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HISTOIRE
DE FRANCE
IV
IMPRIMERIE E, FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS.
ŒUVRES COMPLÈTES DE J. MICHELET
HISTOIRE
DE FRANCE
MOYEN AGE
EDITION DEFINITIVE, REVUE ET CORRIGEE
BIBLIOTHEQUES
TOME QUATRIÈME
0 UBRARI6S *
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, PRÈS l'oDÉON"
Tous droits réservés.
DC
HISTOIRE
DE FRANCE
LIVRE VII
CHAPITRE PREMIER
Jeunesse de Charles VI (1380-1383).
Si le grave abbé Suger et son dévot roi Louis VII
s'étaient éveillés, du fond de leurs caveaux, au bruit
des étranges fêtes que Charles VI donna dans l'abbaye
de Saint-Denis, s'ils étaient revenus un moment pour
voir la nouvelle France, certes, ils auraient été éblouis,
mais aussi surpris cruellement; ils se seraient signés
de la tête aux pieds et bien volontiers recouchés dans
leur linceul.
Et en effet, que pouvaient-ils comprendre à ce spec-
tacle ? En vain ces hommes clés temps féodaux, stu-
dieux contemplateurs des signes héraldiques, auraient
parcouru des yeux la prodigieuse bigarrure des écus-
2 HISTOIRE DE FRANCE
sons appendus aux murailles; en vain ils auraient
cherché les familles des barons de la croisade qui sui-
virent Godefroi ou Louis-le-Jeune; la plupart étaient
éteintes. Qu'étaient devenus les grands fiefs souverains
des ducs de Normandie, rois d'Angleterre, des comtes
d'Anjou, rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et
de Poitiers? On en aurait trouvé les armes à grand' -
peine, rétrécies qu'elles étaient ou effacées par les
fleurs de lis dans les quarante-six écussons royaux. En
récompense, un peuple de noblesse avait surgi avec
un chaos de douteux blasons. Simples autrefois comme
emblèmes des fiefs, mais devenus alors les insignes
des familles, ces blasons allaient s'embrouillant de
mariages, d'héritages, de généalogies vraies ou fausses.
Les animaux héraldiques s'étaient prêtés aux plus
étranges accouplements. L'ensemble présentait une
bizarre mascarade. Les devises, pauvre invention
moderne1, essayaient d'expliquer ces noblesses d'hier.
Tels blasons, telles personnes. Nos morts du dou-
zième siècle n'auraient pas vu sans humiliation, que
dis-je ! sans horreur, leurs successeurs du quatorzième.
Grand eût été leur scandale, quand la salle se serait
remplie des monstrueux costumes de ce temps, des
immorales et fantastiques parures qu'on ne craignait
pas de porter. D'abord des hommes-femmes, gracieu-
sement attifés, et traînant mollement des robes de
douze aunes; d'autres se dessinant dans leurs jaquettes
de Bohême avec des chausses collantes, mais leurs
1. Moderne, c'est-à-dire renouvelée alors récemment Les anciens avaient
eu aussi des devises. App. 1.
JEUNESSE DE CHARLES VI 3
manches flottaient jusqu'à terre. Ici, des hommes-
bêtes brodés de toute espèce d'animaux ; là des
hommes-musique, historiés de notes \ qu'on chantait
devant ou derrière, tandis que d'autres s'affichaient
d'un grimoire de lettres et de caractères qui sans doute
ne disaient rien de bon.
Cette foule tourbillonnait dans une espèce d'église ;
l'immense salle de bois qu'on avait construite en avait
l'aspect. Les arts de Dieu étaient descendus complai-
samment aux plaisirs de l'homme. Les ornements les
plus mondains avaient pris les formes sacrées. Les
sièges des belles dames semblaient de petites cathé-
drales d'ébène, des châsses d'or. Les voiles précieux
que l'on n'eût jadis tirés du trésor de la cathédrale
que pour parer le chef de Notre-Dame au jour de
l'Assomption voltigeaient sur de jolies têtes mondaines.
Dieu, la Vierge et les Saints avaient l'air d'avoir été
mis à contribution pour la fête. Mais le Diable four-
nissait davantage. Les formes sataniques, bestiales,
qui grimacent aux gargouilles des églises, des créa-
tures vivantes n'hésitaient pas à s'en affubler. Les
femmes portaient des cornes à la tète, les hommes aux
pieds; leurs becs de souliers se tordaient en cornes,
en griffes, en queues de scorpion. Elles surtout, elles
faisaient trembler; le sein nu, la tête haute, elles pro-
menaient par-dessus la tête des hommes leur gigan-
tesque hennin, échafaudé de cornes; il leur fallait se
tourner et se baisser aux portes. A les voir ainsi belles,
1. App. 2.
4 HISTOIRE DE FRANCE
souriantes, grasses1, dans la sécurité du péché, on
doutait si c'étaient des femmes; on croyait reconnaître,
dans sa beauté terrible, la Bête décrite et prédite; on
se souvenait que le Diable était peint fréquemment
comme une belle femme cornue2... Costumes échangés
entre hommes et femmes, livrée du Diable portée par
dos chrétiens, parements d'autel sur l'épaule des
rïbauds, tout cela faisait une splendide et royale figure
de sabbat.
Un seul costume eût trouvé grâce. Quelques-uns,
de discret maintien, de douce et matoise figure, por-
taient humblement la robe royale, l'ample robe rouge
fourrée d'hermine. Quels étaient ces rois? D'honnêtes
bourgeois de la cité, domiciliés dans la rue de la
Calandre ou dans la cour de la Sainte-Chapelle. Scribes
d'abord du royal parlement des barons, puis siégeant
près d'eux comme juges, puis juges des barons eux-
mêmes, au nom du roi et sous sa robe. Le roi, laissant
cette lourde robe pour un habit plus leste, l'a jetée
sur leurs bonnes grosses épaules. Voilà deux dégui-
sements : le roi prend l'habit du peuple, le peuple
prend l'habit du roi. Charles YI n'aura pas de plus
t. L'obésité est un caractère des figures de cette sensuelle époque. Voir les
statues de Saint-Denis; celles du quatorzième siècle sont visiblement des
portraits. Voir surtout la statue du duc de Berri dans la chapelle souterraine
de Bourges, avec l'ignoble chien gras qui est à ses pieds.
'35. « Les dames et demoiselles menoient grands et excessifs estats, et cornes
merveilleuses, hautes et larges ; et avoient de chacun costé, au lieu de bourlées,
deux grandes oreilles si larges que quand elles vouloient passer l'huis d'une
chambre, il falloit qu'elles se tournassent de costé et baissassent. » (Juvénal
des Ursins.) — « Quid de cornibus et caudis loquar?... Adde quod in effigie
cornutœ fœminae Diabolus plcrumquc pingitur. » (Clcmengis. )
JEUNESSE DE CHARLES VI 5
grand plaisir que de se perdre dans la foule, et de
recevoir les coups des sergents1. Il peut courir les
rues, danser, jouter dans sa courte jaquette; les bour-
geois jugeront et régneront pour lui.
Cette Babel des costumes et des blasons exprimait
trop faiblement encore l'embrouillement des idées.
L'ordre politique naissait ; le désordre intellectuel sem-
blait commencer. La paix publique s'était établie; la
guerre morale se déclarait. On eût dit que du sérieux
monde féodal et pontifical s'était, un matin, déchaîne e
la fantaisie. Cette nouvelle reine du temps se dédom-
mageait après sa longue pénitence. C'était comme un
écolier échappé qui fait du pis qu'il peut. Le moyen
âge, son digne père, qui si longtemps l'avait contenue,
elle le respectait fort; mais, sous prétexte d'honneur,
elle l'habillait de si bonne sorte que le pauvre vieil-
lard ne se reconnaissait plus.
On ne sait pas communément que le moyen âge
s'est, de son vivant, oublié lui-même.
Déjà le dur Speculator Durandus , ce gardien
inflexible du symbolisme antique, déclare avec dou-
leur que le prêtre même ne sait plus le sens des choses
saintes2.
Le conseiller de saint Louis, Pierre de Fontaines,
se croit obligé d'écrire le droit de son temps. « Car,
dit-il, les anciennes coutumes que les prud'hommes
tenoient, sont tantôt mises à rien... En sorte que le
pays est à peu près sans coutume 3. »
l. Voir plus bas l'entrée de la reine Isabeau. — 2. App. 3. — 3. App. 4.
6 HISTOIRE DE FRANCE
Les chevaliers, qui se piquaient tant de fidélité,
étaient-ils restés fidèles aux rites de la chevalerie?
Nous lisons que, lorsque Charles YI arma chevaliers
ses jeunes cousins d'Anjou, et qu'il voulut suivre de
point en point l'ancien cérémonial, beaucoup de gens
« trouvèrent la chose étrange et extraordinaire1 ».
Ainsi, avant 1400, les grandes pensées du moyen
âge, ses institutions les plus chères, vont s'altérant
pour les signes, ou s'obscurcissant pour le sens. Nous
connaissons aujourd'hui ce que nous fûmes au trei-
zième siècle mieux que nous ne le savions au quin-
zième. Il en est advenu comme d'un homme qui a
perdu de vue sa famille, ses parents, ses jeunes
années, et qui, plus tard, se recueillant, s'étonne
d'avoir délaissé ces vieux souvenirs.
Quelqu'un offrant un jour une mnémonique au grand
Thémistocle, il répondit ce mot amer : « Donne-moi
plutôt un art d'oublier. » Notre France n'a pas besoin
d'un tel art; elle n'oublie que trop vite !
Qu'un tel homme ait dit ce mot sérieusement, je ne
le croirai jamais. Si Thémistocle eût vraiment pensé
ainsi, s'il eût dédaigné le passé, il n'eût pas mérité le
solennel éloge que fait de lui Thucydide : « L'homme
qui sut voir le présent et prévoir l'avenir. »
Quiconque néglige, oublie, méprise, il en sera puni
par l'esprit de confusion. Loin d'entrevoir l'avenir, il
ne comprendra rien au présent : il n'y verra qu'un fait
sans cause. Un fait, et rien qui le fasse! quelle chose
1. App. 5.
JEUNESSE DE CHARLES VI 7
plus propre à troubler le sens?... Le fait lui apparaîtra
sans raison, ni droit d'exister. L'ignorance du fait,
l'obscurcissement du droit, sont le fléau du quatorzième
et du quinzième siècle.
Les chroniqueurs, ne pouvant expliquer ces choses,
y voient la peine du schisme. Ils ont raison en un
sens. Mais le schisme pontifical était lui-même un
incident du schisme universel qui travaillait les
esprits.
La discorde intellectuelle et morale se traduisait en
guerres civiles. Guerre dans l'Empire, entre Wenceslas
et Robert; en Italie, entre Duras et Anjou; en Portugal,
pour et contre les enfants d'Inès; en Aragon, entre
Pierre YI et son fils ; tandis qu'en France se préparent
les guerres d'Orléans et de Bourgogne, en Angleterre
celles d'York et de Lancastre.
Discorde dans chaque État, discorde dans chaque
famille. « Deux hommes, se levant d'un même lit,
disent à peine un mot qu'ils s'enfuient l'un de l'autre;
l'un crie York, l'autre Lancastre; et, pour adieu, ils
croisent leurs épôes1. »
Yoilà les parents, les frères. Mais qui eut pénétré
plus avant encore, qui eût ouvert un cœur d'homme,
il y aurait trouvé toute une guerre civile, une mêlée
acharnée d'idées, de sentiments en discorde.
Si la sagesse consiste à se connaître soi-même et à
se pacifier, nulle époque ne fut plus naturellement
folle. L'homme, portant en lui cette furieuse guerre,
1. Michael Drayton's, The miseries of Queen Margaret.
8 HISTOIRE DE FRANCE
fuyait de l'idée dans la passion, du trouble dans le
trouble. Peu à peu, esprit et sens, âme et corps, tou(
se détraquant, il n'y avait bientôt plus dans la machine
humaine une pièce qui tînt. Gomment, d'ignorance en
erreur, d'idées fausses en passions mauvaises, d'ivresse
en frénésie, l'homme perd-il sa nature d'homme? Nous
ferons ce cruel récit. L'histoire individuelle explique
l'histoire générale. La folie du roi n'était pas celle du
roi seul : le royaume en avait sa part.
Reprenons Charles VI à son enfance, à son avène-
ment.
Le petit roi de douze ans, déjà fol de chasse et de
guerre, courait un jour le cerf dans la forêt de Senlis.
Nos forets étaient alors bien autrement vastes et pro-
fondes, et la dépopulation des quarante dernières
années les avait encore épaissies. Charles VI fît dans
cette chasse une merveilleuse rencontre : il vit un
cerf qui portait, non la croix, comme le cerf de saint
Hubert, mais un beau collier de cuivre doré, où on
lisait ces mots latins : « César hoc mihi donavit (César
me l'a donné *). » Que ce cerf eût vécu si longtemps,
c'était, tout le monde en convenait, chose prodigieuse
et de grand présage. Mais comment fallait-il l'entendre?
Était-ce un signe de Dieu qui promettait des victoires
au règne de son élu? ou bien une de ces visions diabo-
liques par où le Tentateur prend possession des siens,
1. Religieux de Saint-Denis.
JEUNESSE DE CHARLES VI 9
et les pousse au hasard à travers les précipices jusqu'à
ce qu'ils se rompent le col?
Quoi qu'il en soit, la faible imagination de l'enfant
royal, déjà gâtée par les romans de chevalerie, fut
frappée de cette aventure : il vit encore le cerf en
songe avant sa victoire de Roosebeke. Dès lors, il plaça
sous son écusson le cerf merveilleux, et donna pour
support aux armes de France la malencontreuse figure
du cornu et fugitif animal.
C'était chose peu rassurante de voir un grand
royaume remis, comme un jouet, au caprice d'un
enfant. On s'attendait à quelque chose d'étrange ; des
signes merveilleux apparaissaient.
Ces signes, qui menaçaient-ils ? le royaume ou les
ennemis du royaume? On pouvait encore en douter.
Jamais plus faible roi; mais jamais la France n'avait
été si forte. Pendant tout le treizième, tout le quator-
zième siècle, à travers les succès et les désastres, elle
avait constamment gagné. Poussée fatalement dans
la grandeur, elle croissait victorieuse; vaincue, elle
croissait encore. Après la défaite de Gourtrai, elle
gagna la Champagne et la Navarre l ; après la défaite
de Créci, le Dauphiné et Montpellier; après celle de
Poitiers, la Guyenne, les deux Bourgognes, la Flandre.
Etrange puissance, qui réussissait toujours malgré ses
fautes, par ses fautes.
Non seulement le royaume s'étendait, mais le roi
était plus roi. Les seigneurs lui avaient remis leur
1. Par la mort de la reine Jeanne, femme de Philippe-le-Bel.
10 HISTOIRE DE FRANCE
épée de justice1 et de bataille; ils n'attendaient qu'un
signe de lui pour monter à cheval et le suivre n'importe
où. On commençait à entrevoir la grande chose des
temps modernes, un empire mû comme un seul
homme.
Cette force énorme, où allait-elle se tourner? Qui
allait-elle écraser? Elle flottait incertaine dans une
jeuue main, gauche et violente, qui ne savait pas
même ce qu'elle tenait.
Quelque part que le coup tombât, il n'y avait dans
toute la chrétienté rien, ce semble, qui pût résister.
L'Italie, sous ses belles formes, était déjà faible et
malade. Ici les tyrans, successeurs des Gibelins; là les
villes guelfes, autres tyrans, qui avaient absorbé toute
vie. Naples était ce qu'elle est, mêlée d'éléments divers,
une grosse tête sans corps. Sous le prétexte du vieux
crime de la reine Jeanne, les uns appelaient les princes
hongrois de la première maison d'Anjou, sortie du frère
de saint Louis; les autres réclamaient le secours de la
seconde maison d'Anjou, c'est-à-dire de l'aîné des
oncles de Charles VI.
L'Allemagne ne valait pas mieux. Elle se dégageait
à grand'peine de son ancien état de hiérarchie
féodale, sans atteindre encore son nouvel état de
fédération. Elle tournait, cette grande Allemagne,
vacillante et lourdement ivre, comme son empereur
Wenceslas. La France n'avait, ce semble, qu'à lui
prendre ce qu'elle voulait. Aussi le duc de Bourgogne,
1. Pour les appels, sans parler de l'influence indirecte des juges royaux.
JEUNESSE DE CHARLES VI 11
le plus jeune des oncles et le plus capable, poussait
le roi de ce côté. Par mariage, par achat, par guerre,
on pouvait enlever à l'Empire ce qui y tenait le
moins, à savoir les Pays-Bas.
Par delà les Pays-Bas, le duc de Bourgogne mon-
trait l'Angleterre. Le moment était bon. Cette orgueil-
leuse Angleterre avait alors une terrible fièvre. Le
roi, les barons et leur homme Wicleff avaient lâché
le peuple contre l'Église. Mais le dogue, une fois
lancé, se retournait contre les barons. Dans ce péril,
tout ce qui avait autorité ou propriété, roi, évêques,
barons, se serrèrent et firent corps. Le roi, jeune et
impétueux, frappa le peuple, raffermit les grands,
puis s'en repentit, recula. La France pouvait profiter
de ce faux mouvement, et porter un coup.
Cette France, si forte, n'avait d'empêchement qu'en
elle-même. Les oncles la tiraient en sens inverse,
au midi, au nord. Il s'agissait de savoir d'abord qui
gouvernerait le petit Charles VI. Ces princes qui,
pendant l'agonie de leur frère1, étaient venus avec
deux armées se disputer la régence, consentirent
pourtant à plaider leur droit au Parlement2. Le duc
d'Anjou, comme aîné, fut régent. Mais on produisit
1. Pendant que son frère expirait, le duc d'Anjou s'était tenu caché dans
une chambre voisine, puis il avait fait main basse sur tous les meubles, toute
la vaisselle, tous les joyaux. — On disait que le feu roi avait fait sceller des
barres d'or et d'argent dans les murs du château de Melun, et que les maçons
employés à ce travail avaient ensuite disparu. Le trésorier avait juré de
garder le secret. Le duc d'Anjou, n'en pouvant rien tirer, fit venir le bourreau :
« Coupe la tête à cet homme », lui dit-il. Le trésorier indiqua la place.
2. Religieux de Saint-Denis.
Ii> HISTOIRE DE FRANCE
une ordonnance du feu roi, qui réservait la garde de
son fils au duc de Bourgogne et au duc de Bourbon,
son oncle maternel. Charles VI devait être immédia-
tement couronné1.
Une autre difficulté, c'est que, si le pays s'était
un peu refait vers la fin du règne de Charles V, il
n'y avait pas plus d'ordre ni d'habileté en finances ; le
peu d'argent qu'on levait mettait le peuple au déses-
poir, et le roi n'en profitait pas.
On se plaisait à croire que le feu roi avait un
moment aboli les nouveaux impôts pour le remède de
son âme. On crut ensuite qu'ils seraient remis par
le nouveau roi, comme joyeuse étrenne du sacre.
Mais les oncles menèrent leur pupille droit à Reims,
sans lui faire traverser les villes, de crainte qu'il
n'entendît les plaintes. On lui fit même, au retour,
éviter Saint-Denis, où l'abbé et les religieux l'atten-
daient en grande pompe ; on l'empêcha de faire ses
dévotions au patron de la France, comme faisaient
toujours les nouveaux rois.
La royale entrée fut belle ; des fontaines jetaient
du lait, du vin et de l'eau de rose. Et il n'y avait pas
de pain dans Paris. Le peuple perdit patience. Déjà,
tout autour, les villes et les campagnes étaient en feu.
Le prévôt crut gagner du temps en convoquant les
1. Les trois oncles de Charles VI étaient tout aussi ambitieux et avares
que les oncles de Richard II. Il leur fallait aussi des couronnes. En France
même, le trône pouvait vaquer. Les jeunes enfants du maladif Charles V
pouvaient suivre leur père. La devise du duc de Rerri, telle qu'on la lisait
dans sa belle chapelle de Rourges, indiquait assez ces vagues espérances :
« Oursine, le temps venra! » App. 6.
JEUNESSE DE CHARLES Vi 13
notables au Parloir aux bourgeois ; mais il en vint
bien d'autres ; un tanneur demanda si l'on croyait les
amuser ainsi. Ils menèrent, bon gré mal gré, le prévôt
au palais. Le duc d'Anjou et le chancelier montèrent
tout tremblants sur la Table de marbre et promirent
l'abolition des impôts établis depuis Philippe-de-
Valois, depuis Philippe-le-Bel. La populace courut de
là aux juifs, aux receveurs, pilla, tua1.
Le moyen d'occuper ces bêtes furieuses, c'était de
leur jeter un homme. Les princes choisirent un de
leurs ennemis personnels, un clés conseillers du feu
roi, le vieil Aubriot, prévôt de Paris. Ils avaient
d'ailleurs leurs raisons ; Aubriot avait prêté de l'ar-
gent à plus d'un grand seigneur, qui se trouvait
quitte, s'il était pendu. Ce prévôt était un rude justi-
cier, un de ces hommes que la populace aime et hait,
parce que, tout en malmenant le peuple, ils sont
peuple eux-mêmes. Il avait fait faire d'immenses
travaux dans Paris, le quai du Louvre, le mur Saint-
Antoine, le pont Saint-Michel, les premiers égouts,
tout cela par corvée, en ramassant les gens qui traî-
naient dans les rues. Il ne traitait pas l'Église ni
l'Université plus doucement ; il s'obstinait à ignorer
leurs privilèges. Il avait fait tout exprès au Ghâtelet
deux cachots pour les écoliers et les clercs2. Il
haïssait nommément l'Université « comme mère des
1. Maints débiteurs profitèrent du tumulte pour faire enlever chez leurs
créanciers les titres de leurs obligations. (Religieux.)
2. « Teterrimos carceres composuerat, uni Claustri Brunelli, alteri Vici
Straminum adaptans nomina ». [Idem.)
14 HISTOIRE DE FRANCE
prêtres ». Il disait souvent à Charles V que les rois
étaient des sots d'avoir si bien rente les gens d'Église.
Jamais il ne communiait. Railleur, blasphémateur,
fort débauché, malgré ses soixante ans, il était bien
avec les juifs, mieux avec les juives ; il leur rendait
leurs enfants, qu'on enlevait pour les baptiser. Ce
fut ce qui le perdit. L'Université l'accusa devant
l'évêque. Un siècle plus tôt, il eût été brûlé. Il en
fut quitte pour l'amende honorable et la pénitence
perpétuelle, qui ne dura guère.
Abolir les impôts établis depuis Philippe-le-Bel,
c'eût été supprimer le gouvernement. Par deux fois,
le duc d'Anjou essaya de les rétablir (octobre 1381,
mars 1382). A la seconde tentative, il prit de grandes
précautions. Il fit mettre les recettes à l'encan, mais
à huis clos dans l'enceinte du Châtelet. Il y avait des
gens assez hardis pour acheter, personne qui osât
crier le rétablissement des impôts. Pourtant, à force
d'argent, on trouva un homme déterminé, qui vint
à cheval dans la halle, et cria d'abord, pour amasser
la foule : « Argenterie du roi volée ! Récompense
à qui la rendra ! » Puis, quand tout le monde écouta,
il piqua des deux, en criant que le lendemain on
aurait à payer l'impôt.
Le lendemain, un des collecteurs se hasarda à
demander un sol à une femme qui vendait du cres-
son1; il fut assommé. L'alarme fut si terrible, que
l'évêque, les principaux bourgeois, le prévôt même
1. Religieux de Saint-Denis.
JEUNESSE DE CHARLES VI 15
qui devait mettre l'ordre, se sauvèrent de Paris. Les
furieux couraient toute la ville avec des maillets tout
neufs qu'ils avaient pris à l'arsenal. Ils les essayèrent
sur la tête des collecteurs. L'un d'eux s'était réfugié à
Saint-Jacques, et tenait la Vierge embrassée ; il fut
égorgé sur l'autel (1er mars 1382). Ils pillèrent les
maisons des morts ; puis, sous prétexte qu'il y avait
des collecteurs ou des juifs clans Saint-Germain-des-
Prés, ils forcèrent et pillèrent la riche abbaye. Ces
gens, qui violaient les monastères et les églises,
respectèrent le palais du roi.
Ayant forcé le Châtelet, ils y trouvèrent Aubriot, le
délivrèrent, et le prirent pour capitaine. Mais l'ancien
prévôt était trop avisé pour rester avec eux. La nuit
se passa à boire, et le matin, ils trouvèrent que leur
capitaine s'était sauvé. Le seul homme qui leur tint
tête et gagna quelque chose sur eux, c'était le vieux
Jean Desmarets , avocat général. Ce bonhomme,
qu'on aimait beaucoup dans la ville, empêcha bien
d'autres excès. Sans lui, ils auraient détruit le pont
de Gharenton.
Rouen s'était soulevé avant Paris, et se soumit
avant. Paris commença à s'alarmer. L'Université, le
bon vieux Desmarets, intercédèrent pour la ville. Ils
obtinrent une amnistie pour tous, sauf quelques-uns
des plus notés, que l'on fit tout doucement jeter, la
nuit, à la rivière. Cependant, il n'y avait pas moyen
de parler d'impôt aux Parisiens. Les princes assem-
blèrent à Gompiègne les députés de plusieurs autres
villes de France (mi-avril 1382). Ces députés deman-
16 HISTOIRE DE FRANCE
dèrent à consulter leurs villes, et les villes ne
voulurent rien entendre1. Il fallut que les princes
cédassent. Ils vendirent aux Parisiens la paix pour
cent mille francs.
Ce qui brusqua l'arrangement, c'est que le régent
était forcé de partir ; il ne pouvait plus différer son
expédition d'Italie. La reine Jeanne de Naples,
menacée par son cousin Charles de Duras, avait
adopté Louis d'Anjou, et l'appelait depuis deux ans2.
Mais, tant qu'il avait eu quelque chose à prendre dans
le royaume, il n'avait pu se décider à se mettre en
route. Il avait employé ces deux ans à piller la France
et l'Église de France. Le pape d'Avignon, espérant
qu'il le déferait de son adversaire de Rome, lui avait
livré non seulement tout ce que le Saint-Siège pou-
vait recevoir, mais tout ce qu'il pourrait emprunter,
engageant, de plus, en garantie de ces emprunts,
toutes les terres de l'Église3. Pour lever cet argent, le
duc d'Anjou avait mis partout chez les gens d'Église
des sergents royaux, des garnisaires, des mangeurs,
comme on disait. Ils en étaient réduits à vendre les
livres de leurs églises, les ornements, les calices,
jusqu'aux tuiles de leurs toits.
Le duc d'Anjou partit enfin, tout chargé d'argent et
de malédictions (fin avril 1382). Il partit lorsqu'il
n'était plus temps de secourir la reine Jeanne. La
malheureuse, fascinée par la terreur, affaissée par
Page ou par le souvenir de son crime, avait attendu
1. « Quibusdam ex potentioribus urbibus... Potius mori optamus quam
leventur. » (Religieux.). — 2. App. T. — 3. A pp. 8.
JEUNESSE DE CHARLES VI 17
son ennemi. Elle était déjà prisonnière, lorsqu'elle
eut la douleur de voir enfin devant Naples la flotte
provençale, qui l'eût sauvée quelques jours plus tôt.
La flotte parut dans les premiers jours de mai. Le 12,
Jeanne fut étouffée sous un matelas.
Louis d'Anjou, qui se souciait peu de venger sa
mère adoptive, avait envie de rester en Provence, et
de recueillir ainsi le plus liquide de la succession ; le
pape le poussa en Italie. Il semblait, en effet, honteux
de ne rien faire avec une telle armée, une telle masse
d'argent. Tout cela ne servit à rien. Louis d'Anjou
n'eut même pas la consolation de voir son ennemi.
Charles de Duras s'enferma dans les places, et laissa
faire le climat, la famine, la haine du peuple. Louis
d'Anjou le défia par dix fois. Au bout de quelques
mois, l'armée, l'argent, tout était perdu. Les nobles
coursiers de bataille étaient morts de faim ; les plus
fiers chevaliers étaient montés sur des ânes. Le duc
avait vendu toute sa vaisselle, tous ses joyaux, jus-
qu'à sa couronne. Il n'avait sur sa cuirasse qu'une
méchante toile peinte. Il mourut de la fièvre à Bari.
Les autres revinrent comme ils purent, en mendiant,
ou ne revinrent pas (1384).
Des trois oncles de Charles VI, l'aîné, le dur
d'Anjou, alla ainsi se perdre à la recherche d'une
royauté d'Italie. Le second, le duc de Berri, s'en était
fait une en France, gouvernant d'une manière
absolue le Languedoc et la Guyenne, et ne se mêlant
pas du reste. Le troisième, le duc de Bourgogne,
débarrassé des deux autres, put faire ce qu'il voulait
T. IV.
13 HISTOIRE DE FRANCE
du roi et du royaume. La Flandre était son héritage,
celui de sa femme ; il mena le roi en Flandre, pour y
terminer une révolution qui mettait ses espérances
en danger.
Il y avait alors une grande émotion dans toute la
chrétienté. Il semblait qu'une guerre universelle
commençât, des petits contre les grands. En Lan-
guedoc, les paysans, furieux de misère, faisaient
main basse sur les nobles et sur les prêtres, tuant
sans pitié tous ceux qui n'avaient pas les mains dures
et calleuses, comme eux ; leur chef s'appelait Pierre
de La Bruyère1. Les chaperons blancs de Flandre
suivaient un bourgeois de Gand ; les ciompi de Flo-
rence, un cardeur de laine ; les compagnons de Rouen
avaient fait roi, bon gré mal gré, un drapier, « un
gros homme, pauvre d'esprit2 ». En Angleterre, un
couvreur menait le peuple à Londres, et dictait au
roi l'affranchissement général des serfs.
L'effroi était grand. Les gentilshommes, attaqués
partout en même temps, ne savaient à qui entendre.
« L'on craignoit, dit Froissart, que toute gentillesse
ne périt. » Dans tout cela, pourtant, il n'y avait nul
concert, nul ensemble. Quoique les maillotins de
Paris eussent essayé de correspondre avec les blancs
chaperons de Flandre3, tous ces mouvements, analo-
1. Ils tuèrent ainsi un écuyer écossais, après l'avoir couronné de fer rouge,
et un religieux de la Trinité, qu'ils traversèrent de part en part d'une broche
de fer. Le lendemain, ayant pris un prêtre qui allait à la cour de Rome, ils
lui coupèrent le bout des doigts, lui enlevèrent la peau de sa tonsure et le
brûlèrent. — 2. App. 9.
3. On trouva, dit-on, au pillage de Courtrai des lettres de bourgeois de
JEUNESSE DE CHARLES VI 19
g ues en apparence, procédaient de causes au fond si
différentes qu'ils ne pouvaient s'accorder, et devaient
être tous comprimés isolément.
En Flandre, par exemple, la domination d'un
comte français, ses exactions, ses violences, avaient
décidé la crise ; mais il y avait un mal plus grave
encore, plus profond, la rivalité des villes de Gand
et de Bruges1, leur tyrannie sur les petites villes et
sur les campagnes. La guerre avait commencé par
l'imprudence du comte, qui, pour faire de l'argent,
vendit à ceux de Bruges le droit de faire passer la
Lys dans leur canal, au préjudice de Gand. Cette
grosse ville de Bruges, alors le premier comptoir de
la chrétienté, avait étendu autour d'elle un monopole
impitoyable. Elle empêchai L les ports d'avoir des
entrepôts, les campagnes de fabriquer2; elle avait
établi sa domination sur vingt-quatre villes voisines.
Elle ne put prévaloir sur Gand. Celle-ci, bien mieux
située, au rayonnement des fleuves et des canaux,
était d'ailleurs plus peuplée, et d'un peuple violent,
prompt à tirer le couteau. Les Gantais tombèrent
sur ceux de Bruges, qui détournèrent leur fleuve,
tuèrent le bailli du comte, brûlèrent son château.
Ypres, Courtrai se laissèrent entraîner par eux. Liège,
Bruxelles, la Hollande même, les encourageaient, et
regrettaient d'être si loin3. Liège leur envoya six
cents charrettes de farine.
Paris qui établissaient leurs intelligences avec les Flamands. Voy. aussi
App. 18. — App. 10.
1. App. 11. — 2. App. 12. — 3. App. 13.
20 HISTOIRE DE FRANCE
Garni ne manqua pas d'habiles meneurs. Plus on en
tuait, plus il s'en trouvait. Le premier, Jean Hyoens,
qui dirigea le mouvement, fut empoisonné ; le second,
décapité en trahison. Pierre Dubois, un domestique
d'Hyoens, succéda ; et voyant les affaires aller mal,
il décida les Gantais, pour agir avec plus d'unité,
à faire un tyran1. Ce fut Philippe Artevelde, fils
du fameux Jacquemart, sinon aussi habile, du moins
aussi hardi que son père. Assiégé, sans secours, sans
vivres, il prend ce qui restait, cinq charrettes de
pain, deux de vin; avec cinq mille Gantais, il marche
droit à Bruges, où était le comte. Les Brugeois, qui
se voyaient quarante mille, sortent fièrement, et se
sauvent aux premiers coups. Les Gantais entrent dans
la ville avec les fuyards, pillent, tuent, surtout les
gens des gros métiers2. Le comte échappa en se
cachant dans le lit d'une vieille femme (3 mai 1382).
Le duc de Bourgogne, gendre et héritier du comte
de Flandre, n'eut pas de peine à faire croire au jeune
roi que la noblesse était déshonorée, si on laissait
l'avantage à de tels ribauds. Ils avaient d'ailleurs couru
le pays de Tournai, qui était terre de France. Une
guerre en Flandre, dans ce riche pays, était une fête
pour les gens de guerre ; il vint à l'armée tout un
peuple de Bourguignons, de Normands, de Bretons 3.
Ypres eut peur; la peur gagna, les villes se livrèrent.
1. App. 14. — 2. App. 15.
3. Le Religieux de Saint-Denis prétend que cette armée montait à plus de
cent mille hommes. Ce fut un seul fournisseur, un bourgeois de Paris, Nicolas
Boulard, qui se chargea d'approvisionner pour quatre mois le marché qui se
tenait au camp.
JEUNESSE DE CHARLES VI 21
Les pillards n'eurent qu'à prendre; draps, toiles, cou-
tils, vaisselle plate, ils vendaient, emballaient, expé-
diaient chez eux.
Les Gantais, ne pouvant compter sur personne l,
réduits à leurs milices, n'ayant presque point de gen-
tilshommes avec eux, partant, point de cavalerie, se
tinrent à leur ordinaire en un gros bataillon. Leur
position était bonne (Roosebeke près Courtrai) , mais
la saison devenait dure (27 novembre 1382;. Ils avaient
hâte de retrouver leurs poêles. D'ailleurs, les défec-
tions commençaient; le sire de Herzele, un de leurs
chefs, les avait quittés. Ils forcèrent Artevelde de les
mener au combat.
Pour être sûrs de charger avec ensemble, et de ne
pas être séparés par la gendarmerie, ils s'étaient liés
les uns aux autres. La masse avançait en silence, toute
hérissée d'épieux qu'ils poussaient vigoureusement de
l'épaule et de la poitrine. Plus ils avançaient, plus ils
s'enfonçaient entre les lances des gens d'armes qui les
débordaient de droite et de gauche. Peu à peu, ceux-ci
se rapprochèrent. Les lances étant plus longues que
les épieux, les Flamands étaient atteints sans pouvoir
atteindre. Le premier rang recula sur le second; le
bataillon alla se serrant ; une lente et terrible pression
s'opéra sur la masse; cette force énorme se refoula
cruellement contre elle-même. Le sang ne coulait
1. Les Gantais avaient demandé du secours aux Anglais ; mais, de crainte
qu'on ne voulût leur faire payer ce secours, ils réclamèrent les sommes que
la Flandre avait autrefois prêtées à Edouard III. Ils n'eurent ni secours ni
argent. App. 16.
22 HISTOIRE DE FRANCE
qu'aux extrémités; le centre étouffait. Ce n'était point
le tumulte ordinaire d'une bataille, mais les cris inar-
ticulés de gens qui perdaient haleine, les sourds gémis-
sements, le râle des poitrines qui craquaient \
Les oncles du roi, qui l'avaient tenu hors de l'action
et à cheval, l'amenèrent ensuite sur la place, et lui
montrèrent tout. Ce champ était hideux à voir; c'était
un entassement de plusieurs milliers d'hommes étouf-
fés. Ils lui dirent que c'était lui qui avait gagné la
bataille, puisqu'il en avait donné l'ordre et le signal.
On avait remarqué d'ailleurs qu'au moment où le roi
fit déployer l'oriflamme, le soleil se leva, après cinq
jours d'obscurité et de brouillard.
Contempler ce terrible spectacle, croire que c'était
lui qui avait fait tout cela, éprouver, parmi les répu-
gnances de la nature, la joie contre nature de cet
immense meurtre, c'était de quoi troubler profondé-
ment un jeune esprit. Le duc de Bourgogne put bientôt
s'en apercevoir, à son propre dommage. Lorsqu'il
ramena à Gourtrai son jeune roi, le cœur ivre de sang,
quelqu'un ayant eu l'imprudence de lui parler des
cinq cents éperons français qu'on y gardait depuis la
défaite de Philippe-le-Bel, il ordonna qu'on mît la ville
à sac et qu'on la brûlât.
Le roi, ainsi animé, voulait pousser la guerre, aller
jusqu'à Gand, l'assiéger; mais la ville était en défense.
Le mois de décembre était venu; il pleuvait toujours.
Les princes aimèrent mieux faire la guerre aux Pari-
siens soumis qu'aux Flamands armés. Paris était ému
1. App. 17.
JEUNESSE DE CHARLES VI 23
encore, mais disposé à obéir. L'avocat général Desmarets
avait eu l'adresse de tout contenir, donnant de bonnes
paroles, promettant plus qu'il ne pouvait, trahissant
vertueusement les deux partis, comme font les modérés.
Lorsque le roi arriva, les bourgeois, pour le mieux
fêter, crurent faire une belle chose en se mettant en
bataille. Peut-être aussi espéraient-ils, en montrant
ainsi leur nombre, obtenir de meilleures conditions.
Ils s'étalèrent devant Montmartre en longues files; il
y avait un corps d'arbalétriers, un corps armé de bou-
cliers et d'épées, un autre armé de maillets; ces mail-
lotins, à eux seuls, étaient vingt mille hommes \
Ce spectacle ne fît pas l'impression qu'ils espéraient.
La noblesse, qui menait le roi, revenait bouffie de sa
victoire de Roosebeke. Les gens d'armes commen-
cèrent par jeter bas les barrières ; puis on arracha les
portes même de leurs gonds ; on les renversa sur la
chaussée du roi; les princes, toute cette noblesse,
eurent la satisfaction de marcher sur les portes de
Paris 3. Ils continuèrent en vainqueurs jusqu'à Notre-
Dame. Le jeune roi, bien dressé à faire son personnage,
chevauchait la lance sur la cuisse, ne disant rien, ne
saluant personne, majestueux et terrible.
Le soldat logea militairement chez le bourgeois. On
cria que tous eussent à porter leurs armes au Palais
ou au Louvre. Ils en portèrent tant, dans leur peur,
qu'il s'en trouvait, disait-on, de quoi armer huit cent
1. App. 18.
2. « ... Quasi leoninam civium superbiam conculcarent... » (Religieux de
Saint-Denis.)
c2ï HISTOIRE DE FRANCE
mille hommes \ La ville désarmée, on résolut de la
serrer entre deux forts ; on acheva la Bastille Saint-
Antoine, et l'on bâtit au Louvre une grosse tour qui
plongeait dans l'eau ; on croyait qu'une fois pris dans
cet étau, Paris ne pourrait plus bouger.
Alors commencèrent les exécutions. On mit à mort
les plus notés, les violents2; puis d'honnêtes gens qui
les avaient contenus et qui avaient rendu les plus
grands services, comme le pauvre Desmarets 3. On ne
lui pardonna pas de s'être mis entre le roi et la ville.
Après quelques jours d'exécutions et de terreur, on
arrangea une scène de clémence. L'Université , la
vieille duchesse d'Orléans, avaient déjà demandé
grâce ; mais le duc de Berri avait répondu que tous les
bourgeois méritaient la mort. Enfin on dressa, au plus
haut des degrés du Palais, une tente magnifique, où
le jeune roi siégea avec ses oncles et les hauts barons.
La foule suppliante remplissait la cour. Le chancelier
énuméra tous les crimes des Parisiens depuis le roi
Jean, maudit leur trahison, et demanda quels supplices
ils n'avaient pas mérités. Les malheureux voyaient
déjà la foudre tomber et baissaient les épaules; ce
n'était que cris, des femmes surtout qui avaient leurs
1. Cette exagération prouve seulement l'idée qu'on se formait déjà de la
population de cette grande ville. (Religieux de Saint-Denis.)
2. Le lundi qui suivit la rentrée du roi, on exécuta un orfèvre et un mar-
chand de drap, plusieurs autres dans la quinzaine suivante, parmi lesquels
Nicolas le Flamand, un des amis d'Etienne Marcel, qui avait assisté au
meurtre de Robert de Clermont.
3. On prétend qu'à sa mort il refusa de dire merci au roi, et dit seulement
merci à Dieu. Il était l'auteur d'un Recueil de décisions notoires, établies
par cnguestes, par tourbes, de 1300 à 1387.
JEUNESSE DE CHARLES VI 25
maris en prison : elles pleuraient et sanglotaient. Les
oncles du roi, son frère, furent touchés; ils se jetèrent
à ses pieds, comme il était convenu, et demandèrent
que la peine de mort fût commuée en amende.
L'effet était produit; la peur ouvrit les bourses. Tout
ce qui avait eu charge, tout ce qui était riche ou aisé,
fut mandé, taxé à de grosses sommes, à trois mille, à
six mille, à huit mille francs. Plusieurs payèrent plus
qu'ils n'avaient. Lorsqu'on crut ne pouvoir plus rien
tirer, on publia à son de trompe que désormais on
aurait à payer les anciens impôts, encore augmentés;
on mit une surcharge de douze dejmiers sur toute
marchandise vendue. La ville ne pouvait rien dire; il
n'y avait plus de ville, plus de prévôt, plus d'échevins,
plus de commune de Paris1. Les chaînes des rues
furent portées à Vincennes. Les portes restèrent
ouvertes de nuit et de jour.
On traita à peu près de même Rouen2, Reims,
Ghâlons, Troyes, Orléans et Sens; elles furent aussi
rançonnées. La meilleure partie de cet argent, si
rudement extorqué, alla finalement se perdre dans les
poches de quelques seigneurs. Il n'en resta pas grand'-
chose 3. Ce qui resta, ce fut l'outrecuidance de cette
noblesse qui croyait avoir vaincu la Flandre et la
France ; ce fut l'infatuation du jeune roi, désormais tout
prêt à toutes sottises, la tête à jamais brouillée par ses
triomphes de Paris et de Roosebeke, et lancé à pleine
course dans le grand chemin de la folie.
1. App. 19. — 2. App. 20.
3. « Nec inde regale œrarium datatum est. » (Religieux.)
26 HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE II
Jeunesse de Charles VI (1384-1391).
La Flandre, qu'on disait vaincue, domptée, l'était si
peu qu'il y fallut encore deux campagnes, et pour finir
par accorder aux Flamands tout ce qu'on leur avait
refusé d'abord.
Cette pauvre Flandre était pillée à la fois par les
Français, ses ennemis et, par les Anglais, ses amis.
Ceux-ci, irrités du succès des Français à Roosebeke,
préparèrent une croisade contre eux comme schis-
matiques et partisans du pape d'Avignon. Cette croi-
sade, dirigée, disait-on, contre la Picardie, tomba sur
la Flandre. Les Flamands eurent beau représenter
au chef de la croisade, à l'évêque de Norwick, qu'ils
étaient amis des Anglais, point schismatiques, mais,
comme eux, partisans du pape de Rome; l'évêque qui,
sous ce titre épiscopal, n'était qu'un rude homme
d'armes et grand pillard, s'obstina à croire que la
Flandre était conquise par les Français et devenue
JEUNESSE DE CHARLES VI 27
toute française. Il prit d'assaut Gravelines, une ville
amie, sans défense, qui ne s'attendait à rien. Cassel,
pillée par les Anglais, fut ensuite brûlée par les Fran-
çais. Bergues eut beau ouvrir ses portes au roi de
France; le jeune roi, qui n'avait pas encore pris de
ville, s'obstina à donner l'assaut; il escalada les murs
dégarnis, força les portes ouvertes.
Le comte de Flandre insistait pour qu'on agît sérieu-
sement et qu'on terminât la guerre. Mais tout le monde
était las. Le pays commençait à être bien appauvri; il
n'y avait plus rien à prendre sans combat. Ce qu'il
fallait prendre, si on pouvait, c'était cette grosse ville
de Gancl ; à quoi il fallait un siège, un long et rude
siège ; personne ne s'en souciait. Le duc de Berri
surtout se désolait d'être tenu si longtemps loin de
son beau Midi, de passer tous ses hivers dans la boue
et le brouillard, à faire les affaires du duc de Bourgogne
et du comte de Flandre. Heureusement celui-ci mourut.
Les Flamands, clans leur haine contre les Français,
prétendirent que le duc de Berri l'avait poignardé j. Si
ce prince, naturellement doux et plutôt homme de
plaisir , eût fait ce mauvais coup, ce qui est peu
croyable, il eût servi mieux qu'il ne voulait le duc de
Bourgogne, gendre et héritier du mort. Ce gendre ne
fut pas difficile sur les conditions de la paix ; il n'avait
contre les Flamands ni haine ni rancune ; l'essentiel
pour lui était d'hériter. Il leur accorda tout ce qu'ils
voulurent, jura toutes les chartes qu'ils lui donnèrent
1. App. 21.
28 HISTOIRE DE FRANCE
à jurer. Il les dispensa même de parler à genoux,
cérémonial qui pourtant était d'usage du vassal au
seigneur, et qui n'avait rien d'humiliant dans les
idées féodales (18 décembre 1384).
Le duc de Bourgogne était la seule tète politique
de cette famille. Il s'affermit dans les Pays-Bas par un
double mariage de ses enfants avec ceux de la maison
de Bavière, laquelle, possédant à la fois le Hainaut, la
Hollande et la Zélande, entourait ainsi la Flandre au
nord et au midi. Il eut encore l'adresse de marier le
jeune roi, et de le marier dans cette môme maison de
Bavière. On proposait les filles des ducs de Bavière, de
Lorraine et d'Autriche. Un peintre fut envoyé pour
faire le portrait des trois princesses. La Bavaroise ne
manqua pas d'être la plus belle, comme il convenait
aux intérêts du duc de Bourgogne. On la fit venir en
grande pompe à Amiens1. Le mariage devait se faire à
Arras. Mais le roi déclara qu'il voulait avoir tout de
suite sa petite femme; il fallut la lui donner. C'étaient
pourtant deux enfants; il avait seize ans, elle quatorze.
Voilà le duc de Bourgogne bien fort , un pied en
France, un pied dans l'Empire. Il voulait faire une
plus grande chose, chose immense, et pourtant alors
faisable : la conquête de l'Angleterre. Les Anglais
désolaient tout le midi de la France ; ils envahissaient
la Gastille, notre alliée. Au lieu de traîner cette guerre
interminable sur le continent, il valait mieux aller les
trouver dans leur île, faire la guerre chez eux et à leurs
1. « La jeune dame, en estant debout, se tenoit coie et ne mouvoit ni cil
ni bouche; et aussi à ce jour ne savoit point de françois. » (Froissart.)
JEUNESSE DE CHARLES VI 29
dépens. Ils avaient entre eux une autre guerre qui les
occupait , guerre sourde , silencieuse et terrible. Ils
étaient si enragés de haines, si acharnés à se mordre,
qu'on pouvait les battre et les tuer avant qu'ils s'en
aperçussent.
L'effort fut grand, digne du but. On rassembla tout
ce qu'on put acheter, louer de vaisseaux, depuis la
Prusse jusqu'à la Gastille. On parvint à en réunir jusqu'à
treize cent quatre-vingt-sept1. Vaisseaux de transport
plus que de guerre ; tout le monde voulait s'embarquer.
Il semblait qu'on préparât une émigration générale de
la noblesse française. Les seigneurs ne craignaient pas
de ruine, sûrs d'en trouver dix fois plus de l'autre
côté du détroit. Ils tenaient à passer galamment; ils
paraient leurs vaisseaux comme des maîtresses. Ils fai-
saient argenter les mâts, dorer les proues; d'immenses
pavillons de soie , flottant dans tout l'orgueil héral-
dique, déployaient au vent les lions, les dragons, les
licornes, pour faire peur aux léopards.
La merveille de l'expédition, c'était une ville de bois
qu'on apportait toute charpentée des forêts de la Bre-
tagne, et qui faisait la charge de soixante-douze vais-
seaux. Elle devait se remonter au moment du débar-
quement, et s'étendre, pour loger l'armée, sur trois
mille pas de diamètre \ Quel que fût l'événement
des batailles, elle assurait aux Français le plus sûr
résultat du débarquement; elle leur donnait une
place en Angleterre, pour recueillir les mécontents,
une sorte de Calais britannique.
1. App. 22. — 2. Knyghton. Walsingham.
30 HISTOIRE DE FRANCE
Tout cela était assez raisonnable. Mais le duc de
Bourgogne n'était pas roi de France. Le projet avait le
tort de lui être trop utile ; le maître de la Flandre eût
profité plus que personne du succès de l'invasion
d'Angleterre. On obéit donc lentement et de mauvaise
grâce. La ville de bois se fit attendre, et n'arriva qu'à
moitié brisée par la tempête. Le duc de Berri amusa le
roi, le plus longtemps qu'il put, en mariant son fils
avec la petite sœur du roi, âgée de neuf ans. Charles VI
partit seulement le 5 août , et on lui fit encore visiter
lentement les places de la Picardie , de manière qu'il
n'arriva à Arras qu'à la mi-septembre. Le temps était
beau, on pouvait passer. Mais les Anglais négociaient.
Le duc de Berri n'arrivait pas ; il n'était aucunement
pressé. Lettres, messages, rien ne pouvait lui faire
hâter sa marche. Il arriva lorsque la saison rendait le
passage à peu près impossible1. Le mois de décembre
était venu, les mauvais temps, les longues nuits.
L'Océan garda encore cette fois son île, comme il a fait
contre Philippe II, contre Bonaparte 2.
Notre meilleure arme contre la Grande-Bretagne,
c'est la Bretagne. Nos marins bretons sont les vrais
adversaires des leurs ; aussi fermes, moins sages peut-
être, mais réparant cela par l'élan dans le moment
critique. Le connétable de Glisson, homme du roi et
chef des résistances bretonnes contre le duc de Bre-
1. App. 23.
■2. ... And Océan, 'mid his uproar wild,
Speaks safety to his island child.
« L'Océan qui la garde, en son rauque murmure, dit amour et salut à son
île, à son enfant ! » (Coleridge.)
JEUNESSE DE CHARLES VI 31
tagne, reprit l'expédition, et en fît l'affaire de sa pro-
vince. Glisson visait haut; il venait de racheter aux
Anglais le jeune comte de Blois, prétendant au duché
de Bretagne; il lui donna sa fille, et il l'aurait fait duc.
Le duc régnant, Jean de Montfort , prit Glisson en tra-
hison; mais ses barons l'empêchèrent de le tuer1. Ce
petit événement fit encore manquer la grande expé-
dition d'Angleterre.
Les Anglais, réveillés toutefois et bien avertis, prirent
des mesures. Ils désarmèrent leur roi, qui leur était
suspect. Leur nouveau gouvernement nous chercha
de l'occupation en Allemagne. Il y avait force petits
princes nécessiteux qu'on pouvait acheter à bon
marché. Le duc de Gueldre, qui avait plus d'un diffé-
rend avec les maisons de Bourgogne et de Blois, se
vendit aux Anglais pour une pension de vingt-quatre
mille francs; il leur fit hommage, et, d'autant plus
hardi qu'il avait moins à perdre2, il défia majestueu-
sement le roi cle France.
Le duc de Bourgogne fut charmé, pour l'extension
de son influence, de faire sentir dans les Pays-Bas et
si loin vers le nord ce que pesait le grand royaume.
Il fit faire contre cette imperceptible duc de Gueldre
1. Le sire de Laval dit au duc de Bretagne : « Il n'y auroit en Bretagne
chevalier ni écuyer, cité, chastel ni bonne ville, ni homme nul, qui ne vous
haït à mort et ne mit peine à vous déshériter. Ni le roi d'Angleterre ni son
conseil ne vous en sauroient nul gré. Vous voulez-vous perdre pour la vie
d'un homme? x> (Froissart.)
2. Et plus à gagner : « Plus est riche et puissant le duc de Bourgogne, tant
y vaut la guerre mieulx... Pour une buffe que je recevrai, j'en donnerai six. »
(Froissart.)
32 HISTOIRE DE FRANCE
presque autant d'efforts qu'il en aurait fallu pour con-
quérir l'Angleterre. On rassembla quinze mille hommes
d'armes, quatre-vingt mille fantassins1. La difficulté
n'était pas de lever des hommes, mais de les faire
arriver jusque-là. Le duc de Bourgogne, pour qui on
faisait la guerre, ne voulut pas que cette grande et
dévorante armée passât par son riche Brabant, dont il
allait hériter. Il fallut tourner par les déserts de la
Champagne , s'enfoncer dans les Ardermes , par les
basses, humides et boueuses forêts, en suivant, comme
on pouvait, les sentiers des chasseurs. Deux mille cinq
cents hommes armés de haches allaient devant pour
frayer la route, jetaient des ponts, comblaient les marais.
La pluie tombait; le pays était triste et monotone. On
ne trouvait rien à prendre, personne, pas même
d'ennemis. D'ennui et de lassitude, on finit par écouter
les princes qui intercédaient, l'archevêque de Cologne,
l'évêque de Liège, le duc de Juliers. Charles VI
fut touché surtout des prières d'une grande dame du
pays, qui se disait éprise d'amour pour l'invincible roi
de France 2. Sous ce doux patronage, le duc de Gueldre
fut reçu à s'excuser; il parla à genoux, et affirma que
les défis n'avaient pas été écrits par lui, que c'étaient
ses clercs qui lui avaient joué ce tour (1388).
Le résultat était grand pour le duc de Bourgogne 3
petit pour le roi. Deux mots d'excuses pour payer tant de
peines et de dépenses, c'était peu. Au reste, les autres
1. On renvoya, il est vrai, le plus grand nombre comme impropre au service.
Le même Nicolas Boulard, dont nous avons parlé, pourvut aux approvision-
nements. App. 2i. — 2. App. 25.
JEUNESSE DE CHARLES VI 33
expéditions n'avaient pas mieux tourné. La France
avait envahi l'Italie, menacé l'Angleterre, touché
l'Allemagne. Elle avait fait de grands mouvements, elle
avait fatigué et sué, et il ne lui en restait rien. Elle
n'était pas heureuse; rien ne venait à bien. Le roi,
gâté de bonne heure par la bataille de Roosebeke,
avait cru tout facile, et il ne rencontrait que des
obstacles1. A qui pouvait-il s'en prendre, sinon à ceux
qui l'avaient jeté dans les guerres? A ses oncles,
qui l'avaient toujours conseillé à son dam et à leur
profit.
Les pacifiques conseillers de Charles Y prévalurent
à leur tour, le sire de La Rivière, l'évêque de Laon,
Montaigu et Glisson. Charles YI, tout enfant qu'il était,
avait toujours aimé ces hommes. Il avait obtenu de
bonne heure que Clisson fût connétable. Il avait sauvé
la vie au doux et aimable sire de La Rivière, que ses
oncles voulaient perdre. La Rivière était l'ami et le
serviteur personnel de Charles Y; il a été enterré à
Saint-Denis, aux pieds de son maître.
Le roi avait atteint vingt et un ans. Mais les oncles
avaient le pouvoir en main: il fallait de l'adresse pour
le leur ôter. L'affaire fut bien menée2. Au retour de
leur triste expédition de Gueldre, un grand conseil fut
assemblé à Reims, dans la salle de l'archevêché. Le
1. Une expédition sollicitée par les Génois et commandée par le duc de
Bourbon alla échouer en Afrique (1390). Le comte d'Armagnac, ramassant
tous les soldats qui pillaient la France, passa les Alpes, attaqua les Visconti
et se fit prendre (1391). Le roi lui-même projetait une croisade d'Italie; il
aurait établi le jeune Louis d'Anjou à Naples, et terminé le schisme par la
prise de Rome. — 2. App. 26.
T. iv. 3
34 HISTOIRE DE FRANCE
roi demanda les moyens de rendre au peuple un peu
de repos, et ordonna aux assistants de donner leur
avis. Alors l'évêque de Laon se leva, énuméra doc-
tement toutes les qualités du roi, corporelles et spi-
rituelles, la dignité de sa personne, sa prudence et sa
circonspection1; il déclara qu'il ne lui manquait rien
pour régner par lui-même. Les oncles n'osant dire le
contraire, Charles VI répondit qu'il goûtait l'avis du
prélat; il remercia ses oncles de leurs bons services,
et leur ordonna de se rendre chez eux, l'un en Lan-
guedoc, l'autre en Bourgogne. Il ne garda que le duc
de Bourbon, son oncle maternel, qui était en effet le
meilleur des trois.
L'évêque de Laon mourut empoisonné, mais il avait
rendu un double service au royaume. Les oncles, ren-
voyés chez eux, s'occupèrent un peu de leurs pro-
vinces, les purgèrent des brigands qui les dévastaient.
Les nouveaux conseillers du roi, ces petites gens, ces
marmousets, comme on les appelait, rendirent à la
ville de Paris ses échevins et son prévôt des mar-
chands. Ils conclurent une trêve avec l'Angleterre,
favorisèrent l'Université contre le pape, et cherchèrent
les movens d'éteindre le schisme. Ils auraient aussi
voulu réformer les finances. Ils allégèrent d'abord les
impôts, mais furent bientôt obligés de les rétablir.
Le gouvernement était plus sage, mais le roi était
plus fol. A défaut de batailles, il lui fallait des fêtes. Il
avait eu le malheur de commencer^son règne par un
1. Le Religieux.
JEUNESSE DE CHARLES VI 35
de ces heureux hasards qui tournent les plus sages
tètes ; il avait à quatorze ans gagné une grande bataille ;
il s'était vu salué vainqueur sur un champ couvert de
vingt-six mille morts. Chaque année il avait eu les
espérances de la guerre; à chaque printemps sa ban-
nière s'était déployée pour les belles aventures. Et
c'était à vingt ans, lorsque le jeune homme avait
atteint sa force, lorsqu'il était reconnu pour un cava-
lier accompli dans tout exercice de guerre, qu'on le
condamnait au repos ! Un gouvernement de marmou-
sets lui défendait les hautes espérances, les vastes
pensées... Combien fallait -il de tournois pour le
dédommager des combats réels, combien de fêtes,
de bals, de vives et rapides amours, pour lui faire
oublier la vie dramatique de la guerre, ses joies,
ses hasards !
Il se jeta en furieux dans les fêtes, fît rude guerre
aux finances, prodiguant en jeune homme, donnant
en roi. Son bon cœur était une calamité publique. La
chambre des Comptes, ne sachant comment résister,
notait tristement chaque don du roi de ces mots :
« Nimis habuit » ou « Recuperetur ». Les sages conseil-
lers de la chambre avaient encore imaginé d'employer
ce qui pouvait rester, après toute dépense, à faire
un beau cerf d'or, dans l'espoir que cette figure
aimée du roi serait mieux respectée. Mais le cerf
fuyait, fondait toujours ; on ne put même jamais
l'achever1.
1. « Non nisi usque ad colli summitatem peregcrunt. » (Religieux.)
36 HISTOIRE DE FRANCE
D'abord, les fils du duc d'Anjou devant partir pour
revendiquer la malheureuse royauté de Naples, le roi
voulut auparavant leur conférer l'ordre de cheva-
lerie. La fête se fit à Saint-Denis, avec une magnifi-
cence et un concours de monde incroyables. Toute
la noblesse de France, d'Angleterre, d'Allemagne,
était invitée. Il fallut que la silencieuse et vénérable
abbaye, l'église des tombeaux, s'ouvrît à ces pompes
mondaines, que les cloîtres retentissent sous les
éperons dorés, que les pauvres moines accueil-
lissent les belles dames. Elles logèrent dans l'abbaye
même1. Le récit du moine chroniqueur en est encore
tout ému.
Aucune salle n'était assez vaste pour le banquet
royal; on en fit une dans la grande cour. Elle avait la
forme d'une église2, et n'avait pas moins de trente-
deux toises de long. L'intérieur était tendu d'une
toile immense, rayée de blanc et de vert. Au bout
s'élevait un large et haut pavillon de tapisseries pré-
cieuses, bizarrement historiées ; on eut dit l'autel de
cette église, mais c'était le trône.
Hors des murs de l'abbaye, on aplanit, on ferma de
barrières des lices longues de cent vingt pas. Sur un
côté s'élevaient des galeries et des tours, où devaient
siéger les dames, pour juger des coups.
Il y eut trois jours de fêtes : d'abord les messes, les
cérémonies de l'Église, puis les banquets et les joutes,
puis le bal de nuit; un dernier bal enfin, mais celui-ci
1. App, 27. — 2. « Ad tcmpli similituclinem. » (Religieux.)
JEUNESSE DE CHARLES VI 37
masqué, pour dispenser de rougir. La présence du
roi, la sainteté du lieu , n'imposèrent en rien. La foule
s'était enivrée d'une attente de trois jours. Ce fut un
véritable Pervigilium Veneris; on était aux premiers
jours du mois de mai. « Mainte demoiselle s'oublia,
plusieurs maris pâtirent... » Serait-ce par hasard dans
cette funeste nuit que le jeune duc d'Orléans, frère du
roi, aurait plu, pour son malheur, à la femme de son
cousin Jean-sans-Peur, comme il eut ensuite l'impru-
dence de s'en vanter 1 ?
Cette bacchanale près des tombeaux eut un bizarre
lendemain. Ce ne fut pas assez que les morts eussent
été troublés par le bruit de la fête, on ne les tint pas
quittes. Il fallut qu'ils jouassent aussi leur rôle. Pour
aviver le plaisir par le contraste, ou tromper les lan-
gueurs qui suivent, le roi se fît donner le spec-
tacle d'une pompe funèbre. Le héros de Charles VI2,
celui dont les exploits avaient amusé son enfance,
Duguesclin, mort depuis dix ans, eut le triste hon-
neur d'amuser de ses funérailles la folle et luxurieuse
cour.
Les fêtes appellent les fêtes; le roi voulut que la
reine Isabeau, qui, depuis quatre ans, était entrée cent
fois dans Paris, y fit sa première entrée. Après la noble
fête féodale, le populaire devait avoir la sienne, celle-ci
gaie, bruyante, avec les accidents vulgaires et risibles,
le vertige étourdissant des grandes foules. Les bour-
geois étaient généralement vêtus de vert, les gens des
1. App. 28.— 2. App. 29.
38 HISTOIRE DE FRANCE
princes l'étaient en rose. On ne voyait aux fenêtres
que belles filles vêtues d'écarlate avec des ceintures
d'or. Le lait et le vin coulaient des fontaines; des
musiciens jouaient à chaque porte que passait la reine.
Aux carrefours, des enfants représentaient de pieux
mystères. La reine suivit la rue Saint-Denis. Deux
anges descendirent par une corde, lui posèrent sur la
tète une couronne d'or en chantant :
Dame enclose entre fleurs de lis,
Etes-vous pas du paradis?
Lorsqu'elle fut arrivée au pont Notre-Dame, on vit
avec étonnement un homme descendre, deux flam-
beaux à la main, par une corde tendue des tours de la
cathédrale.
Le roi avait pris tout comme un autre sa part de la
fête ; il s'était mêlé à la foule des bourgeois, pour voir
aussi passer sa belle jeune Allemande. Il reçut même
des sergents « plus d'un horion » pour avoir approché
trop près; le soir, il s'en vanta aux dames1. Le prince
débonnaire, sachant aussi qu'il y avait à la fête beau-
coup d'étrangers qui regrettaient de n'avoir jamais vu
jouter le roi, se mêla aux joutes pour leur faire plaisir.
Bientôt après, le jeune frère du roi, le duc d'Orléans,
épousa la fille de Yisconti, le riche duc de Milan2.
1. « En eut le roy plusieurs coups et horions sur les espaules bien assez.
Et au soir, en la présence des dames etdamoiselles, fut la chose sçue et récitée,
et le roy mesme se farçoit des horions qu'il avoit reçus. » (Grandes chroniques
de Saint-Denis.)
2. Ce mariage eut de grandes conséquences qu'on verra plus tard. Elle
apporta Asti en dot, avec 450,000 florins. (Archives.)
JEUNESSE DE CHARLES VI 39
Charles VI voulut que la fête se fit à Melun. Il y reçut
magnifiquement la charmante Valentina, qui devait
exercer un si doux et si durable ascendant sur ce
faible esprit.
La ville de Paris avait cru que Ventrée de la reine lui
vaudrait une diminution d'impôt. Ce fut tout le con-
traire. Il fallut, pour payer la fête, hausser la gabelle,
et, de plus, l'on décria les pièces de douze et de quatre
deniers, avec défense de les passer, sous peine de la
hart. C'était la monnaie du petit peuple, des pauvres.
Pendant quinze jours ces gens furent au désespoir, ne
pouvant, avec cette monnaie, acheter de quoi man-
ger1.
Cependant le roi s'ennuyait; il s'avisa d'un voyage.
Il n'avait pas fait son tour du royaume, sa royale che-
vauchée. Il ne connaissait pas encore ses provinces du
Midi. Il en avait reçu de tristes nouvelles. Un pieux
moine de Saint-Bernard était venu du fond du Langue-
doc lui dénoncer le mauvais gouvernement de son
oncle de Berri. Le moine avait surmonté tous les
obstacles, forcé les portes, et, en présence même de
l'oncle du roi, il avait parlé avec une hardiesse toute
chrétienne. Le roi, qui avait bon cœur, l'écouta
patiemment, le prit sous sa sauvegarde, et promit
d'aller lui-même voir ce malheureux pays. Il voulait,
d'ailleurs, passer à Avignon, et s'entendre avec le
pape sur les moyens d'éteindre le schisme.
Après avoir, selon l'usage de nos rois en pareille
1. Le Religieux.
40 HISTOIRE DE FRANCE
circonstance, fait ses dévotions à l'abbaye de Saint-
Denis, il prit sa route par Nevers, et y fut reçu avec la
prodigue magnificence de la maison de Bourgogne.
Mais il ne permit pas à ses oncles de le suivre * ; il ne
voulait qu'ils fermassent ses oreilles aux plaintes des
peuples. Peut-être aussi se sentait-il moins libre, en
leur présence, de se livrer à ses fantaisies de jeune
homme. Pour la même raison, il n'emmena point la
reine; il voulait jouir sans contrainte, goûter royale-
ment tout ce que la France avait de plaisirs.
Il s'arrêta d'abord à Lyon, dans cette grande et
aimable ville, demi-italienne. Il fut reçu sous un dais
de drap d'or par quatre jeunes belles demoiselles, qui
le menèrent à l'archevêché. Ce ne fut, pendant quatre
jours, que jeux, et bals et galanteries.
Mais nulle part le roi ne passa le temps plus agréa-
blement qu'à Avignon, chez le pape. Personne n'était
plus consommé que ces prêtres dans tous les arts du
plaisir. Nulle part la vie n'était plus facile, nulle part
les esprits plus libres. L'eussent-ils été moins, ils se
trouvaient à la source même des indulgences ; le par-
don était tout près du péché. Le roi, au départ, laissa
de riches souvenirs aux belles dames d'Avignon, « qui
s'en louèrent toutes 2 ».
Il partit grand ami du pape, et tout gagné à son
1. App. 30.
2. « Quoiqu'ils fussent logés de lez le pape et les cardinaux, si ne se
pouvoient-ils tenir... que toute nuit ils ne fussent en danses, en caroles et en
esbattements avec les dames et damoiselles d'Avignon, et leur administroit
leurs reviaux (fêtes) le comte de Genève, lequel étoit frère du pape. »
(Froissart.)
JEUNESSE DE CHARLES VI 41
parti. Clément VIII avait donné au jeune duc d'Anjou
le titre de roi de Naples, et au roi lui-même la dispo-
sition de sept cent cinquante bénéfices, celle, entre
autres, de l'archevêché de Reims. Mais l'élu du roi,
qui était un fameux adversaire du pape et des domi-
nicains, mourut bientôt empoisonné1.
Arrivé en Languedoc, le roi n'entendit que plaintes
et que cris. Le duc de Berri avait réduit le pays à un
tel désespoir, que déjà plus de quarante mille hommes
s'étaient enfuis en Aragon. Ce prince, bon et doux dans
son Berri, livrait le Languedoc à ses agents comme
une ferme à exploiter. Avide et prodigue, il se faisait
bénir des uns, détester des autres. Il était homme à
donner deux cent mille francs à son bouffon. Il est
vrai qu'en récompense il donnait aussi aux clercs et
construisait des églises. Il bâtissait ces tourelles
aériennes, faisait tailler à grands frais ces dentelles
de pierre que nous admirons et que le peuple maudis-
sait. Précieux manuscrits, riches miniatures, sceaux
admirables, rien ne lui coûtait. En dernier lieu, à
soixante ans, il venait d'épouser une petite fille de
douze ans, la nièce du comte de Foix. Combien de fêtes
et de dépenses fallait-il au sexagénaire pour se faire
pardonner son âge par cette enfant ?
Le roi, retenu douze jours entiers à Montpellier par
les vives et « frisques » demoiselles du pays2, vint
1. Selon le bénédictin de Saint-Denis, on soupçonna généralement les
Dominicains.
2. « Et leur donnoit anals d'or et fermaillets (agrafes) à chascune... »
(Froissart.)
42 HISTOIRE DE FRANCE
ensuite assister, à Toulouse, à l'exécution de Bétisac,
trésorier de son oncle. Cet homme avouait tous ses
crimes, mais il ajoutait qu'il n'avait rien fait que par
ordre de monseigneur de Berri. Ne sachant comment
le tirer de cette puissante protection, on lui persuada
qu'il n'avait d'autre ressource que de se dire héré-
tique, qu'alors on l'enverrait au pape, qu'Userait sauvé.
Il crut ce conseil, se déclara hérétique, et fut brûlé
vif. L'exécution eut lieu sous les fenêtres du roi, aux
acclamations du peuple. Le roi donna cette satisfac-
tion aux plaintes du Languedoc.
Pour faire encore chose agréable à la bonne ville de
Toulouse, Charles VI accorda aux abbayes des filles de
joie, que ces filles ne fussent plus obligées de porter
un costume1, mais que désormais elles s'habillassent
à leur fantaisie. Il voulait qu'elles prissent part à la
joie de sa royale entrée.
Il revint droit à Paris, soûl de plaisirs, las de fêtes ;
il. évita au retour celles qu'on lui préparait. Il gagea
avec son frère que, tous deux partant à franc étrier, il
arriverait avant lui. Il n'y avait plus de repos pour lui
que dans l'étourdissement. A vingt-deux ans, il était
fini ; il avait usé deux vies, une de guerre, une de plai-
sirs. La tète était morte, le cœur vide ; les sens com-
mençaient à défaillir. Quel remède à cet état désolant ?
L'agitation, le vertige d'une course furieuse. « Les
morts vont vite. »
La vie est un combat, sans doute, mais il ne faut
1. ... Sauf une jarretière d'autre couleur au bras... {Ordonnances.)
JEUNESSE DE CHARLES VI 43
pas s'en plaindre; c'est un malheur quand le combat
finit. La guerre intérieure de Y Homo duplex est juste-
ment ce qui nous soutient. Contemplons-la, cette
guerre, non plus dans le roi, mais dans le royaume,
dans le Paris d'alors, qui la représentait si bien.
Le Paris de Charles VI, c'est surtout le Paris du
Nord, ce grand et profond Paris de la plaine, étendant
ses rues obscures du royal hôtel Saint-Paul à l'hôtel de
Bourgogne, aux halles. Au cœur de ce Paris, vers la
Grève, s'élevaient deux églises, deux idées, Saint-
Jacques et Saint-Jean.
Saint-Jacques de la Boucherie était la paroisse des
bouchers et des lombards, de l'argent et de la viande.
Dignement enceinte d'écorcheries, de tanneries et de
mauvais lieux, la sale et riche paroisse s'étendait de
la rue Troussevache au quai des Peaux ou Pelletier. À
l'ombre de l'église des bouchers, sous la protection de
ses confréries, dans une chétive échoppe, écrivaient,
intriguaient, amassaient Flamel et sa vieille Pernelle,
gens avisés, qui passaient pour alchimistes, et qui de
cette boue infecte surent en effet tirer de l'or1.
Contre la matérialité de Saint-Jacques, s'élevait, à
deux pas, la spiritualité de Saint-Jean. Deux événe-
ments tragiques avaient fait de cette chapelle une
1. Saint-Jacques était le Saint-Denis, le Westminster des confréries;
l'ambition des bouchers, des armuriers, était d'y être enterré. Le premier
bienfaiteur de cette église fut une teinturière. Les bouchers l'enrichirent.
Ces hommes rudes aimaient leur église. Nous voyons par les chartes que le
boucher Alain y acheta une lucarne pour voir la messe de chez lui; le boucher
Haussecul acquit à grand prix une clef de l'église. — Cette église était fort
indépendante, entre Notre-Dame et Saint-Martin, qui se la disputaient. C'était
un redoutable asile que l'on n'eût pas violé impunément. Voilà pourquoi le
44 HISTOIRE DE FRANCE
grande église, une grande paroisse : le miracle de la
rue clés Billettes, où « Dieu fat boulu par un juif » ;
puis, la ruine du Temple, qui étendit la paroisse de
Saint-Jean sur ce vaste et silencieux quartier. Son
curé était le grand docteur du temps, Jean Gerson,
cet homme de combat et de contradiction. Mystique,
ennemi des mystiques, mais plus ennemi encore des
hommes de matière et de brutalité, pauvre et impuis-
sant curé de Saint-Jean, entre les folies de Saint-Paul
et les violences de Saint-Jacques, il censura les princes,
il attaqua les bouchers ; il écrivit contre les dange-
reuses sciences de la matière, qui sourdement minaient
le christianisme, contre l'astrologie, contre l'alchimie.
Sa tâche était difficile ; la partie était forte. La nature,
et les sciences de la nature, comprimées par l'esprit
chrétien, allaient voir leur renaissance.
Cette dangereuse puissance, longtemps captive dans
les creusets et les matrices des disciples cl'Averroès,
transformée par Arnauld de Villeneuve et quasi spiri-
tualisée1, se contint encore au treizième siècle; au
quinzième, elle flamba...
Combien, en présence de cette éblouissante appa-
rition, la vieille éristique pâlit ! Celle-ci avait tout
occupé en l'homme; puis, tout laissé vicie. Dans l'en-
rusé Flamel, écrivain non jure, non autorisé de l'Université, s'établit à l'ombre
de Saint-Jacques. Il put y être protégé par le curé du temps, homme consi-
dérable, greffier du Parlement, qui avait cette cure sans même être prêtre
(voir les Lettres de Clémengis). Flamel se tint là trente ans dans une échoppe
de cinq pieds sur trois, et il s'y aida si bien de travail, de savoir-faire,
d'industrie souterraine, qu'à sa mort il fallut, pour contenir les titres de ses
biens, un coffre plus grand que l'échoppe. App. 31.
1. App. 32.
JEUNESSE DE CHARLES VI 45
tracte de la vie spirituelle, l'éternelle nature reparaît,
toujours jeune et charmante. Elle s'empare de l'homme
défaillant, et l'attire contre son sein.
Elle revient après le christianisme, malgré lui, elle
revient comme péché. Le charme n'en est que plus
irritant pour l'homme, le désir plus âpre. N'étant pas
encore comprise, n'étant pas science, mais magie,
elle exerce sur l'homme une fascination meurtrière.
Le fini va se perdre dans le charme infiniment varié
de la nature. Lui, il donne, donne sans compter. Elle,
helle, immuable, elle reçoit toujours et sourit.
Il faut donc que tout y passe. L'alchimiste vieillis-
sant à la recherche de l'or, maigre et pâle sur son
creuset, soufflera jusqu'à la fin. Il brûlera ses meubles,
ses livres; il brûlerait ses enfants... D'autres poursui-
vront la nature dans ses formes les plus séduisantes ;
ils languiront à la recherche de la beauté. Mais la
beauté fuit comme l'or; chacune de ses gracieuses
apparitions échappe à l'homme, vaine et vide, et toute
vaine qu'elle est, elle n'emporte pas moins les plus
riches dons de son être... Ainsi triomphe de l'être
éphémère l'insatiable, l'infatigable nature. Elle absorbe
sa vie, sa force; elle le reprend en elle, lui et son
désir, et résout l'amour et l'amant dans l'éternelle
chimie.
Que si la vie ne manque point, mais que seulement
l'âme défaille, alors c'est bien pis. L'homme n'a plus
de la vie que la conscience de sa mort. Ayant éteint
son dieu intérieur, il se sent délaissé de Dieu, et
comme excepté seul de l'universelle providence.
46 HISTOIRE DE FRANCE
Seul... Mais au moyen âge on n'était pas longtemps
seul. Le Diable vient vite, dans ces moments, à la
place de Dieu. L'âme gisante est pour lui un jouet
qu'il tourne et pelote... Et cette pauvre âme est si
malade qu'elle veut rester malade, creusant son mal
et fouillant les mauvaises jouissances : Ma la mentis
gandia. Leurrée de croyances folles, amusée de lueurs
sombres, menée de côté et d'autre par la vaine curio-
sité, elle cherche à tâtons dans la nuit; elle a peur et
elle cherche...
Ce sont d'étranges époques. On nie, on croit tout.
Une fiévreuse atmosphère de superstition sceptique
enveloppe les villes sombres. L'ombre augmente dans
leurs rues étroites; leur brouillard va s'épaississant
aux fumées d'alchimie et de sabbat. Les croisées
obliques ont des regards louches. La boue noire des
carrefours grouille en mauvaises paroles. Les portes
sont fermées tout le jour; mais elles savent bien
s'ouvrir le soir pour recevoir l'homme du mal, le juif,
le sorcier, l'assassin.
On s'attend alors à quelque chose. A quoi? On
l'ignore. Mais la nature avertit; les éléments semblent
chargés. Le bruit courut un moment, sous Charles VI,
qu'on avait empoisonné les rivières1. Dans tous les
esprits, flottait d'avance une vague pensée de crime.
1. App. 33.
l'OLlE DE CHARLES VI 47
CHAPITRE III
Folie de Charles VI (1392-1400).
Cette brutale histoire qui va présenter tant de crimes
hardis, de crimes orgueilleux qui cherchent le jour,
elle commence par un vilain crime de nuit, un guet-
apens. Ce fut un attentat de la féodalité mourante
contre le droit féodal, commis en trahison par un
arrière-vassal sur un officier de son suzerain, dans la
résidence du suzerain même ; et par-dessus, ce fut un
sacrilège, l'assassin ayant pris pour faire son coup le
jour du Saint-Sacrement.
Les Marmousets, les petits devenus maîtres des
grands, étaient mortellement haïs; Glisson, de plus,
était craint. En France, il était connétable, l'épée du roi
contre les seigneurs ; en Bretagne, il était au contraire
le chef des seigneurs contre le duc. Lié étroitement
aux maisons de Penthièvre et d'Anjou, il n'attendait
qu'une occasion pour chasser le duc de Bretagne et
le renvoyer chez ses amis, les Anglais. Le duc, qui le
\
48 HISTOIRE DE FRANCE
savait à merveille, qui vivait en crainte continuelle
de Clisson, et ne rêvait que du terrible borgne1, ne
pouvait se consoler d'avoir eu son ennemi entre les
mains, de l'avoir tenu et de n'avoir pas eu le courage
de le tuer. Or il y avait un homme qui avait intérêt à
tuer Clisson, qui avait tout à craindre du connétable
et de la maison d'Anjou. C'était un seigneur angevin,
Pierre de Craon, qui, ayant volé le trésor du duc
d'Anjou, son maître, clans l'expédition de Naples, fut
cause qu'il périt sans secours 2. La veuve ne perdait
pas de vue cet homme, et Clisson, allié de la maison
d'Anjou, ne rencontrait pas le voleur sans le traiter
comme il le méritait.
Les deux peurs, les deux haines s'entendirent.
Craon promit au duc de Bretagne de le défaire de
Clisson. Il revint secrètement à Paris, rentra de nuit
dans la ville ; les portes étaient toujours ouvertes
depuis la punition des Maillotins. Il remplit de coupe-
jarrets son hôtel du Marché-Saint-Jean. Là, portes et
croisées fermées, ils attendirent plusieurs jours. Enfin
le 13 juin, jour de la fête du Saint-Sacrement, un grand
gala ayant eu lieu à l'hôtel Saint-Paul, joutes, souper
et danses après minuit, le connétable revenait presque
seul à son hôtel de la rue de Paradis. Ce vaste et silen-
cieux Marais, assez désert même aujourd'hui, l'était
bien plus alors; ce n'étaient que grands hôtels, jardins
1. Il avait perdu un œil à la bataille d'Auray, en 1364.
2. Le duc de Berri lui dit un jour : « Méchant traître, c'est toi qui as causé
la mort de notre frère. » Et il donna ordre de l'arrêter, mais personne
n'obéit. (Religieux.)
FOLIE DE CHARLES VI 49
et couvents. Graon se tint à cheval avec quarante
bandits au coin de la rue Sainte-Catherine; Clisson
arrive, ils éteignent les torches, fondent sur lui. Le
connétable crut d'abord que c'était un jeu du jeune
frère du roi. Mais Graon voulut, en le tuant, lui donner
l'amertume de savoir par qui il mourait. « Je suis votre
ennemi, lui dit il, je suis Pierre de Graon. » Le conné-
table, qui n'avait qu'un petit coutelas, para du mieux
qu'il put. Enfin, atteint à la tête, il tomba; fort heureu-
sement, il ouvrit en tombant une porte entre-bâillée,
celle d'un boulanger qui chauffait son four à cette
heure avancée de la nuit. La tète et la moitié du corps
se trouvèrent dans la boutique; pour l'achever, il eût
fallu entrer. Mais les quarante braves n'osèrent des-
cendre de cheval ; ils aimèrent mieux croire qu'il en
avait assez, et se sauvèrent au galop par la porte Saint-
Antoine.
Le roi, qui se couchait, fut averti un moment après.
Il ne prit pas le temps de s'habiller; il vint sans
attendre sa suite, en chemise, dans un manteau. Il
trouva le connétable déjà revenu à lui et lui promit
de le venger, jurant que jamais chose ne serait payée
plus cher que celle-là.
Cependant le meurtrier s'était blotti dans son château
de Sablé au Maine, puis dans quelque coin de la
Bretagne. Les oncles du roi qui étaient ravis de l'évé-
nement, et qui d'avance en avaient su quelque chose,
disaient, pour amuser le roi et gagner du temps, que
Craon était en Espagne. Mais le roi ne s'y trompait
pas. C'était le duc de Bretagne qu'il voulait punir. Il
T. IV. 4
50 HISTOIRE DE FRANCE
était loin, ce duc; il fallait l'atteindre chez lui, dans
son pauvre et rude pays, à travers les forêts du Mans,
de Yitré, de Rennes. Il fallait que les oncles du roi lui
amenassent leurs vassaux, c'est-à-dire qu'ils se prê-
tassent à punir le crime de leurs amis, le leur peut-
être \ Le roi, ne sachant comment venir à bout de leur
répugnance et de leurs lenteurs, alla jusqu'à rendre
au duc de Berri le Languedoc qu'il lui avait si juste-
ment retiré 2.
Il était languissant, malade d'impatience. Il avait eu
une fièvre chaude peu de temps auparavant, et n'était
pas trop remis. Il y avait en lui quelque chose d'égaré
et comme d'étrange. Ses oncles auraient voulu qu'il
se soignât, qu'il se tînt tranquille, qu'il s'abstînt sur-
tout de venir au conseil; mais ils ne gagnaient rien
sur lui. Il monta à cheval malgré eux, et les mena
jusqu'au Mans. Là, ils parvinrent encore à le retenir
trois semaines. Enfin, se croyant mieux, il n'écouta
plus rien et fit déployer son étendard.
C'était le milieu de l'été, les jours brûlants, les
lourdes chaleurs d'août. Le roi était enterré dans un
habit de velours noir, la tête chargée d'un chaperon
écarlate, aussi de velours. Les princes traînaient der-
rière sournoisement, et le laissaient seul, afin, disaient-
ils, de lui faire moins de poussière. Seul, il traversait
les ennuyeuses forêts du Maine, de méchants bois
1. Ils ne tardèrent pas à obtenir la grâce de Craon (13 mars 1395).
A pp. 34.
2. Nous suivons pas à pas le Religieux de Saint-Denis. Ce grave historien
mérite ici d'autant plus d'attention qu'il était lui-même à l'armée et témoin
oculaire des événements.
FOLIE DE CHARLES VI 51
pauvres d'ombrage, les chaleurs étouffées des clai-
rières, les mirages éblouissants du sable à midi.
C'était aussi dans une forêt, mais combien différente!
que, douze ans auparavant, il avait fait rencontre du
cerf merveilleux qui promettait tant de choses. Il était
jeune alors, plein d'espoir, le cœur haut, tout dressé
aux grandes pensées. Mais combien il avait fallu en
rabattre ! Hors du royaume, il avait échoué partout,
tout tenté et tout manqué. Dans le royaume même,
était-il bien roi? Voilà que tout le monde, les princes,
le clergé, l'Université, attaquaient ses conseillers. On
lui faisait le dernier outrage, on lui tuait son conné-
table et personne ne remuait; un simple gentilhomme,
en pareil cas, aurait eu vingt amis pour lui offrir leur
épée. Le roi n'avait pas même ses parents; ils se lais-
saient sommer de leur service féodal, et alors ils se
faisaient marchander ; il fallait les payer d'avance, leur
distribuer des provinces, le Languedoc, le duché
d'Orléans. Son frère, ce nouveau duc d'Orléans, c'était
un beau jeune prince qui n'avait que trop d'esprit et
d'audace, qui caressait tout le monde; il venait de
mettre dans les fleurs de lis la belle couleuvre de
Milan 1... Donc, rien d'ami ni de sûr. Des gens qui
n'avaient pas craint d'attaquer son connétable à sa
porte, ne se feraient pas grand scrupule de mettre la
main sur lui. Il était seul parmi des traîtres. . . Qu'avait-il
fait pourtant pour être ainsi haï de tous, lui qui ne
haïssait personne, qui plutôt aimait tout le monde? Il
1. Il venait d'épouser la fille du duc de Milan, qui avait une couleuvre dans
ses armes.
52 HISTOIRE DE FRANCE
aurait voulu pouvoir faire quelque chose pour le soula-
gement du peuple, tout au moins il avait bon cœur;
les bonnes gens le savaient bien.
Gomme il traversait ainsi la forêt, un homme de
mauvaise mine, sans autre vêtement qu'une méchante
cotte blanche, se jette tout à coup à la bride du cheval
du roi, criant d'une voix terrible: «Arrête, noble roi,
ne passe outre, tu es trahi ! » On lui fit lâcher la bride,
mais on le laissa suivre le roi et crier une demi-heure.
Il était midi, et le roi sortait de la forêt pour entrer
dans une plaine de sable où le soleil frappait d'aplomb.
Tout le monde souffrait de la chaleur. Un page qui
portait la lance royale s'endormit sur son cheval, et la
lance tombant alla frapper le casque que portait uu
autre page. A ce bruit d'acier, à cette lueur, le roi tres-
saille, tire l'épée et, piquant des deux, il crie : « Sus,
sus aux traîtres! ils veulent me livrer! » Il courait ainsi
l'épée nue sur le duc d'Orléans. Le duc échappa, mais
le roi eut le temps de tuer quatre hommes avant qu'on
put l'arrêter 1. Il fallut qu'il se fût lassé; alors, un de
ses chevaliers vint le saisir par derrière. On le désarma,
on le descendit de cheval, on le coucha doucement
par terre. Les yeux lui roulaient étrangement dans la
tète, il ne reconnaissait personne et ne disait mot. Ses
oncles, son frère, étaient autour de lui. Tout le monde
pouvait approcher et le voir. Les ambassadeurs d'Angle-
terre y vinrent comme les autres, ce qu'on trouva géné-
ralement fort mauvais. Le duc de Bourgogne, surtout,
1. App. 35.
FOLIE DE CHARLES VI 53
s'emporta contre le chambellan La Rivière qui avait
laissé voir le roi en cet état aux ennemis de la France.
Lorsqu'il revint un peu à lui, et qu'il sut ce qu'il
avait fait, il en eut horrreur, demanda pardon et se
confessa. Les oncles s'étaient emparés de tout, et
avaient mis en prison La Rivière et les autres conseil-
lers du roi; Clisson avait seul échappé. Toutefois le
roi défendit qu'on leur fit mal, et leur fît même rendre
leurs biens1.
Les médecins ne manquèrent point au royal malade,
mais ils ne firent pas grand'chose. C'était déjà, comme
aujourd'hui, la médecine matérialiste, qui soigne le
corps sans se soucier de l'âme, qui veut guérir le mal
physique sans rechercher le mal moral, lequel pour-
tant est ordinairement la cause première de l'autre.
Le moyen âge faisait tout le contraire ; il ne connaissait
pas toujours les remèdes matériels; mais il savait à
merveille calmer, charmer le malade, le préparer à se
laisser guérir. La médecine se faisait chrétiennement,
au bénitier même clés églises. Souvent on commençait
par confesser le patient, et l'on connaissait ainsi sa
vie, ses habitudes. On lui donnait ensuite la commu-
nion, ce qui aidait à rétablir l'harmonie des esprits
troublés. Quand le malade avait mis bas la passion,
l'habitude mauvaise, dépouillé le vieil homme, alors
on cherchait quelque remède. C'était ordinairement
quelque absurde recette ; mais sur un homme si bien
préparé tout réussissait. Au quatorzième siècle, on ne
1. On était loin de s'attendre à un traitement si humain. Les Parisiens
allaient tous les jours à la Grève, dans l'espoir de les voir pendre.
5i HISTOIRE DE FRANCE
connaissait déjà plus ces ménagements préalables; on
s'adressait directement, brutalement au corps ; on le
tourmentait. Le roi se lassa bientôt du traitement, et
dans un moment de raison il chassa ses médecins.
Les gens de la cour l'engageaient à ne chercher
d'autre remède que les amusements, les fêtes, à guérir
la folie par la folie. Une belle occasion se présenta :
la reine mariait une de ses dames allemandes, déjà
veuve. Les noces de veuves étaient des charivaris, des
fêtes folles, où l'on disait et faisait tout. Afin d'en
faire, s'il se pouvait, davantage, le roi et cinq cheva-
liers se déguisèrent en satyres. Celui qui mettait en
train ces farces obscènes était un certain Hugues de
Guisay, un mauvais homme, de ces gens qui devien-
nent quelque chose en amusant les grands et mar-
chant sur les petits. Il fît coudre ces satyres dans une
toile enduite de poix-résine, sur quoi fut collée une
toison d'étoupes qui les faisait paraître velus comme
des boucs. Pendant que le roi, sous ce déguisement,
lutine sa jeune tante, la toute jeune épouse du vieux
duc de Berri, le duc d'Orléans, son frère, qui avait
passé la soirée ailleurs, rentre avec le comte de Bar ;
ces malheureux étourdis imaginent, pour faire peur
aux dames, de mettre le feu aux étoupes. Ces étoupes
tenaient à la poix-résine; à l'instant les satyres flam-
bèrent. La toile était cousue ; rien ne pouvait les sau-
ver. Ce fut chose horrible de voir courir dans la salle
ces flammes vivantes, hurlantes... Heureusement, la
jeune duchesse de Berri retint le roi, l'empêcha de
bouger, le couvrit de sa robe, de sorte qu'aucune étin-
FOLIE DE CHARLES VI 53
celle ne tombât sur lui. Les autres brûlèrent une demi-
heure, et mirent trois jours à mourir1.
Les princes avaient tout à craindre, si le roi n'eût
échappé ; le peuple les aurait mis en pièces. Quand le
bruit de cette aventure se répandit dans la ville, ce
fut un mouvement général d'indignation et de pitié.
Que l'on abandonnât le roi à ces honteuses folies,
qu'il eût risqué, innocent et simple qu'il était, d'être
enveloppé dans ce terrible châtiment de Dieu, l'hon-
nête bourgeoisie de Paris frémissait d'y penser. Ils se
portèrent plus de cinq cents à l'hôtel Saint-Paul. On
ne put les calmer qu'en leur montrant leur roi sous
son dais royal, où il les remercia et leur dit de bonnes
paroles.
Une telle secousse ne pouvait manquer d'amener une
rechute. Celle-ci fut violente. Il soutenait qu'il n'était
point marié, qu'il n'avait pas d'enfant. Un autre trait
de sa folie, et ce n'était pas le plus fol, c'était de ne
vouloir plus être lui-même, point Charles, point roi.
S'il voyait clés lis sur les vitraux ou sur les murs, il
s'en moquait, dansait devant, les brisait, les effaçait.
« Je m'appelle Georges, disait-il; mes armes sont un
lion percé d'une épée 2. »
Les femmes seules avaient encore puissance sur lui,
sauf la reine, qu'il ne pouvait plus souffrir. Une femme
1. L'inventeur de la mascarade fut un des brûlés, à la grande joie du
peuple. Il avait toujours traité les pauvres gens avec la plus cruelle insolence.
11 les battait comme des chiens, les forçait d'aboyer, les foulait aux pieds
avec ses éperons. Quand son corps passa dans Paris, plusieurs crièrent après
lui son mot ordinaire : « Aboie, chien ! » (Religieux.)
2. On fut obligé de murer toutes les entrées de l'hôtel Saint-Paul. App. 36.
5fi HISTOIRE DE FRANCE
l'avait sauvé du feu. Mais celle qui avait sur lui le plus
d'empire, c'était sa belle-sœur, Yalentina, la duchesse
d'Orléans. Il la reconnaissait fort bien, et l'appelait :
« Chère sœur. » Il fallait qu'il la vît tous les jours; il
ne pouvait durer sans elle; si elle ne venait, il l'allait
chercher. Cette jeune femme, déjà délaissée de son
mari, avait pour le pauvre fol un singulier attrait ; ils
étaient tous deux malheureux. Elle seule savait se
faire écouter de lui ; il lui obéissait, ce fol, elle était
devenue sa raison.
Personne, que je sache, n'a bien expliqué encore ce
phénomène de l'infatuation, cette fascination étrange
qui tient de l'amour et n'est pas l'amour. Ce ne sont
pas seulement les personnes qui l'exercent; les lieux
ont aussi cette influence ; témoin le lac dont Charle-
magne ne pouvait, dit-on, détacher ses yeux1. Si la
nature, si les forêts muettes, les froides eaux, nous
captivent et nous fascinent, que sera-ce donc de la
femme? Quel pouvoir n'exercera-t-elle pas sur lame
souffrante qui viendra chercher près d'elle le charme
des entretiens solitaires et des voluptueuses compas-
sions?
Douce, mais dangereuse médecine, qui calme et qui
trouble. Le peuple, qui juge grossièrement, et qui juge
bien, sentait que ce remède était un mal encore. Elle
a, disaient-ils, cette Visconti, venue du pays des poi-
sons, des maléfices, elle a ensorcelé le roi... Et il pou-
vait bien y avoir, en effet, quelque enchantement dans
1. On expliquait aussi par un talisman l'influence de Diane de Poitiers sur
Henri II. (Guilbcrt.)
FOLIE DE CHARLES VI 57
les paroles de l'Italienne, un subtil poison clans le
regard de la femme du Midi.
Un meilleur remède aux troubles d'esprit, un moyen
plus sage d'harmoniser nos puissances morales, c'est
de recourir à la paix suprême, de se réfugier en Dieu.
Le roi se voua à saint Denis, et lui offrit une grosse
châsse d'or. Il se fît mener en Bretagne, au mélanco-
lique pèlerinage du Mont-Saint-Michel, in periculo ma-
ris; plus tard, aux affreuses montagnes volcaniques du
Puy-en-Velay. On lui fît faire aussi de sévères ordon-
nances contre les blasphémateurs, contre les juifs.
Cette fois, du moins, les juifs furent mieux traités; le
roi, en les chassant, leur permit d'emporter leurs
biens. Une autre ordonnance accordait un confesseur
aux condamnés, de manière qu'en tuant le corps on
sauvât du moins l'âme. Tout jeu fut défendu, sauf
l'utile exercice de l'arbalète. Une fille du roi fut offerte
à la Vierge, et faite religieuse en naissant; on espérait
que l'innocente, créature expierait les péchés de son
père et lui obtiendrait guérison.
De toutes les bonnes œuvres royales, la plus royale
c'est la paix; ainsi en jugeait saint Louis \ Les rois ne
sont ici-bas que pour garder la paix de Dieu. On croyait
généralement que la maison de France était frappée
1. Voir ses belles paroles, à ce sujet, dans son Instruction à son fils :
« Chier fils, je t'enseigne que les guerres et les contens qui seront en ta
terre, ou entre tes homes, que tu metes peine de l'apaiser à ton pouvoir; car
c'est une chose qui moult plest à Notre-Seigneur : et messire saint Martin
nous a donné moult grant exemple, car il ala pour mètre pès entre les clers
qui estoient en sa archevêché, au tems qu'il savoit par Notre-Seigneur que il
devoit mourir ; et li sembla que il metoit bone fin en sa vie en ce fere. »
58 HISTOIRE DE FRANCE
pour avoir mis la guerre et le schisme dans le monde
chrétien. Donc, la paix était le remède; paix de l'Église
entre Rome et Avignon, par la cession des deux papes;
paix de la chrétienté entre la France et l'Angleterre,
par un bon traité entre les deux rois, par une belle
croisade contre le Turc, c'était le vœu de tout le monde ;
c'était ce que disaient tout haut les sermons des pré-
dicateurs, les harangues de l'Université; tout bas les
pleurs et les prières de tant de misérables, la prière
commune des familles, celle que les mères ensei-
gnaient le soir aux petits enfants.
Il faut voir avec quelle vivacité Jean Gerson célèbre
ce beau don de la paix, dans un de ces moments
d'espoir où l'on crut à la cession des deux papes. Ce
sermon est plutôt un hymne; l'ardent prédicateur
devient poète et rime sans le vouloir ; nul doute que
ces rimes n'aient été redites et chantées par la foule
émue qui les entendait :
« Allons, allons, sans attarder,
« Allons de paix le droit chemin...
« Grâces à Dieu, honneur et gloire,
« Quand il nous a donné victoire.
« Élevons nos cœurs, ô dévot peuple chrétien ! met-
« tons hors toute autre cure, donnons cette heure à
« considérer le beau don de paix qui approche. Que
<( de fois, par grands désirs, depuis près de trente ans,
« avons-nous demandé la paix, soupiré la paix ! Ventât
« pax 1 / )>
1. App. 37.
FOLIE DE CHARLES VI 59
Les rois se réconcilièrent plus aisément que les
papes. Les Anglais ne voulaient point la paix1; mais
leur roi la voulut; il signa du moins une trêve de
vingt-huit ans. Richard II, haï des siens, avait besoin
de l'amitié de la France. Il épousa une fille du roi 2,
avec une dot énorme de huit cent mille écus3. Mais il
rendait Brest et Cherbourg.
Cet heureux traité permit à la noblesse de France,
ce qu'elle souhaitait depuis si longtemps, de faire
encore une croisade. La guerre contre les infidèles,
c'était la paix entre les chrétiens. Il n'y avait plus si
loin à chercher la croisade; elle venait nous chercher.
Les Turcs avançaient; ils enveloppaient Constanti-
nople, serraient la Hongrie. Ce rapide conquérant.
Bajazet Y Éclair (Hilderim), avait, disait-on , juré de
faire manger l'avoine à son cheval sur l'autel de
Saint-Pierre de Rome. Une nombreuse noblesse par-
tit, le connétable, quatre princes du sang, plusieurs
hommes de grande réputation, l'amiral de Vienne, les
sires de Gouci, de Boucicaut. L'ambitieux duc de Bour-
gogne obtint que son fils, le duc de Nevers, un jeune
homme de vingt-deux ans, fut le chef de ces vieux et
expérimentés capitaines4. Une foule de jeunes sei-
gneurs qui faisaient leurs premières armes déployè-
rent un luxe insensé. Les bannières, les guidons, les
housses, étaient chargés d'or et d'argent; les tentes
étaient de satin vert. La vaisselle d'argent suivait sur
1. App. 38.
2. La jeune Isabelle avait sept ans. Richard assura qu'il en était épris sur
la vue de son portrait. — 3. App. 39. — 4. App. 40.
60 HISTOIRE DE FRANCE
des chariots; les bateaux de vins exquis descendaient
le Danube. Le camp de ces croisés fourmillait de
femmes et de filles.
Que devenait, pendant ce temps, l'affaire du schisme?
Reprenons d'un peu plus haut.
Longtemps les princes avaient exploité à leur profit
la division de l'Église; le duc d'Anjou d'abord, puis le
duc de Berri. Les papes d'Avignon, servîtes créatures
cle ces princes, ne donnaient de bénéfices qu'à ceux
qu'ils leur désignaient. Les prêtres erraient, mouraient
de faim. Les suppôts de l'Université, les plus savants
élèves qu'elle formait, ses plus éloquents docteurs,
restaient oubliés à Paris, languissant dans quelque
grenier1.
A la longue pourtant, quand l'Église fut presque
ruinée, et que les abus devinrent moins lucratifs,
alors, enfin, les princes commencèrent à écouter les
plaintes de l'Université. Cette compagnie, enhardie
par l'abaissement des papes, prit en main l'autorité;
elle déclara qu'elle avait de droit divin la charge non
seulement d'enseigner, mais de corriger et de cen-
surer, de censurer et doctrinaliter et judicialiter , pour
parler le langage du temps. Elle appela tous ses mem-
bres à donner avis sur la grande question de l'union
de l'Église. Tous votèrent, du plus grand au plus petit.
Un tronc était ouvert aux Mathurins. Le moindre des
pauvres maîtres de Sorbonne, le plus crasseux des cap-
pets de Montaigu, y jeta son vote. On en compta dix
1. Nous analyserons plus tard le terrible pamphlet de Clémengis.
FOLIE DE CHARLES VI 61
mille ; mais les dix mille votes se réduisirent à trois
avis : compromis entre les deux papes, cession de l'un
et de l'autre, concile général pour juger l'affaire. La
voie de cession sembla la plus sûre. On la croyait
d'autant plus facile que Clément YII venait de
mourir. Le roi écrivit aux cardinaux de surseoir à
l'élection. Ils gardèrent ses lettres cachetées, et se
hâtèrent d'élire. Le nouvel élu, Pierre de Luna,
Benoît XIII, avait promis, il est vrai, de tout faire pour
l'union de l'Église, et de céder, s'il le fallait1.
Pour obtenir de lui qu'il tînt parole, on lui envoya
la plus solennelle ambassade qu'aucun pape eût
jamais reçue. Les ducs de Berri, de Bourgogne et
d'Orléans vinrent le trouver à Avignon, avec un doc-
teur envoyé par l'Université de Paris. Celui-ci
harangua le pape avec la plus grande hardiesse. Il
avait pris ce texte : « Illuminez, grand Dieu, ceux qui
« devraient nous conduire et qui sont eux-mêmes
« dans les ténèbres et clans l'ombre de la mort. » Le
pape parla à merveille ; il répondit avec beaucoup de
présence d'esprit et d'éloquence, protestant qu'il ne
désirait rien plus que l'union. C'était un habile
homme, mais un Aragonais, une tête dure, pleine
d'obstination et d'astuce. Il se joua des princes, lassa
leur patience, les excédant de doctes harangues, de
discours, de réponses et de répliques, lorsqu'il ne fal-
lait, comme on le lui dit, qu'un tout petit mot : Ces-
sion2. Puis, quand il les vit languissants, découragés,
1. App.il. — 2. Le Religieux.
62 HISTOIRE DE FRANCE
malades d'ennui, il s'en débarrassa par un coup hardi.
Les princes ne demeuraient pas clans la ville d'Avi-
gnon, mais de l'autre côté, à Villeneuve, et tous les
jours ils passaient le pont du Rhône, pour conférer
avec le pape. Un matin, ce pont se trouva brûlé, on ne
passait qu'en barque avec danger et lenteur. Le pape
assura qu'il allait rétablir le pont1. Mais les princes
perdirent patience, et laissèrent l'Aragonais maître
du champ de bataille. La paix de l'Église fut ajournée
pour longtemps.
Les affaires de Turquie, d'Angleterre, ne tournèrent
pas mieux.
Le 25 décembre 1396, pendant la nuit de Noël, au
milieu des réjouissances de cette grande fête, tous les
princes étant chez le roi, un chevalier entra à l'hôtel
Saint -Paul, tout botté et en éperons. Il se jeta à
genoux devant le roi, et dit qu'il venait de la part du
duc de Nevers, prisonnier des Turcs. L'armée tout
entière avait péri. De tant de milliers d'hommes, il
restait vingt-huit hommes, les plus grands seigneurs,
que les Turcs avaient réservés pour les mettre à
rançon.
Il n'y a pas lieu de s'en étonner; la folle présomp-
tion des croisés ne pouvait qu'amener un tel désastre.
Ils n'avaient pas même voulu croire que les Turcs
pussent les attendre. Bajazet était à six lieues, que le
maréchal Boucicaut faisait couper les oreilles aux inso-
lents qui prétendaient que cette canaille infidèle osait
venir à sa rencontre 2.
1. Le Religieux. — 2. Idem.
FOLIE DE CHARLES VI 63
Le roi de Hongrie, qui avait appris à ses dépens ce
genre de guerre, pria du moins les croisés de laisser
ses Hongrois à Favant-garde, d'opposer ainsi des
troupes légères aux troupes légères, de se réserver.
C'était l'avis du sire de Gouci. Mais les autres ne vou-
lurent rien écouter. L'avant-garde était le poste d'hon-
neur pour des chevaliers ; ils coururent à l'avant-
garde, ils chargèrent, et d'abord renversèrent tout
devant eux. Derrière les premiers corps, ils en trou-
vèrent d'autres, et les dispersèrent encore. Les
janissaires mêmes furent enfoncés. Arrivés ainsi au
haut d'une colline, ils aperçurent de l'autre côté qua-
rante mille hommes de réserve, et virent en même
temps les grandes ailes de l'armée turque qui se rap-
prochaient pour les enfermer. Alors, il y eut un
moment de terreur panique; la foule des croisés se
débanda; les chevaliers seuls s'obstinèrent; ils pou-
vaient encore se replier sur les Hongrois, qui étaient
tout près derrière eux et encore entiers. Mais après de
telles bravades il y aurait eu trop de honte ; ils s'élan-
cèrent à travers les Turcs, et se firent tuer pour la
plupart.
Quand le sultan vit le champ de bataille et l'im-
mense massacre qui avait été fait des siens, il pleura,
se fit amener tous les prisonniers, et les fît décapiter
ou assommer ; ils étaient dix mille \ Il n'épargna que
le duc de Nevers et vingt-quatre des plus grands sei-
gneurs; il fallut qu'ils fussent témoins de cette hor-
rible boucherie.
1. App. 42.
64 HISTOIRE DE FRANCE
Dès qu'on sut l'événement, et dans quel péril se
trouvait encore le comte de Nevers, le roi de France et
le duc de Bourgogne se hâtèrent d'envoyer au cruel
sultan de riches présents pour l'apaiser ; un drageoir
d'or, des faucons de Norwège, du linge de Reims, des
tapisseries d'Arras qui représentaient Alexandre-le-
Grand. On rassembla promptement les deux cent mille
ducats qu'il exigeait pour rançon. Lui, il envoya aussi
des présents au roi de France; mais c'étaient des dons
insolents et dérisoires : une masse de fer, une cotte
d'armes de laine à la turque, un tambour et des arcs
dont les cordes étaient tissues avec des entrailles
humaines \ Pour que rien ne manquât à l'outrage, il
fit venir ses prisonniers au départ, et, s'adressant au
comte de Nevers, il lui dit ces rudes paroles 2 : « Jean,
je sais que tu es un grand seigneur en ton pays, et
fils d'un grand seigneur. Tu es jeune, tu as long
avenir. Il se peut que tu sois confus et chagrin de ce
qui t'est advenu lors de ta première chevalerie, et que,
pour réparer ton honneur, tu rassembles contre moi
une puissante armée. Je pourrais, avant de te délivrer,
te faire jurer, sur ta foi et ta loi, que tu n'armeras
contre moi ni toi ni tes gens. Mais non, je ne ferai
faire ce serment ni à eux ni à toi. Quand tu seras de
retour là-bas, arme-toi, si cela te fait plaisir, et viens
m'attaquer. Et ce que je te dis, je le dis pour tous les
chrétiens que tu voudrais amener. Je suis né pour
guerroyer toujours, toujours conquérir. »
1. App. 43. — 2. « L'Amorath parla au comte de Nevers par la bouche
d'un latinier qui transportait la parole. » (Froissart.)
FOLIE DE CHARLES VI 65
La honte était grande pour le royaume, le deuil uni-
versel. 11 y avait peu de nobles familles qui n'eussent
perdu quelqu'un. On n'entendait aux églises que des
messes des morts. On ne voyait que gens en noir.
A peine on quittait ce deuil, que le roi et le royaume
en eurent un autre à porter. Le gendre de Charles VI,
le roi d'Angleterre Richard II, fut, au grand étonne-
ment de tout le monde, renversé en quelques jours
par son cousin Bolingbroke, fils du duc de Lancastre.
Richard était ami de la France. Sa terrible catastrophe
et l'usurpation des Lancastre nous préparaient Henri V
et la bataille d'Azincourt.
Nous parlerons ailleurs, et tout au long, de cette
ambitieuse maison de Lancastre, les sourdes menées
par lesquelles, ayant manqué le trône de Gastille, elle
se prépara celui de l'Angleterre. Un mot seulement de
la catastrophe.
Quelque violent et aveugle que fut Richard, sa
mort fut pleurée. C'était le fils du Prince Noir; il était
né en Guyenne, sur une terre conquise, dans l'inso-
lence des victoires de Créci et de Poitiers ; il avait le
courage de son père, il le prouva dans la grande
révolte de 1380, où il comprima le peuple, qui voulait
faire main basse sur l'aristocratie. Il était difficile qu'il
se laissât faire la loi par ceux qu'il avait sauvés, par
les barons et les évêques, par ses oncles, qui les exci-
taient sous main. Il entra contre eux tous dans une
lutte à mort; provoqué par le Parlement impitoyable^
qui lui tua ses favoris, il fut à son tour sans pitié ; il
fit tuer son oncle Glocester, et chassa le fils de son
T. IV. 5
66 HISTOIRE DE FRANCE
autre oncle Lancastre. C'était jouer quitte ou double.
Mais sa violence sembla justifiée par la lâcheté
publique. Il trouva un empressement extraordinaire
dans les amis à trahir leurs amis; il y eut foule pour
dénoncer, pour jurer et parjurer; chacun tâchait de se
laver avec le sang d'un autre1. Richard en eut mal
au cœur, et un tel mépris des hommes, qu'il crut ne
pouvoir jamais trop fouler cette boue. Il osa déclarer
dix-sept comtés coupables de trahison et acquis à la
couronne, condamnant tout un peuple en masse pour
le rançonner en détail, escomptant le pardon, reven-
dant aux gens leurs propres biens, brocantant l'ini-
quité. Cet acte, audacieusemént fou, par delà toutes
les folies de Charles VI, perdit Richard IL Les Anglais
lui léchaient les mains, tant qu'il se contentait de
verser du sang. Dès qu'il toucha leurs biens, à leur
arche sacro-sainte, la propriété, ils appelèrent le fils
de Lancastre2.
Celui-ci était encouragé tantôt par Orléans, tantôt
par Bourgogne, qui, sans doute, souhaitait, comme
précédent, le triomphe des branches cadettes. Il passa
1. Shakespeare n'exagère rien dans la scène où le père court dénoncer son
fils à l'usurpateur qu'il vient lui-même de combattre. Cette scène, d'un
comique horrible, n'exprime que trop fidèlemeut la mobile loyauté de ce
temps si prompt à se passionner pour les forts. Peut-être aussi faut-il y
reconnaître la facilité qu'on acquérait, parmi tant de serments divers, de se
mentir à soi-même et de tourner son hypocrisie en un fanatisme farouche.
Dans tout ceci, Shakespeare est aussi grand historien que Tacite. Mais lorsque
Froissart montre le chien même du roi Richard qui laisse son maître jet vient
faire fête au vainqueur, il n'est pas moins tragique que Shakespeare.
2. L'Église eut au fond la part principale dans cette révolution. La maison
de Lancastre, qui avait d'abord soutenu Wicleff et les lollards , se concilia
ensuite les évoques et réussit par eux. Turner seul a bien compris ceci.
FOLIE DE CHARLES VI 67
en Angleterre, protestant hypocritement qu'il ne
demandait autre chose que l'héritage de son père.
Mais quand même il eût voulu s'en tenir là, il ne l'au-
rait pu. Tout le monde vint se joindre à lui, comme ils
ont fait tant de fois1, et pour York et pour Warwick,
et pour Edouard IY et pour Guillaume. Richard se
trouva seul; tous le quittèrent, même son chien2. Le
comte de Northumberland l'amusa par des serments,
le baisa et le livra. Conduit à son rival sur un vieux
cheval étique, abreuvé d'outrages, mais ferme, il
accepta avec dignité le jugement de Dieu, il abdiqua3.
Lancastre fut obligé par les siens de régner, obligé,
pour leur sûreté, de leur laisser tuer Richard4.
Le gendre du roi avait péri, et avec lui l'alliance
anglaise et la sécurité de la France. La croisade avait
manqué, les Turcs pouvaient avancer. La chrétienté
semblait irrémédiablement divisée, le schisme incu-
rable. Ainsi la paix, espérée un instant, s'éloignait de
plus en plus. Elle ne pouvait revenir dans les affaires,
n'étant pas dans les esprits; jamais ils ne furent moins
pacifiés, plus discordants d'orgueil, de passions vio-
lentes et de haines.
On avait beau prier Dieu pour la paix et pour la
santé du roi; ces prières, parmi les injures et les malé-
dictions, ne pouvaient se faire entendre. Tout en
s'adressant à Dieu, on essayait aussi du Diable. On
1. « Leur coustume d'Angleterre est que, quand ils sont au-dessus de la
bataille, ils ne tuent riens, et par espécial du peuple, car ils connoissent que
chacun quiert leur complaire, parce qu'ils sont les plus forts. » (Comines.)
2. App. 44. — 3. App. 45. — 4. App. 46.
68 HISTOIRE DE FRANCE
faisait des offrandes à l'un, pour l'autre des conjura-
tions. On implorait à la fois le ciel et l'enfer.
On avait fait venir du Languedoc un homme fort
extraordinaire qui veillait, jeûnait comme un saint,
non pour se sanctifier, mais afin d'acquérir influence
sur les éléments et de faire des astres ce qu'il voulait.
Sa science était dans un livre merveilleux qui s'appe-
lait Smagorad, et dont l'original avait été donné à
Adam1. Notre premier père, disait-il, ayant pleuré
cent ans son fils Abel, Dieu lui envoya ce livre par un
ange pour le consoler, le relever de sa chute, pour
donner à l'homme régénéré puissance sur les étoiles.
Le livre ne réussissant pas pour Charles YI aussi
bien que pour Adam, on eut recours à deux Gascons
ermites de Saint-Augustin. On les établit à la Bastille
près de l'hôtel Saint-Paul. On leur fournit tout ce qu'ils
demandaient, entre autres choses des perles en poudre,
dont ils firent un breuvage pour le roi. Ce breuvage,
et les paroles magiques dont ils le fortifiaient, ne pro-
duisirent aucun bien durable; les deux moines, pour
s'excuser, accusèrent le barbier du roi et le concierge
du duc d'Orléans de troubler leurs opérations par de
mauvais sortilèges. Ce barbier avait été vu, disait-on,
rôdant autour du gibet, pour y prendre les ingrédients
de ses maléfices. Toutefois les moines ne purent rien
prouver; on les sacrifia au duc d'Orléans, au clergé.
Ils avaient fait grand scandale. Tout le monde venait
les consulter à la Bastille, leur demander des remèdes
l App. 47.
FOLIE DE CHARLES VI 69
pour les maladies, des philtres d'amour. Ils furent
dégradés en Grève par l'évêque de Paris, puis prome-
nés par la ville, décapités, mis en quartiers, et les
quartiers attachés aux portes de Paris.
L'effet de ces mauvais remèdes fut d'aggraver le
mal. Le pauvre prince, après une lueur de raison, sen-
tit l'approche de la frénésie ; il dit lui-même qu'il fal-
lait se hâter de lui ôter son couteau1. Il souffrait de
grandes douleurs, et disait, les larmes aux yeux, qu'il
aimerait mieux mourir. Tout le monde pleurait aussi,
quand on l'entendait dire, comme il fit au milieu de
toute sa maison : « S'il est ici parmi vous, celui qui
me fait souffrir, je le conjure, au nom de Notre-Sei-
gneur, de ne pas me tourmenter davantage, de faire
que je ne languisse plus; qu'il m'achève plutôt, et que
je meure. »
Hélas ! disaient les bonnes gens, comment un roi
si débonnaire 2 est-il ainsi frappé de Dieu et livré aux
mauvais esprits ? Il n'a pourtant jamais fait de mal. Il
n'était pas fier; il saluait tout le monde, les petits
comme les grands 3. On pouvait lui dire tout ce qu'on
voulait. Il ne rebutait personne; dans les tournois, il
joutait avec le premier venu. Il s'habillait simplement,
non comme un roi, mais comme un homme. Il était
paillard, il est vrai; il aimait les femmes, les filles.
Après tout, on ne pouvait dire qu'il eût jamais fait de
peine aux familles honnêtes. La reine ne voulant plus
coucher avec lui, on lui mettait dans son lit une petite
1. App. 48. — 2. App. 49. — 3. App. 50.
-0 HISTOIRE DE FRANCE
fille1, mais c'était en la payant bien, et jamais il ne
lui fît mal dans ses plus mauvais moments.
Ah ! s'il avait eu sa tête, la ville et le royaume s'en
seraient bien mieux trouvés. Chaque fois qu'il revenait
à lui, il tâchait de faire un peu de bien, de remédier
à quelque mal. Il avait essayé de mettre de l'ordre
dans les finances, de révoquer les dons qu'on lui sur-
prenait dans ses absences d'esprit. Gomment n'aurait-
il pas eu bon cœur pour les chrétiens, lui qui avait
ménagé les juifs même, en les renvoyant?...
En quelque état qu'il fût, il voyait toujours avec
plaisir ses braves bourgeois. « Je n'ai, disait-il, con-
fiance qu'en mon prévôt des marchands, Juvénal, et
mes bourgeois de Paris. » Quand d'autres gens ve-
naient le voir, il regardait d'un air effaré ; mais quand
c'était le prévôt, il lui parlait; il disait : « Juvé-
nal, ne perdons pas notre temps, faisons de bonne
besogne. »
Nous avons remarqué au commencement de cette
histoire, en parlant des rois fainéants, combien le
peuple était naturellement porté à respecter ces
muettes et innocentes figures, qui passaient deux
fois par an devant lui sur leur char attelé de bœufs.
Les musulmans regardent les idiots comme marqués
du sceau de Dieu, et souvent comme personnes saintes.
Dans certains cantons de la Savoie, c'est un touchant
préjugé que le crétin porte bonheur à sa famille. La
brute qui ne suit que l'instinct, en qui la raison indi-
1. App. 51.
FOLIE DE CHARLES VI 71
viduelle est nulle, semble, par cela même, rester plus
près de la raison divine. Elle est tout au moins inno-
cente.
Rien d'étonnant, si le peuple, au milieu de tous ces
princes orgueilleux, violents et sanguinaires, prenait
pour objet de prédilection cette pauvre créature,
comme lui humiliée sous la main de Dieu. Dieu pou-
vait par lui, aussi bien que par un plus sage, guérir
les maux du royaume. 11 n'avait pas fait grand'chose;
mais visiblement il aimait le peuple. Il aimait ! mot
immense. Le peuple le lui rendit bien. Il lui resta tou-
jours fidèle. Dans quelque abaissement qu'il fût, il
s'obstina à espérer en lui ; il ne voulait être sauvé que
par lui. Rien de plus touchant, et en même temps de
plus hardi que les paroles par lesquelles le grand pré-
dicateur populaire, Jean Gerson, bravant à la fois les
ambitions rivales des princes qui attendaient la suc-
cession du malade, s'adresse à lui, et lui dit : Rex, in
sempiterniim vive!... 0 mon roi, vivez toujours!...
Cet attachement universel du peuple pour Charles VI
parut dans un de ces malheureux essais que l'on fit
pour le guérir. Deux sorciers offrirent au bailli de
Dijon de découvrir d'où venait sa maladie. Au fond
d'une forêt voisine, ils élevèrent un grand cercle de
fer sur douze colonnes de fer; douze chaînes de
fer étaient à l'entour. Mais il fallait trouver douze
hommes, prêtres, nobles et bourgeois, qui voulussent
entrer dans ce cercle formidable et se laisser lier de
ces chaînes. On en trouva onze sans peine, et le bailli
fut le douzième, qui se dévouèrent ainsi, au risque
72 HISTOIRE DE FRANCE
d'être peut-être emportés corps et âme par le Diable1.
Le peuple de Paris voulait toujours voir son roi.
Quand il n'était pas trop fol, et qu'on ne craignait pas
qu'il fit rien d'inconvenant, on le menait aux églises.
Ou bien encore, abattu et languissant, il allait aux
représentations des Mystères que les Confrères de la
Passion jouaient alors rue Saint-Denis. Ces Mystères,
moitié pieux, moitié burlesques, étaient considérés
comme des actes de foi. Ceux qui n'y auraient pas
trouvé d'amusement n'y eussent pas moins assisté,
pour leur édification. Dans plusieurs églises, on avan-
çait l'heure des vêpres pour qu'on pût aller aux Mys-
tères.
Mais on n'osait pas toujours faire sortir le roi. Alors
dans son retrait de l'hôtel Saint-Paul, ou dans la
librairie du Louvre, amassée par Charles Y, on lui met-
tait dans les mains des figures pour l'amuser. Immo-
biles dans les livres écrits, ces figures prirent mouve-
ment, et devinrent des cartes2. Le roi jouant aux
cartes, tout le monde voulut y jouer. Elles étaient
peintes d'abord; mais cela étant trop cher, on s'avisa
de les imprimer3. Ce qu'on aimait dans ce jeu, c'est
qu'il empêchait de penser, qu'il donnait l'oubli. Qui
eût dit qu'il en sortirait l'instrument qui multiplie la
pensée et qui l'éternisé, que de ce jeu des fols sortirait
le tout-puissant véhicule de la sagesse?
Quelque recette de distraction qu'il y eût au fond
1. Le Religieux.
2. Les cartes étaient connues avant Charles VI, mais peu en usage. App. 52.
3. App. 53.
FOLIE DE CHARLES VI 73
de ce jeu, ces rois, ces dames, ces valets dans leur
bal perpétuel, dans leurs indifférentes et rapides évo-
lutions, devaient quelquefois faire songer. A force de
les regarder, le pauvre fol solitaire pouvait y placer
ses rêves ; le fol? pourquoi pas le sage ?... N'y avait-il
pas dans ces cartes de naïves images du temps?
N'était-ce pas un beau coup de cartes, et des plus
soudains, de voir Bajazet l'Éclair, vainqueur à Nico-
polis, quasi-maître de Gonstantinople, entrer dans une
cage de fer? N'en était-ce pas un de voir le gendre du
roi de France, le magnifique Richard II, supplanté en
quelques jours par l'exilé Bolingbroke? Ce roi, en qui
tout à l'heure il y avait dix millions d'hommes, le voilà
qui est moins qu'un homme, un homme en peinture,
roi de carreau...
Dans une des farces de la basoche que les petits
clercs du palais jouaient sur la royale Table de marbre,
figuraient comme personnages les temps d'un verbe
latin : « Regno, regnavi, regnabo. » Pédantesque
comédie, mais dont il était difficile de méconnaître le
sens.
Dans l'ordonnance par laquelle Charles VI autorise
ceux qui jouaient les Mystères de la Passion, il les
appelle « ses amés et chers confrères1 ». Quoi de plus
juste, en effet? Triste acteur lui-même, Pauvre jon-
gleur du grand Mystère historique, il allait voir ses
confrères, saints, anges et diables, bouffonner triste-
ment la Passion. Il n'était pas seulement spectateur,
1. App. 54.
71 HISTOIRE DE FRANCE
il était spectacle. Le peuple venait voir en lui la Pas-
sion de la royauté. Roi et peuple, ils se contemplaient,
et avaient pitié l'un de l'autre. Le roi y voyait le
peuple misérable, déguenillé, mendiant. Le peuple y
voyait le roi plus pauvre encore sur le trône, pauvre
d'esprit, pauvre d'amis, délaissé de sa famille, de sa
femme, veuf de lui-même et se survivant, riant tris-
tement du rire des fols, vieil enfant sans père ni mère
pour en avoir soin.
La dérision n'eût pas été suffisante, la tragédie eût
été moins comique, s'il eût cessé de régner. Le mer-
veilleux, le bizarre, c'est qu'il régnait par moments.
Toute négligée et sale qu'était sa personne, sa main
signait encore, et semblait toute-puissante. Les plus
graves personnages, les plus sages têtes du conseil,
venaient entre deux accès profiter d'un moment
lucide, épier les faibles lueurs d'une intelligence obs-
curcie, provoquer les douteux oracles qui tombaient
de cette bouche imbécile.
C'était toujours le roi de France, le premier roi
chrétien, la tête de la chrétienté. Les principaux États
d'Italie, Milan, Florence, Gênes, se disaient ses clients.
Gènes ne crut pouvoir échapper à Yisconti qu'en se
donnant à Charles VI. Ainsi la fortune moqueuse
s'amusait à charger d'un nouveau poids cette faible
main qui ne pouvait rien porter.
Ce fut un curieux spectacle de voir l'empereur Wen-
ceslas, amené en France par les affaires de l'Eglise,
conférer avec Charles YI (1398). L'un était fol, l'autre
presque toujours ivre. Il fallait prendre l'empereur à
FOLIE DE CHARLES VI 75
jeun; mais pour le roi ce n'était pas toujours le moment
lucide.
Charles VI ayant eu pourtant trois jours de bon, on
en profita pour lui faire signer une ordonnance qui7
selon le vœu de l'Université, suspendait l'autorité de
Benoît XIII dans le royaume de France. Le maréchal
Boucicaut fut envoyé à Avignon pour le contraindre
par corps. Le vieux pontife se défendit dans le château
d'Avignon, en vrai capitaine (1398-1399). N'ayant plus
de bois pour sa cuisine, il brûla une à une les poutres
de son palais. Les Français avaient honte eux-mêmes
de cette guerre ridicule. Les partisans de l'autre pape
ne lui étaient pas plus soumis. Les Romains étaient
en armes contre Boniface, comme les Français contre
Benoît.
Voilà donc la papauté, l'empire, la royauté aux
prises et s'injuriant; l'empereur ivre, le roi idiot, pre-
nant le pouvoir spirituel, suspendant le pape, tandis
que le pape saisit les armes temporelles et endosse la
cuirasse. Les dieux humains délirent, défendent qu'on
leur obéisse, et se proclament fols...
Gela était certain, réel, mais aucunement vraisem-
blable, contraire L toute raison, propre à faire croire
de préférence les mensonges les plus hasardés. Nulle
comédie, nul Mystère ne devait dès lors choquer les
esprits. Le plus fol n'était pas celui qui oubliait des
réalités absurdes pour des fictions raisonnables. Ces
Mystères aidaient d'ailleurs à l'illusion par leur prodi-
gieuse durée; quelques-uns se divisaient en quarante
jours. Une représentation si longue devenait pour le
76 HISTOIRE DE FRANCE
spectateur assidu une vie artificielle qui faisait oublier
l'autre, ou pouvait lui faire douter souvent de quel
côté était le rêve 1 .
1. « Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecteroit
peut-être autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un
artisan étoit sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu'il est roi,
je crois qu'il seroit presque aussi heureux qu'un roi qui rêveroit toutes les
nuits douze heures qu'il est artisan. » (Pascal.)
LIVRE VIII
CHAPITRE PREMIER
Le duc d'Orléans, le duc de Bourgogne. — Meurtre du duc d'Orléans
(1400-1407).
Il y a dans la personne humaine deux personnes,
deux ennemis qui guerroient à nos dépens, jusqu'à
ce que la mort y mette ordre. Ces deux ennemis,
l'orgueil et le désir, nous les avons vus aux prises
dans cette pauvre âme de roi. L'un a prévalu d'abord,
puis l'autre: puis, dans ce long combat, cette âme
s'est éclipsée, et il n'y a plus eu où combattre. La
guerre finie dans le roi, elle éclate dans le royaume;
les deux principes vont agir en deux hommes et deux
factions, jusqu'à ce que cette guerre ait produit son
acte frénétique, le meurtre; jusqu'à ce que, les deux
hommes ayant été tués l'un par l'autre, les deux fac-
tions, pour se tuer, s'accordent à tuer la France.
Gela dit, au fond tout est dit. Si pourtant on veut
78 HISTOIRE DE FRANCE
savoir le nom des deux hommes, nommons l'homme
du plaisir, le duc d'Orléans, frère du roi; l'homme de
l'orgueil, du brutal et sanguinaire orgueil, Jean-sans-
Peur, duc de Bourgogne.
Les deux hommes et les deux partis doivent se cho-
quer dans Paris. Deux partis, deux paroisses; nous les
avons nommées déjà, celle de la cour, celle des bou-
chers, la folie de Saint-Paul, la brutalité de Saint-
Jacques. La scène de l'histoire dit d'avance l'histoire
même.
Louis d'Orléans, ce jeune homme qui mourut si
jeune, qui fut tant aimé et regretté toujours, qu'avait-il
fait pour mériter de tels regrets? Il fut pleuré des
femmes, et c'est tout simple, il était beau, avenant,
gracieux1 ; mais non moins regretté de l'Église, pleuré
des saints... C'était pourtant un grand pécheur. Il
avait, dans ses emportements de jeunesse, terrible-
ment vexé le peuple; il fut maudit du peuple, pleuré
du peuple... Vivant, il coûta bien des larmes; mais
combien plus, mort!
Si vous eussiez demandé à la France si ce jeune
homme était bien digne de tant d'amour, elle eût
répondu : Je l'aimais2. Ce n'est pas seulement pour
le bien qu'on aime; qui aime, aime tout, les défauts
aussi. Celui-ci plut comme il était, mêlé de bien et de
1. App. 55.
2. « Si on me presse de dire pourquoy je l'aymois, je sens que cela ne se
peut exprimer qu'en respondant : Parceque c'estoit luy. pareeque c'estoit moy. »
(Montaigne.)
LE DUC D'ORLEANS, LE DUC DE BOURGOGNE 79
mal. La France n'oublia jamais qu'en ses défauts
mêmes elle avait vu poindre l'aimable et brillant
esprit, l'esprit léger, peu sévère, mais gracieux et
doux, de la Renaissance; tel il se continua clans son
fils, Charles d'Orléans, l'exilé, le poète1, dans son
bâtard Dunois, clans son petit-fils le bon et clément
Louis XII.
Cet esprit, louez-le, blàmez-le, ce n'est pas celui d'un
temps, d'un âge, c'est celui de la France même. Pour
la première fois, au sortir du roide et gothique moyen
âge, elle se vit ce qu'elle est, mobilité, élégance
légère, fantaisie gracieuse. Elle se vit, elle s'adora.
Celui-ci fut le dernier enfant, le plus jeune et le plus
cher, celui à qui tout est permis, celui qui peut gâter,
briser; la mère gronde, mais elle sourit... Elle aimait
cette jolie tète qui tournait celle des femmes; elle
aimait cet esprit hardi qui déconcertait les docteurs :
c'était plaisir de voir les vieilles barbes de l'Univer-
sité au milieu de leurs lourdes harangues, se troubler à
ses vives saillies et balbutier2. Il n'en était pas moins
bon pour les doctes, les clercs et les prêtres, pour les
pauvres aumônier et charitable. L'Église était faible
pour cet aimable prince; elle lui passait bien des
choses; il n'y avait pas moyen d'être sévère avec cet
enfant gâté de la nature et de la grâce.
De qui Louis tenait-il ces dons qu'il apporta en nais-
sant? De qui, sinon d'une femme? De sa charmante
1. Louis d'Orléans était poète aussi, s'il est vrai qu'il avait célébré dai
des vers les secrètes beautés de la duchesse de Bourgogne. (Barante.)
2. App. 56.
80 HISTOIRE DE FRANCE
mère apparemment, dont son mari même, le sage et
froid Charles V, ne pouvait s'empêcher de dire : & C'est
le soleil du royaume. » Une femme mit la grâce en lui.
et les femmes la cultivèrent.... Et que serions-nous
sans elles? Elles nous donnent la vie (et cela, c'est
peu), mais aussi la vie de l'âme. Que de choses nous
apprenons près d'elles comme fils, comme amants ou
amis... C'est par elles, pour elles, que l'esprit français
est devenu le plus brillant, et, ce qui vaut mieux, le
plus sensé de l'Europe. Ce peuple n'étudiait volon-
tiers que dans les conversations des femmes; en cau-
sant avec ces aimables docteurs qui ne savaient rien,
il a tout appris1.
Nous n'avons pas la galerie où le jeune Louis eut la
dangereuse fatuité de faire peindre ses maîtresses.
Nous connaissons assez mal les femmes de ce temps-
là. J'en vois trois pourtant qui de près ou de loin
tinrent au duc d'Orléans. Toutes trois, de père ou de
mère, étaient Italiennes. De l'Italie partait déjà le
premier souffle de la Renaissance; le Nord, réchauffé
de ce vent parfumé du Sud, crut sentir, comme dit le
poète, « une odeur de Paradis2 ».
De ces Italiennes, l'une fut la femme du duc d'Or-
1. L'éducation d'un jeune chevalier par les femmes est l'invariable sujet
des romans ou histoires romanesques du quinzième siècle. App. 57.
2, Quan la doss aura venta
Deves vostre pais,
M'es veiaire que senta
Odor de Paradis.
« Quand le doux zéphyr souffle de votre pays, ô ma Dame, il me semble
que je sens une odeur de Paradis. » (Bernard de Ventadour.)
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 81
léans, Valentkia Visconti, sa femme, sa triste veuve,
et elle mourut de sa mort. L'autre, Isabeau de Bavière
(Visconti du côté maternel) fut sa belle-sœur, son
amie, peut-être davantage. La troisième, dans un rang
bien modeste, la chaste, la savante Christine1, n'eut
avec lui d'autre rapport que les encouragements qu'il
donna à son aimable génie"2.
L'Italie, la Renaissance, l'art, l'irruption de la fan-
taisie, il y avait dans tout cela de quoi séduire et cle
quoi blesser. Ce jour du seizième siècle, qui éclatait
brusquement dès la fin du quatorzième, dut effarou-
cher les ténèbres. L'art n'était-il pas une coupable
contrefaçon de la nature? Celle-ci n'a-t-elle pas assez
de danger, assez de séduction, sans qu'une diabolique
adresse la reproduise encore pour la perdition des
âmes? Cette perfide Italie, la terre des poisons et des
maléfices, n'est-ce pas aussi le pays de ces miracles
du Diable ?
C'étaient là les propos du peuple, ce qu'il disait
tout haut. Joignez-y le silence haineux des scolasti-
ques, qui voyaient bien que peu à peu il leur fallait
céder la place. Derrière, appuyaient la foule des esprits
secs et étroits, qui demandent toujours : A quoi bon?.. .
A quoi bon un tableau du Giotto, une miniature du
beau Froissart, une ballade de Christine?
De tels esprits sont toujours un grand peuple. Mais
alors ils avaient pour eux un grave et puissant auxi-
1. Christine de Pisan semble avoir commencé la suite des femmes de
lettres, pauvres et laborieuses, qui ont nourri leur famille du produit de leur
plume. App. 58. — 2. App. 59.
T. IV. 6
82 HISTOIRE DE FRANCE
liaire, la pauvreté publique, qui ne voyait dans les
dépenses d'art et de luxe qu'une coupable prodigalité.
A ces mécontentements, à ces malveillances, à ces
haines publiques ou secrètes, il fallait un envieux
pour chef. La nature semblait avoir fait le duc de
Bourgogne Jean-sans-Peur tout exprès pour haïr le
duc d'Orléans. Il avait peu d'avantages physiques, peu
d'apparence, peu de taille, peu de facilité 1. Son silence
habituel couvrait un caractère violent. Héritier d'une
grande puissance, il tenta de grandes choses et échoua
d'autant plus tristement. Sa captivité de Nicopolis
coûta gros au royaume. Nourri d'amertume et d'envie,
il souffrait cruellement de voir en face cette heureuse
et brillante figure qui devait toujours l'éclipser. Avant
que leur rivalité éclatât, avant que de secrets outrages
eussent engendré en eux de nouvelles haines, il sem-
blait être déjà le Gain prédestiné de cet Abel.
L'équité nous oblige de faire remarquer avant tout
que l'histoire de ce temps n'a guère été écrite que par
les ennemis du duc d'Orléans. Gela doit nous mettre
en défiance. Ceux qui le tuèrent en sa personne, ont
dû faire ce qu'il fallait pour le tuer aussi dans l'his-
toire.
Monstrelet est sujet et serviteur de la maison de
Bourgogne'2. Le Bourgeois de Paris est un bourgui-
1. Le Religieux de Saint-Denis ajoute toutefois que, quoiqu'il parlât peu,
il avait de l'esprit; ses yeux étaient intelligents. 11 en existe un portrait fort
ancien au musée de Versailles et au château d'Eu. Il est en prières, déjà
vieux, les chaires molles, l'air bonasse et vulgaire. Christine l'appelle en 1404 :
« Prince de toute bonté, salvable, juste, saige, bénigne, douls et de toute
bonne meurs. » — 2. App. 60.
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 83
gnon furieux. Paris était généralement hostile au duc
d'Orléans, et cela pour un motif facile à comprendre :
le duc d'Orléans demandait sans cesse de l'argent ; le
duc de Bourgogne défendait de payer.
Cette rancune de Paris n'a pas été sans influence
sur le plus impartial des historiens de ce temps, sur
le Religieux de Saint-Denis. Il n'a pu se défendre de
reproduire la clameur de cette grande ville voisine. Le
moine a pu céder aussi à celle du clergé, que le duc
d'Orléans essayait indirectement de soumettre à
l'impôt1.
Il ne faut pas oublier que le duc d'Orléans, ne pos-
sédant rien, ou presque rien, hors du royaume, tirait
toutes ses ressources de la France, de Paris surtout. Le
duc de Bourgogne au contraire était, tout à la fois, un
prince français et étranger ; il avait des possessions et
dans le royaume et dans l'Empire ; il recevait beau-
coup d'argent de la Flandre, et demandait plutôt des
gens d'armes à la Bourgogne 2.
Remontons à la fondation cle cette maison de Bour-
gogne. Nos rois ayant presque détruit le seul pouvoir
militaire qui se trouvât en France, la féodalité, essayè-
rent, au treizième et au quatorzième siècle, d'une
féodalité artificielle ; ils placèrent les grands fiefs dans
la main des princes leurs parents. Charles Y fit un
grand établissement féodal. Tandis que son frère aîné,
gouverneur du Languedoc, regardait vers la Provence
et l'Italie, il donna la Bourgogne en apanage à son
1. Yoy. 1402 et les projets du parti d'Orléans, 1411.
2. Au témoignage de Charles-le-Téméraire. (Gachard.)
84 HISTOIRE DE FRANCE
plus jeune frère, de manière à agir vers l'Empire et
les Pays-Bas. Il fit pour ce dernier l'immense sacrifice
de rendre aux Flamands Lille et Douai, la Flandre
française1, la barrière du royaume au nord, pour que
ce frère épousât leur future souveraine, l'héritière des
comtés de Flandre, d'Artois, de Rethel, de Nevers et
de la Franche-Comté. Il espérait que dans cette
alliance la France absorberait la Flandre, que les
peuples étant réunis sous une même domination, les
intérêts se confondraient peu à peu. Il n'en fut pas
ainsi. La distinction resta profonde, les mœurs diffé-
rentes, la barrière des langues immuable ; la langue
française et wallone ne gagna pas un pouce de ter-
rain sur le flamand 2. La riche Flandre ne devint pas
un accessoire de la pauvre Bourgogne 3. Ce fut tout le
contraire : l'intérêt flamand emporta la balance. Quel
intérêt? un intérêt hostile à la France, l'alliance com-
merciale de l'Angleterre, commerciale d'abord, puis
politique.
Nous avons dit ailleurs comment la Flandre et l'An-
gleterre étaient liées depuis longtemps. S'il y avait
mariage politique entre les princes cle la France et de
la Flandre, il y avait toujours eu mariage commercial
entre les peuples de la Flandre et de l'Angleterre.
Edouard III ne put faire son fils comte de Flandre;
Charles Y fut plus heureux pour son frère. Mais ce
frère, tout Français qu'il était, ne se fît accepter des
1. App. 61. — 2. App. 62.
3. a Mon pays de Bourgoigne n'a point d'argent; il sent la France. » Mot
de Charles-lc-Téméraire. (Gachard.)
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 85
Flamands qu'en se résignant aux relations indis-
pensables de la Flandre et de l'Angleterre. Ces rela-
tions faisaient la richesse du pays, celle du prince.
Toutefois, les Anglais qui depuis Edouard III avaient
attiré beaucoup de drapiers de la Flandre1, n'avaient
plus tant de ménagements à garder avec les Flamands;
ils pillaient souvent leurs marchands, et secondaient
les bannis de Flandre dans leurs pirateries. Le fameux
Pierre Dubois, l'un des chefs de la révolution de
Flandre en 1382, se fît pirate, et fut la terreur du
détroit. En 1387, il enleva la flotte flamande qui
chaque année allait à La Rochelle acheter nos vins du
Midi 2. La Flandre et le comte de Flandre étaient
ruinés par ces pirateries, si ce comte ne devenait ou
le maître ou l'allié de l'Angleterre. Ayant essayé en
vain de s'en rendre maître (1386), il fallait qu'il en fût
l'allié, qu'il y fit, s'il pouvait, un roi qui garantît cette
alliance. Il y parvint en 1399, contre l'intérêt de la
France.
Cette puissance de Bourgogne, ainsi partagée entre
l'intérêt français et étranger, n'allait pas moins s'éten-
dant et s'agrandissant. Philippe-le-Hardi compléta ses
Bourgognes en achetant le Charolais (1390), ses Pays-
Bas en faisant épouser à son fils l'héritière de Hai-
naut et de Hollande (1385) . Le souverain de la Flandre,
jusque-là serré entre la Hollande et le Hainaut, allait
saisir ainsi deux grands postes, par la Hollande des
ports sur l'Océan, c'était comme des fenêtres ouvertes
1. Voy. au tome III, livre VI, chap. i, les étranges promesses par lesquelles
les Anglais s'efforçaient de les attirer... — 2. App. 63.
86 HISTOIRE DE FRANCE
sur l'Angleterre; par le Hainaut des places fortes,
Mons et Valenciennes, les portes de la France.
Voilà une grande et formidable puissance, formi-
dable par son étendue et par la richesse de ses posses-
sions, mais bien plus encore par sa position, par ses
relations, touchant à tout, ayant prise sur tout. Il n'y
avait rien en France à opposer à une telle force. La
maison d'Anjou avait fondu en quelque sorte, dans ses
vaines tentatives sur l'Italie. Le duc de Berri, lors
même qu'il était gouverneur du Languedoc, n'y était
pas sérieusement établi; il n'était que le roi de
Bourges. Le duc d'Orléans, frère du roi, s'était fait
donner successivement l'apanage d'Orléans, puis une
bonne part du Périgord et de l'Angoumois, puis les
comtés de Valois, Blois et Beaumont, puis encore celui
de Dreux. Il avait, par sa femme, une position dans
les Alpes, Asti. C'étaient certes de grands établisse-
ments, mais dispersés; ce n'était pas une grande
puissance. Tout cela ne faisait point masse en pré-
sence de cette masse énorme et toujours grossissante
des possessions du duc de Bourgogne.
Philippe-le-Hardi avait eu, à son grand profit, la
part principale à l'administration du royaume sous la
minorité de Charles VI, et bien au delà, jusqu'à ce
qu'il eut vingt et un ans. Il l'avait perdue quelque
temps, pendant le gouvernement des Marmousets,
La Rivière, Clisson, Montaigu. La folie de Charles VI
fut comme une nouvelle minorité ; cependant il deve-
nait impossible de ne pas donner part, dans le gou-
vernement, au duc d'Orléans, frère du roi, qui en
LE DUC D'ORLEANS, LE DUC DE BOURGOGNE 87
1401 avait trente ans. Ce prince, héritier probable du
roi malade et de ses enfants maladifs, avait apparem-
ment autant d'intérêt au bien du royaume que le duc
de Bourgogne, qui, s'étenclant toujours vers l'Empire
et les Pays-Bas, devenait de plus en plus un prince
étranger. Toutefois, les légèretés du duc d'Orléans, ses
passions, ses imprudences, lui faisaient tort ; la viva-
cité même de son esprit, ses qualités brillantes, met-
taient en défiance. Son oncle, déjà âgé, solide sans
éclat (comme il faut pour foncier), rassurait davantage.
D'ailleurs, il était riche hors du royaume ; on pensait
que le maître de la riche Flandre prendrait moins
d'argent en France.
Ce fut un moment décisif, entre l'oncle et le neveu,
que celui de la révolution d'Angleterre, en 1399. Tous
deux avaient caressé le dangereux Lancastre, pendant
son séjour au château de Bicêtre. Le duc d'Orléans en
fit son frère d'armes, et se crut sûr cle lui. Mais Lan-
castre, avec beaucoup de sens, préféra l'alliance du
duc de Bourgogne, comte cle Flandre. Celui-ci montra
dans cette circonstance une extrême prudence. Il en
avait besoin. Richard avait épousé sa petite-nièce, il
était gendre du roi cle France, et notre allié. Le duc de
Bourgogne se serait perdu clans le royaume, s'il avait
ostensiblement concouru à une révolution qui nous
était si préjudiciable. Il ne laissa pas passer Lancastre
par ses états ; il donna même ordre clé l'arrêter à Bou-
logne, où il ne devait point aller. Lancastre fît le tour
par la .Bretagne, dont le duc était ami et allié du duc
cle Bourgogne ; ils lui donnèrent pour l'accompagner
88 HISTOIRE DE FRANCE
quelques gens d'armes, et leur homme, Pierre de
Graon1, l'assassin de Glisson, l'ennemi mortel du duc
d'Orléans. C'étaient de faibles moyens, mais ce qu'ils
y joignirent d'argent, on ne peut le deviner. Or, c'était
surtout d'argent que Lancastre avait besoin; les
hommes ne manquaient pas en Angleterre pour en
recevoir.
Ce ne fut pas tout. Le duc de Bretagne étant mort
peu après, sa veuve, qui avait vu Lancastre à son pas-
sage, déclara qu'elle voulait l'épouser. Cette veuve
était la fille du terrible ennemi de nos rois, de
Charles-le-Mauvais. Rien n'était plus dangereux que
ce mariage. Le duc de Bourgogne en détourna la
veuve, comme il devait; mais il eut le bonheur de
ne pas être écouté; le mariage se fit au grand profit
du duc de Bourgogne, qui, malgré le duc d'Orléans,
malgré le vieux Glisson, vint prendre la garde du jeune
duc de Bretagne et de la Bretagne, et bâtit à Nantes
même sa tour de Bourgogne 2.
Ainsi se formait autour du royaume un vaste cercle
d'alliances suspectes. Le maître de la Franche-Comté,
de la Bourgogne et des Pays-Bas se trouvait aussi
maître de la Bretagne, ami du nouveau roi d'Angle-
1. La misère força peut-être Craon à cet acte monstrueux d'ingratitude.
11 avait dû la grâce de son premier crime aux prières de la jeune Isabelle
de France, épouse de Richard II. Voy. App. 34.
2. De plus, il emmena avec lui le duc et ses deux frères. — Lorsque le
jeune duc de Rrctagne retourna chez lui, on lui donna, non seulement le
comté d'Évreux, mais la ville royale de Saint-Malo, l'un des plus précieux
fleurons de la couronne de France. Il n'en resta pas moins à moitié Anglais;
son frère Arthur tenait le comté de Richcmont du roi d'Angleterre.
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 89
terre et du roi de Navarre. La maison de Lancastre
s'était alliée, en Gastille, à la maison bâtarde de Trans-
tamare, comme celle de Bourgogne s'unit plus tard à
la maison non moins bâtarde de Portugal. Bourgogne,
Bretagne, Navarre, Lancastre, toutes les branches
cadettes se trouvaient ainsi liées entre elles, et avec
les branches bâtardes du Portugal et de la Gastille.
Contre cette conjuration de la politique, le duc
d'Orléans se porta pour champion du vieux droit. Il
prit cette cause en main dans toute la chrétienté, se
déclarant pour Wenceslas contre Robert, pour le pape
contre l'Université, pour la jeune veuve de Richard
contre Henri IV. Après avoir provoqué un duel de
sept Français contre sept Anglais, il jeta le gant à
son ancien frère d'armes, pour venger la mort de
Richard II1. Il lui reprochait de plus d'avoir manqué,
dans la personne cle la veuve, Isabelle de France, à
tout ce qu'un homme noble devait « aux dames veuves
et pucelles2 ». Il lui demandait un rendez-vous aux
frontières, où ils pourraient combattre chacun à la tête
de cent chevaliers.
Lancastre répondit, avec la morgue anglaise, qu'il
n'avait vu nulle part que ses prédécesseurs eussent
été ainsi défiés par gens de moindre état; ajoutant,
clans le langage hypocrite du parti ecclésiastique qui
l'avait mis sur le trône, que ce qu'un prince fait,
« il le doit faire à l'honneur cle Dieu, et comme
profit cle toute chrestienté ou cle son royaume, et
1 App. 64. — 2. Monstrelet.
90 HISTOIRE DE FRANCE
non pas pour vaine gloire ni pour nulle convoitise
temporelle1 ».
Henri IV avait de bonnes raisons pour refuser le
combat ; il avait bien autre chose à faire chez lui ; il
ne voyait qu'ennemis autour de lui ; ce trône tout
nouveau branlait. Le duc de Bourgogne lui rendit le
service de faire continuer la trêve avec la France.
Ces affaires d'Angleterre et de Bretagne sont déjà
une guerre indirecte entre les ducs d'Orléans et de
Bourgogne. La guerre va devenir directe, acharnée.
Le neveu essaye d'attaquer l'oncle clans les Pays-Bas ;
l'oncle attaque et ruine le neveu en France, à Paris.
Le duc d'Orléans, battu par son habile rival dans
l'affaire de Bretagne, fît une chose grave contre lui ;
si grave que la maison de Bourgogne dut vouloir dès
lors sa ruine. Il se fît un établissement au milieu des
possessions de cette maison, parmi les petils états
qu'elle avait ou qu'elle convoitait ; il acheta le
Luxembourg, se logeant comme une épine au cœur
du Bourguignon, entre lui et l'Empire, à la porte de
Liège, de manière à donner courage aux petits princes
du pays, par exemple au duc de Gueldre. Le duc
d'Orléans paya ce duc pour faire ce qu'il avait tou-
jours fait, pour piller les Pays-Bas.
Louis d'Orléans ayant engagé ce condottiere au
service du roi, il l'amène à Paris avec ses bandes;
1. Monstrelet. — Quant à Isabelle de France, il récriminait d'une manière
toute satirique : « Plût à Dieu que vous n'eussiez fait rigueur, cruauté ni
vilenie envers nulle dame ni damoisellc, non plus qu'avons fait envers elle;
nous croyons que vous en vaudriez mieux. »
LE DUC D'ORLEANS, LE DUC DE BOURGOGNE 91
et, d'autre part, il fait venir des Gallois des garnisons
de Guyenne. Le duc de Bourgogne y accourt ; l'évêque
de Liège lui amène du renfort ; une foule d'aven-
turiers du Hainaut, de Brabant, de l'Allemagne,
arrivent à la file. Le duc d'Orléans, de son côté, se
fortifie des Bretons de Glisson, d'Écossais, de Nor-
mands. Paris se mourait de peur. Mais il n'y eut rien
encore ; les deux rivaux se mesurèrent, se virent en
force, et se laissèrent réconcilier.
Le duc de Bourgogne n'avait pas besoin d'une
bataille pour perdre son neveu ; il n'y avait qu'à le
laisser faire : il avait pris un rôle impopulaire qui le
menait à sa ruine. Le duc d'Orléans voulait la guerre,
demandait de l'argent au peuple, au clergé même.
Le duc de Bourgogne voulait la paix (le commerce
flamand y avait intérêt) ; riche d'ailleurs, il se popula-
risait ici par un moyen facile, il défendait de payer
les taxes. Si l'on en croyait une tradition conservée
par Meyer, historien flamand, ordinairement très
partial pour la maison de Bourgogne, les princes de
cette maison, ulcérés par les tentatives galantes du
duc d'Orléans sur la femme du jeune duc de Bour-
gogne, auraient organisé contre leur ennemi un
vaste système d'attaques souterraines, le représen-
tant partout au peuple comme l'unique auteur des
taxes sous le poids desquelles il gémissait, le dési-
gnant à la haine publique, préparant longuement,
patiemment l'assassinat par la calomnie1.
1. App. 65.
92 HISTOIRE DE FRANCE
Il n'y aurait eu pour le duc d'Orléans qu'un moyen
de sortir de cette impopularité, une guerre glorieuse
contre l'Anglais. Mais pour cela il fallait de l'argent.
L'Église en avait. Le duc d'Orléans fit ordonner un
emprunt général, dont les gens d'Eglise ne seraient
point exempts. Mais le duc de Bourgogne se mit du
côté du clergé, et l'encouragea à refuser l'emprunt.
Une ordonnance de taxe générale fut de même inutile.
Le duc de Bourgogne déclara que l'ordonnance men-
tait, en se disant consentie par les princes, que ni lui
ni le duc de Berri n'y avaient consenti ; que si les
coffres du roi étaient vides, ce n'était pas du sang des
peuples qu'il fallait les remplir; qu'il fallait faire
regorger les sangsues ; que pour lui, il voulait bien
qu'on sût que s'il eût autorisé cette nouvelle exaction,
il aurait emboursé deux cent mille écus pour sa part.
Qu'on juge si de telles paroles étaient bien reçues
du peuple. Le duc de Bourgogne eut tout le monde
pour lui. On l'appela, on le mit à l'œuvre, et alors
il ne fut pas médiocrement embarrassé. Après avoir
tant déclamé contre les taxes, il n'en pouvait guère
lever lui-même. Il lui fallut avoir recours à un étrange
expédient. Il envoya dans toutes les villes du royaume
des commissaires du parlement pour examiner les
contrats entre particuliers et frapper d'amendes arbi-
traires ceux qu'ils trouveraient usuraires ou fraudu-
leux1. Tous ceux « qui auraient vendu trop cher de
moitié » devaient être punis. Cette absurde et impra-
I. A pp. 66.
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 93
ticable inquisition ne produisit pas grand 'chose.
Le duc d'Orléans reprit son influence. Il s'était
étroitement lié avec le pape Benoît XIII ; ce pape
ayant enfin échappé aux troupes qui l'assiégeaient
dans Avignon, le duc surprit au roi une ordonnance
qui restituait au pape l'obédience du royaume ;
l'Université en rugit. D'autre part, le duc, s'étant
lié étroitement avec sa belle-sœur Isabeau, la fit
entrer dans le conseil, et s'y trouva prépondérant.
Il parut ainsi maître et de l'Église et de l'État, c'est-à-
dire que dès lors tout ce qui se fit d'impopulaire
retomba sur lui.
Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que le parti
d'Orléans ne fût le seul qui agît pour la France et
contre l'Anglais, qui sentît qu'on devait profiter de
l'agitation de ce pays *, qui tentât des expéditions. Je
vois en 1403 les Bretons de ce parti mettre une flotte
en mer et battre les Anglais2. Plus tard des secours
sont envoyés aux chefs gallois, avec lesquels le roi
fait alliance3. Je vois l'homme du duc d'Orléans, le
connétable d'Albret, faire une guerre heureuse en
Guyenne4. On envoie en Castille pour demander
les secours d'une flotte contre les Anglais. Une
transaction utile leur ferme la Normandie ; on tire
Cherbourg et Évreux des mains suspectes du roi de
Navarre, en le dédommageant ailleurs.
1. C'était le temps de la révolte des Percy.
2. C'étaient les Bretons de Clisson, conduits par Guillaume Duchâtel.
3. Rymer. — 4. Le comte de Clermont, très jeune encore, était le chef
nominal de cette armée.
94 HISTOIRE DE FRANCE
En 1404, tout le royaume souffrant des courses
des Anglais, un grand armement fut ordonné, une
lourde taxe. Tout l'argent fut placé dans une tour du
palais, pour n'en sortir que du consentement des
princes. Le duc d'Orléans n'attendit pas ce consen-
tement ; il vint la nuit forcer la tour et en tira
l'argent1. C'était un acte violent, injustifiable, une
sorte de vol. Toutefois, quand on songe que le duc
de Bourgogne venait d'abandonner le comte de Saint-
Pol aux vengeances de l'Anglais 2, quand on songe
que le duc de Berri avait fait manquer l'invasion
de 1386, et qu'il empêcha encore le roi de combattre
en 1415, on comprend que jamais ces princes n'au-
raient employé cet argent contre les ennemis du
royaume.
L'armement se fit à Brest, une flotte fut préparée.
Elle devait être conduite dans le pays de Galles par
le comte de La Marche, prince de la maison de Bour-
bon, qui était agréable aux deux partis. Mais ce
prince fît ce que le duc de Berri avait fait autrefois.
Il s'obstina à ne bouger de Paris ; il y resta d'août en
novembre pour les fêtes d'un double mariage entre
les princes de la maison de Bourgogne et les enfants
du roi. On allégua que le vent était contraire. Et en
effet, on voit bien qu'il soufflait d'Angleterre ; les
Anglais étaient instruits de tout par des traîtres ; ils
avaient ici des agents à qui ils payaient pension ; ils
1. Le Religieux dit qu'il s'était muni d'un ordre du roi.
2. Le comte de Saint-Pol avait pris les armes pour les intérêts de sa fille,
belle-fille du duc de Rourgognc.
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 95
pensionnaient entre autres le capitaine de Paris1. Le
nouveau duc de Bourgogne, Jean-sans-Peur, avait
d'ailleurs intérêt à ne pas commencer par déplaire
aux Flamands en leur fermant l'Angleterre. Il conclut
au contraire une trêve marchande avec les Anglais2.
L'habile et heureux fondateur de la maison cle
Bourgogne était mort au milieu de la crise (1404),
au moment où il venait encore de mettre un de ses
fils en possession du Brabant. Il avait recueilli tous
les fruits de sa politique égoïste 3 ; il s'était cons-
tamment servi des ressources de la France, de ses
armées, de son argent, et avec cela il mourut popu-
laire, laissant à son fils, Jean-sans-Peur, un grand
parti dans le royaume.
Philippe-le-Hardi était, dans son intérieur, un
homme rangé et régulier; il n'eut d'autre femme que
sa femme, la riche et puissante héritière des Flandres
et de tant de provinces, et qui lui aidait à les main-
tenir. Il fut toujours bien avec le clergé ; il le
défendait volontiers au conseil du roi ; du reste,
donnant peu aux églises.
On ne lui reproche aucun acte violent. Eut-il
connaissance de l'assassinat' de Glisson et cle l'em-
poisonnement cle l'évêque de Laon? La chose est
possible, mais encore moins prouvée.
Ce politique mettait dans toute chose un faste
royal, qu'on pouvait prendre pour de la prodigalité, et
qui sans doute était un moyen. Le culte était célébré
1. App. 67. — 2. App. 68. — 3. App. 69.
96 HISTOIRE DE FRANCE
dans sa maison avec plus de pompe que chez aucun
roi ; la musique surtout nombreuse, excellente. Dans
les occasions publiques, clans les fêtes, il tenait à
éblouir et jetait l'argent. Lorsqu'il alla recevoir, à
Lélinghen, Isabelle de France, veuve de Richard II,
qu'Henri IV renvoyait, il déploya un luxe incroyable,
inconvenant dans une si triste circonstance; mais il
voulait sans doute imposer à ses amis les Anglais.
Au reste, il ne lui en coûta rien, il profita de cette
dépense pour se donner, au nom du roi de France,
une énorme pension de trente-six mille livres. Il en
fut de même au mariage de son second fils ; il donna
à tous les seigneurs des Pays-Bas qui y assistaient,
des robes de velours vert et de satin blanc, et leur
distribua pour dix mille écus de pierreries ; il avait
pourvu d'avance à ces dépenses en se faisant assi-
gner, sur le trésor de France, une somme de cent
quarante mille francs.
La rançon de son fils, loin de lui coûter, fut pour
lui une occasion de lever des sommes énormes. Indé-
pendamment de tout ce qu'il tira de la Bourgogne,
de la Flandre, etc., il s'assigna, au nom du roi, quatre-
vingt mille livres. Nous voyons le même fils, à peine
de retour, tirer encore, l'année suivante, douze mille
livres de Charles VI1. Cette maison si riche ne
méprisait pas les plus petits gains.
Le duc de Bourgogne n'aimait pas à payer. Ses
trésoriers n'acquittaient rien, pas même les dépenses
1. D. Plancher.
LE DUC D'ORLEANS, LE DUC DE BOURGOCNE 97
journalières de sa maison1. Quoiqu'il laissât à sa
mort une masse énorme, inestimable, de meubles, de
joyaux, d'objets précieux, il y avait lieu de craindre
qu'ils ne suffissent point à payer tant de créanciers.
Plutôt que de toucher aux immeubles, la veuve se
décida à renoncer à la succession des biens mobiliers.
Ce n'était pas chose simple, au moyen âge, que
cession et renonciation. Le débiteur insolvable faisait
triste figure ; il devait se dégrader lui-même de cheva-
lerie en s'ôtant le ceinturon. Dans certaines villes, il
fallait que, par-devant le juge et sous les huées de-
là foule, « il frappât du cul sur la pierre2 ». La
cession du débiteur était honteuse. La renonciation
de la veuve était odieuse et cruelle. Elle venait déposer
les clefs sur le corps du défunt, comme pour lui dire
qu'elle lui rendait sa maison, renonçant à la commu-
nauté, et n'ayant plus rien à voir avec lui ; elle
reniait son mariage 3. Il n'y avait guère de pauvre
femme qui se décidât à boire une telle honte, à briser
ainsi son cœur... Elles donnaient plutôt leur dernière
chemise.
La duchesse de Bourgogne ne recula pas. Cette
femme d'une audace virile accomplit bravement la
1. Le Religieux. — 2. App. 70.
3. La renonciation de la veuve n'est pas en effet sans analogie avec le
reniement du mariage, par lequel la loi de Castille permettait à la femme
noble qui avait épousé un roturier de reprendre sa noblesse à la mort de son
mari. Il fallait qu'elle allât à l'église avec une hallebarde sur l'épanje ; là elle
touchait de la pointe la fosse du défunt et elle lui disait : « Vilain, garde ta
vilainie, que je puisse reprendre ma noblesse. » (Note communiquée par
M. Rossew-Saint-Hilaire.) App. 71.
T. IV. 7
98 HISTOIRE DE FRANCE
cérémonie1. Elle descendait, comme Charles -le -Mau-
vais, de cette violente Espagnole Jeanne de Navarre
et de Philippe-le-Bel2. La petite-fille de Jeanne, Mar-
guerite, avait fondé avec non moins de violence la
maison de Bourgogne. On dit que, voyant son fils le
comte de Flandre hésiter à accepter pour gendre Phi-
lippe- le -Hardi, elle lui montra sa mamelle, et lui
dit que, s'il ne consentait, elle trancherait le sein qui
l'avait nourri. Ce mariage, comme nous l'avons vu, mit
tout un empire dans les mains de la maison de Bour-
gogne. La seconde Marguerite, petite-fille cle l'autre,
femme de Philippe-le-Hardi, digne mère de Jean-sans-
Peur, aima mieux faire cette banqueroute solennelle
que de diminuer d'un pouce de terre les possessions
de sa maison. Elle connaissait son temps, cet âge de
fer et de plomb. Ses fils n'y perdirent rien, ils n'en
furent pas moins honorés ni moins populaires. Une
telle audace fit peur; on sut ce qu'on avait à craindre
de ces princes.
La mort de Philippe-le-Hardi semblait laisser le
duc d'Orléans maître du conseil. Il en profita pour
se faire donner des places qui couvraient Paris au
nord, Gouci, Ham, Soissons. Avec la Fère, Ghâlons,
Château-Thierry, Orléans et Dreux, il possédait ainsi
une ceinture de places autour de Paris. Le duc de
Bourgogne avait pris, il est vrai, au Midi le poste
important d'Étampes3.
1. « Et de ce demanda instrument à un notaire public, qui estoit là présent. »
(Monslrelet.) App. 72. — 2. Voy. tome III.
3. Il se l'était fait céder en 1400 par le duc de Berri.
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE <J9
Le duc d'Orléans obtint de son pape une défense au
nouveau duc de Bourgogne de se mêler des affaires du
royaume1. Pour que cette défense signifiât quelque
chose, il fallait être le plus fort. Il ne put empêcher
Jean-sans-Peur d'entrer au conseil , et non seulement
lui, mais trois autres qui n'étaient qu'un avec lui, ses
frères, les ducs de Limbourg et de Nevers, et son
cousin le duc de Bretagne. Jean-sans-Peur, suivant la
politique de son père , commença par se déclarer
contre la taille que faisait ordonner le duc d'Orléans
pour la continuation de la guerre , déclarant qu'il
empêcherait ses sujets de la payer. Paris, encouragé,
n'avait pas envie de payer non plus. En vain, les
crieurs qui proclamaient la taxe annonçaient en
même temps que celle de l'année dernière avait été
bien employée, qu'on avait repris plusieurs places
du Limousin. Le peuple de Paris ne se souciait du
Limousin ni du royaume; il ne paya point. Les pri-
sons se remplirent, les places se couvrirent de meu-
bles à l'encan. L'exaspération était telle qu'il fallut
défendre, à son de trompe, de porter ni épée ni cou-
teau 2.
Tout porte à croire que les impôts n'étaient pas
excessifs, quoi qu'en disent les contemporains. La
France était redevenue riche par la paix; la main-
d'œuvre était à haut prix dans les villes. Le fisc
levait plus facilement six francs par feu qu'il n'aurait
levé un franc cinquante ans auparavant3. Mais cet
1. Meyer. — 2. Le Religieux. — 3. App. 73.
• 10 HISTOIRE DE FRANCE
urgent était levé avec une violence, une précipitation,
une inégalité capricieuses, plus funestes que l'impôt
même.
Que le peuple eût ou n'eût pas d'argent, il n'en
voulait pas donner. On lui disait que la reine faisait
passer en Allemagne tout ce que le duc d'Orléans ne
gaspillait pas. On avait, disait-on, arrêté à Metz six
charges d'or que la Bavaroise envoyait chez elle1. Les
esprits les plus sages accueillaient ces bruits ; le grave
historien du temps croit que la taxe précédente avait
fourni la somme monstrueuse de huit cent mille écus
d'or2, et que le duc et la reine avaient tout mangé.
Pour juger ces assertions, pour apprécier l'ignorance
et la malveillance avec laquelle on raisonnait des
ressources du royaume, il faut voir le beau plan que
le parti du duc de Bourgogne proposait pour la
réforme des finances. « Il y a, disait-on, dans le
royaume dix-sept cent mille villes, bourgs et villages;
ôtons-en sept cent mille qui sont ruinés; qu'on impose
les autres à vingt écus seulement par an, cela fera
vingt millions d'écus ; en payant bien les troupes, la
maison du roi, les collecteurs et receveurs, en réser-
vant même quelque chose pour réparer les forte-
resses, il restera trois millions dans les coffres du
roi3. » Ce calcul de dix-sept cent mille clochers est
justement celui sur lequel s'appuie le facétieux rec-
teur de la Satire Ménippée.
Rien ne servit mieux le parti bourguignon que le
1, App.lï. — 2. App. 75. — 3. Le Religieux.
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 101
sermon d'un moine augustin contre la reine et le duc.
La reine pourtant était présente. Le saint homme ne
parla qu'avec plus de violence, et probablement sans
bien savoir qui il servait par cette violence. Il n'y
a pas de meilleur instrument pour les factions que
ces fanatiques qui frappent en conscience. Dans sa
harangue, il attaquait pêle-mêle les prodigalités de la
cour, les abus, les nouveautés en général, la danse,
les modes, les franges, les grandes manches1. Il dit,
en face de la reine, que sa cour était le domicile de
dame Vénus, etc.2.
On en parla au roi, qui, loin de se fâcher, voulut aussi
l'entendre. Devant le roi, il en dit encore plus : que
les tailles n'avaient servi à rien ; que le roi même était
vêtu du sang et des larmes du peuple; que le duc
(il ne le désignait pas autrement) était maudit, et que,
sans doute, Dieu ferait passer le royaume dans une
main étrangère 3.
Le duc d'Orléans, si violemment attaqué, n'essayait
point de regagner les esprits. On l'accusait de prodi-
galité; il n'en fut que plus prodigue; il y avait trop
peu d'argent pour la guerre, il y en avait assez pour
les fêtes, les amusements. Éloigné si longtemps du
gouvernement par ses oncles, sous prétexte de jeunesse,
il restait jeune en effet; il avait passé la trentaine, et
1. « Loricatis, fimbriatis et manicatis vestibus. » (Religieux.)
2. « Domina Venus. » (Idem.) — Cet Augustin, qui prêcha contre le duc
d'Orléans, lui avait dédié un livre qui, peut-être, n'avait pas été assez
payé.
3. « Te induere de substantia, lacrimis et geniitibus miserrimae plebis. )
(Idem.)
102 HISTOIRE DE FRANCE
n'en était que plus ardent dans ses folles passions.
A cet âge d'action, l'homme que les circonstances
empêchent d'agir, se retourne avec violence vers la
jeunesse qui s'en va, vers les caprices d'un autre âge;
mais il y porte une fantaisie tout autrement difficile,
insatiable; tout y passe, rien n'y suffit; le plaisir
d'abord, mais c'est bientôt fini; puis, dans le plaisir,
l'aigre saveur du péché secret ; puis le secret
dédaigné, les jouissances insolentes du bruit, du
scandale.
La petite reine de Charles VI n'était pas ce qu'il lui
fallait; il n'aimait que les grandes dames, c'est-à-
dire les aventures, les enlèvements, les folles tra-
gédies de l'amour. Il prit ainsi chez lui la dame de
Canny, et il la garda, au vu et au su de tout le
monde, jusqu'à ce qu'il en eut un fils. Ce fut le
fameux Dunois.
Fut-il l'amant des deux Bavaroises, de Marguerite,
femme de Jean -sans -Peur, et de la reine Isabeau,
propre femme de son frère, la chose n'est pas impro-
bable. Ce qui est sûr, c'est qu'il semblait fort uni
avec îsabeau au conseil et dans les affaires ; une si
étroite alliance d'un jeune homme trop galant avec
une jeune femme qui se trouvait comme veuve
du vivant de son mari , n'était rien moins qu'édi-
fiante.
Maître de la reine, il semblait vouloir l'être du
royaume. Il profita d'une rechute de son frère pour
se faire donner par lui le gouvernement de la Nor-
mandie. Cette province, la plus riche de toutes, avait
LE DUC D'ORLEANS, LE DUC DE BOURG OONE 103
été convoitée par le feu duc de Bourgogne. Le duc
d'Orléans, qui ne pouvait plus tirer d'argent de Paris,
eût trouvé là d'autres ressources. C'était aussi des
ports de Normandie qu'il eût pu le mieux diriger
contre l'Angleterre, les capitaines de son parti. L'ex-
pédition du comte de La Marche, préparée à Brest,
n'avait abouti à rien; elle eût peut-être réussi en
partant cl'Honfleur ou de Dieppe. Les Normands,
sans doute encouragés sous main par le parti de
Bourgogne, reçurent fort mal leur nouveau gouver-
neur; il essaya en vain de désarmer Rouen1. Il y
avait une grande imprudence à irriter ainsi cette puis-
sante commune. Les capitaines clés villes et forte-
resses gardèrent leurs places, contre lui, jusqu'à
nouvel ordre du roi.
Cette tentative du duc d'Orléans sur la Normandie
excita de grandes défiances contre lui dans l'esprit de
Charles VI, lorsqu'il eut une lueur de bon sens. On
s'adressa aussi à son orgueil. On lui apprit dans quel
honteux abandon sa femme et son frère le laissaient2;
on lui dit que ses serviteurs n'étaient plus payés, que
1. Ceux de Rouen répondirent avec dérision : « Nous porterons nos
armes au château, c'est-à-dire que nous irons armés, armés aussi nous
reviendrons. »
2. « Cestoit grande pitié de la maladie du roy, laquelle luy tenoit longue-
ment. Et quand il mangeoit, c'estoit bien gloutement et louvissement. Et ne le
pouvoit-on faire despoiiiller, el estoit tout plein de poux, vermine et ordure.
Et avoit un petit lopin de fer, lequel il mit secrettement au plus près de sa chair.
De laquelle chose on ne sçavoit rien, et luy avoit tout pourry la pauvre chair, et
n'y avoit personne qui ozast approcher de luy pour y remédier. Toutefois il
avoit un physicien qui dit qu'il estoit nécessité d'y remédier, ou qu'il estoit en
danger, et que de la garison de la maladie il n'y avoit remède, comme il luy
sembloit. Et advisa qu'on ordonnast quelque dix ou douze compagnons des-
104 HISTOIRE DE FRANCE
ses enfants étaient négligés, qu'il n'y avait plus moyen
de faire face aux dépenses de sa maison. 11 demanda
au dauphin ce qui en était, l'enfant dit oui, et que
depuis trois mois la reine le caressait et le baisait pour
qu'il ne dît rien1.
On obtint ainsi de Charles VI qu'il appelât le duc
de Bourgogne; celui-ci, sous prétexte de faire hom-
mage de la Flandre, vint avec un cortège qui était
plutôt une armée. Il amenait avec lui la foule de ses
vassaux et six mille hommes d'armes. La reine et le
duc d'Orléans se sauvèrent à Melun. Les enfants de
France devaient les suivre le lendemain ; mais le duc
de Bourgogne arriva à temps pour les arrêter2.
Il avait besoin du jeune dauphin3. En l'absence du
roi, il lui fît présider un conseil, composé des princes,
des conseillers ordinaires, où, de plus, on avait appelé,
chose nouvelle, le recteur et force docteurs de l'Uni-
versité \ Là, maître Jean de Nyelle, un docteur de
l'Artois, serviteur du duc de Bourgogne, prononça une
longue harangue sur les abus dont son maître deman-
guisez, qui fussent noircis, et aucunement garnis dessous, pour doute qu'il
ne les blessast. Et ainsi fut fait, et entrèrent les compagnons, qui estoient
bien terribles à voir, en sa chambre. Quand il les vid, il fut bien esbahi, et
vinrent de faict à luy : et avoit-on fait faire tous habillements nouveaux,
chemise, gippon, robbe, chausses, bottes, qu'un portoit. Ils le prirent, luy
cependant disoit plusieurs paroles, puis le dépouillèrent, et luy vestirent
lesdites choses qu'ils avoient apportées. C'estoit grande pitié de le voir, car
son corps estoit tout mangé de poux et d'ordure. Et si trouvèrent ladite pièce
de fer : toutes les fois qu'on le vouloit nettoyer, falloit que ce fust par ladite
manière. » (Juvénal des Ursins.)
1. Il témoigna beaucoup de reconnaissance à une dame qui avait soin du
dauphin et suppléait à la négligence de sa mère. Il lui donna le gobelet d'or
dans lequel il venait de boire. (Religieux.) — 2. App. 76.
3. 11 logea avec le dauphin pour être plus sûr de lui. — i. Le Religieux.
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 105
clait la réforme. Il termina en accusant le duc d'Or-
léans de négliger la guerre des Anglais, montrant
comment cette guerre était juste, prétendant qu'avec
les subsides annuels, les tailles générales et l'emprunt
fait récemment aux riches et aux prélats, on pouvait
bien la soutenir.
On ne peut que s'étonner d'un tel discours, lors-
qu'on voit qu'alors même le duc de Bourgogne,
comme comte de Flandre, venait de traiter avec les
Anglais, et que, de plus, il avait donné l'exemple de
ne rien payer pour la guerre. Le parti d'Orléans, à ce
moment même, reprenait dix-huit petites places, puis
soixante dans la Guyenne. Le comte d'Armagnac leur
offrait la bataille sous les murs de Bordeaux l. Le sire
de Savoisy fît une course heureuse contre les Anglais.
Des secours furent envoyés aux Gallois. Les chefs de
ces expéditions, Albret, Armagnac, Savoisy, Rieux,
Duchâtel, étaient tous du parti d'Orléans.
L'exaspération de Paris contre les taxes, la jalousie
des princes contre le duc d'Orléans, rendirent un
moment Jean-sans-Peur maître de tout. Le roi de
Navarre, le roi de Sicile, le duc de Berri, déclarèrent
que tout ce que le duc de Bourgogne avait fait était
bien fait. Le clergé et l'Université prêchèrent en ce
sens. Puis, les princes allèrent un à un à Melun prier
le duc d'Orléans de ne plus assembler de troupes, et
de laisser la reine revenir dans sa bonne ville. Le
vieux duc de Berri s'emporta jusqu'à dire à son neveu
1. App. 77.
106 HISTOIRE DE FRANCE
qu'il n'y avait aucun des princes qui ne le tînt pour
ennemi public ; à quoi le duc d'Orléans répliqua seu-
lement : « Qui a bon droit, le garde * ! »
Il répondit aussi à l'ambassade de l'Université, au
recteur, aux docteurs, qui venaient le sermonner sur
les biens de la paix. Il les harangua à son tour en
langue vulgaire, mais dans leur style, opposant syllo-
gisme à syllogisme, citation à citation. Il concluait par
les paroles suivantes, auxquelles il n'y avait, ce semble,
rien à répondre : « L'Université ne sait pas que le roi
étant malade et le dauphin mineur, c'est au frère du
roi qu'il appartient de gouverner le royaume. Et com-
ment le saurait-elle? L'Université n'est pas française;
c'est un mélange d'hommes de toute nation2; ces
étrangers n'ont rien à voir dans nos affaires... Doc-
teurs, retournez à vos écoles. Chacun son métier. Vous
n'appelleriez pas apparemment des gens d'armes à
opiner sur la foi 3. » Et il ajouta d'un ton plus léger :
« Qui vous a chargés de négocier la paix entre moi et
mon cousin de Bourgogne ? Il n'y a entre nous ni haine
ni discorde4. »
Le duc de Bourgogne comptait sur Paris. Il avait
achevé de gagner les Parisiens par la bonne discipline
de ses troupes, qui ne prenaient rien sans payer. Les
1. « Sur les pennonceaux de leurs lances les Bourguignons portaient : ich
houd, je tiens, à rencontre des Orléanois, qui avoient : je l'envie ».
(Monstrelet.) — 2. Bulaeus.
3. « In casu fidei ad consilium milites non evocarctis. » (Religieux.)
4. Monstrelet prétend que le duc d'Orléans avait pris l'Université pour juge
et arbitre. — Ce qui est plus sûr, c'est qu'il s'adressa au parlement : « Si
requeroit la cour qu'elle ne souffrist ledict dauphin estre transporté... m
(Archives, Reg. du Parlera. Cons., vol. XII, f° 222.)
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE ROURGOGNE 107
bourgeois avaient été autorisés à se mettre en défense,
à refaire les chaînes de fer qui barraient les rues ; on
en forgea plus de six cents en huit jours. Mais quand
il voulut mener plus loin les Parisiens, et les décider
à le suivre contre le duc d'Orléans, ils refusèrent nette-
ment. Ce refus rendit la réconciliation plus facile. Les
princes consentirent à un rapprochement. Les deux
partis avaient à craindre la disette. Le duc d'Orléans
rentra dans Paris, toucha dans la main du duc de Bour-
gogne1, et consentit aux réformes qu'il avait propo-
sées. Quelques suppressions d'officiers, quelques
réductions de gages, ce fut toute la réforme. Mais la
discorde restait la même entre les princes. Le duc
d'Orléans, doux et insinuant, avait trouvé moyen de
regagner son oncle de Berri et presque tout le con-
seil ; il reprenait peu à peu le pouvoir. On essaya bien-
tôt d'un nouvel accord aussi inutile que le premier.
Il n'y avait qu'une chance de paix ; c'était le cas où
les Anglais, par leurs pirateries, par leurs ravages
autour de Calais, décideraient le duc de Bourgogne,
comte de Flandre, à agir sérieusement contre eux, et
à s'arranger avec le duc d'Orléans. On put croire un
moment que les ennemis de la France lui rendraient
ce service. En 1405, les Anglais, voyant que Philippe-
le-Hardi était mort, crurent avoir meilleur marché de
la veuve et du jeune duc; ils tentèrent de s'emparer
du port de l'Écluse. Et ceci ne fut pas une tentative
individuelle, un coup de piraterie, mais bien une expé-
1. Si l'on en croyait la chronique suivie par M. de Rarante, ils auraient
couché dans le même lit.
108 HISTOIRE DE FRANCE
dition autorisée, par une flotte royale, et sous la con-
duite du duc de Clarence, le propre fils d'Henri IV.
C'était justement le moment où le nouveau comte de
Flandre venait de renouveler les trêves marchandes
avec les Anglais \
Yoilà les princes d'accord pour agir contre l'ennemi.
Le duc de Bourgogne se charge d'assiéger Calais, tan-
dis que le duc d'Orléans fera la guerre en Guyenne.
Calais et Bordeaux étaient bien les deux points à atta-
quer, mais ce n'était pas trop des forces réunies du
royaume pour une seule des deux entreprises; les
tenter toutes deux à la fois, c'était tout manquer.
Calais ne pouvait guère se prendre que l'hiver et par
un coup de main ; c'est ce que vit plus tard le grand
Guise 2. Le duc de Bourgogne avertit longuement l'en-
nemi par d'interminables préparatifs; il rassembla des
troupes considérables, des munitions infinies, douze
cents canons 3, petits il est vrai. Il prit le temps de
bâtir une ville de bois pour enfermer la ville. Pendant
qu'il travaille et charpente, les Anglais ravitaillent
la place, l'arment, la rendent imprenable.
Le duc d'Orléans ne réussit pas mieux. Il commença
la campagne trop tard, comme à l'ordinaire, se met-
tant en route lorsqu'il eût fallu revenir. On lui disait
bien pourtant qu'il ne trouverait plus rien dans la
campagne, ni vivres ni fourrages, que l'hiver appro-
chait; il répondait avec légèreté que la gloire en serait
plus grande d'avoir à vaincre l'Anglais et l'hiver.
1. App. 78. — 2. L'hiver, au contraire, découragea le duc de Bour-
gogne. (Juvénal des Ursins.) — 3. App. 79.
LE DUC D'ORLEANS, LE DUC DE BOURGOGNE 109
Les Gascons qui l'avaient appelé, se ravisèrent et
ne l'aidèrent point1. N'ayant qu'une petite armée de
cinq mille hommes, il ne pouvait se hasarder d'atta-
quer Bordeaux ; il aurait voulu du moins en saisir les
approches; il tâta Blaye, puis Bourg. Le siège traîna
dans la mauvaise saison ; les vivres manquèrent, une
flotte qui en apportait de La Rochelle fut prise en mer
parles Anglais. Les troupes affamées se débandèrent.
Le duc d'Orléans s'obstinait à ce malheureux siège,
sans espoir, mais s'étourdissant, jouant la solde des
troupes, n'osant revenir.
Il savait bien ce qui l'attendait à Paris. Le duc de
Bourgogne y était déjà, il ameutait le peuple contre
lui, le désignait comme l'ami des Anglais, l'accusait
d'avoir détourné pour sa belle expédition de Guyenne
l'argent avec lequel on eût pris Calais2. Paris était fort
ému, l'Université, le clergé même. Le duc d'Orléans
avait récemment irrité l'évèque et l'Église de Paris ; à
son départ pour la Guyenne, il avait été à Saint-Denis
baiser les os du patron de la France; ceux de Paris
qui prétendaient avoir les vraies reliques du saint, ne
pardonnèrent pas au duc de décider ainsi contre eux.
Peu à peu, Paris devenait unanime contre le duc
d'Orléans. Les gens de l'Université de Paris couvaient
contre lui une haine profonde, haine de docteurs,
haine de prêtres. D'abord, il était l'ami du pape leur
ennemi, il faisait donner les bénéfices à d'autres
qu'aux universitaires, il les affamait. Autre crime : à
1. App. 80.— 2. App. 81.
110 HISTOIRE DE FRANCE
l'Université de Paris il opposait les universités d'Or-
léans, d'Angers, de Montpellier et de Toulouse, toutes
favorables au pape d'Avignon1. Il soutenait, comme
on l'a vu, que l'Université de Paris n'était pas française,
que, composée en grande partie d'étrangers, elle ne
pouvait s'immiscer dans les affaires du royaume.
C'étaient là de terribles griefs auprès de nos docteurs.
Peut-être cependant lui auraient-ils à la rigueur par-
donné tout cela; mais, ce qui était bien autrement
grave pour des lettrés, décidément irrémissible et
inexpiable, il se moquait d'eux.
Déjà surannée, pour la science et l'enseignement,
l'Université de Paris avait atteint l'apogée de sa puis-
sance. Elle était devenue, pour ainsi dire, l'autorité.
Depuis plus d'un siècle, cette vieille aînée des rois
avait parlé haut dans la maison de son père, fille équi-
voque2 en soutane de prêtre, et, comme les vieilles
filles, aigre et colérique. Le roi aussi l'avait gâtée,
ayant besoin d'elle contre les Templiers, contre les
papes. Dans le grand schisme, elle se chargea de choi-
sir pour la chrétienté, et choisit Clément VII; puis
elle humilia son pape.
C'était pour le roi un instrument peu sûr, et qui
souvent le blessait lui-même. Au moindre méconten-
tement l'Université venait lui déclarer que la Fille des
rois, lésée dans ses privilèges, irait, brebis errante3,
chercher un autre asile. Elle fermait ses classes, les
1. Rulaeus. — 2. On a débattu pendant cinq cents ans cette question inso-
luble si l'Université était un corps ecclésiastique ou laïque.
3. ». Quasi ovem errabundam. » (Religieux.)
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 111
écoliers se dispersaient, au grand dommage de Paris.
Alors on se hâtait de courir après eux, de finir la
secessio, de rappeler la gens togata du mont Aventin.
L'Université ne s'en tint pas à ces moyens négatifs.
Bientôt, associée au petit peuple, elle donna ses
ordres à l'hôtel Saint-Paul, et traita le roi presque
aussi mal qu'elle avait traité le pape. Dans cette
éclipse misérable de la papauté, de l'empire, de la
royauté, l'Université de Paris trônait, férule en main,
et se croyait reine du monde.
Et il y avait bien quelque raison dans cette absur-
dité. Avant l'imprimerie, avant la domination de la
presse, sous laquelle nous vivons, toute publicité était
dans l'enseignement oral, que dispensaient les uni-
versités ; or, la première et la plus influente de toutes
était celle de Paris.
Puissance immense, à peu près sans contrôle. Et
dans quelles mains se trouvait-elle? Aux mains d'un
peuple de docteurs, aigris par la misère, en qui d'ail-
leurs la haine, l'envie, les mauvaises passions avaient
été soigneusement cultivées par une éducation de
polémique et de dispute. Ces gens arrivaient à la puis-
sance, ils devaient montrer bientôt combien l'éristique
sèche et durcit la fibre morale, comment, portée du
raisonnement dans la réalité, elle continue d'abs-
traire, abstrait la vie et raisonne le meurtre, comme
toute autre négation.
De bonne heure, l'Université avait commencé la
guerre contre le duc d'Orléans. Dès 1402, elle déclara
les ennemis de la soustraction d'obédience, les amis
112 HISTOIRE DE FRANCE
du pape, pécheurs et fauteurs du schisme. Le prince
si clairement désigné demanda réparation ; mais le
même soir, l'un des plus célèbres docteurs et prédica-
teurs, Gourtecuisse, renouvela l'invective.
Deux ans après, l'Université saisit une occasion de
frapper un des principaux serviteurs du duc d'Orléans
et de la reine, le sire de Savoisy. Ce seigneur, qui
avait fait des expéditions heureuses contre les Anglais,
avait autour de lui une maison toute militaire, des
serviteurs insolents, des pages fort mal disciplinés; un
de ceux-ci donna des éperons à son cheval tout au
travers d'une procession de l'Université; les écoliers
le souffletèrent, les gens de Savoisy prirent parti,
poursuivirent les écoliers, qui se jetèrent dans Sainte-
Catherine ; des portes, ils tirèrent au hasard dans
l'église, au grand effroi du prêtre qui disait la messe
en ce moment. Plusieurs écoliers furent blessés.
Savoisy eut beau demander pardon à l'Université, et
offrir de livrer les coupables \ Il fallut qu'il perpétuât
le souvenir de son humiliation, en fondant une cha-
pelle de cent livres de rentes ; que son propre hôtel,
l'un des plus beaux d'alors, fût démoli de fond en
comble. Les peintures admirables dont il était décoré,
ne purent toucher les scolastiques2. La démolition se
fit à grand bruit, au son des trompettes qui procla-
maient la victoire de l'Université 3.
1. Il déclara même qu'il était prêt à pendre le coupable de sa propre main.
(Religieux.)
2. Le roi ne put sauver qu'une galerie peinte à fresque, qui était bâtie sur
les murs de la ville, et on lui en fit payer la valeur.
3. « Cum lituis et instruments musicis. » (Religieux.)
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 113
Elle avait suspendu ses leçons, et défendu les prédi-
cations, jusqu'à ce qu'elle eût obtenu cette réparation
éclatante. Elle usa du même moyen lorsque Benoît XIII
s'étant échappé d'Avignon, le duc d'Orléans fit révo-
quer par le roi la soustraction d'obédience, et que le
pape ordonna la levée d'une décime sur le clergé, dont
le duc aurait profité sans doute. Un concile assemblé
à Paris n'osait rien décider. L'Université, par l'organe
d'un de ses docteurs, Jean Petit, éclata avec violence
contre le pape, contre les fauteurs du pape, contre
l'université de Toulouse qui le soutenait; celle de
Paris exigea du roi un ordre au Parlement de faire
brûler la lettre qu'avaient écrite ceux de Toulouse à
cette occasion. La terreur était si grande que le même
Savoisy, récemment maltraité par l'Université, se
chargea de porter au Parlement l'ordre du roi. Cet
homme, intrépide devant les Anglais, rampait devant
la puissance populaire, dont il avait vu de si près la
force et la rage.
On peut juger de l'insolence des écoliers après de
telles victoires, ils se croyaient décidément les maî-
tres sur le pavé de Paris. Deux d'entre eux, un Breton
et un Normand, firent je ne sais quel vol. Le prévôt,
messire de Tignonville, ami du duc d'Orléans, jugeant
bien que, s'il les renvoyait à leurs juges ecclésiasti-
ques, ils se trouveraient les plus innocentes personnes
du monde, les traita comme déchus du privilège de
cléricature, les mit à la torture, les fit avouer, puis les
envoya au gibet. Là-dessus, grande clameur de l'Uni-
versité et des clercs en général.
T. IV. 8
114 HISTOIRE DE FRANCE
Les princes, ne pouvant abandonner le prévôt,
répondaient aux universitaires qu'ils pouvaient aller
dépendre et inhumer les corps, et qu'il n'en fût plus'
parlé. Mais ce n'était pas leur compte; ils voulaient
que le prévôt fondât deux chapelles, qu'il fût déclaré
inhabile à tout emploi, qu'il allât dépendre lui-même
les deux clercs et les inhumât de ses mains, après les
avoir baisés, ces cadavres déjà pourris et infects, à la
bouche *.
Tout le clergé soutint l'Université. Non seulement
les classes furent fermées, mais les prédications sus-
pendues, et cela dans le saint temps de Noël, pendant
tout l'Avent, tout le carême, à la fête même de Pâques.
Déjà, l'année précédente, les prédications et l'ensei-
gnement avaient été suspendus aux mêmes époques,
pour ne pas payer la décime. Ainsi le clergé se ven-
geait aux dépens des âmes qui lui étaient confiées, il
refusait au peuple le pain de la parole, dans le temps
des plus saintes fêtes, parmi les misères de l'hiver,
lorsque les âmes ont tant besoin d'être soutenues. La
foule allait aux églises, et n'y trouvait plus de consola-
tion2. L'hiver, le printemps, passèrent ainsi silen-
cieux et funèbres.
Le duc d'Orléans avait beaucoup à craindre; le
peuple s'en prenait de tout à lui. Son parti s'affaiblis-
sait. Il reçut un nouveau coup par la mort de son ami
1. « Post oris osculum. (Religieux.)
2. En récompense, les ménétriers semblent s'être multipliés. Leur corpora-
tion devient importante. Elle fait confirmer ses statuts. (Portef. Fontanieu,
24 avril 1407.)
LE DUC D'ORLEANS, LE DUC DE BOURGOGNE 115
Glisson. Tant qu'il vivait, tout vieux qu'il était, Glisson
faisait peur au duc de Bretagne.
Quelque temps auparavant, le duc et la reine se
promenant ensemble du côté de Saint-Germain, un
effroyable orage fondit sur eux; le duc se réfugia dans
la litière de la reine; mais les chevaux effrayés failli-
rent les jeter dans la rivière. La reine eut peur, le duc
fut touché; il déclara vouloir payer ses créanciers, ne
sachant pas sans doute lui-même combien il était
endetté. Mais il en vint plus de huits cents; les gens
du duc ne payèrent rien et les renvoyèrent.
Dans ce triste hiver de 1407 le duc et la reine cru-
rent ramener les esprits en ordonnant, au nom du roi,
la suspension du droit de prise, celui de tous les abus
qui faisait le plus crier. Les maîtres d'hôtel du roi, des
princes, des grands, prenaient sur les marchés, clans
les maisons, tout ce qui pouvait servir à la table de
leurs maîtres, ce qui les tentait eux-mêmes, ce qu'ils
pouvaient emporter; meubles, linges, tout leur était
bon. Les gens du duc et de la reine avaient rudement
pillé ; ils eurent beau suspendre l'exercice de ce droit
odieux * : le peuple leur en voulait trop, il ne leur en
sut aucun gré.
Tout tournait contre eux. La reine, depuis longtemps
éloignée de son mari, n'en était pas moins enceinte ;
elle attendait, souhaitait un enfant. Elle accoucha en
effet d'un fils, mais qui mourut en naissant. 11 fut
pleuré de sa mère, plus qu'on ne pleure un enfant de
1. Ils le suspendirent pour quatre ans (7 septembre 1407).
116 HISTOIRE DE FRANCE
cet âge quand on en a déjà plusieurs autres, pleuré
comme un gage d'amour.
Le duc d'Orléans, lui-même, était malade, il se tenait
à son château de Beauté. Ce replis onduleux de la
Marne et ses îles boisées1, qui d'un côté regardent l'ai-
mable coteau de Nogent, de l'autre l'ombre monacale
de Saint-Maur2, a toujours eu un inexplicable attrait
de grâce mélancolique. Dans ces îles, sur la belle et
dangereuse rivière, s'éleva jadis une villa mérovin-
gienne, un palais de Frédégonde3; là, plus tard, fut la
chère retraite où Charles VII crut vraiment mettre en
sûreté son trésor, la bonne et belle Agnès4. Ce châ-
teau d'Agnès Sorel était celui même de Louis d'Or-
léans; il s'y tenait malade au mois de novembre 1407,
c'était la fin de l'automne, les premiers froids, les
feuilles tombaient.
Chaque vie a son automne, sa saison jaunissante, où
toute chose se fane et pâlit; plût au ciel que ce fut la
maturité; mais ordinairement c'est plus tôt, bien avant
l'âge mûr. C'est ce point, souvent peu avancé de l'âge,
où l'homme voit les obstacles se multiplier tout autour,
1. Marne l'enceint
Et belle tour qui garde les détrois.
Où l'en se puet retraire à sauveté;
Pour tous ces poins li doulz prince courtois
Donna ce nom à ce lieu de Beauté.
Eustache Deschamps.
2. Saint-Maur était alors une grande abbaye fortifiée
3. C'est de la Marne qu'un pêcheur retire le corps du jeune fils de Chilpéric,
noyé par sa marâtre.
4. Elle mourut jeune, et l'on crut qu'elle était empoisonnée. Ce château
d'Agnès dans une île fait penser au labyrinthe de la belle Rosamonde. Voy. la
jolie ballade.
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 117
où les efforts deviennent inutiles, où s'abrège l'espoir,
où, le jour diminuant, grandissent peu à peu les
ombres de l'avenir... On entrevoit alors, pour la pre-
mière fois, que la mort est un remède, qu'elle vient
au secours des destinées qui ont peine à s'accomplir.
Louis d'Orléans avait trente-six ans ; mais déjà,
depuis plusieurs années, parmi ses passions même
et ses folles amours, il avait eu des moments sérieux \
Il avait fait, écrit de sa main un testament fort chré-
tien, fort pieux, plein de charité et de pénitence. Il
y ordonnait d'abord le payement de ses créanciers,
puis des legs aux églises, aux collèges, aux hôpitaux,
d'abondantes aumônes. Il y recommandait ses enfants
à son ennemi même, au duc de Bourgogne ; il éprou-
vait le besoin d'expier; il demandait à être porté au
tombeau sur une claie couverte de cendres 2.
Au temps où nous sommes parvenus, il n'eut un
pressentiment que trop vrai de sa fin prochaine. Il
allait souvent aux Gélestins; il aimait ce couvent; dans
son enfance, sa bonne dame de gouvernante l'y menait
tout petit entendre les offices. Plus tard, il y visitait
fréquemment le sage Philippe de Maizières, vieux con-
seiller de Charles V, qui s'y était retiré 3. Il séjournait
même quelquefois au couvent, vivant avec les moines,
1. « Ad multa vitia praeceps fuit, quœ tamen horruit cum ad virilem setatem
pervenisset. » (Religieux.)
2. Son testament fut trouvé écrit tout entier de sa main, quatre ans avant
sa mort. La bonté de son àme confiante et sans fiel se manifestait dans la
recommandation qu'il faisait de ses enfants aux soins de son oncle le
duc Philippe, tandis qu'ils étaient déjà au plus fort de leurs querelles.
App. 82.
3. Jean Petit prétend qu'ils conspiraient ensemble. (Monstrelet.)
118 HISTOIRE DE FRANCE
comme eux, et prenant part aux offices de jour et de
nuit. Une nuit donc qu'il allait aux matines, et qu'il
traversait le dortoir, il vit, ou crut voir la Mort1. Cette
vision fut confirmée par une autre ; il se croyait
devant Dieu et prêt à subir son jugement. C'était un
signe solennel qu'au lieu même où avait commencé
son enfance, il fut ainsi averti de sa fin. Le prieur du
couvent auquel il se confia, crut aussi qu'en effet il lui
fallait songer à son âme et se préparer à bien mourir.
Ce ne fut pas une apparition moins sinistre qu'il
eut bientôt au château de Beauté. Il y reçut une étrange
visite, celle de Jean -sans -Peur. Il devait peu s'y
attendre, un nouveau motif avait encore aigri leur
haine. Les Liégeois ayant chassé leur évéque, jeune
homme de vingt ans, qui voulait être évêque sans se
faire prêtre2, ils en avaient élu un autre, avec l'appui
du duc d'Orléans et du pape d'Avignon. L'évêque
chassé était justement le beau-frère du duc de Bour-
gogne. Si le duc d'Orléans, maître du Luxembourg,
étendait encore son influence sur Liège, son rival
allait avoir une guerre permanente chez lui, en Bra-
bant, en Flandre; la France lui échappait. Ce danger
devait porter son exaspération au comble 3.
1. Telle était la tradition du couvent. Les moines avaient fait peindre cette
vision dans leur chapelle à côté de l'autel; on y voyait la Mort tenant une
faux à la main, et montrant au duc d'Orléans cette légende : « Juvenos ac
sencs rapio. » (Millin.)
2. App. 83.
3. Dans l'attente d'une guerre prochaine, il s'était assuré de l'alliance du
duc de Lorraine (6 avril 1407), et il avait pris à son service le maréchal de
Boucicaut. Boucicaut promet de le servir envers et contre tous, sauf le roi
et ses enfants, « en mémoire de ce que le duc de Bourgogne lui a sauvé la vie,
estant pris des Turcs ». (Fonds Baluze, J8 juillet 1407.)
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 119
Dès longtemps, il avait annoncé des résolutions
violentes. En 1405, lorsque les deux rivaux étaient
en présence, sous les murs de Paris, Louis d'Orléans
ayant pris pour emblème un bâton noueux, Jean-
sans-Peur prit pour le sien un rabot. Gomment le
bâton devait-il être raboté1? on pouvait tout craindre.
Le duc de Berri, plein d'inquiétude, crut gagner
beaucoup sur son neveu en le décidant à aller voir
le malade. Soit pour tromper son oncle, soit par un
sentiment de haineuse curiosité, il se contraignit
jusque-là. Le duc d'Orléans allait mieux ; le vieil
oncle prit ses deux neveux, les mena entendre la
messe, et les fit communier de la même hostie ; il
leur donna un grand repas de réconciliation, et il
fallut qu'ils s'embrassassent. Louis d'Orléans le fît
de bon cœur, tout porte à le croire ; la veille il s'était
confessé et avait témoigné amendement et repen-
tance. Il invita son cousin à dîner avec lui le
dimanche suivant ; il ne savait point qu'il n'y aurait
pas de dimanche pour lui.
On voit encore aujourd'hui, au coin de la Vieille
rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois,
une tourelle du quinzième siècle, légère, élégante, et
qui contraste fort avec la laide maison, qui de côté
et d'autre s'y est gauchement accrochée. Cette tou-
1. On disait après la mort du duc d'Orléans : « Baculum nodosum factum
esse planum. » (Meyer.) — Devises : M5r d'Orléans, Je suis mareschal de
grant renommée, II en appert bien, fay forge levée. MBr de Bourgogne,
Je suis charbonnier d'étrange contrée, J'ay assez charbon pour faire
fumée. (Mss. Colbert, Regius.)
120 HISTOIRE DE FRANCE
relie fermait, de ce côté, le grand enclos de l'hôtel
Barbette, occupé en 1407 par la reine Isabeau, en
1550 par Diane de Poitiers.
L'hôtel Barbette, placé hors de l'enceinte de
Philippe-Auguste, entre les deux juridictions de la
ville et du Temple, libre également de l'une et de
l'autre, avait été longtemps soustrait, par sa posi-
tion, aux gênes cle la ville, couvre -feu, fermeture
des portes, etc. Enfermé plus tard dans l'enceinte de
Charles V, il n'en était pas moins, clans ce quartier
peu fréquenté, hors de la surveillance des honnêtes
et médisants bourgeois de Paris1.
Cet hôtel, bâti par le financier Etienne Barbette,
maître cle la monnaie sous Philippe-le-Bel, fut pillé
dans la grande sédition où le peuple enragé pour-
suivit le roi jusqu'au Temple (1306). Le même hôtel,
quatre-vingts ans après, appartenait à un autre
parvenu, au grand maître Montaigu, l'un des Mar-
mousets qui gouvernaient le royaume. Ils y firent
coucher Charles VI, la veille de son départ pour la
Bretagne, lorsque, malgré ses oncles, ils parvinrent à
le tirer de Paris pour lui faire poursuivre la vengeance
de l'assassinat de Clisson. Montaigu, ami, comme
Clisson, du duc d'Orléans, fit sa cour à la reine, en
lui cédant cette maison commode ; elle n'aimait pas
l'hôtel Saint- Paul, où vivait son mari ; ce mari la
1. Les maisons placées ainsi n'avaient pas bon renom. On le voit par les
plaintes que faisaient les chanoines de Saint-Méry contre les mauvais lieux qui
se trouvaient le long de la vieille enceinte de Philippe-Auguste. Ils obtinrent
une ordonnance d'Henri VI, roi de France et d'Angleterre, pour en purger ce
quartier.
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 121
gênait quand il était fou, bien plus encore quand il
ne l'était pas.
Elle avait embelli à plaisir ce séjour de prédilec-
tion, l'avait agrandi, étendu jusqu'à la rue de la
Perle. Les jardins étaient d'autant mieux fermés et
solitaires, que le long de la Vieille rue du Temple
ils se trouvaient masqués d'une ligne de maisons
qui regardaient la rue, et ne voyaient rien derrière,
tout au plus le mur du mystérieux hôtel.
La reine y accoucha le 10 novembre. Les deux
princes communièrent ensemble le 20 : le 2'2, ils
mangèrent chez le duc de Berri, s'embrassèrent et se
jurèrent une amitié de frères. Cependant, depuis
le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour
tuer ce frère ; il lui avait dressé embuscade près de
l'hôtel Barbette, les assassins attendaient.
Dès la Saint-Jean , c'est-à-dire depuis plus de
quatre mois, Jean-sans-Peur cherchait une maison
pour ce guet-apens. Un clerc de l'Université, qui
était son homme, avait chargé un couratier public
de maisons de lui en louer une, où il voulait,
disait-il, mettre du vin, du blé et autres denrées que
les écoliers et les clercs recevaient de leur pays, et
qu'ils avaient le privilège universitaire de vendre
sans droit. Le courtier lui trouva et lui fît livrer,
le 17 novembre, la maison de l'image Notre-Dame,
Vieille rue du Temple, en face de l'hôtel de Rieux et
de la Bretonnerie. Le duc de Bourgogne y fît entrer
de nuit des gens à lui, entre autres un ennemi
mortel du duc d'Orléans, un Normand, Raoul d'Au-
122 HISTOIRE DE FRANCE
quetonville, ancien général des finances, que le duc
avait chassé pour malversation. Raoul répondait de
tuer ; un valet de chambre du roi promit, pour argent,
de livrer et de trahir.
Le lendemain du repas de réconciliation, le mer-
credi 23 novembre 1407, Louis d'Orléans avait été,
comme à l'ordinaire, chez la reine ; il y avait soupe,
et gaiement, pour essayer de consoler la pauvre
mère1. Le valet de chambre du roi arrive en hâte, et
dit que le roi demande son frère, qu'il veut lui parler2.
Le duc, qui avait dans Paris six cents chevaliers ou
écuyers, n'avait pourtant pas amené grand monde
avec lui, aimant mieux sans doute faire à petit bruit
ces visites dont on ne médisait que trop. Il laissa
même à l'hôtel Barbette une partie de ceux qui
l'avaient suivi, comptant peut-être y retourner quand
il serait quitte du roi. 11 n'était que huit heures ;
c'était de bonne heure pour les gens de cour, mais
tard pour ce quartier retiré, en novembre surtout. Il
n'avait avec lui que deux écuyers montés sur un
même cheval, un page et quelques valets pour
éclairer. Il s'en allait, vêtu d'une simple robe de
damas noir, par la Vieille rue du Temple, en arrière
de ses gens, chantant à demi voix, et jouant avec son
gant, comme un homme qui veut être gai. Nous
savons ces détails par deux témoins oculaires : un
valet de l'hôtel de Rieux, et une pauvre femme qui
logeait dans une chambre dépendante du même hôtel.
1. « Dolorcm... studuit mitigare... cœna jocunda pcracta. » (Religieux.)
2. Monstrelet.
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 123
Jaquette, femme de Jacques Griffart, cordonnier,
déposa qu'étant à sa fenêtre haute sur la rue, pour
voir si son mari ne revenait pas, et y prenant un lange
qui séchait, elle vit passer un seigneur à cheval, et
un moment après, comme elle couchait son enfant,
elle entendit crier : « A mort ! à mort ! » Elle courut à
la fenêtre, son enfant dans les bras, et elle vit le
même seigneur à genoux, clans la rue, sans chape-
ron; autour de lui, sept ou huit hommes, le visage
masqué, qui frappaient dessus, de haches et d'épées ;
lui, il mettait son bras devant, en disant quelques
mots, comme : « Qu'est ceci? D'où vient ceci? » Il
tomba, mais ils ne continuaient pas moins à frapper
d'estoc et de taille. La femme, qui voyait tout, criait
au meurtre tant qu'elle pouvait. Un homme qui
l'aperçut à la fenêtre, lui dit : « Taisez-vous, mau-
vaise femme. » Alors, à la lueur des torches, elle vit
sortir de la maison de l'image Notre-Dame un grand
homme, avec un chaperon rouge descendant sur les
yeux; il dit aux autres: « Eteignez tout, allons-
nous-en, il est bien mort ! » Quelqu'un lui donna
encore un coup de massue, mais il ne remuait plus.
Près de lui gisait un jeune homme, qui, tout mourant
qu'il était, se souleva en criant : « Ah ! monseigneur
mon maître1. » C'était le page, qui ne l'avait pas quitté
et s'était jeté au-devant des coups. Ce page était
Allemand ; il avait peut-être été donné à Louis
d'Orléans par Isabeau de Bavière.
1. App. 84.
124 HISTOIRE DE FRANCE
Depuis l'assassinat manqué de Glisson, on savait
qu'il ne fallait pas croire à la légère qu'un homme
était tué ; aussi, selon un autre récit, le grand homme
au chaperon rouge vint, avec un falot de paille,
regarder à terre si la besogne avait été faite cons-
ciencieusement1. Il n'y avait rien à dire; le mort
était taillé en pièces, le bras droit était tranché à deux
places, au coude, au poignet ; le poing gauche était
détaché, jeté au loin par la violence du coup ; la tête
était ouverte de l'œil à l'oreille, d'une oreille à l'autre ;
le crâne était ouvert, la cervelle épandue sur le pavé2.
Ces pauvres restes furent portés le lendemain
matin, parmi la consternation et la terreur générale3,
à l'église voisine des Blancs-Manteaux. Ce fut au jour
seulement qu'on ramassa, dans la boue, la main
mutilée et la cervelle. Les princes vinrent lui donner
l'eau bénite. Le vendredi, il fut enseveli à l'église
des Gélestins, clans la chapelle qu'il avait bâtie lui-
même4. Les coins du drap mortuaire étaient portés
par son oncle, le vieux duc de Berri, par ses cousins,
le roi de Sicile, le duc de Bourgogne et le duc de
Bourbon ; puis, venaient les seigneurs, les chevaliers,
une foule innombrable de peuple. Tout le monde
pleurait, les ennemis comme les amis5. Il n'y a plus
d'ennemis alors; chacun, dans ces moments, devient
partial pour le mort. Quoi ! si jeune, si vivant naguère,
1. App. 85.
2. « Lesquellos playes estoicnt telles et si énormes que le test estoit fendu,
et que toute la cervelle en sailloit. . Item que son bras destre estoit rompu tant
que le maistre os sailloit dehors au droit du coude... » (Information du sire
dcTïgnonville, prévôt de Paris.)— 3. App. 86. — 4. App. 87. — 5. App. 88.
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 125
et déjà passé ! Beauté, grâce chevaleresque, lumière
de science, parole vive et douce ; hier tout cela,
aujourd'hui plus rien1...
Rien?... davantage peut-être. Celui qui semblait
hier un simple individu, on voit qu'il avait en lui
plus d'une existence, que c'était en effet un être
multiple, infiniment varié2!... Admirable vertu de la
mort! Seule elle révèle la vie. L'homme vivant n'est
vu de chacun que par un côté, selon qu'il le sert ou
le gêne. Meurt-il? on le voit alors sous mille aspects
nouveaux, on distingue tous les liens divers par
lesquels il tenait au monde. Ainsi, quand vous arra-
chez le lierre du chêne qui le soutenait, vous aper-
cevez dessous d'innombrables fils vivaces, que jamais
vous ne pourrez déprendre de l'écorce où ils ont vécu;
ils resteront brisés, mais ils resteront3.
Chaque homme est une humanité, une histoire
universelle... Et pourtant cet être, en qui tenait une
généralité infinie, c'était en même temps un individu
spécial, une personne, un être unique, irréparable,
que rien ne remplacera. Rien de tel avant, rien après ;
Dieu ne recommencera point. Il en viendra d'autres,
sans cloute ; le monde, qui ne se lasse pas, amènera à
la vie d'autres personnes, meilleures peut-être, mais
semblables, jamais, jamais...
1. A pp. 89.
2. Henri III s'écria en voyant le corps du duc de Guise : « Mon Dieu, qu'il
est grand! 11 paroît encore plus grand mort que vivant. » Il disait mieux qu'il
ne croyait; cela est vrai dans un bien autre sens.
3. Je faisais l'autre jour cette observation dans la forêt de Saint -Germain
(12 septembre 1839).
126 HISTOIRE DE FRANCE
Celui-ci sans doute eut ses vices ; mais c'est en
partie pour cela que nous le pleurons ; il n'en appar-
tint que davantage à la pauvre humanité ; il nous
ressembla d'autant plus; c'était lui, et c'était nous.
Nous nous pleurons en lui nous-mêmes, et le mal
profond de notre nature.
On dit que la mort embellit ceux qu'elle frappe,
et exagère leurs vertus ; mais c'est bien plutôt en
général la vie qui leur faisait tort. La mort, ce pieux
et irréprochable témoin, nous apprend, selon la
vérité, selon la charité, qu'en chaque homme il y a
ordinairement plus de bien que de mal. On connais-
sait les prodigalités du duc d'Orléans, on connut ses
aumônes. On avait parlé de ses galanteries ; on ne
savait pas assez que cette heureuse nature avait tou-
jours conservé, au milieu même des vaines amours,
l'amour divin et l'élan vers Dieu. On trouva aux
Gélestins la cellule où il aimait à se retirer1. Lors-
qu'on ouvrit son testament, on vit qu'au plus fort
de ses querelles cette âme sans fiel était toujours
confiante, aimante pour ses plus grands ennemis.
Tout cela demande grâce. . Eh! qui ne pardonne-
rait, quand cet homme, dépouillé de tous les biens
de la vie, redevenu nu et pauvre, est apporté dans
l'église, et attend son jugement ? Tous prient pour lui,
tous l'excusent, expliquant ses fautes par les leurs,
et se condamnant eux-mêmes... Pardonnez-lui, Sei-
gneur, frappez-nous plutôt.
Personne n'avait plus à se plaindre du duc d'Or-
1. App. 90.
LE DUC D'ORLÉANS, LE DUC DE BOURGOGNE 127
léans que sa femme Yalentine ; elle l'avait toujours
aimé, et toujours il en aima d'autres. Elle ne l'excusa
pas moins autant qu'il était en elle ; elle prit comme
sien avec elle le bâtard de son mari, et l'éleva parmi
ses enfants. Elle l'aimait autant qu'eux, davantage.
Souvent, lui voyant tant d'esprit et d'ardeur, l'Ita-
lienne le serrait, lui disait : « Ah! tu m'as été dérobé !
c'est toi qui vengeras ton père1. »
La justice ne vint jamais pour la veuve, elle n'eut
pas cette consolation. Elle n'eut pas celle d'élever au
mort l'humble tombe « de trois doigts au-dessus de
terre » qu'il demandait dans son testament2; elle ne
put même lui mettre sous la tête « la rude pierre, la
roche » qu'il voulait pour oreiller. Louis d'Orléans,
proscrit dans la mort, attendit cent ans un tombeau.
Aux premiers âges chrétiens, dans les temps de vive
foi, les douleurs étaient patientes; la mort semblait
un court divorce; elle séparait, mais pour réunir. Un
signe de cette foi dans l'âme, clans la réunion des
âmes, c'est que, jusqu'au douzième siècle, le corps,
la dépouille mortelle, semble avoir moins d'impor-
tance; elle ne demande pas encore de magnifiques
tombeaux; cachée dans un coin de l'église, une simple
dalle la couvre; c'est assez pour la désigner au jour
de la résurrection : Hinc surrectura* .
Au temps dont nous écrivons l'histoire, il y avait
déjà un changement, peu avoué, d'autant plus pro-
fond. Même dévotion extérieure, mais la foi était
1. « Qu'il lui avoit été emblé, et qu'il n'y avoit à peine des enfants qui fust
si bien taillé de venger la mort de son père qu'il estoit. » (Juvénal.)
2. App. 91. — 3; App. 92.
128 HISTOIRE DE FRANCE
moins vive; au plus profond des cœurs, à leur insu,
l'espoir faiblissait. La douleur ne se laissait plus aisé-
ment charmer aux promesses de l'avenir; aux pieuses
consolations, elle opposait la mot de Yalentine :
« Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien 1. »
S'il lui restait quelque chose, c'était de parer la triste
dépouille, de glorifier les restes, de faire de la tombe
une chapelle, une église, dont ce mort serait le dieu.
Vains amusements de la douleur, qui ne l'arrêtent
pas longtemps. Quelque profond que soit le sépulcre,
elle n'en ressent pas moins à travers les puissantes
attractions de la mort; elle les suit... La veuve du duc
d'Orléans vécut ce que dura sa robe de deuil.
C'est que les mots de l'union : Vous devenez même
chair, ils ne sont pas un vain son ; ils durent pour
celui qui survit. Qu'ils aient donc leur effet suprême !...
Jusque-là, il va chaque jour heurter cette tombe à
l'aveugle, l'interroger, lui demander compte... Elle ne
sait que répondre; il aurait beau la briser, qu'elle
n'en dirait pas davantage... En vain, s'obstinant à
douter, s'irritant, niant la mort, il arrache l'odieuse
pierre; en vain, parmi les défaillances de la douleur et
de la nature, il ose soulever le linceul, et montrant à
la lumière ce qu'elle ne voudrait pas voir, il dispute
aux vers le je ne sais quoi, informe et terrible, qui
fut Inès de Castro \
1. La devise de Valentine se lisait dans sa chapelle aux Cordeliers de Blois.
2. « Le roi se rendit à l'église de Santa-Clara, où il fit exhumer le corps de
la femme qu'il chérissait. 11 ordonna que son Inès fut revêtue des ornements
royaux, et qu'on la plaçât sur un trône où ses sujets vinrent baiser les ossements
qui avaient été une si belle main. » (Faria y Souza.) App. 93.
LUTTE DES DEUX PARTIS. - CABOCHIENS 129
CHAPITRE II
Lutte des deux partis. — Cabochiens. — Essais de réforme dans l'État
et dans l'Église (1408-1414).
L'étranger qui visite la silencieuse Vérone et les
tombeaux des La Scala, découvre dans un coin une
lourde tombe sans nom1. C'est, selon toute apparence,
la tombe de Yassassiné*. A côté, s'élève un somptueux
monument à triple étage de statues, et par-dessus ce
monument, sur la tête des saints et des prophètes,
plane un cavalier de marbre. C'est la statue de
l'assassin. Gan Signore de La Scala tua son frère dans
la rue en plein jour, il lui succéda. Cela ne produisit,
ce semble, ni étonnement, ni trouble3. Le meurtrier
régna doucement pendant seize années, et alors, sen-
tant sa fin venir, il donna ordre à ses affaires, fît
encore étrangler un de ses frères qu'il tenait prison-
nier, et laissa la seigneurie de Vérone à son bâtard,
comme tout bon père de famille laisse son bien à
son fils.
1. App. 94. — 2. App. 95. — 3. A pp. 96.
T. IV. 9
130 HISTOIRE DE FRANCE
Les choses ne se passèrent pas ainsi en France à la
mort du duc d'Orléans. La France n'en prit pas si aisé-
ment son parti. S'il n'eut pas un tombeau de pierre1,
il en eut un dans les cœurs. Tout le pays sentit le
coup et en fut profondément remué, et l'Etat, et la
famille, et chaque homme jusqu'aux entrailles. Une
dispute, une guerre de trente années commença; il en
coûta la vie à des millions d'hommes. Cela est triste,
mais il n'en faut pas moins féliciter la France et la
nature humaine.
« Ce n'était pourtant que la mort d'un homme », dit
froidement le chroniqueur de la maison de Bour-
gogne2. Mais la mort d'un homme est un événement
immense, lorsqu'elle arrive par un crime ; c'est un
fait terrible sur lequel les sociétés ne doivent se rési-
gner jamais.
Cette mort engendra la guerre, et la guerre entre les
esprits. Toutes les questions politiques, morales, reli-
gieuses, s'agitèrent à cette occasion3. La grande polé-
mique des temps modernes, elle a commencé pour la
France par le sentiment du droit, par l'émotion de la
nature, par la douce et sainte pitié.
Où se livra d'abord ce grand combat ? Là même
d'où partit le crime, au cœur du meurtrier. Le len-
demain au matin, lorsque tous les parents du mort
allèrent aux Blancs-Manteaux visiter le corps, et lui
donner l'eau bénite, le duc de Bourgogne qualifia lui-
même l'acte selon la vérité : « Jamais plus méchant et
1. Ce tombeau ne fut élevé que par Louis XII.
2. « ... Pour la mort d'un seul homme... » (Monstrelet.) — 3. App. 97.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 131
plus traître meurtre n'a été commis en ce royaume. »
Le vendredi, au convoi, il tenait un des coins du drap
mortuaire et pleurait comme les autres.
Plus que tous les autres sans doute, et non moins
sincèrement. Il n'y avait pas là d'hypocrisie. La nature
humaine est ainsi faite. Nul doute que le meurtrier
n'eût voulu alors ressusciter le mort au prix de sa vie.
Mais cela n'était pas en lui. Il fallait qu'il traînât à
jamais ce fardeau, qu'à jamais il portât ce pesant drap
mortuaire.
Lorsqu'il fut constant que les assassins avaient fui
vers la rue Mauconseil, où était l'hôtel du duc de
Bourgogne, lorsque le prévôt de Paris déclara qu'il
se faisait fort de trouver les coupables, si on lui per-
mettait de fouiller les hôtels des princes, le duc de
Bourgogne se troubla; il tira à part le duc de Berri et
le roi de Sicile, et leur dit tout pâle : « C'est moi ; le
diable m'a tenté1. » Ils reculèrent; le duc de Berri
fondit en larmes, et ne dit qu'une parole : « J'ai perdu
mes deux neveux. »
Le duc de Bourgogne s'en alla accablé, humilié, et
l'humiliation le changea. L'orgueil tua le remords. Il
se souvint qu'il était puissant, qu'il n'y avait pas de
juge pour lui. Il s'endurcit, et puisque enfin le coup
était fait, le mal irréparable, il résolut de revendiquer
son crime comme vertu, d'en faire, s'il pouvait, un
acte héroïque. Il osa venir au conseil. Il en trouva la
1. App. 98.
132 HISTOIRE DE FRANCE
doucement qu'on ne l'y verrait pas avec plaisir. A
quoi le coupable répondit, avec le masque d'airain
qu'il s'était décidé à prendre : « Je m'en passerai
volontiers, monsieur; qu'on n'accuse personne de la
mort du duc d'Orléans; ce qui s'est fait, c'est moi qui
l'ai fait faire. »
Avec ce beau semblant d'audace, le duc de Bour-
gogne n'était pas rassuré. Il retourna à son hôtel,
monta à cheval et galopa sans s'arrêter jusqu'en
Flandre. Dès qu'on sut qu'il fuyait, on le poursuivit ;
cent vingt chevaliers du duc d'Orléans coururent après
lui. Mais il n'y avait pas moyen de l'atteindre; à une
heure il était déjà à Bapaume. Il ordonna, en mémoire
de ce péril, que dorénavant les cloches sonnassent à
cette heure-là. Gela s'appela longtemps l' Angélus du
duc de Bourgogne.
Il avait échappé à ses ennemis, non à lui-même. A
peine arrivé à Lille, il convoqua ses barons, ses prê-
tres. Ils lui prouvèrent invinciblement qu'il n'avait
fait que son devoir, qu'il avait sauvé le roi et le
royaume. Il reprit courage, rassembla les États de
Flandre, d'Artois, ceux de Lille et de Douai, et leur en
fît répéter autant l. Il le fit dire, prêcher, écrire, et ces
écrits furent répandus partout, tant il sentait le besoin
de mettre son crime en commun avec ses sujets, de se
faire donner par eux l'approbation qu'il ne pouvait
plus se donner lui-même, d'étouffer sous la voix du
peuple la voix de son cœur.
1. App. 99.
LUTTE DES DEUX PARTIS. -- CAB0CH1EM 133
Entre autres bruits qu'il fit répandre, on dit partout
que le duc d'Orléans depuis longtemps lui dressait des
embûches, qu'il n'avait fait que le prévenir1. Il fit
croire cette grossière invention aux braves Flamands ;
sans doute il eût bien voulu y croire aussi.
Cependant l'émotion du tragique événement ne s'af-
faiblissait pas dans Paris. Ceux même qui regardaient
le duc d'Orléans comme l'auteur de tant d'impôts, et
qui peut-être s'étaient réjouis tout bas de sa mort, ne
purent voir, sans être touchés, sa veuve et ses enfants
qui vinrent demander justice. La pauvre veuve,
madame Valentine, amenait avec elle son second fils,
sa fille et madame Isabeau de France, fiancée au jeune
duc d'Orléans, et déjà veuve elle-même, à quinze ans,
d'un autre assassiné, du roi d'Angleterre Richard II.
Le roi de Sicile, le duc de Berri, le duc de Bourbon,
le comte de Glermont, le connétable, allèrent au-de-
vant. La litière était couverte de drap noir et traînée
par quatre chevaux blancs. La duchesse était en grand
deuil, ainsi que ses enfants et sa suite ; ce triste cor-
tège entra à Paris le 10 décembre, par le plus triste et
plus rude hiver qu'on eût vu depuis plusieurs siècles '2.
Descendue à l'hôtel Saint-Paul, elle se jeta à genoux
en pleurant devant le roi, qui pleurait aussi. Deux
jours après elle revint par-devant le roi et son
conseil, portant plainte et demandant justice. Le dis-
cours des avocats qui parlèrent pour elle, celui des
prédicateurs qui firent l'éloge funèbre du duc cl'Or-
1. App. 100. — ± App. 101.
134 HISTOIRE DE FRANCE
léans, la lettre que son fils répandit quelques années
après, sont pleins de choses touchantes et d'une
naïveté douloureuse.
Vox sanguinis fratris tui clamât ad me de terra.
« Tu peux, ô roi, dire à la partie adverse cette parole
qu'a dite le Seigneur à Gain, après qu'il eut tué son
frère... Certes oui, la terre crie et le sang réclame;
car il ne serait pas un homme naturel, ni d'un sang
pur, celui qui n'aurait pas compassion d'une mort si
cruelle.
« Et toi, ô roi Charles de bonne mémoire, si tu vivais
maintenant, que dirais-tu ? quelques larmes pourraient
t'apaiser? qui t'empêcherait de faire justice d'une telle
mort? Hélas! tu as tant aimé, honoré et élevé avec
tant de soin l'arbre où est né le fruit dont ton fils a
reçu la mort ! Hélas ! roi Charles ! tu pourrais bien
dire comme Jacob : Fera pessima devoravit filium
meum : Une bête très mauvaise a dévoré mon fils.
a Hélas! il n'y a si pauvre homme, ou de si bas état
en ce monde, dont le père ou le frère ait été tué si
traîtreusement, que ses parents et ses amis ne s'en-
gagent à poursuivre l'homicide jusqu'à la mort.
Qu'est-ce donc quand le malfaiteur persévère et s'obs-
tine dans sa volonté criminelle.?... Pleurez, princes
et nobles, car le chemin est ouvert pour vous faire
mourir en trahison et à l'improviste ; pleurez, hommes,
femmes, vieillards et jeunes gens ; la douceur de la
paix et de la tranquillité vous est ôtée, puisque le
chemin vous est montré pour occire et porter le glaive
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 135
contre les princes, et qu'ainsi vous voilà en guerre, en
misère, en voie de destruction. »
La prophétie ne s'accomplit que trop. Celui contre
lequel on venait d'accueillir cette plainte, celui qu'on
jugeait digne de toute peine, d'amende honorable, de
prison, il n'y eut pas besoin de le poursuivre : il
revint de lui-même, mais en maître ; l'on n'avait que
des plaidoiries à lui opposer. Il revint, malgré les plus
expresses défenses, entouré d'hommes d'armes, et fît
mettre sur la porte de son hôtel deux fers de lance,
l'un affilé, l'autre émoussé1, pour dire qu'il était prêt
à la guerre et à la paix, qu'il combattrait aux armes
courtoises, ou, si l'on aimait mieux, à mort. Les
princes avaient été jusqu'à Amiens pour l'empêcher
de venir. 11 leur donna des fêtes, leur fit entendre
d'excellente musique, et continua sa route jusqu'à
Saint-Denis, où il fît ses dévotions. Là, nouvelle
défense des princes2. Mais il n'entra pas moins à
Paris. Il se trouva des gens pour crier : « Noël au bon
duc 3 ! » Le peuple croyait qu'il allait supprimer les
taxes. Les princes l'accueillirent. La reine, chose
odieuse, se contraignit au point de lui faire bonne
mine.
Tout semblait rassurant; et pourtant, en entrant
dans la ville où l'acte avait été commis, il ne pouvait
s'empêcher de trembler. Il alla droit à son hôtel, fît
1. App. 102. — 2. App. 103.
3. C'est du moins ce que rapporte le chroniqueur bourguignon : « Mesine-
mement les petits enfants en plusieurs carrefours à haute voix crioient Noël. »
(Monstrelet.)
136 HISTOIRE DE FRANCE
camper toutes ses troupes autour. Mais sou hôtel ne
lui semblait pas sûr. Il fallut, pour calmer son imagina-
tion, que dans son hôtel même on lui bâtit une chambre
toute en pierres de taille, et forte comme une tour1.
Pendant que ses maçons travaillaient à défendre le
corps, ses théologiens faisaient ce qu'ils pouvaient pour
cuirasser l'âme. Déjà il avait les certificats de ses doc-
teurs de Flandre; mais il voulait celui de l'Université,
une bonne justification solennelle en présence du roi,
des princes, du peuple, qui approuveraient, au moins
par leur silence. Il fallait que le monde entier suât à
laver cette tache.
Le duc de Bourgogne ne pouvait manquer de défen-
seurs parmi les gens de l'Université. Son père et lui
avaient toujours été liés avec ce corps par la haine
commune du duc d'Orléans et de son pape Benoît XIII.
Ils avaient protégé les principaux docteurs. Philippe-
le-Hardi avait donné un bénéfice au célèbre Jean
Gerson2; son successeur pensionnait le cordelier Jean
Petit, tous deux grands adversaires du pape.
Toutefois, pour soutenir cette thèse que le partisan
du pape avait été bien et justement tué, il fallait trou-
ver un aveugle et violent logicien, capable de suivre
intrépidement le raisonnement contre la raison, l'es-
prit de corps et de parti contre l'humanité et la nature.
Cette logique n'était pas celle des grands docteurs
de l'Université, Gerson, d'Àilly, Clémengis. Ils res-
1. « Fist faire... à puissance d'ouvriers, une forte chambre de pierre, bien
taillée, en manière d'une tour. » (Monstrelet.)
2. Un canonicat de Bruges, auquel Gerson renonça de bonne heure.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CAB0CH1ENS 137
tèrent plutôt- dans l'inconséquence; dans leur plus
grande passion, ils ne furent jamais aveuglés. D'Ailly
et Glémengis écrivirent contre le pape; puis, quand
ils craignirent d'avoir ébranlé l'Église même, ils se
rallièrent à la papauté. Gerson attaqua le duc d'Orléans
pour ses exactions; puis il pleura l'aimable prince, il
fît son oraison funèbre.
Au-dessous de ces illustres docteurs, en qui le bon
sens et le bon cœur firent toujours équilibre à la
dialectique, se trouvaient les vrais scolastiques, les
subtils, les violents, qui paraissaient les forts, les
grands hommes du temps qui n'ont pas été ceux de
l'avenir. Ceux-ci étaient généralement plus jeunes que
Gerson, qui lui-même était disciple de Pierre d'Ailly
et de Glémengis. Ces violents étaient donc la troisième
génération dans cette longue polémique, d'autant plus
violents qu'ils y venaient tard. Ainsi la Constituante
fut dépassée par la jeune Législative, celle-ci par la
très jeune Convention.
Ces hommes n'étaient pas des misérables, des
hommes mercenaires, comme on l'a dit, mais généra-
lement déjeunes docteurs, estimés pour la sévérité de
leurs mœurs, pour la subtilité de leur esprit, pour leur
faconde. Les uns étaient des moines comme le corcle-
lier Jean Petit, comme le carme Pavilly, l'orateur des
bouchers, le harangueur de la Terreur de 1413. Les
autres furent les meneurs des conciles, et marquèrent
comme prélats; tels furent, au concile de Constance,
Courcelles et Pierre Cauchon, qui déposèrent le pape
Jean XXIII et jugèrent la Pucelle.
138 HISTOIRE DE FRANCE
L'apologiste du duc de Bourgogne, Jean Petit, était
un Normand, animé d'un âpre esprit normand, un
moine mendiant, de la pauvre et sale famille de saint
François. Ces cordeliers, d'autant plus hardis qu'ils
n'avaient que leur corde et leurs sandales, se jetaient
volontiers en avant. Au quatorzième siècle, ils avaient
été pour la plupart visionnaires, mystiques, malades
et fols de l'amour de Dieu; ils étaient alors ennemis
de l'Université. Mais, à mesure que le mysticisme fît
place à la grande polémique du schisme, ils furent du
parti de l'Université, et au delà. Le cordelier Jean Petit
n'avait pas le moyen d'étudier ; il fut soutenu par le
duc de Bourgogne, qui l'aida à prendre ses grades et
lui fît une pension1. A peine docteur, il se fît remar-
quer par sa violence. L'Université l'envoya parmi ceux
de ses membres qu'elle députait aux papes. Lorsque
l'assemblée du clergé de France, en 1406, flottait et
n'osait se déclarer entre l'Université de Paris qui atta-
quait le pape Benoît, et celle de Toulouse qui le défen-
dait, Jean Petit prêcha avec la fureur burlesque d'un
prédicateur de carrefour « contre les farces et tours
de passe-passe de Pierre de la Lune, dit Benoît ».
Il demanda et obtint que le parlement fît brûler la
lettre de l'université de Toulouse. C'est alors que le
parti de Benoît et du duc d'Orléans fut jugé vaincu,
que les gens avisés le quittèrent2, que ses ennemis
s'enhardirent, et que, la suspension des prédications
ayant suffisamment irrité le peuple, on crut pouvoir
1. App. 104. — 2. Par exemple Savoisy.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 139
enfin tuer celui qu'on désignait depuis longtemps à la
haine comme l'auteur des taxes et le complice du
schisme.
L'Université avait récemment arraché au roi l'ordre
de contraindre par corps le pape qui refusait de céder.
Ce pape avait été jugé schismatique, et ses partisans
schismatiques. Par deux fois on essaya d'exécuter cette
contrainte par l'épée. La mort d'un prince qui soute-
nait le pape semblait aux universitaires un résultat
naturel de cette condamnation du pape; c'était aussi
une contrainte par corps.
Je n'ai pas le courage de reproduire la longue
harangue par laquelle Jean Petit entreprit de justifier
le meurtre. Il faut dire pourtant que, si ce discours
parut odieux à beaucoup de gens, personne ne le
trouva ridicule. Il est divisé et subdivisé selon la
méthode scolastique, la seule que l'on suivit alors.
Il prit pour texte ces paroles de l'Apôtre : « La
convoitise est la racine de tous maux. » Il déduisait de
là doctement une majeure en quatre parties, que la
mineure devait appliquer. La mineure avait quatre
parties de même pour établir que le duc d'Orléans
tombant dans les quatre genres de convoitise, concu-
piscence, etc., s'était rendu coupable de lèse-majesté
en quatre degrés. Il établissait, par le témoignage des
philosophes, des Pères de l'Église et de la sainte Écri-
ture qu'il était non seulement permis, mais honorable
et méritoire de tuer un tyran1. A cela il apportait douze
1. App. 105.
140 HISTOIRE DE FRANCE
raisons en l'honneur des douze apôtres, appuyées de
nombreux exemples bibliques.
Cet épouvantable fatras n'a pas moins de quatre-
vingt-trois pages dans Monstrelet. Le copier, ce serait
à en vomir. Il faut résumer. Tout peut se réduire à
trois points :
1. Le duc de Bourgogne a tué pour Dieu1. Ainsi
Judith, etc. Le duc d'Orléans n'était pas seulement
l'ennemi du peuple de Dieu, comme Holopherne. 11
était l'ennemi de Dieu, l'ami du Diable ; il était sor-
cier2. La diablesse Vénus lui avait donné un talisman
pour se faire aimer, etc.
2. Le duc de Bourgogne a tué pour le roi. Il a,
comme bon vassal, sauvé son suzerain des entreprises
d'un vassal félon.
3. Il a tué pour la chose publique, et comme bon
citoyen. Le duc d'Orléans était un tyran. Le tyran doit
être tué, etc. 3.
Mais il faut lire l'original, Il faut voir dans sa lai-
deur ce monstrueux accouplement des droits et des
systèmes contraires. Le cruel raisonneur prend indif-
féremment, et partout, tout ce qui peut, tant bien que
mal, fonder le droit de tuer; tradition biblique, clas-
sique, féodale, tout lui est bon, pourvu qu'on tue.
Le discours de Jean Petit ne mériterait guère d'atten-
1. « Les légistes disent que toute occision d'homme, juste ou injuste, est
homicide. Mais les théologiens disent qu'il y a deux manières d'homicides, etc. »
2. App. 106.
3. « Celui qui l'occit par bonne subtilité, par cautelle en l'épiant, pour
sauver la vie de son roi... il ne fait pas nefas... » — Ceci fait penser aux
Provinciales.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 141
lion, si c'était l'œuvre individuelle du pédant, l'indi-
geste avorton éclos du cerveau d'un cuistre. Mais non;
il ne faut pas oublier que Jean Petit était un docteur
très important, très autorisé. Cette monstrueuse lai-
deur de confusion et d'incohérence, ce mélange sau-
vage de tant de choses mal comprises, c'est du siècle,
et non de l'homme. J'y vois la grimaçante figure du
moyen âge caduque, le masque demi-homme, demi-
bête de la scolastique agonisante.
L'histoire, au reste, ne présente guère d'objet plus
choquant. On rirait de ce pêle-mêle d'équivoques, de
malentendus, d'histoires travesties, de raisonnements
cornus, où l'absurde s'appuie magistralement sur le
faux. On rirait; mais on frémit. Les syllogismes ridi-
cules ont pour majeure l'assassinat, et la conclusion y
ramène. L'histoire devient ce qu'elle peut. La fausse
science, comme un tyran, la violente et la maltraite.
Elle tronque et taille les faits, comme elle ferait des
hommes. Elle tue l'empereur Julien avec la lance des
croisades; elle égorge César avec le couteau biblique,
en sorte que le tout a l'air d'un massacre indistinct
d'hommes et de doctrines, d'idées et de faits.
Quand il y aurait eu le moindre bon sens dans ce
traité de l'assassinat, quand les crimes du duc d'Or-
léans eussent été prouvés et qu'il eût mérité la mort,
cela ne justifiait pas encore la trahison du duc de
Bourgogne. Quoi! pour des fautes si anciennes, après
une réconciliation solennelle , après avoir mangé
ensemble et communié de la même hostie ! ... Et l'avoir
tué de nuit, en guet-apens, désarmé, était-ce d'un
142 HISTOIRE DE FRANCE
chevalier? Un chevalier devait l'attaquer à armes
égales, le tuer en champ clos. Un prince, un grand
souverain, devait faire la guerre avec une armée,
vaincre son ennemi en bataille; les batailles sont les
duels des rois.
Au reste, la harangue de Jean Petit était moins une
apologie du duc de Bourgogne qu'un réquisitoire
contre le duc d'Orléans. C'était un outrage après la
mort, comme si le meurtrier revenait sur cet homme
gisant à terre, ayant peur qu'il ne revécût, et tâchant
de le tuer une seconde fois.
Le meurtrier n'avait pas besoin d'apologie. Pendant
que son docteur pérorait, il avait en poche de bonnes
lettres de rémission qui le rendaient blanc comme
neige. Dans ces lettres, le roi déclare que le duc lui a
exposé comment pour son bien et celui du royaume
il a fait mettre hors de ce monde son frère le duc d'Or-
léans; mais il a appris que le roi « sur le rapport
d'aulcuns ses malveillans... en a pris desplaisance...
Savoir faisons que nous avons osté et ostons toute
desplaisance que nous pourrions avoir eue envers
lui, etc. l ».
Les gens de l'Université ayant si bien soutenu le duc
de Bourgogne, il était bien juste qu'il les soutînt à son
tour. D'abord il termina à leur avantage l'affaire qui
depuis un an tenait en guerre les deux juridictions,
civile et ecclésiastique. La première eut tort. L'Uni-
versité, le clergé, allèrent dépendre les deux écoliers
1. Cartons de Fontanien, année 1407.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 143
voleurs dont les squelettes branlaient encore à Mont-
faucon. Tout un peuple de prêtres, de moines, de
clercs et d'écoliers, animés d'une joie frénétique, les
mena à travers Paris jusqu'au parvis de Notre-Dame,
où ils furent remisa la justice ecclésiastique, et dépo-
sés aux pieds de l'évêque1. Le prévôt demanda pardon
aux recteurs, docteurs et régents2. Ce triomphe des
deux cadavres, qui était l'enterrement de la justice
royale, eut lieu au soleil de mai, attristé par la lueur
des torches que portait tout ce monde noir.
Le 14 mai, la veille même de la grande victoire de
l'Université, deux messagers du pape Benoît XÏII
avaient eu la hardiesse de venir braver dans Paris
cette colérique puissance. Ils avaient apporté des
bulles menaçantes où l'ennemi, qu'on croyait à terre,
semblait plus vivant que jamais3. C'était un gentil-
homme aragonais (comme son maître Benoit XIII) qui
avait hasardé ce coup.
Une députation de l'Université vint à grand bruit
demander justice. Une grande assemblée se lit à Saint-
Paul en présence du roi, du duc de Bourgogne et des
princes. Un violent sermon y fut prononcé par Gour-
tecuisse, qui faisait le pendant du discours de Jean
1. A pp. 107.
2. « Messeigneurs, leur dit-il, se raillant de leur puissance et de leur obs-
tination, outre le pardon que vous m'accordez, je vous ai grande obligation ;
car lorsque vous m'avez attaqué, je me tins pour assuré d'être mis hors de
mon état; mais je craignais qu'il ne vous vint en idée de conclure aussi à ce
que je fusse marié, et je suis bien certain que si une fois vous eussiez mis
cette conclusion en avant, il m'aurait fallu, bon gré, mal gré, me marier. Par
votre grâce, vous avez bien voulu m'exempter de cette rigueur, ce dont je vous
remercie très humblement. » (Chronique, n° 10297.) — 3. App. 108.
144 HISTOIRE DE FRANCE
Petit. C'était la condamnation du pape, comme l'autre
était la condamnation du prince, partisan du pape.
Le texte était : « Que la douleur en soit pour lui ;
tombe sur lui son iniquité ! » Si le pape eût été là, il
n'y eût guère eu plus de sûreté pour lui que pour le
duc d'Orléans. Le pape n'y étant pas, on ne frappa que
ses bulles. Le chancelier les condamna au nom de
l'assemblée, les secrétaires royaux y enfoncèrent le
canif, et les jetèrent au recteur qui les mit en menus
morceaux.
Ce n'était pas assez de poignarder un parchemin.
On envoya ordre à Boucicaut d'arrêter le pape ; et en
attendant, on prit, comme suspects d'aimer le pape,
l'abbé de Saint-Denis et le doyen de Saint-Germain-
l'Auxerrois. Saint-Denis étant, comme on l'a vu, fort
mal avec l'Église de Paris, l'arrestation de l'abbé était
populaire. Mais le doyen de Saint-Germain-l'Auxerrois
était membre du parlement. Il y avait imprudence à
l'arrêter; le parlement en garda rancune. Les prison-
niers, ayant tout à craindre dans ce moment de vio-
lence, essayèrent d'apaiser l'Université en se réclamant
d'elle, et demandant l'adjonction de quelques-uns de
ses docteurs à la commission qui devait les juger. Ils
eurent lieu de s'en repentir. Ces scolastiques, étran-
gers aux lois, aux hommes et aux affaires, ne purent
jamais s'accorder avec les juges \ Ils montrèrent autant
de gaucherie que de violence, firent arrêter au hasard
nombre de gens. Les prisonniers avaient beau invo-
1. App. 109.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS Ho
quer le parlement, l'evèque de Paris; les princes
même intercédaient. Ces implacables pédants ne vou-
laient point lâcher prise.
Le dimanche 25 mai, un professeur de l'Université,
Pierre-aux-Bœufs (cordelier, comme Jean Petit), lut
devant le peuple les lettres royaux qui déclaraient que
dorénavant on n'obéirait ni à l'un ni à l'autre pape.
Gela s'appela l'acte de Neutralité. Aucune salle, aucune
place n'aurait contenu la foule. La lecture se fît à la
culture de Saint-Martin-des-Champs. Cette ordonnance
n'est point dans le style ordinaire des lois. C'est visi-
blement un factum de l'Université, violent, acre, et
qui n'est pas sans éloquence : « Qu'ils tombent, qu'ils
périssent, plutôt que l'unité de l'Eglise. Qu'on n'en-
tende plus la voix de la marâtre : Coupez V enfant, et
qu'il ne soit ni à moi, ni à elle; mais la voix de la bonne
mère : Donnez-le lui plutôt tout entier... »
On ne s'en tint pas à des paroles. Un concile
assemblé dans la Sainte-Chapelle détermina comment
l'Église se gouvernerait dans la vacance du Saint-
Siège. Benoît ne put être atteint ; il se sauva à Per-
pignan, entre le royaume d'Aragon, son pays, où il
était soutenu, et la France, où il guerroyait contre le
concile à force de bulles. Mais ses deux messagers
furent pris, et traînés par les rues dans un étrange
accoutrement ; ils étaient coiffés de tiares de papier,
vêtus de dalmatiques noires aux armes de Pierre de
Luna, et de plus chargés d'écriteaux qui les quali-
fiaient traîtres et messagers d'un traître. Ainsi équipés,
T. IV.
146 HISTOIRE DE FRANCE
dans la cour du Palais, parmi les huées du peuple,
qui s'habituait à mépriser les insignes du pontificat1.
Le dimanche suivant, même scène au parvis Notre-
Dame : un moine trinitaire, régent de théologie,
invectiva contre eux et contre le pape, avec une vio-
lence furieuse et des farces de bateleur, le tout dans
une langue si fangeuse, que bonne part de cette boue
retombait sur l'Université2.
Le pape de Rome, le pape d'Avignon, étaient tous
les deux en fuite ; leurs cardinaux avaient déserté.
La reine s'enfuit aussi, emmenant de Paris le dau-
phin, gendre du duc de Bourgogne. Les ducs d'Anjou
(roi de Sicile), de Berri et de Bretagne ne tardèrent
pas à les suivre. Le duc de Bourgogne allait se trouver
seul de tous les princes à Paris, ayant toutefois dans
les mains le roi, le concile, l'Université. Lâcher le
roi et Paris, c'était risquer beaucoup. Cependant il
ne pouvait plus remettre son retour aux Pays-Bas.
Pendant qu'il faisait ici la guerre au pape et écoutait
les prolixes harangues des docteurs, le parti de Benoît
et d'Orléans se fortifiait à Liège. Le jeune évêque de
Liège, son cousin Jean de Bavière, ne pouvait plus
résister3. Les Liégeois étaient menés par un homme
de tête et de main, le sire de Perweiss, père de l'autre
prétendant à l'évêché de Liège ; il appelait les Alle-
mands ; il faisait venir des archers anglais. Le
Brabant était en péril. Que serait-il advenu si la
1. Le Religieux. App. 110.
2. « Quod anum sordidissimœ omasariae osculari mallet quam os Pétri.
(Religieux.) — 3. App. 111.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 147
Flandre avait pris parti pour Liège, si les gens de
Gand s'étaient souvenus que les Liégeois leur avaient
envoyé des vivres avant la bataille de Roosebeke ?
Je parlerai plus tard de ce curieux peuple de Liège,
de cette extrême pointe de la race et de la langue
wallonnes au sein des populations germaniques, petite
France belge qui est restée, sous tant de rapports,
si semblable à la vieille France, tandis que la nôtre
changeait. Mais tout cela ne peut se dire en passant.
Les Liégeois étaient quarante mille intrépides
fantassins. Mais le duc avait contre eux toute la
chevalerie de Picardie et des Pays-Bas, qui regardait
avec raison cette guerre comme l'affaire commune
de la noblesse. La noblesse était d'accord. Les villes,
Liège, Gand et Paris, ne s'entendaient pas. Gand et
Paris ne suivaient pas le même pape que les Liégeois.
Le duc de Bourgogne, qui soulevait les communes
en France, écrasa en Belgique celle de Liège.
Les Liégeois étaient une population d'armuriers
et de charbonniers, brutale et indomptable, que leurs
chefs ne pouvaient mener. Dès que les bannières
féodales apparurent dans la plaine de Hasbain, le
proverbe se vérifia :
Qui passe dans le Hasbain
A bataille le lendemain.
Ils se postèrent quarante mille dans une enceinte
fermée de chariots et de canons, et attendirent fière-
ment. Le duc de Bourgogne, qui savait qu'il allait
leur venir encore dix mille hommes de troupes et
148 HISTOIRE DE FRANCE
des archers d'Angleterre, se hasarda d'attaquer. Les
Liégeois avaient un peu de cavalerie, quelques cheva-
liers ; mais ils s'en défiaient trop ; ils les empêchèrent
de bouger. Ceux de Bourgogne, ne pouvant les forcer
par devant, les tournèrent ; une terreur panique les
prit ; plusieurs milliers de Liégeois se rendirent pri-
sonniers. Le duc de Bourgogne, presque vainqueur,
voit apparaître alors les dix mille paresseux de Ton-
gres, qui venaient enfin combattre. Il craignit qu'ils
ne lui arrachassent la victoire, et ordonna le massacre
des prisonniers. Ce fut une immense boucherie ;
toute cette chevalerie, cruelle par peur, s'acharna sur
la multitude qui avait posé les armes. Le duc de
Bourgogne prétend, dans une lettre1, qu'il resta
vingt-quatre mille hommes sur le carreau : il avait
perdu seulement de soixante à quatre-vingts cheva-
liers ou écuyers, sans compter les soldats apparem-
ment. Néanmoins, cette disproportion fait sentir assez
combien, dans la nouveauté et l'imperfection des
armes à feu, les moyens offensifs étaient faibles contre
ces maisons de fer dont les chevaliers s'affublaient.
Je me défie un peu de ce nombre de vingt-quatre
mille hommes ; c'est juste celui de la bataille de
Roosebeke, que gagna Philippe-le-Hardi. Le fils ne
voulut pas sans doute avoir tué moins que le père.
Quoi qu'il en soit, le récit des cruautés épouvantables
du parti de Bourgogne, qui, dans le Hasbain seul,
avait brûlé, disait-on, quatre cents églises parois-
1. App. 112.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 149
siales, souvent même avec les paroissiens, la vengeance
de l'évêque de Liège, Jean-sans-Pitié, ses noyades
dans la Meuse, tout cela, chose triste à dire, mais qui
peint le siècle, frappa les imaginations et releva le
duc de Bourgogne. Cette bataille fut prise pour le
jugement de Dieu. On savait qu'il avait d'ailleurs
payé de sa personne \, Le peuple, comme les femmes,
aime les forts : Ferrum est quod amant. On donna
au duc de Bourgogne le surnom de Jean-sans-Peur :
sans peur des hommes et sans peur de Dieu2.
La reine et les princes étaient revenus à Paris
dans l'absence du duc de Bourgogne 3, et procédaient
contre lui. Un éloquent prédicateur, Cérisy, pronon-
çait une touchante apologie de Louis d'Orléans, qui a
effacé à jamais le discours de Jean Petit. L'avocat de
la veuve et des orphelins concluait à ce que le duc de
Bourgogne fît amende honorable, demandât pardon
et baisât la terre, et qu'après avoir fait diverses
fondations expiatoires, il allât pendant vingt ans
outre-mer pour pleurer son crime. Cela se disait le
11 septembre; le 23, il gagnait la bataille d'Hasbain ;
le 24 novembre, il arrivait à Paris. La foule alla voir
avec respect l'homme qui venait de tuer vingt-cinq
mille hommes ; il s'en trouva pour crier Noël !
La reine et les princes avaient enlevé le roi à
1. A pp. 113. ^
2. 11 eût pu être nommé, tout aussi bien que son cousin l'évêque, Jean-
sans-pitié. Monstrelet dit lui-même : « Quand il fut demandé, après la décon-
fiture, si on cesseroit de plus occire iceux Liégeois, il fit réponse qu'ils
mourroient tous ensemble, et que pas ne vouloit qu'on les prenst à rançon ni
mist à finance. » — 3. App. 11 i.
130 HISTOIRE DE FRANCE
Chartres ; ils pouvaient en son nom agir contre le
duc. Gela le décida à un accommodement1. La chose
fut négociée par le grand maître Montaigu, serviteur
de la reine et de la maison d'Orléans, principal
conseiller de ce parti, qui avait été envoyé au duc de
Bourgogne, qui en avait rapporté une grande peur, et
qui ne sentait pas sa tète bien ferme sur ses épaules.
Il arrangea avec la crédulité de la peur ce triste traité
qui déshonorait les deux partis. Le principal article
était que le second fils du mort épouserait une fille
du meurtrier, avec une dot de cent cinquante mille
francs d'or. Comme dot, c'était beaucoup, mais comme
prix du sang, combien peu !
Ce fut une laide scène, laide encore comme profa-
nation d'une des plus saintes églises de France.
Notre-Dame de Chartres, ses innombrables statues
de saints et de docteurs, furent condamnées à être
témoins de la fausse paix et des parjures. On dressa,
non pas au parvis où se faisaient les amendes honora-
bles, mais à l'entrée du chœur, un grand échafaucl.
Le roi, la reine, les princes, y siégeaient. L'avocat
du duc de Bourgogne demanda au roi, au nom du
duc, qu'il lui plût « de ne conserver dans le cœur ni
colère, ni indignation à cause du fait qu'il a commis et
fait faire sur la personne de monseigneur d'Orléans,
pour le bien du royaume et de vous ».
Puis les enfants d'Orléans entrèrent ; le roi leur fit
1. A la rentrée du parlement, le vieux chancelier traça un tableau touchant
de la désolation du royaume. (Archives, Registre du Parlement, Conseil,
XIII, folio 49.)
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 151
part du pardon qu'il avait accordé, et les requit de
l'avoir pour agréable. L'avocat de Bourgogne parla
en ces termes : « Monseigneur d'Orléans et messei-
gneurs ses frères, voici monseigneur de Bourgogne
qui vous supplie de bannir de vos cœurs toute haine
et toute vengeance, et d'être bons amis avec lui. »
Le duc ajouta de sa propre bouche : « Mes chers
cousins, je vous en prie. »
Les jeunes princes pleuraient. Selon le cérémonial
convenu, la reine, le dauphin et les seigneurs du sang
royal s'approchèrent d'eux, et intercédèrent pour le
duc de Bourgogne ; ensuite, le roi, du haut de son
trône, leur adressa ces mots : « Mon très cher fils et
mon très cher neveu, consentez à ce que nous avons
fait, et pardonnez. » Le duc d'Orléans et son frère
répétèrent alors, l'un après l'autre, les paroles pres-
crites.
Montaigu, qui avait dressé d'avance ce traité, par
lequel les enfants reconnaissaient que leur père était
tué pour le bien du royaume, avait au fond trahi son
ancien maître, le duc d'Orléans, pour le duc de Bour-
gogne. Celui-ci néanmoins lui en voulut mortellement.
Il n'avait pas probablement deviné d'avance l'humi-
liante attitude qu'il lui faudrait prendre dans cette
cérémonie, et ce qu'il lui en coûterait pour dire aux
enfants : Pardonnez.
Tout le monde savait à quoi s'en tenir sur la valeur
d'une telle paix. Le greffier du parlement, en l'ins-
crivant sur son registre, ajoute ces mots à la marge :
Pax, paœ, inquit Propheta, et non est pax.
152 HISTOIRE DE FRANCE
Les réconciliés revinrent à Paris, plus ennemis que
jamais, mais d'accord pour sacrifier le trop conciliant
Montaigu. Ce pauvre diable n'avait après tout péché
que par peur. Mais il avait encore un autre crime ;
il était trop riche. On se demandait comment ce fils
d'un notaire de Paris, médiocrement lettré, de pauvre
mine, petite taille, barbe claire, la langue épaisse1,
comment il s'y était pris pour gouverner la France
depuis si longtemps. Il fallait bien, avec tout cela,
qu'il fût pourtant un habile homme, pour que la reine,
le duc d'Orléans, les ducs de Berri et de Bourbon
eussent tous besoin de lui et l'appelassent leur ami.
L'habileté qui lui manqua, ce fut de se faire petit.
Sans parler de ses grandes terres, il avait bâti ;ï
Marcoussis un délicieux château. A Paris, le peuple
montrait avec envie son splendide hôtel. Les plus
grands seigneurs avaient recherché ses filles. Récem-
ment encore, il avait marié son fils avec la fille du
connétable d'Albret, cousin du roi. Il fit encore son
frère évêque de Paris, et à cette occasion il eut l'im-
prudence de traiter les princes, d'étaler une incroyable
quantité de vaisselle d'or et d'argent. Les convives
.ouvrirent de grands yeux ; leur cupidité attisa leur
haine. Ils trouvèrent fort mauvais que Montaigu eût
tant de vaisselle d'or, lorsque celle du roi était en
gage.
Pour un homme nouveau, Montaigu semblait bien
assis. Dès le temps du gouvernement des Marmousets,
1. Le Religieux.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 153
il s'était acquis beaucoup de gens ; il était bien
apparenté, bien allié. Frère de l'archevêque de Sens,
il venait de prendre une forte position populaire
dans Paris en y faisant son frère évêque. Aussi les
princes menèrent l'affaire à petit bruit. Ils s'assem-
blèrent secrètement à Saint-Victor, délibérèrent sous
le sceau du serment ; ils conspirèrent, trois ou quatre
princes du sang et les plus grands seigneurs de
France, contre le fils du notaire. On avertit Montaigu ;
mais il s'obstina à ne rien craindre. N'avait-il pas pour
lui le roi, le bon duc de Berri, la reine surtout, en
mémoire du duc d'Orléans ? La reine s'employa, il
est vrai, un peu en sa faveur. Mais il ne fallut pas
grande violence pour lui forcer la main ; on lui promit
que les grands biens de Montaigu seraient donnés
au dauphin1. Après tout, elle était absente, à Melun ;
ce triste spectacle de la mort d'un vieux serviteur ne
devait pas affliger ses yeux.
Il y eut à la mort de Montaigu une chose qu'on ne
voit guère à la chute des favoris : le peuple se sou-
leva 2. Montaigu, il est vrai, intéressait les trois puis-
sances de la ville : il était frère de l'évêque; il récla-
mait le privilège de cléricature, celui du clergé et de
l'Université; enfin, il en appelait au parlement. Rien
ne lui servit. La ville était pleine des gentilshommes
du duc de Bourgogne. Le nouveau prévôt de Paris,
Pierre Desessarts, monta à cheval, courut les rues
avec une forte troupe, criant qu'il tenait les traîtres
1. Bibliothèque royale, mss., Dupuy, vol. 744. Fontanieu, 107-108,
ann. 1409. — 2. Le Religieux.
154 HISTOIRE DE FRANCE
qui étaient cause de la maladie du roi, qu'il en ren-
drait bon compte, que les bonnes gens n'avaient qu'à
retourner à leurs affaires et à leurs métiers \
Montaigu nia tout d'abord ; mais il était entre les
griffes d'une commission ; on lui fit tout avouer par
la torture. Le 17 octobre, sans perdre de temps,
moins d'un mois après sa belle fête, il fut traîné aux
halles. On ne lut pas même l'arrêt. Brisé qu'il était
par la torture, les mains disloquées, le ventre rompu,
il baisait la croix de tout son cœur, affirmant jusqu'au
bout qu'il n'était pas coupable, non plus que le duc
d'Orléans, que seulement il ne pouvait nier qu'ils
n'eussent mal usé des deniers du roi et trop dépensé 2.
L'assistance pleurait ; ceux même que les princes
avaient envoyés pour s'assurer du supplice revinrent
tout en larmes.
Cette mort avait touché tout le monde, mais effravé
encore plus. Quel en fut le résultat? Celui qu'on devait
attendre de la lâcheté du temps. Tous voulurent être
du côté d'un homme qui frappait si fort ; la mort du
duc d'Orléans, celle de Montaigu, le massacre de
Liège, c'étaient trois grands coups. Le roi de Navarre
était déjà allié du duc de Bourgogne3, dont il avait
besoin contre le comte d'Armagnac. Le duc d'Anjou le
fut pour de l'argent; il en reçut, comme dot d'une
fille de Bourgogne, pour aller perdre encore cet argent
1. Le Religieux. — 2. App. 115.
3. Le duc de Rourgogne déploie dans cette année 1409 une remarquable
activité. Il cherche des alliances au Midi et au Nord. Voy. les traités avec le
roi de Navarre, le comte de Foix, le duc de Ravière et Edouard de Rar. {Mss.,
Baluze, 9484, 2.)
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 155
en Italie. La reine fut aussi gagnée par un mariage ;
le duc de Bourgogne alla la voir à Melun et promit de
faire épouser au frère d'Isabeau (Louis de Bavière) la
fille de son ami, le roi de Navarre. Il était d'ailleurs
arrangé que le jeune dauphin présiderait désormais le
conseil; la grosse Isabeau1 crut sottement qu'elle gou-
vernerait son fds, et par son fils le royaume. Elle
revint à Paris, c'est-à-dire qu'elle se remit entre les
mains du duc de Bourgogne.
Ainsi, les choses tournaient à souhait pour lui et
pour son parti. L'Université, toute-puissante au concile
de Pise, venait de mettre à profit la déposition des
deux papes pour faire donner la papauté à l'un de ses
anciens professeurs, qui apparemment n'aurait rien à
refuser à l'Université et au duc de Bourgogne.
Que manquait-il à celui-ci, sinon de se réhabiliter,
s'il pouvait, de faire oublier? Il y avait deux moyens,
réformer l'Etat et chasser l'Anglais. Il entreprit de
nouveau d'assiéger Calais ; cette fois, le duc d'Orléans
n'était plus là pour faire manquer l'entreprise. Il s'y
prit comme la première fois ; il fit bâtir une ville de
bois autour de la ville; il entassa dans l'abbaye de
Saint-Omer force machines et quantité d'artillerie.
Mais les Anglais, pour la somme de dix mille nobles
à la rose, trouvèrent un charpentier qui y jeta le feu
grégeois et brûla en un moment tout ce qu'on avait
longuement préparé.
La réforme n'alla guère mieux que la guerre. Le duc
i. « Mole carnis gravata nimium. » (Religieux.)
156 HISTOIRE DE FRANCE
de Bourgogne l'avait commencée à sa manière, rude-
ment. Il avait rendu à Paris ses privilèges, en y met-
tant un prévôt à lui, le violent Desessarts. Il avait con-
voqué une assemblée générale de la noblesse, sous la
présidence du dauphin, s'emparant du dauphin même
et mettant de côté le vieux duc de Berri.
Cependant il prenait les finances en main, desti-
tuant au nom du roi et des princes tous les trésoriers,
et mettant à leur place des bourgeois de Paris, des
gens riches, timides et dépendants. Tous les receveurs
devaient rendre compte à un haut conseil qu'il domi-
nait par le comte de Saint-Pol. Ce conseil fit une chose
inouïe, il interdit la Chambre des comptes, fit arrêter
plusieurs de ses membres1, et néanmoins il se servit
de ses registres, relevant sur les marges les Ni mi s
habuit ou Recuperetur dont cette sage et honnête com-
pagnie marquait les payements excessifs. On voulait
s'autoriser de ces notes pour tirer de l'argent de ceux
qui avaient reçu, ou même de leurs héritiers.
Cela était inquiétant pour beaucoup de monde, sus-
pect pour tous, d'autant plus que dans toutes ces
mesures on voyait derrière le duc de Bourgogne un
homme emporté, passionné et brouillon, le nouveau
prévôt de Paris, Desessarts, homme de peu, qui se
hâtait de faire sa main, d'enrichir les siens, comme
avait fait Montaigu; il l'avait mené au gibet, et il y
courait lui-même.
Tel était Paris; hors de Paris, se formait un grand
1. App. 116.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 157
orage. Le duc d'Orléans n'était qu'un enfant, un nom;
mais autour de ce nom se serraient naturellement tous
ceux qui haïssaient le duc de Bourgogne et le roi de
Navarre. D'abord le comte d'Armagnac, ennemi du
second par voisinage, du premier pour avoir dès long-
temps été forcé de céder le Gharolais; puis le duc de
Bretagne, les comtes de Glermont et d'Alençon ; enfin,
les ducs de Berri et de Bourbon, qui, se voyant
comptés pour rien par le duc de Bourgogne, passèrent
de l'autre côté. Ces princes s'allièrent « pour la
réforme de l'État et contre les ennemis du royaume ».
C'était aussi contre les ennemis du royaume que le
duc de Bourgogne levait des troupes et demandait de
l'argent. Il fit venir à Paris les principaux bourgeois
des villes de France pour obtenir, non une taxe, mais
un prêt; les Anglais, disait-il, menaçaient de débar-
quer. Les bourgeois, sans délibérer, répondirent nette-
ment que leurs villes étaient déjà trop chargées, que
le duc de Bourgogne n'avait qu'à faire usage de trois
cent mille écus d'or qui, disait-on, avaient été recou-
vrés. Mais cet argent s'était écoulé sans qu'on sût
comment \
Paris ne montrait pas plus de zèle que les autres
villes; le duc avait voulu lui rendre ses armes et ses
divisions militaires de centeniers, soixanteniers, cin-
quanteniers, etc. Les Parisiens le remercièrent, et
n'en voulurent pas, ne se souciant pas de devenir les
soldats du duc de Bourgogne. Il n'avait pu non plus
1. App. 117.
158 HISTOIRE DE FRANCE
faire un capitaine de Paris ; la ville prétendit qu'ayant
eu un prince du sang pour capitaine (le duc de Berri),
elle ne pouvait accepter un capitaine de moindre
rang.
Le duc de Bourgogne, ayant contre lui les princes,
sans avoir pour lui les villes, fat obligé de recourir à
ses ressources personnelles. Il appela ses vassaux.
Une nuée de Brabançons vint s'abattre sur la France
du Nord, sur Paris, pillant, ravageant. Paris, devenu
sensible au mal général par ses propres souffrances,
demanda la paix à grands cris. Son organe ordinaire,
l'Université, avec cet aplomb propre aux gens qui ne
connaissent ni les hommes ni les choses, trouvait un
moyen fort simple de tout arranger : c'était d'exclure
du gouvernement les deux chefs de partis, les ducs de
Berri et de Bourgogne, de les renvoyer dans leurs
terres et de prendre dans les trois États des gens de
bien et d'expérience, qui gouverneraient à merveille.
Le duc de Bourgogne et le roi cle Navarre accueil-
lirent d'autant mieux la chose, qu'elle était imprati-
cable. Ils firent parade de désintéressement; ils étaient
prêts, disaient-ils, soit à servir l'État gratuitement, en
sacrifiant même leurs biens, ou encore à se retirer, si
c'était l'utilité du royaume.
L'Université n'eut pas à aller loin pour trouver
le duc cle Berri. 11 était déjà avec ses troupes à
Bicêtre. Il avait répondu à une première ambassade,
qui lui demandait la paix au nom du roi, que juste-
ment il venait pour s'entendre avec le roi. Il reçut
parfaitement les députés de l'Université, goûta leur
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 159
conseil, répondant gaiement : « S'il faut pour gou-
verner des gens pris dans les trois États, j'en suis et
je retiens place dans les rangs de la noblesse. »
L'hiver et la faim forcèrent pourtant les princes à
accepter l'expédient que se proposait l'Université. Il
donnait satisfaction à leur gloriole. Le duc de Bour-
gogne consentait à s'éloigner en même temps qu'eux.
Le conseil devait être composé de gens qui jureraient
de n'appartenir ni à l'un ni à l'autre. Le dauphin était
remis à deux seigneurs nommés, l'un par le duc de
Berri. l'autre par le duc de Bourgogne. (Paix de
Bicêtre, 1er nov. 1410.)
Au fond, celui-ci restait maître. Il avait l'air de
quitter Paris, mais il le gardait. Son prévôt, Deses-
sarts, qui devait sortir de charge, y fut maintenu. Le
dauphin n'eut guère autour de lui que de zélés Bour-
guignons. Son chancelier était Jean de Nyelle, sujet et
serviteur du duc de Bourgogne ; ses conseillers, le sire
de Heilly, autre vassal du même prince, le sire de
Savoisy, qui avait embrassé récemment son parti,
Antoine de Craon, de la famille de l'assassin de
Glisson, le sire de Gourcelles, parent sans doute du
célèbre docteur qui fut l'un des juges de laPucelle, etc.
Le duc de Bourgogne s'était retiré, conformément au
traité. Il n'armait pas et ses adversaires armaient. Les
torts paraissaient être du côté des amis du duc d'Or-
léans. Le conseil du dauphin, pour mieux faire croire
à son impartialité, s'adjoignit le parlement, quelques
évêques, quelques docteurs de l'Université, plusieurs
notables bourgeois, et, au nom de cette assemblée, il
160 HISTOIRE DE FRANCE
défendit aux ducs d'Orléans et de Bourgogne d'entrer
dans Paris.
La défense était dérisoire ; ce dernier était en réalité
si bien présent dans Paris qu'à ce moment même il
décidait la ville alarmée à prendre pour capitaine un
homme à lui, le comte de Saint-Pol.
Il s'agissait de mettre Paris en défense. On proposa
une taxe générale dont personne ne serait exempt, ni
le clergé ni l'Université. Mais leur zèle n'alla pas
jusque-là pour le parti de Bourgogne ; à ce mot d'ar-
gent, ils se soulevèrent. Le chancelier de Notre-Dame,
parlant au nom des deux corps, déclara qu'ils ne pou-
vaient donner ni prêter; qu'ils avaient bien de la peine
à vivre; qu'on savait bien que si les finances du roi
n'étaient dilapidées, il entrerait tous les mois deux
cent mille écus d'or dans ses coffres; que les biens de
l'Église, amortis depuis longtemps, n'avaient rien à
voir avec les taxes. Enfin il s'emporta jusqu'à dire
que, lorsqu'un prince opprimait ses sujets par d'in-
justes exactions, c'était, d'après les anciennes his-
toires, un cas légitime de le déposer1.
Cette hardiesse extraordinaire de langage indiquait
assez que le clergé et l'Université ne seraient point
pour le parti bourguignon un instrument docile. Le
nouveau capitaine de Paris chercha ses alliés plus bas ;
il s'adressa aux bouchers. Ce fut un curieux spectacle
de voir le comte de Saint-Pol, de la maison de Luxem-
bourg, cousin des empereurs et du chevaleresque Jean
"1. App. 118.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 161
de Bohême, partager sa charge de capitaine de Paris
avec les Legoix1 et autres bouchers; de le voir armer
ces gens, marcher dans Paris de front avec cette milice
royale, les charger de faire les affaires de la ville, et
de poursuivre les Orléanais. Il risquait gros en s'alliant
ainsi. Il croyait tenir les bouchers ; n'étaient-ce pas eux
qui allaient bientôt le tenir lui-même? Le comte de
Saint-Pol et son maître le duc de Bourgogne mettaient
là en mouvement une formidable machine; mais, le
doigt pris dans les roues, ils pouvaient fort bien, doigt,
tète et corps, y passer tout entiers.
Je ne sais au reste s'il y avait moyen d'agir autre-
ment. Tout esprit de faction à part, Paris, au milieu
des bandes qui venaient batailler autour, avait grand
besoin de se garder lui-même. Or, depuis la punition
des Maillotins et le désarmement, les seuls des habi-
tants qui eussent le fer en main et l'assurance que
donne le maniement du fer, c'étaient les bouchers.
Les autres, comme on l'a vu, avaient refusé de
reprendre leurs centeniers, de crainte de porter les
armes. Les gentilshommes du comte de Saint-Pol n'au-
raient pas suffi, ils auraient même été bientôt suspects,
si on ne les eût vus toujours à côté d'une milice, bru-
tale, il est vrai, violente, mais après tout parisienne
et intéressée à défendre Paris du pillage. Quelque peur
qu'on eût des bouchers, on avait bien autrement peur
des innombrables pillards qui venaient jusqu'aux portes
1. Peu après, nous voyons le duc de Bourgogne assister aux obsèques du
boucher Legoix : « Et lui fit-on moult honorables obsèques, autant que si
c'eust été un grand comte. » (Juvénal.)
T. IV. 11
162 HISTOIRE DE FRANCE
observer, tâtër Ja ville, et qui auraient fort bien pu, si
elle n'eût pris garde à elle, l'enlever par un coup de
main1.
C'était une terrible chose, pour la gent innocente et
pacifique des bourgeois, de voir du haut de leurs clo-
chers le double flot des populations du Midi et du Nord
qui battait leurs murs. On eût dit que les provinces
extrêmes du royaume, longtemps sacrifiées au centre,
venaient prendre leur revanche. La Flandre se souve-
nait de sa défaite de Roosebeke. Le Languedoc n'avait
pas oublié les guerres des Albigeois, encore moins les
exactions récentes des ducs d'Anjou et de Berri. Ce que
le Centre avait gagné par l'attraction monarchique, il
le rendit avec usure. Le Nord, le Midi, l'Ouest, envoyè-
rent ici tout ce qu'ils avaient de bandits.
D'abord, pour défendre Paris contre les gens du
Midi qu'amenait le duc d'Orléans, arrivèrent les Bra-
bançons mercenaires du duc de Bourgogne. Pour mieux
le défendre, ils ravagèrent tous les environs, pillèrent
Saint-Denis. Autres défenseurs, les gens des communes
de Flandre; ceux-ci, gens intelligents qui savaient le
prix des choses, pillaient méthodiquement, avec ordre,
à fond, de manière à faire place nette ; puis ils embal-
laient proprement. De guerre, il ne fallait pas leur en
parler; ce n'était pas pour cela qu'ils étaient venus.
Leur comte avait beau les prier, chapeau bas, de se
battre un peu, ils n'en tenaient compte. Quand ils
1. Dans une de ces alarmes, on fit loger le roi au Palais avec une forte
troupe de gens d'armes, au grand effroi du greffier. App. 119.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 163
avaient rempli leurs charrettes1, les seigneurs deGand
et de Bruges reprenaient, quoi qu'on pût leur dire, le
chemin de leur pays.
Mais la grande foule des pillards venait des pro-
vinces nécessiteuses de l'Ouest et du Midi. La cam-
pagne, à la voirau loin, était toute noire de ces bandes
fourmillantes; gueux ou soldats, on n'eût pu le dire;
qui à pied, qui à cheval, à âne; bêtes et gens maigres
et avides à faire frémir, comme les sept vaches dévo-
rantes du songe de Pharaon.
Démêlons cette cohue. D'abord il y avait force Bre-
tons. Les familles étaient d'autant plus nombreuses,
en Bretagne, qu'elles étaient plus pauvres. C'était une
idée bretonne d'avoir le plus d'enfants possible, c'est-
à-dire plus de soldats qui allassent gagner au loin et
qui rapportassent2. Dans les vraies usances bretonnes,
la maison paternelle, le foyer restait au plus jeune3;
les aînés étaient mis dehors; ils se jetaient dans une
barque, ou sur un mauvais petit che\al, et tant les
portait la barque ou l'indestructible bête, qu'ils reve-
naient au manoir refaits, vêtus et passablement garnis.
En Gascogne, un droit différent produisait les mêmes
1. Deux mille charrettes, selon Meyer; douze mille, selon Monstrclet. —
« Leur requist bien instamment qu'ils le voulsissent servir encore huit jours...
Commencèrent à crier à haulte voix : Wap ! wap ! (qui esta dire en françois :
A l'arme! à l'arme!)... boutèrent le feu par tous leurs logis, en criant dere-
chef tous ensemble : Gau! gau! se départirent et prirent leur chemin vers
leurs pays... Le duc de Bourgogne... le chaperon ôté hors de la tête devant
eux, leur pria à mains jointes très humblement .. eux disant et appelant frères,
compains et amis... » (Monstrelet.)
2. Quelquefois cinquante enfants, de dix femmes différentes... (Guillaume
de Poitiers.) — 3. App. 120.
164 HISTOIRE DE FRANCE
effets. L'aîné restait fièrement au castel, sur sa roche,
sans vassal que lui-même, et se servant par simplicité.
Les cadets s'en allaient gaiement devant eux, tant que
la terre s'étendait, bons piétons, comme on sait, allant
à pied par goût, tant qu'ils ne trouvaient pas un cheval,
riches d'une épée de famille, d'un nom sonore et d'une
cape percée ; du reste, nobles comme le roi, c'est-à-dire
comme lui sans fief1, et n'en levant pas moins quint
et requint sur la terre, péage sur le passant.
Ce vieux portrait du Gascon, pour être vieux, n'est
pas moins ressemblant, et je crois que, mutatis
mutandis, il en reste quelque chose. Tels les peint la
chronique dès le temps du bon roi Robert2; tels au
temps des Plantagenets 3 ; tels sous Bernard d'Arma-
gnac,- et enfin sous Henri IV. L'excellent baron de
Feneste4 n'exprime pas seulement l'invasion des intri-
gants du Midi sous le Béarnais ; plus sérieux en appa-
rence, moins amusant, moins gasconnant, ce baron
subsiste. Alors, aujourd'hui et toujours, ces gens ont
exploité de préférence un fonds excellent, la simplicité
et la pesanteur des hommes du Nord. Aussi émigraient-
ils volontiers. Ce n'était pas pour bâtir, comme les
Limousins, ni pour porter et vendre, comme les gens
d'Auvergne. Les Gascons ne vendaient qu'eux-mêmes.
Gomme soldats, comme domestiques des princes, ils
servaient pour devenir maîtres. Ne leur parlez pas
1. Le roi n'en est pas moins le grand fie/feux; il n'a rien et il a tout.
2. Voir au tome II, coux qui vinrent avec la reine Constance.
3. Voy. tomes II et III. Sous la plupart de ces princes, aux douzième et trei-
zième siècles, les Poitevins et les Gascons gouvernèrent l'Angleterre.
4. Aventures du baron de Feneste, par d'Aubigné (1620).
LUTTE DES DEUX. PARTIS. — CABOCHIENS 165
d'être ouvriers ou marchands; ministres ou rois, à la
bonne heure ! Il leur faut, non pas ce que demandait
Sancho, une toute petite île, mais bien un royaume, un
royaume de Naples, de Portugal, s'il se pouvait; de
Suède au moins1, ils s'en contenteront, hommes hon-
nêtes et modérés. Tout le monde ne peut pas, comme
le meunier du moulin de Barbaste2, gagner Paris pour
une messe.
Quoiqu'au fond le caractère ait peu changé, nous
ne devons pas nous figurer les Méridionaux d'alors,
comme nous les voyons et les comprenons aujour-
d'hui. Tout autres ils apparurent à nos gens du
quinzième siècle, lorsque les oppositions provinciales
étaient si rudement contrastées, et encore exagérées
par l'ignorance mutuelle. Ce Midi fit horreur au
Nord. La brutalité provençale, capricieuse et violente;
1 apreté gasconne, sans pitié, sans cœur, faisant le mal
pour en rire ; les durs et intraitables montagnards du
Rouergue et des Gévennes, les sauvages Bretons aux
cheveux pendants, tout cela dans la saleté primitive,
baragouinant, maugréant dans vingt langues, que
ceux du Nord croyaient espagnoles ou mauresques.
Pour mettre la confusion au comble, il y avait parmi
le tout des bandes de soldats allemands, d'autres de
lombards. Cette diversité de langues était une terrible
barrière entre les hommes, une des causes pour les-
quelles ils se haïssaient sans savoir pourquoi. Elle
1. L'affaire de Portugal, pour être moins éclaircie, n'en est pas moins
probable.
2. C'est le sobriquet d'amitié que les Gascons donnaient à leur Henri.
166 HISTOIRE DE FRANCE
rendait la guerre plus cruelle qu'on ne peut se le figu-
rer. Nul moyen de s'entendre, de se rapprocher. Le
vaincu qui ne peut parler se trouve sans ressource, le
prisonnier sans moyen d'adoucir son maître. L'homme
à terre voudrait en vain s'adresser à celui qui va
l'égorger; l'un dit grâce, l'autre répond mort.
Indépendamment de ces antipathies de langage et
de race, dans une même race, clans une même langue,
les provinces se haïssaient. Les Flamands, même
de langue wallonne, détestaient les chaudes tètes
picardes1. Les Picards méprisaient les habitudes régu-
lières des Normands, qui leur paraissaient serviles2.
Yoilà pour la langue d'oil. Dans la langue d'oc, les
gens du Poitou et de la Saintonge, haïs au Nord comme
méridionaux, n'en ont pas moins fait des satires contre
les gens du Midi, surtout contre les Gascons3.
Au bout de cette échelle de haines, par delà Bor-
deaux et Toulouse, se trouve, au pied des Pyrénées,
hors des routes et des rivières navigables, un petit
pays dont le nom a résumé toutes les haines du Midi
et du Nord. Ce nom tragique est celui d'Armagnac.
Rude pays, vineux, il est vrai, mais sous les grêles
de la montagne, souvent fertile, souvent frappé. Ces
gens d'Armagnac et de Fézenzac, moins pauvres que
1. Monstrelet.
2. Je lis dans une lettre de grâce que des Picards entendant parler d'uno
somme de 800 livres, que le capitaine de Gisors exigeait des Normands,
disaient : « Se c'estoit en Picardie, l'en abateroit les maisons de ceulz qui se
accordcroicnt de les paier. » (Archives, Trésor des chartes, Registre 148,
214; ann. 1395.)
3. D'Aubigné, l'auteur du Baron de Feneslc, était né en Saintongo, établi
en Poitou.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 167
ceux des Landes, furent pourtant encore plus inquiets.
De bonne heure leurs comtes déclarent qu'ils ne veu-
lent dépendre que de Sainte-Marie d'Auch, et ensuite
ils battent et pillent l'archevêque d'Auch pendant près
de deux siècles. Persécuteurs assidus des églises,
excommuniés de génération en génération, ils vécu-
rent, la plupart, en vrais fils du Diable.
Lorsque le terrible Simon de Montfort tomba sur le
Midi, comme le jugement de Dieu, ils s'amendèrent,
lui firent hommage, puis au comte de Poitiers. Saint
Louis leur donna plus d'une sévère leçon. L'un d'eux
fut mis, pour réfléchir, deux ans dans le château de
Péronne. Ils finirent par comprendre qu'ils gagne-
raient plus à servir le roi de France; la succession
de Rhodez, si éloigné de l'Armagnac, les engagea
d'ailleurs dans les intérêts du royaume.
Les Armagnacs devinrent alors, avec les Albret, les
capitaines du midi pour le roi de France. Battants,
battus, toujours en armes, ils menèrent partout les
Gascons, jusqu'en Italie. Ils formèrent une leste et
infatigable infanterie, la première qu'ait eue la France.
Ils poussaient la guerre avec une violence inconnue
jusque-là, forçant tout le monde à prendre la croix
blanche, coupant le pied, le poing, à qui refusait de
les suivre1.
Nos rois les comblèrent. Ils les étouffèrent dans l'or.
Ils les firent généraux, connétables. C'était mécon-
naître leur talent ; ces chasseurs des Pyrénées et des
1. App. 121.
168 HISTOIRE DE FRANCE
Landes, ces lestes piétons du Midi, valaient mieux
pour la petite guerre que pour commander de grandes
armées. Les comtes d'Armagnac furent faits deux fois
prisonniers en Lombardie. Le connétable d'Albret
conduisait malheureusement l'armée d'Azincourt.
C'était trop faire pour eux, et l'on fît encore davan-
tage. Nos rois crurent s'attacher ces Armagnacs en les
mariant à des princesses du sang. Voilà ces rudes
capitaines gascons qui se décrassent, prennent figure
d'homme et deviennent des princes. On leur donne en
mariage une petite-fille de saint Louis. Qui ne les croi-
rait satisfaits? Chose étrange et qui les peint bien : à
peine eurent-ils cet excès d'honneur de s'allier à la
maison royale qu'ils prétendirent valoir mieux qu'elle,
et se fabriquèrent tout doucement une généalogie qui
les rattachait aux anciens ducs d'Aquitaine, légitimes
souverains du Midi; d'autre part aux Mérovingiens,
premiers conquérants de la France. Les Capétiens
étaient des usurpateurs qui détenaient le patrimoine
de la maison d'Armagnac.
Tout Français et princes qu'ils étaient devenus,
le naturel diabolique reparaissait à tout moment.
L'un d'eux épouse sa belle-sœur (pour garder la dot) ;
un autre sa propre sœur, avec une fausse dispense.
Bernard VII, comte d'Armagnac, qui fut presque roi
et finit si mal, avait commencé par dépouiller son
parent, le vicomte de Fézenzaguet, le jetant avec ses
fils, les yeux crevés, dans une citerne. Ce même
Bernard, se déclarant ensuite serviteur du duc d'Or-
léans, fît bonne guerre aux Anglais, leur reprit
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 169
soixante petites places. Au fond, il ne travaillait que
pour lui-même : quand le duc d'Orléans vint en
Guyenne, il ne le seconda pas. Mais, dès que le prince
fut mort, le comte d'Armagnac se porta pour son ami,
pour son vengeur ; il saisit hardiment ce grand rôle,
mena tout le Midi au ravage du Nord, fît épouser sa
fille au jeune duc d'Orléans, lui donnant en dot ses
bandes pillardes et la malédiction de la' France.
Ce qui rendit ces Armagnacs exécrables, ce fut,
outre leur férocité, la légèreté impie avec laquelle
ils traitaient les prêtres, les églises, la religion. On
aurait dit une vengeance d'Albigeois, ou l'avant-goût
des guerres protestantes. On l'eût cru, et l'on se fût
trompé. C'était légèreté gasconne1, ou brutalité sol-
datesque. Probablement aussi, dans leur étrange
christianisme, ils pensaient que c'était bien fait de
piller les saints de la langue d'oil, qu'à coup sûr ceux
de la langue d'oc ne leur en sauraient pas mauvais
gré. Ils emportaient les reliquaires sans se soucier
des reliques ; ils faisaient du calice un gobelet, jetaient
les hosties. Ils remplaçaient volontiers leurs pour-
points percés par des ornements d'église ; d'une
chape ils se taillaient une cotte d'armes, d'un corporal
un bonnet.
Arrivés devant Paris, ils avaient pris Saint -Denis
pour centre. Ils logèrent dans la petite ville et dans
la riche abbaye. La tentation était grande. Les reli-
gieux, de peur d'accident, avaient fait enfouir le trésor
du bienheureux ; mais ils n'avaient pas songé à
1. App. 122.
170 HISTOIRE DE FRANCE
prendre la même précaution pour la vaisselle d'or et
d'argent que la reine leur avait confiée. Un matin,
après la messe, le comte d'Armagnac réunit au réfec-
toire l'abbé et les religieux ; il leur expose que les
princes n'ont pris les armes que pour délivrer le roi
et rétablir la justice dans le royaume, que tout le
monde doit aider à une si louable entreprise. « Nous
attendons de l'argent, dit-il, mais il n'arrive pas ; la
reine ne sera pas fâchée, j'en suis sûr, de nous prêter
sa vaisselle pour payer nos troupes ; messieurs les
princes vous en donneront bonne décharge, scellée
de leur sceau. » Gela dit, sans s'arrêter aux repré-
sentations des religieux, il se fait ouvrir la porte du
trésor, entre, le marteau à la main, et force les
coffres. Encore ne craignit-il pas de dire que si cela
ne suffisait pas, il faudrait bien aussi que le trésor du
saint contribuât. Les moines se le tinrent pour dit, et
firent sortir de l'abbaye ceux des leurs qui connais-
saient la cachette l*
Des gens qui prenaient de telles libertés avec les
saints ne pouvaient pas être fort dévots à l'autre
religion de la France, la royauté. Ce roi fou que les
gens du Nord, que Paris, au milieu de ses plus
grandes violences, ne voyaient qu'avec amour, ceux
du Midi n'y trouvaient rien que de risible. Quand ils
prenaient un paysan, et que, pour s'amuser, ils lui
coupaient les oreilles ou le nez : « Va, disaient-ils ;
va maintenant te montrer à ton idiot de roi2. »
1. App. 123.
2. « Ite ad regem vestrum insanum, inutilcm et captivum. » (Religieux.)
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 171
Ces dérisions, ces impiétés, ces cruautés atroces,
rendirent service au duc de Bourgogne. Les villes
affamées par les pillards tournèrent contre le duc
d'Orléans. Les paysans, désespérés, prirent la croix
de Bourgogne, et tombèrent souvent sur les soldats
isolés. Avec tout cela, il n'y avait guère en France
d'autre force militaire que les Armagnacs. Le duc de
Bourgogne, ne pouvant leur faire lâcher Paris, qu'ils
serraient de tous côtés, eut recours à la dernière, à la
plus dangereuse ressource : il appela les Anglais1.
Les choses en étaient venues à ce point, que les
Anglais étaient moins odieux aux Français du Nord
que les Français du Midi. Le duc de Bourgogne con-
clut d'abord une trêve marchande avec les Anglais,
dans l'intérêt de la Flandre ; puis il leur demanda des
troupes, offrant de donner une de ses filles en ma-
riage au fils aîné d'Henri IV2 (1er septembre 1411).
Quelles furent les conditions, quelle part de la France
leur promit-il? Rien ne l'indique. Le parti d'Orléans
publia qu'il faisait hommage de la Flandre à l'Anglais,
et s'engageait à lui faire rendre la Guyenne et la
Normandie.
L'arrivée des troupes anglaises fît refluer les Arma-
gnacs de Paris à la Loire, jusqu'à Bourges, jusqu'à
Poitiers. Ils perdirent même Poitiers ; mais les princes
tinrent dans Bourges, où le duc de Bourgogne vint
1. Selon le Religieux de Saint-Denis, qui prit des informations à ce sujet,
le duc d'Orléans pria le roi d'Angleterre, au nom de la parenté qui les
unissait, de ne pas envoyer de troupes à son adversaire. Henri IV répondit
qu'il avait craint de soulever les Anglais (alliés des Flamands), et qu'il avait
accepté les offres du duc de Rourgogne. — 2. Rymer.
172 HISTOIRE DE FRANCE
les assiéger avec les Anglais, avec le roi, qu'il traînait
partout. Néanmoins, le siège fut long. Le manque
de vivres, les exhalaisons des marais, des champs
pleins de cadavres, la peste enfin, qui, du camp, se
répandit dans le royaume, décidèrent les deux partis
à une vaine et fausse paix, qui fut à peine une trêve
(traité de Bourges, 15 juillet 1412). Le duc de Bour-
gogne promettait ce qu'il ne pouvait tenir, d'obliger
les siens de rendre aux princes leurs biens confisqués.
Tout ce que le duc de Bourgogne y gagna, ce fut de
faire quelque réparation à la mémoire de Montaigu :
le prévôt de Paris alla détacher son corps du gibet de
Montfaucon et le fit enterrer honorablement.
Cependant les Orléanais, voyant que leur adversaire
ne les avait chassés que par le secours de l'Anglais,
essayaient de le détacher à tout prix du Bourguignon.
Celui-ci, au contraire, était déjà las de ses alliés, et
il avait envoyé des troupes pour les combattre en
Guyenne. Le comte d'Armagnac prit à l'instant la
croix rouge, et se fît Anglais, confirmant ainsi les
accusations du duc de Bourgogne. Il avait fait publier
à grand bruit dans Paris qu'on avait saisi sur un
moine les papiers des princes et les propositions qu'ils
faisaient aux ennemis. Ils avaient fait serment,
disait-on, de tuer le roi, de brûler Paris, de partager
la France. Cette bizarre invention du parti de Bour-
gogne produisit le plus grand effet à Paris1. Les gens
de l'Université, les bourgeois, tout le peuple, les
1. App. 124.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CAB0CH1ENS 173
femmes et les enfants, prononçaient mille impréca-
tions contre ceux qui livraient ainsi le roi et le
royaume. Le pauvre roi pleurait, et demandait ce
qu'il fallait faire,
Le traité réel était assez odieux sans y ajouter ces
fables : les princes faisaient hommage à l'Anglais,
s'engageaient à lui faire recouvrer ses droits, et lui
remettaient vingt places dans le Midi. Pourtant d'avan-
tages, il ne laissait aux ducs de Berri et d'Orléans
le Poitou , l'Angoumois et le Périgord que leur vie
durant. Le seul comte d'Armagnac conservait tous ses
fiefs à perpétuité. Le traité visiblement était son
ouvrage1 (18 mai 1412).
Ainsi, des princes sans cœur jouaient tour à tour à
ce jeu funeste d'appeler l'ennemi du royaume. La
chose était pourtant sérieuse. Ils s'en seraient aperçus
bientôt, si la mort d'Henri IV n'eût donné un répit à
la France. Trahie par les deux partis, n'ayant rien à
attendre que d'elle, elle va essayer dans cet intervalle
de faire ses affaires elle-même. En est -elle déjà
capable? on peut en douter.
Dans cette période de cinq années, entre un crime
et un crime, le meurtre du duc d'Orléans et le traité
avec l'Anglais, les partis ont prouvé leur impuissance
pour la paix et pour la guerre ; trois traités n'ont servi
qu'à envenimer les haines.
1. Rymer."
174 HISTOIRE DE FRANCE
Est-ce à dire pourtant que ces tristes années aient
été perdues, que le temps ait coulé en vain?... Non,
il n'y a point d'années perdues ; le temps a porté son
fruit. D'abord, les deux moitiés de la France se sont
rapprochées, il est vrai, pour se haïr ; le Midi est
venu visiter le Nord, comme au temps des Albigeois
le Nord visita le Midi. Ces rapprochements, même
hostiles, étaient pourtant nécessaires ; il fallait que
la France, pour devenir une plus tard, se connût
d'abord, qu'elle se vît, comme elle était, diverse
encore et hétérogène.
Ainsi se prépare de loin l'unité de la nation. Déjà
le sentiment national est éveillé par les fréquents
appels à l'opinion publique, que font les partis dans
cette courte période. Ces manifestes continuels pour
ou contre le duc de Bourgogne1, ces prédications
politiques dans l'intérêt des factions, ces représenta-
tions théâtrales où la foule est admise comme témoin
des grands actes politiques, l'échafaud de Chartres,
le sermon de la Neutralité, tout cela, c'est déjà
implicitement un appel au peuple.
Dans les pédantesques harangues du temps, parmi
les violences, les mensonges, parmi le sang et la boue,
il y a pourtant une chose qui fait la force du parti
de Bourgogne, si souillé et si coupable, à savoir :
l'aveu solennel de la responsabilité des puissants,
des princes et des rois. L'Université professe cette
doctrine alors inouïe, qu'un roi qui accable ses sujets
1. App. 125.
LUTTE DES DEUX PARTIS. — CABOCHIENS 175
d'exactions injustes peut et doit être déposé. Cette
parole est réprouvée ; mais ne croyez pas qu'elle
tombe. Des pensées inconnues fermentent. C'est vers
cette époque, ce semble, qu'au front même de la
cathédrale de Chartres, témoin de l'humiliation des
princes, on sculpte une figure nouvelle, celle de la
Liberté1; liberté morale, sans doute, mais l'idée
de la liberté politique s'y mêle et s'y ajoute peu
à peu.
Le duc de Bourgogne était bien indigne d'être le
représentant du principe moderne. Ce principe ne se
démêle en lui qu'à travers la double laideur du crime
et des contradictions. Le meurtrier vient parler
d'ordre, de réforme et de bien public ; il vient attester
les lois, lui qui a tué la loi ; nous allons pourtant
voir paraître, sous les auspices de cet odieux parti,
la grande ordonnance du quinzième siècle.
Autre bizarrerie. Ce prince féodal, qui vient, à la
tête d'une noblesse acharnée, d'exterminer la com-
mune de Liège, puise dans cette victoire même la
force qui relève la commune de Paris ; là-bas prince
des barons, ici prince des bouchers.
Ces contradictions font, nous l'avons dit, la laideur
du siècle, celle surtout du parti bourguignon. Le chef,
au reste, parut comprendre que, quoi qu'il eût fait,
il n'avait rien fait lui-même, qu'il ne pouvait pas
grand'chose. Lorsque l'Université proposa de tirer
des trois États des gens sages et non suspects pour
1. App. 126.
176 HISTOIRE DE FRANCE
aider au gouvernement, il prononça cette grave
parole, « qu'en effet, il ne se sentait pas capable de
gouverner si grand royaume que le royaume de
France1 ».
1. « Indignum se reputavit regimine tanli regni ut eral regnum Francîœ. »
(Religieux.)
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ECLISE 177
CHAPITRE III
Essais de réforme dans l'État et dans l'Église. — Cabochiens do Paris:
grande ordonnance. — Conciles de Pise et de Constance (1409-1415).
Le gouvernement d'un seul étant avoué impos-
sible, il fallut bien essayer du gouvernement de
plusieurs. Le parti de Bourgogne, clans sa détresse,
convoqua, au nom du roi, une grande assemblée des
députés des villes, des prélats, chapitres, etc. (30 jan-
vier 1413). Cette assemblée de notables est qualifiée par
quelques-uns du nom d'États généraux. Ils furent si
peu généraux qu'il n'y vint presque personne, sauf
les envoyés de quelques villes du centre. Dans ce
moment de crise, entre la guerre civile et la guerre
étrangère, que l'on voyait imminente, la France se
chercha, et elle ne put se trouver.
C'était, il est vrai, l'hiver; les chemins imprati-
cables, pleins de bandits ; la moitié du royaume
étrangère ou hostile à l'autre. Il vint peu de gens,
et ce peu ne savait que dire. Il n'y avait point de
traditions, de précédents, pour une telle assemblée ;
T. IV. 12
178 HISTOIRE DE FRANCE
un demi-siècle s'était écoulé depuis les derniers Etats.
Les gens de Reims, de Rouen, de Sens et de Bourges
parlèrent seuls, ou plutôt prêchèrent sur un texte de
l'Écriture, prouvant doctement les avantages de la
paix, mais avec non moins de force l'impossibilité
de payer pour finir la guerre ; ils concluaient qu'il
fallait avant tout recouvrer les deniers mal perçus ou
détournés. Maître Benoît Gentien, célèbre docteur et
moine de Saint-Denis, parla au nom de Paris et de
l'Université. Il demanda des réformes, indiqua des
abus, déclama contre l'ambition et la convoitise, tou-
tefois en termes généraux et sans nommer personne.
Il déplut à tout le monde.
Dans la réalité, les maux étaient trop grands pour
s'en tenir à une médecine expectante. Les généralités
vagues n'avançaient à rien. L'assemblée fut congé-
diée ; Paris prit la parole, au défaut de la France,
Paris, et la voix de Paris, son Université. ,
L'Université, nous l'avons vu, avait plus de zèle que
de capacité pour s'acquitter d'une telle tâche. Elle
avait grand besoin d'être dirigée. Or il n'y avait
qu'une classe qui pût le faire, qui eût connaissance
des lois, des faits et quelque esprit pratique : c'étaient
les membres des hautes cours, du Parlement1, de la
Chambre des comptes et de la Cour des aides. Je ne
vois pas que l'Université se soit adressée aux deux
derniers corps; leur extrême timidité lui était sans
1. C'était l'opinion de Clémengis. II implore dans ses lettres l'intervention
du Parlement comme l'unique remède aux maux présents et futurs du royaume.
App. 127.
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE 179
doute trop bien connue ; mais elle demanda l'appui du
Parlement, l'engageant à se joindre à elle pour
demander les réformes nécessaires.
Le Parlement n'aimait pas l'Université, qui dès long-
temps l'avait fait déclarer incompétent dans les causes
qui la regardaient; la victoire récente de la juridiction
ecclésiastique (1408) n'était pas propre à les réconci-
lier. Cette puissance tumultueuse, qui peu à peu deve-
nait l'alliée de la populace, était antipathique à la
gravité des parlementaires, autant qu'à leurs habitudes
de respect pour l'autorité royale. Ils répondirent à
l'Université de la manière suivante : « Il ne convient
pas à une cour établie pour rendre la justice au
nom du roi de se rendre partie plaignante pour la
demander. Au surplus, le Parlement est toujours prêt,
toutes et quantes fois il plaira au roi de choisir quel-
ques-uns de ses membres pour s'occuper des affaires
du royaume. L'Université et le corps de la ville sau-
ront bien ne faire nulle chose qui ne soit à faire. »
Ce refus du Parlement de prendre part à la révolu-
tion devait la rendre violente et impuissante. Paris et
l'Université pouvaient dès lors faire ce qu'ils vou-
laient, obtenir des réformes, de belles ordonnances;
il n'y avait personne pour les exécuter. Il faut aux lois
des hommes pour qu'elles soient vivantes, efficaces.
Le temps, les habitudes, les mœurs, peuvent seuls
faire ces hommes.
Je dirai ailleurs tout au long ce que je pense du
Parlement, comme cour de justice. Ce n'est pas en
passant qu'on peut qualifier ce long travail de la
180 HISTOIRE DE FRANCE
transformation du droit, cette œuvre d'interpréta-
tion de ruse et d'équivoque1. Qu'il me suffise ici de
regarder le Parlement du point de vue extérieur et
d'expliquer pourquoi un corps qui pouvait agir si uti-
lement refusa son concours.
Le Parlement n'avait pas besoin de prendre le pou-
voir des mains de l'Université et du peuple de Paris;
le pouvoir lui venait invinciblement par la force des
choses. Il craignit avec raison de compromettre, par
une intervention directe dans les affaires, l'influence
indirecte, mais toute-puissante, qu'il acquérait chaque
jour. Il n'avait garde d'ébranler l'autorité royale,
lorsque cette autorité devenait peu à peu la sienne.
La juridiction du Parlement de Paris avait toujours
gagné dans le cours du quatorzième siècle. Ceux qui
avaient le plus réclamé contre elle finissaient par
regarder comme un privilège d'être jugés par le Parle-
ment. Les églises et les chapitres réclamaient souvent
cette faveur.
Suprême cour du roi, le Parlement voyait, non seu-
lement les baillis du roi et ses juges d'épée, mais les
barons, les plus grands seigneurs féodaux, attendre à
la grand'salle et solliciter humblement. Récemment
il avait porté une sentence de mort et de confiscation
contre le comte de Périgord2. Il recevait appel contre
les princes, contre le duc de Bretagne, contre le duc
d'Anjou, frère du roi (1328, 1371). Bien plus, le roi, en
plusieurs cas, lui avait subordonné son autorité même,
1. App, 128. — 2. App. 129.
RÉFORME DANS L'ETAT ET DANS L'EGLISE 181
lui défendant d'obéir aux lettres royaux, déclarant en
quelque sorte que la sagesse du Parlement était moins
faillible, plus sûre, plus constante, plus royale que
celle du roi l.
« Le Parlement, dit-il encore dans ses ordonnances,
est le miroir de justice. Le Ghàtelet et tous les tribu-
naux doivent suivre le style du Parlement. »
Admirable ascendant de la raison et de la sagesse!
Dans la défiance universelle où l'on était de tout le
reste, cette cour de justice fut obligée d'accepter toute
sorte de pouvoirs administratifs, de police, d'ordre
communal, etc. Paris se reposa sur le Parlement du
soin de sa subsistance ; le pain, l'arrivage de la marée,
une foule d'autres détails, la surveillance des mon-
nayeurs, des barbiers ou chirurgiens, celle du pavé de
la ville, ressortirent à lui. Le roi lui donna à régler sa
maison2.
Les seules puissances qui résistassent à cette attrac-
tion, c'étaient, outre l'Université3, les grandes cours
fiscales, la Chambre des comptes, la Cour des aides4.
Encore voyons-nous, dans une grande occasion, qu'il
est ordonné aux réformateurs des aides et finances de
consulter le Parlement5. On croit devoir expliquer que
si les maîtres des comptes sont juges sans appel, c'est
« qu'il y aurait inconvénient à transporter les regis-
tres, pour les mettre sous les yeux du Parlement6 »,
Il fut réglé en 1388 et 1400, ordonné de nouveau en
1. Voy. Ordonnances, passim, particulièrement aux années 1344, 1359,
1389, 1400. — 2. Ord., ann. 1358, 1369, 1372, 1382. — 3. Ord., ann. 1366.
— 4. Ord., ann. 1375. — 5. Ord., ann. 1374. — 6. Ord., ann. 1408.
182 HISTOIRE DE FRANCE
1413, que le Parlement se recruterait lui-même par
voie d'élection1. Dès lors il forma un corps et devint
de plus en plus homogène. Les charges ne sortirent
plus des mêmes familles. Transmises par mariage, par
vente même, elles ne passèrent guère qu'à des sujets
capables et dignes. Il y eut des familles parlemen-
taires, des mœurs parlementaires. Cette image de
sainteté laïque que la France avait vue une fois en
un homme, en un roi, elle l'eut immuable dans ce roi
judiciaire, sans caprice, sans passion, sauf l'intérêt de
la royauté. La stabilité de l'ordre judiciaire se trouve
ainsi fondée, au moment où l'ordre politique va subir
les plus rapides variations. Quoi qu'il advienne, la
France aura un dépôt de bonnes traditions et de
sagesse; dans les moments extrêmes où la royauté, la
noblesse, tous ces vieux appuis lui manqueront, où
elle sera au point de s'oublier elle-même, elle se
reconnaîtra au sanctuaire de la justice civile.
Le Parlement n'a donc pas tort de se refuser à sortir
de cette immobilité si utile à la France. Il regardera
passer la révolution, il lui survivra, pour en reprendre
et en appliquer à petit bruit les résultats les plus
utiles.
Le Parlement se récusant, l'Université n'en alla pas
moins son chemin. Cette bizarre puissance, théolo-
gique, démocratique et révolutionnaire, n'était guère
propre à réformer le royaume. D'abord, elle avait en
elle trop peu d'unité, d'harmonie, pour en donner à
1. On ajoute qu'on élira aussi des nobles, ce qui prouve qu'ordinairement
la chose n'arrivait guère. (Ord., ann. 1407-8.)
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE 183
l'Etat. Elle ne savait pas même si elle était un corps
ecclésiastique ou laïque, quoiqu'elle réclamât les pri-
vilèges des clercs. La faculté de théologie, dans la
morgue de son orthodoxie, dans l'orgueil de sa vie*'
toire sur les chefs de l'Église, était Église pourtant.
Elle semblait diriger, mais au fond elle était menée,
violentée par la nombreuse et tumultueuse faculté des
Arts (c'est-à-dire de logique)1. Celle-ci, peu d'accord
avec l'autre, ne l'était pas davantage avec elle-même ;
elle se divisait en quatre nations, et, dans ce qu'on
appelait une nation, il y avait bien des nations diver-
ses, Danois, Irlandais, Écossais, Lombards, etc.
Une révolution avait eu lieu dans l'Université au
quatorzième siècle. Pour régulariser les études et les
mœurs, on avait peu à peu, par des fondations de
bourses et autres moyens, cloîtré les écoliers dans ce
qu'on appelait clés collèges. La plupart des collèges
semblaient être au fond la propriété des boursiers, qui
nommaient au scrutin les principaux, les maîtres. Rien
n'était plus démocratique 2.
Ces petites républiques cloîtrées de jeunes gens
pauvres étaient, comme on peut croire, animées de
l'esprit le plus inquiet, surtout à l'époque du schisme,
où les princes disposaient de tout dans l'Église, et fer-
maient aux universitaires l'accès des bénéfices. Dans
ces tristes demeures, sous l'influence de la sèche et
i. Les règlements de ces deux facultés se modifièrent en sens inverse. La
faculté de théologie prolongea ses cours ; elle exigea six ans d'études au lieu
de cinq avant le baccalauréat. La faculté des arts réduisit ses cours de six
ans à cinq, puis à trois et demi, et enfin, en 1600, à deux. La scolastique
perdait peu à peu son importance. (Bulœus.) — 2. App. 130.
184 HISTOIRE DE FRANCE
stérile éducation du temps, languissaient sans espoir
de vieux écoliers. Il y avait là de bizarres existences,
des gens qui, sans famille, sans amis, sans connais-
sance du monde, avaient passé toute une vie dans les
greniers du pays latin, étudiant, faute d'huile, au
clair de la lune, vivant d'arguments ou déjeunes, ne
descendant des sublimes misères de la Montagne, de
la gouttière de Standonc1, de la lucarne d'où fut jeté
Ramus, que pour disputer à mort dans la boue de la
rue du Fouarre ou de la place Maubert.
Les moines Mendiants, nouveaux membres de l'Uni-
versité, avaient, outre l'aigreur de la scolastique, celle
de la pauvreté ; ils étaient souvent haineux et envieux
par-dessus toute créature ; misérables et faisant de leur
misère un système, ils ne demandaient pas mieux que
de l'infliger aux autres. On a dit (et je crois qu'il en
était ainsi pour beaucoup d'entre eux) qu'ils ne com-
prenaient le christianisme que comme religion de la
mort et de la douleur. Mortifiés et mortifiants, ils se
tuaient d'abstinences et de violences, et ils étaient
prêts à traiter le prochain comme eux-mêmes. C'est
parmi eux que le duc de Bourgogne trouva sans
peine des gens pour louer le meurtre.
Le mépris que les autres ordres avaient pour les
Mendiants était propre à irriter cette disposition
1. Fils d'un cordonnier de Malines, il vint à Paris comme domestique ou
marmiton, selon l'histoire manuscrite de Sainte-Geneviève : le jour il était à
sa cuisine, la nuit il se retirait au clocher de l'église et y étudiait au clair de
lune. 11 entra au collège de Montaigu, releva ce collège alors ruiné, et en fut
comme le second fondateur. Il n'est pas moins célèbre pour la violence avec
laquelle il prêcha contre le divorce de Louis XII.
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE 185
farouche. Or, parmi les Mendiants, il y avait un ordre
moins important, moins nombreux que les Domini-
cains et les Franciscains, mais plus bizarre, plus
excentrique, et dont les autres Mendiants se moquaient
eux-mêmes. Cet ordre, celui des Carmes, ne se con-
tentait pas d'une origine chrétienne ; ils voulaient,
comme les Templiers, remonter plus haut que le
christianisme1. Ermites du mont Carmel, descendants
d'Élie, ils se piquaient d'imiter l'austérité des pro-
phètes hébraïques, de ces terribles mangeurs de sau-
terelles qui, dans le désert, luttaient contre l'esprit de
Dieu \
Un carme, Eustache de Pavilly, se chargea de lire la
remontrance de l'Université au roi. Cet Élie delà place
Maubert parla presque aussi durement que celui du
Carmel. On ne pouvait du moins reprocher à cette
remontrance d'être générale et vague. Rien n'était plus
net3. Le carme n'accusait pas seulement les abus, il
dénonçait les hommes; il les nommait hardiment par
leurs noms, en tête le prévôt Desessarts, jusque-là
l'homme des Bourguignons , celui qui avait arrêté
Montaigu. Mais alors on n'était plus sur de lui et il
venait de se brouiller avec l'Université4.
1. App. 131.
2. La règle des Carmes était très propre à développer l'exaltation : de longs
jeûnes, de longs silences, les jours et les nuits passés dans une cellule.
3. App. 132.
4. Desessarts et son frère recevaient ou prenaient beaucoup d'argent. Mais
l'Université avait contre le prévôt un sujet particulier de haine. Il avait pris
parti contre les écoliers dans leur querelle avec un sergent du prévôt qui était
en même temps aubergiste et qui, en dérision des écoliers, avait traîné un
àne mort à la porte du collège d'Harcourt.
186 HISTOIRE DE FRANCE
Le duc de Bourgogne accueillit la remontrance.
Menacé par les princes, et voyant le dauphin son
gendre s'éloigner de lui, il résolut de s'appuyer sur
l'Université et sur Paris. Il força le conseil à destituer
les financiers, comme l'Université le demandait. Deses-
sarts se sauva, déclarant qu'en effet il lui manquait
deux millions, mais qu'il en avait les reçus du duc de
Bourgogne.
Celui-ci se trouvait fort intéressé à tenir loin un tel
accusateur. Un mois après, il apprend qu'il est revenu,
qu'il a forcé le pont de Charenton, et qu'il occupe la
Bastille au nom du dauphin. Les conseillers du dau-
phin s'étaient imaginé que, la Bastille prise, Paris tour-
nerait pour lui contre le duc de Bourgogne. lien fut
tout autrement. Le poste de Charenton, qui assurait
les arrivages de la haute Seine et les approvisionne-
ments de la ville, était la chose du monde qui intéres-
sait le plus les Parisiens. L'attaque de ce poste fit
croire que Desessarts voulait affamer Paris. Un immense
flot de peuple vint heurter à l'hôtel de ville, réclamant
l'étendard de la commune, pour aller attaquer la Bas-
tille. Le premier jour, on parvint à les renvoyer1. Le
second, ils prirent l'étendard et assiégèrent la forte-
resse. Ils auraient eu peine à la forcer. Mais le duc de
Bourgogne aida : il décida Desessarts effrayé à sortir,
lui répondant de la vie 2. Il lui fit une croix sur le dos
1. Ils respectèrent la courageuse résistance du clerc de l'hôtel de ville.
2. Le duc lui dit : « Mon ami, ne te soucie, car je te jure que tu n'auras
autre garde que de mon propre corps. » Et lui fit la croix sur le dos de la
main et l'emmena. (Juvénal.)
RÉFORME DANS L'ETAT ET DANS L'EGLISE 187
de sa main, et jura dessus. Le duc croyait mener le
peuple; il vit bientôt qu'il le suivait.
Ceux qui venaient de planter l'étendard de la com-
mune contre une forteresse royale n'étaient pourtant
pas, autant qu'on pourrait croire, des ennemis de
l'ordre. Ils ne mirent pas la main sur Desessarts, ne
lui firent aucun mal; ils voulaient qu'on lui fît son
procès. Ils le menèrent au château du Louvre, et lui
donnèrent une garde demi-bourgeoise et demi-royale.
Ces hommes, modérés dans la violence même,
n'étaient pas des gens de la bonne bourgeoisie de
Paris, de celle qui fournissait les échevins, les cin-
quanteniers. Cette bourgeoisie avait parlé par l'organe
de Benoît Gentien, parlé modérément, vaguement; elle
était incapable d'agir. Les cinquanteniers avaient fait
ce qu'ils avaient pu pour empêcher qu'on ne marchât
sur la Bastille. Il y avait des gens plus forts qu'eux, et
que la foule suivait plus volontiers, gens riches, mais
qui, par leur position, leur métier et leurs habitudes,
se rapprochaient du petit peuple : c'étaient les maîtres
bouchers, maîtres héréditaires des étaux de la grande
boucherie et de la boucherie Sainte-Geneviève1. Ces
étaux passaient, comme des fiefs, d'hoir en hoir, et
toujours aux mâles. Les mêmes familles les ont pos-
sédés pendant plusieurs siècles. Ainsi les Saint- Yon et
les Thibert, déjà importants sous Charles Y (1376).
subsistaient encore au dernier siècle2. Ce qui, malgré
leur richesse, leur conservait les habitudes énergiques
1. App. 133. — 2. App. 134.
188 HISTOIRE DE FRANCE
du métier, c'est qu'il leur était enjoint d'exercer eux-
mêmes, de sorte que, tout riches qu'ils pouvaient être,
ces seigneurs bouchers restaient de vrais bouchers,
tuant, saignant et détaillant la viande.
C'étaient du reste des gens rangés, réguliers et sou-
vent dévots. Ceux de la grande boucherie étaient fort
affectionnés à leur paroisse, Saint-Jacques-la-Boucherie.
Nous voyons, dans les actes de Saint-Jacques, le bou-
cher Alain y acheter une lucarne pour voir la messe
de chez lui1, et le boucher Haussecul une clef de
l'église pour y faire à toute heure ses dévotions.
Dans cette classe honnête, mais grossière et violente,
les plus violents étaient les bouchers de la boucherie
Sainte-Geneviève, les Legoix surtout. Ceux-ci, anciens
vassaux de l'abbaye, vivaient assez mal avec elle. Ils
s'obstinaient, malgré l'abbé, à vendre de la viande les
jours maigres, et de plus, à fondre leur suif chez eux,
au risque de brûler le quartier. Établis au milieu des
écoles et des disputes, ils participaient à l'exaltation
des écoliers. La boucherie Sainte-Geneviève était jus-
tement près de la Croix des Carmes, et, par conséquent,
à la porte du couvent des Carmes ; les Legoix étaient
ainsi voisins, amis sans doute de ce violent moine
Eustache de Pavilly, le harangueur de l'Université.
La force des maîtres bouchers, c'était une armée de
garçons, de valets, tueurs, assommeurs, écorcheurs,
dont ils disposaient. Il y avait, parmi ces garçons, des
hommes remarquables par leur audace brutale, deux
1. A pp. 135.
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE 189
surtout, l'écorcheur Caboche et le fils d'une tripière.
C'étaient des gens terribles dans une émeute ; mais
leurs maîtres, qui les lançaient, croyaient toujours
pouvoir les rappeler.
Il était curieux de voir comment les maîtres bou-
chers, ayant un moment Paris entre les mains, Paris,
le roi, la reine et le dauphin, comment ils useraient
de ce grand pouvoir. Ces gens, honnêtes au fond, reli-
gieux et loyaux, regardaient tous les maux du royaume
comme la suite du mal du roi, et ce mal lui-même
comme une punition de Dieu. Dieu avait frappé pour
leurs péchés le roi et le duc d'Orléans, son frère. Res-
tait le jeune dauphin ; ils mettaient en lui leur espoir;
toute leur crainte était que le châtiment ne s'étendît à
celui-ci, qu'il ne ressemblât à son père1. Ce prince,
tout jeune qu'il était, leur donnait sous ce rapport
beaucoup d'inquiétude. Il était dépensier, n'aimait que
les beaux habits ; ses habitudes étaient toutes con-
traires à celles des bourgeois rangés. Ces gens, qui se
couchaient de bonne heure, entendaient toute la nuit
la musique du dauphin; il lui fallait des orgues, des
enfants de chœur, pour ses fêtes mondaines. Tout le
monde en était scandalisé.
Ils avisèrent, dans leur sagesse, qu'ils devaient, pour
réformer le royaume, réformer d'abord l'héritier du
royaume, éloigner de lui ceux qui le perdaient, veiller
à sa santé corporelle et spirituelle.
Pendant que Desessarts était encore dans la Bastille
1. App. 136.
190 HISTOIRE DE FRANCE
s' excusant sur les ordres du dauphin, nos bouchers
se rendaient à Saint-Paul, ayant à leur tête un vieux
chirurgien, Jean de Troyes, homme d'une figure res-
pectable et qui parlait à merveille. Le dauphin, tout
tremblant, se mit à sa fenêtre, par le conseil du duc
de Bourgogne, et le chirurgien parla ainsi : « Monsei-
gneur, vous voyez vos très humbles sujets, les bour-
geois de Paris, en armes devant vous. Ils veulent
seulement vous montrer par là qu'ils ne craindraient
pas d'exposer leur vie pour votre service, comme ils
l'ont déjà su faire; tout leur déplaisir est que votre
royale jeunesse ne brille pas à l'égal de vos ancêtres,
et que vous soyez détourné de suivre leurs traces par
les traîtres qui vous obsèdent et vous gouvernent.
Chacun sait qu'ils prennent à tâche de corrompre vos
bonnes mœurs, et de vous jeter dans le dérèglement.
Nous n'ignorons pas que notre bonne reine , votre
mère, en est fort mal contente ; les princes de votre
sang eux-mêmes craignent que lorsque vous serez en
âge de régner, votre mauvaise éducation ne vous en
rende incapable. La juste aversion que nous avons
contre des hommes si dignes de châtiment nous a fait
solliciter assez souvent qu'on les ôtâtde votre service.
Nous sommes résolus de tirer aujourd'hui vengeance
de leur trahison, et nous vous demandons de les mettre
entre nos mains. »
Les cris de la foule témoignèrent que le vieux chi-
rurgien avait parlé selon ses sentiments. Le dauphin,
avec assez de fermeté, répondit : « Messieurs les bons
bourgeois, je vous supplie de retourner à vos métiers,
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE 191
et de ne point montrer cette furieuse animosité contre
des serviteurs qui me sont attachés. »
« Si vous connaissez des traîtres, dit le chancelier
du dauphin, croyant les intimider, on les punira, nom-
mez-les.
— Vous, d'abord », lui crièrent-ils. Et ils lui remi-
rent une liste de cinquante seigneurs ou gentils-
hommes, en tête de laquelle se trouvait son nom. Il
fut forcé de la lire tout haut, et plus d'une fois.
Le dauphin, tremblant, pleurant, rouge de colère,
mais voyant bien pourtant qu'il n'y avait pas moyen de
résister, prit une croix d'or que portait sa femme, et
fit jurer au duc de Bourgogne qu'il n'arriverait aucun
mal à ceux que le peuple allait saisir. Il jura, comme
pour Desessarts, ce qu'il ne pouvait tenir.
Cependant ils enfonçaient les portes, et se mettaient
à fouiller l'hôtel du roi pour y chercher les traîtres.
Ils saisirent le duc de Bar, cousin du roi, puis le chan-
celier du dauphin, le sire de La Rivière, son chambel-
lan, son écuyer tranchant, ses valets de chambre et
quelques autres. Ils en arrachèrent un brutalement à
la dauphine, fille du duc de Bourgogne, qui voulait le
sauver. Tous les prisonniers, mis à cheval, furent
menés à l'hôtel du duc de Bourgogne, puis à la tour
du Louvre.
Tous n'arrivèrent pas jusqu'au Louvre. Ils égorgè-
rent ou jetèrent à la Seine ceux qu'ils croyaient cou-
pables des dérèglements du dauphin ou de ses folles
dépenses, un riche tapissier, un pauvre diable de
musicien appelé Gourtebotte. Ils rencontrèrent aussi
192 HISTOIRE DE FRANCE
un habile mécanicien ou ingénieur, qui avait aidé le
duc de Berri à défendre Bourges; quelqu'un s'étant
avisé de dire que cet homme se vantait de pouvoir
mettre le feu à la ville, sans qu'on pût l'éteindre, il
fut tué à l'instant.
Les bouchers croyaient avoir fait une chose méri-
toire et comptaient bien être remerciés ; ils vinrent le
lendemain à l'hôtel de ville. Là, les gros bourgeois,
échevins et autres, repassaient en frémissant les évé-
nements de la veille, l'hôtel royal forcé, l'enlèvement
des serviteurs du roi, le sang versé. Ils craignaient
que le duc d'Orléans et les princes ne vinssent, en
punition, anéantir la ville de Paris. Ils avaient peur
des princes; mais, d'autre part, ils avaient peur des
bouchers; ils n'osaient les désavouer. Ils envoyèrent
aux princes quelques-uns des leurs avec des docteurs
de l'Université, pour leur faire entendre, s'ils pou-
vaient, que tout s'était fait par bonne intention et sans
qu'on voulut leur déplaire.
Cependant les bouchers, persévérant dans leur projet
de réformer les mœurs du dauphin, ne cessaient de
revenir à Saint-Paul, ou d'y envoyer des docteurs de
leur parti. C'était un spectacle terrible et comique que
ce peuple, naïvement moral et religieux dans sa féro-
cité, qui ne songeait ni à détruire le pouvoir royal, ni
à le transporter à une autre maison, pas même à une
autre branche, mais qui voulait seulement amender la
royauté, qui venait lui tâter le pouls, la médeciner
gravement. L'hygiène appliquée à la politique1 n'avait
1. Jpp. 13"\
REFORME DANS L'ETAT ET DANS L'EGLISE 193
rien d'absurde, lorsque l'État, se trouvant encore ren-
fermé dans la personne du roi , languissait de ses
infirmités, était fol de sa folie.
Le carme Eustache de Pavilly s'était particulière-
ment chargé d'administrer au jeune prince cette méde-
cine morale, n'y épargnant nul remède héroïque. Il lui
disait en face, par exemple : « Ah ! Monseigneur, que
vous êtes changé ! tant que vous vous êtes laissé édu-
quer et conduire au bon gouvernement de votre res-
pectable mère, vous donniez tout l'espoir qu'on peut
concevoir d'un jeune homme bien né. Tout le monde
bénissait Dieu d'avoir donné au roi un successeur si
docile aux bons enseignements. Mais, une fois échappé
aux directions maternelles, vous n'avez que trop
ouvert l'oreille à des gens qui vous ont rendu indé-
vot envers Dieu, paresseux et lent à expédier les
affaires. Ils vous ont appris, chose odieuse et insup-
portable aux bons sujets du roi, à faire de la nuit le
jour, à passer le temps en mangeries, en vilaines
danses et autres choses peu convenables à la majesté
royale. »
Pavilly l'admonestait ainsi, tantôt en présence de
la reine, tantôt devant les princes. Une fois, il lui fît
entendre tout un traité complet de la conduite des
princes1, examinant dans le plus grand détail toutes
les vertus qui peuvent rendre digne du trône, et rap-
pelant tous les exemples des vertus et des vices que
l'histoire, surtout l'histoire de France, pouvait pré-
1. « Ex quibus posset componi tractatus valde magnus. » (Religieux.)
T. IV. 13
494 HiSTOIRE DE FRANCE
senter. Les derniers exemples étaient ceux du roi
encore vivant et de son frère, celui du dauphin même,
qui, s'il ne s'amendait pas, obligerait de transférer son
droit d'aînesse à son jeune frère, ainsi que la reine
l'en avait menacé.
Il conclut en demandant qu'on choisît des commis-
saires pour informer contre les dissipateurs des
deniers publics, d'autres pour faire le procès des traî-
tres emprisonnés, enfin, des capitaines contre le comte
d'Armagnac. « Ce peuple, ajoutait-il, est là pour
m'avouer de tout cela; je viens d'exposer ses humbles
demandes. »
Le dauphin répondait doucement ; mais il n'y pou-
vait plus tenir. Il aurait voulu s'échapper. Le comte
de Vertus, frère du duc d'Orléans, s'était enfui sous
un déguisement. Le dauphin eut l'imprudence d'écrire
aux princes de venir le délivrer. Les bouchers, qui
s'en doutaient, prirent leurs mesures pour que leur
pupille ne pût échapper à leur surveillance ; ils mirent
bonne garde aux portes de la ville, et s'assurèrent de
l'hôtel Saint-Paul1, dont ils constituèrent gardien et
concierge le sage chirurgien Jean de Troyes. Et
cependant ils faisaient jour et nuit des rondes tout
autour « pour la sûreté du roi et de monseigneur
le duc de Guyenne ». C'est ainsi qu'on nommait le
dauphin.
Garder son roi et l'héritier du royaume, les tenir
en geôle, c'était une situation nouvelle, étrange, et
1. « Gardèrent curieusement les portes..., et disoient aucuns d'eux qu'on
le faisoit pour sa correction, car il estoit de jeune âge. » (Monstrelet.)
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'EGLISE 195
qui devait étonner les bouchers eux-mêmes. Mais
quand ils se seraient repentis, ils n'étaient plus maî-
tres. Leurs valets, qu'ils avaient menés d'abord, les
menaient maintenant à leur tour. Les héros du parti
étaient les écorcheurs, le fils de la tripière, Caboche
et Denisot. Ils avaient pour capitaine un chevalier
bourguignon, Hélion de Jacqueville, aussi brutal
qu'eux. La garde des deux postes de confiance, d'où
dépendaient les vivres, Gharenton et Saint-Gloud, les
écorcheurs se l'étaient réservée à eux-mêmes. Appa-
remment les maîtres bouchers n'étaient plus jugés
assez sûrs.
Le duc de Bourgogne n'en était pas sans doute à
regretter ce qu'il avait fait. Les Parisiens gardant le
dauphin, les Gantais voulurent garder le fils du duc
de Bourgogne1. Ils vinrent le demander à Paris. Les
Parisiens avaient pris le blanc chaperon de Gand ; les
Gantais le reprirent cle leur main. Le duc de Bour-
gogne fut obligé d'envoyer son fils aux Gantais, de
leur donner ce précieux otage. Il subit le chaperon.
Un jour que le roi mieux portant allait en grande
pompe remercier Dieu à Notre-Dame, avec ses princes
et sa noblesse, le vieux Jean de Troyes se trouve sur
son passage avec le corps de ville ; il supplie le roi de
prendre le chaperon, en signe de l'affection cordiale
qu'il a pour sa ville de Paris. Le roi l'accepte bonnement.
Dès lors il fallut bien que tout le monde le portât2, le
1. App. 138.
2. « Et en prinrent hommes d'église, femmes d'honneur, marchandes qui
à tout vendoient les denrées. » [Journal d'un Bourgeois de Paris.)
196 HISTOIRE DE FRANCE
recteur, les gens du Parlement. Malheur à ceux qui
l'auraient porté de travers1 !
Le chaperon fut envoyé aux autres villes, et presque
toutes le prirent. Néanmoins aucune n'entra sérieu-
sement dans le mouvement de Paris. Les cabochiens,
ne trouvant aucune résistance, mais n'étant aidés de
personne, furent obligés de recourir à des moyens
expéditifs pour faire de l'argent. Ils demandèrent au
dauphin l'autorisation de prendre soixante bourgeois,
gens riches, modérés et suspects. Ils les rançon-
nèrent.
On avait commencé par emprisonner les courti-
sans, les seigneurs. Déjà on en venait aux bourgeois.
On ne pouvait deviner où s'arrêteraient les violences.
Les petites gens prenaient peu à peu goût au désor-
dre; ils ne voulaient plus rien faire que courir les
rues avec le chaperon blanc; ne gagnant plus, il fal-
lait bien qu'ils prissent. Le pillage pouvait commencer
d'un moment à l'autre.
Les gens de l'Université, qui avaient mis tout en
mouvement sans savoir ce qu'ils faisaient, n'étaient
pas les moins effrayés. Ils avaient cru accomplir la
réforme en compagnie du duc de Bourgogne, du corps
de ville et des bourgeois les plus honorables. Et voilà
qu'il ne leur restait que les bouchers, les valets de
boucherie, les écorcheurs. Ils frémissaient de se ren-
1. Le dauphin ayant fait l'espièglerie de tirer en bas une corne de son
chaperon, de manière à ce qu'elle figurât une bande (signe des Armagnacs),
les bouchers faillirent éclater : « Regardez, disaient-ils, ce bon enfant de
dauphin, il en fera tant qu'il nous mettra en colère. » (Juvénal.)
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE 197
contrer dans les rues avec ces nouveaux frères et
amis, qu'ils voyaient pour la première fois, sales, san-
glants, manches retroussées, menaçant tout le monde,
hurlant le meurtre.
L'alliance monstrueuse des docteurs et des assom-
meurs ne pouvait durer. Les universitaires se. réu-
nirent au couvent des Carmes de la place Haubert,
dans la cellule même d'Eustache de Pavilly1. Ils étaient
singulièrement abattus, et ne savaient quel parti
prendre. Ces pauvres docteurs, ne trouvant dans leur
science aucune lumière qui put les guider, se déci-
dèrent humblement à consulter les simples d'esprit.
Ils s'enquirent des personnes dévotes et contempla-
tives, des religieux, des saintes femmes qui avaient
des visions. Pavilly, plein de confiance, s'offrit d'aller
les consulter. Mais les visions de ces femmes n'avaient
rien de rassurant. L'une avait vu trois soleils dans
le ciel. Une autre voyait sur Paris flotter des nuées
sombres, tandis qu'il faisait beau au midi, vers les
marches de Berri et d'Orléans. « Moi, disait la troi-
sième, j'ai vu le roi d'Angleterre en grand orgueil
au haut des tours de Notre-Dame ; il excommuniait
notre sire le roi de France ; et le roi, entouré de gens
en noir, était assis humblement sur une pierre dans
le parvis 2.
La terreur de ces visions ébranla les plus intré-
pides. Ils voulurent consulter un honnête homme du
1. App. 139.
2. Quelques-uns disaient qu'il fallait s'attendre à tous les maux, depuis la
malédiction prononcée par Boniface et depuis renouvelée par Benoît XIII.
198 HISTOIRE DE FRANCE
parti opposé , le modéré des modérés , Juvénal des
Ursins. Ils le firent venir; mais ils n'en purent tirer
rien de praticable. Il ne voyait rien à faire, sinon
prier les princes de se réconcilier et de rompre les
négociations qu'ils avaient entamées avec les Anglais1.
C'était simplement se soumettre et renoncer aux
réformes. Cependant l'abattement était tel, le désir de
la paix si fort, que cet avis entraînait tout le monde.
Le seul Pavilly s'obstina; il soutint que tout ce qui
s'était fait était bien fait, et qu'il fallait aller jusqu'au
bout2.
Ces divisions, dont les princes étaient instruits,
les encouragèrent sans doute à différer la publication
de la grande ordonnance de réforme que l'Université
avait d'abord si vivement sollicitée. Alors, sans plus
s'inquiéter des docteurs qui l'abandonnaient, le moine,
entraînant après lui le prévôt des marchands, les éche-
vins, une foule de petit peuple et bon nombre de
bourgeois intimidés, s'en alla hardiment prêcher le
roi à Saint-Paul3 (22 mai) : « Il y a encore, dit-il, de
mauvaises herbes au jardin du roi et de la reine; il
faut sarcler et nettoyer; la bonne ville de Paris,
comme un sage jardinier, doit ôter ces herbes funestes,
1. Il savait que les princes faisaient venir le duc de Clarence, et le duc de
Bourgogne le comte d'Arundel.
2. App. 140.
3. « Et dans les trois tours dudit hostel mirent et ordonnèrent leurs gens
d'armes. » (Monstrelet.) — « ... Ont esté à Saint-Paul..., et après une collation
faite par M. Eustace de Pavilly, maistre en théologie, de l'ordre de N.-D. des
Carmes, tendant à fin d'oster les bons des mauvais... » (Archives, Registres
du Parlement, Conseil.)
REFORME DANS L'ETAT ET DANS L'EGLISE 199
qui étoufferaient les lis1... » Quand il eut fini cette
sinistre harangue, et accepté la collation qu'on offrit,
selon l'usage, au prédicateur, le chancelier lui
demanda au nom de qui il parlait. Le carme se tourna
vers le prévôt et les échevins, qui l'avouèrent de ce
qu'il avait dit. Mais le chancelier objectant que cette
députation était peu nombreuse pour représenter la
ville de Paris, ils appelèrent quelques bourgeois des
plus considérables qui étaient dans la cour ; ceux-ci
montèrent, à contre-cœur, et, se mettant à genoux
devant le roi, protestèrent de leur bonne intention.
Cependant, la foule augmentait ; toutes sortes de gens
entraient sans qu'on osât leur interdire la porte, l'hô-
tel s'emplissait. Le duc de Bourgogne lui-même com-
mençait à avoir peur de ses amis ; pour les décider à
s'en aller, il s'avisa de leur dire que le roi était à peine
rétabli, que ce tumulte allait lui faire mal, lui causer
une rechute. Mais ils criaient de plus belle qu'ils
étaient venus justement pour le bien du roi.
Alors le chirurgien Jean de Troyes exhiba une nou-
velle liste de traîtres. En tête, se trouvait le propre
frère de la reine, Louis de Bavière. Le duc de Bour-
gogne eut beau prier, la reine verser des larmes2;
Louis de Bavière, qui allait se marier, demandait au
moins huit jours, promettant de se constituer prison-
nier la semaine d'après; ils furent inflexibles. Pour
1. « Très mauvaises herbes et périlleuses, c'est à savoir quelques serviteurs
et servantes qu'il falloit sarcler et oster. » (Juvénal.) App. 141.
2. Le dauphin « s'abstint de pleurer ce qu'il put en torchant ses lermes ».
(Monstrelet.)
200 HISTOIRE DE FRANCE
abréger, le capitaine de la milice, Jacque ville, monta
avec ses gens, et brutalement, sans égard pour la
reine, pour le roi ni le dauphin, pénétrant partout,
brisant les portes, il mit la main sur ceux que le
peuple demandait. Pour comble de violence, ils em-
menèrent treize dames de la reine et de la dauphine1.
Il ne fallait pas parler à ces gens de respect pour les
dames ni de chevalerie. Parmi les prisonniers qu'ils
emmenèrent, se trouvait un Bourguignon, un des
leurs, que huit jours auparavant ils avaient donné
pour chancelier au dauphin. La défiance croissait
d'heure en heure.
Cependant le duc de Berri et d'autres parents des
prisonniers envoyèrent demander à l'Université si
elle avouait ce qui s'était fait. Celle-ci, consultée en
masse et comme corps, se rassura un peu par sa mul-
titude, et donna du moins une réponse équivoque,
« que de ce elle ne vouloit en rien s'entremettre ni
empêcher ». Dans le conseil du roi, les universitaires
allèrent plus loin, et déclarèrent qu'ils n'étaient pour
rien dans l'enlèvement des seigneurs, et que la chose
ne leur plaisait pas.
Le désaveu timide de l'Université ne rassurait pas
les princes. Cette fois ils craignaient pour eux-mêmes ;
le coup avait frappé si près d'eux, qu'ils firent signer
au roi une ordonnance où il approuvait ce qui s'était
fait. Le lendemain (25 mai 1413), fut lue solennelle-
ment la grande ordonnance de réforme.
\. « Et, ce fait, le roi s'en alla dîner. » (Monst'relet.)
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'EGLISE 201
Cette ordonnance, si violemment arrachée, ne porte
pas, autant qu'on pourrait croire, le caractère du mo-
ment; c'est une sage et impartiale fusion des meil-
leures ordonnances du quatorzième siècle. On peut
l'appeler le code administratif de la vieille France,
comme l'ordonnance de 1357 avait été sa charte légis-
lative et politique.
On peut s'étonner de voir cette ordonnance à peine
mentionnée dans les historiens. Elle n'a pourtant pas
moins de soixante-dix pages in-folio1. Sauf quelques
articles trop minutieux et d'une rédaction enfantine2,
ou bien encore dirigés hostilement contre certains
individus, on ne peut qu'admirer l'esprit qui y règne,
esprit très spécial, très pratique : sans spécialité,
point de réforme réelle. Celle-ci part de bien bas,
mais elle va haut, et pénètre partout. Elle réduit les
gages de la lingère, de la poissonnière du roi ; mais
elle règle les droits des grands corps de l'État, et
tout le jeu de la machine administrative, judiciaire et
financière.
La forme est curieuse, je voudrais pouvoir la con-
server; mais alors cette ordonnance seule occuperait
le reste du volume, et encore l'ensemble resterait
confus. Il m'est impossible de résumer ce code en
quelques lignes, sans emprunter notre langage
moderne, plus précis et plus formulé.
Tout ce détail immense semble dominé par deux
idées : la centralisation de l'ordre financier, de l'ordre
1. Ord., t. X, p. 71-134. — 2. App. 142.
202 HISTOIRE DE FRANCE
judiciaire. Dans le premier tout aboutit à la Chambre
des comptes ; clans le second, tout au Parlement.
Les chefs des administrations financières (domaine,
aides, trésor des guerres) sont réduits à un petit
nombre; mesure économique, qui contribue à assurer
la responsabilité. La Chambre des comptes examine
les résultats de leur administration; elle juge en cas
de doute, mais sur pièces et sans plaidoiries.
Tous les vassaux du roi sont tenus de faire dresser
les aveux et dénombrements des fiefs qu'ils tiennent
de lui, et de les envoyer à la Chambre clés comptes1.
Ce tribunal de finance se trouve ainsi le surveillant,
l'agent indirect cle la centralisation politique.
L'élection est le principe cle l'ordre judiciaire; les
charges ne s'achètent plus. Les lieutenants des séné-
chaux et prévôts sont élus par les conseillers, les
avocats et autres saiges.
Pour nommer un prévôt, le bailli demande aux
« advocats, procureurs, gens cle pratique et d'autre
estât » la désignation cle trois ou quatre personnes
capables. Le chancelier et une commission de Parle-
ment, « appelez avec eux des gens cle notre grand
conseil et des gens de nos comptes », choisissent entre
les candidats.
Aux offices notables, c'est directement le Parlement
qui nomme, en présence du chancelier et de quelques
membres du grand conseil.
Le Parlement élit ses membres, en présence du chan-
1. Ord., p. 109.
REFORME DANS L'ETAT ET DANS L'EGLISE 203
celier et de quelques membres du grand conseil. Ce
corps se recrute désormais lui-même ; l'indépendance
de la magistrature est ainsi fondée.
Deux juridictions oppressives sont limitées, res-
treintes. L'hôtel du roi n'enlèvera plus les plaideurs à
leurs tribunaux naturels, ne les ruinera plus préala-
blement en les forçant de venir des provinces éloi-
gnées implorer à Paris une justice tardive. La charge
du grand maître des eaux et forêts est supprimée. Ce
grand maître, ordinairement l'un des hauts seigneurs
du royaume, n'avait que trop de facilités pour tyranni-
ser les campagnes. Il y aura six maîtres et l'on pourra
appeler de leurs tribunaux au Parlement. Les usages des
bonnes gens seront respectés. Les louvetiers n'empê-
cheront plus le paysan de tuer les loups. Il pourra
détruire les nouvelles garennes que les seigneurs ont
faites, « en dépeuplant le pays voisin des hommes et
habitants et le peuplant de bêtes sauvages1 ».
Dans la lecture de ce grand acte, une chose inspire
l'admiration et le respect, c'est une impartialité qui ne
se dément nulle part. Quels en ont été les véritables
rédacteurs? De quel ordre de l'Etat cette ordonnance
est-elle plus particulièrement émanée? On ne saurait
le dire.
L'Université elle-même, à qui elle est principale-
ment attribuée dans le préambule2, ne pouvait avoir
1. Ord., p. 163.
2. « ... Eussions requis les Prélats, Chevaliers, Écuyers, Bourgeois de nos
citez et bonnes villes, et mesmement nostre très chière et très amée fille,
l'Université de Paris.... que nous baillassent leur bon avis...» (Ibid., p. 71.)
20i HISTOIRE DE FRANCE
cet esprit d'application, cette sagesse pratique. La
remontrance de l'Université, telle qu'on la lit dans
Monstrelet, n'est guère qu'une violente accusation de
tel abus, de tel fonctionnaire.
Les parlementaires, auxquels l'ordonnance accorde
tant de pouvoir, ne semblent pourtant pas avoir
dominé dans la rédaction. On leur reproche l'igno-
rance de quelques-uns d'entre eux, leur facilité à
recevoir des présents ; on leur défend d'être plusieurs
membres du Parlement d'une même famille.
Les avocats, notaires, greffiers, sont tancés pour
l'esprit fiscal, pour la paperasserie ruineuse qui déjà
dévorait les plaideurs.
Les gens des comptes sont traités avec défiance. Ils
ne doivent rien décider isolément, mais par délibéra-
tion commune « et en plein bureau ».
Les prévôts et sénéchaux doivent être nés dans une
autre province que dans celle où ils jugent. Ils ne
peuvent y rien acquérir, ni s'y marier, ni y marier
leurs filles. Quand ils vont quitter la province, ils
doivent y rester quarante jours pour répondre de
ce qu'ils ont fait.
Les gens d'Église n'inspirent pas plus de confiance
au rédacteur de l'ordonnance. Il ne veut pas que des
prêtres puissent être avocats. Il accuse les présidents
clercs du Parlement de négligence et de connivence.
Je ne reconnais pas ici la main ecclésiastique.
Cette ordonnance n'émane pas non plus exclusive-
ment de l'esprit bourgeois et communal. Elle protège
les habitants des campagnes. Elle leur accorde le
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE 205
droit de chasse dans les garennes que les seigneurs
ont faites sans droit. Elle leur permet de prendre les
armes pour seconder les sénéchaux et courir sus aux
pillards '.
De tout ceci, nous pouvons conclure qu'une réforme
aussi impartiale de tous les ordres de l'État ne s'est
faite sous l'influence exclusive d'aucun d'eux, mais
que tous y ont pris part.
Les violents ont exigé et quelquefois dicté ; les
modérés ont écrit ; ils ont transformé les violences
passagères en réformes sages et durables. Les doc-
teurs, Pavilly, Gentien, Gourtecuisse; les légistes,
Henri de Marie, Arnaud de Gorbie, Juvénal des Ursins,
tous vraisemblablement auront été consultés. Toutes
les ordonnances antérieures sont venues se fondre ici.
C'est la sagesse de la France d'alors, son grand monu-
ment, qu'on a pu condamner un moment avec la révo-
lution qui l'avait élevé, mais qui n'en est pas moins
resté comme un fonds où la législation venait puiser,
comme un point de départ pour les améliorations nou-
velles.
Quelque sévères que nous puissions être, nous
autres modernes, pour ces essais gothiques, conve-
nons pourtant qu'on y voit poindre les vrais principes
de l'organisme administratif, principes qui ne sont
autres que ceux de tout organisme, centralisation de
l'ensemble, subordination mutuelle des parties. La
séparation des pouvoirs administratif et judiciaire, des
1. Ord., p. 137,
206 HISTOIRE DE FRANCE
pouvoirs judiciaire et municipal, quoique impossible
encore, n'en est pas moins indiquée dans quelques
articles.
La confusion des pouvoirs judiciaire et militaire, ce
fléau des sociétés barbares, y subsiste en droit dans
les sénéchaux et les baillis. En fait, ces juges d'épée
ne sont plus déjà les vrais juges ; ils ont la représen-
tation et les bénéfices de la justice plus qu'ils n'en ont
le pouvoir même. Les vrais juges sont leurs lieute-
nants, et ceux-ci sont élus par les avocats et les
conseillers, par les sages, comme dit l'ordonnance.
Elle accorde beaucoup à ces sages, aux gens de loi,
beaucoup trop, ce semble. Les Compagnies se recru-
tant elle-mêmes se recruteront probablement en
famille; les juges s'associeront, malgré toutes les pré-
cautions de la loi, leurs fils, leurs neveux, leurs gen-
dres. Les élections couvriront des arrangements d'in-
térêt ou de parenté. Une charge sera souvent une dot ;
étrange apport d'une jeune épousée, le droit de faire
rompre et pendre... Ces gens se respecteront, je le
crois, en proportion même des droits immenses qui
sont en leurs mains. Le pouvoir judiciaire, transmis
comme propriété, n'en sera que plus fixe, plus digne
peut-être. Ne sera-t-il pas trop fixe? Ces familles, ne
se mariant guère qu'entre elles, ne vont-elles pas
constituer une sorte de féodalité judiciaire? immense
inconvénient... Mais alors c'était un avantage. Cette
féodalité était nécessaire contre la féodalité militaire,
qu'il s'agissait d'annuler. La noblesse avait la force de
cohésion et de parenté ; il fallait qu'il y eût aussi
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE 207
parenté clans la judicature; à ces époques, matérielles
encore, il n'y a d'association solide que par la chair et
le sang.
Deux choses manquaient pour que la belle réforme
administrative et judiciaire de 1413 fût viable1:
d'abord d'être appuyée sur une réforme législative et
politique; celle-ci avait été essayée isolément en 1357.
Mais ce qui manquait surtout, c'étaient des hommes et
les mœurs qui font les hommes : sans les mœurs, que
peuvent les lois?... Ces mœurs ne pouvaient se
former qu'à la longue, et d'abord dans certaines
familles, dont l'exemple pût donner à la nation ce
qu'elle a le moins, il faut le dire, ce qu'elle acquiert
lentement, le sérieux, l'esprit de suite, le respect des
précédents. Tout cela se trouva dans les familles par-
lementaires.
Cette ordonnance des ordonnances fut déclarée
solennellement par le roi obligatoire, inviolable. Les
princes et les prélats qui étaient à ses côtés, en levè-
rent la main. L'aumônier du roi, maître Jean Courte-
cuisse, célèbre docteur de l'Université, prêcha ensuite
à Saint-Paul sur l'excellence de l'ordonnanee. Dans
son discours, généralement faible et traînant, il y a
néanmoins une figure pathétique; il y représente
l'Université comme un pauvre affamé qui a faim et
soif des lois 2.
1. La seule garantie qu'on lui donne, c'est la publicité, l'insuffisante publicité
de ce temps. Elle doit être lue et afficbée une fois au siège de chaque
sénéchaussée et bailliage, le premier jour des assises. (Ord., p. 113.)
2. App. 143.
208 HISTOIRE DE FRANCE
Il s'agissait d'appliquer ce grand code. Là devait
apparaître la terrible disproportion entre les lois et
les hommes. Les modérés, les capables se tenant à
l'écart, restaient pour commencer l'application de ces
belles lois les gens les moins propres à mettre en
mouvement une telle machine, les scolastiques et les
bouchers, ceux-ci trop grossiers, ceux-là trop subtils,
trop étrangers aux réalités.
Quelle qu'ait été leur gaucherie brutale dans un
métier si nouveau pour eux, l'histoire doit dire qu'ils
ne se montrèrent pas aussi indignes du pouvoir qu'on
l'eût attendu. Ces gens de la commune de Paris,
délaissés du royaume, essayèrent tout à la fois de le
réformer et de le défendre. Ils envoyèrent leur prévôt
contre les Anglais, en même temps que leur capitaine
Jacqueville allait bravement à la rencontre des
princes1. Dans Paris même, ils commencèrent un
grand monument d'utilité publique, qui complétait la
triple unité de cette ville; je parle du pont Notre
Dame, grand ouvrage, fondé héroïquement dans des
circonstances si difficiles et avec si peu de res-
sources2.
Le fait est que ce gouvernement ne fut soutenu de
personne. Les Anglais étaient à Dieppe, si près de
Paris; personne ne voulut donner d'argent. Gerson
refusa de payer et laissa plutôt piller sa maison 3.
1. Jusqu'à Montereau... « ils ne rencontrèrent pas l'un l'autre ». (Monstrelet )
2. App. lbi.
3. Cependant le nouveau gouvernement avait essayé de s'assurer de l'Uni-
versité en enjoignant au prévôt de Paris et aux autres justiciers de faire
REFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE 209
L'avocat général Juvénal refusa aussi, aimant mieux
être emprisonné.
En donnant ainsi l'exemple d'annuler par une résis-
tance d'inertie ce gouvernement irrégulier, les
modérés n'en prirent pas moins une 'responsabilité
bien grave. Ils abandonnaient tout à la fois et la
défense du pays et la belle réforme qu'on avait obtenue
avec tant de peine. Ce n'est pas la seule fois que les
honnêtes gens ont ainsi trahi l'intérêt public, et puni
la liberté du crime de son parti. Les cabochiens ne
purent faire contribuer ni l'Église ni le Parlement.
Ayant saisi l'argent de la foire du Landit, qui
appartenait aux moines de Saint-Denis, ils virent
s'élever une clameur générale. Leurs amis, les uni-
versitaires, refusèrent de les aider et les obligèrent
de rapporter l'argent qu'ils avaient levé sur quelques
suppôts de l'Université.
Se voyant ainsi entravés de toute part et ne trouvant
que des obstacles, les cabochiens entrèrent en fureur.
Ils poursuivirent Gerson, qui fut obligé de se cacher
dans les voûtes de Notre-Dame. Le jugement des pri-
sonniers fut hâté; la commission eut peur, et signa
des condamnations. D'abord on fît mourir des gens
qui l'avaient mérité, par exemple un homme qui avait
livré à l'ennemi, à la mort, quatre cents bourgeois de
Paris. Puis, on traîna à la Grève le prévôt Desessarts,
qui avait trahi les deux partis tour à tour. Les bou-
jouir l'Université des avantages que le pape Jean XX.1II lui avait accordes
dans la répartition des bénéfices. (Ord., p. 155, 6 juillet 1413.)
T. IV. 14
210 HISTOIRE DE FRANCE
chers hâtèrent sa mort, justement parce qu'ils esti-
maient sa bravoure et sa cruauté1 (1er juillet).
Les juges allant encore trop lentement, les assassi-
nats abrégèrent. Jacqueville alla insulter clans sa
prison le sire de La Rivière, et celui-ci l'ayant
démenti, ce digne capitaine des bouchers assomma le
prisonnier désarmé. La Rivière n'en fut pas moins
porté le lendemain à la Grève; l'on décapita pêle-
mêle les vivants et le mort 2.
Si la prison même n'était plus une sauvegarde,
l'hôtel du roi risquait fort de n'en plus être une. Un
soir que Jacqueville et ses bouchers faisaient leur
ronde, ils entendirent, vers onze heures, un grand
bruit de fête chez le dauphin. Ce jeune homme dan-
sait, pendant qu'on tuait ses amis. Les bouchers mon-
tèrent, et lui firent demander par Jacqueville s'il était
décent à un fils de France de danser ainsi à une heure
indue 3. Le sire de La Trémouille répliqua. Jacque-
ville lui reprocha d'être l'auteur de ces désordres. La
patience manqua au dauphin ; il s'élança sur Jacque-
ville, et lui porta trois coups de poignard qu'arrêta
sa cotte de mailles. La Trémouille eût été massacré,
si le duc de Rourgogne n'eût prié pour lui (10 juillet).
Cette violation de l'hôtel du roi détacha bien des
1. « Depuis qu'il fust mis sur la claye jusques à sa mort, il ne faisoit
toujours que rire. » {Journal du Bourgeois.)
2. Les cabochiens s'inquiétèrent pourtant de l'effet que produisait cette
barbarie. Ils envoyèrent dans les villes une sorte d'apologie ; ils y disaient
« que chacune information de ceux qui avoient esté décolés contenoit soixante
feuilles de papier. » (Monstrelet.)
3. « Entre onze et douze heures du soir. » (Juvénal.)
REFORME DANS L'ETAT ET DANS L'EGLISE 211
gens de ce parti qui ne respectait rien. La religion de
la royauté était encore entière, et le fut longtemps1.
Les bons bourgeois assurèrent le dauphin de leur dou-
leur et de leur dévouement. Les bouchers avaient
lassé tout le monde. Les artisans même, les derniers
du peuple, commençaient à en avoir assez ; plus de
commerce, plus d'ouvrage ; ils étaient sans cesse
appelés à faire le guet, excédés de gardes, de rondes
et de veilles.
Les princes, qui n'ignoraient pas l'état de Paris,
approchaient toujours, en offrant la paix2. Tout le
monde la désirait, mais on avait peur. Le dauphin fit
part des propositions aux grands corps, au Parlement,
à l'Université. Il fut décidé, malgré les bouchers, qu'il
y aurait conférence avec les princes. L'éloquence de
Caboche, qui pérora dans un brillant costume de che-
valier, ne persuada personne ; ses menaces eurent peu
d'effet.
Personne dans la bourgeoisie n'agit plus habilement
contre les bouchers que l'avocat général Juvénal. Cet
honnête homme poursuivait alors, sans souci des
réformes, sans intelligence de l'avenir3, un seul but :
la fin des désordres et la sécurité de Paris. Cette
pensée ne lui laissait ni repos ni sommeil. Une nuit,
s'étant endormi vers le matin, il lui sembla qu'une
voix lui disait : Surgite cum sederetis, qui manducatis
1. App. 145.
2. Le Bourgeois de Paris est l'écho fidèle des bruits absurdes qu'on faisait
circuler : « Mais bien sçay que ils demandoient toujours... la destruction de
la bonne ville de Paris. » — 3. App. 146.
212 HISTOIRE DE FRANCE
panent doloris. Sa femme, qui était une bonne et
dévote dame, lorsqu'il s'éveilla, lui dit : « Mon ami,
j'ai entendu ce matin qu'on vous disait, ou que vous
prononciez en rêvant des paroles que j'ai souvent lues
dans mes Heures », et elle les lui répéta. Le bon
Juvénal lui répondit : « Ma mie, nous avons onze
enfants, et par conséquent grand sujet de prier Dieu
de nous accorder la paix ; ayons espoir en lui, il nous
aidera. »
La ruine des bouchers fut décidée par une chose,
petite, et pourtant de grand effet. Il fut convenu,
malgré eux, que les propositions des princes seraient
lues d'abord, non dans l'assemblée générale, mais
dans chaque quartier (21 juillet). La faible minorité
qui tyrannisait Paris pouvait effrayer encore, quand
elle était réunie ; divisée, elle devenait impuissante,
presque imperceptible. Ce point fut emporté contre les
bouchers par l'énergie d'un quartenier du cimetière
Saint-Jean, le charpentier Guillaume Cirasse, qui osa
bien dire en face aux Legoix : « Nous verrons s'il y a
à Paris autant de frappeurs de cognée que d'assom-
meurs de bœufs. »
Les bouchers n'obtinrent pas même que la paix
accordée aux princes le fût sous forme d'amnistie.
Quoi qu'ils pussent dire, on criait : « La paix! » Ce
parti vint finir à la Grève même. Dans une assemblée
qui s'y tint, une voix cria : « Que ceux qui veulent la
paix passent à droite ! » Il ne resta presque personne
à gauche. Ils n'eurent d'autre ressource, eux et le duc
de Bourgogne, que de se joindre au cortège du dau-
REFORME DANS L'ETAT ET DANS L'EGLISE 213
phin qui allait au Louvre délivrer les prisonniers
(3 août;.
La. réaction alla si vite qu'en sortant de la prison
du Louvre, le duc de Bar en fut nommé capitaine; et
l'autre fort de Paris, la Bastille, fut confié à un autre
prisonnier, au duc de Bavière. Deux des échevins
furent changés ; le charpentier fut échevin à la place
de Jean de Troyes1.
Peu après, un des De Troyes et deux bouchers,
coupables des premiers meurtres, furent condamnés
et mis à mort. Plusieurs s'enfuirent, et la populace
se mit à piller leurs maisons. On faisait courir le
bruit qu'on avait trouvé une liste de quatorze cents
personnes, dont les noms étaient marqués d'un T,
d'un B ou d'un R (tué, banni ou rançonné).
Le duc de Bourgogne n'essaya pas de résister au
mouvement. Il laissa arrêter deux de ses chevaliers
dans son hôtel même, et partit sans rien dire aux
siens, qu'il laissait en grand danger. Il voulait
emmener le roi. Mais Juvénal et une troupe de
bourgeois les rejoignirent à Yincennes, et il leur
laissa reprendre ce précieux otage2 (23 août).
Dans l'arrangement avec les princes, il était con-
venu qu'ils n'entreraient pas clans Paris. Mais toute
1. Âpp. 147.
2. Juvénal donne encore ici le beau rôle à son père. « Le duc de Bourgogne
dit au roy que s'il luy plaisoit aller esbattrc jusques vers le bois de Vincennes
qu'il y l'aisoit beau, et en fut le roy content. Mais Juvénal alla aussitôt
avec deux cents chevaux vers le bois, et dit au roy : « Sire, venez-vous-en en
« vostre bonne ville de Paris, le temps est bien chaud pour vous tenir sur les
« champs. » Dont le roy fut très content, et se mit à retourner. »
214 HISTOIRE DE FRANCE
condition fut oubliée, à commencer par celle-ci. Le
dauphin et le duc d'Orléans parurent ensemble, vêtus
des mêmes couleurs, portant une huque italienne en
drap violet avec une croix d'argent. C'était, et ce
n'était pas deuil ; le chaperon était rouge et noir ;
pour devise : « Le droit chemin. » Ce qui était plus
hostile encore pour les Bourguignons, c'était la
blanche écharpe d'Armagnac. Tout le monde la prit ;
on la mit même aux images des saints. Lorsque les
petits enfants, moins oublieux, moins enfants que ce
peuple, chantaient les chansons bourguignonnes, ils
étaient sûrs d'être battus *.
L'ordonnance de réforme, si solennellement pro-
clamée, fut non moins solennellement annulée par le
roi dans un lit de justice (5 septembre). Le sage
historien du temps, affligé de cette versatilité, osa
demander à quelques-uns du conseil comment, après
avoir vanté ces ordonnances comme éminemment
salutaires, ils consentaient à leur abrogation. Ils
répondirent naïvement : « Nous voulons ce que veu-
lent les princes. » « A qui donc vous comparerai-je,
dit le moine, sinon à ces coqs de clocher qui tournent
à tous les vents2? »
On renvoya à Jean-sans-Peur sa fille, que devait
épouser le fils du duc d'Anjou. L'Université condamna
les discours de Jean Petit. Une ordonnance déclara le
1. « Mesmes les petits enfants qui chantoient une chanson .. où on disoit :
« Duc de Bourgogne, Dieu te remaint en joie!... ». [Journal du Bourgeois.)
2. « Gallis cainpanilium ecclcsiarum, a cunctis ventis volvendis. »
(Religieux.)
RÉFORME DANS L'ETAT ET DANS L'EGLISE 215
duc de Bourgogne rebelle (10 février) ; on convoqua
contre lui le ban et l'arrière-ban. Il ne s'agissait de
rien moins que de confisquer ses Etats.
Il crut pouvoir prévenir ses ennemis. Les cabo-
chiens exilés lui persuadaient qu'il lui suffirait de
paraître devant Paris avec ses troupes pour y être
reçu. Le dauphin, déjà las des remontrances de sa
mère et de celles des princes, appelait en effet le
Bourguignon. Il vint camper entre Montmartre et
Ghaillot ; le comte d'Armagnac, qui avait onze mille
chevaux dans Paris, tint ferme, et rien ne bougea.
Le duc de Bourgogne se retirant, les princes entre-
prirent de le poursuivre, d'exécuter la confiscation.
Mais les effroyables barbaries des Armagnacs à
Soissons avertirent trop bien Arras de ce qu'elle
avait à craindre. Ils échouèrent devant cette ville,
comme le duc de Bourgogne avait échoué devant
Paris1.
Voilà les deux partis convaincus de nouveau
d'impuissance. Ils font encore un traité. Le duc de
Bourgogne est quitte pour un peu de honte, mais il
ne perd rien; il offre au roi, pour la forme, les
clefs d' Arras2. Il est défendu de porter désormais
la bande d'Armagnac et la croix de Bourgogne
(4 septembre 1414).
1. Ce qui força le duc de Bourgogne à traiter, c'est que les Flamands
l'abandonnaient. Les députés de Gand dirent au roi qu'ils se chargeaient de
ranger le duc à son devoir.
2. Le roi désirait fort traiter. Juvénal donne là-dessus une jolie scène
d'intérieur. App. 148.
216 HISTOIRE DE FRANCE
La réaction ne fut point arrêtée par cette paix.
Les modérés, qui avaient si imprudemment aban-
donné la réforme, eurent sujet de s'en repentir.
Les princes traitèrent Paris en ville conquise. Les
tailles devinrent énormes, et l'argent était gaspillé,
donné, jeté. Juvénal, alors chancelier, ayant refusé
de signer je ne sais quelle folie de prince, on lui
retira les sceaux. Toute modération déplut. La violence
gagna les meilleures tètes. Au service funèbre qui
fut célébré pour le duc d'Orléans, Gerson prêcha
devant les rois et les princes ; il attaqua le duc de
Bourgogne, avec qui l'on venait de faire la paix, et
déclama contre le gouvernement populaire (5 janvier
1415).
« Tout le mal est venu, dit Gerson, de ce que le
roi et la bonne bourgeoisie ont été en servitude par
l'outrageuse entreprise de gens de petit état... Dieu
l'a permis afin que nous connussions la différence
qui est entre la domination royale et celle d'aucuns
populaires ; car la royale a communément et doit
avoir douceur ; celle du vilain est domination
tyrannique, et qui se détruit elle-même. Aussi
Aristote enseignoit-il à Alexandre : « N'élève pas
ceux que la nature fait pour obéir. » — Le pré-
dicateur croit reconnaître les divers ordres de
l'État dans les métaux divers dont se composait
la statue de Nabuchodonosor: « L'état de bour-
geoisie, des marchands et laboureurs est figuré
par les jambes qui sont de fer et partie de terre,
pour leur labeur et humilité à servir et obéir...;
REFORME DANS L'ETAT ET DANS L'EGLISE 217
en leur état doit être le fer de labeur et la terre
d'humilité1. »
Le même homme qui condamnait le gouvernement
populaire dans l'État, le demandait dans l'Église.
Donnons-nous ce curieux spectacle. Il peut sembler
humiliant pour l'esprit humain ; il ne l'est pas pour
Gerson même. Dans chaque siècle, c'est le plus grand
homme qui a mission d'exprimer les contradictions,
apparentes ou réelles, de notre nature ; pendant ce
temps-là, les médiocres, les esprits bornés qui ne
voient qu'un côté des choses, s'y établissent fièrement,
s'enferment dans un coin, et là triomphent de dire...
Dès qu'il s'agit de l'Église, Gerson est républicain,
partisan du gouvernement de tous. Il définit le
concile : « Une réunion de toute l'Église catholique,
comprenant tout ordre hiérarchique, sans exclure
aucun fidèle qui voudra se faire entendre. » Il ajoute,
il est vrai, que cette assemblée doit être convoquée
« par une autorité légitime » ; mais cette autorité n'est
pas supérieure à celle du concile, puisque le concile
a droit de la déposer. Gerson ne s'en tint pas à la
théorie du républicanisme ecclésiastique ; il . fit
donner suffrage aux simples prêtres dans le concile
de Constance, et contribua puissamment à déposer
Jean XXII2.
Reprenons d'un peu plus haut. Avant que les
griefs de l'État fussent signalés par la remontrance de
l'Université et la grande ordonnance de 1413, ceux
1. Jean Gerson. — 2. App. 149.
218 HISTOIRE DE FRANCE
de l'Église l'avaient été par un violent pamphlet
universitaire, qui eut un bien autre retentissement.
La remontrance, l'ordonnance, ces actes mort-nés,
furent à peine connus hors de Paris. Mais le terrible
petit livre de Glémengis : Sur la corruption de V Église,
éclata dans toute la chrétienté. Peut-être n'est-ce pas
exagérer que d'en comparer l'effet à celui de la
Captivité de Babylone , écrite un siècle après par
Luther.
De tout temps, on avait fait des satires contre les
gens d'Église. L'une des premières, et certainement
l'une -des plus piquantes, se trouve dans un des
Gapitulaires de Charlemagne. Ces attaques, générale-
ment, avaient été indirectes, timides, le plus souvent
sous forme allégorique. L'organe de la satire, c'était
le renard, la bête plus sage que l'homme ; c'était le
bouffon, le fol plus sage que les sages; ou bien enfin
le diable, c'est-à-dire la malignité clairvoyante. Ces
trois formes où la satire, pour se faire pardonner,
s'exprime par les organes les plus récusables, com-
prennent toutes les attaques indirectes du moyen âge.
Quant aux attaques directes, elles n'avaient guère
été hasardées jusqu'au treizième siècle que par les
hérétiques déclarés , Albigeois , Vaudois , etc. Au
quatorzième siècle, les laïques, Dante, Pétrarque,
Chaucer, lancèrent contre Rome, contre Avignon, des
traits pénétrants. Mais enfin, c'étaient des laïques ;
l'Église leur contestait le droit de la juger. Ici,
vers 1400, ce sont les universités, ce sont les plus
grands docteurs, c'est l'Église dans ce qu'elle a de
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE 219
plus autorisé, qui censure, qui frappe l'Eglise. Ce
sont les papes eux-mêmes qui se jettent au visage les
plus tristes accusations.
Ce dialogue, qui se prolongea entre Avignon et
Rome pendant tout le temps du schisme, n'en apprit
que trop sur toutes les deux. La fiscalité surtout des
deux sièges, qui vendaient les bénéfices longtemps
avant qu'ils ne vaquassent, cette vénalité famélique
est caractérisée par des mots terribles : « N'a-t-on pas
vu, disent les uns, les courtiers du pape de Rome
courir toute l'Italie, pour s'informer s'il n'y avait pas
quelque bénéficier malade, puis bien vite dire à Rome
qu'il était mort1? N'a-t-on pas vu ce pape, ce mar-
chand de mauvaise foi, vendre à plusieurs le même
bénéfice, et la marchandise déjà livrée, la proclamer
encore et la revendre au second, au troisième, au
quatrième acheteur?)) — « Et vous, répondaient les
autres, vous qui réclamez pour le pape la succession
des prêtres, ne venez-vous pas au chevet de l'agoni-
sant rafler toute sa dépouille? Un prêtre déjà inhumé
a été tiré du sépulcre, et le cadavre déterré pour le
mettre à nu2. »
Ces furieuses invectives furent ramassées, comme
en une masse, dans le pamphlet de Glémengis, et
cette masse lancée, de façon à écraser l'Église. Le
pamphlet n'était pas seulement dirigé contre la tête,
1. « Et si aliquos invenerunt œgrolantes, tune currebant ad curiam
Romanam, et mortem talium intimabant ». (Theodor. à Niem, de Schism.)
2. « Ut inhumatus evulso monumento atque corrupto corpore suis spoliis
effossus privaretur ». (Appellatio Univers. Paris, a D. Benedicto.)
220 HISTOIRE DE FRANCE
tous les membres étaient frappés. Pape, cardinaux,
évèques, chanoines, moines, tous avaient leur part,
jusqu'au dernier Mendiant. Certainement Clémengis
fit bien plus qu'il ne voulait. Si l'Église était vraiment
telle, il n'y avait pas à la réformer ; il fallait prendre
ce corps pourri et le jeter tout entier au feu.
D'abord l'effroyable cumul, jusqu'à réunir en une
main quatre cents, cinq cents bénéfices ; l'insouciance
des pasteurs qui souvent n'ont jamais vu leur église ;
l'ignorance insolente des gros bonnets, qui rougissent
de prêcher; l'arbitraire tyrannique de leur juridiction,
au point que tout le monde fait maintenant le jugement
de l'Église ; la confession vénale, l'absolution merce-
naire : « Que si, dit-il, on leur rappelle le précepte de
l'Evangile : Donnez gratuitement, ainsi que vous avez-
reçu, ils répondent sans sourciller : « Nous n'avons
pas reçu gratis; nous avons acheté, nous pouvons
revendre 1 . »
Dans l'ardeur de l'invective, ce violent prêtre aborde
hardiment mille choses que les laïques auraient craint
d'expliquer : l'étrange vie des chanoines, leurs quasi-
mariages, leurs orgies parmi les cartes et les pots, la
prostitution des religieuses, la corruption hypocrite
des Mendiants qui se vantent de faire la besogne de
tous les autres, de porter seuls le poids de l'Église,
tandis qu'ils vont de maison en maison boire avec les
femmes : « Les femmes sont celles des autres, mais
les enfants sont bien d'eux2. »
1. Clémengis.
2. « Cum non suis uxoribus, licet saepe cum suis parvulis. » (Clémengis.)
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE 221
En repassant froidement ces virulentes accusations
on remarque qu'il y a clans le factum ecclésiastique de
l'Université, comme dans le factum politique de 1413,
plus d'un grief mal fondé. Il était injuste de reprocher
d'une manière absolue au roi, au pape, aux grands
dignitaires de l'Église, l'augmentation des dépenses.
Cette augmentation ne tenait pas seulement à la prodi-
galité, au gaspillage, au mauvais mode de perception,
mais bien aussi à Y avilissement progressif du prix de
l'argent, ce grand phénomène économique que le
moyen âge n'a pas compris ; de plus, à la multiplicité
croissante des besoins de la civilisation, au développe-
ment de l'administration, au progrès des arts 1. La
dépense avait augmenté, et quoique la production eût
augmenté aussi, celle-ci ne croissait pas dans une pro-
portion assez rapide pour suffire à l'autre. La richesse
croissait lentement, et elle était mal répartie. L'équi-
libre de la production et de la consommation avait
peine à s'établir.
Un autre grief de Glémengis, et le plus grand sans
doute aux yeux des universitaires, c'est que les béné-
fices étaient donnés le plus souvent à des gens fort
peu théologiens, aux créatures des princes, du pape,
aux légistes surtout. Les princes, les papes, n'avaient
pas tout le tort. Ce n'était pas leur faute si les laïques
partageaient alors avec l'Église ce qui avait fait le titre
et le droit de celle-ci au moyen âge, Yesprit, le pouvoir
spirituel. Le clergé seul était riche, les récompenses
1. App. 150.
222 HISTOIRE DE FRANCE
ne pouvaient guère se prendre que sur les biens du
clergé.
Clémengis lui-même fournit une bonne réponse à
ses accusations. Quand on parcourt le volumineux
recueil de ses lettres, on est étonné de trouver dans
la correspondance d'un homme si important, de
l'homme d'affaires de l'Université, si peu de choses
positives. Ce n'est que vide, que généralités vagues.
Nulle condamnation plus décisive de l'éducation
scolastique.
Les contemporains n'avaient garde de s'avouer cette
pauvreté intellectuelle, ce dessèchement de l'esprit1.
Ils se félicitaient de l'état florissant de la philosophie
et de la littérature. N'avaient-ils pas de grands
hommes, tout comme les âges antérieurs? Clémengis
était un grand homme, d'Ailly était un grand homme 2,
et bien d'autres encore, qui dorment dans les biblio-
thèques, et méritent d'y dormir.
L'esprit humain se mourait d'ennui. C'était là son
mal. Cet ennui était une cause indirecte, il est vrai,
mais réelle, de la corruption de l'Église. Les prêtres
excédés de scolastique, de formes vides, de mots où il
n'y avait rien pour l'âme, ils la donnaient au corps,
cette âme dont ils ne savaient que faire. L'Église péris-
1. Yoy. Renaissance, Introduction, sur la défaillance du caractère et des
forces vives de l'àme dans la religion, la littérature et la politique aux
quatorzième' et quinzième siècles. La prose française, si rapide de Joinville
à Froissart, si lente de Froissart à Comines! Les États de 1357 avaient
nettement vu l'avenir; mais les cabochiens de 1413 croient pouvoir améliorer
l'administration sans changer le cadre politique qui l'enserre et l'étouffé! La
scolastique a fini. C'est cet aplatissement moral qui a livré la France désarmée
a l'invasion anglaise. (1860.) — 2. A pp. 151.
RÉFORME DANS L'ÉTAT ET DANS L'ÉGLISE 223
sait par deux causes en apparence contraires, et dont
pourtant l'une expliquait l'autre : subtilité, stérilité
dans les idées, matérialité grossière dans les mœurs.
Tout le monde parlait de réforme. Il fallait, disait-
on, réformer le pape, réformer l'Église ; il fallait que
l'Église, siégeant en concile, ressaissît ses justes
droits. Mais transporter la réforme du pape au concile,
ce n'était guère avancer. De tels maux sont au fond
des âmes : In culpa est animus. Un changement de
forme dans le gouvernement ecclésiastique, une
réforme négative ne pouvait changer les choses ; il eût
fallu l'introduction d'un élément positif, un nouveau
principe vital, une étincelle, une idée.
Le concile de Pise crut tout faire en condamnant
par contumace les deux papes qui refusaient de céder,
en les déclarant déchus, en faisant pape un frère
mineur, un ancien professeur de l'Université de Paris,
Ce professeur, qui était Mineur avant tout, se brouilla
bien vite avec l'Université. Au lieu de deux papes, on
en eut trois ; ce fut tout.
Ceux qui aiment les satires, liront avec amusement
le piquant réquisitoire du concile contre les deux
papes réfractaires l. Cette grande assemblée du monde
chrétien comptait vingt-cleux cardinaux, quatre patriar-
ches, environ deux cents évêques, trois cents abbés,
les quatre généraux des ordres mendiants, les députés
de deux cents chapitres, de treize universités2, trois
1. App. 152.
2. Les Universités de Bologne, d'Angers, d'Orléans, de Toulouse même,
avaient fini par se réunir contre les papes à celle de Paris.
224 HISTOIRE DE FRANCE
cents docteurs, et les ambassadeurs des rois ; elle
siégeait dans la vénérable église byzantine de Pise, à
deux pas du Campo-Santo. Elle n'en écouta pas moins
avec complaisance le facétieux récit des ruses et des
subterfuges par lesquels les deux papes éludaient
depuis tant d'années la cession qu'on leur demandait.
Ces ennemis acharnés s'entendaient au fond à mer-
veille. Tous deux, à leur exaltation, avaient juré de
céder. Mais ils ne pouvaient, disaient-ils, céder qu'en-
semble, qu'au même moment : il fallait une entrevue.
Poussés l'un vers l'autre par leurs cardinaux, ils trou-
vaient chaque jour de nouvelles difficultés. Les routes
de terre n'étaient pas sûres ; il leur fallait des sauf-
conduits des princes. Les sauf-conduits arrivaient-ils :
ils ne s'y fiaient pas. Il leur fallait une escorte, des
soldats à eux. D'ailleurs, ils n'avaient pas d'argent
pour se mettre en route ; ils en empruntaient à leurs
cardinaux. Puis, ils voulaient aller par mer : il leur
fallait des vaisseaux. Les vaisseaux prêts, c'était autre
chose. On parvint un moment à les approcher un peu
l'un de l'autre. Mais il n'y eut pas moyen de leur faire
faire le dernier pas. L'un voulait que l'entrevue eût
lieu dans un port, au rivage même ; l'autre avait hor-
reur de la mer. C'étaient comme deux animaux d'élé-
ment différent, qui ne peuvent se rencontrer1.
Benoît XIII, l'Aragonais, finit par jeter le masque, et
dit qu'il croirait pécher mortellement s'il acceptait la
voie de cession2. Et peut-être était-il sincère. Céder,
1. App. 153.
2. Lorsqu'on lui apprit que la France avait déclaré sa soustraction (Tobé-
REFORME DANS L'ETAT ET DANS L'EGLISE 225
c'était reconnaître comme supérieure l'autorité qui
imposait la cession, c'était subordonner la papauté au
concile, changer le gouvernement de l'Église de
monarchie en république. Était-ce bien au milieu d'un
ébranlement universel du monde qu'il pouvait toucher
à l'unité qui, si longtemps, avait fait la force du
grand édifice spirituel, la clef de la voûte ? Au moment
où la critique touchait à la légende législative de la
papauté, lorsque Yalla élevait les premiers doutes sur
l'authenticité des décrélales1, pouvait-on demander au
pape d'aider à son abaissement, de se tuer de ses
propres mains?
Il faut le dire. Ce n'était pas une question de forme,
mais bien de fond et de vie. Monarchie ou république,
l'Église eût été également malade. Le concile avait-il en
lui la vie morale qui manquait au pape? les réforma-
teurs valaient-ils mieux que le réformé ? le chef était
gâté, mais les membres étaient-ils sains? Non, il y avait,
dans les uns et dans les autres, beaucoup de corrup-
tion ; tout ce qui constituait le pouvoir spirituel tendait
à se matérialiser, à n'être plus spirituel. Et cela venait
principalement, nous l'avons dit, de l'absence des
idées, du vide immense qui se trouvait dans les esprits.
C'en était fait de la scolastique. Raimond Lulle
l'avait fermée par sa machine à penser ; puis Ockam
en refusant la réalité aux universaux, en replaçant la
question au point où l'avait laissée Abailard.
dience, il dit avec beaucoup de dignité : « Qu'importe? saint Pierre n'avait
pas ce royaume dans son obédience. »
1. App. 154.
T. IV. 15
226 HISTOIRE DE FRANCE
Raimoncl Lulle pleura aux pieds de son Arbor\ qui
finissait la scolastique. Pétrarque pleura la poésie. Les
grands mystiques d'alors avaient de même le senti-
ment de la fin. Le quatorzième siècle voit passer ces
derniers génies ; chacun d'eux se tait, s'en va, étei-
gnant sa lumière : il se fait d'épaisses ténèbres.
Il ne faut pas s'étonner si l'esprit humain s'effraye
et s'attriste. L'Église ne le console pas. Cette grande
épouse du moyen âge avait promis de ne pas vieillir,
d'être toujours belle et féconde, de renouveler2 tou-
jours, de sorte qu'elle occupât sans cesse l'inquiète
pensée de l'homme, l'inépuisable activité de son cœur.
Cependant elle avait passé de la jeune vitalité popu-
laire aux abstractions de l'école, à saint Thomas8. Dans
sa tendance vers l'abstrait et le pur, la religion spiri-
tualiste refusait peu à peu tout autre aliment que la
logique. Noble régime, mais sobre, et qui finit par se
composer de négations. Aussi elle allait maigrissant ;
maigreur au quatorzième siècle, consomption au quin-
zième, effrayante figure de dépérissement et de phti-
sie, comme vous la voyez, à la face creuse, aux mains
transparentes du Christ maudissant d'Orcagna.
Telles étaient les misères de cet âge, ses contradic-
1. App. 155. — 2. App. 156.
3. Saint Thomas, comme Albert-le-Grand, fait profession de partir toujours
d'un texte, de commenter, rien de plus. Que sera-ce s'il est démontré qu'ils
n'ont pas eu de texte sérieux, qu'ils ont marché constamment sur le chemin
peu solide, perfide, des traductions les plus infidèles, et cela sans s'apercevoir
que tel prétendu passage d'Aristote, par exemple, est anti-aristotélique. (Voy.
Renaissance, Introduction. 1860.)
REFORME DANS L'ETAT ET DANS L'EGLISE 227
lions. Réduit au formalisme vide, il y plaçait ses espé-
rances. Gerson croyait tout guérir en ramenant l'Eglise
aux formes républicaines, au moment même où il se
déclarait contre la liberté dans l'État. L'expérience du
concile de Pise n'avait rien appris. On allait assembler
un autre concile à Constance, y chercher la quadra-
ture du cercle religieux et politique : lier les mains
au chef que l'on reconnaît infaillible, le proclamer
supérieur, en se réservant de le juger au besoin.
Ce tribunal suprême des questions religieuses,
devait aussi décider une grande question de droit. Le
parti d'Orléans, celui de Gerson, voulait y faire con-
damner la mémoire de Jean Petit, son apologie du duc
de Bourgogne, et proclamer ce principe qu'aucun inté-
rêt, aucune nécessité politique n'est au-dessus de
l'humanité. C'eût été une grande chose, si, dans l'obs-
curcissement des idées, on fût revenu aux sentiments
de la nature.
La France semblait tout entière à ces éternels pro-
blèmes ; on eût dit qu'elle oubliait le temps, la réalité,
sa réforme, son ennemi. Au moment où l'Anglais allait
fondre sur elle, étrange préoccupation, un grand poli-
tique d'alors pense que si le royaume doit craindre,
c'est du côté de l'Allemagne et du duc de Lorraine1.
Lorsqu'on vint avertir Jean-sans-Peur que les Anglais,
débarqués depuis près de deux mois, étaient sur le
point de livrer à l'armée royale une grande et décisive
bataille, les messagers le trouvèrent dans ses forêts
1. App. 157.
228 HISTOIRE DE FRANCE
de Bourgogne1. Sous prétexte de la chasse, il s'était
rapproché de Constance, rêvant toujours à Jean Petit
et à son vieux crime, inquiet du jugement que le con-
cile allait rendre, et, en attendant, vivant sous la tente
au milieu des bois, et prêtant l'oreille aux voix des
cerfs qui bramaient la nuit2.
1 Peut-être y avait-il moins d'insouciance que do connivence. On jugera.
2. « Le duc de Bourgogne, qui longtemps n'avoit demouré ni séjourné en son
pays de Bourgogne, et qui vouloit bien avoir ses plaisirs et soullas, se advisa
que pour mieux avoir son déduit de la chasse des cerfs, et les ouyr bruire
par nuit, il se logeroit dedans la forest d'Argilly, qui est grande et léc. »
(Lefebvre de Saint-Remy.)
LIVRE IX
CHAPITRE PREMIER
L'Angleterre, l'Etat, l'Eglise. — Azincourt (1415).
Pour comprendre le terrible événement que nous
devons raconter, — la captivité, non du roi, mais du
royaume même, la France prisonnière, — il y a un fait
essentiel qu'il ne faut pas perdre de vue :
En France, les deux autorités, l'Église et l'État,
étaient divisées entre elles, et chacune d'elles en soi ;
En Angleterre, l'État et l'Église établie étaient par-
venus, sous la maison de Lancastre, à la plus complète
union.
Edouard III avait eu l'Église contre lui, et malgré
ses victoires, il avait échoué. Henri V eut l'Église pour
lui, et il réussit, il devint roi de France1.
1. Du moins roi de la France du Nord. Il n'eut pas le titre de roi, étant
mort avant Charles VI, mais il le laissa à son fils.
230 HISTOIRE DE FRANCE
Cette cause n'est pas la seule, mais c'est la princi-
pale, et la moins remarquée.
L'Église, étant le plus grand propriétaire de l'Angle-
terre, y avait aussi la plus grande influence. Au
moment où la propriété et la royauté se trouvèrent
d'accord, celle-ci acquit une force irrésistible ; elle ne
vainquit pas seulement, elle conquit.
L'Église avait besoin de la royauté. Ses prodigieuses
richesses la mettaient en péril. Elle avait absorbé la
meilleure partie des terres; sans parler d'une foule de
propriétés et de revenus divers, des fondations pieuses,
des dîmes, etc., sur les cinquante-trois mille fiefs de
chevaliers qui existaient en Angleterre, elle en possé-
dait vingt-huit mille 1. Cette grande propriété était sans
cesse attaquée au Parlement, et elle n'y était pas repré-
sentée, défendue en proportion de son importance; les
membres du clergé n'y étaient plus appelés que ad
consentiendum*.
La royauté, de son côté, ne pouvait se passer de
l'appui du grand propriétaire du royaume, je veux
dire du clergé. Elle avait besoin de son influence,
encore plus que de son argent. C'est ce que ne sen-
tirent ni Edouard Ier ni Edouard III, qui toujours le
vexèrent pour de petites questions de subsides. C'est
ce que sentit admirablement la maison de Lancastre,
qui, à son avènement, déclara qu'elle ne demandait à
l'Église « que ses prières3 ».
1. App. 158.
2. Ils finirent "par n'y plus aller. (Hallam.)
3. Turner. Wilkins.
L'ANGLETERRE. - AZ1NC0URT 231
L'on comprend combien la royauté et la propriété
ecclésiastique avaient besoin de s'entendre, si l'on se
rappelle que l'édifice tout artificiel de l'Angleterre au
moyen âge a porté sur deux fictions : un roi infaillible
et inviolable1, que l'on jugeait pourtant de deux
règnes en deux règnes ; d'autre part, une Église non
moins inviolable, qui, au fond, n'étant qu'un grand
établissement aristocratique et territorial sous pré-
texte de religion, se voyait toujours à la veille d'être
dépouillée, ruinée.
La maison cadette de Lancastre unit pour la pre-
mière fois les deux intérêts en péril ; elle associa le roi
et l'Église. Ce fut sa légitimité, le secret de son prodi-
gieux succès. Il faut indiquer, rapidement du moins,
la longue, oblique et souterraine route par où elle
chemina.
Le cadet hait l'aîné, c'est la règle 2, mais nulle part
plus respectueusement qu'en Angleterre, plus sour-
noisement3. Aujourd'hui il va chercher fortune, le
monde lui est ouvert, l'industrie, la mer, les Indes;
1. Les Anglais ont porté dans le droit politique ce génie de fiction que les
Romains n'avaient montré que dans le droit civil. M. Allen, dans son livre
sur la Prérogative royale, a résumé les prodigieux tours de force au moyen
desquels se jouait cette bizarre comédie, chacun faisant semblant de confondre
le roi et la royauté, l'homme faillible et l'idée infaillible. De temps en temps
la patience échappait, la confusion cessait et l'abstraction se faisait d'une
manière sanglante; si le roi ne périssait (comme Edouard 11, Richard II,
Henri VI et Charles Ier), il était renversé, ou tout au moins humilié, réduit à
l'impuissance (Henri II, Jean, Henri III, Jacques II).
2. Bien entendu, là où il y a privilège pour l'aîné.
3. Ceci est moins vrai depuis que l'Angleterre a créé une immense pro-
priété mobilière, qui se partage selon l'équité. La propriété territoriale
reste assujettie aux lois du moyen âge. — Au reste, le droit d'aînesse est dans
les mœurs, dans les idées même du peuple. J'ai cité a ce sujet une anecdote
232 HISTOIRE DE FRANCE
au moyen âge, il restait souvent, rampait devant
l'aîné, conspirait1.
Les fils cadets d'Edouard III, Glarence, Lancastre,
York, Glocester, titrés de noms sonores et vides,
avaient vu avec désespoir l'aîné, l'héritier, régner
déjà, du vivant de leur père, comme duc d'Aquitaine.
Il fallait que ces cadets périssent, ou régnassent aussi.
Glarence alla aux aventures en Italie, et il y mourut.
Glocester troubla l'Angleterre, jusqu'à ce que son
neveu le fît étrangler. Lancastre se fît appeler roi de
Gastille, envahit l'Espagne et échoua; puis la France,
et il échoua encore2. Alors il se retourna du côté de
l'Angleterre.
Le moment était favorable pour lui. Le mécontente-
ment était au comble. Depuis les victoires de Gréci et
de Poitiers, l'Angleterre s'était méconnue; ce peuple
laborieux, distrait une fois de sa tâche naturelle, l'ac-
cumulation de la richesse et le progrès des garanties,
était sorti de son caractère; il ne rêvait que conquêtes,
tributs de l'étranger, exemption d'impôts. Le riche
fonds de mauvaise humeur dont la nature les a doués,
fermentait à merveille.! Ils s'en prenaient au roi, aux
grands, à tous ceux qui faisaient la guerre en France ;
c'étaient des traîtres, des lâches. Les cokneys de Lon-
très curieuse (t. Ipr, à la fin du livre Ier). — Dès que le père s'enrichit, sa
première pensée est : Faire un aine. A quoi réplique tout bas la pensée du
cadet : Être indépendant, avoir une honnête suffisance (to be independent,
to hâve a compétence). Ces deux mots sont le dialogue tacite de la famille
anglaise. App. 159.
1. Rapprocher l'histoire des trois Glocester du frère du Prince Noir, du
frère d'Henri V et du frère d'Edouard IV.
2. En 1373.
L'ANGLETERRE. — AZINCOURT 233
cires, dans leur arrière-boutique, trouvaient fort mal
qu'on ne leur gagnât pas tous les jours des batailles
de Poitiers. « 0 richesse, richesse, dit une ballade
anglaise, réveille-toi donc, reviens dans ce pays 1 ! »
Cette tendre invocation à l'argent était le cri national.
La France ne rapportant plus rien, il fallut bien que,
dans leur idée fixe de ne rien payer, ils regardassent
où ils prendraient. Tous les yeux se tournèrent vers
l'Église. Mais l'Eglise aussi avait son principe
immuable, le premier article de son credo : De ne rien
donner. A toute demande, elle répondait froidement :
« L'Eglise est trop pauvre. »
Cette pauvre Église ne donnant rien, on songeait à
lui enlever tout. L'homme du roi, WiclefE"2, y pous-
sait; les lollards aussi, par en bas, obscurément et
dans le peuple. Lancastre en fit d'abord autant;
c'était alors le grand chemin de la popularité.
J'ai dit ailleurs comment les choses tournèrent,
comment ce grand mouvement entraînant le peuple,
et jusqu'aux serfs, toute propriété se trouva en péril,
non plus seulement la propriété ecclésiastique; com-
ment le jeune Richard II dispersa les serfs, en leur
promettant qu'ils seraient affranchis. Lorsque ceux-ci
furent désarmés, et qu'on les pendait par centaines,
1. « Awake, wealth, and walk in this région... » (Turner.) — La foi des
Anglais dans la toute-puissance de l'argent est naïvement exprimée dans les
dernières paroles du cardinal Winchester; il disait en mourant : « Comment
est-il donc possible que je meure, étant si riche? Quoi! l'argent ne peut donc
rien à cela? » (Ibid.)
2. Lewis. Richard II prit Wicleff pour son chapelain. Voy. dans Walsingham
la grande scène où Wicleff est soutenu par les princes et les grands contre
l'évêque et le peuple de Londres.
234 HISTOIRE DE FRANCE
le roi déclara pourtant que si les prélats, les lords et
les communes confirmaient l'affranchissement, il le
sanctionnerait. A quoi ils répondirent unanimement :
« Plutôt mourir tous en un jour1. » Richard n'insista
pas; mais l'audacieuse et révolutionnaire parole qui
lui était échappée, ne fut jamais oubliée des proprié-
taires, des maîtres de serfs, barons, évêques, abbés.
Dès ce jour, Richard dut périr. Dès lors aussi, Lan-
castre dut être le candidat de l'aristocratie et de
l'Église.
Il semble qu'il ait préparé patiemment son succès.
Des bruits furent semés, qui le désignaient. Une fois,
c'était un prisonnier français qui aurait dit : « Ah ! si
vous aviez pour roi le duc de Lancastre, les Français
n'oseraient plus infester vos côtes. » On faisait cir-
culer d'abbaye en abbaye, et partout, au moyen des
frères, une chronique qui attribuait au duc je ne sais
quel droit de succession à la couronne, du chef d'un
fils d'Edouard Ier. Un carme accusa hardiment le duc
de Lancastre de conspirer la mort de Richard; Lan-
castre nia, obtint que son accusateur serait provisoire-
ment remis à la garde de lord Holland, et, la veille du
jour où l'imputation devait être examinée, le carme
fut trouvé mort.
Richard travailla lui-même pour Lancastre. Il s'en-
toura de petites gens, il fatigua les propriétaires d'em-
prunts, de vexations; enfin, il commit le grand crime
qui a perdu tant de rois d'Angleterre 2 : il se maria en
1. Turner.
2. Henri II, Jean, Edouard II, Richard II, Henri VI, Charles 1er.
L'ANGLETERRE. — AZ1NC0URT 235
France. Il n'y avait qu'un point difficile pour Lancastre
et son fils Derby, c'était de se décider entre les deux
partis, entre l'Église établie et les novateurs. Richard
rendit à Derby le service de l'exiler; c'était le dispen-
ser de choisir. De loin, il devint la pensée de tous;
chacun le désira, le croyant pour soi.
La chose mûre, l'archevêque de Cantorbéry alla
chercher Derby en France1. Celui-ci débarqua, décla-
rant humblement qu'il ne réclamait rien que le bien
de son père. On a vu comment il se trouva forcé de
régner. Alors il prit son parti nettement. Au grand
étonnement des novateurs, parmi lesquels il avait été
élevé à Oxford, Henri IV se déclara le champion de
l'Église établie : « Mes prédécesseurs, dit-il aux prélats,
vous appelaient pour vous demander de l'argent. Moi,
je viens vous voir pour réclamer vos prières. Je main-
tiendrai les libertés de l'Église; je détruirai, selon
mon pouvoir, les hérésies et les hérétiques 2. »
III y eut un compromis amical entre le roi et l'Église.
Elle le sacra, l'oignit. Lui, il lui livra ses ennemis. Les
adversaires des prêtres furent livrés aux prêtres, pour
être jugés, brûlés3. Tout le monde y trouvait son
1. Il avait été banni par Richard II, et son temporel confisqué.
2. Henri IV, intimement uni aux évoques d'Angleterre, commença son
règne par leur donner des armes contre les trois genres d'ennemis qu'ils
avaient à craindre : 1° contre le pape, contre l'invasion du clergé étranger;
2° contre les moines (les moines achetaient des bulles du pape pour se
dispenser de payer la dîme aux évêques); 3° contre les hérétiques. (Statutes
of the Realm.)
3. Les diocésains peuvent faire arrêter ceux qui prêchent ou enseignent
sans leur autorisation et les faire brûler en lieu apparent et élevé : « In
eminenti loco comburi faciant. » — « And them before the people in an high
place do to be burnt. » (Ibid.)
236 HISTOIRE DE FRANCE
compte. Les biens des lollards étaient confisqués ; un
tiers revenait au juge ecclésiastique, un tiers au roi. Le
dernier tiers était donné aux communes où Ton trou-
verait des hérétiques ; c'était un moyen ingénieux de
prévenir leur résistance, de les allécher à la déla-
tion \
Les prélats, les barons, n'avaient mis leur homme
sur le trône que pour régner eux-mêmes. Cette royauté
qu'ils lui avaient donnée en gros, ils la lui reprirent en
détail. Non contents de faire les lois, ils s'emparèrent
indirectement de l'administration. Ils finirent par nom-
mer au roi une sorte de conseil de tutelle, sans lequel
il ne pouvait rien faire2. Il regretta alors d'avoir livré
les lollards; il essaya de soustraire aux prêtres le
jugement des gens de ce parti. Il songeait, comme
Richard II, à chercher un appui chez l'étranger; il
voulait marier son fils en France.
Mais son fils même n'était pas sûr. On a remarqué,
non sans apparence de raison, qu'en Angleterre les
aînés aiment moins leurs pères3; avant d'être fils, ils
1. Turner. En 1430 il n'en était plus ainsi; tout revenait au roi.
2. Ces conditions étaient plus humiliantes qu'aucune de celles qui avaient
été imposées à Richard II. Il devait prendre seize conseillers, se laisser guider
uniquement par leurs avis, etc.
3. « Le droit de primogéniture met de la rudesse dans les rapports du père
au fils aîné. Celui-ci s'habitue à se considérer comme indépendant; ce qu'il
reçoit de ses parents est à ses yeux une dette plus qu'un bienfait. La mort
d'un père, celle d'un frère aîné, dont on attend l'héritage, sont sur la scène
anglaise l'objet de plaisanteries que l'on applaudit et qui chez nous révol-
teraient le public. » (Mmc de Staël.) — Je ne puis m'empêcher de rapprocher
de ceci le mot de l'historien romain dans son tableau des proscriptions :
«Il y eut beaucoup de fidélité dans les épouses, assez dans les affranchis,
quelque peu chez les esclaves, aucune dans les fils; tant, l'espoir une fois
conçu, il est difficile d'attendre! » (Velleius Paterculus.)
L'ANGLETERRE. — AZ1NC0URT 237
sont héritiers. Le fils de Lancastre était d'autant plus
impatient de porter la couronne à son tour, qu'il avait,
par une victoire, raffermi cette couronne sur la tête de
son père. Lui aussi, il traitait avec les Français ', mais
à part et pour son compte.
Ce jeune Henri plaisait au peuple. C'était une svelte
et élégante figure, comme on les trouve volontiers
dans les nobles familles anglaises. C'était un infati-
gable fox-hunter, si leste qu'il pouvait, disait -on,
chasser le daim à pied. Il avait fait longtemps les
petites et rudes guerres des Galles, la chasse aux
hommes.
Il se lia aux mécontents, se faufila parmi les lollards,
courant leurs réunions nocturnes, dans les champs2,
dans les hôtelleries. Il se fit l'ami de leur chef, du
brave et dangereux Olclcastle, celui même que Shakes-
peare, ennemi des sectaires de tout âge3, a malicieu-
sement transformé dans l'ignoble Falstaff. Le père
n'ignorait rien. Mais, enfermer son fils, c'eût été se
déclarer contre les lollards, dont il voulait justement
se rapprocher à cette époque. Cependant, ce roi,
malade, lépreux, chaque jour plus solitaire et plus
irritable, pouvait être jeté par ses craintes dans quelque
résolution violente. Son fils cherchait à le rassurer par
une affectation de vices et de désordres, par des folies
de jeunesse, adroitement calculées. On dit qu'un jour
1. Le fils négociait avec le parti de Bourgogne, tandis que le père se
rapprochait du parti d'Orléans.
2. C'était comme nos écoles buissonnières du seizième siècle.
3. 11 est dit toutefois dans Henri V que Falstaff parlait « contre la prosti-
tuée de Babylone ». App. 160.
238 HISTOIRE DE FRANCE
il se présenta devant son père couvert d'un habit de
satin tout percé d'œillets, où les aiguilles tenaient
encore parleur fil; il s'agenouilla devant lui, lui pré-
senta un poignard pour qu'il l'en perçât, s'il pouvait
avoir quelque défiance d'un jeune fol, si ridiculement
habillé.
Quoi qu'il en soit de cette histoire, le roi ne put
s'empêcher de faire comme s'il se fiait à lui. Pour
lui donner patience, il consentit à ce qu'il entrât au
conseil. Mais ce n'était pas encore assez. Le jour de
sa mort, comme il ouvrait les yeux après une courte
léthargie, il vit l'héritier qui mettait la main sur la
couronne, posée (selon l'usage) sur un coussin près
du lit du roi. il l'arrêta, avec cette froide et triste
parole : « Beau fils, quel droit y avez-vous? Votre
« père n'y eut pas droit1. »
Dans les derniers temps qui précédèrent son avène-
ment, Henri Y avait tenu une conduite double, qui
donnait de l'espoir aux deux partis. D'un côté, il resta
étroitement lié avec Oldcastle 2, avec les lollards. De
l'autre, il se déclara l'ami de l'Église établie, et c'est
sans doute comme tel qu'il finit par présider le con-
seil. A peine roi, il cessa de ménager les lollards; il
rompit avec ses amis. Il devint l'homme de l'Église,
le prince selon le cœur de Dieu; il prit la gravite
1. Le roi lui demanda pourquoi il emportait sa couronne, et le prince lui
dit : « Monseigneur, voici en présence ceux qui m'avoient donné à entendre
que vous estiez trépassé; et pour ce que je suis votre fils aîné... »
(Monstrelet.)
2. Tellement que l'archevêque de Cantorbéry hésitait à l'attaquer, le
croyant encore ami du roi. (Walsingham.)
L'ANGLETERRE. — AZ1NC0URT 239
ecclésiastique, « au point, dit le moine historien, qu'il
eût servi d'exemple aux prêtres même1 ».
D'abord, il accorda des lois terribles aux seigneurs
laïques et ecclésiastiques, ordonnant aux justices de
paix de poursuivre les serviteurs et gens de travail, qui
fuyaient de comté en comté 2. Une inquisition régu-
lière fut organisée contre l'hérésie. Le chancelier, le
trésorier, les juges, etc., devaient, en entrant en
charge, jurer de faire toute diligence pour rechercher
et détruire les hérétiques. En même temps le primat
d'Angleterre enjoignait aux évêques et archidiacres
de s'enquérir au moins deux fois par an des personnes
suspectes d'hérésie, d'exiger dans chaque commune
que trois hommes respectables déclarassent sous ser-
ment s'ils connaissaient des hérétiques, des gens qui
différassent des autres dans leurs vie et habitudes, des
gens qui tolérassent ou reçussent les suspects, des
gens qui possédassent des livres dangereux en
langue anglaise , etc.
Le roi, s'associant aux sévérités de l'Église, aban-
donna lui-même son vieil ami Oldcastle à l'arche-
vêque de Cantorbéry3. Des processions eurent lieu
par ordre du roi, pour chanter les litanies avant les
exécutions.
1. « Repente mutatus est in virum alterum... cujus mores et gestus omni
condition], tam religiosorum quam laïcorum, in excmpla fuere. » (Wal-
singham.)
2. Statutes of the Realm.
3. L'examen d'Oldcastle par l'archevêque est très curieux dans l'histoire
du moine Walsingham ; il est impossible de tuer avec plus de sensibilité ; le
juge s'attendrit, il pleure; on le plaindrait volontiers plus que la victime.
App. 161.
240 HISTOIRE DE FRANCE
L'Eglise frappait, et elle tremblait. Les lollards
avaient affiché qu'ils étaient cent mille en armes. Ils
devaient se réunir au champ de Saint-Gilles, le len-
demain de l'Epiphanie. Le roi y alla de nuit et les
attendit avec des troupes : mais ils n'acceptèrent pas
la bataille.
Ce champion de l'Église n'avait pas seulement
contre lui les ennemis de l'Église ; il avait les siens
encore, comme Lancastre, comme usurpateur. Les
uns s'obstinaient à croire que Richard II n'était pas
mort. Les autres disaient que l'héritier légitime était
le comte de Mardi; et ils disaient vrai. Scrop lui-
même, le principal conseiller d'Henri, le confident,
Y homme du cœur, conspira avec deux autres en faveur
du comte de March.
A cette fermentation intérieure, il n'y avait qu'un
remède, la guerre. Le 16 avril 1415, Henri avait
annoncé au Parlement qu'il ferait une descente en
France. Le 29, il ordonna à tous les seigneurs de se
tenir prêts. Le 28 mai, prétendant une invasion
imminente des Français, il écrivit à l'archevêque de
Gantorbéry et aux autres prélats, d'organiser les gens
d'Église pour la défense du royaume1. Trois semaines
après, il ordonna aux chevaliers et écuyers de passer
en revue les hommes capables de porter les armes,
de les diviser par compagnies. L'affaire de Scrop le
retardait, mais il complétait ses préparatifs2. Il ani-
mait le peuple contre les Français, en faisant courir
1. App. 162. — 2. App. 163.
L'ANGLETERRE. — AZINCOURT 241
le bruit que c'étaient eux qui payaient des traîtres,
qui avaient gagné Scrop, pour déchirer, ruiner le
pays1.
Henri envoya en France deux ambassades coup
sur coup, disant qu'il était roi de France, mais qu'il
voulait bien attendre la mort du roi, et en attendant
épouser sa fille, avec toutes les provinces cédées par
le traité de Bretigni ; c'était une terrible dot ; mais il
lui fallait encore la Normandie, c'est-à-dire le moyen
de prendre le reste. Une grande ambassade2 vint en
réponse lui offrir, au lieu de la Normandie, le
Limousin, en portant la dot de la princesse jusqu'à
850.000 écus d'or. Alors le roi d'Angleterre demanda
que cette somme fût payée comptant. Cette vaine
négociation dura trois mois (13 avril-28 juillet),
autant que les préparatifs d'Henri. Tout étant prêt,
il fit donner des présents considérables aux ambas-
sadeurs et les renvoya, leur disant qu'il allait les
suivre.
Tout le monde en Angleterre avait besoin de la
guerre. Le roi en avait besoin. La branche aînée avait
eu ses batailles de Gréci et de Poitiers. La cadette ne
pouvait se légitimer que par une bataille.
L'Église en avait besoin, d'abord pour détacher des
lollards, une foule de gens misérables qui n'étaient
lollards que faute d'être soldats. Ensuite, tandis
1. Walsingham y croit. Mais Turner voit très bien que ce n'était qu'un
faux bruit.
2. Jamais le roi de France n'avait envoyé à celui d'Angleterre une ambas-
sade aussi solennelle ; il y avait douze ambassadeurs, et leur suite se com-
posait de cinq cent quatre-vingt-douze personnes. (Rymer.)
t. îv. 16
242 HISTOIRE DE FRANCE
qu'on pillerait la France, on ne songerait pas à piller
l'Église; la terrible question de sécularisation serait
ajournée.
Quoi de plus digne aussi de la respectable Église
d'Angleterre et qui pût lui faire plus d'honneur, que
de réformer cette France schismatique, de la châtier
fraternellement, de lui faire sentir la verge de Dieu?
Ce jeune roi si dévoué, si pieux, ce David de l'Église
établie, était visiblement l'instrument prédestiné d'une
si belle justice.
Tout était difficile avant cette résolution; tout
devint facile. Henri, sûr de sa force, essaya de calmer
les haines en faisant réparation au passé. Il enterra
honorablement Richard II. Les partis se turent. Le
Parlement unanime vota pour l'expédition une somme
inouïe. Le roi réunit six mille hommes d'armes,
vingt -quatre mille archers, la plus forte armée
que les Anglais eussent eue depuis plus de cinquante
ans1.
Cette armée, au lieu de s'amuser autour de Calais,
aborda directement à Harfleur, à l'entrée de la Seine.
Le point était bien choisi. Harfleur, devenu ville
anglaise, eût été bien autre chose que Calais. Il eût
tenu la Seine ouverte; les Anglais pouvaient dès lors
entrer, sortir, pénétrer jusqu'à Rouen et prendre la
Normandie, jusqu'à Paris, prendre la France peut-
être.
L'expédition avait été bien conçue, très bien
1. Outre les canonniers, ouvriers, etc. Quinze cents bâtiments de transport.
App. 164.
L'ANGLETERRE. — AZ1NC0URT 243
préparée. Le roi s'était assuré de la neutralité de
Jean-sans-Peur; il avait loué ou acheté huit cents
embarcations en Zélande et en Hollande, pays soumis
à l'influence du duc de Bourgogne, et qui d'ailleurs
ont toujours prêté volontiers des vaisseaux à qui
payait bien1. Il emporta beaucoup de vivres, dans la
supposition que le pays n'en fournirait pas.
D'autre part, l'Église d'Angleterre, de concert avec
les communes, n'oublia rien pour sanctifier l'entre-
prise; jeûnes, prières, processions, pèlerinages2. Au
moment même de rembarquement on brûla encore
un hérétique. Le roi prit part à tout dévotement. Il
emmena bon nombre de prêtres, particulièrement
l'évêque de Norwich, qui lui fut donné pour principal
conseiller.
Le passage ne fut pas disputé, la France n'avait pas
un vaisseau3; la descente ne le fut pas non plus, les
populations de la côte n'étaient pas en état de com-
battre cette grande armée. Mais elles se montrèrent
très hostiles ; le duc de Normandie, c'est le premier
titre que prit Henri V, fut mal reçu dans son duché ;
les villes, les châteaux se gardèrent; les Anglais
n'osaient s'écarter, ils n'étaient maîtres que de la
plage malsaine que couvrait leur camp.
1. Sous Charles VI, sous Louis XIII, etc.
2. Les scrupules d'Henri allèrent jusqu'à refuser le service d'un gentleman
qui lui amenait vingt hommes, mais qui avait été moine, et n'était rentré
dans la vie séculière qu'au moyen d'une dispense du pape. Ces dispenses
étaient le sujet d'une guerre continuelle entre Rome et l'Église d'Angleterre.
3. Le roi n'en avait pas; mais plusieurs villes, telles que La Rochelle,
Dieppe, etc., en avaient un assez grand nombre.
244 HISTOIRE DE FRANCE
N'oublions pas que notre malheureux pays n'avait
plus de gouvernement. Les deux partis ayant reflué au
nord, au midi, le centre était vide; Paris était las,
comme après les grands efforts, le roi fol, le dauphin
malade, le duc de Berri presque octogénaire. Cepen-
dant ils envoyèrent le maréchal de Boucicaut à Rouen,
puis ils y amenèrent le roi, pour réunir la noblesse de
l'Ile-de-France, de la Normandie et de la Picardie. Les
gentilshommes de cette dernière province reçurent
ordre contraire du duc de Bourgogne 1 ; les uns obéirent
au roi, les autres au duc; quelques-uns se joignirent
même aux Anglais.
Harfleur fut vaillamment défendu , opiniâtrement
attaqué. Une brave noblesse s'y était jetée. Le siège
traîna; les Anglais souffrirent infiniment sur cette
côte humide. Leurs vivres s'étaient gâtés. On était en
septembre, au temps des fruits; ils se jetèrent dessus
avidement. La dyssenterie se mit dans l'armée et
emporta les hommes par milliers, non seulement les
soldats, mais les nobles, écuyers, chevaliers, les plus
grands seigneurs, l'évêque même de Norwich. Le
jour de la mort de ce prélat, l'armée anglaise, par
respect, interrompit les travaux du siège.
Harfleur n'était pas secouru. Un convoi de poudre
envoyé de Rouen fut pris en chemin. Une autre tenta-
1. Le serviteur des ducs de Bourgogne, qui depuis fut leur héraut d'armes,
sous le nom de Toison d'Or, avoue ceci expressément : « Y allèrent à puis-
sance de gens, jà soit (quoique) le duc de Bourgogne mandât par ses
lettres patentes, que ils ne bougeassent, et que ne servissent ni partissent
de leurs hostels, jusques à tant qu'il leur fist sçavoir ». (Lefebvre de Sajnt-
Remy.)
L'ANGLETERRE. — AZINCOURT 245
tive ne fut pas plus heureuse ; des seigneurs avaient
réuni jusqu'à six mille hommes pour surprendre le
camp anglais; leur impétuosité fit tout manquer, ils
se découvrirent avant le moment favorable.
Cependant ceux qui défendaient Hartleur n'en pou-
vaient plus de fatigue. Les Anglais ayant ouvert une
large brèche, les assiégés avaient élevé des palissades
derrière. On leur brûla cet immense ouvrage, qui fut
trois jours à se consumer. L'Anglais employait un
moyen infaillible de les mettre à bout : c'était de tirer
jour et nuit ; ils ne dormaient plus.
Ne voyant venir aucun secours, ils finirent par
demander deux jours pour savoir si l'on viendrait, à
leur aide. « Ce n'est pas assez de deux jours, dit l'An-
glais; vous en aurez quatre. » Il prit des otages, pour
être sûr qu'ils tiendraient leur parole. Il fit bien, car
le secours n'étant pas venu au jour dit, la garnison
eût voulu se battre encore. Quelques-uns même, plutôt
que de se rendre, se réfugièrent dans les tours de la
côte, et là ils tinrent dix jours de plus.
Le siège avait duré un mois. Mais ce mois avait été
plus meurtrier que toute l'année qu'Edouard III resta
campé devant Calais. Les gens d'Harfleur avaient,
comme ceux de Calais, tout à craindre des vainqueurs.
Un prêtre anglais qui suivait l'expédition nous apprend,
avec une satisfaction visible, par quels délais on pro-
longea l'inquiétude et l'humiliation de ces braves
gens : « On les amena dans une tente, et ils se mirent
à genoux, mais ils ne virent pas le roi; puis dans une
tente où ils s'agenouillèrent longtemps, mais ils ne
246 HISTOIRE DE FRANCE
virent pas le roi. En troisième lieu, on les introduisit
dans une tente intérieure, et le roi ne se montra pas
encore. Enfin, on les conduisit au lieu où le roi
siégeait. Là ils furent longtemps à genoux, et notre
roi ne leur accorda pas un regard, sinon lorsqu'ils
eurent été très longtemps agenouillés. Alors le roi
les regarda, et fit signe au comte de Dorset de rece-
voir les clefs de la ville. Les Français furent relevés
et rassurés1. »
Le roi d'Angleterre, avec ses capitaines, son clergé,
son armée, fit son entrée dans la ville. A la porte, il
descendit de cheval et se fit oter sa chaussure; il
alla, pieds nus, à l'église paroissiale « regrâcier son
Créateur de sa bonne fortune ». La ville n'en fut pas
mieux traitée ; une bonne partie des bourgeois furent
mis à rançon tout comme les gens de guerre; tous
les habitants furent chassés de la ville, les femmes
même et les enfants ; on leur laissa cinq sols et leurs
jupes2.
Les vainqueurs, au bout de cette guerre de cinq
semaines, étaient déjà bien découragés. Des trente
mille hommes qui étaient partis, il en restait vingt
mille; et il en fallut renvoyer encore cinq mille, qui
étaient blessés, malades ou trop fatigués. Mais, quoi-
que la prise d'Harfleur fût un grand et important résul-
tat, le roi, qui l'avait achetée par la perte de tant de
soldats, de tant de personnages éminents, ne pouvait
se présenter devant le pays en deuil, s'il ne relevait
1. App. 165. — App. 166.
L'ANGLETERRE. — AZINCOURT 2i7
les esprits par quelque chose de chevaleresque et de
hardi. D'abord il défia le dauphin à combattre corps à
corps. Puis, pour constater que la France n'osait com-
battre, il déclara que d'Harfleur il irait, à travers
champs, jusqu'à la ville de Calais1.
La chose était hardie, elle n'était pas téméraire. On
connaissait les divisions de la noblesse française, les
défiances qui l'empêchaient de se réunir en armes. Si
elle n'était pas venue à temps, pendant tout un grand
mois, pour défendre le poste qui couvrait la Seine et
tout le royaume, il y avait à parier qu'elle laisserait
bien aux Anglais les huit jours qu'il leur fallait pour
arriver à Calais selon le calcul d'Henri.
Il lui restait deux mille hommes d'armes, treize
mille archers, une armée leste, robuste ; c'étaient
ceux qui avaient résisté. Il leur fit prendre des vivres
pour huit jours. D'ailleurs, une fois sorti de Nor-
mandie, il y avait à parier que les capitaines du duc
de Bourgogne en Picardie, en Artois, aideraient à
nourrir cette armée, ce qui arriva. C'était le mois
d'octobre, les vendanges se faisaient ; le vin ne man-
querait pas ; avec du vin, le soldat anglais pouvait
aller au bout du monde.
L'essentiel était de ne pas soulever les populations
sur sa route, de ne pas armer les paysans par des
désordres. Le roi fit exécuter à la lettre les belles
ordonnances de Richard II sur la discipline2 : Défense
du viol et du pillage d'église, sous peine de la potence;
1. App. 167.
2. Règlement de 1386. Voy. Sir Nicolas.
248 HISTOIRE DE FRANCE
défense de crier havoc (pille!), sous peine d'avoir la
tête coupée ; même peine contre celui qui vole un
marchand ou vivandier ; obéir au capitaine, loger au
logis marqué, sous peine d'être emprisonné et de
perdre son cheval, etc.
L'armée anglaise partit d'Harfleur le 8 octobre. Elle
traversa le pays de Caux. Tout était hostile. Arques
tira sur les Anglais ; mais quand ils eurent fait la
menace de brûler tout le voisinage, la ville fournit
la seule chose qu'on lui demandait, du pain et du
vin. Eu fit une furieuse sortie ;' même menace, même
concession ; du pain, du vin, rien de plus.
Sortis enfin de la Normandie, les Anglais arrivèrent
le 13 à Abbeville, comptant passer la Somme à la
Blanche-Tache, au lieu même où Edouard III avait
forcé le passage avant la bataille de Gréci. Henri Y
apprit que le gué était gardé. Des bruits terribles
circulaient sur la prodigieuse armée que. les Français
rassemblaient ; le défi chevaleresque du roi d'Angle-
terre avait provoqué la furie française1 ; le duc de
Lorraine, à lui seul, amenait, disait-on, cinquante
mille hommes2. Le fait est que, quelque diligence que
mît la noblesse, celle surtout du parti d'Orléans, à se
rassembler, elle était loin de l'être encore. On crut
utile de tromper Henri Y, de lui persuader que le
1. La noblesse était animée par la honte d'avoir laissé prendre Harfleur.
Le Religieux exprime ici avec une extrême amertume le sentiment national :
« La noblesse, dit-il, en fut moquée, sifflée, chansonnée tout le jour chez les
nations étrangères. Avoir sans résistance laissé le royaume perdre son meilleur
et son plus utile port, avoir laissé prendre honteusement ceux, qui s'étaient si
bien défendus! » — 2. App. 168.
L'ANGLETERRE. — AZINCOURT 249
passage était impossible. Les Français ne craignaient
rien tant que de le voir échapper impunément. Un
Gascon, qui appartenait au connétable d'Albret, fut
pris, peut-être se fît prendre; mené au roi d'Angle-
terre, il affirma que le passage était gardé et infran-
chissable. « S'il n'en est ainsi, dit-il, coupez-moi la
tète. » On croit lire la scène où le Gascon Montluc
entraîna le roi et le conseil, et le décida à permettre
la bataille de Gérisoles.
Retourner à travers les populations hostiles de la
Normandie, c'était une honte, un danger; forcer le
passage du gué était difficile, mais peut-être encore
possible. Lefebvre de Saint-Remy dit lui-même que
les Français étaient loin d'être prêts. Le troisième
parti, c'était de s'engager dans les terres, en remon-
tant la Somme jusqu'à ce qu'on trouvât un passage.
Ce parti eût été le plus hasardeux des trois, si les
Anglais n'eussent eu intelligence dans le pays. Mais il
ne faut pas perdre de vue que, depuis 1406, la Picardie
était sous l'influence du duc de Rourgogne ; qu'il y
avait nombre de vassaux, que les capitaines des villes
devaient craindre de lui déplaire, et qu'il venait de
leur défendre d'armer contre les Anglais. Ceux-ci,
venus sur les vaisseaux de Hollande et de Zélande,
avaient dans leurs rangs des gens du Hainaut ; des
Picards s'y joignirent, et peut-être les guidèrent1.
L'armée, peu instruite des facilités qu'elle trouve-
rait dans cette entreprise si téméraire en apparence,
1. App. 169.
250 HISTOIRE DE FRANCE
s'éloigna de la mer avec inquiétude. Les Anglais
étaient partis le 9 d'Harfleur ; le 13, ils commencèrent
à remonter la Somme. Le 14, ils envoyèrent un déta-
chement pour essayer le passage de Pont-de-Remy ;
mais ce détachement fut repoussé; le 15, ils trou-
vèrent que le passage de Pont-Àudemer était gardé
aussi. Huit jours étaient écoulés au 17, depuis le
départ d'Harfleur, mais au lieu d'être à Calais, ils se
trouvaient près d'Amiens. Les plus fermes commen-
çaient à porter la tête basse ; ils se recommandaient
de tout leur cœur à saint Georges et à la sainte Vierge.
Après tout, les vivres ne manquaient pas. Ils trou-
vaient à chaque station du pain et du vin ; à Boves,
qui était au duc de Bourgogne, le vin les attendait
en telle quantité que le roi craignit qu'ils ne s'eni-
vrassent.
Près de Nesles, les paysans refusèrent les vivres et
s'enfuirent. La Providence secourut encore les Anglais.
Un homme du pays vint dire1 qu'en traversant un
marais, ils trouveraient un gué clans la rivière. C'était
un passage long, dangereux, auquel on ne passait
guère. Le roi avait ordonné au capitaine de Saint-
Quentin de détruire le gué, et même d'y planter des
pieux, mais il n'en avait rien fait.
Les Anglais ne perdirent pas un moment. Pour
faciliter le passage, ils abattirent les maisons voisines,
jetèrent sur l'eau des portes, des fenêtres, des échelles,
tout ce qu'ils trouvaient. Il leur fallut tout un jour; les
1. App. 170.
L'ANGLETERRE. — AZINCOURT 251
Français avaient une belle occasion de les attaquer
dans ce long passage.
Ce fut seulement le lendemain, dimanche 20 octobre,
que le roi d'Angleterre reçut enfin le défi du duc
d'Orléans, du duc de Bourbon et du connétable d'Al-
bret. Ces princes n'avaient pas perdu de temps, mais
ils avaient trouvé tous les obstacles que pouvait ren-
contrer un parti qui se portait seul pour défenseur
du royaume. En un mois, ils avaient entraîné jusqu'à
Àbbeville toute la noblesse du Midi, du Centre. Ils
avaient forcé l'indécision du conseil royal et les peurs
du duc de Berri. Ce vieux duc voulait d'abord que les
partis d'Orléans et de Bourgogne envoyassent chacun
cinq cents lances seulement1 ; mais ceux d'Orléans
vinrent tous. Ensuite se souvenant de Poitiers, où il
s'était sauvé jadis, il voulait qu'on évitât la bataille,
que du moins le roi et le dauphin se gardassent bien
d'y aller. Il obtint ce dernier point; mais la bataille
fut décidée. Sur trente-cinq conseillers, il s'en trouva
cinq contre, trente pour. C'était au fond le sentiment
national; il fallait, dût-on être battu, faire preuve de
cœur, ne pas laisser l'Anglais s'en aller rire à nos
dépens après cette longue promenade. Nombre de
gentilshommes des Pays-Bas voulurent nous servir de
seconds dans ce grand duel. Ceux du Hainaut, da
Brabant, de Zélande, de Hollande même si éloignés,
et que la chose ne touchait en rien, vinrent combattre
dans nos rangs, malgré le duc de Bourgogne.
1. App. 171.
252 HISTOIRE DE FRANCE
D'Abbeville, l'armée des princes avait de son côté
remonté la Somme jusqu'à Péronne, pour disputer le
passage. Sachant qu'Henri était passé, ils lui envoyèrent
demander, selon les us de la chevalerie, jour et lieu
pour la bataille, et quelle route il voulait tenir. L'An-
glais répondit, avec une simplicité digne, qu'il allait
droit à Calais, qu'il n'entrait dans aucune ville,
qu'ainsi on le trouverait toujours en plein champ, à la
grâce de Dieu. A quoi il ajouta : « Nous engageons nos
ennemis à ne pas nous fermer la route et à éviter
l'effusion du sang chrétien. »
De l'autre côté de la Somme, les Anglais se virent
vraiment en pays ennemi. Le pain manqua ; ils ne
mangèrent pendant huit jours que de la viande, des
œufs, du beurre, enfin ce qu'ils purent trouver. Les
princes avaient dévasté la campagne, rompu les
routes. L'armée anglaise fut obligée, pour les loge-
ments, de se diviser entre plusieurs villages. C'était
encore une occasion pour les Français : ils n'en pro-
fitèrent pas. Préoccupés uniquement de faire une
belle bataille, ils laissaient l'ennemi venir tout à son
aise. Ils s'assemblaient plus loin, près du château
d'Azincourt, dans un lieu où la route de Calais se
resserrant entre Azincourt el Tramecourt, le roi serait
obligé, pour passer, de livrer bataille.
Le jeudi 24 octobre, les Anglais ayant passé Blangy *
apprirent que les Français étaient tout près et crurent
1. « Comme il fut dit au roy d'Angleterre que il avoit passé son logis, il
s'arrêta et dit : « Jà Dieu ne plaise, entendu que j'ai la cotte d'armes vestue,
« que je dois retourner arrière. » Et passa outre ». (Lefebvre.)
L'ANGLETERRE. — AZINCOURT 253
qu'ils allaient attaquer. Les gens d'armes descen-
dirent de cheval, et tous, se mettant à genoux, levant
les mains au ciel, prièrent Dieu de les prendre en sa
garde. Cependant il n'y eut rien encore ; le connétable
n'était pas arrivé à l'armée française. Les Anglais
allèrent loger à Maisoncelle, se rapprochant d'Azin-
court. Henri Y se débarrassa de ses prisonniers. « Si
vos maîtres survivent, dit-il, vous vous représenterez
à Calais. »
Enfin ils découvrirent l'immense armée française,
ses feux, ses bannières. Il y avait, au jugement du
témoin oculaire, quatorze mille hommes d'armes, en
tout peut-être cinquante mille hommes ; trois fois plus
que n'en comptaient les Anglais1. Ceux-ci avaient
onze ou douze mille hommes, de quinze mille qu'ils
avaient emmenés d'Harfleur ; dix mille au moins, sur
ce nombre, étaient des archers.
Le premier qui vint avertir le roi, le Gallois2 David
Gam, comme on lui demandait ce que les Français
pouvaient avoir d'hommes, répondit avec le ton léger
et vantard des Gallois : « Assez pour être tués, assez
pour être pris, assez pour fuir3. » Un Anglais, sir
Walter Hungerford, ne put s'empêcher d'observer
qu'il n'eût pas été inutile de faire venir dix mille
bons archers de plus ; il y en avait tant en Angleterre
qui n'auraient pas mieux demandé. Mais le roi dit
sévèrement : « Par le nom de Notre-Seigneur, je ne
1. App. 172.
2. Henri avait des Gallois et des Portugais. On a vu déjà qu'il avait des
gens du Hainaut. — 3. Powel. Turner.
254 HISTOIRE DE FRANCE
voudrais pas un homme de plus. Le nombre que
nous avons, c'est le nombre qu'il a voulu; ces gens
placent leur confiance dans leur multitude, et moi dans
Celui qui fit vaincre si souvent Judas Macchabée. »
Les Anglais, ayant encore une nuit à eux, l'em-
ployèrent utilement à se préparer, à soigner l'âme et
le corps, autant qu'il se pouvait. D'abord ils roulèrent
les bannières, de peur de la pluie, mirent bas et
plièrent les belles cottes d'armes qu'ils avaient endos-
sées pour combattre. Puis, afin de passer conforta-
blement cette froide nuit d'octobre, ils ouvrirent leurs
malles et mirent sous eux de la paille qu'ils envoyaient
chercher aux villages voisins. Les hommes d'armes
remettaient des aiguilleltes à leurs armures, les
archers des cordes neuves aux arcs. Ils avaient depuis
plusieurs jours taillé, aiguisé les pieux qu'ils plantaient
ordinairement devant eux pour arrêter la gendarmerie.
Tout en préparant la victoire, ces braves gens son-
geaient au salut ; ils se mettaient en règle du côté de
Dieu et de la conscience. Ils se confessaient à la hâte,
ceux du moins que les prêtres pouvaient expédier.
Tout cela se faisait sans bruit, tout bas. Le roi avait
ordonné le silence, sous peine, pour les gentlemen,
de perdre leur cheval, et pour les autres l'oreille droite.
Du côté des Français, c'était autre chose. On s'oc-
cupait à faire des chevaliers. Partout de grands feux
qui montraient tout à l'ennemi; un bruit confus de
gens qui criaient, s'appelaient, un vacarme de valets
et de pages. Beaucoup de gentilshommes passèrent la
nuit dans leurs lourdes armures, à cheval, sans doute
L'ANGLETERRE. — AZINCOURT 255
pour ne pas les salir dans la boue ; boue profonde,
pluie froide ; ils étaient morfondus. Encore, s'il y avait
eu de la musique * . . . Les chevaux même étaient tristes ;
pas un ne hennissait... A ce fâcheux augure, joignez
les souvenirs ; Azincourt n'est pas loin de Créci.
Le matin du 25 octobre 1415, jour de saint Grépin
et saint Grépinien, le roi d'Angleterre entendit, selon
sa coutume, trois messes2, tout armé, tête nue. Puis
il se fit mettre en tête un magnifique bassinet où se
trouvait une couronne d'or, cerclée, fermée, impé-
riale. Il monta un petit cheval gris, sans éperons, fît
avancer son armée sur un champ de jeunes blés verts,
où le terrain était moins défoncé par la pluie, toute
l'armée en un corps, au centre les quelques lances
qu'il avait, flanquées de masses d'archers ; puis il alla
tout le long au pas, disant quelques paroles brèves :
« Vous avez bonne cause, je ne suis venu que pour
demander mon droit... Souvenez-vous que vous êtes
de la vieille Angleterre ; que vos parents, vos femmes
et vos enfants vous attendent là-bas ; il faut avoir un
beau retour. Les rois d'Angleterre ont toujours fait de
belle besogne en France... Gardez l'honneur de la
Couronne; gardez-vous vous-mêmes. Les Français
disent qu'ils feront couper trois doigts de la main à
tous les archers. »
Le terrain était en si mauvais état que personne ne
se souciait d'attaquer. Le roi d'Angleterre fit parler
1. Lefebvre de Saint-Remy.
2. « Car il avoit coustume d'en oyr chascun jour, trois l'une après l'autre. »
(Jehan de Vaurin, ms.)
256 HISTOIRE DE FRANCE
aux Français. Il offrait de renoncer au titre de roi de
France et de rendre Harfleur, pourvu qu'on lui donnât
la Guyenne, un peu arrondie, le Ponthieu, une fille du
roi et huit cent mille écus. Ce parlementage entre les
deux armées ne diminua pas, comme on eût pu le
croire, la fermeté anglaise ; pendant ce temps, les
archers assuraient leurs pieux.
Les deux armées faisaient un étrange contraste. Du
côté des Français, trois escadrons énormes, comme
trois forêts de lances, qui, dans cette plaine étroite,
se succédaient à la file et s'étiraient en profondeur ;
au front, le connétable, les princes, les ducs d'Or-
léans, de Bar et d'Alençon, les comtes de Nevers,
d'Eu, de Richemont, de Vendôme, une foule de sei-
gneurs, une iris éblouissante d'armures émaillées,
d'écussons, de bannières, les chevaux bizarrement
déguisés dans l'acier et dans l'or. Les Français avaient
aussi des archers, des gens des communes1: mais où
les mettre? Les places étaient comptées, personne
n'eût donné la sienne2; ces gens auraient fait tache
1. Quatre mille archers, sans compter de nombreuses milices. Les Parisiens
avaient offert six mille hommes armés; on n'en voulut pas. Un chevalier dit
à cette occasion : « Qu'avons-nous besoin de ces ouvriers? nous sommes déjà
trois fois plus nombreux que les Anglais. » Le Religieux remarque qu'on fit
la même faute à Courtrai, à Poitiers et à Nicopolis, et il ajoute des réflexions
hardies pour le temps.
2. Tous, dit le Religieux, voulaient être à l'avant-garde : « Cum singuli
anti - guardiam poscerent conduccndam... essetque inde exorta verbalis
controversia, tandem tamen unanimiter (proh dolor!) concluserunt ut omnes
in prima fronte locarentur, » — C'est ainsi que le grand-père de Mirabeau
nous apprend qu'au pont de Cassano les officiers furent au moment de tirer
l'épée les uns contre les autres, tous voulant être les premiers au combat.
(Mémoires des Mirabeau.)
L'ANGLETERRE. — AZINCOURT 257
en si noble assemblée. Il y avait des canons, mais il
ne paraît pas qu'on s'en soit servi ; probablement il
n'y eut pas non plus de place pour eux.
L'armée anglaise n'était pas belle. Les archers
n'avaient pas d'armure, souvent pas de souliers; ils
étaient pauvrement coiffés de cuir bouilli, d'osier même
avec une croisure de fer ; les cognées et les haches,
pendues à leur ceinture, leur donnaient un air de
charpentiers. Plusieurs de ces bons ouvriers avaient
baissé leurs chausses, pour être à l'aise et bien tra-
vailler, pour bander l'arc d'abord1, puis pour manier
la hache, quand ils pourraient sortir de leur enceinte
de pieux, et charpenter ces masses immobiles.
Un fait bizarre, incroyable, et pourtant certain, c'est
qu'en effet l'armée française ne put bouger, ni pour
combattre, ni pour fuir. L'arrière-garde seule échappa.
Au moment décisif, lorsque le vieux Thomas de
Herpinghem, ayant rangé l'armée anglaise, jeta son
bâton en l'air en disant : « Now strike2! », lorsque les
Anglais eurent répondu par un formidable cri de
dix mille hommes, l'armée française resta encore
immobile à leur grand étonnement. Chevaux et cheva-
liers, tous parurent enchantés, ou morts dans leurs
armures. Dans la réalité, c'est que ces grands chevaux
de combat, sous la charge de leur pesant cavalier, de
1. Les archers anglais poussaient l'arc avec le bras gauche, ceux de France
tiraient la corde avec le bras droit; chez ceux-ci c'était le bras gauche, chez
ceux-là le bras droit qui restait immobile. M. Gilpin attribue à cette différence
de procédé celle d'expression dans les deux langues : tirer de l'arc, en
français; bander l'arc, en anglais.
2. « Maintenant, frappe! » (Monstrelet.)
T. IV. 17
258 HISTOIRE DE FRANCE
leur vaste caparaçon de fer, s'étaient profondément
enfoncés des quatre pieds dans les terres fortes ; ils y
étaient parfaitement établis, et ils ne s'en dépêtrèrent
que pour avancer quelque peu au pas.
Tel est l'aveu des historiens clu parti anglais, aveu
modeste qui fait honneur à leur probité.
Lefebvre, Jean de Vaurin et Walsingham1 disent
expressément que le champ n'était qu'une boue
visqueuse. « La place estoit molle et effondrée des
chevaux, en telle manière que à grant peine se pou-
voient ravoir hors de la terre, tant elle estoit molle. »
« D'autre part, dit encore Lefebvre, les Franchois
estoient si chargés de harnois qu'ils ne pouvoient
aller avant. Premièrement, estoient chargés de cottes
d'acier, longues, passants les genoux et moult pesantes,
et pardessous harnois de jambes, et pardessus blancs
harnois, et de plus bachinets de caruail... Ils étoient
si pressés l'un de l'autre, qu'ils ne pouvoient lever
leurs bras pour férir les ennemis, sinon aucuns qui
estoient au front. »
Un autre historien clu parti anglais nous apprend
que les Français étaient rangés sur une profondeur de
trente-deux hommes, tandis que les Anglais n'avaient
que quatre rangs2. Cette profondeur énorme des
Français ne leur servait à rien; leurs trente-deux
rangs étaient tous, ou presque tous, de cavaliers ; la
plupart, loin de pouvoir agir, ne voyaient même pas
1. Les fantassins même avaient peine à marcher : « Propter soli mollitiem...
per campum lutosum. » (Walsingham.)
2. Titus Livius.
L'ANGLETERRE. — ÀZINCOURT 259
l'action; les Anglais agirent tous. Des cinquante mille
Français, deux ou trois mille seulement purent com-
battre les onze mille Anglais, ou du moins l'auraient
pu, si leurs chevaux s'étaient tirés de la boue.
Les archers anglais, pour réveiller ces inertes
masses, leur dardèrent, avec une extrême roideur,
dix mille traits au visage. Les cavaliers de fer baissè-
rent la tète, autrement les traits auraient pénétré par
les visières des casques. Alors des deux ailes, de
Tramecourt, d'Azincourt, s'ébranlèrent lourdement à
grand renfort d'éperons, deux escadrons français ; ils
étaient conduits par deux excellents hommes d'armes,
messire Glignet cle Brabant, et messire Guillaume de
Saveuse. Le premier escadron, venant de Tramecourt,
fut inopinément criblé en flanc par un corps d'archers
cachés clans le bois1; ni l'un ni l'autre escadron
n'arriva.
De douze cents hommes qui exécutaient cette charge,
il n'y en avait plus cent vingt, quand ils vinrent heur-
ter aux pieux des Anglais. La plupart avaient chu en
route, hommes et chevaux, en pleine boue. Et plût au
ciel que tous eussent tombé ; mais les autres, dont les
chevaux étaient blessés, ne purent plus gouverner
ces bêtes furieuses, qui revinrent se ruer sur les rangs
français. L'avant-garde, bien loin cle pouvoir s'ouvrir
pour les laisser passer, était, comme on l'a vu, serrée
à ne pas se mouvoir. On peut juger des accidents
1. Monstrelct. — Quelques-uns disaient aussi que le roi d'Angleterre avait
envoyé des archers derrière l'armée française; mais les témoins oculaires
affirment le contraire.
260 HISTOIRE DE FRANCE
terribles qui eurent lieu dans cette masse compacte,
les chevaux s'effrayant, reculant, s'étouffant, jetant
leurs cavaliers, ou les froissant dans leurs armures
entre le fer et le fer.
Alors survinrent les Anglais. Laissant leur enceinte
de pieux, jetant arcs et flèches, ils vinrent, fort à leur
aise, avec les haches, les cognées, les lourdes épées
et les massues plombées1, démolir cette montagne
d'hommes et de chevaux confondus. Avec le temps, ils
vinrent à bout de nettoyer l'avant-garde, et entrèrent,
leur roi en tête, dans la seconde bataille.
C'est peut-être à ce moment que dix-huit gentils-
hommes français seraient venus fondre sur le roi
d'Angleterre. Ils avaient fait vœu, clit-on, de mourir
ou de lui abattre sa couronne ; un d'eux en détacha un
fleuron; tous y périrent. Cet on dit ne suffit pas aux
historiens ; ils l'ornent encore, ils en font une scène
homérique où le roi combat sur le corps de son frère
blessé, comme Achille sur celui de Patrocle. Puis,
c'est le duc d'Alençon, commandant de V armée fran-
çaise, qui tue le duc d'York et fend la couronne du
roi. Bientôt entouré, il se rend; Henri lui tend la
main; mais déjà il était tué2.
Ce qui est plus certain, c'est qu'à ce second moment
de la bataille, le duc de Brabant arrivait en hâte.
C'était le propre frère du duc de Bourgogne ; il semble
être venu là pour laver l'honneur de la famille. Il arri-
vait bien tard, mais encore à temps pour mourir. Le
1. App. 173. — 2. App. 174.
L'ANGLETERRE. — AZINCOURT 261
brave prince avait laissé tous les siens derrière lui, il
n'avait pas même vêtu sa cotte d'armes ; au défaut, il
prit sa bannière, y fit un trou, y passa la tête, et se
jeta à travers les Anglais, qui le tuèrent au moment
même.
Restait l'arrière-garde, qui ne tarda pas à se dissiper.
Une foule de cavaliers français, démontés, mais relevés
par les valets, s'étaient tirés de la bataille et rendus
aux Anglais. En ce moment, on vient dire au roi qu'un
corps français pille ses bagages, et d'autre part il voit
dans l'arrière-garde des Bretons ou Gascons qui
faisaient mine de revenir sur lui. Il eut un moment de
crainte, surtout voyant les siens embarrassés de tant
de prisonniers ; il ordonna à l'instant que chaque
homme eût à tuer le sien. Pas un n'obéissait; ces
soldats, sans chausses ni souliers, qui se voyaient en
main les plus grands seigneurs de France et croyaient
avoir fait fortune, on leur ordonnait de se ruiner...
Alors le roi désigna deux cents hommes pour servir de
bourreaux. Ce fut, dit l'historien, un spectacle effroyable
de voir ces pauvres gens désarmés à qui on venait de
donner parole, et qui, de sang-froid furent égorgés,
décapités, taillés en pièces!... L'alarme n'était rien.
C'étaient des pillards du voisinage, des gens d'Azin-
court, qui, malgré le duc de Bourgogne leur maître,
avaient profité de l'occasion; il les en punit sévère-
ment1, quoiqu'ils eussent tiré du butin une riche épée
pour son fils.
1. C'est justement de l'historien bourguignon que nous tenons ce détail.
(Monstrelet.)
262 HISTOIRE DE FRANCE
La bataille finie, les archers se hâtèrent de dépouil-
ler les morts, tandis qu'ils étaient encore tièdes. Beau-
coup furent tirés vivants de dessous les cadavres,
entre autres le duc d'Orléans. Le lendemain, au
départ, le vainqueur prit ou tua ce qui pouvait rester
en vie1.
« C'était pitoyable chose à voir, la grant noblesse
qui là avoit été occise, lesquels étoient desjà tout nucls
comme ceux qui naissent de niens. » Un prêtre anglais
n'en fut pas moins touché. « Si cette vue, dit-il, exci-
tait compassion et componction en nous qui étions
étrangers et passant par le pays, quel deuil était-ce
donc pour les natifs habitants ! Ah ! puisse la nation
française venir à paix et union avec l'anglaise,
et s'éloigner de ses iniquités et de ses mauvaises
voies!» Puis la dureté prévaut sur la compassion, et
il ajoute : « En attendant, que leur faute retombe sur
leur tête2. »
Les Anglais avaient perdu seize cents hommes, les
Français dix mille, presque tous gentilshommes, cent
vingt seigneurs ayant bannière. La liste occupe six
grandes pages dans Monstrelet. D'abord sept princes
(Brabant, Nevers, Albret3, Alençon, les trois de Bar),
puis des seigneurs sans nombre, Dampierre, Yaude-
mont, Marie, Roussy, Salm, Dammartin, etc., etc., les
baillis du Yermandois, de Mâcon, de Sens, de Sentis,
1. App. 175.
2. « Let his grief be lurned upon his head. » (Ms., Sir Nicolas.)
3. Le connétable fut très heureux en cela; sa mort répondit à ceux qui
l'accusaient de trahir. App. 176.
L'ANGLETERRE. — AZINCOURT 263
de Caen, de Meaux, Lin brave archevêque, celui de
Sens, Montaigu, qui se battit comme un lion.
Le fils du duc de Bourgogne fit à tous les morts qui
restaient nus sur le champ de bataille la charité d'une
fosse. On mesura vingt-cinq verges carrées de terre,
et dans cette fosse énorme l'on descendit tous ceux
qui n'avaient pas été enlevés; de compte fait, cinq mille
huit cents hommes. La terre fut bénie, et autour on
planta une forte haie d'épines, de crainte des loups *,
Il n'y eut que quinze cents prisonniers, les vain-
queurs ayant tué, comme on a dit, ce qui remuait
encore. Ces prisonniers n'étaient rien moins que les
ducs d'Orléans et de Bourbon, le comte d'Eu, le comte
de Vendôme, le comte de Richemont, le maréchal de
Boucicaut, messire Jacques d'Harcourt, messire Jean
de Craon, etc. Ce fut toute une colonie française
transportée en Angleterre.
Après la bataille de la Meloria, perdue par les Pisans,
on disait : « Voulez-vous voir Pise, allez à Gênes. »
On eût pu dire après Azincourt : « Voulez-vous voir
la France, allez à Londres. »
Ces prisonniers étaient entre les mains des soldats.
Le roi fit une bonne affaire ; il les acheta à bas prix,
et en tira d'énormes rançons2. En attendant ils furent
tenus de très près. Henri ne se piqua point d'imiter la
courtoisie du Prince Noir.
La veuve d'Henri IV, veuve en premières noces du
duc de Bretagne, eut le malheur de revoir à Londres
1. App. 177. — 2. Le Religieux.
26Î HISTOIRE DE FRANCE
son fils Arthur prisonnier. Dans cette triste entrevue,
elle avait mis à sa place une dame qu'Arthur prit pour
sa mère. Le cœur maternel en fut brisé. « Malheureux
enfant, dit-elle, ne me reconnais-tu donc pas? » On les
sépara. Le roi ne permit pas cle communication entre
la mère et le fils *.
Le plus dur pour les prisonniers, ce fut cle subir le
sermon de ce roi des prêtres2, d'endurer ses moralités,
ses humilités. Immédiatement après la bataille, parmi
les cadavres et les blessés, il fit venir Montjoie, le
héraut de France, et dit : « Ce n'est pas nous qui
avons fait cette occision, c'est Dieu, pour les péchés
des Français. » Puis il demanda gravement à qui la
victoire devait être attribuée, au roi de France ou à
lui? « A vous, monseigneur », répondit le héraut de
France3.
Prenant ensuite son chemin vers Calais, il ordonna,
dans une halte, qu'on envoyât du pain et du vin au
duc d'Orléans, et, comme on vint lui dire que le prison-
nier ne prenait rien, il y alla, et lui dit : « Beau cousin,
comment vous va? — Bien, monseigneur. — D'où
vient que vous ne voulez ni boire ni manger? — Il est
vrai, je jeûne. — Beau cousin, ne prenez souci; je
sais bien que si Dieu m'a fait la grâce de gagner la
bataille sur les Français, ce n'est pas que j'en sois
digne ; mais c'est, je le crois fermement, qu'il a voulu
les punir. Au fait, il n'y a pas à s'en étonner, si ce
qu'on m'en raconte est vrai ; on dit que jamais il ne
1. Mémoire d'Arlus III. — 2. « Princeps presbyterorum. » (Walsin-
gham.) — 3. Monstrelet.
L'ANGLETERRE. — AZ1NC0URT 265
s'est vu tant de désordres, de voluptés, de péchés
et de mauvais vices qu'on en voit aujourd'hui en
France. C'est pitié de l'ouïr, et horreur pour les écou-
tants. Si Dieu en est courroucé ce n'est pas mer-
veille *. »
Était-il donc bien sûr que l'Angleterre fut chargée
de punir la France ? La France était-elle si complète-
ment abandonnée de Dieu, qu'il lui fallût cette disci-
pline anglaise et ces charitables enseignements?
Un témoin oculaire dit qu'un moment avant la
bataille il vit, des rangs anglais, un touchant spectacle
dans l'autre armée. Les Français de tous les partis se
jetèrent dans les bras les uns des autres et se pardon-
nèrent; ils rompirent le pain ensemble. De ce moment,
ajoute-t-il, la haine se changea en amour2.
Je ne vois point que les Anglais se soient réconci-
liés3. Ils se confessèrent; chacun se mit en règle,
sans s'inquiéter des autres.
Cette armée anglaise semble avoir été une honnête
armée, rangée, régulière. Ni jeu, ni filles, ni jure-
ments. On voit à peine vraiment de quoi ils se confes-
saient.
Lesquels moururent en meilleur état? Desquels
aurions-nous voulu être?... Le fils du duc de Bour-
gogne, Philippe-le-Bon, que son père empêcha d'aller
joindre les Français, disait encore quarante ans après :
1. Lefebvre de Saint-Remy. — 2. Idem.
3. Et pourtant il s'en fallait bien qu'ils fussent de même parti, il y avait
certainement des partisans de Mortimer et des partisans de Lancastre, des
lollards et des orthodoxes.
266 HISTOIRE DE FRANCE
« Je ne me console point de n'avoir pas été à Azin-
court, pour vivre ou mourir1. »
L'excellence du caractère français, qui parut si bien
à cette triste bataille, est noblement avouée par l'An-
glais Walsingham dans une autre circonstance :
« Lorsque le duc de Lancastre envahit la Castille, et
que ses soldats mouraient de faim, ils demandèrent
un sauf-conduit, et passèrent dans le camp des Castil-
lans, où il y avait beaucoup de Français auxiliaires.
Ceux-ci furent touchés de la misère des Anglais ; ils
les traitèrent avec humanité et ils les nourrirent2. » Il
n'y a rien à ajouter à un tel fait.
J'y ajouterais pourtant volontiers des vers char-
mants, pleins de bonté et de douceur d'âme3, que le
duc d'Orléans, prisonnier vingt- cinq ans en Angle-
terre, adresse en partant à une famille anglaise qui
l'avait gardé4. Sa captivité dura presque autant que sa
vie. Tant que les Anglais purent croire qu'il avait
chance d'arriver au trône, ils ne voulurent jamais
lui permettre de se racheter. Placé d'abord dans le
château de Windsor avec ses compagnons, il en fut
bientôt séparé pour être renfermé dans la prison de
Pomfret; sombre et sinistre prison, qui n'avait pas
coutume de rendre ceux qu'elle recevait; témoin
Richard II.
Il y passa de longues années, traité honorablement5,
1. « Et ce... j'ai ouï dire au comte de Charolois, depuis que il avoit atteint
l'âge de soixante-sept ans. » (Lefebvre de Saint-Remy.)
2. App. 178. — 3. App. 179. — 4. Mon très bon hôte et ma très doulcc
hôtesse... — 5. App. 180.
L'ANGLETERRE. — AZINCOURT 267
sévèrement, sans compagnie, sans distraction ; tout
au plus la chasse au faucon1, chasse de dames, qui se
faisait ordinairement à pied, et presque sans changer
de place. C'était un triste amusement dans ce pays
d'ennui et de brouillard, où il ne faut pas moins que
toutes les agitations de la vie sociale et les plus
violents exercices, pour faire oublier la monotonie
d'un sol sans accident, d'un climat sans saison, d'un
ciel sans soleil.
Mais les Anglais eurent beau faire, il y eut toujours
un rayon du soleil de France dans cette tour de
Pomfret. Les chansons les plus françaises que nous
ayons y furent écrites par Charles d'Orléans. Notre
Béranger du quinzième siècle 2, tenu si longtemps en
cage, n'en chanta que mieux.
C'est un Béranger un peu faible, peut-être, mais
sans amertume, sans vulgarité, toujours bienveillant,
aimable, gracieux; une douce gaieté qui ne passe
jamais le sourire; et ce sourire est près des larmes3.
On dirait que c'est pour cela que ces pièces sont si
petites ; souvent il s'arrête à temps, sentant les larmes
venir... Viennent-elles, elles ne durent guère, pas
plus qu'une ondée d'avril.
Le plus souvent c'est, en effet, un chant d'avril et
d'alouette4. La voix n'est ni forte, ni soutenue, ni
1. Il y avait d'autres poètes parmi les prisonniers d'Azincourt, entre autres
le maréchal Boucicaut.
2. App. 181.
3. App. 182. i
4. César, qui était poète aussi, et qui avait tant d'esprit, appela sa légion
gauloise l'alouette (alauda), la chanteuse...
268 HISTOIRE DE FRANCE
profondément passionnée1. C'est l'alouette, rien de
plus2. Ce n'est pas le rossignol.
Telle fut en général notre primitive et naturelle
France, un peu légère peut-être pour le sérieux
d'aujourd'hui. Telle elle fut en poésie comme elle
est en vins, en femmes. Ceux de nos vins que le
monde aime et recherche comme français ne sont, il
est vrai, qu'un souffle, mais c'est un souffle d'esprit.
La beauté française, non plus, n'est pas facile à bien
saisir; ce n'est ni le beau sang anglais, ni la régula-
rité italienne ; quoi donc? le mouvement, la grâce, le
je ne sais quoi, tous les jolis riens.
Autre temps, autre poésie. N'importe; celle-là
subsiste; rien, en ce genre, ne l'a surpassée. Naguère
encore, lorsque ces chants étaient oubliés eux-mêmes,
il a suffi, pour nous ravir, d'une faible imitation, d'un
infidèle et lointain écho 3.
1. Il y a pourtant un vif mouvement de passion dans les vers suivants :
Dieu ! qu'il la fait bon regarder,
La gracieuse, bonne et belle!
Qui se pourrait d'elle lasser?
Tons jours sa beauté renouvelle.
Dieu! qu'il la fait bon regarder,
La gracieuse, bonne et belle!
Tar deçà, ni delà la mer,
Ne scays dame ni demoyselle
Qui soit en tout bien parfait telle.
C'est un songe que d'y penser!
Dieu ! qu'il la fait bon regarder.
(Charles d'Orléans.) App. 183.
2. App. 184.
3. Peu m'importe de savoir l'auteur des vers de Clotilde de Surville ; il me
suffit de savoir que Lamartine, très jeune, les avait retenus par cœur.
Personne n'ignore maintenant que le second volume est l'ouvrage de L'in-
génieux Nodier.
L'ANGLETERRE. — AZINCOURT 269
Quelque blasés que vous soyez par tant de livres
et d'événements, quelque préoccupés des profondes
littératures des nations étrangères, de leur puissante
musique, gardez, Français d'aujourd'hui, gardez tou-
jours bon souvenir à ces aimables poésies, à ces doux
chants de vos pères dans lesquels ils ont exprimé
leurs joies, leurs amours, à ces chants qui touchèrent
le cœur de vos mères et dont vous-mêmes êtes nés...
Je me suis écarté, ce semble; mais je devais ceci au
poète, au prisonnier. Je devais, après cet immense
malheur, dire aussi que les vaincus étaient moins
dignes de mépris que les vainqueurs ne l'ont cru...
Peut-être encore, au milieu de cette docile imitation
des mœurs et des idées anglaises qui gagne chaque
jour1, peut-être est-ce chose utile de réclamer en
faveur de la vieille France, qui s'en est allée... Où
est-elle, cette France du moyen âge et de la Renais-
sance, de Charles d'Orléans, de Froissart?... Villon se
le demandait déjà en vers plus mélancoliques qu'on
n'eût attendu d'un si joyeux enfant de Paris :
« Dites-moi en quel pays
« Est Flora, la belle Romaine?
« Où est la très sage Héloïs?.,.
« La reine Blanche, comme un lis,
« Qui chantoit à voix de Sirène?
« ... Et Jeanne, la bonne Lorraine
« Qu'Anglais brûlèrent à Rouen?
« Où sont-ils, Vierge souveraine?
— « Mais où sont les neiges d'antan? »
1. Perlin s'en plaignait déjà au seizième siècle : « 11 me desplaît que ces
vilains estans en leur pays nous crachent à la face, et eulx estans à la France,
on les honore et révère comme petits dieux. » (1558.)
270 HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE II
Mort du connétable d'Armagnac ; mort du duc de Bourgogne.
Henri V (1416-1422).
Deux hommes n'avaient pas été à la bataille
d'Azincourt, les chefs des deux partis, le duc de
Bourgogne, le comte d'Armagnac. Tous deux s'étaient
réservés.
Le roi d'Angleterre leur rendit service; il tua non
seulement leurs ennemis, mais aussi leurs amis, leurs
rivaux dans chaque faction. Désormais la place était
nette, la partie entre eux seuls ; les deux corbeaux
vinrent s'abattre sur le champ de bataille et jouir des
morts.
Il s'agissait de savoir qui aurait Paris. Le duc de
Bourgogne, qui gardait, depuis le mois de juillet, une
armée de Bourguignons, de Lorrains et de Savoyards,
prit seulement dix mille chevaux, et galopa droit à
Paris. Il n'arriva pourtant pas à temps; la place était
prise.
Armagnac était dans la ville avec six mille Gascons.
HENRI V 271
Il tenait dans ses mains, avec Paris, le roi et le
dauphin. Il prit l'épée de connétable.
Le duc de Bourgogne resta à Lagny, faisant tous
les jours dire à ses partisans qu'il allait venir, leur
assurant que c'était lui qui avait défendu les passages
de la Somme contre les Anglais, espérant que Paris
finirait par se déclarer. Il resta ainsi deux mois et
demi à Lagny. Les Parisiens finirent par l'appeler
« Jean de Lagny qui n'a hâte ». Il emporta ce
sobriquet.
Armagnac resta maître de Paris , et d'autant plus
maître que tous ceux qui l'y avaient appelé moururent
en quelques mois, le duc de Berri, le roi de Sicile, le
dauphin1. Le second fils du roi devenait dauphin, et
le duc de Bourgogne, près de qui il avait été élevé,
croyait gouverner en son nom. Mais ce second dau-
phin mourut, et un troisième encore vingt-cinq jours
après. Le quatrième dauphin vécut; il était ce qu'il
fallait au connétable : il était enfant.
Armagnac, si bien servi par la mort, se trouva roi
un moment. Le royaume en péril avait besoin d'un
homme. Armagnac était un méchant homme et capable
de tout, mais enfin c'était, on ne peut le nier, un
homme de tête et de main 2.
Les Anglais faisaient des triomphes, des processions,
chantaient des Te Deumz\ ils parlaient d'aller au prin-
1. App. 185.
2. Le Pveligieux de Saint-Denis est dès ce moment tout Armagnac ; c'est un
grand témoignage en faveur de ce parti, qui était en effet celui de la défense
nationale.
3. Et des ballades. App. 186.
272 HISTOIRE DE FRANCE
temps prendre possession de leur ville de Paris. Et
tout à coup ils apprennent qu'Harfleur est assiégé.
Après cette terrible bataille, qui avait mis si bas les
courages, Armagnac eut l'audace d'entreprendre ce
grand siège.
D'abord il crut surprendre la place. Il quitta Paris,
dont il était si peu sûr; c'était risquer Paris pour
Harfleur. Il y alla de sa personne avec une troupe de
gentilshommes ; ils lâchèrent pied, et il les fit pendre
comme vilains.
Harfleur ne pouvait être attaqué avec avantage que
par mer; il fallait des vaisseaux. Armagnac s'adressa
aux Génois; ceux-ci, qui venaient de chasser les
Français de Gênes, n'acceptèrent pas moins l'argent
de France et fournirent toute une flotte, neuf grandes
galères, des carraques pour les machines de siège,
trois cents embarcations de toute grandeur, cinq mille
archers génois ou catalans. Ces Génois se battirent
bravement avec leurs galères de la Méditerranée
contre les gros vaisseaux de l'Océan. Une première
flotte qu'envoyèrent les Anglais fut repoussée.
Avec quel argent Armagnac soutenait-il cette énorme
dépense? La plus grande partie du royaume ne lui payait
rien. Il n'avait guère que Paris et ses propres fiefs du
Languedoc et de Gascogne. Il suça et pressura Paris.
Le Bourguignon y était très fort; une grande conspi-
ration se fît pour l'y introduire. Le chef était un
chanoine boiteux, frère du dernier évèque1, Armagnac
1. A en croire l'historien même du parti bourguignon, le chanoine et les
HENRI V 273
découvrit tout. Le chanoine, en manteau violet, fut
promené dans un tombereau, puis muré, au pain et à
l'eau. On publia que les condamnés avaient voulu tuer
le roi et le dauphin. Il y eut nombre d'exécutions, de
noyades. Armagnac, qui savait quelle confiance il
pouvait mettre dans le peuple de Paris, organisa une
police rapide, terrible, à l'italienne; il faisait aussi,
disait-on, la guerre à la lombarde. Défense de se
baigner à la Seine, pour qu'on n'allât pas compter les
noyés; on sait qu'il était défendu à Venise de nager
dans le canal Orfano.
Le Parlement fut purgé, le Ghâtelet, l'Université,
trois ou quatre cents bourgeois mis hors de Paris, et
tous envoyés du côté d'Orléans. La reine, qui négociait
sous main avec le Bourguignon, fut transportée pri-
sonnière à Tours, et l'un de ses amants jeté à la
rivière1.
Armagnac ôta aux bourgeois les chaînes des rues;
il les désarma. Il supprima la grande boucherie, en
fit quatre, pour quatre quartiers; plus de bouchers
héréditaires ; tout homme capable put s'élever au rang
de boucher.
Pour n'avoir plus leurs armes , les bourgeois
autres conjurés voulaient massacrer les princes « le jour de Pasques, après
dyner. » (Monstrelet.)
1. « Messire Loys Bourdon allant de Paris au bois (de Vincennes)... en
passant assez près du Roy, lui fist la révérence, et passa outre assez legiè-
rement... (on l'arrêta). Et après, par le commandement du Roy, fut ques-
tionné, puis fut mis en un sacq de cuir et gecté en Saine ; sur lequel sacq
avoit escript : Laissez passer la justice du Roy. » (Lefebvre de Saint-
Remy.)
t. iv. 18
271 HISTOIRE DE FRANCE
n'étaient pas quittes de la guerre '. On les obligeait
de se cotiser de manière qu'à trois ils fournissent un
homme d'armes. Eux-mêmes, on les envoyait tra-
vailler aux fortifications, curer les fossés, chacun tous
les cinq jours.
Ordre à toute maison de s'approvisionner de blé;
pour attirer les vivres, Armagnac supprima l'octroi.
En récompense, les autres taxes furent payées deux
fois dans l'année. Les bourgeois furent obligés d'ache-
ter tout le sel des greniers publics à prix forcé et
comptant, sinon des garnisaires. Paris succombait à
payer seul les dépenses du roi et du royaume.
La position du duc de Bourgogne était plus facile
à coup sûr que celle du connétable. Il envoyait dans
les grandes villes des gens qui, au nom du roi et du
dauphin, défendaient de payer l'impôt. Abbeville,
Amiens, Auxerre, reçurent cette défense avec recon-
naissance et s'y conformèrent avec empressement.
Armagnac craignait que Rouen n'en fît autant, et
voulait y envoyer des troupes; mais, plutôt que de
recevoir les Gascons, Rouen tua son bailli et ferma
ses portes 2.
Le duc de Bourgogne vint tâter Paris, qui n'aurait
pas mieux demandé que d'être quitte du connétable.
Mais celui-ci tint bon. Le duc de Bourgogne, ne pou-
vant entrer, augmenta du moins la fermentation par
1. « Et pour loger les gens des capitaines armagnacs furent les povres gens
boutés hors de leurs maisons, et à grant prière et à grant peine avoient-ils le
couvert de leur ostel, et cette laronaille couchoient en leurs licts. » (Journal
du Bourgeois.) — 2. App. 187.
HENRI V 275
la rareté des vivres; il ne laissait plus rien venir ni
de Rouen ni de la Beauce. Les chanoines mêmes, dit
l'historien, furent obligés de mettre bas leur cuisine.
Le roi, revenant à lui et apprenant que c'étaient les
Bourguignons qui rendaient ses repas si maigres,
disait au connétable : « Que ne chassez -vous ces
gens-là! »
Le duc de Bourgogne, ne pouvant blesser directe-
ment son ennemi, lui porta indirectement un grand
coup. Il enleva la reine de Tours; elle déclara qu'elle
était régente et qu'elle défendait de payer les taxes.
Cette défense circula non seulement dans le Nord,
mais dans le Midi, en Languedoc. Gela devait tuer
Armagnac; il ne lui restait que Paris, Paris ruiné,
affamé, furieux.
Le roi d'Angleterre n'avait pas à se presser; les
Français faisaient sa besogne; ils suffisaient bien à
ruiner la France. Fier de la neutralité, de l'amitié
secrète des ducs de Bourgogne et de Bretagne, négo-
ciant toujours avec les Armagnacs, il eut le bon esprit
d'attendre et de ne pas venir à Paris. Il fît sagement,
politiquement, la conquête de la Normandie, de la
basse Normandie d'abord, puis de la haute, Gaen en
1417, Rouen en 1418.
Armagnac ne pouvait s'opposer à rien. Il avait assez
de peine à contenir Paris ; le duc de Bourgogne cam-
pait à Montrouge. Henri V put sans inquiétude faire
le siège de cette importante ville de Gaen. C'était dès
lors un grand marché, un grand centre d'agriculture.
Une telle ville eût résisté, si elle eût eu le moindre
276 HISTOIRE DE FRANCE
secours. Aussi, tout en l'attaquant, il envoyait pro-
poser la paix à Paris. Il parlait de paix et faisait la
guerre. Au milieu de cette négociation, on apprit
qu'il était maître de Gaen, qu'il en avait chassé toute
la population, hommes, femmes et enfants, en tout
vingt-cinq mille âmes, que cette capitale de la basse
Normandie était devenue une ville anglaise, aussi
bien qu'Harfleur et Calais.
La Normandie devait nourrir les Anglais pendant
cette lente conquête. Aussi Henri Y, avec une remar-
quable sagesse, y assura autant qu'il put l'ordre, la
continuation du travail de l'agriculture. Il fit respecter
les femmes, les églises, les prêtres, les faux prêtres
même (il y avait une foule de paysans qui se ton-
suraient) 1. Tout ce qui se soumettait était protégé;
tout ce qui résistait était puni. Aux prises de ville, il
n'y avait point de violence; mais le roi exceptait ordi-
nairement de la capitulation quelques-uns des assiégés
à qui il faisait couper la tête, comme ayant résisté à
leur souverain légitime, roi de France et duc de Nor-
mandie 2.
Le roi d'Angleterre faisait si paisiblement cette
promenade militaire, qu'il ne craignit pas de partager
son armée en quatre corps, pour mener plusieurs
sièges à la fois. Que pouvait-il craindre, en effet,
lorsque le seul prince français qui fût puissant, le duc
de Bourgogne, était son ami?
L'unique affaire de celui-ci était la perte du conné-
4. Walsingham. — % A pp. 188.
HENRI Y 277
table d'Armagnac. Elle ne pouvait manquer d'arriver;
il avait mangé ses dernières ressources ; il en était à
fondre les châsses des saints *. Ses Gascons, n'étant
plus payés ; disparaissaient peu à peu; il n'en avait
plus que trois mille. Il fallait qu'il employât les bour-
geois à faire le guet, ces bourgeois qui le détestaient
pour tant de causes, comme Gascon, comme brigand,
comme schismatique 2. Le Bourgeois de Paris dit expres-
sément qu'il croit que cet « Arminac est un diable en
fourrure d'homme ».
Le duc de Bourgogne offrait la paix. Les Parisiens
crurent un moment l'avoir. Le roi, le dauphin con-
sentaient. Le peuple criait déjà Noël3. Le connétable
seul s'y opposa; il sentait bien qu'il n'y avait pas de
paix pour lui, que ce serait seulement remettre le roi
entre les mains du duc de Bourgogne. Cette joie
trompée jeta le peuple clans une rage muette.
Un certain Perrinet Leclerc4, marchand de fer au
Petit-Pont, qui avait été maltraité par les Armagnacs,
s'associa quelques mauvais sujets, et prenant les clefs
1. 11 le fit avec ménagement, déclarant que c'était un emprunt, et assignant
un revenu pour remplacer les châsses. Néanmoins les moines de Saint-Denis
lui déclarèrent que ce serait dans leurs chroniques une tache pour ce
règne : « Opprobrium sempiternum... si redigeretur in chronicis... » (Le
Religieux.)
2. Armagnac persévérait dans son attachement au vieux pape du duc
d'Orléans, au pape des Pyrénées, à l'Aragonais Pedro de Luna (Benoît XIII),
condamné par les conciles de Pise et de Constance. App. 189.
3. Depuis longtemps, c'était l'unique vœu du peuple : « Vivat, vivat, qui
dominari poteril! dum pax... » (Le Religieux.) — Pendant le massacre de
1418, on criait de même : « Fiat pax ! »
4. « Jeunes compagnons du moyen estât et de légère volonté, qui autrefois
avoient été punis pour leurs démérites. » (Monstrelet.)
278 HISTOIRE DE FRANCE
sous le chevet de son père qui gardait la porte Saint-
Germain, il ouvrit aux Bourguignons. Le sire de L'Ile-
Adam entra avec huit cents chevaliers ; quatre cents
bourgeois s'y joignirent. Ils s'emparèrent du roi et de
la ville. Les gens du dauphin le sauvèrent dans la
Bastille. De là, leurs capitaines, le Gascon Barbasan,
et les Bretons Rieux et Tannegui Duehâtel osèrent,
quelques jours après, rentrer dans Paris pour repren-
dre le roi; mais le roi était bien gardé au Louvre;
L'Ile-Adam les combattit dans les rues, le peuple se
mit contre eux, et les écrasa des fenêtres.
Le connétable d'Armagnac, qui s'était caché chez
un maçon, fut livré et emprisonné avec les principaux
de son parti. Alors rentrèrent dans la ville les enne-
mis des Armagnacs, et avec eux une foule de pillards.
Tous ceux qu'on disait Armagnacs furent rançonnés
de maison en maison. Les grands seigneurs bour-
guignons s'y opposèrent d'autant moins , qu'eux-
mêmes prenaient tant qu'ils pouvaient.
Ces revenants étaient justement les bouchers, les
proscrits, les gens ruinés, ceux dont les femmes
avaient été menées à Orléans (fort mal menées) par les
sergents d'Armagnac. Ils arrivaient furieux, maigres,
pâles de famine. Dieu sait en quel état ils retrouvaient
leurs maisons.
On disait à chaque instant que les Armagnacs ren-
traient dans la ville pour délivrer les leurs. Il n'y avait
pas de nuit qu'on ne fût éveillé en sursaut par le
tocsin. A ces continuelles alarmes joignez la rareté
des vivres ; ils ne venaient qu'à grand'peino. Les
HENRI V 279
Anglais tenaient la Seine ; ils assiégeaient le Pont-de-
l'Arche.
La nuit du dimanche 12 juin, un Lambert, potier
d'étain, commença à pousser le peuple au massacre
des prisonniers. C'était, disait-il, le seul moyen d'en
finir; autrement, pour de l'argent, ils trouveraient
moyen d'échapper1. Ces furieux coururent d'abord
aux prisons de l'hôtel de ville. Les seigneurs bour-
guignons, L'Ile-Adam, Luxembourg et Fosseuse, vin-
rent essayer de les arrêter; mais, quand ils sévirent
un millier de gentilshommes devant une masse de
quarante mille hommes armés, ils ne surent dire
autre chose, sinon : « Enfants, vous faites bien. »
La tour du Palais fut forcée, la prison Saint-Éloi, le
grand Ghâtelet, où les prisonniers essayèrent de se
défendre, puis Saint-Martin, Saint-Magloire et le
Temple. Au petit Ghâtelet, ils firent l'appel des pri-
sonniers; à mesure qu'ils passaient le guichet, on les
égorgeait.
Ce massacre ne peut se comparer aux 2 et 3 sep-
tembre. Ce ne fut pas une exécution par des boucliers
à tant par jour. Ce fut un vrai massacre populaire,
exécuté par une populace en furie. Ils tuaient tout, au
hasard, même les prisonniers pour dettes. Deux prési-
dents du Parlement, d'autres magistrats périrent, des
évêques même. Cependant, à Saint-Éloi, trouvant
l'abbé de Saint-Denis qui disait la messe aux prison-
niers, et tenait l'hostie, ils le menacèrent, brandirent
1. App. 190.
280 HISTOIRE DE FRANCE
sur lui le couteau ; mais, comme il ne lâcha point le
corps du Christ, ils n'osèrent pas le tuer.
Seize cents personnes périrent du dimanche matin
au lundi matin1. Tout ne fut pas aux prisons; on tua
aussi dans les rues; si l'on voyait passer son ennemi,
on n'avait qu'à crier à l'Armagnac, il était mort. Une
femme grosse fut é ventrée ; elle resta nue dans la rue,
et comme on voyait l'enfant remuer, la canaille disait
autour : « Yois donc, ce petit chien remue encore. »
Mais personne n'osa le prendre. Les prêtres du parti
bourguignon ne baptisaient pas les petits Armagnacs,
afin qu'ils fussent damnés.
Les enfants des rues jouaient avec les cadavres. Le
corps du connétable et d'autres restèrent trois jours
dans le palais, à la risée des passants. Ils s'étaient
avisés de lui lever dans le dos une bande de peau,
afin que lui aussi il portât sa bande blanche d'Arma-
gnac. La puanteur força enfin de jeter tous les débris
dans des tombereaux, puis, sans prêtres ni prières,
dans une fosse ouverte au Marché-aux-Pourceaux \
Les gens du Bourguignon, effrayés eux-mêmes, le
pressaient fort de venir à Paris. Il y fît en effet son
entrée avec la reine. Ce fut une grande joie pour le
peuple ; ils criaient de toutes leurs forces : « Vive le
roi î vive la reine ! vive le duc ! vive la paix ! »
La paix ne vint pas, les vivres non plus. Les Anglais
tenaient la rivière par en bas, par en haut les Arma-
gnacs étaient maîtres de Melun. Une sorte d'épidémie
1. App. 191.
2. « En une fosse nommée la Louvière... » (Lefcbvre de Saint-Remy.)
HENRI V 281
commença clans Paris et les campagnes voisines,
qui emporta cinquante mille hommes. Ils se laissaient
mourir; l'abattement était extrême, après la fureur.
Les meurtriers surtout ne résistèrent pas : ils repous-
saient les consolations, les sacrements; sept ou huit
cents moururent à l'Hôtel-Dieu, désespérés. On en vit
un courir les rues en criant : « Je suis damné ! » Et il
se jeta dans un puits la tète la première.
D'autres pensèrent tout au contraire que, si les
choses allaient si mal, c'est qu'on n'avait pas assez
tué. Il se trouva, non seulement parmi les bouchers,
mais dans l'Université même, des gens qui criaient
en chaire qu'il n'y avait pas de justice à attendre
des princes, qu'ils allaient mettre les prisonniers à
rançon et les relâcher aigris et plus méchants encore.
Le 21 août, par une extrême chaleur, un formidable
rassemblement s'ébranle vers les prisons, une foule
à pied, en tête la mort même à cheval f, le bourreau
de Paris, Gapeluche. Cette masse va fondre au grand
Ghâtelet; les prisonniers se défendent, du consente-
ment des geôliers. Mais les assassins entrent par le
toit; tout est tué, prisonniers et geôliers. Même scène
au petit Ghâtelet 2. Puis, les voilà devant la Bastille.
Le duc de Bourgogne y vient, sans troupes, voulant
rester à tout prix le favori de la populace ; il les prie
honnêtement de se retirer, leur dit de bonnes paroles.
Mais rien n'opérait. Il avait beau montrer de la con-
fiance, de la bonhomie, se faire petit, jusqu'à toucher
1. « Solus equester. » (Religieux.) — 2. App. 192.
282 HISTOIRE DE FRANCE
dans la main au chef (le chef c'était le bourreau). Il
en fut pour cette honte. Tout ce qu'il obtint, ce fut
une promesse démener les prisonniers au Châtelet;
alors il les livra. Arrivés au Châtelet, les prisonniers
y trouvèrent d'autres gens du peuple qui n'avaient
rien promis et qui les massacrèrent.
Le duc de Bourgogne avait joué là un triste rôle. Il
fut enragé de s'être ainsi avili. Il engagea les massa-
creurs à aller assiéger les Armagnacs à Montlhéry
pour rouvrir la route aux blés de la Beauce. Puis
il fît fermer la porte derrière eux et couper la tête à
Gapeluche. En même temps, pour consoler le parti,
il fait décapiter quelques magistrats armagnacs.
Ce Gapeluche, qui paya si cher l'honneur d'avoir
touché la main d'un prince du sang, était un homme
original dans son métier, point furieux, et qui se
piquait de tuer par principe et avec intelligence. Il
tira un bourgeois du massacre au péril de sa vie l.
Quand il lui fallut franchir le pas à son tour, il montra
à son valet comment il devait s'y prendre 2.
Le duc de Bourgogne, en devenant maître de Paris,
avait succédé à tous les embarras clu connétable d'Ar-
magnac. Il lui fallait à son tour gouverner la grande
ville, la nourrir, l'approvisionner; cela ne pouvait
se faire qu'en tenant les Armagnacs et les Anglais à
distance, c'est-à-dire en faisant la guerre, en rétablis-
sant les taxes qu'il venait de supprimer, en perdant sa
popularité.
1. Le Religieux. — 2. Journal du Bourgeois.
HENRI V 283
Le rôle équivoque qu'il avait joué si longtemps,
accusant les autres de trahison, tandis qu'il trahissait,
ce rôle devait finir. Les Anglais remontant la Seine,
menaçant Paris, il fallait lâcher Paris, ou les com-
battre. Mais, avec son éternelle tergiversation et
sa duplicité, il avait énervé son propre parti ; il ne
pouvait plus rien ni pour la paix, ni pour la guerre.
Juste jugement de Dieu; son succès l'avait perdu; il
était entré, tête baissée, dans une longue et sombre
impasse, où il n'y avait plus moyen d'avancer, ni de
reculer.
Le peuple de Rouen, de Paris, qui l'avait appelé,
était Bourguignon sans doute et ennemi des Arma-
gnacs, mais encore plus des Anglais. Il s'étonnait,
dans sa simplicité, de voir que ce bon duc ne fit rien
contre l'ennemi du royaume. Ses plus chauds parti-
sans commençaient à dire « qu'il était en toutes ses
besognes le plus long homme qu'on pût trouver1 ».
Cependant que pouvait-il faire? Appeler les Flamands?
un traité tout récent avec l'Anglais ne le lui permettait
pas2. Les Bourguignons? ils avaient assez à faire de se
garder contre les Armagnacs. Ceux-ci tenaient tout le
centre : Sens, Moret, Créci, Compiègne, Montlhéry,
un cercle de villes autour de Paris, Meaux et Melun,
c'est-à-dire la Marne et la haute Seine. Tout ce dont il
put disposer, sans dégarnir Paris, il l'envoya à Rouen;
c'était quatre mille cavaliers.
On pouvait prévoir de longue date que Rouen serait
1. Journal du Bourgeois. — 2. App. 193.
284 HISTOIRE DE FRANCE
investi. Henri V s'en était approché avec une extrême
lenteur. Non content d'avoir derrière lui deux grandes
colonies anglaises, Harfleur et Caen, il avait complété
la conquête de la basse Normandie par la prise de
Falaise, de Vire, de Saint-Lô, de Coutances et d'Évreux.
Il tenait la Seine, non seulement par Harfleur, mais
par le Pont-de-1' Arche. Il avait déjà rétabli un
peu d'ordre, rassuré les gens d'Église, invité les
absents à revenir, leur promettant appui, et déclarant
qu'autrement il disposerait de leurs terres ou de leurs
bénéfices. Il rouvrit l'Échiquier et les autres tribunaux,
et leur donna pour président suprême son grand tréso-
rier de Normandie. Il réduisit presque à rien l'impôt du
sel, « en l'honneur de la sainte Vierge 1 ».
Peu de rois avaient été plus heureux à la guerre,
mais la guerre était son moindre moyen. Henri V
était, ses actes en témoignent, un esprit politique, un
homme d'ordre, d'administration, et en même temps
de diplomatie. Il avançait lentement, parlementant
toujours, exploitant toutes les peurs, tous les intérêts,
profitant à merveille de la dissolution profonde du
pays auquel il avait à faire, fascinant de sa ruse, de
sa force, de son invincible fortune, des esprits vacil-
lants qui n'avaient plus rien où se prendre, ni prin-
cipe ni espoir; personne en ce malheureux pays ne
se fiait plus à personne , tous se méprisaient eux-
mêmes.
Il négociait infatigablement, toujours, avec tous;
1. Rvmer.
HENRI V 285
avec ses prisonniers d'abord, c'était le plus facile. Les
tenant sous sa main, tristement, durement, il eut bon
marché de leur fermeté.
Chacun des princes n'eut au commencement qu'un
serviteur français1. Du reste honorablement, bon lit,
sans doute bonne table ; mais le besoin d'activité
n'en était que plus grand; ils se mouraient d'ennui.
Chaque fois que le roi d'Angleterre revenait dans son
île, il faisait visite « à ses cousins d'Orléans et de
Bourbon » ; il leur parlait amicalement, confidentiel-
lement. Une fois il leur disait : « Je vais rentrer en
campagne; et pour cette fois, je n'y épargne rien; je
m'y retrouverai toujours; les Français en feront les
frais. » Une autre fois, prenant un air triste : « Je
m'en vais bientôt à Paris... C'est dommage, c'est un
brave peuple. Mais que faire? le courage ne peut rien,
s'il y a division2. »
Ces confidences amicales étaient faites pour déses-
pérer les prisonniers. Ce n'étaient pas des Régulus.
Ils obtinrent d'envoyer en leur nom le duc de Bour-
bon pour décider le roi de France à faire la paix au
plus vite, en passant par toutes les conditions d'Henri ;
qu'autrement ils se feraient Anglais et lui rendraient
hommage pour toutes leurs terres 3.
C'était un terrible dissolvant, une puissante conta-
gion de découragement, que ces prisonniers d'Azin-
court qui venaient prêcher la soumission à tout prix.
4. App. 194.
2. « Ut communiter dicitur, divisa virtus cito dilabitur. » (Religieux.}
3. Rymer, 27 janvier 1417.
286 HISTOIRE DE FRANCE
Gela aidait aux négociations qu'Henri menait de front
avec tous les princes de France. Dès l'ouverture de la
campagne, au mois de mars 1418, il renouvela les
trêves avec la Flandre et le duc de Bourgogne. En
juillet, il en signa une pour la Guyenne ; le 4 août, il
prorogea la trêve avec le duc de Bretagne. Il accueil-
lait avec la même complaisance les sollicitations de la
reine de Sicile, comtesse d'Anjou et du Maine. Ce roi
pacifique n'avait rien plus à cœur que d'éviter l'effu-
sion du sang chrétien. Tout en accordant des trêves
particulières, il écoutait les propositions continuelles
de paix générale que les deux partis lui faisaient; il
prêtait impartialement une oreille au dauphin, l'autre
au duc de Bourgogne, mais il n'en était pas tellement
préoccupé qu'il ne mît la main sur Rouen.
Dès la fin de juin, il avait fait battre la campagne,
de sorte que les moissons ne pussent arriver à Rouen
et que la ville ne fût point approvisionnée. Il avait
importé pour cela huit mille Irlandais, presque nus,
des sauvages, qui n'étaient ni armés ni montés, mais
qui, allant partout à pied, sur de petits chevaux de
montagne, sur des vaches, mangeaient ou prenaient
tout. Ils enlevaient les petits enfants pour qu'on les
rachetât. Le paysan était désespéré1.
Quinze mille hommes de milice dans Rouen, quatre
mille cavaliers, en tout peut-être soixante mille âmes :
c'était tout un peuple à nourrir. Henri, sachant bien
1. « Un de leurs pieds chaussé et l'autre nud, sans avoir braies... prenoient
petits enfants en berceaux... montoient sur vaches, portant lesdits petits
enfants... » (Monstrelct )
HENRI V 287
qu'il n'avait rien à craindre ni des Armagnacs disper-
sés, ni du duc de Bourgogne, qui venait de lui demander
encore une trêve pour la Flandre, ne craignit pas de
diviser son armée en huit ou neuf corps, de manière
à embrasser la vaste enceinte de Rouen. Ces corps
communiquaient par des tranchées qui les abritaient
du boulet; vers la campagne, ils étaient défendus
d'une surprise par des fossés profonds revêtus d'épines.
Toute l'Angleterre y était, les frères du roi : Glocester,
Glarence, son connétable Cornwall, son amiral Dorset,
son grand négociateur Warwick, chacun à une porte.
11 s'attendait à une résistance opiniâtre ; son attente
fut surpassée. Un vigoureux levain cabochien fermen-
tait à Rouen. Le chef des arbalétriers, Alain Blanchard1,
et les autres chefs rouennais semblent avoir été liés
avec le carme Pavilly, l'orateur de Paris en 1413. Le
Pavilly de Rouen était le chanoine Delivet. Ces hommes
défendirent Rouen pendant sept mois, tinrent sept
mois en échec cette grande armée anglaise. Le peuple
et le clergé rivalisèrent d'ardeur; les prêtres excom-
muniaient, le peuple combattait; il ne se contentait
pas de garder ses murailles; il allait chercher les
Anglais, il sortait en masse, « et non par une porte,
ni par deux, ni par trois, mais à la fois par toutes les
portes2 ».
La résistance de Rouen eût été peut-être plus longue
encore, si pendant qu'elle combattait, elle n'eût eu une
révolution dans ses murs. La ville était pleine de
1. App. 193. — 2. App. 196.
288 HISTOIRE DE FRANCE
nobles et croyait être trahie par eux. Déjà en 1415,
les voyant faire si peu de résistance aux Anglais des-
cendus en Normandie, le peuple s'était soulevé et
avait tué le bailli armagnac. Les nobles bourguignons
n'inspirèrent pas plus de confiance 1 . Le peuple crut
toujours qu'ils le trahissaient. Dans une sortie, les
gens de Rouen attaquant les retranchements des
Anglais, apprennent que le pont sur lequel ils doivent
repasser vient d'être scié en dessous. Ils accusèrent
leur capitaine, le sire de Bouteiller. Celui-ci ne justifia
que trop ces accusations après la reddition de la ville ;
il se fit Anglais et reçut des fiefs de son nouveau
maître.
Les gens de Rouen ne tardèrent pas à souffrir
cruellement de la famine. Ils parvinrent à faire passer
un de leurs prêtres jusqu'à Paris. Ce prêtre fut amené
devant le roi par le carme Pavilly, qui parla pour lui ;
puis l'homme de Rouen prononça ces paroles solen-
nelles : « Très excellent prince et seigneur, il m'est
enjoint de par les habitants de la ville de Rouen
de crier contre vous, et aussi contre vous, sire de
Bourgogne, qui avez le gouvernement du roi et de
son royaume, le grand haro, lequel signifie l'oppres-
sion qu'ils ont des Anglais ; ils vous mandent et font
savoir par moi, que si, par faute de votre secours, il
convient qu'ils soient sujets au roi d'Angleterre,
vous n'aurez en tout le monde pires ennemis qu'eux,
et s'ils peuvent, ils détruiront vous et votre généra-
tion2. »
1. App. 197. — 2. Monstrelet.
HENRI V 289
Le duc de Bourgogne promit qu'il enverrait du
secours. Le secours ne fut autre chose qu'une ambas-
sade. Les Anglais la reçurent, comme à l'ordinaire,
volontiers ; cela servait toujours à énerver et à endor-
mir. Ambassade du duc de Bourgogne au Pont-de-
l' Arche, ambassade du dauphin à Alençon.
Outre les cessions immenses du traité de Bretigni,
le duc de Bourgogne offrait la Normandie ; le dauphin
proposait, non la Normandie, mais la Flandre et l'Ar-
tois, c'est-à-dire les meilleures provinces du duc de
Bourgogne.
Le clerc anglais Morgan, chargé de prolonger quel-
ques jours ces négociations, dit enfin aux gens du
dauphin : « Pourquoi négocier ? Nous avons des lettres
de votre maître au duc de Bourgogne, par lesquelles il
lui propose de s'unir à lui contre nous. » Les Anglais
amusèrent de même le duc de Bourgogne et finirent
par dire : « Le roi est fol, le dauphin mineur, et le
duc de Bourgogne n'a pas qualité pour rien céder en
France * . »
Ces comédies diplomatiques n'arrêtaient pas la tra-
gédie de Rouen. Le roi d'Angleterre, croyant faire peur
aux habitants, avait dressé des gibets autour de la
ville, et il y faisait pendre des prisonniers. D'autre part
il barra la Seine avec un pont de bois, des chaînes et
des navires, de sorte que rien ne pût passer. Les
Rouennais de bonne heure semblaient réduits aux der-
nières extrémités, et ils résistèrent six mois encore; ce
1. Yoy. le journal des négociations dans Rymer, nov. 1418.
t. iv. 19
290 HISTOIRE DE FRANCE
fut un miracle. Ils avaient mangé les chevaux, les
chiens et les chats1. Ceux qui pouvaient encore trou-
ver quelque aliment, tant fût-il immonde, ils se gar-
daient bien de le montrer; les affamés se seraient
jetés dessus. La plus horrible nécessité, c'est qu'il fal-
lut faire sortir de la ville tout ce qui ne pouvait pas
combattre, douze mille vieillards, femmes et enfants.
Il fallut que le fils mit son vieux père à la porte, le
mari sa femme; ce fut là un déchirement. Cette foule
déplorable vint se présenter aux retranchements
anglais; ils y furent reçus à la pointe de l'épée.
Repoussés également de leurs amis et de leurs enne-
mis, ils restèrent entre le camp et la ville, dans le
fossé, sans autre aliment que l'herbe qu'ils arrachaient.
Ils y passèrent l'hiver sous le ciel. Des femmes, hélas!
y accouchèrent...; et alors les gens de Rouen, voulant
que l'enfant fut du moins baptisé, le montaient par
une corde ; puis on le redescendait, pour qu'il allât
mourir avec sa mère2. On ne dit pas que les Anglais
1. La chronique anglaise donne un étrange tarif des animaux dégoûtants
dont les gens de Rouen se nourrirent ; peut-être ce tarif n'est qu'une dérision
féroce de la misère des assiégés : On vendait un rat 40 pences (environ
40 francs, monnaie actuelle), et un chat 2 nobles (60 francs), une souris se
vendait 6 pences (environ 6 francs), etc. App. 198.
2. Monstrclet. — La saison, dit le chroniqueur anglais, était pour eux
une grande source de misère; il ne faisait que pleuvoir. Les fossés présen-
taient plus d'un spectacle lamentable; on y voyait des enfants de deux à
trois ans obligés de mendier leur pain parce que leurs père et mère étaient
morts. L'eau séjournant sur le sol qu'ils étaient contraints d'habiter, et, gisant
ça et là, ils poussaient des cris, implorant un peu de nourriture. Plusieurs
avaient les membres fléchis par la faiblesse et étaient maigres comme une
branche desséchée; les femmes tenaient leurs nourrissons dans leurs bras,
sans avoir rien pour les réchauffer; des enfants tétaient encore le sein de
leur mère étendue sans vie. On trouvait dix à douze morts pour un vivant.
HENRI V 291
aient eu cette charité ; et pourtant leur camp était plein
de prêtres, d'évêques; il y avait entre autres le primat
d'Angleterre, archevêque de Gantorbéry.
Au grand jour de Noël, lorsque tout le monde chré-
tien dans la joie célèbre par de douces réunions de
famille la naissance du petit Jésus, les Anglais se
firent scrupule de faire bombance1 sans jeter des
miettes à ces affamés. Deux prêtres anglais descendi-
rent parmi les spectres du fossé et leur apportèrent du
pain. Le roi fit dire aussi aux habitants qu'il voulait
bien leur donner des vivres pour le saint jour de Noël ;
mais nos Français ne voulurent rien recevoir de
l'ennemi.
Cependant le duc de Bourgogne commençait à se
mettre en mouvement. Et d'abord, il alla de Paris à
Saint-Denis. Là, il fit prendre au roi solennellement
l'oriflamme; cruelle dérision; ce fut pour rester à Pon-
toise, longtemps à Pontoise, longtemps à Beauvais. Il
y reçut encore un homme de Rouen qui s'était dévoué
pour risquer le passage ; c'était le dernier messager, la
voix d'une ville expirante ; il dit simplement que dans
Rouen et la banlieue il était mort cinquante mille
hommes de faim. Le duc de Bourgogne fut touché, il
promit secours, puis, débarrassé du messager, et comp-
tant bien sans cloute ne plus entendre parler de Rouen,
il tourna le dos à la Normandie et mena le roi à
Provins.
Il fallut donc se rendre. Mais le roi d'Angleterre,
1. Le camp anglais regorgeait de vivres; les habitants de Londres avaient
envoyé à eux seuls un vaisseau chargé de vin et de cervoise. (Chéruel.)
292 HISTOIRE DE FRANCE
croyant utile de faire un exemple pour une si longue
résistance, voulait les avoir à merci. LesRouennais qui
savaient ce que c'était que la merci d'Henri Y, prirent
la résolution de miner un mur, et de sortir par là la
nuit les armes à la main, à la grâce de Dieu. Le roi et
les évêques réfléchirent, et l'archevêque de Gantor-
béry vint lui-même offrir une capitulation : 1° La vie
sauve, cinq hommes exceptés1; ceux des cinq qui
étaient riches ou gens d'Église se tirèrent d'affaire;
Alain Blanchard paya pour tous ; il fallait à l'Anglais
une exécution, pour constater que la résistance avait
été rébellion au roi légitime. 2° Pour la même raison,
Henri assura à la ville tous les privilèges que les rois
de France, ses ancêtres, lui avaient accordés, avant
V usurpation de Philippe -de -Valois. 3° Mais elle dut
payer une terrible amende, trois cent mille écus d'or,
moitié en janvier (on était déjà au 19 janvier2), moitié
en février. Tirer cela d'une ville dépeuplée, ruinée3,
ce n'était pas chose facile. Il y avait à parier que ces
débiteurs insolvables feraient plutôt cession de biens,
qu'ils se sauveraient tous cle la ville, et que le créan-
cier se trouverait n'avoir pour gage que des maisons
croulantes. — On y pourvut ; la ville fut contrainte par
corps; tous les habitants consignés jusqu'à parfait
payement. Des gardes étaient mis aux portes; pour
sortir, il fallait montrer un billet qu'on achetait fort
cher*.
1. App. 199. — 2. App. 200.
3. L'entrée magnifique du vainqueur, au milieu de ces ruines, fit un
contraste cruel. L'honnête et humain M. Turner en est lui-même blessé.
4. Monstrelet.
HENRI V 293
Ces billets parurent une si heureuse invention de
police et d'un si bon rapport, que désormais on en
exigea partout. La Normandie entière devint une geôle
anglaise. Ce gouvernement sage et dur ajouta à ces
rigueurs un bienfait, qui parut une rigueur encore :
l'unité de poids, de mesures et d'aunage, poids de
Troyes, mesure de Rouen et d'Arqués, aunage de
Paris 1.
Le roi d'Angleterre, occupé d'organiser le pays con-
quis, accorda une trêve aux deux partis français, aux
Bourguignons et aux Armagnacs. Il avait besoin de
refaire un peu son armée. Il lui fallait surtout ramas-
ser de l'argent et s'acquitter envers les évêques qui lui
en avaient prêté pour cette longue expédition. L'Église
lui faisait la banque, mais en prenant ses sûretés;
tantôt les évoques se faisaient assigner par lui le pro-
duit d'un impôt2; tantôt ils lui prêtaient sur gage,
sur ses joyaux 3, sur sa couronne, par exemple. Yoilà
sans doute pourquoi ils suivaient le camp en grand
nombre 4. A chaque conquête, ils pouvaient récupérer
leurs avances, occupant les bénéfices vacants, les
administrant, en percevant les fruits. Si les absents
s'obstinaient à ne pas revenir, le roi disposait de leurs
bénéfices, de leurs héritages, en faveur de ceux qui le
suivaient. La terre ne manquait pas. Beaucoup de gens
aimaient mieux tout perdre que de revenir. Le pays de
1. Rymer.
2. Par exemple, en 1415, il engage à l'archevêque de Cantorbéry et aux
évêques de. Winchester, etc., la perception de droits féodaux. App. 219.
3. Par exemple, le 24 juillet 1415, le 22 juin 1417. (Rymer.)
4. « Praelatorum, semper sibi assistentium, consilio... » (Religieux.)
294 HISTOIRE DE FRANCE
Gaux était désert ; il se peuplait de loups ; le roi y créa
un louvetier.
Ce grand succès de la prise de Rouen exalta l'or-
gueil d'Henri V et obscurcit un moment cet excellent
esprit; telle est la faiblesse de notre nature. Il se crut
si sur de réussir, qu'il fit tout ce qu'il fallait pour
échouer.
Chose étrange, et pourtant certaine, ce conquérant
de la France n'avait encore qu'une province, et déjà la
France ne lui suffisait plus. Il commençait à se mêler
des affaires d'Allemagne. Il y voulait marier son frère
Bedforcl1; la désorganisation de l'Empire l'encoura-
geait sans doute; un frère du roi d'Angleterre, c'était
bien assez pour faire un empereur; témoin le frère
d'Henri III, Richard de Gornouailles. Déjà Henri V
marchandait l'hommage des archevêques et autres
princes du Rhin.
Autre folie, et plus folle. Il voulait faire adopter son
jeune frère, Glocester, à la reine de Naples, et provi-
soirement se faire donner le port de Brindes et le
duché de Calabre 2. Brindes était un lieu d'embarque-
ment pour Jérusalem ; l'Italie était pour Henri le che-
min de la terre sainte; déjà ses envoyés prenaient des
informations en Syrie. En attendant, ce projet lui fai-
sait un ennemi mortel du roi d'Aragon, Alfonse-le-
Magnanime, prétendant à l'adoption de Naples; il met-
tait d'accord contre lui les Aragonais 3 et les Castillans,
1. App. 201. — 2. App. 202.
3. Les Anglais s'étaient fort maladroitement mêlés des affaires intérieures
de l'Aragon, dès 1413. (Ferreras.)
HENRI V 295
deux puissances maritimes. Dès lors la Guyenne1,
l'Angleterre même, étaient en péril. Naguère les Cas-
tillans, conduits par un Normand, amiral de Gastille,
avaient gagné snr les Anglais une grande bataille
navale2. Leurs vaisseaux devaient sans difficulté, ou
ravager les côtes d'Angleterre, ou tout au moins aller
en Ecosse chercher les Ecossais et les amener comme
auxiliaires au dauphin.
Henri V voyait si peu son danger du coté du dau-
phin, de l'Ecosse et de l'Espagne, qu'il ne craignit pas
de mécontenter le duc de Bourgogne. Celui-ci, miséra-
blement dépendant des Anglais pour les trêves de
Flandre, avait essayé de fléchir Henri. Il lui demanda
une entrevue, et lui proposa d'épouser une fille de
Charles YI, avec la Guyenne et la Normandie ; mais il
voulait encore la Bretagne comme dépendance de la
Normandie, et de plus le Maine, l'Anjou et la Tou-
raine. Le duc de Bourgogne n'avait pas craint d'amener
à cette triste négociation la jeune princesse, comme
pour voir si elle plairait. Elle plut, mais l'Anglais n'en
fut pas moins dur, moins insolent; cet homme, qui
ordinairement parlait peu et avec mesure, s'oublia
jusqu'à dire : « Beau cousin, sachez que nous aurons
la fille de votre roi, et le reste, ou que nous vous met-
trons, lui et vous, hors de ce royaume3. »
Le roi d'Angleterre ne voulait pas traiter sérieuse-
ment; et le duc de Bourgogne avait près de lui des
1. App. 203.
2. Le Normand Robert de Rraquemont, amiral de Castille. (Le Religieux.)
App. 204. — 3. Monstrelct.
296 HISTOIRE DE FRANCE
gens qui le suppliaient de traiter avec eux, les gens
du dauphin, deux braves qui commandaient ses
troupes, Barbazan et Tannegui Duchâtel. Il était
bien temps que la France se réconciliât, si près de
sa perte. Le Parlement de Paris et celui de Poitiers y
travaillaient également; la reine aussi, et plus effi-
cacement, car elle employait près du duc de Bour-
gogne une belle femme, pleine d'esprit et de grâce,
qui parla, pleura1, et trouva moyen de toucher cette
âme endurcie.
Le 11 juillet, on vit au ponceau de Pouilly ce spec-
tacle singulier : le duc de Bourgogne au milieu des
anciens serviteurs du duc d'Orléans, parmi les frères et
les parents des prisonniers ct'Azincourt et des égorgés
de Paris. Il voulut lui-même s'agenouiller devant le
dauphin. Un traité d'amitié, de secours mutuel, fut
signé, subi par les uns et les autres. Il fallait voir aux
preuves ce que deviendrait cette amitié entre gens qui
avaient de si bonnes raisons de se haïr.
Les Anglais n'étaient pas sans inquiétude2. Sept
jours après ce traité, le 18 juillet, Henri V dépêcha de
nouveaux négociateurs pour renouer l'affaire du
mariage. Ce qui est plus étrange, ce qui étonnera ceux
qui ne savent pas combien les Anglais sortent aisé-
ment de leur caractère quand leur intérêt l'exige, c'est
qu'il devint tout à coup empressé et galant ; il envoya
1. Le bon Religieux de Saint-Denis l'appelle « la respectable et pru-
dente dame de Giac... » Ce qui est sûr, c'est qu'elle était fort habile. Son
mari, le sire de Giac, ne devinant pas pourquoi il réussissait dans tout,
croyait le devoir au Diable, à qui il avait voué une de ses mains.
2. App. 205.
HENRI V 297
à la princesse un présent considérable de joyaux \ Il
est vrai que les gens du dauphin arrêtèrent ces joyaux
en route ; ils crurent pouvoir porter au frère ce qu'on
destinait à la sœur.
Le roi d'Angleterre eut bientôt lieu de se rassurer.
Le duc de Bourgogne, quoi qu'il fit, ne pouvait sortir
de la situation équivoque où le plaçait l'intérêt de la
Flandre. Son traité avec le dauphin ne rompit pas les
négociations qu'il avait engagées depuis le mois de
juin pour continuer les trêves entre la Flandre et l'An-
gleterre. Le 28 juillet, à Londres, le duc de Bedford
proclama le renouvellement des trêves. Le 29, près de
Paris, les Bourguignons en garnison à Pontoise se
laissèrent surprendre par les Anglais ; les habitants
fugitifs arrivèrent à Paris et y jetèrent une extrême
consternation. Elle augmenta lorsque, le 30, le duc de
Bourgogne, emmenant précipitamment le roi de Paris
à Troyes, passa sous les murs de Paris sans y entrer,
sans pourvoir à la défense des Parisiens éperdus,
autrement qu'en nommant capitaine de la ville son
neveu, enfant de quinze ans â.
D'après tout cela, les gens du dauphin crurent, à tort
ou à droit, qu'il s'entendait avec les Anglais. Ils
1. Le Religieux croit, sans doute d'après un bruit populaire, qu'il y en
avait pour cent mille écus !
2. Le mécontentement extrême de Paris se fait sentir jusque dans les pâles
et timides notes du greffier du Parlement : « Ce jour (9 août), les Anglois
vinrent courir devant les portes de Paris... Et lors, y avoit à Paris petite
garnison de gens d'armes, pour l'absence du Roy, de la Royne, de Mess, le
Dauphin, le duc de Bourgoinghe et des autres seigneurs de France qui
jusques cy ont fait petite résistence aus dits Anglois et à leurs entre-
prises... » {Archives, Registres du Parlement.)
298 HISTOIRE DE FRANCE
savaient que les Parisiens étaient fort irrités de l'aban-
don où les laissait leur bon duc, sur lequel ils avaient
tant compté. Ils crurent que le duc cle Bourgogne
était un homme ruiné, perdu. Et alors, la vieille haine
se réveilla d'autant plus forte qu'enfin la vengeance
parut possible après tant d'années.
Ajoutez que le parti du dauphin était alors dans la
joie d'une victoire navale des Castillans sur les Anglais;
ils savaient que les armées réunies de Gastille et d'Ara-
gon allaient assiéger Bayonne, qu'enfin les flottes
espagnoles devaient amener au dauphin des auxiliaires
écossais. Ils croyaient que le roi d'Angleterre, attaqué
ainsi de plusieurs côtés, ne saurait où courir.
Le dauphin, enfant de seize ans, était fort mal
entouré. Ses principaux conseillers étaient son chan-
celier Maçon, et Louvet, président de Provence, deux
légistes, de ces gens qui avaient toujours pour justifier
chaque crime royal une sentence de lèse-majesté. Il
avait aussi pour conseillers des hommes d'armes, de
braves brigands armagnacs, gascons et bretons, habi-
tués depuis dix ans à une petite guerre de surprises,
de coups fourrés, qui ressemblaient fort aux assas-
sinats.
Les serviteurs du duc lui disaient presque tous
qu'il périrait dans l'entrevue que le dauphin lui
demandait. Les gens du dauphin s'étaient chargés de
construire sur le pont de Montereau la galerie où elle
devait avoir lieu, une longue et tortueuse galerie de
bois; point de barrière au milieu, contre l'usage
qu'on observait toujours dans cet âge défiant. Malgré
HENRI V 299
tout cela, il s'obstina d'y aller ; la clame de Giac, qui
ne le quittait point, le voulut ainsi1.
Le duc tardant à venir, ïannegui Duchâtel alla le
chercher. Le duc n'hésita plus ; il lui frappa sur
l'épaule, en disant : « Voici en qui je me fie. » Duchâtel
lui fît hâter le pas; le dauphin, disait-il, attendait;
de cette manière il le sépara de ses hommes, de sorte
qu'il entra seul dans la galerie avec le sire de Navailles,
frère du captai de Buch, qui servait les Anglais et
venait de prendre Pontoise. Tous deux y furent
égorgés (10 septembre 1419).
L'altercation qui eut lieu est diversement rapportée.
Selon l'historien ordinairement le mieux informé,
les gens du dauphin lui auraient dit durement :
« Approchez donc enfin, monseigneur, vous avez bien
tardé2! » A quoi il aurait répondu que « c'était le
dauphin qui tardait à agir, que ses lenteurs et sa négli-
gence avaient fait bien du mal dans le royaume ».
Selon un autre récit, il aurait dit qu'on ne pouvait
traiter qu'en présence du roi, que le dauphin devait
y venir ; le sire de Navailles, mettant la main sur
son épée, de l'autre saisissant le bras du jeune prince,
aurait crié, avec la violence méridionale de la maison
de Foix : « Que vous le veuillez ou non, vous y vien-
drez, monseigneur. » Ce récit, qui est celui 'des dau-
1. Le trahit-elle? Tout le monde le crut quand, après l'événement, on la
vit rester du côté du dauphin. Pourtant elle avait perdu, par la mort de
Jean-sans-Peur, l'espoir d'une grande fortune. Innocente ou coupable, qu'au-
rait-elle été chercher en Bourgogne? la haine de la veuve, toute-puissante
sous son fils?
2. « Tardavistis... tardavistis... » (Religieux.)
300 HISTOIRE DE FRANCE
phinois, n'en est pas moins assez croyable ; ils
avouent, comme on voit, que leur plus grande crainte
était que le dauphin ne leur échappât, qu'il ne revînt
près de son père et du duc de Bourgogne.
Tannegui Duchàtel assura toujours qu'il n'avait pas
frappé le duc. D'autres s'en vantèrent. L'un d'eux, Le
Bouteiller, disait : « J'ai dit au duc de Bourgogne :
Tu as coupé le poing au duc d'Orléans, mon maître,
je vais te couper le tien. »
Quelque peu regrettable que fût le duc de Bour-
gogne, sa mort fît un mal immense au dauphin1. Jean-
sans-Peur était tombé bien bas, lui et son parti. Il n'y
avait bientôt plus de Bourguignons. Rouen ne pou-
vait jamais oublier qu'il l'avait laissé sans secours.
Paris, qui lui était si dévoué, s'en voyait de même
abandonné au moment du péril. Tout le monde com-
mençait à le mépriser, à le haïr. Tous, dès qu'il fut
tué, se retrouvèrent Bourguignons.
La lassitude était extrême, les souffrances inexpri-
mables ; on fut trop heureux de trouver un prétexte
pour céder. Chacun s'exagéra à lui-même sa pitié et
son indignation. La honte d'appeler l'étranger se cou-
vrit d'un beau semblant de vengeance. Au fond,
Paris céda parce qu'il mourait de faim. La reine céda
parce qu'après tout, si son fils n'était roi, sa fille au
moins serait reine. Le fils du duc de Bourgogne,
1. « Le seigneur de Barbezan par plusieurs fois reprocha à ceux qui
avoient machiné le cas dessus dit, disant qu'ils avoient détruit leur maître de
chevance et d'honneur, et que mieux vaudroit avoir été mort que d'avoir été
à icellc journée, combien qu'il en fût innocent. » (Monstrelet.) App. 206.
HENRI Y 301
Philippe-le-Bon, était le seul sincère ; il avait son père
à venger. Mais sans doute aussi il croyait y trouver
son compte ; la branche de Bourgogne grandissait en
ruinant la branche ainée, en mettant sur le trône un
étranger qui n'aurait jamais qu'un pied de ce côté du
détroit, et qui, s'il était sage, gouvernerait la France
par le duc de Bourgogne.
Il ne faut pas croire que Paris ait appelé facilement
l'étranger. Il avait été amené à cette dure extrémité
par des souffrances dont rien peut-être, sauf le siège
de 1590, n'a donné l'idée depuis. Si l'on veut voir
comment les longues misères abaissent et matéria-
lisent l'esprit, il faut lire la chronique d'un Bourgui-
gnon de Paris qui écrivait jour par jour. Ce désolant
petit livre fait sentir à la lecture quelque chose des
misères et de la brutalité du temps. Quand on vient de
lire le placide et judicieux Religieux de Saint-Denis,
et que de là on passe au journal de ce furieux Bour-
guignon, il semble qu'on change, non d'auteur seule-
ment, mais de siècle ; c'est comme un âge barbare qui
commence. L'instinct brutal des besoins physiques
y domine tout ; partout un accent de misère, une âpre
voix de famine. L'auteur n'est préoccupé que du prix
des vivres, de la difficulté des arrivages; les blés sont
chers, les légumes ne viennent plus, les fruits sont
hors de prix, la vendange est mauvaise, l'ennemi
récolte pour nous. En deux mots, c'est là le livre :
« J'ai faim, j'ai froid » ; ce cri déchirant que l'auteur
entendait sans cesse dans les longues nuits d'hiver.
Paris laissa donc faire les Bourguignons, qui
302 HISTOIRE DE FRANCE
avaient encore toute autorité dans la ville. Le jeune
Saint-Pol, neveu du duc de Bourgogne et capitaine de
Paris, fut envoyé en novembre au roi d'Angleterre
avec maître Eustache Atry, « au nom de la cité, du
clergé et de la commune ». Il les reçut à merveille,
déclarant qu'il ne voulait que la possession indépen-
dante de ce qu'il avait conquis et la main de la prin-
cesse Catherine. Il disait gracieusement : « Ne suis-je
pas moi-même du sang de France? Si je deviens
gendre du roi, je le défendrai contre tout homme qui
puisse vivre et mourir1. »
Il eut plus qu'il ne demandait. Ses ambassadeurs,
encouragés par les dispositions du nouveau duc de
Bourgogne, réclamèrent le droit de leur maître à la
couronne de France, et le duc reconnut ce droit
(2 décembre 1419). Le roi d'Angleterre avait mis trois
ans à conquérir la Normandie ; la mort cle Jean-sans-
Peur sembla lui donner la France en un jour.
Le traité conclu à Troyes au nom de Charles VI
assurait au roi d'Angleterre la main de la fille du roi
de France, et la survivance du royaume : « Est accordé
que tantôt après nostre trépas, la couronne et royaume
de France demeureront et seront perpétuellement à
nostre dit fils le roy Henry et à ses hoirs... La faculté
et Y exercice de gouverner et ordonner la chose publique
dudit royaume, seront et demeureront, notre vie durant ,
à nostre dit fils le roi Henri, avec le conseil des nobles
et sages duclit royaume... Durant nostre vie, les lettres
1. Le Religieux.
HENRI V 303
concernées en justice devront être écrites et procéder
sous nostre nom et scel ; toutefois, pour ce qu'aucuns
cas singuliers pourroient advenir..., il sera loisible à
nostre fils... écrire ses lettres à nos sujets, par lesquels
il mandera, défendra et commandera, de par nous et
de par lui, comme régent... »
Après ceci, l'article suivant n'était-il pas dérisoire?
« Toutes conquestes qui se feront par nostre dit fils
le roi Henri sur les désobéissants, seront et se feront
à notre profit. »
Ce traité monstrueux finissait dignement par ces
lignes, où le roi proclamait le déshonneur de sa
famille, où le père proscrivait son fils : « Considéré les
horribles et énormes crimes et délits perpétrés audit
royaume de France par Charles, soi-disant dauphin
de Viennois, il est accordé que nous, nostre dit fils le
roi, et aussi nostre très cher fils Philippe, duc de
Bourgogne, ne traiterons aucunement de paix ni de
concorde avecque ledit Charles, ni traiterons ou ferons
traiter, sinon du consentement et du conseil de tous
et chacun de nous trois, et des trois états des deux
royaumes dessusdits1. »
Ce mot honteux, soi-disant dauphin, fut payé
comptant à la mère. Isabeau se fît assigner immédia-
tement deux mille francs par mois, à prendre sur la
monnaie de Troyes2. A ce prix, elle renia son fils et
livra sa fille. L'Anglais prenait tout à la fois au roi
1. Voy. cet acte en trois langues, latine, française et anglaise, dans Rymer,
21 mai 1420.
2. Rymer, 9 juin 1420.
304 HISTOIRE DE FRANCE
de France son royaume et son enfant. La pauvre
demoiselle était obligée d'épouser un maître ; elle lui
apportait en dot la ruine de son frère. Elle devait
recevoir un ennemi dans son lit, lui enfanter des fils
maudits de la France.
Il eut si peu d'égard pour elle, que le matin même
de la nuit des noces il partit pour le siège de Sens1.
Cet implacable chasseur d'hommes court ensuite à
Montereau. Et ne pouvant réduire le château, il fait
pendre les prisonniers au bord des fossés2. C'était
pourtant le premier mois de son mariage, le moment
où il n'y a point de cœur qui n'aime et ne pardonne ;
sa jeune Française était enceinte; il n'en traitait pas
mieux les Français.
Avec toute cette impétuosité , il fallut bien qu'il
patientât devant Melun ; le brave Barbazan l'y arrêta
plusieurs mois. Le roi d'Angleterre, employant tous
les moyens, amena au siège Charles VI. et les deux
reines, se présentant comme gendre du roi de France,
parlant au nom de son beau-père, se servant de sa
femme comme d'amorce et de piège. Toutes ces
habiletés ne réussirent pas. Les assiégés résistèrent
vaillamment ; il y eut des combats acharnés autour
des murs et sous les murs, dans les mines et contre-
1. Comme on allait faire des joutes pour le mariage, « il dit, oïant tous,
de son mouvement : Je prie à M. le Roy, de qui j'ai espousé la fille, et à tous
ses serviteurs, et à mes serviteurs je commande que demain au matin nous
soyons tous prêts pour aller mettre le siège devant la cité de Sens, et là,
pourra chascun jouster ». {Journal du Bourgeois.)
2. « Auquel lieu le roi d'Angleterre fit dresser un gibet, où les dessusdits
prisonniers furent tous pendus, voyant ceux du chastcl. » (Monstrelet.)
HENRI V 305
mines, et Henri lui-même ne s'y épargna pas. Cepen-
dant, les vivres manquant, il fallut se rendre. L'An-
glais, selon son usage, excepta de la capitulation et
fit tuer plusieurs bourgeois, tout ce qu'il y avait
d'Écossais dans la place, et jusqu'à deux moines.
Pendant le siège de Melun, il s'était fait livrer Paris
par les Bourguignons, les quatre forts, Yincennes, la
Bastille, le Louvre et la tour de Nesle. Il fit son entrée
en décembre. Il chevauchait entre le roi de France
et le duc de Bourgogne. Celui-ci était vêtu de deuil1,
en signe de douleur et de vengeance ; par pudeur
aussi peut-être, pour s'excuser du triste personnage
qu'il faisait en amenant l'étranger. Le roi d'Angle-
terre était suivi de ses frères, les ducs de Clarence et
de Bedford, du duc cl'Exeter, du comte de Warwick
et de tous ses lords. Derrière lui, on portait, entre
autres bannières, sa bannière personnelle, la lance
à queue de renard 2 ; c'était apparemment un signe
qu'il avait pris jadis, en bon foœ-hunter, dans sa vive
jeunesse ; homme fait, roi et victorieux, il gardait
avec une insolente simplicité le signe du chasseur
dans cette grande chasse de P'rance.
Le roi d'Angleterre fut bien reçu à Paris 3. Ce peuple
sans cœur (la misère l'avait fait tel) accueillit l'étranger
comme il eût accueilli la paix elle-même. Les gens
d'Eglise vinrent en procession au-devant des deux
rois leur faire baiser les reliques. On les mena à
Notre-Dame, où ils firent leurs prières au grand autel.
1. Monstrelet. — 2. App. 207. — 3. App. 208.
t. iv. 20
306 HISTOIRE DE FRANCE
De là le roi de France alla loger à sa maison de Saint-
Paul ; le vrai roi, le roi d'Angleterre, s'établit dans la
bonne forteresse du Louvre (décembre 1420).
Il prit possession, comme régent de France, en
assemblant les États le 6 décembre 1420 et leur fai-
sant sanctionner le traité de Troyes1.
Pour que le gendre fût sûr d'hériter, il fallait que le
fils fût proscrit. Le duc de Bourgogne et sa mère
vinrent par-devant le roi de France, siégeant comme
juge à l'hôtel Saint-Paul, faire « grand'plainte et cla-
meur de la piteuse mort de feu le duc Jean de Bour-
gogne ». Le roi d'Angleterre était assis sur le même
banc que le roi de France. Messire Nicolas Raulin
demanda, au nom du duc de Bourgogne et de sa mère,
que Charles, soi-disant dauphin, Tannegui Duchâtel
et tous les assassins du duc de Bourgogne fussent
menés dans un tombereau, la torche au poing, par les
carrefours, pour faire amende honorable. L'avocat du
roi prit les mêmes conclusions. L'Université appuya2.
Le roi autorisa la poursuite, et Charles ayant été crié
et cité à la Table de marbre, pour comparaître sous
trois jours devant le Parlement, fut, par défaut,
condamné au bannissement et débouté de tout droit
à la couronne de France (3 janvier 1421) \
1. Le Parlement d'Angleterre en fit autant le 21 mai 1421. (Rymer.)
2. Monstrelet. — 3. App. 209.
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 307
CHAPITRE III
Suite du précédent. — Concile de Constance (1414-1418).
Mort d'Henri V et de Charles VI (1422).
Deux rois de France, Charles VII et Henri VI.
Dans les années 1421 et 1422, l'Anglais résida sou-
vent au Louvre, exerçant les pouvoirs de la royauté,
faisant justice et grâce, dictant des ordonnances,
nommant des officiers royaux. A Noël, à la Pentecôte,
il tint cour plénière et table royale avec la jeune reine.
Le peuple de Paris alla voir Leurs Majestés siégeant
couronne en tête, et autour, clans un bel ordre, les
évêques, les princes, les barons et chevaliers anglais.
La foule affamée vint repaître ses yeux du somptueux
banquet, du riche service ; puis elle s'en alla à jeun,
sans que les maîtres d'hôtel eussent rien offert à
personne. Ce n'était pas comme cela sous nos rois,
disaient-ils en s'en allant ; à de pareilles fêtes, il y
avait table ouverte ; s'asseyait qui voulait ; les servi-
teurs servaient largement, et des mets, des vins du
roi même. Mais alors le roi et la reine étaient à
Saint-Paul, négligés et oubliés.
308 HISTOIRE DE FRANCE
Les plus mécontents ne pouvaient nier, après tout,
que cet Anglais ne fût une noble figure de roi et vrai-
ment royale. Il avait la mine haute, l'air froidement
orgueilleux, mais il se contraignait assez pour parler
honnêtement à chacun, selon sa condition, surtout
aux gens d'Eglise. On remarquait, à sa louange, qu'il
n'affirmait jamais avec serment; il disait seulement :
« Impossible » ou bien : « Gela sera1. » En général, il
parlait peu. Ses réponses étaient brèves « et tran-
chaient comme rasoir \ »
Il était surtout beau à voir, quand on lui apportait
de mauvaises nouvelles; il ne sourcillait pas, c'était
la plus superbe égalité d'âme. La violence du carac-
tère, la passion intérieure, ordinairement contenue,
perçait plutôt dans les succès; l'homme parut à Azin-
court... Mais au temps où nous sommes il était bien
plus haut encore, si haut qu'il n'y a guère de tête
d'homme qui n'y eût tourné : roi d'Angleterre et déjà
de France, traînant après lui son allié et serviteur le
duc de Bourgogne, ses prisonniers le roi d'Ecosse, le
duc de Bourbon, le frère du duc de Bretagne, enfin
les ambassadeurs de tous les princes chrétiens. Ceux
du Rhin particulièrement lui faisaient la cour; ils
tendaient la main à l'argent anglais. Les archevêques
de Mayence et de Trêves lui avaient rendu hommage,
et étaient devenus ses vassaux3. Le palatin et autres
princes d'Empire, avec toute leur fierté allemande,
sollicitaient son arbitrage, et n'étaient pas loin de
1. « Impossibile est; vel : Sic fieri oportebit. » (Religieux.)
2. Chronique de Georges Chastellain. App. 210. — 3. App. 211.
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 309
reconnaître sa juridiction. Cette couronne impériale
qu'il avait prise hardiment à Azincourt, elle semblait
devenue sur sa tête la vraie couronne du saint Empire,
celle de la chrétienté.
Une telle puissance pesa, comme on peut croire, au
concile de Constance. Cette petite Angleterre s'y fit
d'abord reconnaître pour un quart du monde, pour une
des quatre nations du concile. Le roi des Romains, Sigis-
mond, étroitement lié avec les Anglais, croyait les mener
et fut mené par eux. Le pape prisonnier, confié d'abord
à la garde de Sigismond, le fut ensuite à celle d'un
évêque anglais; Henri Y, qui avait déjà tant de princes
français et écossais dans ses prisons, se fit encore
remettre ce précieux gage de la paix de l'Eglise.
Pour faire comprendre le rôle que l'Angleterre et la
France jouèrent dans ce concile, nous devons remon-
ter plus haut. Quelque triste que soit alors l'état de
l'Église, il faut que nous en parlions et que nous lais-
sions un moment ce Paris d'Henri V. Notre histoire est
d'ailleurs à Constance autant qu'à Paris.
Si jamais concile général fut œcuménique, ce fut
celui de Constance. On put croire un moment que ce
ne serait pas une représentation du monde, mais que
le monde y venait en personne, le monde ecclésias-
tique et laïque1. Le concile semblait bien répondre à
cette large défininition que Gerson donnait d'un
concile : « Une assemblée... qui n'exclue aucun fidèle. »
Mais il s'en fallait de beaucoup que tous fussent des
1. On dit qu'il y vint cent cinquante mille personnes, que les chevaux des
princes et prélats étaient au nombre de trente mille.
310 HISTOIRE DE FRANCE
fidèles; cette foule représentait si bien le monde,
qu'elle en contenait toutes les misères morales, tous
les scandales. Les Pères du concile qui devait réformer
la chrétienté ne pouvaient pas même réformer le
peuple de toute sorte qui venait à leur suite ; il leur
fallut siéger comme au milieu d'une foire, parmi les
cabarets et les mauvais lieux.
Les politiques doutaient fort de l'utilité du concile1.
Mais le grand homme de l'Église, Jean Gerson, s'obsti-
nait à y croire; il conservait, par delà tous les autres,
l'espoir et la foi. Malade du mal de l'Église2, il ne
pouvait s'y résigner. Son maître, Pierre d'Ailly, s'était
reposé clans le cardinalat. Son ami, Glémengis, qui
avait tant écrit contre la Babylone papale, alla la voir
et s'y trouva si bien qu'il devint le secrétaire, l'ami
des papes.
Gerson voulait sérieusement la réforme, il la voulait
avec passion, et quoi qu'il en coûtât. 'Pour cela, il
fallait trois choses : 1° rétablir l'unité du pontificat,
couper les trois tètes de la papauté ; 2° fixer et consa-
crer le dogme; Wicleff, déterré et brûlé à Londres3,
semblait reparaître à Prague dans la personne de
Jean Huss; 3° il fallait raffermir enfin le droit royal,
condamner la doctrine meurtrière du franciscain Jean
Petit.
Ce qui rendait la position de Gerson difficile, ce qui
1. App. 212.
2. « In lecto adversae valetudinis meœ. » (Gerson, Epistola de Reform.
Iheologiœ.)
3. Cette scène atroce eut lieu à Londres en 1412, la même année où Jérôme
de Prague afficha la bulle sur la gorge d'une fille publique.
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 311
l'animait d'un zèle implacable contre ses adversaires,
c'est qu'il avait partagé, ou semblait partager encore
plusieurs de leurs opinions. Lui aussi, à une autre
époque, il avait dit comme Jean Petit cette parole
homicide : « Nulle victime plus agréable à Dieu qu'un
tyran1. » Dans sa doctrine sur la hiérarchie et la juri-
diction de l'Eglise, il avait bien aussi quelque rapport
avec les novateurs. Jean Huss soutenait, comme
Wicleff, qu'il est permis à tout prêtre de prêcher sans
autorisation de l'évêque ni du pape. Et Gerson, à
Constance même, fît donner aux prêtres et même aux
docteurs laïques le droit de voter avec les évêques et
de juger le pape. 11 reprochait à Jean Huss de rendre
l'inférieur indépendant de l'autorité, et cet inférieur, il
le constituait juge de l'autorité même.
Les trois papes furent déclarés déchus. Jean XXIII
fut dégradé, emprisonné. Grégoire XII abdiqua. Le
seul Benoît XIII (Pierre de Luna), retiré dans un fort
du royaume de Valence, abandonné de la France, de
l'Espagne même, et n'ayant plus dans son obédience
que sa tour et son rocher, n'en brava pas moins le
concile, jugea ses juges, les vit passer comme il en
avait vu tant d'autres, et mourut invincible à près de
cent ans.
Le concile traita Jean Huss comme un pape, c'est-à-
dire très mal. Ce docteur était en réalité, depuis 1412,
comme le pape national de la Bohême. Soutenu par
toute la noblesse du pays, directeur de la reine, poussé
1. D'après Sénèque le Tragique, « nulla Deo gratior victima quam tyrannus ».
(Gerson, Considerationes contra adulatores.^
312 HISTOIRE DE FRANCE
peut-être sous main par le roi Wenceslas1, comme
Wicleff semble l'avoir été par Edouard III et Richard II,
beau-frère de Wenceslas, Jean Huss était le héros du
peuple beaucoup plus qu'un théologien2 ; il écrivait
dans la langue du pays ; il défendait la nationalité de
la Bohème contre les Allemands, contre les étrangers
en général; il repoussait les papes, comme étrangers
surtout. Du reste, il n'attaquait pas, comme fit Luther,
la papauté même. Dès son arrivée à Constance, il fut
absous par Jean XXIII.
Jean Huss soutenait les opinions de Wicleff sur la
hiérarchie ; il voulait, comme lui, un clergé national,
indigène, élu sous l'influence des localités. En cela
il plaisait aux seigneurs, qui, comme anciens fonda-
teurs, comme patrons et défenseurs des Églises, pou-
vaient tout dans les élections locales. Huss fut donc,
comme Wicleff, l'homme de la noblesse. Les cheva-
liers de Bohème écrivirent trois fois au concile
pour le sauver ; à sa mort , ils armèrent leurs
paysans et commencèrent la terrible guerre des
hussites.
Sous d'autres rapports, Huss était bien moins le
disciple de Wicleff qu'il ne se le croyait lui-même. Il
se rapprochait de lui pour la Trinité; mais il n'attaquait
pas la présence réelle, pas davantage la doctrine du
libre arbitre. Je ne vois pas du moins dans ses ouvrages
que, sur ces questions essentielles, il se rattache à
1. Wenceslas le défendit contre les accusations des moines et des clercs.
Voy. sa réponse dans Pfister, Hist. d'Allemagne.
2. Voy. Renaissance. Notes de l'Introduction.
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 313
WiclefF, autant qu'on le croirait d'après les articles de
condamnation.
En philosophie, loin d'être un novateur, Jean Huss
était le défenseur des vieilles doctrines de la scolas-
tique. L'Université de Prague, sous son influence,
resta fidèle au réalisme du moyen âge, tandis que celle
de Paris, sous d'Ailly, Glémengis et Gerson, se jetait
dans les nouveautés hardies du nominalisme trouvées
(ou retrouvées) par Occam. C'était le novateur reli-
gieux, Jean Huss, qui défendait le vieux credo philoso-
phique des écoles. Il le soutenait dans son Université
bohémienne, d'où il avait chassé les étrangers ; il le
soutenait à Oxford, à Paris même, par son violent
disciple Jérôme de Prague. Celui-ci était venu braver
dans sa chaire, dans son trône, la formidable Univer-
sité de Paris1, dénoncer les maîtres de Navarre pour
leur enseignement nominaliste, les signaler comme
des hérétiques en philosophie, comme de pernicieux
adversaires du réalisme de saint Thomas.
Jusqu'à quel point cette question d'école avait-elle
aigri nos gallicans, les meilleurs, les plus saints?...
On n'ose sonder cette triste question. Eux-mêmes
probablement n'auraient pu l'éclaircir. Ils s'expli-
quaient leur haine contre Jean Huss par sa participa-
tion aux hérésies de Wicleff.
Le concile s'ouvrit le 5 novembre 1414; dès le
27 mai, Gerson avait écrit à l'archevêque de Prague
pour qu'il livrât Jean Huss au bras séculier. « Il faut,
1. App. 213.
314 HISTOIRE DE FRANCE
disait-il, couper court aux disputes qui compromettent
la vérité; il faut, par une cruauté miséricordieuse,
employer le fer et le feu1. » Les gallicans auraient bien
voulu que l'archevêque pût épargner au concile cette
terrible besogne. Mais qui aurait osé en Bohême mettre
la main sur l'homme des chevaliers bohémiens?
Jean Huss était brave comme Zwingli ; il voulut voir
en face ses ennemis; il vint au concile. Il croyait
d'ailleurs à la parole de Sigismond, dont il avait un
sauf-conduit. Là, excepté le pape, il trouva tout le
monde contre lui. Les Pères, qui par leur violence
contre la papauté se sentaient devenus fort suspects
aux peuples, avaient besoin d'un acte vigoureux
contre l'hérésie, pour prouver leur foi. Les Allemands
trouvaient fort bon qu'on brûlât un Bohémien ; les
Nominaux se résignaient aisément à la mort d'un
Réaliste2. Le roi des Romains, qui lui avait promis
sûreté3, saisit cette occasion de perdre un homme
dont la popularité pouvait fortifier Wenceslas en
Bohême.
Ceux même qui ne trouvaient pas le Bohémien héré-
tique, le condamnèrent comme rebelle; qu'il eût erré
ou non, il devait, disaient-ils, se rétracter sur l'ordre
du concile4. Cette assemblée, qui venait de nier trois
1. App. 214.
2. Pierre d'Ailly avait contribué puissamment à la chute de Jean XXIII. Il
se montra, en compensation, d'autant plus zélé contre l'hérétique; il l'em-
barrassa par d'étranges subtilités, voulant l'amener à avouer que celui qui ne
croit pas aux universaux, ne croit pas à la Transsubstantiation.
3. Le sauf-conduit était daté du 18 oct. 1414.
4. Jean Huss nous fait connaître lui-même les efforts que l'on fit auprès
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 315
fois l'infaillibilité du pape, réclamait pour elle-même
l'infaillibilité, la toute-puissance sur la raison indivi-
duelle. La république ecclésiastique se déclarait aussi
absolue que la monarchie pontificale. Elle posa de
même la question entre l'autorité et la liberté, entre la
majorité et la minorité; faible minorité sans doute,
qui, dans cette grande assemblée, se réduisait à un
individu; l'individu ne céda pas, il aima mieux périr.
Il dut en coûter au cœur de Gerson cle consommer
ce sacrifice à l'unité spirituelle, cette immolation d'un
homme... L'année suivante, il fallut en immoler un
autre. Jérôme de Prague avait échappé ; mais quand il
apprit comment son maître était mort, il rougit de
vivre et revint devant ses juges. Le concile devait
démentir son premier arrêt ou brûler encore celui-ci1.
L'un des vœux de Gerson, l'une des bénédictions
qu'il attendait du concile, c'était qu'il condamnerait
solennellement ce droit de tuer, prêché par Jean Petit...
Et pour en venir là, il a fallu commencer par tuer deux
hommes!... Deux? Deux cent mille peut-être. Ce Huss.
brûlé, ressuscité dans Jérôme et encore brûlé, il est
si peu mort que maintenant il revient comme un grand
de lui pour obtenir le sacrifice absolu de la raison humaine. On n'y épargna
ni les arguments ni les exemples. On lui citait entre autres cette étrange
légende d'une sainte femme qui entra dans un couvent de religieuses sous
habit d'homme, et fut, comme homme, accusée d'avoir rendue enceinte une
des nonnes; elle se reconnut coupable, confessa le fait et éleva l'enfant; la
vérité ne fut connue qu'à sa mort.
1. Le Pogge, témoin du jugement de Jérôme, fut saisi de son éloquence. Il
l'appelle : « Yirum dignum mémorise sempilernœ. » — Cet homme, si fier et si
obstiné, montra sur le bûcher une douceur héroïque; voyant un petit paysan
qui apportait du bois avec grand zèle, il s'écria : « 0 respectable simplicité,
qui te trompe est mille fois coupable! » App. 215.
316 HISTOIRE DE FRANCE
peuple, un peuple armé, qui poursuit la controverse
l'épée à la main. Les hussites, avec l'épée, la lance et
la faux, sous le petit Procope, sous Ziska, l'indomptable
borgne, donnent la chasse à la belle chevalerie alle-
mande : et quand Procope sera tué, le tambour fait de
sa peau mènera encore ces barbares, et battra par
l'Allemagne son roulement meurtrier.
Nos gallicans avaient payé cher la réforme de
Constance, et ils ne l'eurent pas1. Elle fut habilement
éludée. Les Italiens, qui d'abord avaient les trois
autres nations contre eux, surent se rallier les Anglais;
ceux-ci, qui avaient paru si zélés, qui avaient tant
accusé la France de perpétuer les maux de l'Église,
s'accordèrent avec les Italiens pour faire décider,
contre l'avis des Français et des Allemands, que le
pape serait élu avant toute réforme, c'est-à-dire qu'il
n'y aurait pas de réforme sérieuse. Ce point décidé,
les Allemands se rapprochèrent des Italiens et des
Anglais, et les trois nations firent ensemble un pape
italien. Les Français restèrent seuls et dupes, ne
pouvant manquer d'avoir le pape contre eux, puisqu'ils
avaient entravé son élection. Il était beau, toutefois,
d'être ainsi dupes, pour avoir persévéré dans la
réforme de l'Église.
C'était en 1417; le connétable d'Armagnac, partisan
du vieux Benoît XIII, gouvernait Paris au nom du roi
et du dauphin. Il fit ordonner par le dauphin, à l'Uni-
versité, de suspendre son jugement sur l'élection du
1. App. 216.
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 317
nouveau pape, Martin V; mais son parti était tellement
affaibli dans Paris même,, malgré les moyens de terreur
dont il avait essayé, que l'Université osa passer outre
et approuver l'élection. Elle avait hâte de se rendre le
pape favorable ; elle voyait que le système des libres
élections ecclésiastiques qu'elle avait tant défendu, ne
profitait point aux universitaires. Elle avait abaissé la
papauté, relevé le pouvoir des évêques; et ceux-ci, de
concert avec les seigneurs, faisaient élire aux béné-
fices des gens incapables, illettrés, les cadets des
seigneurs, leurs ignares chapelains, les fils de leurs
paysans, qu'ils tonsuraient tout exprès. Les papes, du
moins, s'ils plaçaient des prêtres peu édifiants, choi-
sissaient parfois des gens d'esprit. L'Université déclara
qu'elle aimait mieux que le pape donnât les bénéfices1.
C'était un curieux spectacle de voir l'Université, si
longtemps alliée aux évêques contre le pape, de la
voir retourner à sa mère, la papauté, et attester contre
les évêques, contre les élections locales, la puissance
centrale de l'Eglise. Mais l'Université l'avait tuée,
cette puissance pontificale ; elle n'y revenait qu'en
abdiquant ses maximes, en se reniant et se tuant elle-
même.
Ce fut le sort de Gerson de voir ainsi la fin de la
papauté et de l'Université. Après le concile de
Constance, il se retira brisé, non en France, il n'y
1. Rulœus. Une assemblée de grands et de prélats, présidée parle dauphin,
fit emprisonner le recteur qui avait parlé contre la manière dont ils dirigeaient
les élections ecclésiastiques et conféraient les bénéfices. Le Parlement ne
soutint pas l'Université, qui fit des excuses. Ce fut l'enterrement de l'Univer-
sité, comme puissance populaire.
318 HISTOIRE DE FRANCE
avait plus de France. Il chercha un asile clans les forêts
profondes du Tyrol, puis à Vienne, où il fut reçu par
Frédéric d'Autriche, l'ami du pape que Gerson avait
fait déposer.
Plus tard, la mort du duc de Bourgogne encouragea
Gerson à revenir, mais seulement jusqu'au bord de la
France, jusqu'à Lyon. C'était une ville française,
naguère d'Empire, mais toujours une ville commune
à tous, une république marchande dont les privilèges
couvraient tout le monde, une patrie commune pour
le Suisse, le Savoyard, l'Allemand, l'Italien, autant
que pour le Français. Ce confluent des fleuves et des
peuples, sous la vue lointaine des Alpes, cet océan
d'hommes de tout pays, cette grande et profonde ville
avec ses rues sombres et ses escaliers noirs qui ont
l'air de grimper au ciel, c'était une retraite plus soli-
taire que les solitudes du Tyrol. Il s'y blottit dans un
couvent de Gélestins dont son frère était prieur ; il y
expia, par la docilité monastique, sa domination sur
l'Église, goûtant le bonheur d'obéir, la douceur de ne
plus vouloir, de sentir qu'on ne répond plus de soi.
S'il reprit par intervalles cette plume toute-puissante,
ce fut pour chercher le moyen de calmer la guerre
qui le travaillait encore ; pour trouver le moyen
d'accorder le mysticisme et la raison, d'être scientifi-
quement mystique, de délirer avec méthode. Sans doute
que ce grand esprit finit par sentir que cela encore
était vain. On dit qu'en ses dernières années il ne
pouvait plus voir que des enfants, comme il arriva sur
la fin à Rousseau et à Bernardin de Saint-Pierre. Il ne
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 319
vécut plus qu'avec les petits, les enseignant1, ou
plutôt recevant lui-même l'enseignement de ces inno-
cents2. Avec eux, il apprenait la simplicité, désap-
prenait la scolastique. On inscrivit sur sa tombe :
Sursum corda 3 /
Le résultat du concile de Constance était un revers
pour la France, une défaite, et plus grande qu'on ne
peut dire, une bataille d'Azincourt. Après avoir eu si
longtemps un pape à elle, une sorte de patriarche
français, par lequel elle agissait encore sur ses alliés
d'Ecosse et d'Espagne, elle allait voir l'unité de
l'Église rétablie en apparence, rétablie contre elle au
profit de ses ennemis; ce pape italien, client du parti
anglo-allemand, n'allait-il pas entrer dans les affaires
de France, y dicter les ordres de l'étranger?
L'Angleterre avait vaincu par la politique, aussi
bien que par les armes. Elle avait eu grande part à
l'élection de Martin Y; elle tenait entre les mains son
prédécesseur, Jean XXIIi, sous la garde du cardinal de
Winchester, oncle d'Henri V. Henri pouvait exiger du
pape tout ce qu'il croirait nécessaire à l'accomplis-
sement de ses projets sur la France, Naples, les Pays-
Bas, l'Allemagne, la^terre sainte.
Dans cette suprême grandeur où l'Angleterre sem-
blait arrivée, il y avait bien pourtant un sujet d'inquié-
tude. Cette grandeur, ne l'oublions pas, elle la devait
1. Lire son traité Deparvulis ad Christum trahendis.
2. Il comptait sur leur intercession, et les réunit encore la veille de sa
mort, pour leur recommander de dire dans leurs prières : « Seigneur, ayez
pitié de votre pauvre serviteur Jean Gerson. » — 3. App. 217.
320 HISTOIRE DE FRANCE
principalement à l'étroite alliance de l'épiscopat et de
la royauté sous la maison de Lancastre : ces deux
puissances s'étaient accordées pour réformer l'Église
et conquérir la France schismatique. Or, au moment
de la réforme, l'épiscopat anglais n'avait que trop
laissé voir combien peu il s'en souciait; d'autre part,
la conquête de la France à peine commencée, la bonne
intelligence des deux alliés, épiscopat et royauté, était
déjà compromise.
Depuis un siècle, l'Angleterre accusait la France de
ne vouloir aucune réforme, de perpétuer le schisme.
Elle en parlait à son aise, elle qui', par son statut des
Proviseurs, avait de bonne heure annulé l'influence
papale dans les élections ecclésiastiques. Séparée du
pape sous ce rapport, elle avait beau jeu de reprocher
le schisme aux Français. La France, soumise au pape,
voulait un pape français à Avignon; l'Angleterre,
indépendante du pape dans la question essentielle,
voulait un pape universel, et elle l'aimait mieux à
Rome que partout ailleurs. Dès qu'il n'y eut plus de
pape français, les Anglais ne s'inquiétèrent plus de
réformer le pontificat ni l'Église.
Les Anglais avaient donné leur victoire pour la
victoire de Dieu; leur roi, sur les premières monnaies
qu'il fît frapper en France, avait mis : « Ghristus
régnât , Ghristus vincit , Ghristus imperat. » Il eut
beaucoup d'égards et de ménagements pour les prêtres
français; il entendait son intérêt : ces prêtres, qui
étaient prêtres bien plus que Français, devaient s'atta-
cher aisément à un prince qui respectait leur robe.
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 321
Mais ce n'était pas l'intérêt des lords évoques qui sui-
vaient le roi comme conseillers, comme créanciers;
ils devaient trouver avantage à ce que la fuite des
ecclésiastiques français laissât un grand nombre de
bénéfices vacants qu'on pût administrer, ou même
prendre, donner à d'autres. C'est ce qui explique
peut-être la dureté que ce conseil anglais, presque
tout ecclésiastique, montra pour les prêtres qu'on
trouvait dans les places assiégées. Dans la capitulation
de Rouen, dressée et négociée par l'archevêque de
Gantorbéry, le fameux chanoine Delivet fut excepté
de l'amnistie ; il fut envoyé en Angleterre ; s'il ne périt
pas, c'est qu'il était riche, et qu'il composa pour sa
vie. Les moines étaient traités plus durement encore
que les prêtres. Lorsque Melun se rendit, on en trouva
deux dans la garnison, et ils furent tués. A la prise
de Meaux, trois religieux de Saint-Denis ne furent
sauvés qu'à grand'peine par les réclamations de leur
abbé; mais le fameux évêque Gauchon, l'âme dam-
née du cardinal Winchester, les jeta clans d'affreux
cachots \
Gela devait effrayer les bénéficiers absents. L'évê-
que de Paris, Jean Gourtecuisse, n'osait revenir dans
son évêché; ces absences laissaient nombre de béné-
fices à la discrétion des lords évêques, bien des fruits
à percevoir. Le roi, qui sans doute aurait mieux aimé
que les absents revinssent et se ralliassent à lui, ne
se lassait pas de les rappeler, avec menaces de dis-
1. App. 218.
T. IV. 21
322 HISTOIRE DE FRANCE
poser de leurs bénéfices; mais ils n'avaient garde de
revenir. Les bénéfices étant alors considérés comme
vacants, les lords évêques en disposaient pour leurs
créatures; cela faisait deux titulaires pour chaque
bénéfice. Après avoir tant accusé la France de perpé-
tuer le schisme pontifical, la conquête anglaise créait
peu à peu un schisme dans le clergé français.
Ces grandes et lucratives affaires expliquent seules
pourquoi, dans toutes les expéditions d'Henri V, nous
voyons les grands dignitaires de l'Église d'Angleterre
ne plus quitter son camp, le suivre pas à pas. Ils sem-
blent avoir oublié leur troupeau : les âmes insulaires
deviennent ce qu'elles peuvent ; les pasteurs anglais
sont trop préoccupés de sauver celles du continent.
Nous ne voyons encore au siège d'Harfleur que
Tévêque de Norwich comme principal conseiller
d'Henri. Mais après la bataille d'Azincourt le roi,
pressé de revenir en France, se remet entre les mains
des évêques; il charge les deux chefs de l'épiscopat,
l'archevêque de Gantorbéry et le cardinal de Win-
chester, de percevoir, au nom de la couronne, les
droits féodaux de gardes, mariages et forfaitures pour
notre prochain passage de mer1. Il fallait, avant même
de commencer une autre expédition, mettre Harfleur
en état de défense1; le roi, parfaitement instruit
des affaires de France, ne doutait pas qu'Armagnac
n'essayât de lui arracher cet inappréciable résultat de
la dernière campagne. Les évêques, qui seuls avaient
1. App. 219.
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 323
de l'argent toujours prêt, rirent évidemment les
avances, et se firent assigner en garantie le produit de
ces droits lucratifs.
Le cardinal Winchester, oncle d'Henri V, devint
peu à peu l'homme le plus riche de l'Angleterre et
peut-être du monde. Nous le voyons plus tard faire à
la Couronne des prêts tels qu'aucun roi n'eût pu les
faire alors; des vingt mille, cinquante mille livres
sterling à la fois1. Quelques années après la mort
d'Henri, il se trouva un moment le vrai roi de la
France et de l'Angleterre (1430-1432). Henri, de son
vivant même, lui reprocha publiquement d'usurper
les droits de la royauté2; il croyait même que Win-
chester souhaitait impatiemment sa mort, et qu'il eût
voulu la hâter.
Il se trompait peut-être; mais ce qui est sûr, c'est
que les deux royautés, la royauté militaire et la
royauté épiscopale et financière, avaient pu commencer
ensemble la conquête, mais qu'elles n'auraient pu
posséder ensemble, qu'elles ne pouvaient tarder à se
brouiller. Au moment de ce grand effort du siège de
Rouen, le roi, ayant besoin d'argent, se hasarda à
parler de réformer les mœurs du clergé 3. Les évêques
lui accordèrent une aide pour la guerre, mais ce ne
fut pas gratis : ils se firent livrer en retour plusieurs
hérétiques.
En 1420, sous prétexte d'invasion imminente des
1. Voy. l'énumération détaillée de ces prêts, dans Turner.
2. Henri lui reprochait, entre autres félonies, de contrefaire la monnaie
royale. App. 220. — 3. Turner.
324 HISTOIRE DE FRANCE
Écossais, il obtint une demi-décime du clergé du nord
de l'Angleterre, et chargea l'archevêque d'York de
lever cet impôt1. C'était la terrible année du traité de
Troyes, il n'avait pas à espérer de rien tirer de la
France, d'un pays ruiné, à qui cette année même on
prenait son dernier bien , l'indépendance et la vie
nationale. Au contraire, il essaya de rattacher étroi-
tement la Normandie et la Guyenne à l'Angleterre,
d'une part, en exemptant de certains droits les ecclé-
siastiques normands; de l'autre, en diminuant les
droits que payaient en Angleterre les marchands de
vins de Bordeaux'2.
Mais en 1421, il fallut de l'argent à tout prix.
Charles YII occupait Meaux et assiégeait Chartres. Les
Anglais avaient mis toute la campagne précédente à
prendre Melun. Henri V fut obligé de pressurer les
deux royaumes, et l'Angleterre, mécontente et gron-
dante, tout étonnée de payer lorsqu'elle, attendait des
tributs, et la malheureuse France, un cadavre, un
squelette, dont on ne pouvait sucer le sang, mais tout
au plus ronger les os. Le roi ménagea l'orgueil anglais
en appelant l'impôt un emprunt; emprunt volontaire,
mais qui fut levé violemment, brusquement; dans
chaque comté, il avait désigné quelques personnes
riches qui répondaient et payaient, sauf à lever l'argent
sur les autres, en s'arrangeant comme ils pourraient :
les noms de ceux qui auraient refusé devaient être
envoyés au roi 3.
1. Rymer, 27 octobre 1420. — 2. Idem, 22 januarii, 22 mart. 1420. —
3. Idem, 21 april 1421.
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 323
La Normandie fut ménagée, quant aux formes,
presque autant que l'Angleterre. Le roi convoqua les
trois Etats de Normandie à Rouen, pour leur exposer
ce qu'il voulait faire pour l'avantage général. Ce qu'il
voulait d'abord, c'était cle recevoir du clergé une
décime. En récompense, il limitait le pouvoir militaire
des capitaines des villes1, réprimait les excès des
soldats. Le droit de prise ne devait plus être exercé
en Normandie, etc.
L'emprunt anglais, la décime normande, ne suffi-
saient pas pour solder cette grosse armée de quatre
mille hommes d'armes et de plusieurs milliers d'archers
qu'il amenait d'Angleterre. Il fallut prendre une mesure
qui frappât toute la France anglaise ; le coup fut sur-
tout terrible à Paris. Henri V fit faire une monnaie
forte, d'un titre double ou triple de la faible monnaie
qui courait; il déclara qu'il n'en recevrait plus d'autre;
c'était doubler ou tripler l'impôt. La chose fut plus
funeste encore au peuple qu'utile au Trésor; les
transactions particulières furent étrangement trou-
blées; il fallut pendant toute l'année des règlements
vexatoires pour interpréter, modifier cette grande
vexation 2.
La lourde et dévorante armée que ramenait Henri
ne lui était que trop nécessaire. Son frère Glarence
venait d'être battu et tué avec deux ou trois mille
Anglais en Anjou (bataille de Baugé, 23 mars 1421).
Dans le Nord même, le comte d'Harcourt avait pris
1. Un chevalier est chargé de faire une enquête à ce sujet. (Rymer,
5 mai 1421.) — 2. Ordonnances, XI.
326 HISTOIRE DE FRANCE
les armes contre les Anglais et courait la Picardie.
Saintrailles et La Hire venaient à grandes journées lui
donner la main. Tous les gentilshommes passaient
peu à peu du côté de Charles YII *, du parti qui faisait
les expéditions hardies, les courses aventureuses. Les
paysans, il est vrai, souffrant de ces courses et de ces
pillages, devaient à la longue se rallier à un maître
qui saurait les protéger2.
La férocité des vieux pillards armagnacs servait
Henri V. Il fit une chose populaire en assiégeant la
ville de Meaux, dont le capitaine, une espèce d'ogre3,
le bâtard de Vaurus, avait jeté dans les campagnes
une indicible terreur. Mais comme le bâtard et ses
gens n'attendaient aucune merci, ils se défendirent
en désespérés. Du haut des murs, ils vomissaient toute
sorte d'outrages contre Henri V, qui était là en per-
sonne; ils y avaient fait monter un âne, qu'ils couron-
naient et battaient tour à tour; c'était, disaient-ils, le roi
d'Angleterre qu'ils avaient fait prisonnier. Ces brigands
servirent admirablement la France, dont pourtant
ils ne se souciaient guère. Ils tinrent les Anglais
devant Meaux tout l'hiver, huit grands mois ; la belle
armée se consuma par le froid, la misère et la peste.
Le siège ouvrit le 6 octobre; le 18 décembre, Henri,
qui voyait déjà cette armée diminuer, écrivait en Alle-
magne, en Portugal, pour en tirer au plus tôt des
1. Journal du Bourgeois. — Monstrelct. — 2. App. 221.
3. Tout le monde a lu cette terrible histoire populaire de la pauvre femme
enceinte qu'un des Vaurus fit lier à un arbre, qui accoucha la nuit et fut
mangée des loups. (Journal du Bourgeois.)
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 327
soldats. Les Anglais probablement lui coûtaient plus
cher que ces étrangers. Pour décider les mercenaires
allemands à se louer à lui plutôt qu'au dauphin, il leur
faisait dire entre autres choses qu'il les payerait en
meilleure monnaie1.
Il n'avait pas à compter sur le duc de Bourgogne.
Il vint un moment au siège de Meaux, mais s'éloigna
bientôt sous prétexte d'aller en Bourgogne pour obliger
les villes de son duché à accepter le traité de Troyes.
Henri avait bien lieu de croire que le duc lui-même
avait sous main provoqué cette résistance à un traité
qui annulait les droits éventuels de la maison de
Bourgogne à la couronne, aussi bien que ceux du
dauphin, du duc d'Orléans et de tous les princes fran-
çais. Et pourquoi le jeune Philippe avait-il fait un tel
sacrifice à l'amitié des Anglais? Parce qu'il croyait
avoir besoin d'eux pour venger son père et battre son
ennemi. Mais c'étaient eux, bien plutôt, qui avaient
besoin de lui. Le bonheur les avait quittés. Pendant
que le duc de Glarence se faisait battre en Anjou, le
duc de Bourgogne avait eu en Picardie un brillant
succès; il avait joint les Dauphinois, Saintrailles et
Gamaches, avant qu'ils eussent pu se réunir à d'Har-
court, et les avait défaits et pris.
La malveillance réciproque des Anglais et des Bour-
guignons datait de loin. De bonne heure, ceux-ci
avaient souffert de l'insolence de leurs alliés. Dès
1416, le duc de Glocester, se trouvant comme otage
1. Rymer.
328 HISTOIRE DE FRANCE
chez le duc de Bourgogne, Jean-sans-Peur, le fils de
celui-ci, alors comte de Gharolais, vint faire visite à
Glocester; celui-ci, qui parlait en ce moment à des
Anglais, ne se dérangea point à l'arrivée du prince, et
lui dit simplement bonjour sans même se tourner vers
lui1. Plus tard, dans une altercation entre le maréchal
d'Angleterre Conrwall et le brave capitaine bour-
guignon Hector de Saveuse, le général anglais, qui
était à la tête d'une forte troupe, ne craignit pas de
frapper le capitaine de son gantelet. Une telle chose
laisse des haines profondes. Les Bourguignons ne les
cachaient point.
L'homme le plus compromis peut-être du parti bour-
guignon était le sire de L'Ile-Aclam, celui qui avait
repris Paris et laissé faire les massacres. Il croyait du
moins que son maître le duc de Bourgogne en pro-
fiterait, mais celui-ci, comme on a vu, livra Paris à
Henri Y. L'Ile-Adam avait peine à cacher sa mauvaise
humeur. Un jour, il se présente au roi d'Angleterre
vêtu d'une grosse cotte grise. Le roi ne passa point
cela : « L'Ile-Adam, lui dit-il, est-ce là la robe d'un
maréchal de France? » L'autre, au lieu de s'excuser,
répliqua qu'il l'avait fait faire tout exprès pour venir
par les bateaux de la Seine. Et il regardait le roi
fixement. ((Gomment donc, dit l'Anglais avec hauteur,
osez-vous bien regarder un prince au visage, quand
vous lui parlez ! — Sire, dit le Bourguignon, c'est
notre coutume à nous autres Français; quand un
1. Monstrelet.
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 329
homme parle à un autre, de quelque rang qu'il soit,
les yeux baissés, on dit qu'il n'est pas prud'homme
puisqu'il n'ose regarder en face. — Ce n'est pas l'usage
d'Angleterre », dit sèchement le roi. Mais il se tint
pour averti; un homme qui parlait si ferme, avait bien
l'air de ne pas rester longtemps du côté anglais. L'Ile-
Adam avait pris une fois Paris, peut-être aurait-il
essayé de le reprendre, en cas d'une rupture d'Henri
avec le duc de Bourgogne. Peu après, sous un pré-
texte, le duc d'Exeter, capitaine de Paris, mit la main
sur le Bourguignon et le traîna à la Bastille. Le petit
peuple s'assembla, cria et fît mine de le défendre. Les
Anglais firent une charge meurtrière, comme sur une
armée ennemie \
Henri Y voulait faire tuer L'Ile-Adam, mais le duc de
Bourgogne intercéda. Ce qui fut tué, et à n'en jamais
revenir, ce fut le parti anglais dans Paris.
Le changement est sensible dans le Journal du
Bourgeois. Le sentiment national se réveille en lui, il
se réjouit d'une défaite des Anglais2; il commence à
s'attendrir sur le sort des Armagnacs qui meurent
sans confession3.
Le roi d'Angleterre, prévoyant sans doute une
rupture avec le duc de Bourgogne, semble avoir voulu
prendre des postes contre lui clans les Pays-Bas. Il
traita avec le roi des Romains pour l'acquisition du
1. App. 222.
2. « Le peuple les avoit en trop mortelle haine les uns et les autres. »
{Journal du Bourgeois.)
3. « Fut faite grand feste à Paris... Mieux on dust avoir pleuré... Quel
dommaige et quel pitié par toute chrestienté... » (Ibid.)
330 HISTOIRE DE FRANCE
Luxembourg, puis chercha à conclure une étroite
alliance avec Liège1. On se rappelle que c'est jus-
tement par la même acquisition et la même alliance
que la maison d'Orléans se fît une ennemie irrécon-
ciliable cle celle de Bourgogne.
Agir ainsi contre un allié qui avait été si utile, se
préparer une guerre au Nord quand on ne pouvait
venir à bout de celle du Midi, c'était une étrange
imprudence. Quelles étaient donc les ressources du
roi d'Angleterre?
D'après son budget, tel qu'il fut dressé en 1421 par
l'archevêque de Cantorbéry, le cardinal Winchester
et deux autres évêques, son revenu n'était que de
cinquante-trois mille livres sterling, ses dépenses
courantes cle cinquante mille (vingt et un mille seu-
lement pour Calais et la marche voisine2). Il y avait
un excédent apparent de trois mille livres. Mais, sur
cette petite somme, il fallait qu'il pourvût aux dépenses
de l'artillerie, des fortifications et constructions, des
ambassades, de la garde des prisonniers, à celles de sa
maison, etc., etc. Dans ce compte, il n'y avait rien3
pour servir les intérêts des vieilles dettes d'Harfleur,
de Calais, etc., qui allaient s'accroissant.
La situation d'Henri Y devenait ainsi fort triste. Ce
conquérant, ce dominateur de l'Europe, allait se
trouver peu à peu sous la domination la plus humi-
liante, celle de ses créanciers. D'une part, il traînait
après lui ce pesant conseil cle lords évêques, qui ne
1. Rymer, 17 jul. 1421; 6 aug. 1422.
2. App. 223. —3. « Et nondum provisum est, etc. » (Rymer.)
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 331
pouvait manquer de devenir chaque jour et plus
nécessaire et plus impérieux; d'autre part, les hommes
d'armes, les capitaines, qui lui avaient engagé, amené
des soldats, devaient sans cesse réclamer l'arriéré1.
Henri V avait trouvé au fond de sa victoire la
détresse et la misère. L'Angleterre rencontrait dans
son action sur l'Europe, au quinzième siècle, le même
obstacle que la France avait trouvé au quatorzième.
La France aussi avait alors étendu vigoureusement
les bras au midi et au nord, vers l'Italie, l'Empire, les
Pays-Bas. La force lui avait manqué dans ce grand
effort, les bras lui étaient retombés, et elle était restée
dans cet état de langueur où la surprit la conquête
anglaise.
Les Anglais s'étaient figuré, en faisant la guerre,
que la France pouvait la payer. Ils trouvèrent le pays
déjà désolé. Depuis quinze ans, les misères avaient
crû, les ruines étaient ruinées. Ils tirèrent si peu des
pays conquis que, pour n'y pas périr eux-mêmes, il
fallait qu'ils apportassent. Où prendre donc? Nous
l'avons dit, l'Église seule alors était riche. Mais com-
ment la maison de Lancastre, qui s'était élevée à
l'ombre de l'Église, et en lui livrant ses ennemis,
comment eût -elle repris contre l'Église le rôle de
ces ennemis même, celui des niveleurs hérétiques
qu'elle avait livrés aux bûchers?
1. Ces réclamations furent si vives à la mort d'Henri V, que le conseil de
régence fut obligé de leur assigner en payement le tiers et le tiers du tiers
de tout ce que le roi avait pu gagner personnellement à la guerre, butin pri-
sonniers, etc. (Statutes of the Realm.)
332 HISTOIRE DE FRANCE
L'Angleterre avait reproché à la France., pendant
un siècle, d'exploiter l'Église, de détourner les biens
ecclésiastiques à des usages profanes; elle s'était
chargée de mettre fin à un tel scandale, l'Église et la
royauté anglaises s'étaient unies pour cette œuvre, et
elles avaient en effet écrasé la France... Gela fait, où
en étaient les vainqueurs? au point où ils avaient
trouvé les vaincus, dans les mêmes nécessités dont
ils leur avaient fait un crime ; mais ils avaient de plus
la honte de la contradiction. Si le roi des prêtres ne
touchait au bien des prêtres, il était perdu. Ainsi com-
mençait à apparaître tel qu'il était en réalité, faible
et ruineux, ce colossal édifice dont le pharisaisme
anglican avait cru sceller les fondements du sang des
lollards anglais et des Français schismatiques.
Henri V ne voyait que trop clairement tout cela; il
n'espérait plus. Rouen lui avait coûté une année,
Melun une année, Meaux une année. Pendant cet
interminable siège de Meaux, lorsqu'il voyait sa belle
armée fondre autour de lui, on vint lui apprendre que
la reine lui avait mis au monde un fils au château de
Windsor : il n'en montra aucune joie, et, comparant sa
destinée à celle de cet enfant, il dit avec une tristesse
prophétique : « Henri de Monmouth aura régné peu et
conquis beaucoup; Henri de Windsor régnera long-
temps et il perdra tout. La volonté de Dieu soit faite ! »
On conte qu'au milieu de ses sombres prévisions,
un ermite vint le trouver et lui dit : « Notre-Seigneur,
qui ne veut pas votre perte, m'a envoyé un saint
homme, et voici ce que le saint homme a dit : « Dieu
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 333
ordonne que vous vous désistiez de tourmenter son
chrétien peuple de France; sinon, vous avez peu à
vivre1. »
Henri V était jeune encore ; mais il avait beaucoup
travaillé en ce monde, le temps était venu du repos.
Il n'en avait pas eu depuis sa naissance. Il fut pris
après sa campagne d'hiver d'une vive irritation d'en-
trailles, mal fort commun alors, et qu'on appelait le
feu Saint-Antoine. La dyssenterie le saisit2. Cependant
le duc de Bourgogne lui ayant, demandé secours pour
une bataille qu'il allait livrer, il craignit que le jeune
prince français ne vainquît encore cette fois tout seul,
et il répondit : « Je n'enverrai pas, j'irai. » Il était déjà
très faible, et se faisait porter en litière ; mais il ne put
aller plus loin que Melun ; il fallut le rapporter à Yin-
cennes. Instruit par les médecins de sa fin prochaine,
il recommanda son fils à ses frères, et leur dit deux
sages paroles : premièrement de ménager le duc de
Bourgogne ; deuxièmement, si l'on traitait, de s'ar-
ranger toujours pour garder la Normandie.
Puis il se fit lire les psaumes de la pénitence ; et
quand on en vint aux paroles du Miserere : Ut œdi-
ficentur mûri Hierusalem , le génie guerrier du
mourant se réveilla dans sa piété même : « Ah! si
Dieu m'avait laissé vivre mon âge, dit-il, et finir la
guerre de France, c'est moi qui aurais conquis la
terre sainte3! »
Il semble qu'à ce moment suprême il ait éprouvé
1. Chas tel lai n.
2. Le parti ennemi publia qu'il était mort mangé des poux. — 3. App. 224.
334 HISTOIRE DE FRANCE
quelque doute sur la légitimité de sa conquête de
France, quelque besoin de se rassurer. On en juge-
rait volontiers ainsi, d'après les paroles qu'il ajouta
comme pour répondre à une objection intérieure :
« Ce n'est pas l'ambition ni la vaine gloire du monde
qui m'ont fait combattre. Ma guerre a été approuvée
des saints prêtres et des prud'hommes ; en la faisant,
je n'ai point mis mon âme en péril. » Peu après il
expira (31 août 1422).
L'Angleterre, dont il avait exprimé l'opinion en
mourant, lui rendit même témoignage. Son corps fut
porté à Westminster, parmi un deuil incroyable, non
comme celui d'un roi, d'un triomphateur, mais
comme les reliques d'un saint1.
Il était mort le 31 août ; Charles YI le suivit le
21 octobre2. Le peuple de Paris pleura son pauvre roi
fol, autant que les Anglais leur victorieux Henri V.
« Tout le peuple qui étoit clans les rues et. aux fenêtres
pleuroit et crioit, comme si chacun eût vu mourir ce
qu'il aimoit le plus. Vraiment leurs lamentations
étoient comme celles du prophète : Quomodo scdet
sola civitas plena populo? »
Le menu commun de Paris criait : « Ah ! très cher
prince, jamais nous n'en aurons un si bon ! Jamais
nous ne te verrons. Maudite soit la mort ! Nous n'au-
rons jamais plus que guerre, puisque tu nous a laissés.
1. « Comme s'ils fussent acertenez qu'il fust ou soit saint en paradis. »
(Monstrelet.)
2. « Après le quatrième ou cinquième accès de fièvre quarte. » (Archives,
Registres du Parlement.)
MOUT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 335
Tu vas en repos ; nous demeurons en tribulation et
douleur1. »
Charles VI fut porté à Saint-Denis, « petitement
accompagné pour un roi de France ; il n'avoit que son
chambellan, son chancelier, son confesseur et quel-
ques menus officiers ». Un seul prince suivait le
convoi, et c'était le duc de Bedford. « Hélas ! son fils
et ses parens ne pouvoient être à l'accompagner, de
quoi ils estoient légitimement excusez2. » Cette belle
famille était presque éteinte ; les trois fils aînés étaient
morts. Des filles, l'aînée avait épousé l'infortuné
Richard II, puis le duc d'Orléans, prisonnier pour
toute sa vie ; la seconde, femme du duc de Bourgogne,
mourut de chagrin ; la troisième avait été contrainte
d'épouser l'ennemi de la France. Le seul qui restât
des fils de Charles YI était proscrit, déshérité.
Lorsque le corps fut descendu, les huissiers d'armes
rompirent leurs verges et les jetèrent dans la fosse,
et ils renversèrent leurs masses. Alors Berri, roi
d'armes de France, cria sur la fosse : « Dieu veuille
avoir pitié de l'âme de très haut et très excellent
prince Charles, roi de France, sixième du nom, notre
naturel et souverain seigneur. » Ensuite il reprit :
« Dieu accorde bonne vie à Henri par la grâce de
Dieu roi de France et d'Angleterre, notre souverain
seigneur3. »
Après avoir dit la mort du roi, il faudrait dire la
mort du peuple. De 1418 à 1422, la dépopulation fut
1. Journal du Bourgeois. — 2. Juvénal. — 3. Monstrelet.
336 HISTOIRE DE FRANCE
effroyable. Dans ces années lugubres, c'est comme
un cercle meurtrier : la guerre mène à la famine, et
la famine à la peste ; celle-ci ramène la famine à son
tour. On croit lire cette nuit de l'Exode où l'ange
passe et repasse, touchant chaque maison de l'épée.
L'année des massacres de Paris (1418), la misère,
l'effroi, le désespoir, amenèrent une épidémie qui
enleva, dit-on, dans cette ville seule quatre-vingt
mille âmes1. « Vers la fin de septembre, dit le témoin
oculaire, dans sa naïveté terrible, on mouroit tant et
si vite, qu'il falloit faire dans les cimetières de grandes
fosses où on les mettoit par trente et quarante,
arrangés comme lard, et à peine poudrés de terre. On
ne rencontroit dans les rues que prêtres qui portoient
Notre-Seigneur. »
En 1419, il n'y avait pas à récolter; les laboureurs
étaient morts ou en fuite : on avait peu semé, et ce
peu fut ravagé. La cherté des vivres devint extrême.
On espérait que les Anglais rétabliraient un peu
d'ordre et de sécurité, et que les vivres deviendraient
moins rares; au contraire, il y eut famine. « Quand
venoient huit heures, il y avoit si grande presse à la
porte des boulangers, qu'il faut l'avoir vu pour le
croire... Vous auriez entendu dans tout Paris des
1. « Comme il fut trouvé par les curés des paroisses. » (Monstrelet.) —
« Ceux qui faisoient les fosses... aifermoient... qu'avoient enterré plus de cent
mille personnes. » {Journal du Bourgeois de Paris.) Il a dit un peu plus
haut que dans les cinq premières semaines il était mort cinquante mille per-
sonnes. A ces calculs fort suspects d'exagération, il en ajoute un qui semble
mériter plus de confiance : « Les corduaniers comptèrent le jour de leur
confrérie les morts de leur mestier... et trouvèrent qu'ils estoient trépassés bien
dix-huit cents, tant maistres que varlets, en ces deux mois. »
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 337
lamentations pitoyables des petits enfants qui crioient :
« Je meurs de faim ! » On voyoit sur un fumier vingt,
trente enfants, garçons et filles, qui mouroient de
faim et de froid. Et il n'y avoit pas de cœur si dur,
qui, les entendant crier la nuit : « Je meurs de faim ! »
n'en eût grand'pitié. Quelques-uns des bons bour-
geois achetèrent trois ou quatre maisons dont ils firent
hôpitaux pour les pauvres enfants *. »
En 1421, même famine et plus dure. Le tueur de
chiens était suivi des pauvres, qui, à mesure qu'il
tuait, dévoraient tout, « chair et trippes2 ». La cam-
pagne, dépeuplée, se peuplait d'autre sorte : des
bandes de loups couraient les champs, grattant,
fouillant les cadavres ; ils entraient la nuit dans
Paris, comme pour en prendre possession. La ville,
chaque jour plus déserte, semblait bientôt être à
eux : on dit qu'il n'y avait pas moins de vingt-quatre
mille maisons abandonnées3.
On ne pouvait plus rester à Paris. L'impôt était
trop écrasant. Les mendiants (autre impôt) y affluaient
de toute part, et à la fin il y avait plus de mendiants
que d'autres personnes, on aimait mieux s'en aller,
laisser son bien. Les laboureurs de même quittaient
leurs champs et jetaient la pioche ; ils se disaient
entre eux : « Fuyons aux bois avec les bêtes fauves...
adieu les femmes et les enfants... Faisons le pis que
nous pourrons. Remettons -nous en la main du
Diable4. »
1. Journal du Bourgeois. — 2. Ibid. — 3. App. 225.
4. Journal du Bourgeois. Nous regrettons de ne pouvoir, faute d'espace,
t. iv. 22
338 HISTOIRE DE FRANCE
Arrivé là, on ne pleure plus ; les larmes sont finies,
ou parmi les larmes même éclatent de diaboliques
joies, un rire sauvage... C'est le caractère le plus tra-
gique du temps, que, dans les moments les plus
sombres, il y ait des alternatives de gaieté frénétique.
Le commencement de cette longue suite de maux,
« de cette douloureuse danse », comme dit le Bour-
geois de Paris, c'est la folie de Charles VI, c'est le
temps aussi de cette trop fameuse mascarade des
satyres, des mystères pieusement burlesques, des
farces de la Bazoche.
L'année de l'assassinat du duc d'Orléans a été
signalée par l'organisation du corps des ménétriers.
Cette corporation, tout à fait nécessaire sans doute
dans une si joyeuse époque, était devenue impor-
tante et respectable. Les traités de paix se criaient
dans les rues à grand renfort de violons ; il ne se
passait guère six mois qu'il n'y eût une, paix criée et
chantée1.
L'aîné des fils de Charles VI, le premier dauphin,
suivre pour ces tristes années, le conseil que M. de Sismondi donne à l'histo-
rien avec un sentiment si profond de l'humanité :
« Ne nous pressons pas; lorsque le narrateur se presse, il donne une fausse
idée de l'histoire... Ces années, si pauvres en vertus et en grands exemples,
étaient tout aussi longues à passer pour les malheureux sujets du royaume
que celles qui paraissent resplendissantes d'héroïsme. Pendant qu'elles
s'écoulaient, les uns étaient affaissés par le progrès de l'âge ; les autres étaient
remplacés parleurs enfants : la nation n'était déjà plus la même... Le locteur
ne s'aperçoit jamais de ce progrès du temps, s'il ne voit pas aussi comment
ce temps a été rempli : la durée se proportionne toujours pour lui au nombre
des faits qui lui sont présentés, et en quelque sorte, au nombre des pages
qu'il parcourt. Il peut bien être averti que des années ont passé en silence,
mais il ne le sent pas. »
1. App. 226.
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 339
était un joueur infatigable de harpe et d'épinette. Il
avait force musiciens, et faisait venir encore, pour
aider, les enfants de chœur de Notre-Dame. Il chan-
tait, dansait et « balait », la nuit et le jour1, et cela
Tannée des cabochiens, pendant qu'on lui tuait ses
amis. Il se tua, lui aussi, à force de chanter et de
danser.
Cette apparente gaieté, clans les moments les plus
tristes, n'est pas un trait particulier de notre histoire.
La chronique portugaise nous apprend que le roi
D. Pedro, dans son terrible deuil d'Inès qui lui dura
jusqu'à la mort, éprouvait un besoin étrange de danse
et de musique. Il n'aimait plus que deux choses : les
supplices et les concerts. Et ceux-ci, il les lui fallait
étourdissants, violents, des instruments métalliques,
dont la voix perçante prît tyranniquement le dessus,
fît taire les voix du dedans et remuât le corps, comme
d'un mouvement d'automate. Il avait tout exprès pour
cela de longues trompettes d'argent. Quelquefois,
quand il ne dormait pas, il prenait ses trompettes
avec des torches, et il s'en allait dansant par les rues ;
le peuple alors se levait aussi, et soit compassion, soit
entraînement méridional, ils se mettaient à danser
tous ensemble, peuple et roi, jusqu'à ce qu'il en eût
assez, et que l'aube le ramenât épuisé à son palais 2.
Il paraît constant qu'au quatorzième siècle la
danse devint, dans beaucoup de pays, involontaire
et maniaque. Les violentes processions des Flagel-
1. C'est ce que lui reprochaient tant les bouchers.
2. Chroniques de l'Espagne et duPortugal. (Ferd. Denis.
340 HISTOIRE DE FRANCE
lants en donnèrent le premier exemple. Les grandes
épidémies, le terrible ébranlement nerveux qui en
restait aux survivants , tournaient aisément en
danse de Saint- Gui1. Ces phénomènes sont, comme
on sait, de nature contagieuse. Le spectacle des
convulsions agissait d'autant plus puissamment qu'il
n'y avait dans les âmes que convulsions et vertige.
Alors les sains et les malades dansaient sans distinc-
tion. On les voyait dans les rues, dans les églises,
se saisir violemment par la main et former des rondes.
Plus d'un, qui d'abord en riait ou regardait froidement,
en venait aussi à n'y plus voir, la tète lui tournait, il
tournait lui-même et dansait avec les autres. Les
rondes allaient se multipliant, s'enlaçant ; elles deve-
naient de plus en plus vastes, de plus en plus
aveugles, rapides, furieuses à briser tout, comme
d'immenses reptiles qui, de minute en minute, iraient
grossissant, se tordant. Il n'y avait pas à arrêter le
monstre ; mais on pouvait couper les anneaux ; on
brisait la chaîne électrique, en tombant des pieds et
des poings sur quelques-uns des danseurs. Cette rude
dissonance rompant l'harmonie, ils se trouvaient
libres ; autrement, ils auraient roulé jusqu'à l'épui-
sement final et dansé à mort.
Ce phénomène du quatorzième siècle ne se repré-
sente pas au quinzième. Mais nous y voyons, en
Angleterre, en France, en Allemagne, un bizarre
divertissement qui rappelle ces grandes danses popu-
1. A pp. 227.
MORT D'HENRI Y ET DE CHARLES VI 341
laires de malades et de mourants. Gela s'appelait la
danse des morts, ou danse macabre1. Cette danse
plaisait fort aux Anglais, qui l'introduisirent chez
nous2.
On voyait naguère à Bàle 3, on voit encore à Lucerne,
à la Chaise-Dieu en Auvergne, une suite de tableaux
qui représentent la Mort entrant en danse avec des
hommes de tout âge, de tout état, et les entraînant
avec elle. Ces danses en peinture furent destinées à
reproduire de véritables danses en. nature et en
action4. Elles durent certainement leur origine à
quelques-uns des mimes sacrés qu'on jouait dans les
églises, aux parvis, aux cimetières, ou même dans les
rues aux processions5. L'effort des mauvais anges
pour entraîner les âmes, tel qu'on le voit partout
encore dans les bas-reliefs des églises, en donna sans
doute la première idée. Mais, à mesure que le senti-
ment chrétien alla s'affaiblissant, ce spectacle cessa
d'être religieux, il ne rappela aucune pensée de juge-
ment, de salut, ni de résurrection6, mais devint
sèchement moral, durement philosophique et maté-
1. C'est-à-dire, danse de cimetière. App. 228.
2. Peut-être y introduisirent-ils aussi la danse aux aveugles, et le tournoi
des aveugles : « On meist quatre aveugles tous armez en un parc, chacun ung
bâton en sa main, et en ce lieu avoit un fort pourcel lequel ils dévoient avoir
s'ils le povoient tuer. Ainsi fut fait, et firent cette bataille si estrange; car ils
se donnèrent tant de grans coups... » {Journal du Bourgeois.)
3. Ainsi qu'au cimetière de Dresde, à Sainte-Marie de Lubeck, au Temple
neuf de Strasbourg, sous les arcades du château de Rlois, etc. La plus ancienne
peut-être de ces peintures était celle de Minden en Westphalie ; elle était datée
de 1383.
4. L'art vivant, l'art en action, a partout précédé l'art figuré. App. 229.
5. Ch. Magnin. — 6. App. 230.
312 HISTOIRE DE FRANCE
rialiste. Ce ne fut plus le Diable, fils du péché, de la
volonté corrompue, mais la Mort, la mort fatale,
matérielle et sous forme de squelette. Le squelette
humain, dans ses formes anguleuses et gauches au
premier coup d'œil, rappelle, comme on sait, la vie de
mille façons ridicules, mais l'affreux rictus prend en
revanche un air ironique... Moins étrange encore par
la forme que par la bizarrerie des poses, c'est l'homme
et ce n'est pas l'homme. Ou, si c'est lui, il semble,
cet horrible baladin, étaler avec un cynisme atroce la
nudité suprême qui devait rester vêtue de la terre.
Le spectacle de la danse des morts se joua 1 à Paris
en 1424 au cimetière des Innocents. Cette place étroite
où pendant tant de siècles l'énorme ville a versé
presque tous ses habitants, avait été d'abord tout à la
fois un cimetière , une voirie , hantée la nuit des
voleurs, le soir des folles filles qui faisaient leur
métier sur les tombes. Philippe-Auguste ferma la place
de murs, et pour la purifier, la dédia à saint Innocent,
un enfant crucifié par les juifs. Au quatorzième siècle,
les églises étant déjà bien pleines, la mode vint parmi
les bons bourgeois de se faire enterrer au cimetière.
On y bâtit une église ; Flamel y contribua, et mit au
portail des signes bizarres, inexplicables qui, au dire
du peuple, recelaient de grands mystères alchimiques.
Flamel aida encore à la construction des charniers
qu'on bâtit tout autour. Sous les arcades de ces char-
niers étaient les principales tombes; au-dessus régnait
1. Àpp. 231.
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 343
un étage et des greniers, où l'on pendait demi-pourris
les os que l'on tirait des fosses * ; car il y avait peu de
place ; les morts ne reposaient guère ; dans cette terre
vivante, un cadavre devenait squelette en neuf jours.
Cependant tel était le torrent de matière morte qui
passait et repassait, tel le dépôt qui en restait, qu'à
l'époque où le cimetière fut détruit, le sol s'était
exhaussé de huit pieds au-dessus des rues voisines2.
De cette longue alluvion des siècles s'était formée une
montagne de morts qui dominait les vivants.
Tel fut le digne théâtre de la danse macabre. On la
commença en septembre 1424, lorsque les chaleurs
avaient diminué, et que les premières pluies rendaient
le lieu moins infect. Les représentations durèrent
plusieurs mois.
Quelque dégoût que pussent inspirer et le lieu et le
spectacle, c'était chose à faire réfléchir de voir, dans
ce temps meurtrier, dans une ville si fréquemment,
si durement visitée de la mort, cette foule famélique,
maladive, à peine vivante, accepter joyeusement la
Mort même pour spectacle, la contempler insatia-
blement dans ses moralités bouffonnes, et s'en
amuser si bien qu'ils marchaient sans regarder sur les
os de leurs pères, sur les fosses béantes qu'ils allaient
remplir eux-mêmes.
Après tout, pourquoi n'auraient-ils pas ri, en atten-
dant? C'était la vraie fête de l'époque, sa comédie
1. Le rez-de-chaussée extérieur, adossé à la galerie des tombeaux, et sup-
portant les galetas où séchaient les os, était occupé par des boutiques de lin-
gères, de marchandes de modes, d'écrivains, etc. — 2. App. 232.
344 HISTOIRE DE FRANCE
naturelle, la danse des grands et des petits. Sans
parler de ces millions d'hommes obscurs qui y avaient
pris part en quelques années, n'était-ce pas une
curieuse ronde qu'avaient menée les rois et les
princes, Louis d'Orléans et Jean-sans-Peur, Henri V
et Charles Yl ! Quel jeu de la mort, quel malicieux
passe-temps d'avoir approché ce victorieux Henri, à
un mois près, de la couronne de France ! Au bout de
toute une vie de travail, pour survivre à Charles VI,
il lui manquait un petit mois seulement... Non! pas
un mois, pas un jour! Et il ne mourra pas même en
bataille ; il faut qu'il s'alite avec la dyssenterie et qu'il
meure d'hémorroïdes1.
Si l'on eût trouvé un peu dures ces dérisions de
la Mort, elle eût eu de quoi répondre. Elle eût dit
qu'à bien regarder, on verrait qu'elle n'avait guère
tué que ceux qui ne vivaient plus. Le conquérant était
mort, du moment que la conquête languit et ne put
plus avancer; Jean-sans-Peur, lorsqu'au bout de ses
tergiversations, connu enfin des siens même, il se
voyait à jamais avili et impuissant. Partis et chefs de
partis, tous avaient désespéré. Les Armagnacs, frappés
à Azincourt, frappés au massacre de Paris, l'étaient
bien plus encore par leur crime de Montereau, Les
cabochiens et les Bourguignons avaient été obligés
de s'avouer qu'ils étaient dupes, que leur duc de
1. Cette dérision de la mort frappa les contemporains. Un gentilhomme,
messire Sarrazin d'Arles, voyant un de ses gens qui revenait du convoi d'Henri V,
lui demanda si le roi « avoit point ses housseaux chaussés ». Ah! mon sei-
gneur, ncnni, par ma foi ! — « Bel ami, dit l'autre, jamais ne me crois, s'il
les a laissés en France! » (Monstrelet.)
MORT D'HENRI V ET DE CHARLES VI 345
Bourgogne était l'ami des Anglais ; ils s'étaient vus
forcés, eux qui s'étaient crus la France, de devenir
Anglais eux-mêmes. Chacun survivait ainsi à son
principe et à sa foi ; la mort morale, qui est la vraie,
était au fond de tous les cœurs. Pour regarder la
danse des morts, il ne restait que des morts.
Les Anglais même, les vainqueurs, à leur spectacle
favori, ne pouvaient qu'être mornes et sombres.
L'Angleterre, qui avait gagné à sa conquête d'avoir
pour roi un enfant français par sa mère, avait bien
l'air d'être morte, surtout s'il ressemblait à son grand-
père Charles VI. Et pourtant en France cet enfant
était Anglais, c'était Henri VI de Lancastre ; sa royauté
était la mort nationale de la France même.
Lorsque, quelques années après, ce jeune roi anglo-
français, ou plutôt ni l'un ni l'autre, fut amené dans
Paris désert par le cardinal Winchester, le cortège
passa devant l'hôtel Saint-Paul, où la reine Isabeau,
veuve de Charles VI, était aux fenêtres. On dit à l'en-
fant royal que c'était sa grand'mère ; les deux ombres
se regardèrent ; la pâle jeune figure ôta son chaperon
et salua; la vieille reine, de son côté, fit une humble
révérence, mais, se détournant, elle se mit à pleurer1.
1. « Et tantostelle s'inclina vers lui moult humblement et se tourna d'autre
part plorant. » {Journal du Bourgeois.)
APPENDICE
Ce volume et le suivant ont pour sujet commun la grande crise
du quinzième siècle, les deux phases de cette crise où la France
sembla s'abîmer. Celui-ci racontera la mort, le suivant la résur-
rection.
La première des deux périodes dure près d'un demi-siècle; elle
part du schisme pontifical, et traverse le schisme politique d'Or-
léans et de Bourgogne, de Valois et de Lancastre.
Notre faible unité nationale du quatorzième siècle était toute
dans la royauté; au quinzième, la royauté même se divisant, il
faut bien que le peuple essaye d'y suppléer. Le peuple des villes y
échoue en 1413, et de cette tentative il ne reste qu'un code, le pre-
mier code administratif qu'ait eu la France. Le peuple des cam-
pagnes fera par inspiration ce que la sagesse des villes n'a pu
faire; il relèvera la royauté, rétablira l'unité, et de cette épreuve
où le pays faillit périr, sortira, confuse encore, mais vivace et forte,
l'idée même de la patrie.
Avant d'en venir là, il faut que ce pays descende dans la ruine,
dans la mort, à une profondeur dont rien peut-être, ni avant ni
après, n'a donné l'idée. Celui qui par l'élude a traversé les siècles
pour se replacer dans les misères de cette époque funèbre, qui,
pour mieux les comprendre, a voulu y vivre et en prendre sa part,
ne pourra encore qu'à grand'peine en faire entrevoir l'horreur.
L'histoire est grave ici par le sujet ; elle ne l'est pas moins par le
caractère tout nouveau d'autorité qu'elle tire des monuments de
l'époque. Pour la première fois peut-être elle marche sur un terrain
ferme. La chronique, jusque-là enfantine et conteuse, commence
348 HISTOIRE DE FRANCE
à déposer avec le sérieux d'un témoin. Mais à côté de ce témoi-
gnage nous en trouvons un autre plus sûr. Les grandes collections
d'actes publics, imprimés ou manuscrits, deviennent plus complètes
et plus instructives. Elles forment dans leur suite, désormais peu
interrompue, d'authentiques annales, au moyen desquelles nous
pouvons dater, suppléer, souvent démentir, les on dit des chroni-
queurs. Sans accorder aux actes une confiance illimitée, sans
oublier que les actes les plus graves, les lois même, restent souvent
sur le papier et sans application, on ne peut nier que ces témoi-
gnages officiels et nationaux n'aient généralement une autorité
supérieure aux témoignages individuels.
Les Ordonnances de nos rois, le Trésor des chartes, les Registres
du Parlement, les actes des Conciles, telles ont été nos sources
pour les faits les plus importants. Joignez-y, quant à l'Angleterre,
le Recueil de Rymer et celui des Statuts du royaume. Ces collec-
tions nous ont donné, particulièrement vers la fin du volume, l'his-
toire tout entière d'importantes périodes sur lesquelles la chro-
nique se taisait.
L'étude de ces documents de plus en plus nombreux, l'interpré-
tation, le contrôle des chroniques par les actes, des actes par les
chroniques, tout cela exige des travaux préalables, des tâtonne-
ments, des discussions critiques dont nous épargnons à nos lecteurs
le laborieux spectacle. Une histoire étant une œuvre d'art autant
que de science, elle doit paraître dégagée des machines et des
échafaudages qui en ont préparé la construction. Nous n'en parle-
rions même pas, si nous ne croyions devoir expliquer et la lenteur
avec laquelle se succèdent les volumes de cet ouvrage et le déve-
loppement qu'il a pris. Il ne pouvait rester dans les formes d'un
abrégé sans laisser dans l'obscurité beaucoup de choses essen-
tielles, et sans exclure les éléments nouveaux auxquels l'histoire
des temps modernes doit ce qu'elle a de fécondité et de certitude.
8 février 1840.
1 — page 2 — Le blason, les devises...
Yoy. Spener. — Origines du droit. Introd., p. xxxix : « Comme
les Écossais, comme la plupart des populations celtiques, nos
aïeux aimaient, au témoignage des anciens, les vêtements bariolés.
APPENDICE 349
La diversité des blasons provinciaux couvrit la France féodale
comme d'un tartan multicolore. — L'Allemagne et la France sont
les deux grandes nations féodales. Le blason y est indigène. Il y
devint un système, une science. Il fut importé en Angleterre, imité
en Espagne et en Italie. — ■ L'Allemagne barbare et féodale aimait
dans les armoiries le vert, la couleur de terre, d'une terre ver-
doyante. La France féodale, mais non moins ecclésiastiqoe, a pré-
féré les couleurs du ciel. — Les couleurs, les signes muets, pré-
cèdent longtemps les devises. Celles-ci sont la révélation du mystère
féodal. Elles en sont aussi la décadence. Toute religion s'affaiblit
en s'ex pli quant. Dès que le blason devient parleur, il est moins
écouté. — L'origine des devises, ce sont les cris d'armes. Quelques-
uns, d'une aimable poésie, semblent emporter les souvenirs de la
paix au sein des batailles. Le sire de Prie criait : « Chants d'oi-
seaux! » Un autre : « Notre-Dame au peigne d'or! » Ces cris de
bataille font penser au mot tout français de Joinville : « Nous en
parlerons devant les dames. » — Le blason plaisait comme énigme,
les devises comme équivoque. Leur beauté principale résulte des
sens multiples qu'on peut y trouver. Celle du duc de Bourgogne
fait penser : « J'ai hâte », hâte du ciel ou du trône? Cette maison
de Bourgogne, si grande, sitôt tombée, semble dire ici son destin.
— La devise des ducs de Bourbon est plus claire; un mot sur une
épée : « Penetrabit. Elle entrera. »
2 — page 3 — Des hommes-bêtes brodés de toute espèce
d'animaux.
« Litteris aut bestiis iutextas. » (Nicolai Clemeng. Epistol., t. II,
p. 149.)
Des hommes-musique historiés de notes...
Ordonnance de Charles, duc d'Orléans, pour payer 276 livres
7 sols 6 deniers tournois, pour 960 perles destinées à orner une
robe : « Sur les manches est escript de broderie tout au long le dit
de la chanson Ma dame, je suis plusjoyeulx, et notté tout au long
sur chacunes desdites deux manches, 568 perles pour servir à
former les nottes de la dite chanson, ou il a 142 nottes, c'est assavoir
pour chacune notte 4 perles en quarrée, etc. » (Catalogue imprimé
des titres de la collection de M. de Courcelles, vendue le
21 mai 1834.)
3 — page 5 — Le prêtre même ne sait plus le sens des choses
saintes...
« Proh dolor! ipsi hodie, ut plurimum, de his qui usu quoti-
350 HISTOIRE DE FRANCE
dîano in ecclesiaslicis contrectant rébus et prœferunt officiis, quid
signifîcent et quare instituta sint modicum apprehendunt, adeo ut
impletum esse ad litteram illud propheticum videatur : Sicut
populus, sic sacerdos. » (Durandi, Rationale divinorum offi-
ciorura.j folio 1, 1459, in-folio. Mogunt.) — Toutes les éditions
ultérieures que je connais portent par erreur proferunt pour
prœferunt. Le premier éditeur, l'un des inventeurs de l'impri-
merie, a seul compris que prseferunt rappelle le prxlati, comme
contrectant le sacerdotes de la phrase précédente. Cf. les éditions
de 1476, 1480, 1481, etc.
4 — page 5 — Le conseiller de saint Louis, Pierre de Fon-
taines, se croit obligé d'écrire le droit de son temps...
« Li anchienes coustumes, ke li preudommes soloient tenir et
user, sont moult anoienties... Si ke li païs est à bien près sans
coustume. » De Fontaines, p. 78, à la suite du Joinville de
Ducange, 1668, in-folio. — Brussel dit et montre très bien que
« Dès le milieu du treizième siècle, on commençait à ignorer
jusqu'à la signification de quelques-uns des principaux termes du
droit des fiefs. » Brussel, I, 41. — M. Klimrath (Revue de légis-
lation) a prouvé que Bouteiller ne savait plus ce que c'était que la
saisine.
5 — page 6 — Lorsque Charles VI arma chevaliers ses jeunes
cousins d'Anjou, etc.
« Quod peregrinum vel extraneum valde fuit. » (Chronique du
Religieux de Saint-Denis, édition de MM. Bellaguet et Magin,
1839, t. I, p. 590. Édition correcte, traduction élégante ) — Ce
grave historien est la principale source pour le règne de Charles VI.
Le Laboureur en fait cet éloge : « Quand il parle des exactions du
duc d'Orléans, on diroit qu'il est Bourguignon; quand il donne le
détail des pratiques et des funestes intelligences du duc de Bour-
gogne avec des assassins infâmes et avec la canaille de Paris, on
croiroit qu'il est Orléanois. »
6 — page 12, note 3 — Les trois oncles de Charles VI...
Voir dans les actes d'août et d'octobre 1374 combien le sage roi
Charles V, tant d'années avant sa mort, était préoccupé de ses
défiances à l'égard de ses frères. Il ne nomme pas le duc de Berri.
Quant à son frère aîné, le duc d'Anjou, il ne peut se dispenser de
lui laisser la régence; mais il place à quatorze ans la majorité des
APPENDICE 351
rois, il limite le pouvoir du régent, non seulement en réservant la
tutelle à la reine mère et aux ducs de Bourgogne et de Bourbon,
mais encore en autorisant son ami personnel, le chambellan
Bureau de La Rivière, à accumuler jusqu'à la majorité du jeune
roi tout ce qui pourra s'épargner sur le revenu des villes et terres
réservé pour son entretien, villes de Paris, Melun, Senlis, duché
de Normandie, etc. Il appelle au conseil Duguesclin, Clisson, Couci,
Savoisy, Philippe de Maizières, etc. {Ordonnances, t. VI, p. 26, et
49-54, août et octobre 1374.)
7 — page 16 — La reine Jeanne de Naples avait adopté
Louis d'Anjou...
Charles V avait d'abord proposé au roi de Hongrie d'unir leurs
enfants par un mariage (le second fils du roi de France aurait
épousé la fille du roi de Hongrie), et de forcer la main à la reine
Jeanne, pour qu'elle leur assurât sa succession. Voir les instruc-
tions données par Charles V à ses ambassadeurs. (Archives,
Trésor des chartes, J, 458, surtout la pièce 9.)
8 — page 16 — Le pape d'Avignon avait livré à Louis
d'Anjou, etc.
Dans l'incroyable traité qu'ils firent ensemble et qui subsiste, le
pape accorde au duc toute décime en France et hors de France, à
Naples, en Autriche, en Portugal, en Ecosse, avec moitié du
revenu de Castille et d'Aragon, de plus toutes dettes et arrérages,
tous cens biennal, toute dépouille des prélats qui mourront, tout
émolument de la chambre apostolique; le duc y aura ses agents.
Le pape fera de plus des emprunts aux gens d'Église et receveurs
de l'Église. Il engagera pour garantie de ce que le duc dépense,
Avignon, le comtat Venaissin et autres terres d'Eglise. 11 lui donne
en fief Bénévent et Ancône. Et comme le duc ne se fie pas trop à
sa parole, le pape jure le tout sur la croix. — Voir le projet d'un
royaume, qui serait inféodé par le pape au duc d'Anjou, les récla-
mations des cardinaux, etc. (Archives, Trésor des chartes,
9 — page 18 — Les compagnons de Rouen avaient fait roi
un drapier.
« Ducenti et eo amplius insolentissimi viri, vino forsilan temu-
lenti, et qui publicis officinis mechanicis inserviebant artibus,
quemdam burgensem simplicem, locupletem tamen, venditorem
pannorum, ob pinguedinem nimiam Crassum ideo vocatum, anga-
352 HISTOIRE DE FRANCE
rientes, ut ejus autoritale uterentur in agendis... regem super se
illico statuerunt. Hune in sede, more régis, praeparata super currum
levaverunt, quem per villa? compita perducentes, et laudes regias
barbarisanles, cum ad principale forum rerum venalium perve-
nissent, ut plebs maneret libéra ab omni subsidiorum jugo postu-
lant et assequunlur... Sedens pro tribunali, audire omnium oppo-
sitiones coactus est. » (Religieux de Saint-Denis, 1. 1, page 130.)
10 — page 19 — Les gentilshommes attaqués partout en
-même temps, etc.
« Encore se tenoit le roi de France sur le mont de Ypres, quand
nouvelles vinrent que les Parisiens s'étoient rebellés et avoient eu
conseil, si comme on disoil, entre eux là et lors pour aller abattre
le beau chastel de Beauté qui sied au bois de Vincennes, et aussi
le chasteau du Louvre et toutes les fortes maisons d'environ Paris,
afin qu'ils n'en pussent jamais être grevés. — (Mais Nicolas le
Flamand leur dit) : Beaux seigneurs, abstenez-vous de ce faire
tant que nous verrons comment l'affaire du roi notre sire se por-
tera en Flandre : si ceux de Gand viennent à leur entente, ainsi
que on espère qu'ils y venront, adonc sera-t-il heure du faire et
temps assez.
« Or, regardez la grand'diablerie que ce eût été, si le roi de
France eût été déconfît en Flandre et la noble chevalerie qui étoit
avecques lui en ce voyage. On peut bien croire et imaginer que
toute gentillesse et noblesse eût été morte et perdue en France et
autant bien ens es autre pays : ni la Jacquerie ne fut oneques si
grande ni si horrible qu'elle eût été. Car pareillement à Reims, à
Châlons en Champagne, et sur la rivière de Marne, les vilains se
rebelloient et menaçoienl jà les gentilshommes et dames et enfants
qui étoient demeurés derrière ; aussi bien à Orléans, à Blois, à
Rouen, en Normandie et en Beauvoisis, leur étoit le diable entré
en la tête pour tout occire, si Dieu proprement n'y eût pourvu de
remède. » (Froissart, VIII, 319-320.)
« Tous prenoient pied et ordonnance sur les Gantois, et disoient
adonc les communautés par tout le monde, que les Gantois étoient
bonnes gens et que vaillamment ils se soutenoient en leurs fran-
chises ; dont ils dévoient de toutes gens être aimés et honorés. »
(Froissart, VIII, 103.)
« Les gentilshommes du pays... avoient dit et disoient encore et
soutenoient toujours que si le commun de Flandre gagnoit la
journée contre le roi de France, et que les nobles du royaume de
France y fussent morts, l'orgueil seroit si grand en toutes commu-
APPENDICE 353
nautés, que tous gentilshommes s'en douteroient, et jà en avoit-on
vu l'apparent en Angleterre. » (Froissart, VIII, 367-8 )
11 — page 19 — La rivalité des villes de Gand et de Bruges...
« Quand les haines et tribulations vinrent premièrement en
Flandre, le pays étoit si plein et si rempli de biens que merveilles
scroit à raconter et à considérer; et tenoient les gens des bonnes
villes si grands états que merveilles seroit à regarder, et devez
savoir que toutes ces guerres et haines murent par orgueil et par
envie que les bonnes villes de Flandre avoient l'une sur l'autre...
Et ces guerres commencèrent par si petite incidence, que, au jus-
tement considérer, si sens et avis s'en fussent ensoignés (mêlés), il
ne dut point avoir eu de guerre; et peuvent dire et pourront ceux
qui cette matière liront ou lire feront, que ce fut une œuvre du
deable; car vous savez et avez ouï dire aux sages que le diable sub-
tile et attire nuit et jour à bouter guerre et haine là où il voit paix,
et court au long de petit en petit pour voir comment il peut venir
à ses ententes. » (Froissart, VII, 215-46.)
12 — page 19 — Bruges empêchait les ports d'avoir des
entrepôts.
En 1358, le comte de Flandre « accorda à ceux de Bruges et leur
promist que jamais il ne mettroit sus aucun estaple de biens ou
marchandises en autre ville que audit Bruges, mesmes qu'il pri-
veroit de leurs offices les baillis et eschevins de l'eaue à l'Escluse,
toutes les fois qu'ils seroyent trouvez avoir fait contre ledict droict
d'estaple, et qu'il en apparut par cinc eschevins de Bruges. » (Oude-
gherst, folio 273, éd. in-4°.) — « Puis (ceux de Bruges, Gand, Ypres
et Courtrai) alèrent à l'Escluse, par acord, et y abatirent plusieurs
maisons, qui esloient sus le port, en une rue en laquelle on
vendoit et acheptoit marchandises, sans égard; et disoient les
Flamans de Bruges et autres que c'estoit au préjudice des mar-
chands et d'eux, et pour ce les abatirent. » (Chronique de Sau-
vage, p. 223.)
... les campagnes de fabriquer...
« Interdictum petitione Brugensium (1384), ne post hac Franco-
nates per pagos suos lanifîcium faciant. » (Meyer, p. 201.) — Aussi :
« Ceux du Franc ont toujours esté de la partie du comte plus que
tout le demeurant de Flandre. » (Froissart, VII, 439.)
13 — page 19 — Liège, Bruxelles, etc., encourageaient les
Gantais...
« Ceux de Brabant, et par spécial ceux de Bruxelles leur étoient
t. iv. 23
354 HISTOIRE DE FRANCE
moult favorables, et leur mandèrent ceux de Liège pour eux recon-
forter en leur opinion : « Bonnes gens de Gand, nous savons bien
que pour le présent vous avez moult affaire et êtes fort travaillés
de votre seigneur le comte et des gentilshommes et du demeurant
du pays, dont nous sommes moult courroucés; et sachez que si
nous étions à quatre ou à six lieues près marchissans (limitrophes)
à vous, nous vous ferions tel confort que on doit faire à ses frères,
amis et voisins, etc. » (Froissart, VII, 450. Voir aussi Meyer.)
14 — page 20 — Pierre Dubois décida les Gantais à faire un
tyran...
Dubois va trouver Philippe Artevelde et lui dit : « Et saurez-
vous bien faire le cruel et le hautin? car un sire entre commun
(peuple), et par spécial à ce que nous avons à faire, ne vaut rien
s'il n'est crému et redouté et renommé à la fois de cruauté; ainsi
veulent Flamands être menés, ni on ne doit tenir entre eux compte
de vies d'hommes, ni avoir pitié non plus que d'arondeaulx (hiron-
delles) ou de alouettes qu'on prend en la saison pour manger. —
Par ma foi, dit Philippe, je saurai tout ce faire. — Et c'est bien,
dit Piètre, et vous serez, comme je pense, souverain de tous les
autres. » (Froissart, VII, 479.)
15 — page 20 — Les Gantais entrent dans Bruges...
Ils rapportèrent à Gand, pour humilier Bruges, le grand dragon
de cuivre doré que Baudoin de Flandre, empereur de Constanti-
nople, avait pris à Sainte-Sophie et que les Brugeois avaient placé
sur leur belle tour de la halle aux draps. — Cette tradition con-
testée est discutée et finalement adoptée dans l'intéressant Précis
des Annales de Bruges, de M. Delpierre, p. 10, 1835.
16 — page 21 , note — Les Gantais réclamèrent aux
Anglais les sommes que la Flandre avait autrefois prêtées à
Edouard III...
« Quant les seigneurs orent ouï cette parole et requête, ils com-
mencèrent à regarder l'un l'autre, et les aucuns à sourire... Et les
consaulx d'Angleterre sur leurs requêtes étoienl en grand différent,
et tenoient les Flamands à orgueilleux et présumpcieux, quand ils
demandoient à ravoir deux cent mille vielz écus de si ancienne date
que de quarante ans., » (Froissart, VIII, 250-1.)
17 — page 22 — Bataille de Roosebeke...
« Ces Flamands qui descendoient orgueilleusement et de grand
APPENDICE 355
volonté, venoient roys et durs, et boutoient en venant de l'épaule et
de la poitrine, ainsi comme sangliers tout forcenés, et étoient si
fort entrelacés ensemble qu'on ne les pouvoit ouvrir ni dérompre...
Là fut un mons et un tas de Flamands occis moult long et moult
haut; et de si grand bataille et de si grand'foison de gens morts
comme il y en ot là, on ne vit oncques si peu de sang issir, et
c'étoit au moyen de ce qu'ils étoient beaucoup d'éteints et étouffés
dans la presse, car iceux ne jetoient point de sang. » (Froissart,
VII, 347-354.) — « Et y heubt en Flandres après la bataille grant
orreur et pugnaisie en le place où le bataille avoit esté, des mors
dont le place duroit une grande lieue... et les mangeoient les
chiens et maint grant oisel qui furent veu en icelle place, dont le
peuple avoit grant merveille. (Chronique inédite, ms. 801, D. de la
Bibliothèque de Bourgogne (à Bruxelles), folio 153.) Cette chronique
curieuse n'est pas celle que Sauvage a rajeunie; d'ailleurs elle va
plus loin.
18 — page 23 — Lorsque le roi arriva à Paris, les bourgeois
s'étalèrent en longues files...
Sur tout ceci, voyez le récit du Religieux de Saint-Denis. — Le
calcul de Froissart, différent en apparence, ne contredit point
celui-ci : « EL estoient en la cité de Paris de riches et puissants
hommes armés de pied en cap la somme de trente mille hommes,
aussi bien arrés et appareillés de toutes pièces comme nul che-
valier pourroit être; et avoient leurs varlets et leurs maisnies
(suites) armés à l'avenant. Et avoient et portoient maillets de fer et
d'acier, périlleux bastons pour effondrer heaulmes et bassinets; et
disoient en Paris quand ils se nombroient que ils étoient bien gens,
et se trouvoient par paroisses tant que pour combattre de eux-
mêmes sans autre aide le plus grand seigneur du monde. » (Frois-
sart, VIII, 183.)
19 — page 25 — Il n'y avait plus de prévôt, plus de commune
de Paris...
« Statuentes ut officium praeposituree exerceret qui régis aucto-
ritate et non civium fungeretur. — Confraternitates etiam ad devo-
tionem ecclesiarum sanctorum, et earum ditationem introductas, in
quibus cives consueverant convenire, ut simul gaudentes epula-
rentur... censuerunt etiam suspendendas usque ad beneplacitum
regiœ majestatis. » (Religieux de Saint-Denis, I, 242. — Ordonnance
du 27 janvier 1382, t. VI du Recueil des Ord., p. 685.) Un mot de
cette ordonnance fait entendre que les Parisiens avaient aidé indi-
356 HISTOIRE DE FRANCE
rectement les Flamands : « Ils ont empesché que nos charioz et
ceux de nostre chier oncle, le duc de Bourgogne, et plusieurs
autres choses fussent amenez par devers nous... où nous estions. »
20 — page 25 — On traita à peu près de même Rouen, etc.
La ville de Rouen fut fort maltraitée, sa cloche lui fut enlevée,
et donnée aux panetiers du roi ; c'est ce qui résulte d'une charte
dont je dois la communication à l'amitié de M. Chéruel : « Comme
par nos lettres patentes vous est apparu nous avoir donné à nos
bien amés panetiers Pierre Debuen et Guillaume Heroval une
cloche qui soulloit estre en la mairie de Rouen, nommée Rebel,
laquelle fust confisquée à Rouen quand la commotion du peuple
fust dernièrement en ladicte ville... » (Archives de Rouen, registre
ms., coté A, folio 267.)
21 — page 27 — Les Flamands prétendirent que le duc de
Berri avait poignardé le comte de Flandre...
Froissart dit qu'il mourut de maladie, t. IX, p. 10, édit. Buchon.
— Le Religieux de Saint-Denis, ce grave et sévère historien, qui
ne déguise aucun crime des princes de ce temps, n'accuse point le
duc de Berri. — Meyer (lib. XIII, fol. 200) ne rapporte l'assassinat
que d'après une chronique flamande du quinzième siècle, laquelle
se réfute elle-même par la cause qu'elle assigne au fait. Le duc de
Berri aurait pris querelle avec le comte de Flandre pour l'hommage
du comté de Boulogne, héritage de sa femme. Or le duc de Berri
n'épousa l'héritière de Boulogne que cinq ans après. (Art de véri-
fier les dates, Comtes de Flandre, ann. 1384, t. III, p. 21.)
22 — page 29 — On rassembla tout ce qu'on put acheter,
louer de vaisseaux...
« Ils furent nombres à treize cents et quatre-vingt-sept vais-
seaux... Et encore n'y estoit pas la navie du connétable. » (Frois-
sart, t. X, c. xxiv, p. 160.) — « Les pourvéances de toutes parts
arrivoient en Flandre, et si grosses de vins et de chairs salées, de
foin, d'avoine, de tonneaux de sel, d'oignons, de verjus, de bis-
cuit, de farine, de graisses, de moyeux (jaunes) d'œufs battus en
tonneaux et de toute chose dont on se pouvoit aviser ni pour-
penser, que qui ne le vit adoncques, il ne le voudra ou pourra
croire. » (Froissart, ibid., p. 158.)
23 — page 30 — Le duc de Berri arriva lorsque la saison
rendait le passage à peu près impossible...
Le duc de Berri répondait froidement aux reproches du duc de
APPENDICE 35T
Bourgogne sur l'inutilité de ces prodigieuses dépenses : « Beau
frère, si nous avons la finance et nos gens l'aient aussi, la greigneur
partie en retournera en France; toujours va et vient finance. Il
vaut mieux cela aventurer que mettre les corps en péril ni en
doute. » (Froissart, t. X, p. 271.)
24 — page 32, note 1 — Boulard pourvut aux approvision-
nements...
Il envoya ses agents avec cent mille écus d'or sur le Rhin; ils
furent partout bien reçus, sur le renom de leur maître, « ob
magistri notitiam. » Les mariniers du Rhin s'employèrent avec
beaucoup de zèle à faire descendre ces provisions jusqu'aux Pays-
Bas. (Religieux de Saint-Denis, 1. IX, c. vu, p. 532.)
25 — page 32 — Charles VI fut touché surtout des prières
d'une grande dame du pays...
« Quod acceptabilius régi fuit, insignis domina municipii Amoris,
caslo amore succensa, ad eum personaliter accessit. » (Religieux de
Saint-Denis, ibid., p. 358.) — V. les traités originaux des princes
des Pays-Bas et leurs excuses au roi. (Arcliivcs, Trésor des
chartes, J, 522.)
26 — page 33 — L'affaire fut bien menée...
Elle était préparée de longue date. On ne perdait pas une occa-
sion d'indisposer le roi contre ses oncles : «... Leur en ay oy aucune
foiz tenir leur consaulz, et dire au roy : Sire, vous n'avez mais à
languir que six ans, et l'autre foiz que cinq ans, et ainsi chascune
année, si comme le temps s'aprochoit... » (Instruction de Jean de
Berri, dans les Analectes hist. de M. Le Glay, Lille, 1838,
p. 159.)
27 — page 36 — Les belles dames logèrent dans Vabbaye
même de Saint-Denis...
« Abbatia pro regina dominarumque insigni contubernio re-
tenta .. « (Religieux de Saint-Denis, t. I, p. 586.) — « Quarum si
pulchritudinem attendisses... fictum dearum... ritum dixisses reno-
vatum. » (Ibid., p. 594.)
28 — page 37 — Serait-ce dans cette funeste nuit que le
jeune duc d'Orléans, etc.
Cette tradition ne se trouve que dans Mayer et autres auteurs
358 HISTOIRE DE FRANCE
assez modernes. Mais le contemporain y fait allusion : « Alias dis-
plicentiae radiées utique non sic cognitas quod scriptu dignas
reputem. » (Religieux de Saint-Denis, ms., 388, verso.) — Juvénal,
écrivant plus tard, est déjà plus clair : « Et estoit commune
renommée que desdites joustes estoient provenues des choses
deshonnestes en matière d'amourettes, et dont depuis beaucoup
de maux sont venus. » (Juvénal des Ursins, p. 75, éd. Godefroy.)
29 — page 37 — Le héros de Charles VI, Duguesclin, etc.
Dans son testament, il lègue une somme considérable, trois cents
livres, pour que Ton fasse des prières pour l'âme de Duguesclin,
mort douze ans auparavant. (Testament de Charles VI, janvier
1393. Archives, Trésor des chartes, J, 404.)
30 — page 40 — Charles VI ne permit pas à ses oncles de le
suivre...
Je suis sur ce point le Religieux de Saint-Denis, p. 618. Au
reste, les contradictions des historiens sur ce voyage ne sont pas
inconciliables.
31 — page 44, note — Flamel...
D'abord, sans autre bien que sa plume et une belle main, Flamel,
épousa une vieille femme qui avait quelque chose. Sous même
enseigne, il fit plus d'un métier. Tout en copiant les beaux manus-
crits qu'on admire encore, il est probable que, dans ce quartier de
riches bouchers ignorants, de lombards et de juifs, il fit et fit faire
bien d'autres écritures. Un curé, greffier du Parlement, pouvait
encore lui procurer de l'ouvrage. Le prix de l'instruction com-
mençant à être senti, les seigneurs à qui il vendait ces beaux
manuscrits lui donnèrent à élever leurs enfants. Il acheta quelques
maisons; ces maisons, d'abord à vil prix, par la fuite des juifs et
par la misère générale du temps, acquirent peu à peu de la valeur.
Flamel sut en tirer parti. Tout le monde affluait à Paris; on ne
savait où loger. De ces maisons, il fit des hospices, où il recevait
des locataires pour une somme modique. Ces petits gains, qui lui
venaient ainsi de partout, firent dire qu'il savait faire de l'or. 11
laissa dire, et peut-être favorisa ce bruit, pour mieux vendre ses
livres. — Cependant ces arts occultes n'étaient pas sans danger. De
là le soin extrême que mit Flamel à afficher partout sa piété aux
portes des églises. Partout on le voyait en bas-relief agenouillé
devant la croix, avec sa femme Pernelle. Il trouvait à cela double
avantage. Il sanctifiait sa fortune et il l'augmentait en donnant à.
APPENDICE 359
son nom cette publicité. Voir le savant et ingénieux abbé Vilain,
Histoire de Saint-Jacques-la-Boucherie, 1758: et son Histoire
de Nicolas Flamel, 1761.
32 — page 44 — Arnauld de Villeneuve...
Voy. ses Œuvres, Lyon, 1504, et sa Vie (par Haitze), Aix, 1719.
33 — page 46 — Le bruit courut qu'on avait empoisonné les
rivières...
Selon le chroniqueur bénédictin, on accusa encore de ce crime
les dominicains : « Veneficos ignorabant, sciebant tamen quod
desuper habitum longum et nigrum, subtus vero album, ut reli-
giosi, deferebant. » (Religieux de Saint-Denis, t. 1,1. XI, c. v,
p. 684.)
34 — page 50, note — Les oncles du roi ne tardèrent pas à
obtenir la grâce de Craon...
Lettres de rémission accordées à Pierre de Craon : « ... Il ait
esté par notre commandement et ordenance au saint Sépulcre, et
depuis par nostre permission et licence et soubs nostre sauf-
conduit soit venu en nostre royaume et en l'abbaye de Saint-Denis,
où il a esté par l'espace de mi mois et demi ou environ en espé-
rance de cuidier trouver paix et accord avec ledit sire de Clicon,..
et avec ce ait esté nagueires banni de nostre royaume et entre
autres choses condempné envers notre très chère et très amee tante
la royne de Cécille par arresl de nostre Parlement, pour lesquels
bannissement et autres condemnations lui, sa femme et ses enfants
sont du tout déserts d'estat et de chevance, mesmement que de ses
biens ne lui demoura autre chose... et leur a convenu*., requérir
leurs parents et amis pour vivre... — Voulans en ce cas pitié et
miséricorde préférer à rigueur de justice et pour contemplation de
nostre très-chère et très-amée fille Ysabelle royne d'Angleterre,
qui sur ce nous a... supplié le jour de ses fîansailles et que ledit
suppliant est de nostre lignaige, Nous par saine et meure délibé-
ration et de nos très chers et amés oncles et frère... » [Archives,
Trésor des chartes, J, 37.)
35 — page 52 — Comme il traversait la forêt, un homme de
mauvaise mine, etc.
« ... Quemdam abjectissimum virum obviam habuit, qui eum
terruit vehementer. Is nec minis nec terroribus potuit cohiberi,
quin régi pertranseunli terribiliter clamando fere per dimidiam
360 HISTOIRE DE FRANCE
horam haec verba reiteraret : Non progrediaris ulterius, insignis
rex, quia cito perdendus es. Cui cito assensit ejus imaginatio jam
turbata... Hoc furore perdurante, viros quatuor occidit, cum
quodam insigni milite dicto de Polegnac de Vasconia, ex furtivo
tamen concubitu oriundo. » (Le Religieux de Saint-Denis, folio 189,
ms.) — M. Bellaguet ayant encore le manuscrit original entre les
mains, et n'ayant pas encore publié celte partie, je me sers de
l'excellente copie de Baluze (1839).
36 — page 55 — 7/ soutenait qiïil n était point marié, qu'il
il avait pas oV enfant...
« Non solum se uxoratum liberosque genuisse denegabat, imo
suimet et tituli regni Francise oblitus, se non nominari Carolum.
nec déferre lilia asserebat; et quotiens arma sua vel reginse exa-
rata vasis aureis vel alicubi videbat, ca indignantissime delebat. »
(Le Religieux de Saint-Denis, ms., anno 1393, folio 207.) —
« Arma propria et reginœ si in vitreis vel parietibus exarata vel
depicta percepisset, inhoneste et displicenter saltando hœc delebat,
asserens se Georgium vocari, et in armis leonem gladio transfo-
ratum se déferre. »
37 — page 58 — Gerson célèbre la paix, clans un de ces
moments où Von crut à la cession des deux papes...
Toutefois Gerson doute encore. Si la cession s'opère, ce sera un
don de Dieu, et non une œuvre de l'homme; il y a trop d'exemples
de la fragilité humaine : Ajax, Caton, Médée, les anges même,
« qui tresbuchèrent du ciel », enfin les apôtres, et notamment
saint Pierre, « qui à la voix d'une femelette renya Nostre-Sei-
gneur. » (Gerson, édition de Du Pin, t. IV, p. 567.)
38 — page 59 — Les Anglais ne voulaient point la paix,..
Sur les négociations antérieures, depuis 1380, voir entre autres
pièces le Voyage de Nicolas de Bosc, èvèque de Bayeux, imprimé
dans le Voyage littéraire de deux bénédictins, partie seconde,
p. 307-360.
39 — page 59 — Richard II épousa une plie du roi, avec une
dot de huit cent mille écus...
Elle apporta, en outre, un grand nombre d'objets précieux.
Voy. deux déclarations des joyaux, vaisselle d'or et d'argent, robes,
tapisseries et objets divers pour la personne de madame Isabeau,
pour sa chambre, sa chapelle et son écurie, panneterie, fruiterie,
APPENDICE 361
cuisine, etc. Nov. 1393, 23 juillet 1400. (Archives, Trésor des
chartes, J, 643.)
40 — page 59— Croisade contre les Turcs...
Comparer sur le récit de cette croisade nos historiens nationaux
et les écrivains hongrois et allemands cités par Hammer, Histoire
de V Empire Ottoman. Ce grand ouvrage a été traduit sous la
direction de Fauteur, par M. Hellert, qui Ta enrichi d'un atlas très
utile.
41 — page 61 — Élection de Pierre de Lima, Benoît XIII...
Consulter sur tout ceci le récit hostile au pape qu'on trouve dans
les actes du concile de Pise. (Concilia, éd. Labbe et Cossart, 1671,
t. XI, part. 2, coi. 2172, et seq.)
42 — page 63 — Quand le sultan vit le champ de bataille, etc.
Récit du Bavarois Schildberger, l'un des prisonniers, qui fut
épargné, à la prière du fils, du sultan. (Hammer, Histoire de V Em-
pire Ottoman, trad. de M. Hellert, t. I, p. 334.)
43 — page 64 — Présents de Bajazet au roi de France...
Le Religieux da Saint-Denis y ajoute : « Equus habens abscissas
ambas nares, ut diutius ad cursum habilis redderetur. » (Ms.,
folio 330.)
44 — page 67 — Tous quittèrent Richard, même son chien...
« Le roi Richard avoit un lévrier lequel on nommait Math, très
beau outre mesure: et ne vouloit ce chien connoître nul homme
fors le roi; et quand le roi devoit chevaucher, cil qui l'avoit en
garde le laissoit aller; et ce lévrier venoit tantôt devers le roi fes-
toyer et lui mettoit ses deux pieds sur les épaules. Et or donc
advint que le roi et le comte Derby parlant ensemble en mi la
place de la cour du dit châtel et leur chevaux tous sellés, car tantôt
ils dévoient monter, ce lévrier nommé Math qui coutumier éloit de
faire au roi ce que dit est, laissa le roi et s'en vint au duc de Lan-
castre et lui fit toutes les contenances telles que endevant il faisoit
au roi, et lui assist les deux pieds sur le col, et le commença gran-
dement à conjouir. Le duc de Lancastre, qui point ne connoissoit le
lévrier, demanda au roi : « Et que veut ce lévrier faire ?» —
« Cousin, ce dit le roi, ce vous est une grand'signifiance et à moi
petite. » — « Comment, dit le duc, Tentendez-vous ?» — « Je l'en-
tends, dit le roi, le lévrier vous festoie et recueille aujourd'hui
362 HISTOIRE DE FRANCE
comme roi d'Angleterre que vous serez, et j'en serai déposé; et le
lévrier en a connoissance naturelle; si le tenez de lez (près) vous,
car il vous suivra et il m'éloignera. » Le duc de Lancastre entendit
bien cette parole et conjouit le lévrier, lequel oncques depuis ne
voulut suivre Richard de Bordeaux, mais le duc de Lancastre; et
ce virent el sçurent plus de trente mille. » (Froissart, t. XIV,
c. lxxv, p. 205.)
45 — page 67 — Abdication de Richard II...
Voy. au t. XIV du Froissart édité par M. Buchon, le poème
français sur la déposition de Richard II (p. 322-466), écrit par un
gentilhomme français qui était attaché à sa personne. — Voir aussi
la publication de M. Thomas Wright : Alliterative Poem on the
déposition of king Richard II. — Richardi Maydiston de Con-
cordia inter Ricardum II et civitatem London, 1838. — La
lamentation de Richard est très touchante dans Jean de Vaurin :
« Ha, Monseigneur Jean-Baptiste mon parrain, je l'ai tiré du
gibet, » etc. (Bibl. royale, mss., 6756, t. IV, partie 2, folio 246.)
46 — page 67 — Lancastre fut obligé par les siens de leur
laisser tuer Richard...
« Si fut dit au roi : « Sire, tant que Richard de Bordeaux vive,
vous ni le pays ne serez à sûr état. » Répondit le roi : « Je crois
que vous dites vérité, mais tant que à moi je ne le ferai jà mourir,
car je J'ai pris sus. Si lui tiendrai son convenant (promesse) tant
que apparent me sera que fait ne aura trahison. » Si répondirent
ses chevaliers : « Il vous vaudroit mieux mort que vif; car tant
que les Français le sauront en vie, ils s'efforceront toujours de vous
guerroyer, et auront espoir de le retourner encore en son Etat, pour
la cause de ce que il a la fille du roi de France. » Le roi d'Angle-
terre ne répondit point à ce propos et se départit de là, et les laissa
en la chambre parler ensemble, et il entendit à ses fauconniers, et
mit un faucon sur son poing, et s'oublia à le paître. » (Froissart,
t. XIV, c. lxxxi, p. 258.)
47 — page 68 — Sa science était dans un livre merveilleux
qui s'appelait Smagorad...
Ce passage du Religieux de Saint-Denis ne peut trouver son expli-
cation que dans les auteurs qui ont traitéde la Kabbale. Voir les
travaux de M. Franck, si remarquables par la précision et la netteté.
APPENDICE 363
48 — page 69 — Le -pauvre prince sentit rapproche de la
frénésie...
« Sequenti die, menle se alienari senliens, jussit sibi cultellum
amoveri et avunculo suo duci Burgundia? praecepit, ut sic omnes
facerent curiales. Tôt angustiis pressus est illa die, quod sequenti
luce, cum praefalum ducem et aulicos accersisset, eis lachrimabi-
liter fassus est, quod mortem avidius appetebat quam taliter cru-
ciari, omnesque circumstantes movens ad lachrimas, pluries fertur
dixisse : Amore Jesu Christi, si sint aliqui conscii hujus mali, oro
ut me non torqueant amplius, sed cito diem ultimum faciant me
signare. » (Religieux de Saint-Denis, ms. Baluze.)
49 — page 69 — Un roi si débonnaire...
Le Religieux donne une preuve remarquable de la douceur de
Charles VI : « Cum in itinere... adolescens... dextrarium... urgeret
calcaribus, ut eum ad superbiam excitaret, recalcitrando calce
tibiam ejus graviter vulneravit et inde cruor fluxit largissimus.
Inde .. circumstantes cum in actorem delicti animadvertere cona-
rentur, id rex manu et verbis levibus, etc. » (Ibid., folio 736.)
50 — page 69 — Il saluait tout le monde, les petits comme
les grands...
« Tanta affabilitate prseminebat, ut etiam contemptibilibus per-
sonis ex improviso et nominatim salutationis dependeret affatum,
et ad se ingredi volentibus vel occurrentibus passim mutuse collocu-
tionis aut offerret ultro commercium aut postulantibus non
negaret... Quamvis benefîciorum et injuriarum valde recolens, non
tamen naturaliter neque magnis de causis sic ad iracundiam
pronus fuit, ut alicui contumelias aut improperia proferret. Carnis
lubrico contra matrimonii honestatem dicitur laborasse, ita tamen
ut nemini scandalum fieret, nulli vis, nulli enormis infligeretur
injuria. Preedecessorum morem etiam non observans, raro et
cum displicentia habitu regali, epitogio scilicet et talari tunica ute-
batur, sed indifferenter, ut decuriones caeteri, holosericis indutus,
et nunc Boemannum nunc Alemannum se fingens, etiam... post
unctionem susceptam hastiludia et joca militaria juslo saepius
exercebat. » (Ibid., folio 141.)
51 — page 70 — On lui mettait dans son lit une petite fille...
« Filia cujusdam mercatoris equorum... quse quidem compe-
tenter fuit remunerata, quia sibi fuerunt data duo maneria pulchra
cum suis omnibus pertinenliis, situata unum a Creteil, et aliud a
364 HISTOIRE DE FRANCE
Bagnolet, et ipsa vnlgariter vocabatur palam et publiée Parva
Regina, et secum diu stelit, suscepitque ab eo unam filiam, quam
ipse rex matrimonialiter copulavit cuidam nuncupato Harpedenne,
cui dédit dominium de Belleville in Pictavia, filiaque vocabatur
domicella de Belleville. » — Je ne retrouve plus la source d'où j'ai
tiré cette note. Elle est ou du Religieux de Saint-Denis, ou du ms.
Dupuy, Discours et Mémoires meslez, coté 488.
52 — page 72, note — Les cartes étaient connues avant
Charles VI, mais peu en usage...
On en trouve la première mention dans le Renart contrefait, dont
l'auteur anonyme nous apprend qu'il a commencé son poème en
1328 et l'a fini en 1341. M. Peignot a donné une curieuse biblio-
graphie de tous les auteurs qui ont traité ce sujet. (Peignot, Recher-
ches sur les danses des morts et sur les cartes à jouer.) —
Les uns font les cartes d'origine allemande, les autres d'origine
espagnole ou provençale. M. Rémusat remarque que nos plus
anciennes cartes à jouer ressemblent aux cartes chinoises. (Abel
Rémusat, Mèm. Acad., 2e série, t. VII, p. 418.)
53 — page 72 — Les cartes étaient peintes d'abord', mais
cela étant trop cher, on s'avisa de les imprimer...
En 1430, Philippe-Marie Visconti, duc de Milan, paya quinze
cents pièces d'or pour un jeu de cartes peintes. — En 1441, les
cartiers de Venise présentent requête pour se plaindre du tort que
leur font les marchands étrangers par les cartes qu'ils impriment.
(Ibid., p. 218, 247.)
54 — page 73 — Charles VI appelle ceux qui jouaient les
Mystères de la Passion « ses amés et chers confrères ».
Ordonnances, t. VIII, p. 555, déc. 1402. — Dans une lettre bien
antérieure, Charles VI assigne « quarante francs à certains cha-
pelains et clercs de la Sainte-Chapelle de nostre Palais à Paris,
lesquels jouèrent devant nous le jour de Pasques nagaires passé les
jeux de la Résurrection Nostre Seigneur. » 5 avril 1390. (Biblio-
thèque royale, ms., Cabinet des titres.)
55 — page 78 — Louis d'Orléans, etc.
Voir le Religieux de Saint-Denis à Tannée 1405, et le portrait
qu'il fait du duc d'Orléans, année 1407, ms. Baluze, folio 553. —
Voy. aussi les complaintes et autres pièces sur la mort de Louis
d'Orléans. (Bibl. royale, mss. Colbert 2403, Regius 9681-5.)
APPENDICE 365
56 — page 79 — Les vieilles barbes de l'Université se trou-
blaient à ses vives saillies...
Voy. la réponse qu'il leur fit en 1405. Toutefois ordinairement
il leur parlait avec douceur : « Ipsum vidi elegantiorem res-
pondendo... quam fuerant proponendo... mitissime alloqui, et si
uspiam errassent, leniter admonere. » (Religieux de Saint-Denis,
ras., 553, verso.)
57 — page 80, note 1 — L'éducation d'un jeune chevalier par
les femmes...
Les histoires de Saintré, de Fleuranges, de Jacques de Lalaing,
ne sont guère autre chose. L'homme y prend toujours le petit
rôle; il trouve doux d'y faire l'enfant. Tout au contraire de la Nou-
velle Hèloïse, dans les romans du quinzième siècle, la femme
enseigne, et non l'homme, ce qui est bien plus gracieux. C'est
ordinairement une jeune dame, mais plus âgée que lui, une dame
dans la seconde jeunesse, une grande dame surtout, d'un rang
élevé, inaccessible, qui se plaît à cultiver le petit page, à l'élever
peu à peu. Est-ce une mère, une sœur, un ange gardien? Un peu
tout cela. Toutefois, c'est une femme... Oui, mais une dame placée
si haut! Que de mérite il faudrait, que d'efforts, de soupirs pendant
de longues années!... Les leçons qu'elle lui donne ne sont pas des
leçons pour rire : rien n'est plus sérieux, quelquefois plus pédan-
tesque. La pédanterie môme, l'austérité des conseils, la grandeur
des difficultés, font un contraste piquant et ajoutent un prix à
l'amour... Au but, tout s'évanouit; en cela, comme toujours, le
but n'est rien, la route est tout. Ce qui reste, c'est un chevalier
accompli, le mérite et la grâce même. — Voir Y Histoire du Petit
Jehan de Saintré, 3 vol. in-12, 1724; le Panégyric du chevalier
sans reproche (La Trémouille), 1527, etc., etc. (Note de 1840). —
Voir Renaissance, notes de l'Introduction (1855).
58 — page 81 — Christine de Pisan...
Nous devons à M. Thomassy de pouvoir apprécier enfin ce
mérite si longtemps méconnu. (Essai sur les écrits politiques de
Christine de Pisan, 1838.) M. de Sismondi la traite encore assez
durement. Gabriel Naudé, ce grand chercheur, avait eu l'idée de
tirer ses manuscrits de la poussière. (NaudœiEpistolœ, epist. XLIX,
p. 369.)
59 — page 81 — Christine n'eut de rapport avec le duc d'Or-
léans, etc.
Elle dédia au duc d'Orléans son Débat des deux amants et d'au-
366 HISTOIRE DE FRANCE
très ouvrages. Du reste, elle fait entendre qu'elle ne le vit qu'une
fois, et pour solliciter sa protection : « Et ay-je veu de mes yeulx,
comme j'eusse affaire aucune requeste d'ayde de sa parolle, à
laquelle, de sa grâce, ne faillis mie. Plus d'une heure fus en sa
présence, où je prenoye grant plaisir de veoir sa contenance, et si
agmodérément expédier besongnes, chascune par ordre; et moi
mesmes, quant vint à point, par luy fus appellée, et fait ce que
requeroye... » — Elle dit encore du duc d'Orléans : « N'a cure
d'oyr dire deshonneur de femmes d'autruy, à l'exemple du sage,
(et dit de telles notables parolles : « Quant on me dit mal d'aucun,
je considère se celluy qui le dit a aucune particulière hayne à.
celluy dont il parle) », ne de nelluy mesdire, et ne croit mie de
legier mal qu'on lui rapporte. » (Christine de Pisan, collection
Petitot, t. V, p. 393.)
60 — page 82 — Monslrelel est sujet et serviteur de la maison
de Bourgogne...
M. Dacier n'a pas réussi, dans la préface de son Monstrelet, à
établir l'impartialité de ce chroniqueur. Monstrelet omet ou abrège
ce qui est défavorable à la maison de Bourgogne, ou favorable à
l'autre parti. Cela est d'autant plus frappant qu'il est ordinairement
d'un bavardage fatigant. « Plus baveux qu'un pot à moutarde »,
dit Rabelais.
61 — page 84 — Charles V rejidit aux Flamands Lille et
Douai, la Flandre française...
Il est curieux de voir comment Philippe-le-Hardi eut l'adresse de
se conserver cette importante possession que Charles V avait cru,
ce semble, ne céder que temporairement, pour gagner les Fla-
mands et faciliter le mariage de son frère. Celui-ci obtint, sous la
minorité de Charles VI, qu'on lui laisserait Lille, etc., pour sa vie
et celle de son premier hoir mâle. Il savait bien qu'une si longue
possession finirait par devenir propriété. V. les Preuves de
VHist. de Bourgogne, de D. Plancher, 16 janvier 1386, t. III,
p. 91-94.
62 — page 84 — La langue française et wallone ne gagna
pas un pouce de terrain sur le flamand...
C'est ce qui résulte de l'important mémoire de M. Raoux; il
prouve par une suite de témoignages que depuis le onzième siècle
la limite des deux langues est la même. Rien n'a changé dans les
villes même que les Français ont gardées un siècle et demi.
{Mémoires de V Académie de Bruxelles, t. IV, p. 412-440.)
APPENDICE 367
63 — page 85 — Pierre Dubois se fit pirate, etc.
Meyeri, Annales Flandriœ, folio 208, et Altemeyer, Histoire
des relations commerciales et politiques des Pays-Bas avec le
Nord, d'après les documents inédits ; ms.
64 — page 89 — Le duc d'Orléans jeta le gant à Henri IV
pour venger Richard II...
Lettre des ambassadeurs anglais contre le duc d'Orléans, etc. :
« Le roi d'Angleterre, alors duc, étant revenu en Angleterre
demander justice, a été poursuivi par le roi Richard, lequel est
mort en cette poursuite, ayant auparavant résigné son royaume
audit duc; il n'est pas nouveau qu'un roi, comme un pape, puisse
résigner son État. » 24 septembre 1404. (Archives, Trésor des
chartes, J, 645.)
65 — page 91 — Si Von en croyait une tradition conservée
par Meyer, etc.
Meyer ne nomme pas cet auteur, qui nous apprend seulement
dans le passage cité qu'il a vu souvent Charles VII et causé fami-
lièrement avec lui. II prétend que Jean-sans-Peur voulait, dès le
vivant de son père, tuer le duc d'Orléans; que dès qu'il lui suc-
céda, il demanda à ses conseillers quel était le moyen d'en venir
à bout avec moins de danger. N'ayant pu changer sa résolution, ils
lui conseillèrent d'attendre qu'il eût perdu son ennemi dans l'esprit
du peuple : « Id autem hoc modo efficere posset, si Parisiis prae-
cipue et similiter in aliis quibusque regni nobilioribus civitatibus,
per biennium vel triennum ante per impositas personas ubique
disseminari faceret : « Se maxime regnicolis compati et condolere,
« quod tôt tributis, et variis, et multiplicibus vectigalibus preme-
« rentur. Seque totis eniti conatibus ut, regno ad antiquas suas
« libertates atque immunilates restituto, omnibus hujus modi
« molestissimis gravissimisque exactionibus populus levaretur; sed
« ne sui optimi ac piissimi voti et affectus quem ad regnum et
« regnicolas gerebat, fructum assequeretur, ipsius Aurelianensis
« ducis vires et conatus semper obstitisse et continuo obstare, qui
« omnium hujus modi imponendorum et in dies excrescentium
« novorum tributorum atque vectigalium author et defensor
« maximus existeret ac semper extitisset. » Hoc igitur rumore per
omnes pêne civitates et provincias regni aures mentesque popu-
larium occupante, tanta invidia apud plebem (quse hujusmodi gra-
vamina vectigalium atque exactionum altius sentit atque suspirat)
conflata fuit adversus praefatum Aurelianensium ducem, tantus
368 HISTOIRE DE FRANCE
vero amor, gratia atque favor omnium duci Burgundionum arces-
serunt, ut... » (Meyer, 224, verso.)
66 — page 92 — Le duc de Bourgogne déclara, etc.
« Compatiendo regnicolis... Affirmans, quod si... consensisset,
inde ducenta millia scuta auri, sibi promissa, percepisset. » (Reli-
gieux de Saint-Denis, ms., folio 392.)
Il envoya dans toutes les villes des commissaires, etc.
« Qui de usurariis dolosisque contractibus et specialiter de illis
qui ultra medietatem justi pretii aliquid vendidissent inquirerent,
et ab eis secundum démérita, pecunias extorquèrent. (Ibid.,
folio 394.)
67 — page 95 — Les Anglais pensionnaient le capitaine de
Paris...
Le Religieux paraît croire pourtant quïl était innocent; le Par-
lement le jugea tel. Il était Normand et fortement soutenu par les
nobles de Normandie. (Ibid., folio 424.) « Et disoient les Anglais...
qu'il n'y avoit chose si secrète au conseil du roy que tantost après
ils ne sceussent. » (Juvénal, p. 162.)
68 — page 95 — Je ans ans-Peur conclut une trêve mar-
chande avec les Anglais...
En 1403, le duc de Bourgogne n'osant négocier avec les Anglais,
laissa les villes de Flandre traiter avec eux. (Rymer, edilio tertia,
t. IV, p. 38.) — 11 se fit ensuite autoriser par le roi à conclure une
trêve marchande. Cette trêve fut renouvelée par sa veuve et son
successeur. 29 août 1403, 19 juin 1404. {Archives, Trésor des
chartes, J, 573.)
69 — page 95 — L'habile et heureux fondateur de la maison
de Bourgogne, etc.
Yoy. l'excellent jugement que Le Laboureur porte sur le caractère
de Philippe-le-Hardi. (Introd. à VHist. de Charles VI, p. 96.)
70 — page 97 — La cession de biens au moyen âge...
Glossaire de Laurière, t. I, p. 206. — Michelet, Origines du
droit, p. 395 : « Se desceindre », c'est le signe de la cession de
biens. En certaines villes d'Italie, celui qui fait cession a payé pour
toujours, « s'il frappe du cul sur la pierre en présence du juge ».
71 — page 97, note 3 — La renonciation de la veuve...
Michelet, Origines, p. 42 : « La clef était un des principaux
APPENDICE 369
symboles usités dans le mariage... » — En France « lorsqu'on
ostoit les clefs à sa femme, c'étoit le signe du divorce. » (Godet.) —
« C'est une coutume chez les François que les veuves déposent
leurs clefs et leur ceinture sur le corps mort de leur époux, en
signe qu'elles renoncent à la communauté des biens. » (Le Grand
Coutumier.)
72 — page 98 — La duchesse de Bourgogne accomplit bra-
vement la cérémonie...
« Et là (à Arras), la duchesse Marguerite, sa femme (femme de
Philippe-le-Hardi), renonça à ses biens meubles par la doute
qu'elle ne trouvât trop grands dettes, en mettant sur sa représen-
tation sa ceinture avec sa bourse et les clefs, comme il est de cou-
tume, etc. » (Monstrelet.)
73 — page 99 — • La France était redevenue riche par la
paix...
Cela ressort d'une infinité de faits de détail. Un historien dont
l'opinion est bien grave en ce qui touche l'économie politique, et
que d'ailleurs on ne peut soupçonner d'oublier jamais la cause du
peuple, M. de Sismondi a compris ceci comme nous : « L'agricul-
ture n'était point détruite en France, quoiqu'il semblât qu'on eût
fait tout ce qu'il fallait pour l'anéantir. Au contraire, les granges
brûlées par les dernières expéditions des Anglais avaient été rebâ-
ties, les vignes avaient été replantées, les champs se couvraient de
moissons. Les arts, les manufactures, n'étaient point abandonnés;
au contraire, il paraît qu'ils employaient un plus grand nombre de
bras dans les villes, à en juger par les statuts de corps de métiers
qui se multipliaient dans toutes les provinces, et pour lesquels on
demandait chaque année de nouvelles sanctions royales. La richesse,
si bravement enlevée à ceux qui l'avaient produite, était bientôt
recréée par d'autres ; et il faut bien que ce fût avec plus d'abon-
dance encore, car le produit des tailles et des impositions, loin de
diminuer, s'était considérablement accru. Le roi levait plus facile-
ment six francs par feu dans l'année qu'il n'aurait levé un franc
cinquante ans auparavant. » (Sismondi, Histoire des Français,
t. XII, p. 173.)
74 — page 100 — On disait au peuple que la reine faisait
passer en Allemagne, etc.
« Cum regina ex illis sex equos oneratos auro monetato in Ale-
maniam mitteret, hoc in prsedam venit Metensium (de ceux de
t. iv. 24
370 HISTOIRE DE FRANCE
Metz) qui a conductoribus didicerunt quod alias finantiam similem
in A.lemaniam conduxerant, unde mirati sunt multi, cum sic vellet
depauperare Franeiam ut Alemanos ditaret. » (Religieux de Saint-
Denis, ms.
75 — page 100 — Le grave historien du temps croit que la
taxe précédente, etc.
« Mihi pluries de summa sciscitanti responsum est, quod orties
ad centum millia scula auri venerat, quam tamen propriis deputa-
verantusibus. » (Ibid., folio 439.)
76 — page 104 — On obtint de Charles VI qu'il appelât le
duc de Bourgogne, etc.
Monstrelet, t. I, page 163. Le greffier du Parlement, contre son
ordinaire, raconte ce fait avec détail : « Ce dit jour, le roy estant
malade en son hostel de Saint-Paul, à Paris, de la maladie de
l'aliénation de son entendement (laquelle a duré des l'an mil
cccmixx et xm, hors aucuns intervalles de résipiscence telle quelle),
et la royne et le duc d'Orliens Loys frère du roy estant à Meleun,
où len menoit le dauphin duc de Guienne aagié de IX ans environ
et sa femme aagiée de X ans ou environ, au mandement de la
royne mère dudit dauphin, Jehan duc de Bourgoigne et contes de
Flandres, cousin germain du roy et père de la femme dudit dau-
phin (qui venoit au roy comme len disoit pour faire hommage
après le décès de Philippe son père, oncle du roi, jadis de ses
terres, et pour le visiter et aviser comme len disoit du petit gou-
vernement de ce royaume) soupeconans comme len disoit que la
royne n'eut mandé ledit dauphin pour sa venue, chevaucha hasti-
vement et soudainement, à tout sa gent armée de Louvres en
Parisis où il avoit gen, en passant par Paris environ VII heures au
matin, et a consuit ledit dauphin san gendre qui avoit gen à Ville-
Juyve à Genisy, et ledit dauphin interrogué après salus où il aloit
et si voudroit pas bien retourner en sa bonne ville de Paris, a res-
pondu que oy, comme len disoit, le ramena environ XII heures
contre le gré du marquis du Pont, cousin germain du roy et dudit
duc et contre le gré du frère de la royne qui le menoient, auquel
dauphin alèrent au-devant le roy de Navarre, cousin germain, le
duc de Berry et le duc de Bourbon, oncles du roy et plusieurs
autres seigneurs qui estoient à Paris, et le menèrent au chasteau
du Louvre pour être plus seurement; dont se tindrent mal contens
lesdits duc d'Orliens et la royne, telement que hinc inde s'assem-
blèrent à Paris du cousté dudit duc de Bourgogne le duc de
APPENDICE 371
Lambourt son frère à grand nombre de gens d'armes, et ou plat-
paiz plusieurs de plusieurs paiz et à Meleun et ou paiz environ du
costé du ducd'Orliens plusieurs, comme len disoit. Quil en avendra?
Dieu y pourvoi, car en lui doit estre espérance et sience et « non in
principibus nec in filiis bominum, in quibus non est salus ».
{Archives, Registres du Parlement, Conseil, vol. XII, folio 222
19 août 1405.)
77 — page 105 — Le parti d'Orléans reprenait dix-huit
petites places, etc.
Le comte d'Armagnac prit d'abord dix-huit petites places, selon
le Religieux, ms , 469 verso :« Burdeganlensem adiit civitatem,
ipsis mandans quod si exire audebant... » — Le connétable d'Al-
bret et le comte d'Armagnac, employant tour à tour les armes et
l'argent, se firent rendre soixante forts ou villages fortifiés. (Reli-
gieux, 471, verso.)
78 — page 108 — C'était le moment où le nouveau comte de
Flandre, etc.
Promesse de la duchesse de Bourgogne et du duc Jean, son
fils, qui s'engagent à suivre l'instruction du roi pour régler le
commerce des Flamands avec les Anglais, 19 juin 1404. [Archives
Trésor des chartes, J, 503.)
79 — page 108 — Le duc de Bourgogne rassembla des muni-
lions infinies, douze cents canons...
Voyez le curieux travail de M. Lacabane sur YHistoire de Var-
tillerie au moyen âge (manuscrit en 1840).
^80 - page 109— Les Gascons qui avaient appelé le duc
d'Orléans se ravisèrent et ne l'aidèrent point...
« Ferebatur capitaneos ad custodiam Aquitaniœ deputatos
dommum ducem Aurelianensem antea sollicitasse, ut., aggre-
diendo armis patriam Burdegalensem .. - Iter arripuit, quamvis
minime ignoraret agilitatem Vasconum et quantis astuciis Francos
reiteratis vicibus deceperunt ab antiquo. » (Religieux de Saint-
Denis, ms., folio 490.)
81 - page 109 — Le duc de Bourgogne accusait le duc d'Or-
éans, etc.
Monslrelet dit que l'on avait abusé du nom du roi pour défendre
aux capitaines de la Picardie et du Boulenois d'aider le duc de
372 HISTOIRE DE FRANCE
Bourgogne. (Monsirelet, t. I, p. 192.) — Le duc réclama des dédom-
magements. (V. Compte des dépenses faites par le duc de
Bourgogne pour le siège de Calais, extrêmement important
pour l'histoire de l'artillerie et en général du matériel de guerre.
{Archives, Trésor des chartes, J, 922.)
82 — page 117 — Le testament du duc d'Orléans...
On y voyait le goût et la connaissance familière des divines
Écritures et des choses saintes. Durant sa vie, il avait été le plus
magnifique des princes dans ses dons aux églises. Ses dernières
volontés étaient plus libérales encore. Après le payement de ses
dettes qu'il recommandait d'une façon expresse, commençait un
merveilleux détail de toutes les fondations qu'il ordonnait, des
prières et services funèbres qu'il prescrivait pour sa mémoire et
dont les cérémonies étaient soigneusement déterminées. Il assignait
des fonds pour construire une chapelle dans chaque église de
Sainte-Croix d'Orléans, Notre-Dame de Chartres, Saint-Eus tache et
Saint-Paul de Paris. En outre, comme il avait une dévotion parti-
culière pour l'ordre des religieux Célestins, il fondait une chapelle
dans chacune des églises qu'ils avaient en France, au nombre de
treize, sans parler des richesses qu'il laissait à leur maison de
Paris. 11 avait voulu y être inhumé en habit de l'ordre, porté hum-
blement au tombeau sur une claie couverte de cendre, et que sa
statue de marbre le représentât aussi vêtu de cette robe. Les
pauvres et les hôpitaux n'étaient pas oubliés dans ses bienfaits ; et
son amour pour les lettres paraissait dans la fondation de six
bourses au collège de l'Ave-Maria. (Histoire des Célestins, par le
P. Beurrier. — M. de Barante, t. III, p. 95, 3e édition.) Voir l'acte
original, inséré en entier par Godefroy, à la suite de Juvénal des
Ursins, p. 631-646.
83 — page 118 — Les Liégeois ayant chassé leur évéque, etc.
« Urgebant ut aut sacris initiaretur, aut certe episcopatum abdi-
caret. » Zanfliet est ici d'autant plus croyable que sa partialité pour
l'évêque est partout visible. (Corn. Zanfliet, Leod'iensi monachi
Chronicon, apud Martene, Amplissima Colleclio, t. V, p. 360.)
Voir aussi Catalogus episcoporum Leodensium, auctore Pla-
cetio, ann. 1403-1408, et la Collection de Chapeauville.
84 — page 123 — Assassinat du duc d'Orléans...
Déposition de Jacquette Griffart. (Mém. Acad., t. XXI, p. 526 et
suiv.): « Elle s'en alla de sa dite fenestre pour coucher son enfant,
APPENDICE 373
et incontinent après ouit crier, etc.. » — L'autre témoin oculaire,
serviteur d'un neveu du maréchal de Rieux, dépose aussi : « Que
le jour d'hier au soir, environ huit heures de nuit..., estant à
Thuis d'une des salles... qui ont égart sur la Vieille rue du
Temple... ouit et entendit qu'en la rue avoit grand cliquetis comme
d'épées et autres armures... et disoient tels mots : « A mort, à
mort! » Dont lors pour scavoir ce que c'estoit, il remonta en ladite
chambre dudit son maître, qui est au-dessus de ladite salle... et
trouva que aux fenêtres d'icelle estoit desjà ledit son maître, le
page, le barbier d'icelui son maître, qui regardoient en ladite
Vieille rue du Temple, par l'une desquelles fenestres il qui parle
regarda emmi ladite rue, et veid à la clarté d'une torche qui étoit
ardente sur les carreaux, que droit devant l'hôtel de l'Image de
Notre-Dame, étoient plusieurs compaignons à pied, comme du
nombre de douze à quatorze, nul desquels il ne connaissoit, lesquels
tenoient les uns des espées toutes nues, les autres haches, les
autres becs de faucon, et massues de bois ayans piquans de fer au
bout, et desdits harnois féroient et frappoient sur aucuns qui
estoient en la compagnie, disans tels mots : « A mort, à mort ! »
Et qu'il est vrai que lors, il qui parle, pour mieux voir qui estoient
iceux compagnons, alla ouvrir le guichet de la porte qui a issue en
ladite Vieille rue du Temple... Et ainsi qu'il ouvrit ledit guichet de
ladite porte, on boula un bec de faucon entre ledit guichet et la
porte, dont lors il qui parle, pour double qu'on ne lui fit mal dudit
bec de faucon referma ledit guichet et s'en retourna en la chambre
dudit son maître, par Tune des fenestres de laquelle il vit aucuns
compaignons qui étoient montés sur chevaux emmi la rue, et si
veid sortir d'icelui hôtel cinq ou six compaignons tous montés sur
chevaux, qu'incontinent qu'ils furent sortis, un homme de pied près
d'iceux, féri et frappa d'une massue de bois un homme qui étoit
tout étendu sur les carreaux, et revêtu d'une houppelande de drap
de damas noir, fourrée de martre; et quand il eut frappé ledit
coup, il monta sur un cheval et se mit en la compagnie des autres...
Et incontinent après ledit coup de massue ainsi donné, il qui parle
veid tous lesdits compagnons qui étoient à cheval eux en aller et
fouir le plutôt qu'ils pouvoient sans aucune lumière, droit à
l'entrée de la rue des Blancs-Manteaux en laquelle ils se boutèrent,
et ne sait quelle part ils allèrent. Incontinent qu'ils s'en furent
allés, lui estant encore à ladite fenestre, vit sortir par les fenestres
d'en haut dudit hôtel de l'Image Notre-Dame, grande fumée, et si
ouit plusieurs des voisins qui crioient moult fort : « Au feu, au
feu ! » Et lors lui qui parle, ledit son maître et les autres dessus
374 HISTOIRE DE FRANCE
nommés, allèrent tous emmi la rue, eux étans en laquelle, il qui
parle veid à la clarté d'une ou deux torches ledit feu monseigneur
d'Orléans qui étoit tout étendu mort sur les carreaux, le ventre
contremont, et n'avoit point de poing au bras senestre... et si veid
qu'environ le long de deux toises près dudit feu monseigneur le
duc d'Orléans, étoit aussi étendu sur les carreaux un compagnon
qui estoit à la cour dudit feu M. le duc d'Orléans, appelé Jacob, qui
se complaignoit moult fort, comme s'il vouloit mourir. » (Dépo-
sition du varlet Raoul Prieur, Mém. Acad.y t. XXI, p. 529.)
85 — page 124 — Selon un autre récit, le grand homme au
chaperon rouge, etc.
« Cadaver ignominiose traxit ad vicinum fœtidissimum lutum,
ubi, cum face straminis ardente, scelus adimplelum vidit; inde
lsetus, tanquam de re bene gesta, ad hospitium dncis Burgundise
rediit. » (Religieux de Saint-Denis, ms., folio 553.) — V. dans les
Preuves de Félibien, le récit des Registres du Parlement,
Conseil, XIII.
86 — page 124 — Ces pauvres restes furent portés, parmi la
terreur générale...
Cette terreur ne paraît que trop dans le peu de mots qu'on
écrivit le lendemain sur les registres du Parlement. (Preuves de
Félibien, t. II, p. 549.) Les gens du Parlement paraissent sentir,
avec la sagacité de la peur, qu'un tel coup n'a pu être fait que par
un homme bien puissant. Ils ne disent rien de favorable au
mort : « Ce prince qui si grand seigneur estoit et si puissant, et à
qui naturellement, au cas qu'il eust fallu, gouverneur en ce royaume,
en si petit moment a fine ses jours moult horriblement et honteu-
sement. Et qui ce a faict, « scietur autem postea». — Plus tard, on
apprend que le meurtrier est le duc de Bourgogne, et le Parlement
fait écrire sur ses registres les lignes suivantes, où le blâme est
partagé assez également entre les deux partis: « XXIII novembris
M CCCC VII inhumaniter fuit trucidatus et interfectus D. Ludo-
vicus Francise, dux Aurelianensis et frater régis, multum astuius
et magni intellectus, sed nimis in carnalibus lubricus, de nocte
hora IX per ducem Burgundise, aut suo prsecepto, ut confessus est,
in vico prope portam de Barbette. Unde infinita mala processerunt,
quse diu nimis durabunt. » (Registres du Parlement, Liber con-
siliorum, passage imprimé dans les Mélanges curieux de Labbe,
t. II, p. 702-3.)
APPENDICE 375
87 — page 124 — Le duc d'Orléans fut enseveli à Véglise des
Cêlestins...
Les Céleslins avaient été fondés par Pierre de Morone (Cé-
lestin V), ce simple d'esprit qui fut déposé du pontificat par Boni-
face VIII. En haine de Boniface, Philippe-le-Bel honora les
Cêlestins, les fit venir en France, les établit dans la forêt de Com-
piègne (1308). Cet ordre devint très populaire en France. Tous les
hommes importants du temps de Charles V et de Charles VI furent
en relation intime avec cet ordre. Montaigu fit beaucoup de bien
aux Cêlestins de Marcoussis. (Archives, L, 1539-1540.)
88 — page 124 — Tout le monde pleurait, les ennemis comme
les amis...
Monstrelet, serviteur de la maison de Bourgogne, qui écrit à
Cambrai (en la noble cité de Cambrai, t. I, p. 48), et certainement
plusieurs années après l'événement, assure que le peuple se réjouit
de cette mort. Le Religieux de Saint-Denis, ordinairement si bien
informé, si près des événements, et qui semble les enregistrer à
mesure qu'ils arrivent, ne dit rien de pareil. Il assure que le meur-
trier lui-même parut affligé (folio 553) ; il ne croit pas, il est vrai, à
la sincérité de cette douleur. Moi, j'y crois; cette contradiction me
paraît être dans la nature. L'apologiste du duc d'Orléans dit que le
duc de Bourgogne pleurait et sanglotait : « Singultibus et lacrymis. »
(Ibid., folio 593.)
89 — page 125 — Hier tout cela, aujourd'hui plus rien...
« ... Et lui qui estoit le plus grand de ce royaume, après le Roy
et ses enfans, est en si petit de temps, si chétif. Et qui cecidit, sta-
bili non erat ille gradu. Agnosco nullam homini fîduciam,
nisi in Deo ; et si parum videatur, illuscescat clarius... Parcat
sibi Deus. » (Archives, Registres du Parlement. Plaidoiries,
Matinée VI, folio 7, verso.)
90 — page 126 — On trouve aux Céleslins la cellule où il
aimait à se retirer...
Selon l'apologiste du duc d'Orléans (Religieux de Saint-Denis,
ms., folio 594), il disait tous les jours le bréviaire : « Horas cano-
nicas dicebat. » — « Il avoit, dit Sauvai, sa cellule dans le dortoir
des Cêlestins, laquelle y est encore en son entier. Il jeûnoit,
veilloit avec les religieux, venoit à matines comme eux durant
l'Avent et le Carême. Ce prince leur a donné la grande Bible en
vélin, enluminée, qui avoit été à son père Charles V, et qu'on voit
376 HISTOIRE DE FRANCE
dans leur bibliothèque, signée de Charles V et de Louis, duc d'Or-
léans. Il leur donna aussi une autre grande Bible en cinq volumes
in-folio, écrite sur le vélin, qui a toujours servi et sert encore pour
lire au réfectoire. » (Sauvai, t. T, p. 460.)
91 — page 127 — Sa veuve n'eut pas la consolation d'élever
au mort V humble tombe.,.
« Considérant le mot du prophète: Ego sum vermis et non homo,
opprobrium hominum et abjectio plebis; je veux et ordonne que
la remembrance de mon visage et de mes mains soit faite sur ma
tombe en guise de mort, et soit madicte remembrance vêtue de l'habit
desdicts religieux Célestins, ayant dessous la tête au lieu d'oreiller
une rude pierre en guise et manière d'une roche, et aux pieds, au
lieu de lyons...une autre rude roche... Et veux... que madicte tombe
ne soit que de trois doigts de haut sur terre, et soit faicîe de marbre
noir eslevée et d'albâtre blanc..., et que je tienne en mes deux
mains un livre où soit escrit le psaume : Quicumque vult salvus
esse... Autour de ma tombe soient escrits le Pater, l'Ave et le
Credo. » (Testament de Louis d'Orléans, imprimé par Godefroy, à
la suite de Juvénal des Ursins, p. 633.)
Cy gist Loys duc Dorléans...
Lequel sur tous ducz terriens
Fut le plus noble en son vivant
Mais ung qui voult aller devant
Par envye le feist mourir...
(Epistaphe de feu Loys, duc d'Orléans. Bibl. royale, mss.
Colbert, 2403; Regius, 9681, 5.)
92 — page 127 — « Ilinc surrectura »...
Cette inscription, la plus belle peut-être qu'on ait jamais lue sur
une tombe chrétienne, a été placée par mon ami, -M. Fourcy
(bibliothécaire de l'École polytechnique), sur celle de sa mère.
93 — page 128, note 2 — Inès de Castro...
Lopes parle seulement de la translation du corps : « Como foi
trellada Dona Enez, etc. » (Collecçao de livros ineditos. 1816,
t. IV, p. 113.) M. Ferdinand Denis, dans ses intéressantes Chro-
niques de V Espagne et du Portugal, t. I, p. 157, cite le texte
principal (de Faria y Souza), qui appuie la tradition. — Un savant
Portugais, M. Corvalho, assurait avoir vu, il y a quelques années,
le corps d'Inès bien conservé : « Seulement la peau avait pris le
APPENDICE 377
ton du vélin bruni par le temps... » (IbicL, t. I, p. 163.) M. Taylor,
en 1835, n'a plus trouvé que des ossements dispersés sur les dalles
du couvent d'Alcabaça, et il les a pieusement inhumés. (Voyage
piit. en Espagne et en Portugal, 1. XIII.) — Je trouve encore
dans les Chroniques, traduites par M. Ferdinand Denis (t. I,
p. 78), un fait curieux qui caractérise, autant que l'histoire d'Inès,
le matérialisme poétique de ces temps, c'est l'histoire du bon vassal
qui ne veut pas rendre son château au nouveau roi avant de s'as-
surer de la mort de son maître Sanche II. Il va à Tolède, où
Sanche était mort exilé, enlève la pierre, reconnaît le mort, et
accomplit son serment féodal en lui remettant au bras droit les
clefs du château qu'il lui a autrefois confiées.
94 — page 129 — Les tombeaux de La Scala...
« In terra, e meze sepolte, sou prima tre arche di marmo nos-
trale, quali non si sa per quai di questa casa servissero, poichè non
hanno iscrizione alcuna; benne hanno l'arme sopra i coperchi, e
nel mezo di uno si vede la scala con aquila sopra,
E'n su la scala porta il santo uccello. »
(Dante, Parad., XVII, 72. — Maffei, Verona illustrata, parte
terza, p. 78, éd. in-folio.)
95 — page 129 — La tombe de Vassassinè...
Si ma mémoire ne me trompe, il y a près de là, dans Vérone,
plusieurs lieux dont les noms rappellent cet événement : « Via
dell' ammazatO; Via délie quatro spade, Volto barbaro, » etc. — Ma
conjecture semble appuyée par le passage suivant : « Sepultus...
exigua cum pompa tantum, cum cives vererentur ne offenderent
fratrem. » (Torelly Saraynae Veronensis, Hist. Veron., lib.
secundo; Thesiur. Antiquit. Ital. Grœvii et Burmanni, t. noni,
parte septima, colonn. 71.)
95 — page 129 — Can Signore de La Scala tua son frère dans
la rue, en plein jour...
« Caede hac a civibus et populo percepta, quilibet quietus reman-
sit... Approbata fuit ejus mens... Exclamarunt ornnes : Vivat
Dominus noster... » [Ibid., colonn. 70-71.)
97 — page 130 — Toutes les questions politiques, morales,
religieuses, s'agitèrent a Voccasion de la mort du duc d'Orléans.
Ces grandes questions semblent avoir déjà été débattues en
France, à l'occasion de la fin tragique de Richard II. Voy. Lettre
378 HISTOIRE DE FRANCE
de Charles VI aux Anglais, 2 oct. 1402. Bibl. royale, mss. Fon-
tanieu, 105-6; Brienne, vol. XXXIV, p. 227.
98 — page 131 — Le duc de Bourgogne leur dit tout pâle...
« Se fecisse instigante Diabolo. » (Religieux, ms., folio 154.) —
Plus loin, l'apologiste du duc d'Orléans rapporte cette parole
comme avouée du duc de Bourgogne lui-même : « Tune dixit quod
Diabolus ad id ipsum tentaveral, et nunc sine verecundia sibimet
contradicendo dicit quod optime fecit. » (Ibid., ms., folio 593.)
99 — page 132 — Il rassembla les États de Flandre, d'Ar-
tois, etc.
« Auxquels il fit remontrer publiquement comment à Paris il
avoit fait occire Louis, duc d'Orléans; et la cause pourquoi il l'avoit
fait, il la fit lors divulguer par beaux articles et commanda que la
copie en fût baillée par écrit à tous ceux qui la voudroient avoir;
pour lequel fait il pria qu'on lui voulsist faire aide à tous besoins
qui lui pourroient survenir. A quoi lui fut répondu des Flamands
que très volontiers aide lui feroient. » — Les Flamands lui étaient
d'autant plus favorables en ce moment qu'il venait de leur obtenir
une trêve de l'Angleterre. (Monstrelet, t. I, p. 207, 231.)
100 — page 133 — Il fit répandre le bruit qu'il n'avait fait
queprévenir le duc d'Orléans...
Le duc de Bourgogne aurait pu soutenir cette assertion, si l'on
s'en rapportait à la mauvaise traduction que Le Laboureur a faite
du Religieux. Il lui fait dire ridiculement fp. 624) : « Ces flamèches
de division causèrent un embrasement de haine et d'inimitié qu'on
ne put esleindre et qui fit découvrir beaucoup d'apparence de
conspirations sur la vie l'un de l'autre. » Il n'y a pas de conspi-
rations dans le texte; il dit : « In necem mutuam diu visi fuerunt
publiée aspirare. » (Folio 552.) — Cette récrimination atroce du
meurtrier n'est, je crois, exprimée nettement que dans une chro-
nique belge que j'ai déjà citée. Elle suppose, ce qui met le comble à
l'invraisemblance, que le duc d'Orléans s'adressa à son ennemi
mortel, Raoul d'Auquelonville, pour le décider à tuer le duc
de Bourgogne : « Avint ce nonobstant, par commune voix et
renommée, si comme on disoit, que ledit Dorliens avoit marchandé
ou voloit marchander à Raoulet d'Actonville de tuer le duc de
Bourgogne, lequel fait fu découvert par ledit Raoulet au duc de
Bourgogne. » (Chronique ms., n° 801 D (Bibliothèque de Bour-
gogne, à Bruxelles), folio 222.)
APPENDICE 379
101 — page 133 — Le plus triste et le plus rude hiver...
Au commencement de janvier 1408, il fait si froid que le Par-
lement ne tient pas séance... « Il ne pouoit besoigner : le gre-
phier mesme, combien qu'il eust prins feu delez lui, en une
poelette, pour garder lancre de son cornet de geler, lancre se
geloit en sa plume, de 2 ou 3 mos en 3 mos, et tant que enre-
gistrer ne pouoit... » Ce récit est quatre fois plus long que celui
de la mort du duc d'Orléans. Les glaçons empêchaient les moulins
de fonctionner : il y eut disette. Quand la gelée cessa, les ponts
furent emportés. Le greffier termine par ces mots : ... « Et ce cas,
avec Voccision de feu monseigneur Loiz duc Dorleans frère du
roy (de quo supra, mense novembri), a esté à grant merveille en
ce royaume... » Il paraît qu'il y eut vacance pendant un mois.
1er jour de février : « Curia vacatf pour ce qu'il n'a osé passer
la rivière pour aler au Palaiz pour la grant impétuosité et
force d'elle. Car aussy croît-elle toujours. » (Archives, Regis-
tres du Parlement, Conseil, vol. XIII, folio 11; et Plaidoiries,
Matinée VI, folio 40.)
102 — page 135 — Le duc de Bourgogne revint, etc.
« Et se logea en l'hostel d'un bourgeois, nommé Jacques de
Haugart, auquel hôtel ledit duc fît pendre par dessus l'huis par
dehors deux lances, dont l'une si avoit fer de guerre et l'autre si
avoit fer de rochet; pourquoi fut dit de plusieurs nobles estant à
icelle assemblée que ledit duc les y avoit fait mettre en signifiance
que qui voudroit avoir à lui paix ou guerre, si le prensit. » (Mons-
trelet, 1. 1, p. 234.)
103 — page 135 — Les princes avaient été jusqu'à Amiens
pour l'empêcher de venir...
A l'approche des troupes qui allaient occuper Paris, le Par-
lement, avec sa prudence ordinaire, ne voulut point se mêler des
affaires de la ville ni des précautions à prendre : « Et si a esté
touchié de requérir provision pour la ville de Paris où plusieurs
gens d'armes doivent arriver... Sur quoy n'a pas été conclu, quia
ad curiam non pertineret multis obstantibus ; au moins, ny
pourroit remédier. » (Archives, Registres du Parlement,
Conseil, XIII, 10 février 1407 (1408), folio 13, verso.)
104 — page 138 — Jean Petit fut soutenu par le duc de
Bourgogne...
Cette pension n'était pas gratuite; Jean Petit nous apprend lui-
380 HISTOIRE DE FRANCE
même qu'il a fait serment au duc de Bourgogne : « Je suis obligé
à le servir par serment à lui faict il y a trois ans passés... Lui,
regardant que j'eslois très petitement bénéficié, m'a donné chascun
an bonne et grande pension pour moi aidera tenir aux escoles; de
laquelle pension j'ai trouvé une grand'partie de mes dépens et
trouverai encore, s'il lui plaît de sa grâce. » (Monstrelet, t. I,
p. 245.)
105 — page 139 — II établissait qu'il était méritoire de tuer
un tyran.
Bien entendu qu'il ne faut pas chercher dans le discours de Jean
Petit un sérieux examen de ce prétendu droit de tuer.
Qui a droit de tuer? Que la société Tait elle-même (qu'elle doive
du moins l'exercer toujours), cela est fort contestable. Dieu a dit :
Non occides. Caïn qui a tué son frère, Dieu ne le tue point; il le
marque au front. — La société ne doit-elle pas au moins tuer pour
son salut? Ceci mène loin. Cléon affirme, dans Thucydide,
qu'Athènes doit, pour son salut, tuer tout un peuple, celui de
Lesbos. — En admettant que la société ait droit de tuer, un indi-
vidu peut-il jamais se charger de tuer pour elle, se faire juge du
meurtre, juge et bourreau à la fois? — Tuer un tyran. Mais
qu'est-ce qui a vu un tyran? qui jamais, dans le monde moderne,
a rencontré cette bête horrible de la cité antique? C'est un être
disparu, tout autant que certains fossiles. Quel souverain des temps
modernes (sauf peut-être un Eccelino, un Ali, un Djezzar) a pu
rappeler le tyran de l'antiquité? ce monstre qui supprimait la loi
dans une ville, sous lequel il n'y avait plus rien de sûr, ni la
propriété, ni la famille, ni la pudeur, ni la vie? (Note de 1840.)
106 — page 140 — « le duc d'Orléans était sorcier »...
M. Buchon dit que le détail des maléfices du duc d'Orléans,
toujours omis dans les éditions antérieures de Monstrelet, ne se
trouve que dans le ms. 8347. Le ms. du Roi 10319, ms. du com-
mencement du quinzième siècle, est précédé d'une miniature enlu-
minée qui représente un loup cherchant à couper une couronne
surmontée d'une fleur de lis, tandis qu'un lion l'effraye et le fait
fuir. Au bas, on lit ces quatre vers :
Par force le leu rompt et tire
A ses dents et gris la couronne,
Et le lion par très grand ire
De sa pâte grant coup lui donne.
(Buchon, édit. de Monstrelet, t. I, p. 302.)
APPENDICE 381
107 — page 143 — L'Université, le clergé, allèrent
dépendre, etc.
« Ce dit jour ont esté despenduz deux exécutez au gibet, qui se
disoient clercs et escoliers de l'Université de Paris, et au despendre
a eu, comme len dit, plus de XL mille personnes au gibet, et ont
esté ramenez en deux sarqueux, à grant compaignie et grans pro-
cessions des églises et de l'Université, sonnans toutes les cloches
des églises, jusques au parviz de N. D., entre X et XI heures,
couverts de toile noire, et rendus à lévesque de Paris par certaine
forme et manière, et depuiz portez ou menez à Saint-Maturin où
ont esté inhumez, comme len dit, et ce fait par ordonnance royal. »
16 mai 1408. (Archives, Registres du Parlement, Plaidoiries,
Matinée VI, folio 93, et Conseil, vol. XIII, folio 26.)
108 — page 143 — Deux messagers de Benoît XIII avaient
apporté des bulles menaçantes...
« A esté présentée au roy, dès lundi, comme len disoit, une
bulle par laquelle le pape Benedict, qui est lun des contendens du
papat, excommunie le roy et messires ses parents et adhérens. Et
qu'il en avendra ? Diex y pourvoie ! » (Archives, Registres du Par-
lement, Conseil, XIII, folio 27.)
109 — page 144 — Ces scolastiques, étrangers aux lois, aux
hommes et aux affaires, etc.
« Theologi atque artistae, in disputationibus magis quam proces-
sibus experti... Unde inter eos atque in jure peritos pluries orta
verbalis discordia. » (Religieux, ms., folio 565.)
110 — page 146 — Les deux messagers du pape fureyit
traînés par les rues, etc.
« Au jour dui entre 10 et 11 heures les prélas et clergie de
France assemblé au Palaiz, sur le fait de l'Eglise, ont esté amenez
maistre Sanceloup, nez du pair Darragon, et un chevaucheur du
pape Benedict qui fu devers nez de Castelle, en 2 tumbereaux,
chascun deulx vestuz dune tunique de toille peincte, où estoit en
brief effigiée la manière de la présentation des mauveses bulles
dont est mention le 21 de may ci-dessus, et les armes du dict
Benedict renversées et autres choses, et mittrez de papier sur leurs
têtes, où avoit escriptures du fait, depuis le Louvre où estoient
prisonniers, avec plusieurs autres de ce royaume, prélas et autres
gens déglise, qui avoient favorisé aux dictes bulles, comme len dit,
jusques en la court du Palaiz en molt grant compaignie de gens à
382 HISTOIRE DE FRANCE
trompes, et là ont esté eschafaudez publiquement et puiz remenez
au dit Louvre par la manière dessus dicte. » (Archives, Registres
du Parlement, Conseil, XIII, folio 39, août 1408.)
111 — page 146 — Le parti de Benoit et d'Orléans se for-
tifiait à Liège...
V. les curieux détails que donne Zanfliet sur la faction des
Haïroit. (Cornelii Zanfliet Leodiensis monachi Chronicon,
ap. Martène Ampliss. Coll., t. V, p. 365, 366.) Le Religieux et
Monstrelet sont fort étendus et fort instructifs. Placentius (Cata-
logus, etc.) est peu détaillé.
112 — page 148 — Le duc de Bourgogne ordonna le mas-
sacre des prisonniers...
« Y ont esté occis... de vingt-quatre à vingt-six mille Liégeois,
comme on peut le savoir par l'estimation de ceux qui ont vu les
noms .. Nous avons bien perdu de soixante à quatre-vingt che-
valiers ou écuyers. » (Lettre du duc de Bourgogne.) — V. M. de
Barante, t. III, p. 211-212, 3e édition.
113 — page 149 — On savait qu'il avait payé de sa personne...
« Comment en décourant de lieu à autre, sur un petit cheval,
exhorta et bailla à ses gens grand courage, et comment il se
maintint jusques en la fin, n'est besoin d'en faire grand décla-
ration... Oncques de son corps sang ne fut trait pour icelui jour,
combien qu'il fut plusieurs fois travaillé. » (Monstrelet, t. II, p. 17.)
114 — page 149 — La reine et les princes étaient revenus à
Paris...
« Dimanche 26 août 1408... Entrèrent à Paris et vindrent de
Meleun la royne et le dauphin accompaignés, environ quatre
heures après disner, des ducs de Berri, de Bretoigne, de Bourbon,
et plusieurs autres contes et seigneurs et grant multitude de gens
darmes et alèrent parmi la ville loger au Louvre. — Mardi 28 août...
Ce dict jour entra à Paris la duchesse Dorléans, mère du duc Dor-
léans qui à présent est, et la royne d'Angleterre, femme du dict
duc, en une litière couverte de noir à quatre chevaux couverts de
draps noirs, à heure de vespres, accompaignée de plusieurs cha-
riots noirs pleins de dames et de femmes, et de plusieurs ducs et
contes et gens darmes. » (Archives, Registres du Parlement,
Conseil, vol. XIII, fol. 40-41.) — Les princes s'accordèrent pour
déférer, dans cet intervalle, un pouvoir nominal à la reine et au
APPENDICE 383
dauphin : « Ce Ve jour (5 septembre 1408) furent tous les seigneurs
de céans au Louvre en la grant sale, où estoient en personne la
royne, le duc de Guienne, etc. (Suit une longue série de noms)...
en la présence desquelz... fu publiée par la bouche de maistre Jeh.
Jouvenel, advocat du roy, la puissance octroiée et commise par le
roy à la royne et audil mons. de Guienne sur le gouvernement du
royaume, le roy empeschié ou absent. » [Archives, ibid., Conseil,
vol. XIII, fol. 42, verso.)
115 — page 154 — Brisé qu'il élait par la torture, Montaigu
affirmait...
« Affirmasse quod tormentorum violentia (qua et manus dislo-
catas et se ruptum circa pudenta monstrabat) illa confessus fuerat,
nec in aliquo culpabilem ducem Aurelianensem nec se etiam red-
debat nisi in pecuniarum regiarum nimia consumptione. » (Reli-
gieux, ms., folio 633.)
116 — page 156 — Ce conseil interdit la chambre des
Comples...
« Et qui a longo tempore, D. Camerse computorum segre
ferentes quod Rex manu prodiga pecunias multis etiam indignis
consueverat largiri, dona in scriplis redigebant, addentes in mar-
gine Recuperetur, Nimis habuit; statutum est ut registrum
prœsidentibus traderetur, qui quod nimium fuerat ab ipsis aut
eorum haeredibus usque ad ultimum quadrantem, cessante omni
appellatione, extorquèrent. Omnes etiam Dominos Caméras compu-
torum deposuerunt, uno duntaxat excepto qui vices suppleret
omnium, donec... » (Religieux, ms., folio 639.) — Voir aussi
Ordonnances, t. IX, p. 468 et seq.
117 — page 157 — Cet argent s'était écoulé sans qu'on sût
comment...
Au milieu de cette détresse, nous trouvons, entre autres dépenses,
un mandement de Charles VI pour le payement de ses veneurs.
L'acte est rédigé dans des termes très impératifs et très-rigoureux.
A la suite de la signature du roi viennent ces mots : « Garde qu'en
se n'ait faute. » (Bibliothèque royale, mss., Fontanieu 107-108,
ann. 1410, 9 juillet.) — « Pour une paire d'heures, données par le
roi à la duchesse de Bourgogne, 600 écus. » (Ibid., 109-110,
ann. 1413.)
118 — page 160 — Le chancelier de Notre-Dame s'emporta
jusqu'à dire...
« Nec reges digne vocari, si exactionibus injustis opprimant
384 HISTOIRE DE FRANCE
populum suum, sed quod eos deposilione dignos possint rationabi-
liter repulare, in annalibus antiquis possunt de multis légère. »
(Religieux, ras., fol. 675, verso.)
119 — page 162, noie — Dans une de ces alarmes, etc.
« Ce dict jour, pour ce que le Roy noire Sire, accompaigné de
molt de princes, barons et chevaliers et grant nombre de gens
darmes, estoit venu loger au Palaiz, et pour les gens darmes
estoient pleins les hostelz tans de la Cité que du cloislre de Paris, et
par tout oultre les pons par devers la place Maubert, sans dis-
tinction, hors les seigneurs de céans pour lesquels a esté ordené
comme a dit en la chambre le prévost de Paris, que en leurs
hostelz len ne se logera pas, et que en telz cas aventure seroit que
les chambellans du Roy notre dit sire ne preissent les tournelles de
céans, esquelles a procès sans nombre qui seroient en aventure
destre embroillez, fouillez, et adirez et perdus, qui seroit dommage
inestimable à tous de quelque estât que soit de ce royaume; j'ay
fait murer l'uiz de ma tournelle, afin que len ne y entre, car : In
armigero vix potest vigere ratio. » — Le greffier a dessiné un
soldat sur la marge. (Archives, Registres du Parlement, Conseil,
XIII, folio 131, verso, 16 septembre 1410.)
120 — page 163 — Dans les vraies usances bretonnes, le
foyer restait au plus jeune...
Origines du droit, page 63: U sèment de Rohan:« En succession
directe de père et de mère, le fils juveigneur et dernier né desdits
tenanciers succède au tout de ladite tenue et en exclut les autres,
soient fils ou filles. » — Art. 22 : « Le fils juveigneur, auquel seul
appartient la tenue, comme dit est, doit loger ses frères et sœurs
jusques à ce qu'ils soient mariés; et d'autant qu'ils seroient
mineurs d'ans, doivent les frères et sœurs estre mariés et entre-
tenus sur le bail et profit de la tenue pendant leur minorité; et
estant les frères et sœurs mariés, le juveigneur peut les expulser
tous. » (Coutumier général.) — Cette loi me semble conforme à
l'esprit d'un peuple navigateur et guerrier qui veut forcer les aînés,
déjà grands et capables d'agir, à chercher fortune au loin. — Voir
ibid., sur le droit d'aînesse.
121 — page 167— Les Armagnacs poussaient la guerre avec
une violence inconnue jusque-là, etc.
Vaissette, Hist. du Languedoc, t. IV, p. 282. Néanmoins ils
conservaient toujours des liaisons avec les Anglais. Le Parlement
APPENDICE 385
leur fait un procès en 1395, à ce sujet. (Archives, Registres du
Parlement, Arrêts, XI, ann. 1395.)
122 — page 169 — La légèreté impie des Armagnacs...
Cette légèreté méridionale est sensible dans les proverbes, parti-
culièrement dans ceux des Béarnais; plusieurs sont fort irrévé-
rencieux pour la noblesse et pour l'Eglise :
Habillât ù bastou,
Qu'aura l'air du barou.
Habillez un bâton, il aura l'air d'un baron.
Las sourcières et lous loubs-garous
Aiïs cures han minya capous.
Les sorcières et les loups-garous font manger des chapons aux
curés, etc., etc. (Collection de Proverbes béarnais, ms., commu-
niquée par MM. Picot et Badé, de Pau.)
123 — page 170 — Les Armagnacs a Saint-Denis...
Les Parisiens croyaient néanmoins, et non sans apparence, que
les moines étaient favorables au parti d'Orléans. Le bruit même
courut à Paris que le duc d'Orléans s'était fait couronner roi de
France dans l'abbaye de Saint-Denis. (Religieux, ms., f. 701, verso.)
124 — page 172 — Le duc de Bourgogne avait fait publier à
grand bruit dans Paris, etc.
« Indeque rabies popularis sic exarsit, ut omnes utriusque sexus
absque erubescentise vélo ducibus publiée maledicentes, orarent ut
cum Juda proditore selernam perciperent portionem. » (Religieux,
ms., folio 734.)
125 — page 174 — Les fréquents appels à V opinion publique
que font les partis...
Le plus important peut-être de ces manifestes est celui que le
duc de Bourgogne publia au nom du roi, le 13 février 1412. Il y
demandait une aide à la langue d'oil et à la langue d'oc, et en
confiait la perception à un bourgeois de Paris. Préalablement il y
fait une longue histoire apologétique des démêlés de la maison de
Bourgogne avec celle d'Orléans. Il y flatte Paris; il entre dans le
ressentiment du peuple contre les excès des gens d'armes du parti
d'Orléans. Il fait dire au roi : « Nous feusmes deuement et souffi-
samment informés qu'ils tendoient à débouter du tout Nous et
t. îv. 25
336 HISTOIRE DE FRANCE
notre génération de notre royaume et seigneurie. » (Bibl.
royale, mss., Fontanieu, 109-110, ann. 1412, 13 février, d'après un
Vidimus de la vicomte de Rouen.)
126 — page 175 — Au front de la cathédrale de Chartres, on
sculpte la figure de la Liberté...
Voir le curieux rapport de M. Didron, dans le Journal de
V instruction publique, 1839.
127 — page 178, note — Clèmengis implore Vintervention du
Parlement...
« 0 clarissimi prsesides regiorum tribunalium, cselerique celeber-
rimi judices, qui illam egregiam Curiam illustratis, expergiscimini
tandem aliquando, et regni non dico statuai, quia non stat, sed
miserabilem lapsum aspicite... (Le juge doit comme le médecin)
non tantum morbis cum exorti fuerint subvenire, sed praestantiori
etiam cum gloria, salubri an te praeservatione, ne oriantur prospi-
cere. » (Nie. Clemeng. Epistol., t. II, p. 284.)
128 — page 180 — Ce long travail de la transformation du
droit...
Il est curieux d'observer le commencement de ce grand travail
dans les registres dits olim. On y trouve déjà des détails curieux
sur la jfrocédure. Deux employés des Archives, MM. Dessalles et
Duclos, en préparent la publication sous la direction de M. le
comte Beugnot. Voir subsidiairement les notices de MM. Klim-
rath, Taillandier et Beugnot, sur nos anciens livres de droit et
sur l'immense collection des registres du Parlement. — Toutefois
il ne faut pas oublier que ces registres, même les Olim, que ces
livres, même ceux du treizième siècle, contiennent moins le
droit du moyen âge que la destruction du droit du moyen âge.
Il faudrait remonter au droit féodal, au droit ecclèsiasique, tels
qu'on les trouve dans les chartes, dans les canons, dans les rituels,
dans les formules et symboles juridiques.
129 — page 180 — Le Parlement avait porté une sentence de
mort et de confiscation contre le comte de Périgord...
Il serait plus exact de dire : Comte en Périgord. Il n'avait guère
que la neuvième partie du département actuel de la Dordogne
(mss. inédits de M. Dessalles sur l'histoire du Périgord). D'après
une chronique ms. qu'a retrouvée M.Mérilhou, la chute du dernier
comte aurait été décidée par un rapt qu'il essaya de faire sur la
APPENDICE 387
fille d'un consul de Périgueux, pendant une procession. Le procès
énumère bien d'autres crimes. Rien n'est plus curieux pour faire
connaître les détails de cette interminable guerre entre les sei-
gneurs et les gens du roi. Le principal grief c'est que, à en croire
l'accusation, le comte disait qu'il voulait être roi et agissait comme
tel : « Jactabat palam et publiée fore se regem..., certumque
judicem pro appellationibus decidendis... constituerai... a quo non
permittebat ad Nos vel ad...Curiam appellare. » [Archives, Regis-
tres du Parlement, Arrêts criminels, reg. XI, ann. 1389-1396.)
130 — page 183 — La plupart des collèges, etc.
Du Boulay donne tout au long les constitutions de ces collèges,
t. IV et V.
131 — page 185 — Les Carmes voulaient remonter plus haut
que le christianisme...
Cette prétention produisit au dix-septième siècle une vive polé-
mique entre les Carmes et les Jésuites. Ceux-ci, qui n'aimaient
guère plus la poésie du moyen âge que la philosophie moderne,
attaquèrent durement l'histoire d'Élie; ils prirent une massue de
science et de critique pour écraser la frêle légende. Les Carmes, en
représailles, firent proscrire en Espagne les Acta des Bollandistes.
(Héliot, Histoire des Ordres monastiques, t. I, p. 305-310.)
132 — page 185 — La remontrance de l'Université au roi...
Le passage le plus important est celui où l'on compare les
dépenses de la maison royale à des époques différentes : « Ad pris-
corum regum, reginarum ac liberorum suorum continuendum
statum magnifîcum et quotidianas expensiones 94,000 francorum
auri abunde sufficiebant, indeque creditores débite contentabantur ;
quod utique modo non fît, quamvis ad praedictos usus 450,000
annuatim recipiant. » (Religieux, ras., folio 761.)
133 — page 187 — Les maîtres bouchers...
Cette antique corporation ne fit pas inscrire ses règlements parmi
ceux des autres métiers, lorsque le prévôt Éti-enne Boileau les
recueillit sous saint Louis. Sans doute les bouchers aimèrent mieux
s'en fier à la tradition, à la notoriété publique, et à la crainte qu'ils
inspiraient. V. M. Depping. Introd. aux Règlements d'Et. Boi-
leau, p. LVI; et Lamare, Traité de la police, t. II, liv. V, lit. XX.
134 — page 187 — Ces ètaux passaient, comme des fiefs,
d'hoir en hoir, etc.
Félibien, t. II, p. 753. Sauvai, t. I, 634, 642. V. aussi les Ordon-
388 HISTOIRE DE FRANCE
nances, 2^ass^m- L'une des plus curieuses est celle qui fixe la rede-
vance de chaque nouveau boucher envers le cellérier et le con-
cierge « de la Court-le-Roy » (du Parlement). [Ordonnances,
t. VI, p. 597, ann. 1381.)
135 — page 188 — Le boucher Alain y achète une lucarne
pour voir la messe de chez lui...
« Une vue de deux doigts de long sur deux de large. » (Vilain,
Histoire de Saint-J acques-la-Boucherie, p. 54, ann. 1388, 1405.)
136 — page 189 — Leur crainte était que le dauphin ne res-
semblât à sonpère...
« Si ab aliquo prsepotente (ut publiée ferebatur) inducli ad hoc
fuerint tune non habui pro comperto ; eos tamen non ignoro ducis
Guyennse nocturnas et indécentes vigilias, ejus commessationes et
modum inordinatum vivendi molestissime tulisse, timentes, sicut
dicebant, ne infirmitatem paternae similem incurreret in dedecus
regni. » (Religieux, ms., folio 778.)
137 — page 192 — L'hygiène appliquée à la politique, etc.
V. le sermon de Gerson sur la santé corporelle et spirituelle du
roi, et la lettre de Clémengis, intitulée : « De politise Gallicanae
œgritudine, per metaphoram corporis humani lapsi et consumpti.
(Nie. Clemeng. Epist., t. II, p. 300.) Ces comparaisons abondent
encore au dix-septième siècle, et jusque dans les préfaces de
Corneille.
138 — page 195 — Les Gantais voulurent garder le fils du
duc de Bourgogne...
Ce fait si important ne se trouve que dans le Religieux. Les his-
toriens du parti bourguignon, Monstrelet, Meyer, n'en disent rien.
Meyer passe sur tout cela comme sur des charbons. — Ce fut Paris
qui s'entremit en cette affaire pour ceux de Gand : « Regali con-
silio (prsepositi mjercatorum et scabinorum Parisiensium validis
precibus) ut Dominus Cornes de Charolois, primogenitus ducis
Burgundise, cum uxore sua, filia Régis, in Flandriam duceretur ..,
Gandavensium burgenses obtinuerunt. » (Religieux, ms., 723
verso.)
139 — page 197 — Les Universitaires se réunirent au cou-
vent des Carmes...
Lisez cette grande scène dans Juvénal des Ursins, p. 251-252.
APPENDICE 389
Cet historien médiocre, qui semble ordinairement se contenter
d'abréger le Religieux, présente cependant de plus quelques détails
importants qu'il avait appris de son père.
140 — page 198 — Le seul Pavilly s'obstina, etc.
Juvénal affirme, avec une légèreté malveillante, que le Carme
tirait de l'argent de tout cela. Quelqu'un, dit-il, parla pour sauver
Desessaits qui était au Châtelet, en grand danger : « Mais le dit de
Pavilly qui tendoit fort au profit de sa bourse, el s'intéressoit fort
avec les Gois, Saintyous et leurs alliez, voulust montrer que la
prise des personnes estoit dûment faite et qu'il falloit ordonner
commissaires pour faire leur procès. » (Juvénal desUrsins, p. 252.)
141 — page 199 — « Il y a de mauvaises herbes au jardin de
la reine »...
Jean de Troyes avait déjà employé la même métaphore : « Era-
dicentur herbae malse, ne impediant florem juventutis vestrae vir-
tutum fructus odoriferos producere. » (Religieux, ras., 785 verso.)
— Cette poésie de jardinage plaisait fort au peuple des villes,
toujours enfermé, et d'autant plus amoureux de la campagne qu'il
ne voyait pas. On la retrouve partout dans lesMeistersaengers, dans
Hans Sachs, etc. Il est vrai qu'elle n'y est pas mise à l'usage du
142 — page 201 — Sauf quelques articles trop minutieux et
d'une rédaction enfantine, etc.
V. l'article sur « Nostre bonne couronne desmembrée, et les
flourons d'icelle baillez en goige... » (Ordonnances, t. X, p. 92);
et l'article sur les aides de guerre, dont l'argent sera serré « en
un gros coffre, qui sera mis en la grosse tour de Nostre Palais ou
ailleurs en lieu sûr et secret, ouquel coffre aura trois clefs... »
[Ibid., p. 96.)
143 — page 207 — Jean Courtecuisse, célèbre docteur de
V Université, prêcha sur V excellence de V ordonnance...
Du Boulay rapporte à tort ce sermon à l'année 1403. Cependant
le titre qu'il lui donne lui-même devait l'avertir qu'il est de 1413.
Aura-t-il craint, pour l'honneur de l'Université, d'avouer les liai-
sons d'un de ses plus grands docteurs avec les Cabochiens?
144 — page 208 — Ils commencèrent le pont Notre-Dame...
« Cedit jour fut nommé le pont de la Planche de Mibray le Pont
390 HISTOIRE DE FRANCE
Nostre-Dame, et le nomma le roi de France Charles, et frappa de
la trie sur le premier pieu, et le duc de Guienne, son fils, après, et
le duc de Berry, et le duc de Bourgogne, et le sire de la Tré-
mouille. » (Journal du Bourgeois de Paris, 10 mai 1413,
éd. Buchon, t. XV, p. 182.)
145 — page 211 — La religion de la royauté était encore
entière et le fut longtemps...
Voyez si longtemps après l'extrême timidité du chef de la
Fronde. Il eut peur des États généraux (Retz, livre II), peur de
l'union des villes (livre III) : « J'en eus scrupule », dit-il. Il eut
peur encore de se lier avec Cromwell. Mazarin, tout en défendant
l'autorité royale qui était la sienne, avait apparemment moins de
scrupule, s'il est vrai qu'après la mort de Charles Ie' il ait dit dans
sa prononciation italienne : « Ce M. de Cromwell est né houroux
(heureux). »
146 — page 211 — L'avocat général Juvénal...
Voyez au Musée de Versailles la longue et piteuse figure de
Juvénal, et la rouge trogne de son fils l'archevêque. Le père n'en
fut pas moins un excellent citoyen. Son fils rapporte un trait admi-
rable de sa fermeté à l'égard du duc de Bourgogne, p. 222?
note 2.
147 — page 213 — Le cliarpenlier Guillaume Cirasse...
V. les armoiries de Guillaume Cirasse, dans le Recueil des
armoiries des prévôts et échevins de Paris (exemplaire colorié à la
Bibl. du cabinet du roi, au Louvre).
148 — page 215, note 2 — Le roi désirait fort traiter, etc.
Un grand seigneur vient trouver le roi au matin pour l'animer
contre les Bourguignons. « Le roy estant en son lict, ne dormoit
pas et parloit en s'esbatant avec un de ses valets de chambre, en
soy farsant et divertissant. Et ledit seigneur vint prendre par
dessous la couverture le roy tout doucement par le pied, en disant:
Monseigneur, vous ne dormez pas? Non, beau cousin, lui dit le
roy, vous soyez le bien venu, voulez-vous rien? y a t'il aucune
chose de nouveau? Nenny, Monseigneur, luy respondit-il, sinon
que vos gens qui sont en ce siège, disent que tel jour qu'il vous
plaira, verrez assaillir la ville, où sont vos ennemis et ont
espérance d'y entrer. Lors le roi dit que son cousin le duc de
Bourgogne vouloit venir à raison, et mettre la ville en sa main,
sans assaut, et qu'il falloit avoir paix. A quoy ledit seigneur res-
APPENDICE 391
pondit : Comment, Monseigneur, voulez-vous avoir paix avec ce
mauvais, faux, traistre et desloyal, qui si faussement et mauvai-
sement a faict tuer vostre frère? Lors le roy, aucunement des-
plaisant, luy dit : Du consentement de beau fils d'Orléans, tout lui
a esté pardonné. Hélas! Sire, répliqua ledit seigneur, vous ne le
verrez jamais vostre frère... Mais le roy lui respondit assez chau-
dement : Beau cousin, allez-vous-en; je le verray au jour du
Jugement. » (Juvénal, p. 2-3.)
149 — page 217 — Dès qu'il s'agit de V Église, Gerson est
républicain...
V. les œuvres de Gerson (éd. Du Pin), surtout au tome IV, et les
travaux estimables de MM. Faugère, Schmidt et Thomassy. Je
parlerai ailleurs de ceux de MM. Gence, Gregori, Daunou, Oné-
syme Leroy, et en général des écrivains qui ont débattu la question
de Vlmitation.
150 — page 221 — V augmentation des dépenses tenait à
Vavillissement progressif du prix de Vargent...
Clémengis s'étonne de ce qu'un monastère qui nourrissait primi-
tivement cent moines n'en nourrit plus que dix (p. 19). Qui ne sait
combien en deux ou trois siècles changent et le prix des choses et,
le nombre de celles qu'on juge nécessaires? Pour ne parler que
d'un siècle, quelle grande maison pourrait être défrayée aujour-
d'hui d'après le calcul que madame de Maintenon fait pour celle de
son frère? Voir, entre autres ouvrages, une brochure de M. le
comte d'Hauterive : Faits et observations sur la dépense d'une
des grandes administrations etc.; deux autres brochures de
M. Eckard: Dépenses effectives de Louis XIV en bâtiments au
cours du temps des travaux de leur évaluation, etc., etc.
151 — page 222 — Clémengis... d'Ailly...
Je ne veux pas contester le mérite réel de ces deux personnages
qui furent tout à Ja fois d'éminents docteurs et des hommes d'ac-
tion. D'Ailly fut l'une des gloires de la grande école gallicane du
collège de Navarre; il y forma Clémengis et Gerson. Clémengis est
un bon écrivain polémique, mordant, amusant, salé (comme aurait
dit Saint-Simon). V. le tableau qu'il fait de la servilité du pape
d'Avignon, dans le livre de la Corruption de VÉglise (p. 26). La
conclusion du livre est très éloquente. C'est une apostrophe au
Christ; les protestants peuvent y voir une prophétie de la Réforme :
« Si tuam vineam labruscis senticosisque virgultis palmites suffo-
392 HISTOIRE DE FRANCE
cantibus obseptam, infructiferam, vis ad naturam reducere, quis
melior modus id agendi, quam inutiles stirpes eam sterilem effi-
cientes quœ falcibus ampulatae pullulant, radicitus evellere,
vineamque ipsam aliis agricolis locatam novis rursum autiferacibus
et fructiferis palmitibus inserere?... Haec non nisi exigua sunt
dolorum initia et suavia quœdam eorum qua3 supersunt prœludia.
Sed tempus erat, ut porlum, ingruenle jam tempestate, pete-
remus, nostrseque in his periculis saluti consuleremus, ne tanta
procellarum vis, quae laceram Pétri naviculam validiori turbinis
impulsu, quam ullo alias tempore concussura est, in mediis nos
fluctibus, cura his qui merito naufragio perituri sunt, absorbeat. »
(Nie. Clemeng. De corrupto Ecclesiee statu, t. I, p. 28.)
152 — page 223 — ... le piquant réquisitoire du concile contre
les deux papes rèfractaires..,
Concilium Pisanum, ap. Concil., éd.Labbe et Cossarl, 1671;
t. XI, pars II, p. 2172 et seq.
153 — page 224 — Ces ennemis acharnés s'entendaient au
fond à merveille...
« Habentes faciès di versas..., sed caudas habent ad invicem col-
ligatas, ut de vanitate conveniant. » (Ibid., p. 2183.) — « ... Vo-
lebat unum pedem tenere in aqua et alium in terra. » (Ibid.,
p. 2184.)
154 _ page 225 — Lorsque Valla élevait les premiers doutes
sur Vauthenticité des décrétâtes...
Non seulement Valla, mais Gerson, dans son épître De modis
uniendi ac reformandi Ecclesiam,y.l66. SurValla,lireun article
excellent de la Biographie universelle (par M. Viguier),t. XLVII,
p. 345-353. — € Des papes ont permis à Ballerini de critiquer, à
Rome même, les fausses décrétâtes. Pourquoi ne les ont-ils pas
révoquées? Pour la même raison que les rois de France n'ont pas
révoqué les fables politiques relatives aux douze pairs de Charle-
magne, ni les Empereurs celles qui se rattachent à l'origine des
cours Weimiques, etc. » Telle est la réponse de l'ingénieux
M. Walter. (Walter, Lerhbuch des Kirchenrechts, Bonn. 1829,
p. 161.)
155 — page 226 — Raymond Lulle pleura aux pieds de son
Arbor, qui finissait la scolastique...
Voir la curieuse préface. (Raymond Lullii Majoricensis, illumi-
nati patris, Arbor scientise. Lugduni, 1636, in-4°, p. 2 et 3.)
APPENDICE 393
156 — page 226 — ... renouveler...
Ce verbe, employé comme neutre, avait bien plus de grâce. Je
crois qu'on y reviendra. V. Charles d'Orléans (p. 48) : « Tous jours
sa beauté renouvelle. » Et Eustache Deschamps (p. 99) : « De jour
en jour votre beauté renouvelle. »
157 — page 227 — Au moment où V Anglais allait fondre sur
la France, etc.
« Licet quis contemnendum esse, quantum ad bella pertinet,
ducem Lotharingiœ, nec tantis pollere viribus, ut domui audeat
Franciae bellum inferre, non parvus débet hostis videri quem Deus
excitât et propter aliorum adjuvat facinora. » (Nie. Clemengis, t. II,
p. 257.) — On voit de même dans les lettres de Machiavel qu'à la
veille d'être conquise par les Espagnols, l'Italie ne craignait que les
Vénitiens. Il écrit aux magistrats de Florence : « Vos Seigneuries
m'ont toujours dit que la liberté de l'Italie n'avait à craindre que
Venise. » (Machiavel, Lettre de février ou mars 1508.)
158 — page 230 — Sur les cinquante-trois mille fiefs en
Angleterre, VÈglise en possédait vingt-huit mille...
Turner, The History of England, during the middle âges
(éd. 1830), vol. III, p. 96. — On assurait récemment que le clergé
anglican avait encore aujourd'hui un revenu supérieur à celui de
tout le clergé de l'Europe. Ce qui est sûr, c'est que l'archevêque
de Cantorbéry a un revenu quinze fois plus grand que celui d'un
archevêque français, trente fois plus grand que celui d'un cardinal
à Rome. (Stalistics of the Church of England, 1836, p. 5.)
V. aussi trois Lettres de Léon Faucher (Courrier français, juillet,
août 1836).
159 — page 232, note — Le droit d'aînesse en Angleterre...
Le 12 avril 1836, M. Ewart voulait présenter un bill statuant
que, au moins dans les successions ab intestat, les propriétés fon-
cières seraient partagées également entre les enfants; sir John
Russel a parlé contre, et la motion a été rejetée à une forte
majorité.
160 — page 237 — Shakespeare ennemi des sectaires de tout
âge...
Shakespeare a fait de rares allusions aux puritains naissants,
toutes malveillantes. Voir entre autres celle qui se trouve dans
394 HISTOIRE DE FRANCE
Twelfth Night, acl. III, scène n. — Quant à Falstaff, j'aurai occa-
sion d'y revenir.
161 — page 239, note — L'examen cTOldcastle par Varche-
vêque de Cantorbéry, etc.
« Dominus Cantuariensis gratiose se obtulit, et paratum fore
promisit ad absolvendum eura; sed ille petere noluit... Cui com-
patiens dominus Cant. dixit : Caveatis... Unde dominus Cant. sibi
compatiens... Cui archiepiscopus affabililer et suaviter... Conse-
quenter dominus Cant. suavi et modesto modo rogavit... Quibus
dictis dominus Cant. flebili vultu eum alloquebatur... Ergo, cum
magna cordis amaritudine, processit ad prolationem sententia?. »
(Walsingham, p 384.) — Elmbam célèbre en prose et en vers les
exécutions et les processions. « Rege jubente... Regia mens
gaudet. » (Turner, vol. III, p. 142.)
162 — page 240 — Henri V écrivit aux prélats...
De arraiatione cleri : « Prompti sint ad resistendum conlramali-
tiam inimicorum regni, ecclesise, etc. » Rymer, 3e éd., vol. IV,
pars I, p. 123; 28 mai 1415.)
163 — page 240 — Il complétait ses préparatifs...
Traité pour avoir des vaisseaux de Hollande, 18 mars 1415.
Presse des navires, 11 avril; des armuriers (operariis areuum, etc.,
tam intra liber tates quam extra), le 20; presse des matelots,
le 3 mai; recherche de charrettes, le 16; achat de clous et de fers
de chevaux, le 25; achat de bœufs et vaches, le 4 juin; ordre pour
cuire du pain et brasser de la bière, le 27 mai ; presse des maçons,
charpentiers, serruriers, etc; — 5 juin, négociations avec le Gallois
Owen Glendour ; 24 juillet, testament du roi; défense de la fron-
tière d'Ecosse; négociations avec l'Aragon, avec le duc de Bre-
tagne, avec le duc de Bourgogne, 10 août; Bedford nommé
gardien de l'Angleterre, 11 août; au maire de Londres, 12, etc.
(Rymer, t. IV, p. I, p. 109-146.)
164 — page 242 — Le roi réunit la plus forte armée, etc.
Tels sont les nombres indiqués par Monstrelet, t. III, p. 313.
Lefebvre dit : huit cents bâtiments. Rien n'est plus incertain que
les calculs de ce temps. Lefebvre croit que le roi de France avait
deux cent mille hommes devant Arras, en 1414; Monstrelet en
donne cent cinquante mille aux Français à la bataille d'Azincourt.
APPENDICE 395
Je crois cependant qu'il a été mieux instruit sur le nombre réel de
l'armée anglaise à son départ.
165 — page 246 — Un prêtre anglais nous apprend, etc.
Ms. cité par sir Harris Nicolas, dans son Histoire de la bataille
d'Azincourt (1832), p. 129. Ce remarquable opuscule offre toute
l'impartialité qu'on devait attendre d'un Anglais judicieux, qui
d'ailleurs n'a pas oublié l'origine française de sa famille. Qu'il me
soit permis de faire remarquer en passant que beaucoup d'étran-
gers distingués descendent de nos réfugiés français : sir Nicolas,
miss Martineau, Savigny, Ancillon, Michelet de Berlin, etc.
166 — page 246 — Tous les habitants d'Harfleur furent
chassés de la ville...
Le chapelain rapporte les lamentations de ces pauvres gens, et il
ajoute, avec une bien singulière préoccupation anglaise, qu'après
tout ils regrettaient une possession à laquelle ils n avaient pas
droit : « For the loss of their accustomed, though unlawful,
habitations. » V. Sir Nicolas, p. 214.
167 — page 247 — Henri V déclara que oVHarfleur il irait
jusqu'à Calais...
Cette expédition a été racontée par trois témoins oculaires qui
tous trois étaient dans le camp anglais : Hardyng, un chapelain
d'Henri V, et Lefebvre de Saint-Remy, gentilhomme picard, du
parti bourguignon, qui suivit l'armée d'Henri. Il n'y a qu'un
témoin de l'autre parti, Jean de Vaurin, qui n'ajoute guère au récit
des autres. Je suivrai volontiers les témoignages anglais. L'histo-
rien français qui raconte ce grand malheur national doit se tenir
en garde contre son émotion, doit s'informer de préférence dans le
parti ennemi.
168 — page 248 — Le duc de Lorraine à lui seul amenait
cinquante mille hommes...
Lettre du gouverneur de Calais Bardolf, au due de Bedford :
« Plaise à vostre Seigneurie savoir, que par les entrevenans divers
et bonnes amis, repairans en ceste ville et marche, aussi bien hors
des parties de Fraunce, comme de Flaundres, me soit dit et rap-
porté plainement que sans faulte le Roi nostre Seigneur... ara
bataille... au plus tarde, deins quinsze jours... que le duc de
Lorenne ait assembleie... bien cinquant mille hommes, et que,
mes qu'ils soient tous assemblées, ilz ne seront moins de cent
mille ou pluis. » (Rymer, t. IV, p. I, p. 147, 7 octobre 1415.)
396 HISTOIRE DE FRANCE
169 — page 249 — Des Picards se joignirent aux Anglais, et
peut-être les guidèrent,..
Lorsqu'on voit un de ces Picards, l'historien Lefebvre de Saint-
Remy, après avoir combattu pour les Anglais à Azincourt, devenir
le confident de la maison de Bourgogne, la servir dans les plus
importantes missions (Lefebvre, prologue, t. VII, p. 258), et enfin
vieillir dans cette cour comme héraut de la Toison d'or, on est bien
tenté de croire que Lefebvre, quoique jeune alors, fut l'agent
bourguignon près d'Henri V. Il ne vint pas seulement pour voir la
bataille; les détails minutieux qu'il donne (p. 499) portent à croire
qu'il suivit l'armée anglaise, dès son entrée en Picardie. V. sur
Lefebvre la Notice de mademoiselle Dupont (Bulletin de la Société
de l'histoire de France, tome II, lre partie). La savante demoi-
selle a refait toute la vie de Lefebvre; elle a prouvé qu'il avait
généralement copié Monstrelet; il me paraît toutefois qu'en copiant
il a quelque peu modifié le récit des faits dont il avait été témoin
oculaire.
170 — page 250 — Un homme du pays vint dire, etc.
Les deux Bourguignons Monstrelet et Lefebvre ne disent rien
de ceci. Ce sont les Anglais qui nous l'apprennent : « But sud-
denly, in the midst of their despondency, one of the villagers
communicated to the king the invaiuable information... » (Turner,
t. II, p. 423.)
171 — page 251 — Le duc de Berri voulait que les partis
d'Orléans et de Bourgogne envoyassent chacun cinq cents
lances...
Il avait d'abord fait écrire en ce sens aux deux ducs, avec
défense de venir en personne ; c'est ce qu'assure le duc de Bour-
gogne dans la lettre au roi. (Juvénal des Ursins, p. 299.)
172 — page 253 — Bataille d' Azincourt...
Lefebvre, t. VIII, p. 511. — Religieux, ras., 945 verso. — Jehan
de Vaurin, Chroniques d'Angleterre, vol. V, partie I, chap. ix,
folio 15, verso; ms. de la Bibliothèque royale, n° 6756. — Jean de
Vaurin était à la bataille, comme Lefebvre, mais de l'autre côté :
« Moy, acteur de ceste euvre, en scay la vérité, car en celle assem-
blée estoie du costé des François. »
173 — page 260 — Alors survinrent les Anglais, etc.
« Ictus reiterabant mortales, inusitato etiam armorum génère usi
APPENDICE 397
quisque eorum in parte maxima clavam plumbeam gestabant, qua?
capiti alicujus afflicta mox illum praecipitabat ad terram moribun-
dum.» (Religieux de Saint-Denis, ras., fol. 950.)
174 — page 260 — Puis, c'est le duc d'Alençon, etc.
Cet embellissement est de la façon de Monstrelet, t. III, p. 355.
11 le place hors du récit de la bataille, après la longue liste des
morts. Lefebvre, témoin oculaire, n'a pu se décider à. copier ici
Monstrelet.
175 — page 262 — Le lendemain le vainqueur prit ou tua ce
qui pouvait rester en vie...
Lefebvre, t. VIII, p. 16-17. —Monstrelet, t. III, p. 347. Je ne sais
d'après quel auteur M. de Barante a dit : « Henri V fit cesser le
carnage et relever les blessés. » (Hist. des ducs de Bourgogne,
3e édit., t. IV, p. 250.)
176 — page 262, note 3 — Le connétable d'Albret...
Le Religieux revient fréquemment (fol. 940, 946, 948) sur ces
bruits de trahison, qui probablement circulaient surtout à Paris,
sous l'influence secrète du parti bourguignon. — Nulle part ces
accusations ne sont exprimées avec plus de force que dans le récit
anonyme qu'a publié M. Tailliar : « Charles de Labrech, conné-
table de Franche, alloit bien souvent boire et mangier avec le Roi
en l'ostdes Englès... Li connétables se tenoit en ses bonnes villes
et faisoit défendre de par le roi de Franche que on ne le combat-
tesit nient. » Cette dernière accusation, si manifestement calom-
nieuse, ferait soupçonner que cette pièce est un bulletin du duc de
Bourgogne. Au reste, l'auteur confond beaucoup de choses; il croit
que c'est Clignet de Brabant qui pilla le camp anglais, etc. Dans la
même page, il appelle Henri V tantôt roi de France, tantôt roi
d Angleterre. (Archives du nord de la France et du midi de la
Belgique (Valenciennes), 1839.)
177 — page 263 — Le fils du duc de Bourgogne fit a tous les
morts la charité d'une fosse...
Monstrelet, t. III, p. 358. Selon le récit anonyme publié par
M. Tailliar, on ne put jamais savoir le vrai nombre des morts;
ceux qui les avaient enfouis, jurèrent de ne point le révéler.
[Archives du nord de la France (Valenciennes), 1839.)
178 — page 266 — Les Français nourrirent les Anglais...
« De suis victualibus refecerunt. » (Walsingham, p. 342.) — Wal-
398 HISTOIRE DE FRANCE
singham ajoute une observation de la plus haute importance :
« Nempe mos est utrique genti, Anglise scilicet atque Gallise, licet
sibimet in propriis sint infesti regionibus, in remotis partibus tan-
quam fratres subvenire, et fidem ad invicem inviolabilem obser-
vave. » (Walsingham, ibid.) — C'est qu'en effet, ce sont des frères
ennemis, mais après tout des frères.
179 — page 266 — ... des vers charmants, pleins de bonté et
de douceur d'âme...
Malgré cette douceur de caractère, Charles d'Orléans avait eu
quelques pensées de vengeance après la mort de son père. Les
devises qu'on lisait sur ses joyaux, d'après un inventaire de 1409,
semblent y faire allusion : « Item une verge d'or, ou il a escript,
Dieu le scet. — Item une autre xerge d'or où il est escript,
il est loup. — Item une autre verge d'or plate en laquelle est
escript, Souviegne vous de. — Item deux autres verges d'or es
quelles est escript, Inverbesserin. — Item ung bracelet d'argent
esmaillié de vert et escript, Inverbesserin. (Inventoire des
joyaulx d'or et d'argent, que monseigneur le duc d'Orléans a par-
devers lui, fait à Blois en la présence de mondit seigneur, par
monseigneur de Gaule et par monseigneur de Chaumont, le mc jour
de décembre, lan mil cccc et neuf, et escript par moy Hugues Per-
rier, etc. » Cette pièce curieuse a été trouvée dans les papiers des
Célestins de Paris. (Archives du royaume. L, 1539.)
180 — page 266 — Charles d'Orléans passa de longues années
à Pomfret, traité honorablement...
V. le détail curieux d'un achat de quatorze lits pour les princi-
paux prisonniers : oreillers, traversins, couvertures, plume, satin,
toile de Flandre, etc. (Rymer, 3e édit., t. IV, p. I, p. 155, mars
1416.)
181 — page 267 — Notre Béranger du quinzième siècle...
Pour compléter un Béranger de ce temps-là, il faudrait joindre à
Charles d'Orléans Eustache Deschamps. Il représente Béranger par
d'autres faces, par ses côtés patriotique, satirique, sensuel, etc.
V. la pièce : « Paix n'aurez jà, s'ils ne rendent Calais », p. 71. — Il
s'élève quelquefois très haut. Dans la ballade suivante, il semble
comprendre le caractère titanique et satanique de la patrie de
Byron. V. mon Introduction à V Histoire universelle :
Selon le finit, de l'isle des Géans,
Qui depuis fut Albions appelée,
APPENDICE 399
Peuple maudit, tar dis en Dieu créans,
Sera l'isle de tous poins désolée.
Par leur orgueil vient la dure journée
Dont leur prophète Merlin
Pronostica leur dolereuse fin,
Quant il escript : Vie perdrez et terre.
Lors monstreront estrangiez et voisins :
Au temps jadis estoit cy Angleterre.
Visaige d'ange portez (angli angeli), mais la pensée
De diable est en vous tou dis sortissans
A Lucifer
Destruîz serez; Grecs diront et Latins :
Au temps jadis estoit cy Angleterre.
182 — page 267 — Le sourire y est près des larmes..,
« Fortune, vueilliez-moi laisser », p. 170 (Poésies de Charles
d'Orléans, éd. 1803). — « Puisque ainsi est que vous allez en
France, Duc de Bourbon, mon compagnon très-cher », p. 206. —
« En la forêt d'ennuyeuse tristesse », p. 209. — « En regardant
vers le pays de France », p. 323. — « Ma très doulce Valen-
tinée, Pour moy fustes-vous trop tôt née », p. 269.
C'est l'inspiration des vers de Voltaire :
Si vous voulez que j'aime encore,
Rendez-moi l'âge des amours...
Et celle de Béranger :
Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse,
Vous vieillirez, et je ne serai plus...
183 — page 268, note 1 — Il y a pourtant un vif mouvement
de passion, etc.
Le pauvre prisonnier eut encore un autre malheur: il fut tou-
jours amoureux; bien des vers furent adressés par lui à une belle
dame de ce côté-ci du détroit. Les Anglaises, probablement meil-
leures pour lui que les Anglais, n'en ont pas gardé rancune, s'il
est vrai qu'en mémoire de Charles d'Orléans et de sa mère Valen-
tine, elles ont pris pour fête d'amour la Saint-Valentin. V. Poésies
de Charles d'Orléans, éd. 1803.
184 — page 268 — C'est V 'alouette, rien de plus...
Le temps a quitté son manteau
De vent, de froidure et de pluie...
(Idem, p. 257.)
400 HISTOIRE DE FRANCE
Ces jolis chanls d'alouette font penser à la vieille petite chanson,
incomparable de légèreté et de prestesse :
J'étais petite et simplette
Quand à l'école on me mit
Et je n'y ai rien appris...
Qu'un petit mot d'amourette...
Et toujours je le redis,
Depuis qu'ay un bel amy.
185 — page 271 — Moururent en quelques mois... le dau-
phin, etc.
« Ce dit jour Mons. Loiz de France, ainsné fîlz du Roy, notre
Sire, Dauphin de Yiennoiz et duc de Guienne, moru, de laage de
vint ans ou environ, bel de visaige, suffisamment grant et gros de
corps, pesans et tardif et po agile, voluntaire et moult curieux à
magnificence dabiz et joiaux circa cultum sui corporis, désirans
grandement grandeur, oneur de par dehors, grant despensier à
ornemens de sa chapelle privée, à avoir ymages grosses et grandes
dor et dargent, qui moult grant plaisir avoit à sons dorgues, les-
quels entre les autres obleclacions mondaines hantoit diligemment,
si avoit-il musiciens de bouche ou de voix, et pour ce avoit cha-
pelle de grant nombre de jeune gent; et si avoit bon entendement,
tant en latin que en françois, mais il emploioit po, car sa condicion
estoit demploier la nuit à veiller et po faire, et le jour à dormir;
disnoit à III ou IV heures après midi, et soupoit à minuit, et aloit
coucher au point du jour et à soleil levant souvant, et pour ce
estoit aventure qu'il vesquit longuement.» [Archives du royaume,
Registres du Parlement, Conseil, XIV, f. 39, verso, 19 dé-
cembre 1415.)
186 — page 271, note 3 — Les Anglais chantaient des Te Deum
et des ballades.
As the King lay musing on his bed,
He thougbt himself upon a time,
Those tributes due from the French King,
Tbat had not been paid for so long a time
Fal, lai, lai, lai, laral, laral, la.
He called unto his lovely page,
His lovely page away came he..., etc.
(Ballade citée par Sir Harris Nicolas, Azincourt, p. 78.)
187 — page 274 — Plutôt que de recevoir les Gascons, Rouen
tua son bailli, etc.
M. Chéruel a trouvé des détails curieux dans les archives de
APPENDICE 401
Rouen. (Chéruel, Histoire de Rouen sous la domination
anglaise, p. 19. Rouen, 1840.)
188 — page 276 — Le roi d'Angleterre exceptait de la capitu-
lation quelques-uns des assiégés, etc.
« Ut rei lsesse majestatis. » (Religieux, ms., folio 79.) Ce point
de vue des légistes anglais qui suivaient le roi est mis dans son
vrai jour au siège de Meaux. (Ibid., folio 176.)
189 — page 277, note 2 — Armagnac persévérait dans son
attachement à Benoit XIII...
V. la déclaration de la reine contre lui. {Ordonnances, t. X,
p. 436.)
190 — page 279 — Un Lambert commença à pousser le
peuple au massacre des prisonniers...
Le Bourgeois devient poète tout à coup, pour parer le massacre
de mythologie et d'allégories : « Le dimanche ensuivant, 12 jour
de juing, environ onze heure de nuyt, on cria alarme, comme on
faisoit souvent alarme à la porte Saint-Germain, les autres crioient
à la porte de Bardelles. Lors s'esmeut le peuple vers la place
Maubert et environ, puis après ceulx de deçà les pons, comme des
halles, et de Grève et de tout Paris, et coururent vers les portes
dessus dites; mais nulle part ne trouvèrent nulle cause de crier
alarme. Lors se leva la Déesse de Discorde, qui estoit en la tour de
Mauconseil, et esveilla Ire la forcenée, et Convoitise, et Enragerie
et Vengeance, et prindrent armes de toutes manières, et boutèrent
hors d'avec eulx Raison, Justice, Mémoire de Dieu... Et n'estoit
homme nul qui, en celle nuyt ou jour, eust osé parler de Raison
ou de Justice, ne demander où elle estoit enfermée. Car Ire les
avoit mise en si profonde fosse, qu'on ne les pot oncques trouver
toute celle nuyt, ne la journée ensuivant. Si en parla le Prévost
de Paris au peuple, et le seigneur de L'Isle-Adam, en leur admo-
nestant pitié, justice et raison; mais Ire et Forcennerie respon-
dirent par la bouche du peuple : Malgrebieu, Sire, de vostre jus-
tice, de vostre pitié et de vostre raison : mauldit soit de Dieu qui
aura la pitié de ces faulx traistres Arminaz Angloys, ne que de
chiens; car par eulz est le royaulme de France destruit et gasté, et
si l'avoient vendu aux Angloys. » (Journal du Bourgeois de
Paris, t. XV, p. 234.)
191 — page 280 — Seize cents personnes périrent, etc.
Monstrelet, t. IV, p. 97. — Le greffier dit moins : « Jusques au
t. iv. 26
402 HISTOIRE DE FRANCE
nombre de huit cens personnes el au-dessus, comme on dit, »
(Archives, Registres du Parlement, Conseil, XIV, f. 139.)
192 — page 281 — Tout est tué au petit Chàlelet ..
« Tuèrent bien trois cens prisonniers. » (Monstrelet, t. IV, p. 120.)
« Durant laquelle assemblée et commocion, furent tuez et mis à
mort environ de quatre-vingt à cent personnes, entre lesquelles y
ot trois ou quatre femmes tuées, si comme on disoit... » (Archives,
Registres du Parlement, Conseil, XIV, folio 142, verso, 21 août.)
193 — page 283 — Un traité récent avec les Anglais ne per-
mettait pas au duc de Bourgogne d'appeler les Flamands...
Le traité probablement ne concernait que la Flandre. Tout le
monde croyait que dans une entrevue avec Henri V à Calais il
s'était allié à lui. Il existe un traité d'alliance et de ligue, où le
duc reconnaît les droits d'Henri à la couronne de France, mais cet
acte ne présente ni date précise ni signature. Il est probable que
Jean-sans-Peur fit entendre au roi d'Angleterre que, s'il l'aidait
activement, c'en était fait du parti bourguignon en France, qu'il
servirait mieux les Anglais par sa neutralité que par son concours.
(Rymer, 3e éd., t. IV, pars I, p. 177-178, octobre 1416.)
194 — page 285 — Chacun des princes prisonniers n'eut
qu'un serviteur français...
Selon le Religieux. Mais Rymer indique un plus grand nombre.
195 — page 287 — Alain Blanchard...
Sur Alain Blanchard, V. la notice publiée par M. Auguste
Le Prévôt, en 1826, YHistoire de Rouen sous les Anglais, par
M. Chéruel (1840), et YHistoire du privilège de Saint-Romain,
par M. Floquet, t. II, p. 548.
196 — page 287 — Le peuple de Rouen sortait à la fois par
toutes les portes...
M. Chéruel, p. 46, d'après la chronique versifiée d'un Anglais
qui était au siège. (Archœologia Britannica, t. XXI, XXII.) Ce
curieux poème a été traduit par M. Potier, bibliothécaire de
Rouen.
197 — page 288 — Rouen était plein de nobles et croyait être
trahi.
« Les Engloys descendirent à la Hogue de Saint- Vaast, dimence
APPENDICE 403
1er jour d'aost 1416, adonc estoit le dalphin de Vyane à Rouen
avec sa forche ; et de là se partit à soy retraire à Paris, et laissa
l'ainsné filz du comte de Harcourt, chapitaine du chastel et de la
ville, et M. de Gamaches, bailly de la dicte ville, avenc grant quan-
tité d'estrangiers qui gardoient la ville et la quidèrent pillier ; mes
l'en s'en aperchut, et y out sur ce pourvéanche. Mais nonostant
tout, fut levé en la ville une taille de 16,000 liv. et un prest de
12,000, et tout poié dedens la my-aost ensuivant. Et fu commen-
chement de malvèse estrenche; et puis touz s'en alèrent au dyable.
Et après eulsy vint M. Guy le Bouteiller, capitaine de la ville, de
par le duc de Bourgongne, avec 1,400 ou 1,500 Bourguégnons et
estrangiers, pour guarder la ville contre les Engloys; mais ils
estoient miez Engloys que Franchoiz ; les quiez estoient as gages de
la ville, et si destruioient la vitaille et la garnison de la ville. »
(Chronique ms. du temps, communiquée par M. Floquet.)
198 — page 290, note 1 — Détresse de Rouen...
Archxologia, t. XXI, XXII. — M. Chéruel a trouvé un rensei-
gnement plus sérieux sur le prix des denrées; par délibération du
7 octobre 1418, le chapitre fait fondre une châsse d'argent, et paye,
entre autres dettes, soixante livres tournois (mille francs d'au-
jourd'hui t)pour deux boisseaux de blé. (M. Chéruel, Rouen sous
les Anglais, p. 53, d'après les registres capitulaires, conservés aux
Archives départementales de la Seine-Inférieure.) Cet excellent
ouvrage donne une foule de renseignements non moins précieux
pour l'histoire de la Normandie et de la France en général.
199 — page 292 — Capitulation de Rouen, etc.
« Item, estoit octroyé par ledit seigneur Roi, que tous et chacun
pourroient s'en retourner..., excepté Luc, Italien, Guillaume de
Houdetot, chevalier bailly, Alain Blanchart, Jehan Segneult,
maire, maître Robin Delivet, et excepté la personne qui, de mau-
vaises paroles et déshonnêtes, auroit parlé antiennement, s'il
peut être découvert, sans fraude ou mal engyn... » (Yidimus de
la capitulation de Rouen, aux Archives de Rouen, communiqué
par M. Chéruel). Rymer donne le même acte en latin (t. IV, p. II,
p. 82, 13januar. 1419).
200 — page 292 — Rouen dut payer trois cent mille écus
d'or.,.
« Januarii instantis, februarii instantis. » Les articles suivants
404 HISTOIRE DE FRANCR
prouvent qu'il s'agit bien de 1418, et non 1419. (Rymer, t. IV,
p. II, p. 82.)
201 — page 294 — Henri V voulait marier en Allemagne son
frère Bedford...
« Super sponsalibus inler Bedfordium et fîliam unicam Fr. bur-
gravii Nuremburiensis, fîliam unicam ducis Lotaringise, aliquam
consanguineam imperatoris. » (Rymer, t. IV, p. II, p. 100,
18 mart, 1419.)
202 — page 294 — Il voulait faire adopter son jeune frère,
Glocester, à la reine de Naples, etc.
« Cum Johanna, regina Apulese, de adoptione Jobannis ducis Bed-
fordise. Dux mittat quinquaginta millia ducatorum, quousque forta-
litia civitatis Brandusii erint ei consignata... Dux teneatur, inlra
octo menses, venire personaliter cum mille homiuibus armatis,
2,000 sagittariis. Non intromittet se de regimine regni, excepto
ducatu Calabria? quem gubernabit ad beneplacitum suum. »
{Ibid., p. 98, 12 mart. 1419.)
203 — page 295 — Il mettait d'accord contre lui les Ara-
gonais et les Castillans...
Les gens de Bayonne écrivent au roi d'Angleterre que « un
balener armé a pris un clerc du roy de Castille », et qu'on a su par
lui que quarante vaisseaux castillans allaient chercher des Écossais
en Ecosse, les troupes du dauphin à Belle-Isle, et amener toute
cette armée devant Bayonne. (Rymer, t. IV, p. II, p. 128, 22 jul.
1419.) Les gens de Bayonne écrivent plus tard que les Aragonais
vont se joindre aux Castillans pour assiéger leur ville. [Ibid.,
p. 132, 5 septembre.)
204 — page 295, note 2 — Le Normand Robert de Bra-
quemont...
Je reviendrai sur cette famille illustre et sur les Béthencourl,
alliés et parents des Braquemont, à qui ceux-ci cédèrent leurs
droits sur les Canaries. V. Histoire de la conquesle des Canaries,
faite par Jean de Béthencourt, escrite du temps même par
P. Bontier etJ. Leverrier, prestres, 1630. Paris, in-12.
205 — page 296 — Les Anglais n'étaient pas sans inquiétude.
« Nous ne savons plus, écrivait un agent anglais à Henri V, si
nous avons la guerre ou la paix; mais dans six jours... It is not
APPENDICE 405
knowen whethir we shall hâve werre or pees... But withynne six
dayes... »(Rymer, ibid., p. 126, 14 jul. 1419.)
206 — page 300, note — La mort du duc de Bourgogne fit un
mal immense au dauphin...
« Pour occasion duquel fait plusieurs grans inconvéniens et
domages irréparables sont disposez davenir et plus grans que
paravant, à la honte des faiseurs, au dommage de mond. Seig.
Dauphin principalment, qui attendoit le royaume par hoirrie et
succession après le Roy notre souverain S. A quoy il aura moins
daide et de faveur et plus dennemis et adversaires que par avant. »
(Archives, Registres du Parlement, Conseil, XIV, folio 193,
septembre 1419.)
207 — page 305 — Derrière Henri V on portait sa bannière
personnelle, la lance à queue de renard...
« Et porloit en sa devise une queue de renart de broderie. »
(Journal du Bourgeois de Paris, t. XV, p. 275.) A l'entrée de
Rouen, c'était une véritable queue de renard : « Une lance à
laquelle d'emprès le fer avoit attaché une queue de renart en
manière de penoncel, en quoi aucuns sages notoient moult de
choses. » (Monstrelet, t. IV, p. 140.)
208 — page 305 — Le roi d'Angleterre fut bien reçu à Paris.
Le greffier même du Parlement partage l'entraînement général,
à en juger par ses mentions continuelles de processions et suppli-
cations pour le salut des deux rois : « Furent moult joyeusement et
honorablement receuz en la ville de Paris...» [Archives, Registres
du Parlement, Conseil, XIV, folio 224.)
209 — page 306 — Charles fut condamné au bannissement .. .
La sentence rendue par le roi de France, « de l'avis du Par-
lement », est placée par Rymer au 23 décembre 1420 : « Consi-
dérant que Charles soi-disant dauphin avoit conclu alliance avec
le duc de Bourgogne... déclare les coupables de cette mort inha-
biles à toute dignité. » — V. aussi le violent manifeste de
Charles VI contre son fils : « O Dieu véritable, etc. », 17 janvier
1419. (Ord., t. XII, p. 273.) — Un acte plus odieux encore, c'est
celui qui ordonne que les Parisiens seront payés de ce qui leur est
dû sur les biens des proscrits, de manière à associer Paris au
bénéfice de la confiscation. (Ord., t. XII, p. 281.) Cela fait penser
aux statuts anglais qui donnaient part aux communes dans les
biens des lollards.
406 HISTOIRE DE FRANCE
210 — page 308, noie 2 — Chronique de Georges Chastellain..,
En citant pour la première fois Chastellain, je ne puis m'empê-
cher de remercier M. Buchon d'avoir recherché avec tant de saga-
cité les membres épars de cet éloquent historien. Espérons qu'on
publiera bientôt le fragment qui manquait encore et que M. Lacroix
vient de retrouver à Florence.
211 — page 308 — Les -princes du Rhin tendaient la main a
l 'argent anglais...
Procuration du roi d'Angleterre au Palatin du Rhin pour rece-
voir l'hommage de l'électeur de Cologne. (Rymer, t. IV, p. I,
p. 158-159, 4 mai 1416.) — Autre au Palatin du Rhin (pension-
naire de l'Angleterre), pour qu'il reçoive l'hommage des électeurs
de Mayence et de Trêves. (Ibid., p. II, p. 102, 1 april. 1419.)
212 — page 310 — Les politiques doutaient fort de futilité
du Concile de Constance...
Petrus de Alliaco, De Difficullate reformationis in concilio,
ap. Von der Hardt, Concil. Constant., t. I, p. VI, p. 256. —
Schmidt, Essai sur Gerson, p. 57; Strasb., 1839.
213 — page 313 — Jérôme de Prague était venu braver
VUniversité de Paris...
Royko, I theil, 112. Jean Huss avait, dit-on, défié l'Université
de Paris : « Veniant omnes magistri de Parisiis! Ego volo cum
ipsis disputare qui libros nostros cremaverunt in quibus honor
totius mundi jacuit! » (Concil. Labbe, t. XII, p. 140.)
214 — page 314 — Gerson avait écrit à Varchevêque de
Prague pour qiCil livrât Jean Huss au bras séculier...
« ... Securis brachii secularis... In ignem mittens... misericordi
crudelitate. Nimis altercando... deperdetur veritas... Vos brachium
invocare viis omnibus convenit. » (Gerson. Epist. ad archiepisc.
Prag., 27 mai 1414. — Bulaeus, V, 270.)
215 — page 315, note 1 — Jean Huss et Jérôme de Prague...
V. les détails du supplice de Jean Huss et de Jérôme. (Monu-
menta Hussi, t. II, p. 515-521, 532-535.)
216 — page 316 — Les gallicans n'eurent pas la réforme...
Clémengis leur avait écrit pendant le concile qu'ils n'arrive-
raient à aucun résultat : « Excidit spes unicuique unquam videnda?
APPENDICE 407
unionis... Quis in re desperata suum libenter velit laborem impen-
dere? Ibit schisma Latinse Ecclesiœ, cum schismate Grœcorum, in
incuriam atque oblivionem. » (Nie. Glemeng. Epist., t. II, p. 312.)
217 — page 319 — Jean Gerson...
Sur le tombeau de Gerson, et sur le culte dont il était l'objet
jusqu'à ce que les Jésuites eussent fait prévaloir une autre influence,
voyez l'Histoire de V église de Lyon, par Saint-Aubin, et une
lettre de M. Aimé Guillon. dans la brochure de M. Gence : Sur
l'Imitation polyglotte de M. Montfalcon. Il n'existe qu'un
portrait de Gerson, celui que M. Jarry de Nancy a donné dans
sa Galerie des Hommes utiles, d'après un manuscrit.
218 — page 321 — A la prise de Meaux, trois religieux de
Saint-Denis, etc.
« In horribili carcere cum vitae austeritate detineri fecit. » — Le
Religieux de Saint-Denis, sans être arrêté par les préjugés de sa
robe, décide avec son bon sens ordinaire que, quoique moines, ils
ont dû résister à l'ennemi : « Minus bene considerans quae canunt
jura, videlicet vim vi repellere omnibus cujuscumque status...
licitum esse, pugnareque pro patria. » (Religieux, ms., fol. 176-
177.)
219 — page 322 — Henri V charge V archevêque de Cantor-
béry et le cardinal de Winchester de percevoir...
« Exitus et proficus de wardis et maritagiis, ac etiam forisfac-
turas... Volentes quod H. Cantuariensis archiepiscopo, H. Winto-
niensi cancellario nostro, et T. Dunolmensi episcopis, ac... militi
nostro J. Rothenhale persolvantùr. » (Rymer, t. IV, p. I, p. 150,
28 nov. 1415.)
Il fallait mettre Harfleur en état de défense...
Presse de maçons, tuiliers, etc , pour aller fortifier Harfleur.
{Ibid., p. 152, 16 décembre 1415.)
220 — page 323, note 2 — Henri V reprochait au cardinal de
Winchester d'usurper les droits de la royauté...
Voy. les lettres de pardon qu'il accorde. (Rymer, t. IV, p. II,
p. 7, 23 juin 1417.) — Mais, tout vainqueur, tout populaire
qu'était alors Henri V, il craignait ce dangereux prêtre. Il lui
accorde une faveur le 11 septembre suivant, l'appelle son oncle, etc.
221 — page 326 — Les paysans souffrant des courses et des
pillages du parti de Charles VII, etc.
C'est ce que disent du moins les historiens du parti bourgui-
408 HISTOIRE DE FRANCE
gnon, Monstrelet et Pierre de Fenin : « Et en y eut plusieurs qui
commencèrent à eux armer avec les Anglois, non pas gens de
grand'autorité... » (Monstrelet, t. IV, p. 143.) — Pierre de Fenin
assure même que « le povre peuple l'amoit sur tous les autres;
car il estoit tout conclu de préserver le menu peuple contre les
gentis-hommes ». (Fenin, p. 187, dans l'excellente édition de
mademoiselle Dupont, 1837.)
222 — page 329 — Les Anglais firent une charge meurtrière
sur le petit peuple de Paris...
Montrelet, t. IV, p. 277, 309. Les Parisiens finirent par com-
prendre ainsi que l'Anglais c'était l'ennemi. Ils en étaient déjà
avertis par le langage. Les ambassadeurs anglais « requirent ledit
président de exposer icelle créance, pour ce que chascun rieulsceu
bien aisément entendre leur françois langage... » (Archives,
Registres du Parlement, Conseil, XIV, fol. 215-216, mai 1420.)
223 — page 330 — Budget d'Henri V...
« Pro Calesio et marchiis ejusdem, XII M marcas; pro custodia
Anglia3, VIII M marcas; pro custodia Hiberniee, II M D marcas. »
(Rymer, ibid., p. 27, 6 mai 1421.)
224 — page 333 — « C'est moi qui aurais conquis la terre
sainte. »
Henri V avait envoyé pour examiner le pays le chevalier Guil-
lebert de Launey, dont nous avons le rapport : « Sur plusieurs
visitations de villes, pors et rivières, lant as par d'Egypte, comme
de Surie, l'an de grâce 1422, le commandement, etc. » (Turner,
vol. II, 477.)
225 — page 337 — On dit qu'il n'y avait pas moins de vingt-
quatre mille maisons abandonnées...
Nombre exagéré évidemment. Toutefois il ne faut pas oublier
qu'il y avait alors plus de maisons à proportion qu'aujourd'hui,
parce qu'elles étaient fort petites et qu'il n'y avait guère de famille
qui n'eût la sienne. — Il résulte des détails qu'on trouve dans la
vie de Flamel que la dépopulation avait commencé dès 1406.
(Vilain, Hist. de Flamel, p. 355.)
226 — page 338 — Une paix criée et chantée...
C'était au reste un usage fort ancien. — « Et fut criée parmi
APPENDICE 409
Paris à quatre trompes et à six ménestriers (19 sept. 1418)... Et
tous les jours à Paris, especialement de nuit, faisoit-on très-grant
feste pour ladite paix, à ménestriers et autrement (11 juillet 1419).»
(Journal du Bourgeois, p. 249-260.) — Il paraît qu'on se dis-
putait les joueurs de violon : « Ayant commencé une feste ou noce,
ils seront obligés d'y rester jusques à ce qu'elle soit finie. »
(Archives, Ordinatio super officio de Jongleurs, etc., 24 april.
1407, Registre J, 161, n°270.)
227 — page 340 — Les grandes épidémies, etc.
Sur la peste noire, sur les Flagellants et leurs cantiques, voir le
tome III de cette Histoire. Le savant et éloquent Littré a donné,
dans la Revue des Deux Mondes (février 1836, t. V de la IVe série,
p. 220), un article d'une haute importance : Sur les grandes èpi~
demies. — M. Larrey, qui a fait une intéressante notice sur la
chorée ou danse de Saint-Gui, aurait dû peut-être rappeler que
cette maladie avait été commune au quatorzième siècle. [Mémoires
de V Académie des sciences, t. XVI, p. 424-437.)
228 — page 341, note 1 — La danse des morts ou danse
macabre...
Selon M. Van Praet (Catalogue des livres imprimés sur
vélin), ce mot viendrait de l'arabe magabir, magabaragh (cime-
tière). D'autres le tirent des mots anglais make, break (faire,
briser), unis ensemble pour imiter le bruit du froissement et du
craquement des os. On croyait, dès la fin du quinzième siècle, que
Macabre était un nom d'homme ; c'est l'opinion la moins probable
de toutes.
229 — page 341, note 4 — L'art vivant, Vart en action, a par-
tout précédé Vart figuré...
C'est ce que Vico, entre autres, a très bien compris. Sur la danse,
voir particulièrement le curieux ouvrage de Bonne, Histoire de la
danse, in-12. Paris, 1723.
230 — page 341 — Mimes sacrés, etc.
J'ai parlé de ces drames à la fin du tome II de cette Histoire.
Ailleurs j'ai rappelé un charmant mime de Résurrection qui se
représente dans les processions de Messine. Introduction à VHis-
toire universelle, d'après Blunt, Vestiges of ancient manners
discoverable in modem Italy and Sicily, p. 158.
410 HISTOIRE DE FRANCE
231 — page 342 — Le spectacle de la danse des morts se joua
a Paris...
« Item, Tan 1424 fut faite la Danse Marâtre aux Innocents et fut
commencée environ le moys d'aoust et achevée au karesme sui-
vant. » (Journal du Bourgeois de Paris, p. 352.) « En Tan 1429,
le cordelier Richart, preschant aux Innocents, estoit monté sur
ung hault eschaffaut qui estoit près de toise et demie de haut,
le dos tourné vers les charniers en-contre la charronnerie, à V en-
droit de la danse macabre. » (Ibid., p. 384.) — Je crois, avec
Félibien et MM. Dulaure, de Barante et Lacroix, que c'était d'abord
un spectacle, et non simplement une peinture, comme le veut
M. Peignot : c'est le progrès naturel, comme je l'ai déjà fait remar-
quer. Le spectacle d'abord, puis la peinture, puis les livres de gra-
vures avec explication. — La première édition connue de la Danse
macabre (1485) est en français, la première édition latine (1490)
a été donnée par un Français; mais elle porte : Versibus alema-
nicis descripta. Voy. le curieux travail de M. Peignot, si intéres-
sant sous le rapport bibliographique : Recherches sur les danses
des morts et sur Vorigine des caries a jouer. Dijon, 1826.
232 — page 343 — Le charnier des Innocents...
Mémoire de Cadet-de-Vaux, rapport de Thouret, et procès-
verbal des exhumations du cimetière des Innocents, cités par
M. Héricart de Thury, dans sa Description des catacombes,
p. 176-178.
En terminant l'impression de ce volume, je dois remercier les
personnes fort nombreuses qui m'ont fourni des indications utiles,
particulièrement mes amis ou élèves de l'Ecole normale, de l'École
des Chartes et des Archives, dont la plupart, jeunes encore, occu-
pent déjà un rang distingué dans l'enseignement et dans la science:
MM. Lacabane, Castelnau, Chéruel, Dessalles, Rosenwald, de
Stadler, Teulet, Thomassy, Yanoski, etc. (Note de 1840.)
FIN DU TOME QUATRIEME.
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE VII.
Pages
Chapitre Ier. Jeunesse de Charles VI (1380-1383) 1
Caractère général de l'époque : oubli, confusion d'idées, vertige ;
costumes bizarres, etc ibid.
État de l'Europe 7
Force et faiblesse de la France. Les oncles de Charles VI. . . . 9
1380-1381. Régence, sacre; impôts, révolte 11
Procès du prévôt Aubriot 13
1382. Nouvelle révolte, maillotins 15
Expédition du duc d'Anjou en Italie 16
Expédition du duc de Bourgogne et du roi en Flandre 17
Soulèvements de Languedoc, d'Angleterre, d'Italie 18
Soulèvement de Flandre 19
(27 nov.). Bataille de Roosebeke 23
1383. Punition de Paris, suppression du prévôt des marchands, etc . . 24
Chapitre IL Suite (1384-1391) 26
1384 (18 déc). Le duc de Bourgogne devient comte de Flandre. ... 38
1386. Il décide les expéditions d'Angleterre ibid.
1388. — — de Gueldre 31
1389. Les ducs de Berri et de Bourgogne renvoyés. Gouvernement des
Marmousetsy Clisson, La Rivière, etc 34
412 TABLE DES MATIÈRES
1389-1392. Prodigalités du jeune roi, fêtes, voyage du midi
Corruption du temps ; scepticisme et superstition ; alchimie. . . 40
Paris : Saint-Jacques-la-Boucherie, Flamel; Saint-Jean-en-Grève,
Gerson ^
Chapitre III. Folie de Charles VI (1392-1400) 47
1392y (13 juin). Assassinat de Clisson 49
(5 août). Expédition de Bretagne, folie du roi 52
Tentatives pour rétablir la paix de l'Église 57
1396. Trêve avec l'Angleterre; Richard II, gendre de Charles VI . . . 58
Croisade contre les Turcs, défaite de Nicopolis 62
1398. Richard II renversé par Henri de Lancastre 65
1399-1400. Rechutes de Charles VI ; cabale, sorcellerie 68
Cartes à jouer, Mystères 72
LIVRE VIÏI.
Chapitre Ier. Le duc d'Orléans, le duc de Bourgogne. — Meurtre
du duc d'Orléans (1400-1407) 77
1400-1401. Louis d'Orléans, frère de Charles VI; esprit de la Renais-
sance 78
Jean-sans-Peur, fils du duc de Bourgogne, Philippe-le-Hardi . . 95
Politique de la maison de Bourgogne 97
L'intérêt flamand lie cette maison à l'Angleterre 105
Lutte du duc de Bourgogne et du duc d'Orléans 106
1402. Le duc de Bourgogne réclame en faveur du peuple contre les
impôts 107
Gouvernement impopulaire du duc d'Orléans; il se déclare pour
le pape d'Avignon ; ses tentatives contre l'Angleterre 108
1404. Mort du duc de Bourgogne, Philippe-le-Hardi ; Jean-sans-Peur.
Jean-sans-Peur encourage le peuple à refuser l'imp't ibid.
1405. Louis d'Orléans et Jean-sans-Peur; deux armées autour de
Paris ibid.
1406. Fausse paix; guerre contre les Anglais, sans résultat ibid.
Irritation de Paris et de l'Université contre le duc d'Orléans . . 109
1407 (23 nov.). Jean-sans-Peur le fait assassiner 119
TABLE DES MATIÈRES 413
Pages
Chapitre II. Lutte des deux partis. — Cabochiens. — Essais de
réforme dans VÉtat et dans l'Église (1408-1414) 129
1407. Fuite de Jean-sans-Peur 132
(10 déc). La veuve de Louis d'Orléans demande justice 133
1408. Retour de Jean-sans-Peur et son apologie par Jean Petit, docteur
de l'Université 136
Triomphe de l'Université sur la juridiction royale 139
Elle prononce l'exclusion des deux papes 145
(23 sept.). Victoire de Jean-sans-Peur et de Jean-sans-Pitié sur
les Liégeois 147
1409 (9 mars). Jean-sans-Peur exige que les fils de Louis d'Orléans
lui promettent amitié ; paix de Chartres 150
Le négociateur de la paix, Montaigu, est mis à mort 152
Jean-sans-Peur essaye de réformer l'État 155
1410 (1er nov.). Les ducs d'Orléans et de Berri viennent en armes
jusqu'à Bicêtre ; ils sont obligés de traiter : paix de Bicêtre . 157
La France du sud-ouest envahit la France du Nord , 158
Armagnac, beau-père du duc d'Orléans 169
1411 (lor sept.). Jean-sans-Peur appelle les Anglais contre les Arma-
gnacs et assiège Bourges 171
1412 (18 mai). Le parti d'Orléans et Armagnac appelle les Anglais. . 172
(14 juill.). Jean-sans-Peur obligé de traiter; paix de Bourges . . 173
Impuissance des deux partis 174
Chapitre III. Essais de réforme dans VEtat et dans l'Église. —
Cabochiens de Paris; grande ordonnance . — Concile de Pise
(1409-1415) . . % 177
1413 (30 janv.). Le duc de Bourgogne assemble les États inutilement.
Le Parlement se récuse 179
L'Université entreprend la réforme de l'État 182
(28 avril). La Bastille assiégée par le peuple 186
Puissance des bouchers 187
Ils veulent réformer d'abord la famille royale, le dauphin. . . . 189
Ils se font livrer les courtisans du dauphin 191
Tyrannie des écorcheurs 195
(22 mai). Nouvel enlèvement des seigneurs et courtisans 200
(25 mai). Promulgation de la grande ordonnance de réforme . ibid.
Quels en ont été les auteurs ? 203
(Mai-juillet). Gouvernement violent des cabochiens, emprunt forcé,
etc 209
414 TABLE DES MATIÈRES
Pages
(21 juill.). Réaction 211
(5 sept.). L'ordonnance annulée 214
1414 (10 févr.). Le duc de Bourgogne déclaré rebelle 215
(4 sept.)- Siège, traité d'Arras; la réaction convaincue d'im-
puissance à son tour ibid.
1415 (5 janv.). Sermon de Gerson contre le gouvernement populaire. 216
Affaires ecclésiastiques; livre de Clémengis sur la Corruption de
l'Église 218
1409. Inutilité du concile de Pise 223
Pauvreté intellectuelle de l'époque 226
LIVRE IX.
Chapitre Ier. L'Angleterre, l'État, l'Église. — Azincourt (1415) . . 229
Étroite union de la Royauté et de l'Église sous la maison deLan-
castre ibid.
L'Église comme grand propriétaire 230
Élévation des Lancastre : Henri IV, Henri V 231
Persécutions des hérétiques 235
1414-1415. Danger du roi et de l'Église ibid.
1415 (16 avril). Henri V se prépare à envahir la France 240
(14 août-22 sept.)- H débarque à Harfleur; Harfleur se rend . . 244
Henri V entreprend d'aller d'Harfleur à Calais. . . 247
(19 oct.). Il parvient à passer la Somme 252
(25 oct.). Bataille d' Azincourt 255
Captivité de Charles d'Orléans; ses poésies 266
Chapitre II. Mort du connétable d'Armagnac, mort du duc de
Bourgogne. — Henri V (1416-1421) 270
Armagnac, connétable et maître de Paris; sa tyrannie 271
1416. 11 essaye de reprendre Harfleur 272
1417. Le duc de Bourgogne défend de payer l'impôt 275
Henri V s'empare de Caen et de la basse Normandie ibid.
1418 (29 mai). Les Bourguignons reprennent Paris 278
(12 juin). Massacre des Armagnacs 279
(21 août). Nouveau massacre 281
Duplicité et impuissance du duc de Bourgogne 282
Négociations d'Henri V avec les deux partis 284
(Fin juin). Il assiège Rouen 286
Détresse de cette ville 288
TABLE DES MATIÈRES 415
Pages
1419 (19 janv.). Elle se rend 292
Coopération des évêques anglais à la conquête 293
Projets gigantesques d'Henri Y sur l'Italie, ctc 294
(11 juill.). Le duc de Bourgogne traite avec le dauphin 296
(10 sept.)* H est assassiné dans l'entrevue de Montereau 299
(2 décemb.). Son fils reconnaît le droit d'Henri V à la couronne
de France 300
1420 (21 mai). Traité de Troyes; Henri héritier et régent 302
(Juill. -nov.). Siège de Melun 304
(Dec). Entrée d'Henri V à Paris 305
1421 (3 janv.). Le dauphin est déclaré déchu de ses droits à la cou-
ronne 306
Chapitre III. Suite du précéderit. — Concile de Constance (1414-
1418). — Mort d'Henri V et de Charles VI (1422) 307
Henri V au Louvre; sa suprématie dans la chrétienté. ibid.
1414-1418. Affaires ecclésiastiques: Concile de Constance 309
Vues de Gerson et des gallicans 310
Jean Huss et Jérôme de Prague , . . 311
1418. Impuissance du Concile; retraite et fin de Gerson 317
Quelle avait été l'influence de l'Angleterre dans le Concile . . . 319
Position difficile d'Henri; ses embarras financiers; domination
des évêques 320
1421 (23 mars). Les Anglais défaits en Anjou 325
1421-1412 (6 oct.-lO mai). Siège de Meaux 326
Mésintelligence des Anglais et des Bourguignons 327
1422 (31 août). Détresse d'Henri V, son découragement, sa mort. . . 330
(21 oct.). Mort de Charles VI; avènement de Charles VII et
d'Henri VI 334
1418-1422. Dépopulation; épidémies, famines; désespoir 336
Gaieté frénétique 339
La danse des morts 341
Appendice 347
FIN DE LA TABLE DU TOME QUATRIEME.
IMPRIMERIE E. FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS.
Bibliothèques
Université d'Ottawa
Echéance
Libraries
University of Ottawa
Date Due
15 OCT. 1994
02 0CTJ99A
Qp
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