétends
prendre ma part de la danse.
Une jeune paysanne , brûlée du soleil , se
leva et vint à moi comme je m'avançais vers le
groupe. Ses cheveux châtains foncés , tirant
un peu sur le noir, étaient renoués sur sa tête
en une seule tresse.
— « Il nous faut un cavalier, me dit-elle, en
me prenant les deux mains, comme si je les lui
eusse offertes. — Et un cavalier vous aurez, lui
dis-je, en prenant les siennes à mon tour. »
Situ avais, Nannette, été attifée comme une
duchesse !
566 TRISTRAM SH1NDT.
Mais ce maudit trou à ion jupon ! Nannette
ne s'en souciait guère.
« Sans vous, dit-elle, nous n'aurions pu
danser. » En quittant une de mes mains avec
cette politesse que donne la nature, elle me
conduisit avec l'autre.
Un jeune homme boiteux, qu'Apollon
avait gratifié d'une flûte , et qui s'était appris à
jouer du tambourin, préludait doucement en
s'asseyant sur la butte.
« Rattachez-moi bien vite cette tresse , me
dit Nannette, en me mettant un cordon dlnsla
main. » Elle me fit oublier que j'étais étranger*
Toute la tresse se défit ; il y avait sept ans que
nous nous connaissions.
Le jeune homme commença enfin avec le
tambourin ; la flûte suivit : nous nous mîmes
en danse. Maudit soit ce trou à ton jupon 1
La sœur du jeune homme, avec la voix
qu'elle avait reçue du ciel , chantait alternati-
vement avec son frère. C'était une ronde gas-
cone, dont le refrain était :
Vive la joie !
. El nargue du chagrin!
Les bergères chantaient à l'unisson , et les
bergers les accompagnaient une octave plus bas.
TKISTRÀM SB1NDT. 36j
J'aurais donné up écu pour le voir recousu :
Nannette n'aurait pas donné deux sous. Vive
la joie était sur ses lèvres ; vive la joie était
dans ses yeux. Une étincelle rapide d'amitié
franchit l'espace qui nous séparait : elle me
regardait d'un air charmant.
Dieu tout puissant , que ne puis- je vivre et
finir mes jours ainsi ! « Juste dispensateur de
nos plaisirs , de nos peines ; m'écriai-je, qui
empêcherait un homme de se fixer ici au sein
du contentement? d'y danser , d'y chanter , de
f y rendre ses hommages, et d'aller au ciel avec
cette charmante brune? »
La petite capricieuse se mit alors à danser
en penchant sa tête de côté, et n'en fut que
plus séduisante. « Il est temps d'aller danser
ailleurs, dis- je. » Ainsi, changeant seulement
de partenaires et de tons , je dansai de Lunclà
Montpellier, delà à Pézénas et Beziers^ je
dansai tout au travers de Narbonne , de Car-
cassonne et deCastelnaudary - jusqu'à ce qu'en-
fin je dansai tout seul dans le pavillon de Per-
drillo, où, tirant un papier rayé afin de pouvoir
aller droit, sans digression ni parenthèse dans
les amours de mon oncle Tobie,
Je commençai ainsi :
568 TRISTRÀM SHANDT.
CHAPITRE CCLXXXIV.
La Chose impossible.
Oui, je voulais aller droit; mais le pourrai-
je ? Dans ces plaines riantes , et sous ce soleil
qui invite au plaisir, où danS ce moment on
n'entend que des flûtes, musettes et chansons,
où le peuple court à la vendange en dansant,
où à chaque pas que Ton fait le jugement est
surpris par l'imagination; dans ces plaines,
dis~je, je défie, malgré tout ce qui a été dit
sur les lignes droites en divers endroits de ce
livre, je défie le meilleur planteur de choux,
soit qu'il plante en avant ou en arrière ( ce qui
revient à peu près au même, à moins qu'il n'ait
une préférence secrète pour une des deux
méthodes), je lui défie de planter ses choux
froidement, posément et régulièrement, un
par un, en droite ligne, et à distances égales,
sans aller de guingois et perdre à chaque pas
son alignement.... surtout si ces maudits trous
de jupes ne sont pas recousus. En Frize-Lande,
en Finlande, en Islande, et dans quelques
autres pays que je sais bien, la chose serait
peut -être plus facile.
Mais dans ce beau climat, où tout parle aux
TftlITRÀM SHANDT. 36g
sens et à l'imagination, où l'on est sans cesse
maîtrisé par ses idées; dans ce pays, mon
cher Eugène, dans ce fertile pays de romans
et de chevalerie, où je me trouve en ce mo-
ment , ouvrant mon écritoire pour écrire les
amours de mon oncle Tobie, tandis que de
ma fenêtre je vois dans la plaine les tours et
détours que parcourt Julie pour retrouver son
cher Diego, si tu ne viens pas à mon secours,
si tu 9'es pas mon guide, quelle espèce d'ou-
vrage sortira- t-il de mes mains?
Essayons cependant.
CHAPITRE CCLXXXV.
Ma méthode en écrivant.
Il en est de l'amour comme du cocuage....
Mais quoi! je vais commencer un nouveau
livre , tandis que j'ai depuis si long-temps une
chose à communiquer au lecteur! une chose
qui , si elle ne lui est pas communiquée en ce
moment, ne le sera peut-être de ma vie, au
lieu que ma comparaison de l'amour lui sera
expliquée à quelque heure du jour. Il faut que
je me débarrasse de cette chose, après quoi je
Commencerai tout de bon.
Or, Voici cette chose.
xi. ^4
37O TKISTRAM SHANDT.
C'est que de toutes les manières de com-
mencer un livre, qui sont maintenant pra-
tiquées dans tout le inonde connu, je suis
persuadé que la mienne est la meilleure; je
suis sur du moins qu'elle est la plus religieuse ;
car j'écris d'abord la première phrase, et je
m'abandonne à la Providence pour la seconde.
C'est ce qui devrait guérir pour jamais tout
critique du soin et de la folie d'ouvrir sa porte,
et d'appeler à son aide ses voisins, ses amis,
ses parens, et le diable et son. train, pour
examiner avec lui comment une de mes phrases
en suit une autre , et comment le tout se lie
ensemble*
Je voudrais que vous me vissiez cramponné
sur le bras de mon fauteuil , et à moitié sou-
levé, les yeux au plancher, Pair confiant,
attrapant une pensée, souvent lorsqu'elle n'est
encore qu'à moitié chemin pour venir à moi.
Je crois, en conscience, que j'en ai inter-
cepté plus d'une que le ciel destinait a quel-
que autre.
CHAPITRE CCLXXXVL
Moins que rien.
J'allais encore faire une digression sur
THISTKAM IH1NDT, 5<]l
Pope, sur les critiques, sur les tartufes ; j'al-
lais faire valoir ma modération, ma bonhomie ;
j'allais retarder encore l'histoire des amours de
mon oncleTobie ; mais , par le vieux masque de
velours noir de ma tante Dinach , ce n'est pas
là le cas.:
Je reviens à ma comparaison.
CHAPITRE CCLXXXVII.
Mon oncle Tobie reparaît.
»
Il en, est de l'amour -comme du cocuage; La
partie souffrante est au plutôt la troisième , et
presque toujours la dernière personne instruite
de la maison. Cela vient, comme tout le monde
sait, de ce que nous avons une demi-douzaine
de mots pour une seule chose , et de ce que
nos impressions varient suivant le lieu où elles
prennent naissance* Ce qui est de l'amour
dana telle partie du corps humain, devient
presque de la haine dans telle autre , du sen-
timent, quelques pieds plus hauts, et du ga-
limatias. . Non , madame , non pas là t s'il
vous plaît , c'est dans la tête que je veux dire.
Tant que les choses, dis- je, iront ainsi , quel
fil aurons-nous7 pour nous conduire dans ce
labyrinthe?
572 TftlSTRl* SH15DT.
De tous les êtres créés et incréés qui ont
jamais fait des soliloques sur ce sujet mystique,
mou oncle Tobie était certainement le moins
propre à démêler la véritable sensation à tra-
vers tant de sensations différentes. Aussi s'en
serait-il remis à la Providence et an. temps,
pour débrouiller un tel chaos, ainsi que nous
faisons pour les événemens dont nous craignons
l'issue, si l'avis donné par Brigitte' à Suzanne ,
et les manifestés répandus par celle* ci dans le
public , n'avaient à la fin forcé mon oncle To-
bie à prendre la chose en considération.
CHAPITRE CCLXXXVIII.
Sur les.buveurs d eau.
Les physiologistes anciens et modernes nous
ont bien et dûment expliqué d'où vient que les
tisserands , les jardiniers , les gladiateurs ,
et ceux dont une jambe s'est desséchée à la
suite de quelque mal au pied; d'où vient, dis-
je, que tous ces gens-là ont toujours quelque
nymphe dont le tendre cœur brûle en secret
pour eux.
Eh bien! un buveur d'eau (pourvu qu'il
le soit de profession , sans fraude ni superche-
rie) est précisément dans la même catégorie.
TRISTRÀM SB1NDY* Zfî
Non qu'au premier coup d'œil on y aperçoive
aucune conséquence , aucune logique. En effet,
dire qu'un ruisseau d'eau froide , tombant
goutte à goutte dans l'estomac, allumera une
torche en l'honneur de ma Jenny.
Cette proposition ne frappe personne ; au
contraire, elle semble diamétralement opposée
au cours ordinaire des effets et des causes.
Mais c'est ce qui montre la faiblesse et l'in-
suffisance de la raison humaine.
« Et vous ne laissez pas, monsieur, de jouir
d'une parfaite santé ?»
« La plus parfaite, madame, que l'amitié
même puisse me désirer. »
a Quoi, monsieur! ne buvant rien, absolu*
ment rien que de l'eau ! »
Impétueux fluide! au moment que tu presses
contre les écluses du cerveau, vois comme elles
cèdent à ta puissance !
La curiosité paraît à la nage, faisant signe
à ses compagnes de la suivre : elles plongent
au milieu du courant.
L'imagination s'assied en rêvant sur la rive.
-Elle suit le torrent des yeux, et change les
brins de paille et de jonc en mats de misaine
•et de beau -pré* À peine la métamorphose est-
elle faite r que le désir, tenant d'une main sa
3j4 TRI5TAAM SMAUDT.
robe retroussée jusqu'au genou , survient, les
voit et s'en empare.
O vous, buveurs d'eau 1 est-ce donc par le
secours de cette source enchanteresse que vous
avez tant de fois tourné et retourné le monde
à votre gré? Foulant aux pieds l'impuissant ,
écrasant son visage, et changeant même quel-
quefois la forme et l'aspect de la nature ?
— « Si j'étais Eugène, disait Yorick, je
voudrais boire plus d'eau. — • Et moiftussi , dit
Eugène , si j'étais Yorick, »
C'est ce qui prouve que tous deux avaient la
leur Longin.
Quant à moi, je suis résolu à ne lire de ma^
vie d'autre livre que le mien. •
CHAPITRE CCLXXXIX.
Je m'embrouille.
Je voudrais que mon oncle Tobie eut été
buveur de au; on aurait compris pourquoi, du
premier moment que la veuve Wadman le vit,
elle sentit quelque chose en sa faveur.
Quelque chose peut-être au-dessus de l'ami-
tié, au-dessous de l'amour, pourtant, quel-
que chose, n'importe quoi, n'importe ou, je
ne donnerais pas un seul crin de ht queue de
N
TMSTHAM SHÀHDY. Zfî
xna mule (qui franchement n'en a guère k
perdre ) pour être mis dans le secret;
Mais mon oncle Tobie n'était rien moins que .
buveur d'eau. Une la buvait ni pure,nim£lée,
ni d'aucune manière , ni en aucunlieu , excepté
peut-être dans quelque poste avancé ou l'on ne
pouvait avoir de meilleure liqueur. Peut être
aussi dans l.e temps de sa blessure, lorsque le
cbirugien ne cessant de lui dire qu'il fallait
détendre ses fibres, et que la réunion de la
plaie s'en ferait plus vite ; mon oncle Tobie
consentait à en boire pour l'amour de la
paix.
Tout lé monde sait que dans la nature il n'y
a point d'effet sans cause. Et l'on sait égale-
ment que mon oncle Tobie n'était ni tisserand,
ni jardinier , ni gladiateur , à moins que vous
prétendiez que capitaine soit l'équivalent de
gladiateur ; mais il était simplement capitaine
d'infanterie. D'ailleurs , ceci est une explica-
tion forcée. Nous n'avons donc rien à supposer
que cette malheureuse jambe. Mais, dans la pré-
sente hypothèse , elle ne nous servirait qu'au-
tant que son accident aurait été la suite de quel-
que mal au pied ; mais la jambe de mon oncle
Tobie n'avait maigri par l'effet d'aucun désor-
dre dans le pied. Que dis-je?La jambe de mon
S76 TRISTRAM 5HAKDT.
onde Tobie n'avait pas maigri du tout. Elle
était un peu roide et sans grâce, ce qui pou-
vait venir du défaut total d'exercice où elle
était restée pendant les trois ans que mon
oncle Tobie avait passés à la ville dans la maison
de mon père, mais elle était forte, nerveuse,
et au total c'était une jambe aussi bien faite et
d'aussi bon augure que toute autre.
Je déclare que je ne me rappelle aucune oc-
casion , aucun passage du livre que j'écris où je
me sois trouvé aussi embarrassé qu'au cas pré-
sent, à faire joindre les deu* bouts, et à faire
cadrer de force le chapitre que j'écrivais au
chapitre qui devait suivre. On dirait que j'ai
pris plaisir à rassembler les difficultés de toute
espèce, uniquement pour voir comment je
pourrais en sortir.
Insensé que tu es! quoi ! ces détresses inévi-
tables qui n'ont cessé de t'affliger comme
homme etcomme auteur; cesdétresses, Tristram
ne te suffisent pas? et tu veux tt jeter dans de
nouveaux embarras?
N'est-ce pas assez que tu sois endetté de tous
côtés? N'as-tu pas dix tombereaux chargés des
premiers volumes de ton Tristram, qui ne sont
pas encore vendus? Et n'es-tu pas presque à
TRISTRAM 5HÀHDT. $77
bout de ton esprit pour trouver le moyen de
t'en défaire.
N'es- tu pas, à l'heure qu'il est, tourmenté de
ce maudit asthme que tu as gagné en Flandre
en patinant contre le vent? Il n'y a pas plus de
deux mois , qu'à force de rire de la posture ri-
dicule d'un cardinal , tu te rompis un vaisseau
dans la poitrine , et en deux heures tu perdis
tant de sang, qu'à en croire les médecins, si
l'hémorragie eût duré une fois autant , tu en
aurais perdu plus de quatre pintes!
CHAPITRE CCXC.
Qu'on ne m interrompe plus.
Bon Dieu! ne setaira-t-on jamais? ne pour
*
ra-t-on me laisser raconter mon histoire de
suite etsans déviation? Elle est si délicate, si
compliquée, qu'ellç peut à peine soutenir la
transposition d'une seule syllabe ; et vous ne*
cessez de me détourner mal à propos! Il faut
cependant bien que je tache de retrouver mon
chemin.
Mais, de grâce, ne distrayez plus mon at-
tention.
3j8 TRISTHÀM SHANDT.
CHAPITRE CCXCL
J entre tout de bon ai matière.
Mon oncle Tobie et le caporal, dans le des-
sein où ils étaient.d'entrer en campagne aussi-
tôt que le reste des allies, s'étaient enfuis delà
ville avec tant de chaleur et de précipitation,
pour prendre possession du petit terrain dont
nous avons si souvent parlé, qu'ils avaient ou-
blié un des articles les plus nécessaires à leur
projet. Ce n'était, comme on peut croire, ni
une pioche, ni une pèle, ni une bêche de
pionnier.
C'était un lit pour se coucher. Tellement
que, comme le château de Shandj n'était pas
alors meublé, et que la petite auberge où
mourut le pauvre Lefèvre n'était pas encore
bâtie, mon oncle Tobie fut contraint d'accep-
ter un lit pour une nuit ou deux chez mistriss
Wadman, en attendant que U caporal Trim
qui, aux talens d'un excellent laquais, valet
de chambre y cuisinier , chirugien et ingénieur ,
joignait celui d'un excellent tapissier , en eût
monté un dans la maison de mon oncle Tobie,
à l'aide d'un menuisier et d'une ou deux
couturières.
TRISTIIÀM SHAHDT. &79
Une fille d'Eve.... ,-car telle était la veuve
Wadman , et tout ce que je compte dire de son
caractère , c'est qu'elle était :
Femme dans toute l'étendue du lûot.
Uue fille d'Eve eût été mieux placée à cin-
quante lieues de là, chaudement étendue dans
son lit, jouant avec l'étui de son couteau,
jouant même avec tout autre chose , que les
yeux témoins et l'esprit occupe d'un homme
logé , meublé , et défrayé par elle.
Partout ailleurs ce n'est rien. Une femme
( hors de chez elle ) peut , physiquement par-
lant , regarder un homme au grand jour , et
même le voir sous un plus grand jour qu'un
autre. Mais ici, sous quelque jour qu'elle le
vît, elle ne pouvait s'empêcher de mêler à son
idée quelque chose de sa propre chevance,
de le confondre pour ainsi dire avec son bien,
jusqu'à ce que, par des actes réitérés de cette
dangereuse combinaison , elle le comprît tout-
à-fait dans son inventaire.
Et alors gare la sagesse.
Mais ceci n'est pas la matière d'un système :
je l'ai déclaré d'avance; ni d'un bréviaire, car
je ne me mêle du credo de personne que du
mien. Ce n'est pas une matière de fait non
plus, au moins que je sache, mais une matière
580 TRISTRAM 5HÀ1TDT.
parement charnelle, et qui sert d'introduction
à ce qui va suivre.
CHAPITRE CCXCII.
^
Adieu l'étiquette.
Je ne parle pas à l'égard de leur grosseur ,
ni de leur finesse , ni de la forme de leurs
goussets; mais je vous prie , madame , vos che-
mises de nuit ne diffèrent-elles pas de vos che-
mises de jour en cette particularité, aussi-bien
qu'en plusieurs autres ; savoir, qu'elles excèdent
tellement les autres en longueur , que, lorsque
vous les avez mises, elles tombent presque aussi
bas au dessous de vos pieds, qu'il s'en faut que
vos chemises de jour ne descendent jusqu'à vos
pieds. C'est du moins sur ce modèle que les
chemises de nuit de la veuve Wadman avaient
été coupées ; d'où je présume que telle était la
mode sous les règnes du roi Guillaume et de
la reine Anne. Et si elle a changé ( comme en.
Italie, où on ne porte point de chemise la
Huit ) tant pis pour le public.
On leur donnait alors deux aunes et demie
de Flandre, de longueur. Ainsi, en supposant
la taille ordinaire d'une femme à deux verges,
TRI5TRÀM SHA.NDT. 58 1
il lui en restait une demi-aune pour en disposer
à sa fantaisie.
Une veuve , qui l'est surtout depuis sept ans,
trouve les nuits de décembre bien longues et
bien froides ; et il n'est rien dont elle ne s'avise
pour suppléer à la chaleur qui lui manque.
Une petite douceur en amène une autre; et
peu à peu, et d'essais en essais, mistriss Wad-
man s'était formé l'habitude que voici : l'ha-
bitude qui, depuis deux ans , était devenue
une règle invariable de son coucher.
Aussitôt que la veuve Wadman était au lit ,
et qu'elle avait étendu ses jambes dans toute
leur longueur, elle appelait Brigitte; et Bri-
gitte, avec toute la décence convenable , sou-»
levait la couverture des pieds du Ut, prenait
la demi-aune excédente de laquelle nous avons
parlé, la tirait doucement avec les deux mains
pour lui donner toute l'extension possible, et
la plissait légèrement dans sa longueur ; puis,
prenant sur sa manche une grosse épingle , dont
elle tournait la pointe vers elle , elle rattachait
tous les plis ensemble à peu de distance de
l'ourlet ; après quoi elle retroussait le tout sous
les pieds du lit > et souhaitait à sa maîtresse une
bonne nuit.
Tout cela s'observait régulièrement et avec
58) TBISTRAH SBÀHBT.
une méthode constante ctiovariable. Seulement
Brigritte, en détroussant les pieds du lit pour
s'acquitter de son devoir , ne consultant d'autre
thermomètre que la disposition de son humeur,
elle faisait sa beaugrie debout, à genoux, ou
accroupie , suivant les diflerens degrés de foi,
d'espérance et de charité qu elle se sentait
cette nuit-là pour sa maîtresse. Ainsi , il n'y
avait dé variété que dans l'attitude de Brigitte.
À tout autre égard , l'étiquette était sacrée ,
et aurait pu le disputer aux étiquettes les plus
rigides de toutes les chambres à coucher de
la chrétienté.
Le premier soir, aussitôt que le caporal eut
conduit mon oncle Tobie au haut de l'escalier,
ce qu'il fit vers les dix heures, mistriss Wad-
inan se jeta dans son fauteuil, et, crpisant son
genou droit sur son- genou gauche, ce qui lui
faisait un point d'appui pour son coude, elle
pencha sa joue sur la paume de ' sa main, et,
^appuyant dessus, elle rumina jusqu'à minuit
sur les deux côtés de la question.
Le second soir elle alla à son bureau ; et ,
a^ant dit à Brigitte de lui apporter d'autres
chandelle», et de les laisser suHa table, elle
tira son contrat de mariage et le lut deux fois
avec grande attention.
TRISTRAM SHAHDY. 383
Et le troisième soir f qui était le dernier du
séjour de mon oncle Tobie, quand Brigitte aux
pieds du lit eut tiré la chemise de nuit, et
qu'elle essaya de la rattacher avec la grosse
épingle.
D'un coup de pied donné des deux talons à
la fois, mais en même temps du coup de pied
le plus naturel que Ton put donner dans sa po-
sition, elle, fit sauter l'épingle des doigts de
Brigitte. L'étiquette, qui était attachée à l'é-
pingle, tomba avec elle, et, en tombant par
terre ^ fut brisée en mille atomes.
De tout cela, il était clair que la veuve
Wadman était amoureuse de mon oncle Tobie.
CHAPITRE CCXCIII.
Amours de mon oncle Tobie avec la veuçe
JVadman*
Mais là tête de mon oncle Tobie était alors
occupée de bien d'autres affaires -, tellement
qu'il n'eut pas le loisir de songer à celle-ci ,
jusqu'à ce que la démolition de Dunkcrque eût
été consommée, et que les droits respectifs de
toutes les puissances de l'Europe eussent été
réglés.
Cela fit un armistice, pour parler le langage
384 TRIS TU À M SHANDY-
de mon oncle Tobie; ou, pour parler celui de
mistriss Wadman, un chômage de près de
onze ans. Mais, comme dans les cas de cette
nature, c'est toujours le second coup (à quel-
que distance qu'il soit du premier) qui- établit
le combat, j'appelle ces amours, les amours
de mon oncle Tobie avec la veuve Wad*
rnariy plutôt que les amours de la veuve
Wadman avec mon oncle Tobie.
Et cette distinction n'est pas imaginaire. Il
n'en est pas de ceci comme de bonnet blanc,
et blanc bonnet, et de toutes autres choses de
ce genre, sur lesquelles on dispute tous les
jours au parlement : dans ce cas-ci il y a une
différence dans la nature des choses, et (souffrez
que je vous le dise, messieurs) une grande
différence.
CHAPITRE CCXCIV.
Je bats la campagne.
Au moment dont je parle, comme ainsi soit
que la veuve Wadman aimait mon oncle Tobie,
et que mou oncle Tobie n'aimait pas encore la
veuve Wadman, la veuve Wadman n'avait que
deux partis à prendre; ou d'aller en avant et
iTILlSTltÀM SHÂlfDT» 585
de continuer à aimer mon oncle Tobie, ou de
se tenir en repos.
La veuve Wadinan ne voulait ni l'un n£
l'autre.
Bonté du ciel I Mais j'oublie que je suis moi-
même un peu du caractère de la veuve Wad-
man. Car toutes les fois qu'il m'ai rive (ce qui
advient quelquefois vers les équinoxes) que
quelque divinité champêtre m'occupe, m'in-
téresse, me tourmente au point que je perds
pour elle le boire et le manger, tandis que la
cruelle ne daigne pas s'informer si je bois ou
si je mange.
Malédiction sur elle! je l'envoie ciîTartarie,
et de la Tartarie à la terre de Feu, et de la
terre de Feu à tous les diables. Bref, il n'y a
pas un recoin en enfer où je ne place ma déesse,
et, où je ne la loge.
Mais , comme le cœur est faible , et que les
marées de nos passions montent et descendent
dix fois par minute , je ramèue bien vite ma
divinité; et, comme je suis extrême en tout, je
la place au beau milieu de la voie lactée.
« O la plus brillante des étoiles! répands,
répands ton influence. ... »
Maudite soit l'étoile et son influence, par
tout ce qui est hérissé et en guenilles, m'écriai-
u. a5
386 TXI5TRÀM StfAXDY.
je, en ôtant mon bonnet fourre! et le regar-
dant d'un air de colère , je ne donnerais pas
six sous pour en avoir douze de cette espèce !
Mais c'est pourtant un excellent bonnet,
dis- je, en le mettait sur ma tête et l'enfonçant
jusqu'aux oreilles; il est bien chaud, bien
doux , surtout si vous touchez le poil avec la
main.
Eh! que m'importe, répliquai-je, en suis* je
moins malheureux ? Ici ma philosophie m'a-
bandonne encore.
Non, je ne toucherai jamais à ce pâté (je
change encore de métaphore) , ni à la croûte ,
ni à la mie, ni au dedans, ni. au dehors, ni
au-dessus, ni au-dessous ; je le déteste, je le
hais , je le répudie : la vue seule m'en rend
malade.
Il est tout poivre,
tout ail ,
tout épice ,
font sel,
toutes drogues du diable.
Parle grand archi-cuisinier des cuisiniers,
qui ne fait, je pense, œuvre de ses dix doigts
du matin au soir, et qui passe son temps à in-
venter pour nous les ragoûts les plus échauf-*
TÏIISTRÀ.M S H AND T. 3$7
fans, je n'y toucherais pas pour le monde entier.
— « O Tristram! Tristram ! s'écrie Jenny. »
— « O Jenny ! Jenny ! lui dis- je , et cela- me
conduit au deux cent quatre-vingt-quinzième
chapitre. »
CHAPITRE. CGXCV.
Bien,
ic Noir, pour lé monde entier, je n'y touche-
rais pas, lui dis-je. »
Mon Dieul à quel point- cette métaphore m'a
échauffé l'imagination I
CHAPITRE CCXCVL
Diatribe contre Isimour*
Cist ce qui montre ( que la robe et Pe'glise
en disent tout ce qu'elles voudront ; qu'elles
en disent; car, quant à penser, tout ce qui
pense , pekise à pçu près de même sur cet arti-
cle et sur bien d'autres), c'est ce qui montre,
dis-je, que l'amour est certainement (au
moins alphabétiquement parlant) l'affaire de
la vie la plus
A ptantt f
bphsB barre,
588 " T*ISTRÀM SHANDT.
la plus C onfuse ,
la plusD îabolique;
Et de toutes les passions humaines , la passion
la plus
£ xtraragaate,
la plus F antasque,
la plus G rossièrc 9
la plus H onieuse,
la plus I inconséquente (le K manque),
et la plus L unalîque ;
Et en même-temps la chose la plus
M bérable,
la plus N iaise ,
la plus O iseuse,
la plus P uériJe,
la plus Q uiuleuse,
la plus S urannée,
- et la plus R idicule ;
Quoique, dansdansla règle, i'R eût dû mar-
cher avant 1\S.
Enfin c'est une chose telle, que ipon père,
à la lin d'une longue dissertation sur ce sujet ,
disait un jour à mon oncle Tobie : « .Vous ne
sauriez jamais, frère Tobie, combiner deux
idées sur cette matière saûs luire une hj pallage.
TRISTRAM SHANDY. $89
— Eh! bon Dieu! qu'est-ce qu'une hypallage,
s'écria mon oncle Tobie?
— C'est mettre la charrue devant les bœufs ,
dit mon père. /
— Et que peuvent-ils Taire dans cette pos-
ture, s'écria mon oncle Tobie?
-—Ou bien aller en avant, dit mon père,
Ou bien se tenir en repos.
Or jo vous ai déjà dit que la veuve Wadxnan
ne voulait faire ni l'un ni l'autre.
Elle se tint cependant harnachée et capara-
çonnée de tout point , pour guetter une occa-
sion favorable.
CHAPITRE CCXCVIJr
Description topogrupïiique.
Les destinées, qui avaient certainement
prévu tout ce qui concernait les amours de là
veuve Wadman et démon oncle Tobie, avaient
depuis la création de la matière et du mouve-
ment (et même avec plus de courtoisie qu'elles
n'ont coutume d'en mettre^ en pareil cas),
avaient, dis- je, établi une chaîne de causes et
d'effets liés si étroitement ensemble, qu'il était
presque impossible que mon oncle Tobie eût
habité et occupé une autre maison et un autre
5<)0 TAUmAM f HAlf DT.
jardin dans tout le monde entier , quela maison
qui touchait à la maison , et le jardin qui tou-
chait au jardin de mi4nss Wadman, Ce voisi-
nage , joint à la commodité d'un gros arbre
creux et touffu, placé d*n* le jar<èià de la
veuve, et sur la palissade de mon onde Tobie,
fouruissaità l'ai nia bleye^ve toutes les occasions
que son goût pour les opérations militaires
pouvait désirer. £Ue pouvait observer tous les
mouvemens de mon oncle Tobie, et assister k
ses conseils de guerre. Et nara ôndle Tobie ,
dont Je coeur était sans défiance, ajsant permis
au caporal (à la sollicitation de Brigitte) de
pratiquer en osier une porte de communication
pour prolonger les promenades de arâtfissWad-
man, mistriss Wadman se trouvait maîtresse
de pousser ses approches jusqu'à la porte de la
guérite , et quelquefois même (par pure recon-
naissance du procédé de mon oncle Tobie), de
former son attaque et d'assaillir mon onele
Tobie au fond même de sa guérite.
CHAPITRE CCXCVIIL
Diverses façons de brûler une chandelle*
C'est une vérité triste, mais qui n'en est
pas moins constante- Il pst prouvé par toutes
TltïSTftAM SHÀKDT. 5gi
les observations journalières qu'an homme
peut , ainsi qu'une chandelle , être brûlé par
l'un ou par l'autre bout; j'entends pourvu qu'il
ait une mèche suffisante, si non tout est dit. J'en-
tends encore, qu'on ne l'allumera pas en bas;
car , comme en ce cas la flamme s'éteint ordi-
nairement d'elle-même , tout est encore dit.
Quant à moi, comme je ne saurais supporter
l'idée d'être brûlé comme un sot , si l'on me
laissait le choix sûr la manière d'être brûlé, je
voudrais qu'on m'allumât par en haut, afin de
pouvoir brûler décemment jusqu'à la bobèche ;
c'est-à-dire de la tète au cœur, du cœur au
foie, du foie aux entrailles, et de là , par les
veines et les artères mésentériques , à travers
toutes les sinuosités et les insertions latérales
des intestins et de leur tunique, jusqu'au boyau
que Ton appelle aveugle ou cœcum.
— « Je vous prie, docteur Slop , dit mon
oncle Tobie (en l'interrompant au moment
qu'il prononçait le mot ccecum , le soir que ma
mère accoucha de moi), je vous pïip, dit
mon oncle Tobie, apprenez-moi ce que c'est
que le cœcum; car, tout vieux que je suis ,
j'avoue que je ne sais pas encore ou il est situe.»
— «Le cœcum, répondit 1e docteur Slop,
est situé entre Vilium et le càlàm. n
3g2 TRISTRAM SBÀlfDY.
— « Dané un homme , dit mon père? »
— « Et dans une femme aussi f dit le doc-
teur Slop. » *
— « Je ne m'en doutais pas, dit mon père. »
CHAPITRE CCXCIX.
Attaques de la vcuvù TVadrnan.
*
Et, pour Sj'assurer des deux systèmes, mis-,
triss Wadman se promit de n'allumer mon
pncle Tobie ni par en hau£ ni par en bas , mais
de le brûler, s'il était possible, par les deux
bouts à la fois , comme la chandelle du pro-
digue.
Or > mistriss Wadman, aidée de Brigitte,
aurait pu bouleverser pendant sept ans entiers,
tous les magasins et arsenaux, depuis celui de
Venise jusqu'à la tour de Londres. Elle aurait
pu choisir dans tout l'attirail de guerre et dans
tous les ustensiles militaires destinés, soit à
•
l'infanterie , soit à la cavalerie x sans y trouver
blinde ni mantelet aussi propre à servir son
«dessein que l'expédient que le hasard , joint à
l'invention de mon oncle Tobie, avait placé
sous sa main.
Je ne crois pas vous l'avoir dit ; mais je ne
voudrais pas en répondre : il se pourrait que
tkistAàm .shah dy. 895
ai.,.. Quoi qu'il en soit, c'est une des choses
qu'il vaut mieux recommencer que de s'amuser
à disputer contre. Il y a beaucoup de choses
de ce genre. Vous saurez donc que, quelque
ville ou forteresse que le caporal eût à exécuter
pendant le cours des campagnes de mon oncle
Tobie, mon oncle Tobie commençait par en
mettre le plan en dedans de la guérite à main
gauche; là ce plan s'attachait par en haut avec
deux ou trois épidgles-, et restait flottant par en
bas, pour donner la facilité de le rapprocher
des yeux quand il étfût nécessaire. Si bien que ,
dès que l'attaque fut résolue de la part de
mistriss Wadman , les moyens en furent
trouvés.
En effet, une fois avancée jusqu'à la porte
de la guérite, mistriss Wadjuan, en étendant
la main droite et glissant le pied gauche par le
même mouvement, n'avait qc'à saisir la carte
ou le plan , et l'avancer vers elle eri allongeant
le cou, comme pour aller à sa rencontre;- mon
oncle Tobie prenait feu sur-le-champ $ sa
passion favorite se .réveillait 5 il . se hâtait de
preH.re l'autre coin de la carte avec la main
gauche, et, du bout de sa pipe qu'il tejaait
dans sa main droite, il entamait une démons»
Ira lion.
3g4 TRISTRAM, SHAKDT.
Sitôt que l'attaque en était à ce point , mb-
triss Wadman, en général habile, et par une
second manœuvre , dont tout le monde sentira
les raisons, faisait tomber la pipe des mains
de mon oncle Tobie tout le plutôt possible.
Elle se servait pour cela de plusieurs prétex-
tes , dont le plus commun était le besoin de
désigner plus clairement sur la carte quelque
redoute ou quelque parapet. Mais , soit d'une
manière , soit d'une autre , il n'était pas pos-
sible à mon pauvre oncle Tobie de parcourir
plus de dix toises avec sa pipe.
Mon oncle Tobie était alors obligé de faire
usage de son premier doigt.
Et voyez la différence qui en résultait pour
l'attaque ! en promenant son doigt sur la carte
( cojnme dans le premier cas ) ; vis-à-vis le
bout de la pipe de mon oncle Tobie , la veuve
Wadman aurait parcouru toutes les lignes.de
Dan à Bershabée (si les lignes de mon oncle
Tobie se fussent prolongées si loin) , sans pro-
duire aucun effet. Lé bout de la pipe n'ayant
ni artère, ni chaleur vitale, n'était susceptible
d'aucune sensation , et ne pouvait ni commu-
niquer la chaleur par attouchement, ni la re-
cevoir par sympathie. Tout se passait en fu-
mée.
TRI5TR1M SVAVfiT. Sjy*
Mais avec le doigt de mon oncle Tobie, tout
changeait de face. La veave > en le suivant de
près avec le sien k travers tous les petits dé*
tours et les sigzags des -ouvragés , le louchant
de temps en temps par côté , passant quelque-
fois sur l'ongle et quelquefois s'y accrochant. ,
le rencontrant tantôt à droke, tantôt a gauche;
enfin Je harcelant sans cesse y h veuve ne pou*
Vatf manquer d'exciter au moins un certain je
ne fiais quoi.
Ces escarmouches , quoique Mgèpes et encore
assez distantes *du coups de >la place , ne lais-
saient .pas que d'y conduire. Si, au milieu de
ces escarmouches^ la carte se détachait et venait
à glisser le long de la guérite , mon oncle To*
bie, feimple commçla colombe 3 posait aussitôt
sa main dessus. et à plat, pour contenir la car«*
te y en continuant son explication ; et mi**
triss Wadiùan,par une manœuvre aussi prompte
que la pensée , plaçait sa main tout à côté de
celle de mon oncle Tobie. Par te moyen , elle
établissait une communication suffisante pour
laisser passer et repasser toute sensation con-
nue de toute personne un peu versée dans la
partie élémentaire et pratique de la galante-
lie.
Alors elle recommençait à promener son
3e)6 TRISTRAM 5HAKDT.
doigt à côté de celui de mon oncle Tobie : le
jeu de ce premier doigt amenait celui du pouce ;
et , sitôt que le pouce était engagé , toute la
main s'en mêlait bientôt. La tienne , cher oncle
Tobie, ne pouvait rester en place. Mistriss
Wadman , par les efforts les mieux ménagés ,
par les pressions les plus équivoques , par les
sensations les -plus légères qu'une main puisse
employer pour en déranger une autre, essayait
sans cesse de déplacer celle de mon oncle To-
bie , ne fut-ce que de l'épaisseur d'un cheveu.
Pendant tout ce manège , la jambe de la
veuve glissée ai fond de la guérite , appuyait
contre le mollet de mon oncle Tobie ; et la
veuve ne négligeait rien pour empêcher mon
oncle Tobie d'attribuer cette pression à toute
autre cause. Voilà la cl. and die allumée par les
deux bouts ; voilà mon oncle Tobie attaqua et
poussé vigoureusement dans ses deux ailes;
est-il surprenant que son centre fut à chaque
instant mis en désordre ? .
m C'est le diable qui s'en mcie , disait mon
oncle Tobie »
TMSTRAM 5HÀKDY. Sgj
CHAPITRE CCC.
Relique de mon oncle Tobie.
On conçoit aisément que mistriss Wadman
variait ses attaques , à l'exemple de tcus les
généraux dont l'histoire fourmille ; et par les
mêmes motifs qu'eux ; un observateur de l'or-
dre commun aurait eu peine à les reconnaître
pour des attaques réelles , ou tout au moins
n'en aurait pas senti les différences; mais ce
n'est pas pour ces gens-là que j'écris.
Je reviendrai un jour à ces attaques ; mais
ce ne sera pas de quelques chapitres ; et alors
je verrai à mettre un peu plus d'exactitude
dans mes descriptions. Tout ce que j'ai h dire
en ce moment sur ce sujet } c'est que, dans une
liasse de papiers originaux et de dessins que
mon père avait rassemblés , il y a un plan de
Bouchain parfaitement conservé, et que je
conserverai soigneusement, tant que je serai en
état de conserver quoique chose. Sur un des
coins d'en bas , et à main droite, on voit en-
core les marques de tabac d'un pouce et d'un
premier doigt : or , il y a tout à parier que ce
pouce et ce premier doigt sont ceux delà veuve
Wadman , d'autant que le coin opposé , qui
5$8 TfclCTftÀM S^AIfDT.
tans doute était celui de mon oncle Tobîe , est
sans la moindre tache. C'est assurément là ua
acte authentique d'une de. ces attaques. On
aperçoit vers le haut de la carte les vestiges
de deux trous presque effaces, mais encore
visibles : or , ces trous sont évidemment ceux
des épingles qui attachaient la carte dans la
guérite.
Par tout ce qu'il y a de sacré , j'estime plus
cette précieuse relique avec ses stigmates y que
toutes les reliques souvent apocryphes qu'on
montre aux badauds, exceptant toujours,
lorsque j'écris sur ces matières, les pointes
qui entrèrent dans la chair de sainte Radegonde
dans le désert : pointes merveilleuses , que les
religieuses de Cluny font voir à tous les pas-
sans , pour l'amour de Dieu.
CHAPITRE CCGL
Hélas !
— « Voin, dit Trim, tout ce que j'y peux
foire. Les fortifications sont entièrement rasées;
et le bassin de Dunkerque est de niveau avec
le môle. Avec la permission de monsieur, je
pense que tout est fini.— Je le pente de même,
répondit mon oncle Tobie , avec ua soupir à
TRISTRAlf 3HÀNDT. Scfo
demi étouffé, mais va , Tri m , va dans la salle
chercher les articles du traité; ils doivent être
sur la table. »
— « Ils y ont été pendant plus de six semai-
nes , dit le caporal ; mais ce matin la servante
les a pris pour allumer le feu. »
— « Tout est donc fini , Trim , dit mon on-
cle Tobie ! la cour n'a plus besoin de nos ser-
vices ! — O ciel ! dit le caporal , tout est fini ! »
En disant ces mots > il jette sa bêche dans la
brouette avec l'air du désespoir le plus expressif
qui puisse s'imaginer; puis, se retournant len-
tement , il ramasse sa pioche , sa pelle , ses pi-
quets, et tout le reste de sea ustensiles militaires;
etilse disposait à emporter le tout hors du bou*
lingrin , quand un hélas parti de la guérite, et
se glissant à travers une petite fente du sapin ,
vint frapper son oreille du son le plus lamen-
table : il s'arrêta tout court.
— * « Non y dit le caporal en lui-même , je
n'en ferai rien à l'heure qu'il est; il vaut mieux
attendre à demain matin, ayant quç monsieur
soit levé $ pour que monsieur n'en voie rien, »
Le caporal prit sa bêche dans sa brouette ,
avec un peu de terre dessus > comme s'il eût
eu à combler un petit trou au pied du glacis ,
mais réellement pour se rapprocher de son
\
400 TRISTRAM 5HAKDT.
maître et tâcher de le distraire. 11 leva une
motte ou deux, les tailla, les façonna avec sa
bêche, enfin il s'assit aux pieds de mon oncle
Tobie , et commença ainsi.
* * »
CHAPITRE GCCIL
Amours de Trim.
— «N'est-ce pas, monsieur, une grande
pitié ? Mais je crains que ce que je vais dire
à monsieur ne soit une sottise dans la bouche
d'un soldat, m
— « Et pourquoi , Trim , dit mon oncle
Tobie , un soldat serait-il plus exempt d'en
dire qu'un homme de lettres?— Il en a moins
d'occasions , repondit le caporal. » Mon oncle
Tobie fit un signe de tête.
« N'est-ce donc pas une grande pitié, dit le
caporal , en jetant les yeux sur Dunkerque et
sur le môle , comme Servius Sulpicius , à son
retour d'Asie et de sa traversée d'Égine à Mé-
gare , jetait les siens sur Corinthe et le Pirée.
«N'est-ce pas, dis- je, une grande pitié,
sauf le respectdù à monsieur, d'avoir détruit de
si beaux ouvrages ? Et n'en serait-ce pas une
toute aussi grande, de les avoir laissé sub-
sister? »
TRISTRAM SHAIfDY. 4GI
— t< Tu as raison , Triai , dans les deux cas,
dit mon oncle Tobie. — Aussi, poursuivit le
caporal, monsieur a pu remarquer que, depuis
le commencement de la démolition jusqu'à la
fin, je n'ai pas une seule fois sifflé , ni chanté,
ni ri', ni «pleuré , ni parlé de nos anciennes
guerres , ni raconté à monsieur une seule his-
toire , bonne ou mauvaise. »
— « Tu es , Trim , dit mon oncle Tobie ,
rempli d'excellentes qualités ; et je ne regarde
«
pas comme la moindre ( étant conteur d'his-
toires comme tu l'es) , d'avoir su au travers de
toutes celles que tu m'a dites, soit pour me
divertir dans mes travaux, soit pour me dis-
traire dans mes chagrins, d'avoir su, dis- je,
ne m'en raconter presque jamais que de
bonnes.»
— « Avec la permission de monsieur , c'est,
qu'à l'exception du roi de Bohême et de ses
• sept chdteauoo , il n'y en a pas une qui ne soit
vraie ; car elles me regardent toutes. »
— « C'est ce qui fait , Trim, dit mon oncle
Tobie , que je les aime davantage ; mais quelle
est cette nouvelle histoire ? tu viens d'exciter
ma curiosité. »
— « Je vais, dit le caporal , la raconter à
monsieur. — Pourvu, dit mon oncle Tobie, en
n. 26
4<>3 TRISTfcAM SHAkÔt.
regardant tristement Runkerque elle môle,
pourvu que ce ne soit pas une histoire enjouée ;
car, à des histoires de ce genre, il faut que
l'auditeur apporte avec lui la moitié du plaisir^
et la disposition où je me trouve en ùe moment
nuirait à toi, Trim, et à ton histoire.— Il n'y
a, dit le caporal, rien d'enjoué dans mon
histoire. — Je ne voudrais pas non plus, ajouta
mon oncle Tobie , qu'elle fût trop triste. — Elle
ne l'est pas non plus, répliqua le caporal; en
un mot elle convient parfaitement à monsieur.
— Eh bienl je t'en remercie de tout mon cœur,
s'écria mon oncle Tobie , et tu me feras plaisir
de la commencer. »
«
Le caporal fit la révétefeefe. Quoiqu'il ne
soit pas aussi aiséqiieie monde l'imagine, d'oter
avec grâce un bonnet de housard qui tfâ prônt
de consistance, ni moins difficile , à moti avis,
quand oti est assis par terre , de faire tffte révé-
rence aussi remplie de respect Çaè les réfé-
rences ordinaires du caporal ; cependant, en fai-
sant glisser la paume de Isa main droite,
laquelle était du côté de s#n maître ; en la
faisant glisser, dis- je, en arrière sur le gazon
et un peu plus loin que son corps, pour
donner à celle-ci plus de courbure , saisissant
en même-temps son bonnet sans effort avec le
TAISTKAM SBAtfDT. 4°'
pouce et les deux premiers doigts de la main
gauche , ce qui réduisait insensiblement le dia-
mètre du bonnet, lui faisait perdre sa ron-
deur y et l'aplatissait presque eatièrement , le
caporal satisfit à tout beaucoup mieux que sa
posture ne semblait le promettre ,- et, ayant
craché deux fois pour chercher la clef sur
laquelle son histoire irait le mieux et plairait
davantage à son maître , il jeta sur lui un
regard de tendresse qui lui fut rendu, et il
commença ainsi :
Histoire du roi de Bohême et de ses sept
châteaux.
« Il était une fois un certain roi de Bohé »
Le mot Bohême n'était pas encore tout-à-fait
prononce', que mon oncle Tobie obligea le
caporal à faire halte pour un moment. Le ca-
poral avait commencé son histoire nu-tete,
ayant laissé son bonnet par terre depuis qu'il
l'avait ôté à la fin du dernier chapitre.
L'oeil de la bonté épie tout. Le caporal
Savait pas achevé lesv quatre premiers mots
de son histoire, que mon oncle Tobie avait
déjà touché son bonnet deux fois du bout de
sa canne, comme pour dire : Pourquoi,
Triai, nest>-il pas sur votre tête? Trini
4*>4 TRlSTRÀM SHÀRDT.
le ramassa avec la plus respectueuse lenteur;
puis jetant un coup d'œil humilié sur la bra-
derie de devant, laquelle était terriblement
ternie , et même usée dans les parties les plus
apparentes, il posa de nouveau son bonnet à
ses pieds pour moraliser à son sujet.
— « Je t'entends trop bien, s'écria mon on-
cle Tobie ! et tout ce que tu dis là n'est que
trop vrai. Mais,Trim, rien n'est Jait en ce
monde pour toujours durer.
— « O mon cher ïom ! s'écria Trim, quand
ces gages de ton amour. et de ton souvenir se-
ront tout-à-fait usés, que dirai-je ?
-1— «11 n'y a, Trim, répliqua mon oncle
Tobie , autre chose à dire que ce que je t'ai
dit: rien n'est faitence monde pour toujours
durer. On se creuserait la cervelle jusqu'au jour
du jugement, qu'on ne trouverait rien de
mieux. »
Le caporal reconnut que mon oncle Tobie
avait raison, et qu'il serait inutile, quelque
esprit qu'on eût, de chercher à tirer de son
bonnet une morale plus saine. Il mit donc son
bonnet sur sa tête sans chercher davantage : et,
passant la main sur son front pour effacer une
ride pensive que le texte et le commentaire y
avaient fait naître, il retourna, avec le même re-
TRISTRÀM SHANDY. 4°^ *
gard et le même son de voix , à son histoire du
roi de Bohême et de ses sept châteaux.
Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses
sept châteaux.
h II était une fois un certain roi de Bohême...
Mais sons quel règne? c'est ce que je ne sau-
rais dire à monsieur. »
— « Je ne te le demande en aucune sorte ,
s'écria mon oncle Tobie. »
— «C'était; sauf le respect dû à monsieur, un
peu avant le temps où les géans cessèrent d'en-
gendrer. Mais en quelle année de notre Sei-
gneur c'était ?..>. »
— « Je ne donnerais pas deux sous pour le
savoir, dit mon oncle Tobie. »
— - « Seulement , n'en déplaise à monsieur ,
cela donne meilleur air à une histoire. »
« C'est ton affaire , Trim , de l'embellir à ta
mode ; et choisis , continua mon oncle Tobie,
choisis dans tout le monde entier la date que
tu voudras , et applique-la à ton histoire , c'est
celle-là que je préférerai. »'
Le caporal V inclina d'un air pénétré de re-
connaissance. En *efiet, depuis la création du
mondé jusqu'au déluge de Noé, depuis le dé-
luge jusqu'à la naissance d'Abraham , depuis
40O TRISTRAM SHANDY.
les patriarches et leur pèlerinage jusqu'à la
sortie d'Egypte des Israélites ; delà à travers
toutes les dynasties , olympiades , villes fon-
dées et détruites , et autres époques mémora-
bles de chaque peuple > jusqu'à la venue de
Jésus- Christ 1 et de cette venue au moment où
Trim racontait son histoire ; chaque siècle,
chaque année, chaque mois , chaque heure 7
chaque minute , mon onde Tobie mettait aux
pieds du caporal le vaste empire des temps et
tous ses abîmes.
Mais, comme la modestie touche à peine du
bout du doigt à ce que la libéralité lui pré*
sente les mains ouvertes , le caporal se con-
tenta de ce qu'il y avait de plus mauvais dans
tout le paquet ; et , pour que nos seigneurs du
parti ministériel et de celui de l'opposition ne
se mangent pas le blanc des yeux en disputant
sur l'époque choisie par le caporal , je la leur
dirai sans me faire prier.
U prit l'année de Notre Seigneur mil sept
cent douze , qui fui celle où le duc d'Ormoud
se comporta si mal en Flandre ; et il reprit
ainsi son expédition de Bohème. '
TIUSTRÀM SHANDTr 4°7
<&//£ cfe ïhistoire du roi de Bohême et de ses
sept châteaux.
— « En l'an de Notre Seigneur mil sept cent
douze, il était, comme je le disais q mon-
sieur, n
— « A te dire vrai y Trim , dit mon oncle
Tobie , toute autre date m'aurait plu davan-
tage , non-seulement à cause de la tache hon-
teuse qui souille notre histoire de cette année-
là y quand nos troupes se débandèrent , et refu-
sèrent de couvrir le siège du Quespoy, où
Fayei cependant poussait les ouvrages avec
une vigueur incroyable; mais encore, Trim,
pour Piptérét même de ton histoire ; parce
que s'il y a ( et ce qui t'est échappé k ce $i}jet
m'en laisse quelque soupçon ), s'il y a> 4i*-jej
quelques géans,... n
— « En vérité, monsieur , il n'y en a qu'un.
— C'est tout comme vingt , décria mon oncle
Tobie ! mais alors tu aurais dû te reculer de
quelque sept ou huit cents ans , pour te mettre
hors de la portée des critiques. Et je te con-
seille , pour l'honneur de top histoire , si tu
dois jamais la raconter encore..., »
— « Si je peux l'achever upe bonne fois, dit
Trim , je jure à monsieur que je ne la racon-
4<>8 TAISTRAM SHÀNDY.
terai de ma vie , ni à homme , ni à femme, ni
à enfant. — A d'autres , s'écria mon oncle To-
bie ! » mais d'un ton de voix si bon , si encou-
rageant, que le caporal reprit son histoire avec
plus d'allégresse que jamais.
Suite de l'histoire du roi de Bohême et de ses
sept châteaux.
m
— - « Il était , sauf le respect du à monsieur,
dit le caporal , en élevant la voix et frottant
joyeusement les deux paumes de ses mains
l'une contre l'autre , il était une fois un certain
roi de Bohême..,.. »
— « Laisse la date entièrement , Trim , dit
mon oncle Tobie . en se penchant vers le ca-
poral, et appuyant doucement sa main sur
son épaule pour adoucir la petite peine qu'il
pouvait lui faire en l'interrompant , laisse la
date entièrement , Trim. Une histoire passe 4
merveille sans tant de précision , et , à moins
qu'on n'en soit bien sûr.... — Bien sur , dit le
caporal, en secouant la tête ! —J'en conviens,
répondit mon oncle Tobie ; il n'est pas aisé ,
Trim , qu'un homme comme toi et moi , nourri
dans les armées, qui a rarement regardé devant
lui plus loin que le bout de son fusil , et der-
TMSTRÀM SRA5DT. 4°9
ricre lai au-delà de son havre-sac , en saclie
beaucoup sur celte matière. »
— « Morbleu! dit Trim, vaincu par la ma-
nière de raisonner de mon oncle Tobie, autant
que par le raisonnement lui-même , un soldat
a bien autre chose à faire ; car , sans parler des
batailles , des marches, ni du service de garni-
son , n'a-t-il pas son fusil à éclaircir , son
habit à nétoyer , ses moustaches à cirer ; lui-
même enfin à raser et à tenir propre , de ma-
nière à paraître toujours comme à la parade ?
Quel besoin, ajouta le caporal, d'un air trionw
phant, quel besoin (je le demande à monsieur)
un soldat peut-il avoir de savoir un seul mot
de géographie ? »
— « Tu devais dire , chronologie , Trim ,
dit mon oncle Tobie ; car , pour la géogra-
phie , elle est pour lui d'un usage indispensa-
ble. H faut qu'il connaisse parfaitement tous les
pays où son métier l'entraîne , et les confins de
ces pays ; il faut qu'il en connaisse chaque
ville , village , bourg , hameau , avec les routes,
les canaux et les chemins creux qui y abou-
tissent. S'il passe une rivière ou un ruisseau ,
il faut, Trim , qu'à la première vue il puisse
en dire le nom , dans quelle montagne il prend
sa source, quel est son cours, à quelle distance.
4lO TltlSTRAM SHANDT.
il est navigable , où il est guéable , où il ne
Test pas. Il faut que le sol de chaque vallée lui
soit aussi connu qu'au laboureur qui la cultive,
et qu'il soit en état , si le cas le requiert , de
donner un plan exact de toutes les plaines et
défilés, des forts, des collines, des bois et
des marais , à travers lesquels son armée doit
marcher. U faut enfin qu'il connaisse leurs pro-
duits, leurs plantes, leurs minéraux, leurs
eaux thermales, leurs animaux, leurs saisons,
leurs climats , leurs degrés de froid et de chaud,
leurs [habit ans, leurs coutumes, leur langage ,
leur politique , et même leur religion. Autre-
ment , caporal , continua mon oncle Tobie ,
se levant dans la guérite , et commençant à
s'échauffer à cet endroit de son discours, con-
cevrait-on comment Marlborough a pu faire
marcher son armée , des bords de la Meuse à
Belbourg , de Belbourg à Kerpenord , ( il f ut im-
possible au caporal , de rester assis plus long-
temps ) , de Kerpenord , Trim , k Kalsaken ,
de Kalsaken^a Newdorf, de Newdorf à Lau-
denbourg, de Laudenbourg à Mildenheim,
de Mildenheim à Elcbingen, d'Elchingen à
Gingen , de Gingen à Belmerchoffen , de Bel-
merchoffcn à Skellembourg , où il fondit sur
les retranchemens .des ennemis ; les força à
TRISTRÀM SHANDY. I 411
passer le Danube, traversa la Lech, poussa ses
troupes jusque dans le cœur de l'empire ; et ,
marchant à leur tête par Fribourg, Hokenwert
et Schonevelt , il arriva aux plaines de Blen-
heim et d'Hochstet. Ce grand homme , caporal,
malgré tout son talent, n'aurait pas fait un pas
ni un seul jour de marche , sans le secours de
la géographie. »
« Car, pour la chronologie , j1 'avoue , Trim,
continua mon oncle Tobie , en se rasseyant
froidement dans sa guérite , que de toutes les
sciences , il me semble que c'est celle dont un
soldat peut le mieux se dispenser ; à moins que
ce ne soit pour les éclair cissemens qu'il peut un
jour en retirer, relativement à l'époque dé
Finvention de la poudre ; car les terribles effets
de cette composition , pareille à la foudre et
renversant tout devant elle , l'ont rendue pour
nous une espèce d'ère militaire. Elle a si tota-
lement changé la nature de l'attaque et de la
défense, soit pour la guerre de terre, soit pour
la guerre de mer , elle a tellement étendu les
bornes de l'art et de la science militaire, qu'on
ne saurait être trop exact à fixer le temps pré-
cis de sa découverte , et trop soigneux à recher-
cher le nom de son inventeur , et les circons-
tances qui lui ont donné naissance»
4*2 TRISTRAM SHANDT.
« Je suis loin de contester , continua mon
oncle Tobie , ce dont les historiens convien-
nent; savoir qu'en Tan de Notre Seigneur
treize cent quatre-vingt , sous le règne de
Vinceslas , fils de Charles IV , un certain prê-
tre 9 nommé Schwart, apprit aux Vénitiens
l'usage de la poudre dans leurs guerres contre
les Génois. Mais il est certain qu'il ne fut pas
le premier ; car , si nous en croyons don
Pèdre, évéque de Léon.... — Bon Dieu, dit
Trim , qu'est-ce que des prêtres et des évêques
avaient à faire de se creuser la tête pour la pou-
dre à canon ? — Dieu le sait , dit mon oncle
Tobic ; sa providence opère le bien par qui il
lui plaît. Don Pèdre donc affirme, en sa chro-
nique du roi Alphonse , lequel subjugua To-
lède , qu'en Tan treize cent quarante - trois
( c'est-à-dire trente sept avant l'autre époque ),
le secret de la poudre était bien connu > et
qu'elle était dès-lors employée avec succès,
tant par les Maures que par les Chrétiens,
non-seulement sur mer , mais dans plusieurs de
leurs sièges les plus mémorables en Espagne et
en Barbarie. Et tout le monde sait que la
moine Bacon a écrit expressément sur la pou-
dre à canon , et en a généreusement donné la
recette au public , plus de cent cinquante ans
TRISTKÀM SUÀKDY* %l3
avant la naissance de Schwart. Mais , ajouta
mon oncle Tobie, ce qui nous embarrasse bien
davantage , et ce qui confond toutes nos rela-
tions ,• ce sont les Cbinois qui prétendent
avoir connu la poudre plusieurs centaines d'an-
nées avant Bacon. »
— « Je gage , s'écria Trim , qu'il n'y a pas
un mot de vrai. »
— « Je croirais volontiers qu'ils se trom-
pent, reprit mon oncle Tobie , du moins si
Ton peut en juger par le misérable état de leur
tactique actuelle, surtout en ce qui regarde
les fortifications. Les leurs ne consistent que
dans un fossé revêtu d'un mur de brique , et
entièrement dépourvu de flancs. Quant à ee
qu'ils placent dans les angles , et qu'ils *noup
donnent. pour des bastions > ils sont construits
d'une manière si barbare, qu'on les pren-
drait.... — pour un de mes sept châteaux, in-
terrompit le caporal. »
Mon oncle Tobie, quoique embarrassé lui-
même à trouver une comparaison, ne fut pas
content de celle de Trim. Mais Trim lui disant
qu'il lui restait en Bohême Une demi-douzaine
de châteaux pareils, dont il ne savait comment
se défaire , mon oncle Tobie fut si touché de
la plaisanterie naïve du caporal , qu'il cessa sa
4l4 TKISTR.4BI 5HAIf»T.
dissertation sur la poudre a canon , et pria le
caporal de continuer son histoire du roi de
Bohême et de ses sept châteaux.
Suite de l histoire du roi de Bohême et de ses
sept châteaux.
~ « Ce malheureux roi de Bohême > dit
Trim.... »
— « Il était donc malheureux , dit mon oncle
Tobie ! m car ses dissertations sur la poudre à
canon et sur les autres parties de Part mili-
taire , l'avaient rudement embrouillé j et quoi-
qu'il eût prié le caporal de poursuivre son
histoire , les fréquentes interruptions qu'il avait
faites ne hii avaient pas laissé ses idées assez
présentes pour expliquer l'épilhète.
« Il était donc malheureux , Trim ? dit mon
oncle Tobie, d'un ton pathétique.» Le caporal
qui aurait voulu que le mot et tous ses syno-
nymes fussent à tous les diables, commença a
repasser dans son esprit les principaux événe-
mens de l'histoire du roi de Bohême, lesquels
prouvaient tous que jamais homme n'avait été
plus heureux que lui. Le pauvre caporal se
trouva alors dans un embarras extrême; et ne
se souciant pas de rétracter son épithète, en-
core moins de l'expliquer, et moins que tout
tÀlSTRAM SHÀWDT. 4*5
cela diriger son conte en système à la manière
des sa vans, il regarda mon oncle Tobie, espé-
rant qu'il viendrait à son secours ,• mais , voyant
que mon oncle Tobie restait assis en attendant
une explication, il hésita un moment et con-
tinua ainsi :
— * Monsieur me permettra de lui dire que
le roi de Bohême était malheureux, en ce
qu'aimant la navigation et tout ce qui y a rap-
port, il ne se trouvait pas un seul port de mer
dans toute la Bohême. »
— « Et comment diable y en aurait-il eu
Trim , s'écria mon oncle Tobie? La Bohême ne
touchant à la mer d'aucun côté, cela ne pou-
vait être autrement. — Cela se pouvait, dit
Trim, siDieu l'avait voulu. »
Mon oncle Tobie ne parlait jamais de l'es-
sence de Dieu et de ses attributs, qu'avec
respect et retenue.
— « Je ne le crois pas, répliqua mon oncle
Tobie, après une pause,- car, ne touchant à la
mer d'aucun côté, ayant la Silésie et la Moravie
à l'est, la Lusace et la Haute-Saxe au nord , la
Franco nie à l'ouest, et la Bavière au sud la
Bohême ne pouvait se rapprocher de la mer
sans cesser d'être Bohême ; et la mer d'un autre
côté, ne pouvait arriver à la Bohême sans cou-
4l6 TRISTRAM SJUNDY.
vrir une grande partie de l'Allemagne , et noyer
des millions de malheureux habitans qui se
seraient trouvés sans défense contre qn tel
déluge. — A Dieu ne plaise, s'écria Trim! —
Un tel déluge, ajouta mon oncle Tobiç avec
bonté , montreraitun tel manque de compassion
dans celui qui est notre père commun, que je
pense , Trim , qu'il élait réellement impqssible
que la Bohême eût des ports de mer. »
Le caporal fit sa révérence en homme inti-
mement convaincu, et continua.
« O^ il arriva que par une belle soirée
d'été, le roi de Bohême sortit avec la reine et
ses courtisans. — Tu as raison, Trim, dit mon
oncle Tobie, de dire qu'il arriva, car le roi
de Bohême, ainsi que la reine, pouvaient éga-
lement sortir ou rester chez eux. Et c'est là
une matière de futur contingent, qui peut
arriver ou ne pas arrwer x Suivant que le
hasard en ordonne.
— : «X»e roi Guillaume, dit Trim, avait là-
dessus une opinion particulière. 11 pensait qu'il
ne nous arrivait rien en ce monde qui oe fut
arrêté de toute éternité. Aussi, disait -il sou-
vent à- ses soldats : que chaque balle avait son
billet. — u C'était un grand homme ; dit mon
oncle Tobie 1 — Et je crois à présent, continua
TAISTKAM SHANDY. 4l7
Trim , que le coup qui me mit hors de combat
à Landen ne fut visé à mon genou , que pour
m'ôter du service du roi et me mettre à celui
de monsieur, où je serai sùremeut mieux soi-
gné dans ma vieillesse. — Tu peux y compter ,
Trim, s'écria mou oncle Tobie avec la dernière
vivacité. »
Le cœur du maître et celui du valet étaient
.également sujets à ces épanchemens imprévus.
Le caporal voulut parler , il voulut remercier
son maître; les larmes l' inondèrent, il resta
sans parole, sans mouvement; il resta les
yeux fixés sur mon oncle Tobie , mais son vi-
sage exprimait sa reconnaissance, et payait les
marques de bonté de son maître. Une larme
alors coula sur la joue de mon oncle Tobie , et*
paya l'attachement du serviteur.
Cette sqène fut suivie d'un long silence. Trim
le rompit le premier; et, s'efforçant de pren-
dre un ton plus gai pour tâcher de distraire
son maître . — « D'ailleurs , monsieur, dit-il 7
sans cette blessure que j'ai reçue à Landen , je
n'aurais jamais été amoureux. »
— a Tu as donc été amoureux , Trim, dit
mon oncle Tobie en souriant. »
— « Amoureux , dit le caporal , par-déssus
la tête. — Et je te prie, Trim, dit mon oncle
V
4i8 TR1STRÀM SHÀSBT.
Tobie, où, quand et comment cela s'est-il
passé? tu oe m'en as jamais dit un mot. —
J'ose dire à monsieur, répondit Trim, qu'il
n'y avait pas dans tout le régiment un tambour
ni un fils de sergent qui ne sût cette histoire.
— Et comment ne la saisie pas encore, dit
mon oncle Tobie ?
\ « Monsieur doit se rappeler, et sûrement
avec douleur, dit le caporal, notre déroute
totale à Landen , et la oonfbsion horrible du
camp et de l'armée. 11 faillît que chacun son*
geât à soi ,♦ et, sans les régiment de Wyndham,
de Lumley et de Galway qui couvrirent ht re-
traite sur Neerepeefcen > le roi lui-même aurait
eu de la peine à gagner le pont. Il fut pressé
vivement, coamme monsieur le sait mieux que
moi. »
« VaiHant prince, s'écria mon oncle ^o-
bie avec enthousiasme ! au moment où tout est
perdu, je le vois passer devant moi à toute
bride. 11 court à là gauche chercher le reste
de la cavalerie anglaise, et revient avec elle
pour soutenir 4a droite , et arracher , s'il en est
encore temps, le laurier des mains de Luxem-
bourg. Je le «vois avec son écharpe flottante
ranimant le courage de ce pauvre régiment de
Galvray . Jelfe vois courant le long de la ligne ,
TIUSTRÀM SfiASDY. AlQ
se retournant aussitôt, et chargeant Conti à la
tête des siens. Brave, brave prince, s'écria
mon oncle Tobie! par le ciel, il mérite la cou-
ronne ! — Comme un voleur mérite la corde ,
s'écria Tiïm. »
Mon oncle Tobie connaissait la loyauté du
caporal, autrement là comparaison n'aurait
pas été de son goût. Mais le caporal n'y avait
pas songé en la faisant. Au reste, il n'y avait
pas moyen de revenir sur ses pas; ce que le
caporal avait de mieux à faire était de conti-
nuer son récit*
— « Le nombre des blessés était prodigieux ;
chacun ne pensait qu'à sa propre sûreté. — Ge-
w
pendant , dit mon oncle Tobie, Talmasb fit la
retraite de l'infanterie avec beaucoup d'ordre.
— Je n'en restai pas moins sur le champ de
bataille , dit le caporal. —Misérable garçon,
répliqua mon oncle Tobie ! — Tellement qu'il
était midi du lendemain, continua le caporal,
avant que je fusse échangé et mis dans une
charrette avec trente ou quarante autres blessés
pour être conduit à notre hôpital.
— « Il n'y a aucune partie du corps, sauf de
respect dû à monsieur, où une blessure cause
une douleur plus insupportable qu'au genou, »
— • « Excepté l'aine , dit mon oncle Tobie*
4;w tjustram shandy.
~ Avec la permission de monsieur, -répliqua?
le caporal:, le genou, à mon avis, doit être
plus àeqsible y ayant beaucoup plus de tendons
et fle:lout4ce'qu'ils appellent.... qu'ils "ap^eW
lent.... ...... ^
• ». »»• •• * . •
i ^- «jG?ç8t pour cette raïsbn', dit mon oncle
Tofoie^qtfé 1-aioe est infiniment plus- sensible ;%
nbn-sculômetft jtàrce qu'elle a autant de tea-.
dftns;; et 'de ces autres .choses dont 'je ne sais:
pta's plus le nom que' toi j mais parée "ifiirl .'. \ »:.
-.Iclleiiveuive^Wadmanj qui s'était tende èa-r
chee dans son arbre pendant toute la cônvert
cation , retint son baleine, détacha sa coiffe de
dessous .sdn. menton y se tiqt lecérps' en avant*
porté s'or une jambe , et pfêtà l'orèiUe plus ât-;
tentivement que; jamais-. — - : •.-;-. :^
•La dispute se soutint feâniëaïëmeât'et à" for-*
ces égaies pendant quelque terilps entre moa ?
oncle T-obieètTrinx, jusqu'à ce qu'éità h Trim^ [
^e ressouvenant qu'il ayait souvent pleuré ^peiH^
les souffranoes de son maître et jatt^pourles*
pennes,, abandonna son* opinion* Mais mo*
onole Tobie n'accepta par son désistement: ~
^cela^ne prouve a'ulre chose, Trimy que- la
bonté de tôù cœurr*> , : - • >'~ *'' "-*':
Tellement qu'on ne sak pas eftcorê si la
douleur d'une blessure à l'aine est plus forte ,
*-. «».
fyt+J^A
</.&.. ./Jr
TRISTRÀM SHAKDY. 42x
toutes choses égales d'ailleurs , que la douleur
d'une blessure au genou.
Ou si la douleur d'une blessure au genou
est plus forte que la douleur d'une blessure à
l'aine.
CHAPITRE CCCIII.
La béguine.
m
— « La douleur de mon genou , continua le
caporal, était excessive en elle-même; mais les
cahots delà charrette sur un chemin extrême-
ment raboteux, la rendaient encore plus vive,
et chaque pas était la mort pour moi; le sang
que je perdais, le manque de soin, la fièvre
que je sentais venir.... — Pauvre garçon, dit
mon oncle Tobie* — C'en était plus, dit le
caporal , que je n'en pouvais supporter.
« Je racontais mes souffrances à une jeune
femme dans une maison de paysan où notre
charrette , qui ftait la dernière delà ligne, avait
fait halte , et où l'on m'avait fait entrer. La
jeune femme avait tiré un cordial de sa poche,
en avait versé quelques gouttes sur du sucre y
et, voyant que cela me ranimait, elle m'en avait
donné deux ou trois fois. Je lui racontais donc
la violence de la douleur que je sentais : elle*
4?a TRISTRAM SHARDT.
est si poignante , lui disais-je , que j'aimerais
mieux ne jamais me relever de ce lit que je
vois dans le coin de la chambre , et y mourir
tranquillement, que de faire un pas de plus
dans la maudite charrette.
« Elle essaya de me conduire à ce lit que je
lui montrais; mais je m'évanouis dans ses bras.
Elle avait un excellent cœur, comme monsieur
pourra le voir , dit le caporal en essuyant ses
yeux. »
— « Je croyais l'amour une chose joyeuse ,
dit mon oncle Tobie»»
— « N'en déplaise à monsieur, c'est quelque-
fois la chose la plus sérieuse du monde.
« A la persuasion de la jeune femme, la
charrette et les autres blessés étaient partis
sans moi : elle avait assuré" que j'expirerais en
y rentrant. Tellement que lorsque je revins à
moi, je me trouvai dans une cabane tranquille
et paisible, où il n'y avait plus que la jeune
femme, le paysan et la femme du paysan. J'é-
tais couché en travers sur le lit qui était dans
le coin delà chambre; ma jambe blessée repo-
sait sur une chaise, et la jeune femme à côté
de *non lit tenait d'une main sous mon nez le
coin de son mouchoir imbibé de vinaigre 2 et
de l'autre m'en frottait les tempes.
TRI5TRAM SHÀ5DY. fyl\
ce Je la pris d'abord pmt la fille du paysan ;
car ce n'était pas une auberge; et je lui offris
une petite bourse où il y avait dix-huit florins.
C'était encore un gage, continua Trim en
essuyant ses yeux y que ce pauvre Tom en par-
tant pour Lisbonne m'avait envoyé par un
soldat de recrue.
« Je n'avais jamais fait ces tristes détails à
monsieur. » Trim essuya ses yeux une troisième
fois.
a La jeunç femme appela le vieillard et sa
femme , et leur montra l'argent, sans doute
pour rn obtenir d'eux un lit et toutes les petites
choses dont je pourrais avoir besoin , jusqu'à
ce que jje fusse en état d'être transporté à
l'hôpital. jtUons, dit-elle ensuite en serrant la-
petite bourse , je serai votre banquier; mais,
comme cette charge ne remplira pas tout
mon temps , je serai aussi voire garde-
malade* »
« A la manière dont elle me parla y et à son
habillement que je commençai à regarder alors
plus attentivement, je vis, que la jeune femme
ne pouvait pas. être la fille du paysan.
« Elle était vêtue de noir delà tête aux pieds ,
et ses cheveux étaient cachés- spus une bande
de batiste qui Berrait son front. C'était une de
4^4 TRISTRÀM SHANDT.
ces religieuses dont monsieur sait qu'il y a un
grand nombre en Flandre , et qui ne sont pas
cloîtrées. »
— « D'après ta description , Trim , dit mon
oncle Tobie , je juge que c'était une jeune bé-
guine. C'est une espèce de religieuse qui ne se
trouve qu'en Flandre et à Amsterdam. Elles dif-
fèrent des religieuses ordinaires } en ce qu'elles
peuvent quitter le cloître pour se marier. Leur
profession est de visiter et de soigner les mala-
des: j'aimerais mieux, je l'avoue, que ce fût
leur inclination.
— « Celle- ci m'a souvent dit, répliqua Trim,
qu'elle me rendait tous ces soins pour l'amour
de Jésus-Christ. Je n'aimais pas cela. J'aurais
voulu que ce fût un peu pour l'amour de moi. .
— Je crois» Trim, dit mon oncle Tohie , que-
nous pourrions bien avoir tort tous les deux ;
nous le demanderonscesoiràM. Yorick , chez
mon frère Shandy ; n'oublie pas ,Trim 7 de m'en
faire^sMvenir. » • •
— « La jeune béguine > continua le caporal y
m'avait à peine dit qu'elle serait ma garde-
malade, qu'elle se mit en devoir d'en remplir
les fonctions.- Elle sortit , et , ati bout de quel-
ques minutes qui me parurent bien longues \
elle me rapporta des flanelles et des drogues
TRISTRÀM SRÀKDT. lp&
pour mon genou qu'elle bassina et fomenta
pendant une couple d'heures; puis elle me pré-
para une écuelle de gruau pour mon souper;
et , quand je l'eus prise, elle me promit de re-
venir de grand matin , et me souhaita une bonne
nuit.
« En dépit de son souhait, ma nuit fut bien
mauvaise. La fièvre fut très-violente; la figure
de la béguine ne cessa de me tourmenter. À
chaque instant j'aurais voulu partager le monde
en deux, et lui en donner la moitié. A chaque
instant je m'écriais: pourquoi n'ai- je qu'un
havresac et dix-huit florins à partager avec elle?
Tant que la nuit dura, je vis la belle béguine
comme un ange bienfaisant, se tenir près de
mon lit, en soulever les rideaux, et m'offrir
des potions cordiales. Je . ne fus tiré de mon
songe que par la belle béguine elle-même,
qui revint auprès de moi à l'heure promise,
et qui me rendit en réalité les mêmes services
dont je venais de rêver. En vérité elle me quit-
taità peine; et je m'accoutumai tellement à
recevoir la vie de ses mains, que je pâlissais et
que mon cœur défaillait quand elle sortait de
la- chambre. Et cependant , continua le capo-
ral, en faisant la réflexion du monde la plus
étrange
4rô TRISTllAM SHÀIÎDT,
je ri étais pas amoureux.
Car, pendant les trois semaines qu'elle fut au*
près de moi , • nuit et jour occupée à panser
mon genou , et à me rendre tous les soins les
plus familiers , je puis bien dire à monsieur
que je ne sentis pas une seule fois ce que j'en-
tends par amour. »
-— • « Cela est très singulier, Trim, dit mon
oncle Tobie. »
— « Très - étonnant , dit la veuve Wad-
man. ».
— « Rien n'est cependant plus vrai , dit le
caporal. »
CHAPITRE CCCIV.
Trim s enflamme.
■
— <( Il n'y a pourtant pas tant de quoi s'éton-
ner , continua le caporal, vojant que mon on-
cle Tobie faisait des réflexions mentales sur ce
sujet. L'amour , monsieur , le sait mieux que
moi ; l'amour est comme la guerre. Un soldat
ne peut-il pas échapper trois semaines de suite
en montantla tranchée dans la nuit du samedi ,
et cependant être tué le dimanche matin?
C'est précisément ce qui m'arriva ; avec la seule
TJirSTRÀM SNANDY. 427
difféfence que ce fut le dimanche au soir;
l'amour me vint tout d'un coup ; il tomba sur
moi comme une bombe, sans me donner pres-
que le temps de dire: Dieu me bénisse. »
— « Je ne croyais pas , Tritn , dit mîon on-
cle Tobie , que l'amour put venir si brusque-
ment. »
— « Mais , répliqua Trim , quand on y est
déjà préparé!
— « Je te prie , dit mon oncle Tobie , raconte-
moi comment cela t'arriva. » '**
— « De tout mon cœur , dit le capotai faisant
sa révérence. »
CHAPITRE CCCV.
Trim succombe.
« Jusque-là , continua le caporal , j avais
résisté à l'amour; ou plutôt je lui avais échap-
pé; et j'aurais continué ainsi jusqu'au bout,
si la Providence n'en avait décidé autrement.
Mais qui peut éviter sa destinée ? »
« C'était un dimanche après midi , comme je
le disais à monsieur.
« Lç vieillard et sa femme étaient sortis.
ic 11 n'était resté personne dans la maison ni
4?$ T1W5TRÀM SH1NDT.
dans la cour; pas un chien, pas un^hat,
pas un canard.
(c Tout y était tranquille et calme comme a
minuit,
« Je vis entrer la belle béguine.
« Ma blessure commençait à se guérir ; l'in-
flammation avait disparu, mais il lui avait
succédé une démangeaison, surtout au-dessus
et au-dessous du genou , qui m'était insuppor-
table , et qui m'empêchait de fermer l'œil de
'toute la nuit. »
« Laissez -moi voir F endroit, dit* elle, en
s'agenouillant tout contre mon lit, et soulevant
le drap pour visiter la piaie , cela ne demande,
dit l&rbéguine, qu'à être un peu gratté. Aus-
sitôt, ayant ramené la couverture par- dessus,
elle commença h gratter le dessous de mon ge-
nou avec le premier 'doigt de la main droite
qu'elle avait passée tous la flanelle qui enve-
loppait tout l'appareil.
« Au bout de cinq ou six minutes , je sentis
légèrement le bout de son second doigt qui
arrivait; et qui peu à peu se plaça à côté de
l'autre; elle, continuant toujours de gratter.
Il commença à me venir en pensée que je pour-
rais bien devenir amoureux. Je rougis en voyant
l'extrême blancheur de sa main. Je puis bien
TRISTR1M SHAKDT. 429
dire à monsieur que de ma vie je ne verrai
une main aussi blanche.
— « Du moins à la même place , dit mon
oncle Tobie. »
Quoique ce fut la chose du monde la plus
sérieuse pour le caporal, il ne put s'empêcher
de sourire.
« La jeune béguine, continua- t-il, voyant
que de me gratter avec deux doigls me faisait
le plus grand bien, commença à me gratter
avec trois; jusqu'à ce qu'enfin le quatrième doigt
et puis le pouce, vinrent se placer à côté
des autres , et alors elle me gratta avec toute sa
.main. Je n'ose plus rien dire sur les mains de* '
puis que monsieur m'a plaisanté,- mais en vé-
rité celle-là Jtait plus douce que du satin.
— « Vante-la tant qu'il te plaira, Trim, dit
mon oncle Tobie, je t'assure que. je t'écoute
avec le plus grand plaisir. » Le caporal remer-
cia son maître , mais n'ayant rien de nouveau
à dire sur la main de la béguine , il en vint à
ses effets.
— « La belle béguine, dit le caporal, con-
tinua de me gratter avec toute sa main au-
dessous du genou. Je craignis à la fin que son
zèle ne vînt à la fatiguer. — Bon Dieu! dit-elle
j'en ferais mille fois plus pour l'amour de
4?0 TRISTRAM SflANDT.
Jésus-Christ. En disant cela, elle glissa sa main
par-dessous la flanelle jusqu'au dessus du ge-
nou, où j'avais senti aussi de la démangeaison :
et là elle recommença à gratter.
« Je commençai alors à m'apercevoir tout
de bon que je devenais amoureux.
m Comme elle continuait à gratter, je sentis
l'amour qui, de dessous sa. main, se répandait
dans toutes les parties de mon corps.
« Plus elle grattait , plus ses grattemens
étaient prolongés, et plus le feu s'allumait dans
mes veines ; jusqu'à ce qu'enfin deux ou trois
grattemens ayant duré plus long-temps que
les autres , mon amour se trouva à son comble.
J» saisis sa main... » *
— « Eh bien! Trim , dit mon oncle Tobie>
tu la portas à tes lèvres, et tu fis ta déclara-
tion? »
Il importe peu de savoir si les amours de
Trim se terminèrent précisément de la manière
que mon oncle Tobie avait imaginée. H suffit
qu'on y trouve l'essence de tous les amours de
roman qoi aient jamais été écrits depuis le
commencement du monde.
TRISTRAM 5HANDT. 45l
CHAPITRE CCCVI.
La veuve JVadman change son plan
d'attaque.
Aussitôt que le caporal eut fini l'histoire
de ses amours , ou plutôt, dès que mon oncle
Tobiel'eut finie pour lui, mistriss Wadman sor-
tit sans bruit de son arbre, rattacha sa coiffe ,
franchit la petite porte de communication , et
s'avança lentement ♦ers la guérite de mon oncle
Tobie. La disposition d'esprit dans laquelle
Trim avait dû mettre mon oncle Tobie, était
une occasion trop favorable pour la laisser
échapper. L'attaque. avait été résolue d'après là
circonstance ,• et mon oncle Tobie en avait en-
core applani le chemin, en ordonnant au ca-
poral d'emporter la pelle, la bêche , la pioche ,
les piquets, et tous les autres ustensiles de
guerre, qui paient épars sur le terrain où
avait été Dunkerque.
Au signal de mon oncle Tobie, le caporal
«vait marché; tout avait disparu.
Or, considérez, monsieur, quelle sottise
c'est d'agir d'après un plan, soit en combat-
tant, soit en écrivant, soit en faisant toute autre
chose, et même des vers. Car si jamais plan
43a Tiusr&AM shindt,
indépendamment de toutes les circonstances,
a mérité d'être placé , en lettres d'or (au moins
dans les archives des fous) ce fut certaine-
ment le plan d'attaque de la veuve Wadman
contre mon oncle Tobie dans sa guérite,
et par le moyen de ses plans. Mais le plan
qui était attaché étant celui de Dunkerque ,
et Dunkerque ne présentant plus à l'esprit
que des idées de repos et de paix, il en se-
rait résulté un effet tout différent de celui que
mistriss Wadman voulait produire. D'ailleurs ,
le moyen qu'elle continuât sur le même pied
qu'auparavant; les petites manœuvres de ses
doigts et de sa main dans son attaque de la
guérite, avaient tellement été. surpassées par
celles des doigts et de la main de la belle bé*
guine daus l'histoire de Trim , que, quoique
les siennes lui eussent toujours réussi jusque-
là, elles étaient devenues aussi insipides que
manœuvres puissent être.
Oh! rapportez -vous^en aux femmes sur ce
point. Mistriss Wadman était à peine sortie de
son arbre, que son génie se jouait déjà du
nouveau tour qu'avaient pris les circonstances.
Elle changea son plaû d'attaque en un moment.
TRISTHAM SHÀNDT. 4"
CHAPITRE CCCVIL
Prends garde , oncle Tobie.
— « Je suis comme une folle, capitaine
Shandy , ditmistriss Wadman, en portant son
mouchoir à son œil gauche , au moment qu'elle
s'approchait de la guérite; une paille, un mou-
cheron, je ne sais quoi m'est entré dans l'œil.
Regardez , je vous prie; n'est-ce pas dans le
blane ? »
Eu disant cela, mistriss Wadman s'était glis-
sée tout contre mon oncle Tobie , et s'était as-
sise à côté de lui sur le coin du banc, pour lui
donner la facilité de regarder dans son œil
sans se lever. « Mais regardez-donc, dit-elle. »
Honnête Tobie , tu regardais dans son œil
dans toute la simplicité de ton cœur, et avec
l'innocence d'un enfant qui regarde dans une
lanterne magique. Ce serait un péché de te cau-
ser le moindre mai.
Beaucoup de gens regardent dans l'œil d'une
femme sans se faire prier : je n'ai rien à leur
dire.
Mais mon oncle Tobie, madame, était plus
réservé. 11 aurait été à côté de vous, sur votre
sopha, dans votre boudoir, depuis le mois de
II. 28
4^4 TRISTRAM SHÀNDY.
juin jusqu'au mois de janvier , ce qui comprend
les mois les plus chauds et les plus froids de
Tannée , qu'il n'aurait pas été , au bout de ce
temps, en état de dire si vous aviez les yeux
noirs ou les yeux bleus.
La grande difficulté était donc d'engagé»
mon oncle Tobiç-à y regarder.
Elle fut surmontée.
Et je vois là mon bon oncle Tobie , sa pipe
à la main, dont les cendres s'échappent, re-
gardant,et regardant; puis se frottant lesycux>
et regardant encore avec deux fois plus d'atten-
tion et de bonhomie que Galilée n'en a jamais
mis à regarder les taches du soleil.
Le tout en vain. Par toutes les puissances qui
animent nos organes, l'œil gauche de mistriss
Wadman brille en ce moment autant que sou
œil droit. Il n'y a ni paille, ni moucheron,
ni poussière, ni fétu d'aucune espèce ; il n'y a
rien, mon cher oncle, il n'y a rien qu'un feu
délicieux qui s'y glisse furtivement, et qui dt
là se répand dans toutes les parties de ton exis-
tence.
Prends garde, oncle Tobie! fuis le danger;
éloigne-toi : si tu regardes un moment de plus
dans l'œil de cette charmaute veuve, tu es
perdu !
TAISTRJIM SHANDY. 4^5
CHAPITRE CCCVIIL
// ri y voit rien.
- Un œil a cela de commun avec un canon,
que ce n'est pas tant l'œil et le canon en eux-
mêmes, que le jeu de l'œil et le jeu du canon,
qui les met l'un et l'autre en état de produire
de si grands effets. Je ne trouve pas la compa-
raison si mauvaise ; d'autres gens de meilleur
goût ne seront peut-être pas de mon avis : ce-*
pendant , comme je l'ai faite et placée à la tête
du présent chapitre autant pour l'usage que
pour l'ornement, elle y restera ; et tout ce que
je désire en retour, c'est que vous vouliez bien
vous la rappeler toutes les fois que je parlerai
des yeux de la veuve Wadman.,
— « Je vous proteste, madame, dit mon
oncle Tobie, que je n'aperçois rien dans votre
œil. »
— « Ce n'est donc pas dans le blanc, dit
mistriss Wadman? » Mon oncle Tobie regarda
4ans la prunelle de toute sa puissance.
Or, de tous les yeux qui jamais aient été
créés depuis les vôtres, madame, jusqu'à ceux
de Vénus, qui étaient certainement aussi fri-
pons qu'il y en ait jamais eu , il n'y eut jarouis
4*5 TRiSTRAM SHANDT.
d'œil aussi propre à ravir le repos de roo»
oncle Tobie, que 1 œil dans lequel il regar-
dait. Ne croyez pas, madame, que ce fût un
œil coquet, ni éveille, ni libertin; il n'était
ni étincelant, ni pétulant, ni impérieux; ce
n'était pas un de ces yeux qui annoncent de
grandes prétentions , ou une grande exigeanec :
un tel. œil n'aurait pas eu d'empire sur une
ame de la trempe de celle de mon oncle Tobie,
formée de tout ce que la nature a de plus deux.
L'œil de mistrissWadman était rempli dedou*
propos et de douces réponses , parlant, non
comme une trompette bruyante -qui étonne
l'oreille sans lui plaire, mais parlant au cœur;
ou plutôt, formant je ne sais quel4 doux sons,
semblables aux derniers acccns'd'un prédes-
tiné; un œil qui semblait dire: Comment pou-
vez-vous , capitaine Shandy, vivre ainsi
sans .consolation ? sans un sein sur lequel
dous puissiez reposer votre tête , et dans
lequel vous puissiez déposer vos chagrins?
C'était un oeil...
Mais l'amour me gagnera moi-même, si j'en
dis encore un mot.
C'était l'œil, qu'il fallait à mon oncle Tobie.
TRISTRÀM 5HANDY. 4^7
CHAPITRE CCCIX.
Un clou ne chasse pas Vautre.
Rien ne fait voir les caractères de mon père
et de mon oncle Tqbicsousun point de vue plus
plaisant que leurs différentes manières d'agir
dans les mêmes accidens. J'appelle l'amour ac-
cident et non pas malheur, dans l'opinion où
l'on sait que je suis qu'il rend toujours le cœur
d'un homme meilleur. Grand Dieu! comment
devait être le cœur de mon oncle ïobie quand
il e'tait amoureux, étant déjà si parfaitement
bon quand il ne Tétait pas?.
Moupèçe, comme il paraît par quelques-
uns des papiers qu'il a laissés, était très-sujet
à cette passion avant son mariage. Mais c'était
toujours avec une sorte d'impatience originale,
et même un peu acide; et, quand V accident
lui arrivait, au lieu de s'y soumettre en bon
chrétien, il enrageait; se démenait, tapait des
pieds , faisait le diable à quatre, et écrivait
contre l'objet de sa passion la diatribe la plus
ainère dont il pût s'aviser. \.
J'en ai retrouvé une en vers , qui s'adresse à
je ne sais quel œil qui avait troublé son repos
pendant deux ou trois nuits. Dans le premier
4^8 TRISTRÀM SHAKDT.
transport de son ressentiment, voici comme il
commence :
Maudît ail que l'enfer confonde !
Œil né pour le malheur du monde !
Qui mets les gens en pire état ,
Que payen , Turc ou renégat ! . . .
En un mot, tout le temps que durait le
paroxisme y mon père n'avait à la bouche qu'in-
jures, qu'imprécations , et presque des malé-
dictions. Seulement il était trop impétueux
pour suivre la méthode d'Ernul plie, pour suivre
même sa réserve. Mon père qui était de l'esprit
le plus intolérant, ne se contentait pas de
maudire sans exception tout ce qui sous le
ciel pouvait entretenir ou exciter son amour :
jamais il n'achevait sa litanie de malédictions
sans se maudire lui-même a son tour , comme
un des fous et des imbéciles les plus fieffés,
disait-il, qui eût jamais été lâché dans le
monde.
Mon oncle ïobie au contraire prit le tout
comme un agneau ; il s'assit tranquillement ,
et laissa le poison travailler dans ses veines
£ans résistance. Dans les douleurs les plus
aiguës de sa blessure ( comme au temps de
celle qu'il avait reçue à l'aine), il ne lui
TRISTRÀM SHÀ5DY. 4^9
échappa pas une expression chagrine ou de
mécontentement ; il ne s'en prit ni au ciel ni
à la terre,- il ne pensa ni ne parla mal de qui
que ce soit. Pensif et solitaire, il s'assit, sa
pipe à la bouche, les yeux fixés sur sa jambe
boiteuse, poussant de temps à autre quelque
soupir sentimental, qui, mêlé avec les bouf-
fées de tabac, ne pouvait incommoder per-
sonne.
Je le répète , il prit le tout comme un
agneau.'
A la vérité, il commit d'abord une méprise.
Le matin de cette même journée , il avait monté
à cheval avec mon père, pour tâcher de sauver
un petit bois charmant, que le doyen et le
chapitre de Shandy faisaient abattre pour en
donner le profit aux pauvres (d'esprit, cer-
tainement, tsar l'argent en fut partagé entre
le doyen et les chanoines. ) Ledit, bois «se
trouvait en -vue de la maison de mon oncle
Tobie, et lui était du plus grand secours pour
sa description de la bataille de Wynnendale :
aussi avait-il couru avec empressement pour le
sauver.
11 avait été au grand trot j sur un cheval dur,
avec une selle incommode; Bref, il était arrivé
que la partie séreuse du sangavait pénétré entre
440 TRISTRÀM SHAHDT.
cuir et chair, et avait causé un apostème aux
pays-bas de mon oncle Tobie. Lorsque ce clotf
( car c'en était un ) commença à pousser, moj
oncle Tobie , qui avait peu d'expérience e*
amour, se persuada que c'était-li un des symp-
tômes et une des parties constituantes de sa
passion ; mais l'apostème venant à crever , et
l'amour restant le même, mon oncle Tobie
comprit bien que sa blessure n'était pas bles-
sure superficielle , et qu'elle avait pénétré jus-
qu'à son cœur.
CHAPITRE GCCX.
»
Confidence.
Le monde rougirait d'avoir un penchant
vertueux. Mon oncle Tobie connaissait peu ïe
monde ; et quand il s'aperçut qu'il -était amou-
reux, il n'imagina pas devoir en faire plus de.
mystère que si la veuve Wadman l'avait blessé
par mégarde avec son couteau. Mais, quand il.
aurait cru devoir taire ce secret à tout autre,
accoutumé à regarder Trim comme un humble
ami, et trouvant chaque jour, de nouvelles
raisons pour le traiter ainsi, cela n'aurait rien
change à la manière dont il lui confia l'affaire.
TRISTRÀM 5HANDT. 44l
— « Je suis amoureux , caporal , dit mon
oncle Tobie. »
CHAPITRE CCCXI.
Plan de campagne.
— «f Amoureux , s'écria le caporal ! monsieur
se portait si bien il y a deux jours , quand je
lui racontais l'histoire du roi de Bohême!
— L'bistoire du roi de Bohême, dit mon oncle
Tobie!.... (11 rêva quelque temps)... Qurest
devenue son histoire? »
— « ftlous l'avons perdue je ne sais comment,
dit le caporal; mais alors monsieur n'était non
plus amoureux que moi. — Cela me vint, dit
mon oncle Tobie , lorsque tu me quittas avec
la brouette et les outils. Je restai seul avec
mistriss Wadman. Le trait qu'elle m'a laissé
est encore là, ajouta-t-il en montrant sa poi-
trine.
— « Eh! bien , dit le caporal, il n'y a qu'à
marcher. Monsieur sait bien qu'elle n'est pas
plus en étatde soutenirun siège que de voler. »
— « Mais comme nous sommes voisins, dit
mon oncle Tobie , ne serait- il pas mieux que je
l'informasse civilement....,.)»
44? TRIST&AM SHANDY»
— « Si j'osais , dit le caporal, être d'un avis
différent de monsieur ! »
— « Parie librement , dit avec bonté mon
oncle Tobie. »
— « Eh, bien! dit le caporal sauf le respect
dû à monsieur, je tomberais brusquement sur
elle comme un tonnerre, pour répondre à
ses petites attaques traîtresses; et ensuite je
lui parlerais civilement. Car si elle s'aperçoit la
première que monsieur est amoureux d'elle....
— Dieu soit à son aide, dit mon oncle Tobie!
en ce moment, Trim, elle ne s'en doute non
plus que l'enfant qui n'est pas encore né. »
O mon bon oncle !
11 y avait déjà vingt-quatre heures que la
veuve Wadman avait tout dit à Brigitte , sans
omettre une seule circonstance 5 et en ce mo-
ment elles tenaient ensemble un petit concilia-
bule, touchant certains doutes, certains scru-
pules , relatifs à l'issue de l'affaire , et que le
diable , qui ne dort jamais, avait fait naître dans
l'esprit de la veuve, avant même qu'elle nTeût
achevé son Te Deum.
— « Si je l'épouse , disait la veuve Wadman ,
j'ai bien peur , Brigitte , que le pauvre capitaine
ne jouisse pas d'une bonne santé. Il a reçu une
si terrible blessure à l'aine! »
1
TRISTRAM SHÀKÛY. 44^
— « Bon , madame , répliqua Brigitte ! elle
n'est pas si considérable que vous pensez.
D'ailleurs, ajouta-t-elle, je la crois bien
guérie* »
— * « Je voudrais en être sûre , dit la vewve
Wadman; mais uniquement par rapport à
lui. »
— « Si madame le désire, dit Brigitte, j'en
saurai tout le détail avant qu'il soit huit jours ;
car, tandis que le capitaine lui rendra des
soins, il est certain que monsieur Trim me
fera sa cour; et c'est mon affaire, ajoutâ-
t-elle, de le traiter de sorte qu'il ne me cache
rien de tout ce que nous avons intérêt de
savoir. »
Elles prirent donc ainsi leurs mesures ; et
mon oncle Tobic et le caporal prenaient les
leurs de leur côlé.
— u Maintenant, dit le caporal, en posant
sa main gauche sur sa hanche , et animant son
geste de la main droite , avec un air qui garan-
tissait presque le succès, si monsieur veut
me laisser .faire, et me confier la conduite de
l'attaque »
— « De tout mon- cœur, Trim, dit mon oncle
Tobie. Et, comme je prévois que danstoutecette
guerre tu me serviras d'aide-de-camp, voici
444 TKISTRAM SHANDT.
déjà une Couronne pour l'aider à arroser ion
brevet. »
— a Eh bien! dit le caporal, faisant d'abord
une révérence pour son brevet, il fautprendre
dans le grand coffre les habits galonnés de
monsieur; il faut raccopimoder les manches de
celui qui est bleu et or. Je retaperai à monsieur
sa perruque à la Ramillies, et j'aurai un
tailleur pour retourner ses culottes d'écar-
late. »
— « J'aimerais mieux celtes de pluche rouge ,
dit mon oucle Tobie. — Monsieur n'y pense
pas, dit le caporal. »
CHAPITRE CCCXII.
H ri omet rien.
— « Tu mettras un peu de blanc d'Espagne
à mon épée, et avec une brosse — Que
monsieur ne s'embarasse de rien, répliqua
le caporal. »
CHAPITRE CCCXIII.
La toilette sera complète.
— » « Je repasserai à neuf les deux rasoirs de
monsieur ; je rajusterai un peu mon bonnet de
T1USTRAM SHÀNDY. 44^
housard, et je prendrai l'uniforme du pauvre
lieutenant Lefcvre, que monsieur m'a ordonné
déporter pour l'amour de lui; et, aussitôt que
monsieur sera rasé, et qu'il aura pris sa che-
mise, son habit bleu et or et ses culottes de
fine écarlate; enfin quand sa toilette sera ache-
vée et que tout sera prêt, nous marcherons fiè-
rement, comme à l'attaque d'un bastion. Or,
tandis que monsieur engagera le combat avec
mistriss Wadman dans le salon à droite , je li-
vrerai bataille à Brigitte dans la cuisine à gau-
che ; et , au moyen de cette disposition , je ré-
ponds à monsieur, dit le caporal , en faisant
claquer ses doigts au-dessus de sa tête, je lui
réponds de la victoire. »
— « Je désire que tout cela réussisse , dit
mon oncle Tobie; mais je déclare , caporal, que
j'aimerais mieux marcher à l'ennemi sur le re-
vers d'une tranchée. »
' — « Une femme est bien autre chose, dit le
caporal. — Je le suppose ainsi, dit mon oncle
Tobie. »
CHAPITRE CCCXIV.
L'âne et le califourchon.
De tout ce que pouvait dire mon père, si
4/|6 TEISTRAM SHANDYr
quelque chose était capable de désoler mon on-
cle Tobie ( surtout pendant la durée de ses
amours ) , c'était l'usage continuel et perfide
que faisait mon père d'une expression d'Hila-
rion l'ermite, lequel en pariant de ses jeû-
nes , de ses veilles , de ses flagellations et de
toutes les macérations pratiquées dans la reli-
gion , disait ( quoiqu'un peu plus gaiement, ce
me semble, qu'il ne convenait à un ermite ) ,
qu'il employait tous ces moyens pour empê-
cher son âne de regimber ; voulant dire , pour
réprimer l'aiguillon de la chair.
Mon père était enchante de cette expression ,
non pas seulement à cause de son laconisme ,
mais parce qu'elle ravalait les désirs et les
appétits de la partie de nous-mêmes la plus
grossière. Il adopta donc cette métaphore , et
il s'en servit constamment pendant plusieurs
années de sa vie. Il ne prononçait plus le mot
passions , c'était toujours âne qu'il mettait à
la place. Si bien que , pendant tout le temps
que sa manie dura , l'on pouvait dire qu'il était
toujours à cheval sur son âne ou sur Ydne d'un
.autre.
Ici, messieurs, je vous prie d'observer la
différence 'de l'âne de mon père à mon dada,
ou, si vous voulez, à mon califourchon \ le
T.MSTRAM SRÀNDY. 447
tout pour qu'il ne vous arrive jamais de lçs
confondre dans votre esprit.
Mon dada, si vous l'avez un peu observé ,
n'est pas une méchante bête; il ne participe
de Y âne en rien; non, messieurs, en rien.
Mon dada! Eh ! c'est celui de tout le monde ;
c'est la petite niaiserie du moment • c'est la folie
du jour: un magot , un papillon , un pantin, la
boulingrin de mon oncle Tobie. Mon dada!
Eh ! c'est celui que vous montez, vous-même,
madame , quand vous avez un moment d'hu-
meur , des vapeurs , d'ennui de votre mari ;
en un mot, c'est l'animal le plus utile que
je connaisse ; et je ne sais pas ce que le monde
deviendrait sans lui.
Mais Vdne de mon père, messieurs ! montez-
-le, je vous prie, montez-le; de grâce , montez-
le; ou plutôt, messieurs, ne le montez pas.
C'est un animal concupiscent ; et malheur à
celui qui ne l'empêche pas de regimber.
CHAPITRE CCCXV.
Coq-à-Vâne.
Dès que mon père eut appris l'amour de
mon oncle Tobie : — « Eh bien , mon cher
Tobie , lui dit-il en le revoyant , comment va
ton âne? »
4^8 tAISTRAM SHANDY.
Mon oncle Tobie, plus occupé de sa blessure
que de la métaphore d'Hilarion , s'imagina que1
mon père , par une sollicitude toute frater-
nelle, lui demandait des nouvelles de son aine.
Une imagination préoccupée , vous le savez,
messieurs, n'a pas moins de pouvoir sur le
son des mots que sur la forme des choses;
et un homme, dans cette disposition, entend
moins la chose qu'on lui .dit que celle qui*
l'occupe.
Cependant la question étonna mon oncle
Tobie, d'autant qu'il aperçut les coins des
lèvres de ma mère à demi- relevés , et tout
son visage disposé au soutire. Le docteur Slop
avait aussi je ne sais quoi de malin répandu
sur sa physionomie. Enfin, mon père lui-
même, en faisant cette question , n'avait point
ce regard de 1 amitié qui interroge la souf-
france.
Un autre que mon oncle Tobie n'aurait
pas répondu, ou aurait répondu avec embar-
ras.
— : \i Mon aine , frère Shandy , répondit mon
oncle Tobie, va beaucoup mieux. »
À ce mot, tout le monde éclata de rire, liors
mon père, qui avait beaucoup espéré de son
une y et qui, fâché de la méprise de mon oncle
TRISTRÀM SHÀKDT. 449
Tobie, aurait bien voulu revenir à la charge.
Mais mon pauvre oncle Tobie avait Pair si dé-
concerté, si embarrassé, que si vous eussiez
été là, madame, avec le cœur que je vous
connais, vous seriez venue à son secours. C'est
ce que fit ma mère.
— « Tout le monde, dit ma mère, assure
que vqus êtes amoureux , frère Tobie; et nous
espérons que cela est vrai.
— « Je suis amoureux, ma sœur, répliqua
mon oncle Tobie ; et plus même , je crois ,
qu'on ne l'est communément. — Ouais ! dit
mon père. — Et depuis quand le savez-vous ,
dit ma mère? »
— « Depuis que mon clou a percé, dit mon
oncle Tobie. » Cette réponse mit mon père de
bonne humeur; et il entreprit encore une fois
mon pauvre oncle Tobie.
CHAPITRE CCCXVI.
Les deux amours.
— « Les anciens, dit mon père, ont recon-
nu, frère Tobie, deux sortes d'amour, très-
distinctes l'une de l'autre , suivant la partie du
corps où elles prennent naissance , la cervelle
ou le foie. Ainsi , quand un homme devient
m. 39
450 TRISTRAM SHANDY-
amoureux , il doit considérer où est le siège du
mal. »
— « Et qu'importe , frèreShandy , répliqua
mon opcle Tobie, qu'importe d'où l'amour
vienne, quand on ne veut que se marier,
aimer sa femme, et lui faire quelques en-
fans ?»
— - « Quelques enfans! s'écria mon père, en
sautant de sa chaise les yeux fixés sur ma m ère,
et passant brusquement entra son fauteuil et
celui du docteur Slop! Quelques enfans! s'é-
cria mon père , en répétant les mots de mon
oncle Tobie, et continuant à se promener avec
agitation. »
— « Ce n'est pas , frère Tobie , dit mon père
en revenant à lui, et se rasseyant derrière le
fauteuil de mon oncle Tobie, ce n'est pas que
je fusse fâché de t'en voir une \ingtaine; au
contraire, j'en serais charmé; et j'aimerais
chacun d'eux , Tobie , autant que si j'étais son
père. »
Mon oncle Tobie passa sa main derrière sa
chaise, sans être aperçu, pour serrer celle de
mon père.
Mon père prit la main de mon oncle Tobie»
«— « Bien plus, mon cher frere , continua
mon père, formé comme tu Tes de tout ce
T1USTRAM SHANDT. fôï
qu'il y a de plus doux dans la nature humaine,
ayant si peu de ses aspérités, c'est une pitié
que la terre ne soit pas toute peuplée d'babi-
tans qui te ressemblent. Et si j'étais monarque
d'Asie , ajouta mon père , en s'échauffant pour
ce nouveau projet, je t'obligerais (pourvu que
la chose ne fût pas audessus de tes forces, et
ne desséchât pas trop promptement ton humide
radical , pourvu enfin que cet exercice ne fît
aucun tort à ton imagination ni à ta mémoire,
ce qui arrive quapd on s'y livre inconsidéré-
ment) , oui, frère Tobie, je te procurerais les
plus belles femmes de mon empire, et je t'o-
bligerais, nolens et volens y de me foire un
sujet tous les mois. »
— a Tous les mois, dit ma mère , en prenant
une prise de tabac ! »
— « Je ne voudrais pas, dit mon oncle
Tobie, faire un enfant , nolens et volens , ce
qui signifie, je crois, que je le voulusse ou
non, pour plaire au plus grand prince de la
terre.
— « J'avoue , dit mon père , qu'il y aurait
de ma part un peu de cruauté à t'y contraindre.
Mais c'est une supposition que j'ai faite , frère
Tobie , pour te montrer que ce n'est pas sur
ton projet de faire des enfens ( en c*s que tu
452 T^aiSTRAM SHÀIfDY.
en sois capable ), mais sur les systèmes que tu
as sur l'amour et le mariage, que je yeux te
redresser. a
— « Mais , dit Yorick, il y a beaucoup de
raison et de bon sens dans l'opinion que le
capitaine Shandy se forme de l'amour ; et dans
les heures perdues de ma vie , dont je rendrai
compte un jour , j'ai lu beaucoup de poètes et
de rhéteurs, desquels je n'aurais jamais pu en
extraire autant. »
— « Je voudrais, Yorick, dit mon père,
que vous eussiez lu Pluton : il vous aurait appris
qu'il y a deux amours. — Je sais, dit Yorick,
qu'il y avait deux religions parmi les auciens ,
l'une pour le peuple, et l'autre pour les savans*
Mais je pense qu'un seul amour pouvait suffire
aux uns et aux autres. Point du tout, dit mon
père, et par les mêmes raisons; carde ces
deux amours, suivant le commentaire de Fici-
Dussur Velasius, l'un est spirituel, l'autre est
matériel.
« Le premier et le plus ancien, n'a point eu
de mère, et n'a lien à démêler avec Vénus :
le second est engendré de Jupiter et de Dioné»
— a De grâce , frère , dit mon oncle Tobie,
qVe t-ce qu'un homme qui croit en Dieu a
Ircsoin de tout ctla ? » Mon père ne s'arrêta
TRISTRÀM SHAlfDT. éfiH
point à lui répondre , de crainte de perdre le
fil de son discours.
« Ce dernier , continua-t-il, participe entiè-
rement de la nature de Vénus.
a Le premier est la chaîne d'or qui lie le ciel
à la t*»rre; c'est lui qui nous excite à l'amour
héroïque , lequel renferme et fait naître le
désir de la philosophie et de la vérité : le second
excite seulement le désir. »
— ce Je crois, dit mon oncle Tobie, que la
procréation des enfans est bien aussi utile au
inonde , que la découverte des moment de dé-
terminer les longitudes en mer. »
— « Il est certain, dit ma mère, que l'a-
mour entretient la paix dans le monde. »
— « Et qu'il la détruit dans les familles,
s'écria mon père. »
— « C'est lui qui peuple la terre, dit ma
mère, »
— « Et qui dépeuple le ciel , dit mon père. »
— « C'est la virginité, dit Slop d'un air
triomphant , qui peuple le paradis. »
— «Propos de nonne , répliqua mon père. >i
454 TklSTfcAtt SHANDT.
CHAPITRE CCGXVIL
Chacun va se coucher.
m
Mon père, dans toutes ses disputes, avait un
genre d'escarmouche si tranchant, si aigre, si
peu ménagé, poussant à droite , sabrant à gau-
che, et tombant surtout le monde indistincte-
ment, que, s'il y avait . vingt personnes dans
un cercle, en moins d'une demi* heure il était
sûr de les avoir toutes contre lui; ce qui ne
contribuait pas peu à le laisser ainsi sans alliés,
c'est que, s'il y avait un poste tout-à-fait inte-
nable, c'est là quHl allait se jeter. Mais il faut
lui rendre justice : une fois qu'il y était établi ,
il s'y défendait si vaillamment, que tout brave
et galant homme ne l'en voyait chasser qu'avec
peine. .
Aussi Yorick en l'attaquant, ce qui lui arri-
vait souvent, se gardait bien d'employer toute
sa force.
Mais la remarque du docteur Slop sur lés
vierges, à la fin du dernier chapitre, avait
rangé Yorick du côté de mon père; et il com-
mençait à désoler le pauvre docteur par rénu-
mération de tous les couvens de la chrétienté >
quand le caporal Trim entra dans la salle , et
TRISTRAM SHANDY. 4^5
raconta à mou oncle Tobie que ses culottes
d'écarlate ne pourraient servir, comme ils ra-
yaient projeté, peur l'attaque de la veuve
Wadman, attendu que le tailleur, en lès dé-
cousant, s'était aperçu qu'elles avaient déjà
été retournées.
— a Eh bien ! qu'il les retourne ehcore , dit
brusquement mon père, car on leà retournera
encore plus d'une fois avant que l'affaire soit
finie. — Elle n'en valent pas la façon , dit le
caporal. — Alors, frère ê dit mon père , il faut
nécessairement qtie vous en commandiez d'au-
tres. Car, quoique je sache, coutinuâ-t-il , en
«'adressant à la compagnie, que la veuve Wad*-
mari dihite mon frère Tôbie depuis tortg-temps,
et qu'elfe a mis en usage toute l'adresise et
tous les artifices d'une femme pour s'en faine
aimer, Maintenant qu'elle l'a ebtôlé,sa passion
n'est plus aussi vive. »
« Elle a obtenu ce qu'elle voulait*. *>
« Sous ce rapport , continua mon père ,
Sous ce rapport, auquel je suis persuadé que
Platon ti'k jamais pensé, vous voyez que l'a-
inour est moins un sentiment qu'un étaf , une
condition, et qu'on s'j engagé ( à peu près ,
disait mon frère Tobie , comme dans uû régi*
ment. ) Or, dès qu'un homme est agrégé à un
'456 TRI5TRAM SHANDY.
corps, soit qu'il aime le service ou non, il se
comporte comme s'il l'aimait, et cherche par*
tout à se montrer homme de courage. »
Cette hypothèse, comme toutes celles de
mon père, était assez plausible; et mon onele
Tobie n'avait qu'une seule objection à y faire.
Trim se tenait prêt à le seconder ; mais mon
père n'avait pas encore tiré sa conclusion, n
« C'est pourquoi, continua mon père, re-
prenant sa supposition , quoique tout le monde
sache que mistriss Wadman et mon frère
Tobie se plaisent l'un à l'autre, et se convien-
nent réciproquement, quoique je ne connaisse
dans la nature aucun obstacle qui puisse em-
pêcher les violons de jouer dès ce soir, je
répondrais que ce ne sera pas d'un an que
leurs instrumens se mettront à l'unisson* »
— « Je crains que nous n'ayons mal pris
nos mesures, dit mon oncle Tobie , en regar-
dant Trim, comme pour lui demander son
avis. »
— « Je gagerais, dit Trim, mon bonnet de
housard. (Son bonnet de housard, comme je
vous l'ai dit, était son enjeu ordinaire; mais
ayant été rajusté et presque remis à neuf pour
l'attaque projetée, l'enjeu devenait plus im-
portant.) Je gagerais, avec la permission de
TMSTR1M SHAlfDY. 4^7
monsieur, mon bonnet de housard contre un
scheling... si j'osais, continua Trim, faisant
une révérence, gager contre monsieur. »
— « Il n'y a point de mal à cela , dit mon
père ; car , en disant que tn gagerais ton bonnet ,
tout ce que tu entends par-là , c'est que tu
crois.... Qu'est-ce que tu crois? »
— u Je crois que la veuve Wadman, saufle
respect dû à monsieur, n est pas en état de tenir
dix jours. »
— a Et où diantre , s'écria Slop , d'un air
goguenard , où diantre , l'ami , as tu si bien
appris à connaître les femmes ? »
— ce Dans mes amours avec une religieuse,
dit Trim. — Ce n'était qu'une béguine, dit
mon oncle Tobiç. »
Le docteur Slop était trop en colère pour
écouter cette distinction ,• et mon père profi-
tant de l'occasion pour tomber sur les religieuses
d'estoc et de taille , en les traitant de folles ,
le docteur Slop ne put y tenir. Mon oncle
Tobie avait encore quelques mesures à prendre
pour ses culottes , et Yorick pour la seconde
partie de son prochain sermon : toute la com-
pagnie se sépara. Et, comme il restait une
demi-heure avant le temps de se mettre au lit,
mon père, qui était demeuré seul, demanda
4&8 TRISTRÀM SHAIfDT.
une plume , de l'encre et du papier , et se mifr
à écrire pour mon oncle Tobie l'instruction
suivante en formé de lettre.
Mon cher frère Tobie ,
« Ce que je vais te dire a rapport à la nature
des femmes, et à la manière de leur faire
l'amour. Et peut-être est-il heureux pour toi
( quoiqu'il ne le soit pas autant pour moi )
que l'occasion se soit offerte, et qite je me sois
trouvé capable de t'écïire quelques instructions
sur ce sujet.
« Si c'eût été' le bon plaisir de celui qui dis-
tribue nos lots , et qu'il t'eût départi pluis de
connaissances qu'à moi, j'aurais été charmé
que tu te fusses assis à ma place, et que cette
plume fût entre tes mains; mais, puisque c'est
it moi à l'instruire, et que madame Shandy
est là auprès de moi , se disposant à se mettre
au lit, je vais jeter ensemble et satts ordre sut
le papier des idées et des préceptes concer-
nant le mariage, tels qu'ils me viendront à
l'esprit, et que je croirai 'qu'ils pourront être
d'usage pour toi; voulant en cela te donner
tin gage de mon amitié , et me doutant pas,
•mon cher Tobie, delà reconnaissance aVec la-
quelle tù le retevras.
ÏRISTRAM SBAKDT. 4^9
« En premier lieu, à l'égard de ce qui con-
cerne la religion dans cette affaire ( quoique
le feu qui me monte au visage me fasse aper-
cevoir que je rougis en te parlant sut ce sujet ;
quoique je sache, en dépit de ta modestie qui
nous le laisserait ignorer, que tu ne négliges
aucune de ses pieuses pratiques) , il en est
une cependant que je voudrais te recomman-
der d'une manière plus particulière , pour que
tu ne l'oubliasses point, du moins pendant
tout le temps que dureront tes amours. Cette
pratique, frère Tobie, c'est de ne jamais te
présenter chez celle qui est l'obj et de tes pour-
suites, soit le matin, soit le soir, sans te re-
commander auparavant à la protection du Dieu
tout-puissant , pour qu'il te préserve de tout
malheur.
« Tu te raseras la tête , et tu la laveras tous
les quatre ou cinq jours , et même plus sou-
vent, si tu le peux, de peur qu'en ôtant ta
perruque dans un moment de distraction, elle
ne distingue combien de tes cheveux sont tom-
bés sous la main du temps , et combien sous
celle de Trim.
« 11 faut , autant que tu le pourras , éloigner
de son imagination toute idée de tête chauve.
%6o TRISTRAM SHÀNDT.
(( Mets- toi bien dans l'esprit , Tobie, et suis
cettem axime comme sûre :
« Toutes /es femmes sont timides. Et il est
heureux qu'elles le soient; autrement, qui
voudrait avoir affaire avec elles ?
« Que tes culottes ne soieut ni trop étroites
ni trop larges, et ne ressemblant pas à ces.
grandes culottes de nos ancêtres.
« Un juste médium prévient tous les commen-
taires.
« Quelque chose que tu aies à dire , soit que
tu aies peu ou beaucoup à parler, modère tou-
jours le son de ta voix. Le silence et tout ce
qui en approche grave dans la mémoire les
mystères de la nuit. C'est pourquoi, si tu
peux l'éviter, ne laisse jamais tomber la pelle
ni les pincettes.
« Dans tes conversations avec elle, évite toute
plaisanterie et toute raillerie; et autant que tu
pourras, ne lui laisse lire aucun livre jovial.
11 y a quelques traités de dévotion que tu peux
lui permettre ( quoique j'aimasse mieux qu'elle
ne les lut point ) , mais ne souffre pas qu'elle
lise Rabelais, Scarron, ou Don-Quichotle.
« Tous ces livres excitent le rire ; et tu sais,
cher Tobie , que rien n'est plus sérieux qu*
les fins du mariage.
TRISTRAM SHAlfDY. 4^
m Attache toujours une épingle à ton jabot
avant d'entrer chez elle.
« Si elle te permet de l'asseoir sur le même
flopha , et qu'elle te donne la facilité de poser
ta main sur la sienne, résiste à cette tentation.
Tu ne saurais toucher sa main, sans que la
température de la tienne lui fasse deviner ce
qui se passe en toi. Laisse-la toujoursdans l'in-
décision sur ce point et sur beaucoup d'autres.
En te conduisant ainsi, tu auras au moins sa
curiosité pour toi ; et si ta belle n'est pas en-
core entièrement soumise, et que ton âne
continue à regimber( ce qui est fort probable),
tu te feras tirer quelques onces de sang au-
dessous des oreilles, suivant la pratique des-
anciens Scythes, qui guérissaient par ce moyen
les appétits les plus désordonnés de nos sens.
« Avicenne est d'avis que l'on se frotte ensuite
avec de l'extrait d'ellébore, après les évacua-
tions et purgations convenables : et je pense-
rais assez comme lui. Mais surtout ne mange
que peu, ou point de bouc ni de cerf; et abs-
tiens-toi soigneusement, c'est-à-dire, autant
que tu le pourras , de paons, de grues, de
foulques, de plongeons, et de poules d'eau.
« Pour ta boisson : je n'ai pas besoin de te
dire que ce doit cire une infusion de verveine et
46a TRISTRAM SHÀ5DT.
d'herbe kanéa, de laquelle Elien rapporte des
effets surprenans.Mais si ton estomac en souf-
frait , tu devrais en discontinuer l'usage > et
vivre de concombres 9 démêlons, de pourpier
et de laitue.
« Une se présente pas pour le moment autre
chose à te dire.
« À moins que la guerre venant à se décla-
rer
« Ainsi , mon cherTobie, je désire que tout
aille pour le mieux;
« Et je suis ton affectionné frère,
« Gauthier Shandt. »
CHAPITRE CCCXVIIL
Les trous de serrure.
À l'heure même où mon père écrivait son
instruction fraternelle , mon oncle Tobie et le
caporal de leur côté disposaient tout pour l'at-
taque. Comme ils avaient renoncé à faire re-
tourner les culottes d'écarlate , au moins pour
le moment, rien ne pouvait les engager à re-
mettre leur visite plus tard qu'au lendemain
matin. La résolution fut prise en conséquence ^
et le départ fixé à onze heures.
THISTRÀM SHARDT. 4^3
— « Allons , ma chère , dit mon père à ma
mère, il convient, qu'en bon frère et en bonne
sœur, nous nous rendions chez mon frère
Tobie, pour protéger et favoriser son atta-
que ».
11 y avait déjà quelque temps que le caporal
et lui étaient habillés , quand mon père et ma
mère arrivèrent; et l'horloge venant à sonner
onze heures , c'était le moment de se mettre en
marche. Mon père n'eut quelle temps de glisser
sa lettre d'instruction dans la poche d'habit de
mon oncle Tobie, et il se joignit à ma mère
pour lui souhaiter un heureux succès.
i— « Je voudrais , dit ma mère , les voir par
le trou de la serrure , mais uniquement par
curiosité. »
— « Appelez, chaque chose par son nom,
dit mon père,* et regardez ensuite par le trou
de la serrure tant qu'il vous plaira. »
CHAPITRE CCCXIX,
Jugement téméraire.
Je prends à témoin toutes les puissances du
temps et du hasard qui sans cesse nous arrê-
tent dans notre carrière, que mou esprit était i
464 TRISTIIAM SIANDT.
bout, et que je ne savais comment poursuivre
l'histoire des amours de mon oncle Tobie,
lorsque ma mère , par curiosité y disait-elle ,
( mon père lui soupçonnait un autre motif) ,
désira pouvoir les regarder par le trou de la
serrure.
— - « Appelez chaque chose par son nom , dit
mon père; et regardez ensuite par le trou de
la serrure tant qu'il vous plaira. »
C'était uniquement la fermentation de cette
humeur un peu acide, qui entrait dans le
tempérament de mon père , et de laquelle j'ai
souvent parlé, qui donna lieu à une pareille
insinuation de sa part. Cependant , comme il
était naturellement franc et généreux, et tou-
jours ouvert à la conviction , il eut à peine
lâché le dernier mot de cette réplique peu
obligeante } que sa conscience lui en fit un re-
proche.
Ma mère avait en ce moment son bras gau-
che conjugalement passé dans le bras droit de
mon père , de telle sorte que sa main appuyait
sur la .sienne. Elle leva les doigts et les laissa
retomber. On aurait pu difficilement prononcer
si c'était là un coup ou une caresse; le casuiste
le plus habile aurait été bien embarrassé à
décider si ce geste signifiait un reproche ou
f
TftlSTAAM SHÂNDY. 4^5
un aveu. Mon père qui était rempli de sensi-
bilité de la tête aux pieds, n'y vit que l'ex-
pression d'une femme timide et faussement
accusée. Les reproches de sa conscience redou-
blèrent; il détourna la tête. Ma mère pensa
que son corps allait suivre , et que son projet
était de reprendre le chemin de sa maison :
aussitôt en croisant sa jambe droite par-dessus
sa gauche qui ne bougea pas, elle se trouva en
face de mon père qui, en ramenant sa tête,
rencontra subitement les yeux de ma mère.
Nouvelle confusion!
Tout détruisait le premier soupçon qu'il
avait formé. Tout augmentait ses remords. Un
cristal mince , bleu, calme et brillant, sans
tache, sans eau, et tellement tranquille, qu'on
aurait pu apercevoir jusqu'au fond la moindre
particule ou la moindre expression de désir,
s'il en eût existé chez ma mère, mais il n'y en
avait pas le plus léger vestige. Et je ne sais
comment il arrive que moi , son fils , formé de
son sang, je me trouve si enclin à la bagatelle,
surtout vers les équinoxes de printemps et
d'automne.
Ma mère , madame , n'était telle en aucune
saison de l'année, ni par nature, ni par édu-
cation, ni par imitation.
ii« 5o
466 TRISTRÀM SRANDT.
Un sang doux et sage circulait paisiblement
dans ses veines , en tout temps , le jour et la
nuit, dans les occasions même les plus criti-
ques. Son imagination calme et paisible n'était
point échauffée par ces pratiques ascétiques ,
par ces lectures mystiques qui, n'ayant aucun
sens en elles-mêmes, forcent l'esprit à se replier
dans la nature pour leur en trouver un. Et
quant à mon père, il était si loin de chercher à
enflammer ses idées là-dessus , que son plus
grand soin était d'éloigner de sa tête toute
image ou propos de ce genre.
Au reste, la nature avait fait tous les frais
de la sagesse de ma mère, et rendu superflues
les précautions de mon père. Et mon père le
savait! et mon père n'en continuait pas moins
ses précautions! et moi, Tristram Shandy, me
voilà assis en gilet brun et en pantoufles jau-
nes, sans perruque ni bonnet, ce douze août
mil sept cent soixante-six, accomplissant une
de ses prédictions les plus tragi-comiques; sa-
voir que je ne penserais ni n'agirais en rien
comme les autres enfans des hommes;
La méprise de mon père vint de ce qu'il at-
taqua le motif de ma mère , au lieu de Faction
elle-même ; car certainement les trous de ser-
rures ne sont pas destinés à servir de lorgnettes }
TMSTRÀM S&AKDT. £6j
et en considérant l'action de ma mère comme
tendant à nier une vérité reconnue, et à faire
qu'un trou de serrurre ne fût pas un trou de
serrure, l'action alors était une violation de la
nature des choses , et comme telle assez crimi-
nelle.
C'est pourquoi, n'en déplaise aux prédica-
teurs, les trous de serrure sont l'occasion de
plus de péchés, je dis même de péchés énor-
mes , que tous les autres trous du monde.
C'est ce qui me ramène aux amours de mon
oncle Tobie.
CHAPITRE CCCXX.
Parure de mon oncle Tobie.
Quoique le caporal eut tenu parole en reta-
pant de son mieux la grande perruque à la
Ramillies démon oncle Tobie, il avait eu trop
peu de temps, et tous ses soins n avaient pro-
duit qu'un effet assez mince. Cette fameuse
perruque avait passé plusieurs années applatie
dans le fond d'une vieille armoire ; et , comme
les mauvais plis ne s'effacent pas aisément, et
que l'usage des bouts de chandelle n'est pas -
toujours sur, l'entreprise du caporal n'étail
468 TRISTAÀM SHAlfDT.
pas une chose aussi facile qu'on pourrait le
croire. Ii s'employait pourtant de son mieux;
il pommadait, il crêpait, il retapait, puis se
reculait d'un air joyeux , et les deux bras ten-
dus vers la perruque, comme pour l'engager à
prendre un meilleur air. Mais le tout en vain:
elle frisait en dépit du caporal, par tout où le
caporal ne voulait pas qu'elle frisât; et, quand
une boucle ou deux auraient pu l'embellir,
chaque cheveu s'applatissait comme s'il eût été
trempé dans l'eau bouillante.
La déesse du spleen elle-même n'aurait pu
la voir sans sourire.
Telle était la perruque de mon oncle Tobie,
ou plutôt telle elle aurait paru sur tout autre
front que le sien. Mais le front de mon oncle
Tobie était le siège aimable de la douceur et de
la bonté; et ce charme se répandait sur tout
ce qui l'environnait. D'ailleurs, monsieur, la
nature avait dans toute sa personne tracé le
mot gentilhomme en si beaux caractères, que
jusqu'à son chapeau bordé en vieux point d'Es-
pagne tout terni, et surmonté d'une large co-
carde de taffetas frippé; ce chapeau, dis- je,
qui en lui-même ne valait pas quatre sols, ac-
quérait de l'importance, dès qu'il était sur la
tête de mon oncle Tobie. On eut dit qu'une
TMSTRAM SHÀNDT 4^9
fée elle-même l'avait compose de sa main , pour
mieux aller à l'air de son visage.
Rien n'aurait mieux prouvé ce que j'avance,
que l'habit bleu et or de mon oncle Tobie, si,
à quelques égards, la proportion n'était pas
nécessaire à la grâce; mais depuis quinze ou
sieze ans qu'il était fait, depuis que l'inacti-
vité de mon oncle Tobie (dont les promenades
étaient presque bornées à son bourlingrin),
avait doublé son embonpoint, son habit bleu
et or était devenu si misérablement étroit, que
ce n'était qu'avec la plus grande peine que le
caporal avait pu l'y faire entrer; et le raccom-
modage des manches n'avait servi de rien : il
était cependant galonné en plein, et sur toutes
les coutures, et devant et derrière, comme au
temps du roi Guillaume; et, pour finir la
description, il jetait tant d'éclat au soleil, il
avait un air si métallique et si guerrier , que
si le projet de mon oncle Tobie eût été d'atta-
quer la veuve en armure , il aurait pu lui-même
s'y méprendre.
Quant aux culottes d'écarlate , on sait que
le tailleur les avait décousues et les avait
abandonnées. On aurait pu à la rigueur s'en
accommoder, mais c'était assez que le soir
d'auparavant on les eût déclarées incapables
470 TEISTKÀM 5HÀKDÏ.
de servir ; et , comme il n'y avait point d'alter-
native dans la garde-robe de mon oncle Tobie,
mon oncle Tobie sortit en culottes de pluche
rouge.
Le caporal avait endossé l'uniforme du pau-
vre Lefèvre. Il avait retroussé ses cheveux sous
son bonnet de housard, lequel, comme on
sait, avait été remis presque à neuf. 11 suivait
son maître à trois pas de distance. Sa chemise,
renflée à son jabot et autour de ses poignets ,
annonçait l'orgueil de son ancienne profession ;
et son bâton , suspendu par un petit cordon de
cuir noir , dont les deux bouts renoués en-
semble finissaient par un gland , se balançait
au-dessous de son poignet gauebe. Mon oncle
Tobie portait sa canne comme une hallebarde.
« Vraiment,, dit mon père en lui-même ,
ils ont assez bon air. »
CHAPITRE CCCXXI.
// tremble.
Mon oncle Tobie retourna la tête plus de
dix fois , pour voir si le caporal se tenait prêt
à le soutenir; et autant de fois le caporal fit
un petit moulinet de son bâton, non pas d'un
air avantageux > mais avec l'accent le plus
TIUSTRÀM 3HA.HDT. 4ll
doux du plus respectueux encouragement,
comme pour dire à son maître : ne craignez
rien.
Son maître se mourait de peur.
Il ne savait pas distinguer, ainsi que mon
père le lui avait reproché, le bon côte' d'une
femme de son mauvais côté. Aussi n'avait-il
jamais été à son aise auprès d'aucune d'elles;
sauf dans les momens d'affliction. Car alors
sa pitié était extrême ; et le chevalier le plus
courtois de la chevalerie errante n'aurait pas
fait plus de chemin que mon oncle Tobie,
tout boiteux qu'il était, pour essuyer une
larme de l'œil d'une femme. Et cependant,
excepté l'occasion où mistriss Wadman avait
abusé de sa bonne foi, il n'avait jamais osé
arrêter ses regards sur l'œil d'aucune femme.
Il disait souvent à mon père, dans l'admi-
rable simplicité de son cœur, que fixer une
femme, c'était presque (sinon tout-à-fait) la
même chose que de lui tenir un propos obs-
cène..
— - « Et quand cela serait , disait mon père* »
47? TRISTRAM SHÀNDT.
CHAPITRE CCCXXII.
Il hésite.
— « Elle ne peut pas, caporal, dit mon
oncle Tobie , faisant halte quand ils furent à
vingt pas de la porte de mistriss Wadman,
elle ne peut pas s'en offenser.
— « Non plus, dit le caporal, que la veuve
du Juif à Lisbonne ne s'offensa de la visite de
mon frère Thomas. »
« Et comment la prit-elle, dit mon oncle
Tobie , se retournant vers le caporal ? »
— « Monsieur connaît, répliqua le caporal,
les malheurs de Tom; mais ceci n'y a aucun
rapport : sinon que le pauvre Tom n'avait pas
épousé la veuve, ou si Dieu eût permis qu'après
leur mariage ils n'eussent mis dans leurs sau-
cisses que de la chair de porc , le malheu-
reux n'aurait pas été enlevé dans son lit et
traîné à l'inquisition. — C'est une épouvan-
table chose que l'inquisition , ajouta le caporal ;
quand une fois un pauvre homme y est ren-
fermé , monsieur sait bien que c'est pour sa
vie. »
— « Hélas ! oui , dit mon oncle Tobie d'un
air rêveur, et les yeux fixés sur la porte de la
veuve Wadman. »
TRISTRÀM SHA9DY. 47^
« Et qu'y a-t-il d'aussi affreux qu'une éter-
nelle prison? Qu'y a-t-il d'aussi doux que la
liberté? — Rien au monde, Trim, dit mon
oncle Tobie toujours d'un air rêveur. »
— <c Tant qu'un homme est libre, s'écria le
caporal » Et en même-temps il fit avec son
bâton le moulinet par dessus sa tête, à-peu-
près en cette manière :
Un million de syllogismes les plus subtils de
mon père, n'en aurait pas dit davantage en
faveur du célibat.
Mon oncle Tobie jeta un regard pensif vers
sa chaumière et son boulingrin.
474 TKISTRAM SHA5BY.
Le caporal, avec sa baguette avait impru-
demment évoqué l'esprit de calcul : il se
dépêcha de le conjurer, en poursuivant son
histoire en manière <3l exorcisme, lequel ne
se trouve dans aucun rituel que je connaisse.
CHAPITRE CCCXXIIL
Amours de Tom et de la Juive.
« Là place de Tom lui valait de l'argent,
et lui donnait peu de besogne. Le climat de
Lisbonne est chaud. C'est ce qui lui donna la
fantaisie de se marier. »
« Or, il arriva vers ce temps-là qu'un Juif,
qui vendait des saucisses dans la même rue
où Tom demeurait, tomba malade d'une ré-
tention d'urine, et mourut. Sa veuve resta
en possession d'une boutique bien achalandée;
et, comme à Lisbonne, ainsi qu'ailleurs, cha-
cun est pour soi, Tom pensa qu'il n'y aurait
point de mal d'aller se présenter à la veuve,
pour lui offrir d'aider à continuer son com-
merce. »
« Tom en conséquence, se décida à l'aller
trouver. Il pensa d'abord comment il se ferait
annoncer chez elle. La manière la plus simple
était de feindre d'y aller acheter une aune
TIUSTRAM SHÀKDT. 4?^
de saucisses : ce fat celle qu'il choisit. Et voici
comme il raisonnait :
« Si je suis mal reçu, il ne m'en coûtera
jamais qu'une aune de saucisses, et le malheur
n'est pas grand. Si au contraire les choses tour-
nent bien, je puis gagner , non seulement une
aune, mais une boutique entière de sau-
cisses , et une femme par-dessus le marché. »
« Toute la maison , du plus grand jusqu'au
plus petit, souhaita àTom un heureux succès,
et il partit. Sauf le respect du à monsieur, je
m'imagine le voir en veste et culottes de basin,
le chapeau sur l'oreille , marchant légèrement
dans la rue , agitant sa canne en l'air , souriant
et abordant d'un air gai tous ceux qu'il rencon-
trait. Mais, hélas! Tom , tu ne souris plus 3 tu
ne souriras plus , s'écria le caporal en détour-
nant la tête , les yeux fixés à terre , comme
s'il eût apostrophé son frère au fond de son
cachot. »
— « Pauvre garçon , dit mon oncle Tobie ,
d'un air touché ! »
— « Je puis bien dire à monsieur , dit le
caporal , que c'était le meilleur garçon , et le
plus honnête qu'on eût jamais vu. »
— «Il te ressemblait donc , Trim, répliqua
vivement mon oncle Tobie ! »
4j6 TRISTRAK SHAlfDT.
Le caporal rougit jusqu'au bout des doigts.
L'embarras de l'homme modeste qui s'entend
louer, la reconnaissance d'un serviteur affec-
tionné que son maître exalte , la douleur d'un
frère sensible au souvenir d'un frère malheu-
reux , lout cela se peignit à la fois sur le visage
du caporal , et les larmes coulèrent le long de
ses joues.
Ce spectacle émut mon oncle Tobie. H prit
le caporal par son habit , qui avait été celui de
Lefèvre , et s'appma sur lui, en apparence
pour soulager sa jambe boiteuse , mais réelle-
ment pour donner au caporal une nouvelle
marque de bonté. 11 resta en silence une mi-
nute et demie ; ensuite il retira sa main , et le
caporal s'inclinant, reprit l'histoire de son frère
Tom et de la veuve du Juif.
CHAPITRE CCCXXIV.
La négresse.
a Lorsque Tom arriva à la boutique, il n'y
trouva qu'une pauvre négresse , occupée à
chasser les mouches avec une touffe de plumes
blanches qu'elle avait attachées au bout d'un
bâton. Mais , tout en les chassant , elle prenait
garde de les blesser. Touchant tableau , s'écria
TRISTRÀM SHANDY. 477
mon oncle Tobie ! la malheureuse avait beau-
coup souffert ; elle avait appris à compatir. »
— « C'était , sauf le respect dû à monsieur ,
une excellente créature aussi bien qu'une excel-
lente ouvrière. 11 y a , continua Trim , dans
l'histoire de cette pauvre malheureuse, des
circonstances qui attendriraient un cœur de
roche ; et dans quelqu'une de nos soirées
d'hiver , quand monsieur, sera disposé à les
entendre, je les racontera à monsieur, avec
le reste de l'hist jire de Tom , dont elles font
partie. »
. — » « Ne l'oublie donc pas y Trim , dit moa
oncle Tobie. »
— « Mais , monsieur , dit le caporal , avec
un air de doute , un nègre a-t-il une ame ? »
— « Je suis peu versé , caporal , dit mon
oncle Tobie , dans les choses de cette nature.
Mais je suppose que Dieu n'aurait pas voulu
laisser un nègre sans aine, plutôt que toi ou
que moi. »
— « Ce serait une affreuse injustice , dit le
caporal. »
— « Assurément , dit mon oncle Tobie. »
— (( Pourquoi donc , oserais-je demander à
monsieur, traite- t-on plus mal une servante
noire qu'une blanche ? »
47^ TRISTRAM SHAUDT.
-— (( Je ne puis t'en donner aucune raison >
dit mon oncle Tobie. »
— « C'est sans doute qu'elle n'a point d'amis,
dit le caporal en secouant la tête > ni personne
pour prendre sa défense. »
— « Trim , dit mon oncle Tobie y c'est là ce
qui devrait lui assurer , ainsi qu'à ses frères ,
notre protection. C'est le hasard de la guerre
qui les a mis en notre pouvoir , qui a placé la
verge dans nos mains. Ou elle sera ensuite , le
ciel la sait ; mais en quelques mains qu'elle
tombe , Trim , le brave homme n'en usera pas
d'une manière barbare, n
— « Le ciel l'en préserve , dit le caporal ! »
— « Amen , répondit mon oncle Tobie, en
posant la main sur son cœur. »
Le caporal reprit son histoire pour la con-
tinuer , mais avec une espèce d'embarras ,
dont le lecteur ne devine peut-être pas la
cause.
Par toutes ces transitions soudaines , et la
plupart touchantes , dont le caporal avait
entremêlé son récit , il avait perdu la clef sur
laquelle il l'avait commencé. Son projet avait
été de distraire son' maître , et son maître
s'attendrissait. Deux fois il toussa , deux fois il
essaya de se remettre sans pouvoir y parvenir ;
TKISTRÀM 5HANDY. 479
enfin il rappela ses esprits , replaça sa main
gauche sur sa hanche , le coude relevé en arc
d'un air vainqueur ; et conservant la liberté
de son bras droit , pour aider son débit par
ses gestes , il se rapprocha autant qu'il put du
ton qu'il avait perdu. Et, dans cette attitude ,
il continua son histoire.
CHAPITRE CCCXXV.
JjCs saucisses.
« Tom qui n'avait rien à démêler avec la
négresse , passa dans la chambre qui était au
delà de la boutique pour parler à la veuve du
Juif, de son amour. . . . et de son aune de
saucisses. C'était , comme je l'ai dit à mon*
sieur , un garçon honnête et de joyeuse hu-
meur , et il portait ce caractère écrit sur toute
sa personne. Il prit donc une chaise; il se plaça
près d'elle et contre la table, et s'assit sans
plus de cérémonie } mais avec la plus grande
politesse. »
« Pour un galant, c'est la plus sotte chose
du monde , s'il m'est permis de le dire à mon-
sieur, que de débuter auprès d'une femme
qui fait des saucisses. En effet , quelle fleurette
lui conter ? Tom débuta gravement , en de-
480 TRISTRAM SHlKDT.
mandant d'abord à la veuve comment se fai-
saient les saucisses, quelle espèce de viande ,
quelles herbes , quelles épices y entraient. En-
suite, d'un ton un plus gai, avec quels
boyaux , si les plus gros étaient les meilleurs ,
s'ils ne crevaient jamais , etc. ? Ayant seule-
ment l'attention de rester plutôt en arrière que
de trop s'avancer , et de ne rien risquer sans
être à peu près assuré du succès. »
— « C'est pour avoir négligé cette précau-
tion , Trim, dit mon oncle Tobie en s'ap-
puyant sur l'épaule du caporal , que le comte
de la Motte perdit la bataille de Wynendale.
Il s'avança imprudeirm.ent dans le bois ; et
sans cela Lille ne serait pas tombé dans nos
mains , non plus que Gand et Bruges , qui
suivirent son exemple. L'année était si avan-
cée , continua mon oncle Tobie , et la saison
devint si mauvaise , que si les choses n'avaient
.pas tourné comme elles firent, nos troupes
auraient péri en pleine campagne. »
« Mais , dit Trim , ne serait-ce pas que les
batailles , ainsi que les mariages , sont écrites
dans le ciel ? »
Mon oncle Tobie rêva.
Sa religion l'engagait à dire d'une façon;
sa haute idée de l'art militaire le poussait à
TRISTRAlf SHÀNDY. /fil
dire d'une autre. Ne pouvant les accorder en-
semble y mon oncle Tobie préféra de ne rien
dire ; et le caporal acheva son histoire.
« Tom, s'apercevant qu'il gagnait un peu de
terrain y et que tout ce qu'il avait dit sur les
saucisses avait été bien reçu de la belle, se
hasarda à lui offrir de l'aider un peu. D'a-
bord il prit l'entonnoir , et le tint, pendant
que la veuve avec son pouce faisait entrer
la viande dans le boyau ; ensuite il coupa des
attaches de longueur convenable , et les tint
dans sa main pendant qu'elles les prenait une
à une ; après cela il (es mit dans la bouche
de la veuve , où elle pouvait les prendre se-
lon le besoin ; enfin , peu à peu il en vint à
lier les saucisses à son tour , tamUs que la
veuve en tenait le bout dans ses dents.
Or, monsieur saura qu'une veuve tâche
toujours de choisir son second mari entière-
iqent différent du premier. Si bien que l'af-
faire était à-moitié réglée dans l'esprit de la
Juive , avant que Tom eut parlé de rien.
« Elle feignit pourtant de vouloir se défen-
dre, et se saisit d'une saucisse, mais Tom k
l'instant se saisit d'une autre....
« Monsieur comprend bien que la veuve ne
fut pas la plus forte»
48a TRISTRAM SHANDY.
« Elle signa la capitulation, Tom la ratifia y
et l'affaire fut finie. »
CHAPITRE CCCXXVL
Contre-marche.
*- « Toutes les femmes , continua Triin j
en commentant son histoire, depuis la pre-
mière jusqu'à la dernière, aiment la plaisan-
terie. La difficulté est de savoir celle qui leur
convient; et, pour le connaître, il n'y a
d'autre moyen que de faire quelques essais; de
même qu'avec une pièce d'artillerie on élève
ou on rabaissa la culasse, jusqu'à ce qu'on
donne dans le blanc. »
— « Je goûte cette comparaison, dit mon
oncle Tobie, encore plus que la chose même. »
— « Parce que monsieur, dit le caporal ^
aime mieux la gloire que le plaisir. »
— « J'espère, Trim, répondit mon oncle
Tobie, que j'aime l'humanité au-dessus de
tout; et, comme la science des armes tend
évidemment au bonheur et au repos des
hommes; et que la branche , surtout de cet
art , dans laquelle nous nous sommes exercés
ensemble au bourlingrin, n'a pour but que
d'arrêter les entreprises de l'ambition , et de
TRISTRÀM SHAKDY. 4^
retrancher la vie et la fortune du plus faible,
contre l'invasion et le pillage du plus fort,
toutes les fois que le tambour se fera entendre ,
je me flatte, caporal, que Pun et l'autre nous
aimons trop l'humanité et nos frères, pour ne
pas nous armer et voler à leur secours. »
En disant ces mots, mon oncle Tobie se
retourna, et marcha fièreijient comme à la
tête de sa compagnie ; et le fidèle caporal ,
portant son bâton à l'épaule et frappant de
la main sur le pan de son habit pour mai-
cher en seconde ligne derrière son maître ,
le long de l'avenue qui les ramenait chez
eux. »
— - « Que diantre se passe-t-il dans leurs
deux caboches, s'écria mon père à ma mère?
Sur ma parole ils assiègent mistriss W a dm an
en forme; et ils font le tour de sa maison pour
marquer la ligne de circonvallation. »
— « J'ose dire , répliqua ma mère... »
Mais un moment, mon cher monsieur. Ce
que ma mère osa dire, ce que mon père osa
lui répondre, enfin leurs demandes, leurs ré-
ponses et leur répliques, seront certainement
lues, relues, discutées, commentées, para-
phrasées parla postérité; mais, dans un cha-
pitre à part. Je dis : par la postérité , et je le
434 TPISTRAM 5HANDT.
répète. Qu'a fait mon livre pour ne pas sur—
nager sur l'abîme des temps avec V Eloge delà
Folie, le Conte du Tonneau, et tant d'autres?
Mais pourquoi jeter si loin les yeux sur
l'avenir? Ah! fermons-les bien plutôt. Le
temps vole et détruit tout. Chacune des lettre*
que je trace y me dit avec quelle rapidité la
vie suit ma plume. Nos journées et nos heures
( plus précieuses , ma chère Jenny, que ces
rubis qui brillent à ton cou) y s'envolent sur
nos têtes comme ces nuages légers que chasse
l'aquilon et qui ne reviennent plus. Tout dis-
paraît, tout se détruit. Ces cheveux que tu
prends soin d'arranger sur ton front; re-
garde,.... ils blanchissent sous ta main. Et
chaque baiser que je te donne en te quittant ^
chaque absence qui le suit, est le prélude de
cette séparation éternelle qui nous attend
bientôt.
Ciel! ô ciel! prends pitié de ma Jenny,
prends pitié de celui qui l'aime.
CHAPITRE CCCXXVIL
Le qu'en dira-l-on.
Mais que pensera le monde de cette excla-
mation ? tout ce qu'il voudra.
TftISTRAM SHANDY. 4^5
CHAPITRE CCCXXVIII.
JJattente.
Ma mère , toujours le bras gauche passé dans
le bras droit de mon père, était arrivée avec
lui jusqu'à l'angle fatal de la vieille muraille
du jardin, où le docteur Slop devait un jour
être renversé par Obadiah monté sur un cheval
de carrosse; lequel angle était directement
en face de la maison de mistriss Wadman. Là,
mon père jetant un coup d'œil par derrière,
aperçut mon oncle Tobie et le caporal qui
n'étaient plus qu'à dix pas de la porte. 11 se
retourna aussitôt.
« Arrêtons-nous un moment, dit mon père;
et voyons un peu de quel air mon frère Tobie
et son valet Trim feront leur première entrée.
Cela ne nous retardera pas d'une minute. —
Quand ce serait de dix, dit ma mère ! — Non
pas d'une demi- minute, dit mon père. »
C'était précisément l'instant où le caporal
entamait l'histoire de son frère Tom et de la
veuve du Juif . L'histoire commença , continua,
elle eut des épisodes, on revint sur ses pas, ou
continua, on poursuivit, l'histoire ne finissait
pas : le lecteur l'a trouvée bien longue.
Le ciel ait pitié de mon père! il jura cin-
quante fois; chaque attitude nouvelle le déses-
486 TRISTRÀM SHÀNDT.
pérait. Il donna le bâton du caporal, et ses
moulinets, et toutes ces gentillesses, à autant
de diables qu'il en crut de disposés à accepter
le cadeau.
Quand l'issue des événemens pareils à ceux
qui tenaient mon père dans l'attente , reste
ainsi suspendue dans les mains des destinées ,
l'esprit a, par bonheur, trois espèces de situa-
tions à parcourir ; sans quoi il lui serait impos-
sible de tenir jusqu'au bout.
Le premier moment est donné à la curiosité 7
le second à justifier cette curiosité; quant aux
troisième, quatrième, cinquième et cœtera ,
jusqu'au jour du jugement, ils sont de l'empire
du point àlionneur.
Je sais que beaucoup de moralistes mettent
le tout sur le compte de la patience. Mais cette
vertu a, ce me semble, un département suffi-
sant, et dans lequel elle peut s'exercer, sans
venir usurper le peu de places démantelées que
l'honneur a conservées sur la terre.
Mon père, à l'aide de ces trois auxiliaires,
attendit du mieux qu'il put la fin de l'histoire
de Tri m. Il tint bon pendant le panégyrique,
que mon oncle Tobie débita sur la profession
des armes dans le chapitre d'après; mais voyant
ensuite cfu'au lieu de marcher vers la maison
de madame Wadman, tous deux, après s'être
TRISTRAM SHÀNDT. 4^7
retournes, reprenaient le chemin diamétrale-
ment opposé y et confondaient ainsi son attente ,
pour le coup mon père ne put y tenir , et il
éclata brusquement, en vertu de cette disposi-
tion d'humeur acidulé , qui, dans certaines
occasions , distinguait entièrement son carac-
tère de celui des autres hommes.
CHAPITRE CCCXXIX.
Le premier dimanche du mois.
— « Que diantre se passe- t-il dans leurs
caboches , s'écria mon père? »
— « nTose dire , répondit ma mère , qu'ils
font des fortifications. »
— « Quoi! sur le terrain de mistrissWadman,
s'écria mon père en reculant d'un pas! »
— « Je suppose que non , dit ma mère. »
' — « Je voudrais , dit mon père en élevant
la" voix , que la science des fortifications fut à
tous les diables , avec toutes leurs fadaises de
sapes, démines, de blindes, de gabions, de
cunettes , et de fausses brayes. »
— « Ce sont des fadaises , dit ma mère. »
Or ma mère, tolérante (comme je voudrais
que le fussent certains personuages du clergé,
m'en eût-il coûté mon gilet brun et mes pan-
toufles jaunes) , ma mère, dis-je, était tou-
jours de l'avis de mon père, quoique la plu-
488 TMSTRAM SHANDY.
part du temps elle n'en comprît pas un mot ,
ci qu'elle n'eut pas la première idée du sens
des mots et des termes de l'art , sur lesquels il
faisait rouler l'opinion ou le système du mo-
ment. Elle se contentait d'accomplir à la lettre
les promesses que son parain et sa marraine
avaient faites pour elle, mais rien de plus.
Elle se serait servi d'un mot ou d'un verbe pen-
dant vingt ans, et l'aurait employé dans tous
ses temps et dans tous ses modes , sans s'em-
barrasser le moins du monde d'en demander la
signification.
J'ai déjà dit que cette insouciance désolait
mon père; c'était pour lui une source éter-
nelle de chagrins : la contradiction la plus
opiniâtre lui aurait été moins sensible. C'était
ce qui tordait le cou à leurs meilleurs dialogues
dès la première phrase. Ma mère ne connais-
sait rien aux omettes ni aux fausses brayes :
elle fut de l'avis de mon père. ,
— « Ce sont des fadaises , dit ma mère. »
— « Oh ! surtout les omettes , s'écria mon
père. » Il crut avoir dit un bon mot. Il jouit de
son triomphe et poursuivit.
— « Non que ce soit, à proprement parler,
le terrain de la veuve Wadman , dit mon père ,
en se reprenant un peu; car elle n'en a que
l'usufruit, x)
TRISTRÀH SHANDT. 4^9
— w Cela fait une grande différence, dit ma
mère. »
■ — « Aux yeux des sots , répliqua mon-père. »
— « A moins qu'il ne leur arrive d'avoir des
enfans, dit ma mère. »
— « Mais auparavant, dit mon père, il faut
qu'elle persuade à mon frère Tobie de lui en
faire. »
— « Sans doute, M. Shandy,dit ma mère. »
— « Si elle y parvient, dit mon père, que
le ciel ait pitié d'eux ! »
— « Amen , dit ma mère , piano ! »
— « Amen , s'écria mon, Tpèvefortissimèl »
— « Amen , répéta ma mère ; » mais avec
une cadence, un soupir, un accent de pitié,
qui pénétra jusqu'au coeur de mon père, et
ramollit toutes ses fibres. Il prit son almanach;...
mais avant qu'il l'eut ouvert , la procession
d'Yorick , venant à sortir de l'église , éclaircit
une partie de ces doutes; et ma mère acheva
de les lever , en lui disant que c'était le premier
dimanche du mois. 11 remit son almanach dans
sa poche.
Le premier lord de la trésorerie , occupé à
trouver des moyens et des expédiens, ne serait
pas rentré chez lui d'un air plus embarrassé.
40° TâlSTRÀM 5IANDr.
CHAPITRE GGCXXX.
Reprenons haleine.
Après un chapitre comme celui qu'on vient
de voir, et surtout après la manière dont il
finit, il faut nécessairement insérer quatre ou
cinq pages de matières hétérogènes, pour main-
tenir une juste balance entre la sagesse et la
folie. Sans cette précaution, un livre ne vivrait
pas au delà de Tannée. Mais une digression
lourde et traînante n'est pas ce qu'il faut. Il
vaudrait autant aller son grand chemin. Une
digression , dans une circonstance comme celle-
ci, doit être légère, enjouée, et sur un sujet
qui le soit aussi. Ce n'est pas tout, il faut que
Le califourchon et celui qui le monte, ne s'y
montrent qu'à la dérobée.
La difficulté est de trouver des agens con-
venables à la nature de ce service. L'imagina-
tion est capricieuse ; Fespriù ne veut pas être
recherché : quoique la plaisanterie soit une
bonne fille , elle ne vient pas toujours quand
on l'appelle.
11 semblerait que la meilleure façon pour
un auteur fut de dire ses prières ; mais si elles
ne servent qu'à lui rappeler ses infirmités et set
TR1STRAM SHAKDY. 491
défauts , tant de corps que d'esprit , il se trou-
vera plus béte après que devant (quoique
meilleur, religieusement parlant.)
Quant à moi , il n'y a pas un moyen sou*
le ciel , du genre physique ou du genre moral,
qui ne me soit venu à F esprit, et dont je n'aie
essayé. Quelquefois m'adressant à mon ame,
et disputant avec elle sur les moyens d'é-
tendre ses facultés.
Je ne les augmentais pas d'une ligne.
Alors, changeant de système , j'ai essayé ce
•que pourraient faire sur le corps la tempé-
rance , .la sobriété et la chasteté. Elles sont
bonnes en elles-mêmes, disais- je, elles sont
bonnes dans le sens absolu et dans le sens rela-
tif- elles sont bonnes pour la santé, bonnes
pour le bonheur dans ce monde-ci et dans
l'autre.
Enfin, elles sont bonnes pour tout,
excepté pour ce qui me manque. Là, elles
ne servent à rien qu/à laisser Vesprit comme
elles Font trouvé. Quant aux vertus théolo-
gales, la foi et l espérance pourraient peut-
être donner un peu de verve ; mais pour cette
vertu fade qu'on appelle charité , elle vous
ôte ce que ses sœurs vous avaient donné. .
Dans les occasions ordinaires, je n'ai rien
492 TKISTRAM SHÀNDT.
trouva qui m'ait mieux réussi , que la méthode
dont je vais vous faire part.
Certainement , si la logique n'est pas une
science frivole , et si je ne suis pas aveuglé par
mon amour-propre , certainement, dis-je, il j
a quelque chose en moi qui tient du vrai génie;
et ce qui me le persuade, c'est de voir combien
je suis étranger à la jalousie et à l'envie : ce
symptôme ne saurait être équivoque. Jamais
je n'ai fait une découverte , que j'aie cru propre
à perfectionner l'art d'écrire , que je ne me
sois empressé de la publier , désirant sincère-
ment que tout le monde pût écrire aussi bien
que moi.
C'est ce qu'on fera , quand on voudra s'y
donner aussi peu de peine.
CHAPITRE CCCXXXL
Demandez à ma blanchisseuse.
Je dis donc que dans les occasions ordi-
naires , c'est-à-dire , quand je me trouve stu-
pide , que mes idées s'enfantent pesamment T
et se débrouillent avec peine ,• ou que. je me
trouve , je ne sais comment, dans une veine
de licence et de libertinage , et que je fais
de vains efforts pour en sortir ; dans tous, ces
TRISTRAM SIÀNDY. 49^
cas et autres semblables, je ne dispute pas
un moment avec ma plume. Si une prise de
tabac , si un tour ou deux par la chambre
ne me suffisent pas* je prends mon rasoir >
j'en essaie le tranchant sur la paume de ma
main , je me savonne le menton , et , sans plus
de cérémonie , je me fais la barbe ; et si par
malheur je laisse un poil , j'ai soin du moins
que ce n'en soit pas un blanc. Cela fait, je
passe ma chemise , je change d'habit , je mets
ma perruque, je prends ma bague de topaze ;
en un mot , je m'habille de la tête aux pieds.
Or , il faut que le diable s'en mêle , si je
n'y gagne rien. Car considérez , monsieur y
que tout le monde voulant être présent quand
on le rase (quoiqu'il n'y ait aucune règle sana
exception), et personne ne voulant se raser sans
miroir , crainte d'accident , cette situation ,
comme tout autre , laisse nécessairement des
impressions particulières sur le cerveau.
Oui, je le maintiens. Les idées d'un homme
dont la barbe est forte , deviennent sept fois
plus nettes et plus fraîches sous le rasoir : et
si cet homme pouvait , sans inconvénient , se
raser du matin au soir, ses idées parviendraient
au plus haut degré du sublime. Je ne sais com-
ment Homère a pu si bien écrire avec une
4q4 tristram shandy.
barbe de capucin; mais comme son talent con-
tredit mon système y je ne veux pas m'j ar-
rêter y et je retourne à ma toilette.
Louis de Sorbonne dit que la toilette n'est
qu'une affaire de corps ; mais il se trompe.
L'ame et le corps ne sauraient se séparer ; un
bomme ne saurait s'habiller , sans que ses idées
se portent sur son habillement ; et , sïl se met
en gentilhomme > ses idées s'ennoblissent ; de
sorte qu'il n'a qu'à prendre la plume et se pein-
dre dans son style.
Ainsi, messieurs, quand vous voudrez sa-
voir si ce que j'écris peut se lire , et si rien
n'a sali ma plume , voyez le mémoire de ma
blanchisseuse ; c'est comme si vous lisiez mon
livre. H y a un certain mois où je suis eu
état de prouver que j'ai sali trente et une
chemises. On ne saurait pousser la propreté
plus loin. Eh bien ! j'ai été plus maudit , plus
vexé , plus critiqué , pour ce que j'ai écrit
dans ce mois-là , que pour tout ce que j'ai écrit
dans le reste de l'année.
Mais je n'avais pas montré à ces messieurs
les mémoires de ma blanchisseuse.
TRISTHÀM SHANDT. 49^
CHAPITRE CCCXXXII.
Les critiques.
Au reste, ne prenez pas ceci pour une digres-
sion ; je ne fais encore que m'y préparer , en at-
tendant le trois cent trente-troisième chapitre;
et je puis employer celui-ci à ce qu'il me plaira.
Voyons ; j'ai vingt sujets pour un : je pourrais
écrire mon chapitre des boutonnières, ou mon
chapitre desyî , qui doit le suivre immédiate-
ment ; ou mon chapitre des nœuds , sous le
bon plaisir du clergé ; mais tout cela pourrait
mal tourner pour moi. Ce que j'ai de mieux à
faire , c'est de suivre la méthode de quelques
çavans , et de me faire à moi-même des
objections contre ce que j'ai écrit ; quoique je
déclare d'avance que je ne sais pas plus que
mes pantoufles comment y répondre.
O que de critiques vont pleuvoir sur mon
livre I « C'est une satire enragée y dira quel-
qu'un , aussi noire que l'encre dont l'auteur
se sert ,et digne en tout de Thersite. C'est un
libelle atroce , et tous les blanchissages et sa-
vonnages du monde n'y font rien. D'ailleurs,
plus le drôle est déguenillé , plus les sarcasmes
viennent en foule au bout de sa plume, h
4g6 TRIS TRAM SHÀNDY.
A cela je n'ai qu'une réponse prête , au
moins pour le moment. C'est que l'archevêque
de Béuévent composa son indécent roman de
Galathée en habit violet , veste et culottes vio-
lettes ; ce qui prouve que l'habit ne fait pas
tout.
— « Mais, dit le critique , vous ne pouvez
pas nier que la recette du rasoir que vous in-
diquez n'ait un grand défaut , le manque d'uni-
versalité. La loi invariable de la nature rend ce
secret inutile à toyte une moitié du genre hu-
main.
Tout ce que je puis dire là-dessus , c'est que
les écrivains femelles Anglaises et Fiançai es ,
feront bien d'aller sans barbe.
Quant aux Espagnoles , elles iront comme
elles voudront.
CHAPITRE CCCXXXIIL
Elle est faite.
Le voici enfin arrivé ce trois cent trente-troi-
sième chapitre ! que produira-t-il ? B ien, qu'une
triste réflexion sur la vitesse avec laquelle nos
plaisirs nous échappent en ce monde.
Car, à l'égard de ma digression , je déclare
à la face du ciel qu'elle est faite.
TRïSTRÀM SHANDY. 497
Revenons à mon oncle Tobie.
CHAPITRE CCCXXXIV.
Il frappe à la porte.
Quand mon oncle Tobie et le caporal furent
arrivés au bout de l'avenue, ils s'aperçurent
qu'ils tournaient le dos à la maison de la veuve ;
ils firent volte-face , et marchèrent droit à la
porte de mistriss Wadman.
— « Monsieur peut m'en croire et marcher
en assurance y dit le caporal, qui porta la main,
à son bonnet , en passant devant son maître
pour aller frapper à la porte. » Mon oncle To-
bie , démentant en ce moment sa manière in-
variable de traiter son fidèle domestique , ne
lui répondit rien, La vérité était qu'il n'avait
pas encore bien rédigé toutesses idées. Il aurait
désiré une autre conférence avec Trim. Et, tan-
dis que le caporal montait les trois marches
qui étaient devant la porte , mon oncle Tobie
cracha deux fois. A chaque fois le caporal s'ar-
rêta par une sorte d'instinct ; il resta une mi-
nute le marteau de la porte suspendu dans sa
main : il hésitait sans savoir pourquoi.
Cependant Brigitte , morfondue à force d'at-
4<)8 TRISTRÀM SHAKDT.
tendre , faisait sentinelle en dedans, le pouce
et le premier doigt appuyés sur le loquet.
Mistriss Wadmau , assise derrière le rideau
de sa fenêtre 9 retenait son souffle , et guettait
leur approche. On lisait dans ses yeux le pré-
sage de sa défaite.
— « Trim ! dit mon oncle Tobie j » mais,
comme il ouvraitla bouche , la minute expira ,
et Trim laissa tomber le marteau.
Mon oncle Tobie , voyant qu'il ne pouvait
plus reculer } se mit à siffler son lilla-burello.
CHAPITRE CCCXXXV.
On ouçre.
Brigitte avait, comme nous l'avons dit, le
premier doigt et le pouce sur le loquet ; et le
caporal ne fut pas obligé de frapper aussi long-
temps que votre tailleur , milord , que vous
faites peut-être souvent attendre. Mais je pou*
vais ne pas aller chercher ma comparaison si
loin ; car, je soussigné , reconnais devoir à mon
tailleur au moins une guinée , et je m'étonne
souvent de la patience du maraud. Ceci au
reste n'intéresse personne. Mais il faut con-
venir que c'est une cruelle chose que d'être
endetté. 11 semble que ce soit une fatalité pour
TIIISTRAM SHÀNDY. 499
le trésor de quelques pauvres diables, au moins
de ceux de notre famille. L'économie ne par-
vient point à relier leurs coffres avec ses cercles
de fer.
Quant à moi , je suis sur qu'il n'y a aucun
prince, prélat, pape , ni potentat , petit ou
grand , qui désire plus que moi dans son cœur
de remplir fidèlement ses engagemens , ou qui
prenne plus de moyens pour y parvenir. Je ne
donne jamais plus d'une demi-guinée ; je ne
me promène point en bottes, de crainte de les
user ; je n'achète pas un cure-dent ; et je ne
dépense pas un schelling par an en tabatières;
et , quant aux six mois que je passe à la campa-
gne , j'y mène un si petit train , que Jean-Jac-
ques , avec toute sa modération , ne saurait
atteindre à ma parcimonie j car je n'ai chez
moi ni homme, ni garçon , ni cheval, ni va-
che , ni chien , ni chat , ni rien qui mange ou
qui boive. Je ne me permets qu'une pauvre
et chétive vestale , seulement pour entretenir
mon feu ; et la pauvre fille est en vérité aussi
sobre que je puisse le désirer.
Mais si d'après cela , vous me croyez philo-
sophe , je ne donnerais pas mes bonnes gens,
nne obole de votre jugement.
La vraie philosophie, messieurs.... Mais ce
500 TRISTRÀM SHÂKDT.
n'est pas ici le moment d'en raisonner. Voilà
mon oncle Tobie qui finit de siffler son lilla-
burello ; souffrez que j'entre avec loi chez
mistriss Wadman.
CHAPITRE CGCXXXVL
TRISTRAM SHÀNBT. 5oi
CHAPITRE CCCXXXVIL
CHAPITRE CCCXXXVIIII.
Vous Valiez voir.
* * * ******** * * *** * *
*************
********** * * ******
***********
— « Je vais vous le montrer, madame, dit
mon oncle Tobie. »
Mistriss Wadman rougit, regarda vers la
porte, pâlit, rougit encore légèrement, puis
502 TRISTRAM SliKDT.
reprit son teint naturel, et finit par rougir
plus fort que jamais. Ce que je traduis ainsi
pour l'amour du lecteur :
Bon Dieu , je n'y regarderais pas !
Que dirait le monde, si j'y regardais?
Je m'évanouirai si j y regarde.
Je voudrais pouvoir y regarder;
II ne saurait y avoir de péché a y regarder.
J'y regarderai
Tandis que l'imagination de mistrissWadman
travaillait ainsi , mon oncle Tobie s'était levé
du sopba , et avait été ouvrir la porte à l'autre
bout de la salle , pour donner ses ordres à
Trim dans le passage.
((* ****** ********* *
«
***** — je crojs ^ dit mon oncle Tobic 7
qu'elle est dans le grenier. — Je l'y ai vue encore
ce malin, répondit Trim. — Eh! bien, Trim,
caurs-y promptement, dit mon onde Tobie >
et rapporte-la moi dans la salle, — Bob Dieu ,
dit le caporal !»
Le caporal était bien loin d'approuver un tel
ordre, et ne le remplit pas moins avec joie.
Il n'était pas maître de son approbation , il
l'était de son obéissance. Il mit son bonnet sur
sa tétc, et partit aussi vite que son genou put
TIUSTRÀM SHÀNDY. 5o5
le permettre : mon oncle Tobie rentra dans la
salle, et fut se rasseoir sur le sopha.
— « Vous mettrez le doigt dessus , dit mon
oncle Tobie. — Sainte Vierge , je n'y toucherai
pas, dit en elle-même mistriss Wadman! »
Ceci demande une nouvelle traduction ; et
nous montre à combien d'erreurs les mots nous
induisent. Il faut toujours remonter à leur source
pour les entendre.
Or, pour éclaircir le brouillard qui règne sur
les trois dernières pages, j'ai besoin d'être moi-
même aussi clair qu'il me sera possible.
Frottez- vous le front par trois fois, mes
bons amis; toussez, crachez, moue liez-vous;
bon! éternuez, mes enfans;'à merveille, Dieu
vous bénisse !
Maintenant, aidez-moi si vous le pouvez.
CHAPITRE CCCXXXIX.
La Reçue.
Comme il y a cinquante motifs différens , tant
de l'ordre civil que de l'ordre religieux, pour
lesquels une femme peut prendre un mari , elle
commence par les considérer et les peser soi-
gneusement tous ensemble ; ensuite elle les
distingue, les sépare, et cherche à démêler
5o4 TRISTÏIÀM SHANDT.
dans son esprit lequel de tous ces motifs est le
sien. Ensuite ; par propos, enquêtes, raison—
nemens, inductions, elle cherche à s'assurer si
elle a choisi le bon. Enfin, elle essaie, elle
éprouve , elle veut voir si elle ne s'est pas
trompée.
L'allégorie de Slawkenbergius sur ce sujet ,
au commencement de sa troisième décade, est
si originale, et mon respect pour les dames est
si profond , que jamais je n'oserai la leur dire ;
et c'est dommage, car elles en riraient.
Elle arrête le premier âne , dit Slawkenber-
gius, et le tient par le licou , de crainte qu'il
ne lui échappe; puis elle plonge sa main jus-
qu'au fond du panier pour y chercher et
quoi? Ma foi, dit Slawkenbergius, ce n'est
pas le moyen de l'apprendre que de m'inter-
rompre.
— Je n'ai rien, ma bonne dame, dit l'âne;
je porte des bouteilles vides.
— Et moi de vieilles guenilles , ditle second.
— - Ta charge vaut un peu mieux, dit-elle au
troisième , tu portes des pantoufles et de vieilles
culottes.
Elle passe ainsi en revue le quatrième , le
cinquième âne , et tout le reste de la fie l'un
après l'autre , jusqu'à ce qu'elle ait trouvé ce-
TRISTRAM SHANDY. 5o5
lui qui porte ce qu'elle cherche. Alors elle ren-
verse le panier, étale la marchandise, regarde,
l'examine, la mesure, l'étend, la mouille, la
sèche, la tourne, la retourne, et puis l'em-
porte.
Mais pour l'amour de Dieu , quelle mar-
chandise?
Toutes les puissances de la terre, répond
Slawkenbergius , ne me feraient pas dire mon
secret.
CHAPITRE CCCXL.
Prestige du démon.
Nous vivons dans un monde où tout est
énigme et mystère ; ainsi, nous y sommes ac-
coutumés. Autrement, il semblerait étrange
que la nature , qui fait chaque chose si con-
forme à sa destination, qui ne se trompe jamais
ou presque jamais , à moins qu'elle n'ait lé
projet de s'amuser, qui dispose si bien les
formes et les propriétés de la matière qu'elle
emploie , soit qu'elle en veuille faire une char-
rue , un vilebrequin ou une perruque; qui mo-
dèle chaque créature, fût-ce un oison , de ma-
nière qu'il ne lui manque rien ; il semblerait
étrange, dis-je, que cette nature, si habile en
Bo6 TRISTRAM SHÀNDT.
toute autre chose, ne fît que des balourdises
quand il s'agit d'une affaire aussi simple que
celle d'assortir un homme et une femme.
Cela viendrait-il du choix de l'argile qui se
gâte souvent au feu? d'où il résulte qu'un
homme a trop d'un côté ce qui lui manque de
l'autre , et pêche par trop ou par trop peu de
chaleur. Cette grande ouvrière donnerait-elle
trop peu d'attention à ces petits détails plato-
niques de la moitié de l'espèce pour laquelle
elle a fabriqué l'autre? Peut-être aussi que
souvent elle ne sait pas quelle espèce de mari
on lui demande. Mais laissons ces hypothèses;
nous en raisonnerons après souper.
11 suffit que l'observation .en elle-même , et
les raisonnemens auxquels elle donne lieu y loin
de rien expliquer 9 ne servent qu'à tout em-
brouiller.
En effet, à considérer attentivement mon
oncle Tobie, y avait-il jamais eu quelqu'un
mieux taillé pour le mariage ? La nature l'avait
pétri de son argile la plus pure et la plus
douce ; elle avait rempli ses vaisseaux de lait;
elle avait animé ses poumons du souffle le plus
épuré; tout en lui était bon, humain , gêné*
reux. La vérité et la confiance habitaient dans
son cœur, dont toutes les avenues étaient une
TRISTHÀM SHANDY. 5o7
communication toujours ouverte, toujours ac-
tive des services les plus obligeans, des bien-
faits les plus tendres. Enfin la nature , en le
comblant de ses dons, n'avait point oublié
pour quellet fins le mariage était institué. En
conséquence
Et la blessure de mon oncle Tobie n'avait
point annulé la donation.
Cependant ce dernier article avait je ne sais
quoi de louche et d'apocryphe. Or, le diable
qui , comme on sait , est l'ennemi de la foi ,
avait élevé à ce sujet quelques scrupules dans
l'esprit de mistriss Wadman ; et d'un autre
côté (en vrai diable qu'il était) , il avait changé
aux yeux de la veuve les autres vertus de mon
onde Tobie en bouteilles vides, en vieilles gue-
nilles , en pantoufles et en vieilles culottes.
CHAPITRE CCCXLI.
Ne t en fie qui à toi seul.
Mistriss Brigitte avait engagé tout le petit
fonds d'honneur que peut avoir une soubrette,
qu'elle saurait tout le détail de l'affaire avant
qu'il fût huit jours; et elle se fondait sur une
5o8 TRISTE1M SH1VDT.
supposition qui était en soi très-probable.
« Trim , avait-elle dit y ne manquera pas de me
faire sa cour , tandis que le capitaine fera la
sienne à madame ; et je le traiterai de sorte
qu'il me dira tout.
L'amitié a deux vëtemens ; l'un de dessus et
l'autre de dessous. Brigitte servait les intérêts
de sa maîtresse avec l'un , et faisait la chose
qui lui plaisait le plus avec l'autre. Le diable
lui-même n'aurait pas eu plus beau jeu qu'elle
à s'assurer de la blessure de mon oncle Tobie.
Pour mistriss Wadman , elle n'avait qu'un
moyen , mais il était sûr. De sorte que (sans
rejeter l'offre de Brigitte , ni mépriser ses ta-
lens ) , elle se détermina à jouer son jeu elle-
même.
Elle n'avait pas besoin de tout son talent. Un
enfant aurait trompé mon oncle Tobie au }eu.
H connaissait à peine les cartes , et laissait voir
son jeu tant qu'on voulait. Le pauvre homme
vint se livrer lui-même à la veuve en se pla-
çant sursonsopha, mais tellement sans défense
et sans défiance , qu'un cœur généreux aurait
rougi d'en abuser.
Mais quittons la métaphore.
TRISTRÀM SHÀHDT. SoÇ
là
il Marie.
CHAPITRE CCCXLIL
Ma foi , quittons l'histoire aussi , s'il voutf
plaît ; car, quoique j'aie eu la plus grande hâte
*' d'arriver à cet endroit de mon ouvrage ; quoi-
* que je l'aie annonce et que je le regarde en-
' core comme le morceau le plus exquis que j'aie
* à donner au public , maintenant que m'y voilà ,
' je voudrais que quelqu'un prît la plume et
» achevât l'histoire à ma place. Je vois toutes les
11 difficultés qui se présentent > et je sens la foi-
' blesse de mon talent.
* J'ai pourtant une petite ressource. C'est que
' l'on m'a tiré cette semaine vingt-quatre onces
de sang, à cause d'une fièvre terrible dont j'ai
été attaqué en commençant ce chapitre; de
sorte qu'il me reste quelques espérances que
ma cervelle se trouvant plus dégagée, mes
vaisseaux moins tendus. Dans tous les cas,
une invocation ne saurait nuire. Je m'aban-
donne donc entièrement à celui que j'invoque ;
c'est à lui à m'inspirer ou à m'injecter ce qu'il
croira de meilleur.
5lO TÏUSTRÀM SHÀNDT.
INVOCATION.
Aimable et doux génie , qui conduisis jadis
la plume de mon ami Cervantes; toi qui te
glissais par sa jalousie , et qui, par ta présence
changeais en un beau jour le crépuscuU de sa
retraite ; toi qui versais le nectar des dieux à
ce charmant auteur qu'ils avaient animé de
leur esprit , toi enfin qui le couvris de tes ailes
pendant qu'il traçait le portrait de Sancho et
de son aventureux maître, et qui veillas cons-
tamment pour le défendre contre la pauvreté et
les autres misères de cette vie; écoute-moi, je
t'en conjure! regarde, vois ces culottes, ce
sont les seules que je possède; et cette déchi-
rure me fut faite à Lyon par un âne.
Vois mes chemises, en quel état elles sont!
une partie en est restée en Lombardie ; je n'en
ai rapporté que les débris; je n'en avais que
six , et une maudite blanchisseuse de Milan
m'en a rogné cinq ; elle croyait avoir ses rai-
sons, à la bonne heure.
Cependant malgré ces accidecs, malgré un *
fourreau de pistolet qui me fut volé à Sienne ;
TRISTRÀM SHANDT. 5lt
malgré deux œufs que Ton m'a fait payer cinq
paules y l'un à Raddicossini , et l'autre à Ca-
poue, je ne trouve pas qu'un voyage de France
et d'Italie soit une chose aussi effrayante que
beaucoup de gens voudraient le persuader. Il y
a par ci par-là un peu de mal , mais ce n'est
pas trop acheter le plaisir de parcourir ces
campagnes riantes, que la nature semble éta-
ler devant vous pour le plaisir de vos yeux. Il
est ridicule dépenser que l'on vous présentera
i pour rien des voitures, que l'on expose à être
brisées par vous et pour vous. Ce sont les deux
sols que vous donnez à cet homme qui graisse
vos roues , qui le mettent en état d'avoir du
beurre sur son pain. Nous sommes en vérité
trop exigeans. Eh quoi ! pour trente ou qua-
rante sols que l'on vous demandera de .trop
pour votre souper et votre lit , votre philoso-
phie sera déconcertée ! Qu'est-ce donc qu'un
schelliug et quelques sols ! Payez , pour l'a-
mour de Dieu et pour le vôtre ; payez, et
payez les deux mains ouvertes , plutôt que de
laisser le mécontentement s'asseoir sur le front
de votre belle hôtesse et de ses demoiselles y
qui se tiendront d'un air affligé sur la porte
de l'auberge au moment de votre départ. D'ail-
5l3 TRISTRAM SH1NDT.
leurs , mon cher monsieur , le baiser fraternel
que chacune d'elles tous aurait donné , ne va-
lait-il pas mieux que vos vingt sols ? à mon gré
du moins.
Pendant mes voyages j'avais la tête remplie
des amours de mon oncle Tobie. C'était comme
si j'eusse été amoureux moi-même. J'étais dans
un état parfait de bonté et de bienveillance ;
à chaque mouvement de ma chaise je sentais
en moi la vibration délicieuse de la plus douce
harmonie. Il m'était indiffèrent que la route fut
unie ou raboteuse; tout ce que je voyais, tout
ce que j'entendais y touchait toujours quelque
ressort secret de sentiment ou de plaisir.
(Un soir; c'étaient les plus doux sons que j'eusse
jamais entendus. Je baissai ma glace pour les
mieux entendre, « C'est Marie me dit le
postillon, observant que j'écoutais. Pauvre
Marie! continua-t-il, en se penchant de côté,
parce que son corps m'empêchait de la voir !
Elle est assise sur un banc, jouant son hymne
du soir sur son chalumeau, et sa petite chèvre
à côté d'elle.
En me parlant de Marie > le postillon avait
l'air si touché ; le son même de sa voix annon-
çait un cœur si compatissant , que je me pro-
TRISTKAM SHAftDY» 5l3
mis de lui donner une pièce de vingkquatre
sons en arrivant à Moulins.
— «Et qui est la pauvre Marie, lui dis-
je?»
— (( L'amour et la pitié de tous les villages
d'alentour , dit le postillon. Il y a trois ans que
le soleil ne luit plus pour cette fille si belle , si
aimable, si spirituelle* Sa raison est égarée.
Pauvre Marie y répéta-t-il , tu méritais un
meilleur sort! Devais-tu voir ainsi tes bans
arrêtés par les intrigues du vicaire de ta pa-
roisse ? »
Il allait continuer , quand Marie , après un
moment de silence , reprit son chalumeau ; et
recommença son air. C'était les mêmes sons ;
pourtant ils étaient dix fois plus doux, k C'est
l'hymne de la vierge , dit le jeune homme ;
c'est celle qu'elle chante tous les soirs. Mais
d'où la sait- elle ? Mais qui lui a montré à
jouer du chalumeau ? C'est ce que nous ne sa-
vons pas ; nous croyons que le ciel qui la pro-
tège, lui a ménagé cette faible consolation.
Depuis qu'elle n'a plus l'usage de sa raison,
c'est la seule qui lui reste. Elle ne quitte ja-
mais son chalumeau ; et jour et nuit elle joue
cette prière que vous entendez. »
n. 33
5l4 TMSTltÀM SHJLKDY.
Le postillon me raconta tout cela d'un air si
honnête , avec une éloquence si naturelle ,
que, malgré moi, je crus apercevoir en lui
quelque chose au-dessus de son état; et j'au-
rais voulu savoir sa propre histoire, si la-
pauvre Marie ne s'était pas entièrement em-
parée de moi.
Cependant nous approchions du banc ou
Marie était assise. Elle était vêtue de blanc ;
ses cheveux relevés en deux tresses, et ratta-
chés sous un réseau de soie, avec quelques
feuilles d'olivier placées sur le côté d'une ma-
nière assez bizarre. Elle était belle ; et si j'ai
jamais éprouvé dans toute sa force la douleur
d'un cœur honnête , ce fut en voyant la pauvre
Marie .
— « Le ciel ait pitié d'elle , dit le postillon !
pauvre fille ! On a fait dire plus de cent messes
dans toutes les paroisses et tous les couvens
d'alentour ; mais sans effet. Comme sa raison
lui revient par petits intervalles, nous espé-
rons encore qu'à la fin la sainte Vierge la gué-
rira. Mais ses parens , qui en savent plus que
nous, sont tout-à-fait sans espérance et croient
que sa raison est perdue pour toujours. »
Comme le postillon parlait, Marie fit une ca-
dence si mélancolique, si tendre , si plaintive ,
TRISTRÀM SHANDT. 5l5
que je m'élançai de ma chaise pour courir à
elle, je me trouvai assis entre elle et sa chèvre,
avant d'être revenu de mon extase.
Ma rie me regarda attentivement, puis regarda
sa chèvre," et puis revint à moi , et puis à sa
chèvre , et continua ainsi pendant quelque
temps.
« Eh bien ! Marie, lui dis-je doucement ,
quelle ressemblance trouvez- vous ? »
Je supplie le candide lecteur de croire que
je ne fis cette question , que d'après l'humble
conviction où je suis, que l'homme n'est pas
si éloigné de l'animal qu'on le pense. Je le sup-
plie de croire surtout que, pour tout l'esprit
de Rabelais , je n'aurais pas voulu laisser échap-
per une plaisanterie déplacée en la vénérable
présence de la misère. Et cependant , mon
cœur m'a reproché cette question faite à Marie,
quand je me la suis rappelée. Il inè l'a repro-
chée si vivement, que j'ai juré de ne vivre dé-
sormais que pour la sagesse , et de ne pronon-
cer le reste de mes jours que de graves sen-
tences. Et jamais , jamais, à quelque âge que je
parvienne , il ne m'échappera de dire une plai-
santerie devant homme, femme, ni enfant.
Quant à en écrire ! oh I je crois que j'ai fait
5l6 TRISTRÀM SHÀWDY,
une réserve exprès; j'en prends le public pour
juge.
ce Adieu, Marie, adieu, pauvre infortunée.
Un temps viendra , mais non pas aujourd'hui,
que je pourrai entendre tes malheurs de ta
propre bouche » Je me trompais. En ce
moment même elle prit son chalumeau, et
m'apprit une suite de malheurs et de détails si
toucbans, que je regagnai ma chaise d'un pas
incertain et chancelant, sans avoir la force de
l'écouter davantage.
Il v a , ma foi , à Moulins une excellente
auberge. Arrêtez-vous y cependant le moins
que vous pourrez.
CHAPITRE CCCXLIII.
Quand nous serons à la fin de ce chapitre ,
et non pas plutôt, nous reviendrons sur nos
pas pour reprendre ces deux chapitres en
blanc, qui me font saigner le cœur depuis une
demi-heure. Mais auparavant, souffrez que
j'ôte une de mes pantoufles jaunes, et que je
la lance de toute ma force à l'autre bout de
ma chambre, en déclarant :
Qu'il est très-incertain que ce que je vais
écrire ressemble à ce que j'ai déjà écrit.
TRISÏRÀM SHJLNDY. 5l7
C'est à peu près comme l'écume du cheval
de Protogène. Je jette ma pantoufle comme il
jeta son éponge. Il en arrive ce qui peut. D'ail-
leurs , messieurs , je regarde avec respect un
chapitre en blanc. Je songe qu'il y en a d'in-
finiment plus mauvais; je remarque que la sa*
tire ne peut trouver à y mordre.
Est-ce pour cela que vous en avez sauté
deux sans les remplir ? Non.
Ici , je m'attends à être traité de sot, de
fou, d'imbécile, à recevoir les épi th êtes les
plus injurieuses, les plus insultantes; mais je
les pardonne à mes critiques. Pouvaient-ils pré-
voir en effet que j'étais dans là nécessité forcée
d'éciire mon trois cent quarante-troisième
chapitre avant le trois cent trente-sixième ?
Ainsi, je ne me fâche point contre ces mes-
sieurs. Tout ce que je désire , c'est que ceci
puisse servir de leçon , et qu'à l'avenir on laissa
les gens conter leurs histoires à leur mode.
•
CHAPITRE CCCXLIV.
Déclaration d'amour.
Le caporal avait à peine laissé tomber le
marteau , que la porte s'ouvrit ; et mon oncle
Tobie fit son entrée dans la salle si brusque-
5i8 T1W5TRÀM SHANBT.
ment, que mistriss Wadman n'eut que le
temps de sortir de derrière le rideau , de po-
ser une bible sur la table , de faire deux ou
trois pas au-devant de lui.
Mon oncle Tobie salua mistriss Wadman y
de la manière dont les bommes saluaient les
femmes en l'an de notre Seigneur mil sept cent
treize. Ensuite il se releva, et, marcbant de
front avec elle, il la conduisit j jusqu'au sopha;
et non pas après qu'elle fût assise , ni avant
qu'elle s'assît , mais pendant qu'elle s'asseyait ,
il lui dit en trois mots , qui! était amoureux.
On ne pouvait assurément presser davantage
une déclaration.
Mistriss Wadman baissa les jeux sans affec-
tation , et regarda quelque temps une reprise
qu'elle venait de faire à son tablier , en atten-
dant ce qui allait suivre. Mais mon oncle Tobie
était absolument sans talent pour l'amplifica-
tion ; et , de toutes les matières , l'amour était
celle où il était le moins versé. Quand il eut dit
une fois à la veuve Wadman qu'il çtait amou-
reux , il s'en tint la , et attendit paisiblement
que la chose opérât.
Mon oncle Tobie n'a jamais compris ce que
mon père voulait dire par-là. Pour moi, je
n en parle que pour combattre une erreur quç
TRISTRÀM SHAHDY. 5l()
je sais être extrêmement répandue , surtout en
France , où l'on est presque aussi persuadé que
de la présence réelle, que parler d'amour,
cest le faire.
Je demandais un jour à un certain marquis ,
comment il s'y prendrait pour faire du pou-
ding avec la même recette.
Mais poursuivons. Mistriss Wadman s'assit,
en attendant que mon oncle Tobie continuât;
et resta ainsi quelques minutes, jusqua ce
qu'enfin le silence de part et d'autre , deve-
nant en quelque sorte indécent , elle se rap-
procha un peu de lui , leva les yeux en rou-
gissant à demi , et ramassa le gant, ou , si
vous l'aimez mieux , elle reprit le discours , et
répondit ainsi à mon oncle Tobie.
— « Les soins et les inquiétudes de l'état du
mariage, dit mistriss Wadman, sont souvent
extrêmes.— Je les suppose tels , dit mon oncle
Tobie. — Et, quand on est aussi à son aise que
vous, continua mistriss Wadman, aussi heu-
reux, capitaine Shandy , et par vous-même, et
par vos amis, et par vos amusemens f je ne
conçois pas en vérité quelles raisons peuvent
vous engager à changer d'état. »
— « Ces raisons, dit mon oncle Tobie , se
trouvent tout au long dans un livre de prières. »
5aO TIUSTRÀM 5HANDY.
Jusque-là mon oncle Tobie s'avançait srvec
ordre , tenant la pleine mer, et laissant mis—
triss Wadman louvoyer sur le golfe.
— « Quant aux enfans, dit mistriss Wadman ,
quoique ce soit peut-être la fin principale du
sacrement , et sans doute le désir naturel de
tous les pareils , cependant il faut convenir que
les peines qu'ils nous causent, sont assurées,
et les consolations qu'ils nous promettent,
incertaines. Eh! comment, mon cher mon-
sieur y nous paient- ils de tous les maux d'une
grossesse? Quelle compensation à ses vives et
tendres alarmes , peut espérer la mère souf-
frante et faible qui les met au monde? — Je
déclare , dit mon oncle Tobie, ému de pitié,
je déclare que je n'en connais aucune, si ce
n'est le plaisir de faire une chose agréable à
Dieu. »
« Babiole , dit la veuve Wadman ! »
CHAPITRE CCCXLV.
Proposition de mariage.
Or , il y a une infinité de notes, de tons, de
dialectes, de chants, d'airs , de mines et d'ao-
cens , dans lesquels le mot babiole peut être
prononcé, toujours sur un sujet du genre de
TR1STR1M SHANDY. 521
celui-ci, et toujours avec des sens aussi diffè-
rens l'un de l'autre que le jour Test de la nuit j
il y a , dis- je , tant de variétés dans la pronon-
ciation de ce mot, que les casuistes ( car ils en
font une affaire de conscience) , n'en comptent
pas moins de vingt mille, qui peuvent être
ou innocentes ou criminelles.
La manière dont mistriss Wadman prononça
babiole > fit monter le feu aux joues modestes
de mon oncle Tobie. Il sentit qu'il avait dit
une sottise , quoiqu'il ne sût pas trop laquelle.
Il s'arrêta tout court , et , sans discuter da-
vantage les peines et les plaisirs du mariage ,
il posa la main sur son cœur , et offrit a la
veuve de les prendre tels qu'ils étaient , et de
les partager avec elle.
Quand mon oncle Tobie eut fait sa propo-
sition y îl crut en avoir assez dit ; il jeta les
yeux sur la bible que mistriss Wadman avait
posée sur sa table ; il l'ouvrit machinalement ,
et tombant ( le cher homme ) sur le passage
qui y de tous les passages de l'Écriture > pou-
vait l'intéresser davantage , sur le siège de Jé-
richo ; il se mit à le lire d'un bout à l'autre y
laissant opérer sa proposition de mariage >
comme il avait fait sa déclaration d'amour.
Or, sa proposition n'opéra ni comme as*-
5*a taistrjlm shàwdt.
tringent , ni comme l'opium , ou le quinquina,
ou le mercure 9 ou la manne , ou tout autre
drogue dont la nature a (ait présent à l'homme.
Elle n'opéra pas du tout; et cela par la raison
que quelque autre chose avait déjà opéré.
Babillard que je suis I je cours toujours an
devant de mon sujet; j'anticipe tous les événe-
mens ; mais me voici dans la chaleur de l'ac-
tion , il faut aller,
CHAPITRE CGCXLVI.
Au fait.
Il est très-naturel à un étranger qui va de
Londres à Edimbourg , de s'informer avant de
partir à quelle distance est Yorck, qui fait à
peu près la moitié du chemin. On ne s'éton-
nera même pas s'il pousse ses questions plus
loin y et s'il demande des détails sur la force ,
la grandeur , la population et les ressources de
cette ville , par laquelle il doit nécessairement
passer.
De même il était naturel à la veuve Wad-
jnan , dont le premier mari était affligé d'une
sciatique continuelle ^ de désirer connaître &
quelle distance l'aine se trouve de la hanche ,
et fii elle avait plus à gagner qu'A perdre entre
THISTRÀM SHANDT. 5^5
la blessure de mon oncle Tobie et la sciatique
de son premier mari.
En conséquence elle avait lu l'anatomie de
Dracke d'un bout à l'autre : elle avait parcouru
le traite de Warton sur la moelle allongée j et
avait même emprunté l'ouvrage de Graaf sur
les os et sur les muscles j mais tout cela sans fruit.
Elle avait fait des raisonnemens à perte de
vue, posé des principes, tiré des conséquen-
ces ; elle avait toujours écboué à la conclusion.
Pour mieux s'éclaircir , elle avait demandé
deux fois au docteur Slop si le pauvre capi-
taine Shandy avait quelque espérance de gué-
iison.
— « Il est guéri , disait le docteur Slop- »
— « Quoi! tout-à-fait? »
— « Tout-à-fait, madame, n
— « Mais qu'entendez-vous par guéri , disait
la veuve Wadman? »
Le docteur Slop était le plus pauvre homme
du monde pour les définitions ; ainsi elle ne put
tirer de lui aucune connaissance certaine. Il ne
lui restait plus qu'une ressource, c'était de
s'adresser à mon oncle Tobie lui-même.
Il y a pour les questions de cette nature un
accent d'humanité qui endort le soupçon ; et
je suis presque sûr que ce fut oet accent que
5?4 TMSTRÀM SHAKDY.
le serpent employa dans sa conversation avec
Eve. Car la propension qu'a le sexe à se laisser
tromper, ne saurait être si grande, que notre
bonne mère eût eu l'effronterie de caqueter
avec le diable, si le diable n'y eût pas mis de
l'adresse.
Mais il y a un accent d'humanité , comment
le décrirai- je? C'est un accent qui couvre tout
d'un voile, et qui donne le droit de faire des
questions, avec autant de détails et de particu-
larités qu'un chirurgien.
N'y avait-il point de relâche? En souffrait-il
moins au lit? Se couchait-il également sur les
deux côtés? Pouvait-il monter à cheval? Le
mouvement lui était-il contraire ? etc.
Tout cela était dit si tendrement, tout cela
était si bien dirigé vçrs le cœur de mon oncle
Tobie, que chacune de ces remarques y pé-
nétrait dix fois plus avant que sa blessure elle-
même n'avait jamais fait. Mais, quand mistriss
Wadman prit la route de JNamur pour arriver
à l'aine de mon oncle Tobie ,• quand elle le
conduisit à l'attaque de la pointe de la con-
trescarpe avancée, et bientôt l'épée à la main,
péle-méle avec les Hollandais , s'emparant de
la contre-garde du bastion de Saint-Roch;
lorsque enfin , avec le son de vçix le plus tendre,
TRISTRÀM StfÀtfDT. 5*5
elle le sortit tout sanglant de la tranchée, le.
tenant par la main , et s'essuyant les yeux .
tandis qu'on le ramenait dans sa tente ciell
terre I mer! tout s'anima en lui , les sources
de la nature s'élevèrent au-dessus de leur ni-
veau, l'ange de la pitié s'assit à côté de lui
sur le sopha , son cœur était embrasé ; il re-
grettait de n'en avoir pas mille, pour les mettre
tous aux pieds de mistriss Wadman.
Il y a des explications qui veulent être pré-
cises ; et mistriss Wadman ne pouvait souffrir
les réponses vagues.
« Et en quel endroit, mon cher monsieur ,
dit-elle , reçutes-vous cette maudite blessure? p
** En faisant cette question , ses yeux se por-
tèrent sur les culottes de pluche rouge de mon
oncle Tobie, et à la hauteur de la ceinture , &
peu près vers la région de l'aine , s'attendant,
avec assez de vraisemblance , que mon oncle
Tobie , pour être plus précis dans sa réponse r
allait lui désigner la place avec son doigt»
Il en arriva autrement; car mon oncle Tobie,
qui avait reçu sa blessure devant la porte Sainte
Nicolas , dans une des traverses de la tranchée^
vis-à-vis l'angle saillant du demi-bastion de
Saint-Roch, et qui, pendant trois ans, avait
étudié cette position sur la grande carte de
5^6 TRISTRAM SHANDT.
Namur, était parvenu à pouvoir à volonté
ficher une épingle sur la motte même de terre
ou il avait reçu l'éclat de pierre. Ce fut là ce
qui frappa sur-le-champ le sensorium de mon
oncle Tobie. H se rappela en même temps sa
grande carte de la ville et citadelle de Namur
et de ses environs , qu'il avait achetée et collée
sur toile à l'aide du caporal pendant sa longue
maladie. Il se ressouvint que, depuis sa conva-
lescence, il l'avait placée dans son grenier avec
quelques autres meubles militaires...
— « Je vais vous le montrer, madame ,
dit mon oncle Tobie. »
H dépécha le caporal pour aller chercher sa
carte.
Mon oncle Tobie , avec les ciseaux de mis-
triss Wadman, mesura trente toises depuis le
retour de l'angle devant la porte Saint-Nicolas,
et posa le doigt de la veuve sur l'endroit fatal ,
avec une modestie si virginale, que la déesse
de la décence (si elle se trouva là, sinon ce
fut son image) que la déesse , dis-je , de la
décence admira tant de retenue , et , passant
son doigt sur ses yeux , fit signe à la veuve de
ne pas relever la méprise de mon oncle Tobie.
Malheureuse! trois fois malheureuse madame
'Wadman l
TKISTR1M SHAlfDY. 5^7
Il n'y avait qu'une apostrophe qui pût sau-
ver la langueur de la fin de ce chapitre. Mais
une apostrophe dans un moment si critique ,
ne serait-elle pas une insulte déguisée ? Ciel I
plutôt que de faire la plus légère insulte à une
femme dans la détresse , je donnerais ce cha-
pitre et tout l'ouvrage au diable j pourvu que
mes damnés de critiques, qui montent la garde
à sa porte, n'allassent pas s'en emparer.
CHAPITRE CCCXLVIL
Qu'on Femporte.
La carte de mon oncle Tobie fut reportée
dans la cuisine.
CHAPITRE CCCXLVIII.
Aye, aye9 ayey Brigitte!
— « Et voilà la Meuse , et ceci est la S am-
bre, dit le caporal, en montrant de la main
droite , et appuyant sa main gauche sur l'é-
paule de Brigitte , mais non pas sur l'épaule
qui était de son côté- Et cela , dit-il , c'est la
ville de Namur, et ceci la citadelle. Là étaient
les Français , et ici j'étais avec monsieur ; et
c'est dans cette maudite tranchée , mademoi-
528 TMSTRÀM SHAlfDY.
selle Brigitte, dit le caporal en prenant sa
main > qu'il reçu,t la blessure qui lui fracassa la
partie que voici. » En disant ces mots , il
appuja légèrement sur la partie qu'il désignait,
le dos de la main de Brigitte y qu'il laissa
aussitôt retomber.
— « Nous pensions, monsieur Trim, dit
Brigitte , que le coup avait porté plus au mi-
lieu. »
— Mon Dieu , dit le caporal ! nous aurions
été perdus sans ressource. »
— « Et ma pauvre maîtresse aussi > dit Bri-
gitte. »
Le caporal l'embrassa pour toute réponse.
« Allons, allons, dit Brigitte, nous savons
ce que nous savons. » En même temps, éten-
dant sa main gauche horizontalement , elle
fit passer et repasser dessus à plusieurs reprises
les doigts de sa main droite, ce qui ne pouvait
se faire que sur un corps absolument plat et
sans la moindre protubérance. « - Cela est faux,
entièrement faux , s'écria le caporal , sans lui
donner le temps d'achever. »
— « C'est un fait ; dit Brigitte ; et nous avons
sur cela des témoignages sûrs. »
— « Sur mon honneur, dit le caporal, po-
sant sa main sur sa poitrine, et rougissant par
TR1STRAM SHÀHDT. 529
l'effet d'un juste ressentiment , c'est une his-
toire, mademoiselle Brigitte, aussi fausse que
l'enfer. — Ce n'est pas, dit Brigitte , en Tin*
ter rompant, que ma maîtresse ou moi y met-
tions la moindre importance; mais, comme
chacun le sien n'est pas trop , on est bien aise ,
quand on se marie, de trouver quelqu'un à
qui Une manque rien. »
Le caporal crut sans doute qu'une partie du
reproche tombait sur lui; car il s'en justiGa
aussitôt, et vengea en même temps. son maître
de la manière la plus complète. Mais aussi
pourquoi mademoiselle Brigitte avait-elle com-
mence par un jeu de main?
CHAPITRE CCCXLIX.
Il n'est point d éternelles douleurs.
De même que dans une matinée d'avril on
ne sait souvent s'il faut attendre la pluie ou le
soleil, de même Brigitte ne sut si elle devait
rire ou pleurer.
Elle prit un gros rouleau qu'elle trouva sous
sa main. La disproportion de cette arme la fit
rire.
Elle posa le rouleau , et se mit à pleurer. Et
si une seule de ses larmes eût été mêlée d'a-
u. 54
53o TllSTftAV SMANDT.
mertume, le cœur honnête du caporal la lui
aurait vivement reprochée. Mais le caporal
connaissait les femmes trois fois mieux que son
maître , et il s'était conduit suivant ses prin-
cipes.
— « Je sais, mademoiselle Brigitte , dit le
caporal , en lui donnant le baiser le plus res-
pectueux, je sais que tu es naturellement bonne
et modeste; et tu as d'ailleurs tant de noblesse
et de générosité , que si je te connais biert, tu
ne voudrais pas blesse* un insecte , et encore
moins l'honneur d'un si digne et si galant
homme que mon maître, quand tu serais sure
d'être comtesse. Mais, ma chère Brigitte, on
t'aura conseillée, et tu auras été trompée,
comme il arrive souvent aux femmes de l'être ,
quand elles se sacrifient pour d'autres. »
La réflexion du caporal fit verser quelques
larmes à Brigitte.
« Dis-moi donc , machere Brigitte, continua
le caporal en prenant sa main, qui pendait à
son côté sans mouvement, et en lui donnant
un second baiser, qui t'a pu donner un soup-
çon aussi faux ?
Brigitte sanglota encore un moment; et puis
elle ouvrit ses yeux, que le caporal essuya avec
TMSTRAV SHÀKDY- 53l
le bas de son tablier. Enfin elle loi ouvrit son
cœur, et lui raconta tout.
CHAPITRE CGCL-
Discrétion de Trim.
Mon onde Tobie et le caporal avaient poussé
leurs opérations, chacun de leur côté, pen-
dant presque toute la campagne, avec aussi
peu de communication entre eux , et avec une
aussi parfaite ignorance de leurs marches res-
pectives , que s'ils eussent été séparés par la
Meuse ou la S ambre.
Mon oucle Tobie se présentait tous les jours
chez mistriss Wadman , tantôt avec son habit
rouge et argent, tantôt avec son habit bleu
et or; et, dans cet équipage , il soutenait des
attaques sans fin de lapait de la veuve, sans
s'apercevoir seulement que ce fussent des atta-
ques : ainsi il n'avait rien à communiquer.
Mais Trim avait pris la place d'assaut; ce
qui lui donnait un avantage infini , et il aurait
eu beaucoup à dire; mais la nature de ses avan-
tages , et la manière dont il les avait remportés,
demandaient un historien plus précis que Trim
n'aurait osé l'être. Et quelque épris qu'il fût
de la gloire , il aurait mieux aimé rester toute
532 TKISTKAM SHANDT.
sa vie la tête nue et dépouillée de lauriers /
que de blesser un seul moment la modestie de
son maître.
O le meilleur et le plus honnête des servi-
teurs! mais je crois t'avoir déjà apostrophé. Il
ne me reste plus que ton apothéose à faire , et
je la ferais à l'instant même, si je ne craignais
de faire souffrir ta modestie.
CHAPITRE CCCLI.
Tout se découvre.
Un soir mon oncle Tobie, après avoir posé
sa pipe sur la table, comptait en lui-même, et
sur le bout de ses doigts , en commençant par
le pouce, toutes les perfections de mistriss
Wadman une par une. Mais, soit qu'il en omît
toujours quelqu'une, soit qu'il en comptât
d'autres deux lois, il s'embrouillait tellement
dans son calcul , qu'il ne pouvait aller au delà
du troisième doigt ; ce qui le mettait dans un
embarras extrême. — « ïrim, dit-il, en repre-
nant sa pipe, apporte-moi, je te prie, une
plume et de l'encre. » Trim apporta aussi du
papier.
« Prens-en une grande feuille, Trim, dit
mon oncle Tobie , » lui faisant signe en même
TRISTRÀM SHANDY. 535
temps avec sa pipe d'avancer une chaise , et
de s'asseoir près de la table. Le caporal obéit,
plaça le papier devant lui , prit une plume et
la trempa da: s le cornet.
« Elle a mille vertus, Trim, dit mon oncle
Tobie.
— « Monsieur veut-il que jelcs écrive toutes,
dit le caporal ?
— « Mais il faut les prendre par ordre, ré-
pliqua mon oncle Tobie. De toutes ces vertus,
Trim , celle qui me touche davantage , et qui
me garantit toutes les autres, c'est la tournure
compatissante et V humanité singulière de son
caractère. Je proteste, a jouta mon oncle Tobie,
levant les yeux , et fixant la corniche de son
appartement ; je proteste, Trim, que quand
je serais mille fois son frère , elle ne m'aurait
pas fait des questions plus touchantes et plus
xépétées sur ma blessure , quoique à la vérité
depuis quelque temps elle ne m'en parle plus ».
Le caporal laissa passer la protestation de
son maître , et se contenta de tousser une fois
ou deux. Il trempa une seconde fois sa plume
dans le cornet; et mon oncle Tobie lui mon-
trant du bout de sa pipe l'extrémité supérieure
du coin gauche de sa feuille de papier, le ca-
poral écrivit en gros caractères ;
. — »
554 TRISTIUM SUkVVT.
ftUMANITÉ.
Dès qu'il eut tracé ce mot, — « caporal, dit
mon oncle Tobie, combien de ibis , je te prie^
Brigitte s'est-elle informée de la blessure que
tu as reçue au genou à la bataille de Landen ? »
— . « Pas une fois, dit le caporal. »
— « Caporal > dit mon oncle Tobie, d'un
ton aussi triomphant que la bonté de son naturel
pouvait le peratettre , cela seul te montre U
différence du caractère de la mattresse et de U
suivante. Si les hasards de la guerre m'avaient
valu une blessure pareille à la tienne , mistris*
Wadman m'en aurait déjà demandé chaque
circonstance plus de cent fois. — En ce cas, dit
Trim, il faut qu'elle ait fait répéter plus de
mille fois à monsieur les détails de aa blessure
à l'aine. — Pourquoi , Trim , dit mon oncle
Tobie, la douleur étant la même aux deux
endroits, la compassion doit être égale?
Bonté du ciell dit le caporal, qu'est-ce
que la compassion d'une femme peut avoir 4
démêler avec une blessure au genou? Celui de
monsieur s'en serait allé en mille esquilles à U
bataille de Landen, que mistris^ Wadman ne
s'en serait non plus inquiétée > que mademoi-
selle Brigitte ne s'est inquiétée du mien. *
«
TRISTR1M SHi.*DY. 535
— ce Et la raison , dit mon oncle Tobie , se
levant à moitié de «a chaise , et s'appuyantsur
la table avec ses deux poignets? —C'est,
monsieur , dit le caporal en baissant la voix
( mais articulant très-distinctement ) , que le
genou est à une grande distance du corps de
la place ; au lieu que Paine, comme monsieur
le sait très-bien y est placée exactement sur la
courtine.
Mon oncle Tobie se rassit en poussant un
long soupir, mais si bas, qu'à peine pouvait -il
s'entendre à travers la table.
Le caporal s'était avancé trop loin pour recu-
ler - il dit le reste à son maître en trois mots.
Mon oncle Tobie posa sa pipe sur la table ,
aussi doucement que s'il eût été filé d'une toilç
d'araignée.
— « Allons trouver mon frère Sbandy > dit
mon oncle Tobie. »
CHAPITRE CCCLII.
Mon père est indigné.
Tandis que mon oncle Tobie et le caporal
sont sur le chemin du château de Shandy , il
convient d'apprendre au lecteur que mistriss
Wadman , quelque temps auparavant y avait fait
536 TRISTRAM SHÀHDY.
sa confidence à ma mère , et que Brigitte, qui
avait à porter le double fardeau du secret de sa
maîtresse et du sien, s'était heureusement dé-
barrassée de l'un et de l'autre en faveur de Su-
zanne derrière le mur du jardin.
Ma mère ne vit lieu dans tout cela qui méritât
de faire tant de bruit. Mais Suzanne avait toutes
les qualités requises pour divulguer un secret
de famille. Elle fit entendre celui ci par signe
à Jonathan ; et Jonathan trouva aussi le moyen
de le faire comprendre à la cuisinière, pendant
que celle-ci préparait des queues de mouton :1a
cuisinière le vendit au postillon avec quelques
rogatons de souper , moyennant quatre patards ;
et celui-ci le troqua contre la fille de journée ,
pour la même valeur à peu près. Et quoique le
marché se fût conclu dansle grenier à foin ,la
renommée s'en était saisie . et l'avait fait reten-
tir sur le toit de sa maison avec la trompette
d'airain. En un mot, il n'y eut pas de commère
dans tout le village deShandy,niàcinq milles
à la ronde, qui ne sût les difficultés du siège
qu'avait entrepris mon oncle Tobie , et les ar-
ticles secrets qui retardaient la capitulation.
Il ne se passait aucun événement dans le
monde, qui ne fournît à mon père le sujet d'une
hypothèse. Aussi jamais homme ne crucifia la
TMSTRAM SHANDT. 5?7
vérité comme lui. On venait justement de lui
apprendre tous les détails qu'il avait ignorés
jusque-là , au moment que mon oncle Tobie
se mit en marche pour l'aller trouver.
Au récit de l'affront fait à son frère , il prit
feu; et, sans égard pour ma mère qui était
présente , il s'efforça de démontrer à Yorick ,
que non-seulement les femmes avaient le diable
au corps , et étaient toutes libertines au fond de
l'a me ; mais encore que, depuis la première
chute d'Adam jusqu'à celle de mon oncle Tobie
inclusivement, tous les maux et tous les désor-
dres arrivés en ce monde , de quelque genre ou
nature qu'ils pussent être , avaient toujours pour
principe, avoué ou caché, ce même appétit dé-
réglé d'un sexe pour l'autre.
Yorick s'efforçait d'adoucir l'hypothèse ri-
goureuse démon père, quand mon oncle Tobie
fit son entrée dans la chambre. La bienveillance
et le pardon étaient écrits sur son visage. Cette
vue ne fit que rallumer la bile de mon père ;
et comme il n'était pas délicat sur le choix de
ses expressions, quand il était en colère, aussitôt
que mon oncle Tobie se fut assis près du feu ,
et qu'il eut rempli sa pipe , mon père éclata en
ces termes.
538 TKISTR11I SH1V»T.
CHAPITRE CCCUIL
La femme et la vache.
a Tout ce bagage , dira-t-on , est nécessaire
pour continuer l'espèce d'une créature aussi
grande , aussi sublime > aussi divine que l'hom-
me ! Je le sais , j'en conviens , je suis loin de le
nier; mais un philosophe dit hardiment sa pen-
sée: quant à moi, je persiste à croire et à sou-
tenir que c'est une pitié qu'il (aille que noire
race se perpétue par les moyens d'une passion
qui ravale toutes nos fà cultes , fait échouer notre
sagesse , et anéantit toutes les opérations et les
combinaisons de notre ame. D'une passion y m*
chère y continua mon père en s'adressant à ma
mère, qui réunit et assimile les sages avec les
fous y et qui nous fait sortir de nos cavernes et
de nos retraites plutôt comme des satires et des
animaux y que comme des hommes.
(( Je sais que l'on me dira , continua mon
père , employant la prolepse 9 qu'en lui même
et dépouillé de ses accessoires , ce besoin est
comme la faim, la soif , le sommeil , et ne peut
être regardé comme bon ni comme mauvais ,
comme honteux ni autrement. Mais pourquoi
TA1STRAM SHÂ5DT. 53()
donc la délicatesse deDiogèae et de Platon s'en
est-elle si fort révoltée? Pourquoi n'osons-nous
fious y livrer que dans les ténèbres ? Pourquoi
$es mystères , ses préparations > ses instrument,
enfin tout ce qui y a rapport, ne peut- il être
décemment exprimé par aucun langage, aucune
traduction , aucune périphrase quelconque ?
« L'action de tuer un homme et de le dé-
truire, continua mon père, en haussant la voix
et s'adressantàmon oncle Tobie, cette action,
vous le savez, passe pour glorieuse. Les arme4
que nous y employons sont honorables , nous
les portons fièrement sur l'épaule; nous les
laissons pendre orgueilleusement à notre côté;
nous les dorous; nous les gravons ; nous les ci-
selons ; nous les enrichissons. Eh quoi , nous
prodiguons des ornemens à la culasse même d'un
coquin de canon ! »
Mon oncle Tobie posa sa pipe pour tacher
d'obtenir une meilleure épithète ; et Yopick se
levait pour battre en ruine toute l'hypothèse de
mon père , quand Obadiah entra brusquement
dans la salle , se plaignant amèrement, et de-
mandant à grands cris qu'on voulut bien l'en-
tendre sur-le-champ.
Voici l'aventure.
Moq père , soit par les anciennes coutume»
540 TKISTKÀM SHANDY.
de l'endroit , soit comme possesseur de dî mes
considérables , était obligé d'entretenir un tau-
reau pour le service de la paroisse ; or Obadiah
avait mené sa vache rendre une visite audit tau*
reau , je ne sais quel jour de l'été précédent.
Je dis ,/e ne sais quel jour ; mais le hasard
avait voulu que cefùtlemémeoù il avait épou-
sé la servante de mon père ; ainsi une époque
servait à rappeler l'autre.
Donc , quand la femme d'Obadiah accoucha ,
Obadiah rendit grâces à Dieu.
— «À présent , dit Obadiah , j'aurai bientôt
un veau. » Et tous les jours Obadiah rendait
visite à sa vache.
« Elle fera veau lundi ou mardi , ou mer-
credi au plus tard. »
La vache ne fit point de veau.
« Ce sera donc pour la semaine prochaine :
ma vache tarde furieusement long-temps! »
Jusqu'à la fin de la sixième semaine les
soupçons d'Obadiah , qui était bon homme ,
tombèrent sur le taureau.
À dire la vérité , comme la paroisse était fort
étendue , la vigueur du taureau de mon père
n'était pas proportionnée à son département.
Il avait cependant, je ne sais comment , obtenu
la confiance publique; et], comme il s'acquittait
TRISTRÀM SHÀÏIDT. 54l
de son devoir avec beaucoup de gravité , mon
père en avait la plus haute opinion.
— « Sa ufle respect que je dois à monsieur,
dit Obadiah , tout le monde dit ici que c'est la
faute de son taureau. »
— • « La vache ne serait-elle pas stérile ; dit
mon père , en se tournant vers le docteur
Slop ? »
— « Cela serait sans exemple, dit le docteur
Slop; mais il serait possible que sa femme fût
accouchée avant terme. Dis-moi , l'ami , ajou-
ta le docteur Slop , ton enfant a-t-il des che-
veux sur la tête? »
— « Comme moi, dit Obadiah. nll y avait
trois semaines que le coquin n'avait été rasé.
— « Ouais , dit le docteur Slop ! »
— « Eh bien ! ne voilà-t-il pas, s'écria mon
père , mon taureau , frère Tobie , mon pauvre
taureau , qui est aussi bon taureau qu'il y en ait
jamais eu , et qui au temps jadis eût été le fait
delà belle Europe? Mon taureau, qui, s'il eût
eu deux jambes de moins , aurait pu être reçu
docteur , ce maraud-là , plutôtque de s'en pren-
dre à sa femme... »
— « Mon Dieu! dit ma mère ! qu'est-ce donc
que toute cette histoire ? »
54* TRISTKÀM 5RA9DT.
— « Celle d'une femme qui accouche trop
tôt , dit Yorick , et d'une vache qui accouche
trop tard ; et une des meilleures en ce genre
que j'aie jamais entendues. »
Fm de h Vie et des Options de Tristes Stand/.
m lV>rtwfwwY^f>1rM^\)^n^vwwv>^^l^vr>v^1V^*Ml^^^"^^^M*^*^^*^^^^**^
TABLE
DES MATIERES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
€«àp. cxli. Ma manière d'agir. Page i
cxm. On se résout à partir. 4
cxLin. La lacune. 5
cxuv. La lacune Justifiée. 6
cxlv. L'humeur s'en mêle. 10
cxlvi. Les fausses conjectures. 14
cxlyii. La précaution utile. 1 8
cxlviii. Mes lamentations. 1 8
< cxlix. A quoi ï attribuer 1 19
cl. Extrême inquiétude. a 2
cli. On sait enfin ce que c'est. 2 5
clii. Qu'en va-t-il faire ? uS
cliii. Nouvelles conjectures. 26
cliv. Remède pour la brûlure. 28
clv. Dialogue. 33
clvi. Solution. 3j
clyii. L'embarras du choix. 44
544 TABLE DES MATIÈRES.
chap. clviii. Chapitre des choses. page 5a
eux. Préambule. 55
clx. Peine perdue. 65
clxi. Pensées sur la mort. 69
cl xii. Nouveau genre de mort. 80
clxiii. Ma mère est aux écoutes. 80
clxiv. Parallèle de deux orateurs. 81
clxv. Trim monte en c heure. 84
clxvi. Sur les vieux chapeaux. yo
clxvii. Trim continue. 91
clxviii. Trim achève. g5
clxix. Je reviens à ma mère. 98
clxx. Itinéraire de commerce. 99
clxxi. Méprise de ma mère. 102
clxxii. Question chronologique. 104
clxxiii. Entractes. 104
clxxiv. Avis aux écrivains. 107
clxxv. Patatras. n5
clxxvi. Complices découverts. 1 1 5
clxx vu. A qui la faute? 116
clxxviii. Procédé généreux. 118
clxxix. Mon oncle Tobie s'emporte. 119
clxxx. Il s' échauffe de plus en plus. 121
clxxxi. Il part , il arrive. ia5
clxxxii. Chacun a sa marotte. 134
cLxxxm. Digression sans digression. 125
clxxxiv. On y court. 1 26
TABLE DES MATIÈRES. 545
chàp. clxxxv. Recette merveilleuse pour
les contusions. 128
clxxxvi. On s'y perd. i5o
clxxxvii. La Tristrapédie. i33
CLxxxviii. Origine des fortifications. i35
clxxxix. Catéchisme de Trim. i38
cxc. Sur la santé. 141
cxci. Sur les charlatans. i43
cxcii. Régime de longue vie. 1 45
cxciii. Panacée universelle. 147
cxciv. Mon père riy est plus. i/fi
cxcv. Siège de Limerick. i5o
cxcvi. Consultation. i5a
cxc vu. Dissertation sapante. i53
cxcviii. Relâche au théâtre. i56
cxcix. T^erbes auxiliaires. 157
ce. Il fait danser Vours. 161
cci. • Intermède. 1 64
ccii. Conclusion. *65
cci 11. Bataille. 168
cciv . Armistice. 170
ccy. Qualités cFun gouverneur. 171
ccvi. Histoire de Lefèvre. 174
cevu. 5uite de M histoire de Le/eçre. 1 79
ccviii. Idem. 188
ccix. Idem. 191
ccx. Fin de l histoire de Lefèçre. 1 9a
h. 55
.V
54^ TABLE DES MATIERES.
chap. ccxi. Conçoi et oraison funèbre. igf.
ccxn. Départ du jeune Lefèçre. 19g
ccxiii. Malheur du jeune Lefèçre. 201
ccxiv. Calomnie* 2o3
ccxv. Grande résolution: 2o5
ccxvi. Ne jugeons pas si vite. Ibid.
ccxvn. Lit de justice de mon père. 206
ccxviii. Me mettra-t-on en cu-
lottes ? 208
ccxix . Mon père se décide. 212
ccxx. Bon soir la compagnie. 2i5
ccxxi. Campagne de mon oncle
Tobie. 217
ccxxn. lise met dans ses meubles. 220
ccxxin. «Son arsenal se monte. 224
ccxxrv. Présens de noce. 228
ccxxv. Pompe funèbre. 23 1
ccxx vi. O Newton ! 6 Trim ! a34
ccxxvu. On s'1 échauffe à moins. 236
ccxx vin. // rCy tient pas. 237
ccxxix. La scène change^ 238
ccxxx. Paix d'Utrecht. 240
ccxxxi. Suites fâcheuses de la paix
cCUtrecht. 2+1
ccxxxii. Apologie de mon oncle
Tobie. 244
ccxxxiu. Hauteur s'égare. 249
TABLE DES MATIÈRES. 547
chàp. ccxxxiv. Derniers exploits de mon
oncle Tobie. 25o
ccxxxv. La scène change. 2 54
ccxxxvi. Dissertation sur V amour. 2 55
ccxxxvn. Mon oncle Tobie devient
amoureux. 2 5 7
cxxxviu. Portrait de la veuve Wad-
mon.
a5g
ccxxxix. Dialogue.
260
ccxl. Sur les lignes droites.
262
ccxli. Je prends la poste.
265
ccxlii. Je mH embarque.
a66
ccxliii. Elles sont trois.
268
ccxliv. J'accepte le défi.
269
ccxlv. Calais.
271
ccxl vi. Plus de peur que de mal.
275
ccxlvii. Boulogne.
276
ccxl viu. Il y a toujours quelque fer
qui cloche.
278
ccxlix. Jeanneton.
281
ccl. Abbeville.
284
ccli. Le remède à côte' du mal.
Ibid.
ccl 11. X1 Apothicaire.
285
ccliii. Prédiction de David.
386
ccliv. Traité de lame.
289
cclv. Le pauvre et son chien.
291
ccl vi. Sommeil dérangé.
296
548 TÀBLB DES MATIÈRES,
chap. ccLvn. Entrée à Paris. page agç
ccLvin. Description de Paris. 3oi
cclix. Départ de Paris. 5oa
ccLx. Comment m y prendre ? 3o4
cclxi. Histoire de ïabbesse des An-
douillettes. 5o6
c cl xu. Suite de l'histoire de ïab-
besse des Andouillettes. 5 14
cclxiii. Idem. IbicL
cclxi v. Idem. 3i5
cclxv . Fin de l'Histoire de Vabbesse
des Andouillettest 3 1 7
cclxvi. Ballet. 519
cclxvii. Auxerre. 3 2 1
cclxvih. Je ne sais plus où/en suis. 3^8
cclxix. Lyon. 5 ^9
cclxx. J^exation. 35a
gclxxi. Les deux amans. 535
ccLxxn. L'Ane. 339
cclxxiii. Le commis. 344
cclxxiy. Grande dispute. Ibid.
cczxxy. La paix est faite. 547
cclxx vi. Tablettes perdu es 549
cclxxYu. Elles sont trouvées. 55 1
cclxxviii. Papillotes. 35a
cclxx ix. La colique. 354
c cl xxx. Le tombeau dès amans. 556
TABLE DES MATIÈRES. 549
ckap. cclxxxi. Je suis sur le pont d'Avi-
gnon, page 357
cclxxxii. Plaines sans fin. 559
cclxxxiii. Narmette. 36 1
cclxxxi v. La Chose impossible. < 568
cclxxxt. Ma méthode en écrivant. 569
cclxxxvi. Moins que rien. 370
cclxxxyii. Mon oncle Tobie repa-
rait. 37 1
cclxxxviii. Sur les buçeurs deau. 372
cclxxxix. Je m'embrouille. 374
ccxc Qu'onne m'interrompe plus. 877
ccxci. J entre tout de bon en ma-
tière. 378
ccxcn. Adieu l'étiquette. 38o
ccxciii. Amours de mon oncleTobie
avec la veuve FVadman. 385
ccxcit. Je bats la campagne. 384
ccxcv. Rien. 387
ccxcvi. Diatribe contre F Amour. Ibid.
ccxcvii. Description topographique. 58g
ccxcviii. Diverses façons de briller
une chandelle. 590
ccxcix. Attaques de la veuve JVad-
mon. 592
ccc Relique de mon oncle Tobie* 397
ceci. Hélas/ 398
55o TiBlE DES MATIÈRE*.
chàp. cccii. Amours de Trim. page 4<x>
cccin. La béguine. 4a r
cccrv. Tnm s enflamme. l±*G
cccv. Trim succombe. 4a7
cccvi. jta t/euii JVadman change
son plan d'attaque. tfi x
cccvn. Prends garde, oncle Tobie. 433
cccvin. // n'y v*oit rien. 4^5
cccix. Un clou ne chasse pas l 'autre. 4^7
cccx. Confidence. 44e*
ceexi. P/an cfe campagne. 44 *
cccxn. // n'omet rien. 444
ce ex m. £a toilette sera complète. Ibid .
cccxnr. U âne et le califourchon. 445
cccxv. Coq-àrl'âne. 447
cccx vi. Zes tfei/a? amours. 449
cccx vu. Chacun va se coucher. 454
cccx vin. £e$ /nous cfe serrure. /fii
cccxix. Jugement téméraire. ^65
cccxx. Parure de mon onde Tobie. /fij
cccxxi. H tremble. 4?°
cccxxii. // hésite* 473
cccxxm. Amours de Tom et de la
Juive. % 474
cccxxiv. La négresse. 47^
cccxxv. Les saucisses. 479
cccxxvi. Contre-marche. Ifi2
TABLE DES MATIÈRES. 55l
chap. cccxxvn. Le qu'en dira-t-on. page 4^4
cccxxviii. Il attente. 4^5
cccxxix. Le premier dimanche du
mois. 487
cccxxx. Reprenons haleine. 49°
cccxxxi. Demandez à ma blanchis-
seuse. 493
cccxxxu. Les critiques. 49$
cccxxxin. Elle est faite. 49*>
cccxxxiv. Il frappe à la porte. 497
cccxxxv. On ouvre. 49^
cccxxxvi 5©o
cccxxxvu 5oi
cccxxx vin. fous Valiez voir. Ibid.
cccxxxix. La Reçue. 5o3
s.
cccxl. Prestige du démon. 5o5
cccxli. Ne t'en fie qu'à toi seul. 507
« cccxlii. Marie. 509
cccxliii 5i6
cccxliv. Déclaration d'amour. 517
cccxlv. Proposition de mariage. 5ao
cccxi/vi. Au fait. 522
cccxlvii. Qu'ont emporte. Sx]
cccxLviii.Aye, aye,aye, Brigitte l Ibid.
cccxlix. Il n'est point d'éternelles
douleurs. 62g
ceci. Discrétion de Trim. 53 1
552 ' TABLE DES MATIÈRES.
c$j>. cccxi. Tout se découvrit. page 5i3
ccclu . Mon père est indigné. > 535
cccliii* La femme et la vache. . 558
i
FUT DE LA TABLE DU SECOND VOLUME.
14T
1
:.\\
•4
r
k
\
\N
l
%
( 22l8 )
continentale , depuis les frontières de I*Aj
jusqu'aux montagnes de l'Illyrie, Tant qu'il ^
tous ses efforts seront dirigés vers les moye
mettre un pied dans les lies Ioniennes » et, si
lit de mort , il léguera les mêmes sentkneas l
successeur. L'insurrection récente de Sainte -M
insurrection qui n'a pas été réprimée sans bie
sang répandu, prouve combien le terrain est gli:
sous nos pieds dans une île voisine d'un pote
si puissant et si ambitieux , qui a appris de l'Ai
terre à la mépriser plutôt qu'à la craindre.
En terminant l'histoire de cet homme exti
dinaire , il doit nous être permis de faire quel
observations sur son caractère. La base princi
en .est l'égoîsme le plus prononcé. 11 ne régi
les hommes que comme des instrumens faits /
servir à ses vues et k ses intérêts , et il a dl
succès autant au manque d'humanité et de
vertu morale , qu'à son courage et à ses
Jamais la * compassion ni les remords ne
empêché de marcher droit à son but. La
loi et la justice ne sont dans son esprit qi
termes inventés pour tromper l'homme ij
ou confiant , et l'art de tromper les autres est
qu'il connolt le mieux.
Privé des avantages de l'éducation , s&j
étude a été celle du cœur humain, et il
Bfrfaitement tous les détours de ce labj
La vigueur naturelle de son génie fournit d<
( a53 )
canon. À peu de distance du lac sont ses plu*
grands moulins à poudre ; mais la science de cette
fabrication n'a pas fait de grands progrès. Une
heure après nous entrâmes dans une vallée magni-
fique arrosée par une petite rivière qui se jette
dans le Kalàmas. Là nous rencontrâmes une troupe
de soldats albanois escortant des prisonniers
françois et italiens qui s'étoient associés à une
troupe de brigands dans le nord de l'Albanie.
Àntonietti entra en conversation avec ses compa-
triotes, qui ne se promettoient pas un grand plaisir
deleur entrevue avec le pacha. Cependant, comme
nous n'apprîmes pas qu'il les eût fait punir , il est
probable qu'il les prit à son service. En montant
vers la ville de Delviaaki , nous rencontrâmes des
femmes qui venoient de se livrer aux travaux de
l'agriculture, chargées de houes, de bêches et
d'autres instrumens aratoires. Une de ces pauvres
créatures portoit sur le dos deux enfans attachés
dans une espèce de sac. La culture des terres est
abandonnée presque entièrement aux femmes dans
ce district. Les hommes sont absens pendant la
plus grande partie de l'année , et vont exercer les
professions de boucher et de boulanger à Cons-
tantinople, à Àndrinople, à Saloniki et dans
d'autres grandes villes.
Delvinaki contient environ trois cent cinquante
. maisons , la plupart bien bâties , mais dont près
du tiers sont inhabitées > grâce aux exactions d'Ali