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Full text of "Oeuvres complètes de L. Sterne"

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Vïi-'.lr.  j 


V*i     F~r    un.  U.  v!o 


fC  3ô  '«.Î2. 


/ 


OEUVRES 


COMPLETES 


DE  L.   STERNE 


■ 


TOME   SECOND.  1 


DE  L'IMPRIMERIE  JDE  d'hAUTEI» 


OEUVRES 


COMPLÈTES 


DE  L.  STERNE, 


TRADUITES  DE  l'aHGLAIS; 


FAI 


tJKE    SOCIÉTÉ   DE    GENS    DE    LETTRES. 


NOUVELLE   ÉDITION. 


A  PARIS, 

LEDOUX  et  TENRÉ,  LIBRAIRES, 

EUE    PIERRE-SARRAZIN  f    11°.    8, 


M.  DCCC.  XVIII, 


I         • 


A 


*ftWM**Wft*W*ftlMMftfWWMW*M^»WWIM*<M*b»»W*^*WW»WV] 


VIE 


ET    OPINIONS 


DE 


TRISTRAM  SHANDY, 


CHAPITRE     CXLI. 

Ma  manière  d'agir. 

JYLon  oncle  Tobie  laissa  donc  encore  mon 
père  à  ses  sombres  réflexions  ;  il  continua  de 
son  côté  y  à  faire  les  siennes.  Et  pourquoi  n'en 
ferais-je  pas  aussi ,  moi  ?  il  me  semble  qu'en 
-voici  une  qui  est  très- importante.  C'est  que 
voilà  déjà,  si  je  ne  me  trompe;  deux  groU 
volumes  à  peu  près  que  j'ai  parcourus  au  grand 
galop  sut  mon  Pégase  ,  sans  regarder  autour 
de  moi  pour  voir  si  je  n'éclaboussais  per- 
sonne.... Si  quelqu'un  avait  à  se  plaindre  !. . .  » 
en  vérité ,  j'en  serais  au  désespoir  :  ce  serait 
contre  mon  intention.  Je  me  souviens  que 
quand  je  mis  le  pied  à  l'étrier  P  je  promis  de 


a  TIUSTftÀM     SHA5DT. 

ne  blesser  qui  que  ce  fut  ;  que  je  galoperais  de 
mon  mieux  ,  mais  que  f  si  je  rencontrais  quel- 
qu'un sur  ma  route  ,  je  me  détournerais  pour 
le  laisser  passer.  Ce  fut  dans  cette  idée  que  je 
donnai  le  premier  coup  de  fouet  ;  et ,  depuis, 
mon  coursier,  grâce  au  ciel ,  n'a  cessé  de  galo- 
per à  son  gré. 

Et  voici  une  seconde  réflexion.  Faites  la 
même  course  :  ne  la  faites  que  dans  la  même 
intention  ;  il  y  a ,  malgré  cela  ,  cent  contre 
un  à  parier  que  vous  ferez  jaillir  quelques  {la- 
quées de  boue  sur  quelqu'un ,  ou  que  vous 
vous  en  couvrirez  vous-même ,  s'il  ne  vous 
arrive  pis. 

Il  est  si  difficile  de  se  tenir  dans  l'équilibre 
entre  ce  double  danger  ! 

Voyez  un  peu  tous  ces  gens  qui  s'en  vont 
devant  moi  battant  Ta  campagne ,   et  tenant 

une  plume  à  la  main De  combien  d'à  ce i- 

dens  divers  ne  sont-ils  pas  la  victime  ?  mais  , 
sans  se  faire  la  triste  peinture  de  toute  leur 
misère  ,  qui  varié  à  fihôni ,  voyez  seulement 
celui-ci.  Voyez  comme  il  est  ballotté  au  milieu 
de  cette  foule  de  critiques  î  Son  Pégase  rue  dé 
toutes  part ,  et  ce  n'est  que  pour  le  culbuter. 
Il  tombe  et  va  se  fendre  la  tête  contre  la  botte 
d'un  Âristarqûé.  Voyez  encore  cet  autre  qui 


YKIST&AU    SHANDY.  5 

court  à  bride  abattue  ,  et  qui  attire  sur  lui  les 
yeux  de  cette  multitude  de  peintres,  de  sculp- 
teurs, d'architectes,  de  poètes,  d'orateurs ,  de 
musiciens ,  de  biographes ,  de  médecins ,  de 
comédiens ,  de  philosophes  ,  de  théologiens , 
de  casuistes ,  de  prélats ,  de  militaires,  de  prin- 
ces  Jl  triomphe.  Voilà  des  admirateurs  sans 

nombre  et  des  plus  huppés.  Zague  !  zague  ! 
cinq  ou  six  coups  d'aiguillon  lâchés  à  propos 
par  an  critique  bien  tranquille  au  coin  do  son 
feu ,  atteignent  le  coursier  rapide  de  ce  mata- 
more. Il  se  cabre ,  et  voilà  mon  héros  hué , 
sifflé,  bafoue,  honni,  qui  tombe  sans  pouvoir 
se  relever. 

Je  n'ai  point  couru  ces  risques.  Pai  marché 

vite ,  et  de  tous  sens  ,  mais  sans  faire  d'éclat. 

N'excitez  point  l'envie  ,  et  l'on  ne  s'apercevra 

pas  que  vous  ne  méritez  souvent  que  de  la 

pitié.  C'a  toujours  été  là  mon  système.  Il  serait 

bien  extraordinaire  que  je. n'en  eusse  pas  un 

dans  une  famille  aussi  systématique  que  la 

nôtre.  Une  lubie  et  un  système  d'est ,  selon 

biens  des  gens,  à  peu  près  la  même  chose.  Mon 

père  était  toujours  entiché  de  celle  qu'il  avait 

conçue  sur  les  noms  de  baptême  ;  et  le  mien  , 

comme  on  l'a  vu,  contrariait  horriblement 

ses  idées» 


î 

m 
1 


L 


4  TRISTRAM    SHANDY. 

CHAPITRE    CXLII. 

On  se  résout  à  partir. 

Yorick  ,  que  mon  oncle  Tobie  avait  enfin 
envoyé  chercher ,  arriva. 

— Mais  croyez-vous,  Yorick,  dit  mon  père, 
qu'il  y  ait  du  remède  ?  pour  moi ,  je  n'en  vois 
pas. 

—  À  vous  parler  vrai ,  dit  Yorick ,  je  ne  suis 
pas  assez  instruit  pour  décider  un  cas  aussi 
difficile;  mais  le  plus  grand  des  maux,  selon 
moi,  est  de  rester  dans  l'incertitude.  Vous  êtes 
invité  à  dîner  chez  Didius. 

—  Oui,  mais  je  hais  si  fort  ces  dîners  de 
savaus. 

—  Eh!  eh!  j'avoue  qu'ils  ne  sont  pas  toujours 
des  meilleurs. 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  pour  cela. 

—  J'entends.  C'est  pour  les  convives.  Ce- 
pendant je  crois  que  vous  ne  pourriez  mieux 
faire  que  de  profiter  de  l'occasion.  L'assemblée 
ne  sera  composée  que  de  gens  du  premier 
ordre,  de  gens  d'élite.  Il  ne  faut  que  prévenir 
Didius  du  problème  que  vous  avez  à  faire  ré- 
soudre ,  et ,  dans  un  clin  d'œil ,  vous  en  aurez 
une  solution  nette. 


TA1STRAM     SHANDY.  5 

—  Quoi  !  vous  croyez  qu'ils  décideront 
comme  cela  ,  sur-le-champ,  si  Ton  peut  chan- 
ger le  nom  de  mon  fils  ? 

—  Si  je  le  crois  !  ce  rfe.t  qu'une  bagatelle 
pour  des  génies  de  cette  trempe. 

—  Allons  donc.  Mais  je  veux  que  le  frère 
Tobie  soit  de  la  partie.  Je  veux  aussi  que  vous 
en  soyez. 

—  J'en  serai  ;  j'y  suis  invité. 

—  Bon! 

—  Allons ,  Trim ,  s'écria  mon  oncle  Tobie , 
arrange  vite  ma  perruque  à  la  brigadière. . . . 
Poudre-la ,  et  vergeté  bien  mon  uniforme. 

CHAPITRE    CXLIII. 

La  lacune. 

Oh  !  pour  celui-ci ,  néant  9  je  l'ai  suppri- 
mé. J'ai  eu  les  plus  fortes  raisons  pour  faire  ce 
sacrifice.  H  y  a  des  auteurs  qui  gardent  tout , 
parce  qu'ils  croient  tout  bon  ;  moi ,  au  con- 
traire ,  j'ai  déchiré  ce  chapitre  ,  parce  que  je 
lui  ai  trouvé  trop  de  supériorité.  Cela  cause 
un  vide  de  dix  pages  dans  mon  livre  ;  mais 
j'aime  mieux  qu'on  y  voie  cette  lacune  que  ce 
que  j'y  avais  mis. 


O  TRISTRAM   8HAHDT. 

« 

Relation  du  voyage  cTYorick ,  de  mon  père, 
de  mon  oncle  Tobie  y  d'Obadiah  et  de 
Tiim. 

m 

C'est  ainsi  que  j'avais  commencé ,  et  c'est 
assez  de  le  dire. 

CHAPITRE   CXLIV. 

La  lacune  justifiée. 

C  e  voyage  ne  s'était  point  fait  sans  beau* 
coup  de  préliminaires  sur  la  manière  de  le 
faire. 

—  Nous  irons  dans  mon  carrasse ,  dit  mon 
père,  mais  as-tu  songé,  Obadiah  ,  à  en  faire 
raccommoder  les  armes? 

On  ne  songe  pas  à  tout ,  et  Obadiah  n'avait 
songea  rien. 

Mon  père  était  possesseur  de  ce  carrosse 
avant  son  mariage  :  soû  premier  soin  fut  d'j 
faire  ajouter  l'çcusson  de  ma  mère» 

Mais  il  arriva  que  le  peintre  qui  ,  apparem- 
ment ,  faisait  tout  à  gauche  comme  Turpiliu* 
le  Romain ,  on  Hansholheîn  de  Basle,  ou  qui 
peut-être  avait  un  autre  motif,  fit  la  sottise  de 
tirer  de  gauche  à  droite  une  bande  qui  était 


THISTEÂM    SHÀNDT.  7 

sur  le'cusson  de  ma  mère  ,  qu  iieu  de  la  tirer 
de  droite  à  gauche.  Il  n'est  pas  aisé  de  conce- 
voir comment  .une  misère  de  cette  nature  peut 
affecter  un  homme  qui  se  pique  d'avoir  de  la 
philosophie  ;  mais  mon  père  s'en  affecta  vive- 
ment. Il  n'allait  pas  une  fois  sous  sa  remise 
que  cette  bévuene  lui  fit  une  espèce  <de  sensa- 
tion désagréable.  Il  le  disait  tout  haut.  A  cha- 
que fois  aussi  il  donuait  les  ordres  les  -plus  pré- 
cis pour  qu'on  changeât  la  bande  de  côté  :  — 
mais  voilà  comme  les  choses  vont  ici  >  s'écriait- 
il  ;  rien  ne  s'y  fait.  Je  ne  monterai  sûrement 
.pas  dans  cette  voiture  ;  nous  irons  a  cheval. 

—  Et  pourquoi  ?dit  Yorick.  Vous  ne  trou- 
verei-là  que  des  gens  d'église.  Ces  messieurs  , 
pourvu  que  le  dîner  soit  bon  ,  ne  s'amuseront 
sûrement  pas  à  critiquer  vos  armoiries. 

—  le  sais ,  répliqua  mon  ;pé*e ,  qu'ils  sont 
indulgens  quand  ils  sont  Jà.  Mais  il  n'importe  : 
nous  irons  à  cheval. 

Mon  oncle  Tobie  fit  une  réflexion  ,  mon 
père  en  fît  une  autre  et  s'entêta  :  il  fallut  re- 
noncer à  la  voiture. 

Le  chapitre  que  j'ai  déchiré  était  la  descrip- 
tion de  cet  te  pompeuse  cavalcade. 

Iiû  marche  était  d'abord  ouverte  par  Oba- 
diah  et  par  Trim,  montés  chacun  sur  un  gros 


\ 


8  TRISTRÀM    SHANDY. 

cheval  de  carrosse  ,  allant  d'un  pas  grave  et 
pesant  comme  une  patrouille. 

C'était  ensuite  mon  oncle  Tobie  en  uniforme, 
serrant  la  botte  à  mon  père  ,  qui  ne  cessait  de 
discourir  sur  l'avantage  des  sciences  abstraites, 
tandis  que  mon  oncle  Tobie ,  en  lui  froissant 
la  jambe ,  lui  prouvait  que  la  cavalerie  doit 
marcher  serrée. 

Yorick ,  les  doigts  en  l'air  et  tout  prêt.... 
On  croit  peut-être  qu'il  était  tout  prêt  à  leur 
donner  la  bénédiction  en  cas  d'attaque.... Non, 
il  était  tout  prêt  à  leur  imposer  silence  pour 
qu'ils  écoutassent  les  passages  les  plus  brillans 
d'un  sermon  nouveau  qu'il  avait  fait ,  et  qu'il 
voulait  débiter  à  la  docte  assemblée  où  il  allait 
se  trouver. 

Cette  description,  au  second  coup-d'œil  que 
j'y  jetai ,  me  parut  si  fort  au-dessus  de  tout 
le  reste  de  mon  livre ,  que  je  me  déterminai  à 
la  supprimer. 

Quel  est  le  mérite  d'un  bon  ouvrage  ?  n'est-  ce 
pas  l'accord ,  l'équilibre,  les  proportions  qu'on 
lui  donne  qui  en  font  le  prix  et  la  perfection  ? 
Une  foule  innombrable  de  nouveaux  Scudéri 
nous  inondent  tous  les  jours  de  productions  in- 
formes et  bizarres....  Que  ne  se  disent-ils  ce 
que  j'en  dis?  faire  un  livre  et  chanter  une  chan- 


TRISTRAM   SHAKDY.  9 

son  est  la  même  chose.  Il  importe  peu  quel  ton 
l'on  prend ,  mais  il  faut  être  d'accord  avec 
soi-même  : 

Je  chante  le  vainqueur  des  vainqueurs  de  la  terre. 
Cela  est  très-beau  ;  mais  ce  fameux  chantre 
d'Alaric  chanta  comme  s'il  n'eût  pas  été  digne 
de  chanter  le  dernier  de  ses  goujats  :  et  moi  je 
chante  et  je  chanterai  toujours  à  tous  ceux  qui 
voudront  chanter  :  Prenez-y  garde  j  soyez  d'ac- 
cord y  ne  détonnez  pas. 

C'est  pour  cela ,  disait  un  jour  Yorick  à 

mon  oncle  Tobie  ,  qu'une  foule  de  viles  com- 
positions déshonorent  l'esprit  humain.  Les  uns 
passent  à  la  faveur  d'un  in-folio  :  ce  sont  les 
systèmes.  Les  autres  couvertes  par  un  siège.... 
Ce  mot  fixa  l'attention  de  mon  oncle  Tobie , 
mais  il  ne  put  comprendre  l'idée  que  Yorick  y 
attachait;  il  ne  connaissait  pas  une  douzaine 
de  nos  drames  ,  ni  la  plupart  de  nos  historiens. 
Je  chante  dimanche  au  concert ,  me  disait 
l'autre  jour  le  virtuose  à  la  mode.  Parcourez 
un  peu  ma  partie.    J'en  fredonnai  quelques 
notes.   Fort  bien,  dis- je ,  la  mélodie  en  est 
agréable ,   et  si  l'harmonie  en  est  soutenue , 
cela  prendra.  Je  continuai.  Bravo  !  m'écriai-je. 
J'en  vins  ensuite  à  la  partie  harmonique.... 
et  je  la  trouvai  indigne  P  détestable. 


a 


10  TRISTB.AM   SHANDY. 

Montaigne  disait  en  pareil  cas,  qu'il  ne  se 
aérait  pas  époumoné.  Cela  est  clair  ,  et  j'en 
conclus ,  avec  ma  sagacité  ordinaire,  que ,  lors- 
qu'un nain  porte  avec  soi  une  toise  pour  se 
mesurer  ,  il  est  nain  par  plus  d'un  endroit. 

Entendra  cela  qui  pourra,  le  prendra  qui 
voudra  pour  lui  ;  je  n'y  mets,  point  de  finesse. 
La  seule  chose  que  j'ai  voulu  prouver ,  est 
que  j'avais  bien  fait  de  déchirer  un  chapitre. 

CHAPITRE    CXLV. 
L'humeur  s  en  mêle, 

O  iv  avait  beaucoup  mangé ,  peu  parlé  ,  et 
l'on  était  arrivé  au  dessert  avec  la  plus  grande 
envie  de  se  dédommager  du  silence  que  l'on 
avait  gardé. 

Ce  fut  mon  père  qui  commença.... 

Mais  je  dois  dire  à  sa  gloire  que  ce  ne  fut 
pas  dans  l'intention  de  parler  pour  lui-même. 

—  Nous  sommes  au  moment  des  choses  fri- 
voles ,  dit-il.  Mais,  messieurs,  laissons -en 
plutôt  dire  de  sérieuses.  Tenez ,  voilà  Yorick 
qui  va  nous  lire  quelques  passages  d'un  nou- 
veau sermon.... 

D'un  sermon?...  d'un  sermon?...  d'un  ser- 
mon ?...  Ce  mot  vola  de  bouche  en  bouche..,. 


..  -  *  .■» 


TftlSTAAK    SHANDÏ.  Il 

Écoutons  ,  écoutons  y  écoutons  !  Celui-ci  se 
répéta  en  chœur ,  et  Yorick,  après  une  incli- 
nation de  tête  à  la  ronde  y  se  mit  à  lire. 

Fort  bien  l  très-bien  !  belle  pensée  !  excel- 
lente réflexion!  quel  feu!  quel  enthousiasme  ! 
comme  cela  est  chaud  ! 

Yorick  laissa  les  applaudissdtaens  s'accumu- 
ler.. •• 

Mais  mécontent,  au  fond,  de  son  propre 
ouvrage ,  ainsi  que  je  le  suis  si  souvent  du 
mien  ,  il  déchira  son  cahier  et  en  présenta  un 
lambeau  à  chacun  de  ces  messieurs  pour  allu- 
mer sa  pipe, 

— Quoi  donc  ?  s'écria  Didius  d'un  air  étonné. 
Voilà  qui  est  singulier. 

—  Très-singulier  !  reprit  Kysarchius  d'un 
tonimposant.il  e'taitde  la  famille  Kysarchienne 
des  Pays-Bas ,  et  ce  qu'il  disait  en  avait  d'au- 
tant plus  de  poids.  En  vérité  ,  dit-il ,  c'est  un 
procédé  trop  offensant  _,  pour  qu'on  le  passe. 

—  Il  n'est  sûrement  pas  honnête ,  dit  Didius 
en  se  levant  à  moitié  pour  éloigner  une  bou- 
teille qui  était  en  ligne  directe  entre  lui  et 
Yorick.  Vous  auriez  pu  ,  dit-il ,  en  lui  parlant 
à  lui-même ,  nous  éviter  cette  injure.  C'est 
un  de  ces  petits  sarcasmes  que  vous  faites  si 


*Ï3  TRISTRÀM     SHANDY. 

souvent  sans  parler ,  et  qui  n'en  sont  pas  moins 
piquans.... 

Mon  oncle  Tobie  chercliait  à  deviner  ce  que 
tout  cela  voulait  dire 

Si  votre  sermon,  continua  Didius,  n'était 
bon  qu'à  faire  des  camouflets  ,  pourquoi  nous 
Pavez- vous  lu  ?  une  société  aussi  savante  méri- 
tait des  égards. 

Et  s'il  était  digne  de  nous  être  lu,  c'est  nous 
manquer  également,  c'est  nous  turlupiner  que 
d'en  faire  cet  usage. 

—  Bon  !  se  disait  tout  bas  le  discoureur  en 
s'applaudissant  ,  le  voilà  pris  dans  mon  di- 
lemme comme  dans  une  nasse  :  voyons  comme 
il  en  sortira. 

Yorick  baissa  modestement  les  yeux  ,  puis 
les  leva  ,  et  puis  dit  : 

—  Messieurs 

Il  appuya  si  fortement  sur  ce  mot ,  que  l'on 
crut  qu'il  s'était  préparé  à  leur  faire  un  dis- 
cours apologétique  :  l'attention  en  fut  par  con- 
séquent plus  tendue. 

J'ai  fait  des  efforts  incroyables,  dit- il ,  pour 
composer  ce  morceau.  Je  souffrirais  plutôt  tous 
les  genres  de  martyre  que  de  me  résoudre  à  en 
recommencer  un  pareil  :  mes  tourmens  étaient 
excessifs.  J'en  ai  cherché  la  cause  et  je  l'ai  trou-  - 


ÏRISTRÀM   SHÀNDT.  l3 

vée.  C'est  qu'il  partait  de  ma  tête  sans  la  par- 
ticipation du  cœur  ,  et  je  le  déchire  sans  pitié 
pour  me  venger  des  tortures  d'esprit  qu'il  m'a 
causées....  Prêcher  ?....  quel  mot,  messieurs  ! 
ce  mot  ,  tel  que  les  prédicateurs  d'aujourd'hui 
l'entendent,  signifie  l'action  de  montrer  l'éten- 
due de  ses  connaissances ,  d'étaler  son  érudi- 
tion ,  de  faire  valoir  les  (inesses  et  les  subtilités 
de  son  esprit.  De  bonne  foi ,  n'est-il  pas  indigne 
d'en  faire  parade  ,  de  s'en  donner  un  air  d'im- 
portance, d'abuser,  avec  aussi  peu  de  pudeur, 
de  la  demi-heure  d'audience  que  l'on  veut  bien 
nous  accorder?  Est-ce  là  prêcher  l'Évangile? 
c'e&t  se  prêcher  soi-même  ,  c'est  se  donner 
pour  exemple.  Fi  donc,  ah!  combien  ne  doit- 
on  pas  désirer  de  porter  plutôt  cinq  ou  six 
mots  au  cœur  de  ses  auditeurs  ?...  pour  moi.... 

Yorick  allait  continuer  cette  diatribe  ,  lors- 
qu'un mot ,  un  seul  mot  qui  se  fit  sourdement 
entendre  de  l'autre  côté  de  la  table  ,  détourna 
toute  l'attention  des  convives.... 

Cela  n'était  point  extraordinaire.  C'était  le 
mot  le  plus  énergique ,  le  plus  expressif...  mais 
le  répéterai-je  ?  et  si  je  le  répète  ?... 


*4  TftlSTKÀM  SHANDt. 

CHAPITRE    CXLVI. 
Les  fausses  conjectures. 

ZoUNDSl    


Il  m'a  échappé.  Il  est  tombé  au  bout  de  ma 
plume  comme  de  lui-même.... 

C'est  Phutatorius  qui  le  prononça....  Il  le 
prononça  inopinément ,  presqu'a  mi-voïx  ,  et 
pourtant  assez  haut  pour  que  chacun  l'entendit; 
et  ce  fut  avec  un  coup-d'œil ,  un  accent  telle- 
ment articulé ,  que  l'on  crut  que  c'était  tout 
à  la  fois  l'expression  d'un  homme  qui  est  dans 
l'étonnement ,  et  qui  ressent  quelque  peine  de 
corps. 

Fourche  !...  c'est  ainsi  que  Gastriphcres,  qui 
entendait  un  peu  le  français ,  le  traduisit  tout 
de  suite  dans  cette  langue  en  le  parodiant..-/ 
Mais  cela  n'apprenait  rien. 

Deux  autres  des  convives  ne  furent  pas  plus 
heureux.  Ils  avaient  l'oreille  très-fine.  Ils  dis- 
tinguèrent dans  l'expression  le  mélange  des 
deux  tons  aussi  facilement  qu'un  virtuose  dis- 
cerne une  tierce  ,  une  quinte ,  ou  tout  autre 
accord  ;  mais ,  avec  toute  cette  finesse  ,  ils  ne 
purent  faire  que  de  fausses  conjectures  sur  les 


j.. 


TRISTE  AU  SHÀ5DY.  lO 

causes  de  celte  étrange  prosodie.  L'accord  en 
lui-même  était  excellent,  mais  il  était  hors  du 
ton.  11  n'aVait  pas  la  moindre  analogie ,  pas  le 
moindre  rapport  an  sujet  qui  était  sur  le  tapis. 
Ainsi,  avec  tout  leur  esprit,  ces  messieurs 
restèrent  là  comme  des  sots. 

La  combinaison  des  sons  u'est  pas;  donnée 
à  tout  le  monde  ;  moi-même  tout  le  premier  , 
je  n'y  connais  rien  du  tout»  Il  y  avait  là  deux 
autres  convives  qui  étaient  précisément  de  mon 
acabit.  Ils  ne  s'attachèrent  qu'au  sens  exacte- 
ment grammatical  de  l'expression  ,  et  crurent 
concevoir  que  Phutatorius,  qui  était  naturelle- 
ment colère,  se  préparait  à  arracher  les  armes 
de  la  main  de  Didius ,  pour  faire  tête  lui-même 
à  Yorick  ,  et  que  le  terrible  mot  (tait  l'exorde 
d'un  discours  qui  ne  présageait  rien  de  bon. 

Mon  oncle  Tobie  fut  de  la  même  opinion ,  et 
fion  ame  sensible  sentit  d'avance  le  coup  que 
l'on  allait  porter  à  Yorick. 

Mais  Pbutatorius  s'en  tenait  simplement  à 
son  exclamation....  Cela  fit  penser  à  deux  au- 
tres convives ,  que  ce  mot  n'était  que  l'effet 
d'une  respiration  involontaire  dont  le  souffle, 
coutraint  en  passant  par  les  organes  de  certai- 
nes personnes ,  prend  la  consistance  sonore  d'un 
jurement  assez  peu  décent,..  Us  ne  pensèrent 


î6  TKISTRAM   SHÀNDT. 

pas  même  que  Fhutatorius  eût  conçu  le  moin- 
dre dessein  de  scandaliser  ou  d'attaquer  quel- 
qu'un. 

Oh  !  oh  !  ceci  est  sérieux  >  disaient  en  eux- 
mêmes  deux  autres  personnages.  Voilà  un  jure- 
ment dans  toutes  les  formes.  U  est  prémédité. 
C'est  une  première  insulte  ,  une  flèche  aiguë 
lancée  contre  l'ennemi. 

Mon  père  eut  aussi  son  opinion.  11  lui  sem- 
bla tout  naturel  que  la  colère  qui  fermentait 
en  ce  moment  dans  les  régions  supérieures  des 
organes  de  Phutatorius  >  se  fût  fait  jour  à  tra- 
vers la  confusion  soudaine  qu'une  théorie 
aussi  étrange  de  la  prédication  avait  jetée  dans 
toutes  ses  idées. 

La  jolie  chose  !  et  dites  qu'il  est  agréable  de 
disserter  aussi  long-temps  sur  des  méprises  ! 
C'est  presque  ainsi  que  l'on  babille  sur  tout  le 
monde.  Chaque  chose  y  est  interprétée  de  cent 
façons  différentes. 

C'est  ceci. 

Non.  C'est  cela. 

Point  du  tout.  C'est.... 

Le  plus  sage  dit  :  je  n'en  sais  rien... 

MaisjCommeleplus  sage,ainsi  que  cela  est  jus- 
te ,  passe  pour  être  le  plus  sot  parmi  les  sots,  on 
ne  voit  point  de  plus  sage  parmi  nous  ;  et  chaque 


.i:-  -i 


TKISTRAM     SHÀNDY.  17 

chose  est  jugée ,  estimée ,  appréciée  ,  com- 
mentée y  paraphrasée  ,  annotée  y  admise  ou 
rejetée  au  gré  de  chacun,  et  sans  que  personne 
se  doute  seulement  de  ce  qu'elle  est. 

IL  en  fut  de  même  à  la  table  de  Didius  :  pas 
un  n'y  devina  la  cause  impulsive  de  l'exclama- 
tion bizarre  de  Phutatorius. 

Mais  il  s'y  passa  au  moins  une  chose  rare. 
C'est  que  les  opinions  particulières  se  réunirent 
toute  à  celle  des  deux  convives  qui  s'étaient 
imaginé  que .  Phutatorius  avait  voulu  insulter 
Yorick.  Cette  idée  s'accrédita  encore  par  le 
regard  effaré  du  docteur  qui,  resté  presque 
stupéfait  y  fixait  tour  à  tour  chaque  personne , 
comme  s'il  avait  voulu  lire  dans  ses  yeux  ce 
qu'elle  pensait. 

Le  fait  est  pourtant  que  Phutatorius  ne  sa- 
vait pas  un  mot  de  ce  qui  se  passait  dans  l'es- 
prit des  convives ,  et  qu'ils  ne  savaient  pas 
eux-mêmes  ce  qui  se  passait  dans  le  sien. 

Dans  le  sien  ?....  mais  s'y  passait-il  quelque 
chose  ?  songeait-il  seulement  à  Yorick? 

Non ,  mes  amis ,  et,  quoique  ses  yeux  eussent 
l'air  farouche ,  quoiqu'il  eût ,  pour  ainsi  dire 
monté  à  vis  tous  les  muscles  et  tous  les  nerfs 
de  son  visage  ,  quoique  toutes  les  apparences 
annonçassent  qu'il  allait  accabler  Yorick  sous 
11.  a 


l8  TItlSTRÀM   SHANDY. 

le  poids  de  quelque  réplique  sanglante,  Yoriek, 
hélas  !  était  bien  loin  de  son  imagination. 

L'accident  le  plus  funeste....  La  crainte  du 
moins  d'éprouver  quelque  chose  de  sinistre , 
captivait  son  attention ,  et  toutes  ses  facultés 
sensitives  et  intellectuelles  s'étaient  concentrées 
dans  l'endroit  fatal  où  le  danger  s'était  mani- 
festé. 

CHAPITRE    CXLVII. 

La  précaution  utile. 

Gàstiuphères  avait  vu  des  châtaignes  dans 
la  cuisine...  elles  étaient  superbes.  Il  avait  dit 
au  cuisinier  d'en  faire  cuire  cent  cinquante  ou 
deux  cents  sous  les  cendres.  Phutatorius  en 
sera  charmé  ;  il  les  aime  ,  ajouta-t-il. 

Le  cuisinier  n'oublia  point  la  recommanda- 
tion de  Gastriphères ,  et  les  châtaignes  furent 
servies  avec  le  reste  du  dessert. 

Elles  étaient  toutes  chaudes,  et  enveloppées 
dans  une  serviette  damassée. 

CHAPITRE   CXLVIII. 
Mes  lamentations. 

O  h  !  c'est  ici ,  c'est  ici  que  je  regrette  bien 
sensiblement  de  n'être  que  comme  les  autres 


TRISTRAM   SHANDT.  IQ 

écrivains  ,  et  de  ne  pas  savoir  un  mot  d'anglais 
plus  qu'eux.  Il  ne  me  faudrait  que  ce  mot ,  et 
pas  davantage ,  pour  exprimer  ce  que  j'ai 
maintenant  à  dire. 

Je  connais  bien  celui  dont  on  fait  actuelle- 
ment usage...  Mais  j'ai  vu  de  jeunes  filles  rou- 
gir ,  lorsqu'elles  l'entendaient  prononcer...  Et 
je  m'en  servirais  ?... 

CHAPITRE    CXLIX. 

A  quoi  l'attribuer  ? 

Apparemment  qu'il  était  physiquement  im- 
possible qu'une  demi-douzaine  de  mains  fouil- 
lassent toutes  à  la  fois  dans  la  serviette. 

Mais  peut-être  aussi  n'en  fut-ce  pas  là  la 
cause. 

N'est-ce  pas  plutôt  que  celle  des  châtaignes, 
qui  était  destinée  à  faire  une  révolution  si 
prompte  dans  l'existence  physique  et  morale 
de  Phulatorius ,  était  plus  ronde  que  les  autres? 

C'est  encore  là  une  de  ces  choses  dont  on  voit 
l'effet,  sans  savoir  d'où  il  vient. 

Enfin ,  je  ne  sais  point  ce  qui  imprima  ce 
mouvement  à  la  fatale  châtaigne. 

Mais  la  châtaigne,  «ortie  de  la  serviette, 


20  TRISTRAM    SHANDY. 

roula  sur  la  table  ,   sans   qu'on  l'aperçut ,  et 
tomba... 
Où?... 

Ah  !  c'est  là  ce  que  je  n'ose  dire.  Tout  ce 
que  je  puis  faire ,  madame,  c'est  d'aider  votre 
imagination. 

Figurez-vous  que  Phutatorius ,  les  jambes 
écartées  ,  était  précisément  à  table  au-dessous 
de  la  ligne  que  la  châtaigne  y  avait  parcourue,et 
qu'en  tombant,elletomba  perpendiculairement. 

Elle  tomba,  dis- je,  sans  obstacle,  et  en  sui- 
vant les  lois  de  la  gravitation. 

D'autres  ont  dit  que  c'était  en  suivant  celles 
de  l'attraction. 

Mais,  c'est  ce  qui  m'inquicte  peu.  Mon  em~ 
barras  est  de  vous  dire  qu'elle  tomba  dans 
cette  espèce  de  baie  que  les  lois  du  déco- 
rum exigent  qui  soit  strictement  fermée  comme 
lé  temple  de  Janus ,  au  moins  en  temps  de 
paix.... 

Eh  mon  Dieu!  fallait-il  tant  d'alentours  pour 
dire  une  chose  aussi  simple?...* 

Je  sais  qu'il  était  inutile  que  je  les  prisse  pour 
vous,  madame:  mais  je  n'écris  pas  pour  vous 
seule. 

L'attitude  de  Phutatorius }  sa  négligence  à 


TRI5TRÀM   SHÀNDT.  31 

observer  un  usage  si  familier ,  ouvrit  la  porte 
À  cet  accident. 

Avis  à  tout  le  genre  humain  ! 

Autre  avis!  mais  celui-ci  n'est  que  pour  mes 
critiques. 

Us  viennent  de  voir  que  j'ai  rangé  cette  aven- 
ture dans  la  classe  des  accidens  :  je  les  préviens 
que  je  ne  lai  fait  que  par  condescendance  pour 
l'usage  reçu ,  d'y  mettre  presque  tous  les  évé- 
nemens  de  la  vie.  Je  n'entends  point  heurter 
par*  là  l'opinion  de  Mythogeras  et  d'Acrites* 
Us  prétendent  que  ce  ne  fut  point  par  accident 
que  la  châtaigne  prît  cette  route  :  j'y  consens. 
Us  soutiennent  que  le  hasard  ne  dirigea,  ni  sa 
course,  ni  sa  chute  :  je  le  veux  bien.  Ils  assu- 
rent que  si,  avec  toute  sa  chaleur  ,  elle  tomba 
directement  plutôt  dans  cet  endroit  que  dans 
tout  autre,  ce  fut  exprès  pour  punir  Phutato- 
rius  d'avoir  fait  imprimer,  il  y  a  douze  ans,  son 
traité  obscène  de  Concubinis  retinendis  :  j'en 
suis  d'accord.  Us  tiennent  d'autant  plus  à  cette 
opinion  ,  que  ceci  arriva  précisément  et  iden- 
tiquement la  même  semaine  que  celle  où  Phu- 
tatorius  allait  donner  une  nouvelle  édition  de 
cet  ouvrage  licencieux.  Qu'ils  y  tiennent  tant 
qu'ils  voudront,  je  ne  lutte  point  contre  leur 
opiniâtreté.  * 


33  TRISTRAM   SHANDY. 

Est-ce  à  moi  à  tremper  ma  plume  dans  Pen*- 
cre  de  la  controverse?  je  sais  qu'on  pourrait 
beaucoup  écrire  sur  chaque  côté  delà  ques- 
tion. Mais  je  n'ai  pas  autre  chose  à  faire  ici  que 
de  présenter  le  fait  comme  historien.  Je  n'ai 
point  d'autre  tache  à  remplir  que  celle  de  ren- 
dre croyable  a  mes  lectrices,  que  l'hiatus  qui  se 
trouva  à  la  culotte  de  Phutatorius ,  était  assez 
grand  pour  recevoir  la  châtaigne,  et  que  la 
châtaigne  y  passa  perpendiculairement  et  toute 
chaude,  sans  que  Phutatorius,  ni  qui  que  ce 
soitj  s'en  fût  aperçu. 

Ai-je  réussi  à  le  faire  croire?.... 

CHAPITRE     CL. 

Extrême  inquiétude. 

Là  châtaigne  ne  répandit  d'abord  qu'une 
chaleur  légère. 

Cette  douce  température  fit  même  une  sen- 
sation agréable  à  Phutatorius. 

Mais  les  plaisirs  passent  rapidement  :  celui- 
ci  ne  dura  que  vingt-quatre  ou  trente  secon- 
des. 

La  chaleur  augmentant  peu  à  peu ,  elle  ne 
tarda  pas  à  passer  les  bornes  d'un  plaisir  sobre, 


TJUSTRAM    SHANDT.  25 

ni  même  à  s'avancer  avec  assez  de  promptitude 
vers  les  régions  de  la  douleur. 

Le  tourment  de  l'inquiétude,  qui  n'est  pas 
moins  prompt  dans  ses  effets ,  se  joignit  aux 
accès  de  la  peine ,  et  la  crise  de  Phutatorius 
devint  terrible. 

Son  ame  escortée  de  ses  idées ,  de  ses  pen- 
sées, de  son  imagination,  de  son  jugement,  de 
sa  raison ,  de  sa  mémoire,  de  ses  fantaisies  et 
de  dix  mille  bataillons,  peut-être,  d'esprits 
animaux  qui  arrivèrent  eu  foule  et  tumultueu- 
sement, par  des  passages  et  des  défilés  incon- 
nus qu'ils  se  frayèrent ,  s'élança  subitement  sur 
le  lieu  du  danger,  et  laissa  les  régions  supérieu- 
res aussi  vides  que  la  tête  de  nos  poètes. 

Cette  multitude  de  secours  semblait  devoir 
lui  donner  quelque  notion,  quelque  intelli- 
gence de  ce  qui  se  passait  en  bas;  mais  il  ne 
fut  pas  capable  d'en  pénétrer  le  secret.  Il  ne 
put  faire  que  des  conjectures,  et  la  plus  rai- 
sonnable de  toutes  celles  qu'il  fit ,  c'est  que 
peut-être  le  diable  y  était.  Cette  idée ,  quelque 
inquiétante  qu'elle  fut,  ne  l'empêcha  pourtant 
point  de  se  résoudre  dans  le  moment  à  suppor- 
ter stoïquement  la  situation  où  il  se  trouvait. 
Un  certain  nombre  de  grimaces  et  de  contor- 
sions, et  quelques  grincetnens  de  dents  au- 


l\  TAISTRAM    SHANDY. 

raient  fait  l'affaire  ;  mais  il  aurait  fallu  que  l'i- 
magination fut  restée  neutre.  Eh!  qui  pour- 
rait, en  pareil  cas,  se  flatter  de  gouverner  ses 
saillies?  la  sienne  s'alluma.  Il  en  sortit  inconti- 
nent une  conjecture  qui  se  darda  dans  son  es- 
prit avec  la  rapidité  d'un  éclair,  et  qui,  quoi- 
que la  douleur  excitât  la  sensation  vive  d'une 
chaleur  insupportable,  lui  inspira  l'idée  ef- 
frayante que  ce  pouvait  être  une  morsure  aussi- 
bien  qu'une  brûlure. 

O  déesse  de  l'illusion  et  des  prestiges  !  où 
nous  conduis- tu? 

Mais ,  si  c'était  quelque  lézard ,  quelque  as- 
pic ,  ou  quelque  autre  reptile  qui  se  fût  glissé 
là  ,  disait  Phutatorius  en  lui-même,  et  qu'il  y 
essayât  ses  dents? 

Cette  idée  affreuse  eut  suffi  pour  détraquer 
la  machine  la  mieux  organisée. 

Mais  un  accès  plus  vif  et  piquant  s'étant  ai- 
guisé dans  ce  moment  même,  Phutatorius  fut 
saisi  d'une  terreur  panique  si  subite,  que, 
dans  la  première  épouvante,  dans  le  premier 
désordre,  il  se  trouva  jeté  soudain  hors  de  lui- 
même.  Sa  stoïcité  l'abandonna.  Un  tressaille- 
ment universel  agita  toute  son  existence,  et  ce 
fut  dans  le  choc  de  cette  commotion,  qu'il  ar- 
ticula cette  interjection  mêlée  de  peiue  et  d'é- 


THISTR1M   SHÀNDY.  nS 

tonnement,quifit  faire  tant  de  faux  raisonne- 
mens.... 

Zounds!.... 

Elle  n'était  sûrement  pas  canonique  ;  mais 
au  moins  avouera- 1-  on  qu'elle  était  aussi  mo- 
dérée que  tout  autre  dont  il  aurait  pu  se  ser- 
vir en  pareille  occasion. 

Mais  canonique  ou  non ,  le  malheur  fut  que 
Phutatorius  n'en  tira  aucun  soulagement  :  elle 
n'était  pas  mesurée  à  la  hauteur  du  mal. 

CHAPITRE   CLL 

On  sait  enfin  ce  que  c'est. 

Il  y  a  des  événemens  qui  sont  infiniment 
plus  rapides  que  la  narration  qu'on  en  (ait. 

Tel  fut  celui-ci.  Il  fallut  beaucoup  moins  de 
temps  à  Phutatorius,  que  je  n'en  mets  à  le 
dire ,  pour  tirer  la  châtaigne  de  l'endroit  où 
elle  était ,  et  la  jeter  avec  violence  sur  le  par- 
quet. 

CHAPITRE  CLII. 

Qu'en  va-t-il  faire? 

Là  châtaigne  qui  avait  frappé  le  coin  d'une 
commode,  revenait  sur  elle-même  en  roulant. 


36 


TRISTRÀM   SHiNDT. 


Yorick  se  lève  avec  précipitation,  l'attrape  et 
la  garde. 

CHAPITRE   CLIII. 

Nowelles  conjectures. 

N'est-ce  pas  une  chose  curieuse  que  d'ob- 
server le  triomphe  que  les  plus  petits  incidens 
remportent  sur  l'esprit?  quel  poids  n'ont-ils 
pas  dans  une  infinité  de  circonstances  !  com- 
bien de  fois  ne  maîtrisent-ils  pas  l'opinion  des 
hommes!  ils  règlent  presque  tout.  Une  baga- 
telle suffit  souvent  pour  porter  la  certitude 
dans  l'ame ,  et  pour  l'y  invétérer  si  fortement, 
que  les  démonstrations  d'Euclide  ne  seraient 
pas  assez  puissantes  pour  l'en  faire  sortir.* 

Yorick  venait  de  ramasser  la  châtaigne. 
L'action  était  légère  :  il  ne  la  ramassa  que 
parce  qu'il  s'imagina  tout  simplement  qu'elle 
n'en  valait  pas  moins }  et  qu'il  tenait  qu'une 
bonne  châtaigne  méritait  bien  d'être  ramas- 
sée. Voilà  quels  furent  les  motifs  d'Yorick  ; 
mais  cet  événement y  tout  frivole  qu'il  est,  se 
présenta  sous  un  autre  point  de  vue  dans  l'es- 
prit de  Pbutatorius. 

—  Oh  !  oh  !  dit-il ,  quelle  précipitation  , 
quel  empressement  pour  ramasser  ce  maudit 


TRISTRAM     SHANDY.  *7 

brûlot!  Ah!  je  vois  d'où  cela  vient:  c'est  une 
indication  que  la  châtaigne  était  à  lui. 

La  table  était  longue  et  étroite.  Yorick  était 
placé  vis-à-vis  de  Phutatorius ,  et  la  position 
était  avantageuse  pour  lui  jouer  quelque  tour. 
—  Je  n'en  doute  point,  dit  Phutatorius ,  il 
m'avait  sûrement  jeté'  là  sa  châtaigne  par  ma- 
lice. 

Le  coup-d'œil  qu'il  donna  sur-le-champ  à 
Yorick  mit  aussitôt  tout  le  monde  au  fait  de 
ce  qui  se  passait  dans  son  esprit. 

Lorsqu'il  arrive  des  inconvéniens  imprévus 
sur  ce  globe  sublunaire,  l'esprit  de  l'homme, 
qui  est  composé  d'une  substance  très-avide  de 
connaissances,  se  porte  rapidement  derrière  la 
scène  pour  examiner  ce  qui  la  met  en  jeu. 

La  recherche  ici  ne  fut  pas  longue.  On  sa- 
vait qu'Yorick  méprisait  assez  ouvertement  le 
traité  de  Concubinis  relinendis  de  Phutato- 


rius. 


Son  action  de  ramasser  la  châtaigne  passa 
*  tout  d'un  coup  pour  une  satire  de  cet  ouvrage 
dont  la  doctriue  avait ,  dit-on,  blessé  plus  d'un 
galant  homme  au  même  endroit. 

Cette  idée  réveilla  Somnolentius  ;  elle  fit 
sourire  Argalastes. 

Et  si  vous  avez  examiné  l'air  avantageux 


38  TIUSTRÀM    SBANDY. 

d'un  homme  qui  vient  de  deviner  le  mot  d'une 
énigme,  c'est  précisément  celui  que  prit  Gas- 
triphères. 

On  se  regarda  ,  et  en  trois  minutes  l'action 
d'Yorick  passa  pour  un  chef-d'œuvre  de  sa- 
tire. 

Mais  tout  cela ,  comme  on  le  voit,  était  aussi 
raisonnable  que  les  rêves  d'Aristote  et  de  Des- 
cartes. 

Phutatorius  ne  put  s'empêcher  de  lui  mon- 
trer du  ressentiment. 

A  peine  eut-il  mangé  la  châtaigne,  qu'il  le 
menaça  en  souriant,  pourtant,  et  en  lui  disant 
qu'il  n'oublierait  pas  le  service  qu'il  venait  de 
lui  rendre. 

Maison  distinguera  sans  doute  aisément  que 
la  menace  fut  pour  Yorick,  et  le  sourire  pour 
la  compagnie. 

CHAPITRE    CLIV. 

Remède  pour  la  brûlure. 
Avec  tout  cela ,  je  souffre ,  dit  Phutatorius. 

GASTRIPHÈRES. 

Réellement? 


TRIS  TRAM   SHANDY.  ?<) 

PHUTATORIÛS. 

Réellement. 

GASTRIPHÈRES. 

Diable! 

PHUTATOR  IUS. 

Je  ne  voudrais  pourtant  pas  envoyer  cher- 
cher un  chirurgien  pour  si  peu  de  chose.  Est- 
ce  que  vous  ne  sauriez  pas,  vous,  quelque  re- 
mède pour  la  brûlure  ? 

GASTRIPHÈRES. 

Moi?  non.  Mais,  tenez,   demandez  à  Eu- 
gène :  il  a  beaucoup  de  recettes. 

EUGÈNE. 

Cela  est  vrai. 

PHUTÀ'TORIUS, 

En  ce  cas,  dites-moi  donc  ce  qu'il  faut  que 
je  fasse. 

EUGÈNE. 

Volontiers.  Mais  il  faut  que  je  sache  quel 
endroit  est  affecté  -?  si  la  partie  est  tendre  et 
délicate;  si  elle  peut-être  enveloppée  sans  dan- 
ger. 

—  C'est  tout  cela  à  la  fois ,  reprit  Phutato- 
xius  en  y  portant  la  main,  et  en  levant  la  jambe 


5a  tjiistham  shahot. 

droite  pour  y  communiquer  une  douce  venti- 
lation. 

EUGÈNE. 

Eh  bien!  je  vous  conseille  tout  uniment 
d'envoyer  demander  tout  de  suite  à  quelque 
imprimerie  une  feuille  de  papier  sortant  de  la 
presse,  et  de  l'appliquer  dessus. 

PHUTÀTOR1US. 

Du  papier? 

—  Oui ,  dit  Yorick.  D'abord  le  papier  hu- 
mide est  rafraîchissant.  Ce  sent  déjà  un  palliatif 
à  l'ardeur  cuisante  que  vous  pouvez  ressentir. 

phutàtorius. 
Je  conçois. 

YOR  ICK. 

Mais  c'est  l'huile  et  le  noir  répandus  sur  ce 
papier  qui  opéreront  la  vraie  guérison. 

EUGÈNE. 

Précisément,  et  je  ne  connais  point  de  topi- 
que plus  anodin ,  plus  doux ,  plus  efficace. 

GÀSTRIPHÈRES. 

Si  c'était  moi ,  et  si  effectivement  l'huile  et 
le  noir  font  tout,  je  n'irais  pas  si  loin  pour 
chercher  un  remède.  Je  prendrais  de  la  char- 
pie ,  et  je  l'imbiberais  sur-le-champ  de  noir  et 
d'huile. 


TIUSTRAM    SHANDV.  5t 

YORICK. 

Gardez-vous  bien ,  Phutatorius,  de  suivre 
cette  idée. 

EUGÈNE. 

Assurément.  La  charpie  ne  vaut  rien. 

CAS  T  RIFHÈ  HES. 

Pourquoi  cela  ? 

EUGÈNE. 

J'ai  peut-être  été  trop  loin  en  disant  qu'elle 
ne  valait  rien.  J'ai  voulu  dire  qu'elle  n'était  pas 
si  bonne  que  le  papier  imprimé. 

GASTAIPHÈRES. 

Mais  encore,  pourquoi? 

EUGÈNE. 

Cela  est  évident.  Le  papier  imprimé  a  un 
avantage  qui  ne  se  rencontre  dans  aucun  autre 
topique  ;  c'est  son  extrême  propreté.  Et  si  le 
caractère  surtout  est  très-fin,  la  matière  se 
trouve  répandue  si  légèrement,  avec  une  telle 
égalité  et  dans  des  proportions  si  justes,  les 
majuscules  exceptées  ,  qu'il  n'y  a  point  de  spa- 
tule qui  en  puisse  faire  autant. 

GAST  RlPH  ÈRES. 

Je  me  rend*. 


5â  TRISTRÀM     SHANDY. 

PHU  TATORIUS. 

Parbleu  !  cela  vient  à  merveille.  On  lire  ac- 
tuellement la  centième  feuille  de  mon  traité  ; 
j'en  vais  envoyer  chercher  une. 

G  AST  RIPHÈRES. 

Il  n'importe  laquelle. 

YORICK. 

Oui,  pourvu  qu'il  n'y  ait  pas  de  grosses  or- 
dures. 

PHUTÀT  O  RIUS. 

Ma  foi!  c'est  le  cent  cinquantième  chapitre. 

Yorick,  (en  s' inclinant  avec  un  air  respec- 
tueux}. 

Mais  quel  en  est  le  titre? 

PHUTATORIUS. 

De  re  Concubinarid. 

YORICK. 

Parbleu!  prenez  ce  chapitre. 

EUGÈNE.. 

Oui ,  prenez-le. 

Le  pauvre  Phûtatbrius  mit  à  profit  cette  fa- 
meuçe  consultation  :  elle  eut,  dit  l'histoire,  le 
plus  heureux  succès  j  et  moi  je  n'ai  pas  voulu 
priver  le  public  d'un  aussi  bon  spécifique. 


TRISTRAM  SHARDT.  33 

CHAPITRE  CLV. 

•  •  • 

Dialogue. 

Toutes  ces  scènes  >  où  mon  père  avait  eu 
beaucoup  de  part  sans  rien  dire ,  avaient  re- 
tenu son  impatience  sur  ce  qui  l'intéressait  lui- 
même  essentiellement....  U  attendait  que  Di- 
dius,  qui  en  était  prévenu ,  tournât  l'attention 
de  l'assemblée  de  ce  côté-là.  La  transition  n'é- 
tait pas  aisée  ;  mais  il  vaut  quelquefois  mieux 
passer  brusquement  d'une  chose  à  l'autre,  que 
d'y  amener  insensiblement  les  gens.  C'est  ce 
que  fit  Didius,  et  ce  qu'il  dit  en  fut  plus  frap- 
pant. 

' —  Je  n'en  doute  point ,  s'écria-t-il  ;  si  pa- 
reille méprise  fût  arrivée  avant  la  réforme ,  le 
baptême  aurait  été  déclaré  nul.  On  en  aurait 
fait  un  autre ,  et  l'enfant  se  serait  à  la  fin  trouvé 
nommé  comme  on  aurait  voulu. 

Oui ,  )e  soutiens ,  continua- 1— il,  que  si ,  par 
etemple,  un  prêtre  eût  nommé  un  enfant  Cry- 
sogosmone  in  nomino  patrim  eùjilia  et  spiri- 
tum  sanctos ,  le  baptême  aurait  été  déclaré 

nul. 

—  Erreur  1  dit  Kysarchius.  Dés  que  la  mé- 
prise n'est  que  dans  la  terminaison,  le  bap- 
ii.  5 


34  TRISTRAM   SHANDt. 

téme  est  bon  et  valable.  Pour  qu'il  soit  nul ,  il 
faut  qu'elle  tombe  sur  la  première  syllabe  des 
mots,  et  non  sur  la  dernière. 

Mon  père  >  qui  aimait  toutes  ces  subtilités , 
prétait  l'oreille  la  plus  attentive  à  tout  ce  qu'on 
disait. 

Le  dialogue  devint  très-intéressant. 

KYSARCH1US. 

Supposons  que  Gastriphères  baptise  un  en- 
fant, in  homme  gatris  >  au  lieu  d'/ra  nomine 
pairiSn 

DIDIUS. 

Eh  bien? 

KYSARCHIITS. 

Sera-ce  là  un  baptême  ? 

DIDIUS. 

-   Pourquoi  pas  ? 

KYSAR  CHIUS. 

Je  dis  moi  que  ce  n'en  est  pas  un.  Tous  les 
casuistes  sont  d'accord  sur  ce  point. 

DIDIUS. 

D'accord  ?.... 

KYSAR  CHIUS. 

Oui  y  d'accord.  Us  donnent  pour  raison  de 
leur  opinion  que  la  racine  des  mots  est  chan- 


TfcISTRÀM    SttlNDYi  55 

gée.  Hominc  ne  signifie  point  nom  ;  gatris  ne 
signifie  point  père. 

—  Que  signifient- ils  donc?  dit  mon  oncle 
Tobie. 

—  Rien ,  dit  Yorick. 

—  Ergà }  le  baptême  est  nul,  reprit  Kysar» 
<chius. 

—  Nul  de  toute  nullité  >  ajouta  Yorick* 

K  YSAKCHItJS, 

Mais  la  chose  ici  est  bien  différente.  Pa  < 
Irim,  au  lieu  de  patris;  Jiïia>  au  lieu  de 
jfilii,  etc.  Tout  cela  ne  présente  qu'une  faute 
dans  les  déclinaisons.  Chaque  mot  reste  in- 
tact. Les  branches  sont  mal  taillées  à  la  vérité  \ 
mais  la  racine  n'est  point  altérée;  elle  reste  en* 
tière, 

bibius. 

Je  l'avoue.  Mais,  au  moins,  faut- il  que  l'in» 
tenUon  du  prêtre  soit  claire» 

tfSARCRIUi, 

D'accord. 

Dit)  ius. 
En  ce. cas,  voyons  si  le  vicaire»*.» 

Kysarchius,  avec  un  peu  <V impatience* 
Voyons,  voyons!...  Nous  n'avons  rien  à  Voir, 
si  ce  n'est  les  décrétâtes  de  Léon  III» 


36  TRISTAÀM    SHÀJfDY. 

—  Eh  !  mon  Dieu ,  messieurs ,  s'écria  moto 
oncle  Tobie,  qu'est-ce  que  mon  neveu  a  be- 
soin de  Léon  HI  et  de  ses  décrétâtes?  On  Ta 
nommé  Tristram.  Il  a  été  nommé  ainsi  ,  mal- 
gré son  père,  malgré  sa  mère ,  malgré  moi, 
et 

—  Oui  ?....  dit  Kysarchius  en  interrompant 
mon  oncle  Tobie,  la  chose  est  ainsi?  11  j  a  de 
la  parenté  mêlée?  Cela  change  bien  la  question. 
Primo ,  madame  Shandy  n'y  pouvait  donner 
sa  voix..., 

À  cette  étrange  proposition,  mon  oncle  To- 
bie quitta  sa  pipe,  et  mon  père  s'approcha  de 
l'orateur  pour  mieux  entendre  comment  il  la 
soutiendrait. 

Kysarchius  ne  craignait  pas  les  oreilles  les 
plus  attentives  -9  il  était  ferté  à  glace.  —  Les 
plus  fameux  jurisconsultes,  dit-il,  ont  mis  pen- 
dant long-temps  en  question ,  si  la  mère  était 
-parente  de  ses  en/ans. 

—  Et  qui  sont  ces  animaux-là?  dit  mon  on- 
cle Tobie. 

— Swinburgn ,  de  testamentis ,  pag.  7.  §.  8. 
dit  Kysarchius;  mais,  après  un  examen  aussi 
réfléchi  qu'impartial,  continua  Kysarchius,  on 
a  enfin  décidé  que  non.  Cette  décision ,  précé- 


1 


TRISTRÀM    SBANDT.  37 

àéè  de  tous  les  pour  et  contre ,  se  trouve  dans 
Brook,  tit.  Administ.  n°.  47. 

Mon  oncle  Tobie  quitta  de  nouveau  sa  pipe 
avec  précipitation.  Mais  mon  père  lui  fit  signe 
de  ne  rien  dire ,  et  la  conversation  s'engagea 
de  plus  belle. 

CHAPITRE   CLVL 
Solution. 

—  La  décision  que  .je  viens  de  rapporter , 
reprit  Kysarchius }  parait  fort  opposée  à  toutes 
les  idées  reçues. 

—  Certainement!  dit  mon  père. 

—  Cependant  elle  est  fondée  sur  la  plus 
saine  raison. 

—  Je  ne  l'aurais  pas  cru,  dit  mon  oncle  To- 
bie. 

—  Oh!  reprit  Kysarchius,  il  y  a  comme 
cela  une  foule  de  choses  qui  ne  se  croient  pas 
d'abord.  Mais  celle-ci  n'est  plus  équivoque 
depuis  le  fameux  testament  du  duc  de  Suf- 
folk. 

—  Cité  par  Brook,  dit  Triptoléme. 
—Oui. 

—  Et  dont  le  lord  Coke  fait  mention ,  dit 
Didius. 


58  TJUSTAAM    SHÀNDT. 

—  Précisément.  Swinburga  le  rapporte 
aussi ,  dit  Gastriphères. 

Voici  le  fait. 

C'était  sous  le  règne  d'Edouard  VI.  Le  duc 
de  Suffolk  eut  deux  enfans ,  un  garçon  et  une 
fille.  Le  fils  était  d'une  mère ,  et  la  fille  d'une 
autre. 

Le  père  mourut ,  et  laissa  tous  ses  biens  à 
son  fils  par  testament. 

Le  fils  mourut  aussi,  et  il  mourut  sans 
femme,  sans  enfans,  sans  testament,  ou  si 
vous  l'aimez  mieux,  ab  intestat. 

—  Cela  est  égal,  dit  Phutatorius. 

—  Egal ,  soit ,  reprit  Kysarchius  ;  mais  il  y 
a  des  personnes  qui,  en  matière  de  discussion, 
préfèrent  le  langage  consacré  à  la  chose. 

Le  fils  mourut  donc  sans  testament.  Sa  sœur, 
et  l'on  vient  de  remarquer  qu'elle  n'était  que 
sa  sceur  de  père. 

—  Consanguine,  dit  Phutatorius. 

— Oh  !  ma  foi ,  je  vous  laisserai  dire  la  chose 
à  vous-même,  si  vous  voulez  ainsi  m'interrom- 
pre. 

Cette  sœur  était  vivante ,  et  elle  était  de  la 
première  femme. 

La  duchesse  de  Suffolk  s'empara  dès  effets 
de  son  fils. 


A 


TRISTRAM     SHANDT.  5g 

Elle  paraissait  fondée  sur  cette  loi  de  Hen- 
ri VIII ,  qui  porte  que  si  quelqu'un  meurt  sans 
enfkns ,  et  ab  intestat,  la  propriété  de  ses  biens 
passe  à  son  plus  proche  parent. 

Sur  cela  procès.  La  fille  se  pourvut  devant 
le  juge  ecclésiastique. 

Là,  elle  allégua .  i*.  qu'elle  était  la  plus  pro- 
che parente  du  défunt. 

2°.  Que  la  mère  du  défunt  n'était  ni  parente, 
ti  alliée  à  son  61s  mort. 

La  nouveauté  de  ces  propositions  parut  d'a- 
bord fort  étrange. 

.  Mais  plus  elles  semblèrent  extraordinaires , 
et  plus  elles  excitèrent  la  curiosité. 

Alors  on  consulta  de  tous  côtés  des  avocats. 
On  fouilla  dans  toutes  les  archives,  on  lut 
des  chartes ,  on  feuilleta  les  commentateurs , 
les  glossateurs,  les  annotateurs,  les  casuistes , 
etc. 

Et  le  tout  bien  considéré ,  le  consistoire  de 
Cantorbéry  et  celui  d'Yorck  décidèrent  que  la 
mère  n'avait  rien  à  prétendre. 

—  Mais,  dit  mon  oncle  Tobie ,  que  répon- 
dait la  duchesse  de  Suffolk? 

— -  Elle  répondait  que....  que....  cette  ques- 
tion était  toute  simple  :  mais  toute  simple  qu'elle 
était,  elle  déconcerta  Kysarchius;  et,  sans 


40  TRISTRAM      SnÀKDT. 

Triptoléme  qui  prit  la  parole ,  il  ne  serait  pas 
sorti  d  embarras. 

—  Les  choses. descendent  et  ne  remontent 
point,  dit  celui-ci  :  c'est  un  axiome  de  droit. 

Les  enfans  ,  reprit  Triptoléme ,  sont  du  sang 
de  leur  père  et  de  leur  mère  ;  c'est  une  vérité 
qu'on  ne  peut  nier  :  mais  le  père  et  la  mère  ne 
sont  pas  du  sang  de  leurs  enfans  ;  c'est  une  au» 
tre  vérité.  Les  enfans  sont  procréés  ;  mais  ils 
ne  procréent  pas.  En  deux  mots ,  liber ï  sunt 
de  sanguine  patris  et  matris;  sed  pater  et 
mater  non  sunt  de  sanguine  liberorum. 
Or.... 

p  — Fort  bien,  dit  Didius.  Mais  votre  argu- 
ment prouve  trop  :  il  s'en  suivrait  que  le  père 
ne  serait  pas  plus  parent  de  son  fils  que  la 
mère. 

—  Mais,  reprit  Triptoléijië,  ignorez-vous 
donc  que  c'est  la  meilleure  opinion  ?  Le  père  y 
la  mère,  le  fils  sont  trois  individus  ;  mais  il  ne 
font  qu'une  chair,  una  caro.  Ergd,  ils  ne  peut 
y  avoir  de  parenté. 

—  Vous  poussez  encore  l'argument  trop  loin, 
répartit  Didius. 

—  Oh!  oh!  dit  Triptoléme. 

—  Oui,  trop  loin,  beaucoup  trop  loin.  Vous 
avouerez  qu'il  n'y  a  rien  dans  la  nature  qui 


THISTRÀM     SHANDT.  4K 

empêche  un  homme  d'avoir  un  enfant  de  sa 
graod'mère.  Supposons  maintenant  que  cet  en- 
fant soit  une  fille.... 

—  Mais  qui  diable  s'avisa  jamais  de  coucher 
avec  sa  grand'mère?  s'écria  Kjsarchius. 

—  Qui  ? Parbleu  !  il  ne  faut  pas  aller  si 

loin  y  reprit  Didius.  Ne  connaissez-vous  donc 
pas  ce  jeune  homme  dont  parle  Selden? 

—  Ma  foi ,  cela  est  vrai,  s'écria  Gastriphè- 
res.  Il  y  songea. 

Il  y  songea? Il  fit  bien  plus  que  d'y  son- 
ger. 

—  Plus? C'est  ce  que  Selden  ne  dit 

Pas- 

—  Non ,  il  ne  le  dit  pas,  mais  il  dit  qu'il  cita 

à  son  père  la  loi  du  talion  pour  justifier  son 
dessein.  Vous  couchez,  disait-il, avec  ma  mère: 
pourquoi  ne  coucherais-je  pas  avec  la  vôtre  ? 
Cet  argument  n'était ,  à  la  vérité,  qu'un  argu- 
mentent commune. 

—  Ma  foi!  dit  Eugène,  il  était  bon  pour 
eux,  et  Eugène  prit  son  chapeau  et  défila. 

Gastriphères  prit  aussi  le  sien  et  défila. 

Phutatorius ,  sa  main  où  l'on  sait,  prit  aussi 
son  chapeau  et  défila. 

SomnolenUuSjTriptoléme,  Argalastes,  Ky- 


4*  TRI5TRAM  SHANDY. 

sarchius  prirent  aussi  leurs  chapeaux  ,  et  défi- 
lèrent. 

—  Défilous  donc  aussi ,  dit  mon  oncle  To- 
bie. 

Et  tout  aussitôt  mon  père  et  Yorick  défilè- 
rent, mon  oncle  Tobie  à  la  tête. 

Les  chevaux  se  trouvèrent  prêts  dans  un  ins- 
tant. 

Mon  oncle  Tobie ,  à  l'aide  d' Yorick ,  allait 
se  jucher  sur  le  sien. 

—  Mais,  dites -moi,  je  vous  prie,  Yorick, 
ce  que  ces  messieurs  ont  décidé  sur  le  nom  de 
baptême  de  mon  filleul?  Il  me  semble  que  je  ne 
1  ai  pas  bien  conçu. 

— -  Je  le  crois,  dit  Yorick.  Les  choses  né  se 
décident  pas  ainsi  à  la  guerre.  Vous  autres 
militaires,  vous  avez  des  lois  claires ,  précises* 

—  Très-claires. 

—  Et  nous  aussi ,  pourvu  qu'on  les  interprète. 
C'est  ce  que  ces  messieurs  ont  fait  avec  une 
habileté  digne  des  plus  grands  éloges. 

—  Mais  enfin  qu'ont-ils  dit? 

—  Des  choses  très-satisfaisantes.  Le  nom 
restera,  parce  que  personne  ne  peut  s'en 
plaindre. 

—  Comment  cela?  Mais  ma  sœur,  mon 
frère  ?... 


TRISTRAM    SRANDT.  #> 

—  Us  ont  décidé  que  madame  Shand y , 
n'était  pas  même  parente  de  votre  filleul. 

—  Après? 

Vous  savez  que  le  côté  maternel  est  le 

côté  le  plus  sûr. 

—  Ouif 

—  Eh  bien  !  je  vous  laisse  à  penser  ce  que 
monsieur  Shandj  peut  être  à  votre  filleul. 
Entre  nous  il  n'est  pas  plus  son  parent  que 

moi. 

—  Gela  pourrait  bien  être ,  dit  mon  père 
en  remuant  la  tête ,  et  qui  avait  entendu  ce 
discours. 

—  Et  moi ,  dit  mon  oncle  Tobie  >  je  suis 
d'avis,  quoi  qu'en  disent  ces  messieurs ,  qu'il 
y  avait  une  espèce  de  consanguinité  entre  la 
duchesse  de  Suffolk  et  son  fils. 

—  Le  public  le  croit  comme  vous  ;  mais  le 
public  est  un  sot ,  et  les  savans  sont  des  savans. 

—  D'accord  :  mais  les  savans  font  une  partie 
du  public,  reprit  mon  oncle  Tobie. 

Mon  père  crut  voir  une  pointe  dans  cette  re- 
flexion de  mon  oncle  Tobie.  H  détestait  les 
pointes;  mais  c'était  la  première  qui  fût  jamais 
sortie  de  k  bouche  de  son  frère;  il  sourit. 


44  TRISTRAM    SHÀNDT. 

0 

CHAPITRE   CLVIL 

L'embarras  du  choix. 

Ces  dissertations  subtiles  et  savantes  avaient 
charmé  mon  père;  et  cependant,  à  proprement 
parler,  elles  n'avaient  fait  que  verser  du  baume 
sur  sa  blessure.  Son  attente  se  trouvait  trom- 
pée. La  tache  du  nom  de  Tristram  restait  indé- 
lébile; et,  quand  mon  père  fut  de  retour  chez 
lui,  le  poids  de  ses  maux  lui  parut  plus  insup- 
portable qu'auparavant.  C'est  ce  qui  arrive 
toujours  quand  la  ressource  sur  laquelle  nous 
avions  compté  nous  échappe. 

Il  devint  pensif.  Il  sortit,  et  se  promena 
d'un  air  agité  le  long  de  son  canal  ;  il  rabattit 
son  chapeau  sur  ses  yeux ,  il  soupira  beaucoup, 
mais  sans  laisser  éclater  son  ressentiment  ;  et 
comme,  suivant  Hippocrate ,  les  étincelles  ra- 
pides de  la  colère  favorisent  singulièrement  la 
digestion  et  la  transpiration ,  et  qu'il  est ,  par 
conséquent ,  infiniment  dangereux  d'en  arrêter 
l'explosion ,  mon  père ,  pour  avoir  contenu  la 
sienne,  serait  infailliblement  tombé  malade , 
si ,  dans  ce  moment  critique ,  il  ne  lui  était 
survenu  une  diversion  qui  détourna  ses  idées 


TRISTRÀM   SHANDY.  1$ 

et  rétablit  sa  santé.  Celte  diversion  était  un 
nouvel  embarras;  et  ce  nouvel  embarras  était 
occasionné  par  un  legs  de  mille  livres  sterlings 
que  lui  laissait  ma  tante  Dinach. 

Mon  père  n'eut  pas  sitôt  achevé  la  lettre  qui 
lui  en  apportait  la  nouvelle,  qu'il  .se  mit  à  se 
creuser  et  à  se  tourmenter  l'esprit  pour  trouver 
à  son  legs  l'emploi  le  plus  avantageux  et  le 
plus  honorable  pour  sa  famille.  Cent  cinquante 
projets ,  plus  bizarres  les  uns  que  les  autres , 
lui  passèrent  par  la  cervelle.  11  voulait  faire 
ceci,  et  puis  cela,  et  puis  celaencore.il  voulait 
aller  à  Rome;  il  voulait  plaider.  «  Non,  disait- 
i<  il,  j'achèterai  des  effets  publics,  ou  j'ache- 
«  teraila  ferme  de  John  Hobson;  ou  plutôt, 
a  il  faut  que  je  rebâtisse  la  façade  de  mon  châ- 
«  teau  ,  et  que  j'ajoute  une  aile  à  celle  qui  y 
«  est  déjà.  Cependant  voici  un  beau  moulin  à 
«  eau  de  ce  côté>  si  je  construisais  au-delà  de 
«  la  rivière  un  beau  moulin  à  vent,  que  je 
ce  verrais  tourner  de  mes  fenêtres:  mais  il 
«  faut,  avant  tout,  que  j'ajoute  le  grand 
«  Oxmeork  mon  enclos,  et  que  je  fasse  partir 
«  mon  fils  Robert  pour  ses  voyages.  ». 

Malheureusement  la  somme  était  bornée,  et 
ses  projets  ne  l'étaient  pas.  Ne  pouvant  tout 
exécuter,  fl  fallait  choisir.  De  tous  les  projets 


4^  T&ISTAi.*     SKA.NDV. 

qui  s'offraient  à  lui,  les  deux  derniers  sem- 
blaient lui  tenir  le  plus  au  cœur  ;  et  il  s'y  serait 
infailliblement  arrêté,  s'il  eût  pu  les  embrasser 
tous  deux  à  la  fois  •  mais  le  petit  inconvénient 
que  j'ai  déjà  fait  entendre,  l'obligeait  à  se 
décider  pour  l'un  ou  pour  l'autre. 

C'est  ce  qui  n'était  pas  facile. 

Mon  père ,  à  la  vérité ,  avait  depuis  long- 
temps reconnu  la  nécessité  indispensable  de 
faire  voyager  mon  frère  Robert.  Il  avait  même 
destiné  à  cette  dépense  les  premiers  fonds  qui 
lui  rentreraient  des  actions  qu'il  avait  dans 
l'affaire  du  Mississipi. 

Mais  Oxmoor  était  une  commune  si  belle  , 
si  vaste,  si  bien  située  !  une  commune  qui  ne 
demandait  qu'à  être  défrichée  et  desséchée  t 
qui  touchait  au  domaine  de  Shandy ,  sur  la- 
quelle même  nous  avions  quelque  espèce  de 
droits  !  une  commune  enfin  que  depuis  long- 
temps mon  père  avait  résolu  de  tourner  à  son 
profit  de  manière  ou  d'autre  1 

Comme  jusque-là  rien  ne  l'avait  mis  dans  la 
nécessité  de  justifier  l'ancienneté  ou  la  justice 
de  ses  droits,  mon  père ,  en  homme  sage,  en 
avait  toujours  renvoyé  la  discussion  au  premier 
moment  favorable.  Mais  ce  moment  est  arrivé, 
et  les  deux  projets  favoris  de  mon  père  ;  Oxmoor 


TRISTH1M    SHA5DT.  4? 

et  les  voyages  de  mon  frère ,  se  présentant  à  la 
fois  y  ce  n'était  pas  une  petite  affaire  que  de 
savoir  auquel  donner  la  préférence. 

Ce  que  je  vais  dire  paraîtra  ridicule  $  mais  la 
chose  était  ainsi. 

Nous  avions  dans  la  famille  une  coutume  si 
ancienne ,  qu'elle  était  presque  passée  en  loi. 
Le  fils  aîné  de  la  maison  ,  avant  son  mariage  , 
avait  la  liberté  de  partir  >  d'aller  et  de  revenir 
à  son  gré  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre.  Ce 
n'était  pas  seulement  pour  s'instruire ,  ou  pour 
fortifier  sa  santé  par  le  changement  d'air  ,•  c'é- 
tait pour  satisfaire  sa  fantaisie,  pour  rapporter 
un  plumet  à  son  chapeau  :  que  sais-je  ?  Tanr 
tum  valet ,  disait  mon  père ,  quantum  sonat. 
C'est  l'opinion  qui  met  le  prix  à  tout. 

Il  n'y  avait  rien  dans  cet  usage  qui  pût  cho- 
quer la  raison  ou  les  bonnes  mœurs ,  et  priver 
mon  frère  de  son  droit  d'aînesse  ,  l'en  priver 
sans  motif  suffisant ,  et  paivlà ,  en  faire  un 
exemple  du  premier  Shaudy  qui  n'aurait  pas 
été  roulé  dans  sa  chaise  de  poste  par  toute 
l'Europe  ,  uniquement  parce  qu'il  était  un  peu 
bete ,  c'eut  été  le  traiter  dix  fois  pis  que  n'au- 
rait fait  un  Turc. 

D'ailleurs   l'affaire   à'Oxmoor  n'était   pas 
sans  difficulté. 


4^  TRISTRÀM   SHÀNDY. 

V 

La  seule  acquisition  était  un  objet  de  plus 
de  huit  cents  guinées  ;  et  ce  n'était  pas  tout.  Ce 
bien  avait  été  quinze  ans.  auparavant  l'occasion 
d'un  procès ,  qui  avait  coulé  à  la  famille  huit 
cents  autres  guinées,  sans  compter  la  peine  et 
le  tourment. 

Ajoutez  à  ses  raisons  que  celte  commune  si 
belle  ,  si  attrayante  ,  avait  été  jusque-là  hon- 
teusement négligée.  Malgré  son  voisinage  de 
Shandy  ,  malgré  le  droit  que  chacun  avait  de 
s'en  occuper  ,  comme  d'un  bien  qui ,  n'étant 
à  personqe ,  appartenait  nécessairement  à  tout 
le  monde ,  cette  pauvre  commune  avait  été 
tellement  abandonnée,  qu'il  y  avait,  disait 
Obadiah ,  de  quoi  faire  saigner  le  cœur  d'un 
galant  homme  qui  en  aurait  connu  la  valeur , 
et  qui  se  serait  seulement  promené  sjir  ce  mal- 
heureux terrain. 

À  dire  vrai ,  personne  n'en  était  directe- 
ment responsable;  et  mon  père  aurait  su  la 
chose  avec  indifférence  >  et  ne  se  serait  jamais 
occupé  à!Oxmoor>  sans  ce  maudit  procès  qui 
s'éleva  à  cause  de  ses  limites,  et  qui  lui  fit 
prendre  (sinon  pour  son  intérêt,  du  moins 
pour  son  honneur  )  la  ferme  résolution  d'ac- 
quérir cette  portion  de  domaine,  sitôt  que 


TftISTKÀM  SHANDT.  49 

l'occasion  s'en  présenterait  ;   et  l'occasion  en 
était  venue ,  ou  jamais. 

Cette  parité  de  raisons  et  d'avantages  dans 
les  deux  plus  importans  projets  de  mon  père  , 
était  certainement  marquée  au  coin  duguignon. 
Mon  père  avait  beau  les  peser  ensemble ,  puis 
séparément,  sous  toutes  leurs  faces  et   sous 
tous  leurs  rapports,  consacrant  des  heures  en- 
tières à  des  calculs  pénibles ,  se  livrant  à  la 
méditation  la  plus  abstraite  ,  lisant  un  jour  des 
ouvrages  d'agriculture ,  et  des  voyages  le  len- 
demain ,  se  dépouillant  de  tout  système  et  de 
toute  passion  ,  se  consultant  chaque  jour  avec 
mon  oncle  Tobte ,  argumentant  avec  Yorick  , 
et  résumant  toute  l'affaire  d'Oxmoor  avec  Oba  - 
diah;  rien,  au  bout  du  compte,  ne  paraissait  si 
décidément  en  faveur  de  l'un ,  qui  ne  fut  éga- 
lement en  faveur  de  l'autre  ;  les  meilleurs  argu- 
mens  pouvaient  s'appliquer  à  tous  deux  ;  les 
considérations  étaient  les  mêmes  des  deux  côtés, 
et  les  balances  restaient  dans  un  fatal  équilibre. 
On  ne  pouvait ,  par  exemple,  s'empêcher  de 
convenir  avec  Obadiah  que  la  commune  d'Oar- 
moor ,  avec  des  soins  bien  entendus  ,  et  entre 
les   mains  de  certaines  gens,  ferait  sans  nul 
doute  dans  le  monde  une  toute  autre  figure 
que  celle  qu'elle  y  avait  jamais  faite,  et  qu'elle 

u.  4 


50  TRISTRAM  SHANDT. 

y  ferait  jamais  ,  si  on  la  laissait  à  elle-même. 
Mais  ces  mêmes  raisons  n'étaient-elles  pas  stric- 
tement applicables  à  mon  frère  Robert  ? 

A  l'égard  de  l'intérêt,  la  question,  je  l'avoue, 
ne  paraissait  pas  si  indécise  au  premier  coup 
d'oeil.  En  effet,  toutes  les  fois  que  mon  père 
prenait  la  plume ,  et  calculait  l'unique  dépense 
de  brûler ,  fbssoyer  et  enclore  Oxmoor,  et 
qu'il  comparait  celte  dépense  au  profit  certain 
qu'il  en  retirerait ,  le  profit  grossissait  tellement 
sous  sa  main  ,  que  tous  auriez  juré  que  toute 
autre  considération  allait  disparaître.  Il  était 
cfôir  qu'il  recueillerait ,  dès  la  première  année, 
au  moins  cent  mesures  de  raves  à  vingt  livres, 
une  excellente  récolte  de  froment  l'année  d'a- 
près, cent  (pour  ne  rien  exagérer),  mais, 
suivant  toute  vraisemblance  ,  cent  cinquante ,  ' 
sinon  deux  cents  quartants  de  pois  et  de 
fèves,  et  ensuite  des  patates  sans  fin.  Mais 
alors ,  venant  à  penser  que ,  pour  manger  des 
patates,  il  fallait  se  résoudre  à  laisser  mon 
frère  sans  éduçatipn ,  sa  tête  se  troublait  dere- 
chef; et  finalement  le  vieux  gentilhomme  était 
dans  un  tel  état  d'embarras ,  d'indécision  et 
d'incertitude  ,  comme  il  l'a  souvent  déclaré  à 
mon  oncle  Tobie,  qu'il  ne  savait,  non  plus 
que  ses  talons ,  ce  qu'il  avait  à  faire. 


TftlSTfcAtf   SfiANDT.  5t 

11  faut  l'avoir  éprouve ,  pour  concevoir  quel 
tourment  c'est  pour  un  homme ,  de  se  sentir 
ainsi  tiraillé  par  deux  projets,  tous  deux  égale- 
ment pressans  >  et  tous  deux  entièrement  oppo- 
sés j  car,  sans  compter  le  ravage  qui  en  résulte 
nécessairement  dans  tout  le  système  des  nerfs  x 
desquels  la  fonction,  comme  vous  savez,  est  de 
conduire  les  esprits  animaux  et  les  sucs  les 
plus  subtils ,  du  coeur  à  la  tête,  et  de  la  tête  au 
cœur  y  on  ne  saurait  croire  l'effet  prodigieux 
qu'une  lutte  si  terrible  opère  sur  les  partie* 
plus  solides    et  plus    grossières ,   détruisant 
l'embonpoint ,  et  anéantissant  les  forces  du 
malheureux  qui  flotte  ainsi  entre  deux  projets 
qui  le  contrarient. 

Mon  père  aurait  infailliblement  succombé 
sous  ce  malheur ,  comme  il  avait  pensé  faire 
sous  celui  de  mon  nom  de  baptême,  sans  un 
nouvel  accident  qui  vint  heureusement  à  son 
secours*  Ce  fut  la  mort  de  mon  frère  Robert. 

Qu'est-ce,  grands  dieux!   que  la  vie  d'un 
homme  ?  Une  agitation  perpétuelle, un  passage 
continuel  d'un  chagrin  à  un  autre  !  Munissez- 
vous  contre  un  malheur ,  vous  restez  en  prise  à 
'  mille  autres. 


52  TJUSTRAM   SHANDT. 

CHAPITRE    CLVIII. 
Chapitre  des  choses. 

Dès  ce  moment  on  doit  me  considérer 
comme  l'héritier  apparent  de  la  famille  Shan- 
dy,  et  c'est  proprement  ici  que  commence 
l'histoire  de  ma  vie  et  de  mes  opinions.  Malgré 
toute  ma  diligence  et  mon  empressement,  je 
n'ai  fait  encore  que  préparer  le  terrain  sur 
lequel  doit  s'élever  l'édifice;  et  je  prévois  que 
l'édifice  qui  s'élèvera  sera  tel ,  que ,  depuis 
Adam  ,  on  n'en  a  jamais  conçu  ni  exécuté  un 
pareil. 

Je  veux  reprendre  haleine  avant  de  com- 
mencer; et,  dans  cinq  minutes,  je  jette  ma 
plume  au  feu ,  et  avec  elle  la  petite  goutte 
d'encre  épaisse  qui  est  restée  au  fond  du  cor- 
net. Mais  dans  ces  cinq  minutes  j'ai  dix  cho- 
ses à  faire.  J'ai  une  chose  à  nommer,  une 
chose  à  regretter,  une  à  espérer,  une  à  pro- 
mettre, une  à  faire  craindre;  j'ai  une  chose  à 
supposer,  une  chose  à  déclarer ,  une  à  cacher, 
une  à  choisir ,  et  une  à  demander.  Ce  chapi- 
tre donc,  je  le  nomme  le  chapitre  des  cho- 
ses; et  mon  prochain  chapitre,  si  je  vis,  sera 


TRISTRAM   5HANDY.  55 

mon  chapitre  sur  les  moustaches,  afin  de  gar- 
der une  sorte  de  liaison  dans  mes  ouvrages. 

Et  premièrement ,  la  chose  que  je  regrette , 
c'est  d'avoir  été  tellement  pressé  par  la  foule 
des  événemens  qui  se  sont  trouvés  devant  moi, 
qu'il  m'a  été  impossible,  malgré  tout  le  désir 
que  j'en  avais ,  de  faire  entrer  dans  cette  par- 
tie de  mon  ouvrage  les  campagnes,  et  surtout 
les  amours  de  mon  oncle  Tobie.  L'histoire  en 
est  si  originale,  si  cervantique ,  que,  si  je  puis 
parvenir  à  lui  faire  opérer  sur  les  autres  cer- 
velles les  mêmes  effets  qu'elle  produit  sur  la 
mienne,  je  réponds  que ,  pour  cela  seul ,  mon 
livre  fera  son  chemin  dans  le  monde,  beau- 
coup mieux  que  son  maître  ne  l'a  jamais  fait. 
0  Tristram ,  Tristram  !  quel  moment  fortuné  ! 
amène-le  seulement;  et  la  réputation  qui  t'at- 
tend ,  comme  auteur ,  effacera  tous  les  mal- 
heurs que  tu  as  éprouvés,  comme  homme  ;  et 
tu  triompheras  d'un  côté,  situ  peux  perdre  de 
l'autre  le  souvenir  et  le  sentiment  de  tes  cha- 
grins passés. 

Ne  soyez  pas  surpris  de  l'impatience  que  je 
témoigne  pour  arriver  à  ces  amours.  C'est  le 
morceau  le  plus  exquis  de  toute  mon  histoire. 
Et,  quand  j'y  serai  parvenu ,  je  serai  peu  déli- 
cat sur  le  choix  des  mots,  et  je  m'embarrasse- 


54  ÏRISTRÀM     SHÀNDT. 

rai  peu  des  oreilles  chatouilleuses  qui  pour* 
raient  s'en  offenser.  C'est  la  chose  que  j'avais 
à  déclarer.  Mais  jamais  je  n'aurai  uni  en  cinq 
minutes!  La  chose  que  ]J espère,  milords  et 
messieurs ,  c'est  que  vous  voudrez  bien  ne  pas 
vous  en  choquer:  autrement ,  je  pourrais  bien 
vous  donner  de  quoi  vous  choquer  tout  de 
bon.  L'histoire  de  ma  Jenny,  par  exemple. 
Mais  qu'est-cç  que  ma  Jenny ,  et  qu'est-ce  que 
le  bon  et  le  mauvais  côté  d'une  femme  ?  C'est 
la  chose  que  je  veux  cacher.  Je  vous  le  dirai 
dans  le  chapitre  qui  suivra  celui  des  bouton- 
bières,  et  pas  un  ligne  plus  tôt. 

Maintenant,  madame,  la  chose  que  j'ai  k 
vous  demander,  c'est  comment  va  votre  mi- 
graine ?  mais  ne  me  répondez  point.  Je  suis 
sûr  qu'elle  est  passée;  et,  quant  à  votre  santé, 
je  sais  qu'elle  est  beaucoup  meilleure.  On  a 
beau  dire,  le  vrai  Shandétsme  dilate  le  cœur 
et  les  poumons  ;  il  facilite  la  circulation  du 
sang  et  de  tous  les  autres  fluides ,  et  fait  mou- 
voir joyeusement  etlong-temps  tous  les  ressorts 
de  la  vie. 

Si  Ton  me  donnait ,  comme  à  Saftcho  Pan- 
ça,  un  royaume  à  choisir,  je  ne  chercherais 
ni  la  gloire  ni  lès  riches^s  :  je  demanderais 
un  royaume  où  l'on  rît  du  matin  au  soir.  Les 


TRISTRÀM    SHANDr.  55 

passions  bilieuses  et  mélancoliques,  par  le  dé- 
sordre qu'elle  apportent  dans  le  sang  et  dans 
les  humeurs,  sont  ordinairement  aussi  con- 
traires au  corps  politique  qu'au  corps  humain. 
Mais ,  comme  l'habitude  de  la  vertu  peut  seule 
les  contenir  et  les  vaincre  ,  «  Seigneur,  dirais- 
«  je  à  Dieu,  faites  que  mes  sujets  soient  tou- 
te jours  aussi  sages  qu'ils  sont  gais  j  et  alors 
*  ils  seront  le  peuple  le  plus  heureux ,  et  moi 
fc  le  plu  heureux  monarque  de  la  terre.  » 

CHAPITRE    CLIX. 

t 

\ 

Préambule. 

Sans  oes  deux  vigoureux  petits  bidets ,  mon- 
tés par  ce  fou  de  postillon  qui  me  mena  de 
Stilton  k  Stamferd ,  l'idée  ne  m'en  serait  ja- 
mais venue.  Nous  allions  cofmmé  lé  vent.  H  y 
avait  une  côte  de  trois  milles  et  demi  :  nous 
touchions  à  peine  la  terre.  C'était  le  mouve- 
ment le  plus  rapide,  le  plus  impétueux!  il  se 
communiquait  à  ma  cervelle.  Mon  cœur  même 
y  participait. 

Tant  de  force  et  de  vitesse  dans  deux  petites 
haridelles ,  confondait  tous  les  calculs  de  ma 
raison  et  de  ma  géométrie. 


\ 


56  TRISTRAM     SHANDT.' 

«  Par  le  grand  Dieu  du  jour  !  »  m'écriai-je, 
en  regardant  le  soleil  et  lui  tendant  les  bras 
par  la  portière  de  ma  chaise ,  «  je  fais  vœu,  en 
«  rentrant  chez  moi ,  de  brûler  tous  mes  li- 
ce vres,  et  de  jeter  la  clef  de  mon  cabinet  d'&* 
c<  tude  quatre-vingt-dix  pieds  sous  terre,  dans 
((  le  puits  qui  est  derrière  ma  maison.  » 

Le  coche  de  Londres  me  confirma  dans  cette 
résolution.  Il  suivait  le  même  chemin  que 
nous,  avançant  à  peine,  et  lourdement  traîné 
par  huit  colosses  qui  le  guindaient  à  pas  lents 
au  haut  de  la  côte.  Il  se  traînait  sur  notre  piste, 
et  nous  étions  déjà  bien  loin.  «  Oui ,  je  les 
«  brûlerai,  m'écriai-je,  je  brûlerai  jusqu'au 
«  dernier  volume.  Suivra  le  chemin  battu  qui 
«  voudra  ;  je  veux  ou  me  frayer  une  nouvelle 
«  route ,  ou  me  tenir  tranquille.  » 

La  plupart  de  nos  auteurs  ressemblent  trop 
au  coche  de  Londres. 

Dites-moi ,  messieurs ,  compterons-nous  tou- 
jours la  quantité  pour  tout ,  et  la  qualité  pour 
rien  ? 

Ferons-nous  toujours  de  nouveaux  livres, 
comme  les  apothicaires  font  de  nouvelles  dro- 
gues avec  d'autres  drogues  toutes  faites  ? 

Ne  ferons-nous  jamais  que  nous  traîner  sur 
la  m  une  piste?  toujours  au  même  pas? 


TRISTRAM  SHANDY.  $7 

Passerons-nous  éternellement  notre  vie  à 
montrer  les  reliques  des  savans,  comme  les 
moines  montrent  les  reliques  des  saints ,  sans 
pouvoir  en  obtenir  un  seul  miracle? 

Comment  se  iait-il  que  l'homme  dontla  pen- 
sée s'élance  jusque  dans  les  cieux,  l'homme, 
Ja  plus  belle ,  la  plus  excellente  et  la  plus  no- 
ble des  cr&tures,  Je  miracle  de  la  nature, 
comme  l'appelle  Zoroastre  (  dans  son  livre  sur 
la  nature  de  l'ame) ,  le  miroir  de  la  présence 
divine,  selon  saint  Chrysostôme ,  l'image  de 
Dieu,  suivant  Moïse,  le  rayon  de  la  divinité, 
comme  dit  Platon,  la  merveille  des  merveilles, 
suivant  Aristote,  comment,  dis- je,  se  fait-il 
que  l'homme  se  dégrade  ainsi  lui-même ,  en  se 
wouant  à.  une  imitation  seeviie? 

O  imitatores!  dit  Horace....  mais  je  ne  m'a- 
baisserai point  aux  mêmes  invectives  que  lui. 
Tout  ce  que  je  demanderais  à  Dieu,  si  cela 
.peut  se  désirer  sans  péché,  c'est  que  tout  imi- 
tateur ou  plagiaire  anglais,  français  ou  irlan- 
dais ,  fut  puni  par  le  farcîn ,  et  renfermé  dans 
un  hôpital  asseï  vaste  pour  les  contenir  tous. 
C'est  ce  qui  me  conduit  à  l'affaire  des  mousta- 
ches ;  mais  par  quelle  succession  d'idées  ?  en 
bonne  foi  >  croyez»- vous  que  je  le  sache  ? 


53  thlSTKkM    SÛàKût. 

Sur  tes  moustaches. 

De  quoi  diantre  mê  suia-je  avisé?  quelle 
promesse  étourdie  !  uù  chapitre  Sur  les  moud- 
taches!  le  public  ûè  le  souffrira  jamais. 
C'est  un  public  délicat.  Mais  je  n'avais  jamais 
li*  lé  fragment  que  voici;  je  île  le  cfoyai*  pas 
aussi  Scabreux  :  autrement ,  aussi  suremerit 
que  des  net  sôtit  des  nez ,  et  que  des  mousta- 
ches sont  des  moustaches,  j'aurais  louf  oyé  de 
îttafti&ë  à  né  pas  rencontrer  ce  dangereux  cha- 
pitre. 

Fragment. 


*  •-  • 


« «Je  crdis  <}ae  v<ms  dortnez 

«  un  peu,  ma  belle  dame  ,  »  dit  le  vieux  gen- 
tilhomme ,  en  lui  serrant  doucement  la  main 
comme  il  prononçait  le  mort  moustache. 
«  Ghangerons^noua  de  sujet  ?  —  Gardez-vûtuft 
«r  en  bien,  dit  la  vieille  dame.  Je  vottd  écoute 
a  fttee  le  phis  grand  plaisir.  »  Âtate,  6e  péfl- 
ebant  en  arrière  sur  sa  chaise,  la  tété  ap* 
puyée  sur  le  dossier,  portant  en  même-temps 
ses  deux  pieds  en  avant ,  et  jetant  un  mou^ 
choir  de  gaze  sur  son  visage ,  elle  le  pria  de 


TRISTR1M     ggAUnt.  &9 

continuer.  Le  vieux  gentilhomme    continua 
ainsi: 

—  Des  moustaches  !  s'écria  la  reine  de 
Navarre  y  en  laissant  tomber  sa  pelote  dé  noeuds. 
—  Oui  y  madame ,  de*  moustaches ,  dit  la 
Fosseust  9  en  ramassant  respectueusement  les 
nœuds  de  la  reine. 

La  voit  de  la  FosseUsé  était  naturellement 
douce  et  moelleuse ,  mais  cependant  distincte 
et  articulée  ;  et  chaque  lettré  du  mot  mousta- 
ches avait  frappé  directement  l'oreille  de  la 
reine  de  Navarre.  —  Moustaches!  s'écria  en- 
core la  reine  y  pouvant  d'autant  moins  se  per- 
suader d'avoir  bien  entendu,  qu'il  s'agissait 
d'un  de  $es  pages  qu'elle  voyait  totts  les  jours. 
•—  Moustaches  y  répéta  la  Fosseust  une  troi- 
sième fois.  Pour  aséutet  votre  triajesié ,  con- 
tinua la  fille  d'honneur ,  en  prenant  t ïvement 
l'intérêt  du  page,  que  dans  toute  la*  Navarre  il 
n'y  a  pas  aujourd'hui  m  fcàvalier  qui  possède 
une  aùsfei  belle  paire.... -£- De  quoi?  s'écria 
Marguerite  em  souriant.  —  De  moustaches  , 
dit  ht  Passeuse  avec  urne  modestie  infinie. 

Le  mot  tint  bon ,  malgré  Ttisage  indiscret 
que  la  Fosse  use  venait  d'en  feire;  et  on  con- 
tinua de  s'en  servir  dans  la* meilleure  compa- 
gnie du  petit  royaume  de  Navarre. 


6o  TRI5TRÀM     5HA5DT. 

La  Fosseuse  Pavait  déjà  prononcé,  non- 
seulement  devant  la  reine,  mais  en  plusieurs 
autres  occasions  à  la  cour ,  et  toujours  avec  un 
accent  qui  renfermait  quelque  chose  de  mysté- 
rieux. Ce  genre  devait  parfaitement  réussir  à 
la  cour  de  Marguerite,  qui  ,  dans  ce  temps-là, 
était ,  comme  on  sait ,  un  mélange  de  galan- 
terie et  de  dévotion.  Le  mot  moustaches  fit 
donc  une  espèce  de  fortune ,  ou  du  moins  il 
gagna  justement  autant  qu'il  perdit.  Le  clergé 
fut  pour  lui,  les  laïques  contre,  et  les  femmes.... 
se  partagèrent. 

.  Il  y  avait  dans  ce  temps-là  à  la  cour  de  Na- 
varre un  jeune  marquis  de  Croix,  officier  des 
gardes  de  la  reine,  qui  ,  par  sa  mine ,  sa  taille 
et  sa  tournure  ,  se  faisait  remarquer  des  filles 
d'honneur,  et  attirait  leur  attention  vers  la 
terrasse  ,  devant  la  porte  du  palais  où  la  garde 
se  montait. 

Madame  de  Beaussière  fut  la  première  qui 
en  devint  éprise.  La  Bat  Car  elle  suivit.  C'était 
le  plus  beau  temps  pour  faire  1  amour,  dont  on 
ait  gardé  le  souvenir  en  Navarre.  Le  jeune  de 
Croix  faisait  toutes  les  conquêtes  qu'il  voulait. 
Il  fit  tourner  successivement  la  tête  à  la  Guyol9 
à  la  Maronnette,  à  la  Sabatière ,  à  toutes  en 
un  mot,  excepté  à  la  Rebours  et  à  la  Fosseuse. 


TKISTRAM    SHANDT.  6l 

Celles-ci  savaient  à  quoi  s'en  tenir  sur  son 
compte.  De  Croix  avait  donné  mince  opinion 
de  lui  à  la  Rebours  dans  une  occasion  essen- 
tielle ;  et  la  Rebours  avait  tout  dit  à  la  Fos- 
seuse  y  dont  elle  était  l'amie  inséparable. 

La  reine  de  Navarre  était  assise  un  soir  avec 
ses  dames  à  la  fenêtre  qui  faisait  lace  à  la  porte 
du  palais ,  comme  de  Croix  traversait  la  cour. 

—  Qu'il  est  beau  !  dit  la  Beaussière.  —  Qu'il  a 
bon  air  !  dit  la  BaùLarelle.  —  Qu'il  est  bien 
fait  !  dit  la  Guyol.  —  Montrez-moi ,  dit  la 
Maronnette ,  un  officier  de  la  garde  à  cheval 
qui  ait  deux  jambes  comme,  celles-là  !  —  Ou 
qui  s'en  serve  si  bien  !  dit  la  Sabatière.—Miàis 
il  n'a  pas  de  moustaches!  s'écria  la  Fosseuse. 

—  Oh  !  pas  l'apparence  ,  dit  la  Rebours. 

La  reine  s'en  alla  droit  à  son  oratoire,  pour 
méditer  sur  ce  texte.  Elle  y  rêva  tout  le  long 
de  la  galerie.  Ave  Maria  >  dit-elle  en  s'age- 
nouillant  sur  son  prie-dieu,  que  veut  dire  la 
Fosseuse  avec  ses  moustaches! 

Toutes  les  filles  d'honneur  se  retirèrent  à 
l'instant  dansleurs  chambres.  Des  moustaches! 
dirent-elles  en  elles-mêmes  >  en  fermant  leur 
porte  au  verrou. 

Madame  de  Carnavalet  prit  son  chapelet.  On 
ne  l'aurait  pas  soupçonnée  sous  son  grand  capu- 


k 


Ça  TRÎSTRAM    SBANDY* 

cl  ion.  De  saint  Antoine  à  sainte  Ursule ,  il  ntf 
lui  passa  pas  un  saint  par  les  doigts  ,  qui  n'eût 
des  moustaches.  Saint  François  ,  saint  Domi- 
pique  y  saint  Benpît ,  saint  Basile  ,  sainte  Bri* 
gitte  ,  tous  avaient  des  moustaches. 

Madame  de  Beaussière  brouilla  toutes  ses 
idées  à  force  de  commentaires.  Elle  monta  sur 
son  palefroi ,  et  se  fit  suivre  par  son  page.  Un 
régiment  vint  à  défiler 

Madame  de  Beaussière  passa  son  chemin. 

«  Un  denier ,  un  seul  denier  !  cria  l'ordre 
«  de  la  Merci  ;  secourez  ces  pauvres  captifs 
a  qui  gémissent  loin  de  vous ,  et  qui  tournent 
«  les  yeux  vers  le  ciel  et  vers  vous,  pour  ob- 
ce  tenir  leur  rachat. 

Madame  de  Beaussière  passa  son  chemin, 
((  Ayez  pitié  du  malheureux,  ma  bonne  da- 
te me,  dit  un  vieillard  vénérable  à  cheveux 
«  blancs,  tenant  dans  aes  mains  desséchées 
«  une  petite  tasse  de  hûis  cerclée  de  fer  :  je 
«  denwide  pot*r  l'infortuné ,  pour  une  prison, 
«  pour  mo  hôpital.  Ma  bonne  et  charitable 
«  princesse  ?  c'est  pour  un  vieillard ,  pour  des 
((  noyés ,  pour  des  brûlés.  J'appelle  Dieu  et 
«  tous  ses  anges  à  témoin.  C'est  pour  couvrir 
«  cqltti  qui  eat  nu ,  pour  rassasier  celui  qui  a 


TJUSTKÀM    5H±NDT.  63 

«  faim ,  pour  soulager  celui  qui  est  malade  et 
a  affligé.  » 

Madame  de  Beaussièrç  passa  sq»  chemin. 

Un  purent  dans  la  piisère  se  prosterna  jus- 
qu'à terre. 

Madame  de  Beaussière  passa  «on  chemin. 

Jl  courut  tête  nue  à  pote  du  palefroi ,  en  la 
priant ,  et  la  conjurant  par  les  premiers  lient 
de  l'amitié,  de  l'alliance,  de  la  parenté.  «  Ma 
«  cousine ,  ma  sœur ,  ma  tante ,  ma  mère  >  au 
«  nom  de  1*  vertu ,  pour  l'amour  de  vous , 
t<  pour  l'amour  de  moi ,  pour  l'amour  de  Jéi- 
k  sus-Christ,  souvenez  vous  de  moi, ayez  pitié 
ce  de  moi  !  » 

Madame  de  Beousftète  passa  son  chemin. 
Elle  s'arrêta  à  la  fin.  —  Prenez  mes  mous  la* 
ches ,  dit-elle  i  son  page.  Jl»?  page  prit  &on 
palefroi.  Elle  mit  pied  à  terre  sur  la  terrasse. 
Quaud  la  cpur  fut  rassemblée  le  soir ,  ce  fut 
à  qui  pirlorait  ,  ou  plutôt  *  qui  ne  parlerait 
pas  des  moustaches.  La  Fofisewe  tira  une  ai- 
guille de  sa  tête,  et  se  mit  à  dessine?  le  contour 
d'une  petite  moustache  su*  un  c£té  de  sa  lèvre 
supérieure ,  et  rçmit  J'aiguille  à  U  Rebours. 

\a  Rçbourç  secoua  la  tête.  Madame  de  Car* 

navalet  soupira  :  c'était  elle  qui  avait  donné 

des  moustçcfas  à. sainte  Brigitte. 


64  TRIS  TRAM    5HANDT. 

Madame  de  B eau ssîére  toussa  trois  fois  dans 
son  manchon.  La  Guyol  sourit.  —  Fi  !  dit 
madame  de  Beaussière.  La  reine  de  Navarre 
comprit  enfin  l'énigme  ,  et  passa  son  doigt  sur 
ses  yeux ,  avec  un  geste  qui  voulait  dire  :  je 
vous  entends  bien. 

«  Et  qu'entendait-elle  ?  dit  la  vieille  dame, 
«  en  soulevant  sa  gaze ,  et  regardant  le  vieux 
«  gentilhomme.  » 

«  Ce  que  vous  entendez  vous-même ,  répon- 
u  dit  le  vieux  gentilhomme  ;  »  et  il  continua 
de  lire. 

Toutes  ces  conversations ,  loin  d'étrq  favo- 
rables au  mot  moustaches  ,  préparaient  sa 
ruine.  La  Fosseuse  lui  avait  porté  le  premier 
coup:  il  s'était  pourtant  soutenu,  et  pendant 
quelques  mois  il  fit  une  assez  belle  résistance  : 
mais ,  au  bout  de  ce  terme ,  le  jeune  marquis 
de  Croix  ayant  été  forcé  de  quitter  la  Na- 
varre ,  faute  de  moustaches ,  le  mot  devint 
bientôt  indécent,  et  ne  tarda  pas  à  être  entière- 
ment hors  d'usage. 

Les  meilleurs  termes  du  meilleur  langage  de 
la  meilleur  compagnie  peuvent  être  exposés 
à  la  même  disgrâce.  Il  ne  faut  qu'un  esprit 
mal  fait  pour  exciter  tous  les  esprits.  Le  curé 
d'Estelle  écrivit  dans  le  temps  un  gros  livre  sur 


tes  équivoques  ,  afin  de  prémunir  les  Navar- 
rois  contre  leur  danger. 

«  Tout  le  monde  ne  sait-il  pas  >  dit  le  curé 
«  d'Estelle  à  la  fin  de  son  ouvrage ,  que  les 
«  nez  ont  éprouvé ,  il  y  a  quelques  siècles , 
«  dans  la  plus  grande  partie  de  l'Europe ,  le 
t<  même  sort  que  les  moustaches  éprouvent 
«  aujourd'hui  dans  le  royaume  de  Navarre? 
«  Le  mal,  à  la  vérité,  ne  s'étendit  pas  alors 
«  plus  loin;  mais  les  oreilles  n'ont-elles  pas 
«  couru  depuis  le  même  risque  ?  Vingt  autres 
te  mots  différens  ,  les  hauts-  de -chausse ,  les 
m  fichus  ,  les  boutonnières y  le  nom  même 
t(  qu'on  donne  à  nos  chevaux  de  poste ,  ne 
«  sont-ils  pas  encore  au  moment  de  leur 
«  ruine  ?  La  chasteté  y  par  sa  nature ,  la  plus 
t<  douce  des  vertus  y  la  chasteté,  si  vous  lui 
«  laissez  une  liberté  absolue,  deviendra  la  plus 
«  tyrannique  des  passions. 

«  Que  vos  cœurs  cessent  d'être  corrompus  > 
«  s'écriait  le  curé  d'Estelle  ;  et  vos  oreilles  ne 
«r  trouveront  plus  d'expressions  indécentes.  » 

CHAPITRE    GLX. 

Peine  perdue. 

Mon  père  était  occupé  à  calculer  les  frais 
n.  5 


G(i  TTUSTRÀM     SBANDY. 

de  poste  du  voyage  de  mou  frère  Robert ,  de 
Calais  à  Paris,  et  de  Paris  à  Lyon ,  au  moment 
même  qu'il  reçut  la  lettre  que  lui  apportait  la 
nouvelle  de  sa  ru  art.  C'était  un  voyage  à  tous 
égards  bien  malencontreux,  et  dont  mou  père 
avait  bien  de  la  peine  à  venir  à  bout.  11  l'avait 
cependant  à  peu  près  achevé  x  quand  Obadiah 
ouvrit  brusquement  la  porte  pour  lui  dire  qu'il 
n'y  avait  plus  de  levure  dans  la  maison. 
«  Monsieur  veut-il  y  demanda  Obadiah,  que 
«  je  prenne  demain  de  grand  matin  le  cbeval 
«  de  carrosse  ,  et  que  j'en  aille  chercher  ?— De 
«  tout  mon  cœur  >  dit  mon  père  sans  inter- 
«  rompre  son  voyage;  prends  le  cheval  de 
«  carrosse  et  laisse-moi  en  repos.  —  Mais,  dit 
«  Obadiah  ,  il  lui  manque  un  fer.  » 

—  «  Un  fer!  pauvre  créature,  dit  mon  oncle 
«  Tobie!  —  Eh  bien,  dit  brusquement  mon 
«  père,  prends  l'Ecossais.  —  Il  ne  veut  pas 
«  souffrir  la  selle,  dit  Ohadiah.  —  Je  crois 
u  qu'il  a  le  diable  au  corps  >  dit  mon  père  : 
«  prends  donc  le  patriote,  et  ferme  U  patte. 
«  — Le  patriote  est  vendu,  dit  Obadiah.  — 
«Vendu,  s'écria  mon  père!  Voilà  de  vos 
«tours,  monsieur  le  drôle,  continua-t-il , 
«  en  s'adressant  à  Obadiah,  quoiqu'avec  le 
«  visage  tourné  vejs  mon  onde  Tobie!  — - 


tïttSTRltf     SHÀNDY.  6j 

xl  Monsieur  doit  se  rappeler ,  dit  Obadiah  , 
t<  qu'il  m'a  ordonné  de  le  vendre  au  mois 
te  d'avril  dernier.  —  Eh  bien*  s'écria  mon 
t<  père,  pour  votre  peine,  vous  irez  à  pied» 
te  —  C'est  tout  ce  que  je  demandais,  dit  Oba- 
diah en  fermant  la  porte.  » 

k  Ah!  quel  tourment,  dit  mon  père!  » 

Et  il  reprenait  déjà  son  calcul ,  quand  Oba* 
diah  vint  encore  l'interrompre*  «  Comment 
t<  Monsieur  veut-il  que  j'aille  à  pied  ?  dit  Oba* 
«  diah ,  toutes  les  rivières  sont  débordées.  » 

Jusques-là,  mon  père  qui  avait  devant  lui 
uae  carte  de  Samson  et  un  livre  de  poste , 
avait  gardé  trois  doigts  sur  la  tête  de  son 
compas,  dont  une  pointe  était  posée  sur  Nevers* 
C'était  la  dernière  poste  pour  laquelle  il  eût 
payé  ;  et  il  se  proposait  de  reprendre  de  là  son 
calcul  et  son  voyage  >  aussitôt  qu'Obadiah  au- 
rait quitté  la  chambre.  Mais  il  ne  put  tenir 
4  cette  seconde  entrée  d'Obadiah  qui  rouvrit 
la  porte  pour  mettre  tout  le  pays  sous  l'eau.  U 
laissa  aller  soq  compas,  ou  plutôt >  avec  un 
mouvement  de  colère  >  il  le  jeta  sur  la  table  j 
€t  alors  tout  ce  qui  lui  restait  à  faire >  c'était  de 
revenir  à  Calais  comme  bien  d'autres  y  aussi 
sage  qu'il  en  était  parti. 

Enfin,  quand  la  lettre  fatale  arriva,   mon 


68  TRISTRAM   SHAKDT. 

père,  à  l'aide  de  son  compas  ,  d'enjambées  en 
enjambées,  était  revenu  à  ce  même  gîte  de 
Nevers.  11  fit  signe  à  mon  oncle  Tobie  de  voir 
ce  que  contenait  la  lettre.  «  Avec  votre  per- 
«  mission,  monsieur  Samson,  s'écria  mon 
père  ,  en  frappant  la  table  tout  au  travers  de 
Nevers  avec  son  compas,  «  il  est  dur ,  monsieur 
«  Samson ,  pour  un  gentilhomme  anglais  et 
«  pour  son  fils ,  d'être  ramenés  deux  fois  daus 
«  un  jour  à  une  bicoque  comme  Nevers.  Qu'eu 
k  penses-tu,  Tobie?  ajouta  mon  père  d'un 
«  air  enjoué»  —  A  moins ,  dit  mon  oncle  Tobie, 
«  que  ce  ne  soit  une  ville  de  garnison  ;  car ,  en 
«  ce  cas....  mon  père  sourit. —  Lis,  lis  cette 
«  lettre  ,  mon  cher  Tobie,  dit  mon  père  :  »  et, 
tenant  toujours  son  compas  sur  Nevers  d'une 
main,  et  son  livre  de  poste  de  l'autre,  lisant 
d'un  œil,  écoutant  d'une  oreille,  et  les  deux 
coudes  appuyés  sur  la  table,  il  attendait  que 
mon  oncle  Tobie  eût  achevé  la  lettre  qu'il  li- 
sait entre  ses  dents 


«  O  ciel!   il  est  parti,  s'écria   mon    oncle 

«  Tobie!  Qui?  quoi? s'écria  mon  père.  —  Mon 
«  neveu ,   dit  mon  oncle  Tobie.  Comment  ! 


TRISTRÀM   SHANDY.  €() 

te  mon  fils!  sans  permission!  sans  argent!  sans 
«gouverneur!  —  Hélas,  mon  cher  frère!  il 
«  est  mort,  dit  mon  oncle  Tobie.  Mort!  s'é- 
«  cria  mon  père  ,  sans  avoir  été  malade  ?  — 
«  Le  pauvre  garçon!  dit  mon  oncle  Tobie,  en 
«  baissant  la  voix,  et  avec  un  profond  soupir! 
«  le  pauvre  garçon  !  il  a  bien  été  assez  malade, 
«  puisqu'il  en  est  mort.  » 

Nous  lisons  dans  Tacite,  que, lorsque  Agrip- 
pine  apprit  la  mort  de  Germanicus,  ne  pouvant 
modérer  la  violence  de  sa  douleur,  elle  quitta 
brusquement  son  ouvrage.  Mon  père,  au  con- 
traire, frappa  une  seconde  fois  de  son  compas 
sur  Nevers,  mais  beaucoup  plus  fort  que  la 
première.  Quels  effets  différens  produits  par  la 
même  cause!  et  mêlez- vous  après  cela  de  rai- 
sonner sur  l'histoire. 

Ce  que  fit  ensuite  mon  père,  mérite,  à  mon 
avis,  un  chapitre  particulier. 

CHAPITRE    CLXI. 

Pensées  sur  la  mort. 

C'est  un  des  moralistes  anciens,  Platon, 
Plutarque,  ou  Sénèque,  Xénophon,  ou  Epic- 
lète ,  Théophraste ,  ou  Lucien ,  ou  quelqu'un 
d'une  date  plus  moderne,  Cardan  ouBudœus, 
Pétrarque  ou  Stellej  peut-être  même  est-ce 


7*  TRI5TRÀM   SHANDY. 

quelque  père  de  l'église,  saint  Augustin,  saint 
Cyprieû  ou  saint  Bernard  ; ....  mais  enfin  c'est 
un  de  ceux  là  qui  nous  apprend ,  qui  nous  as- 
sure qu'il  existe  en  nous  je  ne  sais  quel  pen- 
chant naturel  et  irrésistible ,  lequel  nous  porte 
a  pleurer  la  mort  de  nos  amis  et  de  noa 
enfans.  Celui  là,  quel  qu'il  soit,  connaissait 
bien  le  cœur  humain. 

Et  Sénèque  a  dit  quelque  part ,  que  de  pa- 
reils chagrins  se  dissipaient  mieux  par  la  voie 
des  larmes  ,  que  par  toute  autre. 

Aussi  trouvons-nous  que  David  a  pleuré  son 
fils  Absalon;  Adrien ,  son  Antinous  ;  Niobé  set 
enfans,  et  qu'Apolfodore  etCriton  ont  tous  deux 
versé  des  larmes  pour  Socrate  avant  sa  mort. 

Mon  père  ne  prît  exemple  ni  sur  les  anciens, 
ni  sur  les  modernes,  et  se  gouverna  d'une 
façon  toute  particulière. 

On  vient  de  voir  que  les  Hébreux  pleuraient 
ainsi  que  les  Romains.  On  prétend  que  les  La- 
pons s'endorment  quand  ils  sont  dans  l'afflic- 
tion; les  Allemands  ,  dit-on,  s'enivrent;  et 
l'on  sait  que  les  Anglais  se  pendent.  Mon  père 
ne  pleura ,  ni  ne  s'endormit ,  ni  ne  s'enivra ,  ni 
ne  se  pendit  :  il  ne  jura ,  ni  ne  maudit ,  ni 
n'excommunia ,  ni  ne  chanta ,  ni  ne  siffla  :  que 
fit-il  donc  de  sa  douleur  ? 


TRISTRAM   SHANDY.  71 

II  vint  toutefois' à  bout  de  s'en  débarrasser; 
Mais  souffrez  ,  monsieur  ,  que  j'insère  ici  une 
petite  histoire. 

Quand  Cicéron  perdit  sa  chère  fille  Tullia  , 
il  n'écouta  d'abord  que  son  cœur  ,  et  modula 
«a  voix  sur  ki  voix  de  la  nature.  O  ma  Tullia  ! 
s'écriait-il ,  6  ma  fille  !  mon  enfant  !  O  dieux  ! 
dieux  !  fm perdu  ma  Tullia  !  Partout  fe  crois 
voit  encore  ma  Tullia.  Je  crois  T  entendre  ; 
je  crois  lui  parler.  Mais ,  dès  qu'il  eut  ouvert 
les  trésors  de  la  philosophie,  dès  qu'elle  lui  eut 
appris  la  quantité  de  choses  excellentes  qu'il  Jr 
avait  à  dire  sur  ce  sujet,  on  ne  saurait  croire, 
dit  ce  grand  orateuT  ,  combien ,  en  un  instant, 
je  me  trouvai  heureux  et  consolé. 

Mon  père  était  aussi  vain  de  son  éloquence, 
que  Cicéron  pouvait  l'être  de  la  sienne;  et 
]e  commence  4  croire  qu'il  avait  raison.  L'é- 
loquence était  en  vérité  son  fort  ;  c'était  son 
faible  aussi.  Son  fort  ;  caria  nature  l'avait  fait 
naître  éloquent.  Son  faible  j  car  il  en  était  dupe 
o  toute  heure. 

Excepté  dans  ce  qui  contrariait  trop  fort 
ses  systèmes ,  dès  que  mon  père  trouvait  une 
occasion  de  déployer  se*  telens,  ou  de  dire 
quelque  chose  de  sage ,  de  spirituel  au  de  Gn> 
il  était  souverainement  heureux.  Un  événement 


J2  TRISTRAM    SHANDT. 

agréable  qui  ne  lui  laissait  rien  à  dire  ,  ou  un 
événement  fâcheux  sur  lequel  il  trouvait  à  par- 
ler ,  revenaient  à  peu  près  au  même  pour  lui* 
Bien  plus,  si  l'accident  n'était  que  comme 
cinq  ,  et  le  plaisir  de  parler  comme  dix,  mon 
père  y  gagnait  moitié  pour  moitié,  et  préférait 
l'accident. 

Ce  fil  servira  a  débrouiller  ce  qui  autrement 
semblerait  contradictoire  dans  le  caractère  de 
mon  père.  Il  expliquera  comment,  dans  les 
petites  impatiences  qui  naissaient  desnégligen- 
ces  inévitables,  ou  des  étourderies  de  ceux  qui 
le  servaient ,  sa  colère ,  ou  plutôt  la  durée  de 
sa  colère,  était  toujours  à  rebours  de  toutes 
les  conjectures. 

11  avait  une  petite  jument  favorite  dont  il 
souhaitait  beaucoup  d'avoir  de  la  race,  U  l'a- 
vait confiée  à  un  très-beau  cheval  arabe  ,  et  il 
avait  destiné  à  son  usage  le  poulain  qui  devait 
en  naître.  Mon  père  était  ardent  dans  ses  pro- 
jets. Tous  les  jours  il  parlait  de  son  chevalfutur 
avec  une  confiance,  une  sécurité  aussi  entières, 
que  s'il  eût  été  déjà  dressé,  bridé,  sellé,  et 
devant  sa  porte  tout  prêt  à  être  monté.  Il  dé- 
fiait d'avance  mon  oncle  Tobie  à  la  course.  Au 
bout  du  terme  ,  la  jument  fit  un  mulet ,  et  le 
plus  laid  mulet  qu'il  y  eut  eu  son  espèce. 


TRISTRAM   SHÀNDV.  *]% 

H  v  avait  sûrement  de  la  faute  d'Obadiah.Ma 
mère  et  mon  oncle  Tobie  s'attendaient  que  mon 
père  allait  l'exterminer  ,  et  que  sa  colère  et 
ses  lamentations  n'auraient  point  de  fin.  — 
«  Regardez ,  coquin  que  vous  êtes,  s'écriait  mon 
père ,  en  montrant  le  mulet ,  regardez  ce  que 
vous  avez  fait,  —  Ce  n'est  pas  moi ,  dit  Oba- 
diah.  —  Eh  !  qu'en  sais  -  je  ?  répliqua  mon 
père.  » 

Le  triomphe  étincela  dans  les  yeux  de  mon 
p  ère  à  cette  repartie  ;  tout  son  visage  s'épanouit  ; 
et  Obadiah  n'en  entendît  plus  reparler. 

Revenons  à  la  mort  de  mon  frère. 

La  philosophie  a  beaucoup  de  belles  choses 
à  dire  sur  tous  les  sujets.  Elle  en  a  un  magasin 
sur  la  mort.  Mais,  comme  elles  se  jetaient  toutes 
à  la  fois  dans  la  tête  de  mon  père,  l'embarras 
aurait  été  de  bien  choisir ,  et  d'en  faire  un  tout 
également  pompeux  et  bien  assorti.  Mon  père 
les  prit  comme  elles  vinrent. 

«  Tout  doit  mourir  ,  mon  cher  frère.  C'est 
un  accident  inévitable.  C'est  le  premier  statut 
de  la  grande  charte.  C'est  une  loi  éternelle  du 
parlement.  Tout  doit  mourir. 

«  Si  mon  fils  n'était  pas  mort ,  ce  serait  le 
cas  de  s'étonner ,  et  non  pas  de  ce  qu'il  est 
mort. 


74  TRlSTKÀlf    SHÀNDT. 

«  Les  monarques  et  les  prince  dansent  le 
même  branle  que  nous. 

«  Mourir  est  la  grande  dette  et  le  tribut  qu'il 
faut  payer  à  la  nature.  Les  tombes  et  les  monu- 
ment destinés  à  perpétuer  nôtre  mémoire ,  le 
paient  eux-mêmes  ;  et  les  pyramides ,  les  plus 
orgueilleuses  de  toutes  celles  que  l'art  et  les 
richesses  ont  élevées ,  ont  aujourd'hui  perdu 
leur  sommet,  et  n'offrent  plus  au  voyageur 
qu'un  amas  de  débris  mutilés.  (Mon  père  trou- 
vait qu'il  s'exprimait  avec  facilite  ,  et  pour- 
suivit. )  Les  cités  et  les  villes ,  les  provinces  et 
les  royaumes  n'ont- ils  pas  leurs  périodes  ?  et 
ne  viennent  -  ils  pas  eux-mêmes  k  décliner  , 
quand  les  principes  et  les  pouvoirs  qui ,  au 
commencement  les  cimentèrent  et  les  réuni-* 
rent,  ont  achevé  leurs  évolutions  ? 

«  —  Frère  Sliandy ,  dit  mon  oncle  Tobie  , 
quittant  sa  pipe  au  mot  évolutions....  — .  révo- 
lutions y  j'ai  voulu  dîne ,  reprit  mon  père.  Par 
le  ciel  !  frère  Tobie  ,  j'ai  voulu  dire  révolu- 
tions. Évolutions  n'a  pas  de  sefts.  —  Il  a  plot 
de  seas  que  vous  ne  croyez ,  dit  mon  oncle 
Tobie.  —  Mais ,  s'écria  mon  père,  iln  y  a  du 
moins  pas  de  sens  à  couper  le  fil  d'nn  pareil 
discours  ,  et  dans  une  pareille  occasion.  Do 
grâce,  frère  Tobie,  continua-t-il  en  lui  pre- 


TR1STRAM    SIAKDY.  75 

nant  la  main ,  je  t'en  prie  ,  frère ,  je  t'en  prie  , 
ne  m'interromps  pas  clans  cette  crise.  Mon  on- 
cle Tobie  remit  sa  pipe  dans  sa  bouche. 

«  Où  sont  Troie  et  Micènes ,  et  Thèbes  et 
Délos ,  et  Persépoiis  et  Àgrigente  ?  continua 
mon  père,  en  ramassant  son  livre  de  poste 
qu'il  avait  laisse  tomber.  Que  sont  devenues  , 
frère  Tobie ,  Native  et  Babylone ,  Cizicum  et 
Mitilène  ?  les  plus  belles  villes  qu'ait  jamais 
éclairées  le  soleil ,  maintenant  ne  sont  plus  ; 
leurs  noms  seulement  sont  demeurés  ;  et  ceux- 
ci ,  (  car  déjà  plusieurs  d'entre  eux  s'écrivent 
incorrectement),  s'en  vont  eux*-mémes  par 
lambeaux }  et  dans  le  laps  de  temps  ils  seront 
oubliés  et  enveloppé*  avec  toutes  choses  dans 
la  nuit  éternelle.  Le  monde  lui-même ,  frère 
Tobie,  le  monde  lui-même  finira. 

«  A  mon  retour  d'Asie ,  clans  ma  traversée 
d'Egine  à  Mégare  {  dans  quel  temps  donc  ? 
pensa  mon  oncle  Tobie  )j  je  jetai  les  yeux  au- 
tour de  moi.  Égine  restait  derrière  >  Mégare 
était  devant  ,  Kréc  à  main  droite ,  et  Corintbe 
à  main  gauche.  Que  de  villes  jadis  florissantes, 
et  maintenant  couchées  dans  la  poussière  !  Hé- 
las î  hélas!  dis-je  en  moi-même ,  quel  homme 
pourrait  permettre  à  son  ame  de  se  troubler 
pour  la  perte  d*un  enfant ,  quand  il  voit  de 


76  TRISTRÀM    SIIANDY. 

telles  merveilles  honteusement  ensevelies  ? 
Ressouviens-toi,  me  dis  -  je  encore  à  moi- 
même  ,  ressouviens-toi  que  tu  es  homme.  » 

Mon  oncle  Tobie  ne  s'aperçut  pas  que  ce 
dernier  paragraphe  était  l'extrait  d'une  lettre  , 
que  Servius  Sulpicius  écrivait  à  Cicéron,  pour 
le  consoler  de  la  mort  de  sa  fille.  Mon  bon  oncle 
était  aussi  peu  versé  dans  lesfragmens  de  l'an- 
tiquité, que  dans  toute  autre  branche  de  litté- 
rature ;  et  comme  mon  père ,  dans  le  temps  de 
son  commerce  de  Turquie  ,  avait  fait  trois  ou 
quatre  voyages  au  Levant ,  mon  oncle  Tobie 
conclut  tout  naturellement  qu'il  avait  poussé 
ses  courses  jusqu'en  Asie  par  l'Archipel  ;  et 
de  là  sa  traversée  d'Egine  à  Mégare ,  et  le  reste. 

Cette  conjecture  n'avait  rien  d'étrange ,  et 
tous  les  jours  un  critique  entreprenant  bâtit  de 
bien  d'autres  histoires  sur  de  pires  fondemens. 
—  «  Et  je  vous  prie  ,  frère,  dit  mon  oncle  To- 
bie ,  quand  mon  père  eut  fini ,  je  vous  prie  , 
dit -il ,  en  appuyant  le  bout  de  sa  pipe  sur  la 
main  de  mon  père  ;  en  quelle  année  de  notre 
Seigneur  cela  s'est-il  passé  ?  —  Innocent  !  dit 
mon  père  ,  c'était  quarante  ans  avant  Jésus- 
Christ. 

Mon  oncle  Tobie  n'avait  que  deux  supposi- 
tions à  faire ,  ou  que  son  frère  était  le  juif-er- 


TIUSTRÀM    SHANDt.  77 

rant,  ou  que  le  malheur  avait  dérangé  sa  cer- 
velle. —  Puisse  le  Seigneur,  Dieu  du  ciel  et  de 
la  terre  ,  le  proléger  et  le  guérir  !  dit  mon  on- 
cle Tobie,  en  priant  en  silence  pour  mon  père, 
avec  les  larmes  aux  yeux. 

Mon  père  attribua  ses  larmes  au  pouvoir  de 
son  éloquence,  et  poursuivit  sa  harangue  avec 
un  nouveau  courage. 

—  «  11  n'y  a  pas,  frère  Tobie,  une  aussi 
grande  différence  que  l'on  s'imagine  entre  le 
bien  et  le  mal.  (Ce  bel  exorde,  soit  dit  en 
passant,  n'était  pas  propre  à  guérir  les  soup- 
çons de  mon  oncle  Tobie.)  Le  travail,  la  tris- 
tesse, le  chagrin, la  maladie,  la  misère  et  le 
mail) eu r  sont  le  cortège  ordinaire  de  la  vie.— 
Grand  Lien  leur  fasse  !  dit  en  lui-même  mon 
oncle  Tobie. 

—  «  Mou  fils  est  mort  !  il  ne  pouvait  mieux 
faire.  11  a  jeté  l'ancre  à  propos  au  milieu  de  la 
tempête. 

«  Mais  il  nous  a  quittés  pour  jamais.  Eh 
bien!  il  a  échappé  à  la  main  du  barbier,  avant 
d'être  chauve  ;  il  a  quitté  la  fête  ,  avant  d'être 
repu,  le  banquet,  avant  d'être  ivre. 

«  Les  Thraces  pleuraient  quand  un  enfant 
venait  au  monde....  —  fMa  foi!  dit  mon  on- 
cle Tobie,  nous  ne  leur  ressemblons  pas  mal.; 


78  TktsThxH    sbknbit* 

témoin  la  naissance  de  Tristram).  Et  ils  te 
réjouissaient  quand  un  homme  mourait.  IL* 
avaient  raison.  La  mort  ouvre  la  porte  à  la  re- 
nommée >  et  la  ferme  à  l'envie.  Elle  brise  les 
chaînes  du  captif;  il  a  rempli  sa  tache ,  il  est 
libre. 

«  Montret~moi  un  bomme  qui  connaisse  la 
vie,  et  qui  craigne  la  mort;  et  je  vous  montre- 
rai un  prisonnier  qui  craint  la  liberté. 

«  Nos  besoins,  mon  cher  frère  Tobie ,  ne 
sont  que  des  maladies»  Ne  vaudrait-il  pas 
mieux  en  effet  n'avoir  pas  faim,  que  d'être 
farce  de  manger  ?  n'avoir  pas  soif,  que  d'être 
forcé  de  boire? 

«  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  être  tout  d'un 
coup  délivré  des  soucis ,  de  la  fièvre  >  de  l'a- 
mour, delà  goutte,  et  de  tous  les  autres  maux 
de  la  vie,  que  d'être  comme  un  voyageur  qui 
arrive  fatigué  tous  les  soirs  à  son  auberge, 
forcé  d'en  repartir  tous  les  matins? 

«  Ce  sont  les  gémissemens  et  les  convul- 
sions ,  frère  Tobie ,  ce  sont  les  larmes  qu'on 
verse  dans  la  chambre  d'un  malade ,  ce  sont 
les  médecins,,  les  prêtres ,  et  tout  f  appareil 
de  la  mort,,  qui  rendent  la  mort  effrayante* 
Qtez~cn  le  spectacle ,  qu'est-ce  qui  reste  ? 

—  «  Elle  est  préférable  dans  une  bataille , 


T2WSTRÀM    SHANDY.  *}Q 

dit  mon  oncle  Tobie.  Il  n'y  a  là  ni  cercueil , 
ni  silence,  ni  deuil,  ni  pompe  funèbre  :  elle 
est  réduite  à  rien. 

— -  «  Préférable  dans  une  bataille  !   mon 
cher  frère  Tobie ,  dit  mon  père  en  souriant. 
(  Il  avait  entièrement  oublié  mon  frère  Ro- 
bert. )  Va ,  elle  n'est  mauvaise  nulle  part.  Car 
enfin,  frère  Tobie,  remarque  bien.  Tant  que 
nous  sommes,  la  mort  n'est  pas  encore;  et, 
quand  elle  est,  nous  ne  sommes  plus.  »  Mon 
oncle  Tobie  quitta  sa  pipe  pour  examiner  la 
proposition.  Mais  V éloquence  de  mon  père 
était  trop  rapide  pour  s'arrêter  par  aucune 
considération.  11  entraîna  les  idées  de  mon  on- 
cle Tobie  malgré  lui. 

ce  Pour  nous  affermir  dans  notre  mépris  de 
la  mort,  continua  mon  père,  il  est  à  propos 
de  remarquer  le  peu  d'altération  que  ses  ap- 
proches ont  produit  dans  les  grands  hom- 
mes. » 

«  Vespasien  mourut  sur  sa  chaise  percée , 
en  disant  un  bon  mot;  Galba ,  en  prononçant 
une  maxime  ;  Septimt-Sévère ,  eu  faisaj&t  un 
compliment. 

«  —  J'espère  qu'il  éuit  sincère,  dît  mon 
oncle  Tobie.  —  C'était  à  sa  femme  >  dit  mon 
pire,  w 


Bo  TRISTRÀM     SHANDY, 

CHAPITRE  CLXIL 

Nouçeau  genre  de  mort. 

Et  finalement,  car,  de  toutes  les  anecdotes 
que  l'histoire  peut  fournir  sur  ce  sujet ,  celle- 
ci  sans  contredit  est  la  plus  frappante ,  elle 
couronne  toutes  les  autres. 

«  Cornélius  Gallus  le  préteur....  —  Mais 
j'ose  assurer,  frère  Tobie,  que  vous  l'avez  lu. 

—  J'ose  assurer  que  non,  dit  mon  oncle Tobie. 

—  Eh  bien ,  dit  mon  père ,  il  mourut  dans  les 
bras  d'une  femme. 

«  —  Au  moins,  dit  mon  oncle  Tobie,  si 
c'était  de  la  sienne,  il  n'y  avait  pas  de  péché.  — 
Ma  foi  !  dit  mon  père,  c'est  plus  que  je  n'en 

sais.  » 

i 

« 

CHAPITRE    CLXIIL 

Ma  mère  est  aux  écoutes. 

Ma  mère  traversait  le  corridor  vis-à-vis  la 
porte  de  la  salle,  au  moment  où  mon  père 
prononçait  le  mot  femme.  Il  était  assez  simple 
qu'elle  en  fût  frappée;  et  elle  ne  douta  point 
qu'elle  ne  fût  le  sujet  de  la  conversation.  Elle 


TKISTRAM   SHANDTt  8t 

mit  donc  un  doigt  en  travers  sur  sa  bouche , 
retint  sa  respiration;  et ,  par  une  inflexion  du 
cou,  alongeant  et  baissant  la  tête,  non  pas 
vis-à-vis  la  porte,  mais  de  côté,  de  sorte  que 
son  oreille  se  trouvait  sur  la  fente;  elle  se  mit 
à  écouter  de  tout  son  pouvoir. 

L esclave  qui  écoute,  avec  la  déesse  du 
silence  derrière  lui ,  n'aurait  pu  fournir  une 
plus  belle  idée  à  un  artiste. 

Je  vais  la  laisser  dans  cette  attitude  pen- 
dant cinq  minutes ,  jusqu'à  ce  que  j'aie  ramené 
les  affaires  de  la  cuisine  (ainsi  que  Rapin 
Thoiras  ramène  les  affaires  de  l'église)  au 
même  point. 

CHAPITRE  %CLXIV. 

Parallèle  de  deux  orateurs. 

À  proprement  parler ,  l'intérieur  de  notre 
famille  était  une  machine  simple  et  composée 
d'un  petit  nombre  de  roues.  Mais  ces  roues 
étaient  mises  en  mouvement  par  tant  de  res- 
sorts différens  ;  elles  agissaient  l'une  sur  l'autre 
avec  une  telle  variété  de  principes  et  d'im- 
pulsions étranges,  que  la  machine,  quoique 
simple ,  avait  tout  l'honneur  et  même  les  avan- 


82  tristHàm  shandy. 

tages  d'une  machine  compliquée.  On  pouvait  j 
remarquer  presque» autant  de  mouvemens  par- 
ticuliers, que  dans  la  mécanique  intérieure 
d'une  pendule  à  secondes. 

Parmi  ces  mouvemens  il  y  en  avait  un,  et 
c'est  celui  dont  je  parle,  qui  peut-être  n'était 
<pas,  à  tout  prendre,  aussi  singulier  que  beau- 
coup d'autres  ;  mais  dont  l'effet  était  tel ,  qu'il 
ne  pouvait  se  passer  dans  le  '  salon  aucune 
motion,  querelle,  harangue, dialogue, projet, 
ou  dissertation ,  que  sur-le-champ  il  n'y  en 
eut  la  copie,  le  pendant ,  la  parodie  dans  la 
cuisine. 

Pour  entendre  Ceci,  il  faut  savoir  que  toutes 
les  fois  que  quelque  message  extraordinaire  ou 
quelque  lettre  arrivait  au  salon  >  ou  que  l'en- 
trée d'un  domestique  semblait  interrompre  la 
conversation  >  et  qu'où  avait  l'air  d'attendre 
qu'il  fût  sorti  pour  la  continuer,  ou  que  l'on 
apercevait  quelque  apparence  de  nuage  sur  le 
front  de  mon  père  ou  de  ma  mère;  enfin ,  dès 
que  l'on  supposait  que  l'affaire  qui  se  traitait 
dans  le  salon,  valait  la  peine  qu'on  Pécoutât, 
la  règle  était  de  ne  pas  fermer  entièrement  la 
porte,  et  de  la  laisser  tant  soit  peu  entr'ou- 
verte,  de  trois  ou  quatre  lignes  seulement , 
précisément  comme  ma  mère  la  trouva  eo 


TRISTRAM   SîtANDY.  83 

passant  dan*  le  corridor.  Le  mauvais  état  des 
gonds  (  état  auquel  on  se  donnait  bien  de  garde 
de  remédier  ),  servait  de  prétexte  et  d'excuse 
è  cette  manœuvre ,  laquelle  se  répétait  aussi 
souvent  qu'il  était  nécessaire.  On  laissait  donc 
un  passage ,  non  pas  aussi  large  à  la  vérité  que 
celui  des  Dardanelles ,  mais  suffisant  pour  qu'on 
pût  apprendre  par  ce  moyen  tout  ce  qu'il  était 
intéressant  de  savoir ,  et  éviter  par-là  à  mon 
père  l'embarras  de  gouverner  lui-même  sa 
maison. 

Ma  mère  en  profita  dans  cette  occasion. Oba- 
diah  en  avait  fait  autant,  après  avoir  laissé  sur 
la  table  la  lettre  qui  apportait  la  nouvelle  de  la 
mortdemon*frère.  De  sorte  qu'avant  que  mon 
père  fut  revenu  desa  surprise,  et  eut  commencé 
sa  harangue >  Trim,  debout  dans  la  cuisine, 
s'était  mis  a  pérorer  sur  le  même  sujet. 

Il  y  a  tel  curieux ,  de  ceux  qui  aiment  à 
observer  la  nature,  qui,  s'il  eût  eu  en  sa  pos- 
session toutes  les  richesses  de  Job,  en  aurait 
donné  la  moitié  avec  plaisir,  pour  entendre  le 
jcaporal  Trim  et  mon  père,  deux  orateurs  si 
opposés  par  leur  nature  et  leur  éducation 
haranguer  sur  la  même  tombe. 

Mon  père,hommeprodig!eusement  instruit 
à  l'aide  d'une  mémoire  sure  et  'd'une  lecture 


§4  TRISTRA  M   SHANDY. 

immense ,  à  qui  tous  les  grands  philosophes  de 
l'antiquité  étaient  familiers ,  citant  sans  cesse 
Caton ,  Sénèque ,  Epictète. 

Le  caporal x  avec  rien,  ne  se  souvenant  de 
rien,  n'ayant  rien  lu  que  son  livre  de  revue, 
et  n'ayant  de  grands  noms  à  citer  que  ceux 
qui  étaient  contenus  dans  le  contrôle  de  sa 
compagnie. 

L'un,  procédant  de  période  en  période, 
par  métaphore  et  par  allusion,  et  frappant  l'i- 
magination de # l'auditeur,  comme  doit  faire 
tout  bon  orateur,  par  l'agrément  et  les  charmes 
de  ses  peintures  et  de  ses  images. 

L'autre  ,  sans  esprit  ni  antithèse ,  sans  méta- 
phore ni  allusion,  sans  aucune  ressource  de 
l'art,  instruit  par  la  nature,  conduit  par  la 
nature ,  allait  droit  devant  lui  comme  la  nature 
le  menait;  et  la  nature  le  menait  au  cœur.  O 
Trim!  si  le  ciel  eût  voulu  que  tu  eusses  un 
meilleur  historien....  s'il  l'eût  voulu....  ton 
historien  aurait  roulé  carrosse. 

CHAPITRE    CLXV. 

Trim  monte  en  chair. 

—  «  Notre  jeune  maître  est.mort  à  Londres, 
dit  Obadiah.  » 


TMSTRÀM     SHA5DT.  85 

Une  robe  de  chambre  de  satin  vert  de  ma 
mère,  qui  avait  déjà  été  décrassée  deux  fois, 
fut  la  première  idée  que  l'exclamation  d'Oba- 
diah  excita  dans  l'esprit  de  Suzanne.  —  «  Eh 
bien,  dit  Suzanne,  nous  allons  tous  être  en 
deuil.  » 

Divin  Locke,  ou  es-tu?  et  se  peut-il  que  tu 
manques  l'occasion  d'écrire  un  si  beau  chapitre 
sur  l'imperfection  des  mots?  Le  mot  deuil , 
quoique  prononcé  par  Suzanne  elle-même , 
manqua  son  objet,  et  n'excita  pas  en  elle  une 
seule  idée  teinte  de  noir  ou  de  gris.  Tout  était 
vert  :  elle  ne  voyait  que  la  robe  de  chambre 
de  satin  vert. 

—  «Oh!  ma  pauvre  maîtresse  en  mourra! 
s'écria  Suzanne  ;  et  déjà  elle  voyait  défiler  toute 
la  garde-robe  de  ma  mère.  Quelle  procession  ! 
son  damas  rouge,  ses  toiles  de  Perse,  ses  lus- 
trines jaunes  et  blanches,  son  taffetas  brun , 
ses  bonnets  de  dentelle,  ses  manteaux  de  lit  et 
ses  consolantes  jupes  de  dessous.  Elle  n'oubliait 
pas  un  chiffon.  «  Non,  disait  Suzanne,  ma 
maîtresse  ne  les  reverra  jamais.  » 

Nous  avions  un  pataud  de  marmiton  qui 
fesait  le  facétieux  ;  mon  père  le  gardait,  je 
pense,  à  cause  de  sa  bêtise.  Il  avait  été  toute 
l'automne  aux  prises  avec  une  hydropisie.  — 


86  TRISTRÀM     SHANDT. 

«  Noire  jeune  maître  est  ntort  !  dit  Obadi&h  ; 
il  est  mort  bien  certainement.  —  Et  moi  je  ne 
le  suis  pas,  dit  le  marmiton.  » 

—  n  Voici  de  fâcheuses  Nouvelles,  Trini, 
cria  Suzanne,  en  essayant  ses  yeux  au  moment 
où  Trim  entra  dans  la  cuisine  :  notre  jeune 
maître  Robert  est  mort  et  enterré.  (L'enterre- 
ment était  un  embellissement  de  la  façon  de 
Suzanne).  —  Nous  allons  être  tous  en  deuil, 
ajouta  Suzanne.  » 

—  «  J'espère  que  non,  dit  Trim.  —  Vous 
espérez  que  non,  reprit  vivement  Suzanne. 
(L'idée  du  deuil  ne  faisait  pas  sur  la  tête  de 
Trim  la  même  impression  que  sur  celle  de 
Suzanne.)  —  J'espère,  dit  Trim,  expliquant 
sa  pensée,  j'espère  en  Dieu  que  la  nouvelle 
n'est  pas  vraie.  —  J'ai  entendu  lire  la  lettre  de 
mes  deux  oreilles ,  dit  Obadiah ,  et  nous  allons 
avoir  une  rude  besogne  pour  défricher  Ojemoor. 
—  Oh!  il  est  bien  mort ,  dit  Suzanne.  — *  Aussi 
sur  que  je  suis  en  vie,  dit  le  marmiton.  » 

—  «.Eh  bien!  dit  Trim,  en  poussant  ut* 
soupir,  je  le  Regrette  de  tout  mon  cœur  et  dé 
toute  mon  ame,  Pauvre  créature!  pauvre  gar- 
çon !  pauvre  gentilhomme!  »        ■ 

—  <(  Il  était  en  vie  à  la  Pentecôte  dernière , 
dit  le  cocher.  —  A  la  Pentecôte!  hélas  !  s'éfcria 


TIUSTB.ÀM    55^Kpy..  S? 

Trira,  en  étendant  le  bras  droit  7  et  prenant 
sur-locliamp  la  même  attitude  dans  laquelle  il 
avait  lu  le  sermon,  eh!  que; fait  la  Pentecôte, 
Jonathan?  (Celait, le  nom  du  cocher.)  Que 
lait  le  temps  de  Pâques,  ou  toute  autre  .saison 
de  Tannée  ?  Nous  voilà  tous  ici ,  continua  le 
caporal  (  en  frappant  perpendiculairement  ,1e 
plancher  du  bout  de  sa  canne,  pour  -donner 
une  idée  de  stabilité  et  de  force) ,  nous  voilà 
tous  ici  ,  et  en  un  moment  (ouvrant  la  main  et 
laissant  tomber  son  chapeau) ,  nous  ne  sommes 
plus.  » 

Cette  imâçe  était  infiniment  frappante.  Su- 
zanne fondit  en  larmes.  Nous  ne  sommes  pas 
des  plantes  ni  des  pierres.  Jonathan,  Obadiah , 
la  cuisinière,  tout  pleura.  Le  pataud  de  mar- 
miton, lui-même,  quiécurait  un  chaudron  sur 
ses  genoux,  se  sentit  ému.  Toute  la  cuisine 
se  pressa  autour  du  caporal.  . 

Or ,  comme  je  vois  clairement  que  la  cons- 
titution de  l'Eglise  'et  de  l'état ,  ou  du  moins 
leur  durée,  peqt-ètre  la  durée  du  monde  en- 
tier, ou,  ce  qui  revient  au  même,  la  distribu- 
ti  on  et  la  balance  de  la  propriét  é  et  du  pouvoir, 
vont  dépendre  de  la  manière  dput  l'on  saisira 
l'éloquence  de ,oe  geste  du  çappral,  je  vous 
demande  votre  attention,  messieurs,  pour unu 


88  TRISTRAM    SHA.NDT. 

dixaine  de  pages;  et  je  vous  les  donne  à  re- 
prendre dans  tout  autre  endroit  de  l'ouvrage  , 
pour  dormir  tout  à  votre  aise. 

J'ai  dit  que  nous  n'étions  ni  des  plantes,  ni 
des  pierres  ,  et  j'ai  bien  dit  ;  mais  j'aurais  du 
ajouter  que  nous  n'étions  pas  des  anges.  Hélas  f 
que  nous  sommes  loin  de  cet  état  de  perfec- 
tion !  Nous  sommes  des  hommes  grossiers  7 
enveloppés  dans  la  matière  ,  et  gouvernés  par 
nos  idées  qui  le  sont  elles-mêmes  par  nos 
sens  ,  et  je  rougis  de  dire  à  quel  point  va  cette 
influence  secrète.  Mais  de  tous  nos  sens,  je  ne 
crains  pas  d'affirmer  que  la  vue  (quoique  je 
sache  très-bien  que  la  plupart  de  nos  philoso- 
phes soient  pour  le  toucher),  que  la  vue ,  dis- 
je ,  est  celui  qui  a  le  commerce  le  plus  intime 
avec  l'amc  ,  qui  frappe  davantage  l'imagina- 
tion,  et  qui  lui  laisse  des  impressions  plus  pro- 
fondes. Son  influence  surpasse  et  détruit  toutes 
les  autres.  Horace  l'a  dit  avant  moi  ;  £egnius 
irritant,  etc. 

Appliquons  ces  réflexions  à  la  chute  du  cha- 
peau de  Trini. 

Nous  voilà  tous  ici,  et  en  un  moment 
nous  ne  sommes  plus. 

Cette  phrase  n'avait  rien  de  bien  saillant. 
C'était  une  de    ces  vérités  triviales  à   force 


TAISTRAM    SHANDÎ.  89 

d'être  connues ,  et  telles  qu'on  nous  en  débite 
tous  les  jours.  Et  si  Trim  ne  s'en  fût  pas  plus 
reposé  sur  son  chapeau  que  sur  son  éloquence, 
il  n'aurait  produit  aucun  effet. 

Nous  voilà  tous  ici ,  continua  le  caporal  , 
et  en  un  moment. . . .  (  laissant  tomber  perpen- 
diculairement son  chapeau  è  et  s'arrétant  avant 
d'achever  )  ,  en  un  moment  nous  ne  sommes 
plus.  Le  chapeau  tomba  comme  si  c'eût  été 
une  masse  de  plomb  ,  rien  ne  pouvant  mieux 
exprimer  l'idée  de  la  mort ,  dont  ce  chapeau 
était  comme  la  figure  et  le  type.  La  main  de 
Trim  sembla  se  paralyser ,  le  chapeau  tomba 
mort.  Trim  resta  les  yeux  fixés  dessus,  comme 
sur  un  cadavre  ,  et  Suzanne  fondit  en  larmes. 

Or ,  il  y  a  mille ,  dix-  mille  ,  et  comme  la 
matière  et  le  mouvement  sont  infinies,  dix  mille 
fois,  dix  mille  manières*,  dont  un  chapeau  peut 
tomber  à  terre  sans  produire  aucun  effet. 

Si  Trim  l'eût  jeté  avec  force  ou  colère,  avec 
négligence  ou  maladresse,  s'il  l'eût  jeté  devant 
lui  ,  ou  de  côté,  ou  en  arrière  ,  ou  dans  une 
autre  direction  quelconque,  ou  si ,  en  lui  don- 
nant la  meilleure  direction  possible ,  il  l'eût 
laissé  tomber  d'un  air  gauche,  hébété,  effacé; 
enfin  si,  pendant  ou  après  la  chute ,  Trim  n'eût 
pas  eu  l'expression  de  tête  et  l'attitude  qui 


9°  TRISTRÀM    SHAKOT. 

devail  raccompagner ,  tout  était  manqué .y  et 
l'effet  du  chapeau  sur  le  cœur  était  perdu. 

O  vous ,  qui  gouvernez  ce  grand  univers;  et 
ses  grands  intérêts  avec  les  machines  de  l'élo^ 
quence  ,  vous  qui  tenez  dans  vos  mains  la  clef 
des  cœurs,  qui  les  échauffez,  et  les  refroidis- 
sez ,  et  les  adoucissez  ,  et  les  amollissez  à  votre 
gré  : 

Vqus  qui  tournez  et  retournez  les  passions 
avec  cette  grande  manivelle,  çt  qui,  par  ce 
moyen ,  conduisez  les  hommes  où  il  vous 
plaît  : 

Vous  enfin ,  qui  menez  (  et  pourquoi  pad 
aussi  )vous  qui  êtes  menés  comme  des  dindons 
au  marché,  avec  un^âton  et  un  chaperon  rouge, 
méditez ,  méditez ,  je  vous  en  prie,  sur  le  vieux 
chapeau  de  Trim  i  , 

CHAPITRE    CI/XVL 

Sur  ks  vieux  chapeaux. 

Un  moment.  J'ai  un  petit  compte  Régler 
avec  le  lecteur ,  avant  que  Trim  continue  sa 
harangue.  J'aurai  fini  en  deux  minutes. 

Parmi  plusieurs  petites  deUes  que  j'ai  con- 
tractées avec  le  public,  et  dont  je  yn'acquiltej  ai 


TRlSTItÀM  SKANDY.  QT 

à  mesure  que  leur  tour  viendra ,  je  confesse 
quejesuisen  retard  pour  deux  items;  un  cha- 
pitre sur  les  femmes  de  chambre  et  les  bouton- 
nières. Je  m'y  suis  engagé  dans  la  première 
partie  de  mon  ouvrage  y  et  Ton  pourrait  me 
reprocher  de  manquer  à  ma  parole.  Mais  plu- 
sieurs personnes  vénérables  du  clergé  m'ayant 
représenté  que  deux  sujets  pareils ,  surtout 
aussi  rapprochés  l'un  de  l'autre  ,  pouvaient 
mettre  la  morale  en  danger  y  j'ai  cfru  devoir 
déférer  à  leurs  rencontres.  Je  supplie  donc 
qu'on  veuille  bien  me  faire  grâce  du  chapitre 
sûr  les  femmes  de  chambre  et  les  boutonnière^, 
et  recevoir  à  sa  place  celui-ci ,  lequel  '  n'est 
autre  chose  qu'un  chapitre  sur  les  soubrettes  , 
les  robes  dé  chambre  et  les  vieux  chapeaux. 

Trim  ramassa  le  sien y  le  mit  sur  sa  tête  , 
et  reprit  ensuite  son  discours  sur  la  mort  y  en 
la  manière  et  la  forme  qui  suit.  ' 

CHAPITRE   CLXVII. 

Trim  continue . 

«  Pour  nousy  Jonathan,  qui  ne  connaissons 
ni  la  peine  ni  le  besoin  ynous  qui  vivons  ici 
au  service  des  deux  meilleurs  maîtres  (  j'en 


92  TniSTRÀM     SHANDT. 

excepte  seulement  ponr  ma  part  le  roi  Guil- 
laume ,  que  j'ai  eu  l'honneur  de  servir ,  tant  en 
Irlande  qu'en  Flandre);  pour  nous,  dis-je, 
qu'est-ce  que  l'intervalle  de  la  Pentecôte  à 
Noël?  C'est  bien  peu  de  chose  \  ce  n  est  rien. 
Mais  pour  ceux ,  Jonathan  ,  qui  savent  ce  que 
c'est  que  la  mort,  qui  savent  quel  ravage,  quel 
carnage  elle  peut  faire  ,  avant  qu'on  ait  seule- 
ment le  temps  d'y  songer ,  c'est  comme  un 
siècle  entier.  O  Jonathan  !  quel  est  le  bon  cœur 
qui  ne  saignerait  pas,  voyant  combien  de  bra- 
ves gens  ,  qui  se  tenaient  aussi  droits  et  aussi 
fermes  que  nous  (  le  caporal  se  redressa  ) ,  et 
que  la  mort  a  abattus  dans  cet  intervalle  qui 
nous  semble  si  court  ?  Et  crois-moi ,  Suzanne  , 
ajouta  le  caporal  en  se  tournant  vers  elle ,  dont 
les  yeux  nageaient  dans  l'eau,  avant  que  l'année 
ait  achevé  son  tour,  plus  d'un  œil  brillant  sera 
terni. — Un  œil  brillant  !  dit  Suzanne.  Suzanne 
pleura  ,  mais  d'un  œil  de  reconnaissance. 

«  Ne  sommes-nous  pas,  continua Trim,  en 
fixant  toujours  Suzanne,  ne  sommes-nous  pas 
comme  la  fleur  des  champs  ?  »  (  Ici  une  larme 
d'orgueil  se  glissa  dans  l'œil  de  Suzanne  entre 
deux  larmes*d'humilité ,  c'est  la  seule  manière 
d'expliquer  son  affliction.  )  «  Toute  la  chair 
n'est-elle  pas  comme  du  foin  ?  comme  de  l'ar- 


TRISTRAM    SHANDT.  ç3 

gile?  (  comme  de  la  boue  ?  »  )  (Tous  regardè- 
rent le  marmiton  ;  il  continuait  à  écurer  son 
chaudron  :  il  n'était  pas  beau.  ) 

«  Qu'est-ce  que  la  beauté  ?  continua  Trim. 
—  (Je  passerais  ma  vie  à  entendre  le  caporal, 
disait  Suzanne.  )  Qu'est-ce  que  le  plus  beau 
visage  qu'on  ait  jamais  vu  1  Suzanne  avait  mis 
sa  main  sur  l'épaule  du  caporal.)  Qu'est-ce 
autre  chose  que  de  la  corruption  ?  »  (  Suzanne 
la  retira.  ) 

Mais  c'est  pour  cela  même  que  je  vous  aime, 
ô  femmes  !  c'est  ce  délicieux  mélange  qui  vous 
rend  de  si  chères  et  de  si  charmantes  créatu- 
res. Eh  !  qui  pourrait  vous  en  faire  un  crime? 
qui  pourrait  vous  en  vouloir?  Celui-là,  s'il  en 
existe  un  seul,  reçut  une  citrouille  au  lieu  d'un 
cœurj  et  qu'on  le  dissèque,  on  verra  si  j'ai 
menti. 

CHAPITRE    CLXVIII. 

Trim  achève. 

Ou  Suzanne,  dont  l'amour-propre  s'était 
senti  un  peu  choqué,  rompit  la  chaîne  des 
idées  du  caporal  >  en  retirant  ainsi  brusque- 
ment sa  main  de  dessus  son  épaule. 


94  TJUSTHÀM    SHANDY. 

Ou  te  caporal  commença  à  soupçonner  qu'il 
avait  été  sur  les  brisées  du  docteur,  et  qu'il 
avait  parlé  plutôt  comme  un  chapelain  que 
comme  un  soldat. 

Ou  bien....  ou  bien....  car  dans  de'  sembla- 
bles cas  ,  avec  un  peu  d'esprit  et  d'invention , 
on  pourrait  aisément  remplir  dix  pages  de 
suppositions.  Que  les  physiologistes  ou  tous 
autres  curieux  déterminent,  s'ils  le  peuvent  > 
quelle  en  fut  la  véritable  cause;  il  n'en  est  pas 
moins  certain  que  le  caporal  reprit  ainsi  sa  ha- 
rangue : 

«  Quant  à  moi,  je  déclare  qu'en  rase  cam- 
pagne je  me  ris  de  la  mort.  Dieu  me  damne  ! 
ajouta  le  caporal,  en  faisant  craquer  ses  doigts, 
mais  avec  un  air  que  lui  seul  pouvait  donner 
au  sentiment,  un  jour  de  bataille,  je  ne  m'en 
soucie  non  plus  que  de  cela.  Pourvu  toutefois 
qu'elle  ne  me  prenne  pas  en  traître ,  comme  ce 
pauvre  Gibbons ,  qui  fut  tué  en  lavant  son  fu- 
sil. Qu'est-ce  en  effet  que  la  mort?  Une  dé- 
tente lâchée ,  un  pouce  ou  deux  de  baïonnette 
dans  le  poumon  ou  dans  le  cœur  :  tout  cela  re- 
vient au  même. 

«  Regardez  le  long  de  la  ligne,  à  main 
droite,  voyez,:  le;  coup  part,  Richard  tombe  ; 


TJIISTRAM    SfcÀffDY.  98 

non ,  c'est  Jacques  :  eh  bien  ,  s'il  est  mort,  il 
ne  souffre  plus.  Mais  qu'importe  lequel  ?  Dai- 
gne-t-on  s'en  informer  en  marchant  à  l'en- 
nemi? Que  dis-je?  dans  la  chaleur  de  la  pour- 
suite ,  on  ne  sent  pas  même  le  coup  qui  donne 
la  mort.  La  mort  !  il  ne  s'agit  que  de  la  braver. 
Celui  qui  la  fuit  court  dix  fois  plus  de  danger 
que  celui  qui  va  au-devant  d'elle.  Cent  fois  je 
l'ai  vue  en  face ,  ajouta  le  caporal ,  et  je  sais  ce 
que  c'est.  Dans  un  champ  de  bataille,  Oba- 
diah,  en  vérité,  ce  n'est  rien.  -~  Mais  au  lo- 
gis, ditObadiah,  elle  a  une  laide  mine.  — « 
Pour  moi,  dit  le  cocher,  je  n'y  pense  jamais 
quand  je  suis  sur  mon  siège.  —  À  mon  avis , 
dit  Suzanne,  c'est  au  Ht  quelle  est  la  plus  na- 
turelle. —  Si  elle  était  là ,  dit  Trim ,  et  que  , 
pour  lui  échappe* ,  il  fallût  me  fourrer  dans  le 
plus  chétif  havre-sac  qu'un  soldat  ait  jamais 
porté ,  je  le  ferais  tout  à  l'heure  ;  mais  cela  est 
dans  la  nature.  » 

-  «c  La  nature  est  la  nature  ,  dît  Jonathan.  — 
Et  c'est  ce  qui  fait,  s'écria  Suzanne,  que' j'ai 
tant  de  pitié  de  ma  pauvre  maîtresse.  Elle  n'en 
reviendra  jamais.  —*  Moi,  dit  le  caporal,  de 
toute  la  maison,  c'est  le  capitaine  que  je  plains 
davantage.  Madame  soulagera  sa  douleur  en 
pleurant,  et  monsieur  à  force  d'en  parler.  Mais 


9^  TRISTRÀM     SHANDY. 

mon  pauvre  maître  !  il   gardera  tout  pour  lui 
en  silence.  Je  l'entendrai  soupirer  dans  sou  li* 
pendant  un  mois  entier  ,  comme  il  fit  pour  le 
lieutenant  le  Fèvre.  Si  j'osais  représenter  à 
monsieur  qu'il  s'afflige  trop,  et  qu'il  devrait 
se  faire  une  raison  :  c'est  plus  fort  que  moi , 
Trim  ,  dira  mon  maître.  C'est  un  accident  si 
triste,  je  ne  saurais  l'ôter  de  là,  dira- 1- il  en 
montrant  son  cœur.  Mais  monsieur  cependant 
ne  craint  pas  la  mort  pour  lui-même?  J'es- 
père, Trim,  répondra-t-il  vivement,  que  je  ne 
crains  rien  au  monde  que  de  faire  le  mal.  Eh 
bien  1  ajoutera-t-il,  quelque  chose  qui  arrive , 
j'aurais  soin  du  fils  de  le  Fèvre.  Et  avec  cette 
pensée,  comme  avec  une  potion  calmante, 
monsieur  s'endormira.  » 

—  J'aime  à  entendre  les  histoires  de  Trim 
sur  le  capitaine ,  dit  Suzanne.  C'est  bien  le 
gentilhomme  du  meilleur  cœur  et  du  meilleur 
naturel  qu'il  y  ait  au  monde ,  dit  Obadiah.  — 
c(  Oui,  sans  doute,  dit  le  caporal;  et  aussi 
brave  qu'on  en  ait  jamais  vu  à  la  tête  d'un  pe- 
loton. Jamais  le  roi  n'a  eu  un  meilleur  officier, 
ni  Dieu  un  meilleur  serviteur.  Il  marcherait  sur 
la  bouche  d'un  canon ,  quand  il  verrait  la  mè- 
che allumée ,  prête  à  mettre  le  feu.  Eh  bien , 
ôtez-le  de  là ,  ce  même  homme  est  doux  comme 


TRISfAAM     SfrANrff.  §7 

tin  enfant,  il  ne  voudrait  pas  faire  de  mal  à 
lin  poulet.  >) 

—  J'ai  nierais  mieux  >  dit  Jonathan ,  mené? 
ce  gentilhomme-là  pour  sept  livres  sterlings 
jpar  an ,  qute  lout  autre  pour  huit.  —  «  Grand 
ïnerci  pour  les  vingt  schelings,  Jonathan.  Oui, 
Jonathan ,  ajouta  le  caporal ,  en  lui  secouant  la 
main  ,  c'est  comme  si  tu  avais  mis  cet  argent 
dans  ma  poche.  Pour  mon  compte,  je  le  servi- 
rais sans  gages  jusqu'au  jour  de  ma  mort ,  et 
je  lui  dois  bien  cette  marque  d'attachement.  O 
le  bon  maître  1  il  est  pour  moi  comme  un  ami, 
comme  un  frère;  et  si  j'étais  sûr  que  mon  pau-<- 
vre  frère  Tom  mourut ,  ajouta  le  caporal  en 
tirant  son  mouchoir  ,  quand  j'aurais  dix  mille 
livres  sterlings  ,  je  les  laisserais  au  capitaine 
jusqu'au  dernier  scheling.  » 

Trimfce  put  retenir  ses  larmes  en  donnâùtà 
son  maître  cette  preuve  testamentaire  de  soi! 
affection.  Toute  la  cuisine  en  fut  émue.  -^* 
Conte-nous  l'histoire  du  pauvre  lieutenant,  dit 
Suzanne.  -—  De  tout  mon  cœur  y  dit  le  caporal* 
Suzanne,  la  cuisinière,  Jonathan,  Obadiah 
et  le  caporal  Trim  formèrent  un  cercle  autour 
du  feu  ;  et  aussitôt  que  le  marmiton  eut  fermé 
la  porte  de  la  cuisine,  le  caporal  commença  eift 
tes  termes  * 

h.  7 


98  TRISTRÀM     SHA^DT. 

CHAPITRE    CLXIX. 

Je  reviens  à  ma  mère. 

Que  je  sois  pendu ,  si  je  n'ai  pas  oublié  ma 
mère  autant  que  si  je  n'en  avais  jamais  eu ,  et 
que  la  nature  m'eût  jeté  dans  un  moule ,  et 
m'eût  déposé  tout  nu  sur  les  bords  du  Nil  ! 

—  Ma  foi ,  madame  (c'est  à  la  nature  que 
je  parle)  si  c'est  vous  qui  m'avez  façonné,  il 
n'y  a  pas  de  quoi  vous  vanter.  Je  suis  fâché  de 
la  peine  que  vous  avez  prise;  mais  vous  avez 
commis' bien  des  gaucheries,  et  par  devant  et 
par  derrière ,  et  par  dedans  et  par  dehors. 

—  Comment ,  Tristram  !  et  cette  disposition 
d'esprit  qui  te  porte  à  n'être  étonné  de  rien  !  à 
la  bonne  heure  ;  je  vous  la  passe. 

* 

—  Et  cette  défiance  modeste  et  habituelle 
de  ton  propre  jugement ,  qui  fait  que  tu  ne 
t'échauffes  jamais ,  au  moins  pour  des  sujets 
qui  n'en  valent  pas  la  peine  !  —  Oh  I  pour  mon 
jugement ,  il  m'a  si  souvent  trompé  ,  que  je 
serais  un  sot  de  me  fier  à  lui. 

—  Et  cet  amour,  ce  respect  pour  la  vérité, 
qui  te  conduirait  au  bout  du  monde  pour  la 
retrouver,  quand  tu  crois  l'avoir  perdue.  — » 
Oui ,  j'aime  la  vérité  ;  mais  je  hais  encore  plus 


s. 


TRISTRÀM     SHÀNDY.  t)Q 

la  dispute  ;  et  si  cette  vérité  n'intéresse  ni  la 
religion  ni  la  société,  j'aime  mieux  l'aban- 
donner lâchement  >  et  souscrire  aux  opinions 
les  plus  extravagantes  y  que  d'entrer  en  lice 
pour  les  attaquer. 

D'ailleurs ,  je  crains  te  mal  par-dessus  tout; 
et  il  n'y  a  pas  d'opinion  si  sacrée ,  que  je  vou- 
lusse me  laisser  égratigner  pour  elle.  Aussi  me 
Buis-jede  tout  temps  promis  de  ne  jamais  m'en- 
rôler  dans  aucune  armée  de  martyrs,  soit  qu'on 
en  lève  une  nouvelle ,  soit  que  l'on  se  contente 
de  recruter  l'ancienne. 

Mais  il  est  temps  que  je  retire  ma  mère  de 
l'attitude  pénible  où  je  l'ai  laissée. 

CHAPITRE    CLXX. 

Itinéraire  de  commerce. 

L'opinion  de  mon  oncle  Tobie ,  madame  , 
était  ,  si  vous  vous  la  rappelez  ,  que  si  le  pré- 
teur Cornélius  Gallus  était  mort  dans  les  bras 
de  sa  femme  >  il  n'y  avait  pas  eu  de  péché.  Ma 
mère  n'en  avait  entendu  qu'un  seul  mot ,  et  ce 
mot  l'avait  prise  par  la  partie  la  plus  faible  de 
son  sexe...  j'espère  que  vous  ne  prenez  pas  le 
change.  Je  veux  dire ,  la  curiosité.  Elle  arran- 
gea à  sa  guise  tout  le  sujet  de  la  conversation  ; 


lOO  TRISTRAM     SfiANDT. 

et  une  fois  son  imagination  préoccupée  >  vous 
pouvez  croire  que  mon  père  ne  dit  pas  un  mot 
qui  ne  fut  attribué  par  ma  mère  ,  soit  à  elle  , 
soit  aux  affaires  de  sa  famille. 

Et  je  vous  prie  y  madame ,  où  demeure  la 
femme  qui  n'en  eût  pas  fait  autant  ? 

Du  genre  de  mort  étrange  de  Cornélius , 
mon  père  avait  fait  une  transition  à  la  mort  de 
Socrate  ;  et  il  donnait  à  mon  oncle  Tobie  un 
extrait  de  la  harangue  de  ce  philosophe  devant 
ses  juges.  Elle  était  irrésistible ,  non  pas  la 
harangue  de  Socrate,  mais  la  tentation  que 
mon  père  avait  d'en  parler,  H  avait  lui-même 
écrit  la  vie  de  Socrate  y  Tannée  qui  précéda  sa 
retraite  du  commerce.  Je  crains  même  que  cette 
raison  n'ait  contribué  à  le  lui  faire  quitter  plus 
tôt  y  si  bien  que  personne  n'était  en  état  de  pé- 
rorer sur  ce  sujet  avec  autant  de  pompe }  ' 
d'abondance  et  de  facilité  que  lui. 

11  se  livra  donc  à  toute  son  éloquence  ;  et 
^'adressant  à  mon  oncle  Tobie ,  comme  s'il  eût 
été  Socrate  devant  l'aréopage  >  il  emboucha  la 
trompette  héroïque.  Pas  une  période  qui  fut 
terminée  par  un  mot  plus  court,  que  transmi- 
gration ou  annihilation.  Pas  une  moindre 
pensée  que  celle  à! être  ou  de  ne  pas  être.  Dans 
Fexorde  >  pas  une  idée  qui  ne  fut  entièrement 


TMSTRÀM    SHANDT.  lOl 

neuve.  Comparant  la  mort  à  un  sommeil  long 
et  tranquille ,  sans  rêves  ,  sans  réveil.  Disant 
que  nous  et  nos  en/ans  étions  nés  pour 
mourir ,  mais  qu'aucun  de  nous  n'était  né 
pour  être  esclave.  Non ,  je  me  trompe  ,  ceci 
est  tiré  du  discours  d'Eléazar,  tel  qu'il  est 
rapporté  par  Josephe  (  Histoire  de  la  guerre 
des  Juifs  ).  Éléazar  avoue  qu'il  a  pris  celle 
pensée  des  philosophes  indiens.  Il  est  à  pré- 
sumer qu'Alexandre  le  grand  ,  dans  son  expé- 
dition des  Indes  ,  au  retour  de  la  Perse  qu'il 
avait  soumise ,  s'empara  de  cette  maxime , 
ainsi  qu'il  fit  de  bien  d'autres  choses.  Ce  fui  lui 
qui  la  rapporta  en  Grèce,  sinon  par  lui-même, 
(car  on  sait  qu'il  mourut  en  chemin  à  Baby- 
lone  )  au  moins  par  ses  lieutenans.  De  la  Grèce 
elle  arriva  à  Rome  ;  de  Rome  elle  passa  en 
France,  et  de  France  en  Angleterre.  Je  n'i- 
magine pas  quel  autre  chemin  elle  pourrait 
avoir  suivi  par  terre. 

Par  eau ,  elle  a  pu  facilement  descendre  le 
Gange  jusqu'au  sinus  gangique,  ou  baie  de 
Bengale  ,  et  de  là  dans  la  mer  des  Indes.  Sui- 
vant ensuite  la  voie  du  commerce  (  comme 
on  ne  connaissait  pas  alors  le  passage  parle  cap 
de  Bonne-Espérance),  elle  aura  été  portéq 
avec  d'autres  drogues  et  épices  parla  mer  Rou- 


103  TRISTRAM     SRANOT. 

ge  à  Jedcla  ,  à  la  Mecque  ,  ou  même  à  Tor  ou 
Suez ,  villes  situées  au  fond  du  Golfe  >  et  de  là, 
par  les  caravanes,  à  Coptos,  qui  n'en  estdis- 
tant  que  de  trois  jours  de  marche  ;  de  Coptos , 
le  Nil  l'aura  amenée  droit  à  Alexandrie ,  où 
elle  sera  débarquée  précisément  au  pied  du 
grand  escalier  de  la  bibliothcque'd' Alexandrie. 
Et  c'est  dans  ce  magasin  qu'on  aura  été  la  cher- 
cher. 

Bonté  du  ciel  t  combien  les  savans  de  noa 
jours  ont  étendu  le  commerce  ! 

i 
CHAPITRE    CLXXL 

Méprise  de  ma  mère. 

Mon  père  avait  une  manière  à  peu  près  sem- 
blable à  celle  de  Job.  Je  fais  cette  comparai- 
son, d'après  la  persuasion  religieuse  où  je  suis 
qu'il  a  existé  un  très-saint  et  très-malheureux 
personnage  du  nom  de  Job.  Mais  n'admirez-» 
vous  pas  l'audace  de  ces  petits  incrédules  qui, 
se  trouvant  embarrassés  à  fixer  l'ère  précise  ou 
ce  grand  homme  à  vécu  >  ne  sachant  ,  par 
exemple ,  s'il  faut  le  placer  avant  ou  après  les 
patriarches ,  aiment  mieux ,  pour  trancher 
toute  difficulté,  décider  qu'il  n'a  jamais  existé  ? 


TRISTRÀW    5HANDY.  ÎO? 

Est-ce  là  on  raisonnement?  C'est  une  barbarie  ; 
c'est  faire  justement  à  autrui  ce  que  nous  ne 
voudrions  pas  qui  nous  fut  lait.  Mais  je  reviens 
à  la  manière  de  mon  père. 

Quand  les  choses  tournaient  mal  pour  lui , 
et  surtout  dans  le  premier  mouvement  de  son 
impatience ,  pourquoi  suis-je  né?  s'écriait-il. 
Eh  !  que  fais- je  sur  la  terre  ?  Je  voudrais  être 
mort.  C'était  là  ses  moindres  imprécations. 
Mais ,  quand  sa  peine  devenait  excessive ,  et 
qu'elle  passait  toute  mesure  ,  monsieur ,  vous 
auriez  cru  entendre  Socrate  lui-même.  Tout 
respirait  en  lui  le  mépris  de  la  vie,  et  l'indiffé- 
rence sur  les  moyens  d'en  sortir. 

Ma  mère  avait  peu  lu  ;  mais ,  d'après  ce  que 
je  viens  de  dire ,  l'extrait  du  discours  de  So- 
crate ne  devait  pas  lui  paraître  étranger.  Elle 
le  prit  à  la  lettre.  Elle  écoutait  avec  attention 
et  recueillement ,  et  aurait  écouté  ainsi  jus- 
qu'au bout  ,  si  mon  père  ne  s'était  jeté  ,  sans 
trop  savoir  pourquoi,  dans  cette  partie  du 
plaidoyer  ,  où  le  grand  philosophe  récapitule 
ses  liaisons,  ses  alliances,  ses  enfans  ;  mais 
sans  se  flatter  que  le  tableau  puisse  le  sauver, 
ou  faire  impression  sur  ces  juges.  —  «  J'ai  des 
amis,  s'écriait  mon  père  ;  j'ai  des  parens;  j'ai 
trois  malheureux  enfans  !  » 


104  TRÏSTRAM   5HANDY, 

—  «  Comment  donc  !  monsieur  Shandy ,  dit 
ma  mère  en  ouvrant  la  porte ,  c'est  un  de  plus, 

—  «  Par  le  ciel ,  c'est  un  de  moins  ,  dit  mon 
père,  en  se  levant  et  en  quittant  la  chambre.  « 

CHAPITRE    CLXXII. 

Question  chronologique. 

—  «  Ce  sont  les  enfans  de  Socrate ,  dit  mon 
oncle  Tobie.  — *■  Bon  !  dit  ma  mère  ,  n'y  a-t-il 
pas  cent  ans  qu'il  est  mort  ?  » 

Mon  oncle  Tobie  n'était  pas  chronologiste  } 
mais,  ne  voulant  pas  admettre  légèrement  une 
époque  de  cette  importance ,  il  posa  tranquil-< 
lement  sa  pipe  sur  la  table ,  il  se  leva  ,  et 
prenant  doucement  ma  mère  par  la  main  > 
sans  lui  dire  une  parole,  il  sortit  pour  aller 
trouver  num  père ,  et  le  prier  d'éclaircir  sca 
doutes. 

CHAPITRE    CLXXIII, 

Entr*  actes. 

Si  cet  ouvrage  était  vme  ferce  ,  ce  qu'à  Dieu 
ne  plaise,  à  moins  qu'on  ne  veuille  dire  aveq 
Rousseau  : 

Ce  monde-ci n'tfl  i\uvn  oçÊprt  çotoî^aç* 


TA1STKAM  SHAVDT.  Io5 

si  cet  ouvrage ,  dis-je  ,  était  une  farce,  ce  serait 
le  cas  de  faire  disparaître  les  acteurs  pour  un 
moment ,  et  de  faire  jouer  les  violons. 

Tous  les  regards  ,  toutes  les  oreilles  se  por- 
tent vers  l'orchestre.  Chacun  y  déploie  ses  ta- 
lens.  On  s'accorde ,  on  n'est  pas  d'accord.  On 
part,  on  va  sans  mesure.  Le  maître  de  musique 
frappe  du  pied,  marque  les  temps.  Peu  à  peu 
les  traîneurs  arrivent ,  et  les  petits  défauts , 
comme  les  petits  agrémensdel'exécution  tota- 
le ,  sont  couverts  par  le  bruit  du  parterre. 

Le  parterre  !  descendons-y  pour  un  moment, 
je  vous  prie. 

Premier  interlocuteur.  Que  dites-vous  de 
ce  dernier  acte? 

Second  interlocuteur.  Pitoyable  ! 

Premier.  Vous  avez  bien  raison;  on  n'y 
comprend  rien. 

Second.  Bon  î  est-ce  que  l'auteur  s'est  com- 
pris lui-même  ? 

Premier.  Aucun  plan,  aucune  méthode. 

Second.  Nul  connaissance  de  l'art  drama- 
tique. 

Premiçr.  Que  dites- vous  des  caractères  ? 


106  TRlSTKiH    SHÂNDT. 

Troisième  interlocuteur.  Pour  moi ,  j'ai- 
merais assez  celui  de  l'oncle. 

Second.  Fi  donc!  un  vieux  fou!  et  puis  si 
béte.....  j'aimerais  mieux  le  père.  Au  moins  il 
est  instruit ,  et  il  parle  bien. 

Premier+Vous  moquez-vous?  La  plupart  du 
temps  il  ne  sait  ce  qu'il  dit.  Quant  au  capo- 
ral.... 

Second  et  troisième*  Oh!  nous  vous  l'aban- 
donnons. 

Premier.  Eh  bien!  je  l'abandonne  aussi. 

Troisième.  Que  pensez- vous  de  la  mère? 

Second.  Ma  foi!  c'est  une  femme  de  bon 
sens,  et  celle  qui  dit  le  moins  de  sottises. 

Premier.  Oui,  parce  que  c'est  elle  qui  parle 
le  moins. 

Troisième.  Pas  mal  trouvé  !  ehbien  !  je  m'en 
tiens  à  madame  Shandy . 

Premier.  Et  moi  aussi. 

Second.  Et  moi  aussi. 

Premier.  Sifflons  les  autres  à  mesure  qu'ils 
paraîtront. 

Second  et  troisième.  De  tout  mon  cœur» 


T&ISTRAH    SflÀNDY.  IO7 

Eh  bien ,  messieurs  ,  il  faut  vous  en  donner 
le  plaisir  :  les  voilà  qui  reviennent. 

CHAPITRE   CLXXIV. 

» 

Açis  aux  écrivains. 

Après  que  l'ordre  eut  été  un  peu  rétabli  dans 
la  famille,  et  que  Suzanne  eut  été  mise  en  pos- 
session de  sa  robe  de  satin  vert,  la  première 
chose  qui  vint  à  l'esprit  de  mon  père,  fut  de 
prendre  la  plume,  à  l'exemple  de  Xénophon , 
et  de  composer  une  Trislrapédie ,  ou  système 
d'éducation  pour  moi.  H  s'agissait  de  rassembler 
toutes  ses  idées  éparses,  ses  connaissances,  ses 
principes  et  d'en  faire  un  corps  d'instruction 
qui  pût  embrasser  toutes  les  différentes  époques 
de  mon  enfance. 

J'étais  le  dernier  rejeton  de  mon  père.  Il 
avait,  à  son  compte,  perdu  mon  frère  Robert 
en  entier',  et  moi  aux  trois  quarts  ;  c'est-à-dire  , 
qu'il  avait  été  malheureux  à  mon  égard  dans 
les  trois  choses  les  plus  essentielles.  Conception 
interrompue  par  une  sotte  question  de  ma  mère, 
nez  coupé  par  la  maladresse  du  docteur  Slop , 
nom  de  baptême  tronqué  par  l'imbécillité  de 
Suzanne.  Il  ne  restait  à  mon  père  d'autre  res- 


108  TftlSTRÀM     SHAKDT, 

source  que  celle  de  mon  éducation;  aussi  s'y 
adonna- t-il  avec  autant  de  zèle  que  mon  oncle 
Tobie  en  eût  jamais  mis  à  sa  doctrine  des  pro- 
jectiles; mais  il  y  avait  entre  eux  une  grande 
différence.  Mon  oncle  Tobie  avait  tout  appris 
de  Nicolas  Tartaglia  ;  mon  père  n'avait  pas  de 
maître;  il  tirait  tout  de  son  propre  fonds  ;  ou  , 
s'il  empruntait  quelque  chose  des  autres,  il  se 
donnait  tant  de  peine  pour  le  tourner  et  le 
retourner,  jusqu'à  ce  qu'il  devînt  propre  à  son 
usage,  que  c'était  presque  le  même  embarras 
pour  lui. 

Mon  père  y  travailla  pendant  trois  ans  et 
plus,  et ,  au  bout  de  ce  temps,  il  était  à  peine 
parvenu  à  la  moitié  de  l'ouvrage.  Comme  tous 
les  écrivains ,  il  rencontra  des  difficultés.  II 
s'était  d'abord  flatté  qu'il  pourrait  rassembler 
et  faire  relier  tout  ce  qu'il  avait  à  dire  dans  un 
seul  volume  ,  assez  petit  pour  être  pendu  au 
trousseau  de  ma  mère  parmi  ses  clefs  :  la  ma- 
tière s'étendait,  grossissait  sous  sa  main..* 
Qu'aucun  homme  ne  dise  en  s'asseyant  à  son 
bureau  :  Je  vais  écrire  un  //z-12. 

Mon  père  cependant  s'y  livra  tout  entier, 
et  avec  un  zèle  infatigable  ;  composant,  médi- 
tant, travaillant  chaque  ligne  et  chaque  mot 
avec  autant  de  précaution  et  de  circonspection 


trîstràm  s&ÀtfûY.  tog 

(quoique  non  pas  peut-être  par  un  principe 
si  religieux  )  que  Jean  de  la  Casa,  cet  archevê- 
que de  Bénévent,  qui  passa  quarante  ans  de  sa 
vie  à  composer  sa  Galathèe,  laquelle  Galathée, 
au  bout  de  ce  temps,  n'avait  pas  la  moitié 
de  volume  et  d'épaisseur  du  Messager  boi- 
teux. 

À  moins  d'être  comme  moi  dans  le  secret, 
on  ne  devinerait  jamais  comment  ce  saint 
homme  put  y  employer  tant  de  temps  ;  hors 
qu'il  n'en  passât  la  plus  grande  partie  à  pei- 
gner ses  moustaches,  ou  à  jouer  à  la  prime 
avec  son  chapelain.  AÇais  je  veux  le  dire  à  la 
face  de  l'univers ,  je  veux  expliquer  la  méthode 
de  Jean  de  la  Casa,  ne  fut-ce  que  pour  l'en- 
couragement du  petit  nombre  d'auteurs  qui 
écrivent  pour  la  gloire  plus  que  pour  l'argent 

J'avoue ,  monsieur,  que  si  Jean  de  la  Casa , 
(  dont  j'honore  et  respecte  infiniment  la  mé- 
moire au  dépit  de  sa  Galathée),  n'eut  été 
qu'un  clerc  obscur,  d'un  génie  étroit,  d'un 
esprit  lourd ,  qu'un  homme  médiocre  enfin , 
lui  et  sa  Galathée  auraieut  pu  rouler  ensemble 
pendant  neuf  cent  soixante-cinq  ans ,  ce  qui, 
je  crois ,  est  l'âge  que  vécut  Mathusalem ,  je 
n'aurais  pas  pris  la  peine  de  relever  ce  phéno- 
mène. 


HO  TftlSTfcAM    SHANfcY. 

Mais,  monsieur,  Jean  de  la  Casa  n'était 
rien  moins  qu'un  hommme  médiocre.  Il  avait 
un  génie  facile ,  un  esprit  élégant,  une  imagi- 
nation riche.  Mais  ,  avec  tous  ces  grands  avan- 
tages qu'il  avait  reçus  de  la  nature  >  et  qui  de- 
vaient l'encourager  à  poursuivre  sa  Galathée  f 
croiriez- vous,  monsieur,  que  le  jour  le  plus 
long  de  l'été  lui  suffisait  à  peine  pour  en  écrire 
une  ligne  et  demie.  Oh!  dites-vous ,  c'est  abuser 
de  la  patience  des  gens* 

Non,  monsieur  >  voici  le  fait. 

Monseigneur  l'archevêque  de  Bénévent  s'é* 
tait  mis  dans  la  tête  que  les  premières  idées  de. 
tout  chrétien  qui  se  mêlait  d'écrire ,  non  pas 
pour  son  amusement  particulier  ,  mais  avec  le 
projet  de  donner  son  ouvrage  au  public,  étaient 
toujours  une  suggestion  du  diable.  C'était-là 
le  sort  des  écrivains  ordinaires.  Mais,  quand 
cet  écrivain  se  trouvait  être  un  personnage  im- 
portant y  un  homme  revêtu  d'un  caractère  vé- 
nérable, soit  dans  l'Eglise,  soit  dans  l'état, 
«  alors ,  disait  l'archevêque  de  Bénévent ,  du 
moment  qu'il  prend  la  plume,  tous  les  diables 
de  l'enfer  sortent  de  leurs  cachots  pour  venir 
le  tenter  ;  ils  tiennent  leurs  assises  autour  de 
lui;  il  n'a  plus  une  pensée  dont  il  puisse  être 
assuré  :  elles  sont  toutes  l'ouvrage  du  démon. 


v 


TR1STRAU   SHANDT.  lit 

Elles  ont  beau  lui  paraître  bonnes,  excellentes 
même,  il  n'importe.  Quelque  forme  qu'elles 
prennent,  c'est  toujours  quelque  suggestion 
diabolique ,  contre  laquelle  il  doit  se  tenir  eu 
garde.  Oui ,  s'écriait  l'archevêque ,  la  vie  d'un 
auteur,  quoiqu'il  se  persuade  peut-être  le  con- 
traire ,  doit  se  passer  à  combattre  plus  qu'à 
écrire,  et  son  noviciat  est  le  même  que  celui 
d'un  guerrier.  La  mesure  de ,  leur  résistance 
est ,  pour  l'un  comme  pour  l'autre ,  la  mesure 
de  leur  talent.  » 

Cette  Théorie  lumineuse  de  Jean  de  la  Casa 
transportait  mon  père;  et,  s'il  avait  pu  l'accor- 
der entièrement  avec  sa  croyance,  je  ne  doute 
point  qu'il  n'eût  donné  de  grand  cœur  les  dix 
meilleurs  arpens  de  son  domaine  de  Shandy 
pour  en  avoir  été  l'inventeur.  J'expliquerai 
quelque  jour ,  en  parlant  des  opinions  religieu- 
ses de  mon  père,  jusqu'à  quel  point  il  croyait 
au  diable.  Pour  le  moment,  il  suffît  de  dire 
que  y  n'ayant  pas  cet  honneur-là ,  dans  le  sens 
littéral  de  la  doctrine  reçue ,  il  se  contentait 
d'en  prendre  l'allégorie.  Il  disait  souvent ,  sur- 
tout lorsque  sa  plume  était  un  peu  paresseuse, 
qu'il  y  avait  autant  de  sens,  de  vérité  et  de 
connaissance  cachés  dans  la  parabole  de  Jean 
de  la  Casa ,  que  dans  aucune  des  fictions  poéti- 


Uâ  TklSïilAM    SÊTÀKbt, 

ques,  ou  des  annales  mystérieuses  de  l^ariti* 
quité. 

«  Le  diable,  disait-il,  n'est  autre  chose  que* 
le  préjugé  :  la  quantité  de  préjugés  que  nous 
suçons  avec  le  lait  de  nos  mères,  vbilà,  frère 
Tobie,  les  diables  qui  rôdent  autour  de  nous  , 
qui  président  à  nos  veilles  ;  et  si  un  écrivain 
s'abandonne  lâchement  à  leur  impulsion,  que 
sortira-t-ôl  de  sa  plume?  Rien,  s'écriait-il,  eu 
jetant  la  sienne  avec  colère ,  rien  que  le  résul- 
tat trivial  du  caquet  des  nourrices,  et  des  ab- 
surdités de  toutes  les  bonnes  femmes  (  je  dis 
des  deux  sexes  )  dont  le  royaume  est  peuplé.» 

Je  n'entreprendrai  pas  de  donner  une  meil- 
leure raison  de  la  lenteur  avec  laquelle  mou 
père  avançait  sa  Tristrapédie.  J'ai  déjà  dit 
qu'après  trois  ans  et  plus  d'un  travail  opiniâ* 
tre,  il  en  était  à  peine  à  la  moitié.  Ce  qu'il  y 
eut  de  fâcheux ,  c'est  que,  pendant  tout  ce 
temps,  je  fus  négligé,  et  entièrement  aban- 
donné à  ma  mère  ;  et  ce  qui  n'était  pas  util 
moindre  inconvénient ,  c'est  que  la  première 
partie  de  l'ouvrage,  qui  était  la  plus  soignée, 
et  à  laquelle  mon  père  avait  pris  le  plus  de 
peine,  devenait  absolument  perdue  pour  moi. 
Chaque  jour,  chaque  heure  en  rendait  une  ou 
deux  pages  inutiles. 


TRISTHÀM   SHÀlfDT.  Il3 

Ce  fut  certainement  pour  rabaisser  l'orgueil 
de  l'humaine  sagesse ,  que  la  Providence  per- 
mit qu'un  des  plus  sages  d'entre  les  hommes 
s'abusât  ainsi  lui-même ,  et  manquât  son  but 
en  le  poursuivant  trop  vivement. 

Quoiqu'il  en  soit,  mon  père  multiplia  telle- 
ment ses  actes  de  résistance;  ou,  pour  par- 
ler autrement,  il  avança  si  lentement  dans  son 
ouvrage ,  et  je  me  mis  à  vivre  et  à  croître  si 
vite,  que  je  l'aurais  laisse  tout-à-fait  derrière 
moi ,  et  que  son  instruction  eût  été  perdue 
pour  la  génération  à  laquelle  il  l'avait  desti- 
née ,  sans  un  petit  accident  que  je  ne  veux 
pas  cacher  un  seul  moment  au  lecteur ,  si  je 
peux  trouver  le  moyen  de  le  raconter  avec 
décence. 

CHAPITRE   CLXXV. 

Patatras. 

Ce  n'était  rien.  Je  ne  perdis  pas  deux  gouttes 
de  sang.  Ce  que  je  souffris  par  accident ,  mille 
le  souffrent  par  choix.  Cela  ne  méritait  pas 
d'appeler  un  chirurgien ,  eût-il  demeuré  tout 
proche.  Le  docteur  Slop  en  fit  dix  fois  plus  de 
bruit  que  la  chose  n'en  valait  la  peine. 

h.  8 


'Ut       T 


Il/f  TItlSTRAM    «HA5DT. 

Quelques  hommes  se  sont  fait  un  nom  par 
l'art  de  suspendre  de  grands  poids  avec  de 
petits  fils  de  métal  ;  et  moi ,  Tristram  Shandy , 
je  paie  encore  aujourd'hui  (10  août  mil  sept 
cent  soixante-un  )  ma  part  de  leur  réputation. 
Oh  !  il  y  aurait  de  quoi  faire  damner  un 
saint,  de  voir  l'enchaînement  de  tout  ce  qui 
arrive  en  ce  monde  !  La  servante  avait  oublié 
de  mettre  un  pot  de  chambre  sous  le  lit.  —  Ne 
pouvez-vous  y  me  dit  Suzanne  ,  en  soulevant 
le  châssis  de  la  fenêtre  d'une  main ,  et  m'ame- 
nant  tout  près  de  la  banquette  avec  l'autre, 
ne  pouvez-vous  y  mon  petit  ami  y  essayer  pour 
une  fois  de  vous  en  passer  ? 

J'avais  alors  cinq  ans.  Suzanne  ne  fit  pas 
réflexion  que  de  père  en  fils  nous  portions 
un  nez  ridiculement  raccourci;  témoin  mon 
bisaïeul.  Pan  !  le  châssis  retomba  sur  nous 
comme  un  éclair.  —  Tout  est  perdu  !  s'écria 
Suzanne ,  tout  est  perdu  1  je  n'ai  plus  qu'à  me 
sauver. 

Elle  voulait  s'enfuir  chez  ses  parens;  la  maison 
de  mon  oncle  Tobie  lui  parut  un  asile  plus 
assuré.  Suzanne  y  vola. 


TJIISTKAM  SRANDT.  Il5 

CHAPITRE   CLXXVL 

Complices  découverts. 

Le  capoTal  pâlit  d'effroi  quand  Suzanne  lui 
raconta  l'accident  de  la  fenêtre ,  avec  toutes 
les  circonstances  de  ce  meurtre  (  car  c'est  ainsi 
qu'elle  l'appelait.  )  Comme  dans  les  affaires 
de  cette  nature ,  ce  sont  souvent  les  complices 
qui  sont  tout ,  la  conscience  de  Trim  l'avertit 
qu'il  était  aussi  coupable  que  Suzanne  ^  et  y 
suivant  ce  principe,  mon  oncle  Tobie  avait 
autant  de  part  au  meurtre .  que  chacun  d'eux. 
Ainsi  la  raison  ni  l'instinct,  ensemble  ou  sépa- 
rés, ne  pouvaient  avoir  guidé  les  pas  de  Suzanne 
vers  un  asile  plus  propice. 

Je  pourrais  laisser  cette  énigme  à  deviner 
au  lecteur  j  mais ,  pour  former  seulement  une 
hypothèse  un  peu  vraisemblable  ,  il  faudrait 
qu'il  se  cassât  la  tête  pendant  trois  semaines  ; 
à  moins  qu'il  ne  fut  doué  d'une  sagacité  que 
le  lecteur  n'a  jamais  eue.  Je  ne  veux  pas  le 
mettre  à  cette  épreuve,  ou  plutôt  à  cette  tor- 
ture ;  et  ?  comme  l'affaire  me  regarde  seul } 
c'est  à  moi  seul  de  l'expliquer. 


v 


n6 


TRISTHAM    SHANDY. 


CHAPITRE    CLXXVIL 


A  qui  la  faute  ? 

— -  u  N'est-ce  pas  une  honte  ,  Trim  ,  disait 
un  jour  mon  oncle  Tobie ,  en  s'appuyant  sur 
l'épaule  du  caporal,  comme  ils  étaient  à  visiter 
leurs  ouvrages,  que  nous  n'ayons  pas  deux 
pièces  de  campagne  à  monter  dans  la  gorge  de 
cette  nouvelle  redoute?  elles  assureraient  toute 
la  longueur  des  lignes,  et  rendraient  de  ce 
côté  l'attaque  tout-à-fait  complète.  Ne  pour- 
rais-tu ,  Trim,  m'en  faire  fondre  une  couple  ? 

—  «  Monsieur  les  aura ,  répliqua  Trim , 
avant  qu'il  soit  demain.  » 

C'était  la  joie  du  cœur  de  Trim  (et  jamais 
sa  fertile  tête  ne  manqua  d'expédiens  pour  j 
parvenir);  c'était,  dis-je,  la  joie  de  son  cœur, 
de  satisfaire  les  moindres  fantaisies  de  mon  on- 
cle Tobie  ,  et  celles  surtout  qui  étaient  relati- 
ves à  ses  sièges  et  à  ses  campagnes.  Eût-ce  été 
son  dernier  écu  ,  Trim  en  aurait  fait  joyeuse- 
ment le  sacrifice  pour  prévenir  un  seul  désir  de 
son  maître.  Déjà  en  rognant  le  bout  des  tuyaux 
de  mon  oncle  Tobie  ,  hachant  et  ciselant  les 
bords  de  ses  gouttières  de  plomb,  fondant  son 
plat  à  barbe  d'étain ,  montant  enfin  ,  comme 


TRISTRAM     SHANDY.  II7 

Louis  XIV  ,  jusque  sur  les  clochers  ,  pour 
épargner  le  trésor  public  ;  déjà  ,  dis-je  celte 
même  campagne  ,  le  caporal  avait  établi  huit 
nouvelles  batteries  de  canon ,  sans  compter  deux 
demi-coulevrines.  Mais  mon  oncle  Tobie  de- 
mande encore  deux  pièces  de  campagne  pour 
la  redoute.  Trim  a  promis  de  les  fournir  ;  que 
fera-t-il?  Toutes  ces  ressources  sont-elles  épui- 
sées? 

Non  ,  il  prendra  les  deux  contre-poids  de 
plomb  ,  qui  suspendent  et  soutiennent  le  châs- 
sis de  la  fenêtre  de  la  chambre  de  la  nourrice  j 
et  y  comme ,  les  contre-poids  étant  ôtés ,  les 
poulies  ne  servent  plus  à  rien,  il  s'en  emparera 
aussi }  et  il  en  fabriquera  une  paire  de  roues 
pour  un  de  ses  affûts. 

U  y  avait  long-temps  que  le  caporal  avait  dé- 
mantelé toutes  les  fenêtres  de  la  maison  de 
mon  oncle  Tobie  pour  le  même  objet,  mais 
non  pas  toujours  dans  le  même  ordre;  car 
quelquefois  il  avait  eu  besoin  des  poulies  et  non 
du  plomb  :  alors  il  commençait  par  les  poulies. 
Celles-ci  ôtées  ,  le  plomb  devenait  inutile  ;  et 
c'était  autant  de  pris  et  de  fondu. 

On  pourrait  tirer  delà  une  belle  et  grande 
morale  ;  mais  je  n'en  ai  pas  le  temps.  C'est 
assez  de  dirq  que ,  de  quelque  façon  que   la 


Il8  TRISTRAlf   SHAKDT. 

démolitiou  commençât ,  elle  était  également 
fatale  à  la  fenêtre. 


CHAPITRE   GLXXVIIL 

Procédé  généreux.  • 

En  fabriquant  son  artillerie  }  le  caporal  s'é- 
tait bien  gardé  de  confier  son  secret  à  per- 
sonne; ainsi  il  lui  était  facile  de  se  tirer  d'à  flaire 
sans  se  compromettre  ,  et  de  laisser  supporter 
à  Suzanne  ,  comme  elle  pourrait,  tout  le  poids 
de  la  chute  de  ce  maudit  châssis.  Mais  le  vrai 
courage  est  trop  au-dessus  de  cette  lâche  poli- 
tique. Le  caporal,  spit  comme  général,  soit 
comme  contrôleur  d'artillerie ,  était  la  vérita- 
ble origine  du  mal;  il  pensait  que,  sans  lui-, 
jamais  l'accident  ne  serait  arrivé,  du  moins  de 
la  façon  de  Suzanne.  Comment  vous  seriez- 
vous  conduit ,  monsieur  l'abbé  ?  Le  caporal  se 
décida  sur-le-champ  ,  non  pas  à  se  mettre  à 
l'abri  derrière  Suzanne ,  mais  à  lui  en  servir 
lui-même  ;  et  avec  cette  résolution  dans  l'ame, 
il  marcha  droit  au  salon ,  pour  exposer  toute 
cette  manœuvre  devant  mon  oncle  Tobie. 

Mon  oncle  Tobie  venait  précisément  de  ra- 
conter à  Yorick  les  détails  de  la  bataille  de 


* 


TRISTRÀM   SHANOT.  HQ 

Steinkcrque ,  et  de  l'étrange  conduite  du  comte 
de  Solme  qui  fit  faire  halte  à  l'infanterie  ,  et 
fit  marcher  la  cavalerie  dans  un  terrain  où  elle 
ne  pouvait  agir  ;  ce  qui  était  directement 
contraire  à  l'ordre  du  roi,  et  fut  cause  de  la 
perte  de  cette  journée. 

Il  y  a  quelques  familles  où  tous  les  incidens 
se  trouvent  lies  entre  eux  si  naturellement,  que 
leur  enchaînement  va  presque  au-delà  de  l'in- 
vention d'un  écrivain  dramatique.  Je  ne  parle 
pas  des  dramatiques  modernes. 

Trfan  posa  son  premier  doigt  à  plat  sur  la 
table ,  puis  ,  en  le  frappant  à  angle  droit  avec 
le  tranchant  de  son  autre  main  ,  il  trouva  moyen 
de  raconter  mon  histoire ,  de  manière  que  les 
prêtres  et  les  vierges  auraient  pu  l'écouter  sans 
rougir.  Après  quoi  le  dialogue  continua  comme 
il  suit. 

CHAPITRE    CLXXIX. 

Mon  onde  Tobie  s'emporte. 

—  «  J'aimerais  mieux  passer  dix  fois  par  les 
baguettes,  s'écria  le  caporal  en  finissant  l'his- 
toire de  Suzanne ,  que  de  souffrir  qu'il  lui  fut 
fait  aucun  mal.  Avec  la  permission  de  mon- 
sieur, c'est  ma  faute,  et  nullement  la  sienne  ». 


120  TIUSTRÀM     SHANOT. 

—  <(  Caporal  Trim ,  répondit  mou  oncle 
Tobic,  en  prenant  son  chapeau  sur  la  table  et 
le  posant  sur  sa  tête ,  si  on  peut  appeler  faute 
ce  que  la  nécessité  du  service  exige,  je  suis  le 
seul  à  blâmer.  Vous  avez  dû  obéir  à  vos  or- 
dres. » 

—  «  Si  le  comte  de  Solme ,  mon  pauvre 
Trim,  eut  obéi  aux  siens  à  la  bataille  de  Stein- 
kerque  ,  dit  Yorick  (  en  ralliant  un  peu  le  ca- 
poral ,  qui  avait  été  houspillé  par  un  dragon 
dans  la  retraite)  il  t'aurait  sauvé. —Sauvé  ! 
s'écria  Trim  ,  interrompant  Yorick;  il  aurait , 
ne  vous  en  déplaise  ,  sauvé  cinq  bataillons  en- 
tiers. Ces  pauvres  régimens  de  Cut ,  continua 
le  caporal ,  en  posant  le  premier  doigt  de  sa 
main  droite  sur  le  pouce  de  sa  main  gauche , 
et  les  comptant  sur  chacun  de  ses  doigts  ,  ces 
pauvres  régimens  de  Cut,  Mackay,  Augus, 
Graham  et  Leven ,  furent  entièrement  taillés 
vn  pièces  j  et  les  gardes  anglaises  l'eussent  été 
de  même ,  sans  quelques  régimens  de  la  droite 
qui  marchèrent  courageusement  à  leur  secours, 
et  reçurent  à  bout  portant  le  feu  de  l'ennemi, 
avant  de  tirer  un  seul  coup  de  fusil.  J*espère , 
ajouta  Trim  ,  qu'ils  iront  au  ciel ,  pour  cette 
seule  action.  —  Trim  a  raison ,  dit  mon  oncle 
Tobic  ,  il  a  parfaitement  raison.  » 


X  "-" 


^*" 


TRISTRAA    SHÀNOr.  121 

—  «  Que  signifiait,  continua  le  caporal,  de 
faire  marcher  la  cavalerie  dans  un  terrain  si 
étroit ,  et  où  les  Français  étaient  couverts , 
comme  il  le  sont  toujours ,  d'une  multitude  de 
Laies  de  broussailles ,  de  fossés  et  d  arbres  ren- 
versés cà  et  là  ?  Si  le  comte  de  Solme  nous  eut 
envoyés,  nous  autres  gens  de  pied ,  nous  aurions 
tiraillé  avec  eux,  et  nous  leur  aurions  tenu 
tête.  Il  n'y  avait  rien  à  faire  pour  la  cavalerie. 
Aussi ,  continua  le  caporal ,  le  comte  de  Sol- 
me ,  pour  sa  peine  ,  eut  son  infanterie  mise  en 
déroute  à  Landen,  la  campagne  d'après.  — 
G'est-là ,  dit  mon  oncle  Tobie  que  le  pauvre 
Trim  reçut  sa  blessure. 

—  «  Sauf  le  respect  de  monsieur ,  c'est  au 
comte  de  Solme  que  j'en  ai  toute  l'obligation. 
Si  nous  les  avions  étrillés  d'importance  à 
Steinkerque ,  ils  ne  nous  auraient  pas  battus  à 
Landen.  » 

—  «  Cela  est  très-  possible,  dit  mon  oncle 
Tobie,  quoique  les  Français  eussent  à  Landen 
l'avantage  d'un  bois.  Or ,  si  vous  laissez  à  ces 
gens-là  le  temps  de  se  retrancher,  il  est  certain 
qu'ils  vous  accableront  de  leur  feu.  11  n'y  a 
d'autre  moyen  que  de  n:archer  à  eux, recevoir 
leur  décharge,  et  tomber  dessus  la  bayonnette 
au  bout  du  fusil;  —  Péle-méle,  ajouta  Trim. — 


123  TRISTRAM   SHANDT. 

Hommes  et  chevaux  ;  dit  mon  oncle  Tobie.  — • 
Tête  baissée  et  la  pointe  en  avant ,  dit  le  capo- 
ral. —  D'estoc  et  de  taille  ,  dit  mon  oncle  To- 
bie. —  Sang  et  mort ,  bataille  enragée ,  s'écria 
le  caporal.  Point  de  quartier.  —Tue,  tue,  tue! 
s'écria  mon  oncle  Tobie.  » 

Yorick  rangea  un  peu  sa  chaise  de  côté, 
pour  s'éloigner  de  la  mêlée ,  et,  après  une 
pause  d'un  moment ,  mon  oncle  Tobie  ,  bais- 
sant la  voix  de  deux  ou  trois  tons ,  reprit  son 
discours  comme  vous  allez  voir. 

CHAPITRE    CLXXX. 

77  s  échauffe  déplus  en  plus. 

—  «  Le  roi  Guillaume,  dit  mon  oncle  To- 
bie ,  s'adressant  à  Yorick  ,  fut  si  terriblement 
irrité  contre  le  comte  de  Solme ,  de  ce  qu'il 
avait  désobéi  à  ses  ordres  ,  qu'il  lui  défendit 
de  paraître  devant  lui ,  et  qu'il  ne  consentit  à 
le  voir  que  plusieurs  mois  après.  » 

—  «  J'ai  bien  peur,  répondit  Yorick,  que 
monsieur  Shandy  ne  soit  aussi  irrité  contre  le 
caporal ,  que  le  roi  Guillaume  le  fut  contre  le 
pauvre  comte.  Mais,  continua-t-il,  il  serait 
bien  dur  pour  le  caporal,  dont  la  conduite  a 
été  si  diamétralement  opposée  f  celle  du  comte 


ÏRISTRÀM    SHANDT.  125 

de  Solme ,  de  n'obtenir  pour  récompense,  que 
la  même  disgrâce.  Ces  exemples-là  ne  sont  que 
trop  fréquens  dans  le  monde.  » 

—  «  J'aimerais  mieux ,  s'écria  mon  oncle 
Tobieen  se  levant ,  j'aimerais  mieux  faire  jouer 
la  mine ,  faire  sauter  mes  fortifications ,  mon 
château ,  et  m'ensevelir  avec  le  caporal  sous 
leurs  ruines  >  que  d'être  témoin*  d'une  telle  in- 
dignité. »  Le  caporal  fit  à  son  maître  une  demi- 
révérence  y  mais  si  affectueuse  et  si  reconnais- 
sante ,  qu'une  révérence  entière  en  aurait  moins 
dit. 

CHAPITRE    CLXXXL 
Il  part  y  il  arrive. 

—  «  Eh  bien  !  Yorick ,  dit  mon  oncle  To- 
bic  ,  vous  et  moi  nous  ouvrirons  la  marche  de 
front  ;  vous ,  caporal ,  vous  suivrez  à  quelques 
pas  derrière  nous ,  et  vous  serez  la  seconde 
ligne.  —  Et  avec  la  permission  de  monsieur, 
dit  Tri  m,  Suzanne  fera  l'aTrière-garde.  » 

C'était  une  excellente  disposition.  Et  dans 
cet  ordre ,  sans  tambour  battant ,  ni  enseignes 
déployées,  ils  marchèrent  lentement  de  la 
maison  de  mon  oncle  Tobie  au  château  de 
Shandy. 


1*4  TRISTRAM   SHAKDT. 

—  «  Encore ,  monsieur  Yorick  ,  dit  Trim , 
comme  ils  entraient  dans  la  cour ,  si  au  lieu 
du  contre-poids  de  la  fenêtre  ,  j'avais  un  peu 
rogné  le  coq  de  votre  église  ,  comme  j'en  avais 
eu  Fidée  !— Ne  serez-vous  jamais  las  de  rogner, 
répondit  Yorick.  » 

CHAPITRE   CLXXXIL 

te 

Chacun  à  sa  marotte* 

En  vain  j'ai  fait  de  mon  père  vingt  portraits 
différens.  En  vain  je  l'ai  représenté  sous  toutes 
sortes  de  formes  et  d'attitudes.  Vous  n'êtes  pas 
encore,  monsieur,  et  vous  ne  serez  jamais  en 
état  de  prévoir  ce  que  mon  père  pourra  pen- 
ser ,  dire  ou  faire ,  à  chaque  nouvelle  de  cir- 
constances. Il  y  avait  en  lui  tant  de  bizarrerie; 
sa  manière  était  si  imprévue,  si  peu  calculée, 
qu'il  venait  toujours  à  bout  de  confondre  vos 
plus  sages  combinaisons. 

A  dire  vrai,  le  sentier  qu'il  suivait  était  si 
éloigné  du  chemin  battu ,  qu'il  ne  voyait  rien 
comme  les  autres  hommes.  Tout  s'offrait  à  lui  „ 
sous  une  forme  et  sous  une  face  nouvelles.  Les 
objets  n'étaient  plus  les  mêmes.  En  un  mot, 
il  les  considérait  différemment. 


TRISTRÀM     SHANDT.  T!l5 

C'est  ce  qui  fait  que  ma  chère  Jenny  et  moi 
(  aussi-bien  que  tant  d'autres  qui  ont  été  avant 
nous,  et  quêtant  d'autres  qui  seront  après) 
avons  sans  cesse  des  disputes  interminables  sur 
rien.  Elle  regarde  une  chose  pa^r  un  côté;  je  la 
regarde  par  un  autre  $  et  nous  ne  pouvons  ja«- 
mais  nous  entendre* 

CHAPITRE    CLXXXIII. 

Digression  sans  digression. 

C'est  une  affaire  réglée,  et  je  n'en  fais  men- 
tion que  par  égard  pour  certain  membre  que 
je  connais  à  la  chambre  des  pairs,  lequel  porte 
aussi  loin  qu'il  se  puisse  le  talent  de  s'em- 
brouiller, même  en  dissertant  sur  le  fait  le  plus 
simple. 

Pourvu  que  l'on  ne  sorte  pas  du  sujet  que 
Ton  traite,  on  peut  faire  telles  excursions  que 
l'on  veut,  à  droite  ou  à  gauche ,  cela  ne  sau- 
rait proprement  s'appeler  une  digression. 

Ceci  étant  bien  convenu ,  je  prends  moi- 
même  la  liberté  de  revenir  un  peu  sur  mes 
pas. 


12Ô  TftISTRÀM  SHAftDT, 

CHAPITRE    CLXXXIV, 

On  y  court. 

Cinquante  mille  diables  aspergés  d'eau  bé- 
nite (je  ne  dis  pas  les  diables  de  l'archevêque 
de  Bénévent,  mais  ceux  de  Rabelais) ,  n'auraient 
pas  fait  un  cri  si  diabolique  que  celui  que  je  fis 
à  la  chute  de  la  fenêtre.  Ce  cri  lit  accourir  ma 
mère  chez  la  nourrice;  et  Suzanne  n'eut  que 
le  temps  tout  juste  de  s'échapper  par  l'escalier 
de  derrière,  tandis  que  ma  mère  montait  l'au- 
tre. 

Or,  quoique  je  fusse  assez  vieux  pour  pou- 
voir raconter  mon  histoire,  et  assez  jeune, 
j'espère,  pour  la  raconter  sans  malice,  cepen- 
dant Suzanne,  en  traversant  la  cuisine, l'avait 
dite  en  abrégé  à  la  cuisinière,  de  crainte  d'ac- 
cident. La  cuisinière  l'avait  rendue  à  Jonathan, 
avec  un  commentaire ,  et  Jonathan  à  Obadiah; 
de  sorte  qu'après  que  mon  père  eut  sonné  une 
demi-douzaine  de  fois  pour  savoir  ce  qui  était 
arrivé ,  Obadiah  fut  en  état  de  lui  en  rendre  un 
compte  exact,  et  de  lui  dire  tout  ce  qui  s'était 
passé.  —  Ma  foi!  j'y  pensais,  dit  mon  père, 
en  retroussant  sa  robe  de  chambre,  et  il  monta 
l'escalier. 


TRISTRAM    SHÀNDY.  H7 

De  ce  j'y  pensais  de  mon  père ,  on  voudrait 
peut-être  inférer  (quoiqu'à  dire  vrai  je  ne 
sache  pas  trop  pourquoi  )  ,  que  mon  père  en 
ce  moment  venait  d'écrire  ce  chapitre  remar- 
quable de  la  Tristrapédie ,  lequel  est  pour  moi 
le  plus  original  et  le  plus  amusant  de  tout  le 
livre;  je  veux  dire ,  le  chapitre  sur  les  fenêtres 
à  coulisse,  avec  une  diatribe  mordante  sur  la. 
négligence  des  femmes  de  chambre.  Mais  j'ai 
deux  raisons  pour  penser  autrement. 

La  première ,  c'est  que  si  mon  père  s'en  fût 
occupé  avant  l'accident,  il  n'eût  pas  manqué 
de  faire  clouer  et  condamner  la  fenêtre.  Cette 
opération  ,  vu  la  difficulté  avec  Laquelle  on  a 
vu  qu'il  composait  son  livre ,  lui  aurait  pris 
dix  fois  moins  de  temps  que  le  chapitre  qu'il 
aurait  fallu  écrire.  Je  pense  que  ce  petit  ar- 
gument paraîtra  convaincant,  et  qu'il  éloi- 
gnera même  l'idée  que  mon  père  ait  jamais  de 
sa  vie  songé  à  écrire  un  chapitre  sur  les  fenêtres 
à  coulisse  et  sur  les  pots  de  chambre.  Mais, 
pour  prévenir  toute  objection,  voici  la  seconde 
raison  que  j'ai  promise  au  lecteur,  et  que  j'ai 
l'honneur  de  soumettre  à  son  jugement. 

C'est  que ,  pour  compléter  la  Tristrapédie  à 
qui  ce  chapitre  manquait,  je  l'ai  écrit  moi- 
même. 


«8  TRISTRAM   SHANDT. 

CHAPITRE    CLXXXV. 

Recette  merveilleuse  pour  les  contusions. 

Mon  père  mit  ses  lunettes;  il  regarda,  il  ôta 
ses  lunettes ,  les  mit  dans  leur  étui ,  le  tout  en 
moins  d'une  minute  bien  comptée;  et,  sans 
ouvrir  la  bouche ,  il  se  retourna,  et  descendit 
précipitamment  l'escalier. 

Ma  mère  s'imagina  qu'il  allait  chercher  de 
la  charpie  et  du  basilicum ;  mais,  le  voyant 
revenir  avec  une  couple  à! in-folio  sous  le  bras> 
suivît  d'Obadiah  qui  portait  un  grand  puptre, 
elle  ne  douta  point  que  ce  ne  fut  un  traité  de 
botanique  ;  et  elle  tira  une  chaise  à  côté  du 
lit  ,  pour  qu'il  pût  consulter  le  cas  à  son  aise. 

Si  l'opération  est  bien  faite ,  dit  mon  père 
en  reprenant  la  section  :  De  sede  vel  subjecto 
circumcisionis  ;  car  ces  gros  livres  qu'il  avait 
montés  dans  le  dessein  de  les  examiner  et  de 
les  confronter  ensemble,  n'étaient  autres  que 
Spencer,  de  legibus  Hebrœorum  ritualibus > 
et  Maïmonides. 

Si  l'opération  est  bien  faite,  dit- il....  — 
Dites-nous  seulement,  cria  ma  mère,  quel  est 
le  meilleur  vulnéraire?  Ma  foi  !  dit  mon  père, 


thistîià*   shandt.  129 

c'est  l'affaire  du    docteur  Slop;   envoyez-le 
chercher  si  vous  voûtez» 

Ma  mère  descendit ,  et  mou  père  continua  k 

lire  la  section  :  — bien. fort  bien « 

très-bien ,  dit  mon  père à  merveille • 

Mais,  puisque  celte  méthode  est  si  utile,  tout 
est  le  mieux  du  monde.  Et  ainsi ,  sans  s'ar- 
rêter à  discuter  si  les  Juifs  avaient  pris  cet 
usage  des  Egyptiens,  ou  les  Egyptiens  des 
Juifs,  mon  père  se  leva;  puis  se  frottant  le 
front  deux  ou  trois  fois  avec  la  paume  de  sa 
main  (  comme  nous  avons  coutume  de  faire 
pour  effacer  les  vestiges  du  chagrin,  quand  le 
mal  qui  nous  arrive  se  tiouve  moindre  que 
nous  ne  Pavions  prévu),  il  ferma  le  livre,  et 
descendit  l'escalier. 

«  Eh  quoi!  dit-il  ( en  prononçant  le  nom 
d'un  peuple ,  à  chaque  marche  sur  laquelle  il 
posait  le  pied) ,  si  les  Egyptiens,  les  Syriens, 
les  Phéniciens,  les  Arabes ,  les  Gâppadociens  j 
si  les  habita  as  de  la  Colchide,  si  lesTirogloditeS, 
ont  eu  cette  coutume  ^  si  Solon  et  Pythagore 
s'y  sont  soumis,  qu'est-ce  que  Tristram,  et 
qui  suis- je  moi-même,  pour  m'en  affliger  ou 
m'en  plaindre  un  seul  moment?  » 


ii. 


100  TRISTRAlf     SHANDT. 

CHAPITRE  CLXXXVI. 

On  s'y  perd. 

—  «  Cher  Yorick ,  dit  mon  père  en  souriant, 
(Yorick  avait  rompu  la  ligne,  et  le  peu  de 
largeur  de  la  porte  l'ayant  forcé  de  défiler,  il 
ctait  entré  le  premier)  cher  Yorick ,  dit  mon 
père,  il  me  semble  que  notre  Tristram  accom- 
plit bien  durement  tous  ses  rites  religieux.  Ja- 
mais il  n'y  eut  fils  de  Juif,  de  Chrétien,  de 
ïurc  ou  d'infidèle ,  initié  d'une  manière  aussi 
oblique  et  aussi  maussade.  » 

—  Mais  j'espère,  dit  Yorick,  qu'il  n'y  a 
point  de  danger. — Il  faut,  continua  mon  père, 
qu'il  se  soit  passé  quelque  chose  d'étrange  dans 
quelque  recoin  de  l'écliptique ,  au  moment  de 
sa  formation.  Sur  ce  point,  dit  Yorick >  c'est 
vous  que  je  prendrais  pour  juge. —  Ce  sont  les 
astrologues ,  dit  mon  père ,  qu'il  faudrait  con- 
sulter. Mais  certainement  les  aspects  des  pla- 
nètes qui  auraient  du  être  favorables,  ne  se 
sont  pas  rencontrés  comme  ils  devaient;  Pop- 
position  de  leur  ascendance  a  manqué^,  ou  les 
génies  qui  président  à  la  naissance  étaient  oc- 
cupés ailleurs.  Enfin,  il  est  sur  que  quelque 


TtlSTRÀM     SHANDY.  l5l 

chose  a  été  de  travers,    soit  au-dessus,  soit 
au-dessous  de  nous.  » 

*—«  Cela  se  pourrait  bien,  répondit  Yorick.  » 
-~-  «Mais,  décria  mon  oncle  Tobie,  y  a-t-il 
du  danger  pour  l'enfant?  ■*—  Les  Troglodites 
disent  ^ue  non ,  répliqua  mon  père.  Et  les  théo- 
logiens. ...  •*-  Dans  quel  chapitre,  demanda 
Yorick?  » 

—  «  Je  ne  suis  pas  sur  duquel,  dit  mon 

porc. 

Mais  ils  nous  disent,  frère  Tobie,  que  cette 
méthode  est  très-bonne. — Pourvu ,  dit  Yorick  ; 
que  voua  fassiei  voyager  votre  fils  en  Egypte. 

—Je  l'espère  bien ,  dit  mon  père.  » 

—  «Tout  cela,  dit  mçn  oncle  Tobie,  est 
de  l'arabe  pour  moi.  —  Il  le  serait  pour  bien 
d'autres ,  dit  Yorick.  » 

— i-  et  Uus,  continua  mon  père,  fit  circoncire 
un  matin  toute  son  armée. —  Sans  cour  mar- 
tiale? sans  conseil  de  guerre?  s'écria  mon 
oncle  Tobie.  —  Je  sais ,  continua  mon  père  9 
en  s'adressant  à  Yorick ,  et  sans  faire  attention 
à  la  remarque  de  mon  oncle  Tobie  ;  je  sajs 
que  les  savaas  ne  sont  pas  d'accord  sur  Jlus. 
•Les  uns  le  prennent  pour  Saturne  3  d'autre? 
pour  TÊtre-supréme  ;  quelques-uns  même  veu- 
lent que  çg    fut  simplement  un  général  de 


l5*  TRISTHÀM    SttANDf. 

Pharao-néco.  —  Fut-ce  Pharao-néco  lui-mcnte, 
dit  mon  oncle  Tobie,  je  ne  sais  par  quel  ar- 
ticle du  code  militaire  il  pourrait  se  justifier.  » 

■—  «  Les  controversistes ,  poursuivit  mon 
père,  assignent  vingt-deux  raisons  en  faveur 
delà  circoncision.  A  la  vérité,  d'autres  qui 
ont  soutenu  l'avis  opposé  ;  ont  montré  combien 
la  plupart  de  ces  raisons  étaient  faibles.  Mais 
nos  meilleurs  théologiens  polémiques.  » 

— «  Je  voudrais,  interrompit  Yorick,  qu'il 
n'y  en  tut  pas  un  dans  le  royaume,  les  sub- 
tilités de  l'école  ne  servent  qu'à  embrouilller 
l'esprit  ;  et  une  once  de  théologie-pratique  vaut 
mieux  que  tout  l'ergotage  des  théologiens  po- 
lémiques. Ne  puis-je  savoir,  demanda  mon 
oncle  Tobie  à  Yorick,  ce  que  c'est  qu'un  théo- 
logien polémique? — Ma  foi  !  capitaine  Shandy, 
répondit  Yorick ,  c'est  une  espèce  de  charlatan 
qui  ne  vaut  guère  mieux  que  ceux  qui  mon- 
tent sur  les  tréteaux ,  et  j'ai  dans  ma  poche  le 
récit  d'un  combat  singulier  entre  Gymnast  et 
le  capitaine  Tripet,  où  l'on  en  trouve  la  meil- 
leure définition  que  j'aie  jamais  vue.  Je  vou- 
drais entendre  ce  récit ,  reprit  vivement  mon 
oncle  Tobie.  —  Tout  à  l'heure ,  si  vous  vou- 
lez ,  dit  Yorick.  —  Mais  le  caporal  m'attend  à 
la  porte ,  continua  mon  oncle  Tobie  /  et,  comme 


T1USTHÀM   SHANDT.  l35 

je  suis  sûr  que  la  relation  d'un  combat  rendra 
le  pauvre  garçon  plus  joyeux  que  son  souper  , 
de  grâce ,  fi  ère ,  permettez-lui  d'entrer.  —  De 
tout  mon  cœur ,  dit  mou  père.  » 

Trim  entra  droit  et  heureux  comme  un  em- 
pereur ;  et,  quand  il  eut  ferme  la  porte , 
Yorick  tira  son  livre  de  la  poche  droite  de  son 
habit ,  commença  sa  lecture  ,  et  l'acheva  sans 
être  interrompu.  Tout  le  monde  dormit  dès  la 
dixième  ligne. 

CHAPITRE    CLXXXVII. 

La  Tristrapédie. 

—  «  Le  premier  devoir  d'un  écrivain , 
Yorick,  dit  mon  père  quand  il  fut  réveillé,  c'est 
de  ne  rien  avancer  sans  preuve  ;  autrement , 
et  s'il  se  livre  à  tous  les  écarts  de  son  imagina- 
tion ,  son  ouvrage  ne  sera  qu'un  amas  bizarre 
de  faits  et  d'idées  sans  liaison  ,  dont  l'assem- 
blage  sera  monstrueux. 

«  Mais ,  dans  la  Tristrapédie ,  je  pose  en  fait 
que  je  n'ai  pas  avancé  un  seul  mot  qui  ne  soit 
aussi  clair  et  aussi  démontré  qu'une  proposi- 
tion d'Euclide.  Va  ,  Trim  ,  va  me  chercher  ce 
livre  sur  mon  bureau.  J'ai  souvent  eu  le  projet, 


l34  TRISTRAM    SHAN0Y. 

continua  mon  père,  de  le  lire,taût  avons, 
Yorick ,  qu'à  mon  frère  Tobie  ;  et  je  crains 
même  d'avoir  manqué  à  l'amitié  en  différant 
aussi  long-temps.  Mais  ,  si  vous  le  voulez  ,  nous 
en  lirons  un  ou  deux  chapitres  aujourd'hui  , 
autant  demain ,  et  ainsi  de  suite ,  jusqu'à  ce 
que  nous  l'ayons  achevé.  »  Mon  oncle  Tobie 
qui  était  la  cdmplaûancfe  même  ,  et  Yorick  qui 
était  sans  fiel  ,  approuvèrent  par  une  inclina- 
tion ;  et  le  caporal ,  quoiqu'il  ne  fut  pas  com- 
pris dans  le  compliment ,  mit  la  main  sur  sa 
poitrine ,  et  salua  comme  les  autres. 

La  compagnie  sourit.  —  Ce  garçon ,  dit 
Yorick,  paraissait  avoir  envie  de  dormir. — Le 
pauvre  diable  ,  dit  mon  oncle  Tobie ,  a  été  si 
fort  occupé  tout  lé  joui*  au  boulingrin  ;  et  moi- 
même....  Je  né  sais  comment  cela  s 'est  fait; 
mais  je  suis  bien  sur  que  cela  ne  nous  arrivera 
plus.  En  même  temps  mon  oncle  Tobie  alluma 
sa  pipe,  Yorick  rapprocha  sa  chaise  de  la  table, 
Trim  moucha  la  chandelle ,  mon  père  ranima 
le  feu,  prit  le  livre,  toussa  deux  fois,  et  com- 
mença. 


TM8TRAM    SUkVBt.  l35 

CHAPITRE    CLXXXVHI. 

Origine  des  fortifications. 

«  Les  trente  premières  page* ,  dit  mon  père 
en  retournant  les  feuillets ,  sont  on  peu  abs- 
traites ;  et  comme  elles  ne  sont  pas  intimement 
liées  au  sujet  y  nous  les  passerons  pour  le  mo- 
ment. C'est  une  introduction  servant  de  pré- 
face ,  continua  mon  père ,  ou  une  préface  ser-> 
vaut  d'introduction  (  car  je  n'ai  pas  encore 
déterminé  le  nom  que  je  lui  donnerai  )  ,  sur 
le  gouvernement  civil  et  politique  ;  et,  comme 
on  en  trouve  l'origine  dans  la  première  asso- 
ciation du  mâle  et  de  la  femelle  ,  je  m'y  suis 
trouvé  insensiblement  amené.  — -  Cela  était  na- 
turel, dit  Yoriek. 

-—ull  me  suffit  y  dit  mon  père ,  que  l'ori- 
gine de  la  société  «oit  (  comme  nous  le  dit 
Politien)  proprement  conjugale ,  c'est-à-dire, 
consistant  uniquement  dans  la  réunion  d'un 
homme  et  d'une  femme  ,  auxquels  Hésiode 
aioute  un  esclave.  Mais  coriime  il  est  à  croire 
que,  dans  ces  premiers  commencemeBs ,  il 
n'existait  pas  encore  d'esclaves,  le  premier 
principe  de  toute  société  se  trouve  réduit  à  un 
bomoue ,  une  femme  et  un  taureau . 


l36  tEISTRAM    «H  AND  T. 

—  «  Il  me  semble  que  c'est  un  bœuf,  dit 
Yorick  ,  citant  le  passage  (  êtttot  fxw  flrpaJwl* , 
yvvauz*  rt  jSfir  T**fo7r»p*.  )  Uu  taureau  eût  été  trop 
farouche  ,  trop  indocile.  — Il  y  a  encore  une 
meilleure  raison  ,  dit  mon  père ,  en  trempant 
saplame  dans  l'encrier;  c'est  que  le  bœuf  étant 
le  plus  patient  des  animaux  ,  et  le  plus  propre 
à  labourer  la  terre  ,  d'où  l'homme  devait  tirer 
sa  subsistance  ,  il  était  à  la  fois  l'instrument  et 
l'emblème  le  plus  convenable  que  le  créateur 
pût  associer  au  couple  nouvellement  joint.  » 

—  «  Mais  voici ,  dit  mon  oncle  Tobie ,  une 
raison  en  faveur  du  bœuf,  plus  forte  que  toutes 
les  autres.  (Mon  père  ne  put  prendre  sur  lui 
de  retirer  sa  plume  du  cornet  avant  d'avoir 
entendu  la  raison  de  mon  oncle  Tobie).  Quand 
la  terre  fut  labourée,  dit  mon  oncle  Tobie, 
que  les  moissons  eurent  paru  ,et  qu'il  fut  ques- 
tion de  les  renfermer,  alors  les,  hotomea  eurent 
recours  aux  palissades ,  aux  murs ,  aux  fossés  ; 
et  ce  fut  la  l'origine  des  fortifications.— Bien  l 
bien!  cher  Tobie ,  s'écria  mon  père.  »  11  effaça 
le  mot  taureau ,  et  mit  bœuf  à  sa  place. 

Mon  père  fit  signe  à,  Trîm  de  moucher  la 
chandelle  ,  et  résuma  ainsi  son  discours. 

«  Ce  qui  m'a  amené  à  cette  dissertation  , 
poursuivit-il  négligemment ,  etfermant  h  moitié 


T1USTRAM    SH1NDT.  I&7 

son  livre ,  c'est  que  je  voulais  montrer  l'origine 
de  cette  relation  que  la  nature  a  mise  entre  le 
père  et  son  enfant ,  aussi-bien  que  le  principe 
du  droit  et  de  la  juridiction  que  le  premier 
acquiert  sur  l'autre  par  le  mariage ,  par  l'a- 
doption ,  par  la  légitimation ,  enfin  par  la  pro- 
création. 

—  a  Je  considère  chaque  moyen  à  son 


rang.  » 


«  11  en  est  un  ,  répliqua  Y orick  ,  qui  ne  me 
semble  pas  d'un  grand  poids.  C'est  du  dernier 
que  je  parle  ;  et  en  effet ,  si  les  soins  du  père  se 
bornent  à  la  procréation  ,  je  ne  vois  pas  quels 
si  grands  droits  il  acquiert  sur  son  enfant ,  ni 
quels  si  grands  devoirs  celui-cicontracte  envers 
lui.  — Quels  devoirs!  s'écria  mon  père  ,  ceux  . 
de  la  créature  à  l'égard  du  créateur  ,  ceux  de 
Thomme  à  l'égard  de  Dieu. 

«  J'avoue ,  continua-t-il ,  qu'à  ce  compte 
l'enfant  n'est  pas  autant  sous  la  puissance  el 
la  juridiction  de  la  mère.  —  H  me  semble 
pourtant ,  dit  Yorick  ,  que  les  droits  de  la 
mère  sont  les  mêmes.  —  Elle  est  elle-même  sous 
l'autorité ,  dit  mon  père,  et  d'ailleurs,  ajou- 
ta-t-il ,  en  secouant  la  tête,  elle  n'est  pas, 
Yorick,  le  principal  agent.  —  Comment  cela? 
dit  mon  oncle  Tobie ,  en  quittant  sa  pipe.  — 


l58  THISTRAM     SHANDY. 

Cependant,  dit  mon  père,  sans  écouter  mon 

oncle  Tobie  ,  le  fils  est  tenu  au  respect  envers 

elle ,  comme  vous  pouvez  le  lire ,  Yorick,  dans 

le  premier  livre  des  Instituts;  de  Justinien  ,  au 

onzième  titre  de  la  dixième  section.  —  Je  puis, 

dit  Yorick ,  le  lire  aussi-bien  dans  le  caté- 
chisme. » 

CHAPITRE    CLXXXIX. 

Catéchisme  de  Trim. 

—  «  Qujlwt  au  catéchisme  ,  dit  mon  oncle 
Tobie,  Trim  le  sait  sur  le  bout  de  son  doigt. 
— -  Eh  !  que  diantre  cela  me  fait- il ,  dit  mon 
père.  —  Il  le  sait  sur  ma  parole  ,  reprit  mon 
oncle  Tobie.  Monsieur  Yorick  ,  vous  n'avez 
qu'à  l'interroger. 

—  «  Eh  bien  !  Trim  ,  dit  Yorick  ,  d'un  air 
•de  bonté  et  d'un  ton  de  voix  radouci,  le  cin- 
quième commandement  ?  » 

Le  caporal  ne  répondit  rien.—  «  Ce  n'est 
pas  là  le  ton ,  répondit  mon  onde  Tobie  ,  éle- 
vant la  voix  et  parlant  bref ,  comme  s'il  eut 
commandé  l'exercice.  Le  cinquième  ?  cria 
jnon  oncle  Tobie.  —Avec  la  permission  de 
monsieur ,  dit  le  caporal ,  il  faudrait  commencer 
par  le  premier.  » 


TRISTRAM  SHANDT.  ï3g 

Yorick  ne  put  s'empêcher  de  sourire. 

—  «  Monsieur  le  pasteur  ne  considère  pas, 
dit  le  caporal  ,  en  portant  sa  canne  à  l'épaule , 
en  guise  de  mousqueton  ,  et  s'allant  camper  au 
milieu  de  l'appartement  pour  être  mieux  vu , 
il  ne  considère  pas  que  le  catéchisme  est  preV 
cisément  comme  le  maniement  des  armes.  » 

—  «  Portez  la  main  droite  au  fusil  y  cria  le 
caporal,  prenant  le  ton  du  commandement,  et 
exécutant  le  mouvement... 

a  Reposez  -  vous  sur  le  fusil,  cria  le 
caporal ,  faisant  à  la  fois  l'office  d'aide-major 
et  de  soldat.... 

«  Posez  le  fusil  à  terre.  Avec  la  permis^ 
sion  de  monsieur  le  pasteur  ,.  un  mouvement  9 
comme  il  peut  voir^  en  amène  un  autre.  Si 
monsieur  avait  voulu  commencer  par  le  pre- 
tnier!.,..  » 

—  «Le  premier  ?  icria  mon  oncle  Tobie, 
posant  sa  main  gauche  sur  sa  hanche.  ...» 


Le  second  ?  cria  mt>n  onde  Tobie ,  brandis- 
sant sa  pipe  ,  cocrane  al  awwik  fait  son  épée  à  Ta 
tôte  d'un  régiancsit...  )»  Le  caporal  satisfit  â  toift 
avec  précision;  et,  ayant  dît  qu'il  fallait  hono- 
rer' son  pèrect  sa  mère ,  il  ^inclina  pMfftmdé?- 


*4°  TRIST11ÀM    SHANDTi 

ment ,  et  fut  reprendre  sa  place  au  fond  de  la 
chambre. 

■•-  «  On  se  tire  de  tout ,  dit  mon  père ,  avec 
un  bon  mot.  11  y  a  de  l'esprit  en  cela  ,  et  même 
de  l'instruction  }  si  nous  pouvons  l'y  décou- 
vrir. 

«  Mais  ce  que  nous  venons  de  voir  n'est  pro- 
prement que  l'échafaud  de  la  science,  c'est-à- 
dire  ,  son  plus  haut  point  de  folie  ,  si  l'édifice 
ne  s'élève  pas  en  même  temps. 

«C'est  le  miroir  où  peuvent  se  voir  dans 
leur  vrai  jour  et  au  naturel  les  pédagogues , 
précepteurs ,  gouverneurs  et  grammairiens. 

«  Oh!  il  y  a  une  coquille  en  écaille,  Yorick, 
qui  croît  avec  l'étude  ,  et  que  tous  ces  gens-là 
ne  savent  comment  détacher. 

«  Ils  deviennent  savans  par  routine,  mais  ce 
n'est  pas  ainsi  que  s'apprend  la  sagesse.  » 
Yorick  écoutait  avec  admiration. 

«  Oui,  dit  mon  père,  je  m'engage  dès  à 
présent  à  employer  les  œuvres  pies  et  le  legs  en- 
tier de  ma  tante  Dinach  (  et  l'on  saura  que  mon 
père  n'avait  pas  grande  opinion  des  œuvres 
pies  )  ;  si  le  caporal  attache  une  seule  idée 
déterminée  à  aucun  des  mots  qu'il  vient  de 
prononcer.  Et  je  te  prie ,  Trim ,  continua  mon 


TftJtSTKAM     4HAN&Y.  l4* 

pete  en  se  retournant  vers  lui ,  qu'entends-tu 
par  honorer  ton  père  et  ta  mère  ?  » 

—  «  J'entends  ,  dit  le  caporal ,  leur  donner 
trois  sous  par  jour  sur  ma  paye  quand  ils  sont 
vieux.  —  Et  cela  ,  Trim  ,  dit  Yorick  ,  Pas-tu 
fait  ?  —  Oui  y  en  vérité ,  répliqua  mon  oncle 
Tobie.  —  Eh  bien  !  Trim  ,  dit  Yorick  y  s'é- 
lançant  de  sa  chaise  et  prenant  le  caporal  par 
la  main,  tu  es  le  meilleur  commentateur  de  cet 
endroit  du  Décalogue  ;  et  je  t'honore  davantage 
pour  une  telle  action  y  que  si  tu  avais  composa 
Je  Talmud.  » 

CHAPITRE   CXC. 

Sur  la  santé. 

—  O  bienheureuse  santé  !  s'écria  mon  père , 
en  tournant  la  page  pour  passer  au  chapitré 
suivant  y  tu  es  au-dessus  de  l'or  et  de  toutes  les 
richesses.  C'est  toi  qui  dilates  l'ame  ,  et  qui  dis- 
poses toutes  ses  facultés  à  recevoir  l'instruction 
et  à  goûter  la  vertu.  Celui  qui  te  possède  a  peu 
de  désir  à  former  ;  et  le  malheureux  à  qui  tu 
manques ,  manque  de  tout  au  monde.-  » 

J'ai  resserré  ,.  continua  mon  père ,  tout  ce 
qu'il  y  a  à  dire  sur  ce  sujet  important,  dans  un 


l4?  TR1S.TAAM     SHANDT. 

très-petit  espace;  ainsi  nous  lirons  le  chapitre 
en  entier.  » 

Mon  père  lyt  comme  il  suit  : 

«  Tout  le  secret  de  la  santé  dépend  des 
efforts  mutuels  que  font  le  chaud  et  (hwnids 
radical  pour  V emporter  l'un  sur  [autre.  » 

—  a  Je  suppose ,  dit  Yoriek  ,  que  vous  avez 
commencé  par  prouver  ce  fait.— Suffisamment, 
•  dit  mon  père.  » 

En  disant  cela,  mon  père  ferma  le  livre , 
non  pas  comme  s'il  avait  résolu  de  ne  plus  lire; 
bar  il  garda  son  premier  doigt  dans  le  chapitre; 
pi  d'un  air  fâché  ,  car  il  ferma  le  livre  douce- 
ment, son  pouce  restant  sur  la  couverture  de 
dessus,  et  ses  trois  derniers  doigts  soutenant 
celle  de  dessous  sans  aucune  pression  vio- 
lente. 

— -  «  J'ai  démontré  la  vérité  de  cette  asser- 
tion ,  dit  mon  père ,  faisant  signe  de  la  télé  a 
Yoriek ,  plus  que  suffisamment  dans  le  précé- 
dent chapitre.  » 

Or,  kon  disait  maintenant  à  un  habitant  de 
la  lune  >  qu'an  habitant  du  monde  sublunairc  a 
écrit  un  chapitre ,  démontrant  suffisamment 
que  tout  le  secret  de  la  santé  consiste  dans 
les  effbrtsrïwtuelsqiœjont  le  chaud  etlhu- 
mide  radical  pour  remporter  l'un  sut  F  au- 


TRISTRÀM   SHANDY.  l/fî 

tre  ;  et  qu'il  a  prouvé  la  chose  avec  tant  de 
ménagement,  que  dans  tout  le  chapitre  il  n'y  a 
pas  un  mot  de  sec  ni  d'humide  sur  le  chaud 
ou  l'humide  radical ,  ni  une  seule  syllabe  , 
directement  ou  indirectement,  pour  ou  contre 
la  rivalité  de  ces  deux  puissances  dans  l'écono- 
mie animale.... 

«  O  toi;  éternel  créateur  de  tous  les  êtres, 
s'écrierait -il ,  en  frappant  sa  poitrine  de  sa  - 
main  droite  (  en  supposant  qu'il  eût  une  poi- 
trine et  une  main  droite)  > toi,  dont  le  pouvoir 
et  la  bonté  peuvent  étendre  les  facultés  de  tes 
créatures  jusqu'à  ce  degré  infini  d'excellence 
et  de  perfection  !  que  t'ont  fait  les  habitans  de 
la  lune?  »  : 

CHAPITRE   CXCI. 

Sur  les  charlatans. 

Mon  père  finit  par  deux  apostrophes  diri- 
gées ,  l'une  contre  Hippocrate  9  l'autre  contre 
lelordVérulam. 

Il  commença  par  le  prince  de  la  médecine , 

çn  lui  faisant  une  légère  apostrophe  sur  sa 

lamentation  chagrine  :  Ars  longa,  vita  bre- 

vis.  —  «  La  vie  courte ,  s'écria  mon  père ,  et 

l'art  de  guérir  difficile  !  Eh!  qui  devons-nous 


l44  TRISTRABi   SHANDT. 

en  remercier?  et  à  qui  faut-il  nous  en  prendre  ? 
si  ce  n'est  à  l'ignorance  de  ces  maudits  charla- 
tans eux-mêmes,  et  à  leurs  tréteaux ,  et  à  leurs 
drogues,  et  à  leur  étalage  philosophique,  avec 
lequel,  dans  tous  \ei  temps,  ils  ont  commencé 
par  flatter  le  monde ,  et  ont  fini  par  le  trom- 
per! » 

«  Et  toi,  lord  Vérulam,  s'écria  mon  père 
(  quittant  Hippocrate  pour  lui  adresser  sa  se- 
conde apostrophe,  comme  au  premier  des 
vendeurs  d'orviétan  ;  et  le  plus  propre  à  servir 
d'exemple  aux  autres),  que  te  dirai- je  ,  grand 
lord  Vérulam?  que  dirai- je  de  ton  esprit 
intérieur,  de  ton  opium,  de  ton  salpêtre,  de 
tes  onctions  grasses,  de  tes  médecines,  de 
tes  cl) stères,  et  de  tous  leurs  accompagne- 
mens  ?  » 

Mon  père  n'était  jamais  embarrassé  de  sa- 
voir que  dire  à  qui  que  ce  fut ,  ni  sur  quoi 
que  ce  iut ,  et  il  avait  plus  de  facilité  pour 
l'exorde  qu'aucun  homme  vivant.  Comment  il 
traita  l'opinion  du  lord  Vérulam?  vous  le  ver- 
rez :  mais  quand?  je  ne  sais  pas.  Il  faut  que 
nous  voyons  d'abord  ce  que  c'était  que  l'opinion 
du  lord  Vérulam.  » 


TKISTKAM  SHANDY.  l/fi 

CHAPITRE   CXCIL 

Régime  de  longue  vie. 

— .  tiLes  deux  grandes  causes,  dit  le  lord 
Verulam,  qui  conspirent  ensemble  à  raccourcir 
la  vie ,  sont  premièrement  : 

—  «  L'air  intérieur,  lequel,  comme  une 
flamme  légère,  consume  sourdement  le  corps, 
et  le  dévoue  4  la  mort;  secondement,  l'air 
extérieur,  qui  dessèche  le  corps  peu  à  peu, 
et  ie  réduit  en  cendres.  Ces  deux  ennemis , 
s  attachant  à  nos  corps  des  deux  cotés  à  la  fois, 
détruisent  à  la  fin  nos  organes,  et  les  rendent 
inhabiles  à  continuer  les  fonctions  delà  vie.  » 

Cette  proposition  une  fois  prouvée  ou  admise, 
le  moven  de  prolonger  la  vie  était  simple.  — 
11  ne  s'agissait,  disait  le  lord  Vérulam,  que  de 
réparer  le  ravage  causé  par  I  air  intérieur,  en 
rendant  d'un  côté  la  substance  du  corps  plus 
dense  et  plus  robuste ,  par  un  usage  habituel 
d'opiat  convenable;  et  en  tempérant  de  l'autre 
l'excès  de  la  chaleur,  au  moyen  de  trois  grains 
et  demi  de  salpêtre  pris  à  jeun  tous  les  ma- 
tins. 

Ainsi  garantie  des  assauts  de  l'air  intérieur , 
déjà  même  la  surface  de  notre  corps  se  trouvait 
il.  10 


'-  -s? 


l46  TRISTRÀM   SH1NDT. 

moins  exposée  à  ceux  de  l'air  extérieur.  Mais 
on  l'en  préservait  mieux  encore  par  une  suite 
d'onctions  grasses,  lesquelles  saturaient  telle- 
ment les  pores  de  la  peau,  qu'une  particule 
d'air  n'y  pouvait  pénétrer,  et  que  rien  ne  pou- 
vait en  sortir.  Par» là,  à  la  vérité,  toute  trans- 
piration sensible  et  insensible  était  arrêtée  ;  et 
il  pouvait  s'ensuivre  plusieurs  inconvéniens 
fâcheux.  Mais  l'usage  des  clystères  pourvoyait 
atout,  entraînait  les  humeurs  qui  pouvaient  re- 
fluer ,  et  rendait  le  système  complet. 

Je  l'ai  promis;  vous  lirez  tout  ce  que  mon 
père  avait  à  dire  sur  les  opiats  du  lord  ,  Véru- 
lam,  son  salpêtre,  ses  onctions  grasses,  et  ses 
clystères.  Vous  le  lirez ,  mais  non  pas  aujour- 
d'hui ,  ni  même  demain ,  le  temps  me  presse. 
Le  lecteur  est  impatient,  il  faut  que  j'aille. 
Vous  lirez  ce  chapitre  à  votre  loisir  (si  cela 
vous  convient)  aussitôt  que  la  Tristrapédie 
sera  publiée. 

Qu'il  suffise  pour  le  moment  de  dire  que 
mon  père  traita  la  conséquence  comme  le 
principe.  Et  par-là  les  sa  vans  peuvent  conclure 
qu'il  éleva  son  propre  système  sur  les  ruines 
de  l'autre. 


TRISTRÀM   SHANDT.  ï^? 

CHAPITRÉ    CXCII1. 

Panacée  universelle. 

•—  Tout  le  secret  de  la  santé ,  dit  mon  père 
çn  recommençant  sa  phrase ,  dépend  évident-* 
ment  de  la  rivalité  du  chaud  et  de  t  humide 
radical  qui  se  trouvent  en  nous.  Ainsi  la 
science  la  plus  légère  eût  suffi  pour  l ^entretenir, 
si  les  gens  de  t  école  n'avaient  pas  tout  con- 
fondu ,  surtout  (comme  ^anhelmont,  fa* 
meux  chimiste ,  ta  prouvé) ,  en  prenant  pen~ 
liant  long-temps  la  graisse  et  le  suif  des 
animaux  pour  V humide  radical. 

«  Or,  l'humide  radical  n'est  pas  la  graissé 
ni  le  suif  des  animaux ,  mais  une  substance 
huileuse  et  balsamique.  Car  la  graisse  et  le 
suif  y  de  même  que  le  phlegme  et  les  parties 
aqueuses,  sont  froids.  Au  lieu  que  les  parties 
huileuses  et  balsamiques  sont  pleines  de  vie, 
d'esprit  et  de  feu.  Ce  qui  se  rapporte  à  V obser- 
vation d*Aristote  :  Post  coîtum  omne  animal 

TRISTE.  » 

<(  //  est  donc  certain  que  le  chaud  radical 
se  trouve  dans  t  humide  radical;  mais  il  ri  est 
pas  prouvé  que  celui-ci  se  trouve  dans  Vautre  : 
cependant  quand  tun  dépérit,  t  autre  dépérit 


i 


■•jl  . 


l48  TBISTKAM     SHÀNDT, 

aussi;  et  il  en  résulte,  ou  une  chaleur  déme- 
surée qui  produit  une  étisie  sèche ,  ou  une  hu- 
midité surabondante  qui  amène  l'hydropisie. 
Doiw ,  pour  résumer  en  deux  mots  tout  mon 
système  relaiiçement  à  la  santé,  si  Von  peut 
apprendre  à  un  enfant  comment  il  doit  éçiter 
les  excès  de  Teau  et  du  feu ,  qui  tous  deux 
tendent  à  sa  destruction ,  on  aura  obtenu  tout 
ce  qui  est  nécessaire  sur  ce  point  essentiel. 

CHAPITRE   CXCIV. 
Mon  père  n'y  est  plus. 

Là  description  du  siège  de  Jéricho  n'aurait 
pas  attiré  l'attention  de  mon  oncle  Tobie  plus 
puissamment  que  ce  dernier  chapitre.  11  tint 
constamment  ses  yeux  fixés  sur  mon  père  tant 
que  dura  la  lecture.  Chaque  fois  que  le  mot  de 
chaud  ou  d'humide  radical  fut  prononcé,  mon 
oncle  Tobie  ôta  sa  pipe  de  sa  bouche  et  secoua 
la  tête  ;  et  aussitôt  que  le  chapitre  fut  fini ,  il 
fit  signe  au  caporal  de  l'appeler  et  lui  demanda 
à  l'oreille 


— *  «  C'était  au  siège  de  Limerick ,  dit  le  capo- 
ral en  taisant  une  révérence.  » 


TRISTRÀM   SHANDT.  *49 

—  «  Le  pauvre  diable  et  moi,  dit  mon  oncle 
Tobie  en  s'adressant  à  mon  père,  pouvions  à 
peine  nous  traîner  hors  de  nos  tentes  quand 
le  siège  de  Limerick  fut  levé ,  et  cela  par  la 
raison  que  vous  venez  de  dire.  » 

—  «  Quelle  idée  crocbue  peut  s'être  fourrée 
dans  ta  précieuse  caboche,  mon  pauvre  frère 
Tobie  ?  s'écria  mon  père  mentalement.  Par 
le  ciel ,  ajouta-t-il ,  en  continuant  de  se  parler 
à  lui-même ,  Œdipe  serait  embarrassé  à  le  de- 
viner. » 

—  «  Sauf  le  respect  du  à  monsieur,  dit  le  ca- 
poral, je  crois  que  ,  sans  la  quantité  de  bran- 
devin  que  nous  faisions  brûler  tous  les  soirs  , 
et  sans  le  vin  blanc  et  la  canelle  que  je  ne  ces- 
sais de  donner  à  monsieur... — Et  le  genièvre, 
Trim ,  ajouta  mon  oncle  Tobie ,  qui  nous  fit 
plus  de  bien  que  tout  le  reste.  Je  crois  en  vé- 
rité ,  continua  le  caporal,  que  nous  aurions 
tous  deux  laissé  nos  os  dans  la  tranchée.  » 

—  «  Caporal ,  dit  mon  oncle  Tobie  avec  des 
jeux  étincelans,  pour  un  soldat ,  est-il  un  plus 
beau  tombeau?  » 

—  «  J'en  aimerais  autant  un  autre,  répliqua 
le  caporal.  » 

Tout  cela  était  de  l'arabe  pour  mon  père, 
/comme  les  rites  des  Trogloditcs  et  deshabitans 


l5a  TRISTHAM    SHAUDY. 

leur  avis  de  mon  maître,  dit  le  caporal,  faisant 
une  révérence  à  mon  oncle  Tobie.  — Dis  ton 
opinion  librement ,  dit  mon  oncle  Tobie.  Frère 
Shandy  ,  continua-t-il ,  le  pauvre  garçon  est 
mon  serviteur  ,  et  non  pas  mon  esclave.  » 

Le  caporal  passa  son  chapeau  sous  son  bras 
gauche ,  et  laissa  pendre  sa  canne  à  son  poignet, 
au  moyen  d'un  cordon  de  cuir  noir  dont  les 
deux  bouts  noués  ensemble  formaient  une 
espèce  de  gland.  Il  s'avança  sur  le  terrain  où  il 
avait  subi  l'examen  du  catéchisme ,  et,  se  pre- 
nant le  menton  avec  le  pouce  et  les  autres 
doigts  de  sa  main  droite, il  exposa  son  senti- 
ment en  ces  termes. 

CHAPITRE    CXCVL 

Consultation. 

Le  caporal  ouvrait  déjà  la  bouche  pour 
commencer ,  quand  le  docteur  Slop  entra  en 
tortillant.  Trira  resta  la  bouche  ouverte.  Mais 
vienne  qui  voudra,  il  poursuivra  dans  le  pro- 
chain chapitre, 

Slop  avait  été  mandé  par  ma  mère ,  et  il 
sortait  en  ce  moment  de  la  chambre  de  U 


*  • 


pournee  ou  je  criais  encore, 
*■»  «  EU  bien  1  vieux  docteur .  s'écria  mou 


TftlSTRAH    SHAZfbTi'  -  *55f 

père  (car  les  transitions  de  son  tumeur  se 
succédaient  d'une  manière  aussi  brusque  qu'in- 
concevable) ,  qu'est-ce  que  ta  chienne  de  mine 
nous  dira  là- dessus?  » 

Mon  père  n'aurait  pas  demandé  d'un  air 
plus  dégagé  si  l'on  avait  coupé  la  queue  de  son 
chien.  Une  question  ainsi  faite  ne  convenait 
pas  à  la  gravité  du  docteur ,  ni  au  traitement 
qu'il  comptait  employer  :  le  docteur  s'assit  sans 
répondre. 

—  Je  vous  prie ,  monsieur,  dit  mon  oncle 
Tobie  d'un  ton  qui  demandait  réponse ,  que 
pensez-vous  de  l'état  de  l'enfant?  Û  finira  par 
un  phimosis  ,  répondit  le  docteur  Slop. 

— «  Je  ne  suis  pas  plus  avancé ,  dit  mon  on- 
cle Tobie ,  et  il  remit  sa  pipe  dans  sa  bouche. 
— Laissons  donc,  dit  mon  père  ,  poursuivre  le 
caporal,  et  écoutons*  le  raisonner  sur  la  mé- 
decine. »  Le  caporal  salua  son  vieil  ami  ,  le 
docteur  Slop,  et  exposa  ensuite  son- opinion 
sur  le  chaud  et  l'humide  radical,  dans  les 
termes  suivans* 

CHAPITRE  CXCVII. 

Disssertation  saçante. 
«  La  ville  de  Limerick,  de  laquelle  on 


l54  TR1STRAM     SHiRDT. 

commença  le  siège  sous  les  ordres  du  roi  Guil- 
laume en  personne ,  Tannée  d'après  que  je 
fus  entré  au  service  ,  est  située  au  milieu  d'un 
marais  diabolique,  et  dans  un  pays  couvert 
d'eau.  —  Elle  est,  dit  mon  oncle  Tobie ,  toute 
entourée  par  le  Shannon ,  et  sa  situation  la 
rend  une  des  places  les  mieux  fortifiées  d'Ir- 
lande. » 

—  «  Je  trouve  ,  dit  le  docteur  Slop ,  que 
cette  façon  de  commencer  un  discours  sur  la 
médecine  est  tout-à-fait  nouvelle.  —  Ce  que  je 
dis  là  n'en  est  pas  moins  vrai ,  répondit  Trim. 
—  En  ce  cas ,  dit  Yorick ,  la  faculté  ferait  bien 
d'adopter  cette  méthode.  » 

—  «  Avec  la  permission  de  monsieur  le  pas- 
teur ,  dit  le  caporal ,  tout  le  pays  est  coupé  de 
tranchées  et  de  fondrières ,  et  d'ailleurs  il  tom- 
ba pendant  le  siège  une  telle  quantité  de  pluie, 
que  tout  était  boue.  Ce  fut  cela  et  cela  seul 
qui  fut  cause  de  l'inondation ,  et  qui  pensa 
nous  faire  périr,  monsieur  et  moi.  —  £u  bout 
de  dix  jours,  continua  le  caporal ,  il  n'y  avait 
pas  un  soldat  qui  pût  se  coucher  à  sec  dans  sa 
tente  ,  sans  avoir  creusé  un  fossé  tout  autour 
pour  égoutter  l'eau.  Mais,  pour  ceux  qui, 
comme  monsieur,  en  avaient  le  moyen ,  il 
fallait  tous   les  soirs  faire  brûler  une  écuelle 


TRISTRÀM    SHANDY.  l55 

pleine  d'eau-de-vie  ;  ce  qui  absorbait  l'humi- 
dité  de  l'air ,  et  rendait  le  dedans  de  la  tente, 
aussi  cbaud  qu'un  poêle.  » 

—  «c  Et  qu'est-ce  que  tout  cela  prouve ,  ca- 
poral ,  s'écria  mon  père?  et  quelle  conclusion 
en  tires-tu?  » 

—  «  J'en  conclus ,  n'en  déplaise  à  votre  sei- 
gneurie ,  répliqua  Trim ,  que  l'humide  radical 
n'est  autre  chose  que  de  l'eau  de  fossé ,  et  que 
le  chaud  radical  (pour  ceux  qui  peuvent  en 
faire  la  dépense)  est  de  l'eau-de-vie  brûlée* 
Oui,  messieurs,  avec  votre  permission,  le 
chaud  et  l'humide  radical  d'un  homme  ne  sont 
que  de  l'eau  bourbeuse  etunedragme  de  geniè- 
vre. Que  le  genièvre  ne  nous  manque  pas,  ajou- 
ta-t-il ,  et  qu'on  nous  donne  une  pipe  et  du 
tabac ,  pour  ranimer  nos  esprits  et  dissiper  les 
vapeurs.  Vienne  ensuite  la  mort  quand  elle 
voudra, elle  trouvera  à  qui  parler.  » 

—  «Je  suis  en  peine,  capitaine  Shandy ,dit 
le  docteur  Slop ,  de  déterminer  dans  quelle 
branche  de  connaissance  votre  valet  brille  da- 
vantage; de  la  physiologie  ou  de  la  théologie , 
(Slop  n'avait  pas  oublié  les  commentaires  de 
Trim  sur  le  sermon.)  » 

—  «  Il  n'y  a  pas  plus  d'une  heure  ,  dit 
Yorick ,  que  le  caporal  a  subi  un  examen  en 


l56  TRISTKÀM     SHÀHDT. 

théologie ,  et  qu'il  s'en  est  tiré  avec  beaucoup 
d'honneur.  » 

—  «  Il  faut  que  vous  sachiez ,  dit  le  docteur 
Slop  en  s'adressant  à  mon  père,  que  le  chaud 
et  l'humide  radical  sont  la  base  et  l'appui  de 
notre  existence ,  comme  les  racines  d'un  arbre 
sont  la  source  et  le  principe  de  sa  végétation. 
Ils  sont  inhérens  au  germe  de  tous  les  animaux; 
et  l'on  peut  les  maintenir  dans  l'équilibre  qu'ils 
doivent  conserver  par  plusieurs  moyens ,  mais 
principalement }  à  mon  avis  ,par  ceux  que  l'on 
dit  consubstantiels ,  incisifs  et  corroborons. 
—Ce  pauvre  garçon ,  continua  le  docteur  Slop 
en  montrant  le  caporal ,  aura  entendu  quelque 
empirique  raisonner  sur  ces  matières ,  et  il  aura 
retenu  ses  absurdités.  —  Voilà  le  fait,  dit  mon 
père. — Il  y  a  toute  apparence  ,  dit  mon  oncle 
Tobie.  —  Je  le  parierais,  dit  Yorick. 

CHAPITRE   CXCVIII. 

Relâche  au  théâtre. 

On  appela  le  docteur  Slop ,  pour  voir  le 
cataplasme  qu'il  avait  ordonné  ;  et  mon  père 
saisit  ce  moment  pour  lire  un  autre  chapitre 
de  la  Tristrapédie.  Allons  ,  mes  amis ,  de  la 
joie!  je  vous  ferai  voir  du  pays.  Mais,  quand 


TRISTRAM    SHANDY.  l5j 

nous  aurons  fini  ce  chapitre,  nous  ne  rou- 
vrirons pas  le  livre  du  reste  de  Tannée.  Vive 
le  roi  ! 

CHAPITRE    CXCIX. 

Verbes  auxiliaires. 

u  Cinq  ans  açec  une  baçeite  sous  le  menton  ! 
«  Quatre  ans  à  lire  son  alphabet  ,età  étu- 
dier son  catéchisme  ! 

«  Un  an  et  demi  pour  apprendre  à  signer 
son  nom  ! 

v  Sept  longues  années  et  plus  pour  appren- 
dre à  décliner  en  grec  et  en  latin  ! 

a  Quatre  ans  pour  le  jargon  de  ses  thèses 
philosophiques  !  et,  au  bout  de  ce  temps,  la 
statue ,  ce  beau  chef-d'ceuçre  ,  est  encore  in- 
forme au  milieu  du  bloc  de  marbre;  V artiste 
n'a  fait  qu'aiguiser  ses  outils.  Quelle  marche 
ridicule  ! 

<i  Le  grand-juge  Scaliger  ne  fut-il  pas  au 
moment  de  rester  au  fond  du  bloc  toute  sa 
vie  ?  Il  était  âgé  de  quarante-quatre  ans  quand 
il  eut  achevé  ses  études  grecques.  Et  Pierre 
Damien ,  éçéque  d  Ostie ,  açait  atteint  Tâge 
d'homme ,  qu'il  ne  savait  pas  lire.  Et  Baldus 
lui'  même ,  qui  devint  dans  la  suite  un  si  grand 


l58  ÏRISTHÀM     SHÀNfct. 

personnage ,  dfcz&  5/  r/Vw^r  quand  il  se  mit  à 
étudier  le  droit ,  que  chacun  crut  qu'il  se 
faisait  avocat  pour  Vautre  monde.  Il  ne  faut 
pas  s  étonner  quÈudamidas  f  fils  d'Archi- 
damus,  entendant  Xénocraie  disputer  sur  la 
sagesse  à  l'âge  de  soixante-quinze  ans ,  lui 
ait  demandé  gravement  quand  il  comptait  la 
mettre  en  pratique,  puisqu'à  son  âge,  il  en 
était  encore  à  la  chercher.  *> 

Yorick  écoutait  mon  père  avec  une  grande 
attention .  H  y  avait  un  assaisonnement  de  sagesse 
mêlée  d'une  manière  inconcevable  à  ses  plus 
étranges  boutades;  et,  au  milieu  de  ses  éclipses 
les  plus  obscures,  on  apercevait  quelquefois 
des  clartés  qui  les  faisaient  presque  disparaître. 
Je  conseille  à  tout  le  monde  de  ne  l'imiter 
qu'avec  circonspection. 

«  Je  suis  convaincu,  Yorick,  continua 

mon  père  (  moitié  lisant ,  moitié  discourant  ), 
qu'il  existe  au  nord-ouest  un  passage  au  monde 
intellectuel,  et  que  l'esprit  humain,  en  puisant 
en  lui-même  toutes  ses  connaissances,  trouve- 
rait pour  les  acquérir  une  méthode  beaucoup 
plus  facile  que  celle  qu'on  a  coutume  d'em- 
ployer. Mais  hélas  !  tous  les  champs  n'ont  pas 
une  source  ou  un  ruisseau  pour  les  arroser  j 


s      \ 


TMSTRAM     SHANDY.  l5<) 

tous  les  enfans ,  Yorick ,   n'ont  pas  un  père 
capable  de  les  diriger. 

«  Tout ,  ajouta  mon  père  en  baissant  la  voix , 
tout  dépend  entièrement  des  verbes  auxiliaires, 
monsieur  Yorick.  » 

Si  Yorick  eût  marché  sur  le  serpent  décrit 
par  Virgile ,  il  n'aurait  pas  témoigné  plus  d'ef- 
froi. —  «  Je  suis  étonné  moi-même,  dit  mon 
père  qui  s'en  aperçut  (et  je  le  cite  comme 
une  des    plus  grandes  calamités  qui   soient 
jamais  arrivées  à  la  république  des  lettres), 
je  suis  étonné   que  ceux  qui,  jusqu'ici,  ont 
été  chargés  de  l'éducation  de  la  jeunesse,  et 
dont  l'unique  devoir  était  d'ouvrir  l'esprit  des 
enfans ,  de  leur  faire  de  bonne  heure  un  ma- 
gasin d'idées,  et  de  laisser  ensuite  leur  imagi- 
nation travailler  en  liberté  sur  ces  idées  ;  je 
suis  étonné,   dis-je,  Yorick ,  que  ces  gens  là 
se  soient  aussi  peu  servi  des  verbes  auxiliaires, 
qu'ils  l'ont  fait  pour  arriver  à  leur  but.  Je  ne 
connais  que  Raimond  Lulle  et  l'aîné  Pellegrin, 
dont  le  dernier  surtout  en  porta  l'usage  à  un 
tel  point  de  perfection,  qu'avec  sa  méthode 
il  n'était  point  de  jeune  homme  à  qui  il  ne 
pût  apprendre  en  peu  de  leçons  à  discourir 
d'une  manière  satisfaisante  pour  ou  contre  tel 
sujet  que  ce  fût ,   à  traiter  une  question  sur 


l6o  T&ISTRABf    S&ANDY. 

toutes  ses  faces;  enfin ,  à  dire  et  à  écrire  sur 
une  matière  quelconque  tout  ce  qu'il  était  pos- 
sible de  dire  ou  d'écrire  ,  sans  qu'il  lui  échappât 
la  faute  la  plus  légère,  le  tout  à  l'admiration 
des  spectateurs.  —  Je  serais  bien  aise,  dit 
Yorick,  interrompant  mon  père,  que  vous 
pussiez  me  faire  comprendre  la  chose.  —  Vo- 
lontiers, dit  mon  père.  » 

«  Un  mot  peut  être  pris  dans  le  sens  littéral 
ou  dans  le  sens  figuré.  Le  sens  figuré  est  une 
allusion  ou  métaphore.  Or,  quoique  je  trouve 
moi,  que  par  cette  métaphore  Vidée  perd  plus 
qu'elle  n'acquiert,  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  la  plus  grande  extension  d'idées  dont  un 
mot  isolé  soit  susceptible,  est  une  métaphore» 
Mais  qu'en  résulte-  t-il?  Quand  l'esprit  a  conçu 
le  mot  dans  toute  son  étendue,  tout  est  fini. 
L'esprit  et  l'idée  peuvent  se  reposer,  jusqu'à  ce 
qu'une  seconde  idée  succède,  et  ainsi  de 
suite. 

«  Or,  à  l'aide  des  auxiliaires,  l'ame  est  en 
état  de  travailler  d'elle-même  sur  toutes  les 
matières  qu'on  lui  présente;  et,  parla  flexi- 
bilité de  ce  puissant  moyen,  de  se  frayer  de 
nouveaux  chemins,  d'aller  à  la  recherche  des 
choses  par  de  nouvelles  routes,  et  de  faire 
qu'une  seule  idée  en  engendre  des  millions.  » 


TRISTRÀM     SHA5DT.  l6l 

—  «  Vous  excitez  grandement  ma  curiosité, 
dit  Yorick.  » 

—  «  Quant  à  moi,  dit  mon  oncle  Tobic,  je 
renonce  à  en  rien  deviner.  —  Avec  la  permis- 
sion de  monsieur,  dit  le  caporal,  les  Danois, 
qui  se  trouvaient  à  notre  gauche  au  siège  de 
Limerick ,  n'étaient-ils  pas  des  auxiliaires?  — • 
Et  de  très-bonnes  troupes  ,  dit  mon  oncle 
Tobie  ;  mais  je  crois  que  les  auxiliaires  dont 
parle  mon  frère  sont  autre  chose.  » 

—  «  Croyez-vous,  dit  mon  père  en  se  le- 
vant? » 

CHAPITRE    CC. 
Il  fait  danser  l'ours. 

m 

Mon  père  fit  un  tour  par  la  chambre,  revint 
s'asseoir  ,  et  finit  le  chapitre. 

—  «  Les  verbes  auxiliaires  qui  nous  intéres- 
sent, continuation père,  sont  :  je  suis }  f ai 
été  y  faieu,  je  fais,  j'ai  fait,  je  souffre, 
je  dois y  je  devrais ,  je  veux ,  je  voudrais ,  je 
puis  y  je  pourrais,  il  faut  9  il  faudrait,  j'ai 
coutume:  on  les  emploie  suivant  les  temps;  au 
passé,  au  présent,  au  futur;  on  les  conjugue 
avec  le  verbe  açoir;  on  les  applique  à  des 
questions  :  cela  est-  il  ?   cela  était-il?  cela 


l62  TRISTRÀM    SOANDT. 

sera-t-il?  cela  serait-il?  cela  peut-il  être? 
cela  pourrait-il  être?  Ou  avec  un  doute  né- 
gatif :  n'est  il  pas?  n! était-il  pas  ?  ne  devait- 
il  pas  être.  Ou  affirmativement  :  c'est,  c'était, 
ce  devait  être.  Ou  suivant  un  ordre  chronolo- 
gique :  cela  a-t-il  toujours  été?  y  a-t-il 
long-temps  ?  depuis  quand?  Ou  comme  hypo- 
thèse :  si  cela  était?  si  cela  n'était  pas? 
Qu'en  arriverait-il ,  si  les  Français  battaient 
les  Anglais?  si  le  soleil  sortait  du  zodia- 
que? » 

—  «Or,  continua  mon  père,  par  l'usage 
familier  et  l'application  juste  de  ces  verbes 
auxiliaires,  et,  au  moyen  de  cette  méthode 
simple,  dans  Laquelle  Pesprit  et  la  mémoire 
d'un  enfant  doivent  être  exercés,  il  ne  saurait 
entrer  dans  sa  tête  une  seule  idée,  quelque 
stérile  qu'elle  puisse  être,  que  l'enfant  ne 
puisse  aisément  lui  faire  engendrer  une  foule 
de  conclusions  et  de  conceptions  nouvelles. 

«  As-tu  jamais  vu  un  ours  blanc,  s'écria 
mon  père,  en  se  retournant  vers  Trim  qui  se 
tenait  debout  derrière  sa  chaise  ?  —  Jamais, 
répondit  le  caporal — Mais  tu  pourrais,  Trim , 
dit  mon  père ,  en  raisonner  en  cas  de  besoin  ? 
—  Comment  cela  se  pourrait-il,  frère,  dit 
mon  oncle  Tobie ,  si  le  capotai  n'en  a  jamais 


TKISTHAM   SHANDT.  l65 

ru?  —  C'est  ce  qu'il  me  fallait,  répliqua  mon 
père;  et  vous  allez  voir  comment  je  raisonne, 
et  comment  les  verbes  auxiliaires  font  raisonner. 

a  Un  ours  blanc!  très-bien.  En  ai- je  jamais 
vu?  Puis-je  eh  avoir  jamais  vu?  En  verrai-je 
jamais  ?  Dois-je  en  voir  jamais? Puis-je  jamais 
en  voir? 

a  Que  n'ai-je  vu  un  ours  blanc  !  car  autre- 
ment quelle  idée  puis-je  m'en  faire? 

«  Et  si  je  vois  jamais  un  ours  blanc ,  que 
dirai-je?  et  que  dirai-je  si  je  n'en  vois  pas? 

«Si  je  n'ai  jamais  vu  d'ours  blanc,  et  que 
je  ne  puisse  ni  ne  doive  jamais  en  voir ,  en 
ai- je  au  moins  vu  la  pt»au?  En  ai- je  vu  le 
portrait,  la  description?  En  ai- je  jamais  rêvé? 

ce  Mon  père,  ma  mère,  mon  oncle,  ma 
tante ,  mes  frères  ou  mes  sœurs,  ont-ils  jamais 
vu  un  ours  blanc  ?  Qu'auraient-ils  donné  pour 
en  voir  un?  Qu'auraient-ils  fait  s'ils  l'avaient 
vu  ?  Qu'aurait  fait  l'ours  blanc?  Est-il  féroce  , 
apprivoisé,  méchant,  grondeur ,  caressant? 

ce  Un  ours  blanc  mérite-t-il  d'être  vu  ? 

<i  N'y  a-t-il  point  de  péché  à  le  voir  ? 

«  Un  ours  blanc  vaut-il  mieux  que  le  noir?» 


t 


l£4  TRI5TRAM    SHANDÏ. 

CHAPITRE    CCI. 
Intermède. 

À  présent,  mon  cher  monsieur ,  arrêtons- 
nous  encore  deux  minutes ,  et  rentrons  dans 
la  salle  pour  recueillir  les  suffrages.  Vous  savez 
comme  mon  amour-propre  y  trouve  son  compte. 

Ce  n'est  pas  que  je  m'en  plaigne  ;  il  faut  être 
juste.  Les  dissertations  savantes  de  mon  père, 
ses  verbes  auxiliaires,  son  ours  blanc,  peuvent 
très-bien  ne  pas  plaire  à  tout  le  monde.  Je  vois 
là  un  gros  abbé  qui  dort,  et  je  ne  lui  en  veux 
point  de  mal.  Et  celte  dame ,  non  pas  cette 
vieille  présidente  qui  prend  du  tabac  ,  et  qui 
n'a  pas  mieux  compris  tout  ce  que  vous  venez 
d'entendre,  que  son  mari  n'a  compris  le  procès 
qu'il  a  jugé  ce  matin  ;  mais  cette  jeune  mar- 
quise qui  est  dans  la  même  loge,  avec  ce  duc 
qui  lui  parle  à  l'oreille,  croyez- vous  qu'elle 
nous  ait  entendus?  Elle  ne  nous  a  pas  même 
écoutés.  Cependant,  voyez  comme  elle  ap- 
plaudit. Et  je  m'en  plaindrais  et  je  lui  en  ferais 
un  reproche!  Non,  mon  cher  monsieur.  Le 
public  est  partagé  en  deux  classes ,  dont  l'une 
admire  tout  ce  qu'elle  ne  comprend  pas,  et 
l'autre  déchire  tout  ce  qu'elle  comprend.  Il  y 


TRISTRAM    SHANDY.  l65 

a  encore  une  troisième  classe ,  mais  réduite  à 
un  si  petit  nombre  !  Ce  son*  ceux  qui ,  comme 
vous,  monsieur,  jugent  sans  prévention,  criti- 
quent sans  humeur ,  et  louent  sans  partialité. 
C'est  pour  ceux-là  que  j'écris;  ce  sont  ceux 
qui  me  consolent  des  autres. 

CHAPITRE  CCII. 

Conclusion, 

Quand  mon  père  eut  fait  danser  et  redanser 
son  ours  blanc  pendant  une  demie  douzaine  de 
pages ,   il  ferma  le  livre  tout  de  bon  ;  et  d'un 
air  triomphant  il  le  remit  à  Trim ,  avec  signe 
de  le  reporter  sur  le  bureau  où  il  l'avait  trouvé. 
— -  «  Voilà,   dit-il,  la  méthode  avec  laquelle 
Tristram  apprendra  à  décliner  et  à  copjuguer 
tous  les  mots  du  dictionnaire.  Vous  sentez, 
Yotick,  que  de  cette  façon  chaque  mot  amè- 
nera une  tlièse  ou  une   hypothèse.  Chaque 
thèse  ou  hypothèse  est  une  source  de  proposi- 
tions. Chaque  proposition  a  sa  conséquence  et 
sa  conclusion  ;  et  chaque  conséquence  et  conclu* 
sion  ramène  l'ame  sur  l'objet,  et  lui  ouvre  une 
nouvelle  route  de  recherches  et  d'études.  La 
force  de  cette  méthode  est  incroyable  pour 
ouvrir  la  tête  d'un  enfant.  —  Pour  ouvrir  sa 


l66  TRISTRÀM    SHAKDY. 

tête>  frère  Sbandy  ,  s'écria  mon  oncle  Tobie  ; 
il  y  a  de  quoi  la  faire  sauter  en  mille  pièces.  » 

—  «  Je  présume  ,  dit  Yorick  en  souriant , 
que  c'est  par  votre  méthode  que  le  fameux 
Vincent  Quirino  (  parmi  les  autres  prodiges  de 
son  enfance,  desquels  le  cardinal  Bembo  a 
donné  au  public  une  histoire  si  exacte  )  se  mit 
en  état  dès  l'âge  de  huit  ans,  d'afficher  dans 
les  écoles  publiques  de  Rome  quatre  mille  cinq 
cent  soixante  thèses  différentes,  sur  les  points 
les  plus  abstraits  de  la  plus  abstraite  théologie, 
et  de  les  défendre  et  de  les  soutenir  ,  de  ma- 
nière à  terrasser  et  à  réduire  au  silence  tous 
ses  adversaires.  » 

—  Qu'est-ce  que  cela,  s'écria  mon  père,  au- 
près -le  ce  qui  nous  est  rappoité  d'Alphonse 
Tostatps ,  lequel,  presque  dans  les  bras  de  sa 
nourrice,  avait  appris  toutes  les  sciences  et 
tous  les  arts  libéraux ,  sans  qu'on  lui  en  eût 
rien  enseigné  ?  Que  dirons  -  nous  du  grand 
Peirescius?....  —  C'est  le  même  ,  s'écria  mon 
onde  Tobie,  duquel  je  vous  ai  parlé  une  fois , 
frère  Shandy,  et  qui  fit  une  promenade  de 
cinq  cents  lieues  en  comptant  l'aller  et  le  retour 
de   Paris  à  Schewling  (i)  uniquement  pour 


(1)  11  n'y  a  paa  pliw  de  100 lieues  cl t Paru  àSchewling- 


TRISTAAM     5HÀNDY.  167 

voir  le  chariot  à  voiles  de  Stëvinus.  C'était  un 
grand  homme  ajouta  mon  oncle  Tobie  (il  pen- 
sait à  Stëvinus  ).  -—  Oui ,  un  grand  homme  , 
dit  mon  père  (songeant  à  Peirescius  )  ,  et  qui 
multiplia  ses  idées  si  rapidement,  et  se  fit  un  si 
prodigieux  amas  de  connaissances,  que  (si  nous 
pouvons  ajouter  foi  à  une  anecdote  qui  le  re- 
garde >  et  que  bous  ne  saurions  rejeter  sans 
secouer  l'autorité  de  toutes  les  anecdotes  quel- 
conques),,  à  l'âge  de  sept  ans,  son  père  lui 
remit  entièrement  l'éducation  de  son  frère ,  qui 
n'en  avait  que  cinq. — Le  père  était-il  aussi 
sage  que  son  fils,  dit  mon  oncle  Tobie  ?  —  Je 
croirais  que  non ,  dit  Yorick. 

—  «  Mais  que  sont  tous  ces  exemples  ,  con- 
tinua mon  père,  entrant  dans  une  sorte  d'en- 
thousiasme, que  sont  tous  ces  exemples  auprès 
des  prodiges  de  l'enfance  des  Grotius,  Sciop- 
pius ,  Heinsius >  Polit ien ,  Pascal ,  Joseph 
Scaliger ,  Ferdinand  de  Cor  doue  >  et  autres  ? 
Les  uns  se  dégageant  des  formes  scholastiques 
dès  l'âge  de  neuf  ans,  et  même  plus  tôt,  et 
parvenant  à  raisonner  sans  ce  secours.  Les 
autres  ayant  fini  leurs  classes  à  sept  ans ,  et 
écrit  des  tragédies  à  huit,  A  neuf  ans ,  Ferdi- 
nand de  Cordoue  était  si  savant ,  que  Ton  crut 
qu'il  était  possédé  du  démon  ;  et  à  Venise  il  fit 


3 68  TRISTRAM   SHANDT. 

voir  tant  d'érudition  et  de  vertu ,  que  les  moines 
le  prirent  pour  l'antechrist.  D'autres  eurent 
appris  quatorze  langues  à  l'âge  de  dix  ans;  à 
onze,  eurent  fini  leurs  cours  de  rhétorique, 
poétique ,  logique  et  morale  ;  à  douze  donnè- 
rent leurs  commentaires  sur  Servius  et  sur 
Martiauus  Capella  :  et  à  treize  y  reçurent  leurs 
degrés  de  philosophie  ,  de  droit  et  de  théolo- 
gie. » 

—  «  Mtfis ,  dit  Yorick  9  vous  oubliez  le  grand 
Juste  Lipse ,  qui  composa  un  ouvrage  le  jour 
de  sa  naissance.  —  Bon  Dieu  !  dit  mon  oncle 
Tobie.  » 

CHAPITRE    CCIII. 

Bataille. 

Quand  le  cataplasme  fut  prêt  >  un  scrupule 
de  décorum  s'éleva  hors  de  propos  dans  la 
conscience  de  Suzanne ,  sur  ce  qu'elle  aurait  à 
tenir  la  chandelle  pendant  le  pansement.  Slop 
n'avait  pas  coutume  de  ménageries  caprices  de 
Suzanne";  et  la  querelle  s'établit  promptement 
entre  eux. 

—  «  Ah  !  ah  !  dit  Slop ,  en  jetant  un  coup- 
d'œil  familier  sur  le  visage  de  Suzanne  ,  vous 
faites  la  prude!  mais  je  vous  connais,  made- 


cz 


TRISTRAM     SHANDY.  169 

moiselle.— Vous  me  connaissez ,  monsieur  ?s'é- 
,  cria  Suzanne  dédaigneusement,  et  avec  un  air 
de  tête  qui  s'adressait  évidemment ,  non  pas  à  la 
profession ,  mais  à  la  personne  du  docteur ,  vous 
me  connaissez  ?  répéta  Suzanne.  Le  docteur 
Slop  se  boucha  le  nez  comirie  pour  dire  que  la 
réputation  de  Suzaune  n'était  pas  en  bonne 
odeur.  A  ce  geste,  la  bile  de  Suzanne  s'allume. 
—  Vous  en  avez  menti  ,  s'écria  Suzanne.  — 
Allons,  allons.,  sainte  modeste ,  dit  Slop  ,  tout 
fier  du  succès  de  la  botte  qu'il  venait  de  porter, 
s'il  en  coûte  trop  à  votre  pudeur  de  tenir  la 
chandelle  en  regardant ,  qui  vous  empêche  de 
la  tenir  en  fermant  les  yeux  ?  —  C'est  là  une 
de  Vos  défaites  papistes  ,  dit  Suzanne.  Le  bel 
expédient  !  —  Ma  belle  enfant ,  dit  Slop  en 
hochant  la  tête,  ne  méprisez  pas  si  fort  les 
expédiées;  vous  pourriez  en  avoir  besoin  tout 
comme  une  autre.— Insolent!  s'écria  Suzanne, 
approche ,  si  tu  l'oses.  Je  t'en  défie ,  continuâ- 
t-elle ,  en  retroussant  les  manches  de  sa  che- 
mise jusqu'au  dessus  de  son  coude.  » 

Il  était  impossible  à  deux  personnages  de 
procéder  ensemble  h  une  opération  de  chirur- 
gie, avec  une  cordialité  plus  colérique. 

Slop  s'empara  du  cataplasme.  Suzanne  se 
saisit  de  la  chandelle.  —  Approche  toi-même, 


I70  TftlfrTHAM   SHÀNDY. 

ditSlop. !  Suzanne  &%nit.  un  mouvement  a*?)* 
gauche;  et,  portant  brusquement  «sa  qhandefl© 
à  droite ,  «elle  sût  le  feu  .à  la  perruque  du  door 
tçurj  laquelle  ctàat  fort  grasse  et  fort  touffue  j 
fat  Consumée  en  entier  avafot  4*ètre  bien  alhii 
jriée*  *-*  à  Câlin!  salope!  *'etfia  Slop.  (car  U 
passion  sous  rend  comBfte  des  bêles  férœes  )  j 
câlin  fieffée  que  vous  êtes  J  Bectia  Slop  arec  le 
cataplasme  a  la  main,  **-  Allez,»  allez.;  dû 
Suzanne .,  je  n'ai  jamais  vbgûé  le  aefc  de  per- 
sonne ,  et  vous  n'en  sauriez  dire  autant.  ~-Qu4 
▼eut-elle  dire  avec  son  nez?  s'ccrâ;Slop*-T-tJn 
nez  est  un  nez  r  dit  Suzanne;. -"•  Eli  bien  !  yoilà 
pour  le  tien  -,  s'écria  Slop  ,  en  lui  -lançant  1q 
cataplasme  à  la  face,  -»-;  Et  voilà  pour  levotrey 
s'écria  Suzanqe,  en  lui  rendantson-cômpliment 
avec  te  reste  du  cataplasme:  »  - 

CHAPITRE.  ÇCIV. 

Armistice. 

Le  docteur  et  Suzanne  s'acçabl^ent  :  aidai 
dlnjnres  et  de  cataplasme.  Quand  ;oehpici  £ut 
épuise',  il  fallut  Détourner  a  la  cuisine  pour  en 
préparer  un  autre  jet,  pendant  qu'ils  y  procé- 
daient, mon  père  prit  sa  résolutioû  compte 
vous  allez  voir. 


J 


TRISTRÀM   S&ANDY.  I7X 

CHAPITRE   CCV. 

Qualités  dun  gouverneur. 

—  «  Vous  voyez ,  dit  mon  père ,  s'adressant 
à  la  fois  à  mon  oncle  Tobie  et  à  Yorick  >  qu'il 
est  temps  de  retirer  Tristram  des  mains  des 
femmes  >  et  de  le  mettre  dans  celles  d'un  gou- 
verneur. 

«  Il  s'agit  surtout  d'en  choisir  un  bon.  Àn- 
tonin  en  prit  quatorze  à  la  fois  pour  surveiller 
l'éducation  de  son  fils  Commode;  et,  en  moins7 
de  six  semaines,  il  en  congédia  cinq.  Je  sais 
trè£-bien ,  continua  mon  père ,  que  la  mère 
de  Commode  aimait  un  gladiateur  au  temps  où 
elle  conçut;  et  c'est  ce  qui  explique  en  grande 
partie  les  cruautés  de  Commode,  quand  il  de* 
vint  empereur.  Mais  je  n'en  suis  pas  moins  per- 
suadé qu'il  dut  la  férocité  de  son  caractère  à 
ces  cinq  gouverneurs  qui,  dans  le  peu  de 
temps  qu'ils  passèrent  auprès  de  lui,  lui  donnè- 
rent de  plus  mauvais  principes  ,  que  les  neuf 
autres  n'en  purent  réformer  dans  la  suite. 

«  Lorsque  j'envisage  la  personne  que  je  met- 
trais auprès  de  mon  fils ,  comme  un  miroir 
dans  lequel  il  doit  se  regarder  du  matin  au 
soir,  comme  le  modèle  sur  lequel  il  doit  régler 


.^  '  -• 


17^  TAISTRÀM     SHANDT. 

son  maintien,  ses  mœurs ,  et  peut-être  les  plus 
secrets  sentimcns  de  son  cœur  ,  je  voudrais  y 
Yorick,  s'il  était  possible,  en  trouver  un  qui 
fût  accompli  de  tout  point ,  et  lel  que  mon  fils 
trouvât  toujours  à  profiter  avec  lui.  —  Mais , 
vraiment,  dit  en  lui-même  mon  oncle  Tobie, 
voilà  qui  est  de  fort  bon  sens. 

Il  y  a  là  ,  continua  mon  père,  un  certain 
air,  un  certain  mouvement  du  corps  et  de 
toutes  ses  parties,  soit  en  agissant ,  soit  en  par- 
lant, qui  annonce  ce  qu'un  homme  est  au 
dedans.  Et  je  ne  suis  pas  du  tout  surpris  que 
Grégoire  de  Nazianze ,  en  observant  les  gestes 
brusques  et  sinistres  de  Julien,  «lit  prédit  qu'il 
apostasierait  un  jour;  ni  que  saint  Ambroise  ait 
chassé  un  de  ses  disciples  de  sa  maison ,  à 
cause  d'un  mouvement  indécent  de  sa  tête 
qui  allait  et  venait  comme-un  fléau  ;  ni  que 
Démocriteait  jugé Protago ras  digne  d'être"soa 
disciple ,  à  voir  la  manière  dont  il  liait  un 
fagot. 

m  Un  œil  pénétrant  trouve ,  pour  descendre 
au  fond  de  l'ame  d'un  homme ,  mille  chemins 
que  le  vulgaire  n'aperçoit  pas  ;  et  je  maintiens, 
ajouta-t-il,  qu'un  homme  de  mérite  n'ôle  pas 
son  chapeau  en  entrant  dans  une  chambre  , 
ne  le  reprend  pas  quand  il  en  sort,  sans  qu'il 


TRISTRAM    SHA5BT.  ifî 

lui  échappe  quelque  chose  qui  le  fasse  con- 
naître pour  ce  qu'il  est. 

«  Ainsi  donc  ,  continua  mon  père ,  le  gou- 
verneur que  je  choisirai  pour  mon  fils  ne  doit 
ni  grasseyer ,  ni  loucher,  ni  clignoter,  ni  parler 
haut ,  ni  regarder  d'un  air  farouche  ou  niais. 
U  ne  doit  ni  mordre  ses  lèvres ,  ni  grincer  les 
dents ,  ni  parler  du  nez. 

«  Je  veux  qu'il  ne  marche  ni  trop  vite ,  ni 
trop  lentement.  Je  ne  veux  pas  qu'il  marche 
les  bras  croisés ,  ce  qui  montre  l'indolence  ;  ni 
balans ,  ce  qui  a  l'air  hébété  :  ni  les  mains  dans 
ses  poches  ,  ce  qui  annonce  un  imbécille. 

«  Il  faut  qu'il  s'abstienne  de  battre  ,  de  pin- 
cer, de  chatouiller,  de  mordre  ou. couper  ses 
ongles  en  compagnie ,  comme  aussi  de  se  curer 
les  dents  ,  de  se  gratter  la  tête ,  etc.  —  Que 
diantre  signifie  tout  ce  bavardage  ,  dit  en  lui- 
même  mon  oncle  Tobie  ?  » 

—  «  Je  veux  ,  continua  mon  père  ,  qu'il  soit 
joyeux ,  gai ,  plaisant ,  et  en  même  temps  pru- 
dent, attentif  aux  affaires,  vigilant,  péné- 
trant ,  subtil ,  inventif,  prompt  à  résoudre  les 
questions  douteuses  et  spéculatives....  Je  veux 
qu'il  soit  sage  ,  judicieux ,  instruit...  —  Et 
pourquoi  pas  humble  ,  modéré-  et  doux  ?  dit 
Yorick.— Et  pourquoi  pas,  s'écria  mon  oncla 


*74  THISTRÀM    fittAXDY* 

Tobie ,  franc  et  généreux  ,  brave  et  bon  ?  Il  le 
sera,  mon  cher  Tobie,  répliqua  mon  père  y  en 
se  levant  et  lui  prenant  une  de  ses  mains ,  il  le 
3e ra.  » 

—  «  Eh  bien  !  frère  Shandy ,  répondit  mon 
oncle  Tobie  ,  en  se  levant  à  son  tour ,  et  quit- 
tant sa  pipe  pour  prendre  l'autre  main  de  mon 
père ,  eh  bien  !  frère ,  souffrez  que  je  vous  re- 
.  commande  le  fils  de  Lefèvre.  »  En  disant  ces 
mots ,  une  larme  de  joie  étincela  dans  l'œil  de 
mon  oncle  Tobie,  et  paya  le  tribut  à  la  mé- 
moire d'un  ancien  ami.  Et  une  autre  larme , 
compagne  de  la  première  >  parut  dans  l'œil  du 
caporal.  Vous  en  verrez,  la  raison  quand  vous 
lirez  l'histoire  de  Lefèvre. 

Étourdi  que  je  suis  !  j'avais  promis  de  vous 
la  faire  dire  par  le  caporal  à  sa  manière.  Mais 
le  moment  est  passé;  je  vais  vous  la  raconter  à 
la  mienne. 

CHAPITRE    CCVL 

Histoire  de  Lefèçre. 

Cet Aix  pendant  l'été  de  l'année  où  Dender- 
monde  fut  pris  par  les  alliés ,  c'est-à-dire,  en- 
viron sept  ans  avant  que  mon  père  vînt  habiter 
la  campagne,  et  environ  sept  ans  après  que 


TlUSTRA.il    SHAîfDT.  *7S 

won  oncle  Tobie  et  Trim  s'y  furent  secrète- 
ment retirés ,  dans  le  dessein  d'exécuter  quel- 
ques-uns des  plus  beaux  sièges  qu'ils  avaient  en 
tête. 

Mon  onde  Tobie  était  un  soir  à  souper ,  et 
Trim  était  assis  derrière  lui  près  d'un  petit 
buffet.  Je  dis  assis ,  car ,  par  égard  pour  son 
genou  blessé  ,  dont  le  caporal  souffrait  quel- 
quefois excessivement  ,  toutes  les  fois  que  mon 
oncle  Tobie  dîuait  ou  soupait  seul,  il  ne  souf- 
frait pas  que  le  caporal  se  tînt  debout.  Mais  la 
vénération  du  pauvre  garçon  pour  sou  maître 
lui  opposait  une  résistance  opiniâtre.  Mon  on- 
cle Tobie,  avec  une  artillerie  convenable ,  au- 
rait eu  moins  de  peine  à  s'emparer  de  Dender- 
monde.  Souvent,  au  moment  qu'il  croyait  le 
caporal  assis,  si  mon  oncle  Tobie  venait  à 
retourner  la  tête,  il  l'apercevait  debouttderrière 
lui ,  avec  toutes  les  masques  du  respect  le  plus 
soumît. 

Cela  seul  engendra,  plus  de  petites  querelles 
ventre  eux,  pendant-vingt  pnq  ans  entiers, 
que  tout  autre  sujet.  Mais  à  quoi  cela  revient- 
il  ?  qu'est-ce  que  cela  fait  à  mou  histoire  ?  pour- 
quoi  en  fais- je  mention?  Demandez-le  à  ma 
plume;  c'est  elle  qui  me  gouverne,  je  ne  la 
gouverne  pas. 


ïjS  TRISTRAM     SHANDT. 

Mon  oncle  Tobie  était  donc  un  soir  à  souper, 
quand  le  maître  d'une  petite  auberge  du  vil- 
lage entra  dans  la  salle  avec  une  fiole  vide  à  la 
main,  pour  demander  un  verre  ou  deux  de  vin 
de  Madère.  —  «  C'est,  dit-il ,  pour  un  pauvre 
gentilhomme  qui  est  arrivé  malade  dans  ma 
maison  il  y  a  quatre  jours.  Depuis  ce  temps ,  il 
n'a  pu  soulever  sa  tête,  ni  manger,  ni  boire , 
ni  goûter  de  quoi  que  ce  soit  au  monde;  mais 
tout  à  l'heure  il  vient  de  lui  prendre  fantaisie 
d'un  verre  de  Madère  sec  et  d'une  petite  rôtie. 
11  me  semble ,  a-t-il  dit  en  ôtant  sa  main  de 
dessus  son  front ,  que  cela  me  soulagerait. 

«  Je  suis  venu  chez  le  capitaine,  ajouta  l'au- 
bergiste, persuadé  qu'il  ne  me  refusera  pas  si 
peu  de  chose.  Mais  si  je  ne  trouvais  personne 
qui  voulût  m'en  donner  ,  m'en  prêter  ou  m'en 
vendre  ,  je  crois  que  j'en  volerais,  plutôt  que 
de  ne  pas  en  rapporter  à  ce  pauvre  gentil- 
homme. 11  est  en  vérité  bien  malade.  P espère 
pourtant,  continua-t-il ,  qu'il  se  rétablira; 
mais  nous  somme;  tous  affligés  de  son  état.  » 
—  «  Tu  es  bon  et  galant  homme ,  s'écria 
mon  oncle  Tobie ,  j'en  réponds  ;  et  je  veux  que 
tu  boives  toi-même  à  la  santé  du  pauvre  gen- 
tilhomme avec  du  vin  sec.  Et  prends-en  une 
couple  de  bouteilles ,  mon  ami ,  et  porte-les 


'zS-Jm 


TfciSTRAM  SfiÀNbYt  I  77 

lui  avec  mes  complimens,  et  dis-lui  qu'elles 
sont  fort  à  son  service;  et  même  une  douzaine 
de  plus ,  si  elles  lui  font  du  bien.  » 

et  Quand  l'aubergiste  eut  fermé  la  porte , 
cet  homme-là,  Trim,  dit  mon  oncle  Tobie, 
porte  à  coup  sûr  un  cœur  compatissant  ;  mais 
j'ai  conçu  aussi  la  meilleure  opinion  de  son 
hôte  :  il  faut  que  cet  étranger  ait  un  mérite 
rare ,  pour  avoir  su  gagner  en  si  peu  de  temps 
l'affection  de  l'aubergiste»  —  Et  de  toute  sa 
famille ,  ajouta  le  caporal,  car  ils  sont  tous 
affligés  de  son  état.  —  Cours  après  lui ,  dit  mon 
oncle  Tobie;  va  Trim,  et  demande  lui  s'il 
sait  le  nom  du  pauvre  gentilhomme,  » 

—  «  Ma  foi  !  dit  l'aubergiste  en  rentrant  avec 
le  caporal,  je  l'ai  oublié;  mais  je  puis  le  de-, 
mander  à  son  fils.*—*  11  a  donc  son  fils  avec  lui, 
dit  mon  oncle  Tobie?  — -  Un  garçon  d'environ 
onze  ou  douze  ans,  répliqua  l'aubergiste; 
mais  le  pauvre  enfant  n'a  goûté  de  rien,  pas 
plus  que  son  père.  Il  ne  fait  que  pleurer  et  se 
désoler  jour  et  nuit.  Depuis  que  son  père  •  s'est 
xnis  au  lit,  il  n'a  pas  quitté  son  chevet.  » 

Tandis  que  l'aubergiste  parlait,  mon  oticle 
Tobie  posa  sa  fourchette  et  son  couteau  sur  la 
table,  et  repoussa  son  assiette.  Trim  n'atten- 
dit point  ses  ordres  ;  il  dewervit  sans  dire 
u.  la 


I78  TJUSTKÀM   SHANDT. 

mot;  et  quelques  minutes  après  il  apporta  à  son 
maître  une  pipe  et  du  tabac.  — .  Reste  un  peu 
dans  la  salle  ,  dit  mon  oncle  Tobie. 

«  Trim  !  dit  mon  oncle  Tobie ,  quand  il 
eut  allumé  sa  pipe  et  commence  à  fumer.  » 
Trim  s'avança  en  faisant  une  révérence.  Mon 
oncle  Tobie  continua  dé  fumer  sans  rien  dire. 
«  Caporal ,  dit  mon  oncle  Tobie.  »  Le  caporal 
fit  sa  révérence.  Mon  oncle  Tobie  ne  dit  pas 
un  mot,  et  finit  sa  pipe. 

«  Trim,  dit  mon  oncle  Tobie,  j'ai  un  projet 
dans  la  tête.  J'ai  envie,  comme  la  nuit  est 
mauvaise ,  de  m'envelopper  chaudement  dans 
ma  roquelaure,  et  d'aller  rendre  visite  à  ce 
pauvre  gentilhomme. — La  roquelaure  de  mon- 
sieur, répliqua  le  caporal ,  n'a  pas  été  mise  une 
seule  fois  depuis  la  nuit  où  nous  montions  la 
garde  dans  la  tranchée  devant  la  porte  Saint- 
Nicolas;  et  c'était  la  veille  du  jour  où  mon- 
sieur reçut  sa  blessure.  D'ailleurs-,  la  nuit  est  si 
froide,  si  pluvieuse,  que  soit  la  roquelaure, 
soit  le  mauvais  temps ,  il  y  aurait  de  quoi  faire 
mal  à  Faine  de  monsieur,  et  peut-être  lui  don- 
ner la  mort.  — Cela  se  pourrait  bien,  dit  mon 
oncle  Tobie  Mais,  Trim,  je  n'ai  pas  l'esprit 
en  repos  depuis  ce  que  m'a  dit  l'aubergiste.  Je 
voudrais  qu'il  ne  m'en  eût  pas  tant  appris,  ou 


TÏIISTRÀM    SHANDY.  Ï79 

qu'il  m'en  eût  appris  davantage.  Comment  fe- 
rons-nous pour  arranger  tout  cela  ?  — ^  Que 
monsieur  s'en  rapporte  à  moi,  dit  le  caporal, 
et  il  saura  bientôt  tout  le  détail  de  cette  affaire. 
Je  vais  prendre  ma  canne  et  mon  chapeau; 
j'irai  reconnaître  ce  qui  se  passe;  j'agirai  d'a- 
près ce  que  j'aurai  découvert;  et  en  moins 
d'une  heure  je  serai  de  retour  ici.  —  Va  donc, 
Triai,  dit  mon  oncle  Tobie,  et  prends  ce 
acheling  que  tu  boiras  avec  son  domestiqué. 
—  C'est  bien  dé  lui  que  je  compté  tout  savoir , 
dit  le  caporal  en  fermant  la  porte.  » 

Mon  oncle  remplit  sa  seconde  pipe  ;  et  l'on 
peut  dire  que  tant  qu'elle  dura ,  il  ne  fut  oc* 
cupé  que  dû  pauvre  Leièvre  et  de  son  fils  ; 
excepté  toutefois  quelques  petites  excursions 
militaires  ;  comme,  par  exemple,  pour  consi- 
dérer s'il  n'était  pas  tout  aussi  bien  d  avoir  la 
courtine  de  la  tenaille  en  ligne  droite  qu'en 
ligne  courbe. 

CHAPITRE   CCVII. 

Suite   de  t  Histoire  de  Lefèvre. 

Mon  oncle  Tobie  n'avait  pas  encore  secoué 
les  cendres  de  sa  troisième  pipe ,  quand  le  ca- 


«--—-■-      ,—  ^—  .-       -■--        -s. 


l8o  TRISTRAM     SHANDT* 

poral  Trim  revint  à  l'auberge,  et  lui  fit  le  re'cit 

suivant. 

—  «  J'ai  d'abord  désespéré ,  dit  le  caporal  , 
de  pouvoir  rapporter  à  monsieur  aucun  détail 
sur  le  pauvre  lieutenant  malade.  —  C'est  donc 
un  officier  ,  dit  mon  oncle  Tobie  ?  —  C'est  un 
officier,  dit  le  caporal.  — Et  de  quel  régiment, 
dit  mon  oncle  Tobie  ?  —  Si  monsieur  veut  me 
laisser  dire,  répliqua  le  caporal,  je  lui  racon- 
terai chaque  chose  à  son  rang ,  dans  le  même 
ordre  que  je  l'ai  apprise.  —  Eh  bien  !  Trim , 
dit  mon  oncle  Tobie ,  je  ne  t'interromprai  point 
que  tu  n'aies  fini.  Je  vais  remplir  une  autre 
pipe  ;  et  toi ,  Trim ,  tu  vas  t'asseoir  à  ton  aise 
sur  la  banquette  de  la  fenêtre,  et  tu  recom- 
menceras ton  histoire.  »  Le  caporal  fit  sa  révé- 
rence accoutumée  ,  laquelle  disait,  aussi  intel- 
ligiblement qu'une  révérence  peut  dire  quelque 
chose,  monsieur  a  Bien  de  la  bonté.  Il  Rassit 
ensuite  comme  on  le  lui  avait  ordonné ,  et 
reprit  son  histoire  à  peu  près  dans  les  mêmes 

termes. 

__  «  J'ai  d'abord  désespéré ,  dit  le  caporal , 
de  pouvoir  rapporter  à  monsieur  aucune  lu- 
mière sur  le  lieutenant  et  sur  son  fils  ;  car , 
quand  j'ai  demandé  où  était  son  domestique 
/  duquel  je  m'étais  promis  de  savoir  tout  ce 


TRISTRÀM    SHANDT.  l8l 

qu'il  était  convenable  de  demander)  —sage 
distinction  !  dit  mon  oncle  Tobie ,  —  on  m'a 
répondu,  sauf  le  respect  dû  à  monsieur,  qu'il 
n'avait  point  de  domestique ,  qu'il  était  arrivé 
à  l'auberge  avec  des  chevaux  de  louage ,  et 
que ,  ne  se  trouvant  pas  en  état  d'aller  plus 
loin,  il  les  avait  renvoyés  le  matin  d'après  son 
arrivée.  Si  je  ne  me  porte  pas  mieux,  mon  cher  , 
avait-il  dit  à  son  fils ,  en  lui  donnant  sa  bourse 
pour  payer  l'homme  ,  nous  pourrons  en  louer 
d'autres  ici.  Mais  ,  hélas!  m'a  dit  là  maîtresse 
de  l'auberge ,  ce  pauvre  gentilhomme  ne  se  ti- 
rera jamais  de  là  ;  car  j'ai  entendu  l'oiseau  de 
mort  toute  la  nuit.  Et ,  quand  il  mourra  ,  son 
malheureux  enfant  mourra  aussi.  U  a  déjà  le 
cœur  brisé. 

«  J'écoutais  ce  récit ,  continua  le  caporal, 
quand  le  jeune  homme  est  entré  dans  la  cui- 
sine pour  ordonner  la  petite  rôtie  dont  l'au- 
bergiste avait  parlé.  Mais  je  veux ,  a-t-il  dit , 
je  veux  la  faire  moi-même.  Permettez,  lui 
ai-je  dit,  en  lui  offrant  ma  chaise  pour  le  faire 
asseoir  auprès  du  feu ,  permettez ,  mon  jeune 
gentilhomme ,  que  je  vous  en  évite  la  peine. 
En  même-temps  j  ai  pris  une  fourchette  pour 
faire  griller  la  rôtie.  Je  crois ,  monsieur ,  a  dit 
le  jeune  homme  d'un  air  tout-à-fait  modeste  ; 


l8a  TRISTRÀM    5RÀNDT. 

que  mon  père  l'aimera  mieux  de  ma  façon.  Je 
suis  sûr  ,  ai-je  répondu ,  que  sa  seigneurie  ne 
trouvera  pas  la  rôtie  plus  mauvaise  de  la  façon 
d'un  vieux  soldat.  Le  jeune  homme  m'a  pris  la 
main,  et  aussitôt  a  fondu  en  larmes.  » 

—  «  Pauvre  enfant!  dit  mon  oncle  Tobie,  il 
a  été  élevé  dans  l'armée  depuis  le  berceau  ;  et 
le  nom  d'un  soldat ,  Trim ,  sonne  à  ses  oreilles 
comme  le  nom  d'un  ami.  Je  voudrais  l'avoir 
ici. 

—  «  Dans  les  plus  longues  marches  de  l'ar- 
mée, continua  le  caporal,  dans  le  besoin  le 
plus  pressant,  je  n'ai  jamais  eu  autant  d'im- 
patience pour  mon  dîner ,  que  j'en  ai  ressenti 
aujourd'hui  pour  pleurer  de  compagnie  avec 
ce  jeune  homme.  Mais ,  je  le  demande  à  mon- 
sieur ,  en  quoi  la  chose  me  touchait-elle  ?  — 
En  rien  au  monde,  Trim  ,  dit  mon  oncle  Tobie 
en  se  mouchant  ,•  mais  la  bpnté  de  ton  cœur 
te  fait  ressentir  vivement  la  peine  d'autrui. 

—  «  En  lui  donnant  la  rôtie  ,  poursuivit  le 
caporal ,  j'ai  pensé  qu'il  était  à  propos  de  lui 
dire  que  j'étais  domestique  du  capitaine  Shan- 
ày  ;  et  que  monsieur  (  sans  connaître  son  père) 
était  fort  touché  de  son  état  ;  et  que  tout  ce  qui 
était  dans  la  cave  ou  dans  la  maison  de  mon- 
sieur était  fort  à  son  service.— Tu  pouvais  ajou~ 


^*  ^  .*■*  x^z—  **  **' 


TAISTRAM    SHÂHDY.  l83 

ter  dans  ma  bourse  ,  dit  mon  oncle  Tobie.  — » 
Le  jeune  homme  >  reprit  le  caporal ,  a  fait  une 
profonde  révérence  (laquelle  sûrement  se  rap- 
portait à  monsieur  )  ;  mais  son  cœur  était  trop 
plein  :  il  n'a  rien  répondu.  11  a  moùté  l'escalier 
avec  la  rôtie;  et,  comme  je  lin  ouvrais  la  porte, 
prenez  courage ,  lui  ai- je  dit,  et  soyez  sûr, 
mon  brave  jeonehomme  ,  que  monsieur  votre 
père  sera  bientôt  guéri. 

«  Le  vicaire  de  monsieur  Yorick  fumait  une 
pipe  au  coin  du  feu  ;  mais  il  n'a  pas  adressé  à 
ce  pauvre  jeune  homme  un  seul  mot  de  con- 
solation. J'ai  trouvé  cela  fort  mal.— Je  le  trouve 
de  même ,  dit  mon  oncle  Tobie. 

((  Le  lieutenant  a  pris  son  verre  de  vin  et  sa 
rôtie,  il  s'est  trouvé  un  peu  ranimé.  Il  m'a  fait 
dire  que  si  je  voulais  monter  dans  dix  minutes, 
je  lui  feiais  plaisir.  —  Je  pense,  a  ajouté  l'au- 
bergiste ,  qu'il  va  dire  ses  prières ,  car  il  y  avait 
un  livre  posé  sur  la  chaise  auprès  du  lit  ;  et , 
comme  je  fermais  la  porte,  j'ai  vu  son  fils 
prendre  un  coussin.  » 

—  «  Bon  !  a  dit  le  vicaire,  est-ce  qu'un  mi- 
litaire, monsieur  Trim,  prie  Dieu  quelque- 
fois ?  J'aurais  parié  que  non.  —  Oh  !  celui-ci  > 
a  répliqué  la  maîtresse  de  l'auberge ,  dit  ses 
prières ,  et  même  très-dévotement.  Je  Pai  en- 


l84  TKISTKAM     SHAKDT. 

core  entendu  hier  au  soir  de  mes  propres  oreil- 
les ;  sans  cela ,  je  n'aurais  pu  le  croire.  —  Mais 
en  êtes-vous  bien  sûre,  a  répliqué  le  vicaire?» 

—  h  Monsieur  le  vicaire,  ai-je  dit,  apprenes 
qu'un  soldat  prie  ,  ne  vous  en  déplaise ,  et  de 
son  propre  mouvement ,  tout  aussi  souvent 
qu'un  prêtre.  Et,  quand  il  se  bat  pour  son  roi, 
pour  sa  vie,  pour  son  honneur ,  il  a  plus  de 
raisons  de  prier  Dieu  ,  que  qui  que  ce  soit  au 
monde.  » 

—  «  Tu  as  parlé  à  merveille ,  Trim ,  dit  mon 
oncle  Tobie. — Mais ,  ai- je  dit ,  reprit  le  capo- 
ral ,  quand  ce  même  soldat  vient  de  passer 
douze  heures  de  suite  dans  la  tranchée ,  et 
jusqu'aux  genoux  dans  l'eau  froide,  quand  il  se 
trouve  embarqué  pendant  des  mois  entiers  dans 
des  marches  longues  et  périlleuses ,  harcelé 
aujourd'hui  par  les  ennemis,  les  harcelant 
demain ,  détaché  ici ,  contremandé  là ,  passant 
sous  les  armes  cette  nuit ,  surpris  en  chemise 
celle  d'après ,  transi  jusque  dans  ses  jointures, 
sans  paille  peut-être  dans  sa  tente  pour  s'age- 
nouiller ;  il  n'est  pas  toujours  le  maître .  de 
choisir  le  lieu  et  l'heure  pour  prier.  Mais,  quand 
il  en  trouve  le  moment ,  je  crois ,  ai-je  ajouté 
(  car  j'élais  piqué  pour  la  réputation  de  l'ar- 
mée), je  crois,  ne  vous  endépluise,  qu'un 


~__ 


ïlLÏSTRllt    SHAHDY.  *l85 

soldat  prie  d'aussi  bon  cœur  qu'un  prêtre , 
quoique  avec  moins  d'étalage  et  d'hypocrisie.» 

—  «  Voilà ,  Trim ,  ce  que  tu  n'aurais  pas  dû 
dire  ,  reprit  mon  oncle  Tobie.  Dieu  seul ,  ca- 
poral ,  connaît  celui  qui  est  hypocrite ,  et  celui 
qui  ne  l'est  pas.  À  la  grande  et  générale  revue, 
au  jour  du  jugement  ,  mais  non  pas  plus  tôt , 
on  verra  ceux  qui  auront  fait  leur  devoir  en  ce 
monde ,  et  ceux  qui  ne  l'ont  pas  fait  j  et  cha- 
cun sera  traité  selon  ses  œuvres.  —  Je  l'espère 
ainsi  ,  répondit  Trim.  —  Gela  est  dans  l'Écri- 
ture ,  dit  mon  oncle  Tobie  ,  et  je  te  Le  montre- 
rai demain.  Mais ,  Trim  ,  il  est  une  chose  sur 
laquelle  nous  pouvons  compter  pour  notre  con- 
solation ;  c'est  que  Dieu  est  un  maître  si  bon 
et  si  juste,  que,  si  nous  avons  toujours  fait 
notre  devoir  sur  la  terre ,  il  ne  s'informera  pas 
si  nous  nous  en  sommes  acquittés  en  habit 
rouge  ou  en  habit  noir.  —  Oh  !  non ,  sans 
doute,  dit  le  caporal.  —  Mais  poursuis  ton 
histoire,  Trim ,  dit  mon  oncle  Tobie.  » 

—  J'ai  attendu ,  continua  le  caporal,  que  les 
dix  minutes  fussent  expirées,  pour  monter  dans 
la  chambre  du  lieutenant.  Je  l'ai  trouvé  dans 
son  lit,  la  tête  appuyée  sur  sa  main ,  et  le  cou- 
de sur  son  oreiller;  il  avait  un  mouchoir  blanc 
à  côté  de  lui.  Le  jeune  homme  était  encore 


l86  TRISTRAM     SH1NDT. 

baissé  pour  ramasser  le  coassia  sur  lequel  je 
suppose  qu'il  avait  été  à  genoux  ;  et ,  comme 
Use  relevait  en  tenant  le  coussin  d'une  main , 
il  essayait  avec  l'autre  de  prendre  le  livre  qui 
était  posé  sur  le  lit.  — Laisse- le  là ,  mon  ami, 
a  dit  le  lieutenant. 

«  Je  me  suis  avancé  tout  près  du  lit.  —  Si 
vous  êtes  le  domestique  du  capitaine  Shandy , 
a  dit  le  lieutenant ,  faites-lui ,  je  vous  prie  , 
tous  mes  remercîmens  et  ceux  de  mon  fils , 
pour  sa  politesse  envers  moi.  S'il  était  de  Leven, 
a- 1— il  ajouté....  (je  lui  ai  dit  que  monsieur  avait 
servi  dans  ce  régiment.  )  Eh  bien  !  a-t-il  dit , 
nous  avons  fait  trois  campagnes  ensemble  ,  et 
je  me  rappelle  fort  bien  le  capitaine  ;  mais, 
comme  je  n'avais  pas  l'honneur  d'être  lié  avec 
lui ,  il  y  a  toute  apparence  qu'il  ne  me  connaît 
pas.  Vous  lui  direz  pourtant  que  celui  qui 
vient  de  contracter  tant  d'obligations  envers 
lui ,  et  qui  est  touché  de  ses  bontés  comme  il 
le  doit ,  est  un  Lefèvre,  lieutenant  dans  Àugus. 
Mais  il  ne  me  connaît  pas ,  a-t-il  répété ,  après 
avoir  un  peu  rêvé.  11  se  pourrait  pourtant, 
a-t-il  ajouté,  que  mon  histoire...  Je  vous  prie, 
dites  au  capitaine  que  je  suis  l'enseigne  dont  la 
femme  fut  si  malheureusement  tuée  à  Breda  , 
d'un  coup  de  mousquet  qui  l'atteignit  dans  la 


-.:*. 


t> 


TKISTRÂM    SHÀHDY.  187 

tente  de  son  mari ,  comme  elle  reposait  dans 
ses  bras. 

—  «  Avec  la  permission  de  monsieur ,  ai- je 
dit ,  je  me  rappelle  trè&-bien  cette  histoire.  — 
Vous  tous  la  rappelez  ,  a-t-il  dit  en  s'essuyant 
les  yeux  avec  un  mouchoir;  jugez  si  je  puis  ja- 
mais l'oublier  ! 

En  disant  cela ,  il  a  tiré  de  son  sein  une 
petite  bague  ,  qui  paraissait  attachée  autour  de 
cou  avec  un  ruban  noir ,  et  il  l'a  baisée  deux 
fois.  —  Voilà  Billy  ,  a-t-il  dit.  L'enfant  est 
accouru  du  bout  de  la  chambre,  et,  tombant 
à  genoux ,  il  a  pris  la  bague  et  Ta  baisée  aussL 
Ensuite  il  a  embrassé  son  père  ;  il  s'est  assis 
sur  le  ht ,  et  s'est  mis  à  pleurer.  » 

—  «  Je  voudrais ,  dit  mon  oncle  Tobie  avec 
un  profond  soupir  ,  je  voudrais  ,  Trim,  être 
déjà  à  demain.  » 

—  «En  vérité,  répliqua  le  caporal,  mon- 
sieur s'afflige  trop.  Monsieur  veut-il  que  je  lui 
verse  un  verre  devin  sec,  qu'il  boira  en  fumant 
sa  pipe?  —  À  la  bonne  heure  ,.Trim ,  dit  mon 
oncle  Tobie.  » 

«  Je  me  rappelle  très-bien ,  dit  mon  oncle 
Tobie  en  soupirant  encore ,  l'histoire  de  l'en- 
seigne et  de  sa  femme.  H  y  a  même  une  cir- 
constance qui  est  en  sa  faveur,  et  que  sa  mo- 


*88  TltlSTRAM    SHANDY. 

destie  a  passée  sous  silence.  C'est  qu'ils  furent 
plaints  l'un  et  l'autre  par  tout  le  régiment  et  par 
toute  l'armée.  Mais  achève  ton  histoire ,  capo- 
ral.— Elle  est  achevée ,  dit  le  caporal.  Je  n'ai  pas 
voulu  rester  plus  long-temps  ;  j'ai  souhaité  une 
bonne  nuit  au  pauvre  lieutenant  :  son  fils  s'est 
levé  de  dessus  le  lit,  et  m'a  éclairé  jusqu'au  bas 
de  l'escalier;  et ,  comme  nous  descendions  en- 
semble y  il  m'a  dit  qu'ils  venaient  d'Irlande ,  et 
qu'ils  étaient  en  route  pour  rejoindre  le  régi- 
ment en  Flandre. — Mais  hélas!  dit  le  caporal, 
tous  les  voyages  du  lieutenant  sont  finis.  —  Et 
que  deviendra  son  pauvre  enfant ,  s'écria  mon 
oncle  Tobie  ?  » 

CHAPITRE   CCVIII. 

Suite  de  l'histoire  de  Lefèvre* 

Là  plupart  des  hommes,  quand  ils  se  trou- 
vent renfermés  entre  la  loi  naturelle  et  la  loi 
positive ,  ne  savent  à  quoi  se  déterminer  ;  bien 
moins  encore  s'ils  se  trouvent  entre  la  loi  et 
leur  penchant. 

Mais  je  dois  le  dire  pour  eux ,  je  dois  le  dire 
à  l'honneur  éternel  de  mon  oncle  Tobie  $  mon 
oncle  Tobie  n'hésita  pas  un  instant.  Quoiqu'il 


TIUSTRAM    SHAlfftY.  189 

fèt  chaudement  occupé  à  poursuivre  le  siège 
de  Dendermonde  parallèlement  avec  les  alliés 
qui,  de  leur  côté,  pressaient  si  vigoureusement 
leurs  ouvrages ,  qu'ils  lui  laissaient  à  peine  le 
temps  de  dîner;  quoiqu'il  eût  établi  un  loge- 
ment sur  la  contrescarpe  >  il  laissa  là  Dender- 
monde ,  et  tendit  toutes  ses  pensées  vers  les 
détresses  particulières  de  l'auberge.  Tout  ce 
qu'il  se  permit ,  fut  de  faire  fermer  la  porte  du 
jardin  au  verrou ,  au  moyen  de  quoi  l'on  pou- 
vait dire  qu'il  avait  converti  le  siège  en  blocus. 
.Après  quoi  il  abandonna  Dendermonde  à  lui- 
même  ,  pour  être  secouru  ou  non  par  le  roi  de 
France ,  suivant  que  le  roi  de  France  le  juge- 
rait à  propos  ,  et  il  ne  songea  plus  'qu'à  voir 
comment ,  de  son  côté  >  il  pourrait  secourir  le 
Keutenant  Lefèvre  et  son  fils. 

Que  l'Être  souverainement  bon ,  qui  est  l'ami 
de  celui  qui  est  sans  amis,  puisse  un  jour  te 
récompenser  ! 

—  «  Tu  n'as  pas  fait  tout  ce  que  tu  aurais 
dû  faire,  dit  mon  oncle  Tobie  au  caporal,  en 
Se  mettant  au  lit  ;  et  je  vais  te  dire  en  quoi  tu 
as  manqué.  En  premier  lieu  ,  quand  tu  as  fait 
offre  de  mes  services  à  Lefèvre ,  comme  la 
maladie  et  le  voyage  sont  deux  choses  coûteu- 
ses ,  et  que  le  pauvre  lieutenant  n'a  sans  doute 


100  TàlSTRAM    SHAHDY. 

que  sa  paye  pour  vivre  et  pour  faire  vivre  son 
fils,  tu  devais  aussi  lui  offrir  ma  bourse.  Ne 
savais- tu  pas,  Trim,  que,  puisqu'il  était  dans 
le  besoin ,  il  y  avait  autant  de  droit  que  moi- 
même?— Monsieur  sait  bien  que  je  n'avais 
point  d'ordre  ,  dit  le  caporal.  —  Il  est  vrai , 
dit  mon  oncle  Tobie ,  tu  as ,  Trim ,  très-bien 
agi  comme  soldat ,  mais  certainement  très-mal 
comme  homme* 

«  En  second  lieu....  mais  tu  as  encore  la 
même  excuse,  continua  mon  oncle  Tobie... 
Quand  tu  lui  as  offert  tout  Ce  qui  était  dans  ma 
maison ,  tu  devais  lui  offrir  ma  maison  aussi* 
Un  frère  d'armes ,  Trim,  un  officier  malade, 
n'a-t-il  pas  droit  au  meilleur  logement  ?  Et  si 
nous  l'avions  avec  nous ,  nous  pourrions,  Trim, 
le  veiller,  le  soigner;  tu  es  toi-même  une 
excellente  garde  ;  et  avec  tes  soins,  ceux  de  la 
servante  ,  ceux  de  son  fils  et  les  miens  réunis , 
nous  pourrions  peut-être  le  rétablir  et  le  re- 
mettre sur  pied. 

«  Dans  quinze  jours  peut-être ,  ajouta  mou 
oncle  Tobie  en  souriant,  il  pourrait  marcher- 
—  Sauf  le  respecte  que  je  dois  à  monsieur ,  dit 
le  caporal,  il  ne  marchera  de  sa  vie.  —11  mar- 
chera, dit  mon  oncle  Tobie,  se  relevant  de 
dessus  son  Ut  avec  un  soulier  ôté.  -»  Avec  la 


TJUSTRAM    SHAlfDY.  igt 

permission  de  monsieur,  dit  le  caporal,  il  ne 
marchera  jamais  que  vers  sa  fosse.  —  Et  moi, 
je  soutiens  qu'il  marchera,  s'écria  mon  oncle 
Tobie ,  en  marchant  lui-même  avec  le  pied  qui 
avait  encore  un  soulier ,  mais  sans  avancer  d'un 
pouce;  il  marchera  avec  son  régiment.  —11  ne 
peut  pas  se  porter,  dit  le  caporal!  —  Eb  bien  I 
on  le  portera,  dit  mon  oncle  Tobie.  —  Il  tom- 
bera à  la  fin ,  dit  le  caporal  ;  et  que  deviendra 
son  pauvre  garçon  ?  —  Non ,  il  ne  tombera  pas , 
dit  mon  oncle  Tobie  d'un  ton  assuré.  — -  Hélas  ! 
reprit  Trim,  soutenant  son  opinion;  faisons 
pour  lui  tout  ce  que  nous  pourrons  ;  mais  le 
pauvre  homme  n'en  mourra  pas  moins.  — Il  ne 
mourra  pasl  s'écria  mon  oncle  Tobie.  Non,  par 
le  Dieu  vivant!  il  ne  mourra  pas.  » 

L'esprit  délateur  qui  vola  à  la  chancellerie 
du  ciel  avec  le  jurement  de  mon  oncle  Tobie , 
rougit  en  le  déposant;  et  l'ange  qui  tient  les 
registres,  laissa  tomber  une  larme  sur  le  mot 
en  décrivant;  et  l'effaça  pour  jamais. 

CHAPITRE    CCIX. 

Suite  de  V histoire  dé  Lefèvre. 

Mon  oncle  Tobie  ouvrit  son  bureau ,  prit  sa 
bourse ,  ordonna  au  caporal  d'aller  de  grand 


igl  TAISTRÀM    SH1NDY. 

matin  chercher  le  médecin,  se  coucha  et  s'en- 
dormit, 

CHAPITRE    CCX; 

Fin  de  î histoire  de  Lefèçre. 

Le  lendemain  matin  ,  le  soleil  brillait  dans 
tout  son  éclat  k  tous  les  yeux  du.  village ,  ex- 
cepté à  ceux  de  Lefèvre  et  de  son  fils  affligé. 
La  pesante  main  de  la  mort  pressait  les  pau- 
pières du  pauvre  lieutenant;  et  les  ressorts  qui 
chassent  le  sang  aux  extrémités,  et  le  rappellent 
sans  cesse  au  cœur,  perdaient  en  lui  la  force  et 
le  mouvement. 

En  ce  moment ,  mon  oncle  Tobie  ,  qui  s'é- 
tait levé  une  heure  plus  tôt  que  de  coutume , 
entra  dans  la  chambre  du  lieutenant.  Il  s'assit 
à  côté  de  son  lit,  et,  sans  préface  ni  apologie, 
sans  nul  égard  pour  toutes  les  modes  et  coutu- 
mes, il  ouvrit  son  rideau,  comme  aurait  fait 
un  ancien  ami  ou  un  camarade  ;  et  aussitôt  il 
lui  demanda  comment  il  se  portait,  s'il  avait 
reposé  la  nuit ,  de  quoi  il  se  plaignait ,  où  était 
son  mal ,  ce  qu'il  pouvait  faire  pour  le  soulager  ; 
et,  sans  lui  donner  le  temps  de  répondre  à  une 
seule  question,  il  lui  dit  le  petit  plan  qu'ils 
avaient  concerté  pour  lui  la  veille  avec  le 
caporal. 


TIUSTRÀM    SRA.ÎIDY.  tçfî 

«Vous  viendrez  chez  moi,  Lefèvre,  dit 
tnon  oncle  Tobie,  dans  ma  maison,  tout  à 
l'heure  j  et  nous  enverrons  chercher  un  mé- 
decin, pour  voir  ce  qu'il  y  a  à  faire,-  nous 
aurons  aussi  un  apothicaire  j  le  caporal  sera 
votre  garde,  et  moi,  Lefèvre,  votre  domesti- 
que. » 

Il  y  avait  dans  mon  oncle  Tobie  une  franchise 
qui  n'était  pas  l'effet,  mais  la  cause  de  sa  fami- 
liarité. Elle  «vous  introduisait  sur-le-champ 
dans  son  ame,<etvous  faisait  voir  toute  la  bonté 
de  son  naturel.  A  cela ,  il  se  joignait  dans  ses 
regards,  dans  sa  voix  et  dans  ses  manières,  je 
ne  sais  quoi  d'humain ,  qui ,  dans  tous  les  tno- 
mens,  invitait  le  malheureux  à  s'approcher  et 
a  chercher  un  asile  auprès  de  lui.  Avant  que 
mon  oncle  Tobie  eut  achevé  la  moitié  des 
offres  obligeantes  qu'il  faisait  au  père,  le  fils 
s'était  insensiblement  pressé  Contre  lui;  puis, 
étendant  ses  faibles  bras,  il  avait  saisi  l'habit 
de  mon  oncle  Tobie  à  la  hauteur  de  la  poitrine, 
et  l'attirait  doucement  vers  lui...  Le  sans  et  les 
esprits  de  Lefèvre,  déjà  froids  et  engourdis ,  et 
,qui  s'étaient  retirés  dans  leur  dernière  cita- 
delle, le  cœur,  firent  un  effort  pour  se  rallier. 
Le  nuage  qui  couvrait  ses  yeux  les  quitta  pour 
un  moment.  Il  regarda  mon  oncle  Tobie  avec 
21.  l5 


194  TRISTRAM    SHàKDY. 

Y  expression  de  la  reconnaissance,  du  regret  et 
du  désir  :  il  jeta  un  autre  regard  sur  son  fils  ; 
et  ce  lien  qu'il  établit  entre  eux  (tout  faible 
qu'il  était  )  n'a  jamais  été  rompu. 

La  nature ,  après  cet  effort. ,  reflua  sur  elle- 
même.  Le  nuage  reprit  sa  place.  Le  pouls  fré- 
mit, s'arrêta;   se  releva,    s'affaissa,   s'arrêta 

encore ,  hésita ,  s'arrêta Àcheverai-jc  ? 

Non. 

CHAPITRE   CCXI. 

Convoi  et  oraison  funèbre. 

Je  rapporterai  en  peu  de  mots,  dans  le  pro- 
chain chapitre ,  tout^  ce  qui  me  reste  à  dire 
sur  le  jeune  Lefèvre ,  ce  qui  comprend  tout 
l'espace  qui  s'écoula  depuis  la  mort  de  son  père 
jusqu'à  l'époque  où  mon  oncle  Tobie  proposa 
au  mien  de  me  le  donner  pour  gouverneur  ;  et 
je  n'ajouterai  que  très-peu  de  détails  à  ce  cha- 
pitre-ci, dans  l'impatience  où  je  suis  de  retour- 
ner à  ma  propre  histoire. 

Mon  oncle  Tobie  ,  comme  gouverneur  de 
Dendermonde ,  rendit  au  pauvre  lieutenant  tous 
les  honneurs  de  la  guerre ,  il  accompagna  le 
corps  au  tombeau,  conduisant  lui-même  le 
deuil ,  et  menant  le  jeune  Lefèvre  par  la  main. 


w    j 


ÏRISTAAM    SHANDT.  l§5 

Yorick  y  de  son  côte,  pour  n'être  pas  en  res- 
te, rendit  an  défunt  tous  les  honneurs  de  l'é- 
glise ,  et  l'enterra  en  grande  pompe  au  milieu 
du  chœur.  Il  paraît  même  qu'il  prononça  son 
oraison  funèbre.  Je  dis ,  il  parait ,  et  j'en  juge 
par  une  note  que  j'ai  trouvée  sur  l'un  de  se» 
sermons. 

C'était  la  coutume  d'Yorick  (  et  je.  suppose 
qu'elle  lui  était  commune  avec  tous  ceux  de  sa 
profession  )  de  noter  sur  la  première  page  de 
chacun  de  ses  sermons  le  lieu  ,  le  temps  ,  et 
l'occasion  où  il  avait  été  prêché.  Il  y  joignait 
toujours  un  petit  commentaire  sur  le  sermon 
lui-même ,  et  en  vérité  rarement  à  sa  louange. 
Par  exemple  :  Sermon  sur  la  dispersion  des 
Juifs.  Je  rien  fais  pas  le  moindre  cas  :  je 
conviens  que  c'est  un  prodige  d'érudition  ; 
mais  d'une  érudition  triviale ,  et  mise  en 
œuvre  plus  trivialement  encore. 

Celui-ci  est  d'une  composition  lâche.  Je 
ne  sais  ce  que  diantre  j' avais  dans  la  tête 
quand  je  le  fis. 

N.  B.  L'excellence  de  ce  texte,  cest  qu'il 
convient  à  tous  les  sermons  ;  et  de  ce  ser- 
mon ,  c'est  qui  il  convient  à  tous  les  textes* 

Pour  celui-ci  j  je  mérite  d'être  pendu;  j'en 
ai  volé  lu  plus  grande  partie  f  et  le  docteur 


I96  TRI5TRÀM     SHAKDY. 

Kdigunes  m'a  dénoncé.  Rien  n'est  tel  qui  un 
voleur  pour  en  découvrir  un  autre. 

Sur  le  dos  d'une  demi-douzaine  je  trouve 
écrit  so  so }  et  rien  de  plus;  et  sur  les  deux 
autres  ,  moderato.  Ils  sont  tous  huit  dans  un 
seul  paquet  rattaché  avec  un  bout  de  ficelle 
verte,  qui  semble  avoir  jadis  appartenu  au 
fouet  d'Yorick  ,•  ce  qui  me  fait  conclure  que 
par  so  so  et  par  moderato  ,  Yorick  entendait 
à  peu  près  la  même  chose  ,  et  en  cela  il  était 
d'accord  avec  le  dictionnaire  italien  d'Altieri. 

Il  faut  pourtant  convenir  que  les  deux  ser- 
mons étiquetés  moderato  sont  cinq  fois  meil- 
leur que  les  so  so  ;  montrent  dix  fois  plus  de 
connaissance  du  cœur  humain,  renferment 
soixante  et  dix  fois  plus  d'esprit  et  de  feu  ;  et , 
pour  m'élever  par  une  gradation  convenable  , 
découvrent  mille  fois  plus  de  génie.  Aussi , 
quand  je  donnerai  au  public  les  sermons  dra- 
matiques d' Yorick  ,  quoique  je  ne  compte  en 
admettre  qu'un  de  tout  le  nombre  des  so  so , 
je  n'hésiterai  pas  à  faire  imprimer  les  deux 
moderato  dans  leur  entier. 

Je  n'entreprendrai  pas  de  deviner  ce  qu'Yo- 
rick  pouvait  entendre  par  ces  mots  lentamen* 
te,  tenute,  grave,  et  quelquefois  adagio,  tels 
que  je  les  trouve  sur  quelques-uns  de  ses  ser- 


TRISTRÂM    SHÀNDY.  197 

mons.  Je  serais  encore  plus  embarrassé  d'expli- 
quer :  à  Voctava  alla  9  con  strepilo  ,  con 
Tarco ,  senza  Varco  ;  et  autres  termes  de  mu- 
sique avec  lesquels  il  en  a  désigné  d'autres.  Ce 
que  je  sais ,  c'est  que  ces  mots  ont  sûrement 
un  sens  ;  et  Yorick,  qui  était  à  la  fois  musicien 
et  prédicateur ,  les  appliquait  de  ses  sonates  à 
ses  sermons.  Je  ne  doute  même  point  que  cha- 
cun de  ces  signes  qui  nous  échappent ,  n'eût 
pour  lui  une  signification  distincte  et  précise. 
Parmi  tous  ses  sermons }  il  y  en  a  un  (  et 
c'est  lui  qui  m'a  conduit  à  cette  longue  digres- 
sion )  ;  il  est  sur  la  mort ,  et  il  a  saus  doute  été 
fait  à  l'occasion  du  pauvre  Lefèvre.  11  est  écrit 
d'une  plus  belle  main  que  les  autres ,  ce  qui 
annonce  une  sorte  de  prédilection  en  sa  faveur. 
Du  reste,  il  est  négligemment  rattaché  avec 
une  lisière  de  laine,  et  enveloppé  dans  une 
feuille  de  papier  bleu,  qui  sent  encore  le  dro- 
guiste. Mais  je  doute  que  ces  marques  appa- 
rentes d'humilité  aient  été  mises  à  dessein  j 
d'autant ,  que  >  tout  à  la  fin  du  sermon  et  non 
au  commencement  (  ce  qui  est  contre  l'usage 
invariable  d'Yorick  ) ,  je  trouve  écrit  de  su 
main  le  mot , 

Bravo. 


I[)5  TRISTRAU     SBANDT. 

Tout  ,  à  la  vérité,  concourt  à  radoucir  ce 
que  cette  expression  peut  avoir  de  choquant. 
Le  mot  est  placé  à  deux  pouces,  et  demi  au 
moins  de  distance  de  la  dernière  ligne  ,  tout 
en  bas  de  la  page,  et  dans  ce  coin  à  droite  qui 
est  ordinairement  recouvert  par  le  pouce.  Il  est 
écrit  avec  une  plume  de  corbeau ,  en  petits 
caractères ,  et  d'une  encre  si  pâle  y  qu'en  vérité 
on  peut  à  peine  se  douter  qu'il  est  là.  C'est 
plutôt  l'ombre  de  la  vanité  que  la  vanité  elle- 
même;  c'est  plutôt  une  secrète  complaisance , 
un  mouvement  passager  de .  satisfaction ,  qui 
s'élève  dans  le  cœur  du  compositeur  à  son 
insu  ,  qu'une  marque  grossière  d'applaudisse- 
ment qu'on  aurait  l'effronterie  d'offrir  au  pu- 
blic. 

Je  sens  bien  que ,  malgré  tous  ces  adoucisse- 
mens  >  j'ai  rendu  un  mauvais  service  à  Yorick 
en  entrant  dans  toutes  ces  particularités,  et 
que  j'aurais  dû  les  taire  pour  l'bonneur  de  sa 
modestie  ;  tuais  quel  homme  n'a  pas  ses  fai- 
blesses? Yorick  n'en  était  pas  plus  exempt 
qu'un  autre.  Mais  ce  qui  excuse  la  sienne  en 
cette  occasion ,  ee  qui  la  réduit  presque  h  rien, 
c'est  que  le  mot  fut  barré  quelque  temps  après 
par  lui-même ,  par  une  ligne  d'une  encre  plus 
noire  qui  le  traverse,  comme  s'il  s'était  rétxac- 


U-^-l 


TRISTRÀM     SHANDY.  IÇQ 

lé  ,  ou  qu'il  eut  été  honteux  de  sa  première 
opinion. 

CHAPITRE    CCXIL 

Départ  du  jeune  Le/èçre. 

Après  que  mon  oncle  Tobie  eut  converti  en 
argent  la  succession  de  Lefèvre,  et  qu'il  eut 
réglé  ses  comptes  avec  son  régiment,  l'auber- 
giste et  le  reste  du  monde ,  il  ne  lui  resta  entre 
les  mains  qu'un  vieil  uniforme  et  une  épée  de 
cuivre  ,•  de  sorte  qu'il  ne  rencontra  aucune  op- 
position à  prendre  l'entière  administration  des 
biens  du  jeune  orphelin. 

Il  donna  l'habit  au  caporal  :  —  «  Porte-le  , 
Trim  y  dit  mon  oncle  Tobie  ,  jusqu'à  ce  qu'il 
tombe  en  lambeaux....  porte-le  en  mémoire  du 
pauvre  lieutenant.  »  U  prit  l'épée,  et  la  tirant 
du  fourreau  :  «  Cette  épée ,  Lefèvre ,  je  la  gar- 
derai pour  toi.  Voilà,  mop  cher  Lefèvre,  con- 
tinua-t-il,  en  suspendant  l'épée  à  un  clou, 
voilà  toute  la  fortune  que  Dieu  ta  laissée,  mais 
s'il  t'a  donné  un  cœur  et  un  bras  dignes  de  la 
porter ,  je  n'en  demande  pas  davantage.  » 

Dès  que  le  jeune  Lefèvre  eut  pris  une  tein- 
ture de  fortification ,  et  qu'il  eut  appris  à  insé- 


2O0  TJIISTRÀM    3HANDT. 

rer  un  polygone  régulier  dans  un  cercle ,  mon 
oncle  Tobie  le  mit  dans  une  école  publique  , 
d'où  il  ne  sortait  qu'au  temps  de  Noël  et  à  la 
Pentecôte  ,  où  mon  oncle  Tobie  ne  manquait 
jamais  de  l'envoyer  chercher  par  le  caporal.  Il 
y  demeura  jusqu'à  son  dix-septième  printemps* 
Mais  alors  les  bruits  de  guerre  et  les  nouvelles 
de  l'empereur  qui  faisait  marcher  une  armée 
contre  les  Turcs  ,  enflammant  son  jeune  cou- 
rage ,  Lefèvre  partit  un  beau  jour  sans  congé  x 
et  laissant  là  sson  grçc  et  son  latin ,  il  alla  se 
jeter  aux  genoux  de  mon  oncle  Tobie,  lui  de- 
manda l'épée  de  son  père,  et  le  pria  de  lui 
laisser  tenter  la  fortune  des  armes  sous  ta 
prince  Eugène.  Peux  fois  mon  oncle  Tobie 
oublia  sa  blessure ,  et  s'écria  :  Lefèvre  % 
j'irai  avec  toi ,  et  tu  combattras  à  mes  côtés. 
Deux  fois-  il  porta  la  main  sur  son  aine ,  et 
laissa  retomber  sa  tête  avec  Pair  de  l'abatte- 
ment et  du  désespoir. 

Mon  oncle  Tobie  descendit  l'épée  du  clou 
où  elle  avait  été  constamment  suspendue  de- 
puis la  mort  du  pauvre  lieutenant.  11  en  porta 
la  pointe  près  de  son  œil  en  soupirant,  et  la 
donna  au  caporal  pour  l*éclaircir.  Il  retint 
Lefèvre  quinze  jours  pour  l'équiper,  et  pour 
régler  son  passage  à  LivQurne,  Puis ,  en  lui 


TRISTRÀM    SHÀÏfDf.  201 

remettant  son  épée  :  «  Si  tu  es  brave,  Lefèvre^ 
dit  mon  oncle  Tobie,  elle  ne  te  manquera  pas. 
Mais  si  la  fortune  ;  ajouta  mon  oncle  Tobie  en 
rêvant  un  peu,  si  la  fortune  trahit  ton  courage... 
reviens  à  moi,  Lefèvre,  secria-t-il  en  l'em- 
brassant; tu  me  retrouveras  toujours.  » 

La  plus  mortelle  injure  n'aurait  pas  déchire 
,1e  cœur  du  jeune  Lefèvre,  autant  que  la  ten- 
dresse paternelle  de  mon  oncle  Tobie.  Us  se 
séparèrent  l'un  de  l'autre ,  comme  le  meilleur 
des  fils  du  meilleur  des  pères.  Ils  pleurèrent 
tous  deux.  Enfin  mon  oncle  Tobie ,  en  lui  don- 
nant son  dernier  baiser,  lui  glissa  dans  la  main 
une  vieille  bourse  qui  contenait  la  bague  de  sa 
mère  et  soixante  guinées ,  et  il  pria  Dieu  de  le 
bénir, 

CHAPITRE   CCXIIL 

Malheur  du  jeune  Lefèvre. 

Lefèvre  rejoignit  l'armée  impériale  devant 
Belgrade ,  à  temps  pour  essayer  la  trempe  de 
son  épée  à  la  défaite  des  Turcs.  11  s'y  comporta 
en  digne  élève  de  mon  oncle  Tobie.  Mais  le 
malheur  sembla  s'attacher  à  lui  sans  qu'il  l'eût 
mérité,  et  le  poursuivit  partout  pendant  les 
quatre  années  qui  suivirent;  il  soutint  la d ver- 


_^^m*Ê*Mj^ 


303  TRISTRAM     SHANDT. 

site  avec  courage ,  et  sans  se  laisser  abattre  ;  mais 
enfin  il  tomba  malade  à  Marseille,  d'où  il  écri- 
vit à  mon  oncle  Tobie  qu'il  avait  perdu  son 
temps ,  ses  services ,  sa  santé ,  et  en  un  mot 
tout ,  excepté  son  épée  ,-  et  qu'il  attendait  le 
premier  vaisseau  pour  retourner  à  lui. 

Mon  oncle  Tobie  reçut  cette  lettre  environ 
six  semaines  avant  l'accident  de  Suzanne;  de 
sorte  que  Lefèvre  était  attendu  à  toute  heure. 
Il  s'était  présenté  à  l'espril  de  mon  oncle  Tobie, 
dès  que  mon  père  avait  parlé  d'un  gouver- 
neur pour  moi;  mais,  au  détail  bizarre  de  toutes 
les  perfections  que  mon  père  exigeait  ,  taon 
oncle  Tobie  avait  cru  devoir  garder  le  silence, 
jusqu'à  ce  qu'enfin  Yorick  ayant  ramené  mon 
père  à  des  idées  plus  raisonnables ,  et  mon  père 
étant  convenu  que  mon  gouverneur  devait  être 
bon,  juste ,  humain  et  généreux,  l'image  et 
l'intérêt  de  Lefèvre  agirent  si  puissamment  sur 
mon  oncle  Tobie,  que,  se  levant  aussitôt ,  et 
quittant  sa  pipe  pour  prendre  l'autre  main  de 
mon  père ,  qui  tenait  déjà  une  des  siennes  : 

—  «  Frère Sliandy ,  s'écria  mon  oncle  Tobie, 
souffrez  que  je  vous  recommande  le  fils  de  Le- 
fèvre. —  Je  me  joins  au  capitaine,  dit  Yorick. 
—  Je  réponds  de  la  bonté  de  son  cœur,  dit 
mon  oncle  Tobie.. —  Et  moi  de  sa  bravoure  , 


TRISTRAM    SRANDY.  2o3 

s'écria  le  caporal.  —  Les  meilleurs  cœurs,  Trim, 
sont  toujours  les  plus  braves ,  dit  mon  oncle 
Tobie.  » 

—  «  Sans  doute,  dit  le  caporal.  Et  monsieur 
a  pu  voir  également  que  les  plus  mauvais  sujets 
du  régiment  en  étaient  les  plus  lâches.  Et 
monsieur  peut  se  souvenir  d'un  certain  ser- 
gent, nommé  Kumber....  » 

—  «  Nous  traiterons  ce  sujet  une  autre  fois , 
dit  mon  père.  » 

CHAPITRE    CCXIV. 

Calomnie. 

Que  ce  monde-ci  serait  joyeux  et  plaisant, 
saùs  ce  labyrinthe  inextricable  de  dettes,  de 
soins  ,  de  procès,  de  soucis ,  de  devoirs ,  de 
gros  douaires  et  de  charlatans! 

.  Ce  dernier  mot  me  ramène  au  docteur  SIop. 
Il  était  vrai  fils  de  sa  mère.  (Sanclio  avait  une 
autre  expression  pour  rendre  la  même  idée  ). 
Dès  l'inspection  du  mal,  il  m'avait  condamné 
à  mort;  il  fallait  un  miracle  ou  l'excellence  de 
son  art  pour  me  tirer  de  là.  L'accident  était 
aussi  complet  que  mes  héritiers  collatéraux 
pouvaient  le  désirer.  11  le  disait  ainsi  :  tout  le 
monde  le  crut  ;  et,  en  moins  d'une  semaine , 


K 
I 

j 


204  TRI5TRAM    5HANDT. 

il  n'y  eut  personne  aux  environs  qui  ne  dît  avec 
compassion  :  Ce  pauvre  petit  Shandy  est  en- 
tièrement mutilé  !  La  renommée  en  porta  la 
nouvelle  partout,  et  jura  qu'elle  Pavait  vu. 
Enfin ,  il  passa  pour  constant  que  la  fenêtre  de 
la  chambre  de  la  nourrice  avait  non-seule- 
ment  mais  encore.... 

On  ne  peut  guère  prendre  le  public  à  partie, 
ni  lui  intenter  un  procès  en  corps  ;  autrement 
mon  père  n'y  aurait  pas  manqué  :  tant  il  était 
irrité  des  bruits  qui  couraient  à  mon  désavan- 
tage. Mais  de  tomber  lâchement  sur  quelques 
individus,  c'était  avoir  l'air  de  craindre  les 
autres.  D'ailleurs ,  la  plupart  de  ceux  qui  avaient 
parlé  de  mon  accident  avaient  témoigné  toute 
sorte  de  pitié  :  les  attaquer,  c'était  s'en  prendre 
à  ses  meilleurs  amis ,  et  peut-être  en  même- 
temps  les  confirmer,  ainsi  que  le  public,  dans 
leur  opinion.  D'un  autre  côté,  se  taire  ,  c'é- 
tait presque  accréditer  tous  les  bruits  fâcheux 
qui  se  répandaient  sur  mon  compte. 

—  «Y  eut-il  jamais  ,  s'écriait  mon  père ,  en 
frappant  du  pied  ,  y  eut- il  jamais ,  frère  To- 
bie ,  un  pauvre  diable  aussi  embarrassé  que 
moi  ?  » 

—  «A  votre  place  ,  frère ,  disait  mon  oncle 
Tobie,  je  le  montrerais  à  la  foire.  » 


TRISTKAM     SHANDT.  2o5 

■■—  «Et  qui  verrait-on,  s'écriait  mon  père?  » 

CHAPITRE    CGXV. 

Grande  résolution. 

<(  Qu'on  en  dise  tout  ce  qu'on  voudra,  dit 
mon  père,  je  ne  le  mettrai  pas  moins  en  cu- 
lottes. » 

CHAPITRE    CCXVI. 
Ne  jugeons  pas  si  vile. 

Il  y  a ,  monsieur ,  mille  résolutions  impor- 
tantes, soit  dans  l'église ,  soit  dans  l'état,  aussi- 
bien  ,  madame ,  que  dans  les  choses  qui  nous 
regardent  plus  personnellement,  que  vous  jure- 
riez avoir  été  prises  d'une  manière  étourdie  , 
légère  et  inconsidérée,  et  qui  pourtant  ont  été 
pesées  et  repesées,  examinées,  discutées  }  dis- 
putées, revues,  corrigées  et  considérées  sous 
toutes  leurs  faces  ,  avec  un  tel  sang-froid,  qua 
le  dieu  du  sang-froid  lui-même  (  s'il  existe  ) 
n'aurait  pu  ni  mieux  désirer ,  ni  mieux  faire. 

Si  nous  eussions  été  cachés  ,  vous  ou  moi , 
dans  quelque  coin  du  cabinet ,  nous  serions 
forcés  d'en  convenir. 


*H 


£06  TRISTRÀM    5HÀNDY. 

Telle  était  la  résolution  que  prit  mon  père 
de  me  mettre  en  culottes. 

Comment!  monsieur,  cette  résolution  prise 
en  un  moment ,  avec  humeur  >  emportement 
même,  et  qui  semblait  une  espèce  de  défi  à 
tout  le  genre  humain  ? 

Eh  bien  !  oui  >  madame ,  cette  résolution 
elle  -  même.  Apprenez  qu'un  mois  auparavant 
elle  avait  été  raisonnée  ,  débattue  et  approfon- 
die entre  mon  père  et  ma  mère  ,  dans  deux 
différens  lits  de  justice  ,  tenus  exprès  pour  ce 
sujet. 

J'expliquerai  la  nature  de  ces  lits  de  justice  . 
dans  le  prochain  chapitre  y  et  dans  celui  d'a- 
près ,  je  vous  supplierai  >  madame ,  de  vouloir 
bien  me  suivre,  et  vous  tenir  cachée  dans  la 
ruelle  de  ma  mère.  Là  ,  voutf  entendrez  com- 
ment mon  père  et  elle  débattirent  l'affaire  de 
mes  culottes ,  et  vous  pourrez  vous  former  une 
idée  de  la  manière  dont  ils  débattaient  les  au- 
tres affaires. 

CHAPITRE   CCXVIL 

LU  de  justice  de  mon  père. 

Les  anciens  Goths  de  Germanie ,  qui  les 
premiers  s'établirent  dans  ce  pays  qui  est  entre 


TRTSTUÀM    SHANDT.  %0J 

l'Oder  et  la  Vistule,  et  qui  s'associèrent  dans 
la  suite  les  Bulgares  et  quelques  autres  peupla* 
des  vandales ,  avaient  tous  la.  sage  coutume  de 
débattre  deux  fois  toutes  les  affaires  importan- 
tes :  une  fois  ivres  et  une  fois  à  jeun  ;  à  jeun , 
pour  que  leurs  conseils  ne  manquassent  pas  de 
prudence j  ivres,  pour  qu'ils  ne  manquassent 
pas  de  vigueur. 

Mon  père  ne  buvait  que  de  l'eau*  Il  n'y  avait 
pas  moyen  de  prendre  cette  méthode,  ni  de  la 
tourner  à  son  profit ,  comme  il  avait  coutume 
de  faire  de  toutes  celles  des  anciens.  Que  n'eût- 
il  pas  donné  pour  trouver  un  biais  favorable, 
et  pour  se  rapprocher  au  moins  un  peu  de  la 
méthode  des  anciens  Germains ,  s'il  ne  pouvait 
l'adopter  tout-à-fait  !  il  y  rêva  long-temps ,  et 
long-temps  sans  fruit;  enfin ,  la  septième  an- 
née de  son  mariage  v  il  inventa  l'expédient  que 
voici. 

Toutes  les  fois  qu'il  y  avait  dans  la  famille 
quelque  point  délicat  à  régler,  quelque  affaire 
importante  à  débattre,  en  un  mot,  quelque 
résolution  importante  à  prendre,  résolution 
qui  demandât  à  la  fois  beaucoup  de  vigueur  et 
de  sagesse,  mon  père  réservait  et  assignait  la 
nuit  du  premier  dimanche  du  mois  et  celle  du 
samedi  précédent,  pour  discuter  l'affaire  dans 


208  TIUSTRÀM   SHA9DT. 

son  lit  avec  ma  mère.  Que  de  choses  il  avait  a 
faire  le  premier  dimanche  du  mois  !  Sa  pendule 
à  monter ,  sa....  Mais  c'est  se  défier  de  la  mé- 
moire du  lecteur,  que  d'en  faire  réauméia- 
tion. 

Voilà  ce  que  mon  père  appelait  assez  plaisam- 
ment ses  lits  de  justice.  Entre  ces  deux  conseils, 
tenus  dans  ces  deux  positions  différentes ,  il 
trouvait  nécessairement  ce  juste  milieu  qui  est 
le  vrai  point  de  sagesse.  Il  se  serait  enivré  et  dé- 
senivré cent  fois ,  qu'il  n'aurait  pas  mieux  ren- 
contré* 

Mais  chut!  le  lit  de  justice  va  commencer. 
Venez,  madame,  il  est  tems  d'approcher. 

CHAPITRE    CCXVIIL 

Me  mettra-i-on  en  culottes  ? 

—  <c  Nous  devrions,  dit  mon  père,  en  se  re- 
tournant à  moitié  dans  son  lit,  et  rapprochant 
son  oreiller  de  ma  mère ,  nous  devrions  penser, 
madame  Shandy,  à  mettre  cet  enfant  en  culot- 
tes. » 

—  «  Vousavez  raison,  monsieur  Shandy,  dit 
ma  mère.  » 

—  «  II  est  même  hpnteux  ;  ma  chère ,  dit 


TRISTRÀM    SBANDY.  300" 

mon  père  ,  .que  nous  ayons  différé  si  long* 
temps.  » 

•—  «  Je  le  pense  comme  vous ,  dit  ma  mère.  » 

~    —  «  Ce  n'est  pas ,  dit  mon  père,  que  l'enfant 
ne  soit  très-bien  comme  il  est.  » 
,    —  ce  II  est  très-bien  comme  il  est>  dit  ma 
mère.  » 

—  «  Et  en  vérité,  dit  mon  père  ,  G*est  presque 
tin  péché  de  rhabiller  autrement.  » 

— •  «  Oui ,  en  vérité ,  dit  ma  mère.  » 

—  «  Mais  il  grandit  à  vue  d'oeil,  ce  petit  gar- 
çon-là !  répliqua  mon  père.  » 

—  «  Il  est  très-grand  pour  son  âge,  dit  ma 
mère.  »  - 

—  «  Je  ne  puis,  dit  mon  père,  appuyant  sur 
chaque  syllabe ,  je  ne  puis  pas  imaginer  à  qui 
diantre  il  ressemble.  » 

—  «  Je  ne  sau  rais  l'imaginer ,  dit  ma  mère.  * 

—  «  Ouais!  dit  mon  père,  m 

Le  dialogue  cessa  pour  un  moment* 

—  te  Je  suis  fort  petit ,  continua  mon  père 
gravement.  » 

—  «  Très-petit,  monsieur  Shandy,  dit  ma 
mère.  » 

—  et  Ouais!  dit  mon  père.  En  même  temps 
il  se  retourna  brusquement,  et  retira  l'oreil- 

n.  14 


2IO  T1USTRAM     SBANOT. 

1er.  »  Ici  il  y  eut  un  silence  de  trois  minutes 
et  demie.  * 

—  «  Si  on  le  met  en  culottes,  dit  mon  père 
en  élevant  la  voix  y  je  crois  qu'il  sora  bien  em- 
barrassé à  les  porter.  » 

—  <f  Très-embarrassé  au  commencement, 
dit  ma  mère.  » 

—  «  Et  nous  serons  bien  heureux,  ajouta 
mon  père,  si  c'est-là  le  pis.  » 

•-  «  Oh!  très-heureux ,  répondit  ma  mère.  » 

—  «  Apparemment,  dit  mon  père,  après  une 
pause  d'un  moment,  qu'il  est  fait  comme  tous 
les  enfans  des  hommes  ?  » 

—  «  Exactement ,  dit  ma  mère.  » 

^  «  Ma  foi!  j'en  suis  fâche,  dit  mon  père  ; 
et  le  débat  s'arrêta  encore  une  fois.  » 

—  «  Du  moins,  dit  mon  père,  en  se  retour- 
nant de  nouveau,  si  j'en  viens~làr  je  les  lui 
ferai  faire  de  peau.  » 

—  Elles  dureront  plus  long-temps,  dit  ma 
mère.  » 

—  «  Mais  alors,  dit  mon  père  ,  il  faudra  qu'il 
se  passe  de  doublure.  » 

_  «  J'en  conviens,  dit  ma  mère.  » 
_  «  Il  vaut  mieux,  dit  mon  pire,  qu'elles 
soient  de  futaine.  » 


TRISTRÀM   SRAT9DY.  211 

—  «Il  n'y  a  rien  de  meilleur,  dit  ma 
mère.  » 

—  \<  Excepté  le  basin ,  répliqua  mon  père.  » 

—  «Oui,   lç  basin  vaut,  mieux,   dit  ma 
'  mère.  » 

—  «  Cependant,  interrompit  mon  père,  il 
ne  faut  pas  risquer  de  lui  donner  la  mort. 

—  «  11  faut  bien  s'en  garder,  dit  ma  mère; 
et  le  dialogue  fut  encore  suspendu.  » 

«  Quoi  qu'il  en  soit ,  dit  mon  père  en  rom- 
pant le  silence ,  pour  la  quatrième  fois  ,  il  n'y 
aura  certainement  point  de  poches.  » 

—  «'Il  n'en  a  aucun  besoin ,  dit  ma  mère.  » 

—  «  J'entends  à  sa  veste  et  à  son  habit  dit 
mon  père.  » 

—  «  Je  le  pense  bien  aussi ,  répliqua  ma 
mère.  » 

—  «  Car,  s'il  possède  jamais  un  sabot  et  une 
toupie.....  (  à  cet  âge,  pauvres  enfans!  c'est 
comme  un  sceptre  et  une  couronne)  il  faut  bien 
qu'il  ait  de  quoi  les  serrer.  » 

—  «Ordonnez, monsieur Shandy,  ordonner 
tont  comme  vous  le  voudrez.  » 

—  «  Mais ,  dit  mon  père  insistant,  ne  trou- 
vez-vous pas  que  cela  est  bien  ?  » 

—  «  Très-bien,  dit  ma  mère,  s'il  vous  plaît 
ainsi,  monsieur  Shandy.  » 


2.13  TRISTRAM  ,Sn.iNDÏ. 

—  «  S'il  me  plaît,  s'écria  mon  père  perdant 
toute  patience,  parbleu!  vous  voilà  bien.  S'il' 
nie  plaît!  ne  dislinguerez-vous  jamais ,  madame 
Sliandy ,  ne  vous  apprendrai-je  jamais  à  dis- 
tinguer ce  qui  plaît  d'avec  ce  qui  convient?  » 
Minuit  vint  à  sonner;  c'était  le  dimanche  qui 
commençait,  et  le  chapitre  n'alla  pas  plus 
loin. 

CHAPITRE   CCXIX. 

Mon  père  se  décide. 

âpres  que  mon  père  eut  ainsi,  débattu  avec 
ma  mère  l'histoire   des  culottes,  il  consulta 
Albertus  Rubénius,-  mais  ce  fut  cent  fois  pis. 
Quoique  Albertus,  Rubénius  ait  écrit  un  in- 
quarto  sur  l'habillement  des  anciens,  et  que 
par  conséquent  mon  père  dût  s'attendre  à  trou- 
ver chez  lui  l'éclaircissement  de  tousses  doutes, 
on  aurait  tout   aussi  facilement  extrait  d'un 
capucin  les  quatre  vertus  cardinales,  que  d'Aï- 
bertus  Rubénius  un  seul  mot  sur  les  culottes. 
Sur  toute  autre  partie  de  l'habillement  des 
anciens  mon  pèrç  obtint  de  Rubénius  tout  ce 
qu'il  voulut.  On  ne  lui  cacha  rien.  On  lui  dit 
.  dans  le  plus  grand  détail  ce  que  c'était  que  la 
toge  ou  robe  flottante,  la  chlamyde,  l'éphod, 


TRISTRÀM    SHANDY.  2l5 

la  tunique  ou  manteau  court,  la  synthèse, 
la  pœnula,  la  lacema  avec  son  capuchon,  le  pa- 
ludamentutn,  la  prétexte,  le  sagum  ou  jaquette 
de  soldat ,  la  trabaea  dont  il  y  avait  trois 
espèces,  suivant  Suétone. 

—  «  Mais  quel  rapport  tout  cela  a-t-il  avec 
les  culottes,  disait  mon  père?  » 

Rubénius  lui  Ct  rénumération  un  peu  lon- 
gue de  toutes  les  sortes  de  souliers  qui  avaient 
été  à  la  mode  chez  les  Romains.  11  y  avait  le 
soulier  ouvert,  le  soulier  fermé,  le  soulier  sans 
quartier,  le  soulier  à  semelle  de  bois,  la  soc- 
que, le  brodequin  et  le  soulier  militaire  dont 
parle  Juvénal,  avec  des  clous  par-dessous. 

Il  y  avait  les  sabots,  les  patins,  les  pan- 
touffies,  leséchasses,  les  sandales  avec  leurs 
courroies. 

Il  y  avait  le  soulier  de  feutre ,  le  soulier  de 
toile,  le  soulier  lacé,  le  soulier  tressé,  le  cal-  . 
ceus  incisus,  et  le  calceus  rostratus. 

Rubénius  apprit  à  mon  père  comment  on  les 
chaussait,  et  de  quelle  manière  on  les  ratta- 
chait. Avec  quelles  pointes,  agrafes,  boucles, 
cordons,  rubans,  courroies. 

—  «  Laissez-moi  tous  ces  souliers,  disait  mon 
père,  et  parlons  des  culottes.  » 

Mon  père  trouva  encore  que  les  Romains 


2?4  TRISTRAM    5HARDT* 

avaient  différentes  manufactures;  qu'ils  fabri- 
quaient des  étoffes  unies ,  rayées,  tissues  d'or  et 
d'argent;  qu'ils  n'avaient  commencé  à  faire  un 
usage  commun  de  la  toile,  que  vers  la  déca- 
dence de  l'empire ,  lorsque  les  Egyptiens  vin- 
rent à  s'établir  parmi  eux ,  et  à  la  mettre  en 
vogue. 

H  vit  que  les  riches  et  les  nobles  se  distin- 
guaient par  la  finesse  et  la  blancheur  de  leurs 
habits.  Le  blanc  était,  après  le  pourpre ,  la 
couleur  la  plus  recherchée  j  les  Romains  la  ré- 
servaient pour  le  jour  de  leur  naissance,  et  pour 
les  réjouissances  publiques.  Le  pourpre  était 
affecté  aux  grandes  charges. 

—  <(  Et  les  culottes ,  disait  mon  père?  » 

«  Il  paraît,  poursuivait  Rubénius,  il  paraît, 
d'après  les  meilleurs  historiens  de  ces  temps-là, 
qu'ils  envoyaient  souvent  leurs  habits  au  foulon 
pour  être  nettoyés  et  blanchis.  Mais  le  mena 
peuple,  pour  éviter  cette  dépense,  portait 
communément  des  étoffes  brunes,  et  d'un  tissu 
un  peu  plus  grossier.  Ce  ne  fut  que  vers  le 
règne  d'Auguste,  que  toute  distinction  dans 
les  habillemens  fut  détruite  ;  les  esclaves  s'ha- 
billèrent comme  les  maîtres.  Il  n'y  eut  de  con- 
servé que  le  laliclave.  » 


THISTRAM     SHÀNDY.  2l5 

—  «  Et  qu'est-ce  que  le  lati-clave,  dit  mon 
père  ?» 

Oh!  c'est-ici  le  point  le  plus  débattu  parmi 
jessavans,  et  sur  lequel  ils  sont  moins  d'accord. 
Egnatius ,  Sigonius ,  Bossius  ,  Ticinenses  ,  Bay- 
sius,  Budœus,  Salmasius,  Lipsius,  Lazius, 
Isaac  Casaubon  et  Joseph  Scaligeï  diffèrent 
tous  les  uns  des  autres  ;  et  Albertius  Rubénius 
d'eux  tous.  Les  uns  l'ont  pris  pour  le  bouton , 
d'autres  pour  l'habit  même,  quelques-uns  pour 
la  couleur  de  l'habit*  Le  grand  Baysius  (  dans 
sa  garde-robe  dés  anciens,  chapitre  douze) 
avoue  modestement  son  ignorance.  11  dit  qu'il 
ne  sait  si  c'était  un  clou  à  tête,  un  bouton,  une 
gause ,  un  crochet,  une  boucle ,  ou  une  agrafe 
avec  son  fermoir. 

Mon  père  perdît  le  cheval ,  mais  non  pas  la 
selle.  —  «  Ce  sont  des  bretelles ,  dit-il.  »  Et  il 
ordonna  que  mes  culottes  eussent  des  bre- 
telles. 

CHAPITRE    CCXX. 
Bon  soir  la  compagnie. 

Un  nouvel  ordre  de  choses  et  de  nouveaux 
événemens  se  présentent  devant  moi. 

Laissons   mes  culottes   entre  les  mains  du 


210  TRISTRAM    8HAKDT. 

tailleur ,  et  le  tailleur  accroupi ,  prêtant  l'oreille 
aux  dissertations  de  mou  père  qu'il  ne  com- 
prend point. 

Laissons  mon  père  debout  devant  lui ,  appuyé 
sur  sa  canne,  son  traité  du  laticlave  à  la  main, 
en  lui  désignant  l'endroit  précis  de  la  ceinturé 
où  il  avait  résolu  de  faire  attacher  mes  bre- 
telles. 

Laissons  ma  mère ,  la  plus  insouciante  des 
femmes  (  je  dirai  presque  la  plus  philosophe), 
sans  souci  sur  mes  culottes,  comme  sur  toutes 
les  choses  delà  vie ,  indiflférentesur  les  moyens , 
et  ne  s'occupant  que  des  résultats. 

Laissons  le  docteur  SIop  figurer  dans  le 
monde  à  mes  dépens ,  et  bâtir  sa  fortune  et  sa 
réputation  sur  un  accident  qui  n'existe.pas. 

Laissons  le  jeune  Lefèvre  à  Marseille,  et 
donnons-lui  le  temps  de  se  guérir  et  de  reve- 
nir à  mon  oncle  Tobie. 

Laissons  enfin  le  pauvre  Tristram  Shandy..» 
Mais  pour  celui-là  il  n'y  a  pas  moyen  ;  souf-  ' 
frez ,  messieurs ,  qu'il  vous  accompagne  jus^ 
qu'à  la  fin  du  voyage. 


THISTRAM   SHANDY.  3l7 

CHAPITRE    GCXXL 
Campagne  de  mon  oncle  Tobic. 

Si  le  lecteur  n'a  pas  l'idée  la  plus  parfaite  de 
ce  demi-arpent  de  terre  qui  se  trouvait  au  fond 
du  jardin'  potager  de  mon  oncle  Tobie,  et 
qui  fut  pour  lui  le  théâtre  de  tant  d'heures  dé- 
licieuses ,  je  déclare  que  c'est  entièrement  la 
faute  de  son  imagination ,  et  non  pas  la  mienne* 
Je  suis  certain  d'en  avoir  donné  une  descrip- 
tion si  exacte ,  que  j'en  avais  presque  honte. 

Un  jour,  dans  ses  momens  de  loisir,  le  destin 
s'amusait  à  regarder  dans  le  vaste  dépôt  où 
«ont  inscrits  tous  les  événemens  des  temps  fu- 
turs. En  jetant  les  yeux  sur  un  gros  livre  relié 
en  fer,  il  vit  à  quels  grands  projets  était  destiné 
ce  petit  coin  de  terre  qui  devait  être  un  jour 
le  boulingrin  de  mon  oncle  Tobie.  Ufit  aussitôt 
signe  à  la  nature  ;  c'en  fut  assez.  La  nature  y 
répandit  une  demi-pelletée  de  ses  engrais  les  ' 
plus  doux,  auxquels  elle  joignit  justement 
assez  d'argile  pour  conserver  la  forme  des  an- 
gles et  de  tous  les  points  saillans,  et  en  même- 
temps  trop  peu  pour  que  la  terre  put  coller  à 
la  bêche ,  et  rendre  le  théâtre  de  tant  de  gloire . 
impraticable  par  le  mauvais  temps. 


2l8  TRISTRAM    SHA5DT. 

Quand  mou  oncle  Tobie  se  relira  à  la  cam- 
pagne, il  y  porta,  comme  on  a  pu  voir,  le» 
plans  de  presque  toutes  les  places  fortifiées  d'I- 
talie et  de  Flandre.  Ainsi,  devant  quelque  ville 
que  le  duc  de  Marlborough  ou  les  alliés  allas- 
sent se  placer ,  ils  y  trouvaient  mon  oncle  To- 
bie tout  préparé.  Et  voici  quelle  était  sa  mé- 
thode ,  elle  paraîtra  au  lecteur  la  plus  simple 
du  monde. 

Tout  aussitôt  qu'une  ville  était  investie,  plu- 
tôt même  si  le  projet  était  connu,  mon  oncle 
Tobie  prenait  son  plan,- et,  au  moyen  d'une 
échelle,  il  lui  était  facile  de  l'adapter  à  la 
grandeur  exacte  de  son  boulingrin.  Il  s'agissait 
ensuite  de  transporter  les  lignes  du  papier  sur 
le  terrain  ;  c'est  ce  qui  s'exécutait  au  moyen 
d  un  gros  peloton  de  ficelle  et  d'un  certain 
nombre  de  petits  piquets  que  Ton  enfonçait 
en  terre  à  tous  les  angles  saillans  et  rentrans. 
Ensuite ,  prenant  le  profil  de  la  place  .et  de  ses 
ouvrages ,  pour  déterminer  la  profondeur  et 
l'inclinaison  des  fossés  ,  le  talus  du  glacis  et 
la  hauteur  précise  de  toutes  les  banquettes, 
parapets,  etc., mon  oncle  Tobie  mettait  le  capo- 
ral à  l'ouvrage,  et  l'ouvrage  se  poursuivait 
tranquillement. 

La  nature  du  sol ,  la  nature  de  l'ouvrage 


TRISTRAM     SHANDY.  2IQ 

lui-même,  et  par-dessus  tout  l'excellente  na- 
ture de  mon  oncle  Tobie  ,  assis  près  du  capo- 
ral du  matin  au  soir ,  et  causant  familièrement 
avec  lui  sur  les  faits  du  temps  passé ,  tout 
cela  réduisait  le  travail  à  n'en  avoir  presque 
que  le  nom. 

Des  que  la  place  était  akui  achevée  ,  et  mise 
en  un  état  de  défense  convenable  ,  elle  était 
investie,  et  mon  oncle  Tobie,  aidé  du  caporal, 
commençait  à  ouvrir  la  première  parallèle.  De 
grâce,  qu'on  ne  vienne  pas  m'interrompre  ici  ; 
qu'un  demi-savant  ne  vienne  pas  me  dire  que 
j  ai  fait  occuper  tout  le  terrain  par  le  corps 
de  la  place  et  de  ses  ouvrages,  et  qu'il  ne  m'en 
reste  plus  pour  cette  première  parallèle ,  qui 
ne  doit  s'ouvrir  qu'a  trois  cents  toises  au  moins 
du  corps  principal  de  la  place  !  Ne  restait-il 
pas  à  mon  oncle  Tobie  tout  son  potager  adja- 
cent ?  C'est-là ,  et  ordinairement  entre  deux 
planches  de  choux  ,  qu'il  établissait  ses  pre- 
mière et  seconde  parallèles.  Je  considérerai 
tout  au-  long  les  avantages  et  les  inconvéniens 
de  cette  méthode ,  quand  j'écrirai  plus  en  dé- 
tail l'histoire  des  campagnes  de  mon  oncle  To- 
bie et  du  caporal ,  dont  ceci  n'e6t,  à  propre- 
ment parler ,  qu'un  entrait  ;  et  ce  seul  examen 
occupera  au  moins  trois  pages.  On  peut  juger 


«O  TRI5TRAM    SHÂNDY, 

par-là  de  l'importance  et  de  l'étendue  des 
campagnes  elles-mêmes.  Aussi  j'appréhende 
que  ce  ne  soit  en  quelque  sorte  les  profaner  , 
que  d'en  donner  ,  comme  je  fais ,  des  lam- 
beaux y  dans  un  ouvrage  aussi  frivole  que  ce- 
lui-ci ;  ne  vaudrait-il  pas  cent  fois  mieux  les 
faire  imprimer  à  part  ?  J'y  songerai  ;  et ,  en 
attendant ,  reprenons  notre  esquisse. 

CHAPITRE   CCXXII. 
lise  met  dans  ses  meubles. 

Aussitôt  ,  dis-je ,  que  la  ville  étaitaiusi  ache- 
vée avec  tous  ses  ouvrages,  mon  oncle  Tobie 
et  le  caporal  Trim  commençaient  à  ouvrir  leur 
première  parallèle ,  non  pas  au  hasard  ,  ni  sui- 
vant leur  caprice  ;  mais  des  mêmes  points  et 
des  mêmes  distances  que  les  alliés  avaient  com- 
mencé les  leurs.  Ils  réglaient  leurs  approches 
et  leurs  attaques  sur  les  détails  que  mon  oncle 
Tobie  recevait  par  la  voie  des  journaux  ;  et , 
pendant  toute  la  durée  du  siège  >  ils  suivaient 
les  alliés  pas  à  pas. 

Le  duc  de  Marlborough  établissait-il  un 
logement  ?  mon  oncle  Tobie  établissait  un  loge- 
ment aussi.  Le  front  d'un  bastion  était-il  ren- 
versé, ou  une  défense  ruinée?  le  caporal  pre- 


TRISTRÀM    SHANDY.  22 1 

naît  sa  pioche,  et  ect  faisait  autant.  C'est  ainsi 
que,  gagnant  sans  cesse  du  terrain, ils  se  ren- 
daient successivement  maîtres  de  tous  les  ou- 
vrages, jusqu'à  ce  qu'enfin  la  place  tombât 
entre  leurs  mains. 

Où  sont- ils  ces  hommes  rares,  ces  bons 
cœurs  que  le  bonheur  des  autres  rend  heureux? 
Je  les  invite  à  me  suivre  derrière  la  haie  d'é- 
pine  du  boulingrin  de  mon  oncle  Tobie.  La 
poste  est  arrivée  ;  il  a  reçu  la  gazette  :  la  brè- 
che est  praticable  ;  le  duc  de  Marlborough  va 
tenter  l'assaut.  Mon  oncle  Tobie  et  le  caporal 
paraissent.  Avec  quelle  ardeur  ils  s'avancent , 
l'un  avec  la  gazette  à  la  main  ,  l'autre  avec  la 
bêche  sur  l'épaule  ?  Quel  triomphe  modeste  se 
glisse  dans  les  regards  de  mon  oncle  Tobie,  au 
moment  qu'il  monte  sur  les  remparts  1  quel 
excès  déplaisir  brille  dans  ses  yeux  ,  lorsque , 
debout  devant  le  caporal ,  l'animant  de  la  voix 
et  du  geste ,  il  lui  relit  dix  fois  le  paragraphe, 
de  crainte  que  la  brèche  ne  soit  d'un  pouce 
trop  large  ou  trop  étroite!  Mais,  dieux!  la 
chamade  est  battue  ;  mon  oncle  Tobie  s'élance 
sur  la  brèche ,  soutenu  du  caporal  :  le  caporal 
lui-même  s'avance  les  drapeaux  à  la  main;  il 
les  arbore  sur  les  remparts .  Quel  moment! 
quel  délice  !  ciel  !  terre!  mer  !  mais  à  quoi  sevT 


221  TRISTRAM   SHANDY. 

Tent  les  apostrophes  ?  avec  tous  les  élémcns  y  ' 
on  ne  parviendra  jamais  à  composer  une  liqueur 
aussi  enivrante. 

C'est  ainsi ,  c'est  au  milieu  de  ces  extases 
répétées ,  c'est  dans  cette  route  délicieuse,  que 
mon  oncle  Tobie  et  le  caporal  passèrent  les 
plus  douces' années  de  leur  vie.  Si  quelquefois 
leur  bonheur  était  troublé  par  le  vent  d'ouest 
qui,  venant  à  souffler  une  semaine  de  suite, 
retardait  la  malle  dé  Flandre  ,  et  tenait  mou 
oncle  Tobie  à  la  torture,  c'était  encore 
la  torture  du  bonheur.  C'est  ainsi,  dis-je, 
que,  pendant  longues  années,  et  chaque  année 
de  ces  années ,  et  chaque  mois  de  chaque  année, 
mon  oncle  Tobie  et  Trim  s'exercèrent ,  dans 
l'art  des  sièges;  variant  sans  cesse  leurs  plaisirs 
par  de  nouvelles  inventions  ,  s'ex citant  à  l'envi 
à  de  nouveaux  moyens  de  perfection ,  et  trou- 
vant dans  chacune  de  leurs  découvertes  une 
nouvelle  source  de  délices. 

La  première  campagne  s'exécuta  dtf  com- 
mencement à  la  fin ,  suivant  la  méthode  sim- 
ple et  facile  que  j'ai  rapportée. 

Dans  la  seconde  campagne  ,  qui  fut  celle  ou 
mon  oncle  Tobie  prit  Liège  et  Rnremonde ,  il 
se  décida  à  faire  la  dépense  de  quatre  beaux 
pont-levis ,  de  deux  desquels  j'ai  donné  une 


TRISTRÀM     SHÀNDY.  223 

description  si  exacte  dans  la  première  partie  de 
cet  ouvrage. 

Tout  à  la  fin  de  la  même  année ,  il  ajouta 
deux  portes  avec  des  herses.  (Ces  dernières 
furent  dans  la  suite  remplacées  par  des  orgues, 
comme  préférables  aux  herses»)  Et ,  vers  Noël 
de  cette  même  année  y  mon  onde  Tobie  ,  qui 
avait  coutume  de  se  donner  un  habit  complet  * 
à  cette  époque ,  préféra  de  se  refuser  cette  dé- 
pense, et  de  traiter  pour  une  belle  guérite. 

Il  y  avait  dans  le  boulingrin  une  espèce  de 
petite  esplanade  que  mon  oncle  Tobie  s'était 
ménagée  entre  la  naissance  du  glacis  et  le  coin 
de  la.  haie  d'ifs  :  c'est  là  qu'il  tenait  ses  conseils 
dé  guerre  avec  le  caporal,  La  guérite  fut  placée 
au  coin  de  la  haie  d'ifs ,  et  devait  servir  de  re- 
traite en  cas  de  pluie. 

Les  pon&s-levis ,  les  portes,  la  guérite  ,  tout 
fut  peipt  en  blanc,  et  à  trois  .'couches,  pen- 
dant le  printemps  suivant-  ce  qui  mit  mon 
oncle  Tobie  en  état  d'entrer  en  campagne  avec 
la  plus  grande  splendeur. 

Mon  père  disait  souvent  à  Yorick  que  si , 
dans  toute  l'Europe ,  tout  autre  que  mon  oncle 
Tobie  se  fut  avisé  d'une  chose  pareille,  on 
l'aurait  regardée  comme  une  des  satires  les  plus 
axnères  et  Les  pins  raffinées  de  la  manière  fan* 


224  TRISTRÀM     SHÀNDt. 

faronne  dont  Louis  XIV,  au  commencement 
de  la  guerre ,  mais  principalement  cette  même 
année  y  était  entré  en  campagne.  <*  Mais ,  ajou- 
tait mon  père ,  mon  frère  Tobie  !  Il  n'est  pas 
dans  sa  nature  d'insulter  qui  que  ce  soit.  Rare 
et  excellent  homme  !  m 
Revenons  à  sescampagnes. 

CHAPITRE    CGXXIIL 

Son  arsenal  se  monte. 

« 

Il  faut  que  je  fasse  ici  un  petit  aveu  au  lec- 
teur. Quoique,  dans  l'histoire  de  la  première 
campagne  de  mon  oncle  Tobie ,  le  mot  ville 
soit  souvent  répété  ,  la  vérité  est  qu'il  n'y  avait 
alors  dans  le  polygone  rien  qui  ressemblât  à 
une  ville.  Cet  embellissement  n'eut  lieu  que 
dans  l'été  qui  suivit  la  peinture  des  ponts  et 
de  la  guérite  ;  ç'est-à-dire  ,  dans  la  troisième 
campagne  de  mon  oncle  Tobie,  et  ce  fut  au 
caporal  qu'en  vint  la  première  idée. 

Par  l'effort  de  son  hras  et  sous  les  ordres  de 
nion  oncle  Tobie ,  il  avait  prit  Àmberg  b  Bonn 
et  Rbimberg  ,  et  Huis  ,  et  Limbourg  ;  il  vint 
.  alors  avec  raison  à  penser  que  c'était  une  déri- 
sion dq  se.  vanter  de  la  prise  d'un  si  grand 
nombre  de  villes,  sans  avoir  une  seule  ville  k 


TRISTRÂM   SBANAY.  2*5 

montre?  pour  attester  tant  de  conquêtes.  Il 
proposa  donc  à  mon  oncle  Tobie  de.  se  faire 
bâtir  une  petite  ville  à  son  usage ,  en  planches 
de  sapin  qui  seraient  assemblées 9  peintes ,  mon- 
tées et  placées  dans  le  polygone  ,  de  manière 
à  faire  l'illusion  la  plus  complète. 

Mon  oncle  Tobie  sentit  d'abord  l'excellence 
du  projet,  et  l'agréa  sur-le-champ  :  il  y  joignit 
même  deux  idées  nouvelles  et  assez  bizarres  , 
mais  dont  il  était  presque  aussi  vain  que  s'il 
eût  eu  l'honneur  de  la  première  invention. 

11  voulut  d'abord  que  la  ville  fut  bâtie  dans 
le  genre  de  celles  qu'elle  devait  le  plus  vrai- 
semblablement représenter;  avec  des  fenê- 
tres grillées  ,  et  le  toit  des  maisons  tourné  vers 
la  rue  ,  etc. ,  comme  à  Gand,  à  Bruges ,  et  dans 
tout  le  reste  du  Brabant  et  de  la  Flandre. 

U  voulut  de  plus ,  au  lieu  d'avoir  ses  maisons 
réunies  ,  comme  le  caporal  le  proposait ,  que 
chacune  d'elles  fut  isolée  et  indépendante ,  afin 
de  pouvoir  être  accrochée  ou  décrochée  à  vo- 
lonté, de  manière  à  exécuter  tous  les  plans  de 
villes  possibles. 

On  se  mit  aussitôt  à  l'ouvrage  ;  les  charpen- 
tiers furent  appelés  ;  et  mon  oncle  Tobie  et  le 
caporal,  témoins   assidus  de  leurs  travaux, 
n'en  détournaient  les  jeux  que  pour  s'applaudir 
n.  i5 


228  TRISTRAM    SHANDY. 

réciproquement  dans  leurs  regards  du  succès 
de  leur  invention. 

11  en  résulta  un  merveilleux  effet- pour  la 
campagne  suivante. 

La  ville  de  mon  oncle  Tobie  se  prêtait  à  tout. 
C'était  un  vrai  Prothée.  Tantôt  «'était  Landen 
ouTrarebach,  Saut-Vliet,  Drusen  ouHague- 
nau;  tantôt  c'était  Ostende,  et  Menin;  et  Ath, 
et  Dendermonde. 

Jamais,  ddpuis  Sodome  et  Gomorrhe,  au- 
cune ville  n'a  fait  tant  de  personnages  diffé- 
rens. 

La  quatrième  année ,  mon  oncle  Tobie  son- 
gea qu'une  ville  sans  église  avait  l'air  nu  et 
presque  ridicule;  il  en  ajouta  une  très-belle 
avec  son  cloeber.  Tr\m  opinait  pour  avoir  des 
cloches ,  mon  oncle  Tobie  pensa  qu'il  râlait 
mieux  en  employer  le  métal  en  artillerie. 

Le  métal  fut  fondu,  et  produisit  pour  la 
campagne  d'après  une  demi-douzaine  de  ca- 
nons de  bronze.  On  en  plaça  trois  de  chaque 
côté  de  la  guérite.  Le  train  d'artillerie  aug- 
menta peu  à  peu;  et  (comme  il  arrive  toujours 
dans  les  choses  qui  regardent  notre  califourchon 
chéri)  on  en  vint  graduellement  depuis  les 
pièces  d'un  demi-pouce  de  calibre  jusqu'aux 
bottes  fortes  dé  mon  père. 


TRISTHAM   SHANDY,  237 

L'année  d'après ,  qui  fut  celle  du  siège  de 
Lille,  et  qui  se  termina  par  la  prise  de  Gand 
et  de  Bruges,  jeta  mou  oncle  Tobie  dans  uu 
cruel  embarras  •  il  ne  savait  où  prendre  des 
munitions  convenables.  Sa  grosse  artillerie  ne 
pouvait  soutenir  la  poudre  à  canon,  et  ce  fut 
un  grand  bonheur  pour  la  famille  Shandy; 
car,  du  commencement  à  la  fin  du  siège  de 
Lille,  les  assiégeans  entretinrent  un  feu  si  con- 
tinuel, les  papiers  publics  en  firent  de  telles 
descriptions,  et  ces  descriptions  enflammè- 
rent tellement  l'imagination  "de  mon  oncle 
Tobie ,  que  tout  son  bien  y  aurait  infaillible- 
ment passé. 

Cependant  on  ne  pouvait  se  dissimuler  qu'il 
manquait  quelque  chose  aux  inventions  de  mon 
oncle  Tobie ,  surtout  pendant  un  ou  deux  des 
plus  violens  paroxysmes  du  siège.  Tout  était 
en  feu  sous  les  murs  de  Lille,  et  où  était  l'é- 
quivalent autour  du  polygone  de  mon  oncle 
Tobie?  Ne  pouvait- on  rien  imaginer  qui  donnât 
au  moins  quelque  idée  d'un  feu  soutenu ,  et 
qui  en  imposât  à  l'imagination?  Oui,  on  le  pou- 
vait ,•  et  le  caporal ,  dont  le  génie  brillait  sur- 
tout pour  l'invention,  suppléa  au  deïàut  de 
munitions  par  un  système  de  batterie  entière- 
ment neuf,  et  qu'il  puisa  dans  son  propre  a 


228  TRISTHAM     SHÀNDT. 

fonds.  Par-là ,  il  fit  taire  les  critiques  qui  au- 
raient reproché  jusqu'à  la  fin  du  inonde  à  mon 
oncle  Tobie  qu'il  manquait  à  son  appareil  de. 
guerre  la  chose  la  plus  essentielle. 

Dirai- je  en  ce  moment  au  lecteur  le  moyen, 
imaginé  par  le  caporal  ?  Non,  la  chose  ne  per- 
dra rien  à  être  renvoyée ,  comme  je  fais  ordi- 
nairement y  à  quelque  distance  du  sujet. 

* 

CHAPITRE    CCXXIV. 

Présens  de  noce. 

On  n'a  pas  oublié  sans  doute  le  pauvre 
"  Tom ,  ce  malheureux  frère  de  Trim ,  qui  avait 
épousé  la  veuve  d'un  Juif.  En  faisant  part  de 
son  mariage  au  caporal,  il  lui  avait  envoyé 
quelques  bagatelles ,  de  peu  de  valeur  en  elles- 
mêmes  y  mais  d'un  grand  prix  par  l'intention , 
et  dans  le  nombre  desquelles  il  se  trouvait  : 

Un  bonnet  de  houssard  et  deux  pipes  tur- 
ques. 

Je  décrirai  le  bonnet  de  houssard  dans  un 
moment.  Les  pipes  turques  n'avaient  rien  de 
particulier.  Le  corps  de  la  pipe  était  un  long 
tuyau  de  maroquin,  orné  et  rattaché  avec  du 
fil  d'or-  et  elles  étaient  montées,  l'une  en 
ivoire,  l'autre  en  ébéne  garnie  d'argent. 


TRISTRÀM     SHANDT.  229 

Mon  père  rie  voyait  rien  comme  le  commua 
des  hommes.  «  Le  cadeau  de  ton  frère,  disait- 
il  au  caporal ,  n'est  qu'une  Formalité  d'usage  , 
dont  tu  dois  lui  savoir  peu  de  gré.  U  ne  se 
souciait  pas,  mon  cher  Trim,  de  porter  le 
bonnet  d'un  Juif,  ni  de  fumer  dans  sa  pipe. 
—  Eh!  monsieur,  disait  le  caporal,  il  n'a  pas 
craint  d'épouser  sa  veuve.  » 

Le  bonnet  était  écarlate,  et  d'un  drap 
d'Espagne  superfin,  avec  un  rebord  de  fourrure 
tout  autour,  excepté  sur  le  front,  où  Ton 
avait  ménagé  un  espace  d'environ  quatre  pou- 
ces ,  dont  le  fond  était  bleu  céleste ,  recouvert 
d'une  légère  broderie.  H  semblait  que  le  tout 
.eût  appartenu  à  quelque  quartier-maître  por^- 
tugais. 

Le  caporal ,  soit  pour  la  chose  en  elle-même, 
soit  pour  la  main  de  qui  il  la  tenait ,  était  extrê- 
mement vain  de  son  bonnet.  Il  ne  le  portait 
guère  qu'aux  grands  jours,  aux  jours  de  gala  , 
et  cependant  jamais  bonnet  de  houssard  n'avait 
servi  à  tant  d'usages;  car ,  dans  tous  les  points 
de  dispute  qui  s'élevaient  dans  la  cuisine ,  soit 
sur  la  guerre ,  soit  sur  autre  chose,  le  caporal 
(pourvu  qu'il  fut  assuré  d'avoir  raison)  n'avait 
que  son  bonnet  à  la  bouche.  IL  pariait  son  bon- 
net, il  consentait  à  donner  son  bonnet  ;  il  jurait 


23o  TRISTRÀM     5HA90T. 

sur  son  bonnet  ;  enfin ,  c'était  son  cûjeu ,  son 
gage ,  ou  son  serment. 

Ce  fut  son  gage  dans  le  cas  présent. 

Oui,  dit  il  en  lui-même ,  je  donne  mon  bon-» 
net  au  premier  pauvre  qui  viendra  à  la  porte  , 
si  je  ne  viens  pas  à  bout  d'arranger  la  chose  à 
la  satisfaction  de  monsieur. 

L'exécution  de  son  projet  ne  fut  différée 
que  jusqu'au  lendemain  matin.  - 

Or,  ce  lendemain  était  le  jour  de  l'assaut  de 
contrescarpe  ,  entre  la  porte  Sainte-André  et 
le  towerdeule  par  la  droite,  et  par  la  gauche 
entre  la  porte  Sainte-Madeleine  et  la  rivière. 

Comme  ce  fut  la  plus  mémorable  attaque 
de  toute  la  guerre,  la  plus  vive,  et  la  plus  opi- 
niâtre de  part  et  d'autre  (  il  faut  même  ajouter  ' 
la  plus  sanglante ,  car  cette  matinée  coûta  aux 
alliés  seuls  plus  de  douze  cents  hommes)  mon 
oncle  Tobie  s'y  prépara  avec  plus  de  solennité 
que  de  coutume. 

À  côté  de  son  lit ,  et  tout  au  fond  d'un  vieux 
bahut  de  campagne ,  gisait  depuis  longues 
années  la  perruque  à  la  Ramillies  de  mpn  oncle 
Tobie.  Mon  oncle  Tobie,  en  se  mettant  au  lit 
la  veille  de  ce  fameux  assaut ,  ordonna  que  sa 
perruque  fut  tirée  du  bahut,  posée  sur  la  table 
de  nuit,  et  prête  pour  le  lendemain  matin.  À 


TRISTRAM   SHANDT.  2Îl 

son  réveil ,  à  peine  hors  du  lit  et  tout  en  che- 
mise ,  il  la  retourna  du  beau  coté  et  la  mit  sur 
sa  tête.  11  procéda  ensuite  à  mettre  ses  culottes  ; 
et  à  peine  en  eut-il  attaché  le  dernier  bouton , 
qu'il  ceignit  son  ceinturon  ;  et  il  y  avait  déjà 
engagé  son  épée  plus  d'à  moitié ,  quand  il  .s'a- 
perçut que  sa  barbe  n'était  pas  faite.  Or, 
comme  il  n'est  guère  d'usage  de  se  raser  l'épée 
au  côté,  mon  oncle  Tobie  ôta  son  épée.  Bientôt 
après,. en  voulant  mettre  son  habit  uniforme 
et  sa  soubrevestc,  il  se  trouva  gêné  par  sa  per- 
ruque ;  et  il  fut  obligé  de  la  quitter  aussi.  En- 
fin ,  soit  un  embarras  ,  soit  un  autre  (  ainsi 
qu'il  en  arrive  toujours  quand  on  se  presse 
trop  )  ,  il  était  près  de  dix  heures ,  c'est-à-dire 
une  demi-heure  plus  tard  qu'à  l'ordinaire, 
quand  mon  oncle  Tobie  eut  achevé  sa  toilette, 
et  qu'il  s'avança  enfin  vers  son  boulingrin. 

CHAPITRE   CCXXV. 

Pompe  funèbre. 

.  A  peine  mon  oncle  Tobie  eut-il  tourné  le 
coin  de  la  haie  d'ifs  qui  séparait  le  potager  du 
boulingrin ,  qu'il  aperçut  le  caporal ,  et  qu'il 
vit  que  l'attaque  était  déjà  commencée. 

Souffrez  que  je  m'arrête  un  moment  pour 


23a  TftlSTRAM     SniNDT. 

vous  dépeindre  l'appareil  du  caporal,  et  le 
caporal  lui-même  dans  la  chaleur  de  son  atta- 
que ,  tel  qu'il  parut  aux  yeux  de  mon  oncle 
Tobie ,  quand  mon  oncle  Tobie  tourna  vers  là 
guérite  où  se  passait  ia  scène.  11  n'y  eut  jamais 
rien  de  pareil  au  monde  ;  et  aucune  combinai- 
son de  tout  ce  qu'il  y  a  de  bizarre  et  de  gro- 
tesque dans  la-nature  Desaurait  eu  approcher. 

Le  caporal. 

Marchez  légèrement  sur  ses  cendres  ,  vous, 
homme  de  génie  ;  il  était  votre  parent. 

Arrachez  soigneusement  les  herbes  qui  crois- 
sent sur  sa  fosse,  vous, hommes  de  bonté; il  était 
votre  frère. 

O  caporal  !  si  je  t'avais  aujourd'hui!,  aujour- 
d'hui que  je  pourrais  t'offrir  un  asile  et  pour- 
voir à  tes  besoins  !  combien  tu  me  serais  cher  ! 
tu  porterais  ton  bonnet  de  houssard  chaque 
heure  du  jour  et  chaque  jour  de  la  semaine  ; 
et ,  quand  ton  bonnet  de  houssard  serait  usé  y 
je  le  remplacerais  par  deux  autres  tout  pareils» 
Mais  hélas  !  hélas  !  maintenant  que  je  pourrais 
être  ton  ami,  ton  protecteur;'  il*  n'est  plus 
temps  :  car  tu  n'es  plus....  hélas!  tu  n'es  plus  : 
ton  génie  a  revolé  au  ciel ,  sa  patrie  ;  et  ton 
cœur  généreux  et  bienfaisant ,  ton  cœur  que 
dilatait  sans  cesse  l'amour  de  tes  semblables  i 


TRISTRAM    SHAIfDY.  a33 

est  humblement  resserré  sous  le  monceau,  de 
terre  qui  te  couvre  au  fond  de  la  vallée- 
Mais  qu'est-ce ,  grands  dieux  !  qu'est-ce  que 
cette  image ,  auprès  de  cette  scène  de  terreur 
que  je  découvre  avec  effroi  dans  l'éloigne- 
ment!...  de  cette  scène,  où  j'aperçois  le  poêle 
de  velours  ,  décoré  des  marques  militaires  de 
ton  maître!  de  ton  maître!  le  premier,  le 
meilleur  des  êtres  créés!  où  je  le  vois,  fidèle 
serviteur,  poser  d'une  main  tremblante  son 
épée  et  son  fourreau  sur  le  cercueil  ;  puis  retour- 
ner plus  pâle  que  la  mort  vers  la  porte;  et, 
abîmé  dans  ta  douleur  ,  prendre  par  la  bride 
son  cheval  de  deuil ,  et  marcher  lentement  à  la 
suite  du  convoi!  Là ,  tous  les  systèmes  de  mon 
père  sont  renversés  parla  douleur.  Là ,  je  le 
vois ,  en  dépit  de  sa  "philosophie ,  deux  fois 
jeter  les  yeux  sur  l'écusson  funèbre ,  et  deux 
fois  ôter  ses  lunettes  ,  pour  essuyer  les  larmes 
que  lui  arrache  la  nature.  Là  ,  enfin,  je  le  vois 
•   jeter  le  romarin  d'up  air  de  désespoir ,  qui 
semblé  dire  :  6  Tobie  !  dans  quel  coin  de  la 
terre  pourrais-je  trouver  ton  semblable  ? 

Puissances  célestes  ,  vous  qui  jadis  avez  ou- 
vert les  lèvres  du  muet  dans  sa  détressé ,  et 
délié  la  langue  du  bègue ,  quand  j'arriverai  à 
cette  page  de  terreur ,  faites  pour  moi  un  non- 


254  THISTHAM     SHARDt. 

veau  miracle ,  et  répandez  sur  mes  lèvres  tous 
les  trésors  de  l'éloquence. 

CHAPITRE  CCXXVL 

O  Newton  !  6  Trim  ! 

Quand  le  caporal  forma  la  résolution  de 
suppléer  au  point  essentiel  qui  manquait  à  l'ar- 
tillerie de  mon  oncle  Tobie ,  et  d'entretenir 
une  espèce  de  feu  continuel  sur  l'ennemi  pen- 
dant la  chaleur  de  l'attaque  ,  il  ne  songeait 
d'abord  qu'à  diriger  sur  la  ville  une  fumée  de 
tabac  par  une  des  six  pièces  de  campagne ,  qui 
étaient,  comme  on  l'a  vu,  à  droite  et  à  gauche 
de  la  guérite  de  mon  oncle  Tobie.  Son  idée 
n'alla  pas  plus  loin  pour  le  moment  ;  et  l'inven- 
tion de  ce  stratagème ,  et  les  moyens  de  l'exécu- 
ter se  présentant  à  son  esprit  tout  à  la  fois,  il  se 
tint  assuré  du  succès ,  et  fut  sans  la  moindre 
inquiétude  sur  le  bonnet  de  houssard  qu'il  avait 
mis  au  jeu,  ainsi  que  le  lecteur  peut  s'en  sou- 
venir. 

Mais,  en  tournant  et  retournant  son  projet 
dans  sa  tête,  il  ne  tarda  pas  à  concevoir  une 
idée  plus  vaste.  Il  comprit  qu'en  attachant  au 
bas  de  chacune  de  ses  pipes  turques  trois  petits 


) 


TRISTRÀM     SHÀKDT.  255 

tuyaux  de  cuir  préparé ,  d'où  descendraient 
trois  autres  pipes  de  fer-blanc ,  dont  la  bouche 
s'adapterait  et  se  mastiquerait  avec  de  l'argile 
sur  la  lumière  de  chaque  canon ,  il  lui  serait 
aussi  facile  de  mettre  le  feu  aux  six  pièces  à  la 
fois  y  qu'à  une  seule.  Il  ne  s'agissait  que  de  fer- 
mer tout  passage  à  l'air  ,  en  liant  hermétique- 
ment avec  de  la  soie  cirée  les  pipes  avec  leurs 
tuyaux,  et  leurs  différentes  insertions, 

Telle  fut  l'invention  du  caporal  :  et  que  les 
sa  vans  n'aillent  pas  s'en  moquer  !  Est-il  un 
d'eux  qui  ose  dire  de  quelle  espèce  de  puérilité 
il  est  impossible  de  tirer  quelque  ouverture 
pour  le  progrès  des  connaissances  humaines  ? 
Est-il  un  de  ceux  qui  ont  assisté  au  premier  et 
au  second  lit  de  justice  de  mon  père ,  qui  puisse 
prononcer  de  quelle  espèce  de  corps  on  ne  sau- 
rait faire  jaillir  la  lumière  pour  porter  les  arts 
et  les  sciences  à  leur  perfection?  Rien  n'est 
perdu  pour  l'homme  de  génie ,  et  la  chute 
d'une  pomme  découvrit  à  Newton  le  système 
•de  la  gravitation. 

O  Newton  !  ô  Trim  ! 

Trim  veilla  la  plus  grande  partie  de  là  nuit 
pour  assurer  le  succès  de  son  projet,  et  le  con- 
duire au  point  de  perfection  ;  et,  ayant  fait  une 
épreuve  suffisante  de  ses  canons,  il  les  chargea 


./ 


2 56  TRISTRAM   SHÀNDY. 

de  tabac  jusqu'au  comble  ,  et  il  s'alla  coucher 
fort  satisfait, 

CHAPITRE    ÇCXXVIL 

On  s* échauffe  à  moins. 

Le  caporal  s'était  levé  sans  bruit  environ  dix 
minutes  avant  mon  oncle  Tobie ,  dans  le  des- 
sein  de  disposer  son  appareil,  et  d'envoyer  une 
ou  deux  volées  à  l'ennemi  avant  l'arrivée  de 
mon  oncle  Tobie. 

A  cette  fin ,  il  avait  traîné  les  six  pièces  de 
campagne  tout  près  et  en  face  de  la  guérite  de 
mon  oncle  Tobie,  laissant  seulement ,  entre  les 
trois  de  la  droite  et  les  trois  de  la  gauche,  un 
intervalle  de  quelques  pieds ,  pour  la  commo- 
dité du  service,  et  afin  de  pouvoir  faire  jouer 
à  la  fois  les  deux  batteries  dont  il  espérait 
tirer  deux  fois  plus  d'honneur  que  d'une  seule. 

Le  caporal  se  plaça  vis-à-vis  cet  intervalle 
et  un  peu  en  arrière,  le  dos  sagement  appuyé 
à  la  porte  de  la  guérite ,  de  crainte  d'être  tourné 
par  l'ennemi.  11  prit  la  pipe  d'ivoire  ,  apparte- 
nant à  la  batterie  de  droite,  entre  le  premier 
doigt  et  le  pouce  de  la  main  droite  ;  il  prit  la 
pipe  d'ébène  garnie  d'argent ,  laquelle  appar- 
uait  à  la  batterie  gauche ,  entre  le  premier 


TRISTRÀM   5HANDY.  zZ9] 

dorgt  et  le  pouce  de  l'autre  main  :  il  posa  le 
genou  droit  en  terre,  comme  s'il  eût  été  au 
premier  rang  de  son  peloton;  et  là,  son  bonnet 
de  houssard  sur  la  tête ,  le  caporal  se  mit  à  faire 
jouer  vigoureusement  ses  deux  batteries  sur  la 
contre-garde  qui  faisait  face  à  la  contrescarpe 
où  l'attaque  devait  se  faire  le  matin. 

Sa  première  intention",  comme  je  l'ai  dit, 
était  de  n'envoyer  d'abord  à  l'ennemi  qu'une 
ou  deux  bouffées  de  tabac.  Mais  le  succès  des 
bouffées y  aussi-bien  que  le  plaisir  de  bouffer, 
s'était  insensiblement  emparé  de  lui  ,  et ,  de 
bouffées  en  bouffées ,  l'avait  engagé  dans  la 
plus  grande  chaleur  de  l'attaque.  Ge  fut  en  ce 
moment  que  mon  oncle  Tobie  le  rejoignît 

11  fut  heureux  pour  mon  père  que  mon  on- 
cle Tobie  m'eût  pas  à  faire  son  testament  ce 
jour-là.  . 

CHAPITRE    CCXXVIII. 

Il  n'y  tient  pas. 

Mon  oncle  Tobie  prit  la  pipe  d'ivoire  des 
mains  du  caporal ,  il  la  regarda  pendant  une 
demi-minute  ,  et  la  lui  rendit. 

.Moins  de  deux  minutes  après  ,  mon  oncle 
Tobie  reprit  la  pipe  du  caporal ,  il  la  porta 


a33  TIUSTRÀM    SHÀJfDT. 

jusqifà  moitié  chemin  de  sa  bouclie  :  mais  bien 
vite  il  la  lui  rendit  encore. 

Le  caporal  redoubla  l'attaque  :  mon  oncle 
Tobie  sourit  ;  puis  il  prit  un  air  grave  :  il  sou- 
rit encore  un  moment  ;  puis  il  reprit  l'air  sé- 
rieux, et  le  garda.  —  «  Donne-moi  la  pipe  d'i- 
voire, Trim,dit  mon  oncle  Tobie.  »  Il  la  porta 
à  ses  lèvres,  et  la  retira  sur-le-champ.  Il  jeta 
un  coup  d'oeil  par-dessus  la  haie  d'ifs.  Jamais 
pipe  ne  l'avait  si  vivement  tenté*  Mon  oncle 
Tobie  se  jeta  dans  la  guérite  avec  sa  pipe  à  la 
main. 

Arrête ,  cher  oncle  Tobie  l  Où  cours-tu  avec 
ta  pipe  ?  N'entre  pas  dans  la  guérite.  11  n'y  a 
nulle  sûreté  pour  toi....  Mais  il  m'échappe  ;  il 
ne  m'entend  plus. 

CHAPITRE    CCXXIX. 

La  scène  change. 

A  présent  ,  mon  cher  lecteur,  aidez-moi , 
je  vous  prie ,  à  traîner  l'artillerie  de  mon  on- 
cle Tobie  hors  de  la  scène.  Transportons  sa 
guérite  ailleurs ,  et  débarrassons  le  théâtre,  s'il 
est  possible,  des  ouvrages  à  cornes  ,  des  demi- 
lunes  et  de  tout  cet  attirail  de  guerre. 

Cela  fait,  mon  ami  Garrick,  nous  mouche- 


.  TRISTRAM    SHANDT.  '  25g 

rons  les  chandelles ,  nous  balaierons  la  salle ', 
nous  lèverons  la  toile,  et  nous  ferons  voir  mon 
oncle  Tobie  revêtu  d'un  nouveau  caractère , 
d'après  lequel  personne  sûrement  ne  se  doute 
comment  il  agira. 

El  cependant,  si  la  pitié  est  parente  de  l'a- 
mour, et  si  le  courage  ne  lui  est  point  étranger, 
vous  avez  assez  connu  mon  oncle  Tobie  sous 
ces  deux  rapports ,  pour  en  suivre  la  trace 
plus  loin ,  et  pour  démêler  dans  sa  nouvelle 
passion  ces  ressemblance^  de  famille. 

Vaine  science  !  de  quoi  nous  sers-tu  dans 
une  telle  recherche  ?  Tu  n'es  le  plus  souvent 
propre  qu'à  nous  égarer. 

H  y  avait,  madame,  dans  mon  oncle  Tobie 

une  telle  simplicité  de  cœur,  elle  le  tenait  si 

loin  de  ces  petites  voies  détournées  que  les 

affaires  de  galanterie  ont  coutume  de  prendre, 

que  vous  n'en  avez ,  que  vous  ne  pouvez  en  avoir 

la  moindre  idée.  Sa  façon  dépenser  étaitsi  droite 

et  si  naturelle,  il  connaissait  si  peu  les  plis  et 

les  replis  du  cœur  d'une  femme,  il  était  si  loin 

de  s'en  méfier,  et  (hors  qu'il  ne  fût  question 

de  sièges)  il  se  présentait  devant  vous  tellement 

à  découvert  et  sans  défense ,  que  vous  auriez 

pu,  madame,  vous  tenir  cachée  derrière  une 

de  ces  petites  voies  détournées  dont  j'ai  parlé, 


^4°  TftlSTKÀM.  SHA**Y« 

et  de  là  lui  tirer  dix  coups  de  suite  à  bout  por* 
tant  !  si  neuf  ne  vous  avaient  pas  suffi. 

Ajoutez  encore,  madame  (et  c'est  ce  qui 
«l'un  autre  côté  faisait  échouer  tous  vos  pro- 
jets ),  ajoutez  cette  modestie  sans  pareille  dont 
je  vous  ai  une  fois  parlé,  et  que  mon  oncle 
Tobie  avait  reçue  de  la  nature ,  cette  modestie 
qui  veillait  sans  cesse  sur  ses  sensations,  et  le 
tenait  toujours  en  garde.... 

Mais  où  vais*  je  ?  et  pourquoi  me  permettre 
des  réflexions  qui  se  présentent  au  moins  dix 
pages  trop  tôt,  et  qui  me  prendraient  tout 
le  temps  que  je  dois  employer  à  raconter  les 
feits? 

CHAPITRE    CCXXX. 
Paix  d'Utnecht. 

Dans  le  petit  nombre  des  enfans  d'Adam , 
dont  le  cœur  '  n'a  jamais  senti  l'aiguillon  de 
l'amour.... (je  dis ,  enfans  légitimes,  mainte- 
nant pour  bâtards  tous  ceux  qui  n'ont  pour 
les  femmes  que  de  l'aversion)  dans  ce  petit 
nombre,  dis- je,  il  faut  avouer  qu'on  trouve 
les  noms  des  plus  grands  héros  de  l'histoire  an- 
cienne et  moderne. 

Il  me  serait  facile  d'en  retrouver  la  liste  > 


TMSTRÀM     SHÀNDT.  2^1 

depuis  le  chaste  Joseph  jusqu'à  Scipion  l'Afri- 
cain ,  sans  parler  de  Charles  XII  au  cœur  de 
fer,  sur  qui  la  comtesse  de Kœnismarck  ne  put 
jamais  rien  gagner.  Ni  ceux-là  ,  ni  tant  d'autres 
que  je  ne  cite  pas,  n'ont  jamais  fléchi  le  genou 
devantla  déesse;  mais  c'est  qu'ils  avaient  tout 
autre  chose  à  faire.  Ainsi  avait  eu  mon  oncle 
Tobie  ;  ainsi  avait-il  échappé  au  sort  commun , 

jusqu'à  ce  que  le  destin jusqu'à  ce  que  le 

destin  ,  dis-je  ,  enviant  à  son  nom  la  gloire  de 
passer  à  la  postérité  avec  celui  de  Scipion ,  fit 
le  replâtrage  honteux  de  la  paix  d'Utrecht. 

Et  croyez-moi,  messieurs,  de  tout  ce  qui 
arriva  cette  année- là  par  ordre  du  destin,  la 
paix  d'Utrecht  fut  ce  qu'il  y  eut  de  pis. 

CHAPITRE    CCXXXI. 

Suites  fâcheuses  de  la  paix  dUlrecht. 

Quelles  fâcheuses  conséquences  n'eut- elle 
pas,  cette  paix  d'Utrecht?  Peu  s'en  fallut 
qu'elle  ne  dégoûtât  à  jamais  mon  oncle  Tobie 
des  sièges;  et,  quoiqu'il  en  soit  venu  à  se  ra- 
viser dans  la  suite,  il  est  certain  que  Calais 
n'avait  pas  laissé  dans  le  cœur  de  la  reine  Anne 
une  cicatrice  plus  profonde,  qu'Utrecht  n'en 
laissa  dans  le  cœur  de  mon  oncle  Tobie.  Du 
h.  16 


2%2  TAISTRAH     SHANDT. 

reste  de  sa  vie  il  ne  put  entendre  sans  horreur 
prononcer  le  nom  à'Utrecht.  Que  dis- je  ?  une 
nouvelle  tirée  de  la  gazette  d'Utrecht  le  faisait 
soupirer,  comme  si  son  cœur  eût  voulu  se 
rompre  en  deux. 

Mon  père  avait  la  prétention  de  trouver  le 
vrai  motif  de  chaque  chose  ;  ce  qui  en  faisait 
un  voisin  très-incommode ,  soit  qu'on  voulut 
rire  ou  pleurer.  Il  savait  toujours  mieux  que 
vous-même  vos  raisons  d'être  triste  ou  giri.  Il 
consolait  mon  oncle  Tobie  ;  mais  toujours  en 
lui  faisant  entendre  que  son  chagrin  ne  venait 
que  d'avoir  perdu  son  califourchon.  «  Ne  t'in- 
quiète pas  ,  disait-il ,  frère  Tobie ,  il  faut  espé- 
rer que  nous  aurons  bientôt  la  guerre.  Et  si  la 
guerre  vient ,  les  puissances  belligérantes  au- 
ront beau  faire,  tes  plaisirs  sont  assurés.  Je  les 
défie  ,  cher  Tobie ,  de  gagner  du  terrain  sans 
prendre  de  villes,  et  de  prendre  des  villes  sans 
faire  de  sièges.  » 

Mon  oncle  Tobie  ne  recevait  pas  volontiers 
cette  espèce  d'attaque  que  faisait  mon  père  à 
son  califourchon.  Il  trouvait  ce  procédé  peu 
généreux,  d'autant  qu'en  frappant  sur  le  che- 
val, le  coup  retombait  sur  le  cavalier,  et  por- 
tait sur  l'endroit  le  plus  sensible;  de  sorte  qu'en 
ces  occasions  mon  oncle  Tobie  posait  sa  pipe 


TRISTRÀM   SHÀNDY.  243 

sur  la  table  plus  brusquement,  et  se  disposait  à 
une  défense  plus  vive  qu'à  l'ordinaire. 

Il  y  a  environ  deux  ans  que  je  dis  au  lecteur 
que  mon  oncle  Tobie  n'était  pas  éloquent;  et 
dans  la  même  page  je  donnai  un  exemple  du 
contraire.  Je  répète  ici  la  même  observation, 
et  j'ajoute  un  fait  qui  la  contredit  encore.  Il 
n'était  pas  éloquent;  il  lui  était  difficile  de 
faire  de  longues  phrases ,  et  il  détestait  les  bel- 
les phrases.  Mais  il  y  avait  des  occasions  qui 
l'entraînaient  malgré  lui,  et  l'emportaient  bien 
loin  de  ses  bornes  ordinaires:  Alors  mon  oncle 
Tobie  était,  à  quelques  égards,  égal  à  Tertul- 
lien ,  et  à  quelques  autres  infiniment  supé- 
rieur. 

Mon  père  goûta  tellement  une  de  ces  défen- 
ses, que  mon  oncle  Tobie  prononça  un  soir 
devant  Yorick  et  lui ,  qu'il  l'écrivit  toute  en- 
tière avant  de  se  coucher. 

J'ai  eu  le  bonheur  de  retrouver  cette  défense 
parmi  les  papiers  de  mon  père,  avec  quelques 
remarques  de  sa  façon  ;  soulignées  et  mises  en- 
tre deux  parenthèses.    . 

Au  dos  du  cahier  est  écrit  :  Justification  des 
principes  de  mon  frère  Tobie  y  et  des  motifs 
qui  le  portent  à  désirer  la  continuation  de  la 
guerre. 


\. 


244  TRISTRÀM     SHAMDY. 

Je  ne  crains  pa*  de  le  dire,  j'ai  lu  cent  fois 
cette  apologie  de  mon  oncle  Tobie  ;  et  je  la 
regarde  comme  un  si  beau  modèle  de  défense  5 
elle  fait  voir  en  lui  un  accord  si  heureux  de 
douceur,  de  courage  et  de  bons  principes,  que 
je  la  donne  au  public,  mot  pour  mot,  telle 
que  je  l'ai  trouvée,  en  y  joignant  les  remarques 
de  mon  père. 

CHAPITRE   CCXXXIL 

'Apologie  de  mon  oncle  Tobie. 

Je  n'ignore  pas,  frère  Shandy,  qu'un  homme 
qui  suit  le  métier  des  armes  est  vu  de  très- 
mauvais  œil  dans  le  monde  ,  quand  il  montre 
pour  la  guerre  un  désir  pareil  à  celui  que  j'ai 
laissé  voir.  En  vain  se  reposerait-il  sur  la  jus- 
tice et  la  droiture  de  ses  intentions,  on  le  soup- 
çonnera toujours  de  vues  particulières  et  inté- 
ressées. 

Donc,  si  cet  homme  est  prudent  (et  la  pru- 
dence peut  très-bien  s'allier  avec  le  courage  ) 
il  se  gardera  de  témoigner  ce  désir  en  présence 
d'un  ennemi.  Quelque  chose  qu'il  ajoutât  pour 
se  justifier,  un  ennemi  ne  le  croirait  pas.  Il 
évitera  même  de  s'expliquer  devant  un  ami,  de 
crainte  de  perdre  quelque  chose  dans  son  es- 


TRISTRJLM    SHANDT.  *45 

lime.  Mais  si  son  cœur  est  surchargé,  s'il  faut 
que  les  soupirs  secrets  qu'il  pousse  pour  les  ar- 
mes, s'échappent,  ilrésérverasa  confidence  pour 
l'oreille  d'un  frère  de  qui  son  caractère  soit 
bien  connu,  ainsi  que  ses  vraies  notions,  dis- 
positions et  principes  sur  l'honneur. 

Il  ne  me  siérait  aucunement ,  frère  Shandy  , 
de  dire  que  je  me  flatte  d'avoir  été  sous  tous 
ces  rapports,  fort  au-dessous,  je  le  sais,  de  ce 
que  j'aurais  du,  au-dessous  peut-être  de  ce  que 
je  crois  avoir  été  ;  mais  enfin  tel  que  je  suis ,  vous , 
mon  cher  frère  Shandy,  qui  avez  sucé  le  même 
lait  que  moi,  vous  avec  qui  j'ai  été  élevé  de- 
puis le  berceau;  vous,  dis-je,  à  qui,  depuis  les 
premiers  instans  des  jeux  de  notre  enfance,  je 
n?ai  caché  aucune  action  de  ma  vie ,  et  à  peine 
.une  seule  pensée ,  tel  que  je  suis ,  frère ,  vous 
devez  me  connaître  ;  vous  devez  connaître  tous 
mes  vices ,  aussi-bien  que  mes  faiblesses ,  soit 
qu'elles  viennent  de  mon  âge,  de  mon  carac- 
tère, de  mes  passions  ou  de  mon  jugement. 

Dites-moi  donc,  mon  cher  frère  Shandy,  ce 
qu'il  y  a  en  moi  qui  ait  pu  vous  faire  penser 
que  votre  frère  ne  condamnait  la  paix  d'Utrecht 
que  par  des  vues  indignes?  Si  en  effet  j'ai  paru 
regretter  que  la  guerre  ne  fut  pas  continuée  avec 
vigueur  un  peu  plus  long-  temps ,  comment  avez- 


^46  TRISTEÀM    SHANDY. 

vous  pu  vous  tromper  sur  mes  motifs?  com- 
ment avez-vous  pu  penser  que  je  désirasse  la 
ruine,  la  mort  ou  l'esclavage  d'un  plus  grand 
nombre  de  mes  frères  ;  que  je  désirasse  (unique- 
ment pour  mon  plaisir)  de  voir  un  plus  grand 
nombre  d  e  familles  arrachées  à  leurspaisibles ha- 
bitations? Dites,  dites,  frère  Shandy,  sur  quelle 
action  de  ma  vie  avez  vous  pu  me  juger  si  défa- 
vorablement ?(  Comment  diable  !  cher  Tobie , 
quelle  action  !  et  ces  cent  livres  sterling  que 
tum  as  empruntées  pour  continuer  ces  mau- 
dits sièges  !  ) 

Si  ,  des  ma  plus  tendre  enfance,  je  ne  pou- 
vais entendre  battre  un  tambour,  que  mon 
cœur  ne  battît  aussi,  était-ce  ma  faute?  M'é- 
tais-je  donné  ce  penchant  ?  Est-ce  la  nature  ou 
moi,  dont  la  voix  m'appelait  aux  armes? 

Quand  Guy,  comte  de  Warwick, quand  Pa- 
risme  etParismcne,  quand  Valentin  et  Oison, 
et  les  sept  champions  de  la  cour  d'Angleterre 
se  promenaient  de  main  en  main  autour  de  l'é- 
cole ,  n'est-ce  pas  de  mon  argent  qu'ils  avaient 
été  tous  achetés  ?  Et  était-ce  là ,  frère  Shan- 
dy ,  le  fait  d'une  ame  intéressée? 

Quand  nous  lisions  le  siège  de  Troie,  ce  fa- 
meux siège  qui  a  duré  dix  ans  et  huit  mois 
(  quoique  je  gage  qu'avec  un  train  d'artillerie 


TRISTRAM     SIIANDV.  247 

semblable  à  celui  que  nous  avions  àNamur ,  la 
ville  n'eût  pas  tenu  huit  jours  ) ,  y  avait-il  dans 
toute  la  classe  un  écolier  plus  touché  que  moi 
du  carnage  des  Grecs  et  desTroyens?  N'ai-je 
pas  reçu  trois  férules,  deux  dans  ma  main 
droite,  et  une  dans  ma  main  gauche ,  pour 
avoir  traité  Hélène  de  salope ,  en  songeant  à 

tous  les  maux  dont  elle  avait  été  cause?  Aucun 

# 

de  vous  a-t-il  versé  plus  de  larmes  pour  Hec- 
tor ?  Et  ,  quand  le  roi  Priam  venait  au  camp  des 
Grecs  pour  redemander  le  corps  de  son  fils,  et 
s'en  retournait  en  pleurant  sans  l'avoir  obtenu  , 
vous  savez,  frère,  que  je  ne  pouvais  dîner. 

Tout  cela ,  frère  Shandy ,  annonçait-il  que  je 
fusse  cruel?  Ou,  parce  que  mon  sang  bouillait 
à  l'idée  d'un  camp ,  et  que  mon  cœur  ne  res- 
pirait que  la  guerre ,  fallait-il  conclure  que  je 
ne  puisse  pas  m'attendrir  sur  les  calamités 
qu'elle  entraîne? 

O  frère  !  pour  un  soldat,  -  \\  est  un  temps 
pour  cueillir  des  lauriers,  et  un  autre  pour 
planter  descyprès.(  Eh! d'où  diable  as-tu  su, 
cher  Tobic ,  que  le  cyprès  était  employé  par 
les  anciens  dans  les  cérémonies  funèbres  ?  ) 

Pour,  un  sphjlat,  frère  Shandy ,  il  est  un 
temps ,  comme  il  est  un  devoir ,  de  hasarder  sa 
propre,  vie,  de  sauter  le  premier  dans  la  tran-. 


248  THI5TRAM    5HANDY. 

chée,  quoique  assuré  d'y  être  taillé  en  pièces; 
puis,  animé  de  l'esprit  public,  dévoré  de  la 
soif  de  la  gloire ,  de  s'élancer  le  premier  sur 
la  brèche ,  de  se  tenir  au  premier  rang,  et  d'y 
marcher  fièrementavec  les  enseignes  déployées, 
au  bruit  des  tambours  et  des  trompettes.  Il  est 
un  temps ,  ai- je  dit ,  frère  Shandy ,  pour  se  con- 
duire  ainsi  ;  il  en  est  un  autre  pour  réfléchir 
sur  les  malheurs  de  la  guerre  ,  pour  gémir  sur 
les  travaux  et  les  fatigues  incroyables  que  le 
soldat  lui-même  qui  exerce  toutes  ces  horreurs 
est  obligé  de  supporter,  pour  six  sous  par  jour  , 
dont  il  est  souvent  mal  payé. 

Ai-je  besoin ,  cher  Yorick ,  que  l'on  me  ré- 
pète ,  ce  que  vous  m'avez  déjà  dit  dans  l'oraison 
funèbre  deLefèvre:  Qu'une  créature  telle  que 
t homme ,  si  douce }  si  paisible,  née  pour  l'a- 
mour, la  pitié  y  la  bonté,  ri  était  pas  taillée 
pour  la  guerre  ?  Mais  vous  deviez  ajouter, 
Yorick ,  que  si  la  nature  ne  nous  y  a  pas  desti- 
nés, au  moins  la  nécessité  peut  quelquefois 
nous  y  contraindre.  En  effet ,  Yorick ,  qu'est-cô 
que  la  guerre?  qu'est-ce  surtout  qu'une' guerre 
'comme  ont  été  les  nôtres,  fondées  sur  les 
principes  de  l'honneur  et  de  la  liberté,  sinon 
les  armes  mises  à  la  main  d'un  peuple  innocent 
jc\  paisible ,  pour  contenir  dans  de  justes  bornes 


TIUSTRÀM   SBAftDY.  2^9 

l'ambitieux  et  le  turbulent?  Quant  à  moi, 
frère  Shandy ,  le  ciel  m'est  témoin  que  le  plai- 
sir que  j'ai  pris  à  tout  ce  qui  concerne  la  guerre, 
et  en  particulier  cette  satisfaction  infinie  qui  a 
accompagné  les  sièges  que  j'ai  exécutés  dans 
mon  boulingrin,  ne  s'est  élevée  en  moi  (et 
j'espère  aussi  dans  le  caporal  )  que  de  la  cons- 
cience que  nous  avions  tous  deux  ,  qu'en  agis- 
sant ainsi  nous  répondions  aux  grandes  vues 
du  créateur. 

CHAPITRE    CCXXXIIL 

Hauteur  s  égare. 

Je  disais  au  lecteur  chrétien....  chrétien! 

sans  doute,  et  j'espère  qu'il  l'est.  Et  s'il  ne  l'est 
pas,  j'en  suis  fâché  pour  lui.  Mais  qu'il  s'exa-  % 
mine  sérieusement  lui-même ,  et  qu'il  ne  s'en 
prenne  pas  à  mon  livre. 

Je  lui  disais,  monsieur....  car,  en  bonne 
foi ,  quand  on  raconte  une  histoire ,  suivant 
l'étrange  méthode  que  j'ai  prise ,  on  est  sans 
cesse  obligé  d'aljcr  et  de  revenir  sur  ses  pas, 
pour  empêcher  le  lecteur  de  perdxe  le  fil  du 
discours  :  et  si  je  n'avais  pas  eu  le  soin  d'en 
user  ainsi,  j'ai  traité  de  choses  si  variées  et  si 
équivoques;  il  y  a  dans  mon  ouvrage  tant  de 
vides  et  de  lacunes;  les  étoiles  que  j'ai  placées 


^5o  TRISTRAM  SHANDT- 

dans  quelques-uns  des  passages  les  plus  obscurs, 
éclairent  si  peu  un  lecteur  disposé  à  perdre  son 
chemin  en  plein  midi,  que....  vous  voyez  que 
j'ai  perdu  le  mien. 

Oh  !  la  faute  vient  uniquement  de  mon  père 
et  de  sa  pendule,  et  si  jamais  on  dissèque  mon 
cerveau ,  on  y  verra ,  sans  lunettes,  quelque 
lacune,  produite  par  l'impertinente  question 
de  ma  mère. 

Quanta  id  diligentiùs  in  liberis  pro- 
creandis  cavendum ,  dit  Cardan. 

Donc.,  messieurs,  vous  voyez  qu'il  est  mo- 
ralement impossible  que  je  retrouve  le  point 
d'où  j'étais  parti. 

*  Il  vaut  mieux  recommencer  entièrement  le 
chapitre. 

I 

CHAPITRE   CCXXXIV. 
Derniers  exploits  de  mon  oncle  Tobie. 

Je  disais  au  lecteur  chrétien,  au  commence- 
ment du  chapitre  qui  a  précédé  celui  de  l'apo- 
logie de  mon  oncle  Tobie  (je  lte  disais  en  termes 
et  dans  un  trope  diflférens  ) ,  que  la  paix  d*U- 
trecht  fut  au  moment  de  faire  naître,  entre 
mon  oncle  Tobie  et  son  califourchon,  le  même 
éloignement  qu'entre  la  reine' et  les  confédérés» 


TRISTRÀM     SHÀNDT.  ^5l 

H  est  des  gens  qui  ne  descendent  de  leur 
califourchon  qu'avec  humeur  et  dépit ,  en  lui 
disant:  Monsieur,  /aimerais  mieux  aller  à 
pied  toute  ma  vie,  que  défaire  désormais 
un  seul  quart  de  lieue  avec  vous.  Ce  n'est 
pas  ainsi  que  .mon  oncle  Tobie  descendit  du 
sien  ;  que  dis- je  ?  il  n'en  descendit  point;  il  fut 
jeté  par  terre  ,  et  même  avec  malice  ;  ce  qui 
lui  donna  dix  fois  plus  d'humeur.  Mais  cette 
affaire  est  du  ressort  des  jockeis. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  la  paix 
d'Utrecht  produisît  une  sorte  de  brouillerie 
entre  mon  oncle  Tobie  et  son  califourchon. 
Depuis  la  signature  des  articles  ,  qui  se  fît  en 
mars  jusqu'au  mois  de  novembre;,  ils  n'eurent 
aucun  commerce  ensemble.  A  peine  mon  oncle 
Tobie  fit-il  de  temps  en  temps  quelque?  tours 
de  promenade  avec  lui,  pour  s'assurer  si  le 
Havre  et  les  fortifications  de  Dunkerque  se 
démolissaient  suivant  les  termes  du  traité. 

Mais  les  Français  s'j  portèrent  avec  tant  de 
lenteur,  pendant  toute  l'été,  et  M,  Tugghes, 
député  des  magistrats  de  Dunkerque,  présenta 
à  la  reine  des  suppliques  si  touchantes!  sup- 
pliant sa  Majesté  de  réserver  sa  foudre  pour  les 
fortifications  qui  pouvaient  avoir  encouru  sa 
disgrâce,  mais  d'épargner....  ah!  d'épargner 


sSa  THISTRAM    SHÀNDf. 

le  môle  en  faveur  du  môle  lui-même,  lequel, 
dans  sa  situation  dénuée  de  toute  défense ,  ne 
pouvait  plus  être  qu'un  objet  de  pitié;  et  la 
reine  (qui  était  femme)  se  laissa  émouvoir  si 
facilement,  ainsi  que  ses  ministres ,  qui  avaient 
leurs  raisons  particulières  pour  ne  pas  désirer 
que  la  ville  fût  démantelée.  Enfin  tout  alla  si 
lentement  au  gré  de  mon  oncle  Tobie,  que  la 
ville  fut  bâtie  par  le  caporal,  et  toute  prête  à 
être  démolie  plus  de  trois  mois  avant  que  les 
différens  commissaires,  commandans,  députés, 
médiateurs  et  intendans  leur  permissent  d'y 
travailler. 

Fatale  inaction  ! 

Le  caporal  était  d'avis  de  commencer  la  dé- 
molition par  les  remparts  du  corps  même  de  Ta 
place.  —  «  Non  pas,  caporal,  disait  mon  oncle 
Tobie.  Si  nous  commencions  par  la  ville ,  la 
garnison  anglaise  n'y  serait  pas  en  sûreté  pen- 
dant une  heure,  en  cas  d'attaque.  Et  si  les 
Français  étaient  de  mauvaise  foi....  —  Ma  foi, 
dit  le  caporal ,  je  ne  m'y  fierais  pas.  Ces  gens- 
là  ne  sont  pas  sûrs.  —  Tu  me  fâches  toujours 
de  parler  ainsi,  Tfim,  dit  mon  oncle  Tobie. 
Le  Français  est  naturellement  brave;  et  des 
qu'il  trouve  une  brèche  praticable,  c'est  le 
premier  peuple  du  monde  pour  s'élancer  dans 


TRISTHAM     SHJLNDY.  253 

une  place  et  s'en  rendre  maître.  —  Qu'ils  y 
viennent ,  morbleu  !  s'écria  le  caporal ,  en  le- 
vant sa  bêche  à  deux  mains,  comme  s'il  allait 
les  renverser  à  ses  pieds  !  Qu'ils  y  viennent  y 
s'ils  l'osent  !  » 

—  «Dans  ces  cas  là,  caporal ,  dit  mon  oncle 
Tobie,  en  faisant  glisser  sa  main  jusqu'au  mi- 
lieu de  sa  canne  >  et  l'élevant  ensuite  comme 
un  bâton  de  commandement ,  le  premier  doigt 
en  avant,  dans  ces  cas  là,  un  commandant  né 
doit  pas  calculer  ce  que  l'ennemi  osera  ou 
n'osera  pas  ;  il  doit  agir  avec  prudence.  Ainsi 
nous  commencerons  par  les  ouvrages  exté- 
rieurs ,  tant  du  coté  de  la  terre  que  du  côté  de 
la  mer;  le  fort  Louis ,  le  plus  éloigné  de  tous, 
sera  démoli  le  premier ,  le  reste  sautera  l'un 
après  l'autre ,  de  droite  et  de  gauche ,  toujours 
en  nous  retirant  vers  la  ville  ;  après  quoi  nous 
détruirons  le  môle ,  nous  comblerons  le  port  ; 
enfin  nous  rentrerons  dans  la  citadelle  que  nous 
ferons  sauter ,  et  nous  voguerons  pour  l'Angle- 
terre. —  Où  nous  voilà  débarqués ,  dit  le  ca- 
poral. —  Tu  as  raison,  dit  mon  oncle  Tobie, 
en  reconnaissant  son  clocher.  » 


254  TRISTRAM     SHANDT. 

CHAPITRE   CCXXXV. 
La  scène  change. 

C'est  ainsi  qu'un  ou  deux  entretiens  de  ce 
genre  avec  Trim  sur  la  démolition  de  Dunker- 
que  y  entretiens  charmans ,  mais  trop  courts  ! 
rappelèrent  pour  un  moment  à  mon  oncle  To- 
bie  le  souvenir  des  plaisirs  qu'il  avait  perdus. 

Mais  ce  souvenir  n'en  était  qu'une  faible 
image.  La  magie  avait  disparu  >  et  l'a  me  de 
mon  oncle  Tobie  avait  perdu  son  ressort. 

Le  calme  >  accompagné  du  silence ,  avait 
pénétré  dans  le  cabinet  solitaire  de  mon  oncle 
Tobie.  Ils  avaient  étendu  leurs  voiles  de  gaze 
sur  sa  tète  ;  et  l'indifférence  ,  au  regard  vague 
et  à  la  fibre  lâche  y  s'était  assise  tranquillement 
à  ses  côtés. 

Son  sang  circulait  lentement  dans  ses  veines, 
sans  que  Amberg  9  et  Rimberg  y  et  Limbourg, 
et  Huis  y  et  Bonn  ,  pour  une  année  ,  et  Lan- 
den  ,  et  Trarebach  >  et  Drusen ,  et  Dender- 
monde,  en  perspective  pour  celle  d'après ,  en 
accélérassent  le  mouvement.  Les  sapes  ,  et  les 
mines ,  et  les  blindes  ,  et  les  gabions ,  et  les 
palissades  n'éloignaient  plus  ce  bel  ennemi  de 
l'homme  >  le  repos.  En  mangeant  son  œuf  à 


TIWSTRÀM    SHAKDT.  ^55 

louper  y  mon  oncle  Tobie  ne  forçait  plus  les 
lignes  françaises ,  d'où  tant  de  fois  traversant 
l'Oise ,  et  voyant  toute  la  Picardie  ouverte  de- 
vant lui ,  il  marchait  aux  portes  de  Paris  ,  et 
s'endormait  au  sein  de  la  gloire.  Dans  ses  son- 
ges y  il  ne  se  voyait  plus  arborant  l'étendard 
d'Angleterre  sur  les  tours  de  la  Bastille  ,  et  ne 
se  réveillait  plus  la  tête  remplie  de  magnifiques 
idées. 

De  plus  douces  rêveries,  des  vibrations  plus 
chatouillantes  ,  le  berçaient  mollement  dans 
ses  instans  de  sommeil.  La  trompette  de  la 
guerre  tombait  de  ses  mains.  Un  luth  la  rem- 
plaçait. Un  luth  !  doux  instrument  1  le  plus  dé- 
licat, et  le  plus  difficile  de  tous  !  Eh  !  com- 
ment en  joueras-tu ,  mon  cher  oncle  Tobie  ? 

CHAPITRE   CCXXXVI. 

Dissertation  sur  V amour. 

Oui,  je  l'ai  dit,  je  me  le  rappelle  ;  je  ne  sais 
plus  où  'y  je  ne  sais  plus  quand  ;  mais  il  ji'im- 
porte  :  une  ou  deux  fois  avec  mon  étourderie 
ordinaire  >  j'ai  dit  que  si  je  trouvais  jamais  le 
temps  de  donner  au  public  l'histoire  que  l'on 
va  lire  des  amours  de  mon  oncle  Tobie  et  de 
la  veuve  Wadman ,  j'étais  assuré  que  l'on  y 


256  TRISTRAM     SHAKDY* 

trouverait  le  système  le  plus  complet  qui  ait 
jamais  été  donné  au  public,  soit  delà  théorie  , 
soit  de  la  pratique  de  l'amour.  J'ai  dit  de  l'a- 
mour 9  et  j'ajoute  de  la  manière  de  faire  l'a- 
mour. 

Mais  se  serait-on  imaginé  delà  que  je  donne- 
rais une  définition  précise  de  l'amour  ?  ou  que 
je  déterminerais  avec  Plotin  la  part  que  Dieu 
et  la  part  que  le  diable  peut  y  avoir? 

Ou  ,  par  une  équation  plus  exacte  ,  en  sup- 
posant que  l'amour  est  comme  dix ,  que  j'en 
assignerais  avec  Ficinius  six  parties  à  l'un  >  et 
quatre  à  l'autre  ? 

Ou  que  je  déciderais  avec  Platon  ,  que  de  la 
tête  à  la  queue  le  diable  prend  tout  ? 

—  Fi  donc  !  me  dit  Jenny  y  quel  auteur  ci- 
tes-tu ?  Est-ce  que  Platon  se  connaissait  en 
amour  ? 

Aurait-on  cru  que  je  perdrais  mon  temps  à 
examiner  si  l'amour  est  une  maladie  ?  Ou  que 
je  m'embrouillerais  avec  Rhazezet  Diôscoride, 
à  rechercher  s'il  a  son  siège  dans  la  cervelle  ou 
dans  le  foie  ?  ce  qui  me  conduirait  à  l'examen 
de  deux  méthodes  très-opposées  pour  le  traite- 
ment de  ceux  qui  en  sont  attaqués. 

Une  de  ces  méthodes  est  celle  d'Aetius ,  qui 
commençait  par  des  lavemens  rafraîchissans, 


TRISTRAM    SHÀNDT.  a57 

composes  de  clienevis  et  de  concombres  piles  , 
-qu'il  faisait  suivre  par  de  légères  émulsions  de 
lis  et  de  pourpier  9  auxquelles  il  ajoutait  une 
prise  de  tabac  ,  et ,  quand  il  osait  s'y  risquer , 
sa  bague  de  topaze. 

L'autre  méthode ,  qui  est  celle  de  Gordo- 
■nias ,  (  chapitre  1 5  de  amore  )  >  consiste  à 
battre  le  malade  jusqu'à  ce  qu'il  tombe  en 
pourriture  :  ad  putorem  nsquè. 

Insensé  qui  prétend  concilier  les  systèmes  de 
deux  savans!  Mon  père ,  qui  était  extrêmement 
\ersé  dans  les  connaissances  de  ce  genre ,  mé- 
dita long-temps,  et  sans  fruit  sur  les  traitement 
proposés  par  Àetius  et  Gordonius.  Enfin ,  au 
moyeu  d'une  toile  cirée  et  camphrée  >  qu'il 
substitua  au  bougranque  le  tailleur  devait  em- 
ployer pour  mon  oncle  Tobie  dans  la  ceinture 
d'une  culotte  neuve,  mon  père  obtint  le  même 
effet  que  voulait  produire  Gordonius,  et  d'une 
manière  moins  brutale. 

On  lira  en  leur  temps  les  événemens  qui  en 
résultèrent. 

CHAPITRE    CCXXXVIL 
Mon  oncle  Tobie  deçient  amoureux. 
Si  le  kcteur  est  curieux  d'arriver  à  ces  fa- 

1L.  iy 


3*>6  TBISTRAM    SHA^DY.  • 

xneuses  amours  de  mon  oncle  Tobie  et  de  la 
veuve  Wadman,  il  faut  qu'il  prenne  patience, 
elles  auront  leur  tour.  Quapt  à  présent ,  je  pré- 
tends seulement  être  dispensé  de  définir  ce  que 
c'est  que  l'amour,  et  tant  que  je  pourrai  me 
ftire  entendre  à  l'aide  du  mot ,  sans  y  ajouter 
d'antres  idées  que  celles  que  j'ai  en  commun 
avec  le  reste  des  hommes,  que  me  servirait  de 
dire  ce  que  je  pense  de  la  chose  ?  Quand  je  ne 
pourrai  plus  aller ,  et  que  je  me  trouverai  em- 
pêtré  de  tout  côté  dans  ce  labyrinthe  mysti* 
•que  ,  alors  je  m'expliquerai  avec  plus  de  pré- 
cision ,  et  l'on  verra  ce  que  je  pense  sur  Fa- 
mour# 

Pour  le  moment,  je  me  flatte  d'être  suffisam- 
ment entendu  ,  en  disant  au  lecteur  que  mon 
oncle  Tobie  tomba  amoureux. 

Ce  n'est  pas  que  la  phrase  soit  tout-à-fait 
de  mon  goût;  car,  dire  qu'un  homme  est 
tombé  amoureux ,  ou  qu'il  est  profondément 
amoureux  ,  ou  qu'il  est  dans  l'amour  jusqu'aux 
oreilles ,  ou  qu'il  y  est  par-dessus  la  tête  (  ce 
qui ,  par  l'analogie  du  langage ,  semble  impli- 
quer que  l'amour  est  au-dessous  de  l'homme), 
c'est  rentrer  dans  le  système  de  Platon.  Or  , 
quoique  l'on  ait  donné  à  Platon  lepithète  de 


TRISTRAM    SHANDY.  aÎHJ 

divin ,  je  le  déclare  pour  cela  seul  hérétique  et 
digne  de  l'enfer. 

Mais  que  l'amour  soit  ce  qu'on  voudra,  mon 
oncle  Tobie  n'en  devint  pas  moins  amoureux. 

Et  peut-être  ,  ami  lecteur,  que  si  vous  eus- 
siez été  tenté  de  même,  vous  auriez  succombé 
comme  lui  ;  car  j^mçus  vos  yeux  n'ont  vu , 
jamais  votre  concupiscence  n'a  convoité  un  ob- 
jet aussi  séduisant  que  la  veuve  Wadman. 

«  • 

CHAPITRE   CCXXXVIU. 

Portrait  de  la  veuve  ïVadman. 

La  veuve  Wadman...  Mais  je  veux  que  vçu$ 
fassiez  vous  -  même  son  portrait.  Voici  une. 
plume,  de  l'encre  et  du  papier  :  asseyez-vous, 
monsieur,  et  peignez-la  a  votre  fantaisie;  comme 
votre  maîtresse,  si  vous  pouvez,  et  non  comme 
votre  femme,  si  voire  conscience  vous  le  per- 
met. Au  reste,  ne  suivez  que  votre  goût  ;  je  ne 
prétends  point  génef  votre  imagination. 


2ÔO 


TRÎSTRÀM     SHANDT. 


TAi  bien  ,  monsieur  ? 

La  nature  forma-t-elle  jamais  rien  .  de  si 
charmant  et  de  si  parfait  ? 

Vous  voyez  cette  veuve  Wadman!  comment 
mon  oncle  Tobie  lui  aurait-il  résisté? 

O  trois  fois  y  quatre  fois  heureux  livre  !  tu 
contiepdras  donc  une  page  au  moins  que  la 
malice  et  l'ignorance  ne  pourront  noircir  ni 
falsifier. 

CHAPITRE    CCXXXIX. 

Dialogue. 

MiSTRiSS  Brigitte  apprit  à  Suzanne  que  mou 
oncle  Tobie  était  ampureux  de  sa  maîtresse, 
quinze  jours  au  moins  avant  qu'il  y  eût  pensé. 
Suzanne  en  parla  dès  le  lendemain  à  ma  mère. 
D'après  cela,  je  puis  bien  entamer  l'histoire 
des  amours  de  mon  oncle  Tobie  >  quinze  jours 
avant  leur  existence. 

— •  «  J'ai  à  vous  dire  une  nouvelle ,  monsieur 


TIUSTRAM    SHÀNDT.  a6l 

Shandy ,  dit  ma  mère ,  qui  vous  surprendra 
beaucoup. » 

Or,  mou  père  était  alors  occupé  à  tenir  son 
second  lit  de  justice,  il  réfléchissait  intérieu- 
rement sur  les  fatigues  du  mariage,  quand  ma 
mère  rompit  le  silence. 

—  a  Votre  frère  Tobie,  dit  iP*  mère,  épouse 
mistriss  Wadman. 

—  «  Le  pauvre  homme  !  dit  mon  père  ,  il 
n'aura  donc  plus  la  liberté  de  sç  coucher  en 
travers  dans  son  lit  !  » 

C'était  un  supplice  cruel  pour  mon  père ,  de 
ce  que  ma  mère  ne  demandait'jamais  l'expli- 
cation des  choses  qu'elle  ne  comprenait  pas. 

—  Qu'elle  soit  ignorante,  disait  mon  père, 
c'est  un  malheur  pour  elle;  mais  elle  peut  faire 
une  question. 

m 

Ma  mère  n'en  faisait  jamais.  Enfin  elle  est 
morte  sans  savoir  si  la  terre  tournait  ou  ne 
tournait  pas;  mon  père  le  lui  avait  expliqué 
plus  de  mille  fois  :  mais  elle  l'oubliait  toujours. 

Aussi  la  conversation  allait  rarement  plus 
loin  entre  eux  qu'une. demande,  une  réponse  et 
une  réplique.  Ensuite  ils  reprenaient  haleine 
pendant  quelques  minutes  (  comme  dans  l'af- 
faire des  culottes),  et  puis  le  dialogue. 


3&2I  TRJSTRÀM     SBA1#DY. 

—  «.S'il  se  marie,  dit  ma  mère ,  ce  sera  tant 
pis  pour  nous.  » 

—  «Je  n'en  donnerais  pas  deux  sous,  dit 
mon  père;  il  peut  manger  son  bien  de  cette 
façon  aussi-bien  que  d'fcne  autre.  » 

—  «  J'en  conviens,  dit  ma  mère.  »  La  finit 
la  demande  y  la  réponse  et  la  réplique  dont  je 

vous  ai  parlé. 

a  Ce  sera  un  pâssètemps  pour  lui ,   dit 

mon  père.  » 

—  «  Surtout,  repondit  ma  mère ,  a'il  petit 

avoir  des  enfans.  a 

—  «Des  enfensl  s'écria  mon  père,  le  ciel 

ait  pitié  de  moi  !  » 

CHAPITRE    CCXX. 

Sur  les  lignes  droites. 

Ici  f  avais  fait  un  chapitre  mit  les  lignes 
coiirbfeà,  pour  prouver  l'excellenœ  dis  lignes 

droites.... 

Une  Kgnfe  droite!  te  sentier  oà  doivent  àiar- 
cbcrîes  vrafe  chrétiens,  diamt  les  pères  de 

l'Église. 

L'emblème  de  là  droiture  ttbvifc,  dit€i- 

céron.  • 


TRISTEÀM    5HAKDY.  ûfitS 

La  meilleure  de  toutes  le»  Hgpes,.  disent  les 
planteurs  de  chaux. 

La  ligne  la  pi  a»  comte,  ditÀrchimède,  que 
l'on  paisse  tirer  d'un  point  k  un  autre. 

Mais  on  auteur  tel  que  moi,  et  tel  que  iûea 
d'autres  ,  n'est  pas  un  géomètre  $  et  j'ai  *ban- 
donné  la  ligne  droite. 

CHAPITRE   CCXLL 
Je  prends  la  poste. 

m 

J'ai  promis  quelque  part  au  lecteur  que  je 
lui  donnerais  deux  volumes  de  cet  ouvrage  par 
an,  pourvu  que  mon  maudit  asthme,  que  je 
redoute  à  présent  plus  que  le  diable,  voulût 
me  le  permettre.  Et ,  dans  un  autre  endroit 
(je  veux  être  pendu  si  je  sais  ou),  j'ai  posé  ms* 
plume  et  ma  règle  en  croix  sur  ma  table ,  pour 
donner  plus  de  poids  à  mon  serinent  ;  et  j'ai 
juré  que  je  soutiendrais  cette  allure  quarante 
ans  de  suite ,  s'il  plaisait  à  la  fontaine  de  la 
vie  de  me  fournir  aussi  long-temps  bonne 
santé,  bon  courage  et  joyeuse  humeur. 

Pour  mon  humeur,  je  n'ai  qu'à  m'en  louer; 
quoiqu'il  lui  arrive  de  me  promener  à  cheval 
•ur  un  bâton,  dix-neuf  heures  sur  les  vingt- 
quatre  ,  je  n'ai  que  des  remercîmen*  à  lui  faire. 


2Ô4  TRISTRÀM    8EANDT. 

O  mon  humeur ,  que  ne  von?  dois-je  pas  !  crest 
tous  qui  m'ayez  fait  parcourir  joyeusement 
l'âpre  sentier  de  la  vie,  et  qui ,  parmi  tous  les 
maux  qu'elle  entraîne ,  ne  m'avez  jamais  laissé 
connaître  les  soucis.  Jamais  vous  ne  m'avez 
abandonné;  jamais  vous  ne  m'avez  teint  les 
objets  en  noir ,  ni  en  pâles  couleurs»  Au  conr 
traire  ,  dans  les  dangers ,  vous  avez  toujours 
doré  mon  horizon  avec  les  rayons  de  l'espé- 
rance; et,  quand  la  mort  elle-même  est  venue 
frapper  à  ma  porte ,  vous  l'avez  congédiée  d'un 
ton  si  gai  et  d'un  air  si  dégagé ,  qu'elle  a  cru 
s'être  trompée. 

«  Il  y  a  ici  quelque  méprise  ,  a-t-elle  dit.  » 
■  Je  ne  crains  rien  tant  au  monde  que  d'être 
interrompu  au  milieu  d'une  histoire;  et,  quand 
la  mort  se  présenta  ,  je  racontais  à  mon  ami 
Eugène  te  vieux  conte  d'une  religieuse  qui  se 
croyait  changée  en  poisson ,  et  celui  d'un  moine 
condamné  juridiquement  pour  avoir  mangé  un 
missel;  et  je  discutais  plaisamment  l'impor- 
tance du  cas  et  la  justice  delà  procédure. 

«  Ce  ne  saurait  être  ,  dit-elle  ,  le  grave  per- 
sonnage que  je  cherche  ;  voyons  ailleurs.  » 

—  «  Tu  l'as  échappé  belle,  Tristram  ,  me 
dit  Eugène,  en  me  prenant  la  main ,  apre* 
que  j'eus  fini  mon  histoire.  » 


TRISTRÀM    SBiNDt  ^65 

— -  «  Je  ne  tiens  rien  encore,  Eugène,  répli- 
<juai-jfe;  et  puisque  l'infâme  bâtarde  a  décou- 
vert mon  logis....  » 

.  —  m  Bâtarde  est  le  mot,  interrompitEugèncj 
car  c'est  par  le  péché  qu'elle  est  entrée  dans  le 
monde.  —  Il  ne  m'importe  guère ,  lui  dis- je , 
par  où  elle  y  est  entrée; ce  que  je  lui  demande, 
<^est  de  ne  pas  m'en  faire  sortir  si  brusquement. 

J'ai  quarante  volumes  à  écrire,  et  quarante 
mille  choses  à  dire  et  à  faire ,  que  toi  seul  au 
monde ,  mon  cher  Eugène ,  pourrais  dire  et 
faire  pour  moi.  Tu  vois  comme  elle  m'a  déjà 
pris  à  la  gorge  ;  (  en  effet ,  je  pouvais  à  peine 
me  faire  entendre  d'Eugène  à  travers  une  petite 
table  ).  Tu  vois  que  je  ne  suis  pas  un  champion 
de  sa  force  en  champ  clos.  Ne  ferais-je  pas 
mieux  ,  tandis  qu'il  me  reste  encore  quelques 
esprits  épars,  et  que  ces  deux  jambes  (  soule- 
vant une  des  miennes)  ,  et  que  ces  deux  jambes 
d'araignée  peuvept  encore  me  porter,  ne  ferais- 
je  pas  mieux  de  gagner  pays  ,  et  de  chercher 
taon  salut  dans  la  fuite  ?  —  C'est  mon  avis  , 
mon  cher  Tristram  y  dit  Eugène.  —  Eh  bien  ! 
dis- je,  par  le  ciel!  je  vçûs  la  mener  un  train 
dont  elle  ne  se  doute  guère.  Je  galoperai  sans 
retourner  la  tête  jusqu'aux  bords  delà  Garonne; 
je  m'enfuirai  au  plus  haut  du  Vésuve,  et  de  là 


266  TKISTlAtf  SHANDY. 

à  Joppé,  et  de  Joppé  au  bout  du  monde:  — 
Viens ,  mon  ami ,  dit  Eugène ,  en  me  tendant 
la  main. 

Le  mouvement  d'Eugène  et  sa  tendre  affec- 
tion pour  moi ,  rappelèrent  dans  mes  joues  le 
sang  qui  en  avait  été'  banni  si  long-temps. 
C'était  un  cruel  moment  pour  lui  dire  adieu. 
D  me  conduisit  à  ma  chaise  ;  je  montai  en  le 
regardant;  il  me  tendit  encore  la  main.  Allons! 
m'écriai- je.  Le  postillon  enleva  ses  chevaux  d'un 
coup  de  fouet  :  nous  partîmes  comme  l'éclair; 
et  en  six  tours  de  roue  nous  fûmes  à  Douvres. 

CHAPITRE    CCXLII; 

Je  ni  embarque. 

_  «  Cependant  ,  dis-je,  en  regardant  les  côtes 
de  France ,  il  serait  à  propos  qu'un  homme 
connût  son  propre  pays,  avant  d'aller  chercher 
celui  des  autres.  Or  ,  je  n'ai  visité  ni  l'église 
de  Rochester ,  ni  les  chantiers  de  Chatham  } 
ni  Saint-Thomas  de  Cantorbéry,  quoique  tout 
cela  se  trouvât  sur  ma  route. 

«  Mais,  à  la  vérité  >  je  suis  dans  un  cas  par- 
ticulier. » 

Ainsi  y  sans  autres  réflexions ,  je  sautai  dans 


TlUSTllÀM    S1TÀNDY.  *  267 

le  paquebot  $  en  cinq  minutes  nom  fûmes  sous 
voile  ,  et  nous  voguâmes  comme  lp  vent. 

—  «  Dites-moi ,  capitaine ,  lui  dis- je  en  en- 
trant dans  ht  cabine  ,  est-il  jamais  arrivé  à 
quelqu'un  dé  mourir  dans  votre  paquebot?  » 

—  «  Bon  !  répliqua-t-il ,  on  n'a  seulement 
pas  le  temps  d'y  être  malade.  » 

—  «  Chien  de  menteur  !  m'écriai- je,  je  suis 
déjà  malade  comme  un  cheval.  Qu  est-ce  ceci? 

* 

Aye  !  aye!  tous  mes  vaisseaux  sont  rompus;  le 
sang,  la  lymphe,  le  fluide  nerveux,  les  sels 
fixes  et  volatils  ,  tout  est  confondu  péle-mélè. 
Boft  Dieu  !  tout  tourne  autour  de  moi  comme 
cent  mille  tourbillons.  Je  ne  sais  plus  ce  que 
je  veux  dire. 

«  Aye  !  aye  !  aye  !  aye  !  capitalhe ,  quand 
écrons-nous  à  tetre?  Ces  tiîarins  ont  des  coeurs 
déroche.  Oh!  je  suis  bien  malade.  Garçon  , 
apporte  -  moi  de  Peau,  chaude.  ---Madame , 
comment  t  ou$trouVea-veus?^Mal ,  monsieur, 
très-mal.  Oh  !  très- mal.  Je  suis  ,  je  suis  morte. 
—  Est-cfeïa  prètnière Ibis?'-*- Non,  môûfrièur, 
c'est  la  seconde ,  la  troisième ,  la  sixième ,  la 
dixième.  Diable î  Oh!  ch!  quel  tapage  6ur 
notre  tête  !  Holà  !  garçon  9  qu'eSUcte  qui 
arrive?» 

«  Le  vent  ne  cesse  de  tourner.  La  mer  est 


268  '      TltlSTRÂM    SHAîCDT. 

* 

grosse.  Est-ce  la  mort.  ?  eh  bien  !  je  verrai 
comme  elle  est  faite.  Eh  bien  !  garçon  ?  » 

«  Quel  bonheur!  le  vent  tourne  encore.  Nous 
voilà  dans  le  port.  Oh  !  le  diable  te  tourne!  » 

—  Capitaine  ,  dit  la  dame,  pour  l'amour  de 
Dieu  !  que  je  descende  la  première.  » 

CHAPITRE    CCXLIIL 

Elles  sont  trois. 

De  Calais  à  Paris  ,  il  y  a  trois  routes  diffé- 
rentes; et  rien  n'est  plus  fâcheux  pour  un 
homme  qui  est  pressé.  Il  faut  écouter  tant  de 
choses  en  faveur  de  chaque  route ,  de  la  part 
des  députés  des  différentes  villes  qui  s'y  ren- 
contrent, qu'un  voyageur  perd  communément 
]une  demi  journée  pour  se  décider  par  où  il 
passera. 

La  première  de  ces  routes  est  par  Lille  et 
Arras  ;  c'est  la  plus  longue ,  mais  la  plus  inté- 
ressante et  la  plus  instructive. 

La  seconde  est  par  Amiens  ;  c'est  celle  qu'il 
faut  prendre  si  l'on  veut  voir  Chantilly. 

Et  la  troisième  est  par  Beau  vais  j  on  la  prend 
pi  l'on  veut. 

C'est  ce  qui  fait  que  beaucoup  de  gens  la  pré- 
fèrent. 


TRÎSTRAM     SHANDT»  a6g 

CHAPITRE    CCXLIV. 

J'accepte  le  défi. 

Avant  de  quitter  Calais ,  dirait  un  voya- 
geur écrivain ,  il  ne  sera  pas  mal  à  propos  de 
donner  quelques  détails  sur  cette  ville.  Et 
moi  je  pense  que  ce  serait  très-mal  à  propos. 
Ne  peut-on  traverser  paisiblement  une  ville  , 
et  la  laisser  comme  on  l'a  prise  y  quand  on  n'a 
rien  à  démêler   avec  elle  ?  A   quoi  sert  d'en 
visiter  toutes  les  rues  ,  et  de  tirer  sa  plume  à  . 
chaque  ruisseau  que  l'on  saute  (uniquement,  à 
monavis. pour  le  plaisir  de  la  tirer)?  En  effet  y 
si  nous  pouvons  en  juger  d'après  tout  ce  qui  a 
été  écrit  dans  ce  genre  par  tous  ceux  qui  ont 
écrit  et  puis  galopé ,  ou  qui  ont  galopé  et  puis 
écrit,  ce  qui  est  encore  différent,  ou  qui,  comme 
je  fais  en  ce  moment ,  ont  écrit  en  galopant,  de- 
puis le  grand  Àdisson  ,  qui  fit  ce  métier  avec 
ses  livres  d'école  sous  le  bras  ,  jusqu'à  ceux  qui 
le  font  encore  sans  avoir  jamais  été  à  l'école, 
nous  trouverons  qu'il  n'y  a  pas  un  galopeur 
d'entre  nous ,  qui  n'eût  mieux  fait  de  se  pro- 
mener au  pas  autour  de  son  champ  (  en  suppo- 
sant qu'il  eut  un  champ  )  et  d'écrire  à  pied  sec 


2JO  TAISTRAM    SUiNDT. 

ce  qu'il  avait  à  écrire,  plutôt  que  de  courir  les 
mers  pour  n'écrire  que  les  mêmes  choses. 

Quant  à  moi,  comme  le  ciel  est  mon  juge 
(  et  c'est  toujours  à  lui  que  je  porte  mon  dernier 
appel)  excepté  le  peu  que  m'en  a  dit  mon  bar- 
bier en  repassant  mes  rasoirs  ,  je  ne  connais 
non  plus  Calais  que  le  grand  Caire.  Il  était  nuit 
close  quand  j'y  arrivai,  et  il  n'était  pas  jour 
quand  j'en  repartis. 

Cependant ,  avec  le  peu  que  j'en  sais,  avec 
ce  que  je  ramasserai  de  droite  et  de  gauche,  et 
que  je  coudrai  ensemble  ,  je  gage  dix  contre 
un  que  je  m'en  vais  écrire  sur  Calais  un  cha- 
pitre aussi  long  que  mon  bras,  et  que  j'en  ferai 
un  détail  tellement  circonstancié  et  satisfaisant, 
sans  omettre  une  seule  particularité  digne  delà 
curiosité  d'un  voyageur  que  l'on  me  prendra 
pour  un  clerc  de  ville  de  Calais.  Et  où  serait  la 
merveille ,  monsieur  ?  Démocrite  qui  ria^t  dix 
fois  plus  que  je  n'ose  faire,  n'était- il  pas  clerc 
de  ville  d'Abdère?  Et  cet  autre  dont  j'ai  oublié 
le  nom ,  et  qui  était  plus  sage  que  Démocrite 
et  que  moi ,  n'était-il  pas  clerc  de  ville  d'E- 
phèse  ? 

Et  de  plus ,  monsieur  ,  ce  que  je  dirai  de 
Calais  aura  tant  de  bpn  serçs,  d'érudition  ,  de 
vérité  et  de  précision.... 


TRISTRAM    8HANDT.  2yi 

.  Mais  je  vois  à  votre  air  que  vou9  ne  m'en 
croyez  pas.  Eh  bien  !  monsieur,  lisez  pour 
votre  peine  le  chapitre  suivant. 

CHAPITRE  CCXLV. 

Calais. 

Calais,  Calatium,  Calusium,  Calesium. 

Cette  ville ,  si  vous  en  croyez  ses  archives 
(  et  je  ne  vois  aucune  raison  de  les  révoquer  en 
doute  )  n'était  autrefois  qu'un  petit  village  ap- 
partenant aux  anciens  comtes  de  Guines.  Elle 
contient  aujourd'hui  près  de  quatorze  mille 
habitans,  sans  compter  quatre  cent  vingt  feux 
dansla  ville  basse  ouïes  faubourgs.  D  faut  sup- 
poser qu'elle  ne  sera  arrivée  que  par  degrés  à  sa 
grandeur  actuelle. 

11  y  a  dans  la  ville  quatre  couvens  et  une 
seule  église  paroissiale.  J'avoue  que  je  n'en  ai 
pas  pris  la  mesure  exacte  ;  mais  il  est  aisé  d'en 
approcher  par  conjecture;  car,  comme  la  ville 
renferme  quatorze  mille  habitans ,  si  l'église 
j)eut  les  contenir,  elle  doit  être  d'une  grandeur 
considérable  ,•  et  si  elle  ne  le  peut  pas ,  il  est 
ridicule  de  n'en  avoir  pas  une  autre.  Elle  est 
bâtie  en  forme  de  croix ,  et  jlédipe  à  la  vierge 


^72  TRISTRAto     SHANDT. 

Marie.  Le  clocher ,  au  bout  duquel  est  une 
flèche,  est  placé  au  milieu  de  l'église  ,  et  porté 
sur  quatre  piliers  de  forme  élégante  et  assez 
légère  ,  mais  cependant  suffisamment  solides. 

L'église  est  ornée  de  onze  autels ,  dont  la 
plupart  sont  plus  élégans  que  riches.  Le  maî- 
tre autel  est  un  chef-d'œuvre  en  son  genre.  Il 
est  de  marbre  blanc  ,•  et ,  suivant  ce  qu'on  m'a 
dit ,  il  a  près  de  soixante  pieds  de  haut  :  s'il 
en  avait  davantage  il  serait  aussi  haut  que  le 
mont  Calvaire,  d'où  je  conclus  qu'en  conscience 
il  est  d'une  hauteur  raisonnable. 

Rien  ne  m'a  frappé  davantage  que  la  grande 
place  que  ,  nous  appelons  en  anglais  carré* 
Je  ne  saurais  dire  si  elle  est  bien  pavée  et  bien 
bâtie  ;  mais  elle  est  au  centre  de  la  ville  ,  et  la 
plupart  des  rues  (  du  moins  celles  de  ce  quar~ 
tier  )  y  aboutissent.  Si  Ton  avait  pu  avoir  une 
fontaine  à  Calais  ,  ce  qui  paraît  impossible  ,  il 
n'est  pas  douteux  qu'on  l'eût  placée  au  centre 
de  ce  carré ,  où  elle  aurait  fait  un  très-bel  effet, 
quoique  ce  carré  ne  soit  pas  précisément  un 
carré;  car  il  est  de  quarante  pieds  plus  long  de 
Test  à  l'ouest ,  que  du  nord  au  sud.  Aussi  les 
Français,  en  général,  ont-ils  plus  de  raison  de 
les  appeler  des  places ,  n'étant  presque  jamais 
des  carrés  parfaits. 


TJUSTRÀM    SHAKDY.  2~$ 

La  maison  de  ville  est  assez  laide,  et  consé- 
quemment  peu  digue  d  être  mise  en  vue  j  sans 
quoi  elle  aurait  pu  briller  sur  cette  place }  à 
côté  de  la  fontaine.  Mais  elle  suffit  pour  sa  des- 
tination ,  et  est  assez  spacieuse  pour  contenir. les 
magistrats  qui  s'y  rassemblent  de  temps  en 
temps.  De  sorte  que  l'on  peut  présumer  que  la 
justice  y  est  régulièrement  distribuée. 

Je  suis ,  comme  l'on  voit ,  fort  instruit  sur 
ce  qui  concerne  la  ville  ;  mais ,  comme  il  n'y  a 
rien  de  curieux  dans  le  Courgain  ,  je  m'en  suis 
peu  occupé.  C'est  un  quartier  séparé  de  la  ville 
qui  n'est  habité  que  par  des  matelots  et  des 
pêcheurs.  Il  consiste  en  une  quantité  de  petites 
rues  proprement  bâties  j  la  plupart  des  maisons 
.sont  en  brique  :  il  est  extrêmement  peuplé;  mais 
celte  population  s'explique  par  le  genre  de 
nourriture  de  Pespcce  de  gens  qui  y  demeu- 
rent. 

Au  reste ,  un  voyageur  peut  l'aller  visiter 
pour  se  satisfaire. 

Mais  il  ne  faut  pas  qu'il  oublie  la  tour  du 
guet  ,•  elle  mérite  d'être  vue.  On  l'appelle  ainsi 
à  cause  de  sa  destination  $  parce  qu'en  temps 
de  guerre  elle  sert  à  découvrir  les  ennemis  qui 
pourraient  s'approcher  de  la  place  du  côté  de 
terre  y  ou  du  côté  de  mer  ;  et  à  en  donner  avis, 
u-  18 


2~l+  TRISTRAM     SHÀNDY. 

Mais  elle  est  d'une  hauteur  si  prodigieuse ,  et 
attire  vos  regards  si  continuellement  ,  que  Ton 
ne  peut  s'empêcher  d'y  faire  attention  malgré 
soi. 

Je  fus  très  -  lâché  de  ne  pouvoir  obtenir  la 
permission  de  visiter  les  fortifications,  qui  sont 
les  plus  fortes  du  monde ,  et  qui,  depuis  qu'elles 
ont  été  commencées  jusqu'à  nos  jours,  c'est-à- 
dire  ,  depuis  Philippe  de  France ,  comte  de 
Boulogne,  jusqu'au  moment  ou  j'en  parle ,  ont 
coûté  (suivant  le  calcul  d'un  ingénieur  gascon) 
plus  de  cent  millions  de  livres.  Il  est  à  remar- 
quer que  c'est  à  la  tête  de  Gravelincs ,  du  côté 
où  la  ville  est  naturellement  la  plus  faible,  qu'on 
a  dépensé  le  plus  d'argent  ;  tellement  que  les 
ouvrages  extérieurs  s'étendent  beaucoup  dans 
la  campagne  ,  et  occupent  un  grand  terrain. 

Cependant,  quoique  l'on  ait  pu  dire  et  faire, 
il  faut  convenir  que  Calais  n'a  jamais  été  aussi 
important  par  lui-même  que  par  sa  position ,  et 
cette  entrée  facile  qui  a  tant  de  fois  été  fournie 
à  nos  ancêtres  pour  pénétrer  en  France.  Mais 
cet  avantage  n'était  pas  même  sans  inconvé- 
niens  ;  et  Calais  a  été  pour  l'Angleterre  dans 
ces  temps-là  une  source  de  querelles  ,  aussi 
répétées  que  ûunkerque  dans  le  nôtre.  On 
regardait  à  bon  droit  cette  ville  comme  la  clef 


TRTSTRÀM     SïïANOT.  275 

àes  deux  royaumes  ;  et  c'est  de  là  que  sont 
venus  tant  de  débats ,  pour  savoir  qui  la  garde- 
rait. 

De  ces  débais  ,1e  plus  mémorable  fut  le  siège, 
ou  plutôt  le  blocus  de  Calais  par  Edouard  III. 
La  ville  résista  une  année  entière  aux  efforts 
de  ses  armes ,  et  se  défendit  jusqu'à  là  dernière 
extrémité  ;  la  famine  seule  l'obligea  de  se  ren- 
dre. Le  dévouement  «d'Eustache  de  Saint- 
Pierre  ,  qui  s'offrit  le  premier  comme  victime, 
pour  sauver  ses  concitoyens ,  a  placé  le  nom 
de  ce  généreux  magistrat  parmi  ceux  des  héros. 
Et ,  comme  ce  détail  ne  prendra  pas  plus  d'une 
cinquantaine  de  pages,  ce  serait  faire  au  lec- 

» 

teur  une  injustice  criante ,  que  de  ne  pas  lui 
donner  le  détail  exact'  de  cet  événement  roma- 
nesque et  du  siège  lui-même,  dans  les  propres 
mots  de  Rapin  Thoiras. 

CHAPITRE    CCXLVI. 
Plus  de  peur  que  de  mal. 

m 

Mais  ne  craignez  rien  ,  ami  lecteur,  je  dé- 
daigne d'en  user  ainsi.  Il  suffit  que  je  vous  aie 
en  mon  pouvoir.  Mais  faire  usage  de  l'avantage, 
que  le  hasard  et  la  plume  m'ont  donné  sur  vous! 
la  chose  serait  indigne  de  moi.  Non,  par  ce  feu 


3f6  TRISTRAM   SHANDY* 

tout-puissant  qui  échauffe  les  cervelles  vision-' 
naires,  et  illumine  les  esprits  dans  les  médita- 
tions extatiques  ,  avant  que  j'abuse  ainsi  d'une 
créature  innocente  qui  se  trouve  à  ma  merci , 
avant  que  j'exige  de  vous  le  prix  de  cinquante 
pages  que  je  n'ai  aucun  droit  de  vous  vendre  , 
nu  comme  je  suis  y  j'aimerais  mieux  brouter  * 
l'herbe  des  montagnes,  et  sourire  de  ce  que  le 
vent  du  nord  ne  m'apporterait  ni  abri  ni  sou-» 

Pel\ 

Ainsi,  camarade,  partons;    et  mène-moi, 

ventre  à  terre  à  Boulogne. 

CHAPITRE   CCXLVII. 

Boulogne. 

—  «Boulogne,  dirent-ils  1  bon!  voici  une 
recrue,  nous  voyagerons  ensemble.  Messieurs , 
leur  dis-je ,  j'en  suis  fâché  y  mais  je  ne  saurais 
m'arréter,  ni  boire  rasade  avec  vous.  Je  suis 
poursuivi  de  trop  près.  A  peine  aurai-je  le 
temps  de  changer  de  chevaux.  Holà!  garçon, 
pour  l'amour  de  Dieu  dépêche! 

—  C'est  quelque  criminel  de  haute  trahison, 
dit  le  plus  bas  qu'il  pût  un  très-petit  homme , 
&  l'oreille  de  son  voisin  qui  était  très-grand. — 


TIUSTRÀM    SHANDT.  277 

Ou  peut-être ,  dit  le  grand  homme ,  quelque 
assassin.  —  Bien  trouvé  ,  leur  dis-je,  mes* 
sieurs.  —  Non,  dit  un  troisième,  il  est  chargé 
de  dépêches  de  la  cour. 

—  Ma  belle  enfant,  dis-je  à  une  jeune  fille 
qui  passait  légèrement  avec  ses  heures  sous  le 
bras,  vous  êtes  fraîche  et  vermeille  comme  le 
matin.  (Le  soleil  qui  se  levait  alors  donnait  du 
prix  à  ce  compliment).— r  Chargé  de  dépêches, 
dit  un  quatrième.  (La  jeune  fille  me  fit  un  salut 
•gracieux,  je  lui  envoyai  un  baiser).  Chargé  de 
dépêches,  continua-t-il,  je  n'en  crois  rien  :  il 
.  est  chargé  de  dettes.  —  Oh  !  oui,  de  dettes  cer- 
tainement, dit  un  cinquième.  — :  Je  ne  voudrais 
pas,  dit  le  nain,  qui  avait  parlé  le  premier,  je 
ne  voudrais  pas  payer  ses  dettes  pour  mille 
louis.  —  Ni  moi,  dit  le  géant,  pour  dix  mille. 
*—  Encore  bien  trouvé ,  dis-je,  messieurs. 

Hélas ,  messieurs  !  je  n'ai  d'autres  dettes  que 
celle  que  je  dois  à  la  nature.  Je  ne  lui  demande 
que  du, temps ,  et  je  promets  de  lui  tout  payer. 
Mais,  ô  ciel!  madame,  auriez-vous  le  cœur 
assez  dur  pour  arrêter  un  pauvre  voyageur , 
qui  suit  son  chemin  sans  nuire  à  personne  ? 
Arrêtez ,  arrêtez-moi  plutôt  ces  quelette  hideux, 
l'effroi  du  pêcheur,  dont  les  jambes  si  longue» 
menacent  sans  cesse  de  m'atteindre.  C'est  vous , 


2tj8  THISTRAM     SHAKDY. 

madame ,  qui  l'avez  mis  à  ma  poursuite  :  de 
grâce  ,  s'il  n'est  plus  qu'à  quelques  postes  , 
madame ,  ma  chère  dame ,  arrêtez-le  f  arrête-le. 

Mon  hôte  irlandais  crut  que  je  m'adressais 
encore  à  la  jeune  fille,  ce  C'est  dommage,  dit- 
il  ,  qu'elle  soit  si  loin  ;  toute  cette  galanterie 
est  perdue  pour  elle.  » 

Peste  soit  du  nigaud  ! 

Est-ce  là  tout  ce  que  vous  avez,  de  curieux  à 
Boulogne  ? 

Par  Jésus!  il  y  a  le  plus  beau  séminaire 

Un  séminaire  est  une  belle  chose ,  dis-je. 

CHAPITRE  CCXLVIIL 

Il  y  a  toujours  (pielquefer  qui  cloche. 

Quand  l'impatience  des  désirs  d'un  homme 
précipite  ses  idées  quatre-vingt-dix  fois  plu» 
yite  que  le  véhicule  qui  le  porte ,  il  perd  toute 
retenue:  et  malheur  au  véhicule,  malheur  à 
tous  ses  accessoires  y  de  quelque  nature  qu'ils 
soient ,  sur  lesquels  il  exhale  le  mécontente- 
ment de  son  ame. 

J'évite  le  plus  qu'il  m'est  possible  de  porter 
un  jugement  définitif  sur  les  hommes  et  sur 
les  choses ,  quand  je  suis  dans  un  mouvement 
de  colère. 


TIUSTRÀM   SHÂ5DT.  279 

• 

Ainsi  la  première  fois  que  la  chose  m'arriva , 
je  me  contentai  de  dire  :  Plus  on  se  presse , 
plus  on  fait  de  sottises.  La  seconde ,  troi- 
sième, quatrième  et  cinquième  fois ,  je  m'en 
£ins  à  cette  réflexion,  et  je  ne  m'en  pris  qu'au 
second,  troisième,  quatrième  et  cinquième 
postillon.  Mais  la  même  marotte*  durant  tou- 
jours, et  durant  sans  exception  delà  cinquième 
à  la  sixième^  septième,  et  jusqu'à  la  dixième 
fois ,  je  ne  pus  m'abstenir  d  englober  toute  la 
nation  dans  une  réflexion  générique  que  je  fis 
en  ces  ternies  : 

Il  y  a  toujours  dans  une  voiture  française 
quelque  chose  qui  va  mal  à  la  sortie  de 
chaque  poste* 

Ou  bien  en  changeant  la  proposition  : 

Un  postillon  français  ne  saurait  faire  un 
quart  de  lieue  sans  avoir  besoin  de  descendre. 

Et  quoi  encore  de  nouveau?  Diable!  une 
soupente  cassée  !  une  dent  de  loup  rompue  !  un 
trait  défait  !  une  bande,  un  écrou;  une  cour- 
roie, une  boucle,  un  ardillon.... 

N'imaginez  pas  pourtant  que  je  me  croie  en 
droit  de  maudire  la  chaise  de  poste  ni  le  pos- 
tillon pour  des  accidens  de  cette  espèce  ;  ni 
que  je  juré  par  le  Dieu  virant  que  je  ferai 
plutôt  le  reste  du  chemin  à  pied  ;  ni  que  je 


2Se  TRIS  TRAM     SHÀNDT. 

consente  à  être  damné  si  Ton  me  voit  remon- 
ter dans  une  pareille  voiture  ;  non ,  je  m'arme 
du  plus  beau  sang- froid  ,  et  je  reconnais  qu'en 
quelque  pays  que  je  voyage ,  il  y  aura  toujours 
quelque  écrou,  courroie,  boucle,  ou  ardillon 
qui  viendra  à  manquer.  Ainsi  je  ne  m'échauffe 
jamais,  je  prends  le  bon  et  le  mauvais  selon 
qu'ils  se  présentent,  et  je  poursuis  mon  chemin. 

«  Fais-en  de  même,  mon  garçon,  lui  dis- 
je.  r>  Il  avait  déjà  perdu  cinq  minutes  en  des- 
cendant de  cheval  pour  prendre  un  morceau  de 
pain  bis  qu'il  avait  fourré  dans  une  des  poches 
delà  voiture:  puis  il  était  remonté,  et  chemi- 
nait à  sonaise  pour  le  mieux  savourer.  «  Allons, 
postillon ,  dis- je ,  plus  vivement.  »  Mais  pout 
cela  je  pris  un  ton  tout-à-fait  persuasif;  je  fis 
sonner  une  pièce  de  vingt-quatre  sols  contre  la 
glace ,  prenant  soin  de  lui  en  présenter  le  coté 
plat,  comme  il  retournait  la  tête.  Le  drôle, 
pour  me  montrer  qu'il  rtie  comprenait ,  me  fît 
une  grimace  qui  s'étendit  d'une  oreille  à  l'au- 
tre, et  qui,  derrière  son  museau  de  suie ,  me 
découvrit  une  rangée  de  perles ,  telles  qu'une 
reine  aurait  donné  tous  les  joyaux  de  sa  cou- 
ronne pour  en  avoir  autant. 

Juste  ciel  !  à  qui  dépars-tu  de  tels  trésors  ! 
quelles  dcnls  pour  du  pain  bis  ! 


TRISTRÀM    SHAND-T.  ^8l 

Et  comme  il  finissait  sa  dernière  bouchée , 
nous  entrâmes  à  Montreuil. 

CHAPITRE   CCXLIX. 

Jeanneton. 

Il  n'y  a  point  à  mon  gré  de  ville  en  France 
qui  se  présente  mieux  sur  la  carte  que  Mon- 
treuil. J'avoue  qu'elle  neseprésente  pas  si  bien 
sur  le  livre  de  poste  ,  ni  même  sur  le  chemin  ; 
et  si  vous  y  passez  jamais,  vous  serez  démon 
avis  :  elle  est  pitoyable  à  voir. 

Cependant  Montreuil  en  ce  moment  possède 
une  merveille;  c'est  la  fille  du  maître  de  posté. 
Elle  a  passé  dix-huit  mois  à  Amiens ,  et  six  à 
Paris  ;  elle  y  a  fait  son  apprentissage;  ainsi  elle 
tricotte,  elle  coud,  danse  et  joue  delà  pru- 
nelle en  perfection. 

Mais  voyez  l'étourdie  avec  ses  œillades  !  peij- 
dant  les  cinq  minutes  que  je  me  suis  arrêté  à 
la  regarder,  elle  a  laissé  échapper  au  moins  une 
douzaine  de  mailles  à  son  bas  de  fil  blanc!  Oui, 
oui,  je  vous  vois,  fine  matoise, et  je  vois  votre 
bas.  Il  est  long  et  étroit  ;  il  est  inutile  que  vous 
l'attachiez  avec  une  épingle  sur  votre  genou. 


282  TltlSTHÀM     SRANDT. 

Le  bas  est  fait  pour  votre  jambe ,  il  vous  ira  le 
mieux  du  monde. 

Où  cette  créature  a-t-elle  pris  ces  belles  pro- 
portions qui  fourniraient  des  modèles  au  sta- 
tuaire ?  La  nature  lui  aurait-elle  révélé  son  se- 
cret ? 

O  nature!  tes  ouvrages  effacent  tous  ceux  de 
l'art.  Jeanneton  est  belle  sans  connaître  les 
faces  et  les  tiers  de  face.  Elle  est  belle  comme 
toi  et  par  toi....  Mais  que  son  attitude  est  heu- 
reuse  !  Saisissons  cet  instant  pour  la  peindre  ; 
c'en  est  fait,  je  tire  mes  crayons;  et  puissé-je 
n'en  faire  usage  de  ma  vie  ,  $i  je  ne  viens  pas  à 
bout  de  vous  montrer  Jeanneton  aussi  au  natu- 
rel, que  si  je  voyais  ses  formes  à  travers  un 
linge  mouillé  ! 

Mais  ces  messieurs  préfèrent  peut-être  que  je 
leur  donne  la  longueur ,  la  largeur  et  la  hau- 
teur iie  Pégiise  de  Montreuil ,  ou  le  plan  de  la 
façade  de  l'abbaye  de  Saint- Austreberte?  Eh, 
messieurs!  tout  y  est,  je  suppose,  dans  l'état 
où  les  charpentiers  et  les  maçons  l'ont  laissé  ; 
et  tout  y  restera  ainsi  pendant  cent  ans  encore , 
si  la  foi  en  Jésus-Christ  dure  aussi  long-temps. 
Vous  pduvez  prendre  ces  mesûrcs-là  à  votre 
aise. 

Mais  pour  toi,  Jeanneton,  celui  qui  veut  te 


THISTKAM   SHANDY.  ^85 

mesurer  doit  s'y  prendre  à  l'heure  même.  Tu 
portes  en  toi  les  principes  du  changement;  et, 
quand  je  considère  les  vicissitudes  de  cette  vie 
passagère >  je  frémis  de  l'avenir  qui  t'attend. 
Avant  deux  ans  peut-être  tes  belles  formes  se- 
ront détruites ,  et  ta  jolie  taille  sera  perdue. 
Tu  passeras  comme  une  fleur ,  et  ta  beauté  dis- 
paraîtra comme  l'ombre. Eh!  que  sais-je? cette 
innocence  qui  t'embellit  encore,  tu  la  perdras 
peut-être!  qui  peut  répondre  d'une  faiblesse? 
Je  ne  serais  pas  caution  de  ma  tante  Dinach  , 
si  elle  vivait  encore  ;  que  dis-je?  je  le  serais  k  * 
peine  dé  son  portrait,  s'il  eût  été  fait  par 
Reynolds. 

Mais  le  nom  seul  de  ce  maître  de  l'art  me 
fait  tomber  le  pinceau  des  mains.  Je  ne  ferai 
point  le  portrait  de  Jeanne  ton. 

11  faut,  monsieur,  que  vous  vous  conten- 
tiez de  l'original,  et  si  la  soirée  est  belle, 
quand  vous  passerez  à  Montreuil ,  vous  pour- 
rez le  voir  par  la  portière,  tandis  que  vous 
changerez  de  chevaux.  Mais  faites  mieux;  et,  à 
moins  que  vous  ne  soyez  aussi  presse  que  moi, 
et  par  d'aussi  fâcheuses  raisons ,  arrêtez-vous 
une  nuit ,  vous  trouverez  Jeanneton  tant  soit 
peu  dévole;  mais,  monsieur,  tant  mieux  :  c'est 
le  tiers  de  votre  besogne  de  fait. 


284  TKI5TRABI    SHANDY. 

Bon  Dieu  !  cette  fille  a  brouillé  toutes  me* 
ide'es  :  je  ne  saurais  m'arrêter  plus  long-temps . 
à  la  regarder.  x 

CHAPITRE   CCL. 

Abbeçille. 

Dès  que  j'eus  fait  cette  réflexion  ,  et  puis 
cette  autre  :  que  la  mort  était  peut-être  déjà 
sur  mes  talons,  ô  ciel!  m'écriai- je,  que  ne 
suis- je  déjà  à  Abbeville,  ne  fut-ce  que  pour 
voir  les]  cardeurs  et  les  fileuses  de  ce  pays-là  ! 
Nous  partîmes  pour  Abbeville. 

De  Montreuil  à  Nampont,  poste  et  demie. 

De  Nampont  à  Bernay  y  poste. 

De  Bernay  à  Nouvion ,  poste. 

De  Nouvion  à  Abbeville,  poste  et  demie. 

Mais  les  cardeurs  et  les  fileuses  d' Abbeville 
étaient  tous  couchés. 

CHAPITRE   GCLI. 

_  *  • 

Le  remède  à  côté  du  mal. 

■  De  quel  avantage  infini  ne  sont  pas  les 
voyages!  ils  échauffent  quelquefois;  mais  il 
est  un.  remède  innocent ,  dont  le  chapitre  sui- 
vant nous  donnera  l'idée. 


TRISTRAM     SHÀMDT.  385 

■ 

CHAPITRE   CCLII. 
U  Apothicaire. 

Àh!  monsieur  Clistorel ,  vous  voici;  passe» 
dans  ma  garde-robe.  Je  r\e  vous  demande  que 
cinq  minutes» 

Si  je  pouvais  faire  ainsi  mes  conditions  avec 
la  mort  comme  avec  mon  apothicaire ,  et  déci- 
der le  temps  et  le  lieu  où  elle  doit  me  prendre, 
je  lui  déclarerais  que  je  ne  veux  point  que  ce 
soit  en  présence  de  mes  amis.  Aussi,  toutes  les 
fois  qu'il  m'arrive  de  penser  au  genre  et  aux 
circonstances  de  cette  grande  catastrophe  (cir- 
constances qui  m'occupent  et  me  tourmentent 
dix  fois  plus  que  la  catastrophe  elle-même  )  , 
je  ne  manque  pas  de  supplier  ardemment  le 
souverain  dispensateur  de  toutes  choses ,  qu'il 
arrange  les  miennes  de  façon  que  la  mort  ne 
me  surprenne  pas  dans  ma  propre   maison; 
mais  plus  tôt  dans  quelque  auberge  commode. 
Dans  ma  maison,  je  sais  ce  que  c'est.  L'af- 
fliction, des  miens ,  leur  empressement  à  m'es- 
suy er  le  front,  à  arranger  mon  oreiller ,  ces 
petits  et  derniers  services  que  me  rendrait  la 
main  frissonnante  de  la  pâle  amitié ,  me  déchi- 
reraient le  cœur  au  point  que  je  mourrais  d'un 


386  TRISTRÀM     S1IANDY. 

mal  dont  mon  médecin  ne  se  douterait  pas;  au 
lieu  que  dans  une  auberge,  je  suis  assuré  de 
mourir  en  paix;  j'achète  avec  quelques  guinées 
le  peu  de  services  dont  j  ai  besoin.  Ces  services 
me  sont  rendus  avec  une  attention  froide,  mais 
exacte. 

Prenez  garde  pourtant  :  cette  auberge  ne  doit 
pas  être  celle  d'Abbeville.  Elle  est  par  trop 
mauvaise.  N'y  eôt-il  pas  d'autre  auberge  dans 
le  monde  entier,  j'excepterai  celle-ci  de  la  ca- 
pitulation. 

Ainsi,  garçon, 

«  Que  les  chevaux  soient  prêts  demain  matin 
h  quatre  heures.  À  quatre  heures ,  oui ,  mon- 
sieur. Si  tu  me  manques  d'une  minute,  par 
sainte  Geneviève  !  je  ferai  un  tel  carillon  dans 
la  maison,  que  les  morts  s'y  réveilleront.  >i 

CHAPITRE    CCLIII. 

Prédiction  de  Daçid. 

Rendez-les,  mon  Dieu,  semblables  à  une 
roue.  C'est  un  sarcasme  amer  que  David ,  par 
un  esprit  prophétique ,  lançait  contre  ceux  qui 
entreprennent  le  grand  tour ,  et  contre  cet  es- 
prit turbulent  qui  le*  y  porte,-  cet  esprit  qui , 


TIUSTftAM     SHAIfDT.  287 

suivant  la  prédiction  de  ce  même  David,  doit 
accompagner  le  en  [ans  des  hommes  jusqu'à  la. 
consommation  des  siècles. 

«  Aussi ,  suivant  l'opinion  du  célèbre  éveque 
Hall,  c'est  une  des  plus  sévères  imprécations 
que  le  saint  roi  ait  jamais  proférées  contre  les 
ennemis  du  Seigneur. C'est  comme  s'il  eût  dit: 
Je  désire  qu'ils  tournent  éternellement.  Un 
mouvement  si  violent,  continue  le  saint  évé- 
que  ,  qui  était  d'une  grosse  corpulence ,  un 
mouvement  si  violent  est  l'image  de  l'enfer , 
de  même  que  le  repos  est  l'image  du  para- 
dis. » 

Moi  qui  suis  d'une  corpulence  chétive ,  je 
pense  tout  différemment  ;  et  je  trouve  au  re- 
bours que  le  mouvement  est  l'ame  de  la  vie ,  et 
que  l'inaction  et  la  lenteur  sont  le  partage  de 
la  mort» 

«  Holà  T  oh  !  ils  sont  tous  endormis  !  attelez 
lts  chevaux;  graissez  les  roues;  attachez  la 
malle  ;  remettez  ce  clou  qui  manque  :  je  ne 
veux  pas  perdre  une  minute.  » 

Or,  la  roue  dont  nous  parlons,  dans  la- 
quelle ,  et  non  pas  sur  laquelle  (  car  c'eût  été  en 
faire  la  roue  d'Ixion),  dans  laquelle ,  dis- je, 
David  maudissait  ses  ennemis,  devait  (dans 
l'opinion  de  l'évéque  Hall ,  et  vu  sa  conforma- 


288  TRISTHAM     SHANDT. 

lion  )  être  une  roue  de  chaise  de  poste;  soit 
qu'il  y  eût  des  chaises  de  poste  en  Palestine  ou 
non.  Et,  d'après  ma  façon  de  penser,  ce  devrait 
être  une  roue  de  charettemal  graissée;  criant  à 
chaque  pas,  et  gravissant  lentement  les  mon- 
tagnes dont  ce  pays  était  rempli.  Si  jamais  je 
deviens  commentateur,  je  rapporterai  les 
preuves  de  cette  opinion. 

J'aime  les  Pythagoriciens  beaucoup  plus  que 
je  n'ai  jamais  osé  en  convenir  avec  ma  chère 
Jenny.  J'aiîne  leur  ^wpiayzov  earorS  2«'/uut7oç,  t#ç 
to  KaXoç  qiXoroQiTr.  Commencez  par  vous  je- 
parerdece  corps  terrestre,  si  vous  voulez 
apprendre  à  raisonner. 

C'est  notre  corps  en  effet  qui  nuit  à  notre 
raison.  Nous  sommes  dominés  par  les  humeurs  - 
qui  nous  composent;  entraînés  d'un  côté  ou  de 
l'autre,  comme  nous  l'avons  été,  1  evêque  Hall 
et  moi,  en  raison  de  notre  fibre  trop  lâche  ou 
trop  tendue.  Nos  sens  partagent  l'empire  avec 
la  raison.  La  mesure  du  ciel  même  n'est  que  la 
mesure  de  nos  appétits  ;  et  nous  nous  créons 
un  paradis  d'après  la  grossièreté  de  nos  désirs. 

Mais  ,  en  cette  occasion ,  qui  de  l'évéque  ou 
de  moi  pensez-vous  qui  ait  tort  ? 

«  Vous ,  certainement ,  dit-elle ,  d'aller  dé- 
ranger toute  une  maison  à  l'heure  qu'il  est.  » 


TRISTHÀM     SIIÀKDY.  289 

CHAPITRE   CCLIV. 

Traité  de  famé. 

Ma  charmante  hôtesse  ignorait  que  j'eusse 
fait  le  vœu  de  ne  me  faire  faire  la  barbe  que 
lorsque  je  serais  rendu  à  Paris. 

Mais  je  hais  de  faire  des  mystères  pour  rien. 
Je  laisse  cette  froide  circonspection  à  ces  petites 
âmes,  d'après  lesquelles  Leissius  (  lib.  i3,  de 
morïbus  dwiniSj  cap.  24)  a  fait  son  calcul, 
dans  lequel  il  avance  qu'un  mille  cube  d'Alle- 
magne serait  assez  vaste ,  et  même  de  reste  , 
pour  contenir  huit  cent  millions  d'ames  y  ne 
faisant  monter  qu'à  ce  nombre  la  plus  grande 
quantité  possible  des  âmes  damnées  et  à  dam- 
ner ,  depuis  la  chute  d'Adam  jusqu'à  la  fin  du 
monde. 

Je  ne  sais  où  il  avait  puisé  ce  second  calcul, 
à  moins  qu'il  ne  se  fût  fondé  sur  la  bonté  pa- 
ternelle de  Dieu.  Je  suis  bien  plus  en  peine 
de  savoir  ce  qui  se  passait  dans  la  tété  de  Fran- 
çois de  Ribéira,  qui  prétendait  que ,  pour 
contenir  tous  les  damnés,  il  ne  faudrait  pas 
moins  d'un  ou  de  deux  cent  milles  carrés  d'I- 
talie. Il  avait  sans  doute  travaillé  d'après  ces 
anciennes  ames  romaines  qu'il  avait  trouvées 

n.  19 


2QO  TRISTRÀM   SHÀNDT. 

dans  ses  lectures.  U  n'avait  pas  fait  réflexion 
que,  par  upç  pente  graduelle  et  insensible  , 
dans  le  cours  de  dix-huit  cents  ans ,  les  âmes 
devaient  nécessairement  s'être  rétrécies  assez 
pour  être  réduites  à  peu  de  chose  dans  le 
temps  ou  il  écrivait. 

Au  temps  de  Leissius,  qui  parait  avoir  eu 
l'imagination  moins  vive,  elles  étaient  aussi 
petite^  qu'on  puisse  l'imaginer. 

Elles  sont  encore  diminuées  aujourd'hui,  et 
Phivcr  prochain  nous  trouverons  qu'elles  auront 
encore  perdu  quelque  chose.  Tellement  que  si 
bous  allons  toujours  de  peu  à  moins,  et  de 
moins  à  rien,  je  n'hésite  pas  d'affirmer  que, 
d'ici  à  un  demi-siècle  3  nous  n'aurons  plus  d'àme 
du  tout;  mais  si,  comme  je  le  crains,  la  foi 
de  Jésus-Christ  ne  dure  guère  au  delà,  il  sera 
assez  avantageux  pour  çelle-la,  comme  pour 
celle-ci,  de  finir  en  même-temps. 

Béni  soit  Jupite*  !  et  bénis  tous  les  autres 
dieux  et  déejses  de  la  fable  !  ils  vont  tous  repa- 
raître sur  la  scène ,  sans  oublier  le  dieu  àcs 
jardins.  O  le  bon  temps!  Mais  où  suis-je?  El  à 
quelle  téméraire  licence  osé* je  me  livrer  f  Moi, 
moi ,  qui  ai  si  peu  de  jours  à  espérer ,  et  qui 
Qe  puis  vivre  que  dans  l'avenir  que  j'emprunte 


TRISTRXM     SHANDT.  2Ç)l 

de  mon  imagination.  Reviens  à  toi ,  pauvre 
Shandy  9  et  sois  sage  une  fois ,  si  tu  le  peux. 

CHAPITRE    GCLV. 

Lepauçre  el  son  chien. 

Détestant  ,  oomme  je  l'ai  dit,  de  fidre  des 
mystères  pour  rien,  je  dis  mon  secret  au  pos- 
tillon ,  dès  que  notts  eûmes  quitté  le  pave.  Il 
répondit  à  ma  confiance,  en  appuyant  lin  gràttd 
coup  de  fouet  k  ses  chevaux  i  si  bien  qu'au 
grand  trot  de  son  limonier  (  son  porteur  galo- 
pant sur  trois  jambes)  ,  nous  gagnâmes  en  assez 
peu  de  temps  Ailly-le^hûut- docker  9  ville 
jadis  fameuse  pat*  le*  plus  beatiK  c&rillotts  du 
monde.  Mais  notas  la  traversâmes  sans  musique, 
tous  les  carillons  étant  dérangés  ,  non  seule- 
ment là  ,  mais  bien  encore  ailleurs. 

Faisant  donc  toute-  ht  diligence  possible  ? 
àyj4illj-le-haut-Clochër\e  gagnai  ¥Uxcourt> 
de  Flixcourt  Péquigny  y  puis  enfui ,  Amiens. , 
Amiens,  où  la  belle  Jeanneton  avait  fait  son 
apprentissage,  mais  où  Jeanneton  n'était  plus, 
et  où  par  conséquent  rien  n'était  digne  de 
ûi'àrretec. 

Mais,  en  arrivant  à  la  poste,  où  détela  ma 
chaise ,  et  Ton  établit  mes  brancards  sxxt  des 


3g3  ÏRISTRAM    SHÀNDY. 

tréteaux.  Quelle  est  celte  mode,  dis-je?  pré-* 
tend-on  par-là  me  faire  aller  plus  vite  ?  J'ap- 
pris que  le  courrier  d'une  berline  qui  allait 
arriver  ,  avait  retenu  tous  les  chevaux  ,  et  que 
je  ne  pourrais  partir  qu'après  que  les  miens 
auraient  mangé  l'avoine. 

«  Mais  si  monsieur  veut  descendre  en  atten- 
dant ? 

Monsieur  préféra  de  rester  dans  sa  chaise. 
Mais  pour  l'amour  de  Dieu  ,  garçon  ,  qu'on  se 
dépêche .- 

Je  n'ai  rien ,  mon  bon  homme  ,  lui  dis-je. 
C'était  à  un  vieillard  couvert  de  haillons  ,  qui 
s'était  avancé  jusqu'à  deux  pas  de  la  portière  , 
son  bonnet  de  laine  rouge  à  la  main.  Son  geste 
et  ses  jeux  demandaient,  sa  bouche  ne  parlait 
pas.  Il  avait  un  chien  qui  tenait ,  ainsi  que  son 
maître ,  ses  yeux  fixés  sur  moi ,  et  qui  semblait 
aussi  solliciter  ma  charité. 

Je  n'ai  rien  }  dis-je  une  seconde  fois.  C'était 
à  la  fois  un  mensonge  et  un  acte  de  dureté.  Je 
rougis  de  l'avoir  dit.  Mais ,  pensai- je  en  moi- 
même  ,  ces  pauvres  sont  si  importuns  !  (Celui-là 
He  le  fut  pas.  Dieu  vous  conserve  !  dit-il  ;  et  il 
se  retira  humblement.  ) 

Ho-hé,  ho-lié!  vite,  les  chevaux.  C'était  la 


TRISTHAM   SHANDY.  2Ç)5 

berline  qui  venait  d'arriver.  Les  postillons  cou- 
rurent. Le  bon  vieillard  et  son  chien  s'appro- 
chèrent ,  n'obtinrent  rien ,  et  se  retirèrent  sans 
thurmure. 

Celui  qui  vient  d'avoir  un  tort ,  serait  fâché 
de  rencontrer  quelqu'un  '  qui ,  à  sa  place  ,  ne 
l'aurait  pas  eu.  Si  les  voyageurs  de  la  berline 
eussent  donné  au  pauvre ,  je  crois  que  j'en 
aurais  senti  quelque  peine.  Api^ès  tout,  dis-je, 
ces  gens-là  sont  plus  riches  que  moi  ;  et  puis- 
que.... Bon  Dieu  !  m'écriai  -je, leur  dureté  excu- 
serait-elle la  mienne  ? 

Cette  réflexion  me  mit  mal  avec  moi-même. 
Je  cherchai  des  yeux  le  pauvre  ,  comme  si 
j'eusse  voulu  le  rappeler.  11  s'était  assis  sur  un 
banc  de  pierre  ,  son  chien  vis-à-vis  de  lui ,  et 
la  tête  appuyée  entre  les  genoux  de  son  maître, 
qui  le  flattait  de  la  main  ,  sans  lever  les  yeu$ 
de  mon  côté. 

Sur  le  même  banc  je  Vis  un  soldat  que  ses 
souliers  poudreux  annonçaient  pour  un  voya- 
geur. Il  avait  posé  son  havre-sac  sur  le  banc  , 
entre  le  pauvre  et  lui,  et  par  dessus  son  havre- 
sac  il  avait  mis  son  épée  et  son  chapeau.  Il 
s'essuyait  le  front  avec  la  main ,  et  paraissait 
reprendre  haleine  pour  continuer  sa  route.  Son 
chien  (  car  il  avait  aussi  son  chien)  était  assis 


294  thistraw    shakbt. 

par  terre  à  côté  de  lui,  regardant  ;les  passai* 

d'un  air  fier. 

Ce  second  chien  me  fit  mieux  reœatquer  le 
premier,  qui  était  noir,  fort  laid  et  à  moitip 
pelé  ?-  et  je  m'étonnais  que  le  vieillard  a  réduit 
à  la  dernière  misère,  voulût  ainsi, partager  avec 
lui  une  subsistance  rare  et  souvent  incertaine 
L'air  dont  ils  se  regardaient  tous  deux  y  m'é*- 
claira  sur-Ie-cbainp.  «  0  de  tous  les  animaux 
le  plus  aimable  et  le  plus  justement  aimé  r  m'é^ 
ciiai-je  en  moi-même  !  c'est  toi  qui  es  le  com- 
pagnon de  l'homme,  son  ami,  son  frère.  Toi 
seul  lui  restes  fidèle  dans  le  malliew  !  Toi  seul 

ne  dédaignes  pas  le  pauvre Si  l'habitude  de 

vivre  auprès  du  riche  ne  t'a  pas  corrompu!  Ge 
bon  vieillard  méprisé ,  délaissé ,  rebuté  par  le 
monde  entier,  trouve  en  toi  un  ami  qui  l'ac- 
cueille, et  qui  lui  sourit  :  et- sur  le  lit  de  faille 
qu'il  partage  avec  toi ,  sa  misère  lui  paradt 
moins  affreuse  >  il  n'est  pas  seul  au  monde  tant 
que  tu  lui  restes  encore.  >t 

En  ce  moment  une  glace  de  la  berline  se 
"baissa,  et  il  en  tomba  quelques  débris  de 
viandes  froides  ,  avec  lesquelles  les  voyageurs 
venaient  de  déjeûner.  Les  deux  chiens  s'élan- 
cèrent. La  berline  partit  ;  un.  seul  chien  fui 
écrasé.  C'était  celui  du  pauvre. 


•         « 


TRISTRÀM   SBÀIft)*.  2Cjfi 

Le  cliien  jeta  un  cri ,  ce  fut  le  dernier.  Son 
maître  Vêtait  précipité  sur  lui.  Soti  maître  dans 
le  plus  sombre  désespoir  !  Il  ne  pleurait  point. 
Hélas!  il  ne  pouvait  pleurer.  Mon  bon  homme, 
lui  criai-je.  II  retourna  douloureusement  la 
tête.  Je  lui  jetai  un  écu  de  six  francs.  I/écu 
roula  à  côté  de  lui  saris  qu'il*  s'en  mît  en  peine. 
Il  ne  me  remercia  que  par  un  "Mouvement  de 
tête  affectueux;  et  il  reprit  son  chien  dans  ses 
bra4.  Hélas  !  son  chien  était  mort. 

—  ce  Mon  ami,  dit  le  soldat >  en  lui  tendant 
la  main,  avec  les  six  francs  qu'il  avait  ramas- 
sés, ce  brave  gentilhomme  anglais  vous  a  donné 
de  l'argent.  Il  est  bien  heureux  !  Il  est  riche  I 
Mais  tout  le. monde  ne  Test  pas.  Je  n'ai  quun 
cliien ,  vous  avez  perdu  le  vôtre  j  celui-ci  est  à 
vous.  »  En  même-temps  il  attacha  son  chieA 
avec  une  petite  corde  qu'il  mit  dans  la  main  du 
pauvre  >  pi  il  s'éloigna  aussitôt.  : 

.  —  O  monsieur  le  soldat  1  s'écrit  le  bon  vieilr- 
lard  en  Iqi  tendaût  les  bras.;  Le  soldM  s'éloi- 
gnait  toujours ,  laissant  le  pauivre  dans  l'extase 
de  la  surprix,  et  de  )a  reconnaissance. 

Mais  les  bénédictions  du'pativre  ,  mai*  le* 
miennes  le  suivront  partout.  Brave  et  galant 
homme ,  m'écriai-jt  1  Eh  !  qui-  suis- je  aupréb 


296  TRISTRAM    5R1NDT. 

de  toi  ?  Je  n'ai  donné  à  ce  malheureux  que  de 
l'argent  :  tu  viens  de  lui  rendre  uu  ami. 

Mais,  ô  ciel!  suis- je  confiné  à  Amiens  pour 
le  reste  de  ma  vie?  Le  sommeil  me  gagne.  Oh! 
garçon  !  Le  garçon  amenait  mes  chevaux. 

CHAPITRE   GCLVI. 

Sommeil  dérangé. 

Dans  cette  multitude  de  petits  chagrins  aux- 
quels un  voyageur  est  sans  cesse  exposé ,  il  en 
est  un  plus  pénible  à  mon  gré  que  tous  les  au- 
tres; et  celui-là,  à  moins  que  vous  n'ayez  un 
courrier  qui  vous  précède,  je  vous  défie  de 
Téviter.  Et  quel  est  ce  chagrin  ?  Le  voici. 

C'est  que ,  fussiez-vous  dans  la  disposition  la 
plus  heureuse  pour  dormir ,  courussiez  -  vous 
dans  le  plus  beau  pays,  sur  la  plus  belle  route, 
et  dans  la  voiture  la  plus  douce  possible  ;  fus- 
siez-vous assuré  de  pouvoir  dormir  l'espace  de 
vingt  lieues  sans  ouvrir  l'œil  une  seule  fois;  bien 
plus ,  vous  fut-il  démontré  aussi  clairement 
qu'une  proposition  d'Euclide,  que  vous  seriez, 
à  tous  égards ,  aussi  bien  ,  et  peut-être  mieux 
endormi  qu'éveillé  ;  l'obligation  de  payer ,  qui 
revient  à  chaque  poste  ,  et  la  nécessité  de 
fouiller  dans  votre  poche ,  pouren  tirer, sou  par 


TRIS  TRAM     SHANDY.  2Ç)J 

sou  y  tf  ois  livres  quinze  sous ,  sans  compter  1rs 
guides,  s'opposent  tellement  à  l'envie  que  vous 
auriez,  que  (quand  il  y  irait  du  salut  de  votre 
ame  )  il  vous  est  impossible  de  dormir  plus  de 
deux  lieue  s  de  suite,  eu  de  trois  tout  au  plus  , 
en  supposant  qu'il  y  ait  poste  et  demie. 

«  1 arbleu  !  dis-je,  je  vois  un  moyen.  Jemct- 
ti  ai  la  somme  précise  dans  un  morceau  de  pa- 
]  ier,  et  je  la  tiendrai  dans  ma  main  pendant 
tout  le  (  heatin.  »  là- dessus  ,  je  m'arrangerai 
pour  dormir.  «  Je  n'aurai ,  dis-je ,  autre  chose 
à  faire  qu'à  glisser  doucement  mon  argent  dans 
le  ebapeau  du  postillon ,  sans  proférer  un  seul 
mot.  » 

Bon!  H  lui  faut  deux  .sous  de  plus  pour 
boire  !  Ou  bien  il  y  a  une  pièce  de  douze  sous 
du  temps  de  Louis  XIV  ,  qui  ne  passera  pas. 
Ou  bien,  il  y  a  une  livre  et  quelques  sous ,  que 
Monsieur  redoit  de  la  dernière  poste.,  et  que 
Monsieur  a.  oublié.  On  ne  saurait  disputer  en 
dormant,  et  cette  altercation  vous  réveille. 
Cependant,  on  peut  encore  retrouver  son  som- 
meil ;  la  partie  animale  peut  peser  sur  la  partie 
intellectuelle ,  et  il  y  a  moyen  de  revenir  de 
cette  secousse. 

Mais  quoi  encore?  Ciel  !  vous  n'avez  payé  que 
pour  une  poste ,  tandis  qu'il  y  a  poste  et  demie  ! 


298  TBISTRAM   SHÀUDT. 

Gela  voi»  oblige  à  sortir  votre  livre  do  poste  > 
et  1  impression  en  est  si  petite,  qu'il  faut  bien 
ouvrir  les  yeux  ,  que  vous  le  vouliez  ou  non. 
Alors  monsieur  le  curé  vous  offre  une  prise  de 
tabac ,  un  pauvre  soldat  vous  montre  sa  jambe 
estropiée,  un  P.  Laurent  tous  prétexte  sa 
bourse  ?  et  vous  expose  la  misère  de  son  cou- 
vent. Ou  bien  la  prétresse  de  la  citerne  veut 
arroser  vos  roues;  elles  n'en  ont  que  faire, 
mais  elle  jette  Veau  sur  les  roues  de  derrière  , 
et  jure  sur  sa  prêtrise  que  le  feu  allait  y  pren- 
dre. Un  pauvre  homme  qui  a  tous  ces  points  à 
discuter  et  à  considérer  dans  son  esprit ,  réveille 
malgré  lui  toutes  ses  facultés  intellectuelles, 
jet  qu'il  retrouve  ensuite  son  sommeil,  s'il  le 
•peut  î 

Sansvn  accident  de  cette  espèce  qui  m'arri  va, 
je  passais  tout  debout  à  Chantilly  sane  voiries 
écuries. 

Mais  le.  postillon,  affirmant  d'abord,  et 
osant  en  suite  me  soutenir  en  face ,  que  la  pièce 
de  deux  sous  n'était  p*s  bien  marquée,  j'ou- 
vris h*  yeux  pour  rti'en  assurer  j  et  voyant  la 
marque  aussi  clairement  que  son  nez ,  je  sanlai 
de  ma  chaise  tout  en  colère,  et  je  viskai  Chan- 
tilly malgré  moi . 
•    Je  n'avais  plus  que  trois  postes  et  demie  k 


T&lSTIUtt    $EÀ.!fDT.  Ô§3 

faire/  Mai*  )e  suis  ccnftYaineu  que  le- Meilleur 
principe  en  voyageant  y  c'est  de  faire  diligence. 
Or,  un  Jieramede  celte  humeur  trouve  peu 
d'objets  sur  sa  rouie  digues  de  le  détourner,,  et 
il  no  s'arrête  guère.  C'est  ce  qui  fit  que  >e  passai 
tout  au  travers  deSamt>Benis,  san$  retourner 
seulement  k  tête  du.  aôté  dé  l'abbaye.  Tous  les 
diainans  que  Fou  y  montre  sont  faiix.  Ge  tréso* 
Bt  vanté  n'est  rempli  que  dVipeatix,  ridiçples  : 
et  je  ne  donnerais  pas  trois  scrôdaUmt  ée  qu'il 
renferme,,  si.  ce  a- est  de  :1a  lanterne  de  Judas. 
Enowe  .est-ce-,  parce  qu'il  fait  nuit,  et  qu'elle 
pourrait  m'éclaiver  en  entrant  à  Paris. 
* 

CHAPITRÉ   C<?LVIL 

•  •  • 

Entrée  à  Paris. 

Cw>clac,  çfeç-tiUc,  cUQrelact  Y*ila  done 
Paria,  dis-je ,  e»  ouvrant  dçgrands  yvùnl  C'est 
là  tarife!  diable!  Paw,.m'é€ariain je >  répéta»* 
le  nom ,  nue  troisième  -fois!  .•; 

La .  prendre,  Japlpa  jbfiHe,  la  pW  pil- 
lante  Les  mes  wn%  pourtant  bien  «ate*. 

Mais  je  suppose  qu'elles  n'en  sont  pa*  Aains 
.belle*. 

Cliockc .,  elioçlaç. Quel  train  tu  jaîal  eomœo 


5oO  TRISTRAW    SHANDT. 

s'il  importait  h  ces  bonnes  gens  d'être  avertis 
qu'un  homme  pâle  et  vêtu  de  noir  a  l'honneur 
d'entrer  à  Paris  ,  vers  les  neuf  heures  du  soir, 
conduit  par  un  postillon  en  veste  bleue  avec 
des  revers  de  calemande  rouge!  Clic-clac, 
clic-clac.  Je  voudrais  que  ton  fouet  !... 

Mais  c'est  le  génie  de  la  nation  :  ainsi  claque, 
claque  à  ton  aise. 

Ah!  personne  ne  cède  le  haut  du  pavé! 
Mais  si  le  haut  du  pavé  est  le  plus  sale,  fût-ce 
dans  l'école  même  de  la  politesse,  comment  en 
agirait-on  autrement?  Et  je  te  prie,  quand 
allume-t-on  les  lanternes?  Quoi!  jamais  dans 
les  mois  d'été  !  Ah  !  c'est  le  temps  des  salades  : 
on  veut  épargner  l'huile. 

Mais  quelle  barbarie  !  Comment  ce  fier  cocher 
à  moustaches  peut* il  proférer  de  pareilles  or-* 
dures  contre  ce  cheval  efflanqué  qui  ne  saurait 
se  ranger?  Ne  vois- tu  pas,  l'a  mi ,  que  la  rue 
est  si  misérablement  étroite,  qu'une  brouette 
pourrait  a  peine  y  tourner  ?  dans  la  •  plus 
belle  ville  de  l'univers,  il  n'y  aurait  pas  de  mal 
que  les  rqes  fussent  un  peu  plus  larges ,  et  que 
l'on  eût  de  quoi  s'y  échapper  de  droite  ou  de 
gauche. 

Ciel!  que  de  boutiques  de  traiteurs!  Que  de 
boutiques  de  perruquiers  !  U  semble  que  tous 


Tristràm    shàndt.  Soi 

les  cuisiniers  et  barbiers  de  là  terre  se  soient 
donné  rendez-vous  à  Paris.  Les  premiers  au- 
ront dit  :  Les  Français  aiment  la  bonne  chère , 
ils  sont  gourmands;  allons  à  Paris  :  nons  y 
aurons  un  rang  distingue. 

Et  comme  la  perruque  fait  l'homme,  et  que 
le  perruquier  fait  la  perruque,  Sandis,  ont 
dit  les  barbiers  ,  nous  y  serons  encore  mieux 
traités.  Nous  aurons  un  rang  au-dessus  de  vous.' 
Nous  serons  au  moins  capitouls.  Cadédis  !  nous 
porterons  l'épée. 

CHAPITRE   CCLVIII. 

Description  de  Paris. 

Je  ne  sais  si  c'est  la  faute  des  Français  ou 
la  nôtre,  s'ils  s'expliquent  mal,  ou  si  nous 
ne  les  comprenons  pas  bien  ;  mais ,  quand  ils 
nous  disent  qui  a  vu  Paris  a  tout  vu,  il  m'est 
évident  qu'ils  se  trompent.  Du  moins,  s'ils 
entendent  parler  de  ce  qu'on  voit  à  la.  lueur 
des  lanternes;  car  on  ne  voit  rien. 

En  plein  jour  la  chose  est  différente. 

Paris  est  percé  de  mille  à  douze  .cents  rues. 
Quand  vous  les  aurez  toutes  suivies  y  quand 
vous  aurez  vu  ses  portes ,  ses  ponts,  ses  places, 
ses  statues  ;  quand  vous  aurez  visité  ses  quatre 


roa  TRISTIIAM     SHANDY. 

palais  et  toutes  ses  églises ,  parmi  lesquelles 
votffc  vous  garderez  d'oublier  Saitot-Roch  et 
Saint-Sulpice. 

Alors  vous  aurefc  vu.... 

Mais  que  sert  de  vous  le  dire  7  Lisei-le  vous- 
même  écrit  en  ces  mots  sur  le  portique  du 
Louvre  : 

«  Non  orbis  genUmf  mn  wbem  gens  hahtt  udaan% 
«  Ulia  parcm*  » 

Ou  peut  le  traduire  ainsi  pour  l'intelligence 
du  lecteur  : 

«  Cette  nation  est  unique  parmi  les  nations; 
«  Cette  yille  est  unique  parmi  les  villes: 
«  Chanter  et  rire ,  rire  et  mourir.  » 

Il  faut  convenir  que  le  Français  a  une  manière 
joviale  de  traiter  tout  ce  qui  est  grand. 

CHAPITRE    CCLÏX. 

* 

Départ  de  Paris. 

m 

En  prononçant  le  mot ,  jovial ,  comme  j'ai 
lait  à  la  fin  du  dertner  chapitre,  j'ai  réveillé  en 
moi  l'idée  de  spleen.  Non  par  aucune  analo- 
gie ,  tu  par  aucun  ordre  chronologique  ou  gé* 
néalogique.  Je  sais  qu'il  n'y  a  pas  entre  ces  deux 


TftlSTRÀM     SHANDY.  5o3 

mots  plus  de  rapport*  et  de  parenté  qu'entre, 
le  jour  et  la  nuit ,  ou  entre  toutes  autres  choses  . 
antipathiques  de  leur  nature.  Mais ,  de  même 
qu'un  habile  politique  tache  d'entretenir  une 
heureuse -harmonie  parmi  les  hommes ,  ainsi 
un  habile  écrivain  travaille  à  rapprocher  les: 
mots  lçs  plus  opposés ,  pouvant  à  tout  mo  » 
ment  se  trouver  dans  le  cas  de  les  employer- 
ensemble. 

Ainsi  donc ,  à  tout  événement ,  après  avoir 
parlé  de  l'humeur  joviale  des  Français ,  j'écris 
ici  en  gros  caractère  : 

SPLEEN, 

En  partant  de  Chantilly  ,  j'ai  déclaré  que  le 
meilleur  principe  en  voyageant  était  dé  faire 
diligence  ;  mais  ceci  est  purement  une  affaire 
d'opinion ,  et  je  n'ai  prétendu  ramener  per^ 
sonne  à  mon  sentiment.  D'ailleurs,  l'expé- 
rience me  manquait  alors ,  et  je  ne  savais  pas 
tous  les  ineonvéniens  qu'il  y  avait  à  aller  si 
grand  train.  Aujourd'hui  j'abandonne  mon 
système,  et  le  laisse  à  qui  youdra  le  prendre.  11 
â  dérangé  ma  digestion,  et  m'a  valu  une  diarrhée 
bilieuse  ,  qui  m'a  ramené  au  triste  état  d'où 
j'étais  à  peine  sorti»  C'est  pour  le  coup  que  f« 


5o4  TftISTRAM     SHANDT. 

décampe,  et  que  je  me  sauve  sur  les  bords  de 
la  Garonne. 

Quant  à  ces  gens-ci  ,  à  leur  génie  ,  à  leurs 
manières  ,  à  leurs  coutumes ,  leurs  lois ,  leur 
religion  ,  leur  gouvernement ,  leuçî  manufac- 
tures, leur  commerce,  leurs  finances,  leurs 
ressources  et  les  ressorts  cachés  qui  les  font 
mouvoir,  quoique  j'aie  passé  deux  jours  et 
trois  nuits  parmi  eux  ,  quoique  j'aie  étudié  et 
médité  cette  matière  avec  toute  l'attention 
dont  je  suis  capable,  n'attendez  pas  que  je  vous 
en  dise  un  seul  mot. 

Allons ,  allons!  Ufaut  que  je  parte.  La  route 
est  pavée  ,  les  postes  sont  courtes ,  les  jours 
sont  longs ,  il  n'est  pas  plus  de  midi  :  je  serai  à 
Fontainebleau  avant  le  roi. 

Mais,  monsieur,  est-ce  que  le  roi  va  à  Fon- 
tainebleau ?  Non  pas  que  je  sache. 

CHAPITRE    CCLX. 

Comment  m'y  prendre  ! 

S'il  existe  dans  le  monde  une  plainte  absur- 
de et  ridicule  ,  surtout  dans  la  bouche  d'un 
voyageur ,  c'est  celle  que  j'entends  faire  tous 
les  jours ,  que  la  poste  ne  va  pas  en  France 
aussi  vite  qu'en  Angleterre  :  tandis  que  ;  tout 


TTVJSTRAH    S  H  A  N  D  Y.  3o5 

iijen  cûiuidg'ré.,  elle  y  va  beaucoup,  plus  vite. 
.En  effet}  si  l'on  calcule  la  pesanteur  des  voitu- 
res françaises  >  avec  Y  énorme  quantité  des  ba- 
gages dont  on  les  charge  dessus,  devant  et  der- 
rière ,  avFoniconsidène  ensuite  les  petites  hari- 
delles qui  lef  traînent .,  et  le  peu  que  ces  hari- 
delles ont  à  manger  ^  il  y  a  «de  quoi  s'étonner 
que  l'on  avance  de  quelques  pas. 

Le  traitement  des  chevaux  en  France  est  in- 
digne d'an  peuple  chrétien,  et  pour  moi,  il 
m'est  démontré  qu'un  cheval  de  poste  de  6e 
pays-là  ne  serait  pas  en  état  de  faire  un  pas , 
sans  la  vertu  toute-puissante  de  deux,  mots 
énergiques  ,  qu'on  ne  cessé  dé  lui  répéter  avec 
une  complaisance  infatigable.  U  se  trouve  dans 
ces  deuxttots  autant  de  substance  que  dans  un 
picotin  d'avoine.  Enfin/,  c'est  une  ressource 
précieuse ,  et  une  ressource  qui  ne  coûte  rien. 
C'est  pour  cela  même ,  que  je  meurs  (Tenviede 
l'apprendre  au  lecteur.  ' 

Mais  c'est  ici  la  question.  Quand  on  donne 
une  recette  ,  elle  doit  être  claire  et  intelligible; 
autrement  elle  est  inutile.  Et  cependant  si  je 
m'exprime  trop  au  naturel ,  je  m'expose  à  être 
déchiré  à  belles  dents  dans  )e  public  par  ceux 
même  d'entre  les  gens  d'église  qui  pourraient 
en  avoir  ri  entre  leurs  rideaux. 

n.  20 


$o6  TRISTRÀM-     5HANDY. 

Comment  m7 y  prendre  ?  C'est  eu  vain  que  j'y 
songe.  Mon  imagination  ne  me  fournit  rien. 
Comment  glisser  sur  In  ptfonoociation  de  deux 
roots  si  étranges?  Gomment  les.  amener  de  ma*- 
nière  à  ce  que  le  lecteur  n'en  perde  rien  ,  et  de 
manière ,  en  nrômettemps  r  à  ce  que  l^reillè  la 
plus  délicate  n'en  soit  fias  blessée  ? 

Ma  plume  m'entraîne  7  mon  encre  nie  brûle 
les  doigta  ;  je  vais  essayer..  Et  ensuite^..  En  - 
suite  1<  je  crains  qu'il  n'arrive  pis.  Je  crains  que 
l'encre ne  brûle  le  papier. 
.     Nom  Je  n'oserai  jamais . 
.     Mais;  si  vous  désirez  de  savoir  comment 
Tabbesse  des  An  douillettes  et  une  novice  de  son 
couvent  se  retirèrent  d'aflàire  en  semblable 
rencontre,  promettez-moi  seulement  «in  peu 
d'indulgence,  et  je  vous  le  raconterai  sans  le 
.  moindre  scrupule. 

CHAPITRE    CCLXI. 
Histoire  de  fabbesse  des  Andouilleltes. 

l  ,  ,       ,  . 

L'abbesse  desAndouilieU.es.  dont  le  couvent 

est  situé  dans  ces  montagnes   qui  séparent  la 

Bourgogne  de  la  Savoie  3  comme  on  peut  le 

"  voir  dans  les  nouvelles  cartes  de  l'académie  des 


sciences  de  Paris  ,  l'abbesse  dos  AndQuiUettçq 
se  trouvait  en  danger  d'une  ankylQ&e  augçnou, 
la  synovie  s'en  étant  desséchée  par  sqxx  assiduité 
i  de  trop  longues  matines. 

Vainement  elle  avait  tenté  tous  les  remède?. 
Premièrement  des  prière»  et  des  actions  d«  grâ- 
ces à  Dieu.  Puis  de*  pçuvauiQS,  d'abord  à  tQUJ 
les  saints  indistinctement ,  çpsuite  à  chaque 
saint  dont  le  genQU  avait  #4  ankylosé  avant 
le  sien»  Les  neuvaiues  u'opéwutpas  ,  elle  avait 
eu  recours  à  toutes  le$  relique  du  couvent ,  et 
principalement  à  l'o4  de  la  çuisje  du  boiteux  4§ 
J/ystra.  On  appliquait  tour  à  tour  chaque  reli- 
que sur  le  mal  ;  on  passait  dessus  le  rosaire  en 
croix,  et  on  enveloppait  le  tout  avec  le  voile  d$ 
madame ,  qui  se  mettait  au  lit  dans  ce  saint 
appareil. 

Enfin,  lasse  de  tant  d'essais  inutiles ,  ma* 
dame  pétait  livrée  au  bras  séculier.  B  fallait 
voir  combien  d'huile  et  de  graisses  émollientea» 
combien  de  fomentations  adoucissantes  et  ré- 
solutives, combien  de  frictions  anodines^Tao- 
tôt  des  cataplasmes  de  mauve ,  de  guimauve  et 
de  bonhenry ,  auxquels  on  ajoutait  des  oignon^ 
de  lys  et  de  sénevé  ;  tantôt  la  vapeur  de  cer- 
tains bois  ,  dont  on  dirigeait  la  fumée  sur  1* 
cuisse  de  madame  qui  tenait  dessus  son  scapu*- 


5oÔ  tAlSTRAHt    SHANOY. 

laire  en  croix;  tantôt  enfin  des  décoctions  de 
chicorée  sauvage ,  de  cresson  d'eau ,  de  cerfeuil/ 
de  cocliléaria  et  de  myrrhe. 

Mais  tout  les  remèdes  furent  sans  effet  ;  et  la 
faculté  décida  enfin  que  l'on  essaierait  des 
eaux  thermales  de  Bourbon.  On  obtint  au  préa- 
lable du  révérend  père  visiteur  les  permission^ 
nécessaires  >  et  tout  fut  ordonné  pour  le  voyage. 
Marguerite,  novice  d'environ  dix*sept  ans  , 
qui,  pour  avoir  trempé  son  doigt  trop  fréquem- 
ment dans  les  cataplasmes  bouillaris  de  madame 
l'abbesse,  avait  gagné  un  mal  d'aventure, 
Marguerite,  dis-) g,  avait  inspiré  tant  d'intérêt 
que,  sans  s'inquiéter  d'une  vieille  religieuse 
perdue  de  sciatique ,  et  que  les  bains  de  Bour-* 
bon  auraient  peut-être  guérie  radicalement,  la 
petite  novice  fut  choisie  pour  compagne  de 
voyage. 

Une  vieille  calèche ,  doublée  dé  velours  d'U- 
trechtvert,  et  appartenant  à  madamel'abbesse; 
revit  le  soleil  après  vingt  aus  d'obscurité.  Le 
jardinier  du  couvent  fut  créé  muletier,  et  fit 
sortir  les  deux  vieilles  mules  pour  leur  rogner 
les  crins  de  la  queue.  Deux  sœurs  converses 
s'employèrent  Tune  à  reprendre  les  trous  de  la 
doublure,  l'autre  à  recoudre  les  bords  du  ga- 
lon jaune  que  la  dent  du  temps  avait  rongés. 


T  JUS  T  RÀ  M    SHÂNDY.  5Ô() 

Le  garçon*  jardinier  repassa  le  chapeau  du  rau- 
Jttie*  dansde  lalie  de  vin chaud  ;  et  un  tail- 
leur versé  «d  a  ni  le  plain.ohaiJt ,  s'assit  sous  un 
avivent ,  en  iace^de  l'abbaye  y  pour  assortir  qua- 
tre dou^ainêsy  de  sonnettes  pbur  les  bàrnois; 
sifflant  un  air  à  chaque  sonnette,  à  mesure 
qu'il  l'atta  oliaiti  avec  une  courroie. 

Le  maréchal  et  le  charron  des  Àndouillettcs 
.tinrent  gQfiseft  sûr  les  rôuea,  et,  dès  le  Vende- 
main. à  gent  heures  du  matin }  tout  fut  répare', 
4out  se  trouva  prêt,  et  fut  rendu  à  la  porté  du 
.couvent*  Deux. file*  dé  malheureux  y  étaient 
.rassemblées  une  hdure  auparavant, 
i     I/abbesse  -des  Andouillettes,  soutenue  par 
Marguerite/  4*  novice  ;  s'avança    lentemet/t 
•\cr6  la  !celèfche>  toutes  deux  vêtues  en  blanc, 
4vecleurs  rosaires  noirs  pendant  sur  leurpoi- 
tnne.  ... 

rv  H  y  avait '  dans  ce  contraste  de  couleurs  ,  je 
ne  sais  quoi  de  modeste  et  dé  solennel.  • 
„i  Elle^) montpnnt  dans  ht  calèche.  Les  religieu- 
ses., daaasldméme  uniforme  (doux  emblème  de 
l'innooence  l  y  se  tinrent  à  leurs  fenêtres;  et , 
quand  labbésse  et  Marguerite  levèrent  les  yeux 
^sur  elles.,  chacune,  Ja  pauvre  religieuse  à  la 
s  ei  a  lique. exceptée,  chacune /relevant  le  bout 
de  son  voile  avec  sa  main  de  lys ,  envoya  lé  der- 


3lO  TRISTRAM    SSJLlt&Y. 

nier  baiser  et  le  dernier  adieu.  La  bonne  ab- 
bessse  et  Marguerite  croisèrent  saintement  leur» 
mains  sut  leur  poitrine,  lev  èrent  les  yeux  au  ciel >  . 
les  portèrent  sur  les  religieuses;  et'  ce  double 
regard  voulait  dire  :  Dieu  vous  bénisse ,  mes 
chères  sœurs! 

Je  déclare  que  cette  bistoiht  m'intéresse. 
J'aurais  voulu  être  la. 

Le  jardinier ,  que  désormais  f  appellerai  mu- 
letier ,  était  un  bon  compagnon ,  trapu ,  carré, 
de  J4ye*9e  batteur,  aimant  à  JMtt»,  et  surtout 
à  boire.  Les  po&rqvoiel  les  totnmènt  de  la  vie 
ne  le  troublaient  nullement.  Ilavàk  sacrifié  on 
mois  de  ses  gages'fmuree  procurer  une  outre  ou 
tonneau  de  cuir  qu'il  avait  rempli  du  meilleur 
vin  de  l'endroit-,  pUéé  derrière  la  calèche,  et 
.couvert  d'une  grosse;  casaque  braie  >  "pour  le 
garantir  du  soleil. 

Le  fouet  résonne  ;  les  mules  s'ébranlent ,  on 
part ,  on  est  parti. 

Il  faisait  chaud.  L*mulètàtrK^»ecraigttait 
pas  dfc  se  &tiguèr ,  allait  et  venait  sans  cesse 
autour  de  là  voîbkrë,  rarement  sur  sa  nulle, 
et  presque  tofufctaurs  à  pied.  11  avait  4  «otnbattfe 

* 

l'occasion  et  le  penchant.  Il  n'en  fkllait pas  tant 
pouv  le  foire  succomber.  Bref,  il  tomba  si  sot** 
vent  sur  l'arriere-garde  des  éqwipfcgtfS)  il  et 


tatrt  d'allées.* et  de  veuves,  qu'avant  la  moitié 
de  Ja  journée  tout  le  vm  de  Tontne  s'était  en-* 
fui ,  sans  .  qu'il  *'en  fàt  perdu  une  iseule 
goutte.  ' 

-  Ju'bonîipe  est  on  atiimal:d: bebiliide.  Il  airnit 
finit  tout  le  jour  tme  chaleur  éioullante  ;  la  soi- 
cée  était  >délaeieu» ,  le  vin  du  pays  «xodllent. 
Le  o&teau  >dtaBoUEg6giie  q&i  le  produisait  était 
escarpé.  Ai*  pied  de  ce  cfcea*,àla  porte  (d'une 
tabane  fraidie^  pendait  **i  petit  bouchon  sé- 
duisant y  dont  4a  vue  «éveillait  le,  désir.  A  tra- 
vées le  feuillage  Jmsttmunaxtuti  doux  brait  qui 
semblait  dire  :  j^eneto  ^vcw^l ,  beau  muletier. 
Muieiteraliéré i  entrez  èou 
:  Le  «nlfftàpT  était  terfantA'Adam.  Ce  seul  mot 
le  désigne  assez.  Il  donna  un  bon  coup  de  fouet 
à  chacune  du  ses  mules  9  eh  regardant  Pabbesse 
et  Marguerite  >  comme  pour  leur  dire  me  vea- 
là.  U  àaanÊBL  an  second  coap/de  fouet ,  odmuie 
po  ur  dire  à  «es  mules  ailée  toujours  ;  et  s'échap* 
pant  par  derrière,  il  se  glissa  dans  le  cabaretijsti 
était. aurpied  de  la  montagae* 

Le  madeàer  ,  tel  que  je  l'ai  dépeint  ,  était  «u 
ban  vivant,  fiaastsoums,  sans  affaires,  songsant 
peu  au  lendemain ,  «et  lie  >se  soudant  guère  de 
<^  qui  «va  été  a  vaut  lui  >  ou  <de  ce  qui  serait 
après.  Pourvu  qu\l  eût  avec  dû  vjm  ,  ua  visage 


/' 


5l2  TRISTRÀtt    SHANDY. 

à  qui  parler,  il.  était  content.  Il  entra  âùssitàt' 
en  conservation  ;  et  y  tout  en  buvaiit  chopihe',  il 
se  mit  à  raconter  4  l'aubergiste  comme  quoi  il 
était  jardinier  en  chef  du  couvent  des  AndouiU. 
lettes,etc.  et  coiiimfenty  par  acriitié  pour  ma- 
dame l'abbesfe  et  pour,  mademoiselle; Margue- 
rite ,'  laquelle  n'était  encore  qu'à,  son  in  officiât  / 
il  Us  avait  amepéés  depuis  les  -  frontières  de  la* 
Savoie  ;  comment  •  madame  avait  gagné  raeen-r 
flure  au  genou  "par  ta  excès  de  s»  dévotion  ;  et 
comment, lui  jardinier,'  avait  fourni  ùne'légio» 
d'berhes  pour  adotfcic r cette  tumeur  fanais  le 
tout  en  vain  ,  et  que,  si  ies  eaux  de  Bourbon 
ne  guérissaient  pas  celte  jambe,  madame  )>our-» 
rait  tien    boites  dé. l'autre  avant  qu'il  fut 

»  • 

*  Tandis  ■ que  le-  muletier  bro cfaait  -  ainsi  son 
1  ristoire ,  il  en  oubliait  l?hér oïriè  v  et  avec 
elle,  la  petite;  nbvqee-7  et  avec  la  novice,,  Ici 
deux  mules;  >oq<  qui  était'  pis  que. tout;  le 
reste.  ..'.... :.>.  .!j'    :•.'»"•:'    ••  ■  •  •  * 

Or ,  les  mules  sont  des  animaiur  qui^nfoitt 
pas  été  assez  bibtt  tiiai^és  par  leur  {tairons  pour 
se  croire  tenus < à  -la  reconnaissance  envers  lé 
public.  Privées  d'une.. faculté  <îo*biuune  aux 
hommes,  aux  femmes  et  aux  autros  bétes,  ne 
pouvant  s  acquitter-  envers  la;rmtwe,  ni  se 


[ 


rendre  utile*  aux  générations  a  venir,  elles 
servent  la  génération  présente  du  pis  qu'elles 
peuvent;  allant ,  veûatrt  ',  traînant /montant, 
descendant  ,  plus  souVeùt'à  leur  fantaisie  qu'à 
celle  de  leur,  conducteur.  ". 'C'est  ce  que  les 
philosophes  et  les  moralistes  n'ont;  jamais' bieft 
considéré;  et-  corn  méplate  pAtfvrç  ihulfgtijer,  du 
fbodr.de,  son  cabai'tfc,!  $'#fL;Serait>-i}.dD«té?  Il 
n'y  bougea  pas  le  muipsjdu/iponde..M?is  i\t^t 
temps  que  nous  y  songions. poux  lui.  Jjftjs$onsr 
4e  do^au.milieu  de  soa élément,  le  plqsJieu- 
rew  qt;lejplus  inEpjiç&ant  des  mortels;.  $t 
occup^n^rçouts  un  crantent .  des.  mules,,  de 
l'abbesse  et  de  la  douqe  Marguerite.    ;  7  ,:  \ 

Par  la  vertu  des  deux  derniers  coups  de 
fouet ,  lesideux  mules.,:  stiivaiit  frân(|uillement 
leur  chemin  «  avaient  à  peu  près,  atteipt  la 
moitié  de  la  montagn^,  v  quand  la  plus  âgée, 
qui  était  maligne  comme  un  vieux  diable, 
jetant  un  coup  d'oeil  par  derrière  au  bout  cTun 
ân^de/napéréitt  point  rfôïiitdetier.'  v  •'"*      : 

«  Pai/maî  fîgué  !  dit-ëlle  èintirânrt.:Ttf  n'Irai 
pas  plus  loin.  Et  si  je  fais  un -'pas  die  pus,  dit 
l'autre,  je  consens  qu'il  fasse  irù  tanibôttf  de 
rna  peau.  »  c 

Les  deux  mules' s  arrêtèrent  d'un  commun 
accord. 


»"       •  •        »  9  f    « 


5l4  Tltl-Sl'RAM    SHiKDT. 

CHAPITRE  CCLXtl. 

•  > 

Suite  de  l'histoire  de  lahhesse  des  Andovïl- 

ê  •  •   • 

le t tes. 


—  Allons,  allons,  dit  l'abbessè.  ^  Hue  ! 
hue  !  cria  Marguerite» 

—  K't-kV- k't,  dit  l'abbessè. 

*—  Dia-hue!  dia-hue  !  dit  Marguerite  avan*- 
çatrt  ses  douces  levées,  et  les  ramassant  en  plis 
comme  une  bourse. 

—  Pan-pan-pan  !  /écria  l'abbessè  des  Àn- 
doiiiltettes  ,  en  frappant  du  bout  de  sa  canne  à 
pomme  d'or  contre  le  fond  de  la  dalcche. 

La  vieille  mule  fit  un  pet. 


CHAPITRE    CCLXIII. 

■*      *  * 
Suite  de  V histoire  de  tabbesse  des  ÀndoulU 

lettes. 

—  Nous  sommes  perdues ,,  mon  enfant ,  dit 
Tabbesse  à  Marguerite.. Nous  passerons  la  nuit 
ici;  Nous  serons  vplée$.  $oijs  sçpons  violées. 

Ohl  dit  Marguerite,  il  est  Uvès-sûr  que  nous 
serons  violée?.  _ 

—  Sainte  Marie .  s'écria  Tabbesse  (  sans 
ajouter  l'interjection  ô  )?  ieh  !  qu'était-ce  qu'une 
ankylose?  Pourquoi  ai- je  quitté  le    couvent 


•ÏHÏSTRÀ*     SHÀSftY.  5l5 

de*  Àttdôilillettes  ?  Vierge  sainte,  pourquoi 
nWtto  pas.  permis  qfce  :ta  servante  descendît 
impoUoe  dans  la  tombe  ? 

—  O  tAàn  ioigt,  thon  doigt!  s'écria  Mar- 
guerite, prenant  feu  au  mot  de  servante!  Pour- 
qubine  fate  snis-je  pas  contentée  de  le  fourrer 
ici  et  là ,  et  enfin  par  tout  ailleurs  que  dans  ce 

défifê?    ' 

—  Défilé,  mon  etaftnt,  décria  fabbesfce  ! 

—  Défile;  ma  chère  mère,  dît  la  no*ke. 

•  La  frayeur  leur  irtaittoûrité  la  tète.  L'tnie 
ne  savait  te  qtf  dk  -disait ,  ni  l'autre  ce  qu'elle 
répondait. 

—  O  ma  virginité,  ttia  Vhrgiûité/  s'éèriaît 

Tablasse!  :     "  ' 

^  YifÇbittè ,  ghAté  i  ttfc&tt  1*  novî<*  en  tati- 

CHAPITRE    CGLXIt. 
Suite  de  l'histoire  de  Tabbe&e  des  Andouil- 

t  I    -      <  .t.  a   .  4        a 

te/tes.     . 


I       /.!•'» 


•  .1,1'       :  •  • 


—  «  Ma  cli ère  mèrfe  >  dit  enfin  la  nfttiéë  re- 
tenait Ui  ften  à  èMeV;  *  ^*  P**^  éett&etx 
certains  «etk ,  qui  soé*  4! awe  énergie  toute 
puissante.  Par  leenr  Vertu,*  il  tfe*  poitft  de 
cheval,  d'àftô)  ni  de  wuîet,  «qui,   bongrfe', 


5l<5  TRISTRAM     SHANDT. 

maigre,  n'escalade  la  plus  haute  montagne 
Quelque  rétif,  quelque  obstiné  ■  qu'il  soit,  à 
peine  les  a-t-il  entendus ,  qu'il  pb^it.  -^- Ce  sont 
des  mots  magiques,  s'écria  J'akfeessQ  saisie 
d'horreur.  —  Non  x  dit  froidement  Marguerite  ; 

.  mais  ce  sont  des  mots  que  l'on  ne  saurait  pror 
noncer  sans  péché.  — ;  Quels  sonij-ils,  dibl'ah- 
besse  en  l'interrompant?  —  Ils  sont  criminels 
au  plus, .haut  degré',  répondit  Marguerite;  ce 
sont  des  .  péchés  .  mortels  :  si  -  noqs  sommes 
violées ,  et  que  nous  mourions  sans  avoir  reçu 
l'absolution  de  ces  deuxvilaius  roots  .c'est  fait 
de  nous. — Mais,  dit  l'abbessedes  Àndouiilettes, 
ne  ppuvç&-yous~  /np,}es  dire  ?  —OUI  ma  chère 
mère ,  dit  la  novice ,  il  est  impossible  de  les 

.prononcer,  Il  y  aurait  de  quoi  faire  jqcmter  au 
visage  tout  le  sang  que  l'on  auraitdans  le  corps. 
—  Mais  au  moins,  dit  Tabbesse,  vous  pouvez 
bien  me  les  glisser  dans  l'oreiHeX  ni  ^ 

Dieu  toul-puissant  !  n'as-tu  pas  quelque  ange 

*  gardien  que  tu  puisses  envoyer  dani  dé 'cabaret 
au  bas  de  la  montagne?  Tous  tes  esprits  géné- 

_  teu*;  et ,  bienfaisant  >spnt-il  qc<tfp&£  «N'est-il 

-  4#ûs  Ja  q*ture  aucun  ajgent  que  lu  pui^gef  em- 
ployer ?.  aucun  ftifisof*  qui 7  se  glissait  Je  long 

4.  del'arjère  qui  1#  cqndukait  au  cœur,;  irait  ré- 
yeiller  le  muletier .  qui  s'oublie  an  milieu  des 


T1USTRÀM    StfÀNDY.  3r7 

* 

pois?  Nul  doux  instrument  ne  lui  rdppelleta- 
t-il  l'idée  de  Fabbesae,  de  Marguerite,  et  de 
leurs  rbsaîres  noirs  ? 

Eveille,  éveille-toi,  muletier!   Mais  il  est 
trop  tard;  les  horribles  mots  sont  prononcés. 

Jeune  et  belle  lectrice,  vous  brûlez  de  les 
apprendre  ï  Mais  comment  oserai-je  vous  les 
dire  ?  O  vous  !  muse  chaste ,  qui  savez  parler 
de  toutes  les  choses  existantes  sans  souiller  vosN 
lèvres ,  instruisez-moi  y  secourez-moi. 

CHAPITRE   CCLXV. 
Fin  de  r Histoire  de  Vabbesse  des  Andouilkttes, 

* 

—  «  Tous  les  péchés  quelconques  ,  dit  l'ab- 
besse  (  devenue  casuiste  par  la  détresse  où  elle 
se  trouvait  )  tous  les  péchés  ,  ma  chère  fille 
sont  partagés  en  deux  classes  ;  mortels  et  vé- 
niels. Telle  est  la  division  établie  par  le  saint 
directeur  de  notre  couvent  ;  et  il  n'y  en  a  pas 
d'autre.  Or,  un  péché  véniel  étant  déjà  par 
lui-même  le  plus  léger  et  le  moindre  de  tous 
il  est  certain  que  si  vous  le  séparez  en  deux 
prenant  une  moitié  et  laissant  l'autre ,  ou  si 
vous  le  partagez  à  l'amiable  entre  une  autre 
personne  et  vous ,  ce  péclié ,  qui  était  déjà  peu 
de  chose ,  se  réduirait  bientôt  à  rien. .    .    . . 


5l8  TfilSTRAM     3HANDT. 

«  Or,  je  ne  vois  aucun  péché  à  dire  hou  cent 
fois ,  mille  fois  de  suite  ;  de  même  qu'il  n'y  a 
rien  de  malhonnête  à  prononcer  la  seconda 
syllable  isolée  ',  fut-ce  depuis  les  matines  jus- 
qu'aux vêpres.  Ainsi  ,  ma  chère  fille,  continua 
l'abbesse  des  Andouillettes ,  je  dirai  bou  ;tu  me 
répondras,  je  reprendrai;  et  ainsi  de  suite 
alternativement.  Et  comme  il  n'y  a  pas  plus  de 
ijial  à  àiv&fou  qu'à  dire  bou ,  tu  entonneras 
Jou  ,  et  moi  j'achèverai  le  mot  en  guise  de  ré- 
pons ,  comme  aux  versets  de  nos  compiles.  » 
L'abbesse  toussa  ,  donna  le  ton ,  Marguerite 
suivit-  et  il  en  résulta  le  plus  étrange  duo  dont 
les  fastes  monastiques  aient  jamais  fait  men- 
tion. 

«  Bou— bou— bou — bou ,  disait  l'abbesse.  » 
Il  n'est  personne  un  peu  instruite  qui  ne  sa- 
che ce  que  répondait  Marguerite, 

«  Fou— fou— fou— fou,  disait  Marguerite.  »  " 
Je  lis  dans  vos  yeux ,  mademoiselle ,  qu'au 
besoin  vous  auriez,  pu  achever  le  mot  pour 
l'abbesse  « 

.  A  peine  l'abbesse  et  Marguerite  eurent-elles 
commencé  leur  psalmodie ,  que  les  deux  mules, 
croyant  reconnaître  une  musique  qui  leur  était 
familière ,  remuèrent  la  queue,  mais  sans  avan- 
cer d'un  pas.— La  recette  opère ,  dit  la  novice. 


I 

THISÏKÀM    SBAKDY.  .        ^  »9 

w—Il  faut  recommencer,  dit  Fabbessè  ;  et  le  duo 
reprit.   .  . 

V 

'•  •  • '....-. I. 

-—Uabbtsse — b—  b— b— b. 

—  &argucrit*-*%— g— g— g. 
«  Plus  Vite  ;  dit  Marguerite.  » 

—  Marguerite--f-~f-~t-if. 

—  L %abbesse— t— t*— t* — t. 

-—  «  Plus  vite  encore,  dit  Marguerite  ;  — » 
f-f-M.  » 

—  Z/tfMéw^t-t-t-t- 

«  Encore  plus  vite ,  prestissitnb ,  ma  chère 
mère 

O  ciel  !  je  n'en  puis  plus,  dit" Fabbessè  toute 
essoufflée.  Le  Seigneur  ait  pitié  de  nous  !  les 
maudites  bétes  ne  nous  entendent  pas,  dit 
Marguerite  en  soupirant. — Mais  le  diable  nous 
a  entendues,  dit  Fabbessè  des  Àndouillettes.  » 

» 

* 

CHAPITRE   CCLXVI. 
'      •  Balki. 

Bon  Dieu  !  quelle  étendue  de  pays  j'ai  pan- 
coprue!  de  combien  de  degrés  je  me  suis  rap- 
proché d'un  soleil  plus  chaud  I  que  de  belle* 


520         t         TAISTRAM,.  SHANDY., 

villes,  j'ai  traversées  ,  pendant  le. temps, 
dame  ^  que  yous  avez  mis  à  lire  et  à  çonttnenr 
ter  cette  histoire!  J'ai  vu  Fontainebleau.  Sens. 
Joigny,  Auxerre^  et  Dijon,  capitale .de  la 
Bourgogne  ;  et  Cliâlonâ  sur  Saône ,  et  Màcon , 
capitale  du  Mâconais,  et  peut-être  vingt  autres 
villes  et  villages  qui  se  trouvent  sur  la  rouie,  de 
Paris  à  Lyon  ;  mais  je  pe  suis  pas  plus  en  état 
de  .vous  en  parler,,  que  4^  villjes.ije!  k  lune. 
Ainsi ,  quelque  chose  que  je  fasse  ,.xv.<>ilà  un  . 
chapitre ,  et  peut-être  deux  entièrement  perdus. 

«  Sans  mentir -,  Tristram,  votre  histoire  des 
Andouilleltes  est  originale.  » 

Ajoutez,  madame,  qu'elle  a  distrait  votre 
attention  pour  ce  qui  va  suivre,  Si  cf3ut  été 
quelque  pieuse  méditation  sur  la  croix ,.  quel- 
que traité  sur  la  paix ,  l'humilité,;  la  religion 
chrétienne  ;  si  j'avais;  écrit  sur  le  mépris  des 
choses  terrestres ,  sur  l'aliment  céleste  de  l'ame, 
ce  pain  des  élus  et  des  sages,  cette  sainteté , 
cette  contemplation  dont  l'esprit  de  l'homme, 
une  fois  séparé  de  son  corps ,  doit  se  nourrir 
à  jamais ,  je  conçoisj -madame ,  que  vous  m'au-  . 
riez  vu  finir  ,  avec  plus  de  plaisir ,  et  recom- 
*nencer.avec  plus  d'intérêt/-        •'•  '-1  l 

Au  lieu  que  cette  abfre&e...i  Je  voudrais  n'en 
a\Qir  jamais  parlé.  Mais  le  mal'  est  fkitj  et 


TRISTRAM     SHANDY.  521 

comme  je  n'efface  jamais  rien  ,  voyons  si  je 
trouverai  quelque  expédient  pour  vous  ôter 
celle  idée  de  la  tête 


Avec  votre  permission, madame ,...  je  crains 
que  vous  ne  soyez,  assise  dessus.  C'est  mon  bon* 
net  et  ma  marmotte  que  je  cherche. 

«  Votre  marotte ,  Tristram  ?  il  y  a  plus  d'une 
heure  quç  vous  la  tenez.  » 

Oui!  en  ce-cas,  madame ,  laissez- moi  faire 
deux  ou  trois  cabrioles  y  danser  la  fricassée , 
et  chanter  lanturlu  ;  et  je  reviens  à  vous  plus 
sage  et  plus  posé  que  jamais. 

CHAPITRE    CCLXVIL 

r 

Auxerre*  . 

Tovt  ce  qu'il  y  a  à  vous  dire  sur  Fontaine- 
bleau, en  cas  que  vous  le  demandiez,  c'est 
qu'il  est  situé  au  milieu  d'une  vaste  foret ,  à 
quinze  lieues  au  sud  de  Paris.  La  ville  a  un 
certain  air  de  grandeur;  le  château  est  antique 
et  noble.  Le  roi  a  coutume  d'y  passer  les  au- 
tomnes avec  toute  sa  cour ,  pour  le  plaisir  de 
la  chasse.  Là ,  tout  Anglais  d'une  certaine  fa- 


322  TftJSTRÀM     SHANDY. 

çon,  et  surtout,  milord ,  s'il  est  fait  comme 
yous  (pquryu  qu'il  ait  deux  ou  trois  coureurs) 
pçut  prendre  sa  .part  de  oe  divertissement  j 
Avec  U  seule  .  attention  de  ne  pas  jcourir  plus 
vite  quç  Ip  ro.i..   ...  .   .  m 

II  y  s\  pourtant  deu*  raiso«*  pour  que  vous 
ne  répétiez  pas  tuen  haut  ce  que  je  viens  dp 
vous  dire. 

L'une ,  c'est  que  ççU  pourrait  faire  renchérir 
tes  chevaux  de  chasse  en  Angleterre; 

L'autre,  c'e4qu}ln'y  a. pas  i\n  i»ûtde  vrai. 
Continuons. 

À  Tégard  de  Sens ,  on  pçgt  r<e*p£diçr  en  ua 
seul  mot  :  Cest  un  siège  arçh^cpiscçpal. 

Quant  à  Joigny ,  je  crois  que  le  moins  que 
Ton  puisse  en  dire; ,  est  le  miçux. 

Mais  pour  Auxerre !  je  pourrais  en  parler 
jusqu'à  demain.  Je  q'en  Unirais  pas  si  je  vou- 
lais. Lorsque  je  fis  mon  grand  tour  de  l'Eu- 
rope, sous  la  conduite  de  mon  père,  qui  ne 
voulut  s'en  fier  qu'à  lui-même  pour  m'aecqm- 
pagner,  et  qui  se  fit  suivre  de  mon  oncle  To- 
bie ,  de  Trim  et  d'Obadialî  /  et  de  presque 
toute  la  famille,  excepte  de  ma  mère,  nous 
nous  arrêtâmes  à  Auxerre  deux  jours  *  entiers. 
«  Mais  ,  monsieur  ,  pourquoi  madame  votre 
mère  nefut-ellc  pas  du  voyage?  Monsieur.,  cV*l 


TMSTRÀM     SHÀNDY.  525 

qu'elle  avait  .entrepris  de  tricoter  pour  mon 
père  un  grand  pantalon  de  laine  grisç  ,  et. 
qu'elle  avait  k  cœur  d'achever  sa  tâche.  » 

Mon  père  qui  faisait  la  sienne  de  tirer  parti 
des  choses  les  plus  ingrates ,  et  qui  trouvait 
partout  à  faire  son  profit ,  m'en  a  laissé  de  reste 
a  dire  sur  Àuxerre.  Dans  tous  ses  voyages,  mais 
principalement  dans  celui  dont  je  parle ,  il 
.suivait  une  route  si  différente  dé  celles  que  tous 
les  autres  voyageurs  avaient  parcourues  avant 
lui  ;  il  voyait  les  rois  et  les  cours  ,  et  toute  leur 
magnificence  sous  un  point  de  vue  si  origi- 
nal ;  ses  remarques  sur  les  caractères ,  les 
mœurs  et  les  coutumes  des  pays  que  nous  tra- 
versions ,  étaient  si  opposées  à  celles  de  tous 
les  autres  hommes,  et  particulièrement  à  celles 
de  mon  oncle  Tobie  et  du  caporal ,  pour  ne 
rien  dire  des  miennes  ;  les  hasards  et  les  acci- 
dens  qui  nous  arrivaient,  ou  que  ses  systèmes  et 
son  opiniâtreté  nous  attiraient  journellement  , 
étaient  d'un  genre  si  varié,  si  étrange ,  si  tragi- 
comique;  en  un  mot,  l'ensemble  de  ses  aven- 
tures et  de  ses  réflexions  forme  un  tout  si 
différent  de  tout  ce  qu'on  a  jamais  vu  dans  au- 
cun  récit  de  voyageur,  que  ce  sera  ma  faute, 
et  uniquement  ma  faute ,  si  les  voyages  de  mon 
père  ne  sont  pas  lus  et  relus  par  tout  voyageur 


334  TBISTRAM     SHANDT. 

et  tout  amateur  de  voyages ,  tant  qu'il  y  aura 
des  voyages  et  des  voyageurs. 

Mais  ce  riche  ballot  ne  doit  pas  s'ouvrir  en- 
core. Je  ne  veux  en  tirer  que  ce  qui  m'est  né- 
cessaire pour  débrouiller  le  système  de  noire 
séjour  à  Auxerre.  Je  vois  l'impatience  du  lec- 
teur ,  et  je  m'empresse  de  la  satisfaire. 

—  «Frère  Tobie,  dit  mon  père,  voulez- vous, 
en  attendant  le  dîner,  que  nous  allions  voir  ces 
messieurs  dont  monsieur  Séguier  a  parlé  avec 
tant  d'éloges.  —  J'irai  voir  qui  vqus  voudrez  , 
dit  mon  oncle  Tobie   dont  la  complaisance 
était  inépuisable. — 'Mais  ces  messieurs  sont 
des  momies,  reprit  mon  père. — Est* il  néces- 
saire de  se  raser  ,  dit  mon  oncle  Tobie?  — * 
Non,-  parbleu!  frère,  s'écria  mon  père,  au 
contraire,  une  longue  barbe  nous  donnera   un 
airde famille tout-à-faitconvenable.  »  Là-dessus 
nous  nous  mîmes  en  marche  ,  mon  oncle  To- 
bie  ,  appuyé  sur  le  caporal ,  et  formant  l'ar- 
rière-gàrde  ,  et  nous  nous  acheminâmes  yers 
l'abbaye  de  Saint-Germain. 

—  «  Tout  ce  que  nous,  voyons,  dit  mon  père 
au  sacristain,  qui  était  un  jeune  frère  de  l'or- 
dre  de  Saint-Benoît ,  est  vraiment  très-beau ,  et 
très-riche,  et  très-magnifique.  Mais  ce  n'est  pas 
là  le  but  de  notre  curiosité.  Nous  voudrions 


TRISTRAM   SHANDY.  3^5 

voir  ces  corps  desquels  monsieur  Séguier  a 
donné  au  public  une  description  si  exacte.  » 

Le  moine  s'inclina ,  et ,  prenant  dans  la  sa- 
cristie une  torche  consacrée  à  cet  usage  >  il  nous 
conduisit  au  tombeau  de  Saint- Héréhald.  — 
«  Voici  ,  dit  le  sacristain  ,  en  posant  la  main 
sur  la  tombe,  voici  un  prince  célèbre  de  la 
maison  de  Bavière ,  qui,  sous  les  règnes  suc- 
cessifs de  Charlemagne,  de  Louis  le  Débonnaire  • 
et  de  Charles  le  Chauve,  jouit  d'une  grande 
autorité  dans  le  gouvernement.  Il  contribua, 
plus  que  personne ,  à  rétablir  partout  l'ordre 
et  la  discipline.  —  Il  faut  donc,  dit  mon  oncle 
Tobie,  qu'il  ait  été  aussi  grand  dans  le  ebamp 
de  Mars  que  dans  le  cabinet.  C'était,  à  coup 
sûr,  quelque  preux  et  vaillant  chevalier.  -  C'était 
un  moine,  dit  le  sacristain.  » 

Mon  oncle  Tobie  et  Trim  se  regard  èrent  pour 
chercher  quelque  consolation  dans  les  jeux  de 
l'un  et  de  l'autre;  ils  n'en  trouvèrent  point. 
Mon  père  frappa  des  deux  mains  sur  ses  cuisses; 
c'était  son  geste  ordinaire  quand  il  voyait  ou 
qu'il  entendait  quelque  chose  de  très-plaisant. 
11  ne  pouvait  souffrir  les  moines ,  ni  tout  ce 
qui  y  avait  rapport;  mais  la  réponse  du  sacris- 
tain portant  plus  à-plomb  sur  mon  oncle  To- 
bie et  sur  Trim  que  sur  lui,  ce  fut  pour  lui  un 


/ 


5a6  TRISTKAV     STTANDT. 

triomphe  relatif  qui  le  mit  de  la  plus  belle 
humeur  du  monde.  \ 

—  Et  comment,  J.e  vous  prie,  appelez-vous 
ce  gentilhomme-ci ,  demanda  mon  père  efi 
riant?  —  Cette  tombe ,  dit  le  jeune  bénédictin  , 
en  baissant  les  yeux ,  contient  les  os  de  sainte 
Maxime ,  qui  vint  de  Ravenne  exprès  pour 
toucher  le  corps.  —  De  sainte  Maxime ,  dit 
mon  père,  coupant  la  parole  au  sacristain?  — * 
Ce  sont,  ajouta  mon  père»,  les  deux  plus  grands 
saints  de  tout  le  martyrologe. -•- Excusez-moi y 
dit  le  sacristain  ;  c'était  pour  toucher  les  os  de 
saint  Germain ,  fondateur  de  l'abbaye.  —  Et 
qu'est-ce  qu'elle  gagna  par-là,  dit  mon  oncle 
Tobie? — Parbleu,  dit  mon  père,  ce  qu'une 
femme  gagne  ordinairement  quand  elle  va  en 
pèlerinage.  —  Elle  gagna  le  martyre,  répliqua 
le  jeune  bénédictin ,  en  s'inclinant  jusqu'à 
terre,  et  disant  ce  peu  de  mots  d'un  ton  de 
voix  à  la  fois  si  modeste  et  si  assuré ,  que  mon 
père  en  fut  désarmé  pour  un  moment.  —  On 
croit,  continua  le  bénédictin ,  que  sainte  Ma- 
xime repose  dans  cette  tombe  depuis  quatre 
cents  an»;  et  il  n'y  en  a  que  deux  cents  qu'elle 
est  canonisée.  — -  On  est  long-temps  à  faire  son 
chemin,  frère  Tobie,  dit  mon  père,  dans  cette 
armée  de  martyres.  —  Hélas  l  dit  Tri  m,  dans 


TRISTRÀM   SHANDY,  ^27 

qaclque  corps  que  ce  soît ,   quand  un  pauvre 
diable  n'a  pas  le  moyen  d'acheter...  » 

—  «  Pauvre  sainte  Maxime,  dit  mon  oncle 
Tobie  à  demi- voix,  en  s' éloignant  de  sa  tombe  ! 
—  Elle  était ,  continua  le  satristain,  une  des 
plus  belles  et  une  des  plus  grandes  dames  de 
France  et  d'Italie.  —  Mais  qui  diable  est  en- 
terré-là,  à  côté  d'elle,  dit  mon  père,  montrant 
du  bout  de  sa  canne  une  grande  tombe  près  de 
laquelle  il  passait?  —  C'est  saint  Prospçr, 
monsieur,  repondit  le  sacristain.  —  Peste,  dit 
mon  père,  saint  Prosper  est  fort  bien  placé-là. 
Et  quelle  est  l'histoire  de  saint  Prosper ,  con- 
tinuait-il ?  —  St.  Prosper ,  répliqua  le  sacris- 
tain ,  était  évéque.  —  Par  le  ciel ,  s'écria  mon 
père  en  l'interrompant,  je  m'en  doutais.  Saint 
Prosper!  l'heureux  nom  !  Comment  saint  Pros- 
per eût-il  manqué  d'être  évéque  ou  cardinal?  » 
Il  tira  son  journal  de  sa  poche,  le  sacristain 
tenant  sa  torche  pour  l'éclairer',  et  il  écrivit 
saint  Prosper ,  comme  un  nouvel  appui  à  son 
système  sur  les  noms  de  baptême.  Et  j'oserai 
dire  que ,  vu  le  désintéressement  qu'il  appor- 
tait dans  la  recherche  de  la  vérité ,  il  aurait 
ttouVé  un  trésor  dans  le  tombeau  de  saint 
Prosper,  qu'il  ne  se  serait  pas  cru  si  riche. 
C'était  la  visite   la  plus   heureuse,  la    plus 


3a&  TRISTRAM    SHANDY. 

utile  qu'on  eût  jamais  rendue  à  la  mort.  Enfin  7 
mon  père  fut  si  charmé  de  sa  découvert^  yl 
qu'il  se  décida  sur-le-champ  à  passer  un  jour 
de  plus  à  Auxerre. 

#  —  «  Je  verrai  demain  le  reste  de  ces  bonnes 
gens ,  dit  mon  père,  comme  nous  traversions 
la  place.  —  Et ,  pendant  ce  temps-là ,  frère 
Shandy  y  dit  mon  oncle  Tobie ,  le  caporal  et 
moi  nous  visiterons  les  remparts.  » 

CHAPITRE    CCLXVIII. 

Je  ne  sais  plus  oùfen  suis. 

Me  voici  pour  le  coup  dans. un  labyrinthe 
tout  à  fait  inextricable.  Dans  l'un  (  c'est  celui 
que  j'écris  maintenant)  j'en  suis  dehors  depuis 
long  -  temps.  Dans  l'autre  (  c'est  celui  que  je 
dois  écrire  un  jour  )  je  n'en  suis  pas  encore 
tout-à-fait  sorti. 

Il  y  a  en  toutes  choses  un  certain  degré  dé 
perfection  ;  et ,  en  voulant  aller  au-delà,  je  me 
suis  mis  dans  une  situation  où  jamais  voyageur 
ne  s'est  trouvé  avant  moi ,  Caç,  en  ce  même  ins- 
tant je  suis  sur  la  place  d'Auxcrre ,  avec  mon 
père  et  mon  oncle  Tobie ,  regagnant  l'auberge 
et  le  dîner.  J'entre  en  même  temps  dans  la  ville 


TRISTRAM    SHANDY.  foj) 

de  Lyon ,  avec  ma  chaise  de  poste  rompue  en 
mille  pièces;  et ,  pour  compléter  l'extravagance, 
je  me  trouva  (  toujours  au  même  instant  )  sur 
les  bords  de  la  Garonne,  dans  un  joli  pavillon 
bâti  par  Pringello ,  que  monsieur  Saligûac  m'a 
prêté  y  et  dans  lequel  j'écris  cette  rapsodie. 

Laissez-moi  recueillir  un  peu ,  et  reprendre 
ensuite  le  fil  de  mon  voyage. 

CHAPITRE    CCLXIX. 

Lyon. 

«  Après  tout,  dis-  je ,  j'en  suis  bien  aise»  ; 
c'était  au  moment  où  j'entrais  à  pied  dans  la 
ville  de  Lyon ,  suivant  à  pas  lents  une  charrette 
qui  portait  pêle-mêle  mon  bagage  et  les  débris 
de  ma  cbaise.  «  Oui ,  continuai- je ,  je  suis 
charmé  qu'elle  soit  rompue,  et  j'y  voi&  un 
profit  tout  clair.  11  ne  m'en  coûtera  pas  plus 
de  sept  francs  pour  descendre  par  eau  jusqu'à 
Avignon,  ce  qui  m'avancera  de  quarante  lieues: 
là ,  dis- je ,  en  continuant  mon  calcul  économi- 
que ,  il  me  sera  facile  de  louer  deux  mules , 
ou  même  deux  ânes  si  je  l'aime  mieux  (  d'au- 
tant que  je  ne  suis  connu  de  personne  )  ,  et  je 
traverserai  les  plaines  du  Languedoc  presque 
pour  rien.  Il  est  clair  que  l'accident  de  ma 


33û  TJlISTItÀM    SHÀIfDt. 

chaise  me  vaudra  au  moins  quatre  cents  livres, 
et  du  plaisir  :  du  plaisir  pour  deux  fois  autant. 
Avec  quelle  rapidité ,  continuai- je ,  en  frappant 
des  mains ,  je  vais  descendre  le  Rhône  y  laissant 
le  Vivarais  à  droite  et  le  Dauphiné  à  gauche  ! 
La  vitesse  du  fleuve  me  laissera  voir  à  peine  les 
anciennes  villes  de  Vienne ,  de  Valence  et  de 
Viviers.  Quelle  noigrelle  flamme  pétillera  dans 
mes  esprits ,  lorsque  j'arracherai  une  grappe 
pourprée  sut  les  coteaux  de  PHermitagc  et  de 
Côte-Rotie  ,  en  passant  au  pied  de  ces  vigno- 
bles! et  comme  mon  sang  se  trouvera  rafraîchi 
et  ranimé  à  l'aspect  de  ces  anciens  clïateagx  , 
semés  sur  les  bords  du  Rhôfte,  de  ces  dhâteaux 
fameux,  d'où  partaient  jadis  de  cotirtois  che- 
valiers pouf  redresser  les  tôt ts  et  protéger  la 
beauté  l  quand  je  verrai  ces  gouffres ,  ces  ro- 
chers ,  ces  montagnes  ,  ces  cataractes  ,  et  tout 
ce  désordre  de  la  nature,  dont  elle-même  s'en- 
toure au  milieu  de  ces  plus  beauï  ouvrages  !  » 
A  mesure  que  je  faisais  ces  réflexions  ,  il  me 
semblait  que  ma  chaise  qui,  au  moment  de  son 
naufrage ,  avait  encore  assez  belle  apparence  , 
diminuait  insensiblement  de  valeur.  La  pein- 
ture avait  perdu  sa  fraîcheur ,  et  la  dorure  son 
lustre  ;  et  le  tout  ensemble  me  paraissait  si  pau- 
vre, si  mesquin  ,  si  pitoyable,  en  un  mot  si  fort 


TRISTRÀM    SHA5DY.  5:>1 

au-dessous  delà  calèche  même  de  l'abbesse  des 
Andouillettes ,  que  j'ouvrais  déjà  la  bouche 
pour  donner  ma  chaise  à  tous  les  diables.... 
quand  un  petit  sellier  qui  traversait  la  rue  à  pas 
précipités ,  vint  me  demander  d'un  air  effronté  : 
Si  monsieur  ne  voulait  pas  faire  raccommo*- 
der  sa  chaise.  «  Non  parbleu ,  dis-je  d'un  ton 
d'humeur.  »  Monsieur  aimerait  peut  -  être 
mieux  la  vendre.  »  Oh  !  de  tout  mon  cœur , 
lui  dis- je ,  il  y  a  du  fer  pour  quarante  francs  >  les 
glaces  peuveut  valoir  autant,  et  je  vous  donne 
le  resté  par-dessus  le  marché.  » 

.«  Que  d'argent  cette  chaise  m'aura  rapporté, 
dis-je  ,  pendant  qu'il  me  comptait  la  somme  !  » 
c'est  ma  méthode  ordinaire  d'enregistrer .  les 
petits  accidens  de  la  vie  ;  je  les  estime  un  sou 
chacun ,  de  quelque  nature  qu'ils  soient. 

Dis ,  ma  chère  Jenny  ,  dis  à  Ces  messieurs 
comment  je  me  suis  conduit  dans  un  accideut 
de  l'espèce  la  plus  accablante  quipuisse  arriver 
à  un  homme  aussi  fier  de  son  sexe  que  je  le  suis 
et  qu'on  doit  l'être. 

C'est  assez ,  me  dis-tu ,  en  te  rapprochant 
de  moi,  tandis  que  je  me  tenais  debout,  les 
yeux  baissés ,  mes  jarretières  à  la  main ,  et  que 
je  réfléchissais  sur  l'événement  qui  devait  avoir 
et  qui  n'avait  pas  eu  lieu.  C'est  assez,  Tristranl, 


33i  TRISTRAM     SHANDY. 

me  dis-tu.  J'ai  vu  ta  bonne  volonté  ,  et  je  suis 
contente. 

Un  autre  eût  voulu  s'abîmer  dans  les  en- 
trailles de  la  terre. 

—  «  A  quelque  chose  malheur  est  bon ,  ré- 
pliquai-je  ,  et  l'on  ne  peut  tirer  parti  de  tout. 

«  J'irai  passer  six  semaines  dans  le  pays  de 
Galles  ,  et  j'y  boirai  du  lait  de  chèvre,  et  mon 
accident  me  vaudra  sept  années  de  vie.  » 

'  Oh  !  j'ai  le  plus  grand  tort  de  me  plaindre 
de  la  fortune ,  de  lui  reprocher  ses  rigueurs  , 
et  cette  foule  de  petits  chagrins  dont  elle  n'a 
cessé  de  m'accabler!  Si  j'ai  quelque  reproche 
fondé  à  lui  faire  ,  c'est  de  ne  m'avoir  pas  plus 
maltraité  encore.  Suivant  ma  manière  de  comp- 
ter, une  vingtaine  de  malheurs  bien  condi- 
tionnés m'auraient  rapporté  plus  qu'une  pen- 
sion de  cent  guinées;  or  cent  guinées  ou  à 
peu  près,  c'est  à  quoi  se  borne  mon  ambition. 
Je  ne  me  soucie  pas  d'avoir  à  payer  les  rete- 
nues d'une  somme,  plus  considérable. 

CHAPITRE    CCLXX* 

Vexation. 

Four  ceux  qui  se  connaissent  en  vexations  , 
et  qui  les  appellent  par  leur  nom ,  il  ne  sau- 


TRISTRAM   SHÀNDY.  333 

rait  y  en  avoir  une  pire  que  de  passer  presque 
tout  un  jour  à  Lyon ,  la  ville  de  France  la  plus 
opulente  >  la  plus  commerçante ,  la  plus  riche 
en  restes  précieux  de  l'antiquité ,  et  ne  pouvoir 
la  visiter  :  en  être  empêché  par  quelque  cause 
que  ce  soit ,  c'est  déjà  une  vexation  ;  mais  en 
être  empêché  par  une  vexation ,  c'est  ce  que 
tout  philosophe  appelera ,  à  bon  droit ,  vexa- 
tion sur  vexation.  , 

J'avais  pris  mes  deux  tasses  de  café  au  lait 
(  ce  qui ,  par  parenthèse  >  est  excellent  pour 
la  consomption  ;  mais  il  faut  que  le  café  et  le 
lait  aient  bouilli  ensemble  ,  autrement  ce  n'est 
que  du  café  et  du  lait.  )  Il  était  huit  heures  du 
matin  ,  le  bateau  ne  partait  qu'à  midi,  et  j'a- 
vais le  temps  de  voir  et  de  connaître  Lyon  , 
assez  pour  en  fatiguer  à  mon  retour  les  oreilles 
de  tous  les  amis  que  je  puis  avoir  dans  le, 
monde. 

a  J'irai  d'abord  à  la  cathédrale  ,  dis-je ,  en 
regardant  ma  liste ,  et  je  verrai  le  mécanisme 
merveilleux  de  la  fameuse  liQrloge  de  Lippius 
de  Baie.  » 

11  faut  que  j'avoue  ici  mon  ignorance.  D* 
toutes  les  choses  du  monde  (  desquelles  il  y  a 
fort  peu  que  je  comprenne) ,  celle' que  je  com-. 
prends  le  moins,  c'est  la  mécanique.  Mon  es- 


534  TÎIISTRÀM      SH1NDT. 

prit,  mon  goût,  mon  imagination ,  tout  s'y 
refuse  :  et  mon  cerveau  est  si  entièrement  bou- 
ché pour  tout  ce  qui  y  a  rapport,  que  je  dé- 
clare solennellement  que  je  n'ai  jamais  pu 
concevoir  le  mécanisme  d'une  cage  d'écureuil , 
ni  de  la  roue  d'un  gagne-petit,  quoique  j'aie 
étudié  l'une  à  plusieurs  reprises  avec  la  plus 
grande  attention ,  et  que  je  me  sois  tenu  auprès 
de  l'autre  des  heures  entières  avec  une  patience 
angélique. 

«  N'importe,  dis-je,  je  verrai  le  jeu  sur- 
prenant de  cette  fameuse  horloge,  et  c'est 
par-là  que  je  commencerai.  J'irai  ensuite  visiter 
k  grande  bibliothèque  des  jésuites,  et  je  tâ- 
cherai de  voir,  s'il  est  possible,  les  trente 
volumes  de  YHistoire  de  la  Chine,  écrite 
(non  en  langue  tarlare)  mais  en  langue  chi- 
noise, et  avec  des  caractères  chinois.  » 

Or,  j'entends  tout  aussi  peu  la  langue  chi- 
noise que  le  mécanisme  de  la  sonnerie  de  Lip- 
pius;  et  je  laisse  aux  cucieux  à  expliquer  pour- 
quoi ces  deux  articles  se  trouvaient  les  premiers 
sur  ma  liste.  C'est  encore  ici  un  des  problèmes 
de  la  nature  7UDede6  bizarreries!  de  cette  dame 
capricieuse  ;  et  ses  vrais  amateurs  ont  le  même 
intérêt  que  moi  à  en  deviner  la  source. 

«  Quand  nous  aurons  vu  ces  deux  curiosités, 


TIUSTRAM    SHÀNDT.  535 

dis~je ,  de  manière  à  être  entendu  du  valet  de 
place  qui  se  tenait  derrière  moi ,  il  q'y  aura 
pas  de  mai  que  nous  allions  à  Fégljse  de  saint 
Irénée,  pourvoir  le  pilier  auquel  Jésus-Christ 
fut  attaché  ;  et  nous  verrons  ensuite  la  piaison 
où  demeurait  Ponce-Pilate. — Ces  deux  choses-* 
ci,  dit  le  valet  de  place,  ne  se  voient  qu'à  la 
ville  voisine,  à  Vienne.  Taùt  mieux!  dis- je  en 
me  levant  brusquement  de  ma,  chaise,  et  me 
promenant  dans  ma  chambre  avec  des  enjam- 
bées deux  fois  plus  grandes  que  mon  pas  or- 
dinaire. Je  verrai  d'autant  plutôt  le  tombeau 
des  deux  amans.  >\  • 

Je  pourrais  de  même  laisser  à  deviner  aux 
curieux  quelle  fut  la  cause  de  ee  mouvement 
précipité,  et  pourquoi  je  fis  de  grandes  en- 
jambées, en  prononçant  ces  mois  ;  mais,  comme 
cela  ne'  regarde  en  rien  le  mécanisme  de  la 
sonnerie,  il  vaut  autant  pour  le  lecteur  que  je 
le  lui  explique  moi-même. 

CHAPITRE    G  CL  XXI 

Les  deuçc  amtms. 

Oh  !  il  y  a  dans  la  vie  de  l'homme  une  épo- 
que cliarmante  l'Cest  lorsque  son  cerveau  étant 
encore  tendre  et  flexible,  et  toutes  ses  sensa- 


556  THISTRAM   SITANDT. 

tioiis  promptes  et  faciles ,  l'histoire  de  deux 
amans  passionnés ,  séparés  l'un  de  l'autre  par 
de  cruels  parens,  et  par  une  destinée  plus 
cruelle  encore.... 

Paulin ,  c'est  l'amant  ; 
Pauline ,  c'est  son  amante  : 

Chacun  ignorant  le  sort  de  l'autre... 

L'un  a  Test  ;  l'autre  à  l'ouest 

»  » 

Paulin  fait  esclave  par  les  Turcs,  et  mené  à 
la  cour  de  l'empereur  de  Maroc  ?  où  la  prin- 
cesse de  Maroc  devenant  éperdument  amou- 
reuse de  lui,  le  retient  vingt  ans  en  prison ,  ne 
pouvant  vaincre  sa  constance  pour  Pauline. 

Elle  (Pauline  ),  pendant  tout  ce  temps  errant 
pieds  nus,  les  cheveux  épars,  sur  les  .rochers 
et  les  rnontagnes  pour  chercher  son  amant  : 
Paulin!  cher  Paulin!  Et  faisant  redire  son 

■ 

nom  aux  échos  des  collines  et  des  vallées,. 
Paulin  !  Paulin  ! 

Noyée  dans  les  larmes,  abjméc  dans  le  dé- 
sespoir, assise  à  la  porte  de  chaque  ville, 
de  chaque  village  :  Mon  cher  amant ,  mon 
cher  Paulin  a-t-il  passé  là  ?  Personne  n  'a-t- 
il  vu  mon  cher  Paulin  ?  Et ,  parcourant  ainsi 
tout  ce  vaste  univers,  jusqu'à  ce  qu'enfin  un. 


t'kïSTRÀM   SHAlfDT.  35^ 

hasard  inespéré  les  ramenant  tous  deux,  quoi- 
que par  différens  côtés,  au  même  instant  de  la 
nuit,  à  une  des  portes  de  Lyon,  leur  patrie 
coramt$ne,  >  et  chacun  d'eux  s'écriant  à  la  fois 
avec  un  accent  trop  bien  connu  : 

Mon  cher  Paulin,  ma  chère  Pauline  f 
vit- il ,  vit-elle  encore? 

» 

Ils  se  reconnaissent  sans  se  voir,  ils  volent 
dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  et  meurent  de 
joie  en  s'embrassant. 

H  y  a ,  dis-je',  une  époque  charmante  dans  la 
vie  de  tout  homme  sensible.  C'est  quand  une 
pareille  histoire  lui  plaît  >  le  touche,  l'intéresse 
davantage  que  tous  les  rogatons,  bribes  et 
fragmens  de  l'antiquité  qu'il  rencontre  en 
foule  chez  tous  les  voyageurs. 

C'était  tout  ce  qui  m'avait  frappé  en  lisant 
les  détails  queSpon  et  les  autres  nous  ont  laissés 
sur  la  ville  de  Lyon.  Mais  ce  qui  acheva  de  me 
charmer,  fut  ce  que  je  trouvai  depuis  dans  un 
autre  voyageur  (  Dieu  sait  lequel),  qui  rap- 
porte qu'un  tombeau  fut  érigé  à  la  fidélité  de 
Paulin  et  <le  Pauline,  et  placé  près  de  cette 
même  porte  qu'ils  avaient  consacrée  ^ar  leur 
mort  touchante. -Et  sur  ce  tombeau,  ajoute 
l'auteur,  les  amans  vont  encore  aujourd'hui 

II.  22 


538  THISTRÀM     SHANDT. 

évoquer  leurs  ombres ,  et  les  prendre  a  iemoid 
de  leurs  sermens. 

Je  doute  qu'en  aucun  temps  de  ma  vie  j'eusse 
pu  me  soumettre  à  un  tel  genre  d'épreuves  ; 
mais  ce  tombeau  des  amans  revenait  sans  cesse 
à  mon  imagination.  Je  ne  pouvais  parler  de 
Lyon,  ou  seulement  y  penseç,  quedis-je?  je 
ne  pouvais  voir  une  étoffe  de  Lyon,  sans  que 
ce  précieux  monument  de  fidélité  antique  me 
revînt  à  l'idée.  Et  j'ai  souvent  dit  dans  ma 
manière  libre  de  m'exprimer  (peut:être  même 
avec  quelque  irrévérence),  que  ce  tombeau, 
tout  négligé  qu'il  était,  me  semblait  d'un  aussi 
grand  prix  que  celui  de  la  Mecque,  et  même 
que  la  Santa  Casa  deLoiette,  à  la  richesse  près. 
Je  m'étais  même  promis ,  quoique  je  n'eusse 
aucune  affaire  à  Lyon ,  de  ne  pas  mourir  sans 
en  avoir  fait  le  pèlerinage. 

Ainsi ,  quoique  sur  la  liste  des  choses  que 
j'avais  &  voir  à  Lyon,  cet  article  fut  le  dernier  ; 
on  peut  voir  qu'il  n'était  pas  le  moins  intéres- 
sant pour  moi.  En  ruminant  ce  projet  dans  ma 
tête ,  je  fis  donc  dans  ma  chambre  une  douzaine 
ou  deux  d'enjambées  plus  longues  que  de  cou 
tume;  je  descendis  ensuite  froidement  dans  la 
cour ,  dans  le  dessein  de  sortir  :  incertain  si  je 
retournerais  à  mon  auberge,  je  demandai  mu 


TRISTRAM   SHAHDY.  33<j 

carte  à  l'hôte ,  je  le  payai  ;  je  donnai ,  de  plus , 
dix  sous  à  la  fille  ,  et  je  recevais  les  dernier» 
complimensde  M.  le  Blanc ,  qui  me  souhaitait 
un  heureux  voyage ,  quand  je  fus  arrêté  à  la 
porte. 

CHAPITRE   CCLXXII. 
L'Ane. 

C'était  un  pauvre  âne  avec  de  grands  pa- 
niers sur  le  dos,  qui  ramassait,  comme  par 
charité,  des  feuilles  de  raves  et  des  trognons  de 
choux/  U  était  indécis,  ses  deux  pieds  de  de- 
vant su/  le  seuil,  et  à  moitié  engagés  dans  la 
.  porte,  ses  deux  pieds  de  derrière  dans  la  rue, 
et  ne  sachant  pas  bien  s'il  entrerait  ou  non. 

Or,  un  âne  est  pour  moi  une  espèce  d  animal 
sacré.  Quelque  pressé  que  je  sois,  il  m'est  im- 
possible de  le  frapper.  La  patience  avec  la- 
quelle il  endure  les  mauvais  traitemens,  est 
écrite  d'une  manière  si  naturelle  sur  sa  physio- 
nomie et  dans  tout  son  maintien  !  elle  plaide  si 
puissamment  pour  lui,  qu'elle  me  désarme  - 
toujours,  tellement  que  je  ne  saturais  même  lui  . 
parler  brutalement* 

Au  contraire,  quelque  part  que  je  le  ren- 
contre; à  la  ville  ou  la  campagne,  à  la  char- 


3/J0  TRISTRAM     SÔANDVi 

rette  ou  sous  des  paniers ,  en  esclavage  ou  en 
liberté,  j'ai  toujours  quelque  chose  d'honnête 
à  lui  dire:  et,  comme  un  mot  en  amène  un  au- 
tre ,  s'il  est  aussi  désœuvré  que  moi,  j'entre  en 
conversation  avec  lui.  Sûrement  mon  imagina- 
tion n'est  jamais  plus  sérieusement  occupée 
que  lorsqu'elle  m'aide  à  traduire  ses  réponses 
d'après  sa  contenance.  Et  si  sa  contenance  ne 
s'explique  pas  assez  clairement,  je  descends  au 
fond  de  mon  cœur  et  ensuite  au  fond  du  sien, 
pour  y  trouver  ce  que ,  suivant  l'occasion ,  il 
est  naturel,  soit  k  un  homme ,  soit  à  un  âne 
de  penser. 

.  De  toutes  les  espèces  qui  sont  au-dessous  de 
moi ,  c'est,  en  vérité,  la  seule  avec  laquelle  je 
puisse  converser  ainsi.  Quant  aux  perroquets 
et  autres  oiseaux  jaseurs ,  je  n'ai  jamais  un  mot 
à  leur  dire  ,  non  plus  qu'aux  singes ,  et  par  la 
même  raison.  Les  uns  parlent,  les  autres  agis- 
sent par  routine,  et  tous  me  rendent  également 
silencieux. 

.  Bien  plus  mon  chien  et  mon  chat je  les 

aime  beaucoup ,  et  mon  chien,  surtout }  qui 
est  au  désespoir  de  ne  pouvoir  parler.  Mais, 
quelle  qu'en  soit  la  raison ,  il  est  certain  que 
ni  l'un  ni  l'autre  ne  possèdent  le  talent  de  la 
conversation.  Là  mienne  avec  eui  (  de  même 


TRISTA1M     »HiN0Y.  54? 

que  celles  de  mon  père  avec  ma  mère  dans  sei 
lits  de  justice),  ne  saurait  aller  plus  loin 
qu'une  demande,  une  réponse  et  une  réplique: 
une.  fois  -ces  trois  choses  dites ,  le  dialogue 
finit»  ? 

'  Mais  avec  un  âne  !  je  causerais  toute  ma  vie* 
«  Viens ,  honnête  aijimal  ,lui  dis-je,  voyant 
qu'il  m'était    impossible  de  passer   entre  la 
porte   et  lui ,  veux- tu  .eatrér?  0u    veux- tu 
sprtir?. 

L'ânè  courba  son  cou,  et  tourna  la  tête  du 
eèté  delaTue.   ' 

Eh!  bien,    répliquai-je ,   nous  attendrons 

•  * 

ton  maître  une  minute.  » 

Il  ramena  sa  tête  d'un  air  pensif,  et  regarda 
fixement  de  1  autre  côté.  A  . 

•  ,  ■  M  m  .    ■ 

9 

«Je  t'entends  parfaitement,  répondis- je, 
si  tu  fais  un  seul  pas  mal  à  propos ,  tu  seras 
battu  impitoyablement.  Après  tout ,  une  mi- 
nute n'est  qu'une  minute,  et  elle  ne  sera  pas 
perdue ,  si  elle  me  sert  à  éviter  la  bastonnade  à 
un  de  mes  frères.  » 

Pendant  cette  conversation  il  mangait  une 
tige  d'artichaut,  et,  se  trouvant  pressé  entre  son* 
appétit  d'une  part,  et  l'amertume  $e  la  plante 
de  l'autre,  il  l'avait  laissé  tomber  six  fois  de  sa 

•   *  *  *  » 


54^  TRI5TRAM    SHANDY. 

bouche,  six  fois  il  l'avait  ramassée.  »  Dieu 
te  soit  en  aide,  pauvre  animal,  dîs-je!  tu 
fais  là  un  déjeuner  bien  amer!  et  le  travail 
rend  tous  tes  jours  amers,  et  bien  émère.,  je 
crois,  est  ta  récompense  !  Chacun  mène  la' vie 
qu'il  peut;  mais  dans  la  tienne,  tout....  tout 
est  amertume.  Ta  bouche  en  ce  moment  doit 
être  amére comme  la  suie....  (  il  avait  enfin  re- 
jeté sa  tige  d'artichaut.  )  Et  y  dansle  monde  en- 
tier ,  peut-être ,  tu  n'as  pas  un  ami  qui  te 
donne  un  macaron  1  »  Disant  cela. ,  je  tirai  de 
ma  poche  un  cornet  de  macarons  que  je  venaU 
d'acheter,  et  je  lui  en  donnai  un.  Mais,  en  ce 
moment  où  je  me  rappelle  cette  action ,  mon 
cœur  me  reproche  qu'elle  partait  plutôt  de 
Tidée  plaisante  que  je  me  faisais  de  voir  corn* 
ment  un  âne  s'y  p rendait  pour  manger  un 
macaron ,  que  d'un  véritable  principe  de  bien- 
veillance. 

*•  Quand  l'âne  eut  mangé  son  macaron,  je  le 
pressai  d'entrer.  Le  pauvre  animal  '{tait  horri- 
blement chargé;  ses  jambes  semblaient  trem- 
bler sous  lui;  il  résistait  et  portait  son  poids  en 
arrière.  Je  le  tirai  par  ton  licol  ;  le  licol  se 
cassa  dans  ma  main.  L'âne  me  regarda  d'un  air 
inquiet:  Au  nom  du  ciel  ne  mèjrappez  pas  ! 
cependant*,  si  vous  le  voulez  V.+VQUS  le  pou* 


7im-, 

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M*. 

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tylL  .//" 

y,  *... 

TftiSTRÀM     SHANDY.  5^' 

itez.  «Moi!  te  frapper,  dis- je,  Vannerais  mieux 
être  damnéf  >t  m  '  %  ..->-.> 
,■  Le  root  n'était  encore  prononce  qU?à  moitiç, 
comme  avait  été  celui  de  l'abbesse  des  Àndouil 
lettes^  ainsi  le  péphé  n'éUàt'pafr  donsotnfâé , 
tpaand  wi  famine  qui  voulait  entrer,  fit  pieu- 
v#ir  une' grêle  de  coup*  sut  la  croupe  de  la 
pauvre  bëtéj  ee  qui  riiit  fin  a  la  cérémo»ié\  .  , 

<jt  Au  diable^  br1  écriai -je!  >>'  «■.;  ;' 
*  '  L'âne  fie  précipita  pour  entrer;  et',;  dans  la 
tfclétfdë;  d&soh- mouvement,  il  me  froissa  rude- 
ment contre  la  muraille,  tandis  qu'un  bout 
Gosier  qui  ^passait  le  tissu  de  son  pa  tirer  ac- 
crocha la  poche  de  ma;  culotte  $  et  la  déchira 
âatiis  la  directtoft  la  plus-  désastreuse  que  voue 
puissiez  imaginer:     ...••!»*.:•     J  ..  ;  :.'  ?. 

u4u diable y  avais-je  dit! u •  *  ••• 

1  Je  rie  m'adressai*  point  ài;Vfrnefet  pourtant 
ce  Fut  pe&k-&fe  ce  qui  le  fit  épttei?  f  peut>-êt*e  . 
aussi  fut-ce  -les  coups  de  bâton.  C'est  «d  point 
qui  n'a  pas  été  éckifci ,  et  que  jç  Itàssje  à  déci- 
der à  messieurs  de  la  société  royale;  Et  ]*aî 
rapporté  mes  culottés  tout  exprès  potfr  les  en 
faire  juges. 


344  TRI5TRAM    SHÀNDT. 

CHAPITRE    CCLXXIIL 
Lie  commis.  . 

Quand  tout  fut  réparé,  je  descendis  une 
fois  dans  la  cour  avec  mon  valet  déplace,  dans 
le  dessein  de  sortir  pour  aller  visiter  le  tombeau 
des  deux  amans  et. le  reste.  Mais  je  fus  encore 
arrêté  à  la  porte;  non  par  lane,.  .mais  par 
celui  qui  l'avait  battu,  et  qui,  par  une  suite 
naturelle  de  sa  victoire,  s'était  emparé,  du 
champ  de  bataille. 

-    C'était  un  commis  de  la  poste  qui  venait  me 
demander  six  livres  et  quelques  sous. 

—  «Et à  propos  de  quoi,  4ui.dis-je?  C'est 
de  la  part  du  roi ,  me  dit  le  cornpais,  en  le- 
vant les  épaules.  » 

—  «  Mon  bon  ami  ,  lui  dis- je ,  tout  comme 
je  suis  moi ,  et  que  vous  êtes  vous...;  » 

—  «  Eh!  qui  êtes-vous,  me  dit*il?  -—Que 
vous  importe,  lui  dis- je?  » 

CHAPITRE    CCLXXIV. 

Grande  dispute. 

—  «Qui  que  je  sois,  continuai-je,  en  m'a- 
dressant  au  commis,   il  "est  très-indubitable 


tristrajm  shàkdy.  54S 

que  je  De  dois  rien  au  roi  de  France  >  si  ce 
n'est  bienveillance  et  respect.  C'est  un  très- 
honnête  homme ,  et  je  lui  souhaité  toute  sorte 
de  joie  et  de  santé.  »  .    . 

—  «  Pardonnez-moi ,  reprit  le  commis ,  vous 
lui  devez  six  livres  quatre  sous  pour  Ja  pro*- 
chaine  poste  d'ici  à  Saint-Fous,  sur  la  route 
d'Avignon  où  vous  allez.;  laquelle  étant  une 
poste  royale ,  vous  payez  double,,  tant  pour 
les  chevaux  que  pour  le  postillon  •;  autrement 
tous  en  auriez  été  quitte  pour  trois  livres  deux 
sous.  » 

—  «  MaU,  lùi.dia-je,.  je  ne  vais  point -par 
terre.  —  Il  ne  tient  qu'à  vous ,  dit  le  'com- 
mis, »  ,  •  •  . 

—  «  Vous  êtes  bien  bon,  lui  dis-je,  en  Éli- 
sant une  profonde  révérence  !  » 

-.  Le  Commis  me  rendit  ma  révérence  avec 
toute  la  politesse  et  le  sérieux  d'un  homme  bien 
élevé.  Jamais  révérence  ne  m'a  autant  décon- 
cerce. 

«  Le  diable  emporte  la  gravité  de  ces  gens- 
là,  dis-je  à  parti  ils  ne. comprennent  non^plus 
l'ironie  que....»  Jr,  j  m  

La  comparaison  était  encore  à  côté, d?  nôup 
avec  ses  paniers  sur  le  dos.  Mais  je  n'aime  pas 
à  dire  des  vérités,  trop  dures.  Au  moment  o£  je 


546  TftlSTRAM    SHÀNDY. 

regardais  l'âne,  sa  bonhomie  me  rendit  la 
mienne,  et  arrêta  ma  langue;  je  n'achevai  pas 
la  comparaison. 

—  «  Monsieur,  dis-je  après  m'étre*  un  peu 
recueilli,  mou  intention  n'est  pas  de  prendre  la 
poste.  » 

■—  «  Mais  il  ne  tient  qu'à  vous,  dit-il,  per- 
sistant dans  sa  première  réponse.  Personne  ne 
s'oppose  à  ce  que  vous  preniez  la  poste.  —  Ma 
volonté,  dis* je,  s'y  oppose.  » 

—  «  Eh  bien  !  celle  du  roi  est  que  vous  n'en 
payiez  pas  moins.  » 

■..■-*■  <<  Bonté  du  ciel,  m'écriai- je  ? 

te  Mais  je  voyage  par  eau ,  je  m'embarque 
sur  te  Rhône  à  midi,  mon  bagage  est  dans  le 
bateau,  je  viens  de  payer  neuf  francs  pour  mon 
passage.  » 

'  —  «  Oést  égal  ;  c'est  tout  un ,  dit  k  com- 
mis. » 

— - •  «  B<m  Dieu!  quoi!  payer  pour  la  route 
que  je  prends  et  pour  celle  que  je  ne  prends 
pas*  » 

•^  <c  C'«st  égal,  répondit  le  commis.  » 

—  <c  C'est  le  diable,  dis-je.  Mais  j'aime 
mietat  êtté  enfermé  dans  dix  mille  Bastilles 
que  de... 

«  O  Angleterre,  Angleterre!  m'écriai- je , 


TltlSTRAM    SHÀSDY.  $4l 

en  tombant  à  genoux,  comme  je  commençais 
l'apostrophe  ;  tu  es  le  pays  de  la  liberté  et  le 
climat  du  bon  sens;  tu  es  la  plus  tendre  des 
mères,  et  la  meilleure  des  nourrices!  » 

Le  directeur  de  la  conscience  de  madame 
Leblanc  survenant  en  ce  moment,  et  voyant  un 
homme  vêtu  de  noir,  aussi  pale  que  la  mort, 
paraissant  plus  pâle  encore  par  le  contraste  de 
son  habit,  et  dans  l'attitude  d'un  homme  qui 
prie,  me  demanda  si  je  n avais  pas  besoin  des 
secours. dé  l'église. 

—  «  Héla9,  dis-je!  j'ai  besoin- des  secours  de 
la  justice ,  et  je  vois  bien  que  je  ne  les  obtien- 
drai jamais  avec  cette  homme-ci.  » 

CHAPITRE    CCLXXV 
La  paix  est  faite. 

I 

Voyant  que  le  commis  de  la  poste  voulait 
décidément  avoir'  ses  six  livres  quatre  sols,  tout' 
ce  qui  me  restait  à  faire  était  'de  lui' dire  quel- 
que chose  d  assez  piquant' pour  valoir  à  peu 
près  mon  argent.  , 

*  * 

Voici  donc  comment  je  m'y  pris. 

—  «  Dites-moi,  de  grâce,  monsieur  le  com- 
mis, par  quelle  courtoisie,  et  en  vertu  de 
quelle  loi,  vous  traitez  un- pauvre   étranger 


348  TRIS  TRAM     SHANOYr 

sans  défense  tout  justement  à  rebours  d'un 
Français?  » 

—  «  J'en  suis  biéa  éloigné,  me  dit- il.  » 

—  «  Pardonnez-moi  y  dis-je  ,  monsieur  , 
vous  avez  coinmeneé  par  déchirer  mes  culottes, 
et  à  présent  vous  me  demandez  mes  poches. 
Au  lieu  .que  si  vous  aviez  d'abord  pris  mes 
poches,  et  que  vous  m'eussiez  ensuite  laissé 
aller  sans  culotte ,  je  n'aurai  rien  à. dire. 

«  Mais  la  façon  dont  on  me  traité  est  con- 
traire  à  la  loi  de  nature  ,  contraire,  à  la  loi  de 
raison ,  contraire  à  la  loi  de  l'Évangile.  » 

■—  «  Mais  non  pas  contraire  a  ceci  ,  dit-il , 
en  me  présentant  un  papier  imprimé.  » 

DE  PAR  LE  ROI. 

«  Voilà  ,  dis-je,  tfn  préambule  touchant  !  » 
Et  je  me  mis  à  lire m 


.....  J'entends ,  dis-je ,  après  avoir  par- 
couru sa  pancarte,  c'est-à-dire  qu'un  homme 
qui  pari  de  Paris  en  chaise  de  poste,  est  obligé 
de  voyager  ainsi  tout  le. reste  de  sa  vie,  ou  de 
payer  l'amende. ,—  Excusez-moi ,  dit  le  com- 


TJtlSTRAM   SHANDY.  549 

liiisj' ce  n'est  pas  là  l'esprit  de  l'ordonnance. 
.Mais  que  si  vous  partez  avec  le  projet  "d'aller 
.en  poste  de  Paris  à  Avignon  ,  vous  .ne  poxivcz 
changer  d'avis  ni  prendre  une  autre  manière 
.de  voyager,  sans  payer  au  préalable  aux  fer- 
miers des  postes  plus  loin  que  celle  où  le  re- 
pentir vous  prend  ;  et  cela  est  fondé ,  conti- 
nua-t-il,  sur  ce  qu'il  ne  faut  pas  que  les  reve- 
nus du  roi  souffrent  de  votre  légèreté.  » 

—  «  Oh  !  par  le  ciel  j  m'écriai-je ,  si  on  taxe 
la  légèreté  en  France  ,  ce  que  j'ai  de  mieux  à 
faire  c'est  de  conclure'  avec  vous  la  meilleure 
paix  que  je  pourrai.  » 

Et  la  -paix  fut  ainsi  faite. 

Et  si  elle  ne  vaut  rien ,  comme  c'est  Tristram 
Shandy  qui  en  a  rédigé  les  articles  7  Tristram 
Shandy  mérite  seul  d'être  pendu. 

CHAPITRE   CCLXXVL 

Tablettes  perdues. 

'  Quoique  je  sentisse  bien  que  tout  ce  que 
j'avais  dit  au  commis  pouvait  valoir  ses  six 
livres  quatre  sols,  j'étais  pourtant  déterminé  a 
faire  note  de  cet  impôt  sur  mes  tablettes  avant 
que  de  quitter  la  place.  Ainsi,  je  mis  la  main 
dans  la  poche  de  mon  habit  pour  chercher  mes 


356  TMSTRAM   SUÀNDY. 

tablettes.  Mou  aventure  peut  servir  d'avis  aux 
voyageurs  à  venir  de  prendre  un  peu  plus 
garde  aux  leurs....  les  miennes  n'y  étaient  plus. 

Jamais  aucun  voyageur  désolé  n'a  fait  pour 
ses  tablettes  autant  de  train  et  de  carillon  que 
j'en  fis  pour  les  miennes. 

—  <c  Ciel  !  terre  !  mer  !  feu  !  m'écriai-je , 
appelant  tous  les  élémens  à  mon  secours  ,  on 
m'a  volé  mes  tablettes  !  que  vais-je  devenir  ? 
Monsieur  le  commis ,  de  grâce ,  mes  tablettes 
où  étaient  mes  remarques,  ne  les   ai-je  pas 

# 

laissé  écbapper  tandis  que  nous  causions  en- 
semble. » 

—  «  Quant  aux  remarques  >  dit-il ,  vous  en 
avez  laissé  échapper  un  bon  nombre  de  fort 
extraordinaires.  —  Bon  !  dis-je,  vous  n'avez 
rien  vu.  H  n'y  en  avait  que  pour  six  francs  qua- 
tre sous.  Mais  les  autres  ?  (il  secoua  la  tête.  ) 
Monsieur  Leblanc  ,  madame  Leblanc ,  n'avez- 
vous  pas  vu  mes  papiers?  La  fille, courez  dans 
ma  chambre.  François  ,  suivez-la.  Il  faut  que 
j'aie  mes  tablettes.  Ce  sont ,  m'écri^i-je ,  les 
tablettes  les  plus  précieuses  >  les  plus  sages , 
les  plus  ingénieuses.  Que  faut-il  que  je  fasse  ? 
de  quel  côté  dois- je  me.  tourner  ?  » 

Sancho  Fança ,  quand  il  perdit  ses.  provi- 


TIWSTRÀM     SHÀNDT.  55l 

sions  et  son  âne  ,  ne  s'affligea  pas  plus  amère- 
ment. 

CHAPITRE   CCLXXVIL 

Elles  sont  trouçées. 

Quand  les  premiers  transports  furent  passes, 
et  que  les  registres  de  ma  cervelle  furent  un 
peu  revenus  de  l'horrible  confusion  où  le  choc 
de  tant  d'accidens  réunis  les  avait  jetés ,  il  me 
revint  en  mémoire  que  j'avais  laissé  mes  ta- 
blettes dans  la  poche  de  ma  chaise  ;  et  qu'en 
vendant  ma  chaise  au  sellier ,  je  lui  avais  aussi 
vendu  mes  tablettes. 


Ici  je  laisse  trois  lignes  en  blanc  y  pour  que 
le  lecteur  puisse  y  placer  le  jurement  qui  lui 
est  le  plus  familier.  Quant  à  rpoi  y  je  pense  que 
s'il  m'est  jamais  échappé  un  jurement,  bien 
complet ,  bien  marqué  ,  ce  fut  en  cette  occa- 
sion. «  ******!  m'écriai-je,  ainsi  donc,  mes 
remarques  si  pleines  d'esprit ,  et  qui  valaient 
quatre  cents  gainées!  j'ai  été  les  vendre  à  un 
sellier  pour  quatre  louis  d'or  !  ct;  par  le  ciel  I 


S5n  TKISTRAM     SHANDÏ. 

je  lui  ai  donne  par-dessus  le  marché  une  chaise 
qui  eu  valait  six  !  encore  si  c'eût  été  quelque 
libraire  célèbre  qui  ?  en  quittant  son  commerce, 
eût  eu  "besoin  d'une  chaise  de  poste ,  ou  qui , 
en  le  commençant .  eût  eu  besoin  de  mes  re- 
marques ,  j'y  aurais  moins  de  regrets.  Mais  un 
sellier!  François,  m' écriai- je,  mène-moi  chez 
lui  tout-à-Theure.  »  François  mit  son  cl)  a  peau, 
et  marcha  devant  moi.  J'ôtai  mon  chapeau  en 
passant  devant  le  commis,et  je  suivis  François. 

CHAPITRE    CCLXXVIII. 

Papillotes. 

Quand  nous  arrivâmes  chez  le  sellier ,  nous 
trouvâmessa  maison  fermée,  aussi-bien  que  sa 
boutique.  C'était  le  huit  septembre,  jour  de 
la  Nativité  de  la  bienheureuse  Vierge  Marie  , 
mère  de  Dieu. 

On  avait  planté  le  mai,  et  tout  le  mondé 
y  courait  ;  toutes  les  musettes  étaient  en  l'air  ; 
c'était  des  sauts ,  des  Cabrioles  :  on  dansait , 
on  chantait  ;  personne  ne  s'embarrassait  de 
moi  ni  de  mes  tablettes.  Je  m'assis  à  la  porte 
sur  un  banc ,  et  je  me  mis  à  philosopher  sur 
le  malheur  de  ma  position.  Par  un  hasard  plus 
heureux  que  je  n'ai  coutume  d'en  rencontrer, 


TRISTRÀM     5HÀNDY.  553 

il  n'y  avait  pas  une  demi-heure  que  j'attendais, 
quand  la  maîtresse  entra   pour  ôter  ses  pa-  • 
pillotes  avant  d'aller  au  mai. 

Il  est  bon  que  vous  sachiez  que   les   Fran- 
çaises aiment  les  mais  à  la  folie,....  presque 
autant  que  leurs  petits  chiens.  Donnez-leur  un 
mai ,  n'importe  en  quelque  mois  que  ce  soit,  elles 
y  courront,  elles  y  oublieront  le  boire  et  le  man- 
ger et  le  dormir.  Et  si  nous  avions  la  politi- 
que,  en  temps  de  guerre,  de  leur  envoyer  une 
cargaison  de  mais  (  d'autant  que  le  bois  com- 
mence à  devenir  rare  en  France  )  ,  les  femmes 
les  planteraient  d'abord;   ensuite  hommes  et 
femmes  se  mettraient  à  danser  à  l'entour,  et 
laisseraient  le  pays  à  notre  discrétion. 

La  femme  du  sellier  rentra  ,  comme  je  vous 
l'ai  dit,  pour  ôter  ses  papillotes.  La  toilette 
est  pour  les  dames  la  première  occupation  de 
la  vie.  Tout  en  ouvrant  la  porte,  la  femme  du 
sellier  ôta  sa  coiffe ,  et  commença  à  jeter  ses 
papillotes  :  une  d'elles  tomba. à  mes  pieds;  je 
reconnus  mon  écriture. 

—  «  O  dieux!  m' écriai-  je,  madame  vous  avez 
toutes  mes  remarques  sur  la  tête.  —  J'en  suis 
bien  mortifiée,  dit-elle.  — Il  est  bien  heureux 
pour  elles ,  pensai-je ,  quelles  se  soient  arrêtées 
à  la  superficie.  Pour  peu  qu'elles  eussent  péné- 
ii.  *3 


354  TRISTRAM    SHÀNDY. 

tré  plus  avant,  elles  auraient  mis  une  caboche 
•  femelle,  et  surtout  française,  dans  une  telle 
confusion,    que  mieux  aurait  vallu  pour  elle 
demeurer  toute  l'éternité  sans  être  frisée.  » 

—  Tenez  ^  dit-elle.  Et,  sans  aVoirla  moindre 
idée  de  la  nature  de  mes  souffrances,  elle  ôta 
ses  papillotes ,  et  les  mit  gravement  l'une  après 
l'autre  dans  mon  chapeau.  L'une  était  tortillée 

d'une  façon ,  l'autre  tortillée  de  l'autre «  Et 

par   ma   foi,  dis- je,  si  elles  sont  jamais  pu* 
bliées ,  on  verra  bien  un  antre  tortillage.  » 

CHAPITRE   CCLXXIX. 

La  colicjue. 

—  «  Allons  voir  l'horloge,  dis-je,  de  l'air 
d\m  ho  tome  que  les  difficultés  n'arrêtent  pas, 
allons  voir  Y  Histoire  de  la  Chine  et  le  reste. 
Rien  ne  saurait  à  présent  m'en  empêcher ,  —  si 
ce  n'est  le  temps,  dit  François;  car  il  est  prés 
d'olize  heures. —Il  n'y  a  qu'à  marcher  plus  vite , 
dis-je.  »  Et  nous  prîmes  le  chemin  delà  cathé- 
drale. 

Dans  la  vérité  de  mon  cœur ,  je  ne  puis  dire 
que  j'aie  éprouvé  là  moindre  peine ,  quand  un 
sacristain  que  je  rencontrai  surla  porte,  me  dit 
que  la  fameuse  horloge  de  Lippius  était  toute 


TIUSTRÀM    SHANDY.  355 

détraquée,  et  qu'elle  n'allait  plus  depuis  plu- 
sieurs années.  «  J'en  aurai  plus  de  temps,  me 
dis- je  à  moi-même ,  pour  parcourir  Y  Histoire 
de  la  Chine  ;  et  d'ailleurs ,  je  suis  plus  en  état 
de  rendre  compte  de  l'horloge  depuis  qu'elle 
ne  va  plus,  que  si  elle  eût  été  dans  son  état 
florissant.  » 

Ainsi  donc  je  m'acheminai  au  collège  des 
Jésuites.  / 

Il  en  est  du  projet  que  j'avais  de  voir  celte 
Histoire  de  la  Chine ,  comme  de  beaucoup 
d'autres  que  je  pourrais  citer,  qui  ne  frapr. 
pent  l'imagination  que  de  loin  ;  car,  à  mesure 
que  je  m'approchais  de  l'objet,  mon  sang  se 
refroidissait;  peu  à  peu  ma  fantaisie  passa 
tellement  que  je  n'aurais  pas  donné  une  oboU 
pour  la  satisfaire.  La  vérité  était  qu'il  me  res- 
tait peu  de  temps,  et  que  mou  cœur  m'en*- 
traînait  au  tombeau  des  deux  amans.  *  Je  prie 
le  ciel,  dis* je,  en  saisissant  le  marteau  pour 
frapper ,  que  la  clef  de  la  bibliothèque  ne  se 
trouve  point.  »  U  en  arriva  autrement;'  mais 
la  chose  revint  au  jnême. 

Tous  les  Jésuites  avaient  la  colique,  et  une 
colique  telle  qu'ils  n'en  sont  pas  encore  guéris. 


356  TftlSTRAM    SHÀNDY. 

CHAPITRE    CCLXXX. 

Le  tombeau  des  amans. 

Je  connaissais  le  tombeau  des  amans  ,  comme 
si  j'eusse  demeuré  vingt-ans  à  Lyon.  Je  savais 
qu'il  fallait  tourner  à  main  droite  en  sortant 
de  la  porte  qui  conduit  au  faubourg  de  Vèse. 
J'envoyai  François  au  bateau  ,  afin  de  pouvoir 
rendre  l'hommage  que  j'avais  si  long-temps 
différé,  sans  témoin  de  ma  faiblesse.  J'étais 
transporté  de  joie  pendant  tout  le  chemin. 
Quand  j'aperçus  la  porte  qui  me  dérobait  la 
vue  du  tombeau,  je  sentis  mon  cœur  embrasé. 

«  Tendres  et  fidèles  esprits,  m'écriai- je ,  en 
parlant  à  Paulin  et  à  Pauline,  long-temps, 
trop  long-temps  j'ai  tardé  à  verser  cette  larme 
sur  votre  tombeau.  Je  viens...  je  viens....  » 

Quand  je  fus  venu ,  je  ne  trouvai  point 
de  tombeau  sur  lequel  je  pusse  verser  de  lar- 
mes.-        *  : 

*  Qufe  n'aurais-je  pas  donné  pour  que  mon 
oncle  Tobie  eût  pu  me  prêter  en  ce  moment 
son  lila^urello  ? 


TMSTRÀM    SHAïtDY.  557 

CHAPITRE    CCLXXXI.  : 

Je  suis  sur  le  pont  d'Atitgnçn. 

Du  tombeau  des  amans  ,  ou  plutôt  du  lieu 
où  il  devait  être ,  et  où  je  n'en  trouvai  pas  ves- 
tige ,  je  volai  pour  rejoindre  le  bateau,  où  j'eus 
à  peine  le  temps  d'arriver.  Nous  partîmes  ;  et, 
dès  que  nous  eûmes  parcouru  une  centaine  de 
toises,  le  Rhône  et  fa  Saône  se  réunirent ,  et 
nous  firent  voguer  le  plus  agréablement  du 
monde. 

4 

Mais  mon  Yoyage  sur  le  Rhône  a  été  décrit 
d'avance.  . 

*  *  • 

;  Me  voici  à  Avignon  ;  et ',  comme  cette  vijta 
n'offre  rien  d'intéressant  qu'une  vieille  maison 
où  a  demeuré,  le  duc  d'Ormond:,  et  ne  nte 
donne  lieu  qu'à  pne  seule,  remarque  qui  sera 
faite. en  peu.de  mots  ,  dans,  trois  minutes  vous 
allez  me  voir  traverser  \%  pont  d'Avignon, 
affourché  sur  une  mule  ,  François  me  suivant 
à  cheval  avec  mon  porte-manteau  en  croupe , 
et  devant  nous,  entamant  fièrement  le  chemin, 
un  homme  en*  guêtres  ,  avec  une  longue  cara- 
3>ine  sur  l'épaule  et  une  grande  rapière  sous  le 
bras.  C'est  celui  qui  nous  a  lqué  nos  montures, 


553  TRISTRÀM    SBÀlfDY. 

et  qui  sans  doute  est  bien  aise  de  s'assurer  de 
nous  et  d'elles. 

A  dire  vrai ,  si  vous  eussiez  vu  mes  culottes 
quand  j'entrai  dans  Avignon  ;  si  vous  les 
eussiez  vues  ,  surtout  quand  je  voulus  enjamber 
ma  mule  ,  vous  n'auriez  pas  trouvé  la  précau- 
tion de  l'homme  si  déplacée,  et  vous  n'auriez  pu 
intérieurement  lui  en  savoir  mauvais  gré.  Quant 
à  moi,  je  trouvai  son  procédé  tout  naturel;  et, 
voyant  bien  que  l'état  délabré  de  mes  culottes 
pouvait  l'avoir  porté  a  s'armer  ainsi  de  toutes 
pièces,  je  me  promis  de  lui  en  faire  cadeau 
quand  nous  serions  au  terme  de  notre  voyage. 

Mais ,  avant  d'aller  plus  loin ,  souffrez  que 
je  me  débarrasse  de  la  remarque  que  je  vous 
ai  promise  sur  Avignon ,  et  que  voici  :  Quoi  ! 
parce  que  le  vent  aura  fait  voler  le  chapeau  de 
dessus  la  tête  d'un  homme  en  entrant  à  Avi- 
gnon ,  cet  tomme  se  croira  fondé  à  dire  et  à 
soutenir  qu'Avignon  est-  la  ville  de  France  la 
plus  exposée  au  Vert  :  rien  n'est  plus  absurde; 
et  pour  moi ,  je  ne  tins  aucun  compte  de  cet 
accident,  jusqu'à  ce  que  mon  hôte,  que  je 
consultai  là  -  dessus,  m'eût  assuré  qu'en  effet 
Avignon  était  extrêmement  sujet  aux  coups  de 
vent ,  et  que  cela  même  avait  passé  en  pro- 
verbe. J'en  fais  la  remarque ,  surtout  afin  que 


TIUSTRÀM     SH1NDT.  559 

les  sa  van  s  puissent  m' expliquer  la  cause  de  ce 
phénomène  :  quant  à  la  conséquence,  je  la  vis 
d'abord.  Ils  sont  tous  à  Avignon ,  comtes  , 
ducs  et  marquis;  le  menu  peuple  est  baron.  On 
ne  saurait  s'en  faire  entendre  >  pour  peu  qu'il 
y  ait  de  vent. 

«  Oh  !  l'ami ,  fais-moi  le  plaisir  de  tenir  ma 
mule  pour  un  moment.  Il  faut  que  j'ôte  une  de 
mes  bottes  qui  pie  blesse  le  pied.  «  L'homme 
se  tenait  les  bras  croisés  à  la  porte  de  l'auberge  ; 
et  moi ,  persuadé  qu'il  avait  quelque  emploi 
dans  la  maison  ou  dans  l'écurie,  je  lui  mis  la 
bride  de  ma  mule  daras  la  main.  Je  raccommo- 
dai ma  botte ,  et,  quand  j'eus  fini  ,  je  me  re- 
tournai pour  reprendre  ma  mule ,  et  remercier 
monsieur  le  marquis. 

Monsieur  le.  marquis  était  déjà  rentré. 

CHAPITRE    CCLXXXII. 

9 

Plaines  sans  fin. 

J'avais  alors  tout  le  midi  de  la  France  ,  Je? 
rives  du  Rhône  aux  bords  de  la  Garprme  >  à 
traverser  tout  à  mon  aise  sur  ma  mule.  Je  dis 
tout  à  mon  aise ,  car  ['avais  hissé  Ja  mort  bien 
loin  derrière  moi  ;  et  Dieu,  et  Dieu  tout  seul , 
«ait  à  quelle  distance. 


36ô  TRISTRAM     SHANDT. 

«  J'ai  poursuivi  plus  d'un  homme  en  France, 
dit-elle  >  mais  jamais  d'an  train  si  enragé.  » 
Cependant  elle  me  poursuivait  toujours  ,  tou- 
jours je  la  fuyais  ;  mais  je  la  fuyais  gaiement  : 
elle  me  poursuivait  encore ,  mats  comme  celui 
qui  poursuit  sa  proie  sans  espérance  de  l'at- 
teindre. Elle  s'amusait  en  chemin, et  chaque 
pas  qu'elle  perdait  la  •  rendait  plus  traitable. 
«  Eh  !  pourquoi ,  m'écriai- je ,  me  presserais- je 
si  fort  ?» 

Ainsi ,  malgré  ce  que  m'avait  dit  le  commis 
de  la  poste  y  je  changerai  encore  une  fois  mon 
allure  ;  et ,  après  une  course  aussi  rapide ,  aussi 
précipitée  que  celle  que  je  venais  de  faire ,  je 
pensai  avec  délices  au  plaisir  que  pallais  avoir 
de  traverser  les  riches  plaints  du  Languedoc, 
aussi  lentement  que  ma  mule  voudrait  laisser 
tomber  son  pied. 

Rien  n'est  plus  agréable  pour  un  voyageur, 
ni  plus  fâcheux  pour  un  homme  qui  écrit  son 
voyage ,  qu'une  plaine  vaste  et  riche  ,  surtout 
61  elle  ne  présente  ni  pont  ni  grande  rivière , 
et  si  elle  n'offre  à  l'œil  que  le  tableau  d'une 
abondance  monotone.  Après  nous  avoir  dit  que 
le  pays  est  superbe  ,  charmant  y  que  le  sol  est 
fertile  ,  et  que  la  nature  y  étale  tous  ses  tré- 
sors }  il  lui  reste  éternellement  sur  les  bras  une 


T1MS  TRAM    SRAKDf.  36l 

grande  plaine  inutile ,  et  dont  il  ne  sait  que 
faire.  Il  arrivera  enfin  à  quelque  ville.  Faible 
ressource  l  Au  sortir  de  la  ville ,  il  retrouvera 
une  plaine ,  et  puis  encore  une  autre. 

Quel  supplice  !  voyons  si  je  viendrais  à  bout 
de  m'y  soustraire* 

CHAPITRE   CCLXXXIII. 

Nannette. 

Je  n'avais  pas  encore  fait  trois  lieues  et  demie, 
que  l'homme  au  fusil  commença  à  regarder  à 
•  son  amorce. 

J'avais  déjà  fait  trois  pauses  différentes, 
dont  chacune  m'avait  fait  perdre  un  demi- 
mille  au  moins.  La  première  avec  un  marchand 
de  tamboursjla  seconde  avec  deuxFAnciscains; 
la  troisième  avec  une  '  vendeuse  de  figues  de 
Provence. . 

Je  voulais  acheter  son  panier  ;  le  marché  fut 
conclu  à  quatre  sols,  et  l'affaire  allait  être 
consommée  sur-le-champ  ;  mais  il  survint  un 
cas  de  conscience.  Quand  j'eus  payé  les  figues, 
il  se  trouva  dans  le  fond  du  panier  deux  dou- 
zaines d'œufs  recouverts  avec  des  feuilles  de 
vignes.  Je  n'avais  pas  eu  l'intention  d'acheter 
des  œufs,  ainsi  je  n'y  avais  aucun  droit.  Pau- 
rais  pu  réclamer  la  place  qu'ils  occupaient , 


56a        ~~         TRISTRÀM    SHÀNDT. 

mais  à  quoi  bon  cette  chicane  ?  J'avais  bien 
assez  de  figues  pour  mon  argent.    » 

La  difficulté  était  que  je  voulais  avoir  le  pa- 
nier ,  et  que  la  marchande  voulait  le  garder. 
Sans  le  panier  elle  ne  savait  que  faire  de  ses 
œufs;  sans  le  panier,  je  n'avais  que  faire  de 
mes  figues  ;  d'autant  que  celles-ci  étaient  déjà 
trop  mures  ,  et  que  la  plupart  étaient  crevées 
par  le  côté.  Il  s'éleva  là-dessus  une  petite  con- 
testation;  et,  après  differens  biais  proposés, 
voici  le  parti  dont  nous  convînmes. 

Ah!  je  devine....  Vous  devinez,  monsieur. 
Oh!  je  vous  défie,  tout  habilç  que  vous  êtes, 
je  défierais  le  diable  lui-même  (  à  moins  qu'il 
ne  se  soit  mêlé  de  cette  affaire,  ce  que  je  croi- 
rais assez»),  «de  former  une  seule  conjecture 
approchante  de  la  vérité,  sur  l'espèce  de  traité 
que  nous  conclûmes  pour  nos  œufs  et  nos 
figues.  Vous  le  saurez  un  jour,  mais  non  pas 
de  sjtôt.  Il  faut  que  je  revienne  bien  vite  aux 
an) ours  de  mon  oncle  Tobie.  Vous  le  saurez  si 
vous  venez  jamais  à  lire  la  relation  des  aven- 
tures qui  me  sont  arrivées  en  traversant  cette 
plaine,  aventures  que  pour  cette  raison  j'in- 
titule : 

Histoires  de  la  plaine. 

On  peut  croire  que  je  ne  m'y  suis  pas  trouva 


TJIISTRÀM    StiÀNDY.  365 

moins  embarrassé  que  tous  les  autres  écrivains; 
et  que  ma  plume  a  eu  une  aussi  rude  besogne 
que  la  leur.  Cependant  les  impressions  qui  me 
restent  de  ce  voyage ,  et  qui  en  ce  moment  se 
présentent  toutes  à  mon  souvenir,  me  disent 
que  c'est  l'époque  de  ma  vie  où  j'ai  été  le 
plus  occupé,  et  le  plus  utilement  occupé.  En 
effet,  comme  mes  conventions  avec  l'homme 
au  fusil)  ne  fixaient  point  le  temps  où  je  lui 
rendrais  sa  mule  ,  j'avais  conservé  une  liberté 
entière;  et  Dieu  sait  comme  j'en  profitais! 
M'arrétant  Et  causant  avec  tous  ceux  qui  n'al- 
laient pas  au  grand  trot,  joignant  ceux  qui 
cheminaient  devant  moi,  attendant  ceux  qui 
venaient  derrière,  hélant  ceux  qui  traversaient 
mon  chemin,  arrêtant  toute  espècedemendians, 
pèlerins,  moines,  ou  chanteurs  de  rue,  ne 
passant  pas  auprès  d'une  femme  juchée  sur  un 
mûrier,  sans  lui  faire  un  compliment  sur  sa 
jambe,  et  sans  lui  offrir  une  prise  de  tabac 
pour  entrer  en  conversation  j  bref,  en  saisissant 
ainsi  les  occasions  de  toute  espèce  que  le  hasard 
m'offrit  dans  ce  voyage,  je  vins  à  bout  de  peu-* 
pler  ma  plaine ,  et  d'y  vivre  comme  au  milieu 
d'une  ville.  J'y  eus  toujours  une  société  aussi 
nombreuse  que  variée  ;  et ,  comme  ma  mule 
aimait  la  société  autant  que  moi ,  et  qu'elle  avait 


364  TRISTRAM   SHÀNDY. 

toujours  de  son  côté  quelque  chose  à  dire  a 
chaque  bête  qu'elle  rencontrait,  je  suis  assuré 
que  nous  aurions  passé  un  mois  entier  dans 
Palmall ,  ou  dans  Jame's  Street ,  sans  y  trouver 
autant  d'aventures ,  et  sans  voir  d'aussi  près  la 
nature  humaine. 


Oh!  que  j'aime  cette  franchise  aimable,  cette 
vivacité  folâtre,  qui  fait,  tomber  à  la  fois  tous 
les  plis  du  vêtement  d'une  Languedocienne  ! 
Sous  ce  vêtement  je  crois  trouver  ,  je  crois  re- 
connaître cette  innocence ,  cette  simplicité  de 
l'âge  d'or  ,  de  cet  âge  tant  célébré  par  nos 
poëtes.  Je  m'abuse  peut-être;  mais  il  est  doux 
de  s'abuser  ainsi. 

J'étais  entre  Nismes  et  Lunel.  C'est  là  que 
croît  le  meilleur  muscat  de  France  j  lequel , 
par  parenthèse ,  appartient  aux  honnêtes  cha- 
noines de  Montpellier.  Us  vous  le  donnent  de 
si  bonne  grâce  !  malheur  à  celui  qui  en  aurait 
bu  à  leur  table ,  et  qui  pourrait  leur  en  envier 
une  seule  goutte  ! 

Le  soleil  était  couché.  Tous  les  ouvrages 
étaient  finis-  les  nymphes  avaient  rattaché 
leurs  cheveux;  et  les  bergers  se  disposaient 
pour  la  danse.  Ma  mule  fit  une  pointe»  — • 


TKISTRAM    SIÀHOT.  365 

«  Qu'as-ta,  lui  dis- je?  ce  n'est  qu'an  fifre  et 
un  tambourin.  —  Je  n'oserais  passer ,  dit-elle. 
—  Ne  vois-tu  pas  ,  lui  dis-je ,  en  lui  donnant 
un  coup  d'éperon  ,  qu'ils  courent  à  la  cloche 
du  plaisir?  —  Par  saint  Ignace,  dit  ma  mule, 
en  prenant  la  même  résolution  que  celle  de 
l'abbesse  des  Andouillettes;  par  saint  Ignace 
de  Loyola ,  et  tous  ses  suppôts,  je  n'irai  pas 
plus  loin.  —  A  la  bonne  heure,  dis-je,  made- 
moiselle. Je  ne  veux  de  ma  vie  avoir  rien  4 
démêler  avec  vous  et  les  vôtres.  »  En  même 
tempç  je  sautai  à  terre,  et,  jetant  une  botte 
dans  un  fossé,  une  botte'  dans  un  autre, 
«  attendez- moi  là,  lui  dis-je;  car  je  prétends 
prendre  ma  part  de  la  danse. 

Une  jeune  paysanne ,  brûlée  du  soleil ,  se 
leva  et  vint  à  moi  comme  je  m'avançais  vers  le 
groupe.  Ses  cheveux  châtains  foncés ,  tirant 
un  peu  sur  le  noir,  étaient  renoués  sur  sa  tête 
en  une  seule  tresse. 

—  «  Il  nous  faut  un  cavalier,  me  dit-elle,  en 
me  prenant  les  deux  mains,  comme  si  je  les  lui 
eusse  offertes.  —  Et  un  cavalier  vous  aurez,  lui 
dis-je,  en  prenant  les  siennes  à  mon  tour.  » 

Situ  avais,  Nannette,  été  attifée  comme  une 
duchesse  ! 


566  TRISTRAM     SH1NDT. 

Mais  ce  maudit  trou  à  ion  jupon  !  Nannette 
ne  s'en  souciait  guère. 

«  Sans  vous,  dit-elle,  nous  n'aurions  pu 
danser.  »  En  quittant  une  de  mes  mains  avec 
cette  politesse  que  donne  la  nature,  elle  me 
conduisit  avec  l'autre. 

Un  jeune  homme  boiteux,  qu'Apollon 
avait  gratifié  d'une  flûte ,  et  qui  s'était  appris  à 
jouer  du  tambourin,  préludait  doucement  en 
s'asseyant  sur  la  butte. 

«  Rattachez-moi  bien  vite  cette  tresse ,  me 
dit  Nannette,  en  me  mettant  un  cordon  dlnsla 
main.  »  Elle  me  fit  oublier  que  j'étais  étranger* 
Toute  la  tresse  se  défit  ;  il  y  avait  sept  ans  que 
nous  nous  connaissions. 

Le  jeune  homme  commença  enfin  avec  le 
tambourin  ;  la  flûte  suivit  :  nous  nous  mîmes 
en  danse.  Maudit  soit  ce  trou  à  ton  jupon  1 

La  sœur  du  jeune  homme,  avec  la  voix 
qu'elle  avait  reçue  du  ciel ,  chantait  alternati- 
vement avec  son  frère.  C'était  une  ronde  gas- 
cone,  dont  le  refrain  était  : 

Vive  la  joie  ! 
.    El  nargue  du  chagrin! 

Les  bergères  chantaient  à  l'unisson ,  et  les 
bergers  les  accompagnaient  une  octave  plus  bas. 


TKISTRÀM    SB1NDT.  36j 

J'aurais  donné  up  écu  pour  le  voir  recousu  : 
Nannette  n'aurait  pas  donné  deux  sous.  Vive 
la  joie  était  sur  ses  lèvres  ;  vive  la  joie  était 
dans  ses  yeux.  Une  étincelle  rapide  d'amitié 
franchit  l'espace  qui  nous  séparait  :  elle  me 
regardait  d'un  air  charmant. 

Dieu  tout  puissant ,  que  ne  puis- je  vivre  et 
finir  mes  jours  ainsi  !  «  Juste  dispensateur  de 
nos  plaisirs ,  de  nos  peines  ;  m'écriai-je,  qui 
empêcherait  un  homme  de  se  fixer  ici  au  sein 
du  contentement?  d'y  danser ,  d'y  chanter ,  de 
f y  rendre  ses  hommages,  et  d'aller  au  ciel  avec 
cette  charmante  brune?  » 

La  petite  capricieuse  se  mit  alors  à  danser 
en  penchant  sa  tête  de  côté,  et  n'en  fut  que 
plus  séduisante.  «  Il  est  temps  d'aller  danser 
ailleurs,  dis- je.  »  Ainsi,  changeant  seulement 
de  partenaires  et  de  tons  ,  je  dansai  de  Lunclà 
Montpellier,  delà  à  Pézénas  et  Beziers^  je 
dansai  tout  au  travers  de  Narbonne ,  de  Car- 
cassonne  et  deCastelnaudary  -  jusqu'à  ce  qu'en- 
fin je  dansai  tout  seul  dans  le  pavillon  de  Per- 
drillo,  où,  tirant  un  papier  rayé  afin  de  pouvoir 
aller  droit,  sans  digression  ni  parenthèse  dans 
les  amours  de  mon  oncle  Tobie, 
Je  commençai  ainsi  : 


568  TRISTRÀM    SHANDT. 

CHAPITRE   CCLXXXIV. 

La  Chose  impossible. 

Oui,  je  voulais  aller  droit;  mais  le  pourrai- 
je  ?  Dans  ces  plaines  riantes ,  et  sous  ce  soleil 
qui  invite  au  plaisir,  où  danS  ce  moment  on 
n'entend  que  des  flûtes,  musettes  et  chansons, 
où  le  peuple  court  à  la  vendange  en  dansant, 
où  à  chaque  pas  que  Ton  fait  le  jugement  est 
surpris  par  l'imagination;  dans  ces  plaines, 
dis~je,  je  défie,  malgré  tout  ce  qui  a  été  dit 
sur  les  lignes  droites  en  divers  endroits  de  ce 
livre,  je  défie  le  meilleur  planteur  de  choux, 
soit  qu'il  plante  en  avant  ou  en  arrière  (  ce  qui 
revient  à  peu  près  au  même,  à  moins  qu'il  n'ait 
une  préférence    secrète  pour  une   des   deux 
méthodes),  je  lui  défie  de  planter  ses  choux 
froidement,  posément  et  régulièrement,  un 
par  un,  en  droite  ligne,  et  à  distances  égales, 
sans  aller  de  guingois  et  perdre  à  chaque  pas 
son  alignement....  surtout  si  ces  maudits  trous 
de  jupes  ne  sont  pas  recousus.  En  Frize-Lande, 
en  Finlande,    en  Islande,  et  dans  quelques 
autres  pays  que  je  sais  bien,  la   chose  serait 
peut -être  plus  facile. 

Mais  dans  ce  beau  climat,  où  tout  parle  aux 


TftlITRÀM   SHANDT.  36g 

sens  et  à  l'imagination,  où  l'on  est  sans  cesse 
maîtrisé  par  ses  idées;  dans  ce  pays,  mon 
cher  Eugène,  dans  ce  fertile  pays  de  romans 
et  de  chevalerie,  où  je  me  trouve  en  ce  mo- 
ment ,  ouvrant  mon  écritoire  pour  écrire  les 
amours  de  mon  oncle  Tobie,  tandis  que  de 
ma  fenêtre  je  vois  dans  la  plaine  les  tours  et 
détours  que  parcourt  Julie  pour  retrouver  son 
cher  Diego,  si  tu  ne  viens  pas  à  mon  secours, 
si  tu  9'es  pas  mon  guide,  quelle  espèce  d'ou- 
vrage sortira- t-il  de  mes  mains? 
Essayons  cependant. 

CHAPITRE    CCLXXXV. 

Ma  méthode  en  écrivant. 

Il  en  est  de  l'amour  comme  du  cocuage.... 

Mais  quoi!  je  vais  commencer  un  nouveau 
livre ,  tandis  que  j'ai  depuis  si  long-temps  une 
chose  à  communiquer  au  lecteur!  une  chose 
qui ,  si  elle  ne  lui  est  pas  communiquée  en  ce 
moment,  ne  le  sera  peut-être  de  ma  vie,  au 
lieu  que  ma  comparaison  de  l'amour  lui  sera 
expliquée  à  quelque  heure  du  jour.  Il  faut  que 
je  me  débarrasse  de  cette  chose,  après  quoi  je 
Commencerai  tout  de  bon. 

Or,  Voici  cette  chose. 

xi.  ^4 


37O  TKISTRAM    SHANDT. 

C'est  que  de  toutes  les  manières  de  com- 
mencer un  livre,  qui  sont  maintenant  pra- 
tiquées dans  tout  le  inonde  connu,  je  suis 
persuadé  que  la  mienne  est  la  meilleure;  je 
suis  sur  du  moins  qu'elle  est  la  plus  religieuse  ; 
car  j'écris  d'abord  la  première  phrase,  et  je 
m'abandonne  à  la  Providence  pour  la  seconde. 

C'est  ce  qui  devrait  guérir  pour  jamais  tout 
critique  du  soin  et  de  la  folie  d'ouvrir  sa  porte, 
et  d'appeler  à  son  aide  ses  voisins,  ses  amis, 
ses  parens,  et  le  diable  et  son.  train,  pour 
examiner  avec  lui  comment  une  de  mes  phrases 
en  suit  une  autre ,  et  comment  le  tout  se  lie 
ensemble* 

Je  voudrais  que  vous  me  vissiez  cramponné 
sur  le  bras  de  mon  fauteuil ,  et  à  moitié  sou- 
levé, les  yeux  au  plancher,  Pair  confiant, 
attrapant  une  pensée,  souvent  lorsqu'elle  n'est 
encore  qu'à  moitié  chemin  pour  venir  à  moi. 

Je  crois,  en  conscience,  que  j'en  ai  inter- 
cepté plus  d'une  que  le  ciel  destinait  a  quel- 
que  autre. 

CHAPITRE  CCLXXXVL 

Moins  que  rien. 
J'allais  encore  faire  une  digression  sur 


THISTKAM    IH1NDT,  5<]l 

Pope,  sur  les  critiques,  sur  les  tartufes  ;  j'al- 
lais faire  valoir  ma  modération,  ma  bonhomie  ; 
j'allais  retarder  encore  l'histoire  des  amours  de 
mon  oncleTobie  ;  mais ,  par  le  vieux  masque  de 
velours  noir  de  ma  tante  Dinach  ,  ce  n'est  pas 
là  le  cas.: 
Je  reviens  à  ma  comparaison. 

CHAPITRE   CCLXXXVII. 

Mon  oncle  Tobie  reparaît. 

» 

Il  en,  est  de  l'amour  -comme  du  cocuage;  La 
partie  souffrante  est  au  plutôt  la  troisième ,  et 
presque  toujours  la  dernière  personne  instruite 
de  la  maison.  Cela  vient,  comme  tout  le  monde 
sait,  de  ce  que  nous  avons  une  demi-douzaine 
de  mots  pour  une  seule  chose ,  et  de  ce  que 
nos  impressions  varient  suivant  le  lieu  où  elles 
prennent  naissance*  Ce  qui  est  de  l'amour 
dana  telle  partie  du  corps  humain,  devient 
presque  de  la  haine  dans  telle  autre ,  du  sen- 
timent, quelques  pieds  plus  hauts,  et  du  ga- 
limatias. .  Non ,  madame ,  non  pas  là  t  s'il 
vous  plaît ,  c'est  dans  la  tête  que  je  veux  dire. 
Tant  que  les  choses,  dis- je,  iront  ainsi ,  quel 
fil  aurons-nous7  pour  nous  conduire  dans  ce 
labyrinthe? 


572  TftlSTRl*     SH15DT. 

De  tous  les  êtres  créés  et  incréés  qui  ont 
jamais  fait  des  soliloques  sur  ce  sujet  mystique, 
mou  oncle  Tobie  était  certainement  le  moins 
propre  à  démêler  la  véritable  sensation  à  tra- 
vers tant  de  sensations  différentes.  Aussi  s'en 
serait-il  remis  à  la  Providence  et  an. temps, 
pour  débrouiller  un  tel  chaos,  ainsi  que  nous 
faisons  pour  les  événemens  dont  nous  craignons 
l'issue,  si  l'avis  donné  par  Brigitte'  à  Suzanne , 
et  les  manifestés  répandus  par  celle* ci  dans  le 
public ,  n'avaient  à  la  fin  forcé  mon  oncle  To- 
bie à  prendre  la  chose  en  considération. 

CHAPITRE    CCLXXXVIII. 

Sur  les.buveurs  d  eau. 

Les  physiologistes  anciens  et  modernes  nous 
ont  bien  et  dûment  expliqué  d'où  vient  que  les 
tisserands ,  les  jardiniers ,  les  gladiateurs , 
et  ceux  dont  une  jambe  s'est  desséchée  à  la 
suite  de  quelque  mal  au  pied;  d'où  vient,  dis- 
je,  que  tous  ces  gens-là  ont  toujours  quelque 
nymphe  dont  le  tendre  cœur  brûle  en  secret 
pour  eux. 

Eh  bien!  un  buveur  d'eau  (pourvu  qu'il 
le  soit  de  profession ,  sans  fraude  ni  superche- 
rie) est  précisément  dans  la  même  catégorie. 


TRISTRÀM    SB1NDY*  Zfî 

Non  qu'au  premier  coup  d'œil  on  y  aperçoive 
aucune  conséquence ,  aucune  logique.  En  effet, 
dire  qu'un  ruisseau  d'eau  froide ,  tombant 
goutte  à  goutte  dans  l'estomac,  allumera  une 
torche  en  l'honneur  de  ma  Jenny. 

Cette  proposition  ne  frappe  personne  ;  au 
contraire,  elle  semble  diamétralement  opposée 
au  cours  ordinaire  des  effets  et  des  causes. 

Mais  c'est  ce  qui  montre  la  faiblesse  et  l'in- 
suffisance de  la  raison  humaine. 

«  Et  vous  ne  laissez  pas,  monsieur,  de  jouir 
d'une  parfaite  santé  ?» 

«  La  plus  parfaite,  madame,  que  l'amitié 
même  puisse  me  désirer.  » 

a  Quoi,  monsieur!  ne  buvant  rien,  absolu* 
ment  rien  que  de  l'eau  !  » 

Impétueux  fluide!  au  moment  que  tu  presses 
contre  les  écluses  du  cerveau,  vois  comme  elles 
cèdent  à  ta  puissance  ! 

La  curiosité  paraît  à  la  nage,  faisant  signe 
à  ses  compagnes  de  la  suivre  :  elles  plongent 
au  milieu  du  courant. 

L'imagination  s'assied  en  rêvant  sur  la  rive. 
-Elle  suit  le  torrent  des   yeux,  et  change  les 
brins  de  paille  et  de  jonc  en  mats  de  misaine 
•et  de  beau -pré*  À  peine  la  métamorphose  est- 
elle  faite  r  que  le  désir,  tenant  d'une  main  sa 


3j4  TRI5TAAM    SMAUDT. 

robe  retroussée  jusqu'au  genou  ,  survient,  les 
voit  et  s'en  empare. 

O  vous,  buveurs  d'eau  1  est-ce  donc  par  le 
secours  de  cette  source  enchanteresse  que  vous 
avez  tant  de  fois  tourné  et  retourné  le  monde 
à  votre  gré?  Foulant  aux  pieds  l'impuissant , 
écrasant  son  visage,  et  changeant  même  quel- 
quefois la  forme  et  l'aspect  de  la  nature  ? 

—  «  Si  j'étais  Eugène,  disait  Yorick,  je 
voudrais  boire  plus  d'eau.  — •  Et  moiftussi ,  dit 
Eugène ,  si  j'étais  Yorick,  » 

C'est  ce  qui  prouve  que  tous  deux  avaient  la 
leur  Longin. 

Quant  à  moi,  je  suis  résolu  à  ne  lire  de  ma^ 
vie  d'autre  livre  que  le  mien.    • 

CHAPITRE   CCLXXXIX. 

Je  m'embrouille. 

Je  voudrais  que  mon  oncle  Tobie  eut  été 
buveur  de  au;  on  aurait  compris  pourquoi,  du 
premier  moment  que  la  veuve  Wadman  le  vit, 
elle  sentit  quelque  chose  en  sa  faveur. 

Quelque  chose  peut-être  au-dessus  de  l'ami- 
tié, au-dessous  de  l'amour,  pourtant,  quel- 
que chose,  n'importe  quoi,  n'importe  ou,  je 
ne  donnerais  pas  un  seul  crin  de  ht  queue  de 


N 


TMSTHAM     SHÀHDY.  Zfî 

xna  mule  (qui  franchement  n'en  a  guère  k 
perdre  )  pour  être  mis  dans  le  secret; 

Mais  mon  oncle  Tobie  n'était  rien  moins  que . 
buveur  d'eau.  Une  la  buvait  ni  pure,nim£lée, 
ni  d'aucune  manière ,  ni  en  aucunlieu ,  excepté 
peut-être  dans  quelque  poste  avancé  ou  l'on  ne 
pouvait  avoir  de  meilleure  liqueur.  Peut  être 
aussi  dans  l.e  temps  de  sa  blessure,  lorsque  le 
cbirugien  ne  cessant  de  lui  dire  qu'il  fallait 
détendre  ses  fibres,  et  que  la  réunion  de  la 
plaie  s'en  ferait  plus  vite  ;  mon  oncle  Tobie 
consentait  à  en  boire  pour  l'amour  de  la 
paix. 

Tout  lé  monde  sait  que  dans  la  nature  il  n'y 
a  point  d'effet  sans  cause.  Et  l'on  sait  égale- 
ment que  mon  oncle  Tobie  n'était  ni  tisserand, 
ni  jardinier ,  ni  gladiateur ,  à  moins  que  vous 
prétendiez  que  capitaine  soit  l'équivalent  de 
gladiateur  ;  mais  il  était  simplement  capitaine 
d'infanterie.  D'ailleurs  ,  ceci  est  une  explica- 
tion forcée.  Nous  n'avons  donc  rien  à  supposer 
que  cette  malheureuse  jambe.  Mais,  dans  la  pré- 
sente hypothèse ,  elle  ne  nous  servirait  qu'au- 
tant que  son  accident  aurait  été  la  suite  de  quel- 
que mal  au  pied  ;  mais  la  jambe  de  mon  oncle 
Tobie  n'avait  maigri  par  l'effet  d'aucun  désor- 
dre dans  le  pied.  Que  dis-je?La  jambe  de  mon 


S76  TRISTRAM     5HAKDT. 

onde  Tobie  n'avait  pas  maigri  du  tout.  Elle 
était  un  peu  roide  et  sans  grâce,  ce  qui  pou- 
vait venir  du  défaut  total  d'exercice  où  elle 
était  restée  pendant  les  trois  ans  que  mon 
oncle  Tobie  avait  passés  à  la  ville  dans  la  maison 
de  mon  père,  mais  elle  était  forte,  nerveuse, 
et  au  total  c'était  une  jambe  aussi  bien  faite  et 
d'aussi  bon  augure  que  toute  autre. 

Je  déclare  que  je  ne  me  rappelle  aucune  oc- 
casion ,  aucun  passage  du  livre  que  j'écris  où  je 
me  sois  trouvé  aussi  embarrassé  qu'au  cas  pré- 
sent, à  faire  joindre  les  deu* bouts,  et  à  faire 
cadrer  de  force  le  chapitre  que  j'écrivais  au 
chapitre  qui  devait  suivre.  On  dirait  que  j'ai 
pris  plaisir  à  rassembler  les  difficultés  de  toute 
espèce,  uniquement  pour  voir  comment  je 
pourrais  en  sortir. 

Insensé  que  tu  es!  quoi  !  ces  détresses  inévi- 
tables qui  n'ont  cessé  de  t'affliger  comme 
homme  etcomme  auteur;  cesdétresses,  Tristram 
ne  te  suffisent  pas?  et  tu  veux  tt  jeter  dans  de 
nouveaux  embarras? 

N'est-ce  pas  assez  que  tu  sois  endetté  de  tous 
côtés?  N'as-tu  pas  dix  tombereaux  chargés  des 
premiers  volumes  de  ton  Tristram,  qui  ne  sont 
pas  encore  vendus?  Et  n'es-tu  pas  presque  à 


TRISTRAM   5HÀHDT.  $77 

bout  de  ton  esprit  pour  trouver  le  moyen  de 
t'en  défaire. 

N'es- tu  pas,  à  l'heure  qu'il  est,  tourmenté  de 
ce  maudit  asthme  que  tu  as  gagné  en  Flandre 
en  patinant  contre  le  vent?  Il  n'y  a  pas  plus  de 
deux  mois ,  qu'à  force  de  rire  de  la  posture  ri- 
dicule d'un  cardinal ,  tu  te  rompis  un  vaisseau 
dans  la  poitrine ,  et  en  deux  heures  tu  perdis 
tant  de  sang,  qu'à  en  croire  les  médecins,  si 
l'hémorragie  eût  duré  une  fois  autant ,  tu  en 
aurais  perdu  plus  de  quatre  pintes! 

CHAPITRE  CCXC. 

Qu'on  ne  m  interrompe  plus. 
Bon  Dieu!  ne  setaira-t-on  jamais?  ne  pour 

* 

ra-t-on  me  laisser  raconter  mon  histoire  de 
suite etsans  déviation? Elle  est  si  délicate,  si 
compliquée,  qu'ellç  peut  à  peine  soutenir  la 
transposition  d'une  seule  syllabe  ;  et  vous  ne* 
cessez  de  me  détourner  mal  à  propos!  Il  faut 
cependant  bien  que  je  tache  de  retrouver  mon 
chemin. 

Mais,  de  grâce,  ne  distrayez  plus  mon  at- 
tention. 


3j8  TRISTHÀM     SHANDT. 

CHAPITRE    CCXCL 

J entre  tout  de  bon  ai  matière. 

Mon  oncle  Tobie  et  le  caporal,  dans  le  des- 
sein où  ils  étaient.d'entrer  en  campagne  aussi- 
tôt que  le  reste  des  allies,  s'étaient  enfuis  delà 
ville  avec  tant  de  chaleur  et  de  précipitation, 
pour  prendre  possession  du  petit  terrain  dont 
nous  avons  si  souvent  parlé,  qu'ils  avaient  ou- 
blié  un  des  articles  les  plus  nécessaires  à  leur 
projet.  Ce  n'était,  comme  on  peut  croire,  ni 
une  pioche,  ni  une  pèle,  ni  une  bêche  de 
pionnier. 

C'était  un  lit  pour  se  coucher.  Tellement 
que,  comme  le  château  de  Shandj  n'était  pas 
alors  meublé,  et  que  la  petite  auberge  où 
mourut  le  pauvre  Lefèvre  n'était  pas  encore 
bâtie,  mon  oncle  Tobie  fut  contraint  d'accep- 
ter un  lit  pour  une  nuit  ou  deux  chez  mistriss 
Wadman,  en  attendant  que  U  caporal  Trim 
qui,  aux  talens  d'un  excellent  laquais,  valet 
de  chambre  y  cuisinier ,  chirugien  et  ingénieur , 
joignait  celui  d'un  excellent  tapissier ,  en  eût 
monté  un  dans  la  maison  de  mon  oncle  Tobie, 
à  l'aide  d'un  menuisier  et  d'une  ou  deux 
couturières. 


TRISTIIÀM    SHAHDT.  &79 

Une  fille  d'Eve....  ,-car  telle  était  la  veuve 
Wadman  ,  et  tout  ce  que  je  compte  dire  de  son 
caractère ,  c'est  qu'elle  était  : 

Femme  dans  toute  l'étendue  du  lûot. 

Uue  fille  d'Eve  eût  été  mieux  placée  à  cin- 
quante lieues  de  là,  chaudement  étendue  dans 
son  lit,  jouant  avec  l'étui  de  son  couteau, 
jouant  même  avec  tout  autre  chose ,  que  les 
yeux  témoins  et  l'esprit  occupe  d'un  homme 
logé ,  meublé ,  et  défrayé  par  elle. 

Partout  ailleurs  ce  n'est  rien.  Une  femme 
(  hors  de  chez  elle  )  peut ,  physiquement  par- 
lant ,  regarder  un  homme  au  grand  jour ,  et 
même  le  voir  sous  un  plus  grand  jour  qu'un 
autre.  Mais  ici,  sous  quelque  jour  qu'elle  le 
vît,  elle  ne  pouvait  s'empêcher  de  mêler  à  son 
idée  quelque  chose  de  sa  propre  chevance, 
de  le  confondre  pour  ainsi  dire  avec  son  bien, 
jusqu'à  ce  que,  par  des  actes  réitérés  de  cette 
dangereuse  combinaison ,  elle  le  comprît  tout- 
à-fait  dans  son  inventaire. 

Et  alors  gare  la  sagesse. 

Mais  ceci  n'est  pas  la  matière  d'un  système  : 
je  l'ai  déclaré  d'avance;  ni  d'un  bréviaire,  car 
je  ne  me  mêle  du  credo  de  personne  que  du 
mien.  Ce  n'est  pas  une  matière  de  fait  non 
plus,  au  moins  que  je  sache,  mais  une  matière 


580  TRISTRAM     5HÀ1TDT. 

parement  charnelle,  et  qui  sert  d'introduction 
à  ce  qui  va  suivre. 

CHAPITRE   CCXCII. 

^ 

Adieu  l'étiquette. 

Je  ne  parle  pas  à  l'égard  de  leur  grosseur , 
ni  de  leur  finesse ,  ni  de  la  forme  de  leurs 
goussets;  mais  je  vous  prie ,  madame ,  vos  che- 
mises de  nuit  ne  diffèrent-elles  pas  de  vos  che- 
mises de  jour  en  cette  particularité,  aussi-bien 
qu'en  plusieurs  autres  ;  savoir,  qu'elles  excèdent 
tellement  les  autres  en  longueur ,  que,  lorsque 
vous  les  avez  mises,  elles  tombent  presque  aussi 
bas  au  dessous  de  vos  pieds,  qu'il  s'en  faut  que 
vos  chemises  de  jour  ne  descendent  jusqu'à  vos 
pieds.  C'est  du  moins  sur  ce  modèle  que  les 
chemises  de  nuit  de  la  veuve  Wadman  avaient 
été  coupées  ;  d'où  je  présume  que  telle  était  la 
mode  sous  les  règnes  du  roi  Guillaume  et  de 
la  reine  Anne.  Et  si  elle  a  changé  (  comme  en. 
Italie,  où  on  ne  porte  point  de  chemise  la 
Huit  )  tant  pis  pour  le  public. 

On  leur  donnait  alors  deux  aunes  et  demie 
de  Flandre,  de  longueur.  Ainsi,  en  supposant 
la  taille  ordinaire  d'une  femme  à  deux  verges, 


TRI5TRÀM   SHA.NDT.  58 1 

il  lui  en  restait  une  demi-aune  pour  en  disposer 
à  sa  fantaisie. 

Une  veuve ,  qui  l'est  surtout  depuis  sept  ans, 
trouve  les  nuits  de  décembre  bien  longues  et 
bien  froides  ;  et  il  n'est  rien  dont  elle  ne  s'avise 
pour  suppléer  à  la  chaleur  qui  lui  manque. 
Une  petite  douceur  en  amène  une  autre;  et 
peu  à  peu,  et  d'essais  en  essais,  mistriss  Wad- 
man  s'était  formé  l'habitude  que  voici  :  l'ha- 
bitude qui,  depuis  deux  ans ,  était  devenue 
une  règle  invariable  de  son  coucher. 

Aussitôt  que  la  veuve  Wadman  était  au  lit , 
et  qu'elle  avait  étendu  ses  jambes  dans  toute 
leur  longueur,  elle  appelait  Brigitte;  et  Bri- 
gitte, avec  toute  la  décence  convenable ,  sou-» 
levait  la  couverture  des  pieds  du  Ut,  prenait 
la  demi-aune  excédente  de  laquelle  nous  avons 
parlé,  la  tirait  doucement  avec  les  deux  mains 
pour  lui  donner  toute  l'extension  possible,  et 
la  plissait  légèrement  dans  sa  longueur  ;  puis, 
prenant  sur  sa  manche  une  grosse  épingle ,  dont 
elle  tournait  la  pointe  vers  elle ,  elle  rattachait 
tous  les  plis  ensemble  à  peu  de  distance   de 
l'ourlet  ;  après  quoi  elle  retroussait  le  tout  sous 
les  pieds  du  lit  >  et  souhaitait  à  sa  maîtresse  une 

bonne  nuit. 

Tout  cela  s'observait  régulièrement  et  avec 


58)  TBISTRAH   SBÀHBT. 

une  méthode  constante  ctiovariable.  Seulement 
Brigritte,  en  détroussant  les  pieds  du  lit  pour 
s'acquitter  de  son  devoir ,  ne  consultant  d'autre 
thermomètre  que  la  disposition  de  son  humeur, 
elle  faisait  sa  beaugrie  debout,  à  genoux,  ou 
accroupie ,  suivant  les  diflerens  degrés  de  foi, 
d'espérance  et  de  charité  qu  elle  se  sentait 
cette  nuit-là  pour  sa  maîtresse.  Ainsi ,  il  n'y 
avait  dé  variété  que  dans  l'attitude  de  Brigitte. 
À  tout  autre  égard ,  l'étiquette  était  sacrée , 
et  aurait  pu  le  disputer  aux  étiquettes  les  plus 
rigides  de  toutes  les  chambres  à  coucher  de 
la  chrétienté. 

Le  premier  soir,  aussitôt  que  le  caporal  eut 
conduit  mon  oncle  Tobie  au  haut  de  l'escalier, 
ce  qu'il  fit  vers  les  dix  heures,  mistriss  Wad- 
inan  se  jeta  dans  son  fauteuil,  et,  crpisant  son 
genou  droit  sur  son-  genou  gauche,  ce  qui  lui 
faisait  un  point  d'appui  pour  son  coude,  elle 
pencha  sa  joue  sur  la  paume  de  '  sa  main,  et, 
^appuyant  dessus,  elle  rumina  jusqu'à  minuit 
sur  les  deux  côtés  de  la  question. 

Le  second  soir  elle  alla  à  son  bureau  ;  et , 
a^ant  dit  à  Brigitte  de  lui  apporter  d'autres 
chandelle»,  et  de  les  laisser  suHa  table,  elle 
tira  son  contrat  de  mariage  et  le  lut  deux  fois 
avec  grande  attention. 


TRISTRAM    SHAHDY.  383 

Et  le  troisième  soir  f  qui  était  le  dernier  du 
séjour  de  mon  oncle  Tobie,  quand  Brigitte  aux 
pieds  du  lit  eut  tiré  la  chemise  de  nuit,  et 
qu'elle  essaya  de  la  rattacher  avec  la  grosse 
épingle. 

D'un  coup  de  pied  donné  des  deux  talons  à 
la  fois,  mais  en  même  temps  du  coup  de  pied 
le  plus  naturel  que  Ton  put  donner  dans  sa  po- 
sition, elle,  fit  sauter  l'épingle  des  doigts  de 
Brigitte.  L'étiquette,  qui  était  attachée  à  l'é- 
pingle, tomba  avec  elle,  et,  en  tombant  par 
terre ^  fut  brisée  en  mille  atomes. 

De  tout  cela,  il  était  clair  que  la  veuve 
Wadman  était  amoureuse  de  mon  oncle  Tobie. 

CHAPITRE    CCXCIII. 

Amours  de  mon  oncle  Tobie  avec  la  veuçe 

JVadman* 

Mais  là  tête  de  mon  oncle  Tobie  était  alors 
occupée  de  bien  d'autres  affaires  -,  tellement 
qu'il  n'eut  pas  le  loisir  de  songer  à  celle-ci , 
jusqu'à  ce  que  la  démolition  de  Dunkcrque  eût 
été  consommée,  et  que  les  droits  respectifs  de 
toutes  les  puissances  de  l'Europe  eussent  été 
réglés. 

Cela  fit  un  armistice,  pour  parler  le  langage 


384  TRIS  TU  À  M    SHANDY- 

de  mon  oncle  Tobie;  ou,  pour  parler  celui  de 
mistriss  Wadman,  un  chômage  de  près  de 
onze  ans.  Mais,  comme  dans  les  cas  de  cette 
nature,  c'est  toujours  le  second  coup  (à  quel- 
que distance  qu'il  soit  du  premier)  qui-  établit 
le  combat,  j'appelle  ces  amours,  les  amours 
de  mon  oncle  Tobie  avec  la  veuve  Wad* 
rnariy  plutôt  que  les  amours  de  la  veuve 
Wadman  avec  mon  oncle  Tobie. 

Et  cette  distinction  n'est  pas  imaginaire.  Il 
n'en  est  pas  de  ceci  comme  de  bonnet  blanc, 
et  blanc  bonnet,  et  de  toutes  autres  choses  de 
ce  genre,  sur  lesquelles  on  dispute  tous  les 
jours  au  parlement  :  dans  ce  cas-ci  il  y  a  une 
différence  dans  la  nature  des  choses,  et  (souffrez 
que  je  vous  le  dise,  messieurs)  une  grande 
différence. 

CHAPITRE   CCXCIV. 

Je  bats  la  campagne. 

Au  moment  dont  je  parle,  comme  ainsi  soit 
que  la  veuve  Wadman  aimait  mon  oncle  Tobie, 
et  que  mou  oncle  Tobie  n'aimait  pas  encore  la 
veuve  Wadman,  la  veuve  Wadman  n'avait  que 
deux  partis  à  prendre;  ou  d'aller  en  avant  et 


iTILlSTltÀM    SHÂlfDT»  585 

de  continuer  à  aimer  mon  oncle  Tobie,  ou  de 
se  tenir  en  repos. 

La  veuve  Wadinan  ne  voulait  ni  l'un  n£ 
l'autre. 

Bonté  du  ciel  I  Mais  j'oublie  que  je  suis  moi- 
même  un  peu  du  caractère  de  la  veuve  Wad- 
man.  Car  toutes  les  fois  qu'il  m'ai  rive  (ce  qui 
advient  quelquefois  vers  les  équinoxes)  que 
quelque  divinité  champêtre  m'occupe,  m'in- 
téresse, me  tourmente  au  point  que  je  perds 
pour  elle  le  boire  et  le  manger,  tandis  que  la 
cruelle  ne  daigne  pas  s'informer  si  je  bois  ou 
si  je  mange. 

Malédiction  sur  elle!  je  l'envoie  ciîTartarie, 
et  de  la  Tartarie  à  la  terre  de  Feu,  et  de  la 
terre  de  Feu  à  tous  les  diables.  Bref,  il  n'y  a 
pas  un  recoin  en  enfer  où  je  ne  place  ma  déesse, 
et,  où  je  ne  la  loge. 

Mais ,  comme  le  cœur  est  faible ,  et  que  les 
marées  de  nos  passions  montent  et  descendent 
dix  fois  par  minute ,  je  ramèue  bien  vite  ma 
divinité;  et,  comme  je  suis  extrême  en  tout,  je 
la  place  au  beau  milieu  de  la  voie  lactée. 

«  O  la  plus  brillante  des  étoiles!  répands, 
répands  ton  influence. ...  » 

Maudite  soit  l'étoile  et  son  influence,  par 
tout  ce  qui  est  hérissé  et  en  guenilles,  m'écriai- 
u.  a5 


386  TXI5TRÀM     StfAXDY. 

je,  en  ôtant  mon  bonnet  fourre!  et  le  regar- 
dant d'un  air  de  colère  ,  je  ne  donnerais  pas 
six  sous  pour  en  avoir  douze  de  cette  espèce  ! 

Mais  c'est  pourtant  un  excellent  bonnet, 
dis- je,  en  le  mettait  sur  ma  tête  et  l'enfonçant 
jusqu'aux  oreilles;  il  est  bien  chaud,  bien 
doux  ,  surtout  si  vous  touchez  le  poil  avec  la 
main. 

Eh!  que  m'importe,  répliquai-je,  en  suis* je 
moins  malheureux  ?  Ici  ma  philosophie  m'a- 
bandonne encore. 

Non,  je  ne  toucherai  jamais  à  ce  pâté  (je 
change  encore  de  métaphore) ,  ni  à  la  croûte , 
ni  à  la  mie,  ni  au  dedans,  ni.  au  dehors,  ni 
au-dessus,  ni  au-dessous  ;  je  le  déteste,  je  le 
hais ,  je  le  répudie  :  la  vue  seule  m'en  rend 
malade. 

Il  est  tout  poivre, 
tout  ail , 
tout  épice , 
font  sel, 
toutes  drogues  du  diable. 

Parle  grand  archi-cuisinier  des  cuisiniers, 
qui  ne  fait,  je  pense,  œuvre  de  ses  dix  doigts 
du  matin  au  soir,  et  qui  passe  son  temps  à  in- 
venter pour  nous  les  ragoûts  les  plus  échauf-* 


TÏIISTRÀ.M   S  H  AND  T.  3$7 

fans,  je  n'y  toucherais  pas  pour  le  monde  entier. 

—  «  O  Tristram!  Tristram  !  s'écrie  Jenny.  » 

—  «  O  Jenny  !  Jenny  !  lui  dis- je ,  et  cela-  me 
conduit  au  deux  cent  quatre-vingt-quinzième 
chapitre.  » 

CHAPITRE.  CGXCV. 

Bien, 

ic  Noir,  pour  lé  monde  entier,  je  n'y  touche- 
rais pas,  lui  dis-je.  » 

Mon  Dieul  à  quel  point- cette  métaphore  m'a 
échauffé  l'imagination  I 

CHAPITRE  CCXCVL 

Diatribe  contre  Isimour* 

Cist  ce  qui  montre  (  que  la  robe  et  Pe'glise 
en  disent  tout  ce  qu'elles  voudront  ;   qu'elles 

en  disent; car,  quant  à  penser,  tout  ce  qui 

pense ,  pekise  à  pçu  près  de  même  sur  cet  arti- 
cle et  sur  bien  d'autres),  c'est  ce  qui  montre, 
dis-je,  que  l'amour  est  certainement  (au 
moins  alphabétiquement  parlant)  l'affaire  de 
la  vie  la  plus 

A  ptantt  f 
bphsB  barre, 


588  "    T*ISTRÀM    SHANDT. 

la  plus  C  onfuse , 
la  plusD  îabolique; 

Et  de  toutes  les  passions  humaines ,  la  passion 
la  plus 

£  xtraragaate, 
la  plus  F  antasque, 
la  plus  G  rossièrc  9 
la  plus  H  onieuse, 

la  plus  I    inconséquente  (le  K  manque), 
et  la  plus  L  unalîque  ; 

Et  en  même-temps  la  chose  la  plus 

M  bérable, 
la  plus  N  iaise , 
la  plus  O  iseuse, 
la  plus  P  uériJe, 
la  plus  Q  uiuleuse, 
la  plus  S  urannée, 
-      et  la  plus  R  idicule  ; 

Quoique,  dansdansla  règle,  i'R  eût  dû  mar- 
cher avant  1\S. 

Enfin  c'est  une  chose  telle,  que  ipon  père, 
à  la  lin  d'une  longue  dissertation  sur  ce  sujet , 
disait  un  jour  à  mon  oncle  Tobie  :  «  .Vous  ne 
sauriez  jamais,  frère  Tobie,  combiner  deux 
idées  sur  cette  matière  saûs  luire  une  hj  pallage. 


TRISTRAM    SHANDY.  $89 

—  Eh!  bon  Dieu!  qu'est-ce  qu'une  hypallage, 
s'écria  mon  oncle  Tobie? 

—  C'est  mettre  la  charrue  devant  les  bœufs , 
dit  mon  père.  / 

—  Et  que  peuvent-ils Taire  dans  cette  pos- 
ture, s'écria  mon  oncle  Tobie? 

-—Ou  bien  aller  en  avant,  dit  mon  père, 
Ou  bien  se  tenir  en  repos. 

Or  jo  vous  ai  déjà  dit  que  la  veuve  Wadxnan 
ne  voulait  faire  ni  l'un  ni  l'autre. 

Elle  se  tint  cependant  harnachée  et  capara- 
çonnée de  tout  point ,  pour  guetter  une  occa- 
sion favorable. 

CHAPITRE    CCXCVIJr 

Description  topogrupïiique. 

Les  destinées,  qui  avaient  certainement 
prévu  tout  ce  qui  concernait  les  amours  de  là 
veuve  Wadman  et  démon  oncle  Tobie,  avaient 
depuis  la  création  de  la  matière  et  du  mouve- 
ment (et  même  avec  plus  de  courtoisie  qu'elles 
n'ont  coutume  d'en  mettre^  en  pareil  cas), 
avaient,  dis- je,  établi  une  chaîne  de  causes  et 
d'effets  liés  si  étroitement  ensemble,  qu'il  était 
presque  impossible  que  mon  oncle  Tobie  eût 
habité  et  occupé  une  autre  maison  et  un  autre 


5<)0  TAUmAM    f HAlf DT. 

jardin  dans  tout  le  monde  entier ,  quela  maison 
qui  touchait  à  la  maison ,  et  le  jardin  qui  tou- 
chait au  jardin  de  mi4nss  Wadman,  Ce  voisi- 
nage ,  joint  à  la  commodité  d'un  gros  arbre 
creux  et  touffu,  placé  d*n*  le  jar<èià  de  la 
veuve,  et  sur  la  palissade  de  mon  onde  Tobie, 
fouruissaità  l'ai  nia  bleye^ve  toutes  les  occasions 
que  son  goût  pour  les  opérations  militaires 
pouvait  désirer.  £Ue  pouvait  observer  tous  les 
mouvemens  de  mon  oncle  Tobie,  et  assister  k 
ses  conseils  de  guerre.  Et  nara  ôndle  Tobie , 
dont  Je  coeur  était  sans  défiance,  ajsant  permis 
au  caporal  (à  la  sollicitation  de  Brigitte)  de 
pratiquer  en  osier  une  porte  de  communication 
pour  prolonger  les  promenades  de  arâtfissWad- 
man,  mistriss  Wadman  se  trouvait  maîtresse 
de  pousser  ses  approches  jusqu'à  la  porte  de  la 
guérite ,  et  quelquefois  même  (par  pure  recon- 
naissance du  procédé  de  mon  oncle  Tobie),  de 
former  son  attaque  et  d'assaillir  mon  onele 
Tobie  au  fond  même  de  sa  guérite. 

CHAPITRE    CCXCVIIL 

Diverses  façons  de  brûler  une  chandelle* 

C'est  une  vérité  triste,  mais  qui  n'en  est 
pas  moins  constante-  Il  pst  prouvé  par  toutes 


TltïSTftAM    SHÀKDT.  5gi 

les  observations  journalières  qu'an  homme 
peut ,  ainsi  qu'une  chandelle ,  être  brûlé  par 
l'un  ou  par  l'autre  bout;  j'entends  pourvu  qu'il 
ait  une  mèche  suffisante,  si  non  tout  est  dit.  J'en- 
tends  encore,  qu'on  ne  l'allumera  pas  en  bas; 
car  ,  comme  en  ce  cas  la  flamme  s'éteint  ordi- 
nairement d'elle-même  ,  tout  est  encore  dit. 

Quant  à  moi,  comme  je  ne  saurais  supporter 
l'idée  d'être  brûlé  comme  un  sot ,  si  l'on  me 
laissait  le  choix  sûr  la  manière  d'être  brûlé,  je 
voudrais  qu'on  m'allumât  par  en  haut,  afin  de 
pouvoir  brûler  décemment  jusqu'à  la  bobèche  ; 
c'est-à-dire  de  la  tète  au  cœur,  du  cœur  au 
foie,  du  foie  aux  entrailles,  et  de  là ,  par  les 
veines  et  les  artères  mésentériques ,  à  travers 
toutes  les  sinuosités  et  les  insertions  latérales 
des  intestins  et  de  leur  tunique,  jusqu'au  boyau 
que  Ton  appelle  aveugle  ou  cœcum. 

—  «  Je  vous  prie,  docteur  Slop  ,  dit  mon 
oncle  Tobie  (en  l'interrompant  au  moment 
qu'il  prononçait  le  mot  ccecum ,  le  soir  que  ma 
mère  accoucha  de  moi),  je  vous  pïip,  dit 
mon  oncle  Tobie,  apprenez-moi  ce  que  c'est 
que  le  cœcum;  car,  tout  vieux  que  je  suis , 
j'avoue  que  je  ne  sais  pas  encore  ou  il  est  situe.» 

—  «Le  cœcum,  répondit  1e  docteur  Slop, 
est  situé  entre  Vilium  et  le  càlàm.  n 


3g2  TRISTRAM   SBÀlfDY. 

—  «  Dané  un  homme ,  dit  mon  père?  » 

—  «  Et  dans  une  femme  aussi  f  dit  le  doc- 
teur Slop.  »  * 

—  «  Je  ne  m'en  doutais  pas,  dit  mon  père.  » 

CHAPITRE    CCXCIX. 

Attaques  de  la  vcuvù  TVadrnan. 

* 

Et,  pour  Sj'assurer  des  deux  systèmes,  mis-, 
triss  Wadman  se  promit  de  n'allumer  mon 
pncle  Tobie  ni  par  en  hau£  ni  par  en  bas ,  mais 
de  le  brûler,  s'il  était  possible,  par  les  deux 
bouts  à  la  fois ,  comme  la  chandelle  du  pro- 
digue. 

Or >  mistriss  Wadman,  aidée  de  Brigitte, 
aurait  pu  bouleverser  pendant  sept  ans  entiers, 
tous  les  magasins  et  arsenaux,  depuis  celui  de 
Venise  jusqu'à  la  tour  de  Londres.  Elle  aurait 
pu  choisir  dans  tout  l'attirail  de  guerre  et  dans 

tous  les  ustensiles  militaires  destinés,  soit  à 

• 

l'infanterie ,  soit  à  la  cavalerie  x  sans  y  trouver 
blinde  ni  mantelet  aussi  propre  à  servir  son 
«dessein  que  l'expédient  que  le  hasard  ,  joint  à 
l'invention  de  mon  oncle  Tobie,  avait  placé 
sous  sa  main. 

Je  ne  crois  pas  vous  l'avoir  dit  ;  mais  je  ne 
voudrais  pas  en  répondre  :  il  se  pourrait  que 


tkistAàm  .shah dy.  895 

ai.,..  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  une  des  choses 
qu'il  vaut  mieux  recommencer  que  de  s'amuser 
à  disputer  contre.  Il  y  a  beaucoup  de  choses 
de  ce  genre.  Vous  saurez  donc  que,  quelque 
ville  ou  forteresse  que  le  caporal  eût  à  exécuter 
pendant  le  cours  des  campagnes  de  mon  oncle 
Tobie,  mon  oncle  Tobie  commençait  par  en 
mettre  le  plan  en  dedans  de  la  guérite  à  main 
gauche;  là  ce  plan  s'attachait  par  en  haut  avec 
deux  ou  trois  épidgles-,  et  restait  flottant  par  en 
bas,  pour  donner  la  facilité  de  le  rapprocher 
des  yeux  quand  il  étfût  nécessaire.  Si  bien  que , 
dès  que  l'attaque  fut  résolue  de  la  part  de 
mistriss  Wadman ,  les  moyens  en  furent 
trouvés. 

En  effet,  une  fois  avancée  jusqu'à  la  porte 
de  la  guérite,  mistriss  Wadjuan,  en  étendant 
la  main  droite  et  glissant  le  pied  gauche  par  le 
même  mouvement,  n'avait  qc'à  saisir  la  carte 
ou  le  plan ,  et  l'avancer  vers  elle  eri  allongeant 
le  cou,  comme  pour  aller  à  sa  rencontre;- mon 
oncle  Tobie  prenait  feu  sur-le-champ  $  sa 
passion  favorite  se  .réveillait 5  il .  se  hâtait  de 
preH.re  l'autre  coin  de  la  carte  avec  la  main 
gauche,  et,  du  bout  de  sa  pipe  qu'il  tejaait 
dans  sa  main  droite,  il  entamait  une  démons» 
Ira  lion. 


3g4  TRISTRAM,    SHAKDT. 

Sitôt  que  l'attaque  en  était  à  ce  point ,  mb- 
triss  Wadman,  en  général  habile,  et  par  une 
second  manœuvre ,  dont  tout  le  monde  sentira 
les  raisons,  faisait  tomber  la  pipe  des  mains 
de  mon  oncle  Tobie  tout  le  plutôt  possible. 
Elle  se  servait  pour  cela  de  plusieurs  prétex- 
tes ,  dont  le  plus  commun  était  le  besoin  de 
désigner  plus  clairement  sur  la  carte  quelque 
redoute  ou  quelque  parapet.  Mais ,  soit  d'une 
manière ,  soit  d'une  autre ,  il  n'était  pas  pos- 
sible à  mon  pauvre  oncle  Tobie  de  parcourir 
plus  de  dix  toises  avec  sa  pipe. 

Mon  oncle  Tobie  était  alors  obligé  de  faire 
usage  de  son  premier  doigt. 

Et  voyez  la  différence  qui  en  résultait  pour 
l'attaque  !  en  promenant  son  doigt  sur  la  carte 
(  cojnme  dans  le  premier  cas  )  ;  vis-à-vis  le 
bout  de  la  pipe  de  mon  oncle  Tobie ,  la  veuve 
Wadman  aurait  parcouru  toutes  les  lignes.de 
Dan  à  Bershabée  (si  les  lignes  de  mon  oncle 
Tobie  se  fussent  prolongées  si  loin) ,  sans  pro- 
duire aucun  effet.  Lé  bout  de  la  pipe  n'ayant 
ni  artère,  ni  chaleur  vitale,  n'était  susceptible 
d'aucune  sensation ,  et  ne  pouvait  ni  commu- 
niquer la  chaleur  par  attouchement,  ni  la  re- 
cevoir par  sympathie.  Tout  se  passait  en  fu- 
mée. 


TRI5TR1M    SVAVfiT.  Sjy* 

Mais  avec  le  doigt  de  mon  oncle  Tobie,  tout 
changeait  de  face.  La  veave  >  en  le  suivant  de 
près  avec  le  sien  k  travers  tous  les  petits  dé* 
tours  et  les  sigzags  des -ouvragés ,  le  louchant 
de  temps  en  temps  par  côté ,  passant  quelque- 
fois sur  l'ongle  et  quelquefois  s'y  accrochant. , 
le  rencontrant  tantôt  à  droke,  tantôt  a  gauche; 
enfin  Je  harcelant  sans  cesse  y  h  veuve  ne  pou* 
Vatf  manquer  d'exciter  au  moins  un  certain  je 
ne  fiais  quoi. 

Ces  escarmouches ,  quoique  Mgèpes  et  encore 
assez  distantes  *du  coups  de  >la  place ,  ne  lais- 
saient .pas  que  d'y  conduire.  Si,  au  milieu  de 
ces  escarmouches^  la  carte  se  détachait  et  venait 
à  glisser  le  long  de  la  guérite ,  mon  oncle  To* 
bie,  feimple  commçla  colombe  3  posait  aussitôt 
sa  main  dessus. et  à  plat,  pour  contenir  la  car«* 
te  y  en  continuant  son  explication  ;  et  mi** 
triss  Wadiùan,par  une  manœuvre  aussi  prompte 
que  la  pensée ,  plaçait  sa  main  tout  à  côté  de 
celle  de  mon  oncle  Tobie.  Par  te  moyen  ,  elle 
établissait  une  communication  suffisante  pour 
laisser  passer  et  repasser  toute  sensation  con- 
nue de  toute  personne  un  peu  versée  dans  la 
partie  élémentaire  et  pratique  de  la  galante- 
lie. 

Alors  elle  recommençait  à  promener  son 


3e)6  TRISTRAM    5HAKDT. 

doigt  à  côté  de  celui  de  mon  oncle  Tobie  :  le 
jeu  de  ce  premier  doigt  amenait  celui  du  pouce  ; 
et ,  sitôt  que  le  pouce  était  engagé ,  toute  la 
main  s'en  mêlait  bientôt.  La  tienne ,  cher  oncle 
Tobie,  ne  pouvait  rester  en  place.  Mistriss 
Wadman  ,  par  les  efforts  les  mieux  ménagés  , 
par  les  pressions  les  plus  équivoques ,  par  les 
sensations  les  -plus  légères  qu'une  main  puisse 
employer  pour  en  déranger  une  autre,  essayait 
sans  cesse  de  déplacer  celle  de  mon  oncle  To- 
bie ,  ne  fut-ce  que  de  l'épaisseur  d'un  cheveu. 

Pendant  tout  ce  manège ,  la  jambe  de  la 
veuve  glissée  ai  fond  de  la  guérite  ,  appuyait 
contre  le  mollet  de  mon  oncle  Tobie  ;  et  la 
veuve  ne  négligeait  rien  pour  empêcher  mon 
oncle  Tobie  d'attribuer  cette  pression  à  toute 
autre  cause.  Voilà  la  cl. and  die  allumée  par  les 
deux  bouts  ;  voilà  mon  oncle  Tobie  attaqua  et 
poussé  vigoureusement  dans  ses  deux  ailes; 
est-il  surprenant  que  son  centre  fut  à  chaque 
instant  mis  en  désordre  ? . 

m  C'est  le  diable  qui  s'en  mcie ,  disait  mon 
oncle  Tobie  » 


TMSTRAM    5HÀKDY.  Sgj 

CHAPITRE    CCC. 

Relique  de  mon  oncle  Tobie. 

On  conçoit  aisément  que  mistriss  Wadman 
variait  ses  attaques ,  à  l'exemple  de  tcus  les 
généraux  dont  l'histoire  fourmille  ;  et  par  les 
mêmes  motifs  qu'eux  ;  un  observateur  de  l'or- 
dre  commun  aurait  eu  peine  à  les  reconnaître 
pour  des  attaques  réelles ,  ou  tout  au  moins 
n'en  aurait  pas  senti  les  différences;  mais  ce 
n'est  pas  pour  ces  gens-là  que  j'écris. 

Je  reviendrai  un  jour  à  ces  attaques  ;  mais 
ce  ne  sera  pas  de  quelques  chapitres  ;  et  alors 
je  verrai  à  mettre  un  peu  plus  d'exactitude 
dans  mes  descriptions.  Tout  ce  que  j'ai  h  dire 
en  ce  moment  sur  ce  sujet }  c'est  que,  dans  une 
liasse  de  papiers  originaux  et  de  dessins  que 
mon  père  avait  rassemblés  ,  il  y  a  un  plan  de 
Bouchain  parfaitement  conservé,  et  que  je 
conserverai  soigneusement,  tant  que  je  serai  en 
état  de  conserver  quoique  chose.  Sur  un  des 
coins  d'en  bas  ,  et  à  main  droite,  on  voit  en- 
core les  marques  de  tabac  d'un  pouce  et  d'un 
premier  doigt  :  or ,  il  y  a  tout  à  parier  que  ce 
pouce  et  ce  premier  doigt  sont  ceux  delà  veuve 
Wadman ,  d'autant  que  le  coin  opposé ,  qui 


5$8  TfclCTftÀM     S^AIfDT. 

tans  doute  était  celui  de  mon  oncle  Tobîe ,  est 
sans  la  moindre  tache.  C'est  assurément  là  ua 
acte  authentique  d'une  de.  ces  attaques.  On 
aperçoit  vers  le  haut  de  la  carte  les  vestiges 
de  deux  trous  presque  effaces,  mais  encore 
visibles  :  or ,  ces  trous  sont  évidemment  ceux 
des  épingles  qui  attachaient  la  carte  dans  la 
guérite. 

Par  tout  ce  qu'il  y  a  de  sacré  ,  j'estime  plus 
cette  précieuse  relique  avec  ses  stigmates  y  que 
toutes  les  reliques  souvent  apocryphes  qu'on 
montre  aux  badauds,  exceptant  toujours, 
lorsque  j'écris  sur  ces  matières,  les  pointes 
qui  entrèrent  dans  la  chair  de  sainte  Radegonde 
dans  le  désert  :  pointes  merveilleuses ,  que  les 
religieuses  de  Cluny  font  voir  à  tous  les  pas- 
sans ,  pour  l'amour  de  Dieu. 

CHAPITRE   CCGL 
Hélas  ! 

—  «  Voin,  dit  Trim,  tout  ce  que  j'y  peux 
foire.  Les  fortifications  sont  entièrement  rasées; 
et  le  bassin  de  Dunkerque  est  de  niveau  avec 
le  môle.  Avec  la  permission  de  monsieur,  je 
pense  que  tout  est  fini.— Je  le  pente  de  même, 
répondit  mon  oncle  Tobie ,  avec  ua  soupir  à 


TRISTRAlf     3HÀNDT.  Scfo 

demi  étouffé,  mais  va ,  Tri  m ,  va  dans  la  salle 
chercher  les  articles  du  traité;  ils  doivent  être 
sur  la  table.  » 

—  «  Ils  y  ont  été  pendant  plus  de  six  semai- 
nes ,  dit  le  caporal  ;  mais  ce  matin  la  servante 
les  a  pris  pour  allumer  le  feu.  » 

—  «  Tout  est  donc  fini ,  Trim ,  dit  mon  on- 
cle Tobie  !  la  cour  n'a  plus  besoin  de  nos  ser- 
vices !  —  O  ciel  !  dit  le  caporal ,  tout  est  fini  !  » 
En  disant  ces  mots  >  il  jette  sa  bêche  dans  la 
brouette  avec  l'air  du  désespoir  le  plus  expressif 
qui  puisse  s'imaginer;  puis,  se  retournant  len- 
tement ,  il  ramasse  sa  pioche ,  sa  pelle ,  ses  pi- 
quets, et  tout  le  reste  de  sea  ustensiles  militaires; 
etilse  disposait  à  emporter  le  tout  hors  du  bou* 
lingrin ,  quand  un  hélas  parti  de  la  guérite,  et 
se  glissant  à  travers  une  petite  fente  du  sapin , 
vint  frapper  son  oreille  du  son  le  plus  lamen- 
table :  il  s'arrêta  tout  court. 

— *  «  Non  y  dit  le  caporal  en  lui-même ,  je 
n'en  ferai  rien  à  l'heure  qu'il  est;  il  vaut  mieux 
attendre  à  demain  matin,  ayant  quç  monsieur 
soit  levé  $  pour  que  monsieur  n'en  voie  rien,  » 
Le  caporal  prit  sa  bêche  dans  sa  brouette , 
avec  un  peu  de  terre  dessus  >  comme  s'il  eût 
eu  à  combler  un  petit  trou  au  pied  du  glacis , 
mais  réellement  pour  se  rapprocher  de  son 


\ 


400  TRISTRAM     5HAKDT. 

maître  et  tâcher  de  le  distraire.  11  leva  une 
motte  ou  deux,  les  tailla,  les  façonna  avec  sa 
bêche,  enfin  il  s'assit  aux  pieds  de  mon  oncle 
Tobie ,  et  commença  ainsi. 

*  *  » 

CHAPITRE   GCCIL 

Amours  de  Trim. 

—  «N'est-ce  pas,  monsieur,  une  grande 

pitié  ? Mais  je  crains  que  ce  que  je  vais  dire 

à  monsieur  ne  soit  une  sottise  dans  la  bouche 
d'un  soldat,  m 

—  «  Et  pourquoi ,  Trim  ,  dit  mon  oncle 
Tobie ,  un  soldat  serait-il  plus  exempt  d'en 
dire  qu'un  homme  de  lettres?— Il  en  a  moins 
d'occasions ,  repondit  le  caporal.  »  Mon  oncle 
Tobie  fit  un  signe  de  tête. 

«  N'est-ce  donc  pas  une  grande  pitié,  dit  le 
caporal ,  en  jetant  les  yeux  sur  Dunkerque  et 
sur  le  môle ,  comme  Servius  Sulpicius ,  à  son 
retour  d'Asie  et  de  sa  traversée  d'Égine  à  Mé- 
gare ,  jetait  les  siens  sur  Corinthe  et  le  Pirée. 

«N'est-ce  pas,  dis- je,  une  grande  pitié, 
sauf  le  respectdù  à  monsieur,  d'avoir  détruit  de 
si  beaux  ouvrages  ?  Et  n'en  serait-ce  pas  une 
toute  aussi  grande,  de  les  avoir  laissé  sub- 
sister? » 


TRISTRAM    SHAIfDY.  4GI 

—  t<  Tu  as  raison  ,  Triai ,  dans  les  deux  cas, 
dit  mon  oncle  Tobie.  —  Aussi,  poursuivit  le 
caporal,  monsieur  a  pu  remarquer  que,  depuis 
le  commencement  de  la  démolition  jusqu'à  la 
fin,  je  n'ai  pas  une  seule  fois  sifflé ,  ni  chanté, 
ni  ri',  ni  «pleuré ,  ni  parlé  de  nos  anciennes 
guerres  ,  ni  raconté  à  monsieur  une  seule  his- 
toire ,  bonne  ou  mauvaise.  » 

—  «  Tu  es ,  Trim ,  dit  mon  oncle  Tobie , 

rempli  d'excellentes  qualités  ;   et  je  ne  regarde 

« 

pas  comme  la  moindre  (  étant  conteur  d'his- 
toires comme  tu  l'es) ,  d'avoir  su  au  travers  de 
toutes  celles  que  tu  m'a  dites,  soit  pour  me 
divertir  dans  mes  travaux,  soit  pour  me  dis- 
traire dans  mes  chagrins,  d'avoir  su,  dis- je, 
ne  m'en  raconter  presque  jamais  que  de 
bonnes.» 

—  «  Avec  la  permission  de  monsieur ,  c'est, 
qu'à  l'exception  du  roi  de  Bohême  et  de  ses 

•  sept  chdteauoo ,  il  n'y  en  a  pas  une  qui  ne  soit 
vraie  ;  car  elles  me  regardent  toutes.  » 

—  «  C'est  ce  qui  fait ,  Trim,  dit  mon  oncle 
Tobie ,  que  je  les  aime  davantage  ;  mais  quelle 
est  cette  nouvelle  histoire  ?  tu  viens  d'exciter 
ma  curiosité.  » 

—  «  Je  vais,  dit  le  caporal ,  la  raconter  à 
monsieur.  —  Pourvu,  dit  mon  oncle  Tobie,  en 

n.  26 


4<>3  TRISTfcAM   SHAkÔt. 

regardant  tristement  Runkerque  elle  môle, 
pourvu  que  ce  ne  soit  pas  une  histoire  enjouée  ; 
car,  à  des  histoires  de  ce  genre,  il  faut  que 
l'auditeur  apporte  avec  lui  la  moitié  du  plaisir^ 
et  la  disposition  où  je  me  trouve  en  ùe  moment 
nuirait  à  toi,  Trim,  et  à  ton  histoire.— Il  n'y 
a,  dit  le  caporal,  rien  d'enjoué  dans  mon 
histoire.  —  Je  ne  voudrais  pas  non  plus,  ajouta 
mon  oncle  Tobie  ,  qu'elle  fût  trop  triste.  —  Elle 
ne  l'est  pas  non  plus,  répliqua  le  caporal;  en 
un  mot  elle  convient  parfaitement  à  monsieur. 
—  Eh  bienl  je  t'en  remercie  de  tout  mon  cœur, 
s'écria  mon  oncle  Tobie ,  et  tu  me  feras  plaisir 
de  la  commencer.  » 

« 

Le  caporal  fit  la  révétefeefe.  Quoiqu'il  ne 
soit  pas  aussi  aiséqiieie  monde  l'imagine,  d'oter 
avec  grâce  un  bonnet  de  housard  qui  tfâ  prônt 
de  consistance, ni  moins  difficile ,  à  moti  avis, 
quand  oti  est  assis  par  terre ,  de  faire  tffte  révé- 
rence aussi  remplie  de  respect  Çaè  les  réfé- 
rences ordinaires  du  caporal  ;  cependant,  en  fai- 
sant glisser  la  paume  de  Isa  main  droite, 
laquelle  était  du  côté  de  s#n  maître  ;  en  la 
faisant  glisser,  dis- je,  en  arrière  sur  le  gazon 
et  un  peu  plus  loin  que  son  corps,  pour 
donner  à  celle-ci  plus  de  courbure ,  saisissant 
en  même-temps  son  bonnet  sans  effort  avec  le 


TAISTKAM    SBAtfDT.  4°' 

pouce  et  les  deux  premiers  doigts  de  la  main 
gauche ,  ce  qui  réduisait  insensiblement  le  dia- 
mètre du  bonnet,  lui  faisait  perdre  sa  ron- 
deur y  et  l'aplatissait  presque  eatièrement ,  le 
caporal  satisfit  à  tout  beaucoup  mieux  que  sa 
posture  ne  semblait  le  promettre ,-  et,  ayant 
craché  deux  fois  pour  chercher  la  clef  sur 
laquelle  son  histoire  irait  le  mieux  et  plairait 
davantage  à  son  maître ,  il  jeta  sur  lui  un 
regard  de  tendresse  qui  lui  fut  rendu,  et  il 
commença  ainsi  : 

Histoire  du  roi  de  Bohême  et  de  ses  sept 

châteaux. 

«  Il  était  une  fois  un  certain  roi  de  Bohé » 

Le  mot  Bohême  n'était  pas  encore  tout-à-fait 
prononce',  que  mon  oncle  Tobie  obligea  le 
caporal  à  faire  halte  pour  un  moment.  Le  ca- 
poral avait  commencé  son  histoire  nu-tete, 
ayant  laissé  son  bonnet  par  terre  depuis  qu'il 
l'avait  ôté  à  la  fin  du  dernier  chapitre. 

L'oeil  de  la  bonté  épie  tout.  Le  caporal 
Savait  pas  achevé  lesv  quatre  premiers  mots 
de  son  histoire,  que  mon  oncle  Tobie  avait 
déjà  touché  son  bonnet  deux  fois  du  bout  de 
sa  canne,  comme  pour  dire  :  Pourquoi, 
Triai,  nest>-il    pas    sur    votre    tête?    Trini 


4*>4  TRlSTRÀM    SHÀRDT. 

le  ramassa  avec  la  plus  respectueuse  lenteur; 
puis  jetant  un  coup  d'œil  humilié  sur  la  bra- 
derie de  devant,  laquelle  était  terriblement 
ternie ,  et  même  usée  dans  les  parties  les  plus 
apparentes,  il  posa  de  nouveau  son  bonnet  à 
ses  pieds  pour  moraliser  à  son  sujet. 

—  «  Je  t'entends  trop  bien,  s'écria  mon  on- 
cle  Tobie  !  et  tout  ce  que  tu  dis  là  n'est  que 
trop  vrai.  Mais,Trim,  rien  n'est Jait  en  ce 
monde  pour  toujours  durer. 

—  «  O  mon  cher  ïom  !  s'écria  Trim,  quand 
ces  gages  de  ton  amour. et  de  ton  souvenir  se- 
ront tout-à-fait  usés,  que  dirai-je  ? 

-1—  «11  n'y  a,  Trim,  répliqua  mon  oncle 
Tobie ,  autre  chose  à  dire  que  ce  que  je  t'ai 
dit:  rien  n'est faitence  monde  pour  toujours 
durer.  On  se  creuserait  la  cervelle  jusqu'au  jour 
du  jugement,  qu'on  ne  trouverait  rien  de 
mieux.  » 

Le  caporal  reconnut  que  mon  oncle  Tobie 
avait  raison,  et  qu'il  serait  inutile,  quelque 
esprit  qu'on  eût,  de  chercher  à  tirer  de  son 
bonnet  une  morale  plus  saine.  Il  mit  donc  son 
bonnet  sur  sa  tête  sans  chercher  davantage  :  et, 
passant  la  main  sur  son  front  pour  effacer  une 
ride  pensive  que  le  texte  et  le  commentaire  y 
avaient  fait  naître,  il  retourna,  avec  le  même  re- 


TRISTRÀM    SHANDY.  4°^  * 

gard  et  le  même  son  de  voix  ,  à  son  histoire  du 
roi  de  Bohême  et  de  ses  sept  châteaux. 

Suite  de  l'histoire  du  roi  de  Bohême  et  de  ses 

sept  châteaux. 

h  II  était  une  fois  un  certain  roi  de  Bohême... 
Mais  sons  quel  règne?  c'est  ce  que  je  ne  sau- 
rais dire  à  monsieur.  » 

—  «  Je  ne  te  le  demande  en  aucune  sorte , 
s'écria  mon  oncle  Tobie.  » 

—  «C'était;  sauf  le  respect  dû  à  monsieur,  un 
peu  avant  le  temps  où  les  géans  cessèrent  d'en- 
gendrer. Mais  en  quelle  année  de  notre  Sei- 
gneur c'était  ?..>.  » 

—  «  Je  ne  donnerais  pas  deux  sous  pour  le 
savoir,  dit  mon  oncle  Tobie.  » 

— -  «  Seulement ,  n'en  déplaise  à  monsieur , 
cela  donne  meilleur  air  à  une  histoire.  » 

«  C'est  ton  affaire ,  Trim ,  de  l'embellir  à  ta 
mode  ;  et  choisis ,  continua  mon  oncle  Tobie, 
choisis  dans  tout  le  monde  entier  la  date  que 
tu  voudras ,  et  applique-la  à  ton  histoire ,  c'est 
celle-là  que  je  préférerai.  »' 

Le  caporal  V inclina  d'un  air  pénétré  de  re- 
connaissance. En  *efiet,  depuis  la  création  du 
mondé  jusqu'au  déluge  de  Noé,  depuis  le  dé- 
luge jusqu'à  la  naissance  d'Abraham  ,  depuis 


40O  TRISTRAM     SHANDY. 

les  patriarches  et  leur  pèlerinage  jusqu'à  la 
sortie  d'Egypte  des  Israélites  ;  delà  à  travers 
toutes  les  dynasties ,  olympiades ,  villes  fon- 
dées et  détruites  ,  et  autres  époques  mémora- 
bles de  chaque  peuple  >  jusqu'à  la  venue  de 
Jésus- Christ  1  et  de  cette  venue  au  moment  où 
Trim  racontait  son  histoire  ;  chaque  siècle, 
chaque  année,  chaque  mois  ,  chaque  heure  7 
chaque  minute ,  mon  onde  Tobie  mettait  aux 
pieds  du  caporal  le  vaste  empire  des  temps  et 
tous  ses  abîmes. 

Mais,  comme  la  modestie  touche  à  peine  du 
bout  du  doigt  à  ce  que  la  libéralité  lui  pré* 
sente  les  mains  ouvertes  ,  le  caporal  se  con- 
tenta de  ce  qu'il  y  avait  de  plus  mauvais  dans 
tout  le  paquet  ;  et ,  pour  que  nos  seigneurs  du 
parti  ministériel  et  de  celui  de  l'opposition  ne 
se  mangent  pas  le  blanc  des  yeux  en  disputant 
sur  l'époque  choisie  par  le  caporal ,  je  la  leur 
dirai  sans  me  faire  prier. 

U  prit  l'année  de  Notre  Seigneur  mil  sept 
cent  douze ,  qui  fui  celle  où  le  duc  d'Ormoud 
se  comporta  si  mal  en  Flandre  ;  et  il  reprit 
ainsi  son  expédition  de  Bohème.  ' 


TIUSTRÀM    SHANDTr  4°7 

<&//£  cfe  ïhistoire  du  roi  de  Bohême  et  de  ses 

sept  châteaux. 

—  «  En  l'an  de  Notre  Seigneur  mil  sept  cent 
douze,  il  était,  comme  je  le  disais  q  mon- 
sieur, n 

—  «  A  te  dire  vrai  y  Trim ,  dit  mon  oncle 
Tobie ,  toute  autre  date  m'aurait  plu  davan- 
tage ,  non-seulement  à  cause  de  la  tache  hon- 
teuse qui  souille  notre  histoire  de  cette  année- 
là  y  quand  nos  troupes  se  débandèrent ,  et  refu- 
sèrent de  couvrir  le  siège  du  Quespoy,  où 
Fayei  cependant  poussait  les  ouvrages  avec 
une  vigueur  incroyable;  mais  encore,  Trim, 
pour  Piptérét  même  de  ton  histoire  ;  parce 
que  s'il  y  a  (  et  ce  qui  t'est  échappé  k  ce  $i}jet 
m'en  laisse  quelque  soupçon ),  s'il  y  a>  4i*-jej 
quelques  géans,...  n 

—  «  En  vérité,  monsieur ,  il  n'y  en  a  qu'un. 
—  C'est  tout  comme  vingt ,  décria  mon  oncle 
Tobie  !  mais  alors  tu  aurais  dû  te  reculer  de 
quelque  sept  ou  huit  cents  ans ,  pour  te  mettre 
hors  de  la  portée  des  critiques.  Et  je  te  con- 
seille ,  pour  l'honneur  de  top  histoire ,  si  tu 
dois  jamais  la  raconter  encore...,  » 

—  «  Si  je  peux  l'achever  upe  bonne  fois,  dit 
Trim ,  je  jure  à  monsieur  que  je  ne  la  racon- 


4<>8  TAISTRAM    SHÀNDY. 

terai  de  ma  vie ,  ni  à  homme ,  ni  à  femme,  ni 
à  enfant.  —  A  d'autres  ,  s'écria  mon  oncle  To- 
bie  !  »  mais  d'un  ton  de  voix  si  bon ,  si  encou- 
rageant, que  le  caporal  reprit  son  histoire  avec 
plus  d'allégresse  que  jamais. 

Suite  de  l'histoire  du  roi  de  Bohême  et  de  ses 

sept  châteaux. 

m 

— -  «  Il  était ,  sauf  le  respect  du  à  monsieur, 
dit  le  caporal ,  en  élevant  la  voix  et  frottant 
joyeusement  les  deux  paumes  de  ses  mains 
l'une  contre  l'autre ,  il  était  une  fois  un  certain 
roi  de  Bohême..,..  » 

—  «  Laisse  la  date  entièrement ,  Trim ,  dit 
mon  oncle  Tobie  .  en  se  penchant  vers  le  ca- 
poral, et  appuyant  doucement  sa  main  sur 
son  épaule  pour  adoucir  la  petite  peine  qu'il 
pouvait  lui  faire  en  l'interrompant ,  laisse  la 
date  entièrement ,  Trim.  Une  histoire  passe  4 
merveille  sans  tant  de  précision  ,  et ,  à  moins 
qu'on  n'en  soit  bien  sûr....  —  Bien  sur  ,  dit  le 
caporal,  en  secouant  la  tête  !  —J'en  conviens, 
répondit  mon  oncle  Tobie  ;  il  n'est  pas  aisé , 
Trim ,  qu'un  homme  comme  toi  et  moi ,  nourri 
dans  les  armées,  qui  a  rarement  regardé  devant 
lui  plus  loin  que  le  bout  de  son  fusil ,  et  der- 


TMSTRÀM    SRA5DT.  4°9 

ricre  lai  au-delà  de  son  havre-sac ,  en  saclie 
beaucoup  sur  celte  matière.  » 

—  «  Morbleu!  dit  Trim,  vaincu  par  la  ma- 
nière de  raisonner  de  mon  oncle  Tobie,  autant 
que  par  le  raisonnement  lui-même  ,  un  soldat 
a  bien  autre  chose  à  faire  ;  car , sans  parler  des 
batailles ,  des  marches,  ni  du  service  de  garni- 
son ,  n'a-t-il  pas  son  fusil  à  éclaircir ,  son 
habit  à  nétoyer  ,  ses  moustaches  à  cirer  ;  lui- 
même  enfin  à  raser  et  à  tenir  propre  ,  de  ma- 
nière à  paraître  toujours  comme  à  la  parade  ? 
Quel  besoin,  ajouta  le  caporal,  d'un  air  trionw 
phant,  quel  besoin  (je  le  demande  à  monsieur) 
un  soldat  peut-il  avoir  de  savoir  un  seul  mot 
de  géographie  ?  » 

—  «  Tu  devais  dire  ,  chronologie ,  Trim  , 
dit  mon  oncle  Tobie  ;  car ,  pour  la  géogra- 
phie ,  elle  est  pour  lui  d'un  usage  indispensa- 
ble. H  faut  qu'il  connaisse  parfaitement  tous  les 
pays  où  son  métier  l'entraîne  ,  et  les  confins  de 
ces  pays  ;  il  faut  qu'il  en  connaisse  chaque 
ville ,  village ,  bourg ,  hameau ,  avec  les  routes, 
les  canaux  et  les  chemins  creux  qui  y  abou- 
tissent. S'il  passe  une  rivière  ou  un  ruisseau , 
il  faut,  Trim ,  qu'à  la  première  vue  il  puisse 
en  dire  le  nom ,  dans  quelle  montagne  il  prend 
sa  source,  quel  est  son  cours,  à  quelle  distance. 


4lO  TltlSTRAM    SHANDT. 

il  est  navigable  ,  où  il  est  guéable  ,  où  il  ne 
Test  pas.  Il  faut  que  le  sol  de  chaque  vallée  lui 
soit  aussi  connu  qu'au  laboureur  qui  la  cultive, 
et  qu'il  soit  en  état ,  si  le  cas  le  requiert  ,  de 
donner  un  plan  exact  de  toutes  les  plaines  et 
défilés,  des  forts,  des  collines,  des  bois  et 
des  marais ,  à  travers  lesquels  son  armée  doit 
marcher.  U  faut  enfin  qu'il  connaisse  leurs  pro- 
duits, leurs  plantes,  leurs  minéraux,  leurs 
eaux  thermales,  leurs  animaux,  leurs  saisons, 
leurs  climats ,  leurs  degrés  de  froid  et  de  chaud, 
leurs  [habit ans,  leurs  coutumes,  leur  langage  , 
leur  politique ,  et  même  leur  religion.  Autre- 
ment ,  caporal ,  continua  mon  oncle  Tobie , 
se  levant  dans  la  guérite ,  et  commençant  à 
s'échauffer  à  cet  endroit  de  son  discours,  con- 
cevrait-on comment  Marlborough  a  pu  faire 
marcher  son  armée ,  des  bords  de  la  Meuse  à 
Belbourg ,  de  Belbourg  à  Kerpenord ,  (  il  f  ut  im- 
possible au  caporal ,  de  rester  assis  plus  long- 
temps )  ,  de  Kerpenord ,  Trim ,  k  Kalsaken  , 
de  Kalsaken^a  Newdorf,  de  Newdorf  à  Lau- 
denbourg,  de  Laudenbourg  à  Mildenheim, 
de  Mildenheim  à  Elcbingen,  d'Elchingen  à 
Gingen ,  de  Gingen  à  Belmerchoffen ,  de  Bel- 
merchoffcn  à  Skellembourg ,  où  il  fondit  sur 
les  retranchemens  .des  ennemis  ;  les  força  à 


TRISTRÀM    SHANDY.   I  411 

passer  le  Danube,  traversa  la  Lech,  poussa  ses 
troupes  jusque  dans  le  cœur  de  l'empire  ;  et , 
marchant  à  leur  tête  par  Fribourg,  Hokenwert 
et  Schonevelt ,  il  arriva  aux  plaines  de  Blen- 
heim  et  d'Hochstet.  Ce  grand  homme ,  caporal, 
malgré  tout  son  talent,  n'aurait  pas  fait  un  pas 
ni  un  seul  jour  de  marche  ,  sans  le  secours  de 
la  géographie.  » 

«  Car,  pour  la  chronologie ,  j1 'avoue ,  Trim, 
continua  mon  oncle  Tobie  ,  en  se  rasseyant 
froidement  dans  sa  guérite  ,  que  de  toutes  les 
sciences  ,  il  me  semble  que  c'est  celle  dont  un 
soldat  peut  le  mieux  se  dispenser  ;  à  moins  que 
ce  ne  soit  pour  les  éclair cissemens  qu'il  peut  un 
jour  en  retirer,  relativement  à  l'époque  dé 
Finvention  de  la  poudre  ;  car  les  terribles  effets 
de  cette  composition ,  pareille  à  la  foudre  et 
renversant  tout  devant  elle ,  l'ont  rendue  pour 
nous  une  espèce  d'ère  militaire.  Elle  a  si  tota- 
lement changé  la  nature  de  l'attaque  et  de  la 
défense,  soit  pour  la  guerre  de  terre,  soit  pour 
la  guerre  de  mer ,  elle  a  tellement  étendu  les 
bornes  de  l'art  et  de  la  science  militaire,  qu'on 
ne  saurait  être  trop  exact  à  fixer  le  temps  pré- 
cis de  sa  découverte ,  et  trop  soigneux  à  recher- 
cher le  nom  de  son  inventeur ,  et  les  circons- 
tances qui  lui  ont  donné  naissance» 


4*2  TRISTRAM     SHANDT. 

«  Je  suis  loin  de  contester ,  continua  mon 
oncle  Tobie  ,  ce  dont  les  historiens  convien- 
nent; savoir  qu'en  Tan  de  Notre  Seigneur 
treize  cent  quatre-vingt ,  sous  le  règne  de 
Vinceslas ,  fils  de  Charles  IV ,  un  certain  prê- 
tre 9  nommé  Schwart,  apprit  aux  Vénitiens 
l'usage  de  la  poudre  dans  leurs  guerres  contre 
les  Génois.  Mais  il  est  certain  qu'il  ne  fut  pas 
le  premier  ;  car ,  si  nous  en  croyons  don 
Pèdre,  évéque  de  Léon....  —  Bon  Dieu,  dit 
Trim ,  qu'est-ce  que  des  prêtres  et  des  évêques 
avaient  à  faire  de  se  creuser  la  tête  pour  la  pou- 
dre à  canon  ?  —  Dieu  le  sait ,  dit  mon  oncle 
Tobic  ;  sa  providence  opère  le  bien  par  qui  il 
lui  plaît.  Don  Pèdre  donc  affirme,  en  sa  chro- 
nique du  roi  Alphonse  ,  lequel  subjugua  To- 
lède ,  qu'en  Tan  treize  cent  quarante  -  trois 
(  c'est-à-dire  trente  sept  avant  l'autre  époque  ), 
le  secret  de  la  poudre  était  bien  connu  >  et 
qu'elle  était  dès-lors  employée  avec  succès, 
tant  par  les  Maures  que  par  les  Chrétiens, 
non-seulement  sur  mer ,  mais  dans  plusieurs  de 
leurs  sièges  les  plus  mémorables  en  Espagne  et 
en  Barbarie.  Et  tout  le  monde  sait  que  la 
moine  Bacon  a  écrit  expressément  sur  la  pou- 
dre à  canon ,  et  en  a  généreusement  donné  la 
recette  au  public ,  plus  de  cent  cinquante  ans 


TRISTKÀM      SUÀKDY*  %l3 

avant  la  naissance  de  Schwart.  Mais ,  ajouta 
mon  oncle  Tobie,  ce  qui  nous  embarrasse  bien 
davantage  ,  et  ce  qui  confond  toutes  nos  rela- 
tions ,•  ce  sont  les  Cbinois  qui  prétendent 
avoir  connu  la  poudre  plusieurs  centaines  d'an- 
nées avant  Bacon.  » 

—  «  Je  gage ,  s'écria  Trim ,  qu'il  n'y  a  pas 
un  mot  de  vrai.  » 

—  «  Je  croirais  volontiers  qu'ils  se  trom- 
pent, reprit  mon  oncle  Tobie  ,  du  moins  si 
Ton  peut  en  juger  par  le  misérable  état  de  leur 
tactique  actuelle,  surtout  en  ce  qui  regarde 
les  fortifications.  Les  leurs  ne  consistent  que 
dans  un  fossé  revêtu  d'un  mur  de  brique  ,  et 
entièrement  dépourvu  de  flancs.  Quant  à  ee 
qu'ils  placent  dans  les  angles  ,  et  qu'ils  *noup 
donnent. pour  des  bastions >  ils  sont  construits 
d'une  manière  si  barbare,  qu'on  les  pren- 
drait.... —  pour  un  de  mes  sept  châteaux,  in- 
terrompit le  caporal.  » 

Mon  oncle  Tobie,  quoique  embarrassé  lui- 
même  à  trouver  une  comparaison,  ne  fut  pas 
content  de  celle  de  Trim.  Mais  Trim  lui  disant 
qu'il  lui  restait  en  Bohême  Une  demi-douzaine 
de  châteaux  pareils,  dont  il  ne  savait  comment 
se  défaire ,  mon  oncle  Tobie  fut  si  touché  de 
la  plaisanterie  naïve  du  caporal ,  qu'il  cessa  sa 


4l4  TKISTR.4BI     5HAIf»T. 

dissertation  sur  la  poudre  a  canon  ,  et  pria  le 
caporal  de  continuer  son  histoire  du  roi  de 
Bohême  et  de  ses  sept  châteaux. 

Suite  de  l  histoire  du  roi  de  Bohême  et  de  ses 

sept  châteaux. 

~  «  Ce  malheureux  roi   de  Bohême  >  dit 

Trim....  » 

—  «  Il  était  donc  malheureux ,  dit  mon  oncle 
Tobie  !  m  car  ses  dissertations  sur  la  poudre  à 
canon  et  sur  les  autres  parties  de  Part  mili- 
taire ,  l'avaient  rudement  embrouillé  j  et  quoi- 
qu'il eût  prié  le  caporal  de  poursuivre  son 
histoire ,  les  fréquentes  interruptions  qu'il  avait 
faites  ne  hii  avaient  pas  laissé  ses  idées  assez 
présentes  pour  expliquer  l'épilhète. 

«  Il  était  donc  malheureux ,  Trim  ?  dit  mon 
oncle  Tobie,  d'un  ton  pathétique.»  Le  caporal 
qui  aurait  voulu  que  le  mot  et  tous  ses  syno- 
nymes fussent  à  tous  les  diables,  commença  a 
repasser  dans  son  esprit  les  principaux  événe- 
mens  de  l'histoire  du  roi  de  Bohême,  lesquels 
prouvaient  tous  que  jamais  homme  n'avait  été 
plus  heureux  que  lui.  Le  pauvre  caporal  se 
trouva  alors  dans  un  embarras  extrême;  et  ne 
se  souciant  pas  de  rétracter  son  épithète,  en- 
core moins  de  l'expliquer,  et  moins  que  tout 


tÀlSTRAM     SHÀWDT.  4*5 

cela  diriger  son  conte  en  système  à  la  manière 
des  sa  vans,  il  regarda  mon  oncle  Tobie,  espé- 
rant  qu'il  viendrait  à  son  secours  ,•  mais  ,  voyant 
que  mon  oncle  Tobie  restait  assis  en  attendant 
une  explication,  il  hésita  un  moment  et  con- 
tinua ainsi  : 

—  *  Monsieur  me  permettra  de  lui  dire  que 
le  roi  de  Bohême  était  malheureux,  en  ce 
qu'aimant  la  navigation  et  tout  ce  qui  y  a  rap- 
port, il  ne  se  trouvait  pas  un  seul  port  de  mer 
dans  toute  la  Bohême.  » 

—  «  Et  comment  diable  y  en  aurait-il  eu 
Trim ,  s'écria  mon  oncle  Tobie?  La  Bohême  ne 
touchant  à  la  mer  d'aucun  côté,  cela  ne  pou- 
vait être  autrement.  —  Cela  se  pouvait,  dit 
Trim,  siDieu  l'avait  voulu.  » 

Mon  oncle  Tobie  ne  parlait  jamais  de  l'es- 
sence de  Dieu  et  de  ses  attributs,  qu'avec 
respect  et  retenue. 

—  «  Je  ne  le  crois  pas,  répliqua  mon  oncle 
Tobie,  après  une  pause,-  car,  ne  touchant  à  la 
mer  d'aucun  côté,  ayant  la  Silésie  et  la  Moravie 
à  l'est,  la  Lusace  et  la  Haute-Saxe  au  nord  ,  la 
Franco  nie  à  l'ouest,  et  la  Bavière  au  sud  la 
Bohême  ne  pouvait  se  rapprocher  de  la  mer 
sans  cesser  d'être  Bohême  ;  et  la  mer  d'un  autre 
côté,  ne  pouvait  arriver  à  la  Bohême  sans  cou- 


4l6  TRISTRAM     SJUNDY. 

vrir  une  grande  partie  de  l'Allemagne ,  et  noyer 
des  millions  de  malheureux  habitans  qui  se 
seraient  trouvés  sans  défense  contre  qn  tel 
déluge.  —  A  Dieu  ne  plaise,  s'écria  Trim!  — 
Un  tel  déluge,  ajouta  mon  oncle  Tobiç  avec 
bonté ,  montreraitun  tel  manque  de  compassion 
dans  celui  qui  est  notre  père  commun,  que  je 
pense ,  Trim ,  qu'il  élait  réellement  impqssible 
que  la  Bohême  eût  des  ports  de  mer.  » 

Le  caporal  fit  sa  révérence  en  homme  inti- 
mement convaincu,  et  continua. 

«  O^  il  arriva  que  par  une  belle  soirée 
d'été,  le  roi  de  Bohême  sortit  avec  la  reine  et 
ses  courtisans.  —  Tu  as  raison,  Trim,  dit  mon 
oncle  Tobie,  de  dire  qu'il  arriva,  car  le  roi 
de  Bohême,  ainsi  que  la  reine,  pouvaient  éga- 
lement sortir  ou  rester  chez  eux.  Et  c'est  là 
une  matière  de  futur  contingent,  qui  peut 
arriver  ou  ne  pas  arrwer x  Suivant  que  le 
hasard  en  ordonne. 

— :  «X»e  roi  Guillaume,  dit  Trim,  avait  là- 
dessus  une  opinion  particulière.  11  pensait  qu'il 
ne  nous  arrivait  rien  en  ce  monde  qui  oe  fut 
arrêté  de  toute  éternité.  Aussi,  disait -il  sou- 
vent  à- ses  soldats  :  que  chaque  balle  avait  son 
billet. — u  C'était  un  grand  homme  ;  dit  mon 
oncle  Tobie  1  —  Et  je  crois  à  présent,  continua 


TAISTKAM    SHANDY.  4l7 

Trim  ,  que  le  coup  qui  me  mit  hors  de  combat 
à  Landen  ne  fut  visé  à  mon  genou ,  que  pour 
m'ôter  du  service  du  roi  et  me  mettre  à  celui 
de  monsieur,  où  je  serai  sùremeut  mieux  soi- 
gné dans  ma  vieillesse.  —  Tu  peux  y  compter , 
Trim,  s'écria  mou  oncle  Tobie  avec  la  dernière 
vivacité.  » 

Le  cœur  du  maître  et  celui  du  valet  étaient 
.également  sujets  à  ces  épanchemens  imprévus. 
Le  caporal  voulut  parler ,  il  voulut  remercier 
son  maître;  les  larmes  l' inondèrent,  il  resta 
sans  parole,  sans  mouvement;  il  resta  les 
yeux  fixés  sur  mon  oncle  Tobie ,  mais  son  vi- 
sage exprimait  sa  reconnaissance,  et  payait  les 
marques  de  bonté  de  son  maître.  Une  larme 
alors  coula  sur  la  joue  de  mon  oncle  Tobie ,  et* 
paya  l'attachement  du  serviteur. 

Cette  sqène  fut  suivie  d'un  long  silence.  Trim 
le  rompit  le  premier;  et,  s'efforçant  de  pren- 
dre un  ton  plus  gai  pour  tâcher  de  distraire 
son  maître .  —  «  D'ailleurs ,  monsieur,  dit-il  7 
sans  cette  blessure  que  j'ai  reçue  à  Landen  ,  je 
n'aurais  jamais  été  amoureux.  » 

—  a  Tu  as  donc  été  amoureux ,  Trim,  dit 
mon  oncle  Tobie  en  souriant.  » 

—  «  Amoureux ,  dit  le  caporal ,  par-déssus 
la  tête.  —  Et  je  te  prie,  Trim,  dit  mon  oncle 


V 


4i8  TR1STRÀM     SHÀSBT. 

Tobie,  où,  quand  et  comment  cela  s'est-il 
passé?  tu  oe  m'en  as  jamais  dit  un  mot.  — 
J'ose  dire  à  monsieur,  répondit  Trim,  qu'il 
n'y  avait  pas  dans  tout  le  régiment  un  tambour 
ni  un  fils  de  sergent  qui  ne  sût  cette  histoire. 
—  Et  comment  ne  la  saisie  pas  encore,  dit 

mon  oncle  Tobie  ? 

\  «  Monsieur  doit  se  rappeler,  et  sûrement 

avec  douleur,  dit  le  caporal,  notre  déroute 
totale  à  Landen ,  et  la  oonfbsion  horrible  du 
camp  et  de  l'armée.  11  faillît  que  chacun  son* 
geât  à  soi  ,♦  et,  sans  les  régiment  de  Wyndham, 
de  Lumley  et  de  Galway  qui  couvrirent  ht  re- 
traite sur  Neerepeefcen  >  le  roi  lui-même  aurait 
eu  de  la  peine  à  gagner  le  pont.  Il  fut  pressé 
vivement,  coamme  monsieur  le  sait  mieux  que 

moi.  » 

«  VaiHant  prince,  s'écria  mon  oncle  ^o- 

bie  avec  enthousiasme  !  au  moment  où  tout  est 
perdu,  je  le  vois  passer  devant  moi  à  toute 
bride.  11  court  à  là  gauche  chercher  le  reste 
de  la  cavalerie  anglaise,  et  revient  avec  elle 
pour  soutenir  4a  droite ,  et  arracher ,  s'il  en  est 
encore  temps,  le  laurier  des  mains  de  Luxem- 
bourg. Je  le  «vois  avec  son  écharpe  flottante 
ranimant  le  courage  de  ce  pauvre  régiment  de 
Galvray .  Jelfe  vois  courant  le  long  de  la  ligne , 


TIUSTRÀM     SfiASDY.  AlQ 

se  retournant  aussitôt,  et  chargeant  Conti  à  la 
tête  des  siens.  Brave,  brave  prince,  s'écria 
mon  oncle  Tobie!  par  le  ciel,  il  mérite  la  cou- 
ronne !  —  Comme  un  voleur  mérite  la  corde  , 
s'écria  Tiïm.  » 

Mon  oncle  Tobie  connaissait  la  loyauté  du 
caporal,  autrement  là  comparaison  n'aurait 
pas  été  de  son  goût.  Mais  le  caporal  n'y  avait 
pas  songé  en  la  faisant.  Au  reste,  il  n'y  avait 
pas  moyen  de  revenir  sur  ses  pas;  ce  que  le 
caporal  avait  de  mieux  à  faire  était  de  conti- 
nuer son  récit* 

—  «  Le  nombre  des  blessés  était  prodigieux  ; 
chacun  ne  pensait  qu'à  sa  propre  sûreté.  —  Ge- 

w 

pendant ,  dit  mon  oncle  Tobie,  Talmasb  fit  la 
retraite  de  l'infanterie  avec  beaucoup  d'ordre. 
—  Je  n'en  restai  pas  moins  sur  le  champ  de 
bataille ,  dit  le  caporal.  —Misérable  garçon, 
répliqua  mon  oncle  Tobie  !  —  Tellement  qu'il 
était  midi  du  lendemain,  continua  le  caporal, 
avant  que  je  fusse  échangé  et  mis  dans  une 
charrette  avec  trente  ou  quarante  autres  blessés 
pour  être  conduit  à  notre  hôpital. 

—  «  Il  n'y  a  aucune  partie  du  corps,  sauf  de 
respect  dû  à  monsieur,  où  une  blessure  cause 
une  douleur  plus  insupportable  qu'au  genou,  » 

— •  «  Excepté  l'aine ,  dit  mon  oncle  Tobie* 


4;w  tjustram  shandy. 

~  Avec  la  permission  de  monsieur, -répliqua? 
le  caporal:,  le  genou,  à  mon  avis,  doit  être 
plus  àeqsible  y  ayant  beaucoup  plus  de  tendons 
et fle:lout4ce'qu'ils  appellent....  qu'ils  "ap^eW 

lent....  ......    ^ 

•  ».  »»•  ••    * .  • 

i  ^- «jG?ç8t  pour  cette  raïsbn',  dit  mon  oncle 

Tofoie^qtfé  1-aioe  est  infiniment  plus- sensible  ;% 

nbn-sculômetft  jtàrce  qu'elle  a  autant  de  tea-. 

dftns;;  et  'de  ces  autres  .choses  dont  'je  ne  sais: 

pta's  plus  le  nom  que' toi  j  mais  parée  "ifiirl .'.  \  »:. 

-.Iclleiiveuive^Wadmanj  qui  s'était  tende  èa-r 
chee  dans  son  arbre  pendant  toute  la  cônvert 
cation ,  retint  son  baleine,  détacha  sa  coiffe  de 
dessous  .sdn.  menton  y  se  tiqt  lecérps' en  avant* 
porté  s'or  une  jambe ,  et  pfêtà  l'orèiUe  plus  ât-; 
tentivement que; jamais-.  —  -  :       •.-;-.         :^ 

•La  dispute  se  soutint  feâniëaïëmeât'et  à"  for-* 
ces  égaies  pendant  quelque  terilps  entre  moa  ? 
oncle T-obieètTrinx,  jusqu'à  ce  qu'éità h  Trim^  [ 
^e  ressouvenant  qu'il  ayait  souvent  pleuré ^peiH^ 
les  souffranoes  de  son  maître  et  jatt^pourles* 
pennes,,  abandonna  son*  opinion*  Mais  mo* 
onole  Tobie  n'accepta  par  son  désistement:  ~ 
^cela^ne  prouve  a'ulre  chose,  Trimy  que-  la 
bonté  de  tôù  cœurr*> ,  :  -  •      >'~  *'' "-*': 

Tellement  qu'on  ne  sak  pas  eftcorê  si  la 
douleur  d'une  blessure  à  l'aine  est  plus  forte , 


*-.  «». 


fyt+J^A 


</.&.. ./Jr 


TRISTRÀM    SHAKDY.  42x 

toutes  choses  égales  d'ailleurs  ,  que  la  douleur 
d'une  blessure  au  genou. 

Ou  si  la  douleur  d'une  blessure  au  genou 
est  plus  forte  que  la  douleur  d'une  blessure  à 
l'aine. 

CHAPITRE    CCCIII. 
La  béguine. 

m 

—  «  La  douleur  de  mon  genou ,  continua  le 
caporal,  était  excessive  en  elle-même;  mais  les 
cahots  delà  charrette  sur  un  chemin  extrême- 
ment raboteux,  la  rendaient  encore  plus  vive, 
et  chaque  pas  était  la  mort  pour  moi;  le  sang 
que  je  perdais,  le  manque  de  soin,  la  fièvre 
que  je  sentais  venir....  —  Pauvre  garçon,  dit 
mon  oncle  Tobie*  —  C'en  était  plus,  dit  le 
caporal ,  que  je  n'en  pouvais  supporter. 

«  Je  racontais  mes  souffrances  à  une  jeune 
femme  dans  une  maison  de  paysan  où  notre 
charrette ,  qui  ftait  la  dernière  delà  ligne,  avait 
fait  halte ,  et  où  l'on  m'avait  fait  entrer.  La 
jeune  femme  avait  tiré  un  cordial  de  sa  poche, 
en  avait  versé  quelques  gouttes  sur  du  sucre  y 
et,  voyant  que  cela  me  ranimait,  elle  m'en  avait 
donné  deux  ou  trois  fois.  Je  lui  racontais  donc 
la  violence  de  la  douleur  que  je  sentais  :  elle* 


4?a  TRISTRAM     SHARDT. 

est  si  poignante ,  lui  disais-je  ,  que  j'aimerais 
mieux  ne  jamais  me  relever  de  ce  lit  que  je 
vois  dans  le  coin  de  la  chambre ,  et  y  mourir 
tranquillement,  que  de  faire  un  pas  de  plus 
dans  la  maudite  charrette. 

«  Elle  essaya  de  me  conduire  à  ce  lit  que  je 
lui  montrais;  mais  je  m'évanouis  dans  ses  bras. 
Elle  avait  un  excellent  cœur,  comme  monsieur 
pourra  le  voir ,  dit  le  caporal  en  essuyant  ses 
yeux.  » 

—  «  Je  croyais  l'amour  une  chose  joyeuse , 
dit  mon  oncle  Tobie»» 

—  «  N'en  déplaise  à  monsieur,  c'est  quelque- 
fois la  chose  la  plus  sérieuse  du  monde. 

«  A  la  persuasion  de  la  jeune  femme,  la 
charrette  et  les  autres  blessés  étaient  partis 
sans  moi  :  elle  avait  assuré"  que  j'expirerais  en 
y  rentrant.  Tellement  que  lorsque  je  revins  à 
moi,  je  me  trouvai  dans  une  cabane  tranquille 
et  paisible,  où  il  n'y  avait  plus  que  la  jeune 
femme,  le  paysan  et  la  femme  du  paysan.  J'é- 
tais couché  en  travers  sur  le  lit  qui  était  dans 
le  coin  delà  chambre;  ma  jambe  blessée  repo- 
sait sur  une  chaise,  et  la  jeune  femme  à  côté 
de  *non  lit  tenait  d'une  main  sous  mon  nez  le 
coin  de  son  mouchoir  imbibé  de  vinaigre 2  et 
de  l'autre  m'en  frottait  les  tempes. 


TRI5TRAM   SHÀ5DY.  fyl\ 

ce  Je  la  pris  d'abord  pmt  la  fille  du  paysan  ; 
car  ce  n'était  pas  une  auberge;  et  je  lui  offris 
une  petite  bourse  où  il  y  avait  dix-huit  florins. 
C'était  encore  un  gage,  continua  Trim  en 
essuyant  ses  yeux  y  que  ce  pauvre  Tom  en  par- 
tant pour  Lisbonne  m'avait  envoyé  par  un 
soldat  de  recrue. 

«  Je  n'avais  jamais  fait  ces  tristes  détails  à 
monsieur.  »  Trim  essuya  ses  yeux  une  troisième 
fois. 

a  La  jeunç  femme  appela  le  vieillard  et  sa 
femme ,  et  leur  montra  l'argent,  sans  doute 
pour  rn  obtenir  d'eux  un  lit  et  toutes  les  petites 
choses  dont  je  pourrais  avoir  besoin  ,  jusqu'à 
ce  que  jje  fusse  en  état  d'être  transporté  à 
l'hôpital.  jtUons,  dit-elle  ensuite  en  serrant  la- 
petite  bourse ,  je  serai  votre  banquier;  mais, 
comme  cette  charge  ne  remplira  pas  tout 
mon  temps ,  je  serai  aussi  voire  garde- 
malade*  » 

«  A  la  manière  dont  elle  me  parla  y  et  à  son 
habillement  que  je  commençai  à  regarder  alors 
plus  attentivement,  je  vis,  que  la  jeune  femme 
ne  pouvait  pas.  être  la  fille  du  paysan. 

«  Elle  était  vêtue  de  noir  delà  tête  aux  pieds , 
et  ses  cheveux  étaient  cachés-  spus  une  bande 
de  batiste  qui  Berrait  son  front.  C'était  une  de 


4^4  TRISTRÀM     SHANDT. 

ces  religieuses  dont  monsieur  sait  qu'il  y  a  un 
grand  nombre  en  Flandre ,  et  qui  ne  sont  pas 
cloîtrées.  » 

—  «  D'après  ta  description ,  Trim  ,  dit  mon 
oncle  Tobie ,  je  juge  que  c'était  une  jeune  bé- 
guine. C'est  une  espèce  de  religieuse  qui  ne  se 
trouve  qu'en  Flandre  et  à  Amsterdam.  Elles  dif- 
fèrent des  religieuses  ordinaires }  en  ce  qu'elles 
peuvent  quitter  le  cloître  pour  se  marier.  Leur 
profession  est  de  visiter  et  de  soigner  les  mala- 
des: j'aimerais  mieux,  je  l'avoue,  que  ce  fût 
leur  inclination. 

—  «  Celle- ci  m'a  souvent  dit,  répliqua  Trim, 
qu'elle  me  rendait  tous  ces  soins  pour  l'amour 
de  Jésus-Christ.  Je  n'aimais  pas  cela.  J'aurais 
voulu  que  ce  fût  un  peu  pour  l'amour  de  moi. . 
—  Je  crois»  Trim,  dit  mon  oncle  Tohie  ,  que- 
nous  pourrions  bien  avoir  tort  tous  les  deux  ; 
nous  le  demanderonscesoiràM.  Yorick ,  chez 
mon  frère  Shandy  ;  n'oublie  pas  ,Trim  7  de  m'en 
faire^sMvenir.  »  •         • 

—  «  La  jeune  béguine  >  continua  le  caporal  y 
m'avait  à  peine  dit  qu'elle  serait  ma  garde- 
malade,  qu'elle  se  mit  en  devoir  d'en  remplir 
les  fonctions.- Elle  sortit ,  et ,  ati  bout  de  quel- 
ques minutes  qui  me  parurent  bien  longues \ 
elle  me  rapporta  des  flanelles  et  des   drogues 


TRISTRÀM    SRÀKDT.  lp& 

pour  mon  genou  qu'elle  bassina  et  fomenta 
pendant  une  couple  d'heures;  puis  elle  me  pré- 
para une  écuelle  de  gruau  pour  mon  souper; 
et  ,  quand  je  l'eus  prise,  elle  me  promit  de  re- 
venir de  grand  matin  ,  et  me  souhaita  une  bonne 
nuit. 

«  En  dépit  de  son  souhait,  ma  nuit  fut  bien 
mauvaise.  La  fièvre  fut  très-violente;  la  figure 
de  la  béguine  ne  cessa  de  me  tourmenter.  À 
chaque  instant  j'aurais  voulu  partager  le  monde 
en  deux,  et  lui  en  donner  la  moitié.  A  chaque 
instant  je  m'écriais:  pourquoi  n'ai- je  qu'un 
havresac  et  dix-huit  florins  à  partager  avec  elle? 
Tant  que  la  nuit  dura,  je  vis  la  belle  béguine 
comme  un  ange  bienfaisant,  se  tenir  près  de 
mon  lit,  en  soulever  les  rideaux,  et  m'offrir 
des  potions  cordiales.  Je .  ne  fus  tiré  de  mon 
songe  que  par  la  belle  béguine  elle-même, 
qui  revint  auprès  de  moi  à  l'heure  promise, 
et  qui  me  rendit  en  réalité  les  mêmes  services 
dont  je  venais  de  rêver.  En  vérité  elle  me  quit- 
taità  peine;  et  je  m'accoutumai  tellement  à 
recevoir  la  vie  de  ses  mains,  que  je  pâlissais  et 
que  mon  cœur  défaillait  quand  elle  sortait  de 
la-  chambre.  Et  cependant ,  continua  le  capo- 
ral, en  faisant  la  réflexion  du  monde  la  plus 
étrange 


4rô  TRISTllAM    SHÀIÎDT, 

je  ri  étais  pas  amoureux. 

Car,  pendant  les  trois  semaines  qu'elle  fut  au* 
près  de  moi ,  •  nuit  et  jour  occupée  à  panser 
mon  genou ,  et  à  me  rendre  tous  les  soins  les 
plus  familiers ,  je  puis  bien  dire  à  monsieur 
que  je  ne  sentis  pas  une  seule  fois  ce  que  j'en- 
tends par  amour.  » 

-— •  «  Cela  est  très  singulier,  Trim,  dit  mon 
oncle  Tobie.  » 

—  «  Très  -  étonnant ,  dit  la  veuve  Wad- 
man.  ». 

—  «  Rien  n'est  cependant  plus  vrai ,  dit  le 
caporal.  » 

CHAPITRE    CCCIV. 
Trim  s  enflamme. 

■ 

—  <(  Il  n'y  a  pourtant  pas  tant  de  quoi  s'éton- 
ner ,  continua  le  caporal,  vojant  que  mon  on- 
cle Tobie  faisait  des  réflexions  mentales  sur  ce 
sujet.  L'amour ,  monsieur ,  le  sait  mieux  que 
moi  ;  l'amour  est  comme  la  guerre.  Un  soldat 
ne  peut-il  pas  échapper  trois  semaines  de  suite 
en  montantla  tranchée  dans  la  nuit  du  samedi , 
et  cependant  être  tué  le  dimanche  matin? 
C'est  précisément  ce  qui  m'arriva  ;  avec  la  seule 


TJirSTRÀM     SNANDY.  427 

difféfence  que  ce  fut  le  dimanche  au  soir; 
l'amour  me  vint  tout  d'un  coup  ;  il  tomba  sur 
moi  comme  une  bombe,  sans  me  donner  pres- 
que le  temps  de  dire:  Dieu  me  bénisse.  » 

—  «  Je  ne  croyais  pas ,  Tritn ,  dit  mîon  on- 
cle Tobie ,  que  l'amour  put  venir  si  brusque- 
ment. » 

—  «  Mais ,  répliqua  Trim ,  quand  on  y  est 
déjà  préparé! 

—  «  Je  te  prie ,  dit  mon  oncle  Tobie ,  raconte- 
moi  comment  cela  t'arriva.  »  '** 

—  «  De  tout  mon  cœur ,  dit  le  capotai  faisant 
sa  révérence.  » 

CHAPITRE   CCCV. 

Trim  succombe. 

«  Jusque-là  ,  continua  le  caporal ,  j  avais 
résisté  à  l'amour;  ou  plutôt  je  lui  avais  échap- 
pé; et  j'aurais  continué  ainsi  jusqu'au  bout, 
si  la  Providence  n'en  avait  décidé  autrement. 
Mais  qui  peut  éviter  sa  destinée  ?  » 

«  C'était  un  dimanche  après  midi ,  comme  je 
le  disais  à  monsieur. 

«  Lç  vieillard  et  sa  femme  étaient  sortis. 

ic  11  n'était  resté  personne  dans  la  maison  ni 


4?$  T1W5TRÀM    SH1NDT. 

dans  la  cour;  pas  un  chien,   pas  un^hat, 
pas  un  canard. 

(c  Tout  y  était  tranquille  et  calme  comme  a 
minuit, 

«  Je  vis  entrer  la  belle  béguine. 

«  Ma  blessure  commençait  à  se  guérir  ;  l'in- 
flammation avait  disparu,  mais  il  lui  avait 
succédé  une  démangeaison,  surtout  au-dessus 
et  au-dessous  du  genou ,  qui  m'était  insuppor- 
table ,  et  qui  m'empêchait  de  fermer  l'œil  de 
'toute la  nuit.  » 

«  Laissez -moi  voir  F  endroit,  dit*  elle,  en 
s'agenouillant  tout  contre  mon  lit,  et  soulevant 
le  drap  pour  visiter  la  piaie ,  cela  ne  demande, 
dit  l&rbéguine,  qu'à  être  un  peu  gratté.  Aus- 
sitôt, ayant  ramené  la  couverture  par- dessus, 
elle  commença  h  gratter  le  dessous  de  mon  ge- 
nou avec  le  premier 'doigt  de  la  main  droite 
qu'elle  avait  passée  tous  la  flanelle  qui  enve- 
loppait tout  l'appareil. 

«  Au  bout  de  cinq  ou  six  minutes ,  je  sentis 
légèrement  le  bout  de  son  second  doigt  qui 
arrivait;  et  qui  peu  à  peu  se  plaça  à  côté  de 
l'autre;  elle,  continuant  toujours  de  gratter. 
Il  commença  à  me  venir  en  pensée  que  je  pour- 
rais bien  devenir  amoureux.  Je  rougis  en  voyant 
l'extrême  blancheur  de  sa  main.  Je  puis  bien 


TRISTR1M   SHAKDT.  429 

dire  à  monsieur  que  de  ma  vie  je  ne  verrai 
une  main  aussi  blanche. 

—  «  Du  moins  à  la  même  place ,  dit  mon 
oncle  Tobie.  » 

Quoique  ce  fut  la  chose  du  monde  la  plus 
sérieuse  pour  le  caporal,  il  ne  put  s'empêcher 
de  sourire. 

«  La  jeune  béguine,  continua- t-il,  voyant 
que  de  me  gratter  avec  deux  doigls  me  faisait 
le  plus  grand  bien,  commença  à  me  gratter 
avec  trois;  jusqu'à  ce  qu'enfin  le  quatrième  doigt 
et  puis  le  pouce,  vinrent  se  placer  à  côté 
des  autres ,  et  alors  elle  me  gratta  avec  toute  sa 
.main.  Je  n'ose  plus  rien  dire  sur  les  mains  de*  ' 
puis  que  monsieur  m'a  plaisanté,-  mais  en  vé- 
rité celle-là  Jtait  plus  douce  que  du  satin. 

—  «  Vante-la  tant  qu'il  te  plaira,  Trim,  dit 
mon  oncle  Tobie,  je  t'assure  que.  je  t'écoute 
avec  le  plus  grand  plaisir.  »  Le  caporal  remer- 
cia son  maître ,  mais  n'ayant  rien  de  nouveau 
à  dire  sur  la  main  de  la  béguine ,  il  en  vint  à 
ses  effets. 

—  «  La  belle  béguine,  dit  le  caporal,  con- 
tinua de  me  gratter  avec  toute  sa  main  au- 
dessous  du  genou.  Je  craignis  à  la  fin  que  son 
zèle  ne  vînt  à  la  fatiguer.  —  Bon  Dieu!  dit-elle 
j'en  ferais  mille  fois  plus  pour  l'amour  de 


4?0  TRISTRAM    SflANDT. 

Jésus-Christ.  En  disant  cela,  elle  glissa  sa  main 
par-dessous  la  flanelle  jusqu'au  dessus  du  ge- 
nou, où  j'avais  senti  aussi  de  la  démangeaison  : 
et  là  elle  recommença  à  gratter. 

«  Je  commençai  alors  à  m'apercevoir  tout 
de  bon  que  je  devenais  amoureux. 

m  Comme  elle  continuait  à  gratter,  je  sentis 
l'amour  qui,  de  dessous  sa.  main,  se  répandait 
dans  toutes  les  parties  de  mon  corps. 

«  Plus  elle  grattait ,  plus  ses  grattemens 
étaient  prolongés,  et  plus  le  feu  s'allumait  dans 
mes  veines  ;  jusqu'à  ce  qu'enfin  deux  ou  trois 
grattemens  ayant  duré  plus  long-temps  que 
les  autres ,  mon  amour  se  trouva  à  son  comble. 
J»  saisis  sa  main...  »  * 

—  «  Eh  bien!  Trim ,  dit  mon  oncle  Tobie> 
tu  la  portas  à  tes  lèvres,  et  tu  fis  ta  déclara- 
tion?   » 

Il  importe  peu  de  savoir  si  les  amours  de 
Trim  se  terminèrent  précisément  de  la  manière 
que  mon  oncle  Tobie  avait  imaginée.  H  suffit 
qu'on  y  trouve  l'essence  de  tous  les  amours  de 
roman  qoi  aient  jamais  été  écrits  depuis  le 
commencement  du  monde. 


TRISTRAM  5HANDT.  45l 

CHAPITRE    CCCVI. 

La  veuve  JVadman  change  son  plan 

d'attaque. 

Aussitôt  que  le  caporal  eut  fini  l'histoire 
de  ses  amours ,  ou  plutôt,  dès  que  mon  oncle 
Tobiel'eut  finie  pour  lui,  mistriss  Wadman  sor- 
tit sans  bruit  de  son  arbre,  rattacha  sa  coiffe  , 
franchit  la  petite  porte  de  communication ,  et 
s'avança  lentement  ♦ers la  guérite  de  mon  oncle 
Tobie.  La  disposition  d'esprit  dans  laquelle 
Trim  avait  dû  mettre  mon  oncle  Tobie,  était 
une  occasion  trop  favorable  pour  la  laisser 
échapper.  L'attaque. avait  été  résolue  d'après  là 
circonstance  ,•  et  mon  oncle  Tobie  en  avait  en- 
core  applani  le  chemin,  en  ordonnant  au  ca- 
poral d'emporter  la  pelle,  la  bêche ,  la  pioche , 
les  piquets,  et  tous  les  autres  ustensiles  de 
guerre,  qui  paient  épars  sur  le  terrain  où 
avait  été  Dunkerque. 

Au  signal  de  mon  oncle  Tobie,  le  caporal 
«vait  marché;  tout  avait  disparu. 

Or,  considérez,  monsieur,  quelle  sottise 
c'est  d'agir  d'après  un  plan,  soit  en  combat- 
tant,  soit  en  écrivant,  soit  en  faisant  toute  autre 
chose,  et  même  des  vers.  Car  si  jamais  plan 


43a  Tiusr&AM  shindt, 

indépendamment  de  toutes  les  circonstances, 
a  mérité  d'être  placé ,  en  lettres  d'or  (au  moins 
dans  les  archives  des  fous)  ce  fut  certaine- 
ment le  plan  d'attaque  de  la  veuve  Wadman 
contre  mon  oncle  Tobie  dans  sa  guérite, 
et  par  le  moyen  de  ses  plans.  Mais  le  plan 
qui  était  attaché  étant  celui  de  Dunkerque , 
et  Dunkerque  ne  présentant  plus  à  l'esprit 
que  des  idées  de  repos  et  de  paix,  il  en  se- 
rait résulté  un  effet  tout  différent  de  celui  que 
mistriss  Wadman  voulait  produire.  D'ailleurs  , 
le  moyen  qu'elle  continuât  sur  le  même  pied 
qu'auparavant;  les  petites  manœuvres  de  ses 
doigts  et  de  sa  main  dans  son  attaque  de  la 
guérite,  avaient  tellement  été.  surpassées  par 
celles  des  doigts  et  de  la  main  de  la  belle  bé* 
guine  daus  l'histoire  de  Trim ,  que,  quoique 
les  siennes  lui  eussent  toujours  réussi  jusque- 
là,  elles  étaient  devenues  aussi  insipides  que 
manœuvres  puissent  être. 

Oh!  rapportez -vous^en  aux  femmes  sur  ce 
point.  Mistriss  Wadman  était  à  peine  sortie  de 
son  arbre,  que  son  génie  se  jouait  déjà  du 
nouveau  tour  qu'avaient  pris  les  circonstances. 
Elle  changea  son  plaû  d'attaque  en  un  moment. 


TRISTHAM    SHÀNDT.  4" 

CHAPITRE    CCCVIL 
Prends  garde ,  oncle  Tobie. 

—  «  Je  suis  comme  une  folle,  capitaine 
Shandy ,  ditmistriss  Wadman,  en  portant  son 
mouchoir  à  son  œil  gauche ,  au  moment  qu'elle 
s'approchait  de  la  guérite;  une  paille,  un  mou- 
cheron, je  ne  sais  quoi  m'est  entré  dans  l'œil. 
Regardez ,  je  vous  prie;  n'est-ce  pas  dans  le 
blane  ?  » 

Eu  disant  cela,  mistriss  Wadman  s'était  glis- 
sée tout  contre  mon  oncle  Tobie  ,  et  s'était  as- 
sise à  côté  de  lui  sur  le  coin  du  banc,  pour  lui 
donner  la  facilité  de  regarder  dans  son  œil 
sans  se  lever.  «  Mais  regardez-donc,  dit-elle.  » 

Honnête  Tobie ,  tu  regardais  dans  son  œil 
dans  toute  la  simplicité  de  ton  cœur,  et  avec 
l'innocence  d'un  enfant  qui  regarde  dans  une 
lanterne  magique.  Ce  serait  un  péché  de  te  cau- 
ser le  moindre  mai. 

Beaucoup  de  gens  regardent  dans  l'œil  d'une 
femme  sans  se  faire  prier  :  je  n'ai  rien  à  leur 
dire. 

Mais  mon  oncle  Tobie,  madame,  était  plus 
réservé.  11  aurait  été  à  côté  de  vous,  sur  votre 
sopha,  dans  votre  boudoir,  depuis  le  mois  de 

II.  28 


4^4  TRISTRAM    SHÀNDY. 

juin  jusqu'au  mois  de  janvier ,  ce  qui  comprend 
les  mois  les  plus  chauds  et  les  plus  froids  de 
Tannée ,  qu'il  n'aurait  pas  été ,  au  bout  de  ce 
temps,  en  état  de  dire  si  vous  aviez  les  yeux 
noirs  ou  les  yeux  bleus. 

La  grande  difficulté  était  donc  d'engagé» 
mon  oncle  Tobiç-à  y  regarder. 

Elle  fut  surmontée. 

Et  je  vois  là  mon  bon  oncle  Tobie ,  sa  pipe 
à  la  main,  dont  les  cendres  s'échappent,  re- 
gardant,et  regardant;  puis  se  frottant  lesycux> 
et  regardant  encore  avec  deux  fois  plus  d'atten- 
tion et  de  bonhomie  que  Galilée  n'en  a  jamais 
mis  à  regarder  les  taches  du  soleil. 

Le  tout  en  vain.  Par  toutes  les  puissances  qui 
animent  nos  organes,  l'œil  gauche  de  mistriss 
Wadman  brille  en  ce  moment  autant  que  sou 
œil  droit.  Il  n'y  a  ni  paille,  ni  moucheron, 
ni  poussière,  ni  fétu  d'aucune  espèce  ;  il  n'y  a 
rien,  mon  cher  oncle,  il  n'y  a  rien  qu'un  feu 
délicieux  qui  s'y  glisse  furtivement,  et  qui  dt 
là  se  répand  dans  toutes  les  parties  de  ton  exis- 
tence. 

Prends  garde,  oncle  Tobie!  fuis  le  danger; 
éloigne-toi  :  si  tu  regardes  un  moment  de  plus 
dans  l'œil  de  cette  charmaute  veuve,  tu  es 
perdu  ! 


TAISTRJIM     SHANDY.  4^5 

CHAPITRE    CCCVIIL 

//  ri  y  voit  rien. 

-  Un  œil  a  cela  de  commun  avec  un  canon, 
que  ce  n'est  pas  tant  l'œil  et  le  canon  en  eux- 
mêmes,  que  le  jeu  de  l'œil  et  le  jeu  du  canon, 
qui  les  met  l'un  et  l'autre  en  état  de  produire 
de  si  grands  effets.  Je  ne  trouve  pas  la  compa- 
raison si  mauvaise  ;  d'autres  gens  de  meilleur 
goût  ne  seront  peut-être  pas  de  mon  avis  :  ce-* 
pendant ,  comme  je  l'ai  faite  et  placée  à  la  tête 
du  présent  chapitre  autant  pour  l'usage  que 
pour  l'ornement,  elle  y  restera  ;  et  tout  ce  que 
je  désire  en  retour,  c'est  que  vous  vouliez  bien 
vous  la  rappeler  toutes  les  fois  que  je  parlerai 
des  yeux  de  la  veuve  Wadman., 

—  «  Je  vous  proteste,  madame,  dit  mon 
oncle  Tobie,  que  je  n'aperçois  rien  dans  votre 
œil.  » 

—  «  Ce  n'est  donc  pas  dans  le  blanc,  dit 
mistriss  Wadman?  »  Mon  oncle  Tobie  regarda 
4ans  la  prunelle  de  toute  sa  puissance. 

Or,  de  tous  les  yeux  qui  jamais  aient  été 
créés  depuis  les  vôtres,  madame,  jusqu'à  ceux 
de  Vénus,  qui  étaient  certainement  aussi  fri- 
pons qu'il  y  en  ait  jamais  eu ,  il  n'y  eut  jarouis 


4*5  TRiSTRAM     SHANDT. 

d'œil  aussi  propre  à  ravir  le  repos  de  roo» 
oncle  Tobie,  que  1  œil  dans  lequel  il  regar- 
dait. Ne  croyez  pas,  madame,  que  ce  fût  un 
œil  coquet,  ni  éveille,  ni  libertin;  il  n'était 
ni  étincelant,  ni  pétulant,  ni  impérieux;  ce 
n'était  pas  un  de  ces  yeux  qui  annoncent  de 
grandes  prétentions ,  ou  une  grande  exigeanec  : 
un  tel. œil  n'aurait  pas  eu  d'empire  sur  une 
ame  de  la  trempe  de  celle  de  mon  oncle  Tobie, 
formée  de  tout  ce  que  la  nature  a  de  plus  deux. 
L'œil  de  mistrissWadman  était  rempli  dedou* 
propos  et  de  douces  réponses ,  parlant,  non 
comme  une  trompette  bruyante -qui  étonne 
l'oreille  sans  lui  plaire,  mais  parlant  au  cœur; 
ou  plutôt,  formant  je  ne  sais  quel4  doux  sons, 
semblables  aux  derniers  acccns'd'un  prédes- 
tiné; un  œil  qui  semblait  dire:  Comment  pou- 
vez-vous ,  capitaine  Shandy,  vivre  ainsi 
sans  .consolation  ?  sans  un  sein  sur  lequel 
dous  puissiez  reposer  votre  tête ,  et  dans 
lequel  vous  puissiez  déposer  vos  chagrins? 

C'était  un  oeil... 

Mais  l'amour  me  gagnera  moi-même,  si  j'en 
dis  encore  un  mot. 

C'était  l'œil,  qu'il  fallait  à  mon  oncle  Tobie. 


TRISTRÀM     5HANDY.  4^7 

CHAPITRE    CCCIX. 

Un  clou  ne  chasse  pas  Vautre. 

Rien  ne  fait  voir  les  caractères  de  mon  père 
et  de  mon  oncle  Tqbicsousun  point  de  vue  plus 
plaisant  que  leurs  différentes  manières  d'agir 
dans  les  mêmes  accidens.  J'appelle  l'amour  ac- 
cident et  non  pas  malheur,  dans  l'opinion  où 
l'on  sait  que  je  suis  qu'il  rend  toujours  le  cœur 
d'un  homme  meilleur.  Grand  Dieu!  comment 
devait  être  le  cœur  de  mon  oncle  ïobie  quand 
il  e'tait  amoureux,  étant  déjà  si  parfaitement 
bon  quand  il  ne  Tétait  pas?. 

Moupèçe,  comme  il  paraît  par  quelques- 
uns  des  papiers  qu'il  a  laissés,  était  très-sujet 
à  cette  passion  avant  son  mariage.  Mais  c'était 
toujours  avec  une  sorte  d'impatience  originale, 
et  même  un  peu  acide;  et,  quand  V accident 
lui  arrivait,  au  lieu  de  s'y  soumettre  en  bon 
chrétien,  il  enrageait;  se  démenait,  tapait  des 
pieds ,  faisait  le  diable  à  quatre,  et  écrivait 
contre  l'objet  de  sa  passion  la  diatribe  la  plus 
ainère  dont  il  pût  s'aviser.    \. 

J'en  ai  retrouvé  une  en  vers ,  qui  s'adresse  à 
je  ne  sais  quel  œil  qui  avait  troublé  son  repos 
pendant  deux  ou  trois  nuits.  Dans  le  premier 


4^8  TRISTRÀM    SHAKDT. 

transport  de  son  ressentiment,  voici  comme  il 


commence  : 


Maudît  ail  que  l'enfer  confonde  ! 
Œil  né  pour  le  malheur  du  monde  ! 
Qui  mets  les  gens  en  pire  état , 
Que  payen ,  Turc  ou  renégat  !  .  .  . 


En  un  mot,  tout  le  temps  que  durait  le 
paroxisme  y  mon  père  n'avait  à  la  bouche  qu'in- 
jures,  qu'imprécations ,  et  presque  des  malé- 
dictions. Seulement  il  était  trop  impétueux 
pour  suivre  la  méthode  d'Ernul plie, pour  suivre 
même  sa  réserve.  Mon  père  qui  était  de  l'esprit 
le  plus  intolérant,  ne  se  contentait  pas  de 
maudire  sans  exception  tout  ce  qui  sous  le 
ciel  pouvait  entretenir  ou  exciter  son  amour  : 
jamais  il  n'achevait  sa  litanie  de  malédictions 
sans  se  maudire  lui-même  a  son  tour ,  comme 
un  des  fous  et  des  imbéciles  les  plus  fieffés, 
disait-il,  qui  eût  jamais  été  lâché  dans  le 
monde. 

Mon  oncle  ïobie  au  contraire  prit  le  tout 
comme  un  agneau  ;  il  s'assit  tranquillement , 
et  laissa  le  poison  travailler  dans  ses  veines 
£ans  résistance.  Dans  les  douleurs  les  plus 
aiguës  de  sa  blessure  (  comme  au  temps  de 
celle  qu'il  avait  reçue   à  l'aine),    il  ne  lui 


TRISTRÀM    SHÀ5DY.  4^9 

échappa  pas  une  expression  chagrine  ou  de 
mécontentement  ;  il  ne  s'en  prit  ni  au  ciel  ni 
à  la  terre,-  il  ne  pensa  ni  ne  parla  mal  de  qui 
que  ce  soit.  Pensif  et  solitaire,  il  s'assit,  sa 
pipe  à  la  bouche,  les  yeux  fixés  sur  sa  jambe 
boiteuse,  poussant  de  temps  à  autre  quelque 
soupir  sentimental,  qui,  mêlé  avec  les  bouf- 
fées de  tabac,  ne  pouvait  incommoder  per- 
sonne. 

Je  le  répète ,  il  prit  le  tout  comme  un 
agneau.' 

A  la  vérité,  il  commit  d'abord  une  méprise. 
Le  matin  de  cette  même  journée ,  il  avait  monté 
à  cheval  avec  mon  père,  pour  tâcher  de  sauver 
un  petit  bois  charmant,  que  le  doyen  et  le 
chapitre  de  Shandy  faisaient  abattre  pour  en 
donner  le  profit  aux  pauvres  (d'esprit,  cer- 
tainement, tsar  l'argent  en  fut  partagé  entre 
le  doyen  et  les  chanoines.  )  Ledit,  bois  «se 
trouvait  en  -vue  de  la  maison  de  mon  oncle 
Tobie,  et  lui  était  du  plus  grand  secours  pour 
sa  description  de  la  bataille  de  Wynnendale  : 
aussi  avait-il  couru  avec  empressement  pour  le 
sauver. 

11  avait  été  au  grand  trot  j  sur  un  cheval  dur, 
avec  une  selle  incommode;  Bref,  il  était  arrivé 
que  la  partie  séreuse  du  sangavait  pénétré  entre 


440  TRISTRÀM   SHAHDT. 

cuir  et  chair,  et  avait  causé  un  apostème  aux 
pays-bas  de  mon  oncle  Tobie.  Lorsque  ce  clotf 
(  car  c'en  était  un  )  commença  à  pousser,  moj 
oncle  Tobie  ,  qui  avait  peu  d'expérience  e* 
amour,  se  persuada  que  c'était-li  un  des  symp- 
tômes et  une  des  parties  constituantes  de  sa 
passion  ;  mais  l'apostème  venant  à  crever ,  et 
l'amour  restant  le  même,  mon  oncle  Tobie 
comprit  bien  que  sa  blessure  n'était  pas  bles- 
sure superficielle ,  et  qu'elle  avait  pénétré  jus- 
qu'à son  cœur. 

CHAPITRE    GCCX. 

» 
Confidence. 

Le  monde  rougirait  d'avoir  un  penchant 
vertueux.  Mon  oncle  Tobie  connaissait  peu  ïe 
monde  ;  et  quand  il  s'aperçut  qu'il -était  amou- 
reux,  il  n'imagina  pas  devoir  en  faire  plus  de. 
mystère  que  si  la  veuve  Wadman  l'avait  blessé 
par  mégarde  avec  son  couteau.  Mais,  quand  il. 
aurait  cru  devoir  taire  ce  secret  à  tout  autre, 
accoutumé  à  regarder  Trim  comme  un  humble 
ami,  et  trouvant  chaque  jour,  de  nouvelles 
raisons  pour  le  traiter  ainsi,  cela  n'aurait  rien 
change  à  la  manière  dont  il  lui  confia  l'affaire. 


TRISTRÀM     5HANDT.  44l 

—  «  Je  suis  amoureux ,  caporal ,  dit  mon 
oncle  Tobie.  » 

CHAPITRE   CCCXI. 

Plan  de  campagne. 

—  «f  Amoureux  ,  s'écria  le  caporal  !  monsieur 
se  portait  si  bien  il  y  a  deux  jours  ,  quand  je 
lui  racontais  l'histoire  du  roi  de  Bohême! 
—  L'bistoire  du  roi  de  Bohême,  dit  mon  oncle 
Tobie!....  (11  rêva  quelque  temps)...  Qurest 
devenue  son  histoire?  » 

—  «  ftlous  l'avons  perdue  je  ne  sais  comment, 
dit  le  caporal;  mais  alors  monsieur  n'était  non 
plus  amoureux  que  moi.  —  Cela  me  vint,  dit 
mon  oncle  Tobie  ,  lorsque  tu  me  quittas  avec 
la  brouette  et  les  outils.  Je  restai  seul  avec 
mistriss  Wadman.  Le  trait  qu'elle  m'a  laissé 
est  encore  là,  ajouta-t-il  en  montrant  sa  poi- 
trine. 

—  «  Eh!  bien ,  dit  le  caporal,  il  n'y  a  qu'à 
marcher.  Monsieur  sait  bien  qu'elle  n'est  pas 
plus  en  étatde  soutenirun  siège  que  de  voler.  » 

—  «  Mais  comme  nous  sommes  voisins,  dit 
mon  oncle  Tobie ,  ne  serait- il  pas  mieux  que  je 
l'informasse  civilement....,.)» 


44?  TRIST&AM    SHANDY» 

—  «  Si  j'osais ,  dit  le  caporal,  être  d'un  avis 
différent  de  monsieur  !  » 

—  «  Parie  librement ,  dit  avec  bonté  mon 
oncle  Tobie.  » 

—  «  Eh,  bien!  dit  le  caporal  sauf  le  respect 
dû  à  monsieur,  je  tomberais  brusquement  sur 
elle  comme  un  tonnerre,  pour  répondre  à 
ses  petites  attaques  traîtresses;  et  ensuite  je 
lui  parlerais  civilement.  Car  si  elle  s'aperçoit  la 
première  que  monsieur  est  amoureux  d'elle.... 
—  Dieu  soit  à  son  aide,  dit  mon  oncle  Tobie! 
en  ce  moment,  Trim,  elle  ne  s'en  doute  non 
plus  que  l'enfant  qui  n'est  pas  encore  né.  » 

O  mon  bon  oncle  ! 

11  y  avait  déjà  vingt-quatre  heures  que  la 
veuve  Wadman  avait  tout  dit  à  Brigitte ,  sans 
omettre  une  seule  circonstance  5  et  en  ce  mo- 
ment elles  tenaient  ensemble  un  petit  concilia- 
bule, touchant  certains  doutes,  certains  scru- 
pules ,  relatifs  à  l'issue  de  l'affaire ,  et  que  le 
diable ,  qui  ne  dort  jamais,  avait  fait  naître  dans 
l'esprit  de  la  veuve,  avant  même  qu'elle  nTeût 
achevé  son  Te  Deum. 

—  «  Si  je  l'épouse  ,  disait  la  veuve  Wadman , 
j'ai  bien  peur ,  Brigitte  ,  que  le  pauvre  capitaine 
ne  jouisse  pas  d'une  bonne  santé.  Il  a  reçu  une 
si  terrible  blessure  à  l'aine!  » 


1 


TRISTRAM    SHÀKÛY.  44^ 

—  «  Bon  ,  madame ,  répliqua  Brigitte  !  elle 
n'est  pas  si  considérable  que  vous  pensez. 
D'ailleurs,  ajouta-t-elle,  je  la  crois  bien 
guérie*  » 

— *  «  Je  voudrais  en  être  sûre ,  dit  la  vewve 
Wadman;  mais  uniquement  par  rapport  à 
lui.  » 

—  «  Si  madame  le  désire,  dit  Brigitte,  j'en 
saurai  tout  le  détail  avant  qu'il  soit  huit  jours  ; 
car,  tandis  que  le  capitaine  lui  rendra  des 
soins,  il  est  certain  que  monsieur  Trim  me 
fera  sa  cour;  et  c'est  mon  affaire,  ajoutâ- 
t-elle, de  le  traiter  de  sorte  qu'il  ne  me  cache 
rien  de  tout  ce  que  nous  avons  intérêt  de 
savoir.  » 

Elles  prirent  donc  ainsi  leurs  mesures  ;  et 
mon  oncle  Tobic  et  le  caporal  prenaient  les 
leurs  de  leur  côlé. 

—  u  Maintenant,  dit  le  caporal,  en  posant 
sa  main  gauche  sur  sa  hanche ,  et  animant  son 
geste  de  la  main  droite ,  avec  un  air  qui  garan- 
tissait presque  le  succès,  si  monsieur  veut 
me  laisser  .faire,  et  me  confier  la  conduite  de 
l'attaque » 

—  «  De  tout  mon- cœur,  Trim,  dit  mon  oncle 
Tobie.  Et,  comme  je  prévois  que  danstoutecette 
guerre  tu  me  serviras  d'aide-de-camp,  voici 


444  TKISTRAM     SHANDT. 

déjà  une  Couronne  pour  l'aider  à  arroser  ion 
brevet.  » 

—  a  Eh  bien!  dit  le  caporal,  faisant  d'abord 
une  révérence  pour  son  brevet,  il  fautprendre 
dans  le  grand  coffre  les  habits  galonnés  de 
monsieur;  il  faut  raccopimoder  les  manches  de 
celui  qui  est  bleu  et  or.  Je  retaperai  à  monsieur 
sa  perruque  à  la  Ramillies,  et  j'aurai  un 
tailleur  pour  retourner  ses  culottes  d'écar- 
late.  » 

—  «  J'aimerais  mieux  celtes  de  pluche rouge , 
dit  mon  oucle  Tobie.  —  Monsieur  n'y  pense 
pas,  dit  le  caporal.  » 

CHAPITRE   CCCXII. 

H  ri  omet  rien. 

—  «  Tu  mettras  un  peu  de  blanc  d'Espagne 

à  mon  épée,  et  avec  une  brosse — Que 

monsieur  ne  s'embarasse  de  rien,  répliqua 
le  caporal.  » 

CHAPITRE   CCCXIII. 

La  toilette  sera  complète. 

— »  «  Je  repasserai  à  neuf  les  deux  rasoirs  de 
monsieur  ;  je  rajusterai  un  peu  mon  bonnet  de 


T1USTRAM   SHÀNDY.  44^ 

housard,  et  je  prendrai  l'uniforme  du  pauvre 
lieutenant  Lefcvre,  que  monsieur  m'a  ordonné 
déporter  pour  l'amour  de  lui;  et,  aussitôt  que 
monsieur  sera  rasé,  et  qu'il  aura  pris  sa  che- 
mise, son  habit  bleu  et  or  et  ses  culottes  de 
fine  écarlate;  enfin  quand  sa  toilette  sera  ache- 
vée et  que  tout  sera  prêt,  nous  marcherons  fiè- 
rement, comme  à  l'attaque  d'un  bastion.  Or, 
tandis  que  monsieur  engagera  le  combat  avec 
mistriss  Wadman  dans  le  salon  à  droite  ,  je  li- 
vrerai bataille  à  Brigitte  dans  la  cuisine  à  gau- 
che ;  et ,  au  moyen  de  cette  disposition ,  je  ré- 
ponds à  monsieur,  dit  le  caporal ,  en  faisant 
claquer  ses  doigts  au-dessus  de  sa  tête,  je  lui 
réponds  de  la  victoire.  » 

—  «  Je  désire  que  tout  cela  réussisse ,  dit 
mon  oncle  Tobie;  mais  je  déclare ,  caporal,  que 
j'aimerais  mieux  marcher  à  l'ennemi  sur  le  re- 
vers d'une  tranchée.  » 

' —  «  Une  femme  est  bien  autre  chose,  dit  le 
caporal.  —  Je  le  suppose  ainsi,  dit  mon  oncle 
Tobie.  » 

CHAPITRE    CCCXIV. 

L'âne  et  le  califourchon. 
De  tout  ce  que  pouvait  dire  mon  père,   si 


4/|6  TEISTRAM    SHANDYr 

quelque  chose  était  capable  de  désoler  mon  on- 
cle Tobie  (  surtout  pendant  la  durée  de  ses 
amours  ) ,  c'était  l'usage  continuel  et  perfide 
que  faisait  mon  père  d'une  expression  d'Hila- 
rion  l'ermite,  lequel  en  pariant  de  ses  jeû- 
nes ,  de  ses  veilles ,  de  ses  flagellations  et  de 
toutes  les  macérations  pratiquées  dans  la  reli- 
gion ,  disait  (  quoiqu'un  peu  plus  gaiement,  ce 
me  semble,  qu'il  ne  convenait  à  un  ermite  )  , 
qu'il  employait  tous  ces  moyens  pour  empê- 
cher son  âne  de  regimber  ;  voulant  dire ,  pour 
réprimer  l'aiguillon  de  la  chair. 

Mon  père  était  enchante  de  cette  expression , 
non  pas  seulement  à  cause  de  son  laconisme  , 
mais  parce  qu'elle  ravalait  les  désirs  et  les 
appétits  de  la  partie  de  nous-mêmes  la  plus 
grossière.  Il  adopta  donc  cette  métaphore ,  et 
il  s'en  servit  constamment  pendant  plusieurs 
années  de  sa  vie.  Il  ne  prononçait  plus  le  mot 
passions ,  c'était  toujours  âne  qu'il  mettait  à 
la  place.  Si  bien  que ,  pendant  tout  le  temps 
que  sa  manie  dura ,  l'on  pouvait  dire  qu'il  était 
toujours  à  cheval  sur  son  âne  ou  sur  Ydne  d'un 
.autre. 

Ici, messieurs,  je  vous  prie  d'observer  la 
différence  'de  l'âne  de  mon  père  à  mon  dada, 
ou,  si  vous  voulez,  à  mon  califourchon  \  le 


T.MSTRAM   SRÀNDY.  447 

tout  pour  qu'il  ne  vous  arrive  jamais  de  lçs 
confondre  dans  votre  esprit. 

Mon  dada,  si  vous  l'avez  un  peu  observé , 
n'est  pas  une  méchante  bête;  il  ne  participe 
de  Y  âne  en  rien;  non,  messieurs,  en  rien. 
Mon  dada!  Eh  !  c'est  celui  de  tout  le  monde  ; 
c'est  la  petite  niaiserie  du  moment  •  c'est  la  folie 
du  jour:  un  magot ,  un  papillon ,  un  pantin,  la 
boulingrin  de  mon  oncle  Tobie.  Mon  dada! 
Eh  !  c'est  celui  que  vous  montez,  vous-même, 
madame ,  quand  vous  avez  un  moment  d'hu- 
meur ,  des  vapeurs ,  d'ennui  de  votre  mari  ; 
en  un  mot,  c'est  l'animal  le  plus  utile  que 
je  connaisse  ;  et  je  ne  sais  pas  ce  que  le  monde 
deviendrait  sans  lui. 

Mais  Vdne  de  mon  père,  messieurs  !  montez- 
-le,  je  vous  prie,  montez-le;  de  grâce ,  montez- 
le;  ou  plutôt,  messieurs,  ne  le  montez  pas. 
C'est  un  animal  concupiscent  ;  et  malheur  à 
celui  qui  ne  l'empêche  pas  de  regimber. 

CHAPITRE    CCCXV. 

Coq-à-Vâne. 

Dès  que  mon  père  eut  appris  l'amour  de 
mon  oncle  Tobie  :  —  «  Eh  bien ,  mon  cher 
Tobie ,  lui  dit-il  en  le  revoyant ,  comment  va 
ton  âne?  » 


4^8  tAISTRAM     SHANDY. 

Mon  oncle  Tobie,  plus  occupé  de  sa  blessure 
que  de  la  métaphore  d'Hilarion  ,  s'imagina  que1 
mon  père  ,  par  une  sollicitude   toute  frater- 
nelle, lui  demandait  des  nouvelles  de  son  aine. 

Une  imagination  préoccupée  ,  vous  le  savez, 
messieurs,  n'a  pas  moins  de  pouvoir  sur  le 
son  des  mots  que  sur  la  forme  des  choses; 
et  un  homme,  dans  cette  disposition,  entend 
moins  la  chose  qu'on  lui  .dit  que  celle  qui* 
l'occupe. 

Cependant  la  question  étonna  mon  oncle 
Tobie,  d'autant  qu'il  aperçut  les  coins  des 
lèvres  de  ma  mère  à  demi- relevés ,  et  tout 
son  visage  disposé  au  soutire.  Le  docteur  Slop 
avait  aussi  je  ne  sais  quoi  de  malin  répandu 
sur  sa  physionomie.  Enfin,  mon  père  lui- 
même,  en  faisant  cette  question  ,  n'avait  point 
ce  regard  de  1  amitié  qui  interroge  la  souf- 
france. 

Un  autre  que  mon  oncle  Tobie  n'aurait 
pas  répondu,  ou  aurait  répondu  avec  embar- 
ras. 

— :  \i  Mon  aine ,  frère  Shandy ,  répondit  mon 
oncle  Tobie,  va  beaucoup  mieux.  » 

À  ce  mot,  tout  le  monde  éclata  de  rire,  liors 
mon  père,  qui  avait  beaucoup  espéré  de  son 
une y  et  qui,  fâché  de  la  méprise  de  mon  oncle 


TRISTRÀM   SHÀKDT.  449 

Tobie,  aurait  bien  voulu  revenir  à  la  charge. 
Mais  mon  pauvre  oncle  Tobie  avait  Pair  si  dé- 
concerté, si  embarrassé,  que  si  vous  eussiez 
été  là,  madame,  avec  le  cœur  que  je  vous 
connais,  vous  seriez  venue  à  son  secours.  C'est 
ce  que  fit  ma  mère. 

—  «  Tout  le  monde,  dit  ma  mère,  assure 
que  vqus  êtes  amoureux ,  frère  Tobie;  et  nous 
espérons  que  cela  est  vrai. 

—  «  Je  suis  amoureux,  ma  sœur,  répliqua 
mon  oncle  Tobie  ;  et  plus  même ,  je  crois , 
qu'on  ne  l'est  communément.  —  Ouais  !  dit 
mon  père.  —  Et  depuis  quand  le  savez-vous , 
dit  ma  mère?  » 

—  «  Depuis  que  mon  clou  a  percé,  dit  mon 
oncle  Tobie.  »  Cette  réponse  mit  mon  père  de 
bonne  humeur;  et  il  entreprit  encore  une  fois 
mon  pauvre  oncle  Tobie. 

CHAPITRE    CCCXVI. 

Les  deux  amours. 

—  «  Les  anciens,  dit  mon  père,  ont  recon- 
nu, frère  Tobie,  deux  sortes  d'amour,  très- 
distinctes  l'une  de  l'autre ,  suivant  la  partie  du 
corps  où  elles  prennent  naissance ,  la  cervelle 
ou  le  foie.  Ainsi ,  quand  un  homme  devient 

m.  39 


450  TRISTRAM     SHANDY- 

amoureux  ,  il  doit  considérer  où  est  le  siège  du 
mal.  » 

—  «  Et  qu'importe ,  frèreShandy ,  répliqua 
mon  opcle  Tobie,  qu'importe  d'où  l'amour 
vienne,  quand  on  ne  veut  que  se  marier, 
aimer  sa  femme,  et  lui  faire  quelques  en- 
fans  ?» 

— -  «  Quelques  enfans!  s'écria  mon  père,  en 
sautant  de  sa  chaise  les  yeux  fixés  sur  ma  m  ère, 
et  passant  brusquement  entra  son  fauteuil  et 
celui  du  docteur  Slop!  Quelques  enfans!  s'é- 
cria mon  père ,  en  répétant  les  mots  de  mon 

oncle  Tobie,  et  continuant  à  se  promener  avec 
agitation.  » 

—  «  Ce  n'est  pas ,  frère  Tobie ,  dit  mon  père 
en  revenant  à  lui,  et  se  rasseyant  derrière  le 
fauteuil  de  mon  oncle  Tobie,  ce  n'est  pas  que 
je  fusse  fâché  de  t'en  voir  une  \ingtaine;  au 
contraire,  j'en  serais  charmé;  et  j'aimerais 
chacun  d'eux ,  Tobie ,  autant  que  si  j'étais  son 
père.  » 

Mon  oncle  Tobie  passa  sa  main  derrière  sa 
chaise,  sans  être  aperçu,  pour  serrer  celle  de 
mon  père. 

Mon  père  prit  la  main  de  mon  oncle  Tobie» 

«—  «  Bien  plus,  mon  cher  frere ,  continua 

mon  père,  formé  comme  tu  Tes  de  tout  ce 


T1USTRAM    SHANDT.  fôï 

qu'il  y  a  de  plus  doux  dans  la  nature  humaine, 
ayant  si  peu  de  ses  aspérités,  c'est  une  pitié 
que  la  terre  ne  soit  pas  toute  peuplée  d'babi- 
tans  qui  te  ressemblent.  Et  si  j'étais  monarque 
d'Asie ,  ajouta  mon  père ,  en  s'échauffant  pour 
ce  nouveau  projet,  je  t'obligerais  (pourvu  que 
la  chose  ne  fût  pas  audessus  de  tes  forces,  et 
ne  desséchât  pas  trop  promptement  ton  humide 
radical ,  pourvu  enfin  que  cet  exercice  ne  fît 
aucun  tort  à  ton  imagination  ni  à  ta  mémoire, 
ce  qui  arrive  quapd  on  s'y  livre  inconsidéré- 
ment) ,  oui,  frère  Tobie,  je  te  procurerais  les 
plus  belles  femmes  de  mon  empire,  et  je  t'o- 
bligerais, nolens  et  volens  y  de  me  foire  un 
sujet  tous  les  mois.  » 

—  a  Tous  les  mois,  dit  ma  mère ,  en  prenant 
une  prise  de  tabac  !  » 

—  «  Je  ne  voudrais  pas,  dit  mon  oncle 
Tobie,  faire  un  enfant ,  nolens  et  volens ,  ce 
qui  signifie,  je  crois,  que  je  le  voulusse  ou 
non,  pour  plaire  au  plus  grand  prince  de  la 
terre. 

—  «  J'avoue ,  dit  mon  père ,  qu'il  y  aurait 
de  ma  part  un  peu  de  cruauté  à  t'y  contraindre. 
Mais  c'est  une  supposition  que  j'ai  faite ,  frère 
Tobie ,  pour  te  montrer  que  ce  n'est  pas  sur 
ton  projet  de  faire  des  enfens  (  en  c*s  que  tu 


452  T^aiSTRAM     SHÀIfDY. 

en  sois  capable  ),  mais  sur  les  systèmes  que  tu 
as  sur  l'amour  et  le  mariage,  que  je  yeux  te 
redresser.  a 

—  «  Mais ,  dit  Yorick,  il  y  a  beaucoup  de 
raison  et  de  bon  sens  dans  l'opinion  que  le 
capitaine  Shandy  se  forme  de  l'amour  ;  et  dans 
les  heures  perdues  de  ma  vie ,  dont  je  rendrai 
compte  un  jour  ,  j'ai  lu  beaucoup  de  poètes  et 
de  rhéteurs,  desquels  je  n'aurais  jamais  pu  en 
extraire  autant.  » 

—  «  Je  voudrais,  Yorick,  dit  mon  père, 
que  vous  eussiez  lu  Pluton  :  il  vous  aurait  appris 
qu'il  y  a  deux  amours.  — Je  sais,  dit  Yorick, 
qu'il  y  avait  deux  religions  parmi  les  auciens  , 
l'une  pour  le  peuple,  et  l'autre  pour  les  savans* 
Mais  je  pense  qu'un  seul  amour  pouvait  suffire 
aux  uns  et  aux  autres.  Point  du  tout,  dit  mon 
père,  et  par  les  mêmes  raisons;  carde  ces 
deux  amours,  suivant  le  commentaire  de  Fici- 
Dussur  Velasius,  l'un  est  spirituel,  l'autre  est 
matériel. 

«  Le  premier  et  le  plus  ancien,  n'a  point  eu 
de  mère,  et  n'a  lien  à  démêler  avec  Vénus  : 
le  second  est  engendré  de  Jupiter  et  de  Dioné» 

—  a  De  grâce  ,  frère ,  dit  mon  oncle  Tobie, 
qVe  t-ce  qu'un  homme  qui  croit  en  Dieu  a 
Ircsoin  de  tout  ctla  ?  »  Mon  père  ne  s'arrêta 


TRISTRÀM    SHAlfDT.  éfiH 

point  à  lui  répondre ,  de  crainte  de  perdre  le 
fil  de  son  discours. 

«  Ce  dernier ,  continua-t-il,  participe  entiè- 
rement de  la  nature  de  Vénus. 

a  Le  premier  est  la  chaîne  d'or  qui  lie  le  ciel 
à  la  t*»rre;  c'est  lui  qui  nous  excite  à  l'amour 
héroïque ,  lequel  renferme  et  fait  naître  le 
désir  de  la  philosophie  et  de  la  vérité  :  le  second 
excite  seulement  le  désir.  » 

—  ce  Je  crois,  dit  mon  oncle  Tobie,  que  la 
procréation  des  enfans  est  bien  aussi  utile  au 
inonde ,  que  la  découverte  des  moment  de  dé- 
terminer les  longitudes  en  mer.  » 

—  «  Il  est  certain,  dit  ma  mère,  que  l'a- 
mour entretient  la  paix  dans  le  monde.  » 

—  «  Et  qu'il  la  détruit  dans  les  familles, 
s'écria  mon  père.  » 

—  «  C'est  lui  qui  peuple  la  terre,  dit  ma 
mère,  » 

—  «  Et  qui  dépeuple  le  ciel ,  dit  mon  père.  » 

—  «  C'est  la  virginité,  dit  Slop  d'un  air 
triomphant ,  qui  peuple  le  paradis.  » 

—  «Propos  de  nonne ,  répliqua  mon  père.  >i 


454  TklSTfcAtt    SHANDT. 

CHAPITRE   CCGXVIL 
Chacun  va  se  coucher. 

m 

Mon  père,  dans  toutes  ses  disputes,  avait  un 
genre  d'escarmouche  si  tranchant,  si  aigre,  si 
peu  ménagé,  poussant  à  droite ,  sabrant  à  gau- 
che, et  tombant  surtout  le  monde  indistincte- 
ment, que,  s'il  y  avait . vingt  personnes  dans 
un  cercle,  en  moins  d'une  demi* heure  il  était 
sûr  de  les  avoir  toutes  contre  lui;  ce  qui  ne 
contribuait  pas  peu  à  le  laisser  ainsi  sans  alliés, 
c'est  que,  s'il  y  avait  un  poste  tout-à-fait  inte- 
nable,  c'est  là  quHl  allait  se  jeter.  Mais  il  faut 
lui  rendre  justice  :  une  fois  qu'il  y  était  établi  , 
il  s'y  défendait  si  vaillamment,  que  tout  brave 
et  galant  homme  ne  l'en  voyait  chasser  qu'avec 
peine.   . 

Aussi  Yorick  en  l'attaquant,  ce  qui  lui  arri- 
vait souvent,  se  gardait  bien  d'employer  toute 
sa  force. 

Mais  la  remarque  du  docteur  Slop  sur  lés 
vierges,  à  la  fin  du  dernier  chapitre,  avait 
rangé  Yorick  du  côté  de  mon  père;  et  il  com- 
mençait à  désoler  le  pauvre  docteur  par  rénu- 
mération de  tous  les  couvens  de  la  chrétienté  > 
quand  le  caporal  Trim  entra  dans  la  salle ,  et 


TRISTRAM    SHANDY.  4^5 

raconta  à  mou  oncle  Tobie  que  ses  culottes 
d'écarlate  ne  pourraient  servir,  comme  ils  ra- 
yaient projeté,  peur  l'attaque  de  la  veuve 
Wadman,  attendu  que  le  tailleur,  en  lès  dé- 
cousant, s'était  aperçu  qu'elles  avaient  déjà 
été  retournées. 

—  a  Eh  bien  !  qu'il  les  retourne  ehcore  ,  dit 
brusquement  mon  père,  car  on  leà  retournera 
encore  plus  d'une  fois  avant  que  l'affaire  soit 
finie.  —  Elle  n'en  valent  pas  la  façon ,  dit  le 
caporal.  —  Alors,  frère ê  dit  mon  père ,  il  faut 
nécessairement  qtie  vous  en  commandiez  d'au- 
tres. Car,  quoique  je  sache,  coutinuâ-t-il ,  en 
«'adressant  à  la  compagnie,  que  la  veuve  Wad*- 
mari  dihite  mon  frère  Tôbie  depuis  tortg-temps, 
et  qu'elfe  a  mis  en  usage  toute  l'adresise  et 
tous  les  artifices  d'une  femme  pour  s'en  faine 
aimer,  Maintenant  qu'elle  l'a  ebtôlé,sa  passion 
n'est  plus  aussi  vive.  » 

«  Elle  a  obtenu  ce  qu'elle  voulait*.  *> 
«  Sous  ce  rapport ,  continua  mon  père , 
Sous  ce  rapport,  auquel  je  suis  persuadé  que 
Platon  ti'k  jamais  pensé,  vous  voyez  que  l'a- 
inour  est  moins  un  sentiment  qu'un  étaf ,  une 
condition,  et  qu'on  s'j  engagé  (  à  peu  près  , 
disait  mon  frère  Tobie ,  comme  dans  uû  régi* 
ment.  )  Or,  dès  qu'un  homme  est  agrégé  à  un 


'456  TRI5TRAM  SHANDY. 

corps,  soit  qu'il  aime  le  service  ou  non,  il  se 
comporte  comme  s'il  l'aimait,  et  cherche  par* 
tout  à  se  montrer  homme  de  courage.  » 

Cette  hypothèse,  comme  toutes  celles  de 
mon  père,  était  assez  plausible;  et  mon  onele 
Tobie  n'avait  qu'une  seule  objection  à  y  faire. 
Trim  se  tenait  prêt  à  le  seconder  ;  mais  mon 
père  n'avait  pas  encore  tiré  sa  conclusion,  n 

«  C'est  pourquoi,  continua  mon  père,  re- 
prenant sa  supposition ,  quoique  tout  le  monde 
sache  que  mistriss  Wadman  et  mon  frère 
Tobie  se  plaisent  l'un  à  l'autre,  et  se  convien- 
nent réciproquement,  quoique  je  ne  connaisse 
dans  la  nature  aucun  obstacle  qui  puisse  em- 
pêcher les  violons  de  jouer  dès  ce  soir,  je 
répondrais  que  ce  ne  sera  pas  d'un  an  que 
leurs  instrumens  se  mettront  à  l'unisson*  » 

—  «  Je  crains  que  nous  n'ayons  mal  pris 
nos  mesures,  dit  mon  oncle  Tobie  ,  en  regar- 
dant Trim,  comme  pour  lui  demander  son 
avis.  » 

—  «  Je  gagerais,  dit  Trim,  mon  bonnet  de 
housard.  (Son  bonnet  de  housard,  comme  je 
vous  l'ai  dit,  était  son  enjeu  ordinaire;  mais 
ayant  été  rajusté  et  presque  remis  à  neuf  pour 
l'attaque  projetée,  l'enjeu  devenait  plus  im- 
portant.) Je  gagerais,  avec  la  permission  de 


TMSTR1M     SHAlfDY.  4^7 

monsieur,  mon  bonnet  de  housard  contre  un 
scheling...  si  j'osais,  continua  Trim,  faisant 
une  révérence,  gager  contre  monsieur.  » 

—  «  Il  n'y  a  point  de  mal  à  cela ,  dit  mon 
père  ;  car ,  en  disant  que  tn  gagerais  ton  bonnet , 
tout  ce  que  tu  entends  par-là ,  c'est  que  tu 
crois....  Qu'est-ce  que  tu  crois?  » 

—  u  Je  crois  que  la  veuve  Wadman,  saufle 
respect  dû  à  monsieur,  n  est  pas  en  état  de  tenir 
dix  jours.  » 

—  a  Et  où  diantre ,  s'écria  Slop ,  d'un  air 
goguenard ,  où  diantre ,  l'ami ,  as  tu  si  bien 
appris  à  connaître  les  femmes  ?  » 

—  ce  Dans  mes  amours  avec  une  religieuse, 
dit  Trim.  —  Ce  n'était  qu'une  béguine,  dit 
mon  oncle  Tobiç.  » 

Le  docteur  Slop  était  trop  en  colère  pour 
écouter  cette  distinction  ,•  et  mon  père  profi- 
tant de  l'occasion  pour  tomber  sur  les  religieuses 
d'estoc  et  de  taille ,  en  les  traitant  de  folles  , 
le  docteur  Slop  ne  put  y  tenir.  Mon  oncle 
Tobie  avait  encore  quelques  mesures  à  prendre 
pour  ses  culottes ,  et  Yorick  pour  la  seconde 
partie  de  son  prochain  sermon  :  toute  la  com- 
pagnie se  sépara.  Et,  comme  il  restait  une 
demi-heure  avant  le  temps  de  se  mettre  au  lit, 
mon  père,  qui  était  demeuré  seul,  demanda 


4&8  TRISTRÀM    SHAIfDT. 

une  plume ,  de  l'encre  et  du  papier ,  et  se  mifr 
à  écrire  pour  mon  oncle  Tobie  l'instruction 
suivante  en  formé  de  lettre. 

Mon  cher  frère  Tobie , 

«  Ce  que  je  vais  te  dire  a  rapport  à  la  nature 
des  femmes,  et  à  la  manière  de  leur  faire 
l'amour.  Et  peut-être  est-il  heureux  pour  toi 
(  quoiqu'il  ne  le  soit  pas  autant  pour  moi  ) 
que  l'occasion  se  soit  offerte,  et  qite  je  me  sois 
trouvé  capable  de  t'écïire  quelques  instructions 
sur  ce  sujet. 

«  Si  c'eût  été'  le  bon  plaisir  de  celui  qui  dis- 
tribue nos  lots ,  et  qu'il  t'eût  départi  pluis  de 
connaissances  qu'à  moi,  j'aurais  été  charmé 
que  tu  te  fusses  assis  à  ma  place,  et  que  cette 
plume  fût  entre  tes  mains;  mais,  puisque  c'est 
it  moi  à  l'instruire,  et  que  madame  Shandy 
est  là  auprès  de  moi ,  se  disposant  à  se  mettre 
au  lit,  je  vais  jeter  ensemble  et  satts  ordre  sut 
le  papier  des  idées  et  des  préceptes  concer- 
nant le  mariage,  tels  qu'ils  me  viendront  à 
l'esprit,  et  que  je  croirai  'qu'ils  pourront  être 
d'usage  pour  toi;  voulant  en  cela  te  donner 
tin  gage  de  mon  amitié  ,  et  me  doutant  pas, 
•mon  cher  Tobie, delà  reconnaissance  aVec  la- 
quelle tù  le  retevras. 


ÏRISTRAM    SBAKDT.  4^9 

«  En  premier  lieu,  à  l'égard  de  ce  qui  con- 
cerne la  religion  dans  cette  affaire  (  quoique 
le  feu  qui  me  monte  au  visage  me  fasse  aper- 
cevoir que  je  rougis  en  te  parlant  sut  ce  sujet  ; 
quoique  je  sache,  en  dépit  de  ta  modestie  qui 
nous  le  laisserait  ignorer,  que  tu  ne  négliges 
aucune  de  ses  pieuses  pratiques)  ,  il  en  est 
une  cependant  que  je  voudrais  te  recomman- 
der d'une  manière  plus  particulière ,  pour  que 
tu  ne  l'oubliasses  point,  du  moins  pendant 
tout  le  temps  que  dureront  tes  amours.  Cette 
pratique,  frère  Tobie,  c'est  de  ne  jamais  te 
présenter  chez  celle  qui  est  l'obj  et  de  tes  pour- 
suites, soit  le  matin,  soit  le  soir,  sans  te  re- 
commander auparavant  à  la  protection  du  Dieu 
tout-puissant ,  pour  qu'il  te  préserve  de  tout 
malheur. 

«  Tu  te  raseras  la  tête ,  et  tu  la  laveras  tous 
les  quatre  ou  cinq  jours  ,  et  même  plus  sou- 
vent, si  tu  le  peux,  de  peur  qu'en  ôtant  ta 
perruque  dans  un  moment  de  distraction,  elle 
ne  distingue  combien  de  tes  cheveux  sont  tom- 
bés sous  la  main  du  temps ,  et  combien  sous 
celle  de  Trim. 

«  11  faut ,  autant  que  tu  le  pourras ,  éloigner 
de  son  imagination  toute  idée  de  tête  chauve. 


%6o  TRISTRAM    SHÀNDT. 

((  Mets- toi  bien  dans  l'esprit ,  Tobie,  et  suis 
cettem  axime  comme  sûre  : 

«  Toutes  /es  femmes  sont  timides.  Et  il  est 
heureux  qu'elles  le  soient;  autrement,  qui 
voudrait  avoir  affaire  avec  elles  ? 

«  Que  tes  culottes  ne  soieut  ni  trop  étroites 
ni  trop  larges,  et  ne  ressemblant  pas  à  ces. 
grandes  culottes  de  nos  ancêtres. 

«  Un  juste  médium  prévient  tous  les  commen- 
taires. 

«  Quelque  chose  que  tu  aies  à  dire ,  soit  que 
tu  aies  peu  ou  beaucoup  à  parler,  modère  tou- 
jours le  son  de  ta  voix.  Le  silence  et  tout  ce 
qui  en  approche  grave  dans  la  mémoire  les 
mystères  de  la  nuit.  C'est  pourquoi,  si  tu 
peux  l'éviter,  ne  laisse  jamais  tomber  la  pelle 
ni  les  pincettes. 

«  Dans  tes  conversations  avec  elle,  évite  toute 
plaisanterie  et  toute  raillerie;  et  autant  que  tu 
pourras,  ne  lui  laisse  lire  aucun  livre  jovial. 
11  y  a  quelques  traités  de  dévotion  que  tu  peux 
lui  permettre  (  quoique  j'aimasse  mieux  qu'elle 
ne  les  lut  point  ) ,  mais  ne  souffre  pas  qu'elle 
lise  Rabelais,  Scarron,  ou  Don-Quichotle. 

«  Tous  ces  livres  excitent  le  rire  ;  et  tu  sais, 
cher  Tobie ,  que  rien  n'est  plus  sérieux  qu* 
les  fins  du  mariage. 


TRISTRAM    SHAlfDY.  4^ 

m  Attache  toujours  une  épingle  à  ton  jabot 
avant  d'entrer  chez  elle. 

«  Si  elle  te  permet  de  l'asseoir  sur  le  même 
flopha  ,  et  qu'elle  te  donne  la  facilité  de  poser 
ta  main  sur  la  sienne,  résiste  à  cette  tentation. 
Tu  ne  saurais  toucher  sa  main,  sans  que  la 
température  de  la  tienne  lui  fasse  deviner  ce 
qui  se  passe  en  toi.  Laisse-la toujoursdans  l'in- 
décision sur  ce  point  et  sur  beaucoup  d'autres. 
En  te  conduisant  ainsi,  tu  auras  au  moins  sa 
curiosité  pour  toi  ;  et  si  ta  belle  n'est  pas  en- 
core entièrement  soumise,  et  que  ton  âne 
continue  à  regimber(  ce  qui  est  fort  probable), 
tu  te  feras  tirer  quelques  onces  de  sang  au- 
dessous  des  oreilles,  suivant  la  pratique  des- 
anciens Scythes,  qui  guérissaient  par  ce  moyen 
les  appétits  les  plus  désordonnés  de  nos  sens. 

«  Avicenne  est  d'avis  que  l'on  se  frotte  ensuite 
avec  de  l'extrait  d'ellébore,  après  les  évacua- 
tions et  purgations  convenables  :  et  je  pense- 
rais assez  comme  lui.  Mais  surtout  ne  mange 
que  peu,  ou  point  de  bouc  ni  de  cerf;  et  abs- 
tiens-toi soigneusement,  c'est-à-dire,  autant 
que  tu  le  pourras ,  de  paons,  de  grues,  de 
foulques,  de  plongeons,  et  de  poules  d'eau. 

«  Pour  ta  boisson  :  je  n'ai  pas  besoin  de  te 
dire  que  ce  doit  cire  une  infusion  de  verveine  et 


46a  TRISTRAM     SHÀ5DT. 

d'herbe  kanéa,  de  laquelle  Elien  rapporte  des 
effets  surprenans.Mais  si  ton  estomac  en  souf- 
frait ,  tu  devrais  en  discontinuer  l'usage  >  et 
vivre  de  concombres 9  démêlons,  de  pourpier 
et  de  laitue. 

«  Une  se  présente  pas  pour  le  moment  autre 
chose  à  te  dire. 

«  À  moins  que  la  guerre  venant  à  se  décla- 
rer  

«  Ainsi ,  mon  cherTobie,  je  désire  que  tout 
aille  pour  le  mieux; 

«  Et  je  suis  ton  affectionné  frère, 

«  Gauthier  Shandt.  » 

CHAPITRE   CCCXVIIL 

Les  trous  de  serrure. 

À  l'heure  même  où  mon  père  écrivait  son 
instruction  fraternelle ,  mon  oncle  Tobie  et  le 
caporal  de  leur  côté  disposaient  tout  pour  l'at- 
taque. Comme  ils  avaient  renoncé  à  faire  re- 
tourner les  culottes  d'écarlate ,  au  moins  pour 
le  moment,  rien  ne  pouvait  les  engager  à  re- 
mettre leur  visite  plus  tard  qu'au  lendemain 
matin.  La  résolution  fut  prise  en  conséquence  ^ 
et  le  départ  fixé  à  onze  heures. 


THISTRÀM    SHARDT.  4^3 

—  «  Allons ,  ma  chère ,  dit  mon  père  à  ma 
mère,  il  convient,  qu'en  bon  frère  et  en  bonne 
sœur,  nous  nous  rendions  chez  mon  frère 
Tobie,  pour  protéger  et  favoriser  son  atta- 
que ». 

11  y  avait  déjà  quelque  temps  que  le  caporal 
et  lui  étaient  habillés ,  quand  mon  père  et  ma 
mère  arrivèrent;  et  l'horloge  venant  à  sonner 
onze  heures  ,  c'était  le  moment  de  se  mettre  en 
marche.  Mon  père  n'eut  quelle  temps  de  glisser 
sa  lettre  d'instruction  dans  la  poche  d'habit  de 
mon  oncle  Tobie,  et  il  se  joignit  à  ma  mère 
pour  lui  souhaiter  un  heureux  succès. 

i—  «  Je  voudrais  ,  dit  ma  mère ,  les  voir  par 
le  trou  de  la  serrure ,  mais  uniquement  par 
curiosité.  » 

—  «  Appelez,  chaque  chose  par  son  nom, 
dit  mon  père,*  et  regardez  ensuite  par  le  trou 
de  la  serrure  tant  qu'il  vous  plaira.  » 

CHAPITRE   CCCXIX, 

Jugement  téméraire. 

Je  prends  à  témoin  toutes  les  puissances  du 
temps  et  du  hasard  qui  sans  cesse  nous  arrê- 
tent dans  notre  carrière,  que  mou  esprit  était  i 


464  TRISTIIAM    SIANDT. 

bout,  et  que  je  ne  savais  comment  poursuivre 
l'histoire  des  amours  de  mon  oncle  Tobie, 
lorsque  ma  mère ,  par  curiosité y  disait-elle  , 
(  mon  père  lui  soupçonnait  un  autre  motif)  , 
désira  pouvoir  les  regarder  par  le  trou  de  la 
serrure. 

— -  «  Appelez  chaque  chose  par  son  nom ,  dit 
mon  père;  et  regardez  ensuite  par  le  trou  de 
la  serrure  tant  qu'il  vous  plaira.  » 

C'était  uniquement  la  fermentation  de  cette 
humeur  un  peu  acide,  qui  entrait  dans  le 
tempérament  de  mon  père ,  et  de  laquelle  j'ai 
souvent  parlé,  qui  donna  lieu  à  une  pareille 
insinuation  de  sa  part.  Cependant ,  comme  il 
était  naturellement  franc  et  généreux,  et  tou- 
jours ouvert  à  la  conviction ,  il  eut  à  peine 
lâché  le  dernier  mot  de  cette  réplique  peu 
obligeante }  que  sa  conscience  lui  en  fit  un  re- 
proche. 

Ma  mère  avait  en  ce  moment  son  bras  gau- 
che conjugalement  passé  dans  le  bras  droit  de 
mon  père ,  de  telle  sorte  que  sa  main  appuyait 
sur  la  .sienne.  Elle  leva  les  doigts  et  les  laissa 
retomber.  On  aurait  pu  difficilement  prononcer 
si  c'était  là  un  coup  ou  une  caresse;  le  casuiste 
le  plus  habile  aurait  été  bien  embarrassé  à 
décider  si  ce  geste  signifiait  un  reproche  ou 


f 

TftlSTAAM     SHÂNDY.  4^5 

un  aveu.  Mon  père  qui  était  rempli  de  sensi- 
bilité de  la  tête  aux  pieds,  n'y  vit  que  l'ex- 
pression  d'une  femme  timide  et  faussement 
accusée.  Les  reproches  de  sa  conscience  redou- 
blèrent; il  détourna  la  tête.  Ma  mère  pensa 
que  son  corps  allait  suivre ,  et  que  son  projet 
était  de  reprendre  le  chemin  de  sa  maison  : 
aussitôt  en  croisant  sa  jambe  droite  par-dessus 
sa  gauche  qui  ne  bougea  pas,  elle  se  trouva  en 
face  de  mon  père  qui,  en  ramenant  sa  tête, 
rencontra  subitement  les  yeux  de  ma  mère. 

Nouvelle  confusion! 

Tout  détruisait  le  premier  soupçon  qu'il 
avait  formé.  Tout  augmentait  ses  remords.  Un 
cristal  mince ,  bleu,  calme  et  brillant,  sans 
tache,  sans  eau,  et  tellement  tranquille,  qu'on 
aurait  pu  apercevoir  jusqu'au  fond  la  moindre 
particule  ou  la  moindre  expression  de  désir, 
s'il  en  eût  existé  chez  ma  mère,  mais  il  n'y  en 
avait  pas  le  plus  léger  vestige.  Et  je  ne  sais 
comment  il  arrive  que  moi ,  son  fils ,  formé  de 
son  sang,  je  me  trouve  si  enclin  à  la  bagatelle, 
surtout  vers  les  équinoxes  de  printemps  et 
d'automne. 

Ma  mère ,  madame ,  n'était  telle  en  aucune 
saison  de  l'année,  ni  par  nature,  ni  par  édu- 
cation, ni  par  imitation. 

ii«  5o 


466  TRISTRÀM    SRANDT. 

Un  sang  doux  et  sage  circulait  paisiblement 
dans  ses  veines ,  en  tout  temps ,  le  jour  et  la 
nuit,  dans  les  occasions  même  les  plus  criti- 
ques. Son  imagination  calme  et  paisible  n'était 
point  échauffée  par  ces  pratiques  ascétiques , 
par  ces  lectures  mystiques  qui,  n'ayant  aucun 
sens  en  elles-mêmes,  forcent  l'esprit  à  se  replier 
dans  la  nature  pour  leur  en  trouver  un.  Et 
quant  à  mon  père,  il  était  si  loin  de  chercher  à 
enflammer  ses  idées  là-dessus ,  que  son  plus 
grand  soin  était  d'éloigner  de  sa  tête  toute 
image  ou  propos  de  ce  genre. 

Au  reste,  la  nature  avait  fait  tous  les  frais 
de  la  sagesse  de  ma  mère,  et  rendu  superflues 
les  précautions  de  mon  père.  Et  mon  père  le 
savait!  et  mon  père  n'en  continuait  pas  moins 
ses  précautions!  et  moi,  Tristram  Shandy,  me 
voilà  assis  en  gilet  brun  et  en  pantoufles  jau- 
nes, sans  perruque  ni  bonnet,  ce  douze  août 
mil  sept  cent  soixante-six,  accomplissant  une 
de  ses  prédictions  les  plus  tragi-comiques;  sa- 
voir que  je  ne  penserais  ni  n'agirais  en  rien 
comme  les  autres  enfans  des  hommes; 

La  méprise  de  mon  père  vint  de  ce  qu'il  at- 
taqua le  motif  de  ma  mère ,  au  lieu  de  Faction 
elle-même  ;  car  certainement  les  trous  de  ser- 
rures ne  sont  pas  destinés  à  servir  de  lorgnettes } 


TMSTRÀM    S&AKDT.  £6j 

et  en  considérant  l'action  de  ma  mère  comme 
tendant  à  nier  une  vérité  reconnue,  et  à  faire 
qu'un  trou  de  serrurre  ne  fût  pas  un  trou  de 
serrure,  l'action  alors  était  une  violation  de  la 
nature  des  choses ,  et  comme  telle  assez  crimi- 
nelle. 

C'est  pourquoi,  n'en  déplaise  aux  prédica- 
teurs, les  trous  de  serrure  sont  l'occasion  de 
plus  de  péchés,  je  dis  même  de  péchés  énor- 
mes ,  que  tous  les  autres  trous  du  monde. 

C'est  ce  qui  me  ramène  aux  amours  de  mon 
oncle  Tobie. 

CHAPITRE   CCCXX. 

Parure  de  mon  oncle  Tobie. 

Quoique  le  caporal  eut  tenu  parole  en  reta- 
pant de  son  mieux  la  grande  perruque  à  la 
Ramillies  démon  oncle  Tobie,  il  avait  eu  trop 
peu  de  temps,  et  tous  ses  soins  n  avaient  pro- 
duit qu'un  effet  assez  mince.  Cette  fameuse 
perruque  avait  passé  plusieurs  années  applatie 
dans  le  fond  d'une  vieille  armoire  ;  et ,  comme 
les  mauvais  plis  ne  s'effacent  pas  aisément,  et 
que  l'usage  des  bouts  de  chandelle  n'est  pas  - 
toujours  sur,  l'entreprise  du  caporal  n'étail 


468  TRISTAÀM     SHAlfDT. 

pas  une  chose  aussi  facile  qu'on  pourrait  le 
croire.  Ii  s'employait  pourtant  de  son  mieux; 
il  pommadait,  il  crêpait,  il  retapait,  puis  se 
reculait  d'un  air  joyeux ,  et  les  deux  bras  ten- 
dus vers  la  perruque,  comme  pour  l'engager  à 
prendre  un  meilleur  air.  Mais  le  tout  en  vain: 
elle  frisait  en  dépit  du  caporal,  par  tout  où  le 
caporal  ne  voulait  pas  qu'elle  frisât;  et,  quand 
une  boucle  ou  deux  auraient  pu  l'embellir, 
chaque  cheveu  s'applatissait  comme  s'il  eût  été 
trempé  dans  l'eau  bouillante. 

La  déesse  du  spleen  elle-même  n'aurait  pu 
la  voir  sans  sourire. 

Telle  était  la  perruque  de  mon  oncle  Tobie, 
ou  plutôt  telle  elle  aurait  paru  sur  tout  autre 
front  que  le  sien.  Mais  le  front  de  mon  oncle 
Tobie  était  le  siège  aimable  de  la  douceur  et  de 
la  bonté;  et  ce  charme  se  répandait  sur  tout 
ce  qui  l'environnait.  D'ailleurs,  monsieur,  la 
nature  avait  dans  toute  sa  personne  tracé  le 
mot  gentilhomme  en  si  beaux  caractères,  que 
jusqu'à  son  chapeau  bordé  en  vieux  point  d'Es- 
pagne tout  terni,  et  surmonté  d'une  large  co- 
carde de  taffetas  frippé;  ce  chapeau,  dis- je, 
qui  en  lui-même  ne  valait  pas  quatre  sols,  ac- 
quérait de  l'importance,  dès  qu'il  était  sur  la 
tête  de  mon  oncle  Tobie.  On  eut  dit  qu'une 


TMSTRAM     SHÀNDT  4^9 

fée  elle-même  l'avait  compose  de  sa  main ,  pour 
mieux  aller  à  l'air  de  son  visage. 

Rien  n'aurait  mieux  prouvé  ce  que  j'avance, 
que  l'habit  bleu  et  or  de  mon  oncle  Tobie,  si, 
à  quelques  égards,  la  proportion  n'était  pas 
nécessaire  à  la  grâce;  mais  depuis  quinze  ou 
sieze  ans  qu'il  était  fait,  depuis  que  l'inacti- 
vité de  mon  oncle  Tobie  (dont  les  promenades 
étaient  presque  bornées  à  son  bourlingrin), 
avait  doublé  son  embonpoint,  son  habit  bleu 
et  or  était  devenu  si  misérablement  étroit,  que 
ce  n'était  qu'avec  la  plus  grande  peine  que  le 
caporal  avait  pu  l'y  faire  entrer;  et  le  raccom- 
modage des  manches  n'avait  servi  de  rien  :  il 
était  cependant  galonné  en  plein,  et  sur  toutes 
les  coutures,  et  devant  et  derrière,  comme  au 
temps  du  roi  Guillaume;  et,  pour  finir  la 
description,  il  jetait  tant  d'éclat  au  soleil,  il 
avait  un  air  si  métallique  et  si  guerrier ,  que 
si  le  projet  de  mon  oncle  Tobie  eût  été  d'atta- 
quer la  veuve  en  armure ,  il  aurait  pu  lui-même 
s'y  méprendre. 

Quant  aux  culottes  d'écarlate ,  on  sait  que 
le  tailleur  les  avait  décousues  et  les  avait 
abandonnées.  On  aurait  pu  à  la  rigueur  s'en 
accommoder,  mais  c'était  assez  que  le  soir 
d'auparavant  on  les  eût  déclarées  incapables 


470  TEISTKÀM     5HÀKDÏ. 

de  servir  ;  et ,  comme  il  n'y  avait  point  d'alter- 
native dans  la  garde-robe  de  mon  oncle Tobie, 
mon  oncle  Tobie  sortit  en  culottes  de  pluche 

rouge. 

Le  caporal  avait  endossé  l'uniforme  du  pau- 
vre Lefèvre.  Il  avait  retroussé  ses  cheveux  sous 
son  bonnet  de  housard,  lequel,  comme  on 
sait,  avait  été  remis  presque  à  neuf.  11  suivait 
son  maître  à  trois  pas  de  distance.  Sa  chemise, 
renflée  à  son  jabot  et  autour  de  ses  poignets  , 
annonçait  l'orgueil  de  son  ancienne  profession  ; 
et  son  bâton  ,  suspendu  par  un  petit  cordon  de 
cuir  noir ,  dont  les  deux  bouts  renoués  en- 
semble finissaient  par  un  gland ,  se  balançait 
au-dessous  de  son  poignet  gauebe.  Mon  oncle 
Tobie  portait  sa  canne  comme  une  hallebarde. 
«  Vraiment,,  dit  mon  père  en  lui-même  , 
ils  ont  assez  bon  air.  » 

CHAPITRE  CCCXXI. 

//  tremble. 

Mon  oncle  Tobie  retourna  la  tête  plus  de 
dix  fois ,  pour  voir  si  le  caporal  se  tenait  prêt 
à  le  soutenir;  et  autant  de  fois  le  caporal  fit 
un  petit  moulinet  de  son  bâton,  non  pas  d'un 
air  avantageux  >  mais   avec  l'accent  le  plus 


TIUSTRÀM     3HA.HDT.  4ll 

doux  du  plus  respectueux  encouragement, 
comme  pour  dire  à  son  maître  :  ne  craignez 
rien. 

Son  maître  se  mourait  de  peur. 

Il  ne  savait  pas  distinguer,  ainsi  que  mon 
père  le  lui  avait  reproché,  le  bon  côte'  d'une 
femme  de  son  mauvais  côté.  Aussi  n'avait-il 
jamais  été  à  son  aise  auprès  d'aucune  d'elles; 
sauf  dans  les  momens  d'affliction.  Car  alors 
sa  pitié  était  extrême  ;  et  le  chevalier  le  plus 
courtois  de  la  chevalerie  errante  n'aurait  pas 
fait  plus  de  chemin  que  mon  oncle  Tobie, 
tout  boiteux  qu'il  était,  pour  essuyer  une 
larme  de  l'œil  d'une  femme.  Et  cependant, 
excepté  l'occasion  où  mistriss  Wadman  avait 
abusé  de  sa  bonne  foi,  il  n'avait  jamais  osé 
arrêter  ses  regards  sur  l'œil  d'aucune  femme. 

Il  disait  souvent  à  mon  père,  dans  l'admi- 
rable simplicité  de  son  cœur,  que  fixer  une 
femme,  c'était  presque  (sinon  tout-à-fait)  la 
même  chose  que  de  lui  tenir  un  propos  obs- 
cène.. 

— -  «  Et  quand  cela  serait ,  disait  mon  père*  » 


47?  TRISTRAM     SHÀNDT. 

CHAPITRE    CCCXXII. 

Il  hésite. 

—  «  Elle  ne  peut  pas,  caporal,  dit  mon 
oncle  Tobie ,  faisant  halte  quand  ils  furent  à 
vingt  pas  de  la  porte  de  mistriss  Wadman, 
elle  ne  peut  pas  s'en  offenser. 

—  «  Non  plus,  dit  le  caporal,  que  la  veuve 
du  Juif  à  Lisbonne  ne  s'offensa  de  la  visite  de 
mon  frère  Thomas.  » 

«  Et  comment  la  prit-elle,  dit  mon  oncle 
Tobie ,  se  retournant  vers  le  caporal  ?  » 

—  «  Monsieur  connaît,  répliqua  le  caporal, 
les  malheurs  de  Tom;  mais  ceci  n'y  a  aucun 
rapport  :  sinon  que  le  pauvre  Tom  n'avait  pas 
épousé  la  veuve,  ou  si  Dieu  eût  permis  qu'après 
leur  mariage  ils  n'eussent  mis  dans  leurs  sau- 
cisses que  de  la  chair  de  porc ,  le  malheu- 
reux n'aurait  pas  été  enlevé  dans  son  lit  et 
traîné  à  l'inquisition.  —  C'est  une  épouvan- 
table chose  que  l'inquisition ,  ajouta  le  caporal  ; 
quand  une  fois  un  pauvre  homme  y  est  ren- 
fermé ,  monsieur  sait  bien  que  c'est  pour  sa 
vie.  » 

—  «  Hélas  !  oui ,  dit  mon  oncle  Tobie  d'un 
air  rêveur,  et  les  yeux  fixés  sur  la  porte  de  la 
veuve  Wadman.  » 


TRISTRÀM    SHA9DY.  47^ 

«  Et  qu'y  a-t-il  d'aussi  affreux  qu'une  éter- 
nelle prison?  Qu'y  a-t-il  d'aussi  doux  que  la 
liberté?  —  Rien  au  monde,  Trim,  dit  mon 
oncle  Tobie  toujours  d'un  air  rêveur.  » 

—  <c  Tant  qu'un  homme  est  libre,  s'écria  le 

caporal »  Et  en  même-temps  il  fit  avec  son 

bâton  le  moulinet  par  dessus  sa  tête,  à-peu- 
près  en  cette  manière  : 


Un  million  de  syllogismes  les  plus  subtils  de 
mon  père,  n'en  aurait  pas  dit  davantage  en 
faveur  du  célibat. 

Mon  oncle  Tobie  jeta  un  regard  pensif  vers 
sa  chaumière  et  son  boulingrin. 


474  TKISTRAM   SHA5BY. 

Le  caporal,  avec  sa  baguette  avait  impru- 
demment évoqué  l'esprit  de  calcul  :  il  se 
dépêcha  de  le  conjurer,  en  poursuivant  son 
histoire  en  manière  <3l  exorcisme,  lequel  ne 
se  trouve  dans  aucun  rituel  que  je  connaisse. 

CHAPITRE    CCCXXIIL 

Amours  de  Tom  et  de  la  Juive. 

«  Là  place  de  Tom  lui  valait  de  l'argent, 
et  lui  donnait  peu  de  besogne.  Le  climat  de 
Lisbonne  est  chaud.  C'est  ce  qui  lui  donna  la 
fantaisie  de  se  marier.  » 

«  Or,  il  arriva  vers  ce  temps-là  qu'un  Juif, 
qui  vendait  des  saucisses  dans  la  même  rue 
où  Tom  demeurait,  tomba  malade  d'une  ré- 
tention d'urine,  et  mourut.  Sa  veuve  resta 
en  possession  d'une  boutique  bien  achalandée; 
et,  comme  à  Lisbonne,  ainsi  qu'ailleurs,  cha- 
cun est  pour  soi,  Tom  pensa  qu'il  n'y  aurait 
point  de  mal  d'aller  se  présenter  à  la  veuve, 
pour  lui  offrir  d'aider  à  continuer  son  com- 
merce. » 

«  Tom  en  conséquence,  se  décida  à  l'aller 
trouver.  Il  pensa  d'abord  comment  il  se  ferait 
annoncer  chez  elle.  La  manière  la  plus  simple 
était  de  feindre  d'y  aller  acheter  une  aune 


TIUSTRAM   SHÀKDT.  4?^ 

de  saucisses  :  ce  fat  celle  qu'il  choisit.  Et  voici 
comme  il  raisonnait  : 

«  Si  je  suis  mal  reçu,  il  ne  m'en  coûtera 
jamais  qu'une  aune  de  saucisses,  et  le  malheur 
n'est  pas  grand.  Si  au  contraire  les  choses  tour- 
nent bien,  je  puis  gagner  ,  non  seulement  une 
aune,  mais  une  boutique  entière  de  sau- 
cisses ,  et  une  femme  par-dessus  le  marché.  » 

«  Toute  la  maison ,  du  plus  grand  jusqu'au 
plus  petit,  souhaita  àTom  un  heureux  succès, 
et  il  partit.  Sauf  le  respect  du  à  monsieur,  je 
m'imagine  le  voir  en  veste  et  culottes  de  basin, 
le  chapeau  sur  l'oreille ,  marchant  légèrement 
dans  la  rue ,  agitant  sa  canne  en  l'air ,  souriant 
et  abordant  d'un  air  gai  tous  ceux  qu'il  rencon- 
trait. Mais,  hélas!  Tom ,  tu  ne  souris  plus 3  tu 
ne  souriras  plus  ,  s'écria  le  caporal  en  détour- 
nant la  tête  ,  les  yeux  fixés  à  terre  ,  comme 
s'il  eût  apostrophé  son  frère  au  fond  de  son 
cachot.  » 

—  «  Pauvre  garçon ,  dit  mon  oncle  Tobie , 
d'un  air  touché  !  » 

—  «  Je  puis  bien  dire  à  monsieur  ,  dit  le 
caporal ,  que  c'était  le  meilleur  garçon ,  et  le 
plus  honnête  qu'on  eût  jamais  vu.  » 

—  «Il  te  ressemblait  donc ,  Trim,  répliqua 
vivement  mon  oncle  Tobie  !  » 


4j6  TRISTRAK    SHAlfDT. 

Le  caporal  rougit  jusqu'au  bout  des  doigts. 
L'embarras  de  l'homme  modeste  qui  s'entend 
louer,  la  reconnaissance  d'un  serviteur  affec- 
tionné que  son  maître  exalte ,  la  douleur  d'un 
frère  sensible  au  souvenir  d'un  frère  malheu- 
reux ,  lout  cela  se  peignit  à  la  fois  sur  le  visage 
du  caporal ,  et  les  larmes  coulèrent  le  long  de 


ses  joues. 


Ce  spectacle  émut  mon  oncle  Tobie.  H  prit 
le  caporal  par  son  habit ,  qui  avait  été  celui  de 
Lefèvre  ,  et  s'appma  sur  lui,  en  apparence 
pour  soulager  sa  jambe  boiteuse  ,  mais  réelle- 
ment pour  donner  au  caporal  une  nouvelle 
marque  de  bonté.  11  resta  en  silence  une  mi- 
nute et  demie  ;  ensuite  il  retira  sa  main  ,  et  le 
caporal  s'inclinant,  reprit l'histoire  de  son  frère 
Tom  et  de  la  veuve  du  Juif. 

CHAPITRE    CCCXXIV. 

La  négresse. 

a  Lorsque  Tom  arriva  à  la  boutique,  il  n'y 
trouva  qu'une  pauvre  négresse ,  occupée  à 
chasser  les  mouches  avec  une  touffe  de  plumes 
blanches  qu'elle  avait  attachées  au  bout  d'un 
bâton.  Mais  ,  tout  en  les  chassant ,  elle  prenait 
garde  de  les  blesser.  Touchant  tableau ,  s'écria 


TRISTRÀM   SHANDY.  477 

mon  oncle  Tobie  !  la  malheureuse  avait  beau- 
coup souffert  ;  elle  avait  appris  à  compatir.  » 

—  «  C'était ,  sauf  le  respect  dû  à  monsieur  , 
une  excellente  créature  aussi  bien  qu'une  excel- 
lente ouvrière.  11  y  a  ,  continua  Trim ,  dans 
l'histoire  de  cette  pauvre  malheureuse,  des 
circonstances  qui  attendriraient  un  cœur  de 
roche  ;  et  dans  quelqu'une  de  nos  soirées 
d'hiver ,  quand  monsieur,  sera  disposé  à  les 
entendre,  je  les  racontera  à  monsieur,  avec 
le  reste  de  l'hist  jire  de  Tom  ,  dont  elles  font 
partie.  » 

.  — »  «  Ne  l'oublie  donc  pas  y  Trim  ,  dit  moa 
oncle  Tobie.  » 

—  «  Mais  ,  monsieur  ,  dit  le  caporal ,  avec 
un  air  de  doute ,  un  nègre  a-t-il  une  ame  ?  » 

—  «  Je  suis  peu  versé ,  caporal ,  dit  mon 
oncle  Tobie  ,  dans  les  choses  de  cette  nature. 
Mais  je  suppose  que  Dieu  n'aurait  pas  voulu 
laisser  un  nègre  sans  aine,  plutôt  que  toi  ou 
que  moi.  » 

—  «  Ce  serait  une  affreuse  injustice  ,  dit  le 
caporal.  » 

—  «  Assurément ,  dit  mon  oncle  Tobie.  » 

—  ((  Pourquoi  donc  ,  oserais-je  demander  à 
monsieur,  traite- t-on  plus  mal  une  servante 
noire  qu'une  blanche  ?  » 


47^  TRISTRAM    SHAUDT. 

-—  ((  Je  ne  puis  t'en  donner  aucune  raison  > 
dit  mon  oncle  Tobie.  » 

—  «  C'est  sans  doute  qu'elle  n'a  point  d'amis, 
dit  le  caporal  en  secouant  la  tête  >  ni  personne 
pour  prendre  sa  défense.  » 

—  «  Trim  ,  dit  mon  oncle  Tobie  y  c'est  là  ce 
qui  devrait  lui  assurer  ,  ainsi  qu'à  ses  frères , 
notre  protection.  C'est  le  hasard  de  la  guerre 
qui  les  a  mis  en  notre  pouvoir ,  qui  a  placé  la 
verge  dans  nos  mains.  Ou  elle  sera  ensuite  ,  le 
ciel  la  sait  ;  mais  en  quelques  mains  qu'elle 
tombe ,  Trim ,  le  brave  homme  n'en  usera  pas 
d'une  manière  barbare,  n 

—  «  Le  ciel  l'en  préserve ,  dit  le  caporal  !  » 

—  «  Amen ,  répondit  mon  oncle  Tobie,  en 
posant  la  main  sur  son  cœur.  » 

Le  caporal  reprit  son  histoire  pour  la  con- 
tinuer ,  mais  avec  une  espèce  d'embarras  , 
dont  le  lecteur  ne  devine  peut-être  pas  la 
cause. 

Par  toutes  ces  transitions  soudaines  ,  et  la 
plupart  touchantes  ,  dont  le  caporal  avait 
entremêlé  son  récit ,  il  avait  perdu  la  clef  sur 
laquelle  il  l'avait  commencé.  Son  projet  avait 
été  de  distraire  son'  maître ,  et  son  maître 
s'attendrissait.  Deux  fois  il  toussa  ,  deux  fois  il 
essaya  de  se  remettre  sans  pouvoir  y  parvenir  ; 


TKISTRÀM    5HANDY.  479 

enfin  il  rappela  ses  esprits ,  replaça  sa  main 
gauche  sur  sa  hanche ,  le  coude  relevé  en  arc 
d'un  air  vainqueur  ;  et  conservant  la  liberté 
de  son  bras  droit ,  pour  aider  son  débit  par 
ses  gestes  ,  il  se  rapprocha  autant  qu'il  put  du 
ton  qu'il  avait  perdu.  Et,  dans  cette  attitude , 
il  continua  son  histoire. 

CHAPITRE   CCCXXV. 
JjCs  saucisses. 

«  Tom  qui  n'avait  rien  à  démêler  avec  la 
négresse  ,  passa  dans  la  chambre  qui  était  au 
delà  de  la  boutique  pour  parler  à  la  veuve  du 
Juif,  de  son  amour.  .  .  .  et  de  son  aune  de 
saucisses.  C'était ,  comme  je  l'ai  dit  à  mon* 
sieur ,  un  garçon  honnête  et  de  joyeuse  hu- 
meur ,  et  il  portait  ce  caractère  écrit  sur  toute 
sa  personne.  Il  prit  donc  une  chaise;  il  se  plaça 
près  d'elle  et  contre  la  table,  et  s'assit  sans 
plus  de  cérémonie }  mais  avec  la  plus  grande 
politesse.  » 

«  Pour  un  galant,  c'est  la  plus  sotte  chose 
du  monde  ,  s'il  m'est  permis  de  le  dire  à  mon- 
sieur, que  de  débuter  auprès  d'une  femme 
qui  fait  des  saucisses.  En  effet  ,  quelle  fleurette 
lui  conter  ?  Tom  débuta  gravement ,  en  de- 


480  TRISTRAM     SHlKDT. 

mandant  d'abord  à  la  veuve  comment  se  fai- 
saient les  saucisses,  quelle  espèce  de  viande  , 
quelles  herbes  ,  quelles  épices  y  entraient.  En- 
suite, d'un  ton  un  plus  gai,  avec  quels 
boyaux ,  si  les  plus  gros  étaient  les  meilleurs  , 
s'ils  ne  crevaient  jamais  ,  etc.  ?  Ayant  seule- 
ment l'attention  de  rester  plutôt  en  arrière  que 
de  trop  s'avancer  ,  et  de  ne  rien  risquer  sans 
être  à  peu  près  assuré  du  succès.  » 

—  «  C'est  pour  avoir  négligé  cette  précau- 
tion ,  Trim,  dit  mon  oncle  Tobie  en  s'ap- 
puyant  sur  l'épaule  du  caporal ,  que  le  comte 
de  la  Motte  perdit  la  bataille  de  Wynendale. 
Il  s'avança  imprudeirm.ent  dans  le  bois  ;  et 
sans  cela  Lille  ne  serait  pas  tombé  dans  nos 
mains  ,  non  plus  que  Gand  et  Bruges ,  qui 
suivirent  son  exemple.  L'année  était  si  avan- 
cée ,  continua  mon  oncle  Tobie  ,  et  la  saison 
devint  si  mauvaise  ,  que  si  les  choses  n'avaient 
.pas  tourné  comme  elles  firent,  nos  troupes 
auraient  péri  en  pleine  campagne.  » 

«  Mais ,  dit  Trim  ,  ne  serait-ce  pas  que  les 
batailles  ,  ainsi  que  les  mariages  ,  sont  écrites 
dans  le  ciel  ?  » 

Mon  oncle  Tobie  rêva. 

Sa  religion  l'engagait  à  dire  d'une  façon; 
sa  haute  idée  de  l'art  militaire  le  poussait  à 


TRISTRAlf    SHÀNDY.  /fil 

dire  d'une  autre.  Ne  pouvant  les  accorder  en- 
semble y  mon  oncle  Tobie  préféra  de  ne  rien 
dire  ;  et  le  caporal  acheva  son  histoire. 

«  Tom,  s'apercevant  qu'il  gagnait  un  peu  de 
terrain  y  et  que  tout  ce  qu'il  avait  dit  sur  les 
saucisses  avait  été  bien  reçu  de  la  belle,  se 
hasarda  à  lui  offrir  de  l'aider  un  peu.  D'a- 
bord il  prit  l'entonnoir ,  et  le  tint,  pendant 
que  la  veuve  avec  son  pouce  faisait  entrer 
la  viande  dans  le  boyau  ;  ensuite  il  coupa  des 
attaches  de  longueur  convenable ,  et  les  tint 
dans  sa  main  pendant  qu'elles  les  prenait  une 
à  une  ;  après  cela  il  (es  mit  dans  la  bouche 
de  la  veuve  ,  où  elle  pouvait  les  prendre  se- 
lon le  besoin  ;  enfin ,  peu  à  peu  il  en  vint  à 
lier  les  saucisses  à  son  tour  ,  tamUs  que  la 
veuve  en  tenait  le  bout  dans  ses  dents. 

Or,  monsieur  saura  qu'une  veuve  tâche 
toujours  de  choisir  son  second  mari  entière- 
iqent  différent  du  premier.  Si  bien  que  l'af- 
faire était  à-moitié  réglée  dans  l'esprit  de  la 
Juive  ,  avant  que  Tom  eut  parlé  de  rien. 

«  Elle  feignit  pourtant  de  vouloir  se  défen- 
dre, et  se  saisit  d'une  saucisse,  mais  Tom  k 
l'instant  se  saisit  d'une  autre.... 

«  Monsieur  comprend  bien  que  la  veuve  ne 
fut  pas  la  plus  forte» 


48a  TRISTRAM    SHANDY. 

«  Elle  signa  la  capitulation,  Tom  la  ratifia  y 
et  l'affaire  fut  finie.  » 

CHAPITRE   CCCXXVL 

Contre-marche. 

*-  «  Toutes  les  femmes ,  continua  Triin  j 
en  commentant  son  histoire,  depuis  la  pre- 
mière jusqu'à  la  dernière,  aiment  la  plaisan- 
terie. La  difficulté  est  de  savoir  celle  qui  leur 
convient;  et,  pour  le  connaître,  il  n'y  a 
d'autre  moyen  que  de  faire  quelques  essais;  de 
même  qu'avec  une  pièce  d'artillerie  on  élève 
ou  on  rabaissa  la  culasse,  jusqu'à  ce  qu'on 
donne  dans  le  blanc.  » 

—  «  Je  goûte  cette  comparaison,  dit  mon 
oncle  Tobie,  encore  plus  que  la  chose  même.  » 

—  «  Parce  que  monsieur,  dit  le  caporal ^ 
aime  mieux  la  gloire  que  le  plaisir.  » 

—  «  J'espère,  Trim,  répondit  mon  oncle 
Tobie,  que  j'aime  l'humanité  au-dessus  de 
tout;  et,  comme  la  science  des  armes  tend 
évidemment  au  bonheur  et  au  repos  des 
hommes;  et  que  la  branche ,  surtout  de  cet 
art ,  dans  laquelle  nous  nous  sommes  exercés 
ensemble  au  bourlingrin,  n'a  pour  but  que 
d'arrêter  les  entreprises  de  l'ambition ,  et  de 


TRISTRÀM     SHAKDY.  4^ 

retrancher  la  vie  et  la  fortune  du  plus  faible, 
contre  l'invasion  et  le  pillage  du  plus  fort, 
toutes  les  fois  que  le  tambour  se  fera  entendre  , 
je  me  flatte,  caporal,  que  Pun  et  l'autre  nous 
aimons  trop  l'humanité  et  nos  frères,  pour  ne 
pas  nous  armer  et  voler  à  leur  secours.  » 

En  disant  ces  mots,  mon  oncle  Tobie  se 
retourna,  et  marcha  fièreijient  comme  à  la 
tête  de  sa  compagnie  ;  et  le  fidèle  caporal , 
portant  son  bâton  à  l'épaule  et  frappant  de 
la  main  sur  le  pan  de  son  habit  pour  mai- 
cher  en  seconde  ligne  derrière  son  maître , 
le  long  de  l'avenue  qui  les  ramenait  chez 
eux.  » 

— -  «  Que  diantre  se  passe-t-il  dans  leurs 
deux  caboches,  s'écria  mon  père  à  ma  mère? 
Sur  ma  parole  ils  assiègent  mistriss  W  a  dm  an 
en  forme;  et  ils  font  le  tour  de  sa  maison  pour 
marquer  la  ligne  de  circonvallation.  » 

—  «  J'ose  dire ,  répliqua  ma  mère...  » 

Mais  un  moment,  mon  cher  monsieur.  Ce 
que  ma  mère  osa  dire,  ce  que  mon  père  osa 
lui  répondre,  enfin  leurs  demandes,  leurs  ré- 
ponses et  leur  répliques,  seront  certainement 
lues,  relues,  discutées,  commentées,  para- 
phrasées parla  postérité;  mais,  dans  un  cha- 
pitre à  part.  Je  dis  :  par la  postérité ,  et  je  le 


434  TPISTRAM     5HANDT. 

répète.  Qu'a  fait  mon  livre  pour  ne  pas  sur— 
nager  sur  l'abîme  des  temps  avec  V Eloge  delà 
Folie,  le  Conte  du  Tonneau,  et  tant  d'autres? 
Mais  pourquoi   jeter  si  loin  les  yeux  sur 
l'avenir?  Ah!  fermons-les    bien   plutôt.    Le 
temps  vole  et  détruit  tout.  Chacune  des  lettre* 
que  je  trace  y  me  dit  avec  quelle  rapidité  la 
vie  suit  ma  plume.  Nos  journées  et  nos  heures 
(  plus  précieuses ,  ma  chère  Jenny,  que  ces 
rubis  qui  brillent  à  ton  cou)  y  s'envolent  sur 
nos  têtes  comme  ces  nuages  légers  que  chasse 
l'aquilon  et  qui  ne  reviennent  plus.  Tout  dis- 
paraît, tout  se  détruit.  Ces  cheveux  que  tu 
prends  soin  d'arranger  sur  ton  front; re- 
garde,.... ils  blanchissent  sous  ta   main.   Et 
chaque  baiser  que  je  te  donne  en  te  quittant  ^ 
chaque  absence  qui  le  suit,   est  le  prélude  de 
cette  séparation    éternelle    qui   nous  attend 
bientôt. 

Ciel!  ô  ciel!   prends   pitié  de  ma  Jenny, 
prends  pitié  de  celui  qui  l'aime. 

CHAPITRE   CCCXXVIL 

Le  qu'en  dira-l-on. 

Mais  que  pensera  le  monde  de  cette  excla- 
mation ?  tout  ce  qu'il  voudra. 


TftISTRAM     SHANDY.  4^5 

CHAPITRE    CCCXXVIII. 

JJattente. 

Ma  mère ,  toujours  le  bras  gauche  passé  dans 
le  bras  droit  de  mon  père,  était  arrivée  avec 
lui  jusqu'à  l'angle  fatal  de  la  vieille  muraille 
du  jardin,  où  le  docteur  Slop  devait  un  jour 
être  renversé  par  Obadiah  monté  sur  un  cheval 
de  carrosse;  lequel  angle  était  directement 
en  face  de  la  maison  de  mistriss  Wadman.  Là, 
mon  père  jetant  un  coup  d'œil  par  derrière, 
aperçut  mon  oncle  Tobie  et  le  caporal  qui 
n'étaient  plus  qu'à  dix  pas  de  la  porte.  11  se 
retourna  aussitôt. 

«  Arrêtons-nous  un  moment,  dit  mon  père; 
et  voyons  un  peu  de  quel  air  mon  frère  Tobie 
et  son  valet  Trim  feront  leur  première  entrée. 
Cela  ne  nous  retardera  pas  d'une  minute.  — 
Quand  ce  serait  de  dix,  dit  ma  mère  !  —  Non 
pas  d'une  demi- minute,  dit  mon  père.  » 

C'était  précisément  l'instant  où  le  caporal 
entamait  l'histoire  de  son  frère  Tom  et  de  la 
veuve  du  Juif .  L'histoire  commença ,  continua, 
elle  eut  des  épisodes,  on  revint  sur  ses  pas,  ou 
continua,  on  poursuivit,  l'histoire  ne  finissait 
pas  :  le  lecteur  l'a  trouvée  bien  longue. 

Le  ciel  ait  pitié  de  mon  père!  il  jura  cin- 
quante fois;  chaque  attitude  nouvelle  le  déses- 


486  TRISTRÀM     SHÀNDT. 

pérait.  Il  donna  le  bâton  du  caporal,  et  ses 
moulinets,  et  toutes  ces  gentillesses,  à  autant 
de  diables  qu'il  en  crut  de  disposés  à  accepter 
le  cadeau. 

Quand  l'issue  des  événemens  pareils  à  ceux 
qui  tenaient  mon  père  dans  l'attente  ,  reste 
ainsi  suspendue  dans  les  mains  des  destinées  , 
l'esprit  a,  par  bonheur,  trois  espèces  de  situa- 
tions à  parcourir  ;  sans  quoi  il  lui  serait  impos- 
sible de  tenir  jusqu'au  bout. 

Le  premier  moment  est  donné  à  la  curiosité 7 
le  second  à  justifier  cette  curiosité;  quant  aux 
troisième,  quatrième,  cinquième  et  cœtera , 
jusqu'au  jour  du  jugement,  ils  sont  de  l'empire 
du  point  àlionneur. 

Je  sais  que  beaucoup  de  moralistes  mettent 
le  tout  sur  le  compte  de  la  patience.  Mais  cette 
vertu  a,  ce  me  semble,  un  département  suffi- 
sant, et  dans  lequel  elle  peut  s'exercer,  sans 
venir  usurper  le  peu  de  places  démantelées  que 
l'honneur  a  conservées  sur  la  terre. 

Mon  père,  à  l'aide  de  ces  trois  auxiliaires, 
attendit  du  mieux  qu'il  put  la  fin  de  l'histoire 
de  Tri  m.  Il  tint  bon  pendant  le  panégyrique, 
que  mon  oncle  Tobie  débita  sur  la  profession 
des  armes  dans  le  chapitre  d'après;  mais  voyant 
ensuite  cfu'au  lieu  de  marcher  vers  la  maison 
de  madame  Wadman,  tous  deux,  après  s'être 


TRISTRAM    SHÀNDT.  4^7 

retournes,  reprenaient  le  chemin  diamétrale- 
ment opposé  y  et  confondaient  ainsi  son  attente , 
pour  le  coup  mon  père  ne  put  y  tenir ,  et  il 
éclata  brusquement,  en  vertu  de  cette  disposi- 
tion d'humeur  acidulé ,  qui,  dans  certaines 
occasions ,  distinguait  entièrement  son  carac- 
tère de  celui  des  autres  hommes. 

CHAPITRE    CCCXXIX. 

Le  premier  dimanche  du  mois. 

—  «  Que  diantre  se  passe-  t-il  dans  leurs 
caboches ,  s'écria  mon  père?  » 

—  «  nTose  dire ,  répondit  ma  mère ,  qu'ils 
font  des  fortifications.  » 

—  «  Quoi!  sur  le  terrain  de  mistrissWadman, 
s'écria  mon  père  en  reculant  d'un  pas!  » 

—  «  Je  suppose  que  non ,  dit  ma  mère.  » 

'  —  «  Je  voudrais ,  dit  mon  père  en  élevant 
la" voix  ,  que  la  science  des  fortifications  fut  à 
tous  les  diables ,  avec  toutes  leurs  fadaises  de 
sapes,  démines,  de  blindes,  de  gabions,  de 
cunettes ,  et  de  fausses  brayes.  » 

—  «  Ce  sont  des  fadaises ,  dit  ma  mère.  » 
Or  ma  mère,  tolérante  (comme  je  voudrais 

que  le  fussent  certains  personuages  du  clergé, 
m'en  eût-il  coûté  mon  gilet  brun  et  mes  pan- 
toufles jaunes) ,  ma  mère,  dis-je,  était  tou- 
jours de  l'avis  de  mon  père,  quoique  la  plu- 


488  TMSTRAM     SHANDY. 

part  du  temps  elle  n'en  comprît  pas  un  mot  , 
ci  qu'elle  n'eut  pas  la  première  idée  du  sens 
des  mots  et  des  termes  de  l'art ,  sur  lesquels  il 
faisait  rouler  l'opinion  ou  le  système  du  mo- 
ment. Elle  se  contentait  d'accomplir  à  la  lettre 
les  promesses  que  son  parain  et  sa  marraine 
avaient  faites  pour  elle,  mais  rien  de  plus. 
Elle  se  serait  servi  d'un  mot  ou  d'un  verbe  pen- 
dant vingt  ans,  et  l'aurait  employé  dans  tous 
ses  temps  et  dans  tous  ses  modes ,  sans  s'em- 
barrasser le  moins  du  monde  d'en  demander  la 
signification. 

J'ai  déjà  dit  que  cette  insouciance  désolait 
mon  père;  c'était  pour  lui  une  source  éter- 
nelle de  chagrins  :  la  contradiction  la  plus 
opiniâtre  lui  aurait  été  moins  sensible.  C'était 
ce  qui  tordait  le  cou  à  leurs  meilleurs  dialogues 
dès  la  première  phrase.  Ma  mère  ne  connais- 
sait rien  aux  omettes  ni  aux  fausses  brayes  : 
elle  fut  de  l'avis  de  mon  père. , 

—  «  Ce  sont  des  fadaises ,  dit  ma  mère.  » 

—  «  Oh  !  surtout  les  omettes  ,  s'écria  mon 
père.  »  Il  crut  avoir  dit  un  bon  mot.  Il  jouit  de 
son  triomphe  et  poursuivit. 

—  «  Non  que  ce  soit,  à  proprement  parler, 
le  terrain  de  la  veuve  Wadman ,  dit  mon  père  , 
en  se  reprenant  un  peu;  car  elle  n'en  a  que 
l'usufruit,  x) 


TRISTRÀH    SHANDT.  4^9 

—  w  Cela  fait  une  grande  différence,  dit  ma 
mère.  » 

■ —  «  Aux  yeux  des  sots ,  répliqua  mon-père.  » 

—  «  A  moins  qu'il  ne  leur  arrive  d'avoir  des 
enfans,  dit  ma  mère.  » 

—  «  Mais  auparavant,  dit  mon  père,  il  faut 
qu'elle  persuade  à  mon  frère  Tobie  de  lui  en 
faire.  » 

—  «  Sans  doute,  M.  Shandy,dit  ma  mère.  » 

—  «  Si  elle  y  parvient,  dit  mon  père,  que 
le  ciel  ait  pitié  d'eux  !  » 

—  «  Amen ,  dit  ma  mère ,  piano  !  » 

—  «  Amen ,  s'écria  mon, Tpèvefortissimèl  » 

—  «  Amen ,  répéta  ma  mère  ;  »  mais  avec 
une  cadence,  un  soupir,  un  accent  de  pitié, 
qui  pénétra  jusqu'au  coeur  de  mon  père,  et 
ramollit  toutes  ses  fibres.  Il  prit  son  almanach;... 
mais  avant  qu'il  l'eut  ouvert ,  la  procession 
d'Yorick ,  venant  à  sortir  de  l'église  ,  éclaircit 
une  partie  de  ces  doutes;  et  ma  mère  acheva 
de  les  lever ,  en  lui  disant  que  c'était  le  premier 
dimanche  du  mois.  11  remit  son  almanach  dans 
sa  poche. 

Le  premier  lord  de  la  trésorerie ,  occupé  à 
trouver  des  moyens  et  des  expédiens,  ne  serait 
pas  rentré  chez  lui  d'un  air  plus  embarrassé. 


40°  TâlSTRÀM    5IANDr. 

CHAPITRE    GGCXXX. 

Reprenons  haleine. 

Après  un  chapitre  comme  celui  qu'on  vient 
de  voir,  et  surtout  après  la  manière  dont  il 
finit,  il  faut  nécessairement  insérer  quatre  ou 
cinq  pages  de  matières  hétérogènes,  pour  main- 
tenir une  juste  balance  entre  la  sagesse  et  la 
folie.  Sans  cette  précaution,  un  livre  ne  vivrait 
pas  au  delà  de  Tannée.  Mais  une  digression 
lourde  et  traînante  n'est  pas  ce  qu'il  faut.  Il 
vaudrait  autant  aller  son  grand  chemin.  Une 
digression ,  dans  une  circonstance  comme  celle- 
ci,  doit  être  légère,  enjouée,  et  sur  un  sujet 
qui  le  soit  aussi.  Ce  n'est  pas  tout,  il  faut  que 
Le  califourchon  et  celui  qui  le  monte,  ne  s'y 
montrent  qu'à  la  dérobée. 

La  difficulté  est  de  trouver  des  agens  con- 
venables à  la  nature  de  ce  service.  L'imagina- 
tion est  capricieuse  ;  Fespriù  ne  veut  pas  être 
recherché  :  quoique  la  plaisanterie  soit  une 
bonne  fille ,  elle  ne  vient  pas  toujours  quand 
on  l'appelle. 

11  semblerait  que  la  meilleure  façon  pour 
un  auteur  fut  de  dire  ses  prières  ;  mais  si  elles 
ne  servent  qu'à  lui  rappeler  ses  infirmités  et  set 


TR1STRAM     SHAKDY.  491 

défauts ,  tant  de  corps  que  d'esprit ,  il  se  trou- 
vera plus  béte  après  que  devant  (quoique 
meilleur,  religieusement  parlant.) 

Quant  à  moi ,  il  n'y  a  pas  un  moyen  sou* 
le  ciel ,  du  genre  physique  ou  du  genre  moral, 
qui  ne  me  soit  venu  à  F  esprit,  et  dont  je  n'aie 
essayé.  Quelquefois  m'adressant  à  mon  ame, 
et  disputant  avec  elle  sur  les  moyens  d'é- 
tendre ses  facultés. 

Je  ne  les  augmentais  pas  d'une  ligne. 

Alors,  changeant  de  système ,  j'ai  essayé  ce 
•que  pourraient  faire  sur  le  corps  la  tempé- 
rance ,  .la  sobriété  et  la  chasteté.  Elles  sont 
bonnes  en  elles-mêmes,  disais- je,  elles  sont 
bonnes  dans  le  sens  absolu  et  dans  le  sens  rela- 
tif- elles  sont  bonnes  pour  la  santé,  bonnes 

pour  le  bonheur  dans  ce  monde-ci  et  dans 
l'autre. 

Enfin,  elles  sont  bonnes  pour   tout, 

excepté  pour  ce  qui  me  manque.  Là,  elles 
ne  servent  à  rien  qu/à  laisser  Vesprit  comme 
elles  Font  trouvé.  Quant  aux  vertus  théolo- 
gales, la  foi  et  l  espérance  pourraient  peut- 
être  donner  un  peu  de  verve  ;  mais  pour  cette 
vertu  fade  qu'on  appelle  charité ,  elle  vous 
ôte  ce  que  ses  sœurs  vous  avaient  donné.    . 

Dans  les  occasions  ordinaires,  je  n'ai  rien 


492  TKISTRAM    SHÀNDT. 

trouva  qui  m'ait  mieux  réussi ,  que  la  méthode 
dont  je  vais  vous  faire  part. 

Certainement ,  si  la  logique  n'est  pas  une 
science  frivole  ,  et  si  je  ne  suis  pas  aveuglé  par 
mon  amour-propre  ,  certainement,  dis-je,  il  j 
a  quelque  chose  en  moi  qui  tient  du  vrai  génie; 
et  ce  qui  me  le  persuade,  c'est  de  voir  combien 
je  suis  étranger  à  la  jalousie  et  à  l'envie  :  ce 
symptôme  ne  saurait  être  équivoque.  Jamais 
je  n'ai  fait  une  découverte ,  que  j'aie  cru  propre 
à  perfectionner  l'art  d'écrire ,  que  je  ne  me 
sois  empressé  de  la  publier  ,  désirant  sincère- 
ment que  tout  le  monde  pût  écrire  aussi  bien 
que  moi. 

C'est  ce  qu'on  fera  ,  quand  on  voudra  s'y 
donner  aussi  peu  de  peine. 

CHAPITRE    CCCXXXL 

Demandez  à  ma  blanchisseuse. 

Je  dis  donc  que  dans  les  occasions  ordi- 
naires ,  c'est-à-dire  ,  quand  je  me  trouve  stu- 
pide  ,  que  mes  idées  s'enfantent  pesamment  T 
et  se  débrouillent  avec  peine  ,•  ou  que.  je  me 
trouve ,  je  ne  sais  comment,  dans  une  veine 
de  licence  et  de  libertinage  ,  et  que  je  fais 
de  vains  efforts  pour  en  sortir  ;  dans  tous,  ces 


TRISTRAM    SIÀNDY.  49^ 

cas  et  autres  semblables,  je  ne  dispute  pas 
un  moment  avec  ma  plume.  Si  une  prise  de 
tabac ,  si  un  tour  ou  deux  par  la  chambre 
ne  me  suffisent  pas*  je  prends  mon  rasoir  > 
j'en  essaie  le  tranchant  sur  la  paume  de  ma 
main  ,  je  me  savonne  le  menton ,  et ,  sans  plus 
de  cérémonie  ,  je  me  fais  la  barbe  ;  et  si  par 
malheur  je  laisse  un  poil ,  j'ai  soin  du  moins 
que  ce  n'en  soit  pas  un  blanc.  Cela  fait,  je 
passe  ma  chemise ,  je  change  d'habit ,  je  mets 
ma  perruque,  je  prends  ma  bague  de  topaze  ; 
en  un  mot  ,  je  m'habille  de  la  tête  aux  pieds. 

Or  ,  il  faut  que  le  diable  s'en  mêle  ,  si  je 
n'y  gagne  rien.  Car  considérez  ,  monsieur  y 
que  tout  le  monde  voulant  être  présent  quand 
on  le  rase  (quoiqu'il  n'y  ait  aucune  règle  sana 
exception),  et  personne  ne  voulant  se  raser  sans 
miroir ,  crainte  d'accident ,  cette  situation  , 
comme  tout  autre ,  laisse  nécessairement  des 
impressions  particulières  sur  le  cerveau. 

Oui,  je  le  maintiens.  Les  idées  d'un  homme 
dont  la  barbe  est  forte  ,  deviennent  sept  fois 
plus  nettes  et  plus  fraîches  sous  le  rasoir  :  et 
si  cet  homme  pouvait ,  sans  inconvénient ,  se 
raser  du  matin  au  soir,  ses  idées  parviendraient 
au  plus  haut  degré  du  sublime.  Je  ne  sais  com- 
ment Homère  a  pu  si  bien  écrire  avec  une 


4q4  tristram    shandy. 

barbe  de  capucin;  mais  comme  son  talent  con- 
tredit mon  système  y  je  ne  veux  pas  m'j  ar- 
rêter y  et  je  retourne  à  ma  toilette. 

Louis  de  Sorbonne  dit  que  la  toilette  n'est 
qu'une  affaire  de  corps  ;  mais  il  se  trompe. 
L'ame  et  le  corps  ne  sauraient  se  séparer  ;  un 
bomme  ne  saurait  s'habiller  ,  sans  que  ses  idées 
se  portent  sur  son  habillement  ;  et ,  sïl  se  met 
en  gentilhomme  >  ses  idées  s'ennoblissent  ;  de 
sorte  qu'il  n'a  qu'à  prendre  la  plume  et  se  pein- 
dre dans  son  style. 

Ainsi,  messieurs,  quand  vous  voudrez  sa- 
voir si  ce  que  j'écris  peut  se  lire ,  et  si  rien 
n'a  sali  ma  plume  ,  voyez  le  mémoire  de  ma 
blanchisseuse  ;  c'est  comme  si  vous  lisiez  mon 
livre.  H  y  a  un  certain  mois  où  je  suis  eu 
état  de  prouver  que  j'ai  sali  trente  et  une 
chemises.  On  ne  saurait  pousser  la  propreté 
plus  loin.  Eh  bien  !  j'ai  été  plus  maudit ,  plus 
vexé ,  plus  critiqué ,  pour  ce  que  j'ai  écrit 
dans  ce  mois-là  ,  que  pour  tout  ce  que  j'ai  écrit 
dans  le  reste  de  l'année. 

Mais  je  n'avais  pas  montré  à  ces  messieurs 
les  mémoires  de  ma  blanchisseuse. 


TRISTHÀM     SHANDT.  49^ 

CHAPITRE  CCCXXXII. 

Les  critiques. 

Au  reste,  ne  prenez  pas  ceci  pour  une  digres- 
sion ;  je  ne  fais  encore  que  m'y  préparer ,  en  at- 
tendant le  trois  cent  trente-troisième  chapitre; 
et  je  puis  employer  celui-ci  à  ce  qu'il  me  plaira. 
Voyons  ;  j'ai  vingt  sujets  pour  un  :  je  pourrais 
écrire  mon  chapitre  des  boutonnières,  ou  mon 
chapitre  desyî  ,  qui  doit  le  suivre  immédiate- 
ment ;  ou  mon  chapitre  des  nœuds ,  sous  le 
bon  plaisir  du  clergé  ;  mais  tout  cela  pourrait 
mal  tourner  pour  moi.  Ce  que  j'ai  de  mieux  à 
faire ,  c'est  de  suivre  la  méthode  de  quelques 
çavans ,  et  de  me  faire  à  moi-même  des 
objections  contre  ce  que  j'ai  écrit  ;  quoique  je 
déclare  d'avance  que  je  ne  sais  pas  plus  que 
mes  pantoufles  comment  y  répondre. 

O  que  de  critiques  vont  pleuvoir  sur  mon 
livre  I  «  C'est  une  satire  enragée  y  dira  quel- 
qu'un ,  aussi  noire  que  l'encre  dont  l'auteur 
se  sert  ,et  digne  en  tout  de  Thersite.  C'est  un 
libelle  atroce ,  et  tous  les  blanchissages  et  sa- 
vonnages du  monde  n'y  font  rien.  D'ailleurs, 
plus  le  drôle  est  déguenillé  ,  plus  les  sarcasmes 
viennent  en  foule  au  bout  de  sa  plume,  h 


4g6  TRIS  TRAM     SHÀNDY. 

A  cela  je  n'ai  qu'une  réponse  prête ,  au 
moins  pour  le  moment.  C'est  que  l'archevêque 
de  Béuévent  composa  son  indécent  roman  de 
Galathée  en  habit  violet ,  veste  et  culottes  vio- 
lettes ;  ce  qui  prouve  que  l'habit  ne  fait  pas 
tout. 

—  «  Mais,  dit  le  critique ,  vous  ne  pouvez 
pas  nier  que  la  recette  du  rasoir  que  vous  in- 
diquez n'ait  un  grand  défaut ,  le  manque  d'uni- 
versalité. La  loi  invariable  de  la  nature  rend  ce 
secret  inutile  à  toyte  une  moitié  du  genre  hu- 
main. 

Tout  ce  que  je  puis  dire  là-dessus  ,  c'est  que 
les  écrivains  femelles  Anglaises  et  Fiançai  es  , 
feront  bien  d'aller  sans  barbe. 

Quant  aux  Espagnoles  ,  elles  iront  comme 
elles  voudront. 

CHAPITRE    CCCXXXIIL 

Elle  est  faite. 

Le  voici  enfin  arrivé  ce  trois  cent  trente-troi- 
sième chapitre  !  que  produira-t-il  ?  B  ien,  qu'une 
triste  réflexion  sur  la  vitesse  avec  laquelle  nos 
plaisirs  nous  échappent  en  ce  monde. 

Car,  à  l'égard  de  ma  digression  ,  je  déclare 
à  la  face  du  ciel  qu'elle  est  faite. 


TRïSTRÀM     SHANDY.  497 

Revenons  à  mon  oncle  Tobie. 

CHAPITRE   CCCXXXIV. 

Il  frappe  à  la  porte. 

Quand  mon  oncle  Tobie  et  le  caporal  furent 
arrivés  au  bout  de  l'avenue,  ils  s'aperçurent 
qu'ils  tournaient  le  dos  à  la  maison  de  la  veuve  ; 
ils  firent  volte-face  ,  et  marchèrent  droit  à  la 
porte  de  mistriss  Wadman. 

—  «  Monsieur  peut  m'en  croire  et  marcher 
en  assurance  y  dit  le  caporal,  qui  porta  la  main, 
à  son  bonnet ,  en  passant  devant  son  maître 
pour  aller  frapper  à  la  porte.  »  Mon  oncle  To- 
bie ,  démentant  en  ce  moment  sa  manière  in- 
variable de  traiter  son  fidèle  domestique  ,  ne 
lui  répondit  rien,  La  vérité  était  qu'il  n'avait 
pas  encore  bien  rédigé  toutesses  idées.  Il  aurait 
désiré  une  autre  conférence  avec  Trim.  Et,  tan- 
dis que  le  caporal  montait  les  trois  marches 
qui  étaient  devant  la  porte ,  mon  oncle  Tobie 
cracha  deux  fois.  A  chaque  fois  le  caporal  s'ar- 
rêta par  une  sorte  d'instinct  ;  il  resta  une  mi- 
nute le  marteau  de  la  porte  suspendu  dans  sa 
main  :  il  hésitait  sans  savoir  pourquoi. 

Cependant  Brigitte ,  morfondue  à  force  d'at- 


4<)8  TRISTRÀM    SHAKDT. 

tendre ,  faisait  sentinelle  en  dedans,  le  pouce 
et  le  premier  doigt  appuyés  sur  le  loquet. 

Mistriss  Wadmau  ,  assise  derrière  le  rideau 
de  sa  fenêtre  9  retenait  son  souffle  ,  et  guettait 
leur  approche.  On  lisait  dans  ses  yeux  le  pré- 
sage de  sa  défaite. 

—  «  Trim  !  dit  mon  oncle  Tobie  j  »  mais, 
comme  il  ouvraitla  bouche ,  la  minute  expira  , 
et  Trim  laissa  tomber  le  marteau. 

Mon  oncle  Tobie  ,  voyant  qu'il  ne  pouvait 
plus  reculer }  se  mit  à  siffler  son  lilla-burello. 

CHAPITRE     CCCXXXV. 

On  ouçre. 

Brigitte  avait,  comme  nous  l'avons  dit,  le 
premier  doigt  et  le  pouce  sur  le  loquet  ;  et  le 
caporal  ne  fut  pas  obligé  de  frapper  aussi  long- 
temps que  votre  tailleur  ,  milord ,  que  vous 
faites  peut-être  souvent  attendre.  Mais  je  pou* 
vais  ne  pas  aller  chercher  ma  comparaison  si 
loin  ;  car,  je  soussigné ,  reconnais  devoir  à  mon 
tailleur  au  moins  une  guinée  ,  et  je  m'étonne 
souvent  de  la  patience  du  maraud.  Ceci  au 
reste  n'intéresse  personne.  Mais  il  faut  con- 
venir que  c'est  une  cruelle  chose  que  d'être 
endetté.  11  semble  que  ce  soit  une  fatalité  pour 


TIIISTRAM     SHÀNDY.  499 

le  trésor  de  quelques  pauvres  diables,  au  moins 
de  ceux  de  notre  famille.  L'économie  ne  par- 
vient point  à  relier  leurs  coffres  avec  ses  cercles 
de  fer. 

Quant  à  moi ,  je  suis  sur  qu'il  n'y  a  aucun 
prince,  prélat,  pape  ,  ni  potentat ,  petit  ou 
grand  ,  qui  désire  plus  que  moi  dans  son  cœur 
de  remplir  fidèlement  ses  engagemens  ,  ou  qui 
prenne  plus  de  moyens  pour  y  parvenir.  Je  ne 
donne  jamais  plus  d'une  demi-guinée  ;  je  ne 
me  promène  point  en  bottes,  de  crainte  de  les 
user  ;  je  n'achète  pas  un  cure-dent  ;  et  je  ne 
dépense  pas  un  schelling  par  an  en  tabatières; 
et ,  quant  aux  six  mois  que  je  passe  à  la  campa- 
gne ,  j'y  mène  un  si  petit  train  ,  que  Jean-Jac- 
ques ,  avec  toute  sa  modération ,  ne  saurait 
atteindre  à  ma  parcimonie  j  car  je  n'ai  chez 
moi  ni  homme,  ni  garçon  ,  ni  cheval,  ni  va- 
che ,  ni  chien  ,  ni  chat ,  ni  rien  qui  mange  ou 
qui  boive.  Je  ne  me  permets  qu'une  pauvre 
et  chétive  vestale  ,  seulement  pour  entretenir 
mon  feu  ;  et  la  pauvre  fille  est  en  vérité  aussi 
sobre  que  je  puisse  le  désirer. 

Mais  si  d'après  cela  ,  vous  me  croyez  philo- 
sophe ,  je  ne  donnerais  pas  mes  bonnes  gens, 
nne  obole  de  votre  jugement. 

La  vraie  philosophie,  messieurs....  Mais  ce 


500  TRISTRÀM    SHÂKDT. 

n'est  pas  ici  le  moment  d'en  raisonner.  Voilà 
mon  oncle  Tobie  qui  finit  de  siffler  son  lilla- 
burello  ;  souffrez  que  j'entre  avec  loi  chez 
mistriss  Wadman. 

CHAPITRE   CGCXXXVL 


TRISTRAM    SHÀNBT.  5oi 

CHAPITRE    CCCXXXVIL 


CHAPITRE   CCCXXXVIIII. 
Vous  Valiez  voir. 

*  *  *  ********  *  *  ***  *  * 
************* 

**********  *  *  ****** 
*********** 

—  «  Je  vais  vous  le  montrer,  madame,  dit 
mon  oncle  Tobie.  » 

Mistriss  Wadman  rougit,  regarda  vers  la 
porte,  pâlit,  rougit  encore  légèrement,  puis 


502  TRISTRAM     SliKDT. 

reprit  son  teint  naturel,  et  finit  par  rougir 
plus  fort  que  jamais.  Ce  que  je  traduis  ainsi 
pour  l'amour  du  lecteur  : 

Bon  Dieu ,  je  n'y  regarderais  pas  ! 

Que  dirait  le  monde,  si  j'y  regardais? 

Je  m'évanouirai  si  j  y  regarde. 

Je  voudrais  pouvoir  y  regarder; 

II  ne  saurait  y  avoir  de  péché  a  y  regarder. 

J'y  regarderai 

Tandis  que  l'imagination  de  mistrissWadman 

travaillait  ainsi ,  mon  oncle  Tobie  s'était  levé 

du  sopba  ,  et  avait  été  ouvrir  la  porte  à  l'autre 

bout  de  la  salle ,  pour    donner  ses  ordres  à 

Trim  dans  le  passage. 

((*   ******   *********    * 

« 

*****  —  je  crojs  ^  dit  mon  oncle  Tobic  7 
qu'elle  est  dans  le  grenier.  —  Je  l'y  ai  vue  encore 
ce  malin,  répondit  Trim.  — Eh!  bien, Trim, 
caurs-y  promptement,  dit  mon  onde  Tobie  > 
et  rapporte-la  moi  dans  la  salle,  —  Bob  Dieu  , 
dit  le  caporal  !» 

Le  caporal  était  bien  loin  d'approuver  un  tel 
ordre,  et  ne  le  remplit  pas  moins  avec  joie. 
Il  n'était  pas  maître  de  son  approbation ,  il 
l'était  de  son  obéissance.  Il  mit  son  bonnet  sur 
sa  tétc,  et  partit  aussi  vite  que  son  genou  put 


TIUSTRÀM     SHÀNDY.  5o5 

le  permettre  :  mon  oncle  Tobie  rentra  dans  la 
salle,  et  fut  se  rasseoir  sur  le  sopha. 

—  «  Vous  mettrez  le  doigt  dessus  ,  dit  mon 
oncle  Tobie.  —  Sainte  Vierge  ,  je  n'y  toucherai 
pas,  dit  en  elle-même mistriss  Wadman!  » 

Ceci  demande  une  nouvelle  traduction  ;  et 
nous  montre  à  combien  d'erreurs  les  mots  nous 
induisent.  Il  faut  toujours  remonter  à  leur  source 
pour  les  entendre. 

Or,  pour  éclaircir  le  brouillard  qui  règne  sur 
les  trois  dernières  pages,  j'ai  besoin  d'être  moi- 
même  aussi  clair  qu'il  me  sera  possible. 

Frottez- vous  le  front  par  trois  fois,  mes 
bons  amis;  toussez,  crachez,  moue  liez-vous; 
bon!  éternuez,  mes  enfans;'à  merveille,  Dieu 
vous  bénisse  ! 

Maintenant,  aidez-moi  si  vous  le  pouvez. 

CHAPITRE    CCCXXXIX. 

La  Reçue. 

Comme  il  y  a  cinquante  motifs  différens ,  tant 
de  l'ordre  civil  que  de  l'ordre  religieux,  pour 
lesquels  une  femme  peut  prendre  un  mari ,  elle 
commence  par  les  considérer  et  les  peser  soi- 
gneusement tous  ensemble  ;  ensuite  elle  les 
distingue,  les  sépare,  et  cherche  à  démêler 


5o4  TRISTÏIÀM     SHANDT. 

dans  son  esprit  lequel  de  tous  ces  motifs  est  le 
sien.  Ensuite  ;  par  propos,  enquêtes,  raison— 
nemens,  inductions,  elle  cherche  à  s'assurer  si 
elle  a  choisi  le  bon.  Enfin,  elle  essaie,  elle 
éprouve ,  elle  veut  voir  si  elle  ne  s'est  pas 
trompée. 

L'allégorie  de  Slawkenbergius  sur  ce  sujet , 
au  commencement  de  sa  troisième  décade,  est 
si  originale,  et  mon  respect  pour  les  dames  est 
si  profond ,  que  jamais  je  n'oserai  la  leur  dire  ; 
et  c'est  dommage,  car  elles  en  riraient. 

Elle  arrête  le  premier  âne ,  dit  Slawkenber- 
gius, et  le  tient  par  le  licou ,  de  crainte  qu'il 
ne  lui  échappe;  puis  elle  plonge  sa  main  jus- 
qu'au fond  du  panier  pour  y  chercher et 

quoi?  Ma  foi,  dit  Slawkenbergius,  ce  n'est 
pas  le  moyen  de  l'apprendre  que  de  m'inter- 
rompre. 

—  Je  n'ai  rien,  ma  bonne  dame,  dit  l'âne; 
je  porte  des  bouteilles  vides. 

—  Et  moi  de  vieilles  guenilles ,  ditle  second. 
— -  Ta  charge  vaut  un  peu  mieux,  dit-elle  au 

troisième ,  tu  portes  des  pantoufles  et  de  vieilles 
culottes. 

Elle  passe  ainsi  en  revue  le  quatrième ,  le 
cinquième  âne ,  et  tout  le  reste  de  la  fie  l'un 
après  l'autre ,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  trouvé  ce- 


TRISTRAM     SHANDY.  5o5 

lui  qui  porte  ce  qu'elle  cherche.  Alors  elle  ren- 
verse le  panier,  étale  la  marchandise,  regarde, 
l'examine,  la  mesure,  l'étend,  la  mouille,  la 
sèche,  la  tourne,  la  retourne,  et  puis  l'em- 
porte. 

Mais  pour  l'amour  de  Dieu ,  quelle  mar- 
chandise? 

Toutes  les  puissances  de  la  terre,  répond 
Slawkenbergius ,  ne  me  feraient  pas  dire  mon 
secret. 

CHAPITRE  CCCXL. 

Prestige  du  démon. 

Nous  vivons  dans  un  monde  où  tout  est 
énigme  et  mystère  ;  ainsi,  nous  y  sommes  ac- 
coutumés. Autrement,  il  semblerait  étrange 
que  la  nature ,  qui  fait  chaque  chose  si  con- 
forme à  sa  destination,  qui  ne  se  trompe  jamais 
ou  presque  jamais  ,  à  moins  qu'elle  n'ait  lé 
projet  de  s'amuser,  qui  dispose  si  bien  les 
formes  et  les  propriétés  de  la  matière  qu'elle 
emploie ,  soit  qu'elle  en  veuille  faire  une  char- 
rue ,  un  vilebrequin  ou  une  perruque;  qui  mo- 
dèle chaque  créature,  fût-ce  un  oison ,  de  ma- 
nière qu'il  ne  lui  manque  rien  ;  il  semblerait 
étrange,  dis-je,  que  cette  nature,  si  habile  en 


Bo6  TRISTRAM    SHÀNDT. 

toute  autre  chose,  ne  fît  que  des  balourdises 
quand  il  s'agit  d'une  affaire  aussi  simple  que 
celle  d'assortir  un  homme  et  une  femme. 

Cela  viendrait-il  du  choix  de  l'argile  qui  se 
gâte  souvent  au  feu?  d'où  il  résulte  qu'un 
homme  a  trop  d'un  côté  ce  qui  lui  manque  de 
l'autre ,  et  pêche  par  trop  ou  par  trop  peu  de 
chaleur.  Cette  grande  ouvrière  donnerait-elle 
trop  peu  d'attention  à  ces  petits  détails  plato- 
niques de  la  moitié  de  l'espèce  pour  laquelle 
elle  a  fabriqué  l'autre?  Peut-être  aussi  que 
souvent  elle  ne  sait  pas  quelle  espèce  de  mari 
on  lui  demande.  Mais  laissons  ces  hypothèses; 
nous  en  raisonnerons  après  souper. 

11  suffit  que  l'observation  .en  elle-même ,  et 
les  raisonnemens  auxquels  elle  donne  lieu  y  loin 
de  rien  expliquer  9  ne  servent  qu'à  tout  em- 
brouiller. 

En  effet,  à  considérer  attentivement  mon 
oncle  Tobie,  y  avait-il  jamais  eu  quelqu'un 
mieux  taillé  pour  le  mariage  ?  La  nature  l'avait 
pétri  de  son  argile  la  plus  pure  et  la  plus 
douce  ;  elle  avait  rempli  ses  vaisseaux  de  lait; 
elle  avait  animé  ses  poumons  du  souffle  le  plus 
épuré;  tout  en  lui  était  bon,  humain ,  gêné* 
reux.  La  vérité  et  la  confiance  habitaient  dans 
son  cœur,  dont  toutes  les  avenues  étaient  une 


TRISTHÀM    SHANDY.  5o7 

communication  toujours  ouverte,  toujours  ac- 
tive des  services  les  plus  obligeans,  des  bien- 
faits les  plus  tendres.  Enfin  la  nature ,  en  le 
comblant  de  ses  dons,  n'avait  point  oublié 
pour  quellet  fins  le  mariage  était  institué.  En 
conséquence 


Et  la  blessure  de  mon  oncle  Tobie  n'avait 
point  annulé  la  donation. 

Cependant  ce  dernier  article  avait  je  ne  sais 
quoi  de  louche  et  d'apocryphe.  Or,  le  diable 
qui ,  comme  on  sait ,  est  l'ennemi  de  la  foi , 
avait  élevé  à  ce  sujet  quelques  scrupules  dans 
l'esprit  de  mistriss  Wadman  ;  et  d'un  autre 
côté  (en  vrai  diable  qu'il  était) ,  il  avait  changé 
aux  yeux  de  la  veuve  les  autres  vertus  de  mon 
onde  Tobie  en  bouteilles  vides,  en  vieilles  gue- 
nilles ,  en  pantoufles  et  en  vieilles  culottes. 

CHAPITRE    CCCXLI. 

Ne  t  en  fie  qui  à  toi  seul. 

Mistriss  Brigitte  avait  engagé  tout  le  petit 
fonds  d'honneur  que  peut  avoir  une  soubrette, 
qu'elle  saurait  tout  le  détail  de  l'affaire  avant 
qu'il  fût  huit  jours;  et  elle  se  fondait  sur  une 


5o8  TRISTE1M    SH1VDT. 

supposition  qui  était  en  soi  très-probable. 
«  Trim ,  avait-elle  dit  y  ne  manquera  pas  de  me 
faire  sa  cour ,  tandis  que  le  capitaine  fera  la 
sienne  à  madame  ;  et  je  le  traiterai  de  sorte 
qu'il  me  dira  tout. 

L'amitié  a  deux  vëtemens  ;  l'un  de  dessus  et 
l'autre  de  dessous.  Brigitte  servait  les  intérêts 
de  sa  maîtresse  avec  l'un ,  et  faisait  la  chose 
qui  lui  plaisait  le  plus  avec  l'autre.  Le  diable 
lui-même  n'aurait  pas  eu  plus  beau  jeu  qu'elle 
à  s'assurer  de  la  blessure  de  mon  oncle  Tobie. 

Pour  mistriss  Wadman ,  elle  n'avait  qu'un 
moyen ,  mais  il  était  sûr.  De  sorte  que  (sans 
rejeter  l'offre  de  Brigitte ,  ni  mépriser  ses  ta- 
lens  ) ,  elle  se  détermina  à  jouer  son  jeu  elle- 
même. 

Elle  n'avait  pas  besoin  de  tout  son  talent.  Un 
enfant  aurait  trompé  mon  oncle  Tobie  au  }eu. 
H  connaissait  à  peine  les  cartes ,  et  laissait  voir 
son  jeu  tant  qu'on  voulait.  Le  pauvre  homme 
vint  se  livrer  lui-même  à  la  veuve  en  se  pla- 
çant sursonsopha,  mais  tellement  sans  défense 
et  sans  défiance ,  qu'un  cœur  généreux  aurait 
rougi  d'en  abuser. 

Mais  quittons  la  métaphore. 


TRISTRÀM    SHÀHDT.  SoÇ 

là 

il  Marie. 


CHAPITRE   CCCXLIL 


Ma  foi ,  quittons  l'histoire  aussi ,  s'il  voutf 

plaît  ;  car,  quoique  j'aie  eu  la  plus  grande  hâte 

*'  d'arriver  à  cet  endroit  de  mon  ouvrage  ;  quoi- 

*  que  je  l'aie  annonce  et  que  je  le  regarde  en- 
'  core  comme  le  morceau  le  plus  exquis  que  j'aie 

*  à  donner  au  public ,  maintenant  que  m'y  voilà , 
'  je  voudrais  que  quelqu'un  prît  la  plume  et 
»  achevât  l'histoire  à  ma  place.  Je  vois  toutes  les 
11  difficultés  qui  se  présentent  >  et  je  sens  la  foi- 
'                blesse  de  mon  talent. 

*  J'ai  pourtant  une  petite  ressource.  C'est  que 
'                 l'on  m'a  tiré  cette  semaine  vingt-quatre  onces 

de  sang,  à  cause  d'une  fièvre  terrible  dont  j'ai 
été  attaqué  en  commençant  ce  chapitre;  de 
sorte  qu'il  me  reste  quelques  espérances  que 
ma  cervelle  se  trouvant  plus  dégagée,  mes 

vaisseaux  moins  tendus. Dans  tous  les  cas, 

une  invocation  ne  saurait  nuire.  Je  m'aban- 
donne donc  entièrement  à  celui  que  j'invoque  ; 
c'est  à  lui  à  m'inspirer  ou  à  m'injecter  ce  qu'il 
croira  de  meilleur. 


5lO  TÏUSTRÀM    SHÀNDT. 


INVOCATION. 

Aimable  et  doux  génie ,  qui  conduisis  jadis 
la  plume  de  mon  ami  Cervantes;  toi  qui  te 
glissais  par  sa  jalousie ,  et  qui,  par  ta  présence 
changeais  en  un  beau  jour  le  crépuscuU  de  sa 
retraite  ;   toi  qui  versais  le  nectar  des  dieux  à 
ce  charmant  auteur  qu'ils  avaient  animé  de 
leur  esprit ,  toi  enfin  qui  le  couvris  de  tes  ailes 
pendant  qu'il  traçait  le  portrait  de  Sancho  et 
de  son  aventureux  maître,  et  qui  veillas  cons- 
tamment pour  le  défendre  contre  la  pauvreté  et 
les  autres  misères  de  cette  vie;  écoute-moi,  je 
t'en  conjure!  regarde,  vois  ces  culottes,  ce 
sont  les  seules  que  je  possède;  et  cette  déchi- 
rure me  fut  faite  à  Lyon  par  un  âne. 

Vois  mes  chemises,  en  quel  état  elles  sont! 
une  partie  en  est  restée  en  Lombardie  ;  je  n'en 
ai  rapporté  que  les  débris;  je  n'en  avais  que 
six ,  et  une  maudite  blanchisseuse  de  Milan 
m'en  a  rogné  cinq  ;  elle  croyait  avoir  ses  rai- 
sons, à  la  bonne  heure. 

Cependant  malgré  ces  accidecs,  malgré  un  * 
fourreau  de  pistolet  qui  me  fut  volé  à  Sienne  ; 


TRISTRÀM    SHANDT.  5lt 

malgré  deux  œufs  que  Ton  m'a  fait  payer  cinq 
paules  y  l'un  à  Raddicossini ,   et  l'autre  à  Ca- 
poue, je  ne  trouve  pas  qu'un  voyage  de  France 
et  d'Italie  soit  une  chose  aussi  effrayante  que 
beaucoup  de  gens  voudraient  le  persuader.  Il  y 
a  par  ci  par-là  un  peu  de  mal ,  mais  ce  n'est 
pas  trop  acheter  le  plaisir  de  parcourir  ces 
campagnes  riantes,  que  la  nature  semble  éta- 
ler devant  vous  pour  le  plaisir  de  vos  yeux.  Il 
est  ridicule  dépenser  que  l'on  vous  présentera 
i  pour  rien  des  voitures,  que  l'on  expose  à  être 
brisées  par  vous  et  pour  vous.  Ce  sont  les  deux 
sols  que  vous  donnez  à  cet  homme  qui  graisse 
vos  roues ,  qui  le  mettent  en  état  d'avoir  du 
beurre  sur  son  pain.  Nous  sommes  en  vérité 
trop  exigeans.  Eh  quoi  !  pour  trente  ou  qua- 
rante sols  que  l'on  vous  demandera  de  .trop 
pour  votre  souper  et  votre  lit ,   votre  philoso- 
phie sera  déconcertée  !  Qu'est-ce  donc  qu'un 
schelliug  et  quelques  sols  !    Payez  ,  pour  l'a- 
mour de  Dieu  et  pour  le   vôtre  ;  payez,   et 
payez  les  deux  mains  ouvertes ,  plutôt  que  de 
laisser  le  mécontentement  s'asseoir  sur  le  front 
de  votre  belle  hôtesse  et  de  ses  demoiselles  y 
qui  se  tiendront  d'un  air  affligé  sur  la  porte 
de  l'auberge  au  moment  de  votre  départ.  D'ail- 


5l3  TRISTRAM    SH1NDT. 

leurs ,  mon  cher  monsieur ,  le  baiser  fraternel 
que  chacune  d'elles  tous  aurait  donné ,  ne  va- 
lait-il pas  mieux  que  vos  vingt  sols  ?  à  mon  gré 
du  moins. 

Pendant  mes  voyages  j'avais  la  tête  remplie 
des  amours  de  mon  oncle  Tobie.  C'était  comme 
si  j'eusse  été  amoureux  moi-même.  J'étais  dans 
un  état  parfait  de  bonté  et  de  bienveillance  ; 
à  chaque  mouvement  de  ma  chaise  je  sentais 
en  moi  la  vibration  délicieuse  de  la  plus  douce 
harmonie.  Il  m'était  indiffèrent  que  la  route  fut 
unie  ou  raboteuse;  tout  ce  que  je  voyais,  tout 
ce  que  j'entendais  y  touchait  toujours  quelque 
ressort  secret  de  sentiment  ou  de  plaisir. 

(Un  soir;  c'étaient  les  plus  doux  sons  que  j'eusse 
jamais  entendus.  Je  baissai  ma  glace  pour  les 
mieux  entendre,  «  C'est  Marie  me  dit  le 
postillon,  observant  que  j'écoutais.  Pauvre 
Marie!  continua-t-il,  en  se  penchant  de  côté, 
parce  que  son  corps  m'empêchait  de  la  voir  ! 
Elle  est  assise  sur  un  banc,  jouant  son  hymne 
du  soir  sur  son  chalumeau,  et  sa  petite  chèvre 
à  côté  d'elle. 

En  me  parlant  de  Marie  >  le  postillon  avait 
l'air  si  touché  ;  le  son  même  de  sa  voix  annon- 
çait un  cœur  si  compatissant ,  que  je  me  pro- 


TRISTKAM    SHAftDY»  5l3 

mis  de  lui  donner  une  pièce  de  vingkquatre 
sons  en  arrivant  à  Moulins. 

—  «Et  qui  est  la  pauvre  Marie,  lui  dis- 
je?» 

—  ((  L'amour  et  la  pitié  de  tous  les  villages 
d'alentour ,  dit  le  postillon.  Il  y  a  trois  ans  que 
le  soleil  ne  luit  plus  pour  cette  fille  si  belle ,  si 
aimable,  si  spirituelle*  Sa  raison  est  égarée. 
Pauvre  Marie  y  répéta-t-il  ,  tu  méritais  un 
meilleur  sort!  Devais-tu  voir  ainsi  tes  bans 
arrêtés  par  les  intrigues  du  vicaire  de  ta  pa- 
roisse ?  » 

Il  allait  continuer ,  quand  Marie ,  après  un 
moment  de  silence ,  reprit  son  chalumeau  ;  et 
recommença  son  air.  C'était  les  mêmes  sons  ; 
pourtant  ils  étaient  dix  fois  plus  doux,  k  C'est 
l'hymne  de  la  vierge  ,  dit  le  jeune  homme  ; 
c'est  celle  qu'elle  chante  tous  les  soirs.  Mais 
d'où  la  sait- elle  ?  Mais  qui  lui  a  montré  à 
jouer  du  chalumeau  ?  C'est  ce  que  nous  ne  sa- 
vons pas  ;  nous  croyons  que  le  ciel  qui  la  pro- 
tège, lui  a  ménagé  cette  faible  consolation. 
Depuis  qu'elle  n'a  plus  l'usage  de  sa  raison, 
c'est  la  seule  qui  lui  reste.  Elle  ne  quitte  ja- 
mais son  chalumeau  ;  et  jour  et  nuit  elle  joue 
cette  prière  que  vous  entendez.  » 

n.  33 


5l4  TMSTltÀM    SHJLKDY. 

Le  postillon  me  raconta  tout  cela  d'un  air  si 
honnête ,  avec  une  éloquence  si  naturelle  , 
que,  malgré  moi,  je  crus  apercevoir  en  lui 
quelque  chose  au-dessus  de  son  état;  et  j'au- 
rais voulu  savoir  sa  propre  histoire,  si  la- 
pauvre  Marie  ne  s'était  pas  entièrement  em- 
parée de  moi. 

Cependant  nous  approchions  du  banc  ou 
Marie  était  assise.  Elle  était  vêtue  de  blanc  ; 
ses  cheveux  relevés  en  deux  tresses,  et  ratta- 
chés sous  un  réseau  de  soie,  avec  quelques 
feuilles  d'olivier  placées  sur  le  côté  d'une  ma- 
nière assez  bizarre.  Elle  était  belle  ;  et  si  j'ai 
jamais  éprouvé  dans  toute  sa  force  la  douleur 
d'un  cœur  honnête ,  ce  fut  en  voyant  la  pauvre 
Marie . 

—  «  Le  ciel  ait  pitié  d'elle ,  dit  le  postillon  ! 
pauvre  fille  !  On  a  fait  dire  plus  de  cent  messes 
dans  toutes  les  paroisses  et  tous  les  couvens 
d'alentour  ;  mais  sans  effet.  Comme  sa  raison 
lui  revient  par  petits  intervalles,  nous  espé- 
rons encore  qu'à  la  fin  la  sainte  Vierge  la  gué- 
rira. Mais  ses  parens ,  qui  en  savent  plus  que 
nous,  sont  tout-à-fait  sans  espérance  et  croient 
que  sa  raison  est  perdue  pour  toujours.  » 

Comme  le  postillon  parlait,  Marie  fit  une  ca- 
dence si  mélancolique,  si  tendre  ,  si  plaintive , 


TRISTRÀM    SHANDT.  5l5 

que  je  m'élançai  de  ma  chaise  pour  courir  à 
elle,  je  me  trouvai  assis  entre  elle  et  sa  chèvre, 
avant  d'être  revenu  de  mon  extase. 

Ma  rie  me  regarda  attentivement,  puis  regarda 
sa  chèvre,"  et  puis  revint  à  moi ,  et  puis  à  sa 
chèvre  ,  et  continua  ainsi  pendant  quelque 
temps. 

«  Eh  bien  !  Marie,  lui  dis-je  doucement , 
quelle  ressemblance  trouvez- vous  ?  » 

Je  supplie  le  candide  lecteur  de  croire  que 
je  ne  fis  cette  question  ,  que  d'après  l'humble 
conviction  où  je  suis,  que  l'homme  n'est  pas 
si  éloigné  de  l'animal  qu'on  le  pense.  Je  le  sup- 
plie de  croire  surtout  que,  pour  tout  l'esprit 
de  Rabelais ,  je  n'aurais  pas  voulu  laisser  échap- 
per une  plaisanterie  déplacée  en  la  vénérable 
présence  de  la  misère.  Et  cependant ,  mon 
cœur  m'a  reproché  cette  question  faite  à  Marie, 
quand  je  me  la  suis  rappelée.  Il  inè  l'a  repro- 
chée si  vivement,  que  j'ai  juré  de  ne  vivre  dé- 
sormais que  pour  la  sagesse ,  et  de  ne  pronon- 
cer le  reste  de  mes  jours  que  de  graves  sen- 
tences. Et  jamais ,  jamais,  à  quelque  âge  que  je 
parvienne ,  il  ne  m'échappera  de  dire  une  plai- 
santerie devant  homme,  femme,  ni  enfant. 

Quant  à  en  écrire  !  oh  I  je  crois  que  j'ai  fait 


5l6  TRISTRÀM     SHÀWDY, 

une  réserve  exprès;  j'en  prends  le  public  pour 
juge. 

ce  Adieu,  Marie,  adieu,  pauvre  infortunée. 
Un  temps  viendra ,  mais  non  pas  aujourd'hui, 
que  je  pourrai  entendre  tes  malheurs  de  ta 

propre  bouche »  Je  me  trompais.  En  ce 

moment  même  elle  prit  son  chalumeau,  et 
m'apprit  une  suite  de  malheurs  et  de  détails  si 
toucbans,  que  je  regagnai  ma  chaise  d'un  pas 
incertain  et  chancelant,  sans  avoir  la  force  de 
l'écouter  davantage. 

Il  v  a ,  ma  foi ,  à  Moulins  une  excellente 
auberge.  Arrêtez-vous  y  cependant  le  moins 
que  vous  pourrez. 

CHAPITRE  CCCXLIII. 

Quand  nous  serons  à  la  fin  de  ce  chapitre , 
et  non  pas  plutôt,  nous  reviendrons  sur  nos 
pas  pour  reprendre  ces  deux  chapitres  en 
blanc,  qui  me  font  saigner  le  cœur  depuis  une 
demi-heure.  Mais  auparavant,  souffrez  que 
j'ôte  une  de  mes  pantoufles  jaunes,  et  que  je 
la  lance  de  toute  ma  force  à  l'autre  bout  de 
ma  chambre,  en  déclarant  : 

Qu'il  est  très-incertain  que  ce  que  je  vais 
écrire  ressemble  à  ce  que  j'ai  déjà  écrit. 


TRISÏRÀM    SHJLNDY.  5l7 

C'est  à  peu  près  comme  l'écume  du  cheval 
de  Protogène.  Je  jette  ma  pantoufle  comme  il 
jeta  son  éponge.  Il  en  arrive  ce  qui  peut.  D'ail- 
leurs ,  messieurs  ,  je  regarde  avec  respect  un 
chapitre  en  blanc.  Je  songe  qu'il  y  en  a  d'in- 
finiment plus  mauvais;  je  remarque  que  la  sa* 
tire  ne  peut  trouver  à  y  mordre. 

Est-ce  pour  cela  que  vous  en  avez  sauté 
deux  sans  les  remplir  ?  Non. 

Ici ,  je  m'attends  à  être  traité  de  sot,  de 
fou,  d'imbécile,  à  recevoir  les  épi th êtes  les 
plus  injurieuses,  les  plus  insultantes;  mais  je 
les  pardonne  à  mes  critiques.  Pouvaient-ils  pré- 
voir en  effet  que  j'étais  dans  là  nécessité  forcée 
d'éciire  mon  trois  cent  quarante-troisième 
chapitre  avant  le  trois  cent  trente-sixième  ? 

Ainsi,  je  ne  me  fâche  point  contre  ces  mes- 
sieurs. Tout  ce  que  je  désire  ,  c'est  que  ceci 
puisse  servir  de  leçon ,  et  qu'à  l'avenir  on  laissa 
les  gens  conter  leurs  histoires  à  leur  mode. 

• 
CHAPITRE    CCCXLIV. 

Déclaration  d'amour. 

Le  caporal  avait  à  peine  laissé  tomber  le 
marteau ,  que  la  porte  s'ouvrit  ;  et  mon  oncle 
Tobie  fit  son  entrée  dans  la  salle  si  brusque- 


5i8  T1W5TRÀM     SHANBT. 

ment,  que  mistriss  Wadman  n'eut  que  le 
temps  de  sortir  de  derrière  le  rideau ,  de  po- 
ser une  bible  sur  la  table ,  de  faire  deux  ou 
trois  pas  au-devant  de  lui. 

Mon  oncle  Tobie  salua  mistriss  Wadman  y 
de  la  manière  dont  les  bommes  saluaient  les 
femmes  en  l'an  de  notre  Seigneur  mil  sept  cent 
treize.  Ensuite  il  se  releva,  et,  marcbant  de 
front  avec  elle,  il  la  conduisit  j  jusqu'au  sopha; 
et  non  pas  après  qu'elle  fût  assise ,  ni  avant 
qu'elle  s'assît ,  mais  pendant  qu'elle  s'asseyait , 
il  lui  dit  en  trois  mots ,  qui!  était  amoureux. 
On  ne  pouvait  assurément  presser  davantage 
une  déclaration. 

Mistriss  Wadman  baissa  les  jeux  sans  affec- 
tation ,  et  regarda  quelque  temps  une  reprise 
qu'elle  venait  de  faire  à  son  tablier ,  en  atten- 
dant ce  qui  allait  suivre.  Mais  mon  oncle  Tobie 
était  absolument  sans  talent  pour  l'amplifica- 
tion ;  et ,  de  toutes  les  matières  ,  l'amour  était 
celle  où  il  était  le  moins  versé.  Quand  il  eut  dit 
une  fois  à  la  veuve  Wadman  qu'il  çtait  amou- 
reux ,  il  s'en  tint  la ,  et  attendit  paisiblement 
que  la  chose  opérât. 

Mon  oncle  Tobie  n'a  jamais  compris  ce  que 
mon  père  voulait  dire  par-là.  Pour  moi,  je 
n  en  parle  que  pour  combattre  une  erreur  quç 


TRISTRÀM    SHAHDY.  5l() 

je  sais  être  extrêmement  répandue  ,  surtout  en 
France ,  où  l'on  est  presque  aussi  persuadé  que 
de  la  présence  réelle,  que  parler  d'amour, 
cest  le  faire. 

Je  demandais  un  jour  à  un  certain  marquis , 
comment  il  s'y  prendrait  pour  faire  du  pou- 
ding avec  la  même  recette. 

Mais  poursuivons.  Mistriss  Wadman  s'assit, 
en  attendant  que  mon  oncle  Tobie  continuât; 
et  resta  ainsi  quelques  minutes,  jusqua  ce 
qu'enfin  le  silence  de  part  et  d'autre  ,  deve- 
nant en  quelque  sorte  indécent ,  elle  se  rap- 
procha un  peu  de  lui ,  leva  les  yeux  en  rou- 
gissant à  demi ,  et  ramassa  le  gant,  ou ,  si 
vous  l'aimez  mieux ,  elle  reprit  le  discours ,  et 
répondit  ainsi  à  mon  oncle  Tobie. 

—  «  Les  soins  et  les  inquiétudes  de  l'état  du 
mariage,  dit  mistriss  Wadman,  sont  souvent 
extrêmes.— Je  les  suppose  tels ,  dit  mon  oncle 
Tobie.  —  Et,  quand  on  est  aussi  à  son  aise  que 
vous,  continua  mistriss  Wadman,  aussi  heu- 
reux, capitaine  Shandy ,  et  par  vous-même,  et 
par  vos  amis,  et  par  vos  amusemens f  je  ne 
conçois  pas  en  vérité  quelles  raisons  peuvent 
vous  engager  à  changer  d'état.  » 

—  «  Ces  raisons,  dit  mon  oncle  Tobie ,  se 
trouvent  tout  au  long  dans  un  livre  de  prières.  » 


5aO  TIUSTRÀM    5HANDY. 

Jusque-là  mon  oncle  Tobie  s'avançait  srvec 
ordre ,  tenant  la  pleine  mer,  et  laissant  mis— 
triss  Wadman  louvoyer  sur  le  golfe. 

—  «  Quant  aux  enfans,  dit  mistriss  Wadman  , 
quoique  ce  soit  peut-être  la  fin  principale  du 
sacrement ,  et  sans  doute  le  désir  naturel  de 
tous  les  pareils ,  cependant  il  faut  convenir  que 
les  peines  qu'ils  nous  causent,  sont  assurées, 
et  les  consolations  qu'ils  nous  promettent, 
incertaines.  Eh!  comment,  mon  cher  mon- 
sieur y  nous  paient- ils  de  tous  les  maux  d'une 
grossesse?  Quelle  compensation  à  ses  vives  et 
tendres  alarmes ,  peut  espérer  la  mère  souf- 
frante et  faible  qui  les  met  au  monde?  —  Je 
déclare ,  dit  mon  oncle  Tobie,  ému  de  pitié, 
je  déclare  que  je  n'en  connais  aucune,  si  ce 
n'est  le  plaisir  de  faire  une  chose  agréable  à 
Dieu.  » 

«  Babiole ,  dit  la  veuve  Wadman  !  » 

CHAPITRE  CCCXLV. 

Proposition  de  mariage. 

Or  ,  il  y  a  une  infinité  de  notes,  de  tons,  de 
dialectes,  de  chants,  d'airs ,  de  mines  et  d'ao- 
cens ,  dans  lesquels  le  mot  babiole  peut  être 
prononcé,  toujours  sur  un  sujet  du  genre  de 


TR1STR1M  SHANDY.  521 

celui-ci,  et  toujours  avec  des  sens  aussi  diffè- 
rens  l'un  de  l'autre  que  le  jour  Test  de  la  nuit  j 
il  y  a ,  dis- je ,  tant  de  variétés  dans  la  pronon- 
ciation de  ce  mot,  que  les  casuistes  (  car  ils  en 
font  une  affaire  de  conscience) ,  n'en  comptent 
pas  moins  de  vingt  mille,  qui  peuvent  être 
ou  innocentes  ou  criminelles. 

La  manière  dont  mistriss  Wadman  prononça 
babiole  >  fit  monter  le  feu  aux  joues  modestes 
de  mon  oncle  Tobie.  Il  sentit  qu'il  avait  dit 
une  sottise ,  quoiqu'il  ne  sût  pas  trop  laquelle. 
Il  s'arrêta  tout  court ,  et ,  sans  discuter  da- 
vantage les  peines  et  les  plaisirs  du  mariage , 
il  posa  la  main  sur  son  cœur ,  et  offrit  a  la 
veuve  de  les  prendre  tels  qu'ils  étaient ,  et  de 
les  partager  avec  elle. 

Quand  mon  oncle  Tobie  eut  fait  sa  propo- 
sition y  îl  crut  en  avoir  assez  dit  ;  il  jeta  les 
yeux  sur  la  bible  que  mistriss  Wadman  avait 
posée  sur  sa  table  ;  il  l'ouvrit  machinalement , 
et  tombant  (  le  cher  homme  )  sur  le  passage 
qui  y  de  tous  les  passages  de  l'Écriture  >  pou- 
vait l'intéresser  davantage ,  sur  le  siège  de  Jé- 
richo ;  il  se  mit  à  le  lire  d'un  bout  à  l'autre  y 
laissant  opérer  sa  proposition  de  mariage  > 
comme  il  avait  fait  sa  déclaration  d'amour. 

Or,  sa  proposition  n'opéra  ni  comme  as*- 


5*a  taistrjlm  shàwdt. 

tringent ,  ni  comme  l'opium ,  ou  le  quinquina, 
ou  le  mercure  9  ou  la  manne ,  ou  tout  autre 
drogue  dont  la  nature  a  (ait  présent  à  l'homme. 
Elle  n'opéra  pas  du  tout;  et  cela  par  la  raison 
que  quelque  autre  chose  avait  déjà  opéré. 

Babillard  que  je  suis  I  je  cours  toujours  an 
devant  de  mon  sujet;  j'anticipe  tous  les  événe- 
mens  ;  mais  me  voici  dans  la  chaleur  de  l'ac- 
tion ,  il  faut  aller, 

CHAPITRE   CGCXLVI. 

Au  fait. 

Il  est  très-naturel  à  un  étranger  qui  va  de 
Londres  à  Edimbourg ,  de  s'informer  avant  de 
partir  à  quelle  distance  est  Yorck,  qui  fait  à 
peu  près  la  moitié  du  chemin.  On  ne  s'éton- 
nera même  pas  s'il  pousse  ses  questions  plus 
loin  y  et  s'il  demande  des  détails  sur  la  force  , 
la  grandeur ,  la  population  et  les  ressources  de 
cette  ville ,  par  laquelle  il  doit  nécessairement 
passer. 

De  même  il  était  naturel  à  la  veuve  Wad- 
jnan  ,  dont  le  premier  mari  était  affligé  d'une 
sciatique  continuelle  ^  de  désirer  connaître  & 
quelle  distance  l'aine  se  trouve  de  la  hanche , 
et  fii  elle  avait  plus  à  gagner  qu'A  perdre  entre 


THISTRÀM    SHANDT.  5^5 

la  blessure  de  mon  oncle  Tobie  et  la  sciatique 
de  son  premier  mari. 

En  conséquence  elle  avait  lu  l'anatomie  de 
Dracke  d'un  bout  à  l'autre  :  elle  avait  parcouru 
le  traite  de  Warton  sur  la  moelle  allongée  j  et 
avait  même  emprunté  l'ouvrage  de  Graaf  sur 
les  os  et  sur  les  muscles  j  mais  tout  cela  sans  fruit. 
Elle  avait  fait  des  raisonnemens  à  perte  de 
vue,  posé  des  principes,  tiré  des  conséquen- 
ces ;  elle  avait  toujours  écboué  à  la  conclusion. 
Pour  mieux  s'éclaircir ,  elle  avait  demandé 
deux  fois  au  docteur  Slop  si  le  pauvre  capi- 
taine Shandy  avait  quelque  espérance  de  gué- 

iison. 

—  «  Il  est  guéri ,  disait  le  docteur  Slop-  » 

—  «  Quoi!  tout-à-fait?  » 

—  «  Tout-à-fait,  madame,  n 

—  «  Mais  qu'entendez-vous  par  guéri ,  disait 
la  veuve  Wadman?  » 

Le  docteur  Slop  était  le  plus  pauvre  homme 
du  monde  pour  les  définitions  ;  ainsi  elle  ne  put 
tirer  de  lui  aucune  connaissance  certaine.  Il  ne 
lui  restait  plus  qu'une  ressource,  c'était  de 
s'adresser  à  mon  oncle  Tobie  lui-même. 

Il  y  a  pour  les  questions  de  cette  nature  un 
accent  d'humanité  qui  endort  le  soupçon  ;  et 
je  suis  presque  sûr  que  ce  fut  oet  accent  que 


5?4  TMSTRÀM     SHAKDY. 

le  serpent  employa  dans  sa  conversation  avec 
Eve.  Car  la  propension  qu'a  le  sexe  à  se  laisser 
tromper,  ne  saurait  être  si  grande,  que  notre 
bonne  mère  eût  eu  l'effronterie  de  caqueter 
avec  le  diable,  si  le  diable  n'y  eût  pas  mis  de 
l'adresse. 

Mais  il  y  a  un  accent  d'humanité ,  comment 
le  décrirai- je?  C'est  un  accent  qui  couvre  tout 
d'un  voile,  et  qui  donne  le  droit  de  faire  des 
questions,  avec  autant  de  détails  et  de  particu- 
larités qu'un  chirurgien. 

N'y  avait-il  point  de  relâche?  En  souffrait-il 
moins  au  lit?  Se  couchait-il  également  sur  les 
deux  côtés?  Pouvait-il  monter  à  cheval?  Le 
mouvement  lui  était-il  contraire  ?  etc. 

Tout  cela  était  dit  si  tendrement,  tout  cela 
était  si  bien  dirigé  vçrs  le  cœur  de  mon  oncle 
Tobie,  que  chacune  de  ces  remarques  y  pé- 
nétrait dix  fois  plus  avant  que  sa  blessure  elle- 
même  n'avait  jamais  fait.  Mais,  quand  mistriss 
Wadman  prit  la  route  de  JNamur  pour  arriver 
à  l'aine  de  mon  oncle  Tobie  ,•  quand  elle  le 
conduisit  à  l'attaque  de  la  pointe  de  la  con- 
trescarpe avancée,  et  bientôt  l'épée  à  la  main, 
péle-méle  avec  les  Hollandais ,  s'emparant  de 
la  contre-garde  du  bastion  de  Saint-Roch; 
lorsque  enfin ,  avec  le  son  de  vçix  le  plus  tendre, 


TRISTRÀM    StfÀtfDT.  5*5 

elle  le  sortit  tout  sanglant  de  la  tranchée,  le. 
tenant  par  la  main ,  et  s'essuyant  les  yeux  . 

tandis  qu'on  le  ramenait  dans  sa  tente ciell 

terre  I  mer!  tout  s'anima  en  lui ,  les  sources 
de  la  nature  s'élevèrent  au-dessus  de  leur  ni- 
veau, l'ange  de  la  pitié  s'assit  à  côté  de  lui 
sur  le  sopha ,  son  cœur  était  embrasé  ;  il  re- 
grettait de  n'en  avoir  pas  mille,  pour  les  mettre 
tous  aux  pieds  de  mistriss  Wadman. 

Il  y  a  des  explications  qui  veulent  être  pré- 
cises ;  et  mistriss  Wadman  ne  pouvait  souffrir 
les  réponses  vagues. 

«  Et  en  quel  endroit,  mon  cher  monsieur , 
dit-elle ,  reçutes-vous  cette  maudite  blessure?  p 
**  En  faisant  cette  question ,  ses  yeux  se  por- 
tèrent sur  les  culottes  de  pluche  rouge  de  mon 
oncle  Tobie,  et  à  la  hauteur  de  la  ceinture ,  & 
peu  près  vers  la  région  de  l'aine ,  s'attendant, 
avec  assez  de  vraisemblance ,  que  mon  oncle 
Tobie ,  pour  être  plus  précis  dans  sa  réponse  r 
allait  lui  désigner  la  place  avec  son  doigt» 

Il  en  arriva  autrement;  car  mon  oncle  Tobie, 
qui  avait  reçu  sa  blessure  devant  la  porte  Sainte 
Nicolas ,  dans  une  des  traverses  de  la  tranchée^ 
vis-à-vis  l'angle  saillant  du  demi-bastion  de 
Saint-Roch,  et  qui,  pendant  trois  ans,  avait 
étudié  cette  position  sur  la  grande  carte  de 


5^6  TRISTRAM    SHANDT. 

Namur,  était  parvenu  à   pouvoir  à  volonté 
ficher  une  épingle  sur  la  motte  même  de  terre 
ou  il  avait  reçu  l'éclat  de  pierre.  Ce  fut  là  ce 
qui  frappa  sur-le-champ  le  sensorium  de  mon 
oncle  Tobie.  H  se  rappela  en  même  temps  sa 
grande  carte  de  la  ville  et  citadelle  de  Namur 
et  de  ses  environs  ,  qu'il  avait  achetée  et  collée 
sur  toile  à  l'aide  du  caporal  pendant  sa  longue 
maladie. Il  se  ressouvint  que,  depuis  sa  conva- 
lescence, il  l'avait  placée  dans  son  grenier  avec 
quelques  autres  meubles  militaires... 

—  «  Je  vais  vous  le  montrer,  madame , 
dit  mon  oncle  Tobie.  » 

H  dépécha  le  caporal  pour  aller  chercher  sa 
carte. 

Mon  oncle  Tobie ,  avec  les  ciseaux  de  mis- 
triss  Wadman,  mesura  trente  toises  depuis  le 
retour  de  l'angle  devant  la  porte  Saint-Nicolas, 
et  posa  le  doigt  de  la  veuve  sur  l'endroit  fatal , 
avec  une  modestie  si  virginale,  que  la  déesse 
de  la  décence  (si  elle  se  trouva  là,  sinon  ce 
fut  son  image)  que  la  déesse ,  dis-je ,  de  la 
décence  admira  tant  de  retenue ,  et ,  passant 
son  doigt  sur  ses  yeux ,  fit  signe  à  la  veuve  de 
ne  pas  relever  la  méprise  de  mon  oncle  Tobie. 

Malheureuse!  trois  fois  malheureuse  madame 
'Wadman  l 


TKISTR1M  SHAlfDY.  5^7 

Il  n'y  avait  qu'une  apostrophe  qui  pût  sau- 
ver la  langueur  de  la  fin  de  ce  chapitre.  Mais 
une  apostrophe  dans  un  moment  si  critique  , 
ne  serait-elle  pas  une  insulte  déguisée  ?  Ciel  I 
plutôt  que  de  faire  la  plus  légère  insulte  à  une 
femme  dans  la  détresse ,  je  donnerais  ce  cha- 
pitre et  tout  l'ouvrage  au  diable  j  pourvu  que 
mes  damnés  de  critiques,  qui  montent  la  garde 
à  sa  porte,  n'allassent  pas  s'en  emparer. 

CHAPITRE    CCCXLVIL 

Qu'on  Femporte. 

La  carte  de  mon  oncle  Tobie  fut  reportée 
dans  la  cuisine. 

CHAPITRE  CCCXLVIII. 

Aye,  aye9  ayey  Brigitte! 

—  «  Et  voilà  la  Meuse ,  et  ceci  est  la  S  am- 
bre, dit  le  caporal,  en  montrant  de  la  main 
droite ,  et  appuyant  sa  main  gauche  sur  l'é- 
paule de  Brigitte ,  mais  non  pas  sur  l'épaule 
qui  était  de  son  côté-  Et  cela ,  dit-il ,  c'est  la 
ville  de  Namur,  et  ceci  la  citadelle.  Là  étaient 
les  Français ,  et  ici  j'étais  avec  monsieur  ;  et 
c'est  dans  cette  maudite  tranchée ,  mademoi- 


528  TMSTRÀM     SHAlfDY. 

selle  Brigitte,  dit  le  caporal  en  prenant  sa 
main  >  qu'il  reçu,t  la  blessure  qui  lui  fracassa  la 
partie  que  voici.  »  En  disant  ces  mots ,  il 
appuja  légèrement  sur  la  partie  qu'il  désignait, 
le  dos  de  la  main  de  Brigitte  y  qu'il  laissa 
aussitôt  retomber. 

—  «  Nous  pensions,  monsieur  Trim,  dit 
Brigitte ,  que  le  coup  avait  porté  plus  au  mi- 
lieu. » 

—  Mon  Dieu ,  dit  le  caporal  !  nous  aurions 
été  perdus  sans  ressource.  » 

—  «  Et  ma  pauvre  maîtresse  aussi  >  dit  Bri- 
gitte. » 

Le  caporal  l'embrassa  pour  toute  réponse. 

«  Allons,  allons,  dit  Brigitte,  nous  savons 
ce  que  nous  savons.  »  En  même  temps,  éten- 
dant sa  main  gauche  horizontalement ,  elle 
fit  passer  et  repasser  dessus  à  plusieurs  reprises 
les  doigts  de  sa  main  droite,  ce  qui  ne  pouvait 
se  faire  que  sur  un  corps  absolument  plat  et 
sans  la  moindre  protubérance.  «  -  Cela  est  faux, 
entièrement  faux ,  s'écria  le  caporal ,  sans  lui 
donner  le  temps  d'achever.  » 

—  «  C'est  un  fait  ;  dit  Brigitte  ;  et  nous  avons 
sur  cela  des  témoignages  sûrs.  » 

—  «  Sur  mon  honneur,  dit  le  caporal,  po- 
sant sa  main  sur  sa  poitrine,  et  rougissant  par 


TR1STRAM     SHÀHDT.  529 

l'effet  d'un  juste  ressentiment ,  c'est  une  his- 
toire, mademoiselle  Brigitte,  aussi  fausse  que 
l'enfer.  —  Ce  n'est  pas,  dit  Brigitte ,  en  Tin* 
ter  rompant,  que  ma  maîtresse  ou  moi  y  met- 
tions la  moindre  importance;  mais,  comme 
chacun  le  sien  n'est  pas  trop ,  on  est  bien  aise , 
quand  on  se  marie,  de  trouver  quelqu'un  à 
qui  Une  manque  rien.  » 

Le  caporal  crut  sans  doute  qu'une  partie  du 
reproche  tombait  sur  lui;  car  il  s'en  justiGa 
aussitôt,  et  vengea  en  même  temps. son  maître 
de  la  manière  la  plus  complète.  Mais  aussi 
pourquoi  mademoiselle  Brigitte  avait-elle  com- 
mence par  un  jeu  de  main? 

CHAPITRE   CCCXLIX. 

Il  n'est  point  d  éternelles  douleurs. 

De  même  que  dans  une  matinée  d'avril  on 
ne  sait  souvent  s'il  faut  attendre  la  pluie  ou  le 
soleil,  de  même  Brigitte  ne  sut  si  elle  devait 
rire  ou  pleurer. 

Elle  prit  un  gros  rouleau  qu'elle  trouva  sous 
sa  main.  La  disproportion  de  cette  arme  la  fit 
rire. 

Elle  posa  le  rouleau ,  et  se  mit  à  pleurer.  Et 
si  une  seule  de  ses  larmes  eût  été  mêlée  d'a- 
u.  54 


53o  TllSTftAV     SMANDT. 

mertume,  le  cœur  honnête  du  caporal  la  lui 
aurait  vivement  reprochée.  Mais  le  caporal 
connaissait  les  femmes  trois  fois  mieux  que  son 
maître  ,  et  il  s'était  conduit  suivant  ses  prin- 
cipes. 

—  «  Je  sais,  mademoiselle  Brigitte  ,  dit  le 
caporal ,  en  lui  donnant  le  baiser  le  plus  res- 
pectueux, je  sais  que  tu  es  naturellement  bonne 
et  modeste;  et  tu  as  d'ailleurs  tant  de  noblesse 
et  de  générosité ,  que  si  je  te  connais  biert,  tu 
ne  voudrais  pas  blesse*  un  insecte ,  et  encore 
moins  l'honneur  d'un  si  digne  et  si  galant 
homme  que  mon  maître,  quand  tu  serais  sure 
d'être  comtesse.  Mais,  ma  chère  Brigitte,  on 
t'aura  conseillée,  et  tu  auras  été  trompée, 
comme  il  arrive  souvent  aux  femmes  de  l'être , 
quand  elles  se  sacrifient  pour  d'autres.  » 

La  réflexion  du  caporal  fit  verser  quelques 
larmes  à  Brigitte. 

«  Dis-moi  donc ,  machere  Brigitte,  continua 
le  caporal  en  prenant  sa  main,  qui  pendait  à 
son  côté  sans  mouvement,  et  en  lui  donnant 
un  second  baiser,  qui  t'a  pu  donner  un  soup- 
çon aussi  faux  ? 

Brigitte  sanglota  encore  un  moment;  et  puis 
elle  ouvrit  ses  yeux,  que  le  caporal  essuya  avec 


TMSTRAV    SHÀKDY-  53l 

le  bas  de  son  tablier.  Enfin  elle  loi  ouvrit  son 
cœur,  et  lui  raconta  tout. 

CHAPITRE    CGCL- 

Discrétion  de  Trim. 

Mon  onde  Tobie  et  le  caporal  avaient  poussé 
leurs  opérations,  chacun  de  leur  côté,  pen- 
dant presque  toute  la  campagne,  avec  aussi 
peu  de  communication  entre  eux  ,  et  avec  une 
aussi  parfaite  ignorance  de  leurs  marches  res- 
pectives ,  que  s'ils  eussent  été  séparés  par  la 
Meuse  ou  la  S  ambre. 

Mon  oucle  Tobie  se  présentait  tous  les  jours 
chez  mistriss  Wadman ,  tantôt  avec  son  habit 
rouge  et  argent,  tantôt  avec  son  habit  bleu 
et  or;  et,  dans  cet  équipage ,  il  soutenait  des 
attaques  sans  fin  de  lapait  de  la  veuve,  sans 
s'apercevoir  seulement  que  ce  fussent  des  atta- 
ques :  ainsi  il  n'avait  rien  à  communiquer. 

Mais  Trim  avait  pris  la  place  d'assaut;  ce 
qui  lui  donnait  un  avantage  infini ,  et  il  aurait 
eu  beaucoup  à  dire;  mais  la  nature  de  ses  avan- 
tages ,  et  la  manière  dont  il  les  avait  remportés, 
demandaient  un  historien  plus  précis  que  Trim 
n'aurait  osé  l'être.  Et  quelque  épris  qu'il  fût 
de  la  gloire ,  il  aurait  mieux  aimé  rester  toute 


532  TKISTKAM     SHANDT. 

sa  vie  la  tête  nue  et  dépouillée  de  lauriers  / 
que  de  blesser  un  seul  moment  la  modestie  de 
son  maître. 

O  le  meilleur  et  le  plus  honnête  des  servi- 
teurs! mais  je  crois  t'avoir  déjà  apostrophé.  Il 
ne  me  reste  plus  que  ton  apothéose  à  faire  ,  et 
je  la  ferais  à  l'instant  même,  si  je  ne  craignais 
de  faire  souffrir  ta  modestie. 

CHAPITRE    CCCLI. 

Tout  se  découvre. 

Un  soir  mon  oncle  Tobie,  après  avoir  posé 
sa  pipe  sur  la  table,  comptait  en  lui-même,  et 
sur  le  bout  de  ses  doigts  ,  en  commençant  par 
le  pouce,  toutes  les  perfections  de  mistriss 
Wadman  une  par  une.  Mais,  soit  qu'il  en  omît 
toujours  quelqu'une,  soit  qu'il  en  comptât 
d'autres  deux  lois,  il  s'embrouillait  tellement 
dans  son  calcul ,  qu'il  ne  pouvait  aller  au  delà 
du  troisième  doigt  ;  ce  qui  le  mettait  dans  un 
embarras  extrême.  —  «  ïrim,  dit-il,  en  repre- 
nant sa  pipe,  apporte-moi,  je  te  prie,  une 
plume  et  de  l'encre.  »  Trim  apporta  aussi  du 
papier. 

«  Prens-en  une  grande  feuille,  Trim,  dit 
mon  oncle  Tobie ,  »  lui  faisant  signe  en  même 


TRISTRÀM   SHANDY.  535 

temps  avec  sa  pipe  d'avancer  une  chaise ,  et 
de  s'asseoir  près  de  la  table.  Le  caporal  obéit, 
plaça  le  papier  devant  lui ,  prit  une  plume  et 
la  trempa  da:  s  le  cornet. 

«  Elle  a  mille  vertus,  Trim,  dit  mon  oncle 
Tobie. 

—  «  Monsieur  veut-il  que  jelcs  écrive  toutes, 
dit  le  caporal  ? 

—  «  Mais  il  faut  les  prendre  par  ordre,  ré- 
pliqua mon  oncle  Tobie.  De  toutes  ces  vertus, 
Trim ,  celle  qui  me  touche  davantage ,  et  qui 
me  garantit  toutes  les  autres,  c'est  la  tournure 
compatissante  et  V humanité  singulière  de  son 
caractère.  Je  proteste,  a  jouta  mon  oncle  Tobie, 
levant  les  yeux ,  et  fixant  la  corniche  de  son 
appartement  ;  je  proteste,  Trim,  que  quand 
je  serais  mille  fois  son  frère  ,  elle  ne  m'aurait 
pas  fait  des  questions  plus  touchantes  et  plus 
xépétées  sur  ma  blessure ,  quoique  à  la  vérité 
depuis  quelque  temps  elle  ne  m'en  parle  plus  ». 

Le  caporal  laissa  passer  la  protestation  de 
son  maître  ,  et  se  contenta  de  tousser  une  fois 
ou  deux.  Il  trempa  une  seconde  fois  sa  plume 
dans  le  cornet;  et  mon  oncle  Tobie  lui  mon- 
trant du  bout  de  sa  pipe  l'extrémité  supérieure 
du  coin  gauche  de  sa  feuille  de  papier,  le  ca- 
poral écrivit  en  gros  caractères  ; 


. — » 


554  TRISTIUM   SUkVVT. 

ftUMANITÉ. 

Dès  qu'il  eut  tracé  ce  mot,  —  «  caporal,  dit 
mon  oncle  Tobie,  combien  de  ibis ,  je  te  prie^ 
Brigitte  s'est-elle  informée  de  la  blessure  que 
tu  as  reçue  au  genou  à  la  bataille  de  Landen  ?  » 

— .  «  Pas  une  fois,  dit  le  caporal.  » 

—  «  Caporal  >  dit  mon  oncle  Tobie,  d'un 
ton  aussi  triomphant  que  la  bonté  de  son  naturel 
pouvait  le  peratettre ,  cela  seul  te  montre  U 
différence  du  caractère  de  la  mattresse  et  de  U 
suivante.  Si  les  hasards  de  la  guerre  m'avaient 
valu  une  blessure  pareille  à  la  tienne ,  mistris* 
Wadman  m'en  aurait  déjà  demandé  chaque 
circonstance  plus  de  cent  fois.  — En  ce  cas,  dit 
Trim,  il  faut  qu'elle  ait  fait  répéter  plus  de 
mille  fois  à  monsieur  les  détails  de  aa  blessure 
à  l'aine.  —  Pourquoi ,  Trim ,  dit  mon  oncle 
Tobie,  la  douleur  étant  la  même  aux  deux 
endroits,  la  compassion  doit  être  égale? 

Bonté  du  ciell  dit  le  caporal,  qu'est-ce 
que  la  compassion  d'une  femme  peut  avoir  4 
démêler  avec  une  blessure  au  genou?  Celui  de 
monsieur  s'en  serait  allé  en  mille  esquilles  à  U 
bataille  de  Landen,  que  mistris^  Wadman  ne 
s'en  serait  non  plus  inquiétée  >  que  mademoi- 
selle Brigitte  ne  s'est  inquiétée  du  mien.  * 


« 


TRISTR1M    SHi.*DY.  535 

—  ce  Et  la  raison ,  dit  mon  oncle  Tobie ,  se 
levant  à  moitié  de  «a  chaise ,  et  s'appuyantsur 
la  table  avec  ses  deux  poignets?  —C'est, 
monsieur ,  dit  le  caporal  en  baissant  la  voix 
(  mais  articulant  très-distinctement  )  ,  que  le 
genou  est  à  une  grande  distance  du  corps  de 
la  place  ;  au  lieu  que  Paine,  comme  monsieur 
le  sait  très-bien  y  est  placée  exactement  sur  la 
courtine. 

Mon  oncle  Tobie  se  rassit  en  poussant  un 
long  soupir,  mais  si  bas,  qu'à  peine  pouvait -il 
s'entendre  à  travers  la  table. 

Le  caporal  s'était  avancé  trop  loin  pour  recu- 
ler -  il  dit  le  reste  à  son  maître  en  trois  mots. 

Mon  oncle  Tobie  posa  sa  pipe  sur  la  table , 
aussi  doucement  que  s'il  eût  été  filé  d'une  toilç 
d'araignée. 

—  «  Allons  trouver  mon  frère  Sbandy  >  dit 
mon  oncle  Tobie.  » 

CHAPITRE   CCCLII. 

Mon  père  est  indigné. 

Tandis  que  mon  oncle  Tobie  et  le  caporal 
sont  sur  le  chemin  du  château  de  Shandy ,  il 
convient  d'apprendre  au  lecteur  que  mistriss 
Wadman ,  quelque  temps  auparavant  y  avait  fait 


536  TRISTRAM    SHÀHDY. 

sa  confidence  à  ma  mère  ,  et  que  Brigitte,  qui 
avait  à  porter  le  double  fardeau  du  secret  de  sa 
maîtresse  et  du  sien,  s'était  heureusement  dé- 
barrassée de  l'un  et  de  l'autre  en  faveur  de  Su- 
zanne derrière  le  mur  du  jardin. 

Ma  mère  ne  vit  lieu  dans  tout  cela  qui  méritât 
de  faire  tant  de  bruit.  Mais  Suzanne  avait  toutes 
les  qualités  requises  pour  divulguer  un  secret 
de  famille.  Elle  fit  entendre  celui  ci  par  signe 
à  Jonathan  ;  et  Jonathan  trouva  aussi  le  moyen 
de  le  faire  comprendre  à  la  cuisinière,  pendant 
que  celle-ci  préparait  des  queues  de  mouton  :1a 
cuisinière  le  vendit  au  postillon  avec  quelques 
rogatons  de  souper ,  moyennant  quatre  patards  ; 
et  celui-ci  le  troqua  contre  la  fille  de  journée , 
pour  la  même  valeur  à  peu  près.  Et  quoique  le 
marché  se  fût  conclu  dansle  grenier  à  foin  ,la 
renommée  s'en  était  saisie  .  et  l'avait  fait  reten- 
tir  sur  le  toit  de  sa  maison  avec  la  trompette 
d'airain.  En  un  mot,  il  n'y  eut  pas  de  commère 
dans  tout  le  village  deShandy,niàcinq  milles 
à  la  ronde,  qui  ne  sût  les  difficultés  du  siège 
qu'avait  entrepris  mon  oncle  Tobie  ,  et  les  ar- 
ticles secrets  qui  retardaient  la  capitulation. 

Il  ne  se  passait  aucun  événement  dans  le 
monde,  qui  ne  fournît  à  mon  père  le  sujet  d'une 
hypothèse.  Aussi  jamais  homme  ne  crucifia  la 


TMSTRAM    SHANDT.  5?7 

vérité  comme  lui.  On  venait  justement  de  lui 
apprendre  tous  les  détails  qu'il  avait  ignorés 
jusque-là  ,  au  moment  que  mon  oncle  Tobie 
se  mit  en  marche  pour  l'aller  trouver. 

Au  récit  de  l'affront  fait  à  son  frère ,  il  prit 
feu;  et,  sans  égard  pour  ma  mère  qui  était 
présente  ,  il  s'efforça  de  démontrer  à  Yorick  , 
que  non-seulement  les  femmes  avaient  le  diable 
au  corps  ,  et  étaient  toutes  libertines  au  fond  de 
l'a  me  ;  mais  encore  que,  depuis  la  première 
chute  d'Adam  jusqu'à  celle  de  mon  oncle  Tobie 
inclusivement,  tous  les  maux  et  tous  les  désor- 
dres  arrivés  en  ce  monde  ,  de  quelque  genre  ou 
nature  qu'ils  pussent  être ,  avaient  toujours  pour 
principe,  avoué  ou  caché,  ce  même  appétit  dé- 
réglé d'un  sexe  pour  l'autre. 

Yorick  s'efforçait  d'adoucir  l'hypothèse  ri- 
goureuse démon  père,  quand  mon  oncle  Tobie 
fit  son  entrée  dans  la  chambre.  La  bienveillance 
et  le  pardon  étaient  écrits  sur  son  visage.  Cette 
vue  ne  fit  que  rallumer  la  bile  de  mon  père  ; 
et  comme  il  n'était  pas  délicat  sur  le  choix  de 
ses  expressions,  quand  il  était  en  colère,  aussitôt 
que  mon  oncle  Tobie  se  fut  assis  près  du  feu , 
et  qu'il  eut  rempli  sa  pipe ,  mon  père  éclata  en 
ces  termes. 


538  TKISTR11I    SH1V»T. 

CHAPITRE   CCCUIL 

La  femme  et  la  vache. 

a  Tout  ce  bagage ,  dira-t-on  ,  est  nécessaire 
pour  continuer  l'espèce  d'une  créature  aussi 
grande  ,  aussi  sublime  >  aussi  divine  que  l'hom- 
me !  Je  le  sais  ,  j'en  conviens ,  je  suis  loin  de  le 
nier;  mais  un  philosophe  dit  hardiment  sa  pen- 
sée: quant  à  moi,  je  persiste  à  croire  et  à  sou- 
tenir que  c'est  une  pitié  qu'il  (aille  que  noire 
race  se  perpétue  par  les  moyens  d'une  passion 
qui  ravale  toutes  nos  fà  cultes ,  fait  échouer  notre 
sagesse ,  et  anéantit  toutes  les  opérations  et  les 
combinaisons  de  notre  ame.  D'une  passion  y  m* 
chère  y  continua  mon  père  en  s'adressant  à  ma 
mère,  qui  réunit  et  assimile  les  sages  avec  les 
fous  y  et  qui  nous  fait  sortir  de  nos  cavernes  et 
de  nos  retraites  plutôt  comme  des  satires  et  des 
animaux  y  que  comme  des  hommes. 

((  Je  sais  que  l'on  me  dira ,  continua  mon 
père ,  employant  la  prolepse  9  qu'en  lui  même 
et  dépouillé  de  ses  accessoires  ,  ce  besoin  est 
comme  la  faim,  la  soif ,  le  sommeil  ,  et  ne  peut 
être  regardé  comme  bon  ni  comme  mauvais , 
comme  honteux  ni  autrement.  Mais  pourquoi 


TA1STRAM     SHÂ5DT.  53() 

donc  la  délicatesse  deDiogèae  et  de  Platon  s'en 
est-elle  si  fort  révoltée?  Pourquoi  n'osons-nous 
fious  y  livrer  que  dans  les  ténèbres  ?  Pourquoi 
$es  mystères ,  ses  préparations  >  ses  instrument, 
enfin  tout  ce  qui  y  a  rapport,  ne  peut- il  être 
décemment  exprimé  par  aucun  langage,  aucune 
traduction ,  aucune  périphrase  quelconque  ? 

«  L'action  de  tuer  un  homme  et  de  le  dé- 
truire, continua  mon  père,  en  haussant  la  voix 
et  s'adressantàmon  oncle  Tobie,  cette  action, 
vous  le  savez,  passe  pour  glorieuse.  Les  arme4 
que  nous  y  employons  sont  honorables ,  nous 
les  portons  fièrement  sur  l'épaule;  nous  les 
laissons  pendre  orgueilleusement  à  notre  côté; 
nous  les  dorous;  nous  les  gravons  ;  nous  les  ci- 
selons ;  nous  les  enrichissons.  Eh  quoi ,  nous 
prodiguons  des  ornemens  à  la  culasse  même  d'un 
coquin  de  canon  !  » 

Mon  oncle  Tobie  posa  sa  pipe  pour  tacher 
d'obtenir  une  meilleure  épithète  ;  et  Yopick  se 
levait  pour  battre  en  ruine  toute  l'hypothèse  de 
mon  père  ,  quand  Obadiah  entra  brusquement 
dans  la  salle ,  se  plaignant  amèrement,  et  de- 
mandant à  grands  cris  qu'on  voulut  bien  l'en- 
tendre sur-le-champ. 

Voici  l'aventure. 

Moq  père ,  soit  par  les  anciennes  coutume» 


540  TKISTKÀM     SHANDY. 

de  l'endroit ,  soit  comme  possesseur  de  dî mes 
considérables ,  était  obligé  d'entretenir  un  tau- 
reau pour  le  service  de  la  paroisse  ;  or  Obadiah 
avait  mené  sa  vache  rendre  une  visite  audit  tau* 
reau  ,  je  ne  sais  quel  jour  de  l'été  précédent. 

Je  dis  ,/e  ne  sais  quel  jour  ;  mais  le  hasard 
avait  voulu  que  cefùtlemémeoù  il  avait  épou- 
sé la  servante  de  mon  père  ;  ainsi  une  époque 
servait  à  rappeler  l'autre. 

Donc ,  quand  la  femme  d'Obadiah  accoucha , 
Obadiah  rendit  grâces  à  Dieu. 

—  «À  présent  ,  dit  Obadiah ,  j'aurai  bientôt 
un  veau.  »  Et  tous  les  jours  Obadiah  rendait 
visite  à  sa  vache. 

«  Elle  fera  veau  lundi  ou  mardi  ,  ou  mer- 
credi au  plus  tard.  » 

La  vache  ne  fit  point  de  veau. 

«  Ce  sera  donc  pour  la  semaine  prochaine  : 
ma  vache  tarde  furieusement  long-temps!  » 

Jusqu'à  la  fin  de  la  sixième  semaine  les 
soupçons  d'Obadiah ,  qui  était  bon  homme  , 
tombèrent  sur  le  taureau. 

À  dire  la  vérité ,  comme  la  paroisse  était  fort 
étendue ,  la  vigueur  du  taureau  de  mon  père 
n'était  pas  proportionnée  à  son  département. 
Il  avait  cependant,  je  ne  sais  comment ,  obtenu 
la  confiance  publique;  et],  comme  il  s'acquittait 


TRISTRÀM    SHÀÏIDT.  54l 

de  son  devoir  avec  beaucoup  de  gravité ,  mon 
père  en  avait  la  plus  haute  opinion. 

—  «  Sa  ufle  respect  que  je  dois  à  monsieur, 
dit  Obadiah ,  tout  le  monde  dit  ici  que  c'est  la 
faute  de  son  taureau.  » 

— •  «  La  vache  ne  serait-elle  pas  stérile  ;  dit 
mon  père  ,  en  se  tournant  vers  le  docteur 
Slop  ?  » 

—  «  Cela  serait  sans  exemple,  dit  le  docteur 
Slop;  mais  il  serait  possible  que  sa  femme  fût 
accouchée  avant  terme.  Dis-moi ,  l'ami ,  ajou- 
ta le  docteur  Slop ,  ton  enfant  a-t-il  des  che- 
veux sur  la  tête?  » 

—  «  Comme  moi,  dit  Obadiah.  nll  y  avait 
trois  semaines  que  le  coquin  n'avait  été  rasé. 

—  «  Ouais  ,  dit  le  docteur  Slop  !  » 

—  «  Eh  bien  !  ne  voilà-t-il  pas,  s'écria  mon 
père  ,  mon  taureau  ,  frère  Tobie ,  mon  pauvre 
taureau  ,  qui  est  aussi  bon  taureau  qu'il  y  en  ait 
jamais  eu  ,  et  qui  au  temps  jadis  eût  été  le  fait 
delà  belle  Europe?  Mon  taureau,  qui,  s'il  eût 
eu  deux  jambes  de  moins  ,  aurait  pu  être  reçu 
docteur ,  ce  maraud-là ,  plutôtque  de  s'en  pren- 
dre à  sa  femme...  » 

—  «  Mon  Dieu!  dit  ma  mère  !  qu'est-ce  donc 
que  toute  cette  histoire  ?  » 


54*  TRISTKÀM    5RA9DT. 

—  «  Celle  d'une  femme  qui  accouche  trop 
tôt ,  dit  Yorick  ,  et  d'une  vache  qui  accouche 
trop  tard  ;  et  une  des  meilleures  en  ce  genre 
que  j'aie  jamais  entendues.  » 


Fm  de  h  Vie  et  des  Options  de  Tristes  Stand/. 


m  lV>rtwfwwY^f>1rM^\)^n^vwwv>^^l^vr>v^1V^*Ml^^^"^^^M*^*^^*^^^^**^ 


TABLE 


DES    MATIERES 


CONTENUES  DANS   CE   VOLUME. 


€«àp.  cxli.  Ma  manière  d'agir.  Page  i 

cxm.    On  se  résout  à  partir.  4 

cxLin.  La  lacune.  5 

cxuv.  La  lacune  Justifiée.  6 

cxlv.  L'humeur  s'en  mêle.  10 

cxlvi.  Les  fausses  conjectures.  14 

cxlyii.  La  précaution  utile.  1 8 

cxlviii.  Mes  lamentations.  1 8 

<     cxlix.  A  quoi  ï attribuer  1  19 

cl.  Extrême  inquiétude.  a  2 

cli.  On  sait  enfin  ce  que  c'est.  2  5 

clii.  Qu'en  va-t-il  faire  ?  uS 

cliii.  Nouvelles  conjectures.  26 

cliv.  Remède  pour  la  brûlure.  28 

clv.  Dialogue.  33 

clvi.  Solution.  3j 

clyii.  L'embarras  du  choix.  44 


544  TABLE    DES   MATIÈRES. 

chap.  clviii.  Chapitre  des  choses.        page  5a 
eux.    Préambule.  55 

clx.  Peine  perdue.  65 

clxi.  Pensées  sur  la  mort.  69 

cl xii.  Nouveau  genre  de  mort.  80 

clxiii.  Ma  mère  est  aux  écoutes.  80 
clxiv.  Parallèle  de  deux  orateurs.  81 
clxv.  Trim  monte  en  c heure.  84 

clxvi.  Sur  les  vieux  chapeaux.  yo 
clxvii.  Trim  continue.  91 

clxviii.  Trim  achève.  g5 

clxix.  Je  reviens  à  ma  mère.  98 

clxx.  Itinéraire  de  commerce.  99 

clxxi.  Méprise  de  ma  mère.  102 

clxxii.  Question  chronologique.  104 
clxxiii.  Entractes.  104 

clxxiv.  Avis  aux  écrivains.  107 

clxxv.  Patatras.  n5 

clxxvi.  Complices  découverts.  1 1 5 

clxx  vu.  A  qui  la  faute?  116 

clxxviii.  Procédé  généreux.  118 

clxxix.  Mon  oncle  Tobie  s'emporte.  119 
clxxx.  Il  s' échauffe  de  plus  en  plus.  121 
clxxxi.  Il part ,  il  arrive.  ia5 

clxxxii.  Chacun  a  sa  marotte.  134 
cLxxxm.  Digression  sans  digression.  125 
clxxxiv.  On  y  court.  1 26 


TABLE     DES    MATIÈRES.  545 

chàp.  clxxxv.  Recette  merveilleuse  pour 

les  contusions.  128 

clxxxvi.  On  s'y  perd.  i5o 

clxxxvii.  La  Tristrapédie.  i33 
CLxxxviii.  Origine  des  fortifications.  i35 

clxxxix.  Catéchisme  de  Trim.  i38 

cxc.  Sur  la  santé.  141 

cxci.  Sur  les  charlatans.  i43 

cxcii.  Régime  de  longue  vie.  1 45 

cxciii.  Panacée  universelle.  147 

cxciv.  Mon  père  riy  est  plus.  i/fi 

cxcv.  Siège  de  Limerick.  i5o 

cxcvi.  Consultation.  i5a 

cxc  vu.  Dissertation  sapante.  i53 

cxcviii.  Relâche  au  théâtre.  i56 

cxcix.  T^erbes  auxiliaires.  157 

ce.  Il  fait  danser  Vours.  161 

cci.  •  Intermède.  1 64 

ccii.  Conclusion.  *65 

cci  11.  Bataille.  168 

cciv .  Armistice.  170 

ccy.  Qualités  cFun  gouverneur.  171 

ccvi.  Histoire  de  Lefèvre.  174 
cevu.  5uite  de  M  histoire  de  Le/eçre.  1 79 

ccviii.  Idem.  188 

ccix.  Idem.  191 

ccx.  Fin  de  l histoire  de  Lefèçre.  1 9a 
h.                                                55 


.V 


54^  TABLE     DES    MATIERES. 

chap.  ccxi.  Conçoi  et  oraison  funèbre.        igf. 
ccxn.  Départ  du  jeune  Lefèçre.        19g 
ccxiii.  Malheur  du  jeune  Lefèçre.     201 
ccxiv.  Calomnie*  2o3 

ccxv.  Grande  résolution:  2o5 

ccxvi.  Ne  jugeons  pas  si  vite.  Ibid. 

ccxvn.  Lit  de  justice  de  mon  père.  206 
ccxviii.  Me  mettra-t-on  en  cu- 
lottes ?  208 
ccxix .  Mon  père  se  décide.  212 
ccxx.  Bon  soir  la  compagnie.  2i5 
ccxxi.  Campagne  de   mon  oncle 

Tobie.  217 

ccxxn.  lise  met  dans  ses  meubles.  220 
ccxxin.  «Son  arsenal  se  monte.  224 
ccxxrv.  Présens  de  noce.  228 

ccxxv.  Pompe  funèbre.  23 1 

ccxx vi.  O  Newton  !  6  Trim  !  a34 

ccxxvu.  On  s'1  échauffe  à  moins.  236 
ccxx  vin.  //  rCy  tient  pas.  237 

ccxxix.  La  scène  change^  238 

ccxxx.  Paix  d'Utrecht.  240 

ccxxxi.  Suites  fâcheuses  de  la  paix 

cCUtrecht.  2+1 

ccxxxii.  Apologie  de  mon  oncle 

Tobie.  244 

ccxxxiu.  Hauteur  s'égare.  249 


TABLE     DES     MATIÈRES.  547 

chàp.  ccxxxiv.  Derniers  exploits  de  mon 

oncle  Tobie.  25o 

ccxxxv.  La  scène  change.  2  54 

ccxxxvi.  Dissertation  sur  V amour.  2  55 
ccxxxvn.  Mon  oncle  Tobie  devient 

amoureux.  2  5  7 

cxxxviu.  Portrait  de  la  veuve  Wad- 


mon. 

a5g 

ccxxxix.   Dialogue. 

260 

ccxl.  Sur  les  lignes  droites. 

262 

ccxli.  Je  prends  la  poste. 

265 

ccxlii.  Je  mH embarque. 

a66 

ccxliii.  Elles  sont  trois. 

268 

ccxliv.  J'accepte  le  défi. 

269 

ccxlv.   Calais. 

271 

ccxl  vi.  Plus  de  peur  que  de  mal. 

275 

ccxlvii.  Boulogne. 

276 

ccxl  viu.  Il  y  a  toujours  quelque  fer 

qui  cloche. 

278 

ccxlix.  Jeanneton. 

281 

ccl.  Abbeville. 

284 

ccli.  Le  remède  à  côte'  du  mal. 

Ibid. 

ccl  11.  X1 Apothicaire. 

285 

ccliii.  Prédiction  de  David. 

386 

ccliv.  Traité  de  lame. 

289 

cclv.  Le  pauvre  et  son  chien. 

291 

ccl vi.  Sommeil  dérangé. 

296 

548  TÀBLB    DES    MATIÈRES, 

chap.  ccLvn.  Entrée  à  Paris.  page  agç 

ccLvin.  Description  de  Paris.  3oi 

cclix.  Départ  de  Paris.  5oa 

ccLx.  Comment  m  y  prendre  ?        3o4 
cclxi.  Histoire  de  ïabbesse  des  An- 

douillettes.  5o6 

c cl xu.  Suite  de  l'histoire  de  ïab- 
besse des  Andouillettes.        5 14 
cclxiii.  Idem.  IbicL 

cclxi  v.  Idem.  3i5 

cclxv  .  Fin  de  l'Histoire  de  Vabbesse 

des  Andouillettest  3 1 7 

cclxvi.  Ballet.  519 

cclxvii.  Auxerre.  3  2 1 

cclxvih.  Je  ne  sais  plus  où/en  suis.  3^8 

cclxix.  Lyon.  5  ^9 

cclxx.  J^exation.  35a 

gclxxi.  Les  deux  amans.  535 

ccLxxn.  L'Ane.  339 

cclxxiii.  Le  commis.  344 

cclxxiy.  Grande  dispute.  Ibid. 

cczxxy.  La  paix  est  faite.  547 

cclxx vi.  Tablettes  perdu  es  549 

cclxxYu.  Elles  sont  trouvées.  55 1 

cclxxviii.  Papillotes.  35a 

cclxx ix.  La  colique.  354 
c  cl  xxx.  Le  tombeau  dès  amans.     556 


TABLE    DES    MATIÈRES.  549 

ckap.  cclxxxi.  Je  suis  sur  le  pont  d'Avi- 
gnon, page  357 
cclxxxii.  Plaines  sans  fin.  559 
cclxxxiii.  Narmette.  36 1 
cclxxxi v.  La  Chose  impossible.  <  568 
cclxxxt.  Ma  méthode  en  écrivant.  569 
cclxxxvi.  Moins  que  rien.  370 
cclxxxyii.  Mon  oncle  Tobie  repa- 
rait. 37 1 
cclxxxviii.  Sur  les  buçeurs  deau.  372 
cclxxxix.  Je  m'embrouille.  374 
ccxc  Qu'onne m'interrompe  plus.  877 
ccxci.  J entre  tout  de  bon  en  ma- 
tière. 378 
ccxcn.  Adieu  l'étiquette.  38o 
ccxciii.  Amours  de  mon  oncleTobie 

avec  la  veuve  FVadman.    385 
ccxcit.  Je  bats  la  campagne.  384 

ccxcv.  Rien.  387 

ccxcvi.  Diatribe  contre  F  Amour.  Ibid. 
ccxcvii.  Description  topographique.  58g 
ccxcviii.  Diverses  façons  de  briller 

une  chandelle.  590 

ccxcix.  Attaques  de  la  veuve  JVad- 

mon.  592 

ccc  Relique  de  mon  oncle  Tobie*  397 
ceci.  Hélas/  398 


55o  TiBlE     DES     MATIÈRE*. 

chàp.  cccii.  Amours  de  Trim.  page  4<x> 

cccin.  La  béguine.  4a  r 

cccrv.  Tnm  s  enflamme.  l±*G 

cccv.  Trim  succombe.  4a7 

cccvi.  jta  t/euii  JVadman  change 

son  plan  d'attaque.  tfi  x 

cccvn.  Prends  garde,  oncle  Tobie.  433 
cccvin.  //  n'y  v*oit  rien.  4^5 

cccix.  Un  clou  ne  chasse  pas  l 'autre.  4^7 
cccx.  Confidence.  44e* 

ceexi.  P/an  cfe  campagne.  44  * 

cccxn.  //  n'omet  rien.  444 

ce  ex  m.  £a  toilette  sera  complète.  Ibid . 
cccxnr.  U âne  et  le  califourchon.  445 
cccxv.  Coq-àrl'âne.  447 

cccx vi.  Zes  tfei/a?  amours.  449 

cccx  vu.  Chacun  va  se  coucher.  454 
cccx  vin.  £e$  /nous  cfe  serrure.  /fii 

cccxix.  Jugement  téméraire.  ^65 

cccxx.  Parure  de  mon  onde  Tobie.  /fij 
cccxxi.  H  tremble.  4?° 

cccxxii.  //  hésite*  473 

cccxxm.  Amours  de  Tom  et  de  la 

Juive.  %  474 

cccxxiv.  La  négresse.  47^ 

cccxxv.  Les  saucisses.  479 

cccxxvi.  Contre-marche.  Ifi2 


TABLE   DES   MATIÈRES.  55l 

chap.  cccxxvn.  Le  qu'en  dira-t-on.  page  4^4 
cccxxviii.  Il  attente.  4^5 

cccxxix.  Le  premier  dimanche  du 

mois.  487 

cccxxx.  Reprenons  haleine.  49° 

cccxxxi.  Demandez  à  ma  blanchis- 
seuse. 493 
cccxxxu.  Les  critiques.  49$ 
cccxxxin.  Elle  est  faite.  49*> 
cccxxxiv.  Il  frappe  à  la  porte.  497 
cccxxxv.  On  ouvre.  49^ 

cccxxxvi 5©o 

cccxxxvu 5oi 

cccxxx  vin.  fous  Valiez  voir.  Ibid. 

cccxxxix.  La  Reçue.  5o3 

s. 

cccxl.  Prestige  du  démon.  5o5 

cccxli.  Ne  t'en  fie  qu'à  toi  seul.     507 

«  cccxlii.  Marie.  509 

cccxliii 5i6 

cccxliv.  Déclaration  d'amour.  517 
cccxlv.  Proposition  de  mariage.  5ao 
cccxi/vi.  Au  fait.  522 

cccxlvii.  Qu'ont  emporte.  Sx] 

cccxLviii.Aye,  aye,aye,  Brigitte  l  Ibid. 
cccxlix.  Il  n'est  point  d'éternelles 

douleurs.  62g 

ceci.  Discrétion  de  Trim.  53 1 


552    '  TABLE   DES   MATIÈRES. 

c$j>.  cccxi.  Tout  se  découvrit.  page  5i3 

ccclu  .  Mon  père  est  indigné.      >    535 
cccliii*  La  femme  et  la  vache.    .    558 


i 


FUT  DE  LA  TABLE  DU    SECOND  VOLUME. 


14T 


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(      22l8     ) 

continentale ,  depuis  les  frontières  de  I*Aj 
jusqu'aux  montagnes  de  l'Illyrie,  Tant  qu'il  ^ 
tous  ses  efforts  seront  dirigés  vers  les  moye 
mettre  un  pied  dans  les  lies  Ioniennes  »  et,  si 
lit  de  mort ,  il  léguera  les  mêmes  sentkneas  l 
successeur.  L'insurrection  récente  de  Sainte  -M 
insurrection  qui  n'a  pas  été  réprimée  sans  bie 
sang  répandu,  prouve  combien  le  terrain  est  gli: 
sous  nos  pieds  dans  une  île  voisine  d'un  pote 
si  puissant  et  si  ambitieux ,  qui  a  appris  de  l'Ai 
terre  à  la  mépriser  plutôt  qu'à  la  craindre. 

En  terminant  l'histoire  de  cet  homme  exti 
dinaire ,  il  doit  nous  être  permis  de  faire  quel 
observations  sur  son  caractère.  La  base  princi 
en  .est  l'égoîsme  le  plus  prononcé.  11  ne  régi 
les  hommes  que  comme  des  instrumens  faits  / 
servir  à  ses  vues  et  k  ses  intérêts ,  et  il  a  dl 
succès  autant  au  manque  d'humanité  et  de 
vertu  morale ,  qu'à  son  courage  et  à  ses 
Jamais  la  *  compassion  ni  les  remords  ne 
empêché  de  marcher  droit  à  son  but.  La 
loi  et  la  justice  ne  sont  dans  son  esprit  qi 
termes  inventés  pour  tromper  l'homme  ij 
ou  confiant ,  et  l'art  de  tromper  les  autres  est 
qu'il  connolt  le  mieux. 

Privé  des  avantages  de  l'éducation ,  s&j 
étude  a  été  celle  du  cœur  humain,  et  il 
Bfrfaitement  tous  les  détours  de  ce  labj 
La  vigueur  naturelle  de  son  génie  fournit  d< 


(  a53  ) 

canon.  À  peu  de  distance  du  lac  sont  ses  plu* 
grands  moulins  à  poudre  ;  mais  la  science  de  cette 
fabrication  n'a  pas  fait  de  grands  progrès.  Une 
heure  après  nous  entrâmes  dans  une  vallée  magni- 
fique arrosée  par  une  petite  rivière  qui  se  jette 
dans  le  Kalàmas.  Là  nous  rencontrâmes  une  troupe 
de    soldats    albanois    escortant    des    prisonniers 
françois  et  italiens  qui  s'étoient  associés  à  une 
troupe  de  brigands  dans  le  nord  de  l'Albanie. 
Àntonietti  entra  en  conversation  avec  ses  compa- 
triotes, qui  ne  se  promettoient  pas  un  grand  plaisir 
deleur  entrevue  avec  le  pacha.  Cependant,  comme 
nous  n'apprîmes  pas  qu'il  les  eût  fait  punir ,  il  est 
probable  qu'il  les  prit  à  son  service.  En  montant 
vers  la  ville  de  Delviaaki ,  nous  rencontrâmes  des 
femmes  qui  venoient  de  se  livrer  aux  travaux  de 
l'agriculture,  chargées  de  houes,  de  bêches  et 
d'autres  instrumens  aratoires.  Une  de  ces  pauvres 
créatures  portoit  sur  le  dos  deux  enfans  attachés 
dans  une  espèce  de  sac.  La  culture  des  terres  est 
abandonnée  presque  entièrement  aux  femmes  dans 
ce  district.  Les  hommes  sont  absens  pendant  la 
plus  grande  partie  de  l'année ,  et  vont  exercer  les 
professions  de  boucher  et  de  boulanger  à  Cons- 
tantinople,   à   Àndrinople,   à  Saloniki   et   dans 
d'autres  grandes  villes. 

Delvinaki  contient  environ  trois  cent  cinquante 

.  maisons ,  la  plupart  bien  bâties  ,  mais  dont  près 

du  tiers  sont  inhabitées  >  grâce  aux  exactions  d'Ali