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Full text of "Oeuvres complètes de J. J. Rousseau"

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ŒUVRES 


COMPLÈTES 


DE  J.  J.  ROUSSEAU 


TOME  V. 


/ 


o^ 


ON  SOUSCRIT  AUSSI  A  PARIS, 
CHEZ  BOSSANGE  PÈRE, 

LURACBJl  Ofi  S.   ▲.   •.   MOSSUGlTKUa  LX  DUC  d'oELÉASS, 

auB  D«  BianBUvn,  v°  Ôp; 
ET  CHEZ  CHASSERIAU,  LIBRAIRE, 

ÉDITEUR  DU  THKATRK  COMPLET  DES  LATIKS  , 
RUE  NEUVE-DES-PETITS-GHAMPS,  If**  5. 


ŒUVRES 


COMPLÈTES 


DE'J.J.^OUSSEAU, 

MISES  DAirS  Uir  JrOUYBL  OBDEB, 
AVEC  DES  VOTES  HISTORIQUES  ET  DES  ÉCLAIRGISSBMEHTS  ; 

Par  V.  D.  MUSSET-PATHAY. 


PHILOSOPHIE. 


politique'. 


«  K- 


»   '  J         »       t  ■  - 


PARIS, 

CHEZ  P.  DUPONT,  LIBRAIREi^ÉDlTEUR.      ^ 


i8a3. 


716764 


•  *  «  • 


.  ••     • 


AVIS  DE  L  ÉDltEUR. 


Tous  les  écrits  de  J.  J.  Rousseau  sur  V art  de  gouverner  sont 
rassemblés  dans  ce  volume^  Il  était  naturel  d'en  commencer  le 
recueil  par  le  Discours  sur  l'Économie  politique,  dans  lequel 
l'auteur  expose  et  développe  les  principes  de  la  science.  Ce 
discours  n'est  que  l'article  inséré  dans  V Encyclopédie  (  t.  v.  ) , 
dont  il  fut  extrait  en  1758  par  le  libraire  Duvillard,  et  publié 
à  Genève  pendant  que  Jean- Jacques  était  à  Montmorency.  Ce 
fut  même  à  l'insu  de  l'auteur  ;  seulement  le  libraire  eut  l'hon- 
nêteté d'en  faire  passer  un  exemplaire  à  Rousseau.  Celui-ci, 
dans  sa  lettre  du  4  juillet  1758  adressée  à  M.  Verne,  prie  son 
ami  de  remercier  M.  Duvillard,  et  de  tâcher  d'en  obtenir  deux 
autres  exemplaires. 

Cette  publication  faite  à  Genève  portait  le  titre  de  Discours 
sur  l'Économie  politique.  Ce  titre  ne  fut  point  critiqué  par 
Jean- Jacques  ;  et  il  était  difficile  d*en  donner  un  autre  à  une 
production  d'une  certaine  étendue  qui  ne  pouvait  passer  pour 
un  article ,  que  parce  qu'elle  faisait  partie  du  plus  volumineux 
de  tous  les  recueils,  où  \es  traités  ^  même  ex  pro/esso ,  sont  des 
articles.  Tous  les  éditeurs  des  œuvres  de  l'auteur  d'Emile  ont 
donc  réimprimé  l'écrit  sur  l'économie  politique,  en  lui  donnant 
le  titre  de  Discours  ^  qui  paraissait  avoir  reçu  l'approbation 
tacite  de  Rousseau,  puisque  l'ayant  eu  en  sa  possession,  il 
n'avait  point  fait  de  remarque  sur  ce  titre.  Bien  plus,  dans  l'é- 
dition de  1764  faite  par  l'abbé  de  Laporte  pour  le  compte  de 
la  veuve  Duchesne,  ce  morceau  est  reproduit  comme  Discours: 
or,  Rousseau  rectifia  la  note  des  pièces  qu'on  voulait  com- 
prendre dans  cette  édition,  et  que  l'abbé  lui  avait  envoyée. 
Lai3ser  passer  sous  le  titre  de  Discours  l'extrait  de  VEncyç^ 
pédie,  n'était-ce  pas  sanctionner  ce  titre  ? 

Ce  n'est  donc  point  sans  surprise  qu'on  lit ,  dans  l'édition  de 

M.  Lequien ,  l'avis  suivant  :  «  On  a  fort  ridiculement,  dans 

«  toutes  les  éditions ,  donné  le  titre  de  Discours  à  ce  morceau , 

«  qui  n'est  autre  chose  qu'un  long  article  d'un  grand  diotion- 

R.  V.  a 


II'  AVIS  DE  l'éditeur. 

«naire*.»  C'est  après  un  mûr  examen,  et  par  les  motifs  que 
nous  venons  d'exposer ,  que  nous  partageons  sciemment  le  ri- 
dicule*. Ce  qu'il  y  a  de  singulier  dans  le  jugement  un  peu  sévère 
de  l'éditeur ,  c'est  qu'en  ôtant  le  titre  de  Discours  à  cette  pro- 
duction ,  il  l'a  conservé  dans  le  volume  intitulé  Discours.  Il  en 
donne  deux  raisons  :  la  première  est  que  cet  ouvrage  sert 
comme  d'introduction  au  volume  suivant,  uniquement  con- 
sacré à  la  politique.  Comme  une  introduction  nous  semble 
beaucoup  mieux  placée  au  commencement  du  volume  auquel 
elle  est  destinée  qu'à  la  fin  de  celui  qui  le  précède ,  nous  avons 
cru  devoir  mettre  en  tète  des  ouvrages  de  Rousseau  sur  la  poli- 
tique, celui  dans  lequel  il  expliquait  les  éléments  de  cette  science: 
La  seconde  raison  de  l'éditeur  est,  que  l'article  prétendu 
fait  suite  en  quelque  sorte  au  Discours  sur  l'Inégalité  des  con- 
ditions. Ce  dernier  discours  étant  académique ,  composé  pour 
répondre  à  l'appel  fait  par  l'académie  de  Dijon  et  pour  con- 
courir sur  le  sujet  proposé  par  cette  société ,  nous  devions  le 
classer  d'après  ^z.  forme  et  non  d'après  la  matière  traitée^.  Ces 
explications  étaient  nécessaires  pour  nous  justifier  d'avoir  con- 
servé le  titre  de  Discours  à  l'écrit  sur  l'économie  politique, 
malgré  la  proscription  du  domier  éditeur,  et,  tout  en  conser- 
vant ce  titre,  de  n'avoir  pas  compris  cet  ouvrage  au  nombre 
des  Discours^.  Le  lecteur  devait  être  juge  entre  deux  éditeurs. 

»  Œuvres  de  J.  J.  Rousseau,  Paris,  Lequien,  iSaS,  tom.  ii,  p.  aia.  Ici, 
contre  Fexemple  de  tous  les  éditeurs ,  M.  Lequien  supprime  le  titre  de  Discours, 
mais  on  verra ,  page  8 ,  note ,  une  conduite  tout  of^osée. 

>  Toutefois  avec  Rousseau,  qui  peut  être  considéré  comme  approuvant  les  deux, 
éditions  pour  lesquelles  il  fut  consulté  par  l'abbé  de  Laporte  et  Michel  Rey  > 
avec  Dupeyrou,  Mercier,  l'abbé  Brisard,  MM.  Delaunayc,  ViUenave,  Dep- 
ping^  etc.,  éditeurs  des.  Œuvres  de  Jean -Jacques,  ek  coupables  tous  du  même 
délit. 

3  Du  reste,  V article  sur  l'économie  politique. ne  fait  nullement  et  ne  peut  faire 
suite  au  Discours  sur  l' Inégalité  des  conditions;  et  quand  même  on  les  classerait 
tous  les  deux  dans  le  nombre  des  écrits  sur  la  politique,  il  faudrait  toujours 
Jteommencer  par  celui  qui  renferme  les  éléments  de  la  science ,  et  qui  doit  consé- 
quemment/7r&<;^^r  tous  les  ouvrages  dans  lesquels  l'auteur  fait  l'application  des 
principes  de  cette  science. 

4 Bans  V avertissement  du  deuxième  volume  de  la  présente  édition,  nous  rap- 
pelons les  leçons  de  nos  maîtres  ainsi  que  les  règles  qu'ils  out  prescrites ,  et  d'a- 
près lesquelles  une  production  littéraire  peut  être  considérée  comme  un  véri- 
table discours ,  quand  même  elle  n'en  porterait  pas  le;  titre. 


AVIS  DE  l'Éditeur.  in 


d'un  arvis  opposé ,  qui  semblent  agir  contradictoiieiuent  au 
principe  posé  par  eux ,  et  savoir  pourquoi  l'un ,  en  refusant  le 
titre  de  discours  à  l'écrit  sur  Téconomie  politique ,  le  classait 
cependant  parmi  les  discours ,  tandis  que  l'autre ,  en  lui  con- 
servant ce  titre  qu'il  a  toujours  eu  y  le  séparait  des  discours. 

Jean-Jacques  commença  sous  le  titre  d'Institutions  politiques  ' 
un  ouvrage  de  longue  haleine  dont  il  conçut  le  projet  pendant 
qu'il  était  secrétaire  d'ambassade  à  Venise.  «  J'avais  vu ,  dit-il, 
«  que  tout  tenait  radicalement  à  la  politique,  et  que ,  de  quelque 
«façon  qu'on  s'y  prît  j  aucun  peuple  ne  serait  jamais  que  ce  que 
«  la  nature  de  son  gouvernement  le  ferait  être.  Ainsi  la  question  • 
<c  du  meilleur  gouvernement  possible  me  paraissait  se  réduire 
«  à  celle-ci.  Quel  est  celui  qui,  par  sa  nature,  se  tient  toujours' 
«  le  plus  près  de  la  loi  ?  De  là  une  chaîne  de  questions  de  la  plus 
«  haute  importance.  »  Pour  achever  ce  grand  ouvrage  il  fallait 
du  temps,  du  loisir,  de  la  solitude,  et  ce  calme  de  l'esprit  si 
nécessaire  pour  l'étude  et  la  méditation.  Rousseau  se  vit  donc . 
forcé-  d'abandonner  cet  utile  travail.  Pendant  qu'il  s'y  livrait , 
Diderot  le  chargea  de  Vaviicle  Économie  politique  pour  I'jS/îc^- 
clopédie.  Il  est  probable  qu'il  le  tira  de  l'ouvrage  qu'il  avait  com- 
mencé ,  mais  il  ne  le  dit  point  ;  tandis  qu'il  assure  avoir  extrait 
de  ses  Institutions  politiques,  le  Contrat  social.  Afin  de  lire  ce 
dernier  avec  fruit,  et  surtout  de  ne  pas  condamner  l'auteur  sans 
l'entendre,  il  faut  prendre  connaissance  de  la  vi®  dos  Lettres  de 
la  Montagne,  et  dans  la  correspondance ,  de  plusieurs  lettres. 
où  Jean-Jacques  explique  sa  pensée  ^ 

L'ordre  que  nous  suivons  dans  ce  volume  nous  était  en  quel- 
que, sorte  prescrit  par  la  nature  même  des  ouvrages  dont  il  se 
compose.  Le  discours  qui  contient  les  principes  de  la  science  est 
suivi  du  Contrat  social  et  des  Considérations  sur  le  gouverne- 
ment de  Pologne,  Rousseau  y  fait  l'application  de  ces  prin- 
cipes ,  avec  cette  différence  que ,  dans  le  premier  de  ces  deux 
ouvrages,  ce  n'est  point  sur  un  peuple  déjà  soumis  à  des  lois,' 
tandis  qu'il  l'est  dans  le  second.  L'un  est  consacré  à  des  géné- 
ralités; l'autre  est  spécial.  Cette  distinction  fait  voir  combien  on 
se  serait  éloigné  du  but  et  des  intentions  de  l'auteur  en  s'auj- 

»  Eutre  autres  celles  du  x  5  juillet  1763,  a5  juillet  1767. 


IV  AVIS  DE  l'iJdITEUR. 

torisant  du  Contrat  social  pour  changer  le  gouyemenieat  d'un 
empire  '  :  supposition  qu'on  a  faite  et  qui  ne  nous  paraît  pas 
plus  fondée  que  la  supposition  contraire  '. 

Après  les  Considérations  sur  le  gouvernement  de  Pologi$e 
viennent  les  Lettres  sur  la  législation  des  Corses,  peuple  dont 
les  chefs  s'adressèrent  à  Rousseau. 

Ce  vdkinie  est  terminé  par  l'extrait  des  ouvrages  de  i'abbé  de 
Saint-Pierre  y  l'un  sur  le  projet  de  paix  perpétuelle  et  l'autre  sur 
IsL  pofysynodie  ou  pluralité  des  conseils,  que  l'abbé  voulait  in- 
troduire dans  l'administration  du  régent.  Ces  deux  écrits  n'ont 
pôûit  pour  sujet  l'art  de  gouverner  en  général. 

Il  fallut,  d'après  notre  méthode,  préférer  la  marche  des 
idées  à  l'ordre  chronologique:  en  adoptant,  celui-ci,  nous  au- 
rions classé  ces  divers  ouvrages  de  la  manière  suivante  :  le 
Discours  sur  récoHomie  politique ,  le  Contrat  social ,  Y  Extrait 
des  ouvrages  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  les  Lettres  sur  la  Corse 
et  les  Considérations  sur  le  gouvernement  de  Pologne» 

Nous  donnons  ailleurs^  des  détails  historiques  sur  chacun  de 
ces  ouvrages,  les  circonstances  dans  lesquelles  ils  furent  com- 
posés ,  et  l'effet  qu'ils  produisirent.  M.  -  P. 

I  Quand  on  met  des  principes  en  avant,  d*après  un  ordre  de  choses  exigé  pour 
TappUcation  de  ces  principes,  si  cette  application  se  fait  dans  on  autre  ordre  de 
choses ,  Fauteur  n*en  est  plus  responsable.  Du  reste,  il  est  difficile  de  croire  que 
le  Contrat  social  ait  été  lu,  médité  par  ceux  qu*on  a  snpppsé  agir  d*apièi^rétnde 
de  cet  ouvrage. 

'  M.  le  comte  Ferrand,  aujourd*hui  pair  de  France,  publia  en  1790  un  ou- 
vrage intitulé  Adresse  d'un  citoyen  très^cty,  et  dans  lequel  il  voulut  prouver , 
par  trente-un  passages  extraits  du  Contrat  social,  que  tous  les  décrets  de  rassem- 
blée nationale  étaient  en  contradiction  avec  la  doctrine  de  Rousseau.  En  1791 
Mercier,  {détendit  (en  deux  gros  volumes  in-8°)  que  Jean-Jacques  était  un  des 
prenmn  auteurs  de  la  révolution  ;  il  parut  en  même  temps  le  /.  /.  Rousseau 
aristoâi^te  de  M.  Le  Normand ,  in-S® ,  et  le  /.  /.  Rousseau  accusateur  des  pré^ 
tembur  philosophes  de  son  siècle,  par  un  Italien,  traduit  en  françaû»,  et  publié 
à  Lyon  en  1807.  Ce  catalogue,  qui  n^est  probablonent  pas  complet,  ne  suffît-il 
pas  pou];r  détruire  Taccusation  ? 

^  Hist.  de  J.  J.  Rousseau ,  tom.  u,.  de  la  page  412  à  la  page  43i. 


DISCOURS 


SUR 


L'ECONOMIE  POLITIQUE. 


Le  mot  d'ÉcoNOMiE  ou  (I'oeconomie  vient  de  otxoç, 
maison  y  et  de  vofxoç ,  loi,  et  ne  signifie  originaire- 
ment que  le  sage  et  légitime  gouvernement  de  la 
maison  pour  le  bien  commun  de  toute  la  famille. 
Le  sens  de  ce  terme  a  été  dans  la  suite  étendu  au 
gouvernement  de  la  grande  famille,  qui  est  Fétat. 
Pour  distinguer  ces  deux  acceptions,  on  l'appelle, 
dans  ce  dernier  cas ,  économie  générale  ou  poli^ 
tique;  et  dans  l'autre ,  économie  domestique  ou  parr 
ticulière.  Ce  n'est  que  de  la  première  qu'il  est  ques- 
tion dans  cet  article. 

Quand  il  y  aurait  entre  l'état  et  la  famille  autant 
de  rapport  que  plusieurs  auteurs  le  prétendent,  il 
ne  s'ensuivrait  pas  pour  cela  que  les  règles  de  con- 
duite propres  à  l'une  de  ces  deux  sociétés  fussent 
convenables  à  l'autre  :  elles  diffèrent  trop  en  gran- 
deur pour  pouvoir  être  administrées  de  la  même 
manière;  et  il  y  aura  toujours  une  extrême  diffé- 
rence entre  le  gouvernement  domestique,  où  le 
père  peut  tout  voir  par  lui-même ,  et  le  gouver- 
nement civil ,  où  le  chef  ne  voit  presque  rien  que 
par  les  yeux  d'autrui.  Pour  que  les  choses  de-* 

R.  V.  I 


2  DISCOURS 

vinssent  égales  à  cet  égard ,  il  faudrait  que  les  ta- 
lents ,  la  force ,  et  toutes  les  facultés  du  père ,  aug- 
mentassent en  raison  de  la  grandeur  de  la  famille, 
et  que  l'ame  d'un  puissant  monarque  fut  à  celle 
d'un  homme  ordinaire  comme  l'étendue  de  son 
empire  est  à  l'héritage  d'un  particulier. 

Mais  comment  le  gouvernement  de  l'état  pour- 
rait-il être  semblable  à  celui  de  la  famille ,  dont  le 
fondement  est  si  différent?  Le  père  étant  physi- 
quement plus  fort  que  ses  enfants,  aussi  long- 
temps que  son  secours  leur  est  nécessaire ,  le  pou- 
voir paternel  passe  avec  raison  pour  être  établi 
par  la  nature.  Dans  la  grande  famille,  dont  tous 
les  membres  sont  naturellement  égaux ,  l'autorité 
politique,  purement  arbitraire  quanta  son  institu- 
tion, ne  peut  être  fondée  que  sur  des  conventions, 
ni  le  magistrat  commander  aux  autres  qu'en  vertu 
des  lois.  Le  pouvoir  du  père  sur  les  enfants ,  fondé 
sur  leur  avantage  particulier ,  ne  peut ,  par  sa  na- 
ture ,  s'étendre  jusqu'au  droit  de  vie  et  de  mort  : 
mais  le  pouvoir  souverain,  qui  n'a  d'autre  objet 
que  le  bien  commun,  n'a  d'autres  bornes  que  celles 
de  l'utilité  publique  bien  entendue  ;  distinction  que 
j'expliquerai  dans  son  lieu.  Les  devoirs  du  père 
lui  sont  dictés  par  des  sentiments  naturels ,  et  d'un 
ton  qui  lui  permet  rarement  de  désobéir.  Les  chefs 
n'ont  point  de  semblable  règle,  et  ne  sont  réelle- 
ment tenus  envers  le  peuple  qu'à  ce  qu'ils  lui  ont 
promis  de  faire,  et  dont  il  est  en  droit  d'exiger 
l'exécution.  Une  autre  différence  plus  importante 
encore ,  c'est  que ,  les  enfants  n'ayant  rien  que  ce 


SUR  l'iécoitomie  politique.  3 

qu'ils  reçoivent  du  père,  il  est  évident  que  iom 
les  droits  de  propriété  lui  appartiennent,  ou  éîtiar 
nent  de  lui.  C'est  tout  le  contraire  dans  la  grande 
famille ,  où  l'administration  générale  n'est  établie 
que  pour  assurer  la  propriété  partieuUèfe ,  qui  lui 
est  antérieure.  Le  principal  objet  des  travaux  de 
toute  la  maison  est  de  conserver  et  d'accroître  le 
patrimoine  du  père,  afin  qu'il  puisse  un  joiir  le 
partager  entre  ses  enfants  sans  les  appauvrir  :  au 
lieu  que  la  richesse  du  fisc  n'est  qu'un  moyêtt, 
souvent  fort  mal  entendu,  pour  mainténîi^  les  par- 
ticuliers dans  la  paix  et  dans  l'abondance.  En  un 
mot,  la  petite  famille  est  destinée  à  s'éteindre,  et 
à  se  résoudre  un  jour  en  plusieurs  autres  famîlleè 
semblables  :  mais  la  grande  étant  faite  pour  durer 
toir|ours  dans  le  même  état,  il  faut  que  la  pre- 
mière s'augmente  pour  se  multiplier;  et  non-seti^ 
lement  il  suffit  que  l'autre  se  conserve ,  mais  on 
peut  prouver  aisément  que  toute  augmentation  lui 
/est  plus  préjudiciable  qu'utile. 

Par  plusieurs  raisons  tirées  de  la  nature  dé  la 
chose,  le  père  doit  commander  dans  la  famille. 
Premièrement ,  l'atitorité  ne  doit  pas  être  égale 
entre  le  père  et  la  mère  ;  mais  il  faut  que  le  gouver- 
nement soit  un ,  et  que ,  dans  les  partages  d'avis ,  il 
y  ait  une  voix  prépondérante  quî  décide.  2^  Quel- 
que légères  qu'on  veuille  supposer  les  incommo- 
dités particulières  à  la  femme ,  comme  elles  sont 
toujours  pour  elle  un  intervalle  tf inaction,  c'est 
une  raison  suffisante  pour  l'exclure  dé  cette  pri- 
mauté :  car ,  quand  la  balance  est  parfaitement 

I. 


4  DISCOURS 

égale  ^  une  paille  suffît  pour  la  faire  pencher.  De 
plus,  le  mari  doit  avoir  inspection  sur  la  conduite 
de  sa  femme,  parce  qu'il  lui  importe  de  s'assurer 
que  les  enfants,  qu'il  est  forcé  de  reconnsutre  et 
de  nourrir ,  n'appartiennent  pas  à  d'autres  qu'à  lui. 
La  femme,  qui  n'a  rien  de  semblable  à  craindre, 
n*a  pas  le  même  droit  sur  le  mari.  3°  Les  enfants 
doivent  obéir  au  père ,  d'abord  par  nécessité ,  en- 
suite par  reconnaissance:  après  avoir  reçu  de  lui 
leurs  besoins  durant  la  moitié  de  leur  vie ,  ils  doi- 
vent consacrer  l'autre  à  pourvoir  aux  siens.  4^  A 
l'égard  des  domestiques,  ils  lui  doivent  aussi  leurs 
services  en  échange  de  l'entretien  qu'il  leur  donne , 
sauf  à  rompre  le  marché  dès  qu'il  cesse  de  leur 
convenir.  Je  ne  parle  point  de  l'esclavage,  parce 
qu'il  est  contraire  à  la  nature,  et  qu'aucun  droit 
ne  peut  l'autoriser. 

Il  n'y  a  rien  de  tout  cela  dans  la  société  poli- 
tique. Loin  que  le  chef  ait  un  intérêt  naturel  au 
bonheur  des  particuliers ,  il  ne  lui  est  pas  rare  de 
chercher  le  sien  dans  leur  misère.  La  magistrature 
est-elle  héréditaire,  c'est  souvent  un  enfant  qui 
commande  à  des  hommes  ;  est-elle  élective ,  mille 
inconvénients  se  font  sentir  dans  les  élections;  et 
l'on  perd ,  dans  l'un  et  l'autre  cas ,  tous  les  avan- 
tages de  la  paternité.  Si  vous  n'avez  qu'un  seul 
chef,  vous  êtes  à  la  discrétion  d'un  maître  qui  n'a 
nulle  raison  de  vous  aimer;  si  vous  en  avez  plu- 
sieurs ,  il  faut  supporter  à  la  fois  leur  tyrannie  et 
leurs  divisions.  En  un  mot,  les  abus  sont  inévi- 
tables, et  leuçs  suites  funestes  dans  toute  société 


SUR  l'économie  politique.  5 

où  l'intérêt  public  et  les  lois  n'ont  aucune  force 
naturelle,  et  sont  sans  cesse  attaqués  par  l'intérêt 
personnel  et  les  passions  du  chef  et  des  membres. 

Quoique  les  fonctions  du  père  de  famille  et  du 
premier  magistrat  doivent  tendre  au  même  but, 
c'est  par  des  voies  si  différentes,  leur  devoir  et 
leurs  droits  sont  tellement  distingués,  qu'on  ne 
peut  les  confondre  sans  se  former  de  fausses  idées 
des  lois  fondamentales  de  la  société,  et  sans  tom- 
ber dans  des  erreurs  fatales  au  genre  humain.  En 
effet,  si  la  voix  de  la  nature  est  le  meilleur  conseil 
que  doive  écouter  un  bon  père  pour  bien  remplir 
ses  devoirs,  elle  n'est,  pour  le  magistrat,  qu'un  * 
faux  guide  qui  travaille  sans  cesse  à  l'écarter  des 
siens;  et  qui  l'entraîne  tôt  ou  tard  à  sa  perte  ou  à 
celle  de  l'état,  s'il  n'est  retenu  par  la  plus  sublime 
vertu.  La  seule  précaution  nécessaire  au  père  de 
famille  est  de  se  garantir  de  la  dépravation,  et 
d'empêcher  que  les  inclinations  naturelles  ne  se 
corrompent  en  lui  ;  mais  ce  sont  elles  qui  corrom- 
pent le  magistrat.  Pour  bien  faire ,  le  premier  n'a 
qu'à  consulter  son  cœur  ;  l'autre  devient  un  traître 
au  moment  qu'il  écoute  le  sien  :  sa  raison  même 
lui  doit  être  suspecte ,  et  il  ne  doit  suivre  d'autre 
règle  que  la  raison  publique,  qui  est  la  loi.  Aussi  la 
nature  a-t-elle  fait  une  multitude  de  bons  pères  de 
famille  ;  mais ,  depuis  l'existence  du  monde ,  la  sa- 
gesse humaine- a  fait  bien  peu  de  bons  magistrats. 

De  tout  ce  que  je  viens  d'exposer,  il  s'ensuit  que 
c'est  avec  raison  qu'on  a  distingué  Y  économie  pu- 
blique de  r économie  particulière  ,  et  que  la  cité 


6  BISCOURS 

n'ayant  rien  de  conunun  avec  la  famille  que  l'obli- 
gation qu'ont  les  chefs  de  rendre  heureuses  Tune 
et  l'autre,  leurs  droits  ne  sauraient  dériver  de  la 
menie  source,  ni  les  inêmes  règles  de  conduite  con- 
venir à  toutes  les  deux  * .  J'ai  cru  qu'il  suffirait  de 
ce  peu  4e  lignes  pour  renverser  l'odieux  système 
que  le  chevalier  Filmer  a  tâché  d'établir  dans  un 
pVivrage  intitulé  Patriarcha /auquel  deux  hommes 
illustres  ont  fait  trop  d'honneur  en  écrivant  des  li- 
vres pour  lui  ^'épondre  :  au  reste ,  cette  erreur  est 
fort  ancienne,  puisque  Aristote  même,  qui  l'adopte 
en  certains  lieux  de  sesPQlitiques,jugeà  propos  de 
Isi  combattre  en  d'autres. 

Je  prie  mes  lecteurs  de  bien  distinguer  encore 
Y  économie  publique  dpnt  j'ai  à  parler,  et  que  j'ap- 
pelle gouvernement  y  île  l'autorité  siuprême  que  j'ap- 
pell<e  souveraineté  ;  distinction  qui  consiste  en  ce 
quç  l'une  a  le  droit  législatif,  et  oblige,  en  certains 

*  Au  Iteu  de  heureuses  tune  et  Vautre  et  de  toutes  les  deux^  M.  E.  A. 
Lequien  pense  qu'il  faut  lire  heureux  l'un  ei  Vautre,  et  tous  deujc. 
Étonné  de  voir  un  habile  grammairien  proposer  une  infraction  à 
l'une  des  premières  règles  de  la  grammaire,  j'ai  cm  devoir  examiner 
pour  quel  motif  il  ne  voulait  pas  ,  dans  cette  circonstance,  l'accord 
du  substantif  avec  l'adjectif.  Il  n'en  allègue  d'autre  que  l'autorité  des 
deux  éditions  où  la  faute  est  consacrée  ;  ce  qui  n'est  rien  moins  qu'une 
raison  pour  la  perpétuer,  puisqu'ancnne  de  ces  deux  éditions  ne  fut 
faite  du  vivant  de  l'auteiir  (178^2  et  1793).  FajniUeetclté,  ne  peuvent 
jamais ,  ni  Vune  et  Vautre  ni  l'une  ou  l'autre,  être  accompagnées  d'un 
adjectif  masculin.  Il  aurait  fallu ,  pour  conserver  la  faute ,  prouver 
que  Rousseau  l'avait  commise  avec  intention.  Mais  il  est  douteux 
qu'il  ait  jamais  revu  les  épreuves  de  ce  discours,  d'après  les  détails 
que  nous  donnons  dans  l'avertissement.  On  a  vu ,  dans  cet  avertisse- 
tneut ,  que  l'éditeur ,  malgré  l'exemple  de  tous  ses  prédécesseurs , 
sans  exception ,  conteste  le  titre  de  discours  à  l'écrit  sur  l'économie 
politique.  Ici  deux  suffisent  pour  justifier  et  faire  adopter  une  faute 
contre  les  règles.  • 


SUR  L  ECONOMIE  POLITIQUE.  ^ 

cas,  le  corps  même  de  la  nation ,  tandis  que  l'autre 
n'a  que  la  puissance  exécutrice ,  et  ne  peut  obliger 
que  les  particuliers.  Voyez  Politique  et  Souverai- 

Qu'on  me  permette  d'employer  pour  un  moment 
une  comparaison  commune  et  peu  exacte  à  bien 
des  égards, mais  propre  à  me  faire  mieux  entendre. 

Le  corps  politique,  pris  individuellement,  peut 
être  considéré  comme  un  corps  organisé,  vivant, 
et  semblable  à  celui  de  l'homme.  Le  pouvoir  sou- 
verain représente  la  tête  ;  les  lois  et  les  coutumes 
sont  le  cerveau ,  principe  des  nerfs  et  siège  de  l'en- 
tendement ,  de  la  volonté ,  et  des  sens ,  dont  les 
juges  et  magistrats  sont  les  organes  ;  le  commerce , 
l'industrie  et  l'agriculture  sont  la  bouche  et  l'es- 
tomac qui  préparent  la  subsistance  commune;  les 
finances  publiques  sont  le  sang,  qu'une  sage  éco- 
nomie ^  en  fesant  les  fonctions  du  cœur,  renvoie 
distribuer  par  tout  le  corps  la  nourriture  et  la  vie; 
les  citoyens  sont  le  corps  et  les  membres  qui  font 
mouvoir,  vivre,  et  travailler  la  machine,  et  qu'on 
ne  saurait  blesser  en  aucune  partie  qu'aussitôt  l'im- 
pression douloureuse  ne  s'en  porte  au  cferveau  si 
l'ammal  est  dans  un  état  de  santé. 

La  vie  de  l'un  et  de  l'autre  est  le  moi  commun 
au  tout ,  la  sensibilité  réciproque  et  la  correspond 
dance  interne  de  toutes  les  parties.  Cette  commu- 
nication vient-elle  à  cesser,  l'unité  formelle  à  s'éva- 
nouir, et  les  parties  eontiguës  à  n'appartenir  plus 
l'une  à  l'autre  que  par  juxta-position  ;  Fhomme  est 
mort,  ou  l'état  est  dissous. 


8  DISCOURS 

Le  corps  politique  est  donc  aussi  un  être  moral 
qui  a  une  volonté;  et  cette  volonté  générale,  qui 
tend  toujours  à  la  conservation  et  au  bien-être  du 
tout  et  de  chaque  partie ,  et  qui  est  la  source  des 
lois,  est,  pour  tous  les  membres  de  letat,  par  rap- 
port à  eux  et  à  lui,  la  règle  du  juste  et  de  l'injuste  ; 
vérité  qui ,  pour  le  dire  en  passant ,  montre  avec 
combien  de  sens  tant  d'écrivains  ont  traité  de  vol 
la  subtilité  prescrite  aux  enfants  de  Lacédémone 
pour  gagner  leur  frugal  repas;  comme  si  tout  ce 
qu'ordonne  la  loi  pouvait  ne  pas  être  légitime. 
Voyez  au  mot  Droit  la  source  de  ce  grand  et  lu- 
mineux principe,  dont  cet  article  est  le  développe- 
ment. 

Il  est  important  de  remarquer  que  cette  règle  de 
justice,  sûre  par  rapport  à  tous  les  citoyens,  peut 
être  fautive  avec  les  étrangers  ;  et  la  raison  de  ceci 
iest  évidente  ;  c'est  qu'alors  la  volonté  de  l'état , 
quoique  générale  par  rapport  à  ses  membres ,  ne 
l'est  plus  par  rapport  aux  autres  états  et  à  leurs 
membres,  mais  devient  pour  eux  une  volonté  par- 
ticulière et  individuelle ,  qui  a  sa  règle  de  justice 
dans  la  loi  de  nature  ;  ce  qui  rentre  également 
dans  le  principe  établi,  car  alors  la  grande  ville  du 
monde  devient  le  corps  politique  dont  la  loi  de  na- 
ture est  toujours  la  volonté  générale ,  et  dont  les 
états  et  peuples  divers  ne  sont  que  des  membres 
individuels. 

De  ces  mêmes  distinctions  appliquées  à  chaque 
société  politique  et  à  ses  membres,  découlent  les 
règles  les  plus  universelles  et  les  plus  sûres  sur 


SUR  L  ECONOMIE  POLITIQUE.  9 

lesquelles  on  puisse  juger  d'un  bon  ou  d'un  mauvais 
gouvernement,  et  en  général  de  la  moralité  de 
toutes  les  actions  humaines.  % 

Toute  société  politique  est  composée  d'autres 
sociétés  plus  petites  de  différentes  espèces,  dont 
chacune  a  ses  intérêts  et  ses  maximes  :  mais  ces  so- 
ciétés ,  que  chacun  aperçoit  parce  qu'elles  ont  une 
forme  extérieure  et  autorisée,  ne  sont  pas  les  seules 
qui  existent  réellement  dans  l'état;  tous  les  parti- 
culiers qu'un  intérêt  commun  réunit  en  composent 
autant  d'autres ,  permanentes  ou  passagères ,  dont 
la  force  n'est  pas  moins  réelle  pour  être  moins  ap- 
parente ,  et  dont  les  divers  rapports  bien  observés 
font  la  véritable  connaissance  des  mœurs.  Ce  sont 
toutes  ces  associations  tacites  ou  formelles  qui  mo- 
difient de  tant  de  manières  les  apparences  de  la 
volonté  publique  par  l'influence  de  la  leur.  La  vo- 
lonté de  ces  sociétés  particulières  a  toujours  deux 
relations  ;  pour  les  membres  de  l'association ,  c'est 
une  volonté  générale;  pour  la  grande  société,  c'est 
une  volonté  particulière,  qui  très-souvent  se  trouve 
droite  au  premier  égard  ,  et  vicieuse  au  second* 
Tel  peut  être  prêtre  dévot,  ou  brave  soldat,  ou  pa- 
tricien zélé,  et  mauvais  citoyen.  Telle  délibération 
peut  être  avantageuse  à  la  petite  communauté  et 
très-pernicieuse  à  la  grande.  Il  est  vrai  que ,  les  so- 
ciétés particulières  étant  toujours  subordonnées  à 
celles  qui  les  contiennent,  on  doit  obéir  à  celles-ci 
préférablement  aux  autres;  que  les  devoirs  du  ci- 
toyen vont  avant  ceux  du  sénateur,  et  ceux  de 
l'homme  avant  ceux  du  citoyen  :  mais  malheureu- 


lO  DISCOURS 

sèment  l'intérêt  personnel  se  trouve  toujours  en 
raison  inverse  du  devoir  ,  et  augmente  a  mesure 
que  l'association  devient  plus  étroite  et  l'engage- 
ment moins  sacré  ;  preuve  invincible  que]a  volonté 
la  plus  générale  est  aussi  toujours  la  plus  juste ,  et 
que  la  voix  du  peuple  est  en  effet  la  voix  de  Dieu, 
Il  ne  s'ensuit  pas  pour  cela  que  les  délibérations 
publiques  soient  toujours  équitables; elles  peuvent 
ne  l'être  pas  lorsqu'il  s'agit  d'affaires  étrangères  ; 
j'en  ai  dit  la  raison.  Ainsi  il  n'est  pas  impossible 
qu'une  répuWique  bien  gouvernée  fasse  une  guerre 
injuste  ;  il  ne  l'est  pas  non  plus  que  le  conseil  d'une 
démocratie  passe  de  mauvais  décrets  et  condamne 
les  innocents  :  mais  cela  n'arrivera  jamais  que  le 
peuple  ne  soit  séduit  par  des  intérêts  particuliers 
qu'avec  du  crédit  et  de  l'éloquencequelqueshommes 
adroits  sauront  substituer  aux  siens.  Alors  autre 
chose  sera  la  délibération  publique ,  et  autre  chose 
la  volonté  générale.  Qu^n  ne  m'oppose  donc  point 
la  démocratie  d'Athènes  y  parce  qu'Athènes  n'était 
point  en  effet  une  démocratie  ^mais  une  aristocratie 
très-tyrannique ,  gouvernée  par  des  savants  et  des 
orateurs.  Examinez  avec  soin  ce  qui  se  passe  dans 
une  délibération  quelconque ,  et  vous  verrez  que  la 
volonté  générale  est  toujours  pour  le  bien  com* 
mun  ;  mais  très-souvent  il  se  fait  une  scission  se- 
crète^ une  confédération  tacite,  qui,  pour  des  vues 
particulières ,  sait  éluder  la  disposition  naturelle  de 
l'assemblée.  Alors  le  corps  social  se  divise  réelle* 
ment  en  d'autres  dont  les  membres  prennent  une 
volonté  générale ,  bonne  et  juste  à  l'égard  de  ces 


SUR  l'economib  politique.  1  I 

nouveaux  corps,  injuste  et  mauvaise  à  l'égard  du 
tout  dont  chacun  d'eux  se  démembre. 

On  voit  avec  quelle  facilité  Ton  explique, à  Taide 
de  ces  principe^,  les  contradictions  apparentes 
gu'on  remarque  dans  la  conduite  de  tant  d'hommes 
remphs  de  scrupule  et  d'honneur  à  certains  égatds, 
trompeurs  et  fripons  à  d'autres  ;  foulant  aux  pieds 
les  plus  sacrés  devoirs,  et  fidèles  jusqu'à  la  mort  à 
des  engagements  souvent  illégitimes.  C'est  ainsi  que 
les  hoAimes  les  plus  corrompus  rendent  toujours 
quelque  $orte  d'hommage  à  la  foi  publique  ;  c'est 
aii^i  que  les  brigands  mêmes,  qui  sont  les  ennemis 
de  ta  vertu  dans  la  grande  société,  en  adorent  le 
simulacre  dans  leurs  cavernes. 

En  établissant  la  volonté  générale  pour  premier 
principe  de  X économie  publique,  et  règle  fonda- 
mentale du  gouvernement,  je  n'ai  pas  cru  nécessaire 
d'e:!^miner  sérieusement  si  les  magistrats  appartien- 
nent au  peuple  ou  le  peuple  aux  magistrats,  et  si, 
dans  les  affaires  pubhques,  on  doit  consulter  le  bien 
de  l'état  ou  celui  des  chefs.Depuis  long-temps  cette 
question  ^  été  décidée  d'une  manière  par  la  pra- 
tique, et  d'une  autre  par  la  raison;  et  en  général  ce 
serait  une  grande  folie  d'espérer  que  ceux  qui  dans 
le  f^it  sont  Içs  msutres  préféreront  un  autre  intérêt 
au  leur.  Il  seirait  donc  à  propos  de  diviser  encore 
X économie  publique  en  populaire  et  tyrannique. 
La  première  est  celle  de  tout  état  où  règne  entre  le 
peuple  et  les  chefs  unité  d'intérêt  et  de  volonté; 
l'autre  existera  nécessairement  partout  çù  le  gouver- 
nement et  le  peuple  auront  des  intérêts  différents , 


12  DISCOURS 

et  par  conséquent  des  volontés  opposées.  Les  maxi- 
mes de  celle-ci  son  t  inscrites  au  long  dans  les  archives 
de  l'histoire  et  dans  les  satires  de  Machiavel.  Les 
autres  ne  se  trouvent  que  dans  les' écrits  des  philo- 
sophes qui  osent  réclamer  les  droits  de  l'humanité. 
I .  La  première  et  plus  importante  maxime  du 
gouvernement  légitime  ou  populaire,  c'est-à-dire  de 
celui  qui  a  pour  objet  le  bien  du  peuple,  est  donc, 
comme  je  l'ai  dit,  de  suivre  en  tout  la  volonté  gé- 
nérale :  mais  pour  la  suivre  il  faut  la  connaître ,  et 
surtout  la  bien  distinguer  de  la  volonté  particu- 
lière en  commençant  par  soi-même  ;  distinction 
toujours  fort  difficile  à  faire,  et  pour  laquelle  il 
n'appartient  qu'à  la  plus  sublime  vertu  de  donner 
de  suffisantes  lumières.  Comme  pour  vouloir  il  faut 
être  Ubre ,  une  autre  difficulté ,  qui  n'est  guère 
moindre ,  est  d'assurer  à  la  fois  la  liberté  publique 
et  l'autorité  du  gouvernement.  Cherchez  les  motifs 
qui  ont  porté  les  hommes  f  unis  par  leurs  besoins 
mutuels  dans  la  grande  société ,  à  s'unir  plus  étroi- 
tement par  des  sociétés  civiles ,  vous  n'en  trouve- 
rez point  d'autre  que  celui  d'assurer  les  biens,  la 
vie  et  la  hberté  de  chaque  membre  par  la  protec- 
tion de  tous  :  or ,  comment  forcer  des  hommes  à 
défendre  la  liberté  de  l'un  d'entre  eux  sans  porter 
atteinte  à  celle  des  autres?  et  comment  pourvoir 
aux  besoins  publics  sans  altérer  la  propriété  par- 
ticulière de  ceux  qu'on  force  d'y  contribuer?  De 
quelques  sophismes  qu'on  puisse  colorer  tout  cela, 
il  est  certain  que ,  si  l'on  peut  contraindre  ma  vo- 
lonté ,  je  ne  suis  plus  libre;  et  que  je  ne  suis  plus 


SUR  L'iécOWOMIE  POLITIQUE.  l3 

maître  de  mon  bien,  si  quelque  autre  peut  y  tou- 
cher. Cette  difficulté ,  qui  devait  sembler  insur- 
montable, a  été  levée  avec  la  première  par  la  plus 
sublime  de  toutes  les  institutions  humaines  ,  ou 
plutôt  par  une  inspiration  céleste,  qui  apprit  à 
l'homme  à  imiter  ici  bas  les  décrets  immuables  de 
la  Divinité.  Par  quel  art  inconcevable  a-t-on  pu 
trouver  le  moyen  d'assujettir  les  hommes  pour  les 
rendre  libres;  d'employer  au  service  de  l'état  les 
biens ,  les  bras ,  et  la  vie  même  de  tous  ses  membres , 
saris  les  contraindre  et  sans  les  consulter  ;  d'enchaî- 
ner leur  volonté  de  leur  propre  aveu,  de  faire  va- 
loir leur  consentement  contre  leur  refus,  et  de  les 
forcer  à  se  punir  eux-mêmes  quand  ils  font  ce 
qu'ils  n'ont  pas  voulu  ?  Comment  se  peut-il  faire 
qu'ils  obéissent  et  que  personne  ne  commande, 
qu'ils  servent  et  n'aient  point  de  maître  ;  d'autant 
plus  libres  en  effet,  que,  sous  une  apparente  sujé- 
tion, nul  ne  perd  de  sa  liberté  que  ce  qui  peut 
nuire  à  celle  d'un  autre?  Ces  prodiges  sont  l'ou- 
vrage de  la  loi.  C'est  à  la  loi  seule  que  les  hommes 
doivent  la  justice  et  la  liberté;  c'est  cet  organe  sa- 
lutaire de  la  volonté  dé  tous  qui  rétablit  dans  le 
droit  l'égalité  naturelle  entre  les  hommes  ;  c'est 
cette  voix  céleste  qui  dicte  à  chaque  citoyen  les 
préceptes  de  la  raison  publique,  et  lui  apprend  à 
agir  selon  les  maximes  de  son  propre  jugement ,  et 
à  n'être  pas  en  contradiction  avec  lui-même.  C'est 
elle  seule  aussi  que  les  chefs  doivent  faire  parler 
quand  ils  commandent;  car  sitôt  qu'indépendam- 
ment des  lois  un  homme  en  prétend  soumettre  un 


l4  DISCOURS 

autre  à  sa  volonté  privée,  il  sort  à  l'instant  de 
l'état  civil ,  et  se  met  vis-à-vis  de  lui  dans  le  pur 
état  de  nature ,  où  l'obéissance  n'est  jamais  pres- 
crite que  par  la  nécessité. 

Le  plus  pressant  intérêt  du  chef,  de  même  que 
son  devoir  le  plus  indispensable ,  est  donc  de  veil- 
ler à  l'observation  des  lois  dont  il  est  le  ministre ,  et 
sur  lesquelles  est  fondée  toute  son  autorité.  S'il  doit 
les  faire  observer  aux  autres ,  à  plus  forte  raison 
doit-il  les  observer  lui-même ,  qui  jouit  de  toute  leur 
faveur  :  car  son  exemple  est  de  telle  force ,  que , 
quand  même  le  peuple  voudrait  bien  souffrir  qu'il 
s'affranchît  du  joug  de  la  loi ,  il  devrait  se  garder 
de*  profiter  d'une  si  dangereuse  prérogative,  que 
d'autres  s'efforceraient  bientôt  d'usurper  à  leur 
tour,  et  souvent  à  son  préjudice.  Au  fond,  comme 
tous  les  engagements  de  la  société  sont  réciproques 
par  leur  nature,  il  n'est  pas  possible  de  se  mettre 
au-dessus  de  la  loi  sans  renoncer  à  ses  avantages  ; 
et  personn-e  ne  doit  rien  à  quiconque  prétend  ne 
rien  devoir  à  personne.  Par  la  même  raison  nulle 
exemption  de  la  loi  ne  sera  jamais  accordée,  à 
quelque  titre  cfue  ce  puisse  être ,  dans  un  gouver- 
nement bien  policé.  Les  citoyens  même  qui  ont 
bien  mérité  de  la  patrie  doivent  être  récompensés 
par  des  honneurs ,  et  jamais  par  des  privilèges  ;  car 
la  république  est  à  la  veille  de  sa  ruine  sitôt  que 
quelqu'un  peut  penser  qu'il  est  beau  de  ne  pas  obéir 
aux  lois.  Mais  si  jamais  la  noblesse,  ou  le  militaire , 
ou  quelque  autre  ordre  de  l'état ,  adoptait  une  pa- 
reille mâ^me  ,  tout  serait  perdu  sans  ressource. 


SUR  l'Économie  POLITIQUE.  iS 

La  puissance  des  lois  dépend  encore  plus  de  leur 
propre  sagesse  que  de  la  sévérité  de  leurs  ministres, 
et  la  volonté  publique  tire  son  plus  grand  poids  d^ 
la  raison  qui  l'a  dictée  :  c'est  pour  cela  que  Platon 
regarde  comme  une  précaution  très-importante  de 
mettre  toujours  à  la  tête  des  édits  un  préambule 
raisonné  qui  en  montre  la  justice  et  l'utilité.  En 
effet ,  la  première  des  lois  est  de  respecter  les  lois  : 
la  rigueur  des  châtiments  n'est  qu'une  vaine  res- 
source imaginée  par  de  petits  esprits  pour  substi- 
tuer la  terreur  à  ce  respect  qu'ils  ne  peuvent  ob- 
tenir. On  a  toujours  remarqué  que  les  pays  où  les 
supplices  sont  le  plus  terribles  sont  aussi  ceux  où 
ils  sont  le  plus  fréquents  ;  de  sorte  que  la  cruauté 
des  peines  ne  marque  guère  que  la  multitude  des 
infracteurs ,  et  qu'en  punissant  tout  avec  la  même 
sévérité  Fon  force  les  coupables  de  commettre 
des  crimes  pour  échapper  à  la  punition  de  leurs 
fautes. 

Mais  quoique  le  gouvernement  ne.  soit  pas  le 
maître  de  la  loi ,  c'est  beaucoup  d'en  être  le  garant 
et  d'avoir  mille  moyens  de  la  faire  aimer.  Ge  n'est 
qu'en  cela  que  consiss^e  le  talent  de  régner.  Quand 
on  a  la  force  en  main,  il  n'y  a  point  d'art  à  faire  trem- 
bler tout  le  monde,  et  il  n'y  en  a  pas  même  beaucoup 
à  gagner  les  cœurs  ;  car  l'expérience  a  depuis  long- 
temps appris  au  peuple  à  tenir  grand  compte  à 
ses  chefs^ de  tout  le  mal  qu'ils  ne  lui  font  pas,  et  à 
les  adorer  quand  il  n'en  est  pas  haï.  Un  imbécile 
obéi  peut  comme  un  autre  punir  les  forfaits  :  le 
véritaWe  homme  d'état  sait  les  prévenir  ;  c'est  sur 


l6  DISCOURS 

les  volontés  encore  plus  que  sur  les  actions  qu'il 
étend  son  respectable  empire.  S'il  pouvait  obtenir 
que  tout  le  monde  fît  bien,  il  n'aurait  lui-même 
plus  rien  à  faire,  et  le  chef-d'œuvre  de  ses  travaux 
serait  de  pouvoir  rester  oisif.  Il  est  certain ,  du 
moins ,  que  le  plus  grand  talent  des  chefs  est  de  dé- 
guiser leur  pouvoir  pour  le  rendre  moins  odieux, 
et  de  conduire  l'état  si  paisiblement  qu'il  semble 
n'avoir  pas  besoin  de  conducteurs. 

Je  conclus  donc  que,  comme  le  premier  devoir 
du  législateur  est  de  conformer  les  lois  à  la  volonté 
générale ,  la  première  règle  de  Yéconomie  publique 
est  que  l'administration  soit  conforme  aux  lois.  C'en 
sera  même  assez  pour  que  l'état  ne  soit  pas  mal  gou- 
verné, si  le  législateur  a  pourvu,  comme  il  le  de- 
vait, à  tout  ce  qu'exigeaient  les  lieux,  le  climat,  le 
sol,  les  mœurs,  le  voisinage,  et  tous  les  rapports 
particuliers  du  peuple  qu'il  avait  à  instituer.  Ce  n'est 
pas  qu'il  ne  reste  encore  une  infinité  de  détails  de 
pohce  et  d'économie ,  abandonnés  à  la  sagesse  du 
gouvernement  :  mais  il  a  toujours  deux  règles  infail- 
libles pour  se  bien  conduire  dans  ces  occasions  : 
l'une  est  l'esprit  de  la  loi,  qui  doit  servir  à  la  déci- 
sion des  cas  qu'elle  n'a  pu  prévoir  ;  l'autre  est  la 
volonté  générale ,  source  et  supplément  de  toutes 
les  lois,  et  qui  doit  toujours  être  consultée  à. leur 
défaut.  Comment,  me  dira -t- on,  connaître  la  vo- 
lonté générale  dans  les  cas  où  elle  ne  s'est  point 
expliquée  ?  faudra-t-il  assembler  toute  la  nation  à 
chaque  événement  imprévu?  Il  faudra  d'autant 
moins  l'assembler,  qu'il  n'est  pas  sûr  que  sa  déci- 


Ni 


SUR  L*BCOfiOMlE  POLITIQUE.  t^ 

sîon  fut  l'expression  de  la  volonté  générale;  que 
ce  moyen  est  impraticable  dans  un  grand  peuple , 
et  qu'il  est  rarement  nécessaire  quand  le  gouver- 
nement est  bien  intentionné  :  car  les  chefs  savent 
assez  que  la  volonté  générale  est  toujours  pour  le 
parti  le  plus  favorable  à  l'intérêt  public ,  c'est-à- 
dire  le  plus  équitable  ;  de  sorte  qu'il  lie  faut  qu'être 
juste  pour  s'assurer  de  suivre  la  volonté  générale. 
Souvent ,  quand  on  la  choque  trop  ouvertement , 
elle  se  laisse  apercevoir  malgré  le  frein  terrible  de 
l'autorité  publique.  Je  cherche  le  plus  près  qil'il 
m'est  possiblfi  les  exemples  à  suivre  en  pareils  cas. 
A  la  Chine  ,  le  prince  a  pour  maxime  constante  de 
donner  le  tort  à  ses  officiers  daii3  toutes  les  alter- 
cations qui  s'élèvent  entre  eux  et  le  peuple.  Le  pain 
est-il  cher  dans  une  province ,  l'intendant  est  mis 
en  prison.  Se  fait-il  dans  une  autre  une  émeute ,  le 
gouverneur  est  cassé ,  et  chaque  mandarin  répond 
sur  sa  tête  de  tout  le  mal  qui  arrive  dans  «on  dé- 
partement. Ce  n'est  pas  qu'on  n'examine  ensuite 
l'affaire  dans  un  procès  régulier  ;  mais  une  longue 
expérience  en  a  fait  prévenir  ainsi  le  jugement. 
L'on  a  rarement  en  cela  quelque  injustice  à  répa- 
rer ;  et  l'empereur ,  persuadé  que  la  clameur  pu- 
blique ne  s'élève  jamais  sans  sujet ,  démêle  tou- 
jours ,  au  travers  des  cris  séditieux  qu'il  punit ,  de 
justes  griefs  qu'il  redresse. 

C'est  beaucoup  que  d'avoir  fait  régner  l'ordre 

et  la  paix  dans  toutes  les  parties  de  la  république  ; 

c'est  beaucoup  que  l'état  soit  tranquille  et  la  loi 

respectée  :  mais,  si  l'on  ne  fait  rien  de  plus,  il  y 

R.  V.  a 


l8  DISCOURS 

aura  dans  tout  cela  plus  d'apparence  que  de  réa- 
lité ,  et  le  gouvernement  se  fera  difficilement  obéir 
s'il  se  borne  à  l'obéissance.  S'il  est  bon  de  savoir 
employer  les  hommes  tels  qu'ils  sont ,  il  vaut  beau- 
coup mieux  encore  les  rendre  tels  qu'on  a  besoin 
qu'ils  soient  :  l'autorité  la  plus  absolue  est  celle 
qui  pénètre  jusqu'à  l'intérieur  de  l'homme ,  et  ne 
s'exerce  pas  moins  sur  la  volonté  que  sur  les  ac- 
tions. Il  est  certain  que  les  peuples  sont  à  la  longue 
ce  que  le  gouvernement  les  fait  être  ;  guerriers , 
citoyens ,  hommes ,  quand  il  le  veut  ;  populace  et 
canaille  quand  il  lui  plaît  :  et  tout  pffince  qui  mé- 
prise ses  sujets  se  déshonore  lui-même  en  mo^- 
trant  qu'il  n'a  pas  su  les  rendre  estimables.  Formez 
donc  des  hommes  si  vous  voulez  commander  à-des 
hommes  ;  si  vous  voulez  qu'on  obéisse  aux  lois  y 
faites  qu'on  les  aime ,  et  que ,  pour  faire  ce  qu'on 
dpit ,  il  suffise  de  songer  qu'on  le  doit  faire.  C'était 
là  le  grand  art  des  gouvernements  anciens,  dans 
ces  temps  reculés  où  les  philosophes  donnaient  des 
lois  aux  peuples ,  et  n'employaient  leur  autorité 
qu'à  les  rendre  sages  et  heureux.  De  là  tant  de  lois 
somptuaires ,  tant  de  règlements  sur  les  mœurs , 
tant  de  maximes  publiques  admises  ou  rejetées 
avec  le  plus  grand  soin.  Les  tyrans  mêmes  n'ou- 
bliaient pas  cette  importante  partie  de  l'adminis- 
tration ,  et  on  les  voyait  attentifs  à  corrompre 
les  moeurs  de  leurs  esclaves  avec  autant  de  soin 
qu'en  avaient  les  magistrats  à  corriger  celles  de 
leurs  concitoyens.  Mais  nos  gouvernements  mo- 
dernes ,  qui  croient  avoir  .tout  fait  quand  ils  ont 


.r* 


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SUR  L  ECOPf  OMIB  POLITIQUE.  I9 

tiré  de  l'argeiit ,  n'imaginent  ]pas  même  qu'il  soit 
nécessaire  ou  possible  d'aller  jusque-là. 

II.  Seconde  règle  essentielle  de  Xéconomie  pu- 
blique,  non  moins  importante  que  la  première. 
Voulez-vous  que  la  volonté  générale  soit  accom- 
plie ,  faites  que  toutes  les  volontés  jiarticulîères  s'y 
rapportent  ;  et  comme  la  vertu  n'^st  que  cette  con- 
formité de  la  volonté  particulière  à  la  générale , 
pour  dire  la  même  chose  en  un  mot ,  faites  régner 
la  vertu. 

Si  les  politiques  étaient  moins  aveuglés  par  leur 
ambition ,  ils  verraient  combien  il  est  impossible 
qu'aupun  établissement ,  quel  qu'il  soit ,  puisse 
marcher  selon  l'esprit  de  son  institution ,  s'il  n'est 
dirigé  selon  la  loi  du  devoir;  ils  sentiraient  que  le 
plus  grand  ressort  de  l'autorité  pubUque  est  dans 
le  cœur  des  citoyens ,  et  que  rien  ne  peut  suppléer 
aux  mœurs  pour  le  maintien  du  gouvernement. 
Non -seulement  il  n'y  a  que  des  gens  de  bien  qui 
sachent  administrer  les  lois ,  mais  il  n'y  a  dans  le 
fond  que  d'honnêtes  gens  qui  sachent  leur  obéir. 
Celui  qui  vient  à  bout  de  braver  les  remords  ne 
tardera  pas  à  braver  les  supplices  ;  châtiment  moins 
rigoureux ,  moins  continuel ,  et  auquel  on  a  du 
moins  l'espoir  d'échapper  ;  et  quelques  précautions 
qu'on  prenne ,  ceux  qui  n'attendent  que  l'impunité 
pour  mal  faire  ne  manquent  guère  de  moyens  d'é- 
luder la  loi  ou  d'échapper  à  la  peine.  Alors,  comme 
tous  les  intérêts  particuliers  se  réunissent  contre 
l'intérêt  général ,  qui  n'est  plus  celui  de  personne , 
les  vices  pablics  ont  plus  de  force  pour  énerver 

f  ï:  "  - 

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10  Discouas 

les  lois  que  les  lois  n'en  ont  pour  réprimer  les  vices; 
et  la  corruption  du  peuple  et  des  chefs  s'éteûd 
enfin  jusqu'au  gouvernement ,  quelque  sage  qu'il 
puisse  être.  Le  pire  de  tous  les  abus  est  de  n'obéir 
en  apparence  aux  lois  que  pour  les  enfreindre  en 
effet  avec  sûreté.  Bientôt  les  meilleures  lois  devien- 
nent les  plus  funestes  :  il  vaudrait  mieux  cent  fois 
qu'elles  n'existassent  pas  ;  ce  serait  une  ressource 
qu'on  aurait  encore  quand  il  n'en  reste  plus.  Dan$ 
une  pareille  situation  l'on  ajoute  vainement  édits 
sur  édits,  règlements  sur  règlements  :  tout  cela 
ne  sert  qu'à  introduire  d'autres  abus  sans  corriger 
les  premiers.  Plus  vous  multipliez  les  lois ,  plus 
vous  les  rendez  méprisables  :  et  tous  les  surveil- 
lants que  vous  instituez  ne  sont  que  de  nouveaux 
infracteurs  destinés  à  partager  avec  les  anciens, 
*  ou  à  faire  leur  pillage  à  part.  Bientôt  le  prix  de  la 
vertu  devient  celui  du  brigandage  :  les  hommes  les 
plus  vils  sont  les  plus  accrédités;  plus  ils  sont 
grands  ,  plus  ils  sont  méprisables  ;  leur  infamie 
éclate  dans  leurs  dignités ,  et  ils  sont  déshonorés 
par  leurs  honneurs.  S'ils  achètent  les  suffrages  des 
chefs  ou  la  protection  des  femmes ,  c'est  pour  vendre 
à  leur  tour  la  justice,  le  devoir  et  l'état;  et  le  peu- 
ple, qui  ne  voit  pas  que  ses  vices  sont  la  première 
cause  de  ses  mialheurs ,  murmure ,  et  s'écrie  en 
gémissant  :  «  Tous  mes  maux  ne  viennent  que  de 
«  ceux  que  je  paie  pour  m'en  garantir.  » 

C'est  alors  qu'à  la  voix  du  devoir ,  qui  ne  parle 
plus  dans  les  cœurs ,  les  chefs  sont  forcés  de  sub- 
stituer le  cri  de  la  terreur  ou  le  leurre  d'un  intérêt 


SUR  l'Économie  politique.  ai 

apparent  dont  ils  trompent  leurs  créatures.  C'est 
alors  qu'il  faut  recourir  à  toutes  les  petites  et  mé- 
prisables ruses  qu'ils  appellent  maximes  d'état  et 
mystère^  du  cabinet.  Tout  ce  qui  reste  de  vigueur 
au  gouvernement  est  employé  par  ses  membres 
à  se  perdre  et  supplanter  l'un  l'autre ,  tandis  que 
les  affaires  demeurent  abandonnées,  ouiie  se  font 
qu'à  mesure  que  l'intérêt  personnel  le  demande  et 
selon  qu  il  les  dirige.  Enfin  toute  l'habileté  de  ces 
grands  politiques  est  de  fasciner  tellement  les  yeux 
de  ceux  dont  ils  ont  besoin,  que  chacun  croie  tra^ 
vailler  pour  son  intérêt  en  travaillant  pour  le  leur  ; 
je  dis  le  leur  ,  si  tant  est  qu'en  effet  le  véritable 
intérêt  des  chefs  soit  d'anéantir  les  peuples  pour 
les  soumettre,  et  de  ruiner  leur  propre  bien  pour 
s'en  assurer  la  possession. 

Mais  quand  les  citoyens  aiment  leur  devoir,  et 
que  les  dépositaires  de  l'autorité  publique  s'ap- 
pliquent sincèrement  à  nourrir  cet  amour  par  leur 
exemple  et  par  leurs  soins ,  toutes  les  difficultés 
s'évanouissent;  l'administration  prend  une  facilité 
qui  la  dispense  de  cet  art  ténébreux  dont  la  noir- 
ceur fait  tout  le  mystère.  Ces  esprits  vastes  ,  si 
dangereux  et  si  admirés,  tous  ces  grands  ministres 
dont  la  gloire  se  confond  avec  les  malheurs,  du 
peuple  ,  ne  sont  plus  regrettés  :  les  nàpeurs  pu- 
bliques suppléent  au  génie  des  chefs  ^  et  plus  la 
vertu  règne,  moins  les  talents  sont  nécessaires. 
L'ambition  même  est  mieux  servie  par  le  devoir 
que  par  l'usurpation  :  le  peuple  ,  convaincu  que 
ses  chefs  ne  travaillent  qu'à  faire  son  bonheur ,  les 


aa  nisçouRs 

dispense  par  sa  déférence  de  travailler  à  affermir 
leur  pouvoir;  et  l'histoire  nous  montre  en  mille 
endroits  que  l'autorité  qu'il  accorde  à  ceux  qu'il 
aime  et  dont  il  est  aimé ,  est  cent  fois  plus  absolue 
que  toute  la  tyrannie  des  usurpateurs.  Ceci  ne  si- 
gnifie pas  que  le  gouvernement  doive  craindre 
d'user  de  son  pouvoir,  mais  qu'il  n'en  doit  user 
que  d'une  manière  légitime.  On  trouvera  dans  l'his- 
toire mille  exemples  de  chefs  ambitieux  ou  pusilla- 
nimes que  la  mollesse  ou  l'orgueil  ont  perdus;  au- 
cun qui  se  soit  mal  trouvé  de  n'être  qu'équitable. 
Mais  on  ne  doit  pas  confondre  la  négligence  avec 
la  modération ,  ni  la  douceur  avec  la  faiblesse.  Il 
faut  être  sévère  pour  être  juste.  Souffrir  la  mé- 
chanceté qu'on  a  le  droit  et  le  pouvoir  de  réprimer, 
c'est  être  méchant  soi-même.  Sicuti  eHim  est  ali- 
qiuzndo  misericordia  punienà:  ^  ita  est  crudelitas 
parcens.  August.  Epist.  54- 

Ce  n'est  pas  assez  de  dire  aux  citoyehs  :  Soyez 
bons;  il  faut  leur  apprendre  à  l'être;  et  l'exemple 
même,  qui  est  à  cet  égard  la  première  leçon,  n'est 
pas  le  seul  moyen  qu'il  faille  employer  :  l'amour 
de  la  patrie  est  le  plus  efficace;  car,  comme  je  l'ai 
déjà  dit ,  tout  homme  lest  vertueux  quand  sa  vo- 
lonté particulière  est  conforme  en  tout  à  la  vo- 
lonté générale ,  et  nous  voulons  volontiers  ce  que 
veulent  les  gens  que  nous  aimons. 

Il  sembla  que  le  sentitnent  de  l'humanité  s'éva- 
pore et  s'affaiblisse  en  s'étendant  sur  toute  la  terre , 
et  que  nous  ne  saurions  être  touchés  des  calamités 
de  Xsi  Tartarie  ou  dti  lapon,  comme  de  celles  d'un 


SUR  L  ÉCONOMIE  POLITIQUE.  Îl3 

peuple  européen.  Il  faut  en  quelque  manière  bor- 
ner et  comprimer  l'intérêt  et  la  commisération 
pour  lui  donner  de  l'activité.  Or,  comme  ce  pen- 
chant en  nous  ne  peut  être  utile  qu'à  ceux  avec  qui 
nous  avons  à  vivre ,  il  est  bon  que  l'humanité , 
concentrée  entre  les  concitoyens,  prenne  en  eux 
une  nouvelle  force  par  l'habitude  de  se  voir  et  par 
l'intérêt  commun  qui  les  réunit.  Il  est  certain  qftè' 
les  plus  grands  prodiges  de  vertu  ont  été  produits 
par  l'amour  de  la  patrie  :  ce  sentiment  doux  et  vif, 
qui  joint  la  force  de  l'amour  -  propre  à  toute  la 
beauté  de  la  vertu ,  lui  donne  une  énergie'  qui , 
sans  la  défigurer,  en  fait  la  plus  héroïque  de  toutes 
les  passions.  C'est  lui  qui  produisit  tant  d'actions 
irtimortelles  dont  l'éclat  éblouit  nos  faibles  yeux , 
et  tant  de  gran<}s  hommes  dont  les  antiques  vertus 
passent  pour  des  fables  depuis  que  l'amour  de  la 
patrie  est  tourné  en  dérision.  Ne  nous  en  étonnons 
pas;  les  transports  des  cœurs  tendres  paraissent 
autant  de  chimères  à  quiconque  ne  les  a  point  seii^ 
tis;  et  l'amour  de  la  patrie,  plus  vif  et  plus  déli- 
cieux cent  fois  que  celui  d'une  maîtresse ,  île  se 
conçoit  de  même  qu'en  l'éprouvant  :  mais  il  est  aisé 
de  remarquer  dans  tous  les  cœurs  qu'il  échauffe , 
dans  toutes  les  actions  qu'il  inspire,  cette  ardeur 
bouillante  et  sublime  dont  ne  brille  pas  la  plus 
pure  vertu  quand  elle  en  est  séparée.  Osons  oJ>- 
poser  Socrate  même  à  Gaton;  l'un  était  plus  phi- 
losophe, et  l'autre  plus  citoyen.  Athènes  était  déjà 
perdue ,  et  Socrate  n'avait  plus  de  patrie  que  le 
monde  entier  :  Caton  porta  toujours  la  sienne  an 


a4  .  DISCOURS 

fond  de  son  cœur  ;  il  ne  vivait  que  pour  elle  et  ne 
put  lui  survivre.  La  vertu  de  Socrate  est  celle  du 
plus  sage  des  hommes  ;  mais  entre  César  et  Pom- 
pée, Caton  semble  un  dieu  parmi  des  mortels.  L'un 
instruit  quelques  particuliers,  combattes  sophistes, 
et  meurt  pour  la  vérité;  l'autre  défend  l'état,  la 
liberté,  les  lois,  contre  les  conquérants  du  monde, 
<et  quitte  enfin  la  terre  quand  il  n'y  voit  plus  de 
patrie  à  servir.  Un  digne  élève  de  Socrate^  serait 
le. plus  vertueux  de  ses  contemporains;  un  digne 
émule  de  Caton  en  serait  le  plus  grand.  La  vertu 
du  premier  ferait  son  bonheur;  le  second  cherche- 
rait son  bonheur  dans  celui  de  tous.  Nous  serions 
instruits  par  l'un  et  conduits  par  l'autre  :  et  c^la 
seul  déciderait  de  la  préférence  ;  car  on  n'a  jamais 
fait  un  peuple  de  sages ,  mais  il  n'est  pas  impos- 
sible de  rendre,  un  peuple  heureux. 

Voulons-nous  que  les  peuples  soient  vertueux , 
commençons  donc  par  leur  faire  aimer  la  patrie. 
Mais  comment  l'aimeront-ils ,  si  la  patrie  n'est  rien 
de  plus  pour  eux  que  pour  des  étrangers,  et  qu'elle 
ne  leur  accorde  que  ce  qu'elle  ne  peut  refuser  à 
personne?  Ce  serait  bien  pis  s'ils  n'y  jouissaiept 
pas  même  de  la  sûreté  civile ,  et  que  leurs  biens , 
leur  vie  ou  leur  liberté  fussent  à  la  discrétion  des 
i^pmmes  puissants,  sans  qu'il  leur  fût  possible  ou 
permis  d'x)ser  récjbmer  les  lois.  Alors,  soumis  aux 
devoirs  de  l'état  civil ,  sans  jouir  même  des  droits 
de  l'état  de  nature  et  sans  pouvoir  employer  leurs 
forces  pour  se  défendre ,  ils  seraient  par  consé- 
quent dans  la  pire  condition  ou  se  puissent  trouver 


SUR  l'économie  politique.  ^5 

des  hommes  libres ,  et  le  mot  de  patrie  ne  pourrait 
avoir  pour  eux  qu'im  sens  odieux  ou  ridiciÀ.  Il 
ne  faut  pas  croire  que  l'on  puisse  ofifensçr  ou  cou- 
per un  bras,  que  la  douleur  ne  s'en  porte  à  la 
tête  ;  et  il  n'est  pas  plus  croyable  que  la  volonté 
générale  consente  qu'un  membre  de  l'état,  quel 
qu'il  soit^  en  blesse  ou  détruise  un  autre,  qu'il  n^ 
l'est  que  les  doigts  d'un  homme  usant  de  sa  raison 
aillent  lui  crever  les  yeux*  La  sûreté  particulière 
est  tellement  liée  avec  la  confédération  publique, 
qpe ,  sans  les  égards  que  l'on  doit  à  la  faiblesse 
humaine ,  cette  convention  serait  dissoute  par  le 
droit,  s'il  périssait  dans  l'état  un  seul  citoyen  qu'on 
eût  pu  secourir,  si  l'on  en  retenait  à  tort  un  seul 
en  prison, «et  s'il  se  perdait  un  seul  procès  avec 
une  injustice  évidente  ;  car ,  les  conventions  fonda- 
mentales étant  enfreintes,  on  ne  voit  plus  quel 
droit  ni  quel  intérêt  pourrait  maintenir  le  peuple 
dans  l'union  sociale ,  à  moins  qu'il  n'y  fut  retenu 
par  la  seule  force  qui  fait  la  dissolution  de  l'état 
civil. 

En  effet ,  l'engagement  du  corps  de  la  nation 
n'est-il  pas  de  pourvoir  à  la  conservation  du  der- 
nier de  ses  membres  avec  autant  de  soin  qu'à  celli^ 
de  tous  les  autres?  et  Te  salut  d'un  citoyen  est -il 
moins  la  cause  commune  que  celui  de  tout  Yêlaiï2 . 
Qu'on  nous  dise  qu'il  est  bon  qu'un  seul  périS' 
pour  tous;  j'admirerai  cette  sentence  dans  l£^  bouche 
d'un  digne  et  vertueux  patriote  qui  se  consacre  vo^ 
lontairernent  et  par  devoir  à  la  mort  poifr  le  salut 
de  son  pays  :  mais  si  l'on  entend  qu'il  soit  permis 


^  ■ 


20  DISCOURS 

sfU  gouvernement  de  sacrifier  un  innocent  au  salut 
de  la  multitude ,  je  tiens  Cette  maxime  pour  une 
des  plus  exécrables  que  jamais  la  tyrannie  ait  in- 
ventées, la  plus  fausse  qu'on  puisse  avancer,  la 
plus  dangereuse  qu'on  puisse  admettre,  et  la  plus 
directement  opposée  aux  lois  fondamentales  de  la 
isociété.  Loin  q^u'un  seul  doive  périr  pour  tous, 
tous  ont  engagé  leurs  biens  et  leurs  vies  à  la  dé- 
fense de  chacun  d'efux ,  afin  que  la  faiblesse  parti- 
culière fut  toujours  protégée  par  la  force  publique , 
et  chaque  membre  par  tout  l'état.  Après  avoir  par 
supposition  retranché  du  peuple  un  individu  après 
l'autre,  pressez  les  partisans  de  cette  maxime  à 
mieux  expliquer  ce  qu'ils  entendent  par  le  corps 
de  V état  y  et  vous  verrez  qu'ils  le  réduiront ,  à  la 
fin ,  à  un  petit  nombre  d'hommes  qui  ne  sont  pas 
le  peuple ,  rpais  les  officiers  dii  peuple ,  et  qui ,  s'é- 
tant  obligés  par  un  serment  particulier  à  périr  eux- 
tnéihes  pour  son  salut,  prétendent  prouver  par  là 
que  c'est  à  lui  de  périr  pour  le  leur. 

Veut -on  trouver  des  exemples  de  la  protection 
que  l'état  doit  à  ses  membres  et  du  respect  qu'il 
doit  à  leurs  personnes ,  ce  n'est  que  chez  les  plus 
illustres  et  les  plus  courageuses  nations  de  la  terre 
qu'il  faut  les  chercher,  et  if  n'y  a  guère  que  les  peu- 
ples libres  où  Ton  sache  ce  que  vaut  un  homme. 
  Sparte  on  sait  en  quelle  perplexité  se  trouvait 
toute  la  république  lorsqu'il  était  question  de  pu- 
nir un  citojren  coupable.  En  Macédoine ,  la  vie  d'un 
homme  était  une  affaire  si  importante ,  que,  dans 
toute  la  grandeur  d'Alexandre ,  ce  puissant  mo- 


SUR  l']économie  politique.  27 

narqùe  n'eût  osé  de  saijg  froid  faire  mourir  lîn 
Macédonien  eritnînel  que  Tactiusé  n'eut  comparu 
pour  se  défendre  devant  ses  concitoyens ,  et  n'éAt 
été  condamné  par  eux.  Mais  lés  Romains  se  distin- 
guèrent au-dessus  de  tous  les  peuples  de  la  terre 
par  les  égards  du  gouvernement  pour  les  particu- 
liers ,  et  par  son  attention  scrupuleuse  à  respecter 
les  droits  inviolables  de  tous  les  membres  de  l'état. 
Il  n'y  avait  rien  de  si  sacré  que  la  vie  des  simples 
citoyens  ;  il  ne  fallait  pas  moins  que  l'assemblée  de 
tout  le  peuple  pour  en  condamner  un  :  le  sénat 
même  ni  les  consuls ,  dans  toute  leur  majesté,  n'en 
avaient  pas  le  droit  ;  et ,  chez  le  pluà  puissant  peuple 
du  monde,  le  crime  et  la  peine  d'un  citoyen  étaient 
un  désolation  publique  :  aussi  parut-il  si  dur  d'en 
verser  le  sang  pour  quelque  crime  que  ce  pût  être, 
que,  par  la  loi  Porcia^  la  peine  de  mort  fut  com- 
muée en  celle  de  l'exil ,  pour  tous  ceux  qui  vou- 
draient survivre  à  la  petite  d'iihe  si  douce  patrie. 
Tout  respirait  à  Rome  et  dans  les  armées  cet  amour 
des  concitoyens  les  tins  pour  les  âùtrefe ,  et  ce  res- 
pect pour  le  nom  romain  qui  élevait  le  courage  et 
ahîmait.la  vertu  de  quiconque  avait  l'honneur  de 
lé  porter.  Le  chapeau  d'un  citoyen  délivré  d'escla- 
vage ,  la  coui^onne  civique  de  celui  qui  avait  sauvé 
la  vie  à  un  autre ,  étaient  ce  qu'on  regardait  avec 
\t  plus  de  plaisir  dâh^  la  pompé  des  triomphes  ;  et 
il  est  à  rémarquer  que  des  courotiiiés  dont  on  ho- 
tibrâit  à  la  guertë  les  belles  actions ,  il  h^  avait  que 
là  civique  et  celle  des  triomphateurs  qui  fussent 
d'herbe  et  de  feuilles,  toutes  lés  autres  n'étaient 


a8  DISCOURS 

que  d'or.  C'est  ainsi  que  Rome  fut  vertueuse  et  de- 
vint la  naaîtresse  du  monde.  Chefs  ambitieux ,  un 
pâtre  gouverne  ses  chiens  et  ses  troupeaux ,  et  n'est 
que  le  dernier  des  hommes!  S'il  est  beau  de  com- 
mander ,  c'est  quand  ceux  qui  nous  obéissent  peu* 
vent  nous  honorer  :  respectez  donc  vos  concitoyens, 
et  vous  vous  rendrez  respectables  ;  respectez  la  li- 
berté, et  votre  puissance  augmentera  tous  les  jours; 
ne  passez  jamais  vos  droits ,  et  bientôt  ils  seront 
sans  bornes.   > 

Que  la  patrie  se  montre  donc  la  mère  commune 
des  citoyens;  que  les  avantages  dont  ils  jouissent 
dans  leur  pays  le  leur  rendent  cher;  que  le  gou- 
vernement leur  laisse  assez  de  part  à  l'administra- 
tion publique  pour  sentir  qu'ils  sont  chez  eux ,  et 
que  les  lois  ne  soient  à  leurs  yeux  que  les  garants 
de  la  commune  liberté.  Ces  droits,  tout  beaux  qu'ils 
sont ,  appartiennent  à  tous  les  hommes  ;  mais ,  sans 
paraître  les  attaquer  directement ,  la  mauvaise  vo- 
lonté des  chefs  en  réduit  aisément  l'effet  à  rien.  La 
loi  dont  on  abuse  sert  à  la  fois  au  puissant  d'arme 
offensive  et  de  bouclier  contre  le  faible  ;  et  le  pré- 
texte du  bien  public  est  toujours  le  plus  dangereux 
fléau  du  peuple.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  nécessaire  et 
peut-être  de  plus  difficile  dans  le  gouvernement, 
c'est  une  intégrité  sévère  à  rendre  justice  à  tous, 
et  surtout  à  protéger  le  pauvre  contre  la  tyrannie 
du  riche.  Le  plus  grand  niai  est  déjà  fait»  quand 
on  a  des  pauvres  à  défendre  et  des  riches  à  conte- 
nir. C'est  sur  la  médiocrité  seule  que  s'exerce  toute 
la  force  des  lois  ;  elles  sont  également  impuissantes 


SUR  l'ecoî^omie  politique.  tïg 

contré  les  trésors  du  riche  et  contre  la  misère  du 
pauvre  ;  le  premier  lès  élude,  le  second  leur  échappe; 
l'un  brise  la  toile ,  et  l'autre  passe  au  travers. 

C'est  donc  une  dès  plus  importantes  affaires  du 
gouvernement  de  prévenir  l'extrêiKie  inégalité  des 
fortunes;  non  en  enlevant  les  trésors  à  leurs  pos- 
sesseurs,  mais  en  ^taht  à  tous  les  moyens  d'en  ac- 
cumuler; ni  en  bâtissant  des  hôpitaux  pour  lels 
pauvres,  mais  en  garantissant  les  citoyens  de  le  de- 
venir. Les  hommes  inégalement  distribués  sur  le 
territoire,  et  entassés  dans  un  lieu  tandis  que  les 
autres  se  dépeuplent;  les  arts  d'agréments  et  de 
pure  industrie  favorisés  aux  dépens  des  métiers 
utiles  et  pénibles  ;  l'agriculture  sacrifiée  au  com- 
merce; le  publicain  rendu  nécessaire  par  la  mau- 
vaise administration  des  deniers  de  l'état;  enfin  la 
vénalité  poussée  à  tel  excès ,  que  la  considération 
se  compte  avec  les  pistoles ,  et  que  les  vertus 
mêmes  se  vendent  à  prix  d'argent  :  telles  sont  les 
causes  les  plus  sensibles  de  l'opulence  et  de  la  mi- 
sère ,  de  l'intérêt  particulier  substitué  à  l'intérêt  pu-' 
blic,  de  la  haine  mutuelle  des  citoyens,  de  leur 
indifférence  pour  la  cause  commune,  de  la  corrup- 
tion du  peuple ,  et  de  l'affaiblissement  de  tous  les 
ressorts  du  gouvernement.  Tels  sont  par  consé- 
quent les  maux  qu'on  guérit  difficilement  quand 
ils  se  font  sentir,  mais  qu'une  sage  administration 
doit  prévenir,  pour  maintenir  avec  les  bonnes 
mœurs  le  respect  pour  les  lois ,  l'amour  de  la  pa- 
trie ,  et  la  vigueur  de  la  volonté  générale» 

Mais  toutes  ces  précautions  seront  insuffisantes^ 


3o  DISCOURS 

si  l'on  ne  s'y  prend  de  plus  loin  encore.  Je  finis 
cette  partie  de  \ économie  publique  par  où  j'aurais 
dû  la  commencer.  La  patrie  ne  peut  subsister  sans 
la  liberté,  ni  la  liberté  sans  la  vertu,  ni.  la  vertu 
sans  les  citoyens  :  vous  aurez  tout  si  vous  formez 
*  des  citoyens;  sans  cela  vous  n'aurez  que  de  mé- 
chants esclaves ,  à  commencer  par  les  chefs  de 
l'état.  Or ,  former  des  citoyens  n'est  pas  l'affaire 
d'un  jour;  et,  pour  les  avoir  hommes,  il  faut  les 
instruire  enfants.  Qu'on  me  dise  que  quiconque  a 
des  hommes  à  gouverner  ne  doit  pas  chercher  hors 
de  leur  nature  une  perfection  dont  ils  ne  sont  pas 
susceptibles;  qu'il  ne  doit  pas  vouloir  détruire  en 
eux  les  passions,  et  que  l'exécution  d'un  pareil  pro- 
jet ne  serait  pas  plus  désirable  que  possible.  Je  con- 
viendrai d'autant  mieux  de  tout  cela,  qu'un  homme 
qui  n'aurait  point  de  passions  serait  certainement 
un  ifort  mauvais  citoyen  :  mais  il  faut  convenir 
aussi  que  si  l'on  n'apprend  point  aux  hommes  à 
n'aimer  rien ,  il  n'est  pas  impossible  de  leur  ap- 
prendre à  aimer  un  objet  plutôt  qu'un  autre  ;  et  ce 
qui  est  véritablement  beau  pjjiftot  que  ce  qui  est 
difforme.  Si ,  par  exemple ,  on  les  exerce  assez  tôt 
à  ne  jamais  regarder  leur  individu  que  par  ses  re- 
lations avec  le  corps  de  l'état,  et  à  n'apercevoir, 
pour  ainsi  dire ,  leur  propre  existence  que  comme 
une  partie  de  la  sienne ,  ils  pourront  parvenir.enfin 
à  s'identifier  en  quelque  sorte  avec  ce  plus  grand 
tout ,  à  se  sentir  membres  de  la  patrie ,  à  l'aimer 
de  ce  sentiment  exquis  que  tout  homn^e  isolé  n'a 
que  pour  soi-même ,  à  ^lever  perpétuellement  leur 


SUR  l'Économie  politique.  3i 

auae  à  ce  grand  objet,  et  à  transformer  ainsi  en 
une  vertu  sublime  cette  disposition  dangereuse 
d'où  naissent  tous  nos  vices.  Non-seulement  la  phi- 
losophie démontre  la  possibilité  de  ces  nouvelles 
directions,  mais  l'histoire  en  fournit  mille  exemples 
éclatants  :  s'ils  sont  si  rares  parmi  nous,  c'est  que 
personne  ne  se  soucie  qu'il  y  ait  des  citoyens ,  et 
qu'on  s'avise  encore  moins  de  s'y  prendre  assez. tôt 
pour  les  former.  Il  n'est  plus  temps  de  changer  nos 
inclinations  naturelles  quand  elles  ont  pris  leur 
cours  et  que  l'habitude  s'est  jointe  à  l'amour-propre; 
il  n'est  plus  temps  de  nous  tirer  hors  de  nous-mêmes 
quand  une  fois  le  moi  humain  concentré  dans  nos 
coeurs  y  a  acquis  cette  méprisable  activité  qui  ab- 
sorbe toute  vertu  et  fait  la  vie  des  petites  âmes. 
Comment  l'amour  de  la  patrie  pourrait-il  germer 
au  milieu  de  tant  d'autres  passions  qui  l'étouffent? 
et  que  reste-t-il  pour  les  concitoyens  d'un  cœur 
déjà  partagé  entre  l'avarice,  ime  maîtresse,  et  la 
vanité  ? 

C'est  du  premier  moment  de  la  vie  qu'il  faut  ap- 
prendre à  mériter  de  vivre  ;  et  comme  on  parti- 
cipe en  naissant  au  droit  des  citoyens ,  l'instant  de 
notre  naissance  doit  être  le  commencement  de 
l'exercice  de  nos  devoirs.  S'il  y  a  des  lois  pour  l'âge 
mûr ,  il  doit  y  en  avoir  pour  l'enfance ,  qui  ensei- 
gnent à  obéir  aux  autres  ;  et ,  comme  on  ne  laisse 
pas  la  raison  de  chaque  homme  unique  arbitre  de 
ses  devoirs,  on  doit  d'autant  moins  abandonner 
aux  lumières  et  aux  préjugés  des  pères  l'éducation 
de  leurs  enfants,  (ju'elle  importe  à  l'état  encore 


32  DISCOURS 

plus  qu'aux  pères;  car,  selon  le  cours  de  la  nature^ 
la  mort  du  père  lui  dérobe  souvent  les  derniers 
fruits  de  cette  éducation ,  mais  la  patrie  en  sent 
tôt  ou  tard  les  effets  ;  l'état  de]tieiu*e  et  la  famille 
se  dissout.  Que  si  l'autorité  publique ,  en  prenant 
la  place  des  pères ,  et  se  chargeant  de  cette  impor- 
tante fonction ,  acquiert  leurs  droits  en  remplissant 
leurs  devoirs ,  ils  ont  d'autant  moins  sujet  de  s'en 
plaindre ,  qu'à  cet  égard  ils  ne  font  proprement  que 
changer  de  nom ,  et  qu'ils  auront  en  commun ,  sous 
le  nom  de  citoyens,  la  même  autorité  sur  leurs  en- 
fants qu'ils  exerçaient  séparément  sous  le  nom  de 
pères ,  et  n'en  seront  pas  moins  obéis  en  parlant  au 
nom  de  la  loi ,  qu'ils  l'étaient  en  parlant  au  nom 
de  la  nature.  L'éducation  publique,  sous  des  règles 
prescrites  par  le  gouvernement,  et  sous  des  magis- 
trats établis  par  le  souverain,  est  donc  une  des 
maximes  fondamentales  du  gouvernement  popu- 
laire ou  légitime.  Si  les  enfants  sont  élevés  en  com- 
mun dans  le  sein  de  l'égalité ,  s'ils  sont  imbus  des 
lois  de  l'état  et  des  maximes  de  la  volonté  générale, 
s'ils  sont  instruits  à  les  respecter  par-dessus  toutes 
choses ,  s'ils  sont  environnés  d'exemples  et  d'objets 
qui  leur  parlent  sans  cesse  de  la  tendre  mère  qui  les 
noiu'rit,  de  l'amour  qu'elle  a  pour  eux,  des  biens 
inestimables  qu'ils  reçoivent  d'elle ,  et  du  retour 
qu'ils  lui  doivent,  ne  doutons  pas  qu'ils  n'appren- 
nent ainsi  à  se  chérir  mutuellement  comme  des 
frères,  à  ne  vouloir  jamais  que  ce  que  veut  la  so- 
ciété, à  substituer  des  actions  d'hommes  et  de  ci- 
toyens au  stérile  et  vain  babil  des  sophistes ,  et  à 


SUR  l'écôHomie  politique.  33 

devenir  un  jour  les  défenseurs  et  les  pères  de  la 
patrie  dont  ils  auront  été  si  long-temps  les  enfants. 

Je  ne  parlerai  point  des  magistrats  destinés  à 
présider  à  cette  éducation ,  qui  certainement  est  la 
plus  importante  affairé  de  l'état.  On  sent  que  si  de 
telles  marques  de  la  confiance  publique  étaient  lé- 
gèrement accordées ,  si  cette  fonction  sublime  n'é- 
tait pour  ceux  qui  auraient  dignement  rempli  toutes 
les  autres,- le  prix  de  leurs  travaux,  l'honorable 
et  doux  repos  de  leur  vieillesse  et  le  comble  de 
tous  les  honneurs  ^  toute  l'entreprise  serait  inutile 
et  l'éducation  sans  succès;  car  partout  où  la  leçon 
n'est  pas  soutenue  par  l'autorité ,  et  le  précepte  par 
l'exemple ,  l'instruction  demeure  sans  fruit  ;  et  la 
vertu  même  perd  son  crédit  daijs  la  bouche  de  ce- 
lui qui  ne  la  pratique  pas.  Mais  que  des  guerriers 
illustres,  courbés  sous  le  faix  de  leurs*  lauriers , 
prêchent  le  courage  ;  que  des  magistrats  intègres , 
blanchis  dans  la  pourpre  et  sur  les  tribunaux,  en- 
seignent la  justice  :  les  uns -et  les  autres  se  forme- 
ront ainsi  de  vertueux  successeurs ,  et  transmettront 
d'âge  en  âge  aux  générations  suivantes  l'expérience 
et  les  talents  des  chefs ,  le  courage  et  la  vertu  des 
citoyens ,  et  l'émulation  commune  à  tous  de  vivre 
et  mourir  pour  la  patrie. 

Je  ne  sache  que  trois  peuples  qui  aient  autrefois 
pratiqué  l'éducation  publique  ;  savoir,  les  Cretois, 
les  Lacédémoniens ,  et  les  anciens  Perses  :  chez  tous 
les  trois  elle  eut  le  plus  grand  succès,  et  fit  des 
prodiges  chez  les  deux  derniers.  Quand  le  monde 
s'est  trouvé  divisé  en  nations  trop  grandes  pour 

R.    V.  3 


34  DISCOURS 

pouvoir  être  bien  gouvernées ,  ce  moyen  n'a  plus 
été  praticable  ;  et  d'au}:res  raisons ,  que  le  lecteur 
peut  voir  aisément ,  ont  /spcore  eippêché  qu'il  n'ait 
été  tenté  chez  aucun  peuple  moderne.  C'est  une 
chose  très-femî^rqu^blp  que  les  Ro^iains  aient  pu 
s'en  passer  ;  maj^  Rome  fut,  durant  cinq  cents  ans, 
un  miracle  cofitinuçl  que  le  monde  ne  ooit  plus  es- 
pérer de  revoir.  La  ye^*!tu  dps  Roms^i^s,  engendrée 
par  rhorretw  de  la  tyrannie  et  fl§$  cyimes  deç  ty- 
rans, et  par  l'amour  inné  de  la  patrie,  fît  de  toutes 
leurs  maisons  autant  d'écoles  de  citoyiens  ;  et  le 
ppuvoir  sans  bornes  des  pères  siur  }eucs  enfants  mit 
tant  de  sévérité  dans  la  police  particulier^,  que  le 
père ,  plus  craint  que  les  magistrats ,  était  dans  son 
tribunal  domestique  le  censeur  des  mœurs  et  le 
vengeur  des  lois. 

C'est  ainsi  qu'ion  gouvernement  attentif  et  bieii 
intentionné ,  vçil^ant  sans  cesse  à  n^aintenir  ou  rap- 
peler chez  le  peuple  l'anpour  de  la  patrie  et  les 
bonnes  ipœurs,  préviemt  de  loin  lei^  inaux  qui  résul- 
tent tpt  ou  ^rd  dç  l'indifférence  des  citoyen^  pour 
le  sort  4e  la  république ,  et  contient  dans  d'étroites 
bornes  cet  intérêt  personnel  qu^  isole  tellement  les 
particuliers ,  que  l'état  s'affaiblit  par  leiu*  puissance , 
et  n'a  rien  à  espérer  de  leur  bonne  volonté.  Partout 
où  le  peuple  aime  son  pays ,  respecte  les  lois ,  et 
vit  simplement ,  il  reste  peu  de  chose  k  faire  pour 
le*  rendre  heureux;  et  dans  l'administration  pu- 
blique ,  où  la  fortune  a  moins  de  part  qu^au  sort 
des  particuliers ,  la  sagesse  est  si  près  du  bonheur 
que  ces  deux  objets  se  confondent. 


SUR  l'économie  politique.  35 

III.  Ce  n'est  pas  assez  d'avoir  des  citoyens  et  de 
les  protéger ,  il  faut  encore  songer  à  leur  subsis- 
tance ;  et  pourvoir  aux  besoins  publics  est  une  suite 
évidente  de  la  volonté  générale ,  et  le  troisième  de- 
voir essentiel  du  gouvernements  Ce  devoir  n'est 
pas ,  comme  on  doit  le  sentir ,  de  remplir  les  gre- 
niers des  particuliers  et  les  dispenser  du  travail , 
mais  d^  maintenir  l'abondance  tellement  à  leur 
portée ,  que ,  pour  l'acquérir ,  le  travail  soit  tou- 
jours nécessaire  et  ne  soit  jamais  inutile.  Il  s'étend 
aussi  à  toutes  les  opérations  qui  regardent  l'entre- 
tien du  fisc  et  les  dépenses  de  l'administration  pu- 
blique. Ainsi,  après  avoir  parlé  de  Y  économie  gé- 
nérale par  rapport  au  gouvernement  des  personne^, 
il  nous  reste  à  la  considérer  par  rapport  à  l'admi- 
nistration des  biens. 

Cette  partie  n'offre  pas  moins  de  difficultés  à 
résoudre  ni  de  contradictions  à  lever  que  la  pré- 
cédente. Il  est  certain  que  le  droit  de  propriété  est 
le  plus  sacré  de  tous  les  droits  des  citoyens ,  et  pJus 
important,  à  certains  égards,  que  la  liberté  même  ; 
soit  parce  qu'il  tient  de  plus  près  à  la  conservation 
de  la  vie  ;  soit  parce  que  les  biens  étant  plus  faciles 
à  usurper  et  plus  pénibles  à  défendre  que  la  per» 
sonne ,  on  doit  plus  respecter  ce  qui  peut  se  ravir 
plus  aisément  ;  soit  enfin  parce  que  la  propriété  est 
le  vrai  fondement  de  la  société  civile ,  et  le  vrai . 
gavant  des  engagements  des  citoyens;  car,  si  les 
biens  ne  répondaient  pas  des  personnes,  rien  ne 
serait  si  facile  que  d'éluder  ses  devoirs  et  de  se  mo- 
quer des  lois.  D'un  autre  coté ,  il  n'est  pas  moins 

3. 


36  DISCOURS 

sûr  que  le  maintien  de  l'état  et  du  gouvernement 
exige  des  frais  et  de  la  dépense;  et  comme  qui- 
conque accorde  la  fin  ne  peut  refuser  les  moyens , 
il  s'ensuit  que  les  membres  de  la  société  doivent 
contribuer  de  leurs  biens  à  son  entretien.  De  plus, 
il  est  difficile  d'assurer  d'un  côté  la  propriété  des 
particuliers  sans  l'attaquer. d'un  autre,  et  il  n'est 
pas  possible  que  tous  les  règlements  qui  regardent 
l'ordre  des  successions ,  les  testaments ,  les  con- 
trats ,  ne  gênent  les  citoyens ,  à  certains  égards , 
sur  la  disposition  de  leur  propre  bien,  et  par  con- 
séquent sur  leur  droit  de  propriété. 

Mais,  outre  ce  que  j'ai  dit  ci-devant  de  l'accord 
qui  règne  entre  l'autorité  de  la  loi  et  la  liberté  du 
citoyen ,  il  y  a ,  par  rapport  à  la  disposition  des 
biens ,  une  remarque  importante  à  faire ,  qui  lève 
bien  des  difficultés  :  c'est,  comme  l'a  montré  Puf- 
fendorf ,  que,  par  la  nature  du  droit  de  propriété, 
il  ne  s'étend  point  au-delà  de  la  vie  du  proprié- 
taire, et  qu'à  l'instant  qu'un  homme  est  mort,  son 
bien  ne  lui  appartient  plus.  Ainsi,  lui  prescrire  les 
conditions  sous  lesquelles  il  en  peut  disposer ,  c'est 
au  fond  moins  altérer  son  droit  en  apparence  que 
l'étendre  en  effet. 

En  général ,  quoique  l'institution  des  lois  qui  rè- 
glent le  pouvoir  des  particuliers  dans  la  disposi- 
.tion  de  leur  propre  bien  n'appartienne  qu'au  sou- 
verain, l'esprit  de  ces  lois,  que  le  gouvernement 
doit  suivre  dans  leur  application,  est  que,  de  père 
en  fils  et  de  proche  en  proche ,  les  biens  de  la 
famille  en  sortent  et  s'aliènent  le  moins  qu'il  est 


\ 


SUR  l'économie  politique.  37 

possible.  Il  y  a  une  raison  sensible  de  ceci  en  fa- 
veur des  enfants,  à  qui  le  droit  de  propriété  serait 
fort  inutile  si^  le  père  ne  leur  laissait  rien,  et  qui 
de  plus,  ayant  souvent  contribué  parleur  travail 
à  l'acquisition  des  biens  du  père,  sont  de  leur  chef 
associés  à  son  droit.  Mais  une  autre  raison  plus 
éloignée,  et. non  moins  importante,  est  que  rien 
n'est  plus  funeste  aux  moeurs  et  à  la  république 
que  les  changements  continuels  d'état  et  de  fortune 
entre  les  citoyens;  changements  qui  sont  la  preuve 
et  la  source  die  mille  désordres,  qui  bouleversent 
et  confondent  tout,  et  par  lesquels  ceux  qui  sont 
élevés  pour  une  chose,  se  trouvant  destinés  pour 
une  autre ,  ni  ceux  qui  montent  ni  ceux  qui  des-^ 
cendent  ne  peuvent  prendre  les  maximes  ni  les 
lumières  convenables  à  leur  nouvel  état,  et  beau- 
coup moins  en  remplir  les  devoirs.  Je  passe  à  l'obr 
jet  des  finances  publiques. 

Si  le  peuple  se  gouvernait  lui-même ,  et  qu'il  n'y 
eut  rien  d'intermédiaire  entre  l'administration  de 
l'état  et  les  citoyens,  ils  n'auraient  qu'à  se  «cotiser 
dans  l'occasion,  à  proportion  des  besoins  publics  et 
des  facultés  des  particuliers;  et  comme  chacun  ne 
perdrait  jamais  de  vue  le  recouvrement  ni  l'emploi 
des  deniers,  il  ne  pourrait  se  glisser  ni  fraude  ni 
abus,  dans  leur  maniement;  l'état  ne  serait  jamais 
obéré  de  dettes  ni  le  peuple  accablé  d'impôts ,  ou 
du  moins  la  sûreté  de  l'emploi  le  cbnsolerait  de  la 
dureté  de  la  taxe.  Mais  les  choses  ne  sauraient  aller 
ainsi;  et,  quelque  borné  que  soit  un  état,  la  société 
civile  y  est  toujours  trop  nombreuse  pour  pouvoir; 


38  bï^scouRs 

être  gouvernée  par  tous  ses  membres.  Il  faut  néces- 
sairement que  les  deniers  publics  passent  par  les 
mains  des  chefs,  lesquels,  outre  l'intérêt  de  l'état, 
ont  tous  le  leur  particulier ,  qui  n'est  pas  le  dernier 
écouté.  Le  peuple,  de  son  côté,  qui  s'aperçoit  plutôt 
de  l'avidité  des  chefs  et  de  leurs  folles  dépenses  que 
des  besoins  publics ,  murmure  de  se  vmr  dépouiller 
du  nécessaire  pour  fournir  au  superflu  d'autrui;  et, 
quand  une  fois  ces  manœuvres  l'ont  aigri  jusqu'à 
certain  point ,  la  plus  intègre  administration  ne  vien- 
drait pas  à  bout  de  rétablir  la  confiance.  Alors  si 
les  contributions  sont  volontaires, elles  ne  produi- 
sent rien  ;  si  elles  sont  forcées ,  elles  sont  illégitimes  ; 
et  c'est  dans  cette  cruelle  alternative  de  laisser  périr 
l'état  ou  d'attaquer  le  droit  sacré  de  la  propriété , 
qui  en  est  le  soutien ,  que  consiste  la  difficulté  d'une 
juste  et  sage  économie, 

La  première  chose  que  doit  faire,  après  l'établis- 
sement des  lois,  l'instituteur  d'une  république,  c'est 
de  trouver  un  fonds  suffisant  pour  l'entretien  des 
m^gis^ats  et  autres  officiers ,  et  poul»  toutes  les  dé- 
l^enses  publiques.  Ce  fonds  s'appelle  œrarium  ou 
fisc ,  s'il  est  en  argent  ;  domaine  public ,  s'il  est  en 
terres  ;  et  ce  dernier  est  de  beaucoup  préférable  à 
f  autre ,  par  des  raisons  faciles  avoir.  Quiconque  aura 
suffisamment  réfléchi  sur  cette  matière  ne  pourra 
guère  être  à  cet  égard  d'un  autre  avis  que  Bodin*, 

*  J.  Bodin ,  qui  a  véca  sous  ks  règnes  de  Henri  III  et  de  Henri  IV, 
est  auteur  d*un  ouvrage  intitulé  :  les  six  Livres  de  la  République ,  dont 
là  première  édition  est  de  1577 ,  in-folio.  Cet  ouvragé,  traduit  dans 
plusieurs  tangues ,  a  eu  htdt  ou  dix  éditions  en  Franèe.  Quoique  La 


SUR  l'économie  politique.  39 

qui  regarde  lé  dôihâihë  ptûilic  cônime  le  plus  hon- 
nête-et  le  plus  sûr  dé  tous  les  moyens  de  pourvoir 
aux  besoins  de  l'état;  et  il  est  à  remarqué*'  qùë  lé 
préfnier  soin  de  Romuliis ,  dàiis  la  dîtisibii  des  terres, 
fut  d'éti  destiner  lé  tiers  à  cet  usage.  J'avoue  qu'il 
il'ést  pas  ittipôssible  qiie  lé  produit  du  domaine  mal 
adiiiinistré  se  réduise  à  rîeii  ;  mais  il  n*est  pas  dé 
l'èssetice  du  doiiiaine  d'être  mal  administré. 

Pi-éâlabléiriént  à  tout  ériiploi ,  èe  fonds  doit  être 
âs^sigrïé  oûL  accepté  par  l'assemblée  dif  peuple  oit 
des  états  du  pays ,  qui  doit  ensliîtè  eh  déterniiner 
l'iisagé.  Après  cette  soletinité;  qui  retid  ces  fonds 
inaliénables ,  ils  changent  pôtir  aitisî  dire  de  nature , 
et  leiirà  réiehus  deviennent  tellement  sacrés ,  que 
c'est  nôti-seulemént  le  plus  iiifàme  de  tous  les  vols  ; 
mais  un  fcrime  de  lèse-majesté,  que  d'en  détotli^ner 
la  ïïioîiïdfNB  chdàe  àù  pi'éjûdîce  de  leur  destiiiâtîôti. 
C'est  liti  grand 'déshonneur  pôUr  Rome  que  l'inté- 
grité du  qUèsteur  Càton  y  ait  êtê  Uri  sujet  de  remar- 
que ,  et  qu'Un  empereur,  récompensant  de  quelques 
écus  le  talent  d'uil  chanteur,  ait  éu  besoin  d'ajouter 
que  cet  airgent  venait  du  bien  dé  sa  famille  et  uoii  de 
celui  de  l'état  *.  Mais  s'il  se  tréfuVe  peu  de  Galbas, 
où  cherChéf'Oïlà-nous  des  Catôris  ?  Et  quand  une. 
fols  lé  vice  rie  déshonorera  plus ,  quels  seront  les 
chefs  assez  Sôrûpuleux  poui:  s'abstenir  de  toucher 
aux  revenus  publics  abandonnés  k  leiil*  discrétion , 

Uarpe  ait  bien  youlu  y  voir  U  germe  dé  V Esprit  des  lois  ,r il  n'offre, 
rien  de  très-remarquable ,  et  est  aujourd'hui  tout-à-Êiit  oublié. 

Trait  de  l'empereur  Galba  rapporté  par  Plutarque  (Vie  de  Galba), 
et  rapj^lé  par  HôiiàâgBe  i  ÎAyU  lïi,  chap.  6. 


4o  DISCOURS 

et  pour  ne  pas  s'en  imposer  bientôt  à  eux-mêmes , 
en  affectant  de  confondre  leurs  vaines  et  scanda- 
leuses dissipations  avec  la  gloire  de  l'état,  et  les 
moyens  d'étendre  leur  autorité  avec  ceux  d'aug- 
menter sa  puissance?  C'est  surtout  en  cette  délicate 
partie  de  l'administration  que  la  vertu  est  le  seul 
instrument  efficace ,  et  que  l'intégrité  du  magistrat 
est  le  seul  frein  capable  de  contenir  soji  avarice. 
Les  livres  et  tous  les  comptes  des  régisseurs  servent 
moins  à  déceler  leurs  infidélités  qu'à  le3  couvrir  ;. 
et  la  prudence  n'est  jamais  aussi  prompte  à  ima- 
giner de  nouvelles  précautions,  que  la  friponnerie 
à  les  éluder.  Laissez  donc  les  registres  et  papiers, 
et  remettez  les  finances  en  des  mains  fidèles  ;  c'est 
le  seul  mpyen  qu'elles  soient  fidèlement  régies. 

Quand  une  fois  les  fonds  publics  sont  établis,  les 
chefs  de  l'état  en  sont  de  droit  les  administrateurs; 
car  cette  administration  fait  une  partie  du  gouver- 
nement, toujours  essentielle,  quoique  non  toujours 
également  :  son  influence  augmente  à  mesure  que 
celle  des  autres  ressorts  diminue;  et  l'on  peut  dire 
qu'un  gouvernement  est  parvenu  à  son  dernier  de- 
gré de  corruption  quand  il  n'a  plus  d'autre  nerf 
que  l'argent:  or,  comme  tout  gouvernement  tend 
sans  cesse  au  relâchement ,  cette  seule  raison  montre 
pourquoi  nul  état  ne  peut  subsister  si  ses  revenus 
n'augmentent  sans  cesse. 

Le  premier  sentiment  de  la  nécessité  de  cette  aug- 
mentation est  aussi  le  premier  signe  du  désordre 
intérieur  de  l'état  :  et  le  sage  administrateur,  en  son- 
geant à  trouver  de  l'argent  pour  pourvoir  au  be- 


SUR  L  ECONOMIE  POLITIQUE.  ^l, 

soin  présent,  ne  néglige  pas  de  rechercher  la  IBause 
éloignée  de  ce  nouveau  besoin;  çoniineun  marin, 
voyant  l'eau  gagner  son  vaisseau ,  n'oublie  pas,  en 
faisant  jouer  les  pompes,  de  faire  aussi  chercher 
et  boucher  la  voie. 

De  cette  règle  découle  la  plus  importante  maxime 
de  l'administration  des  finances ,  qui  est  de  travailler 
avec  beaucoup  plus  de  soin  à  prévenir  les  besoins 
qu'à  augmenter  les  revenus.  De  quelque  diligence 
qu'on  puisse  user,  le  secours  qui  ne  vient  qu'après 
le  mal,  et  plus  lentement,  laisse  toujours  l'état  en 
souffrance  :  tandis  qu'on  songe  à  remédier  à  un 
mal,  un  autre  se  fait  déjà  sentir,  et  les  ressources 
mêmes  produisent  de  nouveaux  inconvénients;  de 
sorte  qu'à  la  fin  la  nation  s'obère,  le  peuple  est 
foulé,  le  gouvernement  perd  toute  sa  vigueur,  et 
ne  fait  plus  que  peu  de  chose  avec  beaucoup  d'ar- 
gent. Je  crois  que  de  cette  grande  maxime  bien  éta* 
blie,  découlaient  les  prodiges  des  gouvernements 
anciens  9  qui  fesaient  plus  avec  leur  parcimonie  que 
les  nôtres  avec  tous  leurs  trésors  ;  et  c'est  peut-être 
de  là  qu'est  dérivée  l'acception  vulgaire  du  mot 
d'économie,  qui  s'entend  plutôt  du  sage  ménage- 
ment de  ce  qu'on  a  que  des  moyens  d'acquérir  ce  . 
que  l'on  n'a  pas. 

Indépendamment  du  domaine  public,  qui  rend 
à  l'état  à  proportion  de  la  probité  de  ceux  qui  le  ré-» 
gissent,  si  l'on  connaissait  assez  toute  la  force  de 
l'administration  générale ,  surtout  quand  elle  se 
bor^ie  aux  moyens  légitimes,  on  serait  étonné  djçs 
ressources  qu'ont  les  chefs  pour  prévenir  tous  les 


4îi  DISCOURS 

besolhs  publics  sans  toucher  aux  biebs  des  particu- 
liers. CoitÉilie  ils  sont  les  maîtres  de  tout  lé  com- 
mercé de  l'état ,  rieh  né  leur  est  ai  facile  que  de  le 
diriger  d'une  manière  qui  pouWoie  à  tout,  souvent 
sans  qu'ils  paraissent  s'en  mêler.  Lat  distribution 
des  denrées ,  de  l'argefat ,  et  des  marchandises ,  par 
de  justes  proportions  selon  les  ténipls  et  lés  lieux , 
est  le  trai  secret  des  finances  et  la  Éàùtce  de  leurs 
richesses,  pourvu  que  ceux  qili  lés  administrent 
sachent  poff  ter  leurs  vues  assez  loin ,  et  faire  dans 
l'ocbasiou  une  perte  appàrétite  et  prochaîne,  pour 
avoir  réellement  des  profits  immenses  dans  un 
temps  éloigné.  Quand  on  voit  un  gouvernement 
payei*  des  droits,  loin  d'en  recevoir,  pour  la  sortie 
des  blés  dans  les  âfinées  d'abondance ,  et  pour  leur 
introduction  dans  leô  années  de  disette,  oh  a  be- 
soin d'avoir  de  tels  faits  sOùs  les  yeux  pour  les 
croire  véritables ,  et  on  les  mettrait  au  rang  des  ro- 
mans ,  s'ils  Se  fussent  pslàsés  ancienrièmétit.  Suppo- 
sOïïs  que  pour  prévenir  là  disette  dans  les  mau- 
vaises années,  on  proposât  d'établir  des  magasins 
public^  ;  dans  combien  de  pays  l'entretien  d'uh  éta- 
blissement si  utile  ne  serviraît-il  psls  de  prétexté  à 
de  tioûveaux  impôts  !  A  Genève ,  ces  greniers ,  éta- 
blis et  entretenus  par  une  sage  administration ,  font 
la  ressource  publique  dans  les  mauvaises  àiiïiées , 
et  le  principal  revenu  dé  l'étstt  dalnà  tous  les  temps  : 
^litetûUtatyC^est  là  belle  et  jusPtè  iùscriptîon  qu'on 
lit  siir  la  façade  dé  l'édifice.  Pour  exposer  ici  le  sys- 
tème étonoflïiqiïe  d'unboh  goliyernement,  j'ai^ou- 
vent  toûrtié  les  yeù*  sur  celui  de  cette  république  ; 


SUR  l'jéconomie  politique.  43 

heureux  de  trouver  ainsi  dàfts  ma  patrie  l'exemple 
de  la  sagesse  et  du  bonheur  (jue  je  voudrais  voir 
régner  dans  totis  les  pays! 

Si  Ton  exatiiine  comment  croissent  les  besoins 
d'un  état,  on  trouvera  que  souvent  cela  arrive  à 
p^u  près  comme  che2  les  particuliers,  moins  par 
une  véritable  nécessité  que  par  un  accroissement 
de  désirs  inutiles,  et  que  souvent  on  n'augmente  la 
dépense  que  pour  avoir  un  prétexte  d'augmenter  la 
recette,  de  sorte  que  l'état  gagnerait  quelquefois  à 
se  passer  d'être  riche,  et  que  cette  richesse  appa- 
rente lui  est  au  fond  plus  onéreuse  que  ne  serait  la 
pauvreté  même.  On  Jjetit  espérer,  il  est  vrai,  de 
tenir  les  peuples  dans  une  dépendance  plus  étroite, 
en  leur  donnant  d'une  liiain  ce  qu'on  leur  a  pris  de 
l'autre ,  et  Ce  fut  la  politique  dont  usa  Joseph  avec 
les  Égyptiens;  maïs  ce  vain  sophisme  est  d'autant 
plus  funeste  à  l'état,  que  l'argent  ne  rentre  plus 
dans  les  mêmes  mains  dont  il  est  sorti ,  et  qu'avec 
de  pareilles  maximes  on  n'enrichit  que  des  fainéants 
dé  la  «dépouille  des  hommes  utiles. 

Le  goût  des  conquêtes  est  une  des  causes  les  plus 
sensibles  et  les  plus  dangereuses  de  cette  augmen- 
tation. Ce  goût,  engendré  souvent  par  une  autre 
espèce  d'ambition  que  celle  qu'il  semblé  annoncer, 
n'est  pas  totfjourâ  ce  qvtil  parait  être ,  et  n'a  pas  tant 
pour  véritable  motif  le  désir  apparent  d'agrandir 
la  nation  que  le  désir  caché  d'augmenter  au-dedans 
l'autorité  des  chefs ,  à  J'aide  de  l'augmentation  des 
troupes  et  à  la  faveur  de  la  diversion  que  font  les 
objets  de  la  guerre  dans  l'esprit  des  citoyens. 


44  DISCOURS 

Ce  qu'il  y  a  du  moins  de  très-certain  ,  c'est  que 
rien  n'est  si  foulé  ni  si  misérable  que  les  peuples 
conquérants ,  et  que  leurs  succès  mêmes  ne  font 
qu'augmenter  leurs  misères  :  quand  l'histoire  ne 
nous  l'apprendrait  pas  ,  la  r^iison  suffirait,  pour 
nous  démontrer  que  plus  un  état  est  grand ,  et 
plus  les  dépenses  y  deviennent  proportionnelle- 
ment fortes  et  onéreuses  ;  car  il  faut  que  toutes 
les  provinces  fournissent  leur  contingent  aux  frais 
de  l'administration  générale ,  et  que  chacune  outre 
cela  fasse  pour  la  sienne  particulière  la  même  dé- 
pense que  si  elle  était  indépendante,  ajoutez  que 
toutes  les  fortunes  se  font  dans  un  heu  et  se  con- 
somment  d^ns  un  autre  ;  ce  qui  rompt  bientôt  l'é- 
quilibre du  produit  et  de  la  consommation ,  et  ap- 
pauvrit beaucoup  de  pays  pour  enrichir  uneseule 
ville. 

Autre  source  de  l'augmentation  des  besoins  pu- 
blics 5  qui  tient  à  la  précédente.  Il  peut  venir  un 
temps  où  les  citoyens,  ne  se  regardant  plus  comme 
intéressés  à  la  cause  commune ,  cesseraient  d'être 
les  défenseurs  de  la  patrie  ,  et  où  les  magistrats 
aimeraient  mieux  commander  à  des  mercenaires 
qu'à  des  hommes  libres ,  ne  fut-ce  qu'afin  d'em- 
ployer en  temps  et  lieu  les  premiers  pour  mieux 
assujettir  les  autres.  Tel  fut  l'état  de  Rome  sur  la 
fin  de  la  république  et  sous  les  empereurs  ;  car 
toutes  les  victoires  des  premiers  Romains  ,  de 
même  que  celles  d'Alexandre  ,  avaient  été  rem- 
portées par  de  braves  citoyens ,  qui  savaient  don- 
ner au  besoin  leur  sang  pour  la  patrie  ,  mais  qui 


SUR  l'Économie  politique.  4^ 

ne  le  vendaient  jamais.  Ce  ne  fut  qu'au  siège  de 
Veies  qu'on  commença  de  payer  l'infanterie  ro- 
maine; et  Marins  fut  le  premier  qui,  dans  la  guerre 
de  Jugurtha ,  déshonora  les  légions ,  en  y  introdui- 
sant des  affranchis ,  vagabonds  ,  et  autres  merce- 
naires. Devenus  les  ennemis  des  peuples  qu'ils 
s'étaient  chargés  de  rendre  heureux  ,  les  tyrans 
établirent  des  troupes  réglées ,  en  apparence  pour 
contenir  l'étranger ,  et  en  effet  pour  opprimer  l'ha- 
bitant. Pour  former  ces  troupes ,  il  fallut  enlever  à 
la  terre  des  cultivateurs ,  dont  le  défaut  diminua 
la  quantité  des  denrées ,  et  dont  l'entretien  intro- 
duisit des  impôts  qui  en  augmentèrent  le  prix.  Ce 
premier  désordre  fit  murmurer  les  peuples  :  il  fal- 
lut, pour  les  réprimer ,  multiplier  les  troupes ,  et 
par  conséquent  la  misère  ;  et  plus  le  désespoir  aug- 
mentait, plus  on  se  voyait  contraint  de  l'augmen- 
ter encore  pour  en  prévenir  les  effets.  D'un  autre 
côté ,  ces  mercenaires ,  qu'on  pouvait  estimer  sur 
le  prix  auquel  ils  se  vendaient  eux-mêmes ,  fiers  de 
leur  avilissement,  méprisant  les  lois  dont  ils  étaient 
protégés,  et  leurs  frères  dont  ils  mangeaient  le 
pain ,  se  crurent  plus  honorés  d'être  les  satellites  de 
César  que  les  défenseurs  de  Rome;  et  dévoués  à  une 
obéissance  aveugle,  tenaient  par  état  le  poignard 
levé  sur  leurs  concitoyens ,  prêts  à  tout  égorger  au 
premier  signal.  Il  ne  serait  pas  difficile  de  montrer 
que  ce  fut  là  une  des  principales  causes  de  la  ruine 
de  l'empire  romain. 

L'invention  de  Fartillerie  et  des  fortifications  a 
forcé  de  nos  jours  les  souverains  de  l'Europe  à  ré- 


46  DISCOURS 

tablir  l'usage  des  troupes  réglées  pour  garder  leurs 
places  ;  mais,  avec  des  motifs  plus  légitimes ,  il  e^t 
à  craindre  que  l'effpt  n'eu  soit  ^également  funeste. 
Il  n'en  faudra  pas  moins  dépeupler  les  campagnes 
pour  former  les  armées  et  les  garnisons  ;  pour  les 
entretenir  il  n'eu  faudra  pas  moins  fouler  les 
peuples  ;  et  ces  dangereux  établissements  s'ac- 
croissent depuis  quelque  t^mps  avec  une  telle  ra- 
pidité dans  tous  nos  climats ,  qu'on  n'en  peut  pré- 
voir que  la  dépopulation  prochîpne  de  l'Europe , 
et  tôt  ou  tard  la  ruine  des  peuples  qui  l'habitent. 

Quoi  qu'il  çp  soit ,  on  doit  voir  que  de  telles 
institutions  renversent  nécessairement  le  vraT  sys- 
tèu^e  économique  qui  tire  le  principal  revenu  de 
l'état  du  domaine  public ,  et  ne  l^ûssent  que  la  res- 
source fâcheuse  des  subsides  et  impôts ,  dont  il  me 
reste  à  parler. 

Il  faut  se  ressouvenir  ici  que  le  fondement  du 
pacte  social  est  la  propriété  ;  et  sa  première  condi- 
tion ,  que  chacun  soit  maintenu  dans  la  paisible 
jouissance  de  ce  qui  lui  appartieut.  Il  est  vrai  que , 
par  le  même  traité ,  chacun  s'oblige ,  au  moins  ta- 
citement ,  à  se  cotiser  dans  les  besoins  publics  : 
mais  cet  engagement  ne  pouvant  nuire  à  la  loi  fon- 
damentale ,  et  supposant  l'évidence  du  besoin  re- 
connue par  les  contribuables ,  on  voit  que ,  pour 
être  légitime ,  cette  cotisation  doit  être  volontaire, 
non  d'ime  volonté  particulière ,  comme  s'il  était 
nécessaire  d'avoir  le  consentement,  de  chaque  ci- 
toyen ,  et  qu'il  ne  dût  fournir  que  ce  qu'il  lui  plaît, 
ce  qui  serait  directement  contre  l'esprit  de  la  con- 


SUR  L  ECONOMIE  POLITIQUE.  47 

fédération ,  mai?  d'une  yolonté  générale ,  à  la  plu- 
ralité des  voix ,  et  sur  un  tarif  proportionnel  qui 
ne  laisse  rien  d'arbitraire  à  l'imposition. 

Cette  vérité,  que  les  impôts  ne  peuvent  être  éta- 
blis légitimement  que  du  consentement  du  peuple 
ou  de  ses  représeptants ,  a  été  reconnue  générale- 
ment de  tous  les  philosophes  et  jiurisconsultes  qui 
se  sont  acquis  quelque  réputation  dans  les  matières 
de  droit  politique ,  sans  excepter  Sfodin  même.  Si 
quelques-u^s  ont  établi  des  maximes  contraires  en 
apparence,  ou^re  qu'il  est  aisé  de  voir  les  motifs 
particuliers  qui  ]es  y  ont  portés,  ils  y  mettent  tant 
de  conditions  et  de  restrictions,  qu'au  fond  la  chose 
revient  exactement  au  même  :  car  que  le  peuple 
puisse  refuser,  ou  que  le  souverain  ne  doive  pas  exi- 
ger,  cela  est  indifférept  quant  au  droit  ;  et  s'il  n'est 
question  que  de  la  force,  c'est  la  chose  la  plus  inu- 
tile que  d'examiner  ce  qui  est  légitime  ou  non. 

Les  contributions  qui  se  lèvent  sur  le  peuple 
sont  de  deux  sortes  :  les  unes  réelles ,  qui  se  per- 
çoivent sur  les  choses  ;  les  autres  personnelles ,  qui 
se  paient  par  xêxe.  On  donne  aux  une^||(  aux  autres 
les  noms  d^ impôts  ou  de  subsides  :  quand  le  peuple 
£i|^  la  somme  qu'il  accorde,  elle  s'appellç  subside; 
quand  il  accorde  tout  le  produit  d'une  taxe ,  alors 
c'est  un  impôt.  On  trouve  dans  le  livre  de  Y  Esprit 
des  lois  que  l'ipiposition  par  tête  est  plus  propre 
à  la  servitude ,  et  la  taxe  réelle  plus  convenable  à 
la  liberté  *.  Ce\^  serait  incpnt^table  si  les  contin- 
gents par  tête  étaient  égaux  ;  car  il  n'y  aurait  rien 

*  Liy.  xxn,  cbap.  i4* 


48  DISCOURS 

de  plus  disproportionné  qu'une  pareille  taxe;  et 
c'est  surtout  dans  les  proportions  exactement  ob- 
servées que  consiste  l'esprit  de  la  liberté.  Mais  si 
la  taxe  par  tête  est  exactement  proportionnée  aux 
moyens  des  particuliers ,  comme  pourrait  être  celle 
qui  porte  en  France  le  nom  de  capitatiouy  et  qui 
de  cette  manière  est  à  la  fois  réelle  et  personnelle, 
elle  est  la  plus  équitable ,  et  par  conséquent  la  plus 
convenable  à  des  hommes  libres.  Ces  proportions 
paraissent  d'abord  très-faciles  à  observer,  parce  que, 
étant  relatives  à  l'état  que  chacun,  tient  dans  le 
monde,  les  indications  sont  toujours  publiques; 
mais  outre  que  l'avarice ,  le  crédit  et  là  fraude  sa- 
vent éluder  jusqu'à  l'évidence ,  il  est  rare  qu'on 
tienne  compte  dans  ces  calculs  de  tous  les  éléments 
qui  doivent  y  entrer.  Premièrement,  on  doit  consi- 
<lérer  le  rapport  des  quantités  selon  lequel ,  toutes 
choses  égales,  celui  qui  a  dix  fois  plus  de  bien 
qu'un  autre  doit  payer  dix  fois  plus  que  lui  :  se- 
condement, le  rapport  des  usages,  c'est-à-dire  la 
distinction  du  nécessaire  et  du  superflu.  Celui  qui 
n'a  que  le  ai^oiple  nécessaire  ne  doit  rien  payer  du 
tout;  la  taxe  de  celui  qui  a  du  superflu  peut  aller 
au  besoin  jusqu'à  la  concurrence  de  tout  ce  qni 
excède  son  nécessaire.  A  cela  il  dira  qu'eu  égardf  à 
son  rang  ce  qui  serait  superflu  pour  un  homme  in- 
férieur est  nécessaire  pour  lui  ;  mais  c'est  un  men- 
songe :  car  un  grand  a  deux  jambes  ainsi  qu'un 
bouvier,  et  n'a  qu'un  ventre  non  plus  que  lui.  De 
plus ,  ce  prétendu  nécessaire  est  si  peu  nécessaire 
à  son  rang,  que,  s'il  savait  y  renoncer  pour  un 


sUK  l'^cunomie  politique.  4;) 

sujet  louable,  il  n'en  serait  que  plus  respecté.  Le 
peuple  se  prosternerait  devant  un  ministre  qui 
irait  au  conseil  à  pîed,  pour  avoir  vendu  ses  car- 
rosses dans  un  pressant  besoin  de  l'état.  Enfin  la 
loi  ne  prescrit  la  magnificence  à  persoime,  et  la 
bienséance  n'est  jamais  une  raison  contre  le  droit. 
Un  troisième  rapport  qu'on  ne  compte  jamais, 
et  qu'on  devrait  toujours  compter  le  premier,  est 
celui  des  utilités  que  chacun  retire  de  la  confédé- 
ration sociale ,  qui  protège  fortement  les  immenses 
possessions  du  riche,  et  laisse  à  peine  un  misé- 
rable jouir  de  la  chaumière  qu'il  a  construite  de 
ses  mains.  Tous  les  avantages  de  la  société  ne  sont- 
ils  pas  pour  les  puissants  et  les  riches?  tous  les 
emplois  lucratifs  ne  sont-ils  pas  remplis  par  eux 
seuls?  toutes  les  grâces,  toutes  les  exemptions,  ne 
leur  sont-elles  pas  réservées?  et  l'autorité  pid^lique 
n'est-elle  pas  toute  en  leur  faveur  ?  Qu'un  homme 
de  considération  vole  ses  créanciers  ou  fasse  d'au- 
tres friponneries,  n'est-il  pas  toujours  sûr  de  l'im- 
punité? Les  coups  de  bâton  qu'il  distribue,  les 
violences  qu'il  commet,  les  meurtres  mêmes  et  les 
assassinats  dont  il  se  rend  coupable,  ne  sont-cepas 
des  affaires  qu'on  assoupit ,  et  dont  au  bout  de  six 
mois  il  n'est  plus  question?  Que  ce  même  homme 
soit  volé,  toute  la  police  est  aussitôt  en  mouve- 
ment; et  malheur  aux  innocents  qu'il  soupçonne! 
Passe-t-il  dans  un  lieu  dangereux ,  vqilà  les  escortes 
en  campagne;  l'essieu  de  sa  chaise  vient-il  à  rompre, 
tout  vole  à  son  secours  ;  fa'it-on  du  bruit  à  sa  porte , 
il  dit  un  mot,  et  tout  se  tait  ;  la  foule  l'iucommode- 

R,    V,  4 


OO  DISCOURS 

t-elle,  il  fait  un  signe,  et  tout  se  range;  un  charretier 
se  trouve-t-il  sur  son  passage,  ses  gens  sont  prêts 
à  l'assommer;  et  cinquante  honnêtes  piétons  al- 
lant à  leurs  affaires  seraient  plutôt  écrasés  qu'un 
faquin  oisif  retardé  dans  son  équipage.  Tous  ces 
égards  ne  lui  coûtent  pas  un  sou  ;  ils  sont  le  droit 
de  l'homme  riche,  et  non  le  prix  de  la  richesse. 
Que  le  tableau  du  pauvre  est  différent!  plus  l'hu- 
manité lui  doit ,  plus  la  société  lui  refuse  ;  toutes 
les  portes  lui  sont  fermées ,  même  quand  il  a  droit 
de  les  faire  ouvrir;  et  si  quelquefois  il  obtient  jus- 
tice ,  c'est  avec  plus  de  peine  qu'un  autre  n'obtien- 
drait grâce  :  s'il  y  a  des  corvées  à  faire,  une  mi- 
lice à  tirer ,  c'est  à  lui  qu'on  donne  la  préférence  ; 
il  porte  toujours ,  outre  sa  charge ,  celle  dont  son 
voisin  plus  riche  a  le  crédit  de  se  faire  exempter  : 
au  moindre  accident  qui  lui  arrive  chacun  s'éloigne 
'  de  lui  :  si  sa  pauvre  charrette  verse,  loin  d'être  aidé 
par  personne ,  je  le  tiens  heureux  s'il  évite  en  pas- 
sant les  avanies  des  gens  lestes  d'un  jeune  duc  :  en 
un  mot ,  toute  assistance  gratuite  le  fuit  au  besoin , 
précisément  parce  qu'il  n'a  pas  de  quoi  la  payer  ; 
'  mais  je  le  tiens  poiu*  un  homme  perdu  s'il  a  le 
malheur  d'avoir  l'ame  honnête ,  une  fille  aimable , 
et  un  puissant  voisin. 

Une  autre  attention  non  moins  importante  à 
faire ,  c'est  que  les  pertes  des  pauvres  sont  beau- 
coup moins  réparables  que  celles  du  riche ,  et  que 
la  difficulté  d'acquérir  croît  toujours  en  raison  du 
besoin.  On  ne  fait  rien  avec  rien  ;  cela  est  vrai  dans 
les  affaires  comme  en  physique  :  l'argent  est  la  se- 


SUR  l'économie  politique.  5i 

mence  de  l'argent ,  et  la  première  pistole  est  quel- 
quefois plus  difficile  à  gagner  que  le  second  mil- 
lion. Il  y  a  plus  encore  ;  c'est  que  tout  ce  que  le 
pauvre  paie  est  à  jamais  perdu  pour  lui,  et  reste 
ou  revient  dans  les  mains  du  riche  ;  et  comme  c'est 
aux  seuls  hommes  qui  ont  part  au  gouvernement, 
ou  à  ceux  qui  en  approchent ,  que  passe  tôt  ou  tard 
le  produit  des  impôts,  ils  ont,  même  en  payant 
leur  contingent  ,  un  intérêt  sensible  à  les  aug- 
menter. ' 

Résumons  en  quatre  mots  le  J)acte  social  des 
deux  états.  «  Vous  avez  besoin  de  moi ,  car  je  suis 
«  riche  et  vous  êtes  pauvre  ;  faisons  donc  un  ac- 
«  cord  entre  nous  :  je  permettrai  que  vous  ayez 
«l'honneur  de  me  servir,  à  condition  que  vous 
«  me  donnerez  le  peu  qui  vous  reste  pour  la  peine 
«  que  je  prendrai  de  vous  commander.  » 

Si  l'on  combine  avec  soin  toutes  ces  choses ,  on 
trouvera  que,  pour  répartir  les  taxes  d'une  ma- 
nière équitable  et  vraiment  proportionnelle ,  l'im- 
position n'en  doit  pas  être  faite  seulement  en  rai- 
son des  biens  des  contribuables ,  mais  en  raison 
composée  de  la  différence  de  leurs  conditions  et 
du  superflu  de  leurs  biens  :  opération  très-impor- 
tante et  très-difficile  que  font  tous  les  jours  des 
multitudes  de  commis  honnêtes  gens  et  qui  savent 
l'arithmétique ,  mais  dont  les  Platon  et  les  Mon- 
tesquieu n'eussent  osé  se  charger  qu'en  tremblant, 
et  en  demandant  au  ciel  des  lumières  et  de  l'inté- 
grité. 

Un  autre  inconvénient  de  la  taxe  personnelle , 

4. 


52  DISCOURS 

c'est  de  se  faire  trop  sentir  et  d'être  levée  avec 
trop  de  dureté;  ce  qui  n'empêche  pas  qu'elle  ne 
soit  sujette  à  beaucoup  de  non-valeurs ,  parce  qu'il 
est  plus  aisé  de  dérober  au  rôle  et  aux  poursuites 
sa  tête  que  ses  possessions. 

De  toutes  les  autres  impositions,  le  cens  sur  les 
terres  ou  la  taille  réelle  a  toujours  passé  pour  la 
plus  avantageuse  dans  les  pays  où  l'on  a  plus  d'é- 
gard à  la  quantité  du  produit  et  à  la  sûreté  du 
recouvrement  qu'à  la  moindre  inconimodité  du 
peuple.  On  a  même  osé  dire  qu'il  fallait  charger  le 
paysan  pour  éveiller  sa  paresse ,  et  qu'il  ne  ferait 
rien  s'il  n'avait  rien  à  payer.  Mais  l'expérience  dé- 
ment chez  tous  les  peuples  du  monde  cette  maxime 
ridicule  :  c'est  en  Hollande ,  en  Angleterre ,  où  le 
cultivateur  paie  très-peu  de  chose,  et  surtout  à  la 
Chine ,  où  il  ne  paie  rien ,  que  la  terre  est  le  mieux 
cultivée.  Au  contraire ,  partout  où  le  laboureur  se 
voit  chargé  à  proportion  du  produit  de  son  champ, 
il  le  laisse  en  friche,  ou  n'en  retire  exactement 
que  ce  qu'il  lui  faut  pour  Vivre.  Car  pour  qui  perd 
le  fruit  de  sa  peine ,  c'est  gagner  que  ne  rien  faire  ; 
et  mettre  le  travail  à  l'amende  est  un  moyen  fort 
singulier  de  bannir  la  pareisse. 

De  la  taxe  sur  les  terres  ou  sur  le  blé ,  surtout 
quand  elle  est  excessive ,  résultent  deux  inconvé- 
nients si  terribles ,  qu'ils  doivent  dépeupler  et  rui- 
ner à  la  .longue  tous  les  pays  où  elle  est  établie. 

Le  premier  vient  du  défaut  de  circulation  des 
espèces,  car  le  commerce  et  l'industrie  attirent 
dans  les  capitales,  tout  l'argent  de  la  campagne  ;  et 


stjR  l'iêgonomie  politique.  53 

l'impôt  détruisant  la  proportion  qui  pouvait  se 
trouver  endore  entre  les  besoins  du  laboureur  et 
le  prix  de  son  blé ,  l'argent  vient  sans  cesse  et  ne 
retourne  jamais:  plus  la  ville  est  riche ,  plus  le  pays 
est  misérable.  Le  produit  des  tailles  passe  des 
mains  du  prince  ou  du  financier  dans  celles  des  ar- 
tistes et  des  marchands;  et  le  cultivateur,  qui  n'en 
reçoit  jamais  que  la  moindre  partie,  s^épuise  enfin 
en  payant  toujours  également  et  recevant  toujours 
moins.  Comment  voudrait-on  que  pût  vivre  un 
homme  qui  n'aurait  que  des  veines  et  point  d'ar- 
tères ,  ou  dont  les  artères  ne  porteraient  le  sang 
qu'à  quatre  doigts  du  cœur?  Chardin  dit  qu'en  Perse 
les  droits  du  roi  sur  les  denrées  se  paient  aussi  en 
denrées  :  cet  usage,  qu'Hérodote  témoigne  avoir 
autrefois  été  pratiqué  dans  le  même  pays  jusqu'à 
Darius,  peut  prévenir  le  mal  dont  je  viens  de  par- 
ler. Mais ,  à  moins  qu'en  Perse  les  intendants ,  di- 
recteurs ,  commis  et  garde-magasins  ne  soient  une 
autre  espèce  de  gens  que  partout  ailleurs,  j'ai 
peine  à  croire  qu'il  arrive  jusqu'au  roi  la  moindre 
chose  de  tous  ces  produits,  que  les  blés  ne  se 
gâtent  pas  dans  tous  les  greniers,  et  que  le  feu  ne 
consume  pas  la  plupart  des  magasins. 

Le  second  inconvénient  vient  d'un  avantage  ap- 
parent, qui  laisse  aggraver  les  maux  avant  qu'on 
les  aperçoii^  :  c'est  que  le  blé  est  une  denrée  que 
les  impôts  ne  renchérissent  point  dans  le  pays  qui 
la  produit ,  -et  dont ,  malgré  son  absolue  nécessité , 
la  quantité  diminue  sans  que  le  prix  en  augmente  ; 
ce  qui  fait  que  beaucoup  de  gens  meurent  de  faim, 


54  '    «DISCOURS 

quoique  le  blé  continue  d'être  à  bon  marché ,  et 
qiie  le  laboureur  reste  seul  chargé  de  l'impôt,  qu'il 
n'a  pu  défalquer  sur  le  prix  de  la  vente.  Il  faut 
bien  faire  attention  qu'on  ne  doit  pas  raisonner  de 
la  taille  réelle  comme  des  droits  sur  toutes  les  mar- 
chandises, qui  en  font  hausser  le  prix,  et  sont 
ainsi  payés  moins  par  les  marchands  que  par  les 
acheteurs.  Car  ces  droits,  quelque  forts  qu'ils 
puissent  être,  sont  pourtant  volontaires,  et  ne 
sont  payés  par  le  marchand  qu'à  proportion  des 
marchandises  qu'il  achète;  et  comme  il  n'achète 
qu'à  proportion  de  son  débit,  il  fait  la  loi  au  par- 
ticulier. Mais  le  laboureur,  qui>  soit  qu'il  vende 
ou  non ,  est  contraint  de  payer  à  des  termes  fixes 
pour  le  terrain  qu'il  cultive,  n'est  pas  le  maître 
d'attendre  qu'on  mette  à  sa  denrée  le  prix  qu'il  lui 
plaît  ;  et  quand  il  ne  la  vendrait  pas  pour  s'entre- 
tenir ,  il  serait  forcé  de  la  vendre  pour  payer  la 
taille;  de  sorte  que  c'est  quelquefois  l'énormité  de 
l'imposition  qui  maintient  la  denrée  à  vil  prix. 

Remarquez  encore  que  les  ressources  du  com- 
mepce  et  de  l'industrie,  loin  de  rendre  la  taille  plus 
supportable  par  l'abondance  de  l'argent,  ne  la 
rendent  que  plus  onéreuse.  Je*  n'insisterai  point 
sur  une  chose  très-évidente ,  savoir ,  que  si  la  plus 
grande  ou  moindre  quantité  d'argent  dans  un  état 
peut  lui  donner  plus  ou  moins  de  crédit  au-de- 
hors,  elle  ne  change  en  aucune  manière  la  fortune 
réelle  des  citoyens,  et  ne  les  met  ni  plus  n)  moins 
à  leur  aise.  Mais  je  ferai  ces  deux  remarques  im- 
portantes: l'une,  qu'à  moins  que  l'état  n'ait  des 


SUR  l'économie  politique.  55 

denrées  superflues  et  que  l'abondance  de  l'argent 
ne  vienne  de  leur  débit  chez  l'étranger ,  les  villes 
où  se  fait  le  commerce  se  sentent  seules  de  cette 
abondance  ^  et  que  le  paysan  ne  fait  qu'en  devenir 
relativement  plus  pauvre  ;  l'autre ,  que  le  prix  de 
toutes  choses  "haussant  avec  la  multiphcation  de 
l'argent,  il  faut  aussi  que  les  impôts  haussent  à  pro- 
portion ;  de  sorte  que  le  laboureur  se  trouve  plus 
chargé  sans  avoir  plus  de  ressources. 

On  doit  voir  que  la  taille  sur  les  terres  est  un 
véritable  impôt  sur  leur  produit.  Cependant  cha- 
cim  convient  que  rien  n'est  si  dangereux  qu'un  im- 
pôt sur  le  blé,  payé  par  l'acheteur  :  comment  ne 
voit-on  pas  que  le  mal  est  cent  fois  pire  quand  cet 
impôt  est  payé  par  le  cultivateur  même  ?  N'est-ce 
pas  attaquer  la  subsistance  de  l'état  jusque  dans  sa 
source?  n'est-ce  pas  travailler  aussi  directement 
qu'il  est  possible  à  dépeupler  le  pays ,  et  par  con- 
séquent à  le  ruiner  à  la  longue  ?  car  il  n'y  a  point 
pour  une  nation  de  pire  disette  que  celle  des 
hommes. 

Il  n'appartient  qu'au  véritable  homme  d'état  d'é- 
lever ses  vues  dans  l'assiette  des  impôts  plus  haut 
que  rx)bjet  des  finances ,  de  transformer  des  charges 
onéreuses  en  d'utiles  règlements  de  police ,  et  de 
faire  douter  au  peuple  si  de  tels  établissements 
n'ont  pas  eu  pour  fin  le  bien  de  la  nation  plutôt 
que  le  produit  des  taxes. 

Les  droits  sur  l'importation  des  marchandises 
étrangères  dont  les  habitants  sont  avides  sans  que 
le  pays  en  ait  besoin ,  sur  l'exportation  de  celles  du 


56  ^  DISCOURS 

crû  du  pays,  dont  il  n'a  pa»  de  trop  et  dont  les 
étrangers  ne  peuvent  se  passer ,  sur  les  productions 
des  arts  inutiles  et  trop  lucratifs^  sur  les  entrées 
dans  les  villes  des  choses  de  pur  agrément,  et  en  gé- 
néral sur  tous  les  objets  de  luxe ,  rempliront  tout 
ce  double  objet.  C'est  par  de  tels  impôts,  qui  sou- 
lagent la  pauvreté  et  chargent  la  richesse,  qu'il  faut 
prévenir  l'augmentation  continuelle  de  l'inégalité 
des  fortunes,  l'asservissement  aux  riches  d'une 
multitude  d'ouvriers  et  de  serviteurs  inutiles,  la 
multiplication  des  gens  oisifs  dans  les  villes,  et 
la  désertion  des  campagnes.  , 

Il  est  important  de  mettre  entre  le  prix  des  choses 
et  les  droits  dont  on  les  charge  une  telle  proportion, 
que  l'avidité  des  particuliers  ne  soit  point  trop  por- 
tée à  la  fraude  par  la  grandeur  des  profits.  Il  faut  en- 
core prévenir  la  facilité  de  la  contrebande,  en  pré- 
férant les  marchandises  les  moins  faciles  à  cacher. 
Enfin  il  convient  que  l'impôt  soit  payé  par  celui 
qui  emploie  la  chose  taxée  plutôt  que  par  celui  qui 
la  vend ,  auquel  la  quantité  des  droits  dont  il  se  trou- 
verait chargé  donnerait  plus  de  tentations  et  de 
moyens  de  les  frauder.  C'est  l'usage  constant  de  la 
Chine,  le  pays  du  monde  où  les  impôts  sont  les 
plus  forts  et  les  mieux  payés  :  le  marchand  ne  paie 
rien  ;  l'acheteur  seul  acquitte  le  droit,  sans  qu'il  en 
résulte  ni  murmures  ni  séditions,  parce  que  les 
denrées  nécessaires  à  la  vie ,-  telles  que  le  riz  et  le 
blé ,  étant  absolument  franches ,  le  peuple  n'est 
point  foulé,  et  l'impôt  ne  tombe  que  sur  les  gens 
aisés.  Au  reste ,  toutes  ces  précautions  ne  doivent 


SUR  l'Économie  politique.  57 

pas  tant  être  dictées  par  la  crainte  de  la  contre- 
bande que  par  l'attention  que  doit  avoir  lé  gouver- 
nement à  garantir  les  particuliers  de  la  séduction 
des  profits  illégitimes ,  qui ,  après  en  avoir  fait  de 
mauvais  citoyens,  ne  tarderait  pas  d'en  faire  de  mal- 
honnêtes gens. 

Qu'on  établisse  de  fortes  taxes  sur  la  livrée ,  sur 
les  équipages ,  sur  les  glaces ,  lustres  et  ameuble- 
ments, sur  les  étoffes  et  la  dorure,  sur  les  cours  et 
jardins  des  hôtels ,  sur  les  spectacles  de  toute  es- 
pèce, sur  les  professions  oiseuses,  comme  bala- 
dins, chanteurs ,  histrions ,  et  en  un  mot  sur  cette 
foule  d'objets  de  luxe,  d'amusement  et  d'oisiveté, 
qui  frappent  tous  les  yeux ,  et  qui  peuvent  d'autant 
moins  se  cacher  que  leur  seul  usage  est  de  se  mon- 
trer ,  et  qu'ils  seraient  inutiles  s'ils  n'étaient  vus. 
Qu'on  ne  craigne  pas  que  de  tels  produits  fussent  ar- 
bitraires, pour  n'être  fondés  que  sur  des  choses  qui 
ne  sont  pas  d'une  absolue  nécessité  :  c'est  bien  mal 
connaître  les  hommes  que  de  croire  qu'après  s'être 
une  fois  laissé  séduire  par  le  luxe ,  ils  y  puissient 
jamais  renoncer  ;  ils  renonceraient  cent  fois  phitôt 
au  nécessaire,  et  aimeraient  encore  mieux  mourir 
de  faim  que  de  honte.  L'augmentation  de  la  dé- 
pense ne  sera  qu'une  nouvelle  raison  pour  la  sou- 
tenir ,  quand  la  vanité  de  se  montrer  opulent  fera 
son  profit  du  prix  de  la  chose  et  des  frais  de  la  taxe. 
Tant  qu'il  y  aura  des  riches ,  ils  voudront  se  dis- 
tinguer des  pauvres  ;  et  l'état  ne  saurait  se  former 
un  revenu  moins  onéreux  ni  plus  assuré  que  sur 
cette  distinction. 


58  DISCOURS      . 

Par  la  même  raison,  l'industrie  n'am*ait  rien  à 
souffrir  d'un  ordre  économique  qui  enrichirait  les 
finances,  ranimerait  l'agriculture  en  soulageant  le 
laboureur ,  et  rapprocherait  insensiblement  toutes 
les  fortunes  de  cette  médiocrité  qui  fait  la  véritable 
force  d'un  état.  Il  se  pourrait,  je  l'avoue,  que  les 
impôts  contribuassent  à  faire  passer  plus  rapide- 
ment quelques  modes  :  mais  ce  ne  serait  jamais  que 
pour  en  substituer  d'autres  sur  lesquelles  l'ouvrier 
gagnerait  sans  que  le  fisc  eût  rien  à  perdre.  En  un 
mot,  supposons  que  l'esprit  du  gouvernement  soit 
constamment  d'asseoir  toutes  les  taxes  sur  le  su- 
perflu des  richesses,  il  arrivera  de  deux  choses 
l'une  :  ou  les  riches  renonceront  à  leurs  dépenses 
superflues  pour  n'en  faire  que  d'utiles,  qui  re- 
tourneront au  profit  de  l'état;  alors  l'assiette  des 
impôts  aura  produit  l'effet  des  meilleures  lois  somp- 
tuaires ,  les  dépenses  de  l'état  auront  nécessaire- 
ment diminué  avec  celles  des  particuliers ,  et  le  fisc 
ne  saurait  moins  recevoir  de  cette  manière  qu'il 
n'ait  beaucoup  moins  encore  à  débourser  :  ou  si  les 
riches  ne  diminuent  rien  de  leurs  profusions,  le  fisc 
aura  dans  le  produit  des  impôts  les  ressources  qu'il 
cherchait  pour  pourvoir  aux  besoins  réels  de  l'état. 
Dans  le  premier  cas,  le  fisc  s'enrichit  de  toute  la 
dépense  qu'il  a  de  moins  à  faire  ;  dans  le  second , 
il  s'enrichit  encore  de  la  dépense  inutile  des  parti- 
culiers. 

Ajoutons  à  tout  ceci  une  importante  distinction 
en  matière  de  droit  politique,  et  à  laquelle  les  gou- 
vernements ,  jaloux  de  faire  tout  par  eux-mêmes , 


SUR  l'économie  politique.  59 

devraient  donner  une  grande  attention.  J'ai  dit  que 
les  taxes  personnelles  et  les  impôts  sur  les  choses 
d'absolue  nécessité,  attaquant  directement  le  droit 
de  propriété ,  et  par  conséquent  le  vrai  fondement 
de  la  société  politique,  sont  toujours  sujets  à  des 
conséquences  dangereuses ,  s'ils  ne  sont  établis 
avec  l'exprès  consentement  du  peuple  ou  de  ses 
représentants.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  droits 
sur  les  choses  dont  on  peut  s'interdire  l'usage  ;  car 
alors  le  particulier  n'étant  point  absolument  con- 
traint à  payer ,  sa  contribution  peut  passer  pour 
volontaire  ;  de  sorte  que  le  consentement  particu- 
lier de  chacun  des  contribuants  supplée  au^con- 
sentement  général,  et  le  suppose  même  en  quelque 
manière  :  car  pourquoi  le  peuple  s'opposerait-il  à 
toute  imposition  qui  ne  tombe  que  sur  quiconque 
veut  bien  la  payer?  Il  me  paraît  certain  que  tout 
ce  qui  n'est  ni  proscrit  par  les  lois ,  ni  contraire  aux 
mœurs,  et  que  le  gouvernement  peut  défendre,  il 
peut  le  permettre  moyennant  un  droit.  Si,  par 
exemple,  le  gouvernement  peut  interdire  l'usage 
des  carrosses,  il  peut,  à  plus  forte  raison,  imposer 
une  taxe  sur  les  carrosses  ;  moyen  sage  et  utile  d'en 
blâmer  l'usage  sans  le  faire  cesser.  Alors  on  peut 
regarder  la  taxe  comme  une  espèce  d'amende  dont 
le  produit  dédommage  de  l'abus  qu'elle  punit. 

Quelqu'un  m'objectera  peut-être  que  ceux  que 
Bodin  appelle  imposteurs ,  c'est  -  à  -  dire  ceux  qui 
imposent  ou  imaginent  les  taxes,  étant  dans  la 
classe  des  riches,  n'auront  garde  d'épargner  les 
autres  à  leurs  propres  dépens,  et  de  se  charger 


Go      DISCOURS  SUR  L  ECONOMIE  POLITIQUE. 

eux-mêmes  pour  soulager  les  pauvres.  Mais  il  faut 
rejeter  de  pareilles  idées.  Si ,  dans  chaque  nation , 
ceux  à  qui  le  souverain  commet  le  gouvernement 
des  peuples  en  étaient  les  ennemis  par  état,  ce  ne 
serait  pas  la  peine  de  rechercher  ce  qu'ils  doivent 
faire  pour  les  rendre  heureux. 


DU  CONTRAT  SOCIAL, 

ou 
PRINCIPES  DU  DROIT  POLITIQUE. 


Fœderîs  seqaas 
Dicamus  leges. 

YiRG.  AEneid. ,  lib.  xi,  y.  32. 


AVERTISSEMENT. 

Ce  petit  traité  est  extrait  d'un  ouvrage  plus  étendu,  entrepris 
autrefois  sans  avoir  consulté  mes  forces ,  et  abandonné  depuis 
long-temps.  Des  divers  morceaux  qu'on  pouvait  tirer  de  ce  qui 
était  fait  y  celui-ci  est  le  plus  considérable,  et  m'a  paru  le 
moins  indigne  d'être  offert  au  public.  Le  reste  n'est  déjà  plus  *. 

*  «  Montesquieu  n*a  parlé  que  des  lois  positives;  il  a  laissé  son  bel  édifice  im- 
parÊdt  :  mais  il  fallait  aller  à  la  source  même  des  lois ,  remonter  à  cette  pre- 
mière coaventioii  expresse  o«  tacite  qui  Ue  toutes  l0#  sociétés.  Le  Contrat  so- 
cial a  paru  ;  c'est  le  portique  du  temple  et  le  premier  chapitre  de  TKsprit  des 
lois.  C'est  de  l'auteur  qu'on  peut  dire  véritablement  :  Le  genre  humain  avait 
perdu  ses  titres i  Jean^acques  les  a  retrouvés.  »  (Note  de  Brizard,  édition  de 
Poinçot ,  tome  viii.  ) 

Que  l'on  conteste  ou  non  sur  la  validité  de  ces  titres  ou  sur  les  conséquences 
qu'on  en  peut  tirer  dans  l'application,  il  est  certain  que  l'objet  de  notre  auteur 
dans  cet  ouvrage  est  parfaitement  déterminé  par  cette  note  d'un  précédent  édi- 
teur ;  c'est  ce  qui  nous  a  engagé  à  la  reproduire. 

Au  surplus ,  Rousseau  lui-même  a  présenté  la  substance  de  son  Contrat  so- 
eial  dans  le  livre  v  de  V Emile ,  lorsqu'il  est  question  de  faire  voyager  son 
élève ,  et  il  en  a  donné  encore  une  analyse  plus  courte  dans  les  Lettres  de  la 
Montagne  (Lettre  vi).  En  lisant  ces  deux  morceaux  après  le  Contrat  social, 
on  en  saisira  d'autant  mieux  l'ensemble  et  l'esprit  général. 

(Note  de  M.  Pétitain.  ) 


DU  CONTRAT  SOCIAL, 

ou 
PRINCIPES  DU  DROIT  POLITIQUE. 


LIVRE  L 

Je  veux  chercher  si ,  dans  Tordre  civil ,  il  peut  y 
avoir  quelque  règle  d'administration  légitime  et 
sûre,  en  prenant  les  hommes  tels  qu'ils  sont,  et  les 
lois  telles  qu'elles  peuvent  être.  Je  tâcherai  d'aUier 
toujours,  dans  cette  recherche,  ce  que  le  droit  per- 
met avec  ce  que  l'intérêt  prescrit ,  afin  que  la  jus- 
tice et  l'utilité  ne  se  trouvent  point  divisées. 

J'entre  en  matière  sans  prouver  l'importance  de 
mon  sujet.  On  me  demandera  si  je  suis  prince  bu 
législateur  pour  écrire  sur  la  politique.  Je  réponds 
que  non ,  et  que  c'est  pour  cel^  que  j'écris  sur  la 
politique.  Si  j'étais  prince  ou  législateur, je  ne  per- 
drais pas  mon  temps  à  dire  ce  qu'il  faut  faire  ;  je 
le  ferais,  ou  je  me  tairais. 

Né  citoyen  d'un  état  libre,  et  membre  du  souve- 
rain ,  quelque  faible  influence  que  puisse  avoir  ma 
voix  dans  les  affaires  publiques ,  le  droit  d'y  voter 
suffit  pour  m'imposer  le  devoir  de  m'en  instruire: 
heureux,  toutes  les  fois  que  je  médite  sur  les  gou- 
vernements, de  trouver  toujours  dans  mes  recher- 
ches de  nouvelles  raisons  d'aimer  celui  de  mou 
pays! 


64  DU  COIfTRAT  SOCIAL. 

I 

CHAPITRE  I. 

Sujet  de  ce  premier  Livre. 

L'homme  est  né  libre,  et  partout  il  est  dans  les 
fers.  Tel  se  croit  le  maître  des  autres,  qui  ne  laisse 
pas  d'être  plus  esclave  qifeux.  Comment  ce  chan- 
gement s'est-il  fait?  Je  l'ignore.  Qu'est-ce  qui  peut 
le  rendre  légitime?  je  crois,  pouvoir  résoudre  cette 
question. 

Si  je  ne  considérais  que  la  force,  et  l'effet  qui  en 
dérive ,  je  dirais  :  Tant  qu'un  peuple  est  contraint 
d'obéir,  et  qu'il  obéit,  il  fait  bien;  sitôt  qu'il  peut 
secouer  le  joug ,  et  qu'il  le  secoue ,  il  fait  encore 
mieux:  car,  recouvrant  sa  liberté  par  le  même 
droit  qui  la  lui  a  ravie,  ou  il  est  fondé  à  la  re- 
prendre, ou  l'on  ne  l'était  point  à  la  lui  ôter.  Mais 
l'ordre  social  est  un  droit  sacré  qui  sert  de  base  à 
tous  les  autres.  Cependant  ce  droit  ne  vient  point 
de  la  nature;  il  est  donc  fondé  sur  des  conventions. 
Il  s'agit  de  savoir  quelles  sont  ces  conventions. 
Avant  d'en  venir  là,  je  dois  établir  ce  que  je  viens 
d'avancer. 


CHAPITRE   II. 

Des  premières  sociétés. 

La  plus  ancienne  de  toutes  les  sociétés ,  et  la  seule 
naturelle ,  est  celle  de  la  famille  ;  encore  les  enfants 


LIVRE  I,  CHAPITRE  II.  65 

ne  restènt-ils  liés  au  père  qu'aussi  long-temps  qu'ils 
ont  besoin  de  lui  pour  se  conserver.  Sitôt  que  ce 
besoin  cesse,  le  lien  naturel  se  dissout.  Les  enfants, 
exempts  de  l'obéissance  qu'ils  devaient  au  père;  le 
père,  exempt  des  soins  qu'il  devait  aux  enfants, 
rentrent  tous  également  dans  l'indépendance.  S'ils 
continuent  de  rester  unis ,  ce  n'est  plus  naturelle- 
ment, c'est  volontairement;  et  la  famille  elle-même 
ne  se  maintient  que  par  convention. 

Cette  liberté  commune  est  une  conséquence  de 
la  nature  de  l'homme.  Sa  première  loi  est  de  veiller 
à  sa  propre  conservation,  ses  premiers  soins  sont 
ceux  qu'il  se  doit  à  lui-même;  et,  sitôt  qu'il  est  en 
âge  de  raison ,  lui  seul  étant  juge  des  moyens  pro- 
pres à  le  conserver,  devient  par  là  son  propre 
maître. 

La  famille  est  donc,  si  l'on  veut,  le  premier  mo- 
dèle des  sociétés  politiques  :  le  chef  est  l'image  du 
père ,  le  peuple  est  l'image  des  enfants  ;  et  tous , 
étant  nés  égaux  et  libres,  n'aliènent  leur  liberté 
que  pour  leur  utilité^  Toute  la  différence  est  que , 
dans  la  famille ,  l'amour  du  père  pour  ses  enfants 
le  paie  des  soins  qu'il  leur  rend  ;  et  que,  dans  l'état, 
le  plaisir  de  commander  supplée  à  cet  amour  que 
le  chef  n'a  pas  pour  ses  peuples. 

Grotius  nie  que  tout  pouvoir  humain  soit  établi 
en  faveur  de  ceux  qui  sont  gouvernés  :  il  cite  l'es- 
clavage en  exemple.  Sa  plus  constante  manière  de 
raisonner  est  d'établir  toujours  le  droit  par  le  fait^. 

^  «  Les  sayantes  recherches  sur  le  droit  public  ne  sont  souvent 
«  que  rhîttoire  des  anciens  abus  ;  et  on  s'est  entêté  mal  à  propos 

R.    V.  5 


66  pu  CONTRAT  SOCIAL. 

On  pourrait  employer  une  méthode  plus  conséï- 
quente  ,  mais  non  plus  favorable  aux  tyrans. 

Il  est  donc  douteux^  selon  Grotius,  si  le  genre 
humain  appartient  à  une  centaine  d'hommues,  ou  si 
cette  centaine  d'honmies  appartient  au  genre  hu- 
main :  et  il  paraît,  dans  tout  «on  livre ,  pencher 
pour  le  premier  avis  :  c'est  aus$i  le  sentiment  de 
HoW>es.  Ainsi  voilà  l'espèce  humaine  divisée  en 
troupeaux  de  bét^l,  4ont  chacun  a  son  chef,  qui 
le  garde  pour  le  dévorer  *. 

Comme  un  pâtre  est  d'une  nature  supérieure  à 
celle  de  son  troupeau ,  les  pasteurs  d'hommes ,  qui 
sont  leurs  chefs,  sont  aussi  d'une  nature  supérieure 
à  celle  de  leurs  peuples.  Ainsi  raisonnait,  au  rap- 
port de  Philon,  l'empereur  Caligula;  concluant 
assez  bien  de  cette  analogie  que  les  rois  étaient  des 
dieux,  ou  que  les  peuples  étaient  des  bétes  **. 

«  quand  on  s'est  donné  la  peine  de  les  trop  étudier.  »  Traité  des  In» 
téréts  de  la  France  avec  ses  ^voisins ,  par  M.  le  marquis  d'Argenson 
(  imprimé  chez  Rey ,  à  Amsterdam  ).  Voilà  précisément  ce  qu'a  fait 
Grotius. 

*  Grotius,  célèbre  publiciste  hollandais,  mort  en  164^)  sl  pu- 
blié un  grand  nombre  d'ouvrages  dont  le  plus  renommé  est  son 
traité  de  Jure  belli  et  pacis  ^  traduit  et  commenté  dans  toutes  les 
langues  de  l'Europe.  La  meilleure  édition  de  la  traduction  française 
de  Barbeyrac  est  de  Bâle ,  1 746 ,  ^  vol.  in  -  4°.  —  Hobbes ,  philoso- 
phe anglais  non  moins  célèbre,  mort  en  1679,  est  surtout  connu 
par  son  traité  de  Cwe,  traduit  en  français  par  Sorbière^  1649  ,  in-8°. 
Cette  traduction  a  été  réimprimée  avec  celle  de  deux  autres  ouvrages 
du  même  auteur ,  sous  le  titre  4e  OEiwres  philosophiques  et  politiques 
de  Hobbes ,  Neuchâtel  (Paris),  1787,  a  vol.  in-8°. 

**  Philon ,  écrivain  juif  d'Alexandrie ,  fécond  en  belles  pensées , 
est  auteur  de  plusieurs  ouvrages  sur  la  morale  et  la  religion ,  qui  lui 
ont  mérité  le  surnom  de  Platon  juif.  Envoyé  en  ambassade  à  Cali- 
gula ,  et  n'ayant  rien  obtenu  de  cet  empereur ,  ii  s'en  vengea  en 
écrivant  sous  le  titre  d* Ambassade  à  Caius  une  espèce  de  relation 


LIVRE  I,  CHAPITRE  II.  67 

Le  raisoîmement  de  ce  Caligula  revient  à  celui 
de  Habbes  et  de  Grotius.  Aristote ,  ayant  mi%  tous , 
avait  dît  {aussi  *  que  lies  hoiiime$  ne  sont  point  na- 
turellement égau^  ;  mais  que  les  uns  naissent  pour 
l'esclavage,  et  les  autres  pour  la  domination. 

Aristote  avait  raison;  «aais  il  prenait  l'effet  pour 
la  cause.  Toiutt  hom^fie  né  dans  l'esclavage  naît  pour 
l'esclavage,  rie>i  n'est  plus  certain.  Lesesidaves  per- 
dent tout  dans  leurs  fers,  jusqu'au  désir  d'en  sor- 
tir ;  ils  aiment  leur  servitude  comme  les  compa- 
gnons d'Ulysse  aimaient  leur  abrutissements  S'il 
y  a  donc  des  esclaves  par  nature ,  c'est  parce  qu'il 
y  a  eu  des  esclaves  contre  nature.  La  force  a  fait  les 
premiers  esclaves ,  leur  lâcheté  les  a  perpétués. 

Je  n'ai  rien  dit  du  roi  Adam ,  ni  de  l'empereur 
Noé,  père  de  trois  grands  monarques  qui  se  parta- 
gèrent l'univers ,  comme  firent  les  enfants  de  Sa- 
turne,  qu'on  a  cr^  reconnaîjtre  en  eux.  J'e^)ère 
qu'on  me  saura  gré  de  cette  modération;  car,  des- 
cendant directement  de  l'un  de  ces  princes,  et 

qui  est  paryenne  jasqu*à  nous*  Quant  au  passage  dont  il  s'agît  ici , 
le  Toici  4lans  le  style  naïf  que  prête  à  Philon  an  vieux  traducteur  : 
«  Gaïus  s'efForceant  de  se  faire  croyre  Dieu ,  on  dit  qu'au  commen- 
«  cernent  de  cette  folle  appréhension ,  il  usa  de  ce  propos  :  Tout 
«ainsy  que  les  pastoureaux  des  animaux,  comme  bouviers,  chè- 
«  vrieis,  bergers,  ne  sont  ni  bœufs,  ni  chèvres,  ni  aigneaux,  ains 
«  sont  hommes  d'une  meilleure  condition  et  qualité  ,  aussy  faut 
«•penser  que  luoy  qui  suis  le  gouverneur  de  ce  très  -bon  troupeau 
«  d'hommes ,  suis  différent  des  autres ,  et  que  je  ne  tiens  point  de 
«  l'homme ,  mais  d'une  part  plus  grande  et  plus  divine.  Après  qu'il 
«  eut  imprimé  ceste  opinion  dedans  son  esprit ,  etc.  »  OEuvres  de 
PKdojiy  traduction  de  P.  BeHier,  in-8^.  Ptiris,  iSgS. 

*  Polîtic.,  lib.  I ,  cap.  5. 

'  Voyez  un  petit  traité  de  Plutarque,  intitulé ,  Que  les  bétes  usent 
ât  la  raison. 

5. 


68  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

peut-être  de  la  branche  aînée,  que  sais-je  si,  par 
la  vérification  des  titres ,  je  ne  me  trouverais  point 
le  légitime  roi  du  genre  humain  ?  Quoi  qu'il  en  soit , 
on  ne  peut  disconvenir  qu'Adam  n'ait  été  souverain 
du  monde,  comme  Robinson  de  son  île,  tant  qu'il 
en  fut  le  seul  habitant;  et  ce  qu'il  y  avait  de  com- 
mode dans  cet  empire  était  que  le  monarque,  assuré 
sur  son  trône,  n'avait  à  craindre  ni  rébellions,  ni 
guerres,  ni  conspirateurs. 


CHAPITRE    IIL 

Du  droit  du  plus  fort. 

Le  plus  fort  n'est  jamais  assez  fort  pour  être  tou- 
jours le  maître  ,  s'il  ne  transforme  sa  force  en  droit, 
et  l'obéissance  en  devoir.  De  là  le  droit  du  plus  fort; 
droit  pris  ironiquement  en  apparence ,  et  réellement 
établi  en  principe.  Mais  ne  nous  expliquera-t-on  ja- 
mais ce  mot?  La  force  est  une  puissance  physique; 
je  ne  vois  point  quelle  moralité  peut  résulter  de  ses 
effets.  Céder  à  la  force  est  un  acte  de  nécessité, non 
de  volonté;  c'est  tout  au  plus  un  acte  de  prudence. 
En  quel  sens  pourra-ce  être  un  devoir? 

Supposons  un  moment  ce  prétendu  droit.  Je  dis 
qu'il  n'en  résulte  qu'un  galimatias  inexplicable;  car, 
sitôt  que  c'est  la  force  qui  JFait  le  droit ,  l'effet  change 
avec  la  cause  :  toute  force  qui  surmonte  la  première 
succède  à  son  droit.  Sitôt  qu'on  peut  désobéir  im- 
punément, on  le  peut  légitimement;  et  puisque  le 
plus  fort  a  toujours  raison ,  il  ne  s'agit  que  de  faire 


LIVRE  I,  CHAPITRE  111.  69 

en  sorte  qu'on  soit  le  plus  fort.  Or  qu'est-ce  qu'un 
droit  qui  périt  quand  la  force  cesse  ?  S'il  faut  obéir 
par  force,  on  n'a  pas  besoin  d'obéir  par  devoir;  et 
si  Ton  n'est  plus  forcé  d'obéir,  on  n'y  est  plus  obligé. 
On  voit  donc  que  ce  mot  de  droit  n'ajoute  rien  à 
la  force;  il  ne  signifie  ici  rien  du  tout. 

Obéissez  aux  puissances.  Si  cela  veut  dire,  cédez 
à  la  force,  le  précepte  est  bon,  mais  superflu;  je 
réponds  qu'il  ne  sera  jamais  violé.  Toute  puissance 
vient  de  Dieu  ,  je  l'avoue  ;  mais  toute  maladie  en 
vient  aussi  :  est-ce  à  dire  qu'il  soit  défendu  d'ap- 
peler le  médecin  ?  Qu'un  brigand  me  surprenne 
au  coin  d'un  bois,  non -seulement  il  faut  par  force 
donner  la  bourse  ;  mais ,  quand  je  pourrais  la 
soustraire ,  suis-je  en  conscience  obligé  de  la  don- 
ner ?  car  enfin  le  pistolet  qu'il  tient  est  aussi  une 
puissance. 

Convenons  donc  que  force  ne  fait  pas  droit, 
et  qu'on  n'est  obligé  d'obéir  qu'aux  puissances  lé- 
gitimes. Ainsi  ma  question  primitive  revient  tou- 
jours. 


CHAPITRE  IV. 

De  Pesclavage. 


Puisque  aucun  homme  n'a  une  autorité  naturelle 
sur  son  semblable ,  et  puisque  la  force  ne  produit 
aucun  droit,  restent  donc  les  conventions  pour 
base  de  toute  autorité  légitime  parmi  les  hommes. 

Si  un  particulier ,  dit  Grotius ,  peut  aliéner  sa 


70  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

liberté  et  se  rendre  esclave  d'un  maître ,  pourquoi 
tout  un  peuple  ne  poufrait-il  pas  aliéner  la  sienne 
et  se  rendre  sujet  d'un  roi  ?  Il  y  a  là-  bien  des  mots 
équivoques  qui  auraient  besoin  d'explication  ;  mais 
tenons -nous- en  à  celui  di  aliéner.  Aliéner,  c'est 
donner  ou  vendre.  Or  tin  homme  qui  se  fait  es- 
clave d'un  autre  ne  se  donne  pas  ;  il  se  vend  tout 
au  moins  pour  sa  subsistance  :  mais  un  peuple, 
pourquoi  se  vend-il  ?  Bien  loin  qu'un  roi  fournisse 
à  ses  sujets  leur  subsistance ,  il  ne  tire  la  sienne 
que  d'eux  ;  et ,  selon  Rabelais,  un  roi  ne  vit  pas  de 
peu.  Les  sujets  donnent  donc  leur  personne  à  con- 
ditioi^  qu'on  prendra  aussi  leur  bîefe  ?  Je  ne  vois 
pas  ce  qu'il  leur  reste  à  conserver. 

On  dira  que  le  desposte  assure  à  ses  sujets  la 
tranquillité  civile  ;  soit  :  mais  qu'y  gagnent-ils ,  si 
les  guerres  que  son  ambition  leur  attire ,  si  son 
insatiable  avidité ,  si  les  vexations  de  son  ministère 
les  désolent  plus  que  ne  feraient  leurs  dissensions? 
Qu'y  gagnent  -  ils  ,  si  cette  tranquillité  même  est 
une  de  leurs  misères  ?  On  vit  tranquille  aussi  dans 
les  cachots  :  en  est-ce  assez  pour  s'y  trouver  bien  ? 
Les  Grecs  enfermés  dans  l'antre  du  cyclope  y  vi- 
vaient tranquilles ,  en  attendant  que  leur  tour  vînt 
d'être  dévorés. 

Dire  qu'un  homme  se  donne  gratuitement,  c'est 
dire  une  chose  absurde  et  inconcevable;  u»  tel  acte 
est  illégitime  et  nul ,  par  cela  seul  que  celui  qui  le 
fait  n'est  pas  dans»  son  bon  sens.  Dire  la  même  chose 
de  tout  un  peuple ,  c'est  supposer  un  peuple  de 
fous  :  la  folie  ne  fait  pas  droit. 


*  LIVRE  I,  CHAPITRE  IV.  71 

Qoand  chsLcntk  pourrait  s'aliéner  lui  -  même  ,  il 
ne  peut  aliéner  ses  enfants  j  ils  naissent  homtnes  et 
libres  ;  leur  liberté  leur  appartient ,  nul  n'a  droit 
d'en  disposer  qu'eux.  Avant  qu'ils  soient  en  âge  de 
raison  y  le  père  peut,  en  leur  nom ,  stipuler  deç 
conditions  pour  leur  conservation ,  pour  leur  bien- 
être  ,  mais  non  les  donner  irrévocablement  et  sans 
condition  ;  car  un  tel  don  est  contraire  atix  fins  de 
la  nature ,  et  passe  les  droits  de  la:  paternité.  II 
faudrait  donc ,  poiir  qu'un  gouvernement  arbi- 
traire fût  légitime,  qu'à  ch^qtie  génération  le 
peuple  Rit  le  maîtfiB  de  l'admettre  ou  de  le  re- 
jeter r  maïs  Ê^rs  ce  gouvernement  ne  serait  plus 
arbitraire. 

Renottcer  k  sa  liberté ,  c'est  renoiicer  à  sa  qualité 
d'homine  ,  aux  droits  de  l'humanité ,  même  à  ses 
devoirs.  Il  n'y  a  nul  dédommagement  possible  potfr 
quiconque  renonce  à  tout.  Utfe  telle  renonciation 
est  ineomipsrïiblie  avec  la  nature  de  l'homme';  et 
c'est  ôter  toute  motolité  à  ses  actions  que  d'ôter 
toute  liberté  à  1^  voïonté.  Enfin  c'est  une  conven- 
tion vaine  et  contradictoire  de  stipuler  tfune  part 
une  autorité  absolue ,  et  de  l'autre  une  obéissance 
sans  bornes.  N'est-il  pas' clair  qu'on  n'est  engagé  à 
rien  envers  celui  dont  otn  a  droit  de  tout  exiger  ? 
Et  cette  seurle  condition ,  sans  équivalent ,  sans 
échange,  rfentraîne-t-elte  pas  la  nuittté  de  l'acte  ? 
Car ,  quel  droit  mon  esclave  aurait-il  contre  Moi , 
puisque  tout  ce  qti'ii  a  m'appartient ,  et  que  son 
dtoii?  étafert  le  iliien ,  ce  droit  de  moi  contre  moir 
même  est  un  m^ot  qui  n'a  aucun  sens? 


y 


72  I)U  X:ONTRAT  SOCIAL. 

Grotius  et  les  autres  tirent  de  la  guerre  une  autre 
origine  du  prétendu  droit  d'esclavage.  Le  vainqueur 
ayant,  selon  eux ,  le  droit  de  tuer  le  vaincu ,  celui-ci 
peut  racheter  sa  vie  aux  dépens  de  sa  liberté;  con- 
vention d'autant  plus  légitime  qu'elle  tourne  au 
profit  de  tous  deux. 

Mais  il  est  clair  que  ce  prétendu  droit  de  tuer 
les  vaincus  ne  résulte  en  aucune  manière  de  l'état 
de  guerre.  Par  cela  seul  que  les  hommes ,  vivant 
dans  leur  primitive  indépendance ,  n'ont  point 
entre  eux  de  rapport  assez  constant  pour  consti- 
tuer ni  l'état  de  paix  ni  l'état  de  guerre ,  ils  ne  sont 
point  naturellement  ennemis.  C'est  le  rapport  des 
choses  et  non  des  hommes  qui  constitue  la  guerre; 
et  l'état  de  guerre  ne  pouvant  naître  des  simples  re- 
lations personnelles ,  mais  seulement  des  relations 
réelles ,  la  guerre  privée  ou  d'homme  à  homme  ne 
peut  exister ,  ni  dans  l'état  de  nature ,  où  il  n'y  a 
point  de  propriété  constante ,  ni  dans  l'état  social , 
où  tout  est  sous  l'autorité  des  lois. 

Les  combats  particuliers ,  les  duels  ,  les  ren- 
contres ,  sont  des  actes  qui  ne  constituent  point 
un  état  ;  et  à  l'égard  des  guerres  privées ,  autorisées 
par  les  étabUssements  de  Louis  IX,  roi  de  France , 
et  suspendues  par  la  paix  de  Dieu,  ce  sont  des 
abus  du  gouvernement  féodal ,  système  absurde , 
s'il  en  fut  jamais ,  contraire  aux  principes  du  droit 
naturel  et  à  toute  bonne  politie. 

La  guerre  n'est  donc  point  une  relation  d'homme 
à  homme ,  mais  une  relation  d'état  à  état ,  dans 
laquelle  les  particuliers  ne  sont  ennemis  qu'acci- 


LIVRE  I,  CHAPITRE  IV.  73- 

deritelleinent,  non  point  comme  hommes,  ni  même 
comme  citoyens  "* ,  mais  comme  soldats  ;  non  point 
comme  membres  de  la  patrie ,  mais  comme  ses  dé- 
fenseurs. Enfin  chaque  état  ne  peut  avoir  pour  en- 
nemis que  d'autres  états ,  et  non  pas  des  hommes , 
attendu  qu'entre  choses  de  diverses  natures  on  ne  ! 
peut  fixer  aucun  vrai  rapport. 

Ce  principe  est  même  conforme  aux  maximes 
étabUes  de  tous  les  temps  et  à  la  pratique  constante 
de  tous  les  peuples  policés.  Les  déclarations  de 
guerre  sont  moins  des  avertissements  aux  puis- 
sances qu'à  leurs  sujets.  L'étranger ,  soit  roi ,  soit 
particulier ,  soit  peuple ,  qui  vole ,  tue ,  ou  détient 
les  sujets ,  sans  déclarer  la  guerre  au  prince ,  n'est 
pas  un  ennemi ,  c'est  un  brigand.  Même  en  pleine 
guerre ,  un  prince  juste  s'empare  bien ,  en  pays  en- 
nemi ,  de  tout  ce  qui  appartient  au  public  ;  mais  il 
respecte  la  personne  et  les  biens  des  particuliers  ; 

^  Les  Romains ,  qui  ont  entendu  et  plus  respecté  le  droit  de  la 
guerre  qu'aucune  nation  du  monde,  portaient  si  loin  le  scrupule  à 
cet  égard ,  qu*il  n'était  pas  permis  à  un  citoyen  de  servir  comme 
volontaire ,  sans  s'être  engagé  expressément  contre  Fennemi ,  et 
nommément  contre  tel  ennemi.  Une  légion  où  Gaton  le  fils  faisait  ses 
premières  armes  sous  Popilius  ayant  été  réformée,  Caton  le  père 
écrivit  à  Popilius  que,  s'Û  voulait  bien  que  son  fils  continuât  de 
servir  sous  lui ,  il  £iUait  lui  ùâre  prêter  un  nouveau  serment  mili- 
taire^ parce  que,  le  premier  étant  annulé,  il  ne  pouvait  plus  porter 
les  armes  contre  l'ennemi.  Et  le  même  Caton  écrivit  à  son  fils  de  se 
bien  garder  de  se  présenter  au  combat  qu'il  n'eût  prêté  ce  nouveau 
serment.  Je  sais  qu'on  pourra  m'opposer  le  siège  de  Glusium  et 
d'autres  faits  particuliers  ;  mais  moi  je  cite  des  lois ,  des  usages.  Les 
Romains  sont  ceux  qui  ont  le  moins  souvent  transgressé  leurs  lois;  et 
ils  sont  les  seuls  qui  en  aient  eu  d'aussi  belles  *, 

*  Pour  le  sennent  exigé  par  Caton  père,  voyez  Cic.  de  Offic, ,  lib.  x  , 
cap.  2.  Pour  le  fait  relatif  au  siège  de  Clnsium ,  voyez  Tit.-Liv.  ,  lib.  v , 
cap.  35-37. 


74  ^^  CONTRAT  SOCIAL. 

il  respecte  des  droits  sur  le^queli^  sont  fondés  les 
siens.  La  fin  de  k  guerre  étant  la  destruction  de 
l'état  ennemi ,  on  a  droit  d'en  tuei*  tes  défenseurs 
tant  qu'ils  ont  les  armes  à  la  rhain  ;  mais  sitôt 
qu'ilis  les  posent  et  se  rendent ,  cessait"  d'être  en- 
nemifr  ou  instruments  de  Fennemi ,  ils  rédeviennent 
simplement  hommes  ;  et  l'on  n'a  pluà  de  droit  sur 
leur  vie.  Quelquefois  on  peut  tuer  l'état  sans  tuer 
un  seul  de  sels  memfbres  :  or  la  gaett&  ne  dûnne 
aucun  droit  qui  ne  soit  nécessaire  k  sa  fin.  Ces 
priboipes^  ne  sont  pas  eetix  de  Grotitfs  ;  ils  ne  sont 
pas  fondés  sur  desi  autorités  de  poètes  ;  mais  ils 
dériveiM:  de  la  natùi%  des  choses,  et  sont  fondés  sur 
la  raison. 

A  Fégard  dtl  droi*  de  conquête  ,  il  n'a  d'autre 
fondement  que  laf  loi  du  plus  (ott  Si  la  guerre  ne 
donne  point  au  vainqueui^  le  droit  de  massacrer 
les  peuptes  vaincus ,  ce  droit ,  qu^îl  n'a  pas ,  ne 
peut  fonder  celui  de  les  asservir.  On  n'a  le  droit  de 
tuer  l'ennemi  que  quand  on  ne  peut  le  faire  esclave; 
le  droit  de  le  faire  esclave  ne  vient  donc  pas  du 
\  droit  de  le  tuer  :  c'est  donc  un  échange  inique  de 
lui  faire  acheter  au  prix  de  sa  liberté  sa  vie ,  sur 
laquelle  on  n'a  aucuti  droit.  Eni  établissant  le  droit 
de  vie  et  de  mort  sur  le  droit  d'esdavage ,  et  le 
droit  d'esclavage  sur  le  diK>it  de  vie  et  de  mort ,  n'est- 
il  pas  dair  qu'on  tombe  dans  le  cercle  vicieux  ? 

En»  supposant  même  ce  terrible  droit  de  tout 
tuer ,  je  dis  qu'un  esclave  fait  à  la  gtierre  ,  ou  un' 
peuple  conquis ,  n'est  tenu  à  rien  du  tout  envers 
son  maître ,  qu'à  lui  obéir  autant  qu'il  y  est  forcé. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  IV.  ^5 

Eu  prenant  un  équivalent  à  sa  vie ,  le  vainqueur 
ne  lui  en  a  point  &it  grâce  :  au  lieii  de  le  tuer  sans 
fruit,  il  l'a  tué  utilement:.  Loin  donc  qu'il  ait  acquis 
sur  lui  nulle  autorité  jointe  à  la  force ,  l'état  de 
guerre  subsiste  entre  eux  comme  auparavant,  leur 
relation  même  en  est  l'effet  ;  et  l'usage  du  droit  de 
la  guerre  ne  suppose  aucun  traité  de  paix.  Ils  ont 
fait  une  convention  ;  soit  :  mais  cette  convention , 
loin  de  détruire  l'état  de  guerre ,  en  suppose  la 
continuité. 

Ainsi ,  de  quelque  sens  qu'on  envisage  les  choses , 
le  droit  d'esclavage  est  nul ,  non-séulement  parce 
qu'il  est  illégitime ,  mais  parce  qu'il  est  absurde  et 
ne  signifie  rie».  Ces  lûots,  esciai^age  et  droit  ^  sont 
contradictoires;  ils  s'excluenl  mutuellement.  Soit 
d'un  homme  à  un  homme,  soit  d'un  bomme  à  un  . 
peuple ,  ce  discours  sera  toujours  également  in- 
sensé :  a  Je  ha&  avec  toi  une  convention  toute  à  ta 
«  charge  et  toute  à  mon  profit,  cpie  j'observerai  f 
«  tant  qu'il  me  plaira ,  et  que  tu  observeras  tant 
«  qu'il  me  plaira.  » 


CHAPITRE  V. 

Qu'il  faut  toujours  remonter  à  une  première  convention. 

Quafnd  yaccordierais  tout  ce  que  j'ai  réfuté  jus- 
qu'ici ,  les  feuteurs  du  despotisme  n'en  seraient  pas 
plus  avancés.  Il  j  aura  toujours  une  grande  diffé- 
rence entre  soumettre  une  multitude,  et  régir  une* 
société.  Que  des  hommes  épars  soient  successive- 


76  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

ment  asservis  à  un  seul,  en  quelque  nombre  qu'ils 
puissent  être,  je  ne  vois  là  qu'un  maître  et  des  es- 
claves, je  n'y  vois  point  un  peuple  et  son  chef: 
c'est,  si  l'on  veut,  une  agrégation,  mais  non  pas 
une  association  ;  il  n'y  a  là  ni  bien  public  ni  corps 
politique.  Cet  homme,  eiit-il  asservi  la  moitié  du 
monde,  n'est  toujours  qu'un  particulier,  son  inté- 
rêt, séparé  de  celui  des  autres,  n'est  toujours  qu'un 
intérêt  privé.  Si  ce  même  homme  vient  à  périr, 
sou  empire ,  après  lui ,  reste  épars  et  sans  liaison , 
comme  un  chêne  se  dissout  et  tombe  en  un  tas 
de  cendre  après  que  le  feu  l'a  consumé. 

Un  peuple ,  dit  Grotius ,  peut  se  donner  à  un 
roi.  Selon  Grotius,  un  peuple  est  donc  un  peuple 
avant  de  se  donner  à  un  roi.  Ce  don  même  est  un 
acte  civil;  il  suppose  une  délibération  publique. 
Avant  donc  que  d'examiner  l'acte  par  lequel  un 
peuple  élit  un  roi,  il  serait  bon  d'examiner  l'acte 
par  lequel  un  peuple  est  un  peuple;  car  cet  acte, 
étant  nécessairement  antérieur  à  l'autre ,  est  le  vrai 
fondement  de  la  société. 

En  effet,  s'il  n'y  avait  point  de  convention  an- 
térieure, où  serait,  à  moins  que  l'élection  ne  fut 
unanime,  l'obligation  pour  le. petit  nombre  de  se 
soumettre  au  choix  du  grand?  et  d'où  cent  qui 
veulent  un  maître  ont -ils  le  droit  de  voter  pour 
dix  qui  n'en  veulent  point?  La  loi  de  la  pluralité 
des  suffrages  est  elle-même  un  établissement  de 
convention,  et  suppose,  au  moins  une  fois,  Funa- 
)iimité. 


LIVRE  I,  CHAPITRE  VI.  77 


CHAPITRE  VI. 

Du  pacte  social. 

Je  suppose  les  hommes  parvenus  à  ce  point  où 
les  obstacles  qui  nuisent  à  leur  conservation  dans 
l'état  de  nature  l'emportent  par  leur  résistance  sur 
les  forces  que  chaque  individu  peut  employer  pour 
se  maintenir  dans  cet  état.  Alors  cet  état  primitif 
ne  peut  plus  subsister  ;  et  le  genre  humain  périrait 
s'il  ne  changeait  de  manière  d'être. 

Or,  comme  les  hommes  ne  peuvent  engendrer 
de  nouvelles  forces ,  mais  seulement  unir  et  diriger 
celles  qui  existent,  ils  n'ont  plus  d'autre  moyen 
pour  se  conserver  que  de  former  par  agrégation 
une  somme  de  forces  qui  puisse  l'emporter  sur  la 
résistance,  de  les  mettre  en  jeu  par  un  seul  mo- 
bile, et  dç  les  faire  agir  de  concert. 

Cette  somme  de  forces  ne  peut  naître  que  du 
concours  de  plusieurs  ;  mais  la  force  et  la  liberté 
de  chaque  homme  étant  les  premiers  instruments 
de  sa  conservation,  conunent  les  engagera-t-il  sans 
se  nuire  et  sans  négliger  les  soins  qu'il  se  doit? 
Cette  difficulté,  ramenée  à  mon  sujet,  peut  s'énon- 
cer en  ces  termes  : 

«  Trouver  une  forme  d'association  qui  défende 
«  et  protège  de  toute  la  force  commune  la  personne 
«  et  les  biens  de  chaque  associé ,  et  par  laquelle 
a  chacun,  s'unissant  à  tous ,  n'obéisse  pourtant  qu'à 
«  lui  -  même ,  et  reste  aussi  libre  qu'auparavant.  » 


78  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

Tel  est  le  problème  fondamental  dont  le  contrat 
social  donne  la  solution. 

Les  clauses  de  ce  contrat  sont  tellement  déter- 
minées par  la  nature  de  l'acte ,  que  la  moindre  mo- 
dification les  rendrait  vaines  et  de  nul  effet;  en 
sorte  que ,  bien  qu'dlles  n'aient  peut  -  être  jaiasiais 
été  formellemeajt  énoncées ,  elles  sont  partout  les 
nciémes,  partout  tacitement  admises  et  reiconnues, 
jusqu'à  ce  que ,  le  pacte  social  étant  violé,  chacun 
rentre  alors  dai^s  ses  premiers  droits ,  et  reprenne 
sa  liberté  naturelle ,  en  perdant  la  liberté  conven- 
tionnelle pour  laquelle  il  y  renonça. 

Ces  clauses,  bien  entendues,  se  réduisent  toutes 
à  une  seule  :  savoir ,  l'aliéna^on  tot^tle  de  chaque 
associé  avec  tous  ses  droits  à  toute  la  commu- 
nauté ;  car ,  premièrement ,  chacun  se  donnant  tout 
entier ,  la  condition  est  égale  pour  tous  ;  et  la  con- 
dition étant  ég^le  pour  tom,  nul  n'a  intérêt  de  la 
rendre  onéreuse  aux  autres. 

De  plu$^  l'iijdién^Ution  se  faisant  sans  réserve,  l'u- 
nion est  aussi  parfaite  qu'elle  peut  l'être ,  et  nul 
associé  n'a  plu^  rien  à  réclamer  ;  car ,  s'il  restait 
quelques  droits  au;x:  particuliers ,  comme  il  n'y  au- 
rait aucun  supérieur  commun  qui  pût  prononcer 
entre  eux  et  le  public,  chacun,  étant  en  quelque 
point  son  propre  juge,  prétendr^ait  bientôt  l'être 
en  tous;  l'état  de  nature  subsisterait ,  et  l'association 
4aviendmit  néc(S$S[^rement  tyrannique  ou  vaine. 

Enfin  chacun  se  donnant  à  tous  ne  se  donne  à 
personne  ;  et  comme  il  n'y  4  pa$  un  associé  sur  le- 
quel on  n'acquière  le  mêmte  droît  qu'on  lui  cède 


LIVRE  I,  CHAPITRE  VI.  79 

sur  soi,  on  gagne  ^'équivalent  de  tout  ce  qu'oo 
perd^  et  plus  de  force  pour  conserver  ce  qu'on  a. 

Si  donc  oa  écarte  du  pacte  social  ce  qui  n'est  pas 
de  son  essence,  on  trouvera  qu'il  se  réduit  aux 
termes  suivants  :  «  Chacun  de  nous  met  en  com- 
«  mun  sa  personne  et  toute  sa  puissance  sous  la 
<c  suprême  direction  de  la  volonté  générale;  et  nous 
c(  recevons  encore  chaque  membre  comité  partie 
«  indivisible  du  tout.  » 

A  l'instant ,  au  lieu  de  la  personne  particulière 
de  chaque  contractant,  cet  acte  d'assodatM>n  pro- 
duit un  corps  moral  et  collectif,  composé  d'autant 
de  membres  que  l'assemblée  a  de  voix  ;  lequel  re- 
çoit de  ce  même  acte  son  unité,  son  moi  commun, 
sa  vie,  et  sa  volonté.  Cette  personne  publique,  qui 
se  forme  ainsi  par  l'union  de  toutes  les  autres,  pre- 
nait autrefois  le  nom  de  cité  *,  et  prend  maintenant 

'^  Le  yrai  tens  de  ce  moC  s'est  presqoe  cntièpremeiit  ef£aicé  chez  les 
modernes  :  la  plupart  prennent  une  yille  pour  une  cité ,  et  un  bour- 
geois pour  un  citoyen.  Us  ne  savent  pas  que  les  maisons  font  la 
ville,  mais  que  les  citoyens  font  la  cité.  Cette  même  errear  coûta 
cher  autrefois  aux  Carthaginois.  Je.  n'ai  pas  In  que  le  titre  de  cwes 
ait  jamais  été  donné  aux  sujets  d'aucun  prince ,  pas  même  ancienne- 
ment aux  Macédoniens  9  ni ,  de  nos  jours ,  aux  Anglais ,  quoique 
plus  près  de  la  liberté  que  tous  les  autres.  Les  seuls  Français  pren- 
nent tous  familièrement  ce  nom  de  citoyens ,  parce  qu'ib  n'en  ont 
aucune  véritable  idée ,  comme  on  peut  le  voir  dans  leurs  diction- 
naires ;  sans  quoi  '  ils  toinberaieot ,  en  l'usurpait ,  dani  le  crime  de 
lèse-majesté  :  ce  nom,  chez  eux,  exprime  une  vertu,  et  non  pas  un 
droit.  Quand  Bodin  a  voulu  parler  de  nos  citoyens  et  bourgeois ,  il 
a  fait  une  lourde  bévue,  en  prenant  les  uns  pour  les  autres  *.  M.  d'A- 
lembert  ne  s'y  est  pas  trompé ,  et  a  bien  distingué ,  ëans  son  article 
Genève^  les  quatre  ordres  d'hommes  (même  cinq,  en  y  comptant  les 

*  M.  Brizard  obeerre  ict  avec  raison  que  Bodin  écrivait  dans  nn  tenii»s  où  le 

nom  de  citoyen  en  France  n'était  pas  nn  vain  titre,  et  tptjà.  Savait  sontena  Ini- 

•  même  avec  autant  de  fermeté  que  d'éloqnence  dans  les  états  de  Blois  «n  iSM, 


8o  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

celui  de  république  ou  de  corps  politique  ^  lequel 
est  appelé  par  ses  membres  état  quand  il  est  passif, 
soui^rain  quand  il  est  actif,  puissance  en  le  com- 
parant à  ses  semblables.  A  l'égard  des  associés ,  ils 
prennent  collectivement  le  nom  àe peuple,  et  s'ap- 
pellent en  particulier  citoyens ,  comme  participant 
à  l'autorité  souveraine,  et  sujets ,  comme  soumis 
aux  lois  de  l'état.  Mais  ces  termes  se  confondent 
souvent  et  se  prennent  l'un  pour  l'autre;  il  suffit 
de  les  savoir  distinguer  quand  ils  sont  employés 
dans  toute  leur  précision. 

CHAPITRE   VIL 

Du  souverain. 

On  voit  par  cette  formule  que  l'acte  d'associa- 
tion renferme  un  engagement  réciproque  du  public 
avec  les  particuliers ,  et  que  chaque  individu ,  con- 
tractant pour  ainsi  dire  avec  lui-même ,  se  trouve 
engagé,  sous  un  double  rapport;  savoir,  comme 
membre  du  souverain  envers  les  particuliers ,  et 
comme  membre  de  l'état  envers  le  souverain.  Mais 
on  ne  peut  appliquer  ici  la  maxime  du  droit  civil , 
que  nul  n'est  tenu  aux  engagements  pris  avec  lui- 
même  ;  car  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  s'obli- 

simples  étrangers  )  *  qui  sont  dans  notre  yille ,  et  dont  deux  seule- 
ment composent  la  république.  Nul  autre  auteur  français ,  que  je 
sache,  n'a  compris  le  vrai  sens  du  mot  citoyen. 

*  Biéme  six,  comme  il  sera  pronyé  dans  le  Tableau  de  la  constitution  de 
Genève  «  qni  servira  d*introdactioii  aux  Lettres  de  la  Montagne. 


LIVRE    I,  CHAPITRE  VII.  8l 

ger  envers  soi,  ou  envers  un  tout  dont  on  fait 
partie. 

Il  faut  remarquer  encore  que  la  délibération  pu- 
blique, qui  peut- obliger  tous  les  sujets  envers  le 
souverain ,  à  cause  dés  deux  différents  rapports  sous 
lesquels  chacun  d'eux  est  envisagé,  ne  peut ,  par  la 
raison  contraire ,  obliger  le  souverain  envers  lui- 
même  ,  et  que,  par  conséquent,  il  est  contre  la  na- 
ture du  corps  politique  que  le  souverain  s'impose 
une  loi  qu'il  ne  puisse  enfreindre.  Ne  pouvant  fee 
considérer  que  sous  un  seul  et  même  rapport,  il 
est  alors  dans  le  cas  d'un  particulier  contractant 
avec  soi-même  :  par  où  l'on  voit  qu'il  n'y  a  ni  ne 
peut  y  avoir  nulle  espèce  de  loi  fondamentale  obli- 
gatoire pour  le  corps  du  peuple ,  pas  même  le  con- 
trat social.  Ce  qui  ne  signifie  pas  que  ce  corps  ne 
puisse  fort  bien  s'engager  envers  autrui ,  en  ce  qui 
ne  déroge  point  à  ce  contrat  ;  car ,  à  l'égard  de  l'é- 
tranger, il  devient  un  être  simple,  un  individu. 

Mais  le  corps  politique  ou  le  souverain ,  ne  tirant 
son  être  que  de  la  sainteté  du  contrat,  ne  peut  ja- 
mais s'obliger,  même  envers  autrui,  à  rien  qui  dé- 
roge à  cet  acte  primitif,  comme  d'aliéïier  quelque 
portion  de  lui-même,  ou  de  se  soumettre  à  un 
autre  souverain.  Violer  l'acte  par  lequel  il  existe 
serait  s'anéantir  ;  et  ce  qui  n'est  rien  ne  produit 
rien. 

Sitôt  que  cette  multitude  est  ainsi  réunie  en  un 
corps,  on  ne  peut  offenser  un  des  membres  sans 
attaquer  le  corps,  encore  moins  offenser  le  corps 
sans  que  les  membres  s'en  ressentent.  Ainsi  le  dé- 
fi, v.  6 


f  ^  / 


82  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

voir  et  l'intérêt  obligent  également  les  deux  par- 
ties contractantes  à  s'entr'aider  mutuellement  ;  et 
les  mêmes  hommes  doivent  chercher  à  réunir  sous 
ce  double  rapport  tous  les  avantages  qui  en  dé- 
pendent. 

Or ,  le  souverain ,  n'étant  formé  que  des  particu- 
liers qui  le  composent ,  n'a  ni  ne  peut  avoir  d'in- 
térêt contraire  au  leur;  par  conséquent  la  puis^ 
sance  souveraine  n'a  nul  besoin  de  garant  envers 
les  sujets ,  parce  qu'il  est  impossible  que  le  corps 
veuille  nuire  à  tous  ses  membres  ;  et  nous  verrons 
ci-après  qu'il  ne  peut  nuire  à  aucun  en  particulier. 
Le  souverain,  par  cela  seul  qu'il  est,  est  toujours 
tout  ce  qu'il  doit  être. 

Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  des  sujets  envers  le 
souverain ,  auquel ,  malgré  l'intérêt  commun ,  rien 
ne  répondrait  dô  leurs  engagements,  s'il  ne  trouvait 
des  moyens  de  s'assurer  de  leur  fidélité. 

En  effet  chaque  individu  peut ,  comme  homme , 
avoir  une  volonté  particulière  contraire  ou  dissem- 
blable à  la  volonté  générale  qu'il  a  comme  citoyen; 
son  intérêt  particulier  peut  lui  parler  tout  autre- 
ment que  l'intérêt  commun  ;  son  existence  abso- 
lue ,  et  naturellement  indépendante ,  peut  lui  faire 
envisager  ce  qu'il  doit  à  la  cause  commune  comme 
une  contribution  gratuite,  dont  la  perte  sera  moins 
nuisible  aux  autres  ,  que  le  paiement  n'en  est  oné- 
reux pour  lui  ;  et  regardant  la  personne  morale  qui 
constitue  l'état  coname  un  être  de  raison,  parce 
que  ce  n'est  pas  un  homme,  il  jouirait  des  droits 
du  citoyen  sans  vouloir  remplir  les  devoirs  du  su- 


LIVRE   l,  CHAPITJIE  VII.  83 

jet;  injustice  dont  le  progrès  causerait U ruinç  du 
corps  politique. 

Afin  donc  que  le  pacte  social  ne  soit  pas  un  vain 
formulaire,  il  renferme  tacitement  cet  engage- 
ment ,  qui  seul  peut  donner  de  la  force  aux  autres , 
que  quiconque  refusera  d'obéir  à  la  volonté  gé- 
nérale y  sera  contraint  par  tout  le  corps  :  ce  qui 
ne  signifie  autre  chose  sinon  qu'on  le  forcera  d'être 
libre  ;  car  telle  est  la  condition  qui ,  donnant  chaque 
citoyen  à  la  patrie,  le  garantit  de  toute  dépen- 
dance personnelle  ;  condition  qui  fait  l'artifice  et  le 
jeu  de  la  machine  politique  ,  et  qui  seule  rend 
légitimes  les  engagements  civils,  lesquels,  sans  cela, 
seraient  absurdes  ^  tyranniques,  et  sujets  aux  plus 
énormes  abus. 


CHAPITRE  VIII. 

De  Fétat  civil. 

Ce  passage  de  l'état  de  nature  à  l'état  civil  pro- 
duit dans  l'homme  un  changement  très -remar- 
quable, en  substituant  dans  sa  conduite  la  justice 
à  l'instinct,  et  donnant  à  ses  actions  la  moralité  qui 
leur  manquait  auparavant,  C'est  alors  seulement 
que ,  la  voix  du  devoir  succédant  à  l'impulsion  phy- 
sique ,  et  le  'droit  à  l'appétit ,  l'homme ,  qui  jusque- 
là  n'avait  regardé  que  lui-même ,  3^  voit  forcé 
d'agir  sur  d'autres  principes ,  et  de  consulter  sa 
raison  avant  d'écouter  ses  penchants.  Quoiqu'il 
se  prive  dans  cet  état  de  plusieurs  avantages  qu'il 

6. 


:  } 


84  I>ÏJ  CONTRAT  SOCIAL. 

tient  de  la  nature ,  il  en  regagne  de  si  grands ,  ses 
facultés  s'exercent  et  se  développent,  ses  idées  s'é- 
tendent ,  ses  sentiments  s'ennoblissent ,  son  ame 
tout  entière  s'élève  à  tel  point  que,  si  les  abus  de 
cette  nouvelle  condition  ne  le  dégradaient  souvent 
au-dessous  de  celle  dont  il  est  sorti ,  il  devrait  bé- 
nir sans  cesse  l'instant  heureux  qui  l'en  arracha 
pour  jamais ,  et  qui ,  d'un  anifhal  stupide  et  borné, 
fit  un  être  intelligent  et  un  homme. 

Réduisons  toute  cette  balance  à  des  termes  fa- 
ciles à  comparer  :  ce  que  l'homme  perd  par  le 
contrat  social ,  c'est  sa  liberté  naturelle  et  un  droit 
illimité  à  tout  ce  qu'il  tente  et  qu'il  peut  atteindre; 
ce  qu'il  gagne ,  c'est  la  liberté  civile  et  la  propriété 
de  tout  ce  qu'il  possède.  Pour  ne  pas  se  tromper 
dans  ces  compensations ,  il  faut  bien  distinguer  la  li- 
berté naturelle ,  qui  n'a  pour  bornes  que  les  forces 
de  l'individu,  de  la  liberté  civile,  qui  est  limitée 
par  la  volonté  générale  ;  et  la  possession ,  qui  n'est 
que  l'effet  de  la  force  ou  le  droit  du  premier  occu- 
pant, de  la  propriété,  qui  ne  peut  être  fondée 
que  sur  un  titre  positif. 

On  pourrait ,  sur  ce  qui  précède,  ajouter  à  l'ac- 
quit de  l'état  civil  la  liberté  morale ,  qui  seule  rend 
l'homme  vraiment  maître  de  lui  ;  car  l'impulsion 
du  seul  appétit  est  esclavage,  et  l'obéissance  à  la 
loi  qu'on  s'est  prescrite  est  liberté.  Mais  je  n'en  ai 
déjà  que  trop  dit  sur  cet  article ,  et  le  sens  philo- 
sophique du  mot  liberté  n'est  pas  ici  de  mon  sujet. 


LIVRE   I,  CHAPITRE    IX.  85 


CHAPITRE  IX. 

X)u  domaine  réel. 

Chaque  membre  de  la  communauté  se  donne  à 
elle  au  moment  qu'elle  se  forme ,  tel  qu'il  se  trouve 
actuellement ,  lui  et  toutes  ses  forces ,  dont  les 
biens  qu'il  possède  font  partie.  Ce  n'est  pas  que, 
par  cet  acte,  la  possession  change  de  nature  en 
changeant  de  mains,  et  devienne  propriété  dans 
celles  du  souverain  ;  mais  comme  les  forces  de  la 
cité  sont  incomparablement  plus  grandes  que  celles 
d'un  particulier ,  la  possession  publique  est  aussi , 
dans  le  fait ,  plus  forte  et  plus  irrévocable ,  sans 
être  plus  légitime,  au  moins  pour  les  étrangers: 
car  l'état,  à  l'égard  de  ses  membres ,  est  maître  de 
tous  leurs  biens  par  le  contrat  social,  qui,  dans 
l'état ,  sert  de  base  à  tous  les  droits  ;  mais  il  ne 
l'est,  à  l'égard  des  autres  puissances,  que  par  le 
droit  de  premier  occupant,  qu'il  tient  des  particu- 
liers. 

Le  droit  de  premier  occupant ,  quoique  plus  réel 
que  celui  du  plus  fort ,  ne  devient  un  vrai  droit  qu'a- 
près l'établissement  de  celui  de  propriété.  Tout 
homme  a  naturellement  droit  à  tout  ce  qui  lui  est 
nécessaire  ;  mais  l'acte  positif  qui  le  rend  proprié- 
taire de  quelque  bien  l'exclut  de  tout  le  reste.  Sa 
part  étant  faite,  il  doit  s'y  borner,  et  n'a  plus  au. 
cun  droit  à  la  communauté.  Voilà  pourquoi  le  droit 
de  premier  occupant ,  si  faible  dans  l'état  de  nature , 


86  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

est  respectable  à  tout  homme  civil.  On  respecte 
moins  dans  ce  droit  ce  qui  est  à  autrui  que  ce  qui 
n'est  pas  à  soi. 

En  général,  pour  autoriser  sur  un  terrain  quel- 
conque le  droit  de  premier  occupant,  il  faut  les 
conditions  suivantes  :  premièrement,  que  ce  terrain 
ne  soit  encore  habité  par  personne;  secondement, 
qu'on  n'en  occupe  que  la  qtaantité  dont  on  a  besoin 
pour  subsîter;  en  troisième  lieu ,  qu'on  en  prenne 
possession ,  non  par  une  vaine  cérémonie ,  maïs  par 
le  travail  et  la  culture,  seul  signe  de  propriété  qui, 
au  défaut  de  titres  juridiques, [doive  être  respecté 
d'autrui. 

En  effet,  accorder  au  besoin  et  au  travail  le  droit 
de  premier  occupant ,  n'est-ce  pas  l'étendre  aussi 
loin  qu'il  peut  aller?  Peut -on  ne  pas  donner  des 
bornes  à  ce  droit?  Suffira-t-il  de  mettre  le  pied  sur 
un  terrain  commun  pour  s'en  prétendre  aussitôt 
le  maître?  Suffira-t-41  d'avoir  la  force  d'en  écarter 
un  moment  les  autres  hommes  pour  leur  ôter  le 
droit  d'y  jamais  revenir?  Comment  un  homme  ou 
un  peuple  peut-il  s'emparer  d'un  territoire  immense 
et  en  priver  tout  le  genre  humain  autrement  que 
par  une  usurpation  punissable,  puisqu'elle  ôte  au 
reste  des  hommes  le  séjour  et  les  aliments  que  la 
nature  leur  donne  en  commun?  Quand  Nunez  Bal- 
bao  prenait  sur  le  rivage  possession  de  la  mer  du 
Sud  et  de  toute  l'Amérique  méridionale  au  nom  de 
la  couronne  de  Castille  ^ ,  était-ce  assez  pour  en  dé- 

^  Cette  prise  de  possession  eut  lieu  en  vertu  d'une  bulle  d'Alexan- 
dre VI  (fiorgia) ,  ààtée  de  Tan  1 493.  Depuis ,  on  n'a  plus  eu  besoin 


LIVRE   I,  CHAPITRE    IX.  87 

posséder  tous  les  habitants  et  en  exclure  tous  les 
princes  du  monde  ?  Sur  ce  pied-là ,  ces  cérémonies 
se  multipliaient  assez  vainement;  et  lé  roi  catho- 
lique n'avait  tout  d'un  coup  qu'à  prendre  de  son 
cabiset  possession  de  tout  Tunivers ,  sauf  à  retran- 
cher ensuite  de  son  empire  ce  qui  était  auparavant 
possédé  par  les  autres  princes. 

On  conçoit  comment  les  terres  des  particuliers 
réunies  et  contigués deviennent  le  territoire  public, 
et  comment  le  droit  de  souveraineté,  s'étendant 
des  sujets  au  terrain  qu'ils  occupent,  devient  à  la 
fois  réel  et  personnel  ;  ce  qui  met  les  possesseurs 
dans  une  plus  grande  dépendance ,  et  fait  de  leurs 
forces  mêmes  les  garants  de  leur  fidélité;  avantage 
qui  ne  paraît  pas  avoir  été  bien  senti  des  andens 
monarques,  qui,  ne  s'appelant  que  rois  des  Perses, 
des  Scythes,  des  Macédoniens,  semblaient  se  re- 
garder comme  Tes  chefs  des  hommes  plutôt  que 
comme  les  maîtres  du  pays.  Ceux  d'aujourd'hui 
s'appellent  plus  habilement  rois  de  France ,  d'Es- 
pagne, d'Angleterre,  etc.  :  en  tenant  ainsi  le  ter- 
rain, ils  sont  bien  sûrs  d'en  tenir  les  habitants. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier  dans  cette  aliénation, 
c'est  que ,  loin  qu'en  acceptant  les  biens  des  parti- 
culiers la  communauté  les  en  dépouille ,  elle  ne  fait 
que  leur  en  assurer  la  légitime  possession ,  changer 
l'usurpation  en  un  v^table  droit,  et  la  jouissance 
en  propriété.  Alors  les  possesseurs  étant  considérés 
comme  dépositaires  du  bien  public ,  leurs  droits 

de  buUe.  Cette  formalité  n'ajoutait  rien  au  droit  et  le  ckmnaU  encore 
moins. 


88  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

étant  respectés  de  tous  les  membres  de  l'état  et 
maintenus  de  toutes  ses  forces  contre  l'étranger? 
par  une  cession  avantageuse  au  public  et  plus  en- 
core à  eux-mêmes ,  ils  ont,  pour  ainsi  dire,  acquis 
tout  ce  qu'ils  ont  donné  :  paradoxe  qui  s'explique 
aisément  par  la  distinction  des  droits  que  le  sou- 
verain et  Je  propriétaire  ont  sur  le  même  fonds, 
comme  on  verra  ci-après. 

Il  peut  arriver  aussi  que  les  hommes  commencent 
à  s'unir  avant  que  de  rien  posséder,  et  que,  s'empa- 
rant  ensuite  d'un  terrain  suffisant  pour  tous,  ils  en 
jouissent  en  commun,  ou  qu'ils  le  partagent  entre 
eux,  soit  également,  soit  selon  des  proportions  éta- 
blies par  le  souverain.  De  quelque  manière  que  se 
fasse  cette  acquisition, le  droit  que  chaque  particu- 
lier a  sur  son  propre  fonds  est  toujours  subordonné 
au  droit  que  la  communauté  a  sur  tous  ;  sans  quoi 
il  n'y  aurait  ni  solidité  dans  le  lien  social,  ni  force 
réelle  dans  l'exercice  de  la  souveraineté. 

Je  terminerai  ce  chapitre  et  ce  livre  par  une  re- 
marque qui  doit  servir  de  base  à  tout  le  système 
social;  c'est  qu'au  lieu  de  détruire  l'égalité  natu- 
relle, le  pacte  fondamental  substitue  au  contraire 
une  égalité  morale  et  légitimé  à  ce  <jue  la  nature 
avait  pu  mettre  d'inégalité  physique  entre  les  hom-^ 
mes ,  et  que ,  pouvant  être  inégaux  en  force  ou  en 
génie,  ils  deviennent  tous  égaux  par  convention  et 
de  droit  «. 


*  Sous  les  mauvais  gouvernements,  cette  égalité  n'est  qu'appa- 
rente et  illusoire  ;  elle  ne  sert  qu'à  maintenir  le  pauvre  dans  sa 
misère,  et  le  riche  dans  son  usurpation.  Dans  le  fait,  les  lois  sont 


LIVRB   II,  CHAPITRE  I.  89 


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LIVRE  II 


CHAPITRE    I. 

Que  la  souveraineté  est  Inaliénable. 

La  première  et  la  plus  importante  conséquence 
des  principes  ci-devant  établis  est  que  la  volonté 
générale  peut  seule  diriger  les  forces  de  l'état  selon 
la  fin  de  son  institution,  qui  est  le  bien  commun;  ^ 
car  si  l'opposition  des  intérêts  particuliers  a  rendu 
nécessaire  l'établissement  des  sociétés,  c'est  l'ac- 
cord de  ces  mêmes  intérêts  qui  l'a  rendu  possible. 
C'est  ce  qu'il  y  a  de  commun  dans  ces  différents 
intérêts  qui  forme  le  lien  social;  et  s'il  n'y  avait  pas 
quelque  point  dans  lequel  tous  les  intérêts  s'accor- 
dent, nulle  société  ne  saurait  exister.  Or,  c'est  uni- 
quement sur  cet  intérêt  commun  que  la  société 
doit  être  gouvernée. 

Je  dis  donc  que  la  souveraineté,  n'étant  que 
l'exercice  de  la  volonté  générale ,  ne  peut  jamais 
s'aliéner,  et  que  le  souverain,  qui  n'est  qu'un  être 
collectif,  ne  peut  être  représenté  que  par  lui-même  : 
le  pouvoir  peut  bien  se  transmettre,  mais  non  pas 
la  volonté. 

toujours  utiles  à  ceux  qui  possèdent  ;  et  nuisibles  à  ceux  qui  n'ont 
rien  :  d'où  il  suit  que  Tétat  social  n'est  avantageux  aux  hommes 
qu'autant  qu'ils  ont  tous  quelque  chose ,  et  qu'aucun  d'eux  n'a  rien 
de  trop. 


;  \ 


90  DU  COIfTRAT  SOCIAL. 

En  effet ,  s'il  n'est  pas  impossible  qu'une  volonté 
particulière  s'accorde  sur  quelque  point  avec  la 
volonté  générale,  il  est  impossible  au  moins  que 
cet  accord  soit  durable  et  constant;  car  la  volonté 
particulière  tend,  par  sa  nature,  aux  préférences, 
et  la  volonté  générale  à  l'égalité.  Il  est  plus  impos- 
sible encore  qu'on  ait  un  garant  de  cet  accord, 
quand  même  il  devrait  toujours  exister;  ce  ne  se- 
rait pas  un  effet  de  l'art, mais  du  hasard.  Le  souve- 
rain peut  bien  dire ,  Je  veux  actuellement  ce  que 
veut  un  tel  homme,  ou  du  moins  ce  qu'il  dit  vou- 
•  loir  ;  mais  il  ne  peut  pas  dire ,  Ce  que  cet  homme 
:  voudra  demain,  je  le  voudrai  encore ,  puisqu'il  est 
absurde  que  la  volonté  se  donne  des  chaînes  pour 
l'avenir ,  et  puisqu'il  ne  dépend  d'aucune  volonté 
de  consentir  à  rien  de  contraire  au  bien  de  l'être 
qui  veut.  Si  donc  le  peuple  promet  simplement  d'o- 
béir ,  il  se  dissout  par  cet  acte ,  il  perd  sa  qualité 
de  peuple;  à  Tinstant  qu'il  y  a  im  maître,  il  n'y  a 
plus  de  souverain ,  et  dès-lors  le  corps  politique  est 
détruit. 

Ce  n'est  point  à  dire  que  les  ordres  des  chefs  ne 
puissent  passer  pour  des  volontés  générales ,  tant 
que  le  souverain,  libre  de  s'y  opposer,  ne  le  fait 
pas.  En  pareil  cas,  du  silence  universel  on  doit 
présumer  le  consentement  du  peuple.  Ceci  s'expli- 
quera plus  au  long. 


LIVRE  II,  CHAPITRE   II.  9I 


CHAPITRE  IL 

Que  la  souveraineté  est  indivisible. 

Par  la  même  raison  que  la  souveraineté  est  ina- 
liénable ,  elle  est  indivisible  ;  car  la  volonté  est  gé- 
nérale *,  ou  elle  ne  Test  pas;  elle  est  celle  du  corps 
du  peuple ,  ou  seulement  d'une  partie.  Dans  le  pre- 
mier cas ,  cette  vdbnté  déclarée  est  un  acte  de  sou- 
veraineté ,  et  fait  loi  ;  dans  le  second ,  ce  n'est  qu'une 
volonté  particulière ,  ou  un  acte  de  magistrature  ; 
c'est  un  décret  tout  au  plus. 

Mais  nos  politiques ,  ne  pouvant  diviser  la  sou- 
veraineté dans  son  principe,  la  divisent  dans  son 
objet;  ils  la  divisent  en  force  et  en  volonté;  en 
puissance  législative  et  en  puissance  executive  ;  en 
droits  d'impôts,  de  justice  et  de  guerre;  en  admi- 
nistration intérieure,  et  en  pouvoir  de  traiter  avec 
l'étranger  :  tantôt  ils  confondent  toutes  ces  parties, 
et  tantôt  ils  les  séparent.  Ils  font  du  souverain  un 
être  fantastique  et  formé  de  pièces  rapportées  ;  c'est 
comme  s'ils  composaient  l'homme  de  plusieurs 
corps,  dont  l'un  aurait  des  yeux,  l'autre  des  bras, 
l'autre  des  pieds,  et  rien  de  plus.  Les  charlatans  du 
Japon  dépècent ,  dit-on ,  un  enfant  aux  yeux  des 
spectateurs;  puis  jetant  en  l'air  tous  ses  membres 
l'un  après  l'autre ,  ils  font  retomber  l'enfant  vivant 

**'  Pour  qu'une  volonté  soit  générale,  il  n'est  pas  toujours  néces- 
saire qu'elle  soit  unanime ,  mais  il  est  nécessaire  que  toutes  les  voix 
soient  comptées  ;  toute  exclusion  formelle  rompt  la  généralité. 


92  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

et  tout  rassemblé.  Tels  sont  à  peu  près  les  tours  de 
gobelets  de  nos  politiques  ;  après  avoir  démembré 
le  corps  social  par  un  prestige  digne  de  la  foire , 
ils  rassemblent  les  pièces  on  ne  sait  comment. 

Cette  erreur  vient  de  ne  s'être  pas  fait  des  no- 
tions exactes  de  l'autorité  souveraine ,  et  d'avoir 
pris  pour  des  parties  de  cette  autorité  ce  qui  n'en 
était  que  des  émanations.  Ainsi,  par  exemple,  on  a 
regardé  l'acte  de  déclarer  la  guerre  et  celui  de  faire 
la  paix  comme  des  actes  de  souveraineté  ;  ce  qui 
n'est  pas,  puisque  chacun  de  ces  actes  n'est  point 
une  loi,  mais  seulement  une  application  de  la  loi, 
un  acte  particulier  qui  détermine  le  cas  de  la  loi , 
comme  on  le  verra  clairement  quand  l'idée  atta- 
chée au  mot  loi  sera  fixée. 

En  suivant  de  même  les  autres  divisions,  on 
trouverait  que,  toutes  les  fois  qu'on  croit  voir  la 
souveraineté  partagée ,  on  se  trompe  ;  que  les  droits 
qu'on  prend  pour  des  parties  de  cette  souveraineté 
lui  sont  tous  subordonnés,  et  supposent  toujours 
des  volontés  suprêmes  dont  ces  droits  ne  donnent 
que  l'exécution. 

On  ne  saurait  dire  combien  ce  défaut  d'exacti* 
tude  a  jeté  d'obscurité  sur  les  décisions  des  au» 
teurs  en  matière  de  droit  politique ,  quand  ils  ont 
voulu  juger  des  droits  respectifs  des  rois  et  des 
peuples  sur  les  principes  qu'ils  avaient  établis. 
Chacun  peut  voir,  dans  les  chapitres  m  et  iv  du 
premier  livre  de  Grotius,  comment  ce  savant 
homme  et  son  traducteur  Barbeyrac  s'enchevê- 
trent, s'embarrassent  dans  leurs  sophismes,  crainte 


LIVRE  II,  CHAPITRE  II.  qS 

d'en  dire  trop  ou  de  n'en  pas  dire  assez  selon  leurs 
vues,  et  de  choquer  les  intérêts  qu'ils  avaient  à  con- 
cilier. Grotius,  réfugié  en  France,  mécontent  de 
sa  patrie ,  et  voulant  faire  sa  cour  à  Louis  XIII  à 
qui  son  livre  est  dédié ,  n'épargne  rien  pour  dé- 
pouiller les  peuples  de  tous  leurs  droits  et  pour 
en  revêtir  les  rois  avec  tout  l'art  possible.  C'eût 
bien  été  aussi  le  goût  de  Barbeyrac,  qui  dédiait 
sa  traduction  au  roi  d'Angleterre  George  F^.  Mais 
malheureusement  l'expulsion  de  Jacques  II ,  qu'il 
appelle  abdication ,  le  forçait  à  se  tenir  sur  la  ré- 
serve, à  gauchir,  à  tergiverser,  pour  ne  pas  faire 
de  Guillaume  un  usurpateur.  Si  ces  deux  écrivains 
avaient  adopté  les  vrais  principes ,  toutes  les  dif- 
ficultés étaient  levées,  et  ils  eussent  été  toujours 
conséquents  ;  mais  ils  auraient  tristement  dit  la  vé- 
rité ,  et  n'auraient  fait  leur  cour  qu'au  peuple.  Or , 
la  vérité  ne  mène  point  à  la  fortune ,  et  le  peuple 
ne  donne  ni  ambassade ,  ni  chaires ,  ni  pensions. 


CHAPITRE   III. 

Si  la  Yolonté  générale  peut  errer. 


Il  s'ensuit  de  ce  qui  précède  que 'la  volonté  gé- 
:  nérale  est  toujours  droite  et  tend  toujours  à  l'utilité 
publique  :  mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  les  délibéra- 
tions du  peuple  aient  toujours  la  même  rectitude. 
On  veut  toujours  son  bien ,  mais  on  ne  le  voit  pas 
touj  ours  :  jamais  on  ne  corrompt  le  peuple ,  mais 


94  ^U  CONTRAT  SOCIAL. 

souvent  on  le  trompe,  et -c'est  alors  seulement 
qu'il  paraît  vouloir  ce  qui  est  mal. 
.  Il  y  a  souvent  bien  de  la  différence  entre  la  vo- 
lonté de  tous  et  la  volonté  générale;  ceUe-ci  ne  re- 
garde qu'à  l'intérêt  commun  ;  l'autre  regarde  à  l'in- 
térêt privé,  et  n'est  qu'une  somme  de  volontés 
particulières  :  mais  ôtez  de  ces  mêmes  volontés  les 
plus  et  les  moins  qui  s'entre -détruisent*,  reste 
pour  somme  des  différences  la  volonté  générale. 

Si ,  quand  le  peuple  suffisamment  informé  dé- 
libère ,  les  citoyens  n'avaient  aucune  communica- 
tion entre  eux ,  du  grand  nombre  de  petites  diffé- 
rences résulterait  toujours  la  volonté  générale ,  et 
la  délibération  serait  toujours  bonne.  Mais  quand 
il  se  fait  des  brigues ,  des  associations  partielles , 
aux  dépens  de  la  grande,  la  volonté  de  chacune 
de  ces  associations  devient  générale  par  rapport  à 
ses  membres ,  et  particulière  par  rapport  à  Fétat  : 
on  peut  dire  alors  qu'il  n'y  a  plus  autant  de  vo- 
tants que  d'hommes ,  mais  seulement  autant  que 
d'associations.  Les  différences  deviennent  moins 
nombreuses  et  donnent  un  résultat  moins  général. 
Enfin,  quand  une  de  ces  associations  est  si  grande 
qu'elle  l'emporte  sur  toutes  les  autres,  vous  n'avez 

^  «  Chaque  intérêt ,  dit  le  marcjuis  d' Argenson ,  a  des  principes 
«  différents.  L'accord  de  deux  intérêts  particuliers  se  forme  par  op- 
«  position  à  celui  d'un  tiers  *  ».  Il  eût  pu  ajouter  que  l'accord  de 
tous  les  intérêts  se  forme  par  opposition  à  celui  de  chacun.  S'il  n'y 
ayait  point  d'intérêts  différents,  à  peine  sentirait -on  l'intérêt  com- 
mun, qui  ne  trouyerait  jamais  d'obstacle;  tout  irait  de  lui-même,  et 
la  politique  cesserait  d'être  un  art. 

*  Voyez  les  Considéraiious  sur  he  GcuvemâmetU  de  la  France,  chap.  a. 


LIVRE  II,  CHAPITRE  III.  9$ 

plus  pour  résultat  une  somme  de  petites  diffé- 
rences, mais  une  différence  unique;  alors  il  n'y  a 
plus  de  volonté  générale ,  et  Favis  qui  l'emporte 
n'est  qu'un  avis  particulier. 

Il  importe  donc ,  pour  avoir  bien  l'énoncé  de  la 
volonté  générale ,  qu'il  n'y  ait  pas  de  société  par- 
tielle dans  l'état,  et  que  chaque  citoyen  n'opine  que 
d'après  lui/»  :  telle  fut  l'unique  et  sublime  institu- 
tion du  grand  Lycurgue.  Que  s'il  y  a  des  sociétés 
partielles ,  il  en  faut  multiplier  le  nombre  et  en 
prévenir  l'inégaÙté,  comme  firent  Solon,Numa, 
Servius.  Ces  précautions  sont  les  seules  bonnes 
pour  que  la  volonté  générale  soit  toujours  éclai-. 
rée ,  et  que  le  peuple  ne  se  trompe  point. 

CHAPITRE  IV. 

Des  bornes  du  pouToir  souverain. 

Si  l'état  ou  la  cité  n'est  qu'une  personne  morale 
dont  la  vie  consiste  dans  l'union  de  ses  membres ,  et 
si  le  plus  important  de  ses  soins  est  celui  de  sa 
propre  conservation ,  il  lui  faut  une  force  univer- 
selle et  compulsive  pour  mouvoir  et  disposer  chaque 
partie  de  la  manière  la  plus  convenable  au  tout. 
Comme  la  nature  donne  à  chaque  homme  un  pou- 

^  «  Yera  cosa  è,  dit  Machiavel ,  che  alcnni  divisioni  miocono  aile 
«  repnbliclie ,  e  alcune  giovano  :  quelle  nuocono  che  sono  dalle  sette 
«  e  da  partigiani  accompagnate:  quelle  giovano  che  senza sette,  senza 
«  partigiani ,  si  mantengono.  Non  potendo  adunque  provedere  un 
«  fondatore  d'una  republica  che  non  siano  niiidciûe  in  quella ,  hà 
«  da proveder  almeno  che  non  vi  siano  sette.  »  Hist.  FlorenL,  liv.  vn. 


96  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

voir  absolu  sur  tous  ses  membres ,  le  pacte  social 
donne  au  corps  politique  un  pouvoir  absolu  sur 
tous  les  siens  ;  et  c'est  ce  même  pouvoir  qui,  dirigé 
par  ta  volonté  générale,  porte,  comme  j'ai  dit,  le 
nom  de  souveraineté. 

Mais ,  outre  la  personne  publique ,  nous  avons 
à  considérer  les  personnes  privées  qui  la  compo- 
sent, et  dont  la  vie  et  la  liberté  sont  naturellement 
indépendantes  d'elle.  Il  s'agit  donc  de  bien  distin- 
guer les  droits  respectifs  des  citoyens  *  et  du  sou- 
verain "*,  et  les  devoirs  qu'ont  à  remplir  les  premiers 
en  qualité  de  sujets,  du  droit  naturel  dont  ils  doi- 
vent jouir  en  qualité  d'hommes. 

On  convient  que  tout  ce  que  chacun  aliène,  par 
le  pacte  social,  de  sa  puissance,  de  ses  biens,  de 
sa  liberté,  c'est  seulement  la  partie  de  tout  cela 
dont  l'usage  importe  à  la  communauté  ;  mais  il 
faut  convenir  aussi  que  le  souverain  seul  est  juge 
de  cette  importance. 

Tous  les  services  qu'un  citoyen  peut  rendre  à 
l'état,  il  les  lui  doit  sitôt  que  le  souverain  les  de- 
mande ;  mais  le  souverain ,  de  son  côté ,  ne  peut 
charger  les  sujets  d'aucune  chaîne  inutile  à  la  com- 
munauté :  il  ne  peut  pas  même  le  vouloir  ;  car ,  sous 

*  «  Dans  r édition  de  Genève,  1782  ,  et  dans  rin-4°  de  1798, on 
lit ,  du  citoyen  et  du  souverain  ;  mais  la  fin  de  la  phrase  parait  justi- 
fier le  pluriel ,  qu'on  trouve  dans  quelques  éditions  '.  » 

*  Lecteurs  attentifs ,  ne  vous  pressez  pas ,  je  vous  prie ,  de  m*ac- 
cuser  ici  de  contradiction.  Je  n'ai  pu  l'éviter  dans  les  termes,  va  la 
pauvreté  de  la  langue;  mais  attendez. 

X  Cette  note  grammaticale  est  de  M.  Lequien.  Voyez  dans  ce  volume ,  traité 
de  V Économie  politique,  page  ^ ,  une  note  du  même  genre,  mais  qui  nous  a 
paru  moins  conforme  aux  principes  que  ne  Test  celle-ci. 


LIVRE  II,  CHAPITRE  IV.  97 

la  loi  de  raison ,  rien  ne  se  fait  sans  cause ,  non  plus 
que  sous  la  loi  de  nature. 

Les  engagements  qui  nous  lient  au  corps  social 
ne  sont  obligatoires  que  parce  qu'ils  sont  mutuels  ; 
et  leur  nature  est  telle  qu'en  les  remplissant  on 
ne  peut  travailler  pour  autrui  sans  travailler  aussi 
pour  soi.  Pourquoi  la  volonté  générale  est-elle  tou- 
jours droite,  et  pourquoi  tous  veulent-ils  constam- 
ment le  bonheur  de  chacun  d'eux,  si  ce  n'est  parce 
qu'il  n'y  a  personne  qui  ne  s'approprie  ce  mot 
chacun,  et  qui  ne  songe  à  lui-même  en  votant  pour 
tous?  ce  qui  prouve  que  l'égalité  de  droit  et  la 
notion  de  justice  qu'elle  produit  dériventde  la  pré- 
férence que  chacun  se  donne,  et  par  conséquent 
de  la  nature.de  l'homm^i  que  la  volonté  générale, 
pour  être  vraiment  telle,  doit  l'être  dans  son  objet 
ainsi  que  dans  son  essence  ;  qu'elle  doit  partir  de 
tous  pour  s'appliquer  à  tous;  et  qu'elle  perd  sa 
rectitude  naturelle  lorsqu'elle  tend  à  quelque  objet 
individuel  et  déterminé,  parce  qu'alors ,  jugeant 
de  ce  qui  nous  est  étranger,  nous  n'avons  aucun 
vrai  principe  d'équité  qui  nous  guide. 

En  effet,  sitôt  qu'il  s'agit  d'un  fait  ou  d'un  droit 
particulier  sur  un  point  qui  n'a  pas  été  réglé  par 
une  convention  générale  et  antérieure, l'affaire  de- 
vient contentieuse  :  c'est  un  procès  où  les  particu- 
liers intéressés  sont  une  des  parties,  et  le  public 
l'autre,  mais  où  je  ne  vois  ni  la  loi  qu'il  faut  suivre, 
ni  le  juge  qui  doit  prononcer.  Il  serait  ridicule  de 
vouloir  alors  s'en  rapporter  à  une  expresse  déci- 
sion de  la  volonté  générale ,  qui  ne  peut  être  que 

R.    V.  1 


98  1>U  COÎîTRAT  SOGIA.L. 

la  conclusion  de  Time  des  parties  >  et  qui  par  con- 
séquent n'est  pour  l'autre  qu'une  volonté  étran- 
gère, particulière  5  portée  en  cette  occasion  à  Tin- 
justice  et  sujette  à  l'erreur.  Ainsi ,  de  même  qu'une 
'i  volonté  particulière  ne  peut  représenter  la  volonté 
{  générale,  là  volonté  générale  à  son  lôur  change 
de  nature,  ayant  un  objet  particulier >  et  ne  peut, 
coname  générale,  prononcer  ni  sur  un  homme  ni  sur 
un  fait.  Quand  le  peuple  d'Athènes , par' exemple, 
nommait  ou  cassait  ses  chefs,  décernait  des  hon- 
neurs à  l'un  ^  imposait  des  peines  à  l'autre ,,  et ,  par 
des  multitudes  de  décrets  particuliers ,  exerçait  in- 
diistînctemeht  tous  les  acteis  du  gouvernement,  le 
peuple  alors  n'avait  plus  de  volonté  générale  pro- 
prement dite  ;  il  n'agissait  plus  comme  souverain  -, 
mais  comme  magistrat  Ceci  paraîtra  contraire  aux 
idées  communes  ;  mais  il  £^ut  me  laisser  le  temps 
d'exposer  les  miennes. 

On  doit  concevoir  par  là  que  ce  qui  généralise 
la  volonté  est  moins  le  nombre  des  voix  que  l'in- 
térêt commun  qui  les  unit;  car,  dans  cette  institu- 
tion ,  chacun  se  soumet  nécessairement  aux  condi- 
tions qu'il  impose  aux  autres  >.  accord  admirable  de 
l'intérêt  et  de  la  justice ,  qui  ^nne  aui  délibéra- 
tions communes  un  <îarâcl?ère  d'équité  qu'on  voit 
s'évanouir  dans  la  discussion  de  tout?e  affaire  parti- 
culière ,  faute  d'un  intérêt  commun  qui  unisse  et 
identifie  la  régie  du  juge  avec  celle  de  la  partie. 

Par  quelque  coté  qu'on  remonte  au  principe , 
on  arrive  toujours  à  la  même  <3onclusion  ;  savoir , 
que  le  pacte  social  établit  entre  les  citoyens  une 


LIVRE  II,  CHAPITRE  IV.  99 

telle  «égalité  qu'ils  s'engagent  lous  sous  les  mêmes 
conditions  et  doirent  jouir  tous  des  mêmes  droits. 
Ainsi ,  par  la  nature  du  pacte ,  tout  actç  de  souve^ 
raineté ,  c'est-à-dire  tout  acte  authentique  de  la  yo^ 
lonté  générale^  oblige  ou  favorise  également  tous 
les  citoyens  ;  en  sorte  que  le  souverain  connaît  seu-' 
lement  le  cor^s  de  la  nation ,  et  ne  distingue  aucun 
de  oeuK  qui  la  ccwnposent.  Qu'est-ce  donc  propre- 
ment qu'un  acte  de  souveraineté?  Ce  n'est  pas  une 
convention  du  supérieur  avec  l'inférieur ,  mais  une 
convention  du  corps  avec  chacun  de  ses  membres  : 
convention  légitime  ,  parce  qu  elle  a  pour  base  le 
contrat  social  ;  équitable ,  parce  qu  elle  est  com- 
mune à  tous;  utile ^  parce  qu'elle  ne  peut  avoir 
d'autre  objet  que  le  bien  général  ;  et  solide ,  parce 
qu'elle  a  pour  garant  la  force  publique  et  le  pou- 
voir suprême.  Tant  que  les  sujets  ne  sont  soumis 
qu'à  de  telles  conventions ,  ils  n^obéissent  à  per- 
sonne, mais  seulement  à  leur  propre  volonté  :  et 
demander  jusqu'où  s'éteiMleait  les  droits  respectife 
du  souverai»  et  des  citoyens, e'est  demander  jus- 
qu'à  quel  point  'Ceux-ci  peuvent  s'engager  avec 
eux-mêmes,  chacun  envers  tous,  et  tous  envers 
chacun  d'eux. 

On  voit  par  là  que  le  pouvoir  souverain ,  tout 
absolu,  tout  sacré,  tout  invi<9}able  qu'il  est,  ne 
passe  ni  ne  peut  passer  les  bornes  des  conventions 
générales ,  et  que  tout  homme  peut  disposer  plei- 
nement de  ce  qui  lui  a  été  laissé  de  ses  biens  et  de 
sa  liberté  par  ces  conventions  ;  de  sorte  que  le  sou- 
verain n'est  jamais  en  droit  de  charger  un  sujet 


lOO  DV  CONTRAT  SOCIAL. 

plus  qu'un  autre ,  parce  qu'alors,  l'affaire  devenant 
particulière,  son  pouvoir  n'est  plus  compétent. 

Ces  distinctions  une  fois  admises ,  il  est  si  faux 
.  que  dans  le  contrat  social  il  y  ait  de  la  part  des  par- 
ticuliers aucune  renonciation  véritable ,  que  leur 
situation,  par.l'effet  de  ce  contrat,  se  trouve  réel- 
lement préférable  à  ce  qu'elle  était  auparavant ,  et 
qu'au  lieu  d'une  aliénation  ils  n'ont  fait  qu'un 
échange  avantageux  d'une  manière  d'être  incer- 
taine et  précaire  contre  une  autre  meilleure  et  plus 
sure ,  de  l'indépendance  naturelle  contre  la  liberté , 
du  pouvoir  de  nuire  à  autrui  contre  leur  propre 
sûreté,  et  de  leur  force,  que  d'autres  pouvaient 
surmonter ,  contre  un  droit  que  l'union  sociale  rend 
invincible.  Leur  vie  même,  qu'ils  ont  dévouée  à 
l'état,  en  est  continuellement  protégée;  et  lors- 
qu'ils l'exposent  pour  sa  défense,  que  font-ils  alors 
que  lui  rendre  ce  qu'ils  ont  reçu  de  lui?  Que  font- 
ils  qu'ils  ne  fissent  plus  fréquemment  et  avec  plus 
de  danger  dans  l'état  de  nature,  lorsque,  livrant 
des  combats  inévitables ,  ils  défendraient  au  péril 
de  leur  vie  ce  qui  leur  sert  à  la  conserver?  Tous 
ont  à  combattre  au  besoin  pour  la  patrie ,  il  est 
vrai  ;  mais  aussi  nul  n'a  jamais  à  combattre  pour 
soi.  Ne  gagne-t-on  pas  encore  à  courir,  pour  ce 
qui  fait  notre  sûreté ,  une  partie  des  risques  qu'il 
faudrait  courir  pour  nous-mêmes  sitôt  qu'elle  nous 
-serait  ptée? 


4 


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CHAPITRE  V. 

Du  droit  de  vie  et  de  mort. 

On  demande  comment  les  particuliers,  n'ayant 
point  droit  de  disposer  de  leur  propre  vie,  peu- 
vent transmettre  au  souverain  ce  même  droit  qu'ils 
n'ont  pas.  Cette  question  ne  paraît  difficile  à  ré- 
soudre que  parce  qu'elle  est  mal  posée.  Tout  homme 
a  droit  de  risquer  sa  propre  vie  pour  la  conserver. 
A-t-on  jamais  dit  que  celui  qui  se  jette  par  une  fe- 
nêtre pour  échapper  à  lïn  incendie  soit  coupable 
de  suicide?  a-t-on  même  jamais  imputé  ce  crime  à 
celui  qui  périt  dans  une  tempête  dont  en  s'erabar- 
quant  il  n'ignorait  pas  le  danger. 

Le  traité  social  a  pour  fin  la  conservation  des 
contractants.  Qui  veut  la  fin  veut  aussi  les  moyens, 
et  ces  moyens  sont  inséparables  de  quelques  ris- 
ques ,  même  de  quelques  pertes.  Qui  veut  conser- 
ver sa  vie  aux  dépens  des  autres  doit  la  donner 
aussi  pour  eux  quand  il  faut.  Or  le  citoyen  n'est 
plus  juge  du  péril  auquel  la  loi  veut  qu'il  s'expose; 
et  quand  le  prince  lui  a  dit,  Il  est  expédient  à  l'état 
que  tu  meures,  il  doit  mourir,  puisque  ce  n'est 
qu'à  cette  condition  qu'il  a  vécu  en  sûreté  jus- 
qu'alors, et  que  sa  vie  n'est  plus  seulementim  bien- 
fait de  la  nature,  mais  un  don  conditionnel  de  l'état. 

La  peine  de  mort  infligée  aux  criminels  peut 
être  envisagée  à  peu  près  sous  le  même  point  de 
vue  :  c'est  pour  n'être  pas  la  victime  d'un  assassin 


7 


que  l'o»  jénse^Qt  à  "mourir  si  on  le  devient.  Dans  ce 
"traite ,  loin  de  disposer  de  sa  propre  vie ,  on  ne 
songe  qu'à  la  garantir ,  et  il  n'est  pas  à  présumer 
qu'aucun  des  contractants  prémédite  alors  de  se 
faire  pendre. 

D'ailleurs ,  tout  malfaiteur ,  attaquant  le  droit 
social ,  devient  par  ses  forfaits  rebelle  et  traître  à 
la  patrie  ;  il  cesse  d'en  être  membre  en  violant  ses 
lois; et  même  il  lui  fait  la  guerre.  Alors  la  conser- 
vation de  l'état  est  incompatible  avec  la  sienne  ;  il 
faut  qu'un  des  deux  périsse  ;  et  quand  on  fait  mou- 
rir le  coupable ,  c'est  moins  comme  citoyen  que 
comme  ennemi.  Les  procédures ,  le  jugement ,  sont 
les  preuves  et  la  déclaration  qu'il  a  rompu  le  traité 
social,  et  par  conséquent  qu'il  n'est  plus  membre 
de  l'état.  Or,  comme  il  s'est  reconnu  tel,  tout  au 
moins  par  son  séjour,  il  en  doit  être  retranché  par 
l'exil  comme  infracteur  du  pacte ,  ou  par  la  mort 
comme. ennemi  public  ;  car  un  tel  ennemi  n'est  pas 
une  personne  morale,  c'est  uii  homme  :  et  c'est 
alors  que  le  droit  de  la  guerre  est  de  tuer  le  vaincu. 

Mais ,  dira-t-on ,  la  condamnation  d'un  criminel 
est  un  acte  particulier.  D'accord  :  aussi  cette  con- 
damnation n'appartient  -  elle  point  au  souverain; 
c'est  un  droit  qu'il  peut  conférer  sans  pouvoir 
l'exercer  lui-même.  Toutes  mes  idées  se  tiennent, 
mais  je  ne  saurais  les  exposer  tdutes  à  la  fois. 

Au  reste,  la  fréquence  des  supplices  est  tou- 
jours un  signe  de  faiblesse  ou  de  paresse  dans  le 
gouvernement.  Il  n'y  a  point  de  méchant  qu'on  ne 
pût  rendre  bon  à  quelque  chose.  On  n'a  droit  de 


I^IYIl^:  II,  Ç«APITRE  V.  lo3 

faire  mourir,  même  pour  l'eitemple,  que  celui  qu'on 
ne  peut  conserver  sans  danger. 

A  regard  du  droit  de  faire  grâce  ou  d'exempter 
un  coupable  de  la  peine  portée  par  la  loi  et  pro^ 
noncée  par  le  juge ,  il  n'appartient  qu'à  celui  qui 
est  au-de^su$  du  juge  et  de  la  loi ,  c'e^t-^à-dire  au 
souverain  ;  encore  son  droit  en  ceci  n  est-^il  pas 
bien  net ,  et  les  cas  d'en  user  sont-ils  trè>-rarea. 
Dans  un  état  bien  gouverné.,  il  y  a  peu  de  punî-» 
tions  ,  non  parce  qu'on  fait  beaucoup  de  graœs , 
mais  parce  qu'il  y  a  peu  de  criminels  :  la  multitude 
des  crimes  en  assure  l'impunité  lorsque  l'état  dé-r 
périt.  Sous  la  république  romaine,  jamais  le  sénat 
ni  les  consuls  ne  tentèrent  de  faire  grâce;  le  peuple 
même  n'en  faisait  pas»  quoiqu'il  révoquât  quelque- 
fois son  propre  jugement.  Les  fréquentes  grâces 
annoncent  que  bientôt  les  forfaits  n'en  auront  plus 
besoin ,  et  chacun  voit  où  cela  mène.  Mais  je  sens 
que  mon  cœur  murmure  et  retient  ma  plume  : 
laissons  discuter  ces  questions  à  l'homme  juste  qui 
n'a  point  failli ,  et  qui  jamais  n'eut  lui<-méme  besoin 
de  grâce, 

CHAPITRE   VI. 

De  la  loi. 

Par  le  pacte  social  nous  avons  donné  l'existence 
et  la  vie  au  corps  politique  :  U"  s'agit  maintenant  de 
lui  donner  le  mouvement  et  la  volonté  par  la  légis- 
lation. Car  l'acte  primitif  par  lequel  ce  corps  se 


lo4  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

forme  et  s'unit  ne  détermine  rien  encore  de  ce  qu'il 
doit  faire  pour  se  conserver. 

Ce  qui  est  bien  et  conforme  à  l'ordre  est  tel  par 
la  nature  des  choses  et  indépendamment  des  con- 
ventions humaines.  Toute  justice  vient  de  Dieu,  lui 
seul  en  est  la  source  ;  mais  si  nous  savions  la  rece- 
voir de  si  haut ,  nous  n'aurions  besoin  ni  de  gouver- 
nement ni  de  lois.  Sans  doute  il  est  une  justice 
universelle  émanée  de  la  raison  seule  ;  mais  cette 
justice  ,  pour  être  admise  entre  nous  ,  doit  être 
réciproque.  A  considérer  humainement  les  choses , 
faute  de  sanction  naturelle  ,  les  lois  de  la  justice 
sont  vaines  parmi  les  hommes  ;  elles  ne  font  que 
le  bien  du  méchant  et  le  mal  du  juste,  quand  ce- 
lui-ci les  observe  avec  tout  le  monde  sans  que  per- 
sonne les  observe  avec  lui.  Il  faut  donc  des  conven- 
tions et  des  lois  pour  unir  les  droits  aux  devoirs  et 
ramener  la  justice  à  son  objet.  Dans  l'état  de  na- 
ture, où  tout  est  commun,  je  ne  dois  rien  à  ceux 
à  qui  je  n'ai  rien  promis  ;  je  ne  reconnais  pour 
être  à  autrui  que  ce  qui  m'est  inutile.  Il  n'en  est  pas 
ainsi  dans  l'état  civil ,  où  tous  les  droits  sont  fixés 
par  la  loi. 

Mais  qu'est-ce  donc  enfin  qu'une  loi  ?  tant  qu'on 
se  contentera  de  n'attacher  à  ce  mot  que  des  idées 
métaphysiques  ,  on  <;ontinuera  de  raisonner  sans 
s'entendre;  et  quand  on  aura  dit  ce  que  c'est  qu'une 
loi  de  la  nature ,  on  n'en  saura  pas  mieux  ce  que 
c'est  qu'une  loi  de  l'état. 

J'ai  déjà  dit  qu'il  n'y  avait  point  de  volonté  gé- 
nérale sur  un  objet  particulier.  En  effet ,  cet  objet 


LIVRE  II,  CHAPITRE  VI.  '  lo5 

particulier  est  dans  l'état ,  ou  hors  de  l'état.  S'il  est 
hors  de  l'état ,  une  volonté  qui  lui  est  étrangère 
n'est  point  générale  par  rapport  à  lui  ;  et  si  cet 
objet  est  dans  l'état ,  il  en  fait  partie  :  alors  il  se 
forme  entre  lé  tout  et  sa  partie  une  relation  qui 
en  fait  deux  êtres  séparés ,  dont  la  partie  est  l'un , 
et  le  tout ,  moins  cette  même  partie  ,  est  l'autre. 
Mais  le  tout  moins  une  partie  n'est  point  le  tout  ; 
et  tant  que  ce  rapport  subsiste  ,  il  n'y  a  plus  de 
tout ,  mais  deux  parties  inégales  ;  d'où  il  suit  que 
la  volonté  de  l'une  n'est  point  non  plus  générale 
par  rapport  à  l'autre. 

Mais  quand  tout  le  peuple  statue  sur  tout  le 
peuple,  il  ne  considère  que  lui-même;  et  s'il  se 
forme  alors  un  rapport ,  c'est  de  l'objet  entier 
sous  un  point  de  vue  à  l'objet  entier  sous  un  autre 
point  de  vue ,  sans  aucune  division  du  tout.  Alors 
la  matière  sur  laquelle  ori^tatue  est  générale  comme 
la  volonté  qui  statue.  C'est  cet  acte  que  j'appelle 
nine  loi. 

Quand  je  dis  que  l'objet  des  lois  est  toujours  gé- 
néral ,  j'entends  que  la  loi  considère  les  sujets  en 
corps  et  les  actions  comme  abstraites  ,  jamais  un 
homme  comme  individu  ni  une  action  particulière. 
Ainisi  la  loi  peut  bien  statuer  qu'il  y  aura  des  pri- 
vilèges ,  mais  elle  n'en  peut  donner  nommément  à 
personne  ;  la  loi  peut  faire  plusieurs  classes  de  ci- 
toyens ,  assigner  même  les  qualités  qui  donneront 
droit  à  ces  classes ,  mais  elle  ne  peut  nommer  tels 
et  tels  pour  y  être  admis  ;  elle  peut  établir  un 
gouvernement  royal  et  une  succession  héréditaire? 


-  ^ 


Io6  DU  CONTRAT  SOCIJLL. 

mais  elle  ne  peut  élire  un  roi ,  ni  nommer  une  fa-i 
mille  royale  :  en  un  mot ,  toute  fonction  qui  se 
rapporte  à  im  objet  individuel  n'appartient  point 
à  la  puissance  législative. 

*  Sur  cette  idée ,  on  voit  à  l'instant  qu'il  ne  faut 
plus  demander  à  qui  il  appartient  de  faire  des  lois , 
puisqu'elles  sont  des  actes  de  la  volonté  générale  ; 
ni  si  le  prince  est  auKlessus  des  lois ,  puisqu'il  est 
membre  de  l'état  ;  ni  si  la  loi  peut  être  injuste, 
puisque  nul  n'est  injuste  envers  lui '-même;  pi 
comment  on  est  libre  et  soumis  aux  lois ,  puis-» 
qu'elles  ne  sont  que  des  registres  de  nos  volontés. 

On  voit  encore  que  la  loi  réunissant  l'universalité 
de  la  volonté  et  celle  de  l'objet ,  ce  qu'un  homme , 
quel  qu'il  puisse  être ,  ordonne  de  son  chef  n'est 
point  une  loi  :  ce  qu'ordonne  même  le  souverain 
sur  un  objet  particulier  n'est  pas  non  plus  une  loi, 
mais  un  décret  ;  ni  un  acte  de  souveraineté  y  mais 
de  magistrature. 

J'appelle  donc  république  tout  état  régi  par  des 
lois  ,  sous  quelque  forme  d'administration  que  ce 
puisse  être  :  car  alors  seulement  l'intérêt  public 
gouverne ,  et  la  chose  publique  est  quelque  chose» 
Tout  gouvernement  légitime  est  républicain^  :  j'ex- 
pliquerai ci-après  ce  que  c'est  que  gouvernement. 

Les  lois  ne  sont  proprement  que  les  conditions 

« 

^  Je  n'entf ]i(i$  pas  feitlemept  par  ce  mot  une  aristocratie  ou  unç 
démocratie ,  mais  en  général  tout  gouyemement  guidé  par  la  volonté 
générale ,  qui  est  la  loi.  Pour  être  légitime ,  il  HA  faut  pas  que  le 
gouyermement  se  confonde  avec  le  soi)yeraii» ,  mais  qu'il  en  soit  le 
ministre  ;  alors  la  monarchie  elle-même  est  république.  Ceci  s'éclair- 
cira  dans  le  livre  suivant. 


LIVRE  II,  CHXPITEE  VI.  I07 

de  l'association  civile.  Le  peuple,  soumis  axai,  lois, 
en  doit  être  Fauteur  ;  il  n'appartient  qu'à  ceux  qui 
s'associent  de  régler  les  conditions  de  la  société. 
Mais  comment  les  régleront-ils  ?  Sera-ce  d'un  com- 
mun accord ,  par  une  inspiration  subite  ?  Le  corps 
politique  a-t-il  un  organe  pour  énoncer  ses  volon- 
tés ?  Qui  lui  donnera  la  prévoyance  nécessaire  pour 
en  former  les  actes  et  les  publier  d'avance?  ou  com- 
ment les  prononcera-t-il  au  moment  du  besoin  ? 
Comment  une  multitude  aveugle ,  qui  souvent  ne 
sait  ce  qu'elle  veut ,  parce  qu'elle  sait  rarement  ce 
qui  lui  est  bon ,  exécuterait-elle  d'elle-même  une 
entreprise  aussi  grande,  aussi  difficile  qu'un  sys- 
tème de  législation  ?  De  lui-même  le  peuple  veut 
toujours  le  bien  ,  mais  de  lui-même  il  ne  le  voit 
pas  toujours.  La  volonté  générale  est  toujours 
droite ,  mais  le  jugement  qui  la  guide  n'est  pas 
toujours  éclairé.  Il  faut  lui  faire  voir  les  objets 
tels  qu'ils  sont ,  quelquefois  tels  qu'ils  doivent  lui 
paraître,  lui  montrer  le  bon  chemin  qu'elle  cherche, 
la  garantir  de  la  séduction  des  volontés  particu- 
lières, rapprocher  à  ses  yeux  les  lieux  et  les  temps, 
balancer  l'attrait  des  avantages  présents  et  sen- 
sibles par  le  danger  des  maux  éloignés  et  cachés. 
Les  particuliers  voient  le  bien  qu'ils  rejettent  ;  le 
public  veut  le  bien  qu'il  ne  voit  pas.  Tous  ont  éga- 
lement besoin  de  guides.  Il  faut  obliger  les  uns  à 
conformer  leurs  volontés  à  leur  raison  ;  il  faut  ap- 
prendre à  l'autre  à  connaître  ce  qu'il  veut.  Alors 
des  lumières  publiques  résulte  l'union  de  l'enten- 
dement et  de  la  volonté  dans  le  corps  social  ;  de 


Io8  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

là  l'exact  concours  des  parties ,  et  enfin  la  plus 
grande  force  du  tout.  Voilà  d'où  naît  la  nécessité 
d'un  législateur. 


CHAPITRE  VII. 

Du  législateur. 

Pour  découvrir  les  meilleures  règles  de  société 
qui  conviennent  aux  nations ,  il  faudrait  une  in- 
telligence supérieure  qui  vît  toutes  les  passions  des 
hommes ,  et  qui  n'en  éprouvât  aucune  ;  qui  n'eût 
aucun  rapport  avec  notre  nature ,  et  qui  la  connût 
à  fond  ;  dont  le  bonheur  fût  indépendant  de  nous , 
et  qui  pourtant  voulût  bien  s'occuper  du  nôtre  ; 
enfin  qui ,  dans  le  progrès  des  temps  se  ménageant 
une  gloire  éloignée ,  pût  travailler  dans  un  siècle 
et  jouir  dans  un  autre  **.  Il  faudrait  des  dieux  pour 
donner  des  lois  aux  honimes. 

Le  même  raisonnement  que  faisait  Caligula  quant 

au  fait ,  Platon  le  faisait  quant  au  droit  pour  dé- 

.  finir  l'homme  civil  ou  royal  qu'il  cherche  dans  son 

'  livre  du  Règne  *.  Mais  s'il  est  vrai  qu'un  grand 

prince  est  un  homme  rare ,  que  sera-ce  d'un  grand 

*  Un  peuple  ne  devient  célèbre  que  quand  sa  législation  com- 
mence à  décliner.  On  ignore  durant  combien  de  siècles  l'institution 
de  Lycurgue  fit  le  bonheur  des  Spartiates  avant  qu'il  fût  question 
d'eux  dans  le  reste  de  la  Grèce. 

Voyez  le  dialogue  de  Platon  qui ,  dans  les  traductions  latines , 
a  pour  titre  :  Politlcus  ou  yir  cwilis.  Quelques-uns  l'ont  intitulé  de 
Regno,  Ce  que  Rousseau  dit  ici  se  rapporte  à  l'idée  générale  de  ce 
dialogue  plutôt  qu'à  un  passage  particulier  qu'on  en  pourrait  cit€^< 


LIVKE  II,  CHAPITRE  VII,  IO9 

législateur  ?  Le  premier  n'a  qu'à  suivre  le  modèle 
que  l'autre  doit  proposer.  Celui-ci  est  le  mécani- 
cien qui  invente  la  machine,  celui-là  n'est  que  l'ou- 
vrier qui  la  monte  et  la  fait  marcher.  Dans  la  nais- 
sance des  sociétés ,  dit  Montesquieu  ,  ce  sont  les 
chefs  des  républiques  qui  font  l'institution ,  et  c'est 
ensuite  l'institution  qui  forme  les  chefs  des  répu- 
bliques *. 

Celui  qui  ose  entreprendre  d'instituer  un  peuple 
doit  se  sentir  en  état  de  changer  pour  ainsi  dire  la 
nature  humaine,  de  transformer  chaque  individu, 
qui  par  lui-même  est  un  tout  parfait  et  solitaire,  en 
partie  d'un  plus  grand  tout  dont  cet  individu  re- 
çoive en  quelque  sorte  sa  vie  et  son  être;  d'altérer 
la  constitution  de  l'homme  pour  la  renforcer;  de 
substituer  une  existence  partielle  et  morale  à  l'exis- 
tence physique  et  indépendante  que  nous  avons 
tous  reçue  de  la  nature.  Il  faut,  en  un  mot,  qu'il 
ôte  à  l'homme  ses  forces  propres  pour  lui  en  donner 
qui  lui  soient  étrangères ,  et  dont  il  ne  puisse  faire 
usage  sans  le  secours  d'autrui.  Plus  ces  forces  na- 
turelles sont  mortes  et  anéanties ,  plus  les  acquises 
sont  grandes  et  durables, plus  aussi  l'institution  est 
solide  et  parfaite  ;  en  sorte  que  si  chaque  citoyen 
n'est  rien ,  ne  peut  rien  que  par  tous  les  autres ,  et 
que  la  force  acquise  par  le  tout  soit  égale  ou  supé- 
rieure à  la  somme  des  forces  naturelles  de  tous  les 
individus ,  on  peut  dire  que  la  législation  est  au  plus 
haut  point  de  perfection  qu'elle  puisse  atteindre. 

Le  législateur  est  à  tous  égards  un  homme  ex- 

Grandeur  et  décadence  des  Romans  f  chap.  i. 


t  lO  DU  COlTTRi^T  SOCIAL. 

traordiïiadne  daiis  Tétat,  S'il  doit  l'être  par  son  gé- 
nie ,  il  ne  l'est  pas  moins  par  son  emploi.  Ce  n'est 
point  magistralxire,  ce  n'est  point  souveraineté.  Cet 
emploi ,  qui  constitue  la  république ,  n'entre  point 
dans  sa  constitution  ;  c'est  une  fonction  particulière 
^  supériecfre  qui  n'a  rien  de  commun  avec  Tem*- 
pire  humain  ;  car  si  celui  qui  commande  aux  hom- 
mes ne  doit  pas  commander  aux  lois,  celui  qui 
commande  aux  lois  ne  d«)it  pas  non  plus  comman- 
der a%ix  lix»nmes;^utresment  ses  lois ,  ministres  de 
ses  passions,  »e  feraient  souvent  que  perpétuer  ses 
injustices;  et  jamais  il  ne  pourrait  éviter  que  des 
vues  particulières  n'altérassent  la  sainteté  de  son 
ouvrage. 

Quand  Lycurgtie  donna  des  lois  à  sa  patrie,  £1 
commença  par  abdiquer  la  royauté.  C'était  la  cou- 
tuime  de  la  plupart  des  villes  grecques  de  confier  à 
des  étrangers  l'établissement  des  leurs.  Les  répu- 
bliques mod«eTOes  de  l'Italie  imitèrent  souvent  œt 
usage  ;  celle  de  Genève  en  fit  autant^  et  s'en  trouva 
bien  "*.  Rome^  dans  son  plus  bel  âge ,  vit  renaître 
en  son  sein  tous  les  crimes  de  la  tjTannie,  et  se  vit 
pnête  à  périr ,  pour  avoir  réuni  sur  les  mêmes  tètes 
l'autorité  législative  et  le  pouvoir  souverain. 

Cependant  les  décemvirs  eux-mêmes  ne  s'arro- 
gèrent jamais  le  droit  de  faire  passer  aucwne  loi  de 

**  Ceux  qtd  ne  -considèrent  CaWin  que  comme  théologien  con- 
iraissent  inad  retendue  de  son  :géaie.  La  Ji^daction  de  nos  «ageis  édks , 
à  laquelle  il  eut  beaucoup  de  .part,  lui  fait -autant  d'honneur  que  son 
institution.  Quelque  révolution  que  le  temps  puisse  amener  dans 
•notre  culte, tant  ique  l'amour  de  la  patrie  et  de  la  liberté  ne  sera  pas 
éteint  parmi  nous,  jamais  la  mémoire  de  ce  grand  homme  ne  cessera 
d'y  être  en  bénédiction. 


LIVRE  II,  CHAPITRE.  VII.  lit 

leur  seule  autorité.  «Rien  de  ce  que  nous  vous  pro- 
<i  posons ,  disaient-ils  au  peuple ,  ne  peut  passer  en 
«  loi  sans  votre  consentement.  Romains ,  soyez  vous- 
<c  mêmes  les  auteurs  des  lois  qui  doivent  faire  votre 
(c  bonheur.  » 

Celui  qui  rédige  les  lois  n'a  donc  ou  ne  doit  avoir 
aucun  droit  législatif,  et  le  peuple  même  ne  peut,, 
quand  il  le  voudrait,  se  dépouiller  de  ce  droit  in- 
communicable ,  parce  que ,  selon  le  pacte  fonda-' 
mental ,  il  n'y  a  que  la  volonté  générale  qui  oblige 
les  particuliers ,  et  qu'on  ne  peut  jamais  s'assurer 
qu'une  volonté  particulière  est  conforme  à  la  vo- 
lonté générale  qu'après  l'avoir  soumise  aux  suf- 
frages libres  du  peuple:  j'ai  déjà  dit  cela;  mais  il 
n'est  pas  inutile  de  le  répéter. 

Ainsi  l'on  trouve  à  la  fois  dans  l'ouvrage  de  la 
législatioti  deux  choses cpii  semblent  incompatibles; 
une  entreprise  aundessus  de  la  force  humaine,  et, 
pour  l'exécuter,  une  autorité  qui  n'est  rien. 

Autre  difficulté  qui  méiite  attention.  Les  sages 
qui  veulent  parler  au  vulgaire  leur  langage  au  lieu 
du  sien  n'en  sauraient  «tre  entendus.  Or  il  y  a  mille 
sortes  d'idées  qu'il  est  impossible  de  traduire  dans 
la  langue  du  peuple.  Les  vues  trop  générales  et  les 
objets  trop  éloignés  sont  également  hors  de  sa  por- 
tée :  chaque  individu  ne  goûtant  d'a-utre  plan  de 
gouvernement  que  celui  qui  se  rapporte  à  son  in- 
térêt particulier,  aperçoit  difficilement  les  avan- 
tages qu'il  doit  retirer  des  privations  continuelles 
qu'imposent  les  bonnes  lois.  Pour  qu'un  peuple 
naissant  pût  goûter  les  saines  maximes  de  la  poli- 


112  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

tique  et  suivre  les  règles  fondamentales  de  la  raison 
d'état,  il  faudrait  que  l'effet  pût  devenir  la  cause; 
que  l'esprit  social,  qui  doit  être  l'ouvrage  de  l'in- 
stitution, présidât  à  l'institution  même;  et  que  les 
hommes  fussent  avant  les  lois  ce  qu'ils  doivent  de- 
venir par  elles.  Ainsi  donc  le  législateur  ne  pouvant 
employer  ni  la  force  ni  le  raisonnement,  c'est  une 
nécessité  qu'il  recoure  à  une  autorité  d'un  autre 
ordre,  qui  puisse  entraîner  sans  violence  et  per- 
suader sans  convaincre. 

Voilà  ce  qui  força  de  tout  temps  les  pères  des 
nations  de  recourir  à  l'intervention  du  ciel  et  d'ho- 
norer les  dieux  de  leur  propre  sagesse,  afin  que  les 
peuples,  soumis  aux  lois  de  l'état  comme  à  celles 
de  la  nature,  et  reconnaissant  le  même  pouvoir 
dans  la  formation  de  l'homme  et  dans  celle  de  la 
cité,  obéissent  avec  liberté,  et  portassent  docile- 
ment le  joug  de  la  félicité  publique. 

Cette  raison  sublime ,  qui  s'élève  au-dessus  de  la 
portée^des  hommes  vulgaires,  est  celle  dont  le  légis- 
lateur met  les  décisions  dans  la  bouche  des  immor- 
tels, pour  entraîner  par  l'autorité  divine  ceux  que 
ne  pourrait  ébranler  la  prudence  humaine  ",  Mais  il 
n'appartient  pas  à  tout  homme  de  faire  parler  les 
dieux ,  ni  d'en  être  cru  quand  il  s'annonce  pour 
être  leur  interprète.  La  grande  ame  du  législateur 

*  «  E  veramente ,  dit  Machiavel ,  mai  non  fii  alcuno  ordinatore  di 
«  leggi  straordinarie  in  un  popolo ,  che  non  ricorresse  à  Dio ,  perche 
«  altrimenti  non  sàrehbero  accettate  ;  perche  sono  molti  béni  conos- 
.  «  ciuti  da  uno  prudente ,  i  quali  non  hanno  in  se  raggioni  evidenti 
«  da  potergli  persuadere  ad  altrui.  »  Discorsi  sopra  Tito  -  Livio , 
liv.  I ,  c.  XI. 


[VRE  II,  CHAPITRE  VII.  Il3 

est  le  vrai  miracle  qui  doit  prouver  sa  mission.  Tout 
homme  peut  graver  des  tables  de  pierre,  ou  acheter 
un  oracle  f  ou  feindre  un  secret  commerce  avec  quel- 
que divinité ,  ou  dresser  un  oiseau  pour  lui  parler  à 
l'oreille,  ou  trouver  d'autres  moyens  grossiers  d'en 
imposer  au  peuple.  Celui  qui  ne  saura  que  cela 
pourra  même  assembler  par  hasard  une  troupe  d'in- 
sensés ;  mais  il  ne  fondera  jamais  un  empire,  et  son 
extravagant  ouvrage  périra  bientôt  avec  lui.  De 
vains  prestiges  forment  un  lien  passager  ;  il  n'y  a 
que  la  sagesse  qui  le  rende  durable.  La  loi  judaïque 
toujours  subsistante,  celle  de  l'enfant  d'Ismaël,qui, 
depuis  dix  siècles ,  régit  la  moitié  du  monde ,  an- 
noncent encore  aujourd'hui  les  grands  hommes  qtd 
les  ont  dictées  :  et  tandis  que  l'orgueilleuse  philo- 
sophie ou  l'aveugle  esprit  de  parti  ne  voit  en  eux 
que  d'heureux  imposteurs ,  le  vrai  politique  admire 
dans  leurs  institutions  ce  grand  et  puissant  génie 
qui  préside  aux  établissements  durables. 

Il  ne  faut  pas,  de  tout  ceci,  conclure  avec  War- 
burton  *  que  la  politique  et  la  religion  aient  parmi 
nous  un  objet  commun,  mais  que,  dans  l'origine 
des  nations,  l'une  sert  d'instrument  à  l'autre. 

*  Célèbre  théologien  anglais  mort  en  1 779 ,  principalement  connu 
par  un  traité  intitulé,  La  divine  mission  de  Moïse ^  a  vol. 


R.    V. 


8 


Il4  DU  COWTRAT  social!^ 

CHAPITRE  VIII. 

Du  peuple. 

Comme,  avant  d'élever  un  grand  édifice,  rarcbi- 
tecte  observe  et  sonde  le  sol  pour  voir  s'il  en  peut 
soutenir  le  pcrids ,  le  sage  instituteur  ne  commence 
pas  par  rédiger  de  bonnes  lois  en  elles-mêmes, mais 
il  examine  auparavant  si  le  peuple  auquel  il  les 
destine  est  propre  à  les  supporter.  C'est  pour  cela 
que  Platon  refusa  de  donner  des  lois  aux  Arcadieiis 
et  aux  Cyréniens ,  sachant  que  ces  deux  peuples 
étaient  riches  et  ne  pouvaient  souffrir  l'égalité  :  c'est 
pour  cela  qu'on  vit  en  Crète  de  bonnes  lois  et  de 
méchants  hommes,  parce  que  Minos  n'avait  disci- 
pUné  qu'uïi  peuple  chargé  de  vices. 
'  Mille  nations  ont  brillé  sur  la  terre,  qui  n'au- 
raient jamais  pu  souffrir  de  bonnes  lois;  et  cdtles 
même  qui  l'auraient  pu  n'ont  eu,  dans  toute  leur 
durée ,  qu'un  temps  fort  court  pour  cela.  La  plupart 
des  peuples,  ainsi  que  des  hommes,  ne  sont  dociles 
que  dans  leur  jeunesse;  ils  deviennent  incorrigibles 
en  vieilUssant.  Quand  une  fois  les  coutumes  sont 
établies  et  les  préjugés  enracinés ,  c'est  une  entre- 
prise dangereuse  et  vaine  de  vouloir  les  réformer  ; 
le  peuple  ne  peut  pas  même  souffrir  qu'on  touche 
à  ses  maux  pour  les  détruire,  semblable  à  ces  ma- 
lades stupides  et  sans  courage  qui  frémissent  à  l'as- 
pect du  médecin. 

Ce  n'est  pas  que, comme  quelques  maladies bou- 


LIVRE  II,  CHAPITRE  VIII.  IlS 

leversent  la  tête  des  hommes  et  leur  otènt  le  sou- 
venir du  passé ,  il  ne  se  trouve  quelquefois  dans  la 
durée  des  états  des  époques  violentes  où  les  révo- 
lutions font  sur  les  peuples  ce  que  certaines  crises 
font  sur  les  individus;  où  l'horreur  du  passé  tient 
lieu  d'oubli ,  et  où  l'état ,  embrasé  par  les  guierres 
civiles ,  renaît  pour  ainsi  dire  de  sa  Ceïïdre ,  et  re- 
prend la  vigueur  de  la  jeunesse  en  sortant  des  bras 
de  la  mort.  Telle  fut  Sparte  au  teriips  de  Lycùrgue, 
telle  fut  Rome  après  les  Tarquiiïs ,  et  telles  ont  été 
parmi  notis  la  Hollande  et  la  Suisse  après  l'expul- 
sion des  tyrans. 

Mais  ces  événements  sont  raines  ;  ce  sont  des  ex- 
ceptions dont  la  raison  se  trouve  toujours  dans  la 
constitution  particulière  de  l'état  excepté.  Elles  ne 
sauraient  même  avoir  lieu  deux  fois  pour  le  même 
peuple;  car  il  peut  se. rendre  libre  tant  qu'il  n'est 
que  barbare ,  mais  il  ne  le  peut  plus  quand  le  res- 
sort civil  est  usé.  Alors  les  troubles  peuvent  le  dé- 
truire sans  que  les  révolutions  puissent  le  rétablir  ; 
et  sitôt  que  ses  fers  sont  brisés ,  il  tôttabe  épars  et 
n'eidste  plus  :  il  lui  faut  désormais  un  maître  e't 
non  pas  un  libérateur.  Peuples  libres,  souvenez- 
vous  de  cette  maxime  :  On  peut  acquérir  la  liberté , 
mais  on  ne  la  recouvre  jamais. 

La  jeunessQ  n'est  pas  l'enfance.  Il  est  pour  les 
nations  comme  pour  les  hommes  un  temps  de  jeu- 
nesse ,  ou ,  si  l'on  veut ,  dé  maturité ,  qu'il  faut  at- 
tendre avant  de  les  soumettre  à  des  lois  :  mais  la 
maturité  d'un  peuple  n'est  pas  toujours  facile  à 
connaître  ;  et  si  on  la  prévient ,  l'ouvrage  est  man- 

8. 


Il6  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

que.  Tel  peuple  est  disciplinable  en  naissant,  tel 
autre  ne  l'est  pas  au  bout  de  dix  siècles.  Les  Russéls 
ne  seront  jamais  vraiment  policés ,  parce  qu'ils  l'ont 
été  trop  tôt.  Pierre  avait  le  génie  imitatif  ;  il  n'avait 
pas  le  vrai  génie ,  celui  qui  crée  et  fait  tout  de  rien. 
Quelques-unes  des  choses  qu'il  fit  étaient  bien ,  la 
plupart  étaient  déplacées.  Il  a  vu  que  son  peuple 
était  barbare ,  il  n'a  point  vu  qu'il  n'était  pas  mûr 
pour  la  police;  il  Fa  voulu  civiliser  quand  il  ne  fal- 
lait que  l'aguerrir.  Il  a  d'abord  voulu  faire  des  Alle- 
mands ,  des  Anglais ,  quand  il  fallait  commencer 
par  faire  des  Russes  :  il  a  empêché  ses  sujets  de 
jamais  devenir  ce  qu'ils  pourraient  être,  en  leur 
persuadant  qu'ils  étaient  ce  qu'ils  ne  sont  pas.  C'esjt 
ainsi  qu'un  précepteur  français  forme  son^lèvç 
pour  briller  un  moment  dans  son  enfance,  et  puis 
tf  être  jamais  rien.  L'empire  de  Russie  voudra  subr 
juguer  l'Europe ,  et  sera  subjugué  lui  -  même.  Les 
Tartares,  ses  sujets  ou  ses  voisins  deviendront  Ses 
maîtres  et  les  nôtres  :  cette  révolution  me  paraît 
infaillible.  Tous  les  rois  de  l'Europe  travaillent  de 
concert  à  l'accélérer. 


CHAPITRE   IX. 

Suite.  • 

Comme  la  nature  a  donné  des  termes  à  la  stature 
d'un  homme  bien  conformé,  passé  lesquels  elle  ne 
fait  plus  que  des  géants  ou  des  nains ,  il  y  a  de  même , 
eu  égard  à  la  meilleure  constitution  d'un  état ,  des 


LIVRE  II,  CHAPITRE  IX.  11^ 

bornes  à  l'étendue  qu'il  peut  avoir ,  afin  qu'il  ne 
soit  ni  trop'grand  pour  pouvoir  être  bien  gouverné , 
ni  trop  petit  pour  pouvoir  se  maintenir  par  lui- 
même.  Il  y  a  dans  tout  corps  politique  un  maxi- 
mum de  force  qu'il  ne  saurait  passer ,  et  duquel 
souvent  il  s'éloigne  à  force  de  s'agrandir.  Plus  le 
lien  social  s'étend,  plus  il  se  relâche;  et  en  géné- 
ral un  petit  état  est  proportionnellement  plus  fort 
qu'un  grand.. 

Mille  raisons  démontrent  cette  maxime.  Premiè- 
rement, l'administration,  devient  plus  pénible  dans 
les  grandes  distances,  comme  un  poids  devient 
plus  lourd  au  bout  d'un  plus  grand  levier.  Elle 
devient  aussi  plus  onéreuse  à  mesure  que  les  de- 
grés se  multiplient;  car  chaque  ville  a  d'abord  la 
sienne ,  que  le  peuple  paie  ;  chaque  district  la  sienne , 
encore  payée  par  le  peuple;  ensuite  chaque  pro- 
vince, puis  les  grands  gouvernements,  les  satra- 
pies, les  vice  -  royautés ,  qu'il  faut  toujours  payer 
plus  cher  à  mesure  qu'on  monte ,  et  toujours  aux 
dépens  du  malheureux  peuple  ;  enfin  vient  l'admi- 
nistration suprême  qui  écrase  tout.  Tant  de  sur- 
charges épuisent  continuellement  les  sujets  :  loin 
d'être  mieux*gouvernés  par  tous  ces  différents  or- 
dres ,  ils  le  sont  moins  bien  que  s'il  n'y  en  avait 
qu'un  seul  au-dessus  d'eux.  Cependant  à  peine  reste- 
t-il  des  ressources  pour  les  cas  extraordinaires;  et 
quand  il  y  faut  recourir ,  l'état  est  toujours  à  la  veille 
de  sa  ruine. 

Cen'estpas  tout:  fton-seulement  le  gouvernement 
a  moins  de  vigueur  et  de  célérité  pour  faire  observer 


Il8  DU  CONTRA.T  SOCIAL. 

les  lois,  empêcher  les  vexations,  corriger  les  abus, 
prévenir  les  entreprises  séditieuses  qui  peuvent  se 
faire  dans  des  lieux  éloignés;  mais  le  peuple  a  moins 
d'affection  pour  ses  chefs,  qu'il  ne  voit  jamais,  pour 
la  patrie ,  qui  est  à  ses  yeux  comme  le  monde ,  et 
pour  ses  concitoyens,  dont  la  plupart  lui  sont  étraji- 
gers.  Les  naêmes  lois  ne  peuvent  convenir  à  tant  de 
provinces  diverses  qui  ont  des  mœurs  différentes, 
qui  vivent  sous  des  climats  opposés,  et  qui  ne  peu- 
vent souffrir  la  même  forme  de  gouvernement. 
I)es  lois  différentes  n'engendrent  que  trouble  et 
confusion  parmi,  des  peuples  qui,  vivai^t  sous  les 
mêmes  chefs  et  dans  une  communication  conti- 
nuelle, passent  ou  se  marient  les  uns  chez  lés  au- 
tres, et,  soumis  à  d'autres  coutumes,  ne  savent  j^- 
niais  si  leur  patrimoine  est  bien,  à  eux.  Les  talents 
sont  enjfpiûs ,  les  ver  tus  ignorées,  les  vices  impunis,, 
d^nSf  cette  multitude  d'hommes  inqonnus  les  im& 
aux  aut;jr;es,  que  le  %iége  de  l'admfnistjration  sur: 
prêm^  rassemble  dans  un  même  lieu.  Les  ch^fe, 
açcablqs  d'^faires,  ne  voient  rien  par  eux-mêmes  ;. 
des  comiflis  gouvernent  l'état.  Enfin  les  mesuras 
qjj'il  faut  prendre  potfr  maintenir  l'autorité  géné- 
rale, à  l3.quel^e  tant  d'officiers  élpignés  veulent  sç, 
soustraire  ou  en  imposer,  a.bsprbent.tpus  les  soius 
publics;  il,  n'en  reste  plus  pour  le  bonheur  du, 
peuple,  à  peine  eu  reste -t- il  pour,  sa  défense  au, 
besoin^  et  c'est  ainsi  qu'un  corps  trop  grand  pour 
sa  constitution  s'affaisse  et  périt  écrasé  sous  sou. 
propre  ppids,  * 

D'un  ajitrq  côté,rétaj:  doit.se  donner  une  certaine 


LIVRE  II,  CHAPITRE  IX.  1 19 

base  pour  avoir  de  la  solidité,  pour  résister  aux  se- 
cousses qu'il  ne  manquera  pas  d'éprouver,  et  aux 
efforts  qu'il  sera  contraint  de  faire  pour  se  soutenir  : 
car  tous  les  peuples  ont  une  espèce  de  force  cen- 
trifuge, par  laquelle  ils  agissent  continuellement 
lés  uns  contre  les  autres ,  et  tendent  à  s'agrandir 
aux  dépens  de  leurs  voisins ,  comme  les  tourbillons 
de  Descartes.  Ainsiles  faibles  risquent  d'être  bientôt 
engloutis  ;  et  nul  ne  peut  guère  se  conserver  qu'en 
se  mettant  avec  tous  dans  une  espèce  d'équilibre 
qui  rende  la  compression  partout  à  peu  près  égale^ 

On  voit  par  là  qu'il  y  a  des  raisons  de  s'étendre 
et  des  raisons  de  se  resserrer;  et  ce  n'est  pas  le 
moindre  talent  du  politique  de  .trouver  entre  les 
unes  et  les  autres  la  proportion  la  plus  avantageuse 
à  la  conservation  de  l'état.  On  peut  dire  en  général 
que  les  premières,  n'étant  qu'extérieures  et  rela- 
tjjKes,  doivent  être  subordonnées  aux  autres,  qui 
sont  internes  et  absolues.  Une  saine  et  forte  con- 
stitution est  la  première  chose  qu'il  faut  rechercher  ; 
et  l'on  doit  plus  compter  sur  la  vigueur  qui  naît 
d'un  bon  gouvernement,  que  sur  les  ressources 
que  fournit  un  grand  territoire. 

Au  reste,  on  a  vu  des^tats  tellement  constitués, 
que  la  nécessité  des  conquêtes  entrait  dans  leur 
constitution  même,  et  que,  pour  se  maintenir,  ils 
étaient  forcés  de  s'agrandir  sans  cesse.  Peut-être  se 
félicitaient -ils  beaucoup  de  cette  heureuse  néces- 
sité, qui  leur  montrait  pourtant,  avec  le  terme  de 
leur  grandeur,  l'inévitable  moment  de  leur  chute.. 


I20  DU  CONTRAT  SOCIAL. 


CHAPITRE  X. 

Suite. 

On  peut  mesurer  un  corps  politique  de  deux  ma- 
^  nières  :  savoir  par  l'étendue  du  territoire ,  et  par  le 
nombre  du  peuple;  et  il  y  a,  entre  l'une  et  l'autre 
de  ces  mesures ,  un  rapport  convenable  pour  donner 
à  l'état  sa  véritable  grandeur.  Ce  sont  les  hommes 
qui  font  l'état,  et  c'est  le  terrain  qui  nourrit  les 
hommes  :  ce  rapport  est  donc  que  la  terre  suffise 
à  l'entretien  de  ses  habitants ,  et  qu'il  y  ait  autant 
d'habitant3  que  la  terre  en  peut  nourrir.  C'est  dans 
cette  -proportion  que  se  trouve  le  maximum  de 
force  d'un  nombre  donné  de  peuple  :  car  s'il  y  a  du 
terrain  de  trop ,  la  garde  eii  est  onéreuse ,  la  cul- 
ture insufQsante ,  le  produit  superflu  ;  c'est  la  causii 
prochaine  des  guerres  défensives  :  s'il  n'y  en  a  pas 
assez ,  l'état  se  trouve  pour  le  supplément  à  la  dis- 
crétion de  ses  voisins;  c'est  la  cause  prochaine  des 
guerres  offensives.  Tout  peuple  qui  n'a,  par  sa  po- 
sition, que  l'alternative  entre  le  commerce  ou  la 
guerre,  est  faible  en  lui-uiême;  il  dépend  de  ses 
voisins,  il  dépend  des  événements;  il  n'a  jamais 
qu'une  existence  incertaine  et  courte.  Il  subjugue 
et  change  de  situation;  ou  il  est  subjugué  et  n'est 
rien.  Il  ne  peut  se  conserver  libre  qu'à  force  de 
petitesse  ou  de  grandeur. 

.  On  ne  peut  donner  en  calcul  un  rapport  fixe 
entre  l'étendue  de  terre  et  le  nombre  d'hommes 


LIVRE  II,  CHAPITRE  X.  121 

qui  se  suffisent  l'un  à  l'autre ,  tant  à  cause  des  dif- 
férences qui  se  trouvent  dans  les  qualités  du  ter- 
rain ,  dans  ses  degrés  de  fertilité,  dans  la  nature  de 
ses  productions,  dans  l'influence  des  climats,  que 
de  celles  qu'on  remarque  dans  les  tempéraments 
des  hommes  qui  les  habitent ,  dont  les  uns  consom- 
ment peu  dans  un  pays  fertile,  les  autres  beaucoup 
sur  un  sol  ingrat.  Il  faut  encore  avoir  égard  à  la 
plus  grande  ou  moindre  fécondité  des  femmes,  à  ce 
que  le  pays  peut  avoir  de  plus  ou  moins  favorable 
à  la  population,  à  la  quantité  dont  le  législateur 
peut  espérer  d'y  concourir  par  ses  établissements  : 
de  sorte  qu'il  ne  doit  pas  fonder  son  jugement  sur 
ce  qu'il  voit,  mais  sur  ce  qu'il  prévoit;  ni  s'arrêter 
autant  à  l'état  actuel  de  la  population,  qu'à  celui 
où  elle  doit  naturellement  parvenir.  Enfin  il  y  a 
mille  occasions  où  les  accidents  particuliers  du  lieu 
exigent  ou  permettent  qu'on  embrasse  plus  de  ter- 
rain qu'il  ne  parait  nécessaire.  Ainsi  l'on  s'étendra 
beaucoup  dans  un  pays  de  montagnes ,  où  les  pro- 
ductions naturelles, savoir  j  les  bois, les  pâturages, 
demandent  moins  de  travail,  où  l'expérierifce  ap- 
prend que  les  femmes  sont  plus  fécondes  que  dans 
les  plaines ,  et  ou  un  grand  sol  incliné  ne  donne 
qu'une  petite  base  horizontale,  la  seule  qu'il  faut 
compter  pour  la  végétation.  Au  contraire,  on  peut 
se  resserrer  au  bord  de  la  mer,  même  dans  des 
rochers  et  des  sablies  presque  stériles ,  parce  que  la 
pêche  y  peut  suppléer  en  grande  partie  aux  pro- 
ductions de  la  terre ,  que  les  hommes  doivent  être 
plus  rassemblés  pour  repousser  les  pirates,  et  qu'on 


laa  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

a  d'ailleurs  plus  de  facilité  pour  délivrer  le  pays , 
par  les  colonies,  des  habitants  dont  il  est  sur- 
chargé. 

A  ces  conditions  pour  instituer  un  peuple  il  ea 
faut  ajouter  une  qui  ne  peut  suppléer  à  nulle 
autre,  mais  sans  laquelle  elles  sont  toutes  inutiles  y 
c'est  qu'on  jouisse  de  l'abondance  et  d^  la  paix  y 
car  le  temps  où  s'ordonne  un  état  est  y  comme  ce- 
lui où  se  forme  un  bataillon ,  l'instant  où  le  corps 
est  le  moins  capable  de  résistance  et  le  plus  facile 
à  détruire.  On  résisterait  mieux  dans  un  désordre 
absolu  que  dans  .un  moment  de  fermentation ,  où 
chacun  s'occupe  de  son  rang  et  non  du  péril. 
Qu'une  guerre,  une  famine,  une  sédition  survienne 
en  ce  temps  de  crise ,  l'état  est  infaîlUblement  ren- 
versé. 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  beaucoup  de  gouverne- 
ments établis  durant  ces  orages  ;  mais  alors  ce  sont 
ces  gouvernements  mêmes  qui  détruisent  l'étet. 
Les  usurpateurs  amènent  ou  choisissent  toujours 
ces  temps  de  troubles  pour  faire  passer ,  à  la  faveur 
de  l'effroi  public,  des  lois  destructives  que  le  peuple 
n'adopterait  jamais  de  sang  froid.  Le  choix  du  mo- 
ment de  l'institution  est  un  des  caractères  les  plus 
sûrs  par  lesquels  on  peut  distinguer  l'œuvre  du  lé- 
gislateur d'avec  celle  du  tyran. 

Quel  peuple  est  donc  propre  à  la  législation? 
Celui  qui ,  se  trouvant  déjà  lié  par  quelque  union' 
d'origine ,  d'intérêt  ou  de  convention  ,  n'a  point 
encore  porté  le  vrai  joug  des  lois;  celui  qui  n'a  ni 
coutumes ,  ni  superstitions  bien  enracinées  ;  celui 


LIVRE  II,  CHAPITRE  X.  ia3 

qjui  ne  €r,aint  pas^  d'être  accablé  par  une  iavasign 
subite  ;  qui ,  sans  entrer  dans  les  querelles  de  ses. 
voisins,  peut  résister  seul  à  chacun  d'eux,  ou  s'ai- 
der de  Fun  pour  repousser  Fautre  ;  celui  dont  • 
chaque  membre  peut  être  connu  de  tous ,  et  où 
l'on  n'est  point  forcé  de  charger  un  homme  d  un 
plus  grand  fardeau  qu'un  homme  ne  peut  porter; 
celui  qui  peut  se  passer  des  autres  peuples ,  et  dont 
tout  autre  peuple  peut  se  passer  '^  ;  celui  qui  n'est 
ni  riche  ni  pauvre ,  et  peut  se  suffire  à  lui-même  ; 
enfin  celui  qui  réunit  la  consistance  d'un  ancien 
peuple  avec  la  docilité  d'un  peuple  nouveau.  Ce 
qui  rend  pénible  l'ouvrage  de  la  législation  est 
moins  ce  qu'il  faut  établir  que  ce  qu'il  faut  dé- 
truire; et  ce  qui  rend  le  succès  si  rare,  c'est  l'im- 
pdssibilité  de  trouver  la  simphcité  de  la  nature 
jointe  aux  besoins  de  la  société.  Toutes  ces  condir 
tions ,  il  est  vrai ,  se  trouvent  difficilement  rassem- 
blées :  aussi  voit-on  peu  d'états  bien  constitués. 

Il  est  encore  en  Europe  un  pays  capable  de  lé- 
gislation ;  c'est  l'île  de  Corse.  La  valeur  et  la  con- 
stance avec  laquelle  ce  brave  peuple  a  su  recou- 
vrer et  défendre  saUberté,  mériteraient  bien  que 
quelque  homme  sage  lui  apprît  à  la  conserver.  J'ai 

^  Si  d^  dçuf  pei^plefi  Tpisins  l\\u\  ne  pquyiât  se  passeï^  de  l'aytre^. 
ce  serait  une  situation  très-dure  pour  le  premier,  et  très-dangereuse 
"PS^nf  le  second.  Toute  nation  sage ,  en  pareil  cas ,  s'efforcera  bien 
vite  de  délivirer  T^^utre  de  cette  dépendance.  La  république  dcThlas* 
cala ,  enclavée  daus  l'empire  du  Mexique ,  aima  mieux  se  passer  de 
sel  que  d'en  acheter  des  Mexicains ,  et  m^én^e  que  d'ep  accepter  gra- 
tuitement. Les  sage^  Thlascalans  virent  le  piège  caché  sous  cette 
libéralité.  Us  se  conservèrent  libres;  et  ce  petit  état,  enfermé  dans 
ce  grand  empire ,  fut  enfin  l'instrument  de  sa  ruine . 


1^4  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

quelque  pressentiment  qu'un  jour  cette  petite  île 
étonnera  l'Europe. 


CHAPITRE  XL 

Des  divers  systèmes  de  législation. 

Si  l'on  recherche  en  quoi  consiste  précisément 
le  plus  grand  bien  de  tous ,  qui  doit  être  la  fin  de 
tout  système  de  législation ,  on  trouvera  qu'il  se 
réduit  à  ces  deux  objets  principaux ,  la  liberté  et 
V égalité  :  la  liberté,  parce  que  toute  dépendance 
particulière  est  autant  de  force  ôtée  au  corps  de 
l'état;  l'égalité,  parce  que  la  liberté  ne  peut  sub- 
sister sans  elle. 

J'ai  déjà  dit  ce  que  c'est  que  la  liberté  civile  :  à 
l'égard  de  l'égalité,  il  ne  faut  pas  entendre  par  ce 
mot  que  les  degrés  de  puissance  et  de  richesse 
soient  absolument  les  mêmes;  mais  que,  quant  à 
la  puissance ,  elle  soit  au-dessus  de  toute  violence , 
et  nQ  s'exerce  jamais  qu'en  vertu  du  rang  et  des 
lois  ;  et ,  quant  à  la  richesse ,  que  nul  citoyen  ne 
soit  assez  opulent  pour  en  pouvoir  acheter  un 
autre,  et  nul  assez  pauvre  pour  être  contraint  de 
se  vendre''  :  ce  qui  suppose,  du  côté  des  grands, 

^  Voulez-vous  donc  donner  à  l'état  de  la  consistance ,  rapprochez 
les  degrés  extrêmes  autant  qu'il  est  possible  ;  ne  souffrez  ni  des  gens 
opulents  ni  des  gueux.  Ces  deux  états ,  naturellement  inséparables , 
sont  également  funestes  au  bien  commun  ;  de  l'un  sortent  les  fauteurs 
de  la  tyrannie ,  et  de  l'autre  les  tyrans  :  c'est  toujours  entre  eux  que 
se  fait  le  trafic  de  la  liberté  publique  ;  l'un  l'achète ,  et  l'autre  la 
vend. 


LIVRE  II,  CHAPITRE  XI.  1^5 

modération  de  biens  et  de  crédit ,  et ,  du  côté  des 
petits ,  modération  d'avarice  et  de  convoitise. 

Cette  égalité ,  disent-ils ,  est  une  chimère  de  spé- 
culation qui  ne  peut  exister  dans  la  pratique.  Mais 
si  l'abus  est  inévitable,  s'ensuit -il  qu'il  ne  faille 
pas  au  moins  le  régler?  C'est  précisément  parce 
que  la  force  des  choses  tend  toujours  à  détruire  l'é- 
galité que  la  force  de  la  législation  doit  toujours 
tendre  à  la  maintenir. 

Mais  ces  objets  gé(^éraux  de  toute  bonne  insti- 
tution doivent  être  modifiés  en  chaque  pays  par 
les  rapports  qui  naissent  tant  de  la  situation  lo- 
cale que  du  caractère  des  habiti|^ts ,  et  c'est  sur 
ces  rapports  qu'il  faut  assigner  à  chaque  peuple  un 
système  particulier  d'institution,  qui  soit  le  meil- 
leur, non  peut-être  en  lui-même,  mais  pour  l'état 
auquel  il  est  destiné.  Par  exemple ,  le  sol  est-il  ingrat 
et  stérile,  oU  le  pays  trop  serré  pour  les  habitants , 
tournez-vous  du  côté  de  l'industrie  et  des  arts, 
dont  vous  échangerez  les  productions  contre  les 
denrées  qui  vous  manquent.  Au  contraire,  occu- 
pez-vous de  riches  plaines  et  des  coteaux  fertiles  ; 
dans  un  bon  terrain ,  manquez-vous,  d'habitants , 
donnez  tous  vos  soins  à  l'agriculture ,  qui  multi^ 
plie  les  hommes,  et  chassez  les  arts,  qui  ne  feraient 
qu'achever  de  dépeupler  le  pays  en  attroupant  sur 
quelques  points  du  jterritoire  le  peu  d'habitants 
qu'il  a^.  Occupez-vous  des  rivages  étçndus  et  com- 

*  Quelque  branche  de  commerce  extérieur ,  dit  M.  d' Argenson , 
ne  répand  guère  qu'une  fausse  utilité  pour  un  royaume  en  général: 
elle  peut  enrichir  quelques  particuliers ,  même  quelques  villes  ;  mais 
la  nation  entière  n'y  jgaghe  rien ,  et  le  peuple  n'en  est  pas  mieux. 


ia6  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

modes,  couvrez  la  mer  de  vaisseaux,  cultivez  le 
commerce  et  la  navigation  ;  vous  aurez  une  exis- 
tence brillante  et  courte.  La  mer  ne  baigne-t-elle 
sur  vos  côtes  que  des  rochers  presque  inacces- 
sibles ,  restez  barbares  et  ichthyophages  ;  vous  en 
vivrez  plus  tranquilles ,  meilleurs  peut-être ,  et  sû- 
rement plus  heureux.  En  un  mot,  outre  les  maximes 
communes  à  tous ,  chaque  peuple  renferme  en  lui 
quelque  cause  qui  les  ordonne  d'une  manière  par- 
ticulière, et  rend  sa  législation  propre  à  lui  seul. 
C'est  ainsi  qu'autrefois  les  Hébreux ,  et  récemment 
les  Arabes ,  ont  en.  pour  principal  objet  la  religion , 
les  Athéniens  l4rlettres ,  Carthage  et  Tyr  le  com- 
merce, Rhodes  la  marine,  Sparte  la  guerre,  et 
Rome  la  vertu.  L'auteur  de  Y  Esprit  des  Lois  a 
montré  dans  des  foules  d'exemples  par  quel  art 
le  législateur  dirige  l'institution  vers  chacun  de  ces 
objets. 

Ce  qui  rend  la  constitution  d'un  état  véritable- 
ment solide  et  duVable,  c'est  quand  les  conve- 
nances sont  tellement  observées ,  que  les  rapports 
naturels  et  les  lois  tombent  toujours  de  concert 
sur  les  mêmes  points ,  et  que  celles-ci  ne  font,  pour 
ainsi  dire,  qu'assurer,  accompagner,  rectifier  les 
autres.  Mais  si  le  législateur,  se  tronàpânt  dans 
son  objet,  prend  un  principe  différent  dfe  celui  qui 
rfaît  de  la  nature  des  choses  ;  que  l'un  tende  à  la 
servitude  et  l'autre  à  la  liberté;  l'un  aux  richesses, 
l'autre  à  la  population  ;  l'un  à  la  paix ,  l'autre  aux 
conquêtes  :  on  verra  les  lois  s'affaiblir  insensible- 
ment, la  constitution  s'altérer;  et  l'état  ne  cessera 


LIVRE  II,  CHAPITRE  XI.  IÎI7 

d'être  agité  jusqu'à  ce  qu'il  soit  détruit  ou  changé, 
et  que  l'invincible  nature  ait  repris  son  empire. 


CHAPITRE  XII. 

Division  des  lois. 

Pour  ordonner  le  tout,  ou  donner  la  meilleure 
forme  possible  à  la  chose  publique ,  il  y  a  diverses 
relations  à  considérer.  Premièrement ,  Faction  du 
corps  entier  agissant  sur  lui-même ,  c'est-à-dire  le 
rapport  du  tout  au  tout,  ou  du  souverain  à  l'état; 
et  ce  rapport  est  composé  de  celui  des  termes  in- 
termédiaires ,  comme  nous  le  verrons  ci-après. 

Les  lois  Ijui  règlent  ce  rapport  portent  le  nom 
de  lois  politiques,  et  s'appellent  aussi  lois  fonda- 
mentales ,  non  sans  quelque  raison  si  ces  lois  sont 
sages  ;  car ,  s'il  n'y  a  dans  chaque  état  qu'une  bonne 
manière  de  l'ordonner ,  le  peuple  qui  l'a  trouvée 
doit  s'y  tenir  :  mais  si  l'ordre  établi  est  mauvais , 
pourquoi  prendrait-on  pour  fondamentales  des  lois 
qui  l'empêchent  d'être  bon  ?  D'ailleurs ,  en  tout 
état  de  cause ,  un  peuple  est  toujours  le  msAiré  de 
changer  ses  lois ,  même  les  meilleures  ;  car ,  s'il  lui 
plaît  de  se  faire  mai  à  lui-même ,  qui  est-ce  qui  a 
droit  de  l'en  empêcher  ? 

La  seconde  relation  est  celle  des  membreis  entre 
eux ,  ou  avec  le  corps  entier  ;  et  ce  rapport  doit 
être  au  premier  égard  aussi  petit,  et  au  second 
aussi  grand  qu'il  est  possible  ;  en  sorte  que  chaque 
citoyen  soit  dans  une  parfaite  indépendance  de 


laS  DU  CONTRAT  SOCIA.L. 

tous  les  autres ,  et  dans  une  excessive  dépendance 
de  la  cité  :  ce  qui  se  fait  toujours  par  les  mêmes 
moyens  ;  car  il  n'y  a  que  la  force  de  l'état  qui  fasse 
la  liberté  de  ses  membres.  C'est  de  ce  deuxième 
rapport  que  naissent  les  lois  civiles. 

On  peut  considérer  une  troisième  sorte  de  rela- 
tion entre  l'homme  et  la  loi ,  savoir ,  celle  de  la 
désobéissance  à  la  peine  ;  et  celle-ci  donne  lieu  à 
l'établissement  des  lois  criminelles ,  qui ,  dans  le 
fond ,  sont  moins  une  espèce  particulière  de  lois 
que  la  sanction  de  toutes  les  autres. 

A  ces  trois  sortes  de  lois  il  s'en  joint  une  qua- 
trième ,  la  plus  importante  de  toutes  ,  qui  ne  se 
grave  ni  sur  le  marbre ,  ni  sur  l'airain  ,  mais  dans 
les  cœurs  des  citoyens  ;  qui  fait  la  véritable  consti- 
tution de  l'état  ;  qui  prend  tous  les  jours  de  nou- 
velles forces  ;  qui ,  lorsque  les  autres  lois  vieillissent 
ou  s'éteignent,  les  ranime  ou  les  supplée,  conserve 
un  peuple  dans  l'esprit  de  son  institution ,  et  sub- 
stitue insensiblement  la  force  de  l'habitude  à  celle 
de  l'autorité.  Je  parle  des  mœurs ,  des  coutumes , 
et  surtout  de  l'opinion  ;  partie  inconnue  à  nos 
politiques ,  mais  de  laquelle  dépend  le  succès  de 
toutes  les  autres  ;  partie  dont  le  grand  légis- 
lateur s'occupe  en  secret ,  tandis  qu'il  paraît  se 
borner  à  des  règlements  particuliers,  qui  ne  sont 
que  le  cintre  de  la  voûte ,  dont  les  mœurs ,  plus 
lentes  à  naître,  forment  enfin  l'inébranlable  clef. 
,  Entre'ces  diverses  classes ,  les  lois  politiques ,  qui 
constituent  la  forme  du  gouvernement ,  sont  la 
seule  relative  à  mon  sujet. 


LIVRE  III,  CHAPITRE  I.  l^g 


LIVRE  III. 

Avant  de  parler  des  diverses  formes  de  gouver- 
nement ,  tâchons  de  fixer  le  sens  précis  de  ce  mot , 
qui  n'a  pas  encore  été  fort  bien  expliqué. 


CHAPITRE   I. 

Du  gouvernement  en  général. 

J'avertis  le  lecteur  que  ce  chapitre  doit  être  lu 
posément ,  et  que  je  ne  sais  pas  Fart  d'être  clair 
pour  qui  ne  veut  pas  être  attentif. 

Toute  action  libre  a  deux  causes  qui  concourent 
à  la  produire  :  l'une  morale ,  savoir  la  volonté  qui 
détermine  l'acte  ;  l'autre  physique ,  savoir  la  puis- 
sance qui  l'exécute.  Quand  je  marche  vers  un  objet, 
il  faut 'premièrement  que  j'y  veuille  aller  ;  en  se- 
cond lieu,  que  mes  pieds  m'y  portent.  Qu'un  para- 
lytique veuille  courir ,  qu'un  homme  agile  ne  le 
veuille  pas ,  tous  deux  resteront  en  place.  Le  corps 
politique  a  les  mêmes  mobiles  :  on  y  distingue  de 
même  la  force  et  la  volonté  ;  celle-ci  sous  le  nom 
de  puissance  législatrice ,  l'autre  sous  le  nom  de 
puissance  exécutii^e.  Rien  ne  s'y  fait  ou  ne  doit  s'y 
faire  sans  leur  concours. 

Nous  avons  vu  que  la  puissance  législative  ap- 
partient au  peuple,  et  ne  peut  appartenir  qu'à  lui. 

R.    V.  9 


l3o  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

Il  est  aisé  de  voir,  au  contraire,  par  les  principes 
ci-devant  établis ,  que  la  puissance  executive  ne 
peut  appartenir  à  la  généralité  comme  législatrice 
ou  souveraine ,  parce  que  cette  puissance  ne  con- 
siste qu'en  des  actes  particuliers  qui  ne  sont  point 
du  ressort  de  la  loi ,  ni  par  conséquent  de  celui  du 
souverain ,  dont  tous  les  actes  ne  peuvent  être  que 
des  lois. 

Il  faut  donc  à  la  force  publique  un  agent  propre 
qui  la  réunisse  et  la  mette  en  oeuvre  selon  les  direc- 
tions de  la  volonté  générale,  qui  serve  à  la  com- 
munication de  l'état  et  du  souverain ,  qui  fasse  en 
quelque  sorte  dans  la  personne  publique  ce  que 
fait  dans  l'homme  l'union  de  l'ame  et  du  corps. 
Voilà  quelle  est,  dans  l'état,  la  raison  du  gouver- 
nement, confondu  mal  à  propos  avec  le  souverain , 
dont  il  n'est  que  le  ministre. 

Qu'est-ce  donc  que  le  gouvernement?  Un  corps 
intermédiaire  établi  entre  les  sujets  et  le  souve- 
rain pour  leur  mutuelle  correspondance ,  chargé 
de  l'exécution  des  lois ,  et  du  maintien  de  la  'liberté 
tant  civile  que  politique. 

Les  membres  de  ce  corps  s'appellent  magistrats 
ou  rois ,  c'est-à-dire  gouverneurs;  et  le  corps  entier 
porte  le  nom  àe prince  ^.  Ainsi  ceux  qui  prétendent 
que  l'acte  par  lequel  un  peuple  se  soumet  à  des 
chefs  n'est  point  un  contrat,  ont  grande  raison. 
Ce  n'est  absolument  qu'une  commission  ,  un  em- 
ploi, dans  lequel,  simples  officiers  du  souverain, 

*  C'est  ainsi  qu*à  Venise  on  dqnne  au  collège  le  nom  de  sérénis- 
sime  prince ,  même  quand  le  doge  n*y  assiste  pas. 


LIVRE  m,  CHAPITRE  I.  l3l 

ils  exercent  en  son  nom  le  pouvoir  dont  il  les  a 
faits  dépositaires,  et  qu'il  peut  limiter,  modifier, 
et  reprendre  quand  il  lui  plaît.  L'aliénation  d'un  tel 
droit  étant  incompatible  avec  la  nature  du  corps  so 
cial,  est  contraire  au  but  de  l'association. 

J'appelle  donc  gouvememeiU  ou  suprême  admi- 
nistration l'exercice  légitime  de  la  puissance  exe- 
cutive, et  prince  ou  magistrat  l'homme  ou  le  corps 
chargé  de  cette  administration. 

C'est  dans  le  gouvernement  que  se  trouvent  les 
forces  intermédiaires,  dont  lés  rapports  composerit 
celui  du  tout  au  tout  ou  du  souverain  à  l'état. 
On  peut  représenter  ce  dernier  rapport  par  celui 
des  extrêmes  d'une  proportion  continue ,  dont  là 
moyenne  proportionnelle  est  le  gouvernement.  Ld 
gouvernement  reçoit  du  souverain  les  ordres  qù*il 
donne  au  peuple;  et,  pouf  que  Tétat  soit  dans  lih 
bon  équilibre,  il  faut,  tout  compensé,  qu'il  y  ait 
égalité  ehtre  le  produit  ou  la  puissance  du  gouver- 
nement pris  en  lui-même ,  et  le  produit  ou  ta  pûi^ 
sânce  des  citoyens ,  qui  sont  souverains  d'un  côté 
et  sujets  de  l'autre. 

De  plus ,  on  ne  saurait  altérer  aucun  des  trois 
termes  sans  rompre  à  l'instant  la  proportion.  Si  le 
souverain  veut  gouverner,  ou  si  le  magistrat  veiit 
donner  des  lois,  ou  si  les  sujets^ refusent  d'obéii",  le 
désoi*dre  succède  à  la  règle ,  la  force  et  la  volonté 
n'agissent  plus  de  concert,  et  l'état  dissous  totïibe 
ainsi  dans  le  despotisme  bu  dans  l'anarchie.  Enfin, 
comme  il  n'y  a  qu'une  moyenne  proportionnelle 
entre  chaque  rapport,  il  n'y  a  non  plus  qu'un  bon 


l32  DU  COK1TRA.T  SOCIAL.  ' 

gouvernement  possible  dans  un  état  :  mais  Comme 
mille  événements  peuvent  changer  les  rapports 
d'un  peuple,  non-seulement  différents  gouverne- 
ments peuvent  être  bons  à  divers  peuples ,  mais 
au  même  peuple  en  différents  temps. 

Pour  tâcher  de  donner  une  idée  des  divers  rap- 
ports qui  peuvent  régner  entre  ces  deux  extrêmes , 
je  prendrai  pour  exemple  le  nombre  du  peuple, 
comme  un  rapport  plus  facile  à  exprimer. 

Supposons  que  l'état  soit  composé  de  dix  mille 
citoyens.  Le  souverain  ne  peut  être  considéré  que 
collectivement  et  en  corps;  mais  chaque  particu- 
lier, en  qualité  de  sujet,  est  considéré  comme  in- 
dividu :  ainsi  le  souverain  est  au  sujet  comme  dix 
mille  est  à  un  ;  c'est-à-dire  que  chaque  membre  de 
l'état  n'a  pour  sa  part  que  la  dix-millième  partie  de 
l'autorité  souveraine,  quoiqu'il  lui  soit  soumis  tout 
entier.  Que  le  peuple  soit  composé  de  cent  mille 
hommes,  l'état  des  sujets  ne  change  pas ,  et  chacun 
porte  également  tout  l'empire  des  lois,  tandis  que 
son  suffrage,  réduit  à  un  cent-millième,  a  dix  fois 
moins  d'influence  dans  leur  rédaction.  Alors  le  su- 
jet restant  toujours  un,  le  rapport  du  souverain 
augmente  en  raison  du  nombre  des  citoyens.  D'où 
il  suit  que,  plus  l'état  s'agrandit,  plus  là  liberté 
diminue. 

Quand  je  dis  que  le  rapport  augmente ,  j'entends 
qu'il  s'éloigne  de  l'égalité.  Ainsi,  plus  le  rapport  est 
grand  dans  l'acception  des  géomètres,  moins  il 
y  a  de  rapport  dans  l'acception  commune  :  dans  la 
première ,  le  rapport ,  considéré  selon  la  quantité. 


LiVRE  111,  CHAPITRE  I.  1  33 

se  mesure  par  Fexposant;  et  dans  l'autre,  consi- 
déré selon  ridentité ,  il  s'estime  par  la  similitude. 

Or ,  moins  les  volontés  particulières  se  rappor- 
tent à  la  volonté  générale ,  c'est-à-dire  les  mœurs 
aux  lois,  plus  la  force  réprimante  doit  augmenter. 
Donc  le  gouvernement,  pour  être  bon,  doit  être 
relativement  plus  fort  à  mesure  que  le  peuple  est 
plus  nombreux. 

D'un  autre  côté,  l'agrandissement  de  l'état  don- 
nant aux  dépositaires  de  l'autorité  publique  plus 
de  tentations  et  de  moyens  d'abuser  de  leur  pou- 
voir,  plus  le  gouvernement  doit  avoir  de  force  pour 
contenir  le  peuple,  plus  le  souverain  doit  en  avoir 
à  son  tour  pour  contenir  le  gouvernement.  Je  ne 
parle  pas  ici  d'une  force  absolue ,  mais  de  la  force 
relative  des  diverses  parties  de  l'état. 

Il  suit  de  ce  double  rapport  que  la  proportion 
continue  entre  le  souverain,  le  prince  et  le  peuple , 
n'est  point  une  idée  arbitraire,  mais  une  consé- 
quence nécessaire  de  la  nature  du  corps  politique. 
Il  suit  encore  que  l'un  des  extrêmes,  savoir  le 
peuple,  comme  sujet,  étant  fixe  et  représenté  par 
l'unité,  toutes  les  fois  que  la  raison  doublée  aug- 
mente ou  diminue ,  la  raison  simple  augmente  ou 
diminue  semblablemeiit ,  et  que  par  conséquent  le 
moyen  terme  est  changé.  Ce  qui  fait  voir  qu'il  n'y 
a  pas  une  constitution  de  gouvernement  unique  et 
absolue ,  mais  qu'il  peut  y  avoir  autant  de  gouver- 
nements différents  en  nature,  que  d'états  différents 
en  grandeur. 

Si ,  tournant  ce  système  en  ridicule ,  on  disait 


\ 


(* 


l34r  1>U  CONTRAT  SOCIAL. 

que,  pour  trouver  cette  moyenne  proportionnelle 
et. former  le  corps  du  gouvernement,  il  ne  faut, 
selon  moi,  que  tirer  la  racine  carrée  du  nombre 
du  peuple,  je  répojndrais  que  je  ne  prends  ici  ce 
nombre  que  pour  un  exemple  ;  que  les  rapports 
dont  j.e  parle  ne  se  mesurent  pas  seulement  par  le 
nombre  des  hommes,  mais  en  général  par  la  quan- 
tité d'action ,  laquelle  se  combine  par  des  multi- 
tudes de  causes  ;  qu'au  reste ,  si ,  pour  m'exprimer 
en  moAus  de  paroles, .j'emprunte  un  moment  des 
termes  de  géométrie,  je  n'ignore  pas  cependant 
que  la  précision  géométrique  n'a  point  lieu  dans 
les  quantités  morales. 

Le  gouvernement  est  en  petit  ce  que  le  corps 
politique  qui  le  renferme  est  en  grand.  C'est  une 
personne  morale  douée  de  certaines  facultés ,  ac- 
tive comme  le  souverain ,  passive  comme  l'état ,  et 
qu'on  peut  décomposer  en  d'autres  rapports  sem* 
blables;  d'où  naît  par  conséquent  une  nouvelle 
proportion ,  une  autre  encore  dans  celle-ci,  selon 
l'ordre  des  tribunaux,  jusqu'à  ce  qu'on  arrive  à  un 
xnojen  terme  indivisible,  c'est-à-dire  à  un  seul  chef 
qu  magistrat  suprême,  qu'on  peut  se  représenter , 
au  milieu  de  cette  progression,  comme  l'unité  entre 
la  série  des  fractions  et  celle  des  nombres. 

Sans  nous  embarrasser  dans  cette  multiplication 
de  termes ,  contentons-nous  de  considérer  le  gou- 
vernement comme  un  nouveau  corps  dans  l'état, 
distinct  du  peuple  et  du  souverain,  et  intermé- 
diaire entre  l'un  et  l'autre. 

Il  y  a  cette  différence  essentielle  entre  ces  deux 


LIVRE  111,   CHAPITRE  1.  l35 

corps,  que  l'état  existe  par  lui-même,  et  que  le 
gouvernement  n'existe  que  par. le  souverain.  Ainsi 
la  volonté  dominante  du  prince  n'est  ou  ne  doit, 
être  que  la  volonté  générale  ou  la  loi  ;  sa  force  n'est 
que  la  force  publique  concentrée  en  lui  :  sitôt  qu'il 
veut  tirer  de  lui-même  quelque  acte  absolu  et  in- 
dépendant, la  liaison  du  tout  commence  à  se  re^ 
lâcher.  S'il  arrivait  enfin  que  le  prince  eût  une 
volonté  particulière  plus  active  que  celle  du  sou- 
verain, et  qu'il  usât,  pour  obéir  à  cette  volonté 
particulière ,  de  la  force  publique  qui  est  dans  ses 
mains ^  en  sorte  qu'on  eût,  pour  ainsi  dire,  deux 
souverains,  l'un  de  droit  et  l'autre  de  fait,  à  l'in- 
stant l'union  sociale  s'évanouirait,  et  le  corps. poli- 
tique serait  dissous^ . 

Cependant,  pour  que  le  corps  du  gouvernement 
ait  une  existence,  une  vie  réelle  qui  le  distingue^du 
corps  de.  l'état  ;  pour  que  tous  ses  membres  puis- 
sent agir  de  concert  et  répondre  à  la  fin  pour  la- 
quelle il  est  institué ,  il  lui  faut  un  moi  particu- 
lier, une  sensibilité  commune  à  ses  membres,  une 
force,  une  volonté  propre  qui  tende  à  sa  conser- 
vation. Cette  existence  particulière  suppose  des  as- 
semblées, des  conseils,  un  pouvoir  de  délibérer, 
de  résoudre,  des  droits,  des  titres,  des  privilèges, 
qui  appartiennent  au  prince  exclusivement ,  et  qui 
rendent  la  condition  du  magistrat  plus  honorable 
à  proportion  qu'elle  est  plus  pénible.  Les  difficultés 
sont  dans  la  manière  d'ordonner,  dans  le  tout, 
ce  tout  subalterne ,  de  sorte  qu'il  n'altère  point  la 
constitution  générale  en  affermissant  la  sienne; 


l36  BU  COWTRAT  SOCIAL. 

qu'il  distingue  toujours  sa  force  particulière  desti- 
née à  sa  propre  conservation,  de  la  force  publique 
destinée  à  la  conservation  de  l'état,  et  qu'en  un 
mot  il  soit  toujours  prêt  à  sacrifier  le  gouverne- 
ment au  peuple ,  et  non  le  peuple  au  gouvernement. 

D'ailleurs,  bien  que  le  corps  artificiel  du  gou- 
vernement soit  l'ouvrage  d'un  autre  corps  artificiel , 
et  qu'il  n'ait  en  quelque  sorte  qu'une  vie  emprun- 
tée et  subordonnée,  cela  n'empêche  pas  qu'il  ne 
puisse  agir  avec  plus  ou  moins  de  vigueur  ou  de 
célérité,  jouir,  pour  ainsi  dire,  d'une  santé  plus  ou 
moins  robuste.  Enfin ,  sans  s'éloigner  directement 
du  but  de  son  institution ,  il  peut  s'en  écarter  plus 
ou  moins ,  selon  la  manière  dont  il  est  constitué. 

C'est  de  toutes  ces  différences  que  naissent  les 
rapports  divers  que  le  gouvernement  doit  avoir 
avec  le  corps  de  l'état ,  selon  les  rapports  acciden- 
tels et  particuliers  par  lesquels  ce  même  état  est 
modifié.  Car  souvent  le  gouvernement  le  meilleur 
en  soi  deviendra  le  plus  vicieux ,  si  ses  rapports  ne 
sont  altérés  selon  les  défauts  du  corps  politique 
auquel  il  appartient. 


«««^m^k/^^i 


CHAPITRE  IL 

Du  principe  qui  constitue  les  diverses  formes  de  gouvernement. 

Pour  exposer  la  cause  générale  de  ces  différences, 
il  faut  distinguer  ici  le  prince  et  le  gouvernement , 
comme  j'ai  distingué  ci-devant  l'état  et  le  souverain. 

Le  corps  du  magistrat  peut  être  composé  d'un 


LIVRE  IIJ,  CHAPITRE   II.  iSy 

plus  grand  ou  moindre  nombre  de  membres.  Nous 
avons  dit  que  le  rapport  du  souverain  aux  sujets 
était  d'autant  plus  grand  que  le  peuple  était  plus 
nombreux;  et,  par  une  évidente  analogie,  nous  en 
pouvons  dire  autant  du  gouvernement  à  l'égard 
des  magistrats. 

Or,  la  force  totale  du  gouvernement,  étant  tou- 
jours celle  de  l'état,  ne  varie  point  :  d'où  il  suit 
que  plus  il  use  de  cette  force  sur  ses  propres  mem- 
bres ,  moins  il  lui  en  reste  pour  agir  sur  tout  le 
peuple. 

Donc,  plus  les  magistrats  sont  nombreux,  plus 
le  gouvernement  est  faible.  Comme  cette  maxime 
est  fondamentale,  appliquons  -  nous  à  la  mieux 
éclaircîr. 

Nous  pouvons  distinguer  dans  la  personne  du 
magistrat  trois  volontés  essentiellement  différentes  : 
premièrement,la  volonté  propre  de  rindividu,qui 
ne  tend  qu'à  son  avantage  particulier;  seconde- 
ment ,  la  volonté  commune  des  magistrats ,  qui  se 
rapporte  uniquement  à  l'avantage  du  prince,  et 
qu'on  peut  appeler  volonté  de  corps ,  laquelle  est 
générale  par  rapport  au  gouvernement ,  et  particu- 
lière par  rapport  à  l'état,  dont  le  gouvernement 
fait  partie;  en  troisième  lieu,  la  volonté  du  peuple 
ou  la  volonté  souveraine,  laquelle  est  générale, 
tant  par  rapport  à  l'état  considéré  comme  le  tout , 
que  par  rapport  au  gouvernement  considéré  comme 
partie  du  tout. 

Dans  une  législation  parfaite ,  la  volonté  particu- 
lière ou  individuelle  doit  être  nulle;  la  volonté  de 


l38  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

corps  propre  au  gouvernement  très-subordonnée  ; 
et  par  conséquent  la  volonté  générale  ou  souve- 
raine toujours  dominante  et  la  règle  unique  de 
toutes  les  autres. 

Selon  l'ordre  naturel ,  au  contraire ,  ces  diffé- 
rentes volontés  deviennent  plus  actives  à  mesure 
qu'elles  se  concentrent.  Ainsi,  la  volonté  générale 
est  toujours  la  plus  faible',  la  volonté  de  corps  a  le 
second  rang,  et  la  volonté  particulière  le  premier 
de  tous  :  de  sorte  que,  dans  le  gouvernement, 
chaque  membre  est  premièrement  soi-même,  et 
puis  magistrat,  et  puis  citoyen  ;  gradation  directe- 
ment opposée  à  celle  qu'exige  l'ordre  social. 
.  Cela  posé ,  que  tout  le  gouvernement  soit  entre 
les  mains  d'un  seul  homme;  voilà  la  volonté  parti- 
culière et  la  volonté  de  corps  parfaitement  réunies, 
et  par  conséquent  celle-ci  au  plus  haut  degré  d'in- 
tei^sité  qu'elle  puisse  avoir.  Or,  comme  c'est  du 
degré  de  la  volonté  que  dépend  l'usage  de  la  force, 
et  que  la  force  absolue  du  gouvernement  ne  varie 
point,  il  s'ensuit  que  le  plus  actif  des  gouverne- 
ments est  celui  d'un  seul. 

Au, contraire,  unissons  le  gouvernement  à  l'au- 
torité législative;  faisons  le  prince  du  souverain, 
et  de  tous  les  citoyens  autant  de  magistrats  :  alors 
la  volonté  de  corps ,  confondue  avec  la  volonté  gér 
nérale ,  n'aura  pas  plus  d'activité  qu'elle ,  et  laissera 
la  volonté  particulière  dans  toute  sa  force.  Ainsi , 
le  gouvernement ,  toujours  avec  la  même  force  ab- 
^solue ,  sera  dans  son  minimum  de  force  relative  ou 
d'activité,      ,  .   .      • 


LIVRE  III,  CHAPITRE  II.  iSg 

Ces  rapports  sont  incontestables ,  et  d'autres 
considérations  servent  encore  à  les  confirmer.. On 
voit  ^  par  exemple ,  que  chaque  magistrat  est  plus 
actif  dans  son  corps  que  chaque  citoyen  dans  le 
sien ,  et  que  par  conséquent  la  volonté  particulière 
a  beaucoup  plus  d'influence  dans  les  actes  du  gou- 
vernement que  dans  ceux  du  souverain  ;  car  chaque 
magistrat  est  presque  toujours  chargé  de  quelque 
fonction  du  gouvernement,  au  lieu  que  chaque  ci- 
toyen ,  pris  à  part ,  n'a  aucune  fonction  de  la  souve- 
raineté. D'ailleurs, plus  l'état  s'étend,  plus  sa  force 
réelle. augmente,  quoiqu'elle  n'augmente  pas  en 
raison  de  son  étendue  :  mais  l'état  restant  le  même, 
les  magistrats  ont  beau. se  multiplier,  le  gouver- 
nement n'en  acquiert  pas  une  plu5  grande  force 
réelle ,  parce  que  cette  force  est  celle  de  l'état,  dont 
la  mesure  est  toujours  égale.  Ainsi ,  la  force  rela- 
tive ou  l'activité  du  gouvernement  diminue,  sans 
que  sa  force  absolue  ou  réelle  puisse  augmenter. 

Il  est  sûr  encore  que  l'expédition  des  affaires  de- 
vient plus  lente  à  mesure  que  plus  de  gens  en  sont 
chargés  ;  qu'en  donnant  trop  à  la  prudence  on  ne 
donne  pas  assez  à  la  fortune  ;  qu'on  laisse  échapper 
l'occasion ,  .et  qu'à  force  de.  délibérer  on  perd  sou- 
vent \e  fruit  de  ht  délibératiojQ.  . 

le  viens  de  prouver  que  le  gouvernement  se  re- 
lâche à  mesure  que  les  magistrats  se  multiplient  ; 
et  j'ai  prouvé  ci -devant  que  plus  le  peuple  est 
nombreux ,  plus  la  force  réprimante  doit  augmen- 
ter. D'où  il  suit  que  le  rapport  des  magistrats  au 
gouvernement  doit  être  inverse  du  rapport  des  su- 


l4o  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

jets  au  souverain;  c'est-à-dire  que,  plus  l'état  s'a- 
grandit ,  plus  le  gouvernement  doit  se  resserrer  ; 
tellement  que  le  nombre  des  chefs  diminue  en  rai- 
son de  l'augmentation  du  peuple. 

A.U  reste ,  je  ne  parle  ici  que  de  la  force  relative 
[du  gouvernement ,  et  non  de  sa  rectitude  :  car ,  au 
contraire,  plus  le  magistrat  est  nombreux,  plus  la  vo- 
lonté de  corps  se  rapproche  de  la  volonté  générale  ; 
au  lieu  que,  sous  un  magistrat  unique ,  cette  même 
volonté  de  corps  n'est,  comme  je  l'ai  dit,  qu'une 
volonté  particulière.  Ainsi,  l'on  perd  d'un  côté  ce 
qu'on  peut  gagner  de  l'autre,  et  l'art  du  législateur 
est  de  savoir  fixer  le  point  où  la  force  et  la  volonté 
du  gouvernement ,  toujours  en  proportion  réci- 
proque ,  se  combinent  dans  le  rapport  le  plus  avan- 
tageux à  l'état. 


CHAPITRE  III. 

Division  des  gouvernemeats. 

On  a  vu ,  dans  le  chapitre  précédent ,  pourquoi 
l'on  distingue  les  diverses  espèces  ou  formes  de 
gouvernements  par  le  nombre  des  membres  qui  les 
composent;  il  reste  à  voir  dans  celui-ci  comment 
se  fait  cette  division. 

Le  souverain  peut,  en  premier  lieu,  commettre 
le  dépôt  du  gouvernement  à  tout  le  peuple  ou  à  la 
plus  grande  partie  du  peuple,  en  sorte  qu'il  y  ait 
plus  de  citoyens  magistrats  que  de  citoyens  simple? 


LIVRE  lil,  CHAPITRE  III.  l4l 

pat'ticuliers.  On  donne  à  cette  forme  de  gouverne- 
ment le  nom  de  démocratie. 

Ou  bien  il  peut  resserrer  le  gouvernement  entre 
les  mains  d'un  petit  nombre,  en  sorte  qu'il  y  ait  plus 
de  simples  citoyens  que  de  magistrats  ;  et  cette  forme 
porte  le  nom  ai  aristocratie. 

Enfin  il  peut  concentrer  tout  le  gouvernement 
dans  les  mains  d'un  magistrat  unique  dont  tous  les 
autres  tiennent  leur  pouvoir.  Cette  troisième  forme 
est  la  plus  commune,  et  s'appelle  monarchie^  ou 
gouvernement  royal. 

On  doit  remarquer  que  toutes  ces  formes,  ou  du 
.  moins  les  deux  premières^ sont  susceptibles  déplus 
ou  de  moins,  et  ont  même  une  assez  grande  lati- 
tude; car  la  démocratie  peut  embrasser  tout  le 
peuple ,  ou  se  resserrer  jusqu'à  la  moitié.  L'aristo- 
cratie, à  son  tour,  peut  de  la  moitié  du  peuple  se 
resserrer  jusqu'au  plus  petit  noiiibre  indéterminé- 
ment.  La  royauté  même  est  susceptible  de  quelque 
partage.  Sparte  eut  constamment  deux  rois  par  sa 
constitution  ;  et  l'on  a  vu  daiis  l'empire  romain  jus- 
qu'à huit  empereurs  à  la  fois,  sans  qu'on  pût  dire 
que  l'empire  fût  .divisé.  Ainsi  il  y  a  un  point  où 
chaque  forme  de  gouvernement  se  confond  avec  la  1 
suivante;  et  l'on  voit  que,  sous  trois  seules  déno- 
minations, le  gouvernement  est  réellement  suscep- 
tible d'autant  de  formes  diverses  que  l'état  a  de 
citoyens.  • 

Il  y  a  plus  :  ce  même  gouvernement  pouvant  à 
certains  égards  se  subdiviser  ep  d'autres  parties, 
l'une  administrée  d'une  manière  et  l'autre  d^une 


u' 


J  ^ 

4 


l/^1  DV  CONTRAT  SOCIAL. 

autre,  il  peut  résulter  de  ces  trois  formes  combi- 
nées une  multitude  de  formes  mixtes ,  dont  chacune 
est  multipliable  par  toutes  les  formes  simples. 

On  a  de  tout  temps  beaucoup  disputé  sur  la  meil- 
leure forme  de  gouvernement,  sans  considérer  que 
chacune  d'elles  est  la  meilleure  en  certains  cas ,  et 
la  pire  en  d'autres. 

Si ,  dans  les  différents  états ,  le  nombre  des  ma- 
gistrats suprêmes  doit  être  en  raison  inverse  de  celui 
des  citoyens ,  il  s'ensuit  qu'en  général  le  gouverne- 
ment démocratique  convient  aux  petits  états,  l'a- 
ristocratique aux  médiocres ,  et  le  monarchique  aux 
grands.  Cette  règle  se  tire  immédiatement  du  prin- 
cipe. Mais  comment  compter  la  multitude  de  cir- 
constances qui  peuvent  fournir  des  exceptions? 

CHAPITRE  IV. 

De  la  démocratie. 

Celui  qui  fait  la  loi  sait  mieux  que  personne  com- 
ment elle  doit  être  exécutée  etinterprétée.  Il  semble 
donc  qu'on  ne  saurait  avoir  une  meilleure  consti- 
tution que  celle  où  le  pouvoir  exécutif  est  joint  au 
législatif  :  mais  c'est  cela  même  qui  rend  ce  gou- 
vernement insuffisant  à  certains  égards,  parce  que 
les  choses  qui  doivent  être  distinguées  ne  le  sont 
pas,  et  que  le  prince  et  le  souverain,  n'étant  que  la 
même  personne ,  ne  forment ,  pour  ainsi  dire ,  qu'un 
gouvernement  sans  gouvernement. 
•  Il  n'est  pas  bon  que  celui  qui  fait  les  lois  les  exé- 


LIVRE  m,  CHAPITRE   IV.  l43 

cute,  ni  que  le  corps  du  peuple  détourne  son  atten- 
tion des  vues  générales  pour  les  donner  aux  objets 
particuliers.  Rien  n'est  plus  dangereux  que  l'in- 
fluence des  intérêts  privés  dans  les  affaires  publi- 
ques, et  l'abus  des  lois  par  le  gouvernement  est  un 
mal  moindre  que  la  corruption  du  législateur,  suite 
infaillible  des  vues  particulières.  Alors,  l'état  étant 
altéré  dans  sa  substance,  toute  réforme  devient 
impossible.  Un  peuple  qui  n'abuserait  jamais  du 
gouvernement  n'abuserait  pas  non  plus  de  Findé- 
pendance;un  peuplequi  gouvernerait  toujours  bien 
n'aurait  pas  besoin  d'être  gouverné. 

A  prendre  le  terme  dans  la  rigueur  de  l'acception , 
il  n'a  jamais  existé  de  véritable  démocratie,  et  il 
n'en  existera  jamais.  Il  est  contre  Tordre  naturel: 
que  le  grand  nombre  gouverne  et  que  le  petit  soit 
gouverné.  On  ne  peut  imaginer  que  le  peuple  reste 
incessamment  assemblé  pour  vaquer  aux  àfFairies 
publiques,  et  l'on  voit  aisénàent  quil  ne  saurait  éta- 
blir pour  cela  des  commissions,  sans  que  la  forme 
de  l'administration  change. 

En  effet,  je  crois  pouvoir  poser  en  principe  que, 
quand  les  fonctions  du  gouvernement  sont  par- 
tagées entre  plusieurs  tribunatix',  les  moins  nom- 
breux acquièrent  tôt  ou  tard  la  plus  grande  auto- 
rité ,  ne  fut-ce  qu'à  èause  de  la  facilité  d'ekpédier 
les  affaires,  qui  les  y  amène  naturellement. 

D'ailleurs ,  que  de  choses  difficiles  à  réunir  ne 
suppose  pas  ce  gouvérïïement'!' Premièrement  un 
état  très-petit,  où  le  peuple  soit  £aciie  à  rassembler, 
et  où  chaque  citoyen  puisse  aisément  connaître  tous 


l44  I>U  CONTRAT  SOCIAL. 

les  autres  :  secondement,  une  grande  simplicité  de 
mœurs  qui  prévienne  la  multitude  d'affaires  et  de 
discussions  épineuses  :  ensuite ,  beaucoup  d'égalité 
dans  les  rangs  et  dans  les  fortunes ,  sans  quoi  l'é- 
galité ne  saurait  subsister  long-temps  dans  les  droits 
et  l'autorité  :  enfin  peu  ou  point  de  luxe,  car  ou  le 
luxe  est  l'effet  des  richesses ,  ou  il  les  rend  néces- 
saires; il  corrompt  à  la  fois  le  riche  et  le  pauvre, 
l'un  par  la  possession ,  l'autre  par  la  convoitise  ;  il 
vend  la  patrie  à  la  mollesse,  à  la  vanité;  il  ôte  à  l'état 
tous  ses  citoyens  pour  les  asservir  les  uns  aux  au- 
tres, et  tous  à  l'opinion. 

Voilà  pourquoi  un  auteur  célèbre  a  donné  la 
vertu  pour  principe  à  la  république  *,  car  toutes 
ces  conditions  ne  sauraient  subsister  sans  la  vertu  : 
mais,  faute  d'avoir  fait  les  distinctions  nécessaires, 
ce  beau  génie  a  manqué  souvent  de  justesse,  quel- 
quefois de  clarté ,  et  n'a  pas  vu  que  l'autorité  sou- 
veraine étant  partout  la  même,  le  même  principe 
doit  avoir  lieu  dans  tout  état  bien  constitué;  plus 
ou  moins,  il  est  vrai,  selon  la  forme  du  gouverne- 
ment. 

Ajoutons  qu'il  n'y  a  pas  de  gouvernement  si  sujet 
aux  guerres  civiles  et  aux  agitations  intestines  que 
le  démocratique  ou  populaire ,  parce  qu'il  n'y  en  a 
aucun  qui  tende  si  fortement  et  si  continuellement 
à  changer  de  forme,  ni  qui  demande  plus  de  vigi- 
lance et  de  courage  pour  être  maintenu  dans  la 
sienne.  C'est  surtout  dans  cette  constitution  que  le 
citoyen  doit  s'armer  de  force  et  de  constance,  et 

*  Esprit  des  lois ,  liy.  ni,  chap.  3. 


LIVRE  III,  CHAPITRE   IV.  l45 

dire  chaque  jour  de  sa  Vie  au  fond  de  son  cœur  ce 
que  disait  un  vertueux  palatin^,  dans  la  diète  de  ' 
Pologne  :  Malo  periculosam  Ubertatem  quàm  qiUe^ 
tum  servitium. 

S'il  y  avait  un  peuple  de  dieux,  il  se  gouverne- 
rait démocratiquement.  Un  gouvernement  si  parfait 
ne  convient  pas  à  des  hommes. 


CHAPITRE  V. 

De  Taristocratie. 

m 

Nous  avons  ici  deux  personnes  morales  très-dis- 
tinctes, savoir,  le  gouvernement  et  le  souverain; 
et  par  conséquent  deux  volontés  générales ,  l'une 
par  rapport  à  tous  les  citoyens,  l'autre  seulement 
pour  les  membres  de  l'administration.  Ainsi ,  bien 
que  le  gouvernement  puisse  régler  sa  police  inté- 
rieure comme  il  lui  plaît,  il  ne  peut  jamais  parler 
au  peuple  qu'au  nom  du  souverain,  c'est-à-dire, 
au  nom  du  peuple  même;  ce  qu'il  ne  faut  jamais 
oublier. 

Les  premières  sociétés  se  gouvernèrent  aristocra- 
tiquement.  Les  chefs  des  familles  délibéraient  entre 
eux  des  affaires  publiques.  Les  jeunes  gens  cédaient 
sans  peine  à  l'autorité  de  l'expérience.  De  là  les 
noms  àe  prêtres  y  di  anciens  y  de  sénat  y  de  gérantes. 
Les  sauvages  de  l'Amérique  septentrionale  se  gou- 
vernent encore  ainsi  de  nos  jours,  et  sont  très-bien 
gouvernés. 

^  Le  palatin  de  Posnanie ,  père  du  roi  de  Pologne ,  duc  de  Lorraine, 
R.    V.  lO 


l46  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

Mais ,  à  mesure  que  riné|[alité  d'institution  l'em- 
porta sur  l'inégalité  naturelle,  la  richesse  ou  la 
puissance  *  fut  préférée  à  l'âge ,  et  l'aristocratie  de- 
vint élective.  Enfin  la  puissance  transmise  avec  les 
biens  du  père  aux  enfants,  rendant  les  familles  pa- 
triciennes, rendit  le  gouvernement  héréditaire,  et 
l'on  vit  des  sénateurs  de  vingt  ans. 

Il  y  a  donc  trois  sortes  d'aristocratie  :  naturelle , 
élective,  héréditaire.  La  première  ne  convient  qu'à 
des  peuples  simples;  la  troisième  est  le  pire  de  tous 
les  gouvernements.  La  deuxième  est  le  meilleur; 
c'est  l'aristocratie  proprement  dite. . 

Outre  l'avantage  de  la  distinction  des  deux  pou- 
voirs, elle  a  celui  du  choix  de  ses  membres;  car, 
dans  le  gouvernement  populaire ,  tous  les  citoyens 
naissent  magistrats;  mais  celui-ci  les  borne  à  un 
petit  nombre,  et  ils  ne  le  deviennent  que  par  élec- 
tion *  :  moyen  par  lequel  la  probité ,  les  lumières , 
l'expérience,  et  toutes  les  autres  raisons  de  préfé- 
rence et  d'estime  publique,  sont  autant  de  nouveaux 
garants  qu'on  sera  sagement  gouverné. 

De  plus ,  les  assemblées  se  font  plus  commodé- 
ment; les  affaires  se  discutent  mieux,  s'expédient 
avec  plus  d'ordre  et  de  diligence  ;  le  crédit  de  l'état 

^  Il  est  clair  que  le  mot  optimales  ,  chez  les  anciens ,  ne  veut  pas 
dire  les  meilleurs ,  mais  les  plus  puissants. 

*  n  importe  beaucoup  de  régler  par  des  lois  la  forme  de  l'élec- 
tion des  magistrats  ;  car ,  en  l'abandonnant  à  la  yoionté  du  prince , 
on  ne  peut  éviter  de  tomber  dans  l'aristocratie  héréditaire ,  comme 
il  est  arrivé  aox  républiques  de  Venise  et  de  Berne.  Aussi  la  pre- 
mière est-elle ,  depuis  long-temps ,  un  état  dissous  ;  mais  la  seconde 
se  maintient  par  l'extrême  sagesse  de  son  sénat  :  c'est  une  exception 
bien  bonorabk  et  bien  dangereuse. 


LIVRE   III,  CHAPITRE  V.  ll^'J 

est  mieux  soutenu  chez  l'étranger  par  de  vénérables 
sénateurs  que  par  une  multitude  inconnue  ou  mé- 
priséç. 

En  un  mot,  c'est  l'ordre  le  meilleur  et  le  plus 
naturel  que  les  plus  sages  gouvernent  la  multitude, 
quand  on  est  sûr  qu'ils  la  gouverneront  pour  son 
profit,  et  non  pour  le  leur.  Il  ne  faut  point  multi- 
plier en  vain  les  ressorts,  ni  faire,  avec  vingt  mille 
hommes  ce  que  cent  hommes  choisis  peuvent  faire 
encore  mieux.  Mais  il  faut  remarquer  que  l'intérêt 
de  corps  commence  à  moins  diriger  ici  la  force  pu- 
blique sur  la  règle  de  la  volonté  générale ,  et  qu'une 
autre  pente  inévitable  enlève  aux  lois  une  partie  de 
la  puissance  executive. 

A  l'égard  des  convenances  particulières,  il  ne  faut 
ni  un  état  si  petit,  ni  un  peuple  si  simple  et  si  droit, 
que  l'exécution  des  lois  suive  immédiatement  de  la 
volonté  publique,  comme  dans  une  bonne  démo- 
cratie. Il  ne  faut  pas  non  plus  une  si  grande  nation , 
que  les  chefs  épars  pour  la  gouverner  puissent  tran- 
cher du  souverain  chacun  dans  son  département , 
et  commencer  par  se  rendre  indépendants  pour  de- 
venir enfin  les  maîtres. 

Mais  si  l'aristocratie  exige  quelques  vertus  de 
moins  que  le  gouvernement  populaire,  elle  en  exige 
aussi  d'autres  qui  lui  sont  propres ,  comme  la  mo- 
dération dans  les  riches,  et  le  contentement  dans 
les  pauvres; car  il  semble  qu'une  égalité  rigoureuse 
y  serait  déplacée;  elle  ne  fut  pas  même  observée  à 
Sparte. 

Au  reste ,  si  cette  forme  comporte  une  certaine 

lO. 


l48  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

inégalité  de  fortune, c'est  bien  pour  qu'en  général 
l'administration  des  affaires  publiques  soit  confiée 
'  à  ceux  qui  peuvent  le  mieux  y  donner  tout  leur 
temps ,  mais  non  pas ,  comme  prétend  Aristote , 
pour  que  les  riches  soient  toujours  préférés.  Au 
contraire,  il  importe  qu'un  choix  opposé  apprenne 
quelquefois  au  peuple  qu'il  y  a ,  dans  le  mérite  des 
hommes ,  des  raisons  de  préférence  plus  impor- 
tantes que  la  richesse  *. 


CHAPITRE  VI. 

De  la  monarchie. 

Jusqu'ici  nous  avons  considéré  le  prince  comme 
une  personne  morale  et  collective,  unie  par  la 
force  des  lois ,  et  dépositaire  dans  l'état  de  la  puis- 
sance executive.  Nous  avons  maintenant  à  consi- 
dérer cette  puissance  réunie  entre  les  mains  d'une 
personne  naturelle ,  d'un  homme  réel ,  qui  seul  ait 
droit  d'en  disposer  selon  les  lois.  C'est  ce  qu'on 
appelle  un  monarque  ou  un  roi. 

*  Aristote  n'établit  nulle  part  que  la  préférence  soh  toujours  due 
aux  riches.  Il  dit  formellement  au  contraire  (  liv.  m ,  chap.  14)  que 
le  droit  qu'on  fonde  sur  les  richesses  et  la  noblesse,  est  un  droit  plus 
que  douteux.  A  la  vérité  il  reconnaît  (  chap.  i  o  du  livre  iv  )  qu'il 
est  plus  ordinaire  de  rencontrer  parmi  les  riches  le  savoir  joint  à  la 
naissance ,  et  qu'ils  sont  moins  exposés  à  la  tentation  de  mal  faire  ; 
mais  dans  ce  même  chapitre  10  et  dans  le  suivant,  ayant  à  tracer 
sous  le  nom  de  Poiitie  (IlcXtruet)  ou  république  proprement  dite, 
le  modèle  du  plus  excellent  gouvernement ,  il  se  montre  bien  éloigné 
d'une  préférence  exclusive ,  et  conclut  à  ce  qu'il  soit  pris  un  moyen 
terme  entre  l'oligarchie  où  l'on  ne  considère  que  le  revenu ,  et  la 
démocratie  où  l'on  n'en  tient  nul  compte. 


LIVRE  m,  CHAPITRE  VI.  î49 

Tout  au  contraire  des  autres  administrations  où 
un  être  collectif  représente  un  individu  ,  dans 
celle-ci  un  individu  représente  un  être  collectif; 
en  sorte  que  l'unité  morale  qui  constitue  le  prince 
est  en  même  temps  une  unité  physique ,  dans  la- 
quelle toutes  les  facultés  que  la  loi  réunit  dans 
l'autre  avec  tant  d'efforts  se  trouvent  naturellement 
réunies. 

Ainsi  la  volonté  du  peuple,  et  la  volonté  du 
prince ,  et  la  force  publique  de  l'état ,  et  la  force 
particulière  du  gouvernement ,  tout  répond  au 
même  mobile ,  tous  les  ressorts  de  la  machine  sont 
dans  la  même  main ,  tout  marche  au  même  but  ; 
il  n'y  a  point  de  mouvements  opposés  qui  s'entre- 
détruîsent ,  et  l'on  ne  peut  imaginer  aucune  sorte 
de  constitution  dans  laquelle  un  moindre  effort 
produise  une  action  plus  considérable.  Archimède , 
assis  tranquillement  sur  le  rivage  et  tirant  sans 
peine  à  flot  un  grand  vaisseau ,  me  représente  un 
monarque  habile ,  gouvernant  de  son  cabinet  ses 
vastes  états,  et  faisant  tout  mouvoir  en  paraissant 
immobile. 

Mais  s'il  n'y  a  point  de  gouvernement  qui  ait 
plus  de  vigueur ,  il  n'y  en  a  point  où  la  volonté 
particulière  ait  plus  d'empire  et  domine  plus  aisé- 
ment les  autres  :  tout  marche  au  même  but,  il  est 
vrai  ;  mais  ce  but  n'est  point  celui  de  la  félicité  pu- 
blique, et  la  force  même  de  l'administration  tourne 
sans  cesse  au  préjudice  de  l'état. 

Les  rois  veulent  être  absolus ,  et  de  loin  on  leur 
crie  que  le  meilleur  moyen  de  l'être  est  de  se  faire 


\ 


l5o  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

aimer  de  leurs  peuples.  Cette  maxime  est  très-belle, 
et  même  très-vraie  à  certains  égards  :  malheureu- 
sement on  s'en  moquera  toujours  dans  les  cours. 
La  puissance  qui  vient  de  l'amour  des  peuples  est 
sans  doute  la  plus  grande  ;  mais  elle  est  précaire 
et  conditionnelle;  jamais  les  princes  ne  s'en  con» 
.  tenteront.  Les  meilleurs  rois  veulent  pouvoir  être 
méchants  s'il  leur  plaît ,  sans  cesser  d'être  les 
maîtres.  Un  sermoneur  politique  aura  beau  leur 
dire  que  la  force  du  peuple  étant  la  leur ,  leur  plus 
grand  intérêt  est  que  le  peuple  soit  florissant ,  nom- 
breux ,  redoutable  ;  ils  savent  très-bien  que  cela 
n'est  pas  vrai.  Leur  intérêt  personnel  est  premiè* 
rement  que  le  peuple  soit  faible ,  misérable ,  et 
qu'il  ne  puisse  jamais  leur  résister.  J'avoue  que^ 
supposant  les  sujets  toujours  parfaitement  soumis , 
l'intérêt  du,  prince  serait  alors  que  le  peuple  fût 
puissant ,  afin  que  cette  puissance  étant  sienne  le 
rendît  redoutable  à  ses  voisins  ;  mais  comme  cet 
intérêt  n'est  que  secondaire  et  subordonné ,  et  que 
les  deux  suppositions  sont  incompatibles ,  il  est 
naturel  que  les  princes  donnent  toujours  la  pré- 
férence à  la  maxime  qui  leur  est  le  plus  immédia- 
tement utile.  C'est  ce  que  Samuel  représentait  for- 
tement aux  Hébreux  :  c'est  ce  que  Machiavel  a  fait 
voir  avec  évidence.  En  feignant  de  donner  des  leçons 
aux  rois ,  il  en  a  donné  de  grandes  aux  peuples.  Le 
Prince  de  Machiavel  est  le  livre  des  républicains  *. 

• 

^  Machiavel  était  un  honnête  homme  et  un  bon  citoyen  ;  mais , 
attaché  à  la  maison  de  Médicis ,  il  était  forcé ,  dans  l'oppression  de 
sa  patrie,  de  déguiser  son  amour  pour  la  liberté.  Le  choix  seul  de 


LIVRE  III,  CHAPITRE  VI.  l5l' 

Nous  avons  trouvé,  par  les  rapports  généraux 
que  la  monarchie  n'est  convenable  qu'aux  grands 
états  ;  et  nous  le  trouvons  encore  en  l'examinant 
en  elle-même.  Plus  l'administration  publique  est_ 
nombreuse ,  plus  le  rapport  du  prince  aux  sujets  di- 
minue ets'approche  de  l'égalité ,  en  sorte  que  ce  rap 
port  est  un  ou  l'égalité ,  mémedans  la  démocratie,  de 
même  rapport  augmente  à  mesure  que  le  gouverne- 
ment se  resserre ,  et  il  est  dans  son  maximum  quand 
le  gouvernement  est  dans  les  mains  d'un  seul.  Alors 
il  se  trouve  une  trop  grande  distance  entre  le  prince 
et  le  peuple,  et  l'état  manque  de  liaison.  Pour  la 
former  ,  il  £aut  donc  des  ordres  intermédiaires ,  il 
faut  des  princes ,  des.  grands ,  de  la  noblesse  pour 
les  remplir.  Or,  rien  de  tout  cela  ne  convient  à  un 
petit  état ,  que  ruinent  tous  ces  degrés. 

Mais  s'il  est  difficile  qu'un  grand  état  soit  bien 
gouverné  ,  il  l'est  beaucoup  plus  qu'il  soit  bien 
gouverné  par  un  seul  homme  ;  et  chacun  sait  ce 
qu'il  arrive  quand  le  roi  se  donne  des  substituts. 

son  exécrable  héros*  manifeste  assez  son  intention  secrète;  et  Top- 
position  des  maximes  de  son  livre  du  Prince  à  celles  de  ses  Discours 
sur  Tile'Live^  et  de  son  Histoire  de  Florence,  démontre  que  ce  pro- 
fond politique  n'a  eu  jusqu'ici  que  des  lecteurs  superficiels  ou  cor- 
rompus. La  cour  de  Rome  a  sévèrement  défendu  son  livre  ;  je  le 
crois  bien  ;  c'est  elle  qu'il  dépeint  le  plus  clairement*  . 

*  César  Borgia. 

**  M.  Guiraudet ,  dans  le  tome  premier  de  sa  traductioD  de  Machiavel  (  Dis- 
cours sur  Machiavel ,  page  3  ) ,  annonce  qu  avant  Rousseau  Bacon  avait  dit  : 
«Rendons  grâces  à  Machiavel....  en  feignant  de  donner  des  leçons  aux  rois,  il 
«en  a  donné  aux  peuples.  »  Diderot  depuis  {^Encyclopédie ,  article  Machiavé- 
lisme  )  a  présenté  sur  cet  écrivain  et  sur  son  intention  secrète ,  la  même  opinion 
qne  Rousseau  dans  cette  note ,  et  M.  Guiraudet  enfin  est  entré  sur  ce  sujet  dans 
des  développements  Êuts  pour  6ter  tout  doute  sur  le  vrai  but  que  s*est  proposé 
f  hbtorien  florentin  dans  tous  ses  écrits. 


l5îi  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

Un  défaut  essentiel  et  inévitable ,  qui  mettra  tou- 
jours le  gouvernement  monarchique  au*  dessous 
du  républicain ,  est  que  dans  celui  -  ci  la  voix  .pu- 
blique n'élève  presque  jamais  aux  premières  places 
que  des  hommes  éclairés  et  capables  ,  qui  les  rem- 
plissent avec  honneur  ;  au  lieu  que  ceux  qui  par- 
viennent dans  les  monarchies  ne  sont  le  plus  sou- 
vent que  de  petits  brouillons ,  de  petits  fripons , 
de  petits  intrigants  ,  à  qui  les  petits  talents ,  qui 
font  dans  les  cours  parvenir  aux  grandes  places , 
ne  servent  qu'à  montrer  au  public  leur  ineptie  aus- 
sitôt qu'ils  y  sont  parvenus.  Le  peuple  se  trompe 
bien  moins  sur  ce  choix  que  le  prince  ;  et  un  homme 
d'un  vrai  mérite  est  presque  aussi  rare  dans  le  mi- 
nistère qu'un  sot  à  la  tête  d'un  gouvernement  ré- 
publicain. Aussi ,  quand  par  quelque  heureux  ha- 
sard un  de  ces  hommes  nés  pour  gouverner  prend 
le  timon  des  affaires  dans  une  monarchie  presque 
abîmée  par  ces  tas  de  jolis  régisseurs ,  on  est  tout 
surpris  des  ressources  qu'il  trouve ,  et  cela  fait 
époque  dans  un  pays  ^ 

Pour  qu'un  état  monarchique  pût  être  bien  gou- 
verné, il  faudrait  que  sa  grandeur  ou  son  étendue 
fût  mesurée  aux  facultés  de  celui  qui  gouverne.  Il 
est  plus  aisé  de  conquérir  que  de  régir.  Avec  un 
levier  suffisant,  d'un  doigt  on  peut  ébranler  le 

'  C'est  au  duc  de  Choiseul  que  Rousseau  fait  allusion  dans  ce 
passage ,  en  parlant  d'un  de  ces  hommes  nés  pour  gouverner»  Mais  ses 
ennemis  voulurent  persuader  au  ministre ,  qui  avait  trop  d'esprit  et 
et  se  rendait  trop  bien  justice  pour  les  croire ,  que  Jean<»Jacques  le 
plaçait  dans  les  jolis  régisseurs.  Voyez  à  ce  sujet  la  note  que  nous 
mettons*  à  la  suite  de  la  lettre  ^du  27  mars  1768,  adressée  à  M.  d« 
Choiseul.  * 


LIVRE  III,  CHAPITRE  VI.  l53 

monde;  mais  pour  le  soutenir  il  faut  les  épaules 
d'Hercule.  Pour  peu  qu'un  état  soit  grand ,  le  prince 
est  presque  toujours  trop  petit.  Quand,  au  con- 
traire, il  arrive  que  l'état  est  trop  petit  pour  son 
chef,  ce  qui  est  très-rare,  il. est  encore  mal  gou- 
verné, parce  que  le  chef,  suivant  toujours  la  gran- 
deur de  ses  vues ,  oublie  les  intérêts  des  peuples , 
et  ne  les  rend  pas  moins  malheureux  par  l'abus 
des  talents  qu'il  a  de  trop,  qu'un  chef  borné  par 
le  défaut  de.  ceux  qui  lui  manquent.  Il  faudrait, 
pour  ainsi  dire ,  qu'un  royaume  s'étendît  ou  se  res- 
serrât à  chaque  règne,  selon  la  portée  du  prince; 
au  lieu  que  les  talents  d'un  sénat  ayant  des  mesures 
plus  fixes,  l'état  peut  avoir  des  bornes  constantes, 
et  l'administration  n'aller  pas  moins  bien. 

Le  plus  sensible  inconvénient  du  gouvernement 
d'un  seul  est  le  défaut  de  cette  succession  conti- 
nuelle qui  forme  dans  les  deux  autres  une  liaison 
non  interrompue.  Un  roi  mort,  il  en  faut  un  autre; 
les  élections  laissent  des  intervalles  dangereux; 
elles  sont  orageuses  ;  et  à  moins  que  les  citoyens 
ne  soient  d'un  désintéressement,  d'une  intégrité 
que  ce  gouvernement  ne  comporte  guère,  la  brigue 
et  la  corruption  s'en  mêlent.  Il  est  difficile  que  ce- 
lui à  qui  l'état  s'est  vendu  ne  le  vende  pas  à  son 
tour ,  et  ne  se  dédommage  pas  sur  les  faibles  de 
l'argent  que  les  puissants  lui  ont  extorqué.  Tôt  ou 
tard  tout  devient  vénal  sous  une  pareille  adminis- 
tration ,  et  la  paix ,  dont  on  jouit  alors  sous  les  rois , 
est  pire  que  le  désordre  des  interrègnes. 

Qu'a-t-on  fait  pour  prévenir  ces  maux?  On  a 


l54  J>U  COIf TUAT  SOCIAL. 

rendu  les  couroRnes  héréditaires  dans  certaines  fa- 
milles; et  l'on  a  établi  un  ordre  de  succession  qui 
prévient  toute  dispute  à  la  mort  des  rois;  c'est-à- 
tlire  que ,  substituant  l'inconvénient  des  régences 
à  celui  des  élections,  on  a  préféré  une  apparente 
tranquillité  à  une  administration  sage,  et  qu'on  a 
mieux  ainaé  risquer  d'avoir  pour  chefs  des  enfants , 
des  monstres,  des  imbéciles,  que  d'avoir  à  dispu- 
ter sur  le  choix  des  bons  rois.  On  n'a  pas  consi- 
déré qu'en  s'exposantainsi  aux  risques  de  l'alterna- 
tive, on  met  presque  toutes  les  chances  contre  soi. 
C'était  un  mot  très -sensé  que  celui  du  jeune  De- 
nys,  à  qui  son  père,  en  lui  reprochant  une  action 
honteuse,  disait:  T'en  ai-je  donné  l'exemple?  Ah!  ré- 
pondit le  fils,  votre  père  n'était  pas  roi*'. 

Tout  concourt  à  priver  de  justice  et  de  raison  un 
homme  élevé  pour  commander  aux  autres.  On 
prend  beaucoup  de  peine ,  à  ce  qu'on  dit,  pour 
enseigner  aux  jeunes  princes  l'art  de  régner  :  il  ne 
parait  pas  que  cette  éducation  leur  profite.  On  fe- 
rait mieux  de  commencer  par  leur  enseigner  l'art 
d'obéir.  Les  plus  grands  rois  qu'ait  célébrés  l'his- 
toire n'ont  point  été  élevés  pour  régner;  c'est  une 
science  qu'on  ne  possède  jamais  moins  qu'après 
l'avoir  trop  apprise;  et  qu'on  acquiert  mieux  en 
obéissant  qu'en  commandant.  «  Nam  utilissimus 
,(c  idem  ac  brevissimus  bonarum  malarumque  re- 
«  rum  delectus ,  cogitare  quid  aut  nolueris  sub  alio 
((  principe,  aut  volueris*.  » 

^  Pjlut ARQUE,  Dicts  tiotablcs  des  roys  et  grands  capitaines,  §  22. 
*  Tacite,  Hist.  i,  16. 


ILIVRE  III,  CHAPITRE  VI.  l55 

Une  suite  de  ce  défaut  de  cohérence  est  l'incon- 
stance .  du  gouvernement  royal ,  qui ,  se  réglant 
tantôt  sur  un  plan  et  tantôt  sur  un  autre,  selon  le 
caractère  du  prince  qui  règne  ou  des  gens  qui 
régnent  pour  lui ,  ne  peut  avoir  long-temps  un  objet 
fixe  ni  une  conduite  conséquente  :  variation  qui  rend 
toujours  l'état  flottant  de  maxime  en  maxime,  de 
projet  en  projet,  et  qui  n'a  pas  lieu  dans  les  autres 
gouvernements,  où  le  prince  est  toujours  le  même. 
Aussi  voit-on  qu'en  général ,  s'il  y  a  plus  de  ruse 
dans  une  cour,  il  y  a  plus  de  sagesse  dans  un  sénat , 
et  que  les  républiques  vont  à  leurs  fins  par  des  vues 
plus  constantes  et  mieux  suivies;  au  lieu  que  chaque 
révolution  dans  le  ministère  en  produit  une  dans 
l'état,  la  maxime  commune  à  tous  les  ministres,  et 
presque  à  tous  les  rx)is,  étant  de  prendre  eir  toute 
chose  le  contre-pied  de  leur  prédécesseur. 

De  cette  même  incohérence  se  tire  encore  la  so- 
lution d'un  sophisme  très -familier  aux  politiques 
royaux;  c'est  non-seulement  de  comparer  le  gou- 
vernement civil  au  gouvernement  domestique ,  et 
le  prince  au  père  de  famille;  erreur  déjà  réfutée, 
mais  encore  de  donner  Ubéralement  à  ce  magistrat 
toutes  les  vertus  dont  il  aurait  besoin ,  et  de  sup- 
poser toujours  que  le  prince  est  ce  qu'il  devrait 
être  :  supposition  à  l'aide  de  laquelle  le  gouverne- 
ment royal  est  évidemment  préférable  à  tout  autre , 
parce  qu'il  est  incontestablement  le  plus  fort,  et 
que,  pour  être  anssi  le  meilleur,  il  ne  lui  manque 
qu'une  volonté  de  corps  plus  conforme  à  la  volonté 
générale. 


l56  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

Mais  si,  selon  Platon*,  le  roi  par  nature  est  un 
personnage  si  rare,  combien  àjd  fois  la  nature  et  la 
fortune  concourront-elles  à  le  couronner?  Et  si  l'é- 
ducation royale  corrompt  nécessairement  ceux  qui 
la  reçoivent,  que  doit-on  espérer  d'une  suite  d'hom- 
mes élevés  pour  régner?  C'est  donc  bien  vouloir 
s'abuser  que  de  confondre  le  gouvernement  royal 
avec  celui  d'un  bon  roi.  Pour  voir  ce  qu'est  ce  gou- 
vernement en  lui-même,  il  faut  le  considérer  sous 
des  princes  bornés  ou  méchants  ;  car  ils  arriveront 
tels  au  trône,  ou  le  trône  les  rendra  tels. 

Ces  difficultés  n'ont  pas  échappé  à  nos  auteurs  ; 
mais  ils  n'en  sont  point  embarrassés.  Le  remède 
est,  disent-ils,  d'obéir  sans  murmure;  Dieu  donne 
les  mauvais  rois  dans  sa  colère ,  et  il  les  faut  sup- 
porter comme  des  châtiments  du  ciel.  Ce  discours 
est  édifiant,  sans  doute;  mais  je  ne  sais  s'il  ne  con- 
viendrait pas  mieux  en  chaire  que  dans  un  livre  de 
politique.  Que  dire  d'un  médecin  qui  promet  des 
miracles ,  et  dont  tout  l'art  est  d'exhorter  son  ma- 
lade à  la  patience?  On  sait  bien  qu'il  faut  souffrir 
un  mauvais  gouvernement  quand  on  l'a  :  la  ques- 
tion serait  d'en  trouver  un  bon. 

CHAPITRE  VII. 

Des  gouyernements  mixtes^ 

A  proprement  parler ,  il  n'y  se  point  de  gouver- 
nement simple.  Il  faut  qu'un  chef  unique  ait  des 

*  Voyez  le  dialogue  de  Platon,  précédemment  cité,  page  io8. 


LIVRE  III,  CHAPITRE  VU.  I  57 

magistrats  subalternes  ;  il  faut  qu'un  gouvernement 
populaire  ait  un  chef.  Ainsi,  dans  le  partage  de  la 
puissance  executive,  il  y  a  toujours  gradation  du 
grand  nombre  au  moindre ,  avec  cette  différence 
que  tantôt  le  grand  nombre  dépend  du  petit,  et 
tantôt  le  petit  du  grand. 

Quelquefois  il  y  a  partage  égal ,  soit  quand  les 
parties  constitutives  sont  dans  une  dépendance 
mutuelle,  comme  dans  le  gouvernement  d'Angle- 
terre; soit  quand  l'autorité  de  chaque  partie  est 
indépendante ,  mais  imparfaite ,  comme  en  Pologne. 
Cette  dernière  forme  est  mauvaise ,  parce  qu'il  n'y 
a  point  d'unité  dans  le  gouvernement,  et  que  l'é- 
tat manque  de  liaison. 

Lequel  vaut  le  mieux  d'un  gouvernement  simple 
ou  d'un  gouvernement  mixte?  Question  fort  agitée 
chez  les  politiques,  et  à  laquelle  il  faut  faire  la 
même  réponse  que  j'ai  faite  ci-devant  sur  toute 
forme  de  gouvernement. 

Le  gouvernement  simple  est  le  meilleur  en  soi , 
par  cela  seul  qu'il  est  simple.  Mais  quand  la  puis- 
sance executive  ne  dépend  pas  assez  de  la  législa- 
tive, c'est-à-dire ,  quand  il  y  a  plus  de  rapport  du 
prince  au  souverain  que  du  peuple  au  prince,  il 
faut  remédier  à  ce  défaut  de  proportion  en  divi- 
sant le  gouvernement  ;  car  alors  toutes  ses  parties 
n'ont  pas  moins  d'autorité  sur  les  sujets,  et  leur 
division  les  rend  toutes  ensemble  moins  fortes 
contre  le  souverain. 

On  prévient  encore  le  même  inconvénient  en 
établissant  des  magistrats  intermédiaires,  qui,  lais- 


l58  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

sant  le  gouvernement  en  son  entier ,  servent  seu- 
lement à  balancer  les  deux  puissances  et  à  main- 
tenir leurs  droits  respectifs.  Alors  le  gouvernement 
n'est  pas  mixte,  il  est  tempéré. 

On  peut  remédier  par  des  moyens  semblables  à 
l'inconvénient  opposé,  et,  quand  le  gouvernement 
est  trop  lâche,  ériger  des  tribunaux  pour  le  con- 
centrer :  cela  se  pratique  dans  toutes  les  démocra- 
ties. Dans  le  premier  cas ,  on  divise  le  gouverne- 
ment pour  l'affaiblir,  et  dans  le  second,  pour  le 
renforcer;  car  les  maximum  de  force  et  de  faiblesse 
se  trouvent  également  dans  les  gouvernements  sim- 
ples ,  au  lieu  que  les  formes  mixtes  donnent  une 
force  moyenne. 


CHAPITRE  VIII. 

Que  toute  forme  de  gouvernement  n'est  pas  propre  à  tout  pays. 

La  liberté ,  n'étant  pas  un  fruit  de  tous  les  cli- 
mats ,  n'est  pas  à  la  portée  de  tous  les  peuples.  Plus 
on  médite  ce  principe  établi  par  Montesquieu, 
plus  on  en  sent  la  vérité  ;  plus  on  le  conteste , 
plus  on  donne  occasion  de  l'établir  par  de  nouvelles 
preuves. 

Dans  tous  les  gouvernements  du  monde  la  per- 
sonne publique  consomme  et  ne  produit  rien.  D'où 
lui  vient  donc  la  substance  consommée?  Du  tra- 
vail de  ses  membres.  C'est  le  superflu  des  particu- 
liers qui  produit  le  nécessaire  du  public.  D'où  il 
suit  que  l'état  civil  ne  peut  subsister  qu'autant  que 


LIVRE  III,  CHAPITRE  VIII  l  39 

le  travail,  des  hommes  rend  au  -  delà  de  leurs  be- 
soins. 

Or,  cet  excédant  n'est  pas  le  même  dans  tous  les 
pays  du  monde.  Dans  plusieurs  il  est  considérable  ; 
dans  d'autres  médiocre,  dans  d'autres  nul,  dans 
d'autres  négatif.  Ce  rapport  dépend  de  la  fertilité 
du  climat,  de  la  sorte  de  travail  que  la  terre  exige, 
de  la  nature  de  ses  productions ,  de  la  force  de  ses 
habitants^  de  la  plus  ou  moins  grande  consomma- 
tion qui  leur  est  nécessaire ,  et  de  plusieurs  autres 
rapports  semblables  desquels  il  est  composé. 

D'autre  part,  tous  les  gouvernements  ne  sont 
pas  de  même  nature  ;  il  y  en  a  de  plus  ou  moins 
dévorants  ;  et  les  différences  sont  fondées  sur  cet 
autre  principe,  que,  plus  les  contributions  pu- 
bliques s'éloignent  de  leur  source,  et  plus  elles 
sont  onéreuses.  Ce  n'est  pas  sur  la  quantité  des  im- 
positions qu'il  faut  mesurer  cette  charge,  mais 
sur  le  chemin  qu'elles  ont  à  faire  pour  retourner 
dans  les  mains  dont  elles  sont  sorties.  Quand  cette 
circulation  est  prompte  et  bien  établie ,  qu'on  paie 
peu  ou  beaucoup ,  il  n'importe  ;  le  peuple  est  tou- 
jours riche ,  et  les  finances  vont  toujours  bien.  Au 
contraire,  quelque  peu  que  le  peuple  donne,  quand 
ce  peu  ne  lui  revient  point ,  en  donnant  toujours , 
bientôt  il  s'épuise  ;  l'état  n'est  jamais  riche  et  le 
peuple  est  toujours  gueux. 

Il  suit  de  là  que  plus  la  distance  du  peuple  au 
gouvernement  augmente,  et  plus  les  tributs  de- 
viennent onéreux  :  ainsi ,.  dans  la  démocratie,  le 
peuple  est  le  moins  chargé;  dans  l'aristocratie,  il 


l6o  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

Test  davantage  ;  dans  la  monarchie ,  il  porJ:e  le  plus 
grand  poids.  La  monarchie  ne  convient  donc  qu'aux 
nations  opulentes  ;  l'aristocratie  aux  états  médio- 
cres en  richesse  ainsi  qu'en  grandeur  ;  la  démocra- 
tie aux  états  petits  et  pauvres. 

¥fï  effet,  plus  on  y  réfléchit,  plus  on  trouve  en 
ceci  de  différence  entre  les  états  libres  et  les  mo- 
narchiques. Dans  les  premiers  tout  s'emploie  à  l'u- 
tilité commune  ;  dans  les  autres  les  forces  publiques 
et  particulières  sont  réciproques;  et  l'une  s'aug- 
mente par  l'affaiblissement  de  l'autre  :  enfin,  au 
lieu  de  gouverner  les  sujets  pour  les  rendre  heu- 
reux, le  despotisme  les  rend  misérables  pour  les 
gouverner. 

Voilà  donc,  dans  chaque  climat,  des  causes  na- 
turelles sur  lesquelles  on  peut  assigner  la  forme 
de  gouvernement  à  laquelle  la  force  du  climat 
l'entraîne,  et  dire  même  quelle  espèce  d'habitants 
il  doit  avoir. 

.  Les  lieux  ingrats  et  stériles,  où  le  produit  ne 
vaut  pas  le  travail,  doivent  rester  incultes  et  dé- 
serts ,  ou  seulement  peuplés  de  sauvages  :  les  lieux 
où  le  travail  des  hommes  ne  rend  exactement  que 
le  nécessaire  doivent  être  habités  par  des  peuples 
barbares;  tonte politie  y  serait  impossible  :  les  lieux 
où  l'excès  de  produit  sur  le  travail  est  médiocre 
conviennent  aux  peuples  libres  :  ceux  où  le  terroir 
abondant  et  fertile  donne  beaucoup  de  produit 
pour  peu  de  travail,  veulent  être  gouvernés  mo- 
narchiquement ,  pour  consumer  par  le  luxe  du 
prince  l'excès  du  superflu  des  sujets  ;  car  il  vaut 


LIVRE  III,  CHAPITRE  VIII.  l6l 

mieux  que  cet  excès  soit  absorbé  par  le  gouverne- 
ment que  dissipé  par  les  particuliers.  Il  y  a  des  ex- 
ceptions, je  le  sais  :  mais  ces  exceptions  mêmes  con- 
firment la  règle,  en  ce  qu'elles  produisent  tôt  ou 
tard  des  révolutions  qui  ramènent  les  choses  dans 
Tordre  de  la  nature. 

Distinguons  toujours  les  lois  générales  des  causes 
particulières  qui  peuvent  en  modifier  l'effet.  Quand 
tout  le  Midi  serait  couvert  dfe  républiques ,  et  tout 
le  Nord  d'états  despotiques ,  il  n'en  serait  pas  moins 
vrai  que,  par  l'effet  du  climat,  le  despotisme  con- 
vient aux  pays  chauds ,  la  barbarie  aux  pays  froids , 
et  la  bonne  politie  aux  régions  intermédiaires.  Je 
vois  encore  qu'en  accordant  le  principe ,  on  pourra 
disputer  sur  l'application  :  on  pourra  dire  qu'il  y 
a  des  pays  froids  très -fertiles,  et  des  méridionaux 
très-ingrats.  Mais  cette  difficulté  n'en  est  une  que 
pour  ceux  qui  n'examinent  pas  la  chose  dans  tous 
ses  rapports.  Il  faut,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  comp- 
ter ceux  des  travaux ,  des  forces ,  de  la  consomma- 
tion, etc. 

Supposons  que  de  deux  terrains  égaux  l'un  rap- 
porte cinq  et  l'autre  dix.  Si  les  habitants  du  pre- 
mier consomment  quatre  et  ceux  du  dernier  neuf, 
l'excès  du  premier  produit  sera  un  cinquième ,  et 
celui  du  second  un  dixième.  Le  rapport  de  ces  deux 
excès  étant  donc  inverse  de  celui  des  produits,  le 
terrain  qui  ne  produira  que  cinq  donnera  un  su- 
perflu double  de  celui  du  terrain  qui  produira  dix. 

Mais  il  n'est  pas  question  d'un  produit  double , 
et  je  ne  crois  pas  que  personne  ose  mettre  en  gé- 

R.    V.  Il 


l6a  DU  CjONTR\T  SOCIAL. 

lierai  U  fertilité  dps  pays  froids  ea  égalité  mêinf3 
avec  celle  des  pay§  chauds.  Toutefois  supposoiis 
cette  égalité  ;  laissons ,  si  l'on  veut ,  en  balance  l'An- 
gleterre avec  la  Sicile ,  et  la  Pologne  avec  l'Egypte  : 
plus  au  IVfidi ,  nous  aurons  l'Afrique  et  les  Indes , 
plus  au  Nord ,  nous  n'aurons  plus  rien.  Pour  cette 
égalité  de  produit,  quelle  différence  danj»  la  cul- 
ture !  En  Sicile  il  ne  faut  que  gratter  la  tierre  ;  en 
Angleterre  que  de  soins  pour  la  labourer!  Or,  \k 
où  il  faut  plus  de  bras-  pour  dpnper  le  même  pror 
duit ,  le  superfl^doit  être  nécessairepiieDt'moindre. 
Considérez,  outre  cela,  que  la  même  quantité 
d'hommes  çopsomnie  beaucoup  moins  dans  les 
pays  chauds.  Le  climat  demande  qu'on  y  soit  sobre 
pour  se  porter  bien  :  les  Européens  qui  veulent  y 
vivre  comme  chez  eux  périssent  tous  de  dyssen- 
terie  et  d'indigestion.  «  Nous  somrjaes ,  dit  Chardin , 
«  des  bêtes  carnassières ,  des  loups ,  en  comparai- 
«  son  des  Asiatiques.  Quelques  -  uns  attribuent  la 
«  sobriété  des  Persans  à  ce  que  l^ur  pays  e§t  moins 
«  cultivé;  et  moi,  je  crois  au  contraire  que  leur 
c<  pays  abonde  moins  en  denrées ,  parce  qu'il  en  faut 
«  moins  aux  habitants.  Si  leur  frugalité,  continq^- 
«  t-il,  était  un  effet  de  la  disette  du  pays,  il  n'y  au- 
c(  rait  que  les  pauvres  qui  mangeraient  peu ,  au  lieu 
«  que  c'est  généralement  tout  le  monde;  et  on  man^ 
a  gérait  plus  ou  moins  en  chaque  province ,  selon 
a  la  fertiUté  du  pays,  au  lieu  que  la  même  sobriété 
«  se  trouve  par  tout  le  royamne.  Ils  se  louent  fort 
c<  de  lem*  i?aanière  de  vivre,  disant  qu'il  ne  faut  que 
«  regarder  leur  teint  pour  reconnaître  combien  elle 


LIVRE  IIÎ,  CHAPITRE  VIII.  l63 

(c  est  plus  excellente  que  celle  des  chrétiens.  En 
«  effet ,  le  teint  des  Persans  est  uni  ;  ils  ont  la  peau 
a  belle,  fine,  et  polie;  au  lieu  que  le  teint  des  Ar- 
ec méniens ,  leurs  sujets ,  qui  vivent  à  l'européenne , 
(c  est  rude,  couperosé,  et  que  leurs  oorps  sont  gros 
«  et  pesants.  » 

Plus  on  approche  de  la  ligne,  plus  les  peuples 
vivent  de  peu.  Ils  ne  mangent  presque  pas  de 
viande  ;  le  riz ,  le  maïs ,  le  cuzcuz ,  le  mil ,  la  cas- 
save,  sont  leurs  aliments  ordinaires.  Il  y  a  aux 
Indes  des  millions  d'hommes  dont  la  ngurriture 
ne  coûte  pas  un  sou  par  jour.  Nous  voyons  en  Eu- 
rope même  des  dijfférences  sensibles  pour  l'appétit 
entre  les  peuples  du  Nord  et  ceux  du  Midi.  Un 
Espagnol  vivra  huit  jours  du  dîner  d'un  Allemand. 
Dans  les  pays  où  les  hommes  sont  plus  voraces, 
le  luxe  se  tourne  aussi  vers  les  choses  de  consom- 
mation :  en  Angleterre  il  se  montre  sur  une  table 
chargée  de  viandes;  en  Italie  on  vous  régale  de 
sucre  et  de  fleurs. 

Le  luxe  des  vêtements  offre  encore  de  sembla- 
bles différences.  Dans  les  climats  où  les  change- 
ments des  saisons  sont  prompts  et  violents,  on  a 
des  habits  meilleurs  et  plus  simples  ;  dans  ceux  où 
l'on  ne  s'habille  que  pour  la  parure,  on  y  cherche 
plus  d'éclat  que  d'utilité  ;  les  habits  eux-mêmes  y 
sont  .un  luxe.  A  Naples,  vous  verrez  tous  les  jours 
se  promener  au  Pausilype  des  hommes  en  veste 
dorée ,  et  point  de  bas.  C'est  la  même  chose  pour- 
les  bâtiments  :  on  donne  tout  à  la  magnificence 
quand  on  n'a  rien  à  craindre  des  injures  de  l'air. 

II. 


\ 


l64  DU  COI^R/lT  SOCIAL. 

A  paris,  à  Londres ,  on  veut  être  logé  chaudement 
et  commodément  :  à  Madrid  on  a  des  salons  su- 
perbes, mais  point  de  fenêtres  qui  ferment,  et  l'on 
couche  dans  des  nids  à  rats. 

Les  alimenta  sont  beaucoup  plus  substantiels  et 
succulents  dans  les  pays  chauds;  c'est  une  troi- 
sième différence  qui  ne  peut  manquer  d'influer 
sur  la  seconde.  Pourquoi  mange-t-on  tant  de  lé- 
gumes en  Italie?  parce  qu'ils  y  sont  bons,  nourris- 
sants, d'excellent  goût.  En  France,  oùils*ne  sont 
nourris  que  d'eau ,  ils  ne  nourrissent  point ,  et  sont 
presque  comptés  pour  rien  sur  les  tables  ;  ils  n'oc- 
cupent pourtant  pas  moins  de  terrain  et  coûtent 
du  moins  autant  de  peine  à  cultiver.  C'est  une  ex- 
périence faite  que  les  blés  de  Barbarie ,  d'ailleurs 
inférieurs  à  ceux  de  France,  rendent  beaucoup 
plus  en  farine,  et  que  ceux  de  France,  à  leur  tour, 
rendent  plus  que  les  blés  du  Nord.  D'où  l'on  peut 
inférer  qu'une  gradation  semblable  s'observe  gé- 
néralement dans  la  même  direction  de  la  ligne  au 
pôle.  Or  n'est-ce  pas  un  désavantage  visible  d'avoir 
dans  un  produit  égal  une  moindre  quantité  d'ali- 
ments ? 

A  toutes  ces  différentes  considérations  j'en  puis 
ajouter  une  qui  en  découle  et  qui  les  fortifie  ;  c'est 
que  les  pays  chauds  ont  moins  besoin  d'habitants 
que  les  pays  froids ,  et  pourraient  en  nourrir  davan- 
tage ;  ce  qui  produit  un  double  superflu  toujours 
à  l'avantage  du  despotisme.  Plus  le  même  nombre 
d'habitants  occupe  une  grande  surface,  plus  les 
révoltes  deviennent  difficiles ,  parce  qu'on  ne  peut 


LIVRE  m,  CHAPITRE  Vlll.  lOD 

se  concerter  ni  promptement  ni  secrètement,  et 
qu'il  est  toujours  facile  au  gouvernement  d'éventer 
les  projets  et  de  couper  les  communications.  Mais 
plus  un  peuple  nombreux  se  rapproche,  moins  le 
gouvernement  peut  usurper  sur  le  souverain  :  les 
chefs  délibèrent  aussi  sûrement  dans  leurs  cham- 
bres que  le  prince  dans  son  conseil,  et  la  foule  s'as- 
semble aussitôt  dans  les  places  que  les  troupes  dans 
leurs  quartiers.  L'avantage  d'un  gouvernement  ty- 
rannique  est  donc  en  ceci  d'agir  à  grandes  distances. 
A  l'aide  des  points  d'appui  qu'il  se  donne ,  sa  force 
augmente  au  loin  comme  celle  des  leviers  **.  Celle 
du  peuple ,  au  contraire ,  n'agit  que  concentrée  : 
elle  s'évapore  et  se  perd  en  s'étendant,  comme  l'ef- 
fet de  la  poudre  éparse  à  terre ,  et  qui  ne  prend  feu 
que  grain  à  grain.  Les  pays  les  moins  peuplés  sont 
ainsi  les  plus  propres  à  la  tyrannie  :  les  bêtes  fé- 
roces ne  régnent  que  dans  les  déserts. 

• 


CHABITRE  IX. 

Des  signes  d'un  bon  gouvernement. 

Quand  donc  on  demande  absolument  quel  est  le 
meilleur  gouvernement,  on  fait  une  question  inso- 

^  Ceci  ne  contredit  pas  ce  que  j'ai  dit  ci-devant,  liv.  ii,  ch.  ix, 
sur  les  inconvénients  des  grands  états  ;  car  il  s'agissait  là  de  l'autorité 
du  gouvernement  sur  ses  ftiembres ,  et  il  s'agit  ici  de  sa  force  contjie 
les  sujets.  Ses  membres  épars  lui  servent  de  point  d'appui  pour  agi^ 
au  loin  sur  le  ^uple ,  mais  il  n'a  nul  point  d'appui  pour  agir  direc 
tement  sur  ses  membres  mêmes.  Ainsi,  dans  l'un  des  cas,  la  longueur 
du  levier  en  fait  la  f&blesse ,  et  la  force  dans  l'autre  cas. 


l66  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

lubie  comme  indéterminée  ;  ou ,  si  l'on  veut ,  elle  a 
autant  de  bonnes  solutions  qu'il  y  a  de  combinai- 
sons possibles  dans  les  positions  absolues  et  rela- 
tives des  peuples. 

Mais  si  l'on  demandait  à  quel  signe  on  peut  con- 
naître qu'un  peuple  donné  est  bien  ou  mal  gou- 
verné ,  ce  serait  autre  chose ,  et  la  question  de  fait 
pourrait  se  résoudre. 

Cependant  on  ne  la  résout  point,  parce  que  cha- 
cun veut  la  résoudre  à  ^a  manière.  Les  sujets  van- 
tent la  tranquillité  publique,  les  citoyens  la  liberté 
des  particuliers;  l'un  préfère  la  sûreté  des  posses- 
sions, et  l'autre  celle  des  personnes;  l'un  veut  que 
le  meilleur  gouvernement  soit  le  plus  sévère ,  l'autre 
soutient  que  c'est  le  plus  doux;  celui-ci  veut  qu'on 
punisse  les  crimes,  et  celui-là  qu'on  les  prévienne  ; 
l'un  trouve  beau  qu'on  soit  craint  des  voisins ,  l'autre 
aime  mieux  qu'on  en  soit  ignoré  ;  l'un  est  content 
quand  l'argent  circule,  l'autre  exige  que  le  peuple 
ait  du  pain.  Quand  même  on  conviendrait  sur  ces 
points  et  d'autres  semblables,  en  serait -on  plus 
avancé  ?  Les  quantités  morales  manquant  de  me- 
sure précise,  fût-on  d'accord  sur  le  signe,  comment 
l'être  sur  l'estimation  ? 

Pour  moi,  je  m'étonne  toujours  qu'on  mécon- 
naisse un  signe  aussi  simple,  ou  qu'on  ait  la  mau- 
vaise foi  de  n'en  pas  convenir.  Quelle  est  la  fin  de 
l'association  politique  ?  c'est  la .  conservation  et  la 
prospérité  de  ses  membres.  Et  quel  est  le  signe 
le  plus  sûr  qu'ils  se  conservent  et  prospèrent? 
c'est  leur  nombre  et  leur  populaticm.  N'allez  donc 


LIVRE  III,  CHAPITRE  IX.  167 

pas  chercher  ailleurs  ce  signe  si  disputé.  Toute 
chose  d'ailleurs  égale,  le  gouvernement  sous  lequel, 
sans  moyens  étrangers,  sans  naturalisations,  sans 
colonies ,  les  citoyens  peuplent  et  multiplient  da- 
vantage, est  infailliblement  le  meilleur.  Celui  sous 
lequel  un  peuple  diminue  et  dépérit  est  le  pire. 
Calculateurs,  c'est  maintenant  votre  affaire;  comp- 
tez ,  mesurez ,  comparez  '', 

^  On  doit  juger,  sur  le  même  principe,  des  siècles  qui« méritent 
la  préférence  pour  la  prospérité  du  genre  humain.  On  a  trop  admiré 
ceux  où  l'on  a  vu  fleurir  les  lettres  et  les  arts ,  sans  pénétrer  l'objet 
secret  de  leur  culture ,  sans  en  considérer  le  funeste  effet  :  idque 
apud  împerttos  humamtas  uocabatur  ^  cum  pars  setvitutis  esset  .  Ne 
verrons  -  nous  jamais  dans  ïes  maximes  des  livres  fintérét  grossier 
qui  fait  parler  les  atiteilrs?  Nofn  j  quoi  qu'ils  en  puisseAf'dire,  quand, 
malgré  son  éclat,  un  pays  se  dépeuple,  il  n'est  pas  vrai  que  tout 
aille  bien;  et  il  ne  suffît  pas  qu'un  poète  ait  cent  mille  livres  de 
rente  pour  que  son  siècle  soit  le  meilleaf  de  tous.  Il  faut  lAoinii 
regarder  au  repos  apparent  et  à  la  tranquillité  des  chefs,  qu^an 
bien-être  des  nations  entières,  et  surtout  des  états  les  plus  nombreux. 
La  grêle  désole  quelques  cantons,  mais  elle  fait  rarement  disette. 
Lés  émeutes,  les  guerres  civiles,'  efEsu'ouchent  beaucoup  les  chefs; 
mais  elles  ne  font  pas  les  vrais  malheiurs  des  peuples ,  qui  peuvent 
même  avoir  du  relâche ,  tandis  qu'on  dispute  à  qui  les  tyrannisera. 
C'est  de  leur  état  permanent  que  naissent  lenrs  prospérités  ou  leurs 
calamités  réelles:  quand  tout  reste  écrasé  sous  le  joug,  c'est  alors 
que  tout  dépérit;  c*est  alors  que  les  chefs,  les  détruisant  à  leur  aise, 
ubi  solitudinem  faciunt^  ^cem  appéllant*  .  Quand  les  tracasseries  des 
grands  agitaient  lé  royaume  de  France,  et  Cpie  le  coadjutear  de  Paris 
portait  au  parlement  un  poignard  dans  sa  poche,  cela  n'empêchait 
pas  que  le  peuple  français  ne  vécût  heureux  et  nombreux  dans  une 
honnête  et  libre  aisance:  Autrefois  la  Grèce  flotissait  an  sein  des 
plus  cruelles  guerres  ;  le  sang  y  coulait  à  flots ,  et  tout  le  pays  était 
couvert  d'hommes.  Il  semblait,  dit  Machiavel,  qu'au  milieu  des 
meurtres,  déis  proscriptioiiKs,  des  guerres  civiles,  notre  répiibfique 
en  devînt  plus  puissante;  la  vertu  de  ses  citoyens,  leurs  mœurs, 
leur  indépendance,  avaient  plus  d'effet  pour  la  renforcer,  que  toutes 
ses  dissensions  n'en  avaient  pour  l'affedblir.  Un  peu  d'agitation  donniï 
du  ressort  aux  aïnes,  et  ce  qui  fait  vraiment  prospérer  l'espèce  est 
moins  la  paix  que  la  liberté. 

*Tac.,  Agrie.  21. — **Tac.,  Agric.  3i. 


4 

k 


68  DU  CONTRAT  SOCIAL. 


CHAPITRE  X. 

De  l*abus  du  gouvernement ,  et  de  sa  pente  à  dégénérer. 

Comme  la  volonté  particulière  agit  sans  cesse 
contre  la  volonté  générale,  ainsi  le  gouvernement 
fait  un  effort  continuel  contre  la  souveraineté.  Plus 
cet  effort  augmente,  plus  la  constitution  s*altère  ;  et, 
comme  il  n'y  a  point  ici  d'autre  volonté  de  corps 
qui ,  résistant  à  celle  du  prince ,  fasse  équilibre  avec 
elle,  il  doit  arriver  tôt  ou  tard  que  le  prince  op- 
prime enfin  le  souverain  et  rompe  le  traité  social. 
C'est  là  le  vice  inhérent  et  inévitable  qui ,  dès  la 
naissance  du  corps  politique,  tend  sans  relâche  à 
le  détruire,  de  même  que  la  vieillesse  et  la  mort 

détruisent  enfin  le  corps  de  ^hon^me. 

Il  y  a  deux  voies  générales  par  lesquelles  un  gou- 
vernement dégénère  :  savoir,  quand  il  se  resserre, 
ou  quand  l'état  se  dissout. 

Le  gouvernement  se  resserre  quand  il  passe  du 
grand  nombre  au  petit,  c'est-à-diia  de  la  démocratie 
à  l'aristocratie ,  et  de  l'aristocratie  à  la  royauté. 
C'est  là  son  inclinaison  naturelle  *.  S'il  rétrogradait 
du  petit  nombre  au  grand ,  on  pourrait  dire  qu'il 
se  relâche  :  mais  ce  progrès  inverse  est  impossible. 

En  effet ,  jamais  le  gouvernement  ne  change  de 

^  La  formation  lente  et  le  progrès  de  la  république  de  Venise 
dans  ses  lagunes  ofïrent  un  exemple  notable  de  cette  succession  ;  et  il 
est  bien  étonnant  que,  depuis  plus  de  douze  cents  ans,  les  Vénitiens 
semblent  n'en  être  encore  qu'au  second  terme ,  lequel  commença  au 
Serrar  di  consiglio^  en  1 198.  Quant  aux  anciens  ducs  qu'on  leur  re« 


LIVRE  III,  CHAPITRE  X.  169 

forme  que  quand  son  ressort  usé  le  laisse  trop  af- 
faibli pour  pouvoir  conserver  la  sienne.  Or,  s'il  se 
relâchait  encore  en  s'étendant ,  sa  flirce  deviendrait 
tout-à-fait  nulle,  et  il  subsisterait  encore  moins.  Il 
faut  donc  remonter  et  serrer  le  ressort  à  mesure 
qu'il  cède  :  autrement  l'état  qu'il  soutient  tombe- 
rait en  ruine. 

Le  cas  de  la  dissolution  de  l'état  peut  arriver  de 
deux  manières. 

Premièrement ,  quand  le  prince  n'administre  plus 
l'état  selon  les  lois,  et  qu'il  usurpe  le  pouvoir  sou- 
verain. Alors  il  se  fait  un  changement  remarquable  ; 
c'est  que,  non  pas  le  gouvernement,  mais  l'état  se 
resserre  :  je  veux  dire  que  le  grand  état  se  dissout, 
et  qu'il  s'en  forme  un  autre  dans  celui-là  ,^  composé 

proche ,  quoi  qu'en'  puisse  dire  .le  Squittinîo  délia  lièertà  'veneta  *  »  il 
est  prouyé  qu'ils  n'ont  point  été  leurs  souverains. 

On  ne  manquera  pa&  de  m'objecter  la  république  romaine ,  qui 
suivit  y  dira-t-on ,  un  progrès  tout  contraire ,  passant  de  la  monar- 
chie à  l'aristocratie ,  et  de  l'aristocratie  à  la  démocratie.  Je  suis  bien 
éloigné  d'en  penser  ainsi. 

Le  premier  établissement  de  Romulus  fut  un  gouyemement  mixte , 
qui  dégénéra  promptement  en  despotisme.  Par  des  causes  particu- 
lières ,  l'état  périt  ayant  le  temps ,  comme  on  voit  moury*  un  nou- 
"veau  -  né  ayant  d'ayoir  atteint  l'âge  d'homme.  L'expulsion  des  Tar- 
quins  fiit  la  yéritable  époque  de  la  naissance  de  la  république.  Mais 
elle  ne  prit  pas  d'abord  une  forme  constante ,  parce  qu'on  ne  fit  que 
la  moitié  de  l'ouvrage  en  n'abolissant  pas  le  patriciat.  Car ,  de  cette 
manière,  l'aristocratie  héréditaire,  qui  est  la  pire  des  administrations 
légitimes ,  restant  en  conflit  avec  la  démocratie ,  la  forme  du  gou- 

*  C'est  le  titre  d'un  ouvrage  anonjrme  publié  en  i6ia ,  et  qui  fit  à  Veiiise 
beaucoup  de  bruit  quand  il  parut.  Le  but  de  cet  ouvrage  était ,  en  établissant 
le  droit  des  empereurs  sur  Venise,  de  prouver  que  rindéi>endance  de  cette  ré- 
publique n*était  qu'une  chimère ,  et  que  sa  prétention  à  Tempire  de  la  mer  n*ctait 
pas  mieux  fondée.  >—«S^iu//i>Mb  ou  squittino  signifie  proprement  assemblée  pour 
élire  au  scrutin ,  et  se  prend  souvent  pour  exprimer  le  scrutin  même.  Ici  il  8i« 
gnifie  examen ,  discussion. 


170  Dt  CONTRAT  SOCIAL. 

seuletïient  des  membres  du  gouvernement,  et  qui 
n'est  plus  rien  au  reste  du  peilple  que  sonmaître  et 
son  tyran.  De  ^rte  qu'à  l'instant  que  le  gouverne- 
ment usurpe  là  souveraineté ,  le  pacte  social  est 
rompu;  et  tous  les  simples  citoyens,  rentrés  de 
droit  dans  leur  liberté  naturelle ,  sont  forcés ,  mais 
non  pas  obligés  d'obéir. 

Le  même  cas  arrive  aussi  quand  les  membres 
du  gouvernement  usurpent  séparément  le  pouvoir 
qu'ils  ne  doivent  exercer  qu'en  corps  ;  ce  qui  n'est 
pas  une  moindre  infraction  des  lois,  et  produit 
encore  un  plus  grand  désordre.  Alors  on  a ,  potir 
ainsi  dire,  autant  de  princes  que  de  magistrats,  et 
l'état,  non  moins  divisé  que  le  gouvernement,  périt 
ou  change  de  forme. 

vernemeïit  toujours  incertaine  et  flottante  ne  fiit  ûjcée  ,•  cîoilimê  Ta 
prouvé  Machiavel ,  qu'à  rétablissement  des  tribuns  ;  aioris  utilement 
il  y  eut  un  vrai  gouvernement  et  une  véritable  démocratie.  En  effet, 
le  peuple  alors  n'était  pas  seulement  souverain ,  mais  aussi  niagistrat 
et  juge;  le  sénat  n'était  qu'un  tribunal  en  soàs-ordre,  pour  tetfrpé- 
rer  et  concentrer  le  gouvernement  ;  et  les  consuls  eux-mêmes ,  bien 
que  patriciens ,  bien  que  premiers  magistrats ,  bien  que  généraux 
absolus  à  la  guerre ,  n'étaient  à  Rome  que  les  pi^ésidents  du  peuple. 

Dès-Ion  on  vit  aussi  le  gouvcrném^t  prendre  sa  pente  naturelle 
et  tendre  fortement  à  l'aristocratie.  Le  patriciat  s'abolissant  cortnné 
de  lui-même,  l'aristocratie  n'était  plus  dans  le  corps  des  patriciens 
comme  elle  est  à  Venise  et  *  Gènes  ,•  mais  dans  le  corps  du  sénat , 
composé  de  patriciens  et  de  plébéiens ,  même  dartïs  le  coi*ps  des  tri- 
buns quand  ris  commencèrent  d'usurper  une  puissance  active  :  car 
les  mots  ne  font  rien  aux  choses  ;  et  quand  le  peuple  a  des  chefs 
qui  gouvernent  pour  lui ,  quelque  nom  que  portent  ces  chefs ,  c'est 
toujours  une  aristocratie. 

De  l'abus  de  l'aristocratie  naquirent  les  guerres  civiles  et  le  trium- 
virat. Sylla ,  Jules  César ,  Auguste ,  devinrent  dans  le  fait  de  véri- 
tables monarques  ;  et  enfin ,  sous  le  despotisme  de  Tibère ,  l'état  fut 
dissous.  L'histoire  romaine  ne  dément  donc  pas  mon  principe.:  elle 
le  confirme. 


LIVRE  III,  CHAPITRE  X.  I7I 

Quand  l'état  se  dissout ,  l'abus  du  gouvernement, 
quel  qu'il  soit,  prend  le  nom  commun  d'anarchie. 
En  distinguant ,  la  démocratie  dégénère  en  ochlo- 
cratie\f  l'aristocratie  en  oligarchie  :  j'ajouterais  que 
la  royauté  dégénère  en  tyrannie;  mais  ce  dernier 
mot  est  équivoque  et  demande  explication. 

Dans  le  sens  vulgaire ,  un  tyran  est  un  roi  qui 
gouverne  avec  violence  et  sans  égard  à  la  justice  et 
aux  lois.  Dans  le  sens  précis,  tin  tyran  est  un  par- 
ticulier qui  s'arroge  l'autorité  royale  sans  y  avoir 
droit.  C'est. ainsi  que  les  Grecfe  entendaient  ce  mot 
de  tyran  :  ils  le  donnaient  indifféremment  aux  bons 
et  ^ux  mauvais  princes  dont  l'autorité  n'était  pas 
légitime"*.  Ainsi  tyran  et  usurpateur  sont  deux  mots 
parfaitement  synonymes. 

Pour  donner  différents  nditis  à  différentes  choses, 
j'appelle  tyran  l'usurpateur  de  l'autorité  royale,  et 
despote  l'usurpateur  du  pouvoir  souverain.  Le  tyran 
est  celui  qui  s'ingère  coïltrel  les  lois  à  gouveï^ner 
selon  les  lois;  le  despote  est  celui  qui  se  met  au-» 
dessus  des  lois  mêmes.  Ainsi  le  tyran  peut  n'être 
pas  despote,  mais  le  despote  est  toujours  tyran. 

^  Omîtes  enim  et  habentur  et  dicuntur  tyranm ,  qui  potestate  utuntur 
pefpetud  in  ed  cipitate  quœ  libertate  Usa  est.  Corn.  Nep. ,  in  Miltîad. , 
cap.  8.  —  n  est  vrai  qu'Aristote,  Màr,  JSicom, ,  liv.  vin ,  c.  10 ,  dis- 
tingue le  tyran  du  roi,  en  ce  que  le  premier  gouverne  pour  sa  propre 
utilité ,  et  le  second  seulement  pour  l'utilité  de  ses  sujets  ;  mais , 
Qutre  que  généralement  tous  lès  àiltetltà  grecs  ont  p^is  le  mot  tymn 
dans  un  autre  sens^  comme  il  paraît  surtout  par  le  Hiéron  de  Xéno- 
phon,  il  s'ensuivrait  de  la  distinction  d'Aristote,.  que,  depuis  le 
commencement  du  monde ^  il  n'âotâit  pas  encore  existé  un  seul  roi. 


172  DU  CONTRAT  SOCIAL. 


CHAPITRE  XI. 

De  la  mort  du  corps  politique. 

Telle  est  la  pente  naturelle  et  inévitable  des  gou- 
vernements les  mieux  constitués.  Si  Sparte  et  Rome 
ont  péri,  quel  état  peut  espérer  de  durer  toujours? 
Si  nous  voulons  former  un  établissement  durable , 
ne  songeons  donc  point'  à  le  rendre  éternel.  Pour 
réussîir,  il  ne  faut  pas  tenter  l'impossible,  ni  se 
flatter  de  donner  à  l'ouvrage  des  hommes  une  soli- 
dité que  les  choses  humaines  ne  comportent  «pas. 

Le  corps  pohtique,  aussi -bien  que  le  corps  de 
l'homme,  commence  à  mourir  dès  sa  naissance ,  et 
porte  en  lui-même  les  causes  de  sa  destruction. 
Mais  l'un  et  l'autre  peut  avoir  une  constitution  plus 
ou  moins  robuste  et  propre  à  le  conserver  plus  ou 
moins  long-temps.  La  constitution  de  l'homme  est 
.l'ouvrage  de  la  nature;  celle  de  l'état  est  l'ouvrage 
de  l'art.  Il  ne  dépend  pas  des  hommes  de  prolonger 
leur  vie ,  il  dépend  d'eux  de  prolonger  celle  de  l'état 
aussi  loin  qu'il  est  possible, en  lui  donnant  la  meil- 
leure constitution  qu'il  puisse  avoir.  Le  mieux  con- 
stitué finira ,  mais  plus  tard  qu'un  autre ,  si  nul  ac- 
cident imprévu  n'amène  sa  perte  avant  le  temps. 

Le  principe  de  la  vie  politique  est  dans  l'autorité 
souveraine.  La  puissance  législative  est  le  cœur  de 
l'état ,  la  puissance  executive  en  est  le  cerveau ,  qui 
donne  le  mouvement  à  toutes  les  parties.  Le  cer- 
veau peut  tomber  en  paralysie  et  l'individu  vivre 


LIVRE  m,  CHAPITRE  XI.  l'J^ 

encore.  Un  homme  reste  imbécile  et  vit  :  mais  sitôt 
que  le  cœur  a  cessé  ses  fonctions,  l'animal  est  mort. 

Ce  n'est  point  par  les  lois  que  l'état  subsiste ,  c'est 
par  le  pouvoir  législatif.  La  loi  d'hier  n'oblige  pas 
aujourd'hui  :  mais  le  consentement  tacite  est  pré- 
sumé du  silence,  et  le  souverain  est  censé  confirmer 
incessamment  les  lois  qu'il  n'abroge  pas,  pouvant 
le  faire.  Tout  ce  qu'il  a  déclaré  vouloir  une  fois ,  il 
le  veut  toujours,  à  moins  qu'il  ne  le  révoque. 

Pourquoi  donc  porte-t-on  tant  de  respect  aux 
ancieni^es  lois?  C'est  pour  cela  même.  On  doit  croire 
qu'il  n'y  a  que  l'excellence  des  volontés  antiques  qui 
les  ait  pu  conserver  si  long-temps:  si  le  souverain 
ne  les  eût  reconnues  constamment  salutaires ,  il  les 
eût  mille  fois  révoquées.  Voilà  pourquoi,  loin  de 
s'affaiblir ,  les  lois  acquièrent  sans  cesse  une  force 
nouvelle  dans  tout  état  bien  constitué;  le  préjugé 
de  l'antiquité  les  rend  chaque  jour  plus  vénérables  : 
au  lieu  que  partout  où  les  lois  s'affaibhssent  en  vieil- 
lissant ,  cela  prouve  qu'il  n'y  a  plus  de  pouvoir  lé- 
gislatif, et  que  l'état  ne  vît  plus. 

CHAPITRE  XII. 

Comment  se  maintient  l'autorité  souveraine. 

Le  souverain,  n'ayant  d'autre  force  que  la  puis- 
sance législative ,  n'agit  que  par  des  loiS  ;  et  les  lois 
n'étant  que  des  actes  authentiques  de  la  volonté 
générale,  le  souverain  ne  saurait  agir  que  quand  le 
peuple  est  assemblé.  I^e  peuple  assemblé,  dira-t-on  ; 


174  Ï>U  CONTRAT  SOCIAL. 

quelle  chimère  !  C*est  une  chimère  aujourd'hui  ; 
mais  ce  n'en  était  pas  une  il  y  a  deux  mille  ans.  Les 
hommes  ont-ils  changé  de  nature? 

^Le3  bornes  du  possible,  dans  les  choses  .morale», 
sont  moins  étroites  que  nous  ne  pensons  :  ce  sont 
nos  faiblesses,  nos  vices ,  nos  préjugés,  qui  les  ré- 
trécissent. Les  âmes  basses  ne  croient  point  aux 
grands  homm^  :  de  vils  esclaves  sourient  d'un  air 
moqueur  à  ce  mot  de  liberté. 

Car  ce  qui  s'est  fait  considérons  ce  qui  se  peut 
faire.  Je  ne  parlerai  pas  des  anciennes  républiques 
de  la  Grèce;  mais  la  répubUque  romaine  était,  ce 
me  semble,  un  grand  état,  et  la  ville  de  Rome  ime 
grande  ville.  JL.e  dernier  cens  donna  dans  Rome 
quatre  cent  mille  citoyens  portant  armes,  et  le  der- 
nier dénombrement  de  l'empire  plus  de  quatre 
millions  de  citoyens,  sans  compter  les  sujets,  les 
étrangers,  les  femmes,  les  enfants,  les  esclaves. 

Quelle  difficulté  n'imaginerait-on  pas  d'assembler 
fréquemment  le  peuple  immense  de  cette  capitale 
et  de  ses  environs!  Cependant  il  se  passait  peu  de 
semaines  que  le  peuple  romain  ne  fût  assemblé,  et 
même  plusieurs  fois.  Non-seulement  il  exerçait  les 
droits  de  la  souveraineté,  mais  une  partie  de  ceux 
du  gouvernement.  Il  traitait  certaines  affaires,  il 
jugeait  certaines  causes,  et  tout  ce  peuple  était  sur 
la  place  publique  presque  aussi  souvent  magistrat 
que  citoyen. 

En  remontant  aux  premiers  temps  des  nations , 
on  trouverait  que  la  plupart  des  anciens  gouver- 
nements ,  ménju^  monarchiques ,  tels  que  ceux  des 


LIVRJE  III,  GH4.PITa^  X|I.  175 

Macédoniens  et  des  Francs,  avaient  de  semblables 
conseils.  Quoi  qu'il  en  soit ,  ce  seul  fait  incontes- 
table répond  à  toutes  les  difficultéâ  :  de  l'existant 
au  possible  la  conséquence  me  paraît  bonne. 


CHAPITRE   XIII. 

Suite. 

Il  ne  suffit  pas  que  le  peuple  assemblé  ait  une 
fois  fixé,  la  constitution  de  l'état  en  donnant  la  sanc- 
tion à  un  corps  de  lois  ;  il  ne  suffit  pas  qu'il  ait  étar 
bli  un  gouvernement  perpétuel,  ou  qu'il  ait  pourvu 
une  fois  pour  toutes  à  l'élection  des  magistrats  : 
outre  les  assemblées  extraordinaires  que  des  cas 
imprévus  peuvent  exiger,  il  faut  qu'il  y  en  ait  de 
fixes  et  de  périodiques  que  rien  ne  puisse  abolir  ni 
proroger  ,  tellement  qu'au  jour  marqué  le  peuple 
soit  légitimement  convoqué  par  la  loi ,  sans  qu'il 
soit  besoin  pour  cela  d'aucune  autre  convocation 
formelle. 

Mais,  hors  de  ces  assemblées  juridiques  par  leur 
seule  date,  toute  assemblée  du  peuple  qlii  n'aura 
pas  été  convoquée  par  les  magistrats  préposés  ^ 
cet  effet ,  et  selo^  les  formes  prescrites ,  doit  être 
lenve  pour  illégitime ,  et  tout  ce  qui  s'y  fait  pour 
nul ,  parce  que  l'ordre  mémo  de  s'assembler  doit 
émaner  de  la  loi. 

Quant  aux  retours  plus  ou  moins  fréquents  dea 
assemblées  légitimes ,  ils  dépendent  de  tant  de 
considérations  qu'on  ne  saurait  donner  là  -  dessus 


176  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

de  règles  précises.  Seulement  on  peut  dire  en  gé- 
néral que ,  plus  le  gouvernement  a  de  force ,  plus 
le  souverain  doit  se  montrer  fréquemment. 

Ceci ,  me  dira-t-on ,  peut  être  bon  pour  une  seule 
ville;  mais  que  faire  quand  l'état  en  comprend  plu- 
sieurs ?  Partagera-t-on  l'autorité  souveraine  ?  ou 
bien  doit-on  la  concentrer  dans  une  seule  ville  et 
assujettir  tout  le  reste? 

Je  réponds  qu'on  ne  doit  faire  ni  l'un  ni  l'autre. 
Premièrement ,  l'autorité  souveraine  est  simple  et 
une  ^  et  l'on  ne  peut  la  diviser  sans  la  détruire.  En 
second  lieu,  une  ville,  non  plus  qu'une  nation,  ne 
peut  être  légitimement  sujette  d'une  autre ,  parce 
que  l'essence  du  corps  politique  est  dans  l'accord 
de  l'obéissance  et  de  la  liberté ,  et  que  ces  mots  de 
sujet  et  de  souverain  sont  des  corrélations  iden- 
tiques dont  l'idée  se  réunit  sous  le  seul  mot  de 
citoyen. 

Je  réponds  encore  que  c'est  toujours  un  mal 
d'unir  plusieurs  villes  en  une  seule  cité  ;  et  que  , 
voulant  faire  cette  union ,  l'on  ne  doit  pas  se  flatter 
d'en  éviter  les  inconvénients  naturels.  Il  ne  faut 
point  objecter  l'abus  des  grands  états  à  celui  qui 
n'en  veut  que  de  petits.  Mais  comment  donner 
aux  petits  états  assez  de  force  pour  résister  aux 
grands  ?  Comme  jadis  les  villes  grecques  résis- 
tèrent au  grand  roi ,  et  comme  plus  récemment 
la  Hollande  et  la  Suisse  ont  résisté  à  la  maison 
d'Autriche. 

Toutefois ,.  si  Ton  ne  peut  réduire  l'état  à  de 
justes  bornes ,  il  reste  encore  une  ressource  ;  c'est 


LIVRE  III,  CHAPITRE  XIII.  I77 

de  n*y  point  souffrir  de  capitale ,  de  faire  siéger  le 
gouvernement  alternativement  dans  chaque  ville  , 
et  d'y  rassembler  aussi  tour -à- tour  les  états  du 
pays. 

Peuplez  également  le  territoire ,  étendez-y  par- 
tout les  mêmes  droits  ,  portez -y  partout  l'abon- 
dance et  la  vie  ;  c'est  ainsi  que  l'état  deviendra 
tout  à  la  fois  le  plus  fort  et  le  mieux  gouverné 
qu'il  soit  possible.  Souvenez-vous  que  les  murs  des 
villes  ne  se  forment  que  du  débris  des  maisons  des 
champs.  A  chaque  palais  que  je  vois  élever  dans 
la  capitale,  je  crois  voir  mettre  en  masures  tout 
un  pays. 


CHAPITRE  XIV. 

Suite. 

A  l'instant  que  le  peuple  est  légitimement  as- 
semblé en  corps  souverain ,  toute  juridiction  du 
gouvernement  cesse,  la  puissance  executive  est 
suspendue ,  et  la  personne  du  dernier  citoyen  est 
aussi  sacrée  et  inviolable  que  celle  du  premier  ma- 
gistrat, parce  qu'où  se  trouve  le  représenté  il  n'y 
a  plus  de  représentant.  La  plupart  des  tumultes 
qui  s'élevèrent  à  Rome  dans  les  comices  vinrent 
d'avoir  ignoré  ou  négligé. cette  règle.  Les -consuls 
alors  n'étaient  que  les  présidents  du  peuple  ;  les 
tribuns ,  de  simples  orateurs  "*  :  le  sénat  n'était  rien 
du  tout* 

*^  A  pen  près  selon  le  sens  qu'on  donne  à  ce  nom  dans  le  parle- 
R.  V.  12 


178  DTJ  CONTRAT  SOCIAL. 

Ces  intervalles  de  suspension  où  le  prince  re- 
connaît ou  doit  reconnaître  un  supérieur  actuel , 
lui  ont  toujours  été  redoutables  ;  et  ces  assemblées 
du  peuple ,  qui  sont  l'égide  du  corps  politique  et 
le  frein  du  gouvernement,  ont  été  de  tout  temps 
l'horreur  deis  chefs  :  aussi  n'épargnent -ils  jamais 
ni  soins ,  ni  objections,  ni  difficultés,  ni  promesses, 
pour  en  rebuter  les  citoyens.  Quand  ceux-ci  sont 
avares ,  lâches  ,  pusillanimes  ,  plus  amoureux  du 
repos  que  de  la  liberté ,  ils  ne  tiennent  pas  long- 
temps contre  les  efforts  redoublés  du  gouverne- 
ment :  c'est  ainsi  que ,  la  force  résistante  augmen- 
tant sans  cesse ,  l'autorité  souveraine  s'évanouit  à  la 
fin ,  et  que  la  plupart  des  cités  tombent  et  périssent 
avant  le  temps. 

Mais  entre  l'autorité  souveraine  et  le  gouverne- 
ment arbitraire  il  s'introduit  quelquefois  un  pou- 
voir moyen  dont  il  faut  parler. 

CHAPITRE  XV. 

Des  députés  ou  représentants. 

Sitôt  que  le  service  public  cesse  d'être  la  princi- 
pale affaire  des  citoyens ,  et  qu'ils  aiment  mieux 
servir  de  leur  bourse  que  de  leur  personne ,  l'état 
est  déjà  près  de  sa  ruine.  Faut-il  marcher  au  com- 
bat ,  ils  paient  des  troupes  et  restent  chez  eux  ; 
faut-il  aller  au  conseil ,  ils  nomment  des  députés  et 

ment  d'Angleterre.  La  ressemblance  de  ces  emplois  eût  mis  en  con- 
flit les  consuls  et  les  tribuns ,  quand  même  toute  juridiction  eût  été 
suspendue. 


LIVRE  III,  CHAPITRE  XV.  I79 

restent  chez  eux.  A  force  de  paresse  et  d'argent,  ils 
ont  enfin  des  soldats  pour  asservir  la  patrie ,  et  des 
représentants  pour  la  vendre. 

C'est  le  tracas  du  commerce  et  des  arts ,  c'est 
l'avide  intérêt  du  gain ,  c'est  la  mollesse  et  l'amour 
des  commodités  ,  qui  changent  les  services  per- 
sonnels en  argent.  On  cède  une  partie  de  son  profit 
pour  l'augmenter  à  son  aise.  Donnez  de  l'argent,  / 
et  bientôt  vous  aurez  des  fers.  Ce  mot  de  finance 
est  un  mot  d'esclave  ;  il  est  inconnu  dans  la  cité. 
Dans  un  état  vraiment  libre ,  les  citoyens  font  tout 
avec  leurs  bras ,  et  rien  avec  de  l'argent  ;  loin  de 
payer  pour  s'exempter  de  leurs  devoirs ,  ils  paie- 
raient pour  les  remplir  eux-mêmes.  Je  suis  bien 
loin  des  idées  communes  ;  je  crois  les  corvées  moins 
contraires  à  la  liberté  que  les  taxes. 

Mieux  l'état  est  constitué ,  plus  les  affaires  pu- 
bliques l'emportent  sur  les  privées ,  dans  l'esprit 
des  citoyens.  Il  y  a  même  beaucoup  moins  d'af- 
faires privées ,  parce  que  la  somme  du  bonheur 
commun  fournissant  une  portion  plus  considérable 
à  celui  de  chaque  individu ,  il  lui  en  reste  moins 
à  chercher  dans  les  soins  particuliers.  Dans  une  cité 
bien  conduite  chacun  vole  aux  assemblées  ;  sous 
un  mauvais  gouvernement  nul  n'aime  à  faire  un 
pas  pour  s'y  rendre ,  parce  que  nul  ne  prend  in-» 
térêt  à  ce  qui  s'y  fait ,  qu'on  prévoit  que  la  volonté 
générale  n'y  dominera  pas ,  et  qu'enfin  les  soins 
domestiques  absorbent  tout.  Les  bonnes  lois  en 
font  faire  de  meilleures ,  les  mauvaises  en  amènent 
de  pires.  Sitôt  que  quelqu'un  dit  des  affaires  de 

la. 


l8o  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

Tétat,  que  m' importe?  on  doit  compter  que  l'état 
est  perdu. 

L'attiédissement  de  l'amour  de  la  patrie ,  l'acti' 
vite  de  l'intérêt  privé  ,  l'immensité  des  états ,  les 
conquêtes ,  l'abus  du  gouvernement ,  ont  fait  ima- 
giner la  voie  des  députés  ou  représentants  du  peuple 
dans  les  assemblées  de  la  nation.  C'est  ce  qu'en 
certains  pays  on  ose  appeler  le  tiers -état.  Ainsi 
rîntérêt  particulier  de  deux  ordres  est  mis  au  pre- 
mier et  second  rang  ;  l'intérêt  public  n'est  qu'au 
troisième. 

La  souveraineté  ne  peut  être  représentée ,  par 
la  même  raison  qu'elle  ne  peut  être  aliénée  ;  elle 
consiste  essentiellement  dans  la  volonté  générale, 
et  la  volonté  ne  se  représente  point  :  elle  est  la 
même  ,  ou  elle  est  autre  ;  il  n'y  a  point  de  milieu. 
Les  députés  du  peuple  ne  sont  donc  ni  ne  peuvent 
être  «es  représentants  ;  ils  ne  sont  que  ses  commis- 
saires ;  ils  ne  peuvent  rien  conclure  définitivement. 
Toute  loi  que  le  peuple  en  personne  n'a  pas  ratifiée 
est  nulle  ;  ce  n'est  point  une  loi.  Le  peuple  anglais 
pense*  être  libre ,  il  se  trompe  fort  ;  il  ne  l'est  que 
durant  l'élection  des  membres  du  parlement  :  sitôt 
qu'ils  sont  élus,  il  est  esclave ,  il  n'est  rien.  Dans 
les  courts  moments  de  sa  liberté ,  l'usage  qu'il  en 
fait  mérite  bien  qu'il  la  perde. 

L'idée  des  représentants  est  moderne  ;  elle  nous 
vient  du  gouvernement  féodal ,  de  cet  inique  et 
absurde  gouvernement  dans  lequel  l'espèce  hu- 
maine est  dégradée ,  et  où  le  nom  d'homme  est  en 
déshonneur.  Dans  les  anciennes  républiques ,  et 


•  ■*.■ . .. 


lilVRE  III,  CHAPITRE  XV.  l8l 

même  dans  les  monarchies ,  jamais  le  peuple  n'eut 
des  représentants  ;  on  ne  connaissait  pas  ce  mot-là. 
Il  est  très  -  singulier  qu'à  Rome,  où  les  tribuns 
étaient  si  sacrés ,  on  n'ait  pa»  même  imaginé  qu'ils 
pussent  usurper  les  fonctions  du  peuple ,  et  qu'au 
milieu  d'une  si  grande  multitude  ils  n'aient  jamais 
tenté  de  passer  de  leur  chef  un  seul  plébiscite. 
Qu'on  juge  cependant  de  l'embarras  que  causait 
quelquefois  la  foule ,  par  ce  qui  arriva  du  temps 
des  Gracques ,  où  une  partie  des  citoyens  donnait 
son  suffrage  de  dessus  les  toits. 

Où  le  droit  et  la  Uberté  sont  toutes  choses,  les 
inconvénients  ne  sont  rien.  Chez  ce  sage  peuple 
tout  était  mis  à  sa  juste  mesure  :  il  laissait  faire  à 
ses  Ucteurs  ce  que  ses  tribuns  n'eussent  osé  faire; 
il  ne  craignait  pas  que  ses  licteurs  voulussent  le 
représenter. 

Pour  expliquer  cependant  comment  les  tribuns 
le  représentaient  quelquefois ,  il  suffit  de  concevoir 
comment  le  gouvernement  représente  le  souverain. 
La  loi  n'étant  que  la  déclaration  de  la  volonté  gé- 
nérale y  il  est  clair  que ,  dans  la  puissance  législa- 
tive ,  le  peuple  ne.  peut  être  représenté  ;  mais  il 
peut  et  doit  l'être  dans  la  puissance  executive ,  qui 
n'est  que  la  force  appliquée  à  la  loi.  Ceci  fait  voir 
qu'en  examinant  bien  les  choses  on  trouverait  que 
très-peu  de  nations  ont  des  lois.  Quoi  qu'il  en  soit, 
il  est  sûr  que  les  tribuns  n'ayant  aucune  partie  du 
pouvoir  exécutif,  ne  purent  jamais  représenter  le 
peuple  romain  par  les  droits  de  leurs  charges ,  mais 
seulement  en  usurpant  sur  ceux  du  sénat. 


i       t 


l8a  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

Chez  les  Grecs ,  tout  ce  que  le  peuple  avait  à 
faire  il  le  faisait  par  lui-même;  il  était  sans  cesse 
assemblé  sur  la  place.  Il  habitait  un  climat  doux  ; 
il  n'était  point  avide  >  des  esclaves  faisaient  ses  tra- 
vaux ;  sa  grande  affaire  était  sa  liberté.  N'ayant  plus 
les  mêmes  avantages,  comment  conserver  les  mêmes 
droits?  Vos  climats  plus  durs  vous  donnent  plus  de 
besoins^  :  six  mois  de  l'année  la  place  publique 
n'est  pas  tenable  ;  vos  langues  sourdes  ne  peuvent 
se  faire  entendre  en  plein  air  ;  vous  donnez  plus  à 
votre  gain  qu'à  votre  liberté ,  et  vous  craignez  bien 
moins  l'esclavage  que  la  misère. 

Quoi!  la  liberté  ne  se  maintient  qu'à  l'appui  de 
la  servitude? Peut-être.  Les  deux  excès  se  touchent. 
Tout  ce  qui  n'est  point  dans  la  nature  a  ses  incon- 
vénients, et  la  société  civile  plus  que  tout  le  reste. 
Il  y  a  telles  positions  malheureuses  où  l'on  ne  peut 
conserver  sa  liberté  qu'aux  dépens  de  celle  d'au- 
trui ,  et  où  le  citoyen  ne  peut  être  parfaitement 
libre  que  l'esclave  ne  soit  extrêmement  esclave. 
Telle  était  la  position  de  Sparte.  Pour  vous ,  peu- 
ples modernes ,  vous  n'avez  point  d'esclaves ,  mais 
vous  l'êtes  ;  vous  payez  leur  hberté  de  la  vôtre. 
Vous  avez  beau  vanter  cette  préférence ,  j'y  trouve 
plus  de  lâcheté  que  d'humanité. 

Je  n'entends  point  par  tout  cela  qu'il  faille  avoir 
des  esclaves,  ni  que  le  droit  d'esclavage  soit  légir 
time,  puisque  j'ai  prouvé  le  contraire  :  je  dis  seu- 

*  Adopter  dans  les  pays  froids  le  luxe  et  la  mollesse  des  Orien- 
taux ,  c'est  vouloir  se  donner  leurs  chaînes  ;  c'est  s'y  soumettre  en- 
core plus  nécessairement  qu'eux. 


LIVRE  III,  CHAPITRE  XV.  i8l3 

lement  les  raisons  pourquoi  les  peuples  modernes 
qui  se  croient  libres  ont  des  représentants,  et  pour- 
quoi les  peuples  anciens  n'en  avaient  pas.  Quoi  qu'il 
en  soit,  à  l'instant  qu'un  peuple  se  donne  des  re- 
présentants ,  il  n'est  plus  libre  ;  il  n'est  plus. 

Tout  bien  examiné,  je  ne  vois  pas  qu'il  soit  dé- 
sormais possible  au  souverain  de  conserver  parmi 
nous  l'exercice  de  ses  droits ,  si  la  cité  n'est  très- 
petite.  Mais  si  elle  est  très -petite,  elle  sera  sub- 
juguée? Non-  Je  ferai  voir  ci -après*  comment 
on  peut  réunir  la  puissance  extérieure  d'un  grand 
peuple  avec  la  police  aisée  et  le  bon  ordre  d'un 
petit  état. 


CHAPITRE  XVI. 

Qae  rinstitntion  da  gouyemement  n'est  point  un  contrat. 

Le  pouvoir  législatif  une  fois  bien  établi ,  il  s'agit 
d'établir  de  même  le  pouvoir  e^cécutif  ;  car  ce  der- 
nier ,  qui  n'opère  que  par  des  actes  particuliers , 
n'étant  pas  de  l'essence  de  l'autre,. en  est  naturelle- 
ment séparé.  S'il  était  possible  que  le  souverain , 
considéré  comme  tel,  eût  la  puissance  executive, 
le  droit  et  le  fait  seraient  tellement  confondus , 
qu'on  ne  saurait  plus  ce  qui  est  loi  et  ce  qui  ne  l'est 

^  C*est  ce  que  je  m'étais  proposé  de  faire  dans  la  suite  de  cet 
ouvrage ,  lorsqu'en  traitant  des  relations  externes  j'en  serais  yenu 
aux  confédérations.  Matière  toute  neuye,  et  où  les  principes  sont 
encore  à  établir  . 

*  Voyez  à  ce  sujet  une  note  du  comte  d*Antraigues ,  réimprimée  à  la  fin  de 
cet  ouvrage. 


l84  X>U  CONTRAT  SOCIAL. 

pas  ;  et  le  corps  politique ,  ainsi  dénaturé ,  serait 
bientôt  en  proie  à  la  violence  contre  laquelle  il  fut 
institué. 

Les  citoyens  étant  tous  égaux  par  le  contrat 
social ,  ce  que  tous  doivent  fEiire ,  tous  peuvent  le 
prescrire ,  au  lien  que  nul  n'a  droit  d'exiger  qu'un 
autre  fasse  ce  qu'il  ne  fait  pas  lui-même.  Or  c'est 
proprement  ce  droit,  indispensable  pour  faire  vivre 
et  mouvoir  le  corps  politique,  que  le  souverain 
donne  au  prince  en  instituant  le  gouvernement. 

Plusieurs  ont  prétendu  que  l'acte  de  cet  établis- 
sement était  un  contrat  entre  le  peuple  et  les  chefs 
qu'il  se  donne ,  contrat  par  lequel  on  stipulait  entre 
les  deux  parties  des  conditions  sous  lesquelles  l'une 
s'obligeait  à  commander  et  l'autre  à  obéir.  On  con- 
viendra, je  m'assure,  que  voilà  une  étrange  ma- 
nière de  contracter.  Mais  voyons  si  cette  opinion 
est  soutenable. 

Premièrement ,  l'autorité  suprême  ne  peut  pas 
plus  se  modifier  que  s'aliéner;  la  limiter,  c'est  la 
détruire.  Il  est  absurde  et  contradictoire  que  le 
souverain  se  donne  un  supérieur  ;  s'obliger  d'obéir . 
à  un  maître ,  c'est  se  remettre  en  pleine  liberté. 

De  plus ,  il  est  évident  que  ce  contrat  du  peuple 
avec  telles  ou  telles  personnes  serait  im  acte  par- 
ticulier ;  d'où  il  suit  que  ce  contrat  ne  saurait  être 
une  loi  ni  un  acte  de  souveraineté ,  et  que  par  con- 
séquent il  serait  illégitime. 

On  voit  encore  que  les  parties  contractantes  se- 
raient entre  elles  sous  la  seule  loi  de  nature  et  sans 
aucun  garant  de  leurs  engagements  réciproques, 


LIVRE  III,  CHAPITRE  XVI.  l85 

ce  qui  répugne  de  toutes  manières  à  l'état  civil  : 
celui  qui  a  la  force  en  main  étant  toujours  le  maître 
de  l'exécution ,  autant  vaudrait  donner  le  nom  de 
contrat  à  l'acte  d'un  homme  qui  dirait  à  un  autre  : 
<c  Je  vous  donne  tout  mon  bien ,  à  condition  que 
«  vous  m'en  rendrez  ce  qu'il  vous  plaira.  » 

Il  n'y  a  qu'un  contrat  ctens  l'état ,  c'est  celui  de 
l'association  :  celui-là  seul  en  exclut  tout  autre.  On 
ne  saurait  inlaginer  aucun  contrat  public  qui  ne 
fut  une  violation  du  premier. 


CHAPITRE  XVII. 

De  rinsûtutioii  du  gouvernement. 

Sous  quelle  idée  faut-il  donc  concevoir  l'acte  par 
lequel  le  gouvernement  est  institué  ?  Je  remarque- 
rai d'abord  que  cet  acte  est  complexe ,  ou  composé 
de  deux  autres  ;  savoir ,  l'établissement  de  la  loi ,  et 
l'exécution  de  la  loi .         . 

Par  le  premier,  le  souverain  statue  qu'il  y  aura 
uti  corps  de  gouvernement  établi  sous  telle  ou  telle 
forme;  et  il  est  clair  que  cet  acte  est  une  loi. 

Par  le  second,  le  peuple  nomme  les  chefs  qui 
seront  chargés  du  gouvernement  établi.  Or  cette 
nomination  étant  un  acte  particulier,  n'est  pas  une 
seconde  loi ,  mais  seulement  une  suite  de  la  pre- 
mière et  iHie  fonction  du  gouvernement. 

La  difficulté  est  d'entendre  comment  on  peut 
avt)ir  un  acte  de  gouvernement  avant  que  le  gou- 


l86  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

verjiement  existe,  et  comment  le  peuple ,  qui  n'est 
que  souverain  ou  sujet,  peut  devenir  prince  ou 
magistrat  dans  certaines  circonstances. 

C'est  encore  ici  que  se  découvre  une  de -ces  éton- 
nantes propriétés  du  corps  politique  par  lesquelles 
il  concilie  des  opérations  contradictoires  en  appa- 
rence ;  car  celle-ci  se  fait  par  une  conversion  subite 
de  la  souveraineté  en  démocratie ,  en  sorte  que , 
sans  aucun  changement  sensible,  et  seulement  par 
une  nouvelle  relation  de  tous  à  tous ,  les  citoyens, 
devenus  magistrats,  passent  des  actes  généraux 
aux  actes  particuliers ,  et  de  la  loi  à  l'exécution. 

Ce  changement  de  relation  n'est  point  une  sub- 
tilité de  spéculation  sans  exemple  dans  la  pratique  : 
il  a  lieu  tous  les  jours  dans  le  parlement  d'Angle- 
terre, où  la  chambre  basse ,  en  certaines  occasions , 
se  tourne  en  grand  comité ,  pour  mieux  discuter  les 
affaires ,  et  devient  ainsi  simple  commission,  de 
cour  souveraine  qu'elle  était  l'instant  précédent; 
en  telle  sorte  qu'elle  se  fait  ensuite  rapport  à  elle- 
même,  comme  chambre  des  communes,  de  ce 
qu'elle  vient  de  régler  en  grand  comité ,  et  délibère 
de  nouveau  sous  un  titre  de  ce  qu'elle  a  déjà  résolu 
sous  un  autre. 

Tel  ^st  l'avantage  propre  au  gouvernement  dé- 
mocratique ,  de  pouvoir  être  établi  dans  le  fait  par 
im  simple  acte  de  la  volonté  générale.  Après  quoi 
ce  gouvernement  provisionnel  reste  en  possession , 
si  telle  est  la  forme  adoptée,  ou  établit. au  nom  du 
souverain  le  gouvernement  prescrit  par  la  loi  ;  et 
tout  se  trouve  ainsi  dans  la  règle.  Il  n'est  pas  pos- 


LIVRE  III,  CHAPITRE  XVII.  187 

^ible  d'instituer  le  gouvernement  d'aucune  autre 
manière  légitime  et  sans  renoncer  aux  principes 
ci-devant  établis. 


CHAPITRE  XVIII. 

Moyens  de  prévenir  les  usurpations  du  gouvernement. 

De  ces  éclaircissements  il  résulte ,  en  confirma- 
tion du  chapitre  xvi,  que  l'acte  qui  institue  le 
gouvernement  n'est  point  un  contrat,  mais  une 
loi;  que  les  dépositaires  de  la  puissance  executive 
ne  sont  point  les  maîtres  du  peuple,  mais  ses  of- 
ficiers ;  qu'il  peut  les  établir  et  les  destituer  quand 
il  lui  plaît  ;  qu'il  n'est  point  question  pour  eux  de 
contracter ,  mais  d'obéir  ;  et  qu'en  se  chargeant  des 
fonctions  que  l'état  leur  impose  ils  ne  font  que 
remplir  leur  devoir  de  citoyens ,  sans  avoir  en  au- 
cune sorte  le  droit  de  disputer  sur  les  conditions. 

Quand  donc  il  arrive  que  le  peuple  institue  un 
gouvernement  héréditaire,  soit  monarchique  dans 
une  famille ,  soit  aristocratique  dans  un  ordre  de   1,  3  l 
citoyens ,  ce  n'est  point  un  engagement  qu'il  prend  ;  !  j;  Cj  ^ 
c'est  une  forme  provisionnelle  qu'il  donne  à  l'ad-// 
ministration,  jusqu'à  ce  qu'il  lui  plaise  d'en  ordon-^' 
ner  autrement. 

Il  est  vrai  que  ces  changements  sont  toujours 
dangereux,  et  qu'il  ne  faut  jamais  toucher  au  gou- 
vernement établi  que  lorsqu'il  devient  incompa- 
tible avec  le  bien  public  :  mais  cette  circonspec- 
tion est  une  maxime  de  politique ,  et  non  pas  une 


l88  DU  CONTRAT  SOCIAL* 

règle  de  droit  ;  et  l'état  n'est  pas  plus  tenu  de  lais- 
ser l'autorité  civile  à  ses  chefs ,  que  l'autorité  mi- 
litaire à  ses  généraux. 

Il  est  vrai  encore  qu'on  ne  saurait  en  pareil  cas 
observer  avec  trop  de  soin  toutes  les  formalités 
requises  pour  distinguer  un  acte  régulier  et  légi- 
time d'un  tumulte  séditieux ,  et  la  volonté  de  tout  un 
peuple  des  clameurs  d'une  faction.  C'est  ici  surtout 
qu'il  ne  faut  donner  au  cas  odieux  que  ce  qu'on 
ne  peut  lui  refuser  dans  toute  la  rigueur  du  droit  ; 
et  c'est  aussi  de  cette  obligation  que  le  prince  tire 
un  grand  avantage  pour  conserver  sa  puissance 
malgré  le  peuple ,  sans  qu'on  puisse  dire  qu'il  l'ait 
usurpée;  car,  en  paraissant  n'user  que  de  ses 
droits,  il  lui  est  fort  aisé  de  les  étendre,  et  d'em- 
. pêcher ,  sous  le  prétexte  du  repos  public ,  les  assem- 
blées destinées  à  rétablir  le  bon  ordre;  de  sorte 
qu'il  se  prévaut  d'tin  silence  qu'il  empêche  de 
rompre ,  ou  des  irrégularités  qu'il  fait  commettre , 
pour  supposer  en  sa  faveur  l'aveu  de  ceux  que  la 
crainte  fait  taire ,  et  pour  punir  ceux  qui  osent  par- 
ler. C'est  ainsi  que  les  décemvirs ,  ayant  été  d'abord 
élus  pour  un  an,  puis  continués  pour  une  autre 
année ,  tentèrent  de  retenir  à  perpétuité  leur  pou- 
voir en  ne  permettant  plus  aux  comices  de  s'as- 
sembler ;  et  c'est  par  ce  facile  moyen  que  tous  les 
gouvernements  du  monde ,  une  fois  revêtus  de  la 
force  publique,  usurpent  tôt  ou  tard  l'autorité 
souveraine. 

Les  assemblées  périodiques  dont  j'ai  parlé  ci-de- 
vant sont  propres  à  prévenir  ou  différer  ce  mal- 


LIVRE  III,  CHAPITRE  XVIII.  189 

heur ,  surtout  quand  elles  n'ont  pas  besoin  de  con- 
vocation formelle  ;  car  alors  le  prince  ne  saurait 
les  empêcher  sans  se  déclarer  ouvertement  infrac- 
teur  des  lois  et  ennemi  de  l'état. 

L'ouverture  de  ces  assemblées ,  qui  n'ont  pour 
objet  que  le  maintien  du  traité  social ,  doit  toujours 
se  faire  par  deux  propositions  qu'on  ne  puisse  ja- 
mais supprimer ,  et  qui  passent  séparément  par  les 
suffrages. 

La  première  :  «  S'il  plaît  au  souverain  de  conser- 
«  ver  la  présente  forme  de  gouvernement.  » 

La  seconde  :  «  S'il  plaît  au  peuple  d'en  laisser 
a  l'administration  à  ceux  qui  en  sont  actuellement 
«  chargés.  » 

Je  suppose  ici  ce  que  je  crois  avoir  démontré, 
savoir ,  qu'il  n'y  a  dans  l'état  aucune  loi  fondamen- 
tale qui  ne  se  puisse  révoquer ,  non  pas  même 
le  pacte  social;  car  si  tous  les  citoyens  s'assem- 
blaient pour  rompre  ce  pacte  d'un  commun  ac- 
cord j  on  ne  peut  douter  qu'il  ne  fut  très-légitime- 
ment rompu.  Grotius  pense  même  que  chacun  peut 
renoncer  à  l'état  dont  il  est  membre ,  et  reprendre 
sa  liberté  naturelle  et  ses  biens  en  sortant  du 
pays  *.  Or  il  serait  absurde  que  tous  les  citoyens 
réunis  ne  pussent  pas  ce  que  peut  séparément 
chacun  d'eux. 

*  Bien  entendu  qu'on  ne  quitte  pas  pour  éludei*  son  devoir  et  se 
dispenser  de  servir  sa  patrie  au  moment  qu'elle  a  besoin  de  nous. 
La  fuite  alors  serait  criminelle  et  punissable  ;  ce  ne  serait  plus  re- 
traite, mais  désertion. 


190  DU  CONTRAT  SOCIAL. 


LIVRE  IV. 


CHAPITRE  I. 

Que  la  volonté  générale  est  indestructible. 

Tant  que  plusieurs  hommes  réunis  se  considè- 
rent comme  un  seul  corps,  ils  n'ont  qu'une  seule 
volonté  qui  se  rapporte  à  la  commune  conserva- 
tion et  au  bien -être  général.  Alors  tous  les  ressorts 
de  l'état  sont  vigoureux  et  simples,  ses  maximes 
sont  claires  et  lumineuses  ;  il  n'a  point  d'intérêts 
embrouillés,  contradictoires;  le  bien  commun  se 
montre  partout  avec  évidence,  et  ne  demande  que 
du  bon  sens  pour  être  aperçu.  La  paix ,  l'union , 
l'égalité,  sont  ennemies  des  subtilités  politiques. 
Les  hommes  droits  et  simples  sont  difficiles  à  trom- 
per à  cause  de  leur  simplicité  :  les  leurres,  les  pré- 
textes raffinés  ne  leur  en  imposent  point,  ils  ne 
sont  pas  même  assez  fins  pour  être  dupes.  Quand 
on  voit  chez  le  plus  heureux  peuple  du  monde  des 
troupes  de  paysans  régler  les  affaires  de  l'état  sous 
un  chêne,  et  se  conduire  toujours  sagement, peut- 
on  s'empêcher  de  mépriser  les  raffinements  des 
autres  nations ,  qui  se  rendent  illustres  et  miséra- 
bles avec  tant  d'art  et  de  mystère? 

Un  état  ainsi  gouverné  a  besoin  de  très-peu  de 
lois;  et,  à  mesure  qu'il  devient  nécessaire  d'en  pro- 


LIVRE    IV,  CHAPITRE    I.  IQI 

mulguer  de  nouvelles,  cette  nécessité  se  voit  uni- 
versellement. Le  premier  qui  les  propose  ne  fait 
que  dire  ce  que  tous  ont  déjà  senti ,  et  il  n'est 
question  ni  de  brigues  ni  d'éloquence  pour  faire 
passer  en  loi  ce  que  chacun  a  déjà  résolu  de  faire, 
sitôt  qu'il  sera  sur  que  les  autres  le  feront  comme 
lui. 

Ce  qui  trompe  les  raisonneurs,  c'est  que,  ne 
voyant  que  des  états  mal  constitués  dès  leur  ori- 
gine ,  ils  sont  frappés  de  l'impossibilité  d'y  main- 
tenir une  semblable  police  ;  ils  rient  d'imaginer 
toutes  les  sottises  qu'un  fourbe  adroit,  un  parleur 
insinuant,  pourrait  persuader  au  peuple  de  Paris 
ou  de  Londres.  Il  ne  savent  pas  que  Cromwell  eût 
été  mis  aux  sonnettes  par  le  peuple  de  Berne ,  et 
le  duc  de  Beaufort  à  la  discipline  par  les  Genevois. 

Mais  quand  le  nœud  social  commence  à  «e  relâ- 
cher et  l'état  à  s'affaiblir ,  quand  les  intérêts  parti- 
culiers commencent  à  se  faire  sentir  et  les  petites 
sociétés  à  influer  sur  la  grande ,  l'intérêt  commun 
s'altère  et  trouve  des  opposants  :  l'unanimité  ne 
règne  plus  dans  les  voix  ;  la  volonté  générale  n'est 
plus  la  volonté  de  tous  ;  il  s'élève  des  contradic- 
tions ,  des  débats  ;  et  le  meilleur  avis  ne  passe  point 
sans  disputes. 

Enfin,  quand  l'état,  près  de  sa  ruine,  ne  sub- 
siste plus  que  par  une  forme  illusoire  et  vaine, 
que  le  lien  social  est  rompu  dans  tous  les  cœurs , 
que  le  plus  vil  intérêt  se  pare  effrontément  du  nom 
sacré  du  bien  public;  alors  la  volonté  générale  de- 
vient muette  ;  tous ,  guidés  par  des  motifs  secrets , 


19^  PU  CONTRAT  SOCIAL. 

n'opinent  pas  plus  comme  citoyens  que  si  l'état 
n'eut  jamais  existé;  et  l'on  fait  passer  faussement 
sous  le  nom  de  lois  des  décrets  iniques  qui  n'ont 
pour  but  que  l'intérêt  particulier. 

S'ensuit-il  de  là  que.  la  volonté  générale  soît 
anéantie  ou  corrompue  ?  Non  :  elle  est  toujours 
constante ,  inaltérable  et  pure  ;  mais  elle  est  sub- 
ordonnée à  d'autres  qui  l'emportent  sur  elle.  Cha-  . 
cun,  détachant  son  intérêt  de  l'intérêt  commun, 
voit  bien  qu'il  ne  peut  l'en  séparer  tout-à-fait;  mais 
sa  part  du  mal  public  ne  lui  paraît  rien  auprès  du 
bien  exclusif  qu'il  prétend  s'approprier.  Ce  bien 
particulier  excepté,  il  veut  le  bien  général  pour 
son  propre  intérêt ,  tout  aussi  fortement  qu'aucun 
autre.  Même  en  vendant  son  suffrage  à  prix  d'ar- 
gent il  n'éteint  pas  en  lui  la  volonté  générale ,  il 
l'élude.  La  faute  qu'il  commet  est  de  changer  l'é- 
tat de  la  question  et  de  répondre  autre  chose  que 
ce  qu'on  lui  demande  :  en  sorte  qu'au  lieu  de  dire , 
par  son  suffrage ,  «  Il  est  avantageux  à  l'état,  )^  il  dit  : 
«  Il  est  avantageux  à  tel  homme  ou  à  tel  parti  que 
«  tel  ou  tel  avis  passe.  »  Ainsi  la  loi  de  l'ordre  public 
dans  les  assemblées  n'est  pas  tant  d'y  maintenir  la 
volonté  générale  que  de  faire  qu'elle  soit  toujours 
interrogée  et  qu'elle  réponde  toujours. 

J'aurais  ici  bien  des  réflexions  à  faire  snr  le 
simple  droit  de  voter  dans  tout  acte  de  souderai- 
n^té,  droit  que  rien  ne  peut  ôter  aux  citoyens,  çt 
sur  celui  d'opiner,  de  proposer,  de  diviser,  de 
discuter,  que  le  gouvernement  a  toujours  grand 
soin  de  ne  laisser  qu'à  ses  membres  :  mais  cette  im- 


LIVRE   IV,  CHAPITRE  I.  igS 

portante  matière  demanderait  un  traité  à  part,  et 
je  ne  puis  tout  dire  dans  celui-ci. 


CHAPITRE  IL 

Des  suffrages. 

On  voit,  par  le  chapitre  précédent,  que  la  ma- 
nière dont  se  traitent  les  affaires  générales  peut 
donner  un  indice  assez  sûr  de  l'état  actuel  des 
mœurs  et  de  la  santé  du  corps  politique.  Plus  le 
concert  règne  dans  les  assemblées ,  c'est-à-dire  plus 
les  avis  approchent  de  l'unanimité,  plus  aussi  la 
volonté  générale  est  dominante;  mais  les  longs  dé- 
bats, les  dissensions ,  le  tumulte,  annoncent  l'ascen- 
dant des  intérêts  particuliers  et  le  déclin  de  l'état. 

Ceci  paraît  moins  évident  quand  deux  ou  plu- 
sieurs ordres  entrent  dans  sa  constitution ,  comme 
à  Rome  les  patricieûs  et  les  plébéiens ,  dont  les 
querelles  troublèrent  souvent  les  comices ,  même 
dans  les  plus  beaux  temps  de  la  république  :  mais 
cette  exception  est  plus  apparente  que  réelle;  car 
alors ,  par  le  vice  inhérent  au  corps  politique ,  on 
a  pour  ainsi  dire  deux  états  en  un;  ce  qui  n'est 
pas  vrai  des  deux  ensemble  est  vrai  de  chacun  sé- 
parément. Et  en  effet,  dans  les  temps  même  les 
plus  orageux,  les  plébiscites  du  peuple,  quand  le 
sénat  ne  s'en  mêlait  pas ,  passaient  toujours  tran- 
quillement et  à  la  grande  pluralité  des  suffrages  : 
les  citoyens  n'ayant  qu'un  intérêt,  le  peuple  n'avait 
qu'une  volonté. 

R.   V.  i3 


194  ^U  CONTRAT  SOCIAL. 

A  l'autre  extrémité  du  cercle  runanimité  revient  : 
c'est  quand  les  citoyens,  tombés  dans  la  servitude, 
n'ont  plus  ni  liberté  ni  volonté.  Alors  la  crainte  et 
la  flatterie  .changent  en  acclamations  les  suffrages; 
on  ne  délibère  plus ,  on  adore  ou  l'on  maudit.  Telle 
était  la  vile  manière  d'opiner  du  sénat  sous  les 
empereurs.  Quelquefois  cela  se  faisait  avec  des 
précautions  ridicules.  Tacite  observe  *  que ,  sous 
Q thon ,  les  sénateurs ,  accablant  Yiteliiujs  d'exécra- 
tions ,  affectaient  de  faire  en  même  temps  un  bruit 
épouvantable,  a£n  que,  si  par  hasard  il  devenait 
le  maître.,  il  ne  put  savoir  ce  que  chacun  d'eux 
avait  dit. 

De  ces  diverses  considérations  naissent  le$  maxî^ 
mes  sur  lesquelles  on  doit  régler  la  manière  de 
compter  les  voix  et  de  comparer  les  avis,  selon 
qifê  la  volonté  générale  est  plus  ou  moins  facile  à 
connaître  et  l'état  plus  ou  moins  déclinant. 

Il  n'y  a  qu'une  seule  loi  qui  ;  par  $a  nature ,  exige 
un  consentement  unanime  ;  c'est  \e  pacte  social  : 
car  l'association  civile  est  l'acte  du  monde  le  plus 
volontaire;  tout  homme  étant  né  libre  et  maître 
de  lui-même,  nul  ne  peut,  sous  quelque  prétexte 
que  ce  puisse  être,  l'assujettir  sai^  son  aveu.  Déci- 
der que  le  fils  d'une  esclave  naît  esclave ,  c'est  dé- 
cider qu'il  ne  naît  pas  homme. 

Si  donc,  lors  du  pacte  social,  il  s'y  trouve  des 
opposants,  leur  opposition  n'^i^vaUde  pas  le  con- 
trat ,  elle  empêche  seulement  qu'ils  n'y  soient  com- 
pris :  ce  sont  des  étrangers  parmi  les  citoyens. 

^Histor.  I,  85. 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  II.  igS 

Quand  l'état  est  institilé ,  le*  eoùsetiteittëilt  est  dàtts 
la  résidence  ;  habiter  le  territoire  ,  c'est  se  éoti- 
mettre  à  la  souveraineté  "*. 

Hors  ce  contratprimitif ,  la  voix  dû  plus  gtàtid 
nombre  oblige  toujours  tous  les  autres  ;  c'est  tiiie 
suite  du  contrat  même.  Mais  un  demande  comment 
un  homme  peut  être  libre,  et  forcé  de  se  confor- 
mer à  des  volontés  qui  ne  sont  pas  le$  siennes.  Com- 
ment les  opposants  sotlt-ils  Kbtes,  et  soumis  à  dè^ 
lois  auxquelles  ils  n'ont  pds  consenti? 

Je  réponds  que  la  question  est  tnâl  posée.  Le  ci- 
toyen consent  à  toutes  les  lois,  même  à  celles  qu'on 
passe  malgré  hii ,  et  même  à  celles  qui  le  punissent 
quand  il  ose  en  violer  quelqu'une.  La  volonté  con- 
stante de  tous  les  ttïembi'es  de  l'état  est  la  volonté 
générale  ;  c'est  par  elle  qu'ils  sont  citoyens  et  libres*. 
Quand  oii  propose  une  loi  dans  l'asseûrblée  âd 
peuple,  ce  qu'on  leur  demandé  n'est  pas  précî- 
âément  s'îb  âppr6trte<it  la  pt*6pdsiti6h  un  s'il  la  ré- 
jettent, nàaià  si  elle  é^  coiifôriWè  ou  non  à  là  vo- 
lonté générale ,  qui  est  la  leur  :  chaciin  en  doi^nant 
son  suffrage  dit  son  àvîs  là-dessus;  et  dû  calcul 
des  voix  se  tire  la  déclaration  de  lai  VolôUtë  gêné- 

^  Ceci  doit  toujours  «'entendre  d'un  étRt  libre  ;  car  d'ailleurs  la 
famille ,  les  biens,  le  défaut  d'asile,  la  nécessité ,  la  violence,  peuvent 
retenir  un  habitant  dans  Té  pays  malgré  lui  ;  et  alors  son  séjour  seul 
ne  suppôt  plus  son  conieulemeiît  au  contrat  Ou  à  la  violation  du 
contrat. 

^  A  Gènes  on  lit  au-devant  des  prisons  et  sur  les  fers  des  galériens 
ce  ikbt  lÀberths,  C^tté  at>plicàtibn  de  la  devise  est  belle  et  juste.  En 
efiet  «  il  u'3;  a  qu^  les  in4l£ûtecirs  de  tous  états  qui  empêchent  le  ci- 
toyen d'être  libre.  Dans  un  pays  où  tous  ces  gens -là  seraient  aux 
galères,  on  jouirait  de  la  plu6  parfaite  liberté. 

i3. 


\ 


19(3  DV  CONTRAT  SOCIAL. 

raie.  Quand  donc  l'avis  contraire  au  mien  Femportc, 
cela  ne  prouve  autre  chose  sinon  que  je  m'étais 
trompé,  et  que  ce  que  j'estimais  être  la  volonté  gé- 
nérale ne  Tétait  pas.  Si  mon  avis  particulier  Teût 
emporté,  j'aurais  fait  autre  chose  que  ce  que  j'a- 
vais voulu;  c'est  alors  que  je  n'aurais  pas  été  libre* 

Ceci  suppose,  il  est  vrai ,  que  tous  les  caractères 
de  la  volonté  générale  sont  encore  dans  la  plura- 
lité :  quand  ils  cessent  d  y  être,  quelque  parti  qu'on 
prenne,  il  n'y  a  plus  de  liberté. 

En  montrant  ci-devant  comment  on  substituait 
des  volontés  particulières  à  la  volonté  générale 
dans  les  délibérations  publiques,  j*ai  suffisamment 
indiqué  les  moyens  praticables  de  prévenir  cet 
abus;  j'en  parlerai  encore  ci -après.  A  l'égard  du 
nombre  proportionnel  des  suffrages  pour  déclarer 
cette  volonté ,  j'ai  aussi  donné  les  principes  sur  les- 
quels on  peut  le  déterminer.  La  différence  d'une 
seule  voix  rompt  l'égalité;  un  seul  opposant  rompt 
l'unanimité  :  mais  entre  l'unanimité  et  l'égalité  il 
y  a  plusieurs  partages  inégaux ,  à  chacun  desquels 
on  peut  fixer  ce  nombre  selon  l'état  et  les  besoins 
du  corps  politique. 

Deux  maximes  générales  peuvent  servir  à  régler 
ces  rapports  :  l'une,  que,  plus  les  délibérations 
sont  importantes  et  graves,  plus  l'avis  qui  l'em- 
porte doit  approcher  de  l'unanimité;  l'autre,  que, 
plus  l'affaire  agitée  exige  de  célérité ,  plus  on  doit 
resserrer  la  différence  prescrite  dans  le  partage 
des  avis  :  dans  les  délibérations  qu'il  faut  terminer 
sur-le-champ ,  l'excédant  d'une  seule  voix  doit  suf- 


LIVRE  IV,  CHAPITRE   II.  ig'J 

fire.  La  première  de  ces  maximes  paraît  plus  con- 
venable aux  lois ,  et  la  seconde  aux  affaires.  Quoi 
qu'il  en  soit,  c'est  sur  leur  combinaison  que  s'éta- 
blissent les  meilleurs  rapports  qu'on  peut  donner 
à  la  pluralité  pour  prononcer. 

CHAPITRE  III. 

Des  éljections. 

A  regard  des  élections  du  prince  et  des  magis- 
trats, qui  sont,  comme  je  l'ai  dit,  des  actes  com- 
plexes ,  il  y  a  deux  voies  pour  y  procéder,  savoir, 
le  choix  et  le  sort.  L'une  et  l'autre  ont  été  em- 
ployées en  diverses  républiques;  et  l'on  voit  en- 
core actuellement  un  mélange  très-compliqué  des 
deux  dans  l'élection  du  doge  de  Venise.  * 

«  Le  suffrage  par  le  sort,  dit  Montesquieu  * ,  est 
«  de  la  nature  de  la  démocratie.  »  J'en  conviens , 
mais  comipent  cela?  «Le  sort,  continue-t-il ,  est 
«  une  façon  d'élire  qui  n'afflige  personne  ;  il  laisse 
«  à  chaque  citoyen  une  espérance  raisonnable  de 
«  servir  la*patrie.  »  Ce  ne  sont  pas  là  des  raisons. 

Si  Ton  fait  attention  que  l'élection  des  chefs  est 
une  fonction  du  gouvernement ,  et  non  de  la  sou- 
veraineté ,  on  verra  pourquoi  la  voie  du  sort  est 
plus  dans  la  nature  de  la  démocratie,  où  l'adminis- 
tration est  d'autant  meilleure  que  les  actes  en  sont 
moins  multipliés. 

Dans  toute  véritable  démocratie  la  magistrature 

'Esprit  des  lois,  liy.  ii,  chap.  a. 


198  BU  CONTRAT  SOCIAL.  . 

n'e^t  pas  up  avantage,  msHS  une  charge  onéreuse 
qu'on  ne  peut  justement  imposer  à  un  particulier 
plutôt  qu'à  un  autre.  La  loi  seule  peut  imposer  cette 
charge  à  celui  sur  qui  le  sort  tombera.  Car  alors  la 
condition  étant  égale  pour  tous ,  et  Je  choix  ne  dé- 
pendant d'aucune  volonté  humaine ,  il  n'y  a  point 
d'application  particulière  qui  altère  l'universalité 
de  la  loi. 

Dans  l'aristocratie  le  prince  choisit  le  prince ,  le 
gouvernement  se  conserve  par  lui-même,  et  c'est  là 
que  les  suffrages  sont  \à^ei\  placés. 

L'exemple  de  l'élection  du  doge  de  Venise  con- 
ûjnaxe  cette  distii^ctiop  loin  de  la  détruire  :  cette 
formemelée  convient  dan^  un  gouvernement  mixte. 
Car  c'est  une  e^^e^^  de  prendre  le  gouvernement 
d^  Y^nij^e  ppw  UPQ  véritable  aristocratie.  Si  le 
peuple  n'y  a  nulle  part  au  gouvernement ,  la  no- 
blesse y  est  peuple  ellerméine.  Une  multitude  de 
pauvres  barn^otea  n'approcha  jamais  d'aucune 
çoagislrature ,  et  no,  de  sa  noblesse  que  le  vain  titre 
4'^|LceUençe  et  le  droit  d'assi3ter  au  grand-conseil. 
Ce  gr^nd-coQj»eil  étant  aussi  noisEibreux  q^  notre 
conseil  général  à  Genève,  ses  illustireç* membres 
n'ont  pas  plus  de  privilèges  que  nos  simples  ci- 
toyens. Il  est  certain  qu'otant  l'extrêHie  disparité 
4^6  d^ux  républiques ,  la  bourgeoisie  de  Genève 
représente  e]s;acteiSQent  le  patriciat  vénitien;  nos 
natifs  et  habitants  représentent  les  citadins  et  le 
peuple  de  Venise  ;  nos  paysans  représentent  les  su- 
jets de  terre-ferme^  :  enfin ,  de  quelque  manière  que 
l'on  considère  cette  république,  abs^action  Éaite 


LIVRE   IV,  CHAPITRE  III.  I99 

de!  sa  grandeur ,  son  gouvernement  n'est  pas  plus 
aristocratique  que  le  nètre.  Toute  la  cKfférence  est 
que ,  n'ayant  aucun  chef  à  vie ,  nous  n'avons  pas 
le  même  besoin  du  sort. 

Les  élections  par  le  sort  auraient  peu  d'incon- 
vénients dans  une  véritable  démocratie,  où,  tout 
étant  égal  aussi-bien  par  les  mœurs  et  par  les  ta- 
lents que  par  les  maximes  et  par  la  fortune,  le 
choix  deviendrait  presque  indifférent.  Mais  j'ai 
déjà  dit  qu'il  n'y  avait  point  de  véritable  démo- 
cratie. 

Quand  le  choix  et  le  sort  se  trouvent  mêlés ,  le 
premier  doit  remplir  les  places  qui  demandent  des 
talents  propres,  telles  que  les  emplois  militaires  : 
l'autre  convient  à  celles  où  suffisent  le  bon  sens , 
la  justice,  l'intégrité,  telles  que  les  charges  de  ju- 
dicature  ;  parce  que ,  dans  un  état  bien  constitué , 
ces  qualités  sont  communes  à  tous  les  citoyens. 

Le  sort  ni  les  suffrages  n'ont  aucun  lieu  dans  le 
gouvernement  monarchique.  Le  monarque  étant 
de  droit  seul  prince  et>magistrat  unique ,  le  choix 
de  ses  lieutenants  n'appartient  qu'à  lui.  Quand 
l'abbé  de  Saint -Pierre  proposait  de  multiplier  les 
conseils  du  roi  de  France,  et  d'en  élire  les  membres 
par  scrutin ,  il  ne  voyait  pas  qu'il  proposait  de 
changer  la  forme  du  gouvernement. 

Il  me  resterait  à  parler  de  la  manière  de  donner 
et  de  recueillir  les  voix  dans  l'assemblée  du  peuple; 
mais  peut-être  l'historiqpe  de  la  police  romaine  à 
cet  égard  expliquera-t-il  plus  sensiblement  toutes 
les  maximes  que  je  pourrais  étabUr.  Il  n'est  pas  in- 


200  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

digne  d'un  lecteur  judicieux  de  voir  un  peu  en  dé- 
tail comment  se  traitaient  les  affaires  publiques  et 
particulières  dans  un  conseil  de  deux  cent  mille 
hommes. 


CHAPITRE  IV. 

Des  comices  romains. 

Nous  n'avons  nuls  monuments  bien  assurés  des 
premiers  temps  de  Rome  ;  il  y  a  même  grande  ap- 
parence que  la  plupart  des  choses  qu'on  en  débite 
sont  des  fables*;  et  en  général  la  partie  la  plus  in- 
structive des  annales  des  peuples,  qui  est  l'histoire 
de  leur  établissement,  est  celle  qui  nous  manque 
le  plus.  L'expérience  nous  apprend  tous  les  jours 
de  quelles  causes  naissent  les  révolutions  des  em- 
pires :  mais,  comme  il  ne  se  forme  plus  de  peuple , 
nous  n'avons  guère  que  des  conjectures  pour  ex- 
pliquer comment  ils  se  sont  formés. 

Les  usages  qu'on  trouT^e  établis  attestent  au 
moins  qu'il  y  eut  une  origine  à  ces  usages.  Des  tra- 
ditions qui  remontent  à  ces  origines ,  celles  qu'ap- 
puient les  plus  grandes  autorités ,  et  que  de  plus 
fortes  raisons  confirment,  doivent  passer  pour  les 
plus  certaines.  Voilà  les  maximes  que  j'ai  tâché  de 
suivre  en  recherchant  comment  le  plus  libre  et  le 

^  Le  nom  de  Rome ,  qu'on  prétend  yenir  de  Romulus ,  est  grec ,  et 
signifie ybrce,;  le  nom  de  Numa  est  grec  aussi,  et  signifie  loi.  Quelle 
apparence  que  les  deux  premiers  rois  de  cette  yille  aient  porté  d'a- 
vance des  noms  si  bien  relatifs  à  ce  qu'ils  ont  Eût. 


LIVRE    IV,  CHAPITRE  IV.  aOI 

plus  puissant  peuple  de  la  terre  exerçait  son  pou- 
voir suprême. 

Après  la  fondation  de  Rome,  la  république  nais- 
sante ,  c'est-à-dire  l'armée  du  fondateur ,  composée 
d'Albains,  de  Sabins  et  d'étrangers ,  fut  divisée  en 
trois  classes ,  qui,  de  cette  division, prirent  le  nom 
de  tribus.  Chacune  de  ces  tribus  fut  subdivisée 
en  dix  curies ,  et  chaque  curie  en  décuries ,  à  la 
tête  desquelles  on  mit  des  chefs  appelés  curions  et 
décurions. 

Outre  cela  on  tira  de  chaque  tribu  un  corps  de 
cent  cavaliers  ou  chevaliers ,  appelé  centurie ,  par  où 
l'on  voit  que  ces  divisions ,  peu  nécessaires  dans 
un  bourg,  n'étaient  d'abord  que  militaires.  Mais  il 
semble  qu'un  instinct  de  grandeur  portait  la  petite 
ville  de  Rome  à  se  donner  d'avance  une  police  con- 
venable à  la  capitale  du  monde. 

De  ce  premier  partage  résulta  bientôt  un  incon- 
vénient ;  c'est  que  la  tribu  des  Albains  *  et  celle  des 
Sabins^  restant  toujours  au  même  état,  tandis  que 
celle  des  étrangers*^  croissait  sans  cesse  par  le  con- 
cours perpétuel  de  ceux-ci,  cette  dernière  ne  tarda 
pas  à  surpasser  les  deux  autres.  Le  remède  que  Ser- 
vius  trouva  à  ce  dangereux  abus  fut  de  changer  la 
division  ;  et  à  celle  des  races  qu'il  abolit ,  d'en  sub- 
stituer une  autre  tirée  des  lieux  de  la  ville  occupés 
par  chaque  tribu.  Au  lieu  de  trois  tribus  il  en  fit 
quatre,  chacune  desquelles  occupait  une  des  col- 
lines de  Rome  et  en  portait  le  nom.  Ainsi  remédiant 
à  l'inégalité  présente ,  il  la  prévint  encore  pour  l'a- 

^  Rammenses.  —  ^  'latlenses,  —  ^  Luceres, 


a02  DU  CONTRAT  SOCIAL.       ' 

venir  ;  et  afin  que  cette  division  ne  fût  pas  seulement 
de  lieux ,  mais  d'hommes ,  il  défendit  aux  habitants 
d'un  quartier  de  passer  dans  un  autre  ;  ce  qui  em- 
pêcha les  races  de  se  confondre. 

Il  doubla  aussi  les  trois  anciennes  centuries  de 
cavalerie,  et  y  en  ajouta  douze  autres,  mais  tou- 
jours sous  les  anciens  noms  ;  moyen  simple  et  ju- 
dicieux, par  lequel  il  acheva  de  distinguer  le  corps 
des  chevaliers  de  celui  du  peuple ,  sans  faire  mur- 
murer ce  dernier. 

A  ces  quatre  tribus  urbaines  Servius  en  ajouta 
quinze  autres ,  appelées  tribus  rustiques ,  parce 
qu'elles  étaient  formées  des  habitants  de  la  cam- 
pagne,  partagés  en  autant  de  cantons.  Dans  la  suite 
on  en  fit  autant  de  nouvelles  ;  et  le  peuple  romain 
se  trouva  enfin  divisé  en  trente-cinq  tribus ,  nombre 
auquel  elles  restèrent  fixées  jusqu'à  la  fin  de  la  ré- 
publique. 

De  cette  distincticm  des  tribus  de  la  ville  et  des 
tribus  de  la  campagne  résulta  un  effet  digne  d'être 
observé ,  parce  qu'il  n'y  en  a  point  d'autre  exemple , 
et  que  Rome  lui  dut  à  la  fois  la  conservation  de  ses 
mœurs  et  l'accroissement  de  son  empire.  On  croi- 
rait que  les  tribus  urbaines  s'arrogèrent  bientôt  lat 
puissance  et  les  honneurs,  et  ne  tardèrent  pas  d'a- 
vilûp  le^  triibus  pustiques  :  ce  fut  tout  le  contraire.  On 
éonnait  le  goût  des  premiers  Romains  pour  la  vie 
champêtre.  Ce  goût  leur  venait  du  sage  instituteur 
qui  unit  à  la  lS>erté  les  travaux  rustiques  et  mili- 
taires ,  et  relégua  pour  ainsi  dire  à  la  ville  les  arts , 
les  métiers,  l'intrigue,  la  fortune,  et  l'esclavage. 


LIVRE   IV,  CHAPITRE   IV.  2o3 

Ainsi  tout  ce  que  Rome  avait  d'illustre  vivant 
aux  champs  et  cultivant  les  terres ,  on  s'accoutuma 
à  ne  cherdier  que  là  les  soutiens  de  la  république. 
Cet  état,  étant  celui  des  plus  dignes  patriciens ,  fut 
honoré  de  tout  le  monde;  la  vie  simple  et  labo- 
rieuse des  villageois  fiit  préférée  à  la  vie  oisive  et 
lâche  des  bourgeois  de  Rome  ;  et  tel  n'eût  été  qu'un 
malheureux  prolétaire  à  la  ville,  qui,  laboureur 
aux  champs ,  devint  un  citoyen  respecté.  Ce  n'est 
pas  sans  raison,  disait  Varron,  que  nos  magna- 
nimes ancêtres  établirent  au  village  la  pépinière  de 
ces  robustes  et  vaillants  homm^&qtii  les  défendaient 
en  temps  de  guerre  et  les  nourrissaient  en  temps 
de  paix.  Pline  dit  positivement  que  les  tribus  des 
champs  étaient  honorées  à  cause  des  hommes  qui 
les  composaient;  au  lieu  qu'on  transférait  par  igno- 
minie dans  celles  de  la  ville  les  lâches  qu'on  voulait 
avilir.  Le  Sabin  Appius  Claudius ,  étant  venu  s'éta- 
blir à  Rome ,  y  fut  comblé  d'faonnemrs  et  inscrit 
dans  une  tribu  rustique,  qui  prit  dans  la  suite  le  nom 
de  sa  famillre.  Enfin,  les  affirancfais  entraient  tous 
dans  les  tribus  urbaines,  jamais,  dans  les  rurales; 
et  il  n'y  a  pas ,  durant  toute  la  république ,  uq  seul 
exemple  d'aucun  de  ces  a£fraachi&  parvenu  à  au> 
cune  magistrature ,  quoique  devenu  citoyen. 

Cette  Bftaxime  était  eocoeUente  ;  m^js  elle  fut 
poussée  si  loin,  qu'il  en  résulta  enfin  un  change 
ment ,  et  certainement  un  abus  dans  1»  police. 

Preunèrement,  les  c^Eiseurs,  après  s'être  arrogé 
long^temps  le  droit  de  transférer  arbitrairement  les 
citoyens  d'uiie  tribu  à  l'autre ,  permirent  à  la  p)u- 


ao4  DU  CONTRAT  SOCIà.L. 

part  de  se  faire  inscrire  dans  celle  qui  leur  plaisait; 
permission  qui  sûrement  n'était  bonne  à  rien ,  et 
ôtait  un  des  grands  ressorts  delà  censure.  De  plus,  les 
grands  et  les  puissants  se  faisant  tous  inscrire  dans 
les  tribus  de  la  campagne ,  et  les  affranchis  devenus 
citoyens  restant  avec  la  populace  dans  celles  de  la 
ville,  les  tribus,  en  général,  n'eurent  plus  de  lieu 
ni  de  territoire, mais  toutes  se  trouvèrent  tellement 
mêlées ,  qu'on  ne  pouvait  plus  discerner  les  mem- 
bres de  chacune  que  par  les  registres;  en  sorte  que 
l'idée  du  mot  tribu  passa  ainsi  du  réel  au  person- 
nel, ou  plutôt  devint  presque  une  chimère. 

Il  arriva  encore  que  les  tribus  de  la  ville,  étant 
plus  à  portée,  se  trouvèrent  souvent  les  plus  fortes 
dans  les  comices,  et  vendirent  l'état  à  ceux  qui  dai- 
gnaient acheter  les  suffrages  de  la  canaille  qui  les 
composait. 

A  l'égard  des  curies  ,  l'instituteur  en  ayant  fait 
dix  en  chaque  tribu,  tout  le  peuple  romain,  alors 
renfermé  dans  les  murs  de  la  ville,  se  trouva  com- 
posé de  trente  curies ,  dont  chacune  avait  ses  tem- 
ples, ses  dieux,  ses  .officiers,  ses  prêtres,  et  ses 
fêtes,  appelées  compitalia,  semblables  butl paga- 
nalia^  qu'eurent  dans  la  suite  les  tribus  rustiques. 

Au  nouveau  partage  de  Servius ,  ce  nombre  de 
trente  ne  pouvant  se  répartir  également  dans  ses 
quatre  tribus ,  il  n'y  voulut  point  toucher  ;  et  les 
curies  ,  indépendantes  des  tribus ,  devinrent  une 
autre  division  des  habitants  de  Rome:  mais  il  ne 
fut  point  question  de  curies,  ni  dans  les  tribus  rus- 
tiques ,  ni  dans  le  peuple  qui  les  composait ,  parce 


LIVRE   IV,  CHAPITRE  IV.  2o5 

que  les  tribus  étant  devenues  un  établissement  pu- 
rement civil ,  et  une  autre  police  ayant  été  intro- 
duite pour  la  levée  des  troupes ,  les  divisions  mili- 
taires de  Romulus  se  trouvèrent  superflues.  Ainsi, 
quoique  tout  citoyen  fut  inscrit  dans  une  tribu,  il 
s'en  fallait  de  beaucoup  que  chacun  ne  le  fût  dans 
une  curie. 

Servius  fit  encore  une  troisième  division ,  qui 
n'avait  aucun  rapport  aux  deux  précédentes,  et 
devint,  par  ses  effets,. la  plus  importante  de  toutes. 
Il  distribua  tout  le  peuple  romain  en  six  classes , 
qu'il  ne  distingua  ni  par  le  Ueu  ni  par  les  hommes, 
mais  par  les  biens;  en  sorte  que  les  premières 
classes  étaient  remplies  par  les  riches,  les  dernières 
par  les  pauvres  ,  et  les  moyennes  par  ceux  qui 
jouissaient  d'une  fortune  médiocre^  Ces  six  classes 
étaient  subdivisées  en  cent  quatre-vingt-treize  au- 
tres corps,  appelés  centuries;  et  ces  corps  étaient 
tellement  distribués ,  que  la  première  classe  en  com- 
prenait seule  plus  de  la  moitié,  et  la  dernière  n'en 
formait  qu'un  seul.  Il  se  trouva  ainsi  que  la  classe 
la  moins  nombreuse  en  hommes  l'était  le  plus  en 
centuries ,  et  que  la  dernière  classe  entière  n'était 
comptée  que  pour  une  subdivision ,  bien  qu'elle 
contînt  seule  plus  de  la  moitié  des  habitants  de 
Rome. 

Afin  que  le  peuple  pénétrât  moins  les  consé- 
quences de  cette  dernière  forme ,  Servius  affecta 
de  lui  donner  un  air  miUtaire  :  il  inséra  dans  la 
seconde  classe  deux  centuries  d'armuriers,  et  deux 
d'instruments  de  guerre  dans  la  quatrième  :  dans 


^o6  DU  GOKTRAT  SOCIAL. 

chaque  classe ,  excepté  la  dernière ,  il  distingua  les 
jeunes  et  les  vieux ,  c'est-à-dire  ceux  qui  étaient 
obligés  de  porter  les  armes ,  et  ceux  que  leur  âge  en 
exemptait  par  les  lois ,  distinction  qui ,  plus  qiié 
celle  des  biens,  produisit  la  nécessité  de  recora-* 
mencer  souvent  le  cens  ou  dénombrement  :  enfin 
il  voulut  que  l'assemblée  se  tînt  au  champ  de  Mars, 
et  que  tous  ceux  qui  étaient  en  âge  de  servir  y 
vinssent  avec  leurs  armes. 

La  raison  pour  laquelle  il  ne  suivit  pas  dans  la 
dernière  classe  cette  même  division  des  jeunes  et 
des  vieux ,  c'est  qu'on  n'accordait  point  à  la  popn-» 
lace,  dont  elle  était  composée,  l'honheuï'  de  porter 
les  armes  pour  la  patrie  ;  il  fallait  avoir  des  foyevs 
pour  obtenir  lé  droit  de  les  défendre  :  et ,  de  ees 
innombrables  troupes  de  gueux  dont  brillent  au- 
jourd'hui les  armées  dés  rois ,  il  n'y  en  a  pas  un 
peut-être  qui  n'eut  été  chassé  avec  dédain  d'une 
cohorte  romaine ,  ^uand  les  soldats-  étaient  les  dié^ 
fenseurs  de  la  liberté. 

'On  distingua  pourtant  encore ,  dans  k  dernière 
classe ,  les  prolétaires  de  ceux  qu'on  appelait  càpite 
cèhsL  Les  pi'emiérs,  nonl  foùt-à-fâSt  réduite  à  rieirt, 
dbùnâiiettt  au  liioitis  des  citoyens  à  l'état ,  quèlqtie- 
fois  mêiiïe  des  soldats  dails  lés  besoins  pressatiftâ^. 
Pour  ceux  qui  n'avaient  rien  du  tout  et  qu'on  ne 
pouvait  dénoiilbrer  que  pair  leurs  têtes ,  i\s  éteiient 
tout-fc^fàit  f  égardéè  Comme  nuls ,  et  Marias  fut  1^ 
pf  emièr  qui  daigna  les  enrolei?'. 

Sans  décider  ïdî  si  cé  Iroi^^é  détiombrértiéilt 
était  bon  ou  nïauvais  étt  lui-même ,  je  crôi^  ^ùvôir 


HYRE   IV,  CHAPITRE   IV.  'JO7 

affîrpd^  qu'il  n'y  avait  que  les  mœurs  simples  des 
premiers  Romains ,  leur  désintéressement ,  leur 
goût  pour  l'agriculture ,  leur  mépris  pour  le  com- 
merce et  pour  l'ardeur  du  gain ,  qui  pussent  lé 
rendre  praticable.  Où  est  le  peuple  moderne  chez 
lequel  la  dévorante  avidité ,  l'esprit  inquiet  y  Fin-» 
trigue ,  les  déplacements  continuels ,  les  perpé* 
tuelles  révolutions  des  fortunes,  pussent  laissiez 
durer  vingt  ans  un  pareil  établissement  sans  boule»- 
veçrser  tout  l'état  ?  Il  faut  même  bien  remarqua 
que  les  mœurs  et  la  censure ,  plus  fofrtes  que  cette 
institution  ,  en  conîgèrent  le  vice  à  Rome ,  et  que 
tel  riche  se  vi4:  relégué  dans  la  classe  des  paovres 
pour  avoir  trop  étalé  sa  richesse. 

De  tout  ceci  Ton  peut  comprendre  aisément 
pourquoi  il  n'est  presque  jamais  fsàX  mention  que 
de  cinq  classes,  quoiqu'il  j  eu  eût  réellement  six. 
La  sixième,  ne  fournissant  ni  soddats  à  l'armée,  ni 
votants  sa  chaâip  de  Mars  <" ,  et  n'étant  presque 
d'aucun  usage  dans  la  république ,  étaii  rarement 
comptée  pour  quelque  chose. 

Telles  forent. les  différentes  divisions  du  peuple 
romain.  Voyons  à  présent  l'effet  qu'elles  produi- 
saient dans  les  sissemblées.  Ces  assemblées ,  légili^ 
mement  convoquées,  s'appelaient  comices  :  elles  se 
tenaient  ordinairement  dans  la  place  de  Rome  ou. 
au  champ  de  Mars ,  et  se  distinguaient  eu  comices 
par  curies ,  comices  par  cenluries ,  et  comices  par 

^  Je  dis  au  champ  de  Mars,  parce  que  c'était  là  que  s'assemblaient 
leë  comices  paît  centorim  :  lians^  \e$  jeuk  autres  formes  |e  peuple 
s'assemblait  au  forum  ou  ailleurs  ;  et  alors  les  capite  censi  avaient 
autant  d'influence  et  d'autorité  que  les  premiers  citoyens. 


:2o8  DU  COITTRAT  SOCIAL. 

tribus  ;  selon- celle  de  ces  trois  formes  sur  laquelle 
elles  étaient  ordonnées.  Les  comices  par  curies 
étaient  de  l'institution  de  Romulus  ;  ceux  par  cen- 
turies ,  de  Servius  ;  ceux  par  tribus ,  des  tribuns  du 
peuple.  Aucune  loi  ne  recevait  la  sanction ,  aucun 
magistrat  n'était  élu,  que  dans  les  comices;  et 
comme  il  n'y  avait  aucun  citoyen  qui  ne  fût  inscrit 
dans  une  curie ,  dans  une  centurie ,  ou  dans  une 
tribu ,  il  s'ensuit  qu'aucun  citoyen  n'était  exclu  du 
droit  de  suffrage ,  et  que  le  peuple  romain  était 
véritablement  souverain  de  droit  et  de  fait. 

Pour  que  les  comices  fussent  légitimement  as- 
semblés ,  et  que  ce  qui  s'y  faisait  eût  force  de  loi , 
il  fallait  trois  conditions  :  la  première,  que  le  corps 
ou  le  magistrat  qui  les  convoquait  fût  revêtu  pour 
cela  de  l'autorité  nécessaire  ;  la  seconde ,  que  l'as- 
semblée se  fît  un  des  jours  permis  par  la  loi  ;  la 
troisième ,  que  les  augures  fussent  favorables. 

La  raison  du  premier  règlement  n'a  pas  besoin 
d'être  expliquée  ;  le  second  est  une  affaire  de  po- 
lice :  ainsi  il  n'était  pas  permis  de  tenir  les  comices 
les  jours  de  férié  et  de  marché ,  où  les  gens  de  la 
campagne ,  venant  à  Rome  pour  leurs  affaires ,  n'a- 
vaient pas  le  temps  de  passer  la  journée  dans  la 
place  publique.  Par  le  troisième ,  le  sénat  tenait  en 
bride  un  peuple  fier  et  remuant ,  et  tempérait  à 
propos  l'ardeur  des  tribuns  séditieux  ;  mais  ceux-ci 
trouvèrent  plus  d'un  moyen  de  se  délivrer  de  cette 
gène. 

Les  lois  et  l'élection  des  chefs  n'étaient  pas  les 
seuls  points  soumis  au  jugement  des  comices  :  le. 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  IV.  209 

peuple  romain  ayant  usurpé  les  plus  importantes 
fonctions  du  gouvernement ,  on  peut  dire  que  le. 
sort  de  l'Europe  était  réglé  dans  ses  assemblées. 
Cette  variété  d'objets  donnait  lieu  aux  diverses 
formes  que  prenaient  ces  assemblées,  selon  les 
matières  sur  lesquelles  il  avait  à  prononcer. 

Pour  juger  de  ces  diverses  .formes  il  suffit  de  les 
comparer.  Romulus ,  en  instituant  les  curies ,  avait 
en  vue  de  contenir  le  sénat  par  le  peuple  et  le 
peuple  par  le  sénat,  en  dominant  également  sur 
tous.  Il  donna  donc  au  peuple ,  par  cette  forme , 
toute  l'autorité  du  nombre  pour  balancer  celle  de 
la  puissance  et  des  richesses  qu'il  laissait  aux  pa«- 
triciens.  Mais ,  selon  l'esprit  de  la  monarchie ,  il 
laissa  cependant  plus  d'avantage  aux  patriciens 
par  l'influence  de  leurs  clients  sur  la  pluralité  des 
suffrages.  Cette  admirable  institution  des  patrons 
et  des  clients  fut  un  chef-d'œuvre  de  politique  et 
d'humanité  sans  lequel  le  patriciat ,  si-  contraire  à 
l'esprit  de  la  république ,  n'eût  pu  subsister.  Rome 
seule  a  eu  l'honneur  de  donner  au  monde  ce  bel 
exemple  ,  duquel  il  ne  résulta  jamais  d'abus  ^  et 
qui  pourtant  n'a  jamais  été  suivi. 

Cette  même  forme  des  curies  ayant  subsisté  sous 
les  rois  jusqu'à  Servius  ,  et  le  règne  du  dernier 
Tarquin  n'étant  point  compté  pour  légitime ,  cela 
fit  distinguer  généralement  les  lois  royales  par  le 
nom  de  leges  curiatœ. 

Sous  la  république,  les  curies,  toujours  bornées 
aux  quatre  tribus  urbaines ,  et  ne  contenant-plus 
que  la  populace  de  Rome  ,  ne  pouvaient  convenir 

R.   V.  i4 


210  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

ni  au  sénat, qui  était  à  la  tête  des  patriciens, ni  aux 
tribuns,  qui,  quoique  plébéiens,  étaient  à  la  tête 
des  citoyens  aisés.  Elles  tombèrent  donc  dans  le 
discrédit  ;  et  leur  avilissement  fut  tel ,  que  leurs 
trente  licteurs  assemblés  faisaient  ce  que  les  co- 
mices par  curies  auraient  dû  faire. 

La  division  par  centuries  était  si  favorable  à 
l'aristocratie ,  qu'on  ne  voit  pas  d'abord  comment 
le  sénat  ne  l'emportait  pas  toujours  dans  les  co- 
mices qui  portaient  ce  nom ,  et  par  lesquels  étaient 
élus  les  consuls,  les  censeurs,  et  les  autres  magis-* 
trats  curules.  En  effet,  des  cent  quatre-vingt-treize 
centuries  qui  formaient  les  six  classes  de  tout  le 
peuple  romain  ,  la  première  classe  en  comprenant 
quatre-vingt-dix*huit ,  et  les  voix  ne  se  comptant 
que  par  centuries ,  cette  seule  première  clatsse  l'em- 
portait en  nombre  de  voix  sur  toutes  les  autres. 
Quand  toutes  ces  centuries  étaient  d'accord ,  on  ne 
continuait  pas  même  à  recueillir  les  suffrages  ;  ce 
qu'avait  décidé  le  plus  petit  nombre  passait  pour 
une  décision  de  la  multitude;  et  l'on  peut  dire  que, 
dans  les  comices  par  centuries,  les  affaires  se  ré- 
glaient à  la  pluralité  des  écus  bien  plus  qu'à  celle 
des  voix. 

Mais  cette  extrême  autorité  se  tempérait  par 
deux  moyens  :  premièrement ,  les  tribuns  pour 
l'ordinaire ,  et  toujours  un  grand  nombre  de  plé- 
béiens, étant  dans  la  classe  des  riches,  balançaient 
le  crédit  des  patriciens  dans  cette  première  classe. 

Le  second  moyen  consistait  en  ceci ,  qu'au  lieu 
de  faire  d'abord  voter  les  centuries  selon  leur  ordre. 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  IV.  !i  I  I 

ce  qui  aurait  toujours  fait  commencer  par  la  pre- 
mière ,  on  en  tirait  une  au  sort ,  et  celle-là  «  procé- 
dait seule  à  l'élection  ;  après  quoi  toutes  les  cen- 
turies ,  appelées  un  autre  jour  selon  leur  rang , 
répétaient  la  même  élection  ,  et  la  confirmaient 
ordinairement.  On  ôtait  ainsi  l'autorité  de  l'exemple 
au  rang  pour  la  donner  au  sort,  selon  le  principe 
de  la  démocratie. 

Il  résultait  de  cet  usage  un  autre  avantage  en- 
core, c'est  que  les  citoyens  de  la  campagne  avaient 
le  temps ,  entre  les  deux  élections ,  de  s'informer 
du  mérite  du  candidat  provisionnellement  nommé, 
afin  de.  ne  donner  leur  voix  qu'avec  connaissance 
de  cause.  Mais ,  sous  prétexte  de  célérité ,  l'on  vint 
à  bout  d'abolir  cet  usage  ,  et  les  deux  élections  se 
firent  le  même  jour. 

Les  comices  par  tribus  étaient  proprement  le 
conseil  du  peuple  romain.  Ils  ne  se  convoquaient 
que  par  les  tribuns  ;  les  tribuns  y  étaient  élus  et  y 
passaient  leurs  plébiscites.  Non-seulement  le  sénat 
n'y  avait  point  de  rang,  il  n'avait  pas  même  le  droit 
d'y  assister  ;  et ,  forcés  d'obéir  à  des  lois  sur  les- 
quelles ils  n'avaient  pu  voter ,  les  sénateurs ,  à  cet 
égard ,  étaient  moins  libres  que  les  derniers  ci- 
toyens. Cette  injustice  était  tout-à-fait  mal  entenr 
due ,  et  suffisait  seule  pour  invalider  les  décrets 
d'un  corps  où  tous  ses  membres  n'étaient  pas  ad- 
mis. Quand  tous  les  patriciens  eussent  assisté  à  ces 

^  Cette  centurie ,  ainsi  tirée  au  sort ,  s'appelait  prœrogativa ,  à 
cause  qu'elle  était  la  première  à  qui  l'on  demandait  son  suffrage  ; 
et  c'est  de  là  qu'est  venu  le  mot  de  prérogative, 

i/i. 


2ia  .    DU  CONTRAT  SOCIAL. 

comices  selon  le  droit  qu'ils  en  avaient  comme 
citoyens ,  devenus  alors  simples  particuliers  ils 
n'eussent  guère  influé  sur  une  forme  de  suffrages 
qui  se  recueillaient  par  tête ,  et  où  le  moindre  pro- 
létaire pouvait  autant  que  le  prince  du  sénat. 

On  voit  donc  qu'outre  l'ordre  qui  résultait  âe  ces 
diverses  distributions  pour  le  recueillement  des 
suffrages  d'un  si  grand  peuple,  ces  distributions  ne 
se  réduisaient  pas  à  des  formes  indifférentes  en 
elles-mêmes ,  mais  que  chacune  avait  des  effets  re- 
latifs aux  vues  qui  la  faisaient  préférer. 

Sans  entrer  là -dessus  en  de  plus  longs  détails ,  il 
résulte  des  éclaircissements  précédents  que  les  co- 
mices par  tribus  étaient  les  plus  favorables  au  gou- 
vernement populaire,  et  les  comices  par  centuries 
à  l'aristocratie.  A  l'égard  des  comices  par  curies, 
où  la  seule  populace  de  Home  formait  la  pluralité , 
comme  ils  n'étaient  bons  qu'à  favoriser  la  tyrannie 
et  les  mauvais  desseins ,  ils  durent  tomber  dans  le 
décri,  les  séditieux  eux-mêmes  s'abstenant  d'un 
moyen  qui  mettait  trop  à  découvert  leurs  projets. 
Il  est  certain  que  toute  la  majesté  du  peuple  ro- 
main ne  se  trouvait  que  dans  les  comices  par  cen- 
turies, qui  seuls  étaient  complets  ;  attendu  que  dans 
les  comices  par  curies  manquaient  les  tribus  rusti- 
ques ,  et  dans  les  comices  par  tribus  le  sénat  et  les 
patriciens. 

Quant  à  la  manière  de  recueillir  les  suffrages, 
elle  était  chez  les  premiers  Romains  aussi  simple 
que  leurs  mœurs,  quoique  moins  simple  encore 
qu'à  Sparte.  Chacun  donnait  son  suffrage  à  haute 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  IV.  2l3 

voix,  un  greffier  les  écrivait  à  mesure  :  pluralité 
de  voix  dans  chaque  tribu  déterminait  le  suffrage 
de. la  tribu  ;•  pluralité  de  voix  entre  les  tribus  dé- 
terminait le  suffrage  du  peuple  ;  et  ainsi  des  curies 
et  des  centuries.  Cet  usage  était  bon  tant  que  l'hon- 
nêteté régnait  entre  les  citoyens,  et  que  chacun 
avait  honte  de  donner  publiqueirient  son  suffrage 
à  un  avis  injuste  ou  à  un  sujet  indigne  ;  mais ,  quand 
le  peuple  se  corrompit  et  qu'on  acheta  les  voix ,  il 
convint  qu  elles  se  donnassent  en  secret,  pour  con- 
tenir les  acheteurs  par  la  défiance,  et  fournir  aux 
fripons  le  moyen  de  n'être  pas  des  traîtres. 

Je  sais  que  Cicéron  blâme  ce  changement,  et  lui 
attribue  en  partie  la  ruine  de  la  république.  Mais , 
quoique  je  sente  le  poids  que  doit  avoir  ici  l'auto- 
rité de  Cicéron ,  je  ne  puis  être  de  son  avis  :  je 
pense  au  contraire  que ,  pour  n'avoir  pas  fait  assez 
de  changements  semblables ,  on  accéléra  la  perte 
de  l'état.  Comme  le  régime  des  gens  sains  n'est  pas 
propre  aux  malades ,  il  ne  faut  pas  vouloir  gouver- 
ner un  peuple  corrompu  par  les  mêmes  lois  qui 
conviennent  à  un  bon  peuple.  Rien  ne  prouve 
mieux  cette  maxime  que  la  durée  de  la  république 
de  Venise,  dont  le  simulacre  existe  encore,  uni- 
quement parce  que  ses  lois  ne  conviennent  qu'à  de 
méchants  hommes. 

On  distribua  donc  aux  citoyens  des  tablettes  par 
lesquelles  chacun  pouvait  voter  sans  qu'on  sût  quel 
était  son  avis  :  on  établifraussi  de  nouvelles  forma- 
lités pour  le  recueillement  des  tablettes,  le  compte 
des  voix,  la  comparaison  des  nombres ,  etc.  ;  ce  qui 


2l4  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

n'empêcha  pas  que  la  fidélité  des  officiers  chargés 
de  ces  fonctions  "*  ne  fïit  souvent  suspectée.  On  fit 
enfin ,  pour  empêcher  la  brigue  et  le  trafic  des  suf- 
frages, des  édits  dont  la  multitude  montre  l'inu- 
tihté. 

Vers  les  derniers  temps  on  était  souvent  con- 
traint de  recourir  à  des  expédients  extraordinaires 
pour  suppléer  à  l'insuffisance  des  lois  :  tantôt  on 
supposait  des  prodiges  ;  mais  ce  moyen ,  qui  pou- 
vait en  imposer  au  peuple,  n'en  imposait  pas  à  ceux 
qui  le  gouvernaient  :  tantôt  on  convoquait  brus- 
quement une  assemblée  avant  que  les  candidats 
eussent  eu  le  temps  de  faire  leurs  brigues  :  tantôt 
on  consumait  toute  une  séance  à  parler  quand  on 
voyait  le  peuple  gagné  prêt  à  prendre  un  mauvais 
parti.  Mais  enfin  l'ambition  éluda  tout  ;  et  ce  qu'il 
y  a  d'incroyable ,  c'est  qu'au  milieu  de  tant  d'abus 
ce  peuple  immense ,  à  la  faveur  de  ses  anciens  rè- 
glements ,  ne  laissait  pas  d'élire  les  magistrats ,  de 
passer  les  lois,  de  juger  les  causes ,  d'expédier  les 
affaires  particulières  et  publiques,  presque  avec 
autant  de  facilité  qu'eût  pu  faire  le  sénat  lui-même. 


CHAPITRE   V. 

Du  tribunal. 


Quand  on  ne  peut  établir  une  exacte  proportion 
entre  les  parties  constitutives  de  l'état ,  ou  que  des 
causes  indestructibles  en  altèrent  sans  cesse  les  rap- 

^  «  Custodes  y  diribitores ,  rogatores  sufïragiorum.  » 


LIVRE  IV,  CHAPITRB  V.  ai5 

ports,  alors  on  institue  une  magistrature  particu- 
lière qui  ne  fait  point  corps  avec  les  autres ,  qui 
replace  chaque  terme  dans  son  vrai  rapport ,  et  qui 
fait  une  liaison  ou  un  moyen  terme  soit  entre  le 
prince  et  le  peuple ,  soit  entre  le  prince  et  le  sou- 
verain ,  soit  à  la  fois  des  deux  côtés  s'il  est  néces- 
saire. 

Ce  corps ,  que  j'appellerai  Tribunal  y  est  le  con- 
servateur des  lois  et  du  pouvoir  législatif.  Il  sert 
quelquefois  à  protéger  le  souverain  contre  le  gou- 
vernement, comme  faisaient  à  Rome  les  tribuns 
du  peuple  ;  quelquefois  à  soutenir  le  gouverne- 
ment contre  le  peuple,  comme  fait  maintenant  à 
Venise  le  conseil  des  Dix  ;  et  quelquefois  à  mainte- 
nir l'équilibre  de  part  et  d'autre,  comme  faisaient 
les  éphores  à  Sparte. 

Le  tribunat  n'est  point  une  partie  constitutive 
de  la  cité,  et  ne  doit  avoir  aucune  portion  de  la 
puissance  législative  ni  de  l'executive  :  mais  c'est 
en  cela  même  que  la  sienne  est  plus  grande  ;  car , 
ne  pouvant  rien  faire  ,âl  peut  tout  empêcher.  Il  est 
plus  sacré  et  plus  révéré ,  comme  défenseur  des 
lois,  que  le  prince  qui  les  exécute,  et  que  le  sou- 
verain qui  les  donne.  C'est  ce  qu'on  vit  bien  clai- 
rement à  Rome ,  quand  ces  fiers  patriciens ,  qui 
méprisèrent  toujours  le  peuple  entier ,  furent  for- 
cés de  fléchir  devant  un  simple  officier  du  peuple , 
qui  n'avait  ni  auspices  ni  juridiction. 

Le  tribunat ,  sagement  tempéré ,  est  le  plus  ferme 
appui  d'une  bonne  constitution;  mais,  pour  peu 
de  force  qu'il  ait  de  trop ,  il  rejfiverse  tout  :  à  l'é- 


Î2l6  DU  CONTRÂT  SOCIAL. 

gard  de  la  faiblesse  ^  elle  n'est  pas  dans  sa  nature  ; 
et  poui'vu  qu'il  soit  quelque  chose,  il  n'est  jamais 
moins  qu'il  ne  faut. 

Il  dégénère  en  tyrannie  quand  il  usurpe  la  puis- 
sance executive ,  dont  il  n'est  que  le  modérateur , 
et  qu'il  veut  dispenser  des  lois,  qu'il  ne  doit  que 
protéger.  L'énorme  pouvoir  des  éphores,  qui  fut 
sans  danger  tant  que  Sparte  conserva  ses  mœurs , 
en  accéléra  la  corruption  commencée.  Le  sang 
d'Agis  égorgé  par  ces  tyrans  fut  vengé  par  son 
successeur  :  le  crime  et  le  châtiment  des  éphores 
hâtèrent  également  la  perte  de  la  république  ;  et 
après  Cléomène  Sparte  ne  fut  plus  rien.  Rome  pé- 
rit encore  par  la  même  voie;  et  le  pouvoir.excessîf 
des  tribuns ,  usurpé  par  degrés ,  servit  enfin ,  à  l'aide 
des  lois  faites  pour  la  liberté,  de  sauvegarde  aux 
empereurs  qui  la  détruisirent.  Quant  au  conseil  des 
Dix  à  Venise,  c'est  un  tribunal  de  sang,  horrible 
également  aux  patriciens  et  au  peuple,  et  qui ,  loin 
de  protéger  hautement  les  lois ,  ne  sert  plus ,  après 
leur  avilissement,  qu'à  porter  dans  les  ténèbres  des 
coups  qu'on  n'ose  apercevoir. 

Le  tribunat  s'affaiblit,  comme  le  gouvernement, 
par  la  multiplication  de  ses  membres.  Quand  les 
tribuns  du  peuple  romain ,  d'abord  au  nombre  de 
deux, puis  de  cinq,  voulurent  doubler  ce  nombre, 
le  sénat  les  laissa  faire ,  bien  sur  de  contenir  les 
uns  par  les  autres;  ce  qui  ne  manqua  pas  d'arriver. 

Le  meilleur  moyen  de  prévenir  les  usurpations 
d'un  si  redoutable  corps ,  moyen  dont  nul  gouverne- 
ment ne  s'est  avisé  jusqu'ici,  serait  de  ne  pas  rendre 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  V.  Ûl'J 

ce  corps  pei^nanent ,  mais  de  régler  les  intervalles 
durant  lesquels  il  resterait  supprimé.  Ces  inter- 
valles ,  qui  ne  doivent  pas  être  assez  grands  pour 
laisser  aux  abus  le  temps  de  s'affermir,  peuvent 
être  fixés  par  la  loi ,  de  manière  qu'il  soit  aisé  de 
les  abréger  au  besoin  par  des  commissions  ex- 
traordinaires. 

Ce  moyen  me  paraît  sans  inconvénient,  parce 
que,  comme  je  l'ai  dit,  le  tribunat,  ne  faisant  point 
partie  de  la  constitution ,  peut  être  ôté  sans  qu'elle 
en  souffre;  et  il  me  paraît  efficace,  parce  qu'un 
magistrat  nouvellement  rétabli  ne  part  point  cfu 
pouvoir  qu'avait  son  prédécesseur,  mais  de  celui 
que  la  loi  lui  donne. 

I 

CHAPITRE  VI. 

De  la  dictatÉre^. 

ti'itiflexibilité  des  lois ,  qui  les  enïpêche  de  se 
plier  aux  événements ,  peut ,  en  certains  cas  j  les 
rendre  pernicieuses ,  et  causer  par  elles  la  perte  de 
l'état  datis  sa  crise.  L'ordre  et  la  lenteur  des  formes 
demandent  un  espace  de  temps  que  les  circon- 
stances refusent  quelquefois.  Il  peut  se  présenter 
mille  cas  auiquels  le  législateur  n'a  point  pourvu  ; 
et  c'est  une  prévoyance  très  -  nécessaire  de  sentir 
qu'on  ne  peut  tout  prévoii*. 

Il  ne  faut  dbnc  pas  vouloir  affertmîr  les  institu- 
tions politiques  jusqu'à  s'ôter  le  pouvoir  d'en  sus- 
pendre l'effet.*  Sparte  elle-même  a  laissé  dormir  ses 
lois. 


^l8  DU  COIfTRAT  SOCIAL. 

Mais  il  n'y  a  que  les  plus  grands  dangers  qui  puis- 
sent balancer  celui  d'altérer  l'ordre  public,  et  l'on 
ne  doit  jamais  arrêter  le  pouvoir  sacré  des  lois  que 
quand  il  s'agit  du  salut  de  la  patrie.  Dans  ces  cas 
rares  et  manifestes ,  on  pourvoit  à  la  sûreté  publi- 
que par  un  acte  particulier  qui  en  remet  la  charge 
au  plus  digne.  Cette  commission  peut  se  donner  de 
deux  manières,  selon  l'espèce  du  danger. 

Si ,  pour  y  remédier ,  il  suffit  d'augmenter  l'acti- 
vité dû  gouvernement,  on  le  concentre  dans  un  ou 
deux  de  ses  membres  :  ainsi  ce  n'est  pas  l'autorité 
fl^s  lois  qu'op  altère,  mais  seulement  la  forme  de 
leur  administration.  Que  si  le  péril  est  tel  que  l'ap- 
pareil des  lois  soit  un  obstacle  à  s'en  garantir,  alors 
on  nomme  un  chef  suprême,  qui  fasse  taire  toutes 
les  lois  et  suspende  un  moment  l'autorité  souve- 
raine. En  pareil  cas,  la  volonté  générale  n'est  pas 
douteuse ,  et  il  est  évident  que  la  première  intention 
du  peuple  est  que  l'état  ne  périsse  pais.  De  cette 
m;anière  la  suspension  de  l'autorité  législative  ne 
l'abplil:  point  :  le  magistrat  qui  la  fait  taire  ne  peut 
la  faire  parler;  il  la  dopiipe  s^ns  pouvoir  la  repré- 
senter. Il  peut  toiit  faire ,  excepté  des  Iqia. 

Le  premier  uioyen  s'employait  p^r  le  sénat  ro- 
ma^in  quand  il  chargeait  les  consuls  par  uue  for- 
mule consacrée  de  pourvoir  au  saUit  de  la  républi- 
que. Le  second  avait  lieu  quand  un  des  deux  consuls 
nQTUU^^it  un  dictateur  «;  usage  dont  Albe  avait 
douué  l'exemple  à  Rome. 

'^  Cette  nomination  sie  faisait  de  nuit  et  en  secret ,  comme  si  Ton 
avait  eu  honte  de  mettre  un  homme  au-dessus  des  lois. 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  VI.  Iig 

Dans  les  commenGements  de  la  république,  on   * 
eut  très-souvent  recours  à  la  dictature,  parce  que 
l'état  n'avait  pas  encore  une  assiette  assez  fixe  pour 
pouvoir  se  soutenir  par  la  seule  force  de  sa  consti- 
tution. 

Les  mœurs  rendant  alors  superflues  bien  des  pré- 
cautions qui  eussent  été  nécessaires  dans  un  autre 
temps ,  on  ne  craignait  ni  qu'un  dictateur  abusât 
de  son  autorité ,  ni  qu'il  tentât  de  la  garder  au-delà 
du  terme.  Il  semblait,  au  contraire,  qu'un  si  grand 
pouvoir  fût  à  charge  à  celui  qui  en  était  revêtu,  tant 
il  se  hâtait  de  s'en  défaire,  comme  si  c'eût  été  un 
poste  trop  pénible  et  trop  périlleux  de  tenir  la  place 
des  lois. 

Aussi  n'est-ce  pas  le  danger  de  l'abus,  mais  celui 
de  l'avilissement  qui  me  fait  blâmer  l'usage  indis- 
cret de  cette  suprême  magistrature  dans  les  pre- 
miers temps;  car  tandis  qu'on  la  prodiguait  à  des 
élections,  à  des  dédicaces,  à  des  choses  de  pure  for- 
malité, il  était  à  craindre  qu'elle  ne  devînt  moinà 
redoutable  au  besoin ,  et  qu'on  ne  s'accoutumât  à 
regarder  comme  un  vain  titi'e  celui  qu'on  n'em- 
ployait qu'à  de  vaines  cérémonies. 

Vers  la  fin  de  la  république ,  les  Romains ,  devenus 
plus  circonspects ,  ménagèrent  la  dictature  avec 
aussi  peu  de  raison  qu'ils  l'avaient  prodiguée  autre- 
fois. Il  était  aisé  de  voir  que  leur  crainte  était  mal 
fondée;  que  la  faiblesse  de  la  capitale  faisait  alors 
sa  sûreté  contre  les  magistrats  qu'elle  avait  dans  son 
sein;  qu'un  dictateur  pouvait,  en  certain  cas,  dé^ 
fendre  la  Uberté  publique  sans  jamais  y  pouvoir  at-» 


220  DU  CONTRÂT  SOCIAL. 

tenter;  et  que  les  fers  de  Rome  ne  seraient  point 
forgés  dans  Rome  même ,  mais  dans  ses  armées. 
Le  peu  de  résistance  que  firent  Marius  à  Sylla,  et 
Pompée  à  César,  montra  bien  ce  qu'on  pouvait 
attendre  de  l'autorité  du  dedans  contre  la  forcé  du 
dehors. 

Cette  erreur  leur  fit  faire  de  grandes  fautes  :  telle , 
par  exemple ,  fut  celle  de  n'avoir  pas  nommé  un 
dictateur  dans  l'affaire  de  Catilina  :  car,  comme  il 
n'était  question  que  du  dedans  de  la  ville,  et,  tout 
au  plus,  de  quelque  province  d'Italie,  avec  l'autorité 
sans  bornes  que  les  lois  donnaient  au  dictateur,  il 
eût  facilement  dissipé  la  conjuration,  qui  ne  fut 
étouffée  que  par  un  concours  d'heureux  hasards 
que  jamais  la  prudence  humaine  ne  devait  attendre. 

Au  lieu  de  cela,  le  sénat  se  contenta  de  remettre 
tout  son  pouvoir  aux  consuls ,  d'où  il  arriva  que 
Cicéron,  pour  agir  efficacement,  fut  contraint  de 
passer  ce  pouvoir  dans  un  point  capital ,  et  que ,  si 
les  premiers  transports  de  joie  firent  approuver  sa 
conduite,  ce  fut  avec  justice  que,  dans  la  suite,  on 
lui  demanda  compte  du  sang  des  citoyens  versé 
contre  les  lois,  reproche  qu'on  n'eût  pu  faire  à  un 
dictateur.  Mais  l'éloquence  du  consul  entraîna  tout; 
et  lui  -  même ,  quoique  Romain ,  aimant  mieux  sa 
gloire  que  sa  patrie,  ne  cherchait  pas  tant  le  moyen 
le  plus  légitime  et  le  plus  sûr  de  sauver  l'état,  que 
celui  d'avoir  tout  l'honneur  de  cette  affaire''.  Aussi 

*  C'est  ce  dont  il  ne  potivait  se  répondre  en  proposant  un  dicta- 
teur ,  n'osant  se  nommer  lui-même ,  et  ne  pouvant  s'assurer  que  son 
collègue  le  nommerait» 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  VI.  22  1 

fut-il  honoré  justement  comme  libérateur  de  Rome, 
et  justement  puni  comme  infracteur  des  lois.  Quel- 
que brillant  qu'ait  été  son  rappel,  il  est  certain  que 
ce  fîit  une  grâce. 

Au  reste ,  de  quelque  manière  que  cette  impor- 
tante commission  soit  conférée,  il  importe  d'en  fixer 
la  durée  à  un  terme  très-court ,  qui  jamais  ne  puisse 
être  prolongé.  Dans  les  crises  qui  la  font  établir, 
l'état  est  bientôt  détruit  ou  sauvé;  et ,  passé  le  be- 
soin pressant,  la  dictature  devient  tyrannique  ou 
vaine.  A  Rome,  les  dictateurs  ne  Tétant  que  pour 
six  mois ,  la  plupart  abdiquèrent  avant  ce  terme. 
Si  le  terme  eut  été  plus  long,  peut-être  eussent-ils 
^té  tentés  de  le  prolonger  encore,  comme  firent  les 
décemvirs  celui  d'une  année.  Le  dictateur  n'avait 
que  le  temps  de  pourvoir  au  besoin  qui  l'avait 
fait  élire;  il  n'avait  pas  celui  de  songer  à  d'autres 
projets. 


CHAPITRE   VIL 

De  la  censure. 

De  même  que  la  déclaration  de  la  volonté  géné- 
rale se  fait  par  la  loi ,  la  déclaration  du  jugement 
public  se  fait  par  la  censure.  L'opinion  publique 
est  l'espèce  de  loi  dont  le  censeur  est  le  ministre , 
et  qu'il  ne  fait  qu'appliquer  aux  cas  particuliers, 
à  l'exemple  du  prince. 

Loin  donc  que  le  tribunal  cénsorial  soit  l'arbitre 
de  l'opinion  du  peuple ,  il  n'en  est  que  le  déclara- 


22a  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

teur;  et  sitôt  qu'il  s'en  écarte,  ses  décisioris  sont 
vaines  et  sans  effet. 
V  II  est  inutile  de  distinguer  les  moeurs  d'une  nation 
des  objets  de  son  estime  ;  car  tout  cela  tient  au 
même  principe  et  se  confond  nécessairement.  Chez 
tous  les  peuples  du  monde ,  ce  n'est  point  la  na- 
ture ,  mais  l'opinion ,  qui  décide  du  choix  de  leiurs 
plaisirs.  Redressez  les  opinions  des  hommes,  et 
leurs  mœurs  s'épureront  d'elles-mêmes.  On  aime 
toujours  ce  qui  est  beau  ou  ce  qu'on  trouve  tel; 
mais  c'est  sur  ce  jugement  qu'on  se  trompe  :  c'est 
donc  ce  jugement  qu'il  s'agit  de  régler.  Qui  juge 
des  mœurs  juge  de  l'honneur;  et  qui  juge  de  l'hon- 
neur prend  sa  loi  de  l'opinion. 

Les  opinions  d'un  peuple  naissent  de  sa  consti- 
tution. Quoique  la  loi  né  règle  pas  les  mœurs,  c'est 
la  législation  qui  les  fait  naître:  quand  la  législa- 
tion s'affaiblit,  les  mœurs  dégénèrent  :  mais  alors 
le  jugement  des  censeurs  ne  fera  pas  ce  que  la  force 
des  lois  n'aura  pas  fait. 

Il  suit  de  là  que  la  censure  peut  être  utile  pour 
conserver  les  mœurs ,  jamais  pour  les  rétablir.  Éta- 
blissez des  censeurs  durant  la  vigueur  des  lois  ;  si- 
tôt qu  elles  l'ont  perdue ,  tout  est  désespéré ,  rien 
de  légitime  n'a  plus  de  force  lorsque  les  lois  n'en 
ont  plus. 

La:  censure,  maintient  les  mœurs  en  empêchant 
les  opinions  de  se  corrompre ,  en  conservant  leur 
droiture  par  de  sages  appUcations ,  quelquefois 
mênie  en  les  fixant  lorsqu'elles  sont  encore  incer- 
taines. L'usage  des  seconds  dans  les  duels,  porté 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  VII.  223 

jusqu'à  Ici  fureur  dàhs  le  royaume  de  France,  y  fiit 
aboli  par  ces  seuls  mots  d'un  édit  du  roi,  a  Quaiit 
«  à  ceux  (Juî  ont  la  lâcheté  d'appeler  des  seconds.  » 
Ce  jugement,  prévenant  celui  du  public ,  le  déter- 
mina tout  d'un  coup.  Mais  quand  les  mêmes  édits 
voulurent  prononcer  que  c'était  aussi  une  lâcheté 
de  se  battre  en  duel ,  ce  qui  est  très-vrai ,  mais 
contraire  à  l'opinion  commune ,  le  pubhc  se  moqua 
de  cette  décision ,  sur  laquelle  soii  jugement  était 
déjà  porté. 

J'ai  dit  ailleurs  "  que  l'opinion  publique  n'étant 
point  soumise  à  la  contrainte,  il  n'en  fallait  aucun 
vestige  dans  le  tribunal  établi  pour  la  représenter. 
On  ne  peut  trop  admirer  avec  quel  art  ce  ressort, 
entièrement  perdu  chez  les  modernes,  était  mis"' 
en  œuvre  chez  les  Romains ,  et  mieusr  chez  les  La- 
cédémoniens. 

Un  homme  de  mauvaises  mœurs  ayant  ouvert 
un  bon  avis  dans  le  conseil  de  Sparte,  les  éphores, 
sans  en  tenir  compte ,  firent  proposer  le  ïnême  avis 
par  un  citoyen  vertueux  *.  Quel  honneur  pouf  l'un , 
quelle  note  pour  l'autre ,  sans  avoir  donné  ni 
louange  ni  blâme  à  aucun  des  deux  !  Certains 
ivrognes  de  Samos*  souillèrent  le  tribunal   des 

^  Je  ne  fais  qu'indiquer  dans  ce  chapitre  ce  que  j'ai  traité  jilus 
au  long  dans  la  lettre  à  M.  d'Alembert. 

Plut  ARQUE,  Dicts  notables  des  Lacédémoniens ,  §  69.  Le  mémo 
trait  est  rapporté  par  Montaigne,  livre  11,  chapitre  3i. 

*  Il-s  étaient  d'une  autre  île ,  que  là  délicatesse  dé  notre  langue 
défend  de  nommei*  dans  cette  occasion  **, 

**  On  conçoit  diflficilemcMf  comment  le  nom  d*ttne  lie  pent  blesser  k  délica' 
tesse  de  notre  langue.  Pour  entendre  ceci,  il  faut  savoir  que  Routôeàu  a ^iriscé 


2^4  DU  CONTRÂT  SOCIAL. 

éphores  :  lé  lendemain ,  par  édit  public ,  il  fut  per- 
mis aux  Samiens  d'être  des  vilains.  Un  vrai  châti- 
ment eût  été  moins  sévère  qu'une  pareille  impunité. 
Quand  Sparte  a  prononcé  sur  ce  qui  est  ou  n'est 
pas  honnête ,  la  Grèce  n'appelle  pas  de  ses  juge- 
ments. 


CHAPITRE  VIII. 

De  la  religion  civile  *, 

Les  hommes  n'eurent  point  d'abord  d'autres  rois 
que  les  dieux ,  ni  d'autre  gouvernement  que  le  théo- 
cratique.  Ils  firent  le  raisonnement  de  Caligula;  et 
alors  ils  raisonnaient  juste.  Il  faut  une  longue  alté- 
ration de  sentiments  et  d'idées  pour  qu'on  puisse  se 
résoudre  à  prendre  son  semblable  pour  maître,  et 
se  flatter  qu'on  s'en  trouvera  bien. 

De  cela  seul  qu'on  mettait  Dieu  à  la  tête  de  cha- 
que société  politique ,  il  s'ensuivit  qu'il  y  eut  au- 
tant de  dieux  que  de  peuples.  Deux  peuples  étran-* 

trait  dans  Plutarque  {Dicts  notables  des  Lacédémoniens) ,  qui  le  raconte  dans 
toute  sa  tnrintude,  etTattribue  aux  habitants  dfi  Chio.  Rousseau  «  en  ne  nom- 
mant pas  cette  ile,  a  rouln  éviter  l'application  d'un  mauvais  jeu  de  mots,  et 
ne  pas  exciter  le  rire  dans  un  sujet  grave.  En  cela  il  a  bien  fait  sans  doute  ; 
mais  c'est  l'effet  de  la  délicatesse  de  l'écrivain  plutôt  que  de  celle  de  notre 
langue. 

AElien  (livre  n,  cbap.  i5)  rapporte  aussi  ce  fait;  mais  il  en  affaiblit  la  hont^ 
eu  disant  que  le  tribunal  des  épbores  fut  couvert  de  suie,  et  il  l'attribue  à  de» 
Clazoméniens.  (Note  de  M.  Petitain.  ) 

*  L'idée  fondamentale  de  ce  chapitre  est  présentée  de  nouveau , 
expliquée  et  développée  dans  les  Lettres  de  ta  Montagne,  Partie  i , 
Lettre  premièrç. 

Voyez  aussi  sur  ce  même  chapitre  la  lettre  à  M.  Ustéri  du  1 5 
juillet  1763. 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  VIII.  îi^S 

gers  l'un  à  l'autre ,  et  presque  toujours  ennemis ,  ne 
purent  long-temps  reconnaître  un  même  maître  : 
deux  armées  se  livrant  bataille  ne  sauraient  obéir 
au  même  chef.  Ainsi  des  divisions  nationales  résulta 
le  polythéisme,  et  de  là  l'intolérance  théologique 
et  civile,  qui  naturellement  est  la  même,  comme 
il  sera  dit  ci-après. 

La  fantaisie  qu'eurent  les  Grecs  de  retrouver  leurs 
dieux  chez  les  peuples  barbares,  vint  de  celle  qu'ils 
avaient  aussi  de  se  regarder  comme  les  souverains 
naturels  de  ces  peuples.  Mais  c'est  de  nos  jours 
une  érudition  bien  ridicule  que  celle  qui  roule 
sur  l'identité  des  dieux  de  diverses  nations  :  comme 
siMoloch,  Saturne  et  Chronos  pouvaient  être  le 
même  dieu  !  comme  si  le  Baal  des  Phéniciens ,  le  Zeus 
des  Grecs  et  le  Jupiter  des  Latins  pouvaient  être 
le  même  !  comme  s'il  pouvait  rester  quelque  chose 
commune  à  des  êtres  chimériques  portant  des 
noms  différents! 

Que  si  l'on  demande  comment  dans  le  paganisme  ^ 
où  chaque  état  avait  son  culte  et  ses  dieux ,  il  n'y 
avait  point  de  guerres  de  reUgion;  je  réponds  que 
c'était  par  cela  même  que  chaque  état ,  ayant  son 
culte  propre  aussi-bien  que  son  gouvernement,  ne 
distinguait  point  ses  dieux  de  ses  lois.  La  guerre 
politique  était  aussi  théologique  ;  les  départements 
des  dieux  étaient  pour  ainsi  dire  fixés  par  les  bor- 
nes des  nations.  Le  dieu  d'un  peuple  n'avait  aucun 
droit  sur  les  autres  peuples.  Les  dieux  des  païens 
n'étaient  point  des  dieux  jaloux;  ils  partageaient 
entre  eux  l'empire  du  monde  :  Moïse  même  et  le 


R.    V. 


i5 


2a6  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

peuple  hébreu  se  prêtaient  quelquefois  à  cette  idée 
en  parlant  du  dieu  d'Israël.  Ils  regardaient,  il  est 
vrai,  comme  nuls  les  dieux  des  Cananéens,  peu- 
ples proscrits ,  voués  à  la  destruction ,  et  dont  ils 
devaient  occuper  la  place  ;  mais  voyez  comment  ils 
parlaient  des  divinités  des  peuples  voisins  qu'il  leur 
était  défendu  d'attaquer  :  «  La  possession  de  ce  qui 
a  appartient  à  Chamos  votre  dieu,  disait  Jepthé  aux 
«  Ammonites,  ne  vous  est -elle  pas  légitimement 
i<  due?  Nous  possédons  au  même  titre  les  terres 
a  que  notre  dieu  vainqueur  s^est  acquises  «.  »  C'était 
là,  ce  me  semble,  une  parité  bien  reconnue  entre 
les  droits  de  Chamos  et  ceux  du  dieu  d'Israël. 

Mais  quand  les  Juifs ,  soumis  aux  rois  de  Baby- 
lone ,  et  dans  la  suite  aux  rois  de  Syrie ,  voulurent 
s'obstiner  à  ne  reconnaître  aucun  autre  dieu  que  lé 
leur,  ce  refus,  regardé  comme  une  rébellion  contre 
le  vainqueur,  leur  attira  les  persécutions  qu'on  lit 
dans  leur  histoire,  et  dont  on  ne  voit  aucun  autre 
exemple  avant  le  christianisme  . 

Chaque  religion  étant  donc  uniquement  attachée 
aux  lois  de  l'état  qui  la  prescrivait ,  il  n'y  avait  point 
d'autre  manière  de  convertir  un  peuple  que  de  l'as- 

^  Nonne  ea  qucè  pôssidet  Chamàs  çleus  tuus ,  tibi  jure  dehentur? 
(Jug.  XI,  a4.  )  Tel  est  le  texte  de  la  Vulgate.  Le  père  de  Carrières 
a  traduit  :  Ne  croyez  -  voqs  pas  avoir  droit  de  posséder  ce  qui  ap- 
partient à  Chanios  votre  dieu  ?  J'ignore  la  force  du  texte  hébreu  ; 
mais  je  vois  que ,  dans  la  Vulgate ,  Jephté  reconnfdt  positivement  le 
droit  du  dieu  Chanios ,  et  que  le  traducteur  français  affaiblit  cette 
reconnaissance  par  un  selon  'vous  qui  n'est  pas  dans  le  latin. 

*  Il  est  de  la  dernière  évidence  que  la  gufeW*  des  Phocéens ,  ap- 
pelée guerre  sacrée ,  n'était  point  une  guerre  de  religion.  Elle  avait 
pour  objet  de  punir  des  sacrilèges ,  et  non  de  soumettre  des  mé- 
créants. 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  VIII.  227 

servir,  ni  d'autres  missionnaires  que  les  conqué- 
rants ;  et  l'obligation  de  changer  de  culte  étant  la 
loi  des  vaincus ,  il  fallait  commencer  par  vaincre 
avant  d'en  parler.  Loin  que  les  hommes  combattis- 
sent pour  les  dieux ,  c'étaient ,  comme  dans  Homère , 
les  dieux  qui  combattaient  pour  les  hommes  ;  cha- 
cun demandait  au  sien  la  victoire ,  et  la  payait  par 
de  nouveaux  autels.  Les  Romains ,  avant  de  pren- 
dre une  place ,  sommaient  ses  dieux  de  l'abandon- 
ner; et  quand  ils  laissaient  aux  Tarentins  leurs 
dieux  irrités,  c'est  qu'ils  regardaient  alors  ces 
dieux  comme  soumis  aux  leurs  et  forcés  de  leur 
faire  hommage.  Ils  laissaient  aux  vaincus  leurs 
dieux  comme  ils  leur  laissaient  leurs  lois.  Une 
couronne  au  Jupiter  du  Capitole  était  souvent  le 
seul  tribut  qu'ils  imposaient. 

Enfin  les  Romains  ayant  étendu  avec  leur  empire 
leur  culte  et  leurs  dieux,  et  ayant  souvent  eux- 
mêmes  adopté  ceux  des  vaincus,  en  accordant  aux 
uns  et  aux  autres  le  droit  de  cité,  les  peuples  de 
ce  vaste  empire  se  trouvèrent  insensiblement  avoir 
des  multitudes  de  dieux  et  de  cultes ,  à  peu  près 
les  mêmes  partout  :  et  voilà  comment  le  paganisme 
ne  fut  enfin  dans  le  monde  connu  qu'une  seule  et 
même  religion. 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  que  Jésus  vint 
établir  sur  la  terre  un  royaume  spirituel,  ce  qui, 
séparant  le  système  théologîque  du  système  poli- 
tique, fit  que  l'état  cessa  d'être  un,  et  causa  les 
divisions  intestines  qui  n'ont  jamais  cessé  d'agiter 
les  peuples  chrétiens.  Or  cette  idée  nouvelle  d'un 

i5. 


^'àS  du  contrat  social. 

royaume  de  l'autre  monde  n'ayant  pu  jamais  entrer 
dans  la  tête  des  païens,  ils  regardèrent  toujours  les 
chrétiens  comme  de  vrais  rebelles ,  qui ,  sous  une 
hypocrite  soumission ,  ne  cherchaient  que  le  mo- 
ment de  se  rendre  indépendants  et  maîtres,  et  d'u- 
surper adroitement  l'autorité  qu'ils  feignaient  de 
respecter  dans  leur  faiblesse.  Telle  fut  la  cause  des 
persécutions. 

Ce  que  les  païens  avaient  craint  est  arrivé.  Alors 
tout  a  changé  de  face;  les  humbles  chrétiens  ont 
changé  de  langage,  et  bientôt  on  a  vu  ce  prétendu 
royaume  de  l'autre  monde  devenir,  sous  un  chef 
visible,  lé  plus  violent  despotisme  dans  celui-ci. 

Cependant,  comme  il  y  a  toujours  eu  un  prince 
et  des  lois  civiles,  il  a  résulté  de  cette  double  puis- 
sance un  perpétuel  conflit  de  juridiction  qui  a 
rendu  toute  bonne  politie  impossible  dans  les  états 
chrétiens;  et  l'on  n'a  jamais  pu  venir  à  bout  de  sa- 
voir auquel  du  maître  ou  du  prêtre  on  était  obligé 
d'obéi  r. 

Plusieurs  peuples  cependant,  même  dans  l'Eu- 
rope ou  à  son  voisinage ,  ont  voulu  conserver  ou 
rétablir  l'ancien  système,  mais  sans  succès  ;  l'esprit 
du  christianisme  a  tout  gagné.  Le  culte  sacré  est 
toujours  resté  ou  redevenu  indépendant  du  sou- 
verain, et  sans  liaison  nécessaire  avec  le  corpis  de 
l'état.  Mahomet  eut  des  vues  très-saines,  il  lia  bien 
son  système  politique;  et,  tant  que  la  forme  de 
son  gouvernement  subsista  sous  les  califes  ses  suc- 
cesseurs ,  ce  gouvernement  fut  exactement  un ,  et 
bon  en  cela.  Mais  les  Arabes,  devenus  florissants. 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  VIII.  229 

lettrés,  polis,  mous  et  lâches,  furent  subjugués 
par  des  barbares  :  alors  la  division  entre  les  deux 
puissances  recommença.  Quoiqu'elle  soit  moins  ap- 
parente chez  les  mahométans  que  chez  les  chré- 
tiens, elle  y  est  pourtant,  surtout  dans  la  secte 
d'Ali;  et  il  y  a  des  états,  tels  que  la  Perse,  où  elle 
ne  cesse  de  se  faire  sentir. 

Parmi  nous,  les  rois  d'Angleterre  se  sont  établis 
chefs  de  l'Eglise;  autant  en  ont  fait  les  czars  :  mais, 
par  ce  titre ,  ils  s'en  sont  moins  rendus  les  maîtres 
que  les  ministres  ;  ils  ont  moins  acquis  le  droit  de 
la  changer  que  le  pouvoir  de  la  maintenir  :  ils  n'y 
sont  pas  législateurs ,  ils  n'y  sont  que  princes.  Par- 
tout où  le  clergé  fait  un  corps  **,  il  est  maître  et 
législateur  dans  sa  partie.  Il  y  a  donc  deux  puis- 
sances ,deux  souverains ,  en  Angleterre  et  en  Russie, 
tout  comme  ailleurs. 

De  tous  les  auteurs  chrétiens ,  le  philosophe 
Hobbes  est  le  seul  qui  ait  bien  vu  le  mal  et  le  re- 
mède, qui  ait  osé  proposer  de  réunir  les  deux  têtes 
de  l'aigle ,  et  de  tout  ramener  à  l'unité  politique , 
sans  laquelle  jamais  état  ni  gouvernement  ne  sera 
bien  constitué.  Mais  il  a  dû  voir  que  l'esprit  do- 
minateur du  christianisme  était  incompatible  avec 

^  U  faut  bien  remarquer  que  ce  ne  sont  pas  tant  des  assemblées 
formelles ,  comme  celles  de  France ,  qui  lient  le  clergé  en  un  corps, 
que  la  communion  des  églises.  La  communion  et  l'excommunication 
sont  le  pacte  social  du  clergé ,  pacte  avec  lequel  il  sera  toujours  le 
maître  des  peuples  et  des  rois.  Tous  les  prêtres  qui  communiquent 
ensemble  sont  citoyens ,  fussent«ils  des  deux  bouts  du  monde.  Cette 
invention  est  un  chef-d* œuvrer  en  politique.  Il  n'y.  avait  rien  de  sem- 
blable parmi  les  prêtres  païens  :  aussi  n'ont  -  ils  jamais  fait  un  corps 
de  clergé. 


23o  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

son  système  ,  et  que  l'intérêt  du  prêtre  serait  tou- 
jours plus  fort  que  celui  de  l'état.  Ce  n'est  pas  tant 
ce  qu'il  y  a  d'horrible  et  de  faux  dans  sa  politique, 
que  ce  qu'il  y  a  de  juste  et  de  vrai ,  qui  l'a  rendue 
odieuse  "*. 

Je  crois  qu'en  développant  sous  ce  point  de  vue 
les  faits  historiques  ,  on  réfuterait  aisément  les 
sentiments  opposés  de  Bay  le  et  de  Warburton,  dont 
l'un  prétend  que  nulle  religion  n'est  utile  au  corps 
politique ,  et  dont  l'autre  soutient ,  au  contraire , 
que  le  christianisme  en  est  le  plus  ferme  appui. 
On  prouverait  au  premier  que  jamais  état  ne  fut 
fondé  que  la  religion  ne  lui  servit  de  base  ;  et  au 
second ,  que  la  loi  chrétienne  est  au  fond  plus  nui- 
sible qu'utile  à  la  forte  constitution  de  l'état.  Pour 
achever  de  me  faire  entendre  ,  il  ne  faut  que  don- 
ner un  peu  plus  de  précision  aux  idées  trop  vagues 
de  religion  relatives  à  mon  sujet. 

La  religion ,  considérée  par  rapport  à  la  société, 
qui  est  ou  générale  ou  particulière ,  peut  aussi  se 
diviser  en  deux  espèces  ;  savoir  ,  la  religion  de 
l'homme ,  et  celle  du  citoyen.  La  première ,  sans 
temples ,  sans  autels ,  sans  rites ,  bornée  au  culte 
purement  intérieur  du  Dieu  suprême  et  aux  devoirs 
éternels  de  la  morale,  est  la  pure  et  simple  religion 
de  l'Évangile ,  le  vrai  théisme ,  et  ce  qu'on  peut  ap- 
peler le  droit  divin  naturel.  L'autre ,  inscrite  dans 

«  Voyez ,  entre  autres ,  dans  une  lettre  de  Grotins  à  son  frère , 
du  II  avril  i643,  ce  que  ce  savant  homme  approuve  et  ce  qu'il 
blâme  dans  le  livre  de  Cive,  Il  est  vr^  que ,  porté  à  l'indulgence ,  il 
parait  pardonner  à  l'auteur  le  bien  en  faveur  dn  mal  :  mais  tout  le 
monde  n'est  pas  si  clément. 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  VIIJ.  îl3l 

un  seul  pays ,  lui  donne  ses  dieux ,  ses  patrons 
propres  et  tutélaires.  Elle  a  ses  dogmes,  ses  rites, 
son  culte  extérieur  prescrit  par  des  lois  :  hors  la 
seule  nation  qui  la  suit,  tout  est  pour  elle  infidèle, 
étranger ,  barbare  ;  elle  n'étend  les  devoirs  et  les 
droits  de  l'homme  qu'aussi  loin  que  ses  autels. 
Telles  furent  toutes  les  religions  des  premiers 
peuples ,  auxquelles  on  peut  donner  le  nom  de 
droit  divin  civil  ou  positif. 

Il  y  a  une  troisième  sorte  de  religion  plus  bi- 
zarre ,  qui ,  donnant  aux  hommes  deux  législations , 
deux  chefs,  deux  patries,  les  soumet  à  des  devoirs 
co^tradictQires,  et.  les  empêche  de  pouvoir  être  à 
la  fois  dévpts  et  citoyens.  Telle  est  la  religion  des 
Lamas ,  telle  est  celle  des  Japonais ,  tel  est  le  chris* 
tianisme  romain.  On  peut  appeler  celui-ci  la  religion 
du  prêtre.  Il  en  résulte  une  sorte  de  droit  mixte  et 
insociable  qui  n'a  point  de  nom. 

A  considérer  politiquement  ces  trois  sortes  de 
religioi^s ,  elles  ont  toutes  leurs  défauts.  La  troisième  . 
est  â  évidemment  mauvaise ,  que  c'est  perdre  le 
temps  de  s'amuser  à  le  démontrer.  Tout  ce  qui 
rompt  l'unité  sociale  ne  vaut  rien  ;  toutes  les  insti- 
tutions qui  mettent  l'homme  en  contradiction  avec 
lui-même  ne  valent  rien. 

La  seconde  est  bonne  en  ce  qu'elle  réunit  le 
culte  divin  et  l'amour  des  lois ,  et  que ,  faisant  de 
la  patrie  l'objet  de  l'adoration  des  citoyens ,  elle 
leur  apprend  que  servir  l'état ,  c'est  en  servir  le 
dieu  tutélaire.  C'est  une  espèce  de  théocratie ,  dans 
laquelle  on  ne  doit  point  avoir  d'autre  pontife  que 


aSa  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

le  prince ,  ni  d'autres  prêtres  que  les  magistrats- 
Alors  mourir  pour  son  pays ,  c'est  aller  au  mar- 
tyre ;  violer  les  lois ,  c'est  être  impie  ;  et  soumettre 
im  coupable  à  l'exécration  publique ,  c'est  le  dé- 
vouer au  courroux  des  dieux  :  Sacer  esto. 

Mais  elle  est  mauvaise  en  ce  qu'étant  fondée 
sur  l'erreur  et  sur  le  mensonge ,  elle  trompe  les 
hommes,  les  rend  crédules,  superstitie.ux,  et  noie 
le  vrai  culte  de  la  divinité  dans  un  vain  cérémonial. 
Elle  est  mauvaise  encore  quand  ,  devenant  exclu- 
sive et  tyrannique,  elle  rend  un  peuple  sangui- 
naire et  intolérant;  en  sorte  qu'il  ne  respire  que 
meurtre  et  massacre ,  et  croit  faire  une  action 
sainte  en  tuant  quiconque  n'admet  pas  ses  dieux. 
Cela  met  un  tel  peuple  dans  un  état  naturel  de 
guerre  avec  tous  les  autres,  très^-nuisible  à  sa  propre 
sûreté. 

Reste  donc  la  religion  de  l'homme  ou  le  chris- 
tianisme ,  non  pas  celui  d'aujourd'hui ,  mais  celui 
de  l'Évangile,  qui  en  est  tout- à -fait  différent. 
Par  cette  religion  sainte ,  sublime ,  véritable ,  les 
hommes ,  enfants  du  même  Dieu ,  se  reconnaissent 
tous  pour  frères  ;  et  la  société  qui  les  unit  ne  se  dis- 
sout pas  même  à  la  mort. 

Mais  cette  religion  ,  n'ayant  nulle  relation  parti- 
culière avec  le  corps  politique ,  laisse  aux  lois  la 
;  seule  force  qu'elles  tirent  d'elles-mêmes  sans  leur 
en  ajouter  aucune  autre;  et  par  là  un  des  grands 
liens  de  la  société  particulière  reste  sans  effet.  Bien 
plus ,  loin  d'attacher  les  cœurs  des  citoyens  à  l'état 
elle  lés  en  détache  comme  de  toutes  les  choses  de 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  VIII.  233 

la  terre.  Je  ne  connais  rien  de  plus  contraire  à  l'es- 
prit social. 

On  nous  dit  qu'un  peuple  de  vrais  chrétiens 
formerait  la  plus  parfaite  société  que  l'on  puisse 
imaginer.  Je  ne  vois  à  cette  supposition  qu'une 
grande  difficulté  ;  c'est  qu'une  société  de  vrais 
chrétiens  ne  serait  plus  une  société  d'hommes. 

Je  dis  même  que  cette  société  supjfosée  ne  serait, 
avec  toute  sa  perfection ,  ni  la  plus  forte  ni  la  plus 
durable  :  à  force  d'être  parfaite ,  elle  manquerait 
de  liaison  ;  son  vice  destructeur  serait  dans  sa 
perfection  même. 

Chacun  remplirait  son  devoir;  le  peuple  serait 
soumis  aux  lois ,  les  chefs  seraient  justes  et  modérés , 
les  magistrats  intègres ,  incorruptibles ,  les  soldats 
mépriseraient  la  mort ,  il  n'y  aurait  ni  vanité  ni 
luxe  :  tout  cela  est  fort  bien  ;  mais  voyons  plus 
loin. 

Le  christianisme  est  une  religion  toute  spiri- 
tuelle ,  occupée  uniquement  des  choses  du  ciel  ;  la 
patrie  du  chrétien  n'est  pas  de  ce  monde.  Il  fait 
son  devoir ,  il  est  vrai  ;  mais  il  le  fait  avec  une  pro- 
fonde indifférence  sur  le  bon  ou  mauvais  succès  de 
ses  soins.  Pourvu  qu'il  n'ait  rien  à  se  reprocher , 
peu  lui  importe  que  tout  aille  bien  ou  mal  ici  bas. 
Si  l'état  est  florissant,  à  peine  ose-t-il  jouir  de  la 
félicité  publique  ;  il  craint  de  s'enorgueillir  dé  la 
gloire  de  son  pays  :  si  l'état  dépérit ,  il  bénit  la 
main  de  Dieu  qui  s'appesantit  sur  son  peuple. 

Pour  que  la  société  fût  paisible  et  que  l'harmo- 
nie se  maintînt ,  il  faudrait  que  tous  les  citoyens 


a34  I>U  COICTRAT  SOCIAL. 

sans  exception  fussent  également  bons  chrétiens  ; 
mais  si  malheureusement  il  s'y  trouve  un .  seul 
ambitieux ,  un  seul  hypocrite ,  un  Çatilina  ,  par 
exemple,  un  Cromwell,  celui-là  très-certainement 
aura  bon  marché  de  ses  pieux  compatriotes.  La  cha- 
rité chrétienne  ne  permet  pas  aisément  de  penser 
mal  de  son  prochain.  Dès  qu'il  aura  trouvé  par 
quelque  ruse  l'art  de  leur  en  imposer  et  de  s'em- 
parer d'une  partie  de  l'autorité  publique,  voilà  un 
homme  constitué  en  dignité  ;  Dieu  veut  qu'on  le 
respecte  :  bientôt  voilà  une  puissance  ;  Dieu  veut 
qu'on  lui  obéisse.  Le  dépositaire  de  cette  puissance 
en  abuse -t- il,  c'est  la  verge  dont  Dieu  punit  ses 
enfants.  On  se  ferait  conscience  de  chasser  Fusur- 
pateur  :  il  faudrait  troubler  le  repos  public ,  user 
de  violence ,  verser  du  sang  ;  tout  cela  s'accorde 
mal  avec  la  douceur  du  chrétien  ;  et ,  après  tout , 
qu'importe  qu'on  soit  libre  ou  serf  dans  cette  val- 
lée de  misères  ?  l'essentiel  est  d'aller  en  paradis , 
et  la  résignation  n'est  qu'un  moyen  de  plus  pour 
cela. 

Survient-il  quelque  guerre  étrangère ,  les  ci- 
toyens marchent  sans  peine  au  combat;  nul  d'entre 
eux  ne  songe  à  fuir  ;  ils  font  leur  devoir ,  mais  sans 
passion  pour  la  victoire  ;  ils  savent  plutôt  mourir 
que  vaincre.  Qu'ils  soient  vainqueurs  ou  vaincus , 
qu'importe  ?  La  Providence  ne  sait-elle  pas  mieux 
qu'eux  ce  qu'il  leur  faut  ?  Qu'on  imagine  quel  parti 
un  ennemi  fier ,  impétueux ,  passionné ,  peut  tirer 
de  leur  stoïcisme  !  Mettez  vis-à-vis  d'eux  ces  peuples 
généreux  que  dévorait  l'ardent  amour  de  la  gloire 


I 


Liy*lE  IV,  CHAPIXBE  VIII.  ^35 

et  dé  la  patrie ,  supposez  votre  république  chré- 
tienne vis-à-vis  de  Sparte  ou  de  Rome ,  les  pieux 
chrétiens  seront  battus  ,  écrasés ,  détruits ,  avant 
d'avoir  eu  le  temps  de  se  reconnaître ,  ou  ne  de- 
vront leur  salut  qu'au  mépris  que  leur  ennemi 
concevra  pour  eux.  C'était  un  beau  serment  à  mon 
gré  que  celui  des  soldats  de  Fabius  ;  ils  ne  jurèrent 
pas  de  mourir  ou  de  vaincre ,  ils  jurèrent  de  re- 
venir vainqueurs,  et  tinrent  leur  serment*.  Jamais 
des  chrétiens  n'en  eussent  fait  un  pareil  ;  ils  au- 
raient cru  tenter  Dieu. 

Mais  je  me  trompe  en  disant  une  république 
chrétienne;  chacun  de  ces  deux  mots  exclut  l'autre. 
Le  christianisme  ne  prêche  que  servitude  et  dé- 
pendance. Son  esprit  est  trop  favorable  à  la  ty- 
rannie pour  qu'elle  n'en  profite  pas  toujours.  Les 
vrais  chrétiens  sont  faits  pour  être  esclaves  ;  ils  le 
savent  et  ne  s'en  émeuvent  guère  ;  cette  courte  vie 
a  trop  peu  de  prix  à  leurs  yeux. 

Les  troupes  chrétiennes  sont  excellentes ,  nous 
dit-on.  Je  le  nie  :  qu'on  m'en  montre  de  telles. 
Quaiit  à  moi ,  je  ne  connais  point  de  troupes  chré- 
tiennes. On  me  citera  les  croisades.  Sans  disputer 
sur  la  valeur  des  croisés ,  je  remarquerai  que ,  bien 
loin  d'être  des  chrétiens ,  c'étaient  des  soldats  du 
prêtre,  c'étaient  des  citoyens  de  l'Église  :  ils  se 
battaient  pour  son  pays  spirituel  ,  qu'elle  avait 
rendu  temporel  on  ne  sait  comment.  A  le  bien 
prendre ,  ceci  rentre  sous  le  paganisme  :  comme 
l'Évangile  n'établit  point  une  religion  nationale , 

TiT.-Liv.  y  lib.  n,  cap.  4^  ;  cité  par  Montaigne ,  liy.  n,  cb.  ai« 


q36  .      DU  CONTRAT  SOCIAL.       . 

toute  guerre  sacrée  est  impossible  parmi  les  chré- 
tiens. 

Sous  les  empereurs  païens ,  les  soldats  chrétiens 
étaient  braves  ;  tous  les  auteurs  chrétiens  l'assurent , 
et  je  le  crois  :  c'était  une  émulation  d'honneur 
contre  les  troupes  païennes.  Dès  que  les  empereurs 
furent  chrétiens,  cette  émulation  ne  subsista  plus; 
et ,  quand  la  croix  eut  chassé  l'aigle ,  toute  la  valeur 
romaine  disparut. 

Mais ,  laissant  à  part  les  considérations  poli- 
tiques, revenons  au  droit,  et  fixons  les  principes 
sur  ce  point  important.  Le  droit  que  le  pacte  so- 
cial donne  au  souverain  sur  les  sujets  ne  passe 
point,  comme  je  l'ai  dit,  les  bornes  de  l'utilité  pu- 
blique **.  Les  sujets  ne  doivent  donc  compte  au 
souverain  de  leurs  opinions  qu'autant  que  ces  opi- 
nions importent  à  la  communauté.  Or  il  importe 
bien  à  l'état  que  chaque  citoyen  ait  une  rehgion 
qui  lui  fasse  aimer  ses  devoirs  ;  mais  les  dogmes  de 
cette  religion  n'intéressent  ni  l'état  ni  ses  membres 
qu'autant  que  ces  dogmes  se  rapportent  à  la  morale 

^  Dans  la  république ,  dit  le  marquis  d' Argenson ,  cluxcua  est  par- 
faitement libre  en  ce  qui  ne  nuit  pas  aux  autres.  Voilà  la  borne  inva- 
riable ;  on  ne  peut  la  poser  plus  exactement.  Je  n'ai  pu  me  refuser 
au  plaisir  de  citer  quelquefois  ce  manuscrit,  quoique  non  connu  du 
public ,  pour  rendre  honneur  à  la  mémoire  d'un  homme  illustre  et 
respectable ,  qui  avait  conservé  jusque  dans  le  ministère  le  cœur  d'un 
vrai  citoyen ,  et  des  vues  droites  et  saines  sur  le  gouvernement  de 
son  pays    . 

*  L'ouvrage  du  marq[nis  d' Argenson,  qui,  lorsque  Rousseau  écrivait  son  Con- 
trat  social,  n'était  encore  connu  et  lu  qu'en  manuscrit,  a  été  imprimé  à  Am* 
stcrdam  en  1 764  »  sous  le  titre  de  Considérations  sur  le  Gouvernement  ancien  et 
présent  de  la  Frçince ,  in  -  8*^  ;  il  a  été  réimprimé  en  1784  dans  la  même  ville , 
avec  des  corrections  et  changements  faits  sur  les  manuscrits  de  l'auteur,  mort 
quelques  années  avant  la  première  édition  de  son  ouvrage. 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  VIII.  287 

et  aux  devoirs  que  celui  qui  la  professe  est  tenu  de 
remplir  envers  autrui.  Chacun  peut  avoir ,  au  sur- 
plus ,  telles  opinions  qu'il  lui  plaît ,  sans  qu'il  ap- 
partienne au  souverain  d'en  connaître  :  car,  comme 
il  n'a  point  de  compétence  dans  l'autre  monde ,  quel 
que  soit  fe  sort  des  sujets  dans  la  vie  à  venir ,  ce 
n'est  pas  son  affaire ,  pourvu  qu'ils  soient  bons  ci- 
toyens dans  celle-ci. 

Il  y  a  donc  une  profession  de  foi  purement  civile 
dont  il  appartient  au  souverain  de  fixer  les  articles, 
non  pas  précisément  comme  dogmes  de  religion , 
mais  comme  sentiments  de  sociabilité  sans  lesquels 
;  il  est  impossible  d'être  bon  citoyen  ni  sujet  fidèle". 
ï  Sans  pouvoir  obliger  personne  à  les  croire ,  il  peut 
î  baimir  de  l'état  quiconque  ne  les  croit  pas  ;  il  peut 
le  bannir ,  non  comme  impie ,  mais  comme  inso- 
ciable ,  comme  incapable  d'aimer  sincèrement  les 
lois,  la  justice,  et  d'immoler  au  besoin  sa  vie  à  son 
devoir.  Que  si  quelqu'un ,  après  avoir  reconnu.pu- 
bliquement  ces  mêmes  dogmes ,  se  conduit  comme 
ne  les  croyant  pas ,  qu'il  soit  puni  de  mort  ;  il  a 
commis  le  plus  grand  des  crimes  ,  il  a  menti  de- 
vant les  lois. 

Les  dogmes  de  la  religion  civile  doivent  être 
simples,  en  petit  nombre,  énoncés  avec  précision, 
sans  explications  ni  commentaires.  L'existence  de 

^  César ,  plaidant  pour  Catilina ,  tâchait  d'établir  le  dogme  de  la 
mortalité  de  Tame  :  Gaton  et  Cicéron,  pour  le  réfuter,  ne  s'amusè- 
rent point  à  philosopher  ;  ils  se  contentèrent  de  montrer  que  G'^sar 
parlait  en  mauvais  citoyen  et  avançait  une  doctrine  pernicieuse  à 
l'état.  En  effet ,  voilà  de  quoi  devait  juger  le  sénat  de  Rome ,  et  non 
d'une  question  de  tliéologie. 


238  DU  COWTRA.T  SOCIA.L. 

la  divinité  puissante  ,  intelligente  ,  bienfaisante  ^ 
prévoyante  et  pourvoyante ,  la  vie  à  venir ,  le  bon- 
heur des  justes ,  le  châtiment  des  méchants ,  la 
sainteté  du  contrat  social  et  des  lois  ;  voilà  les 
;  dogmes  positifs.  Quant  aux  dogmes  négatifs ,  je 
les  borne  à  un  seul ,  c'est  l'intolérance  :  elle  rentre 
dans  les  cultes  que  nous  avons  exclus. 

Ceux  qui  distinguent  l'intolérance  civile  et  l'in- 
tolérance théologique  se  trompent ,  à  mon  avis.  Ces 
deux  intolérances  sont  inséparables.  Il  est  impos- 
sible de  vivre  en  paix  avec  des  gens  qu'on  croît 
damnés  ;  les  aimer  serait  haïr  Dieu  qui  les  punit  : 
il  faut  absolument  qu'on  les  ramène  ou  qu'on  les 
tourmente.  Partout  où  l'intolérance  théologique  est 
admise ,  il  est  impossible  qu'elle  n'ait  pas  quelque 
effet  civil  "  ;  et  sitôt  qu'elle  en  a ,  le  souverain  n'est 

• 

'^  Le  mariage,  par  exemple,  étant  un  contrat  civil,  a  des  elFet^ 
civils,  sans  lesquels  il  est  même  impossible  que  la  société  subsiste. 
Supposons  donc  qu'un  clergé  vienne  à  bout  de  s'attribuer  à  lui  seul 
le  droit  de  passer  cet  acte ,  droit  qu'il  doit  nécessairement  usurper 
dans  toute  religion  iûtolérante  ;  alors  n'est-il  pas  clair  qu'en  faisant 
valoir  à  propos  l'autorité  de  l'Église  il  rendra  vaine  celle  du  prince, 
qui  n'aura  plus  de  sujets  que  ceux  que  le  clergé  voudra  bien  lui 
donner.  Maître  de  marier  ou  de  ne  pas  marier  les  gens ,  selon  qu'ils 
auront  ou  n'auront  pas  telle  ou  telle  doctrine ,  selon  qu'ils  admet- 
tront où  rejetteront  tel  ou  tel  formulaire,  selon  qu'ils  lui  seront 
plus  ou  moins  dévoués,  en  se  conduisant  prudemment  et  tenant 
ferme,  n'est -il  pas  clair  qu'il  disposera  seul  des  héritages,  des 
charges ,  des  citoyens,  de  l'état  même ,  qui  ne  saurait  subsister  n'é- 
tant plus  composé  que  de  bâtards  ?  Mais ,  dira-t-on ,  l'on  appellera 
comme  d'abus,  on  ajournera, décrétera,  saisira  le  temporel.  Quelle 
pitié!  Le  clergé,  pour  peu  qu'il  ait,  je  ne  dis  pas  de  courage,  mais 
de  bon  sens ,  laisftera  faire  et  ira  son  train  ;  il  laissera  tranquillement 
Appeler ,  ajoarner ,  décréter,  saisir,  et  finira  par  rester  le  maître.  Ce 
n'est  pas  >  ce  me  semble ,  un  grand  sacrifice  d'abandonner  une  par- 
tie ,  quand  on  est  sûr  dé  s'emparer  du  tout. 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  VIII.  l'i^ 

plus  souverain,  même  au  temporel  :  dès -lors  les 
prêtres  sont  les  vrais  maîtres  ;  les  rois  ne  sont  que 
leurs  officiers. 

Maintenant  qu'il  n'y  a  plus  et  qu'il  ne  peut  plus 
y  avoir  de  religion  nationale  exclusive  ,  on  doit 
tolérer  toutes  telles  qui  tolèrent  les  autres ,  autant 
que  leurs  dogmes  n'ont  rien  de  contraire  aux  de- 
voirs du  citoyen.  Mais  quiconque  ose  dire ,  Hors 
de  l'Église  point  de  salut  y  doit  être  chassé  de  l'é- 
tat ,  à  moins  que  l'état  ne  soit  l'Église ,  et  que  le 
prince  ne  soit  le  pontife.  Un  tel  dogme  n'est  bon 
que  dans  un  gouvernement  théocratique  ;  dans  tout 
autre  il  est  pernicieux.  La  raison  sur  laquelle  on 
dit  que  Henri  IV  embrassa  la  religion  romaine  la 
devrait  faire  quitter  à  tout  honnête  homme,  et  sur- 
tout à  tout  prince  qui  saurait  raisonner*. 

*"  «  Un  historien  rapporte  que  le  roi  faisant  faire  devant  lui  une 
«  conférence  entre  les  docteurs  de  Tube  et  de  Fautre  Église ,  et 
«  voyant  qu'un  ministre  tombait  d'accord  qu'on  se  pouvait  sauver 
«  dans  la  religion  des  catholiques ,  sa  majesté  prit  la  parole ,  et  dit 
«  à  ce  ministre  :  Quoi!  tombez  -vous  d'accord  qiCon  puisse  se  sauver 
«  dans  la  religion  de  ces  messieurs-'là  P  Le  ministre  répondant  qu'il 
«  n'en  doutait  pas ,  pourvu  qu'on  y  vécût  bien ,  le  roi  repartit  très- 
«  judicieusement  :  La  prudence  'veut  donc  que  je  sois  de  leur  religion 
«  et  non  pas  dé  la  'vôtre,  parce  quêtant  de  la  leur,  je  me  sauve  selon 
«  eux  et  selon  'vous ,  et  étant  de  la  votre ,  je  me  sauve  bien  selon  vous  , 
«  mais  non  selon  eux.  Or  la  prudence  veut  que  je  suive  le  plus  assuré,  m 
Péréfixe ,  Hist.  de  Henri  IV, 


a4o  ou  CONTRAT  SOCIA.L. 


CHAPITRE  IX. 

Conclusion. 

Après  avoir  posé  les  vrais  principes  du  droit 
politique  et  tâché  de  fonder  l'état  sur  sa  base ,  il 
resterait  à  l'appuyer  par  ses  relations  externes  ;  ce 
qui  comprendrait  le  droit  des  gens,  le  commerce, 
le  droit  de  la  guerre  et  les  conquêtes ,  le  droit  pu- 
blic ,  les  ligues ,  les  négociations ,  les  traités  ,  etc. 
Mais  tout  cela  forme  un  nouvel  objet  trop  vaste 
pour  ma  courte  vue  :  j'aurais  du  la  fixer  toujours 
plus  près  de  moi. 


LIVRE  IV,  CHAPITRE  IX.  2^1 

NOTE  DU  Comte  D'Antr aiguës, 

SE  ]ft APPORTANT  A  UN  PASSAGE  DU  CONTRAT  SOCIAL,  LIYRE  III  , 

CHAPITRE  XVI ,  A  LA  FIN. 


Jean-Jacques  Rousseau  avait  eu  la  volonté  d'établir ,  dans  un  ou- 
vrage qu'il  destinait  à  éclaircir  quelques  chapitres  du  Contrat  social  y 
par  quels  moyens  de  petits  états  libres  pouvaient  exister  à  côté  des 
grandes  puissances ,  en  formant  des  confédérations.  Il  n*a  pas  ter- 
miné cet  ouvrage ,  mais  il  "en  avait  tracé  le  plan ,  posé  les  bases ,  et 
placé  à  côté  des  seize  chapitres  de  cet  écrit ,  quelques-unes  de  ses 
idées,  qu'il  comptait  développer  dans  le  corps  de  l'ouvrage.  Ce  ma- 
nuscrit de  trente  -deux  pages ,  entièrement  écrit  de  Sa  main ,  me  fut 
remis  par  lui-même ,  et  il  m'autorisa  à  en  faire ,  dans  le  courant  de 
ma  vie,  V  usage  que  je  croirais  utile. 

Au  mois  de  juillet  1789  ,  relisant  cet  écrit,  et  frappé  des  idées 
sublimes  du  génie  qui  l'avait  composé^  je  crus  (j'étais  encore  dans 
le  délire  de  l'espérance)  qu'il  pouvait  être  infiniment  utile  à  mon  pays 
et  aux  États-généraux,  et  je  me  déterminais  à  le  publier. 

J'eus  le  bonheur ,  avant  de  le  livrer  à  l'impression ,  de  consulter 
le  meilleur  de  mes  amis ,  que  son  expérience  éclairait  sur  les  dangers 
qui  nous  entouraient,  et  dont  la  cruelle  prévoyance  devinait  quel 
usage  funeste  on  ferait  des  écrits  du  grand  homme  dont  je  voulais 
publier  les  nouvelles  idées.  Il  me  prédit  que  les  idées  salutaires  qu'il 
offrait  seraient  méprisées;  mais  que  ce  que  ce  nouvel  écrit  pouvait 
contenir  d'impraticable  $  de  dangereux  pour  une  monarchie ,  serait 
précisément  ce  que  l'on  voudrait  réaliser ,  et  que  de  coupables  am- 
bitions s'étaieraient  de  cette  grande  autorité  pour  saper,  et  peut-être 
détruire  l'autorité  royale. 

Combien  je  murmurai  de  ces  réflexions!  combien  elles  m'affligè- 
rent! Je  respectai  l'ascendant  de  l'amitié  unie  à  l'expérience,  et  je 
me  soumis.  Ah!  que  j'ai  bien  reçu  le  prix  de  cette  déférence!  Grand 
Dieu  !  que  n'auraient-ils  pas  fait  de  cet  écrit  '  !  comme  ils  Tauraient 
souillé,  ceux  qui ,  dédaignant  d'étudier  les  écrits  de  ce  grand  homme , 
ont  dénaturé  et  avili  ses  principes  ;  ceux  qui  n'ont  pas  vu  que  le 
Contrat  social ^  ouvrage  isolé  et  abstrait,  n*était  applicable  à  aucun 

I  II  est  difficile  d'imaginer  qu*on  eût  été  plus  loin  qu^on  n*est  allé ,  et  permis 
conséquemment  de  regretter  la  perte  du  manuscrit  détruit  par  M.  d'Antraignes. 
Son  scrupule  et  son  action  partent  d'une  hjrpotlièse  gratuite ,  admise  par  beau- 
coup de  gens ,  et  qui ,  même  quand  elle  le  serait  par  un  plus  grand  nombre , 
n'en  serait  pas  plus  vraie;  c'est  que  tous  \e&  faiseurs,  dans  notre  révolution, 
n'agissaient  qu'en  vertu  du  Cbnf/vzf  social.  Voyez  l'avertissement. 

R.    V.  16 


H^là  DU  CONTRAT  SOCIAL. 

peuple  de  l'univers  ;  ceux  qui  n'ont  pas  vu  que  ce  même  J.  J.  Rous- 
seau ,  forcé  d'appliquer  ces  préceptes  à  un  peuple  existant  en  corps 
de  nation  depuis  dès  siècles ,  pliait  aussitôt  ses  principes  aux  an- 
ciennes institutions  de  ce  peuple ,  ménageait  tous  les  préjugés  trop 
enracinés  pour  être  détruits  sans  déchirements ,  qui  disait  après 
avoir  tracé  le  tableau  le  plus  déplorable  de  la  constitution  dégé- 
nérée de  la  Pologne:  «  Corrigez,  s'il  se  peut,  les  abus  de  votre 
«  constitution ,  mais  ne  méprisez  pas  celle  qui  vous  a  faits  ce  que 
«  vous  êtes!  • 

Quel  parti  d'aussi  mauvais  disciples  d'un  si  grand  bomme  au- 
raient tiré  de  l'écrit  que  son  amitié  m'avait  confié  s*U  pouvait  être 
ntile  ! 

Cet  écrit  que  la  sagesse  d'autrui  m'a  préservé  de  publier  ne  le  sera 
jeûnais;  j'ai  trop  bien  vu  et  de  trop  près  le  danger  qu'il  en  résulte- 
rait pour  ma  patrie.  Après  l'avoir  communiqué  à  Tun  des  plus  vé- 
ritables amis  de  J.  J.  Rousseau,  qui  babite  près  du  lieu  où  je  suis, 
il  n'existera  plus  que  dans  nos  souvenirs. 

(Cette  note  termine  une  brochure  que  le  comte  d'Antraigues,  dé- 
puté du  Yivarais  à  l'Assemblée  constituante,  et  qui  émigra  dès  1 790, 
fit  imprimer  cette  année  méw^  à  Lauzanne  sous  ce  titre:  Queiie  est 
la  situation  de  V Assemblée  nationale?  (in-8°  de  60  pages.)  Nous  re- 
produisons ici  sa  note  tout  entière. 


FIN  DU  CONTRAT  SOCIAL. 


CONSIDERATIONS 


SUR 


LE  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE, 


XT 


SUR    SA   RÉFORMATION    PROJETÉE    EN   AVRIL    177a. 


16. 


NOTICE  PRELIMINAIRE. 

«  La  Pologne,  dans  sa  division  la  plus  générale,  en  grande^' 
petite  Pologne  et  duché  de  lithuanie ,  contenait  en  trente-trois 
provinces  ovi  palatinats  un  peu  plus  de  huit  millions  d'habi- 
tants. Cette  population  était  régie  souverainement  par  environ 
cent  mille  nobles,  un  roi  électif  et  un  aétiat  perpétuel.  Les  ha- 
bitants des  villes ,  ne  pouvant  possjéder  que  des  maisons  dans 
les  villes  mêmes,  et  des  fonds  de  terre  à  une  lieue  aux  environs, 
n'étaient  comptés  dans  l'ordre  politique  que  pour  en  supporter 
toutes  les  charges  ;  le  commerce  et  le  peu  d'industrie  que  le  pays 
pouvait  comporter  étaient  entre  les  mains  des  Juifs  et  des  étran- 
gers ,  et  les  paysans  attachés  à  la  glèbe  étaient  la  propriété  dç 
leurs  seigneurs ,  au  pouvoir  desquels  rien  ne  pouvait  les  sousr 
traire,  et  qui  avaient  sur  eux  droit  de  vie  et  de  mort. 

«  On  distinguait  parmi  les  nobles  les  Palatins  ou  gouverneurs 
des  provinces,  les  Ca^^e/Z^a/i^  ou  commandants  des  châteaux  et 
des  villes,  considérés  comme  les 'lieu  tenants  des  Palatins,  et  les. 
Starostes  ou  possesseurs  des  Starosties,  vastes  domaines  qui 
leur  étaient  accordés  à  vie  avec  ou  sans  juridiction  sur  les  terres 
qui  en  dépendaient.  Ces  Palatinats ,  Castellanies  et  Starosties , 
et  beaucoup  d'autres  tenutes  et  bénéfices  de  même  espèce, 
étaient  à  la  nomination  du  roi.  Comme  aucuns  appointements 
pu  gages  n'étaient  attachés  aux  charges  et  fonctions  publiques , 
ces.  concessions  étaient  les  récompenses  naturelles  des  services 
rendus  à  la  patrie ,  et  étaient  appelées  pour  cela  panis  behè 
meritorum ,  dont  le  roi  était  le  distributeur.  Mais  à  la  mort  de 
chaque  possesseur,  le  bénéfice  concédé  rentrait  dans  les  mains 
du  roi,  qui  était  tenu  de  faire  siir- le -champ  une  nomination, 
nouvelle  ;  et  c'était  en  cela  que  le  régime  polonais  différait  es- 
sentiellement du  régime  féodah 

a  Les  nobles  seuls  jouissant  ainsi  des  droits  de  cité ,  se  ras- 
semblaient périodiquement  dans  les  diétines  ou  diètes  de  pala- 
tinat ,  pour  y  élire  les  nonces  chargés  de  les  représenter  à  la 
diète  générale.  Celle-ci  s'assemblait  tous  les  deux  ans,  et  se  cota-, 
posak  du  sénat  et  des  représentants  de  la  noblesse  ;  elle  parta- 
geait avec  le  roi  le  pouvoir  législatif. 


^46  KOTIGS  l>RÉLIMIBrAIR£. 

«  A  ce  germe  toujours  subsistant  de  confusion  et  de  désordre 
se  joignait  y  i®  la  d^en^ftnce  absolue  de  chaque  nonce  résultant 
des  instructions  qui  lui  avaient  été  données  dans  la  diétine  et 
dont  il  ne  pouvait  s'écarter;  2°  le  droit  du  Uberum  veto  qui 
rendait  la  délibériation  de  toute  diète  infructueuse  par  l'oppo- 
sition d'un  seul  membre  y  droit  dont  l'usage  ne  remontait  pas  au- 
delà  de  i65o ,  mais  dont  les  nobles  polonais  s'étaient  depuis  ce 
temps  montrés  si  jaloux  qu'il  était  passé  en  loi  et  maxime  d'état. 

«  Un  autre  droit  encore ,  également  constitutionnel ,  et  non 
moins  cher  aux  Polonais ,  était  celui  déformer,  sous  le  nom  de 
confédération,  une  ligue  générale  dont  les  membres  liés  par  un 
serment  particulier  se  choisissaient  un  chef  et  nommaient  un 
conseil  général  qui  réunissait  en  lui  seul  l'autorité  de  toutes 
les  magistratures.  Ainsi ,  les  insurrections  mêmes  avaient  en 
Pologne  une  forme  légale.  Mais  dans  les  assemblées  qui  en  étaient 
la  suite,  le  droit  du  Uberum  veto  restait  suspendu ,  la  pluralité 
des  suffrages  alors  faisait  loi  ;  et  c'était  ainsi  que  ce  droit  de 
confédération ,  dont  l'exercice  était  de  nature  à  mettre  le  comble 
au  désordre ,  était  souvent  ce  qui  contribuait  le  plus  efficace- 
ment à  le  faire  cesser.  Au  reste,  la  confédération  une  fois  dis- 
soute, tous  ces  règlements  cessaient  avec  elle;  pour  qu'ils  de- 
vinssent des  lois ,  il  fallait  qu'ils  reçussent  la  sanction  d'une 
diète  unanime;  et  la  république  reprenait  sa  forme  accoutumée. 

«  Dans  cet  état  des  choses  un  roi  électif,  qui  ne  battait  point 
monnaie ,  qui  ne  faisait  point  la  guerre  en  personne ,  qui  ne 
pouvait  ni  la  déclarer  ni  faire  aucun  traité ,  ni  même  se  marier 
sans  l'aveu  de  la  diète,  dont  les  actes  administratifs  se  rédui- 
saient à  des  nominations  et  des  concessions  qu'il  ne  pouvait  ré- 
voquer, et  dont  les  revenus  ne  sufGisaient  guère  qu'à  la  dépense 
de  sa  table,  n'avait  sans  doute  qu'une  ombre  de  pouvoir  réel; 
mais  ces  nominations  et  concessions  en  si  grand  nombre ,  et 
dont  on  a  vu  plus  haut  que  le  droit  lui  appartenait  exclusive- 
ment ,  lui  donnaient  une  force  d'opinion  et  une  influence  bien 
en  contraste  avec  l'esprit  dont  les  nobles  polonais  étaient  con- 
stamment animés ,  et  c'est  ce  qui  explique,  d'une  part, pourquoi 
à  chaque  élection  cette  couronne  était  si  ardemment  briguée 
et  poursuivie  ;  de  l'autre  ,  pourquoi  le  droit  du  Uberum  ^eto , 
celui  de  confédération,  et  toutes  les  autres  entraves  données  à 


NOTICE  PRELIMINAIRE.  %[\'] 

Tautorité  royale ,  s'établirent  successivement  pour  en  balancer 
la  puissance.  Chaque  élection  en  effet  était  toujours  Fépoque 
des  restrictions  nouvelles  mises  à  une  autorité  déjà  si  bornée , 
restrictions  que  le  prince  nouvellement  élu  jurait  de  respec- 
ter, ainsi  que  toutes  les  lois  fondamentales  de  la  république , 
désignées  généralement  sous  le  nom  de  pacta  conventa, 

«  Les  effets  naturels  d'un  état  politique  ainsi  constitué  sont 
faciles  à  concevoir ,  et  on  ne  peut  qu'en  croire  Flûstorien  mo- 
derne qui  nous  trace  ainsi  le  tableau  de  l'état  intérieur  de 
la  Pologne  à  l'époque  même  où  Rousseau  rêvait  pour  elle  ce 
que  la  force  des  choses  rendait  impossible  à  réaliser.  «  La  ré- 
«  publique ,  dit  Rulhière ,  presque  toujours"  destituée  d'une 
«  autorité  législative  et  souveraine ,  se  trouva  dans  une  im- 
«  puissance  absolue  de  suivre  les  progrès  que  l'administration 
«  commençait  à  faire  dans  la  plupart  des  autres  pays.  Tout  ce 
«  qui  exigeait  des  dépenses  continues  devint  impraticable...  Les 
«  grands  établissements  qui  annoncent  la  perfection  des  arts ,  et 
«  les  soins  toujours  actifs  du  gouvernement ,  ne  purent  seule- 
«  ment  pas  être  proposés...  Les  Polonais ,  dont  les  mœurs  sont 
«  faciles ,  adoptèrent  chacun  séparément  une  partie  de  ces  pro- 
a  grès  rapides  que  le  luxe  et  la  société  faisaient  chez  les  autres 
((  peuples  ;  mais  ils  n'admirent  aucun  de  ceux  que  faisait  l'ad- 
«  ministration  publique.  De  tant  de  changements  introduits  en 
«  Europe,  la  politesse  et  le  luxe  furent  les  seuls  qui  s'introduit 
«sirent  parmi  eux*  »  Hist.  de  l'anarchie  de  Pologne,  tom.  i, 
p.  49  et  127. 

n  La  Russie,  qui  dès  1733  avait  imposé  par  la  force  Au- 
guste III,  pour  roi  à  la  Pologne,  réussit  par  le  même  moyen 
à  faire  décider  en  1764  l'élection  de  Stanislas  Poniatowski  son 
successeur.  Celui-ci ,  dont  le  titre  le  plus  signalé  pour  obtenir 
cette  couronne  était  d'avoir  été  l'amant  de  Catherine  II,  était 
déjà  sous  ce  rapport  doublement  odieux  aux  Polonais.  Le  cib- 
ractère  et  les  actes  de  ce  souverain ,  et  l'ascendant  toujours  plus 
marqué  de  sa  protectrice ,  n'étaient  pas  propres  à  affaiblir  cette 
impression ,  et  avaient  décidé  la  formation  de  plusieurs  confé- 
dérations particulières,  toujours  vainement  dissipées  par  les  ar- 
mées russes,  et  qui  se  réunirent  en  176B  en  une  confédération 
générale  formée  à  Bar  en  Podolie.  Ces  confédérés  réussirent  à 


Sà48  NOTICE  PRELIMINAIRE. 

faire  soulever  les  Turos  contre  les  Russes;  mais  la  guerre  entre 
les  deux  empires  fut  désastreuse  pour  les  Turcs ,  et  n'accabla 
pas  moins  les  confédérés.  Ceux-ci  néanmoins  profitèrent  pour 
se  soutenir  de  Tépuisement  où  cette  guerre  avait  jeté  la  Russie  y 
et  des  embarras  que  lui  suscitait  la  cour  de  Vienne  :  c'est  dans 
le  cours  des  hostilités  commencées  sur  la  fin  de  1768,  et  de  la 
suspension  d'armes  dont  elles  furent  suivies  en  1771,  que ,  se 
flattant  d'un  avenir  plus  heureux,  ils  songèrent  à  asseoir  sur 
de  plus  sûrs  fondements  le  bonheur  de  leur  patrie. 

«  Comme  s'il  n'eût  pas  existé  chez  cette  nation  malheureuse 
assez  d'éléments  d'anarchi^  et  de  dissolution ,  le  fanatisme  re- 
ligieux en  avait  introduit  encore  un  autre  en  faisant  naître 
parmi  les  Polonais  une  classe  de  dissidents.  On  désignait  ainsi 
les  nobles  attachés  soit  à  l'Église  grecque,  soit  à  la  réforme , 
et  ils  étaient  en  assez  grand  nombi'e.  Mais  la  cour  de  Rome 
avait  conservé  en  Pologne  tout  son  empire ,  et  la  superstition 
s'y  montrait  dans  tous  ses  excès.  Profitant  de  cette  disposition , 
les  nobles  catholiques  en  grande  majorité  s'obstinaient  à  n'ac" 
corder  aux  dissidents  aucuns  droits  politiques ,  et  ils  étaic^it 
en  effet  parvem:^  à  les  exclure  de  tous  les  emplois.  Les  dissi- 
dents avaient  formé,  pour  le  soutien  de  leurs  droits,  des  confé- 
dérations particulières  en  opposition ,  même  en  guerre  ouverte 
avec  la  confédération  générale ,  et  la  Pqlogne  fut  en  proie  à 
*leurs  dévastations  réciproques.  Ces  confédérés  de  Bar,  dont 
nous  verrons  Jean -Jacques  exalter  les  vertus  patriotiques, 
avaient  des  étendards  qui  représentaient  la  vierge  Marie  et 
l'enfant  Jésus  ;  ils  portaient ,  comme  les  croisés  du  moyen  âge , 
des  croix  brodées  sur  leurs  habits,  prêts  à  vaincre  ou  mourir 
pour,  la  défense  de  la  religion  et  de  la  liberté.  C'est  du  prétexte 
de  défendre  les  intérêts  des  dissidents  et  de  les  faire  réintégrer 
dans  leurs  droits  que  Catherine  colorait  ses  vues  d'envahisse^ 
ment,  se  donnant  encore  par  là  aux  yeux  des.  gens  de  lettres 
français  dont  elle  recherchait  l'approbation ,  le  mérite  de  com- 
battre le  fanatisme  en  Pologne ,  et  d'y  prêcher  la  tolérance  les 
armes  à  la  main.  Le  résultat  de  ce  beau  zèle  ne  fut  autre  que 
l'oubU  total  des  dissidents  et  de  leurs  demandes  et  de  leurs 
droits ,  dont  il  ne  fut  pas  même  question  dans  les  actes  définitifs 
qui  firent  cesser  pour  quelque  temps  les  troubles  de  la  Pologne;  » 


CONSIDERATIONS 

SUR 

LE  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 


CHAPITRE  I. 

État  de  la  question. 

Le  tableau  *du  gouvernement  de  Pologne  fait  par 
M.  le  comté  de  Wielhorski ,  et  les  réflexions  qu'il 
y  a  jointes,  sont  des  pièces  instructives  pour  qui- 
conque voudra  former  un  plan  régulier  pour  la  re- 
fonte de  ce  gouvernement.  Je  ne  connais  personne 
plus  en  état  de  tracer  ce  plan  que  lui-même ,  qui 
joint  aux  connaissances  générales  que  ce  travail 
exige,  toutes  celles  du  local,  et  des  détails  particu- 
liers, impossibles  à  donner  par  écrit,  et  néanmoins 
nécessaires  à  savoir  pour  approprier  une  institu- 
tion au  peuple  auquel  on  la  destine.  Si  Ton  ne  con- 
naît à  fond  la  nation  pour  laquelle  on  travaille,  l'ou- 
vrage qu'on  fera  pour  elle ,  quelque  excellent  qu'il 
puisse  être  en  lui-même ,  péchera  toujours  par.  l'ap- 
plication, et  bien  plus  encore  lorsqu'il  s'agira  d'ime 
nation  déjà  tout  instituée,  dont  les  goûts,  les 
mœurs ,  les  préjugés  et  les  vices  sont  trop  enrad-  ■ 
nés  pour  pouvoir  être  aisément  étouffés  par  des 
semences  nouvelles.  Une  bonne  institution  pour 
la  Pologne  ne  peut  être  l'ouvrage  que  des  Polonais , 


a5a  GOUVERNEMENT  DE  l>OLOGNE. 

fers  qu'on  leur  destinait,  elles  sentent  le  poids  de 
la  fatigue.  Elles  voudraient  allier  la  paix  du  despo- 
tisme aux  douceurs  de  la  liberté.  J'ai  peur  qu'elles 
ne  veuillent  des  choses  contradictoires.  Le  repos  et 
laliberté  me  paraissent  incompatibles ,  il  faut  opter. 

Je  ne  dis  pas  qu'il  faille  laisser  les  choses  dans 
l'état  où  elles  sont;  mais  je  dis  qu'il  n'y  faut  tou- 
cher qu'avec  une  circonspection  extrême.  En  ce 
moment  on  est  plus  frappé  des  abus  que  des  avan- 
tages. Le  temps  viendra,  je  le  crains,  qu'on  sentira 
mieux  ces  avantages ,  et  malheureusement  ce  sera 
quand  on  les  aura  perdus. 

Qu'il  soit  aisé ,  si  Ton  veut ,  de  faire  de  meilleures 
lois.  Il  est  impossible  d'en  faire  dont  les  passions 
des  hommes  n'abusent  pas ,  comme  ils  ont  abusé 
des  premières.  Prévoir  et  peser  tous  ces  abus  à  ve- 
nir est  peut-être  une  chose  impossible  à  l'homme 
d'état  le  plus  consommé.  Mettre  la  loi  au  -  dessus 
de  l'homme  est  un  problème  en  politique  que  je 
compare  à  celui  de  la  quadrature  du  cercle  en 
géométrie.  Résolvez  bien  ce  problème;  et  le  gou- 
vernement fondé  sur  cette  solution  sera  bon  et 
sans  abus.  Mais  jvisque-là  soyez  sûrs  qu'où  vous 
croirez  faire  régner  les  lois ,  ce  seront  les  hommes 
qui  régneront. 

Il  n'y  aura  jamais  de  bonne  et  solide  constitu- 
tion que  celle  où  la  loi  régnera  sur  les  cœurs  des 
citoyens  :  tant  que  la  force  législative  n'ira  pas 
jusque-là,  les  lois  seront  toujours  éludées.  Mais 
comment  arriver  aux  coeurs  ?  c'est  à  quoi  nos  in- 
stituteurs ,  qui  ne  voient  jamais  que  la  force  et  Içs 


CHAPITRE  1.  a53 

châtiments ,  ne  songent  guère ,  et  c'est  à  quoi  les 
récompenses  matérielles  ne  mèneraient  peut-être 
pas  mieux;  la  justice  même  la  plus  intègre  n'y 
mène  pas,  parce  que  la  justice  est,  ainsi  que  la 
santé,  un  bien  dont  on  jouit  sans  le  sentir,  qui 
n'inspire  point  d'enthousiasme ,  et  dont  on  ne  sent 
le  prix  qu'après  l'avoir  perdu. 
.  Par  où. donc  émouvoir  les  cœurs,  et  faire  aimer 
la  patrie  et  ses  lois?  L'oserai-je  dire?  par  des  jeux 
d'enfants,  par  des  institutions  oiseuses  aux  yeux 
des  hommes  superficiels ,  mais  qui  forment  dés  ha- 
bitudes chéries  et  des  attachements  invincibles.  Si 
j'extravague  ici ,  c'est  du  moins  bien  complète- 
ment, car  j'avoue  que  je  vois  ma  folie  sous  tous  les 
traits  de. la  raison. 


k«A'^«^'* 


CHAPITRE  II. 

Esprit  des  anciennes  institutions^ 

Quand  on  lit  l'histoire  ancienne  ^  on  se  croit 
transporté  dans  un  autre  univers  et  parmi  d'autres 
êtres.  Qu'ont  de  commun  les  Français ,  les  Anglais , 
les  Russes,  avec  les  Romains  et  les  Grecs?  rien 
presque  que  la  figure.  Les  fortes  âmes  de  ceux-ci  pa- 
raissent aux  autres  des  exagérations  de  l'histoire. 
Comment  eux  qui  se  sentent  si  petits  penseraient- 
ils  qu'il  y  ait  eu  de  si  grands  hommes  ?  Ils  existèrent 
pourtant,  et  c'étaient  des  humains  comme  nous. 
Qu'est-ce  qui  nous  empêche  d'être  des  hommes 


Îi54  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

comme  eux?  nos  préjugés,  notre  basse  philoso- 
phie, et  les  passions  du  petit  intérêt,  concentrées 
avec  l'égoïsme  dans  tous  les  coeurs  par  des  institu- 
tions ineptes  que  le  génie  ne  dicta  jamais. 

Je  regarde  les  nations  modernes.  J'y  vois  force 
faiseurs  de  lois  et  pas  un  législateur.  Chez  les  an- 
ciens ,  j'en  vois  trois  principaux  qui  méritent  une 
attention  particulière  ;  Moïse  y  Lycurgue,  et  Numa. 
Tous  trois  ont  mis  leurs  principaux  soins  à  des 
objets  qui  paraîtraient  à  nos  docteurs  dignes  de  ri*- 
séc.  Tous  trois  ont  eu  des  succès  qu'on  jugerait 
impossibles  s'ils  étaient  moins  attestés. 

Le  premier  forma  et  exécuta  l'étonnante  entre- 
prise d'instituer  en  corps  de  nation  un  essaim  de 
malheureux  fugitifs,  sans  arts,  sans  ainies,  sans 
talents ,  sans  vertus ,  sans  courage ,  et  qui ,  n'ayant 
pas  en  propre  un  seul  pouce  de  terrain ,  faisaient 
une  troupe  étrangère  sur  la  face  de  la  terre.  Moïse 
osa  faire  de  cette  troupe  errante  et  servile  un  corps 
politique ,  un  peuple  libre  ;  et  tandis  qu'elle  errait 
dans  les  déserts  sans  avoir  une  pierre  pour  y  re- 
poser sa  tête ,  il  lui  donnait  cette  institirtion  du- 
rable, à  répreuve  du  temps ,  de  la  fortune  et  des 
conquérants,  que  cinq  mille  ans  n'ont  pu  détruire 
ni  même  altérer ,  et  qui  subsiste  encore  aujour- 
d'hui dans  toute  sa  force ,  lors  même  que  le  corps 
de  la  nation  ne  subsiste  plus. 

Pour  empêcher  que  son  peuple  ne  se  fondît  par- 
mi les  peuples  étrangers,  il  lui  donna  des  mœurs 
et  des  usages  inalliables  avec  ceux  des  autres  na- 
ticRs  ;  il  le  surchargea  de  rites ,  de  cérémonies  par- 


CHAPITRE  II.  255 

ticulières  ;  il  le  gêna  de  mille  façons  pour  le  tenir 
sans  cesse  en  haleine  et  le  rendre  toujours  étranger 
parmi  les  autres  hommes  ;  et  tous  les  liens  de  fra- 
ternité qu'il  mit  entre  les  membres  de  sa  république 
étaient  autant  de  barrières  qui  le  tenaient  séparé 
de  ses  voisins  et  l'empêchaient  de  se  mêler  avec 
eux.  C'est  par  là  que  cette  singulière  nation,  si 
souvent  subjuguée ,  si  souvent  dispersée ,  et  dé- 
truite en  apparence,  mais  toujours  idolâtre  de  sa 
règle,  s'est  pourtant  conservée  jusqu'à  nos  jours 
éparse  parmi  les  autres  sans  s'y  confondre ,  et  que 
ses  mœurs,  ses  lois ,  ses  rites ,  subsistent  et  dureront 
autant  que  le  monde,  malgré  la  haine  et  la  persé- 
cution du  reste  du  genre  humain. 

Lycurgue  entreprit  d'instituer  un  peuple  déjà 
dégradé  par  la  servitude  et  par  les  vices  qui  en 
sont  l'effet.  Il  lui  imposa  un  joug  de  fer,  tel  qu'au- 
cun autre  peuple  n'en  porta  jamais  un  semblable  ; 
mais  il  l'attacha,  l'identifia  pour  ainsi  dire  à  ce 
joug-,  en  l'occupant  toujours.  Il  lui  montra  sans 
cesse  la  patrie  dans  ses  lois,  dans  ses  jeux,  dans  sa 
maison,  dans  ses  amours,  dans  ses  festins;  il  ne  lui 
laissa  pas  un  instant  de  relâche  pour  être  à  lui 
seul  :  et  de  cette  continuelle  contrainte,  ennoblie 
par  son  objet ,  naquit  en  lui  cet  ardent  amour  de 
la  patrie  qui  fut  toujours  la  plus  forte  ou  plutôt 
l'unique  passion  des  l^>artiates ,  et  qui  en  fit  des 
êtres  au-dessus  de  l'humanité.  Sparte  n'était  qu'une 
ville,  il  est  vrai;' mais  par  la  seule  force  de  son  in- 
stitution, cette  ville  do»Ba  des  lois  à  toute  la  Grèce, 
en  devint  la  capitale ,  et  fit  trembler  l'empire  per- 


a56  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

san.  Sparte  était  le  foyer  d'où  sa  législation  éten- 
dait ses  effets  tout  autour  d'elle. 

Geux  qui  n'ont  vu  dans  Numa  qu'un  instituteur 
de  rites  et  de  cérémonies  religieuses  ont  bien  mal 
jugé  ce  grand  homme.  Numa  fut  le  vrai  fondateur 
de  Borne.  Si  Romulus  n'eût  fait  qu'assembler  des 
brigands  qu'un  revers  pouvait  disperser,  son  ou- 
vrage imparfait  n'eût  pu  résister  au  temps.  Ce  fut 
Numa  qui  le  rendit  solide  et  durable  en  unissant 
ces  brigands  en  un  corps  indissoluble,  en  les  trans- 
formant en  citoyens,  moins  par  des  lois  ^  dont  leur 
rustique  pauvreté  n'avait  guère  encore  besoin ,  que 
par  des  institutions  douces  qui  les  attachaient  les 
uns  aux  autres ,  et  tous  à  leur  sol,  en  rendant  enfin 
leur  ville  sacrée  par  ses  rites  frivoles  et  supersti- 
tieux en  apparence ,  dont  si  peu  de  gens  sentent 
la  force  et  l'effet,  et  dont  cependant  Romulus,  le 
farouche  Romulus  lui-même ,  avait  jeté  les  premiers 
fondements.  , 

Le  même  esprit  guida  tous  les  anciens  législa- 
teurs dans  leurs  institutions.  Tous  cherchèrent  des 
liens  qui  attachassent  les  citoyens  à  la  patrie  et 
les  uns  aux  autres  ;  et  ils  les  trouvèrent  dans  des 
usages  particuUers,  dans  des  cérémonies  religieuses 
qui  par  leur  nature  étaient  toujours  exclusives  et 
nationales'';  dans  des  jeux  qui  tenaient  beaucoup 
les  citoyens  rassemblés;  dans  des  exercices  qui  aug- 
mentaient avec  leur  vigueur  et  leurs  forces  leur 
fierté  et  l'estime  d'eux-mêmes  ;  dans  des  spect^icles 
qui,  leur  rappelant  l'histoire  de  leurs  ancêtres, 

'  Voyez  la  fin  du  Contrat  sadal  (  liy.  ly ,  chap.  tui  ). 


CHAPITRE  II.  aS^ 

leurs  malheurs ,  leurs  vertus ,  leurs  victoires ,  inté- 
ressaient leurs  coeurs,  les  enflammaient  d'une  vive 
émulation ,  et  les  attachaient  fortement  à  cette  patrie 
dont  on  ne  cessait  de  les  occuper.  Ce  sont  les  poé- 
sies d'Homère  récitées  aux  Grecs  solennellement 
assemblés ,  non  dans  des  coffres ,  sur  des  planches 
et  l'argent  à  la  main,  mais  en  plein  air  et  en  corps 
de  nation;  ce  sont  les  tragédies  d'Eschyle,  de  So- 
phocle et  d'Euripide,  représentées  souvent  devant 
eux;  ce  sont  les  prix  dont,  aux  acclamations  de 
toute  la  Grèce,  on  couronnait  les  vainqueurs  dans 
leurs  jeux ,  qui ,  les  embrasant  continuellement  d'é- 
mulation et  de  gloire ,  portèrent  leur  courage  et 
leurs  vertus  à  ce  degré  d'énergie  dont  rien  aujour- 
d'hui ne  nous  donne  d'idée,  et  qu'il  n'appartient 
pas  même  aux  modernes  de  croire.  S'ils  ont  des 
lois,  c'est  uniquement  pour  leur  apprendre  à  bien 
obéir  à  leurs  maîtres,  à  ne  pas  voler  dans  les  po- 
ches ,  et  à  donner  beaucoup  d'argent  aux  fripons 
publics.  S'ils  ont  des  usages ,  c^est  pour  savoir  amu- 
ser l'oisiveté  des  femmes  galantes ,  et  promener  la 
leur  avec  grâce.  S'ils  s'assemblent ,  c'est  dans  des 
temples ,  pour  un  culte  qui  n'a  rien  de  national , 
qui  ne  rappelle  en  rien  la  patrie;  c'est  dans  des 
salles  bien  fermées  et  à  prix  d'argent ,  pour  voir 
sur  des  théâtres  efféminés,  dissolus,  où  l'on  ne  sait 
parler  que  d'amour ,  déclamer  des  histrions ,  mi- 
nauder des  prostituées,  et  pour  y  prendre  des  le- 
çons de  corruption,  les  seules  qui  profitent  de 
toutes  celles  qu'on  fait  semblant  d'y  donner  ;  c'est 
dans  des  fêtes"  où  le  peuple,  toujours  méprisé,  est 

R.    V.  17 


258      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

toujours  sans  influence,  où  le  blâme  et  l'approbation 
publique *nè  produisent  rien;  c'est  dans  des  cohues 
licencieuses,  pour  s'y  faire  des  liaisons  secrètes, 
pour  y  chercher  les  plaisirs  qui  séparent ,  isolen  t 
le  plus  les  hommes,  et  qui  relâchent  le  plus  les 
cœurs.  Sont -ce  là  des  stimulants  pour  le  patrio- 
tisme ?  Faut-il  s'étonner  que  des  manières  de  vivre 
si  dissemblables  produisent  des  effets  si  différents , 
et  que  les  modernes  ne  retrouvent  plus  rien  en  eux 
de  cette  vigueur  d'ame  que  tout  inspirait  aux  an-, 
ciens?  Pardoiiflez  ces  digressions  à  un  reste  de 
chaleur  que  vous  avez  ranimée.  Je  reviens  avec 
plaisir  à  celui  de  tous  les  peuples  d'aujourd'hui 
qui  m'éloigne  le  moins  de  ceux  dont  je  viens  de 
parler. 


CHAPITRE    III. 

r 

Application. 

La  Pologne  est  un  grand  état  environné  d'états 
encore  plus  considérables,  qui,  par  leur  despo- 
tisme et  par  leur  discipline  militaire ,  ont  une 
grande  force  offensive.  Faible  au  contraire  par  son 
anarchie ,  elle  est ,  maigre  la  valeur  polonaise ,  en 
butte  à  tous  leurs  outrages.  Elle  n'a  point  de  places 
fortes  pour  arrêter  leurs  incursions.  Sa  dépopula- 
tion la  met  presque  absolument  hors  d'état  de  dé- 
fense. Aucun  ordre  économique,  peu  ou  point  de 
troupes,  nulle  discipline  militaire,  nul  ordre ,  nulle 
subordination;  toujours  divisée  au -dedans,  tôii- 


CHAPITRK  III.    .  ^5g 

jours  menacée  au -dehors,  elle  n'a  par  elle-même 
aucune  consistance,  et  dépend  du  caprice  de  ses 
voisins.  Je  ne  vois  dans  l'état  présent  des  choses 
qu'un  seul  moyen  de  lui  donner  eett€  consistance 
qui  lui  manque  ;  c'est  d'infuser  pour  ainsi  dire  dans 
toute  la  nation  rame  des  confédérés;  c'est  d'éta- 
blir tellement  la  république  dans  les  cœurs  des 
Polonais,  qu'elle  y  subsiste  malgré  tous  les  efforts 
de  ses  oppresseurs;  c'est  là,  ce  me  semble,  l'unique 
asile  où  la  force  ne  peut  ni  l'atteindre  ni  lia  détruire. 
On  vient  d'en  voir  une  preuve  à  jamais  mémo- 
rable :  la  Pologne  était  dans  les  fers  du  Russe ,  mais 
les  Polonais  sont  restés  libres.  Grand  exemple  qui 
vous  montre  comment  vous  pouvez  braver  la  puis- 
sance et  l'ambition  de  vos  voisins.  Vous  ne  sauriez 
empêcher  qu'ils  ne  vous  engloutissent;  faites  au 
moins  qu'ils  ne  puissent  vous  digérer.  De  quelque 
façon  qu'on  s'y  prenne,  avant  qu'on  ait  donné  à 
la  Pologne  tout  ce  qui  lui  manque  pour  être  en 
état  de  résister  à  ses  ennemis,  elle  eii  sera  cent  fois 
accablée.  La  vertu  de  ses  citoyens,  leur  zèle  pa- 
triotique, la  forme  particulière  que  des  institutions 
nationales  peuvent  donner  à  leurs  âmes ,  voilà  le 
seul  rempart  toujours  prêt  à  la  défendre ,  et  qu'au- 
cuYie  armée  ne  saurait  forcer.  Si  vous  faites  en  sorte 
qu'un  Polonais  ne  puisse  jamais  devenir  un  Russe, 
je  vous  réponds  que  la  Russie  ne  subjuguera  pas 
la  Pologne. 

Ce  sont  les  institutions  nationales  qui  forment 
le  génie ,  le  caractère ,  les  goûts  et  les  mœurs  d'un 
peuple,  qui  le  font  être  Ini  et  non  pas  un  autre, 


260  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

qui  lui  inspirent  cet  ardent  amour  de  la  patrie 
fondé  sur  des  habitudes  impossibles  à  déraciner, 
qui  le  font  mourir  d'ennui  chez  les  autres  peuples 
au  sein  des  délices  dont  il  est  privé  dans  son  pays. 
Souvenez-vous  de  ce  Spartiate  gorgé  des  voluptés 
de  la  cour  du  grand  roi ,  à  qui  l'on  reprochait  de 
regretter  la  sauce  noire.  Ah!  dit -il  au  satrape 
en  soupirant,  je  connais  tes  plaisirs,  mais  tu  ne 
connais  pas  les  nôtres. 

Il  n'y  a  plus  aujourd'hui  de  Français,  d'Alle- 
mands, d'Espagnols,  d'Anglais  même,  quoi  qu'on 
en  dise  ;  il  n  y  a  que  des  Européens.  Tous  ont  les 
mêmes  goûts,  les  niêmes  passions,  les  mêmes 
mœurs,  parce  qu'aucun  n'a  reçu  de  forme  natio- 
nale par  une  institution  particulière.  Tous,  dans 
les  mêmes  circonstances,  feront  les  mêmes  choses; 
tous  se  diront  désintéressés  et  seront  fripons;  tous 
parleront  du  bien  public  et  ne  penseront  qu'à  eux- 
mêmes;  tous  vanteront  la  médiocrité  et  voudront 
être  desCrésus;ils  n'ont  d'ambition  que  pour  le  luxe; 
ils  n'ont  de  passion  que  celle  de  l'or  :  sûrs  d'avoir 
avec  lui  tout  ce  qui  les  tente,  tous  se  vendront  au 
premier  qui  voudra  les  payer.  Que  leur  importe  à 
quel  maître  ils  obéissent,  de  quel  état  ils  suivent 
les  lois?  pourvu  qu'ils  trouvent  de  l'argent  à  voler 
et  des  femmes  à  corrompre,  ils  sont  partout  dans 
leur  pays. 

Donnez  une  autre  pente  aux  passions  des  Polo- 
nais, vous  donnerez  à  leurs  âmes  une  physionomie 
nationale  qui  les  distinguera  des  autres  peuples , 
qui  les  empêchera  de  se  fondre,  de  se  plaire,  de 


CHAPITRE  III.  261 

s'allier  avec  eux;  une  vigueur  qui  remplacera  le 
jeu  abusif  des  vains  préceptes,  qui  leur  fera  faire 
par  goût  et  par  passion  ce  qu'on  ne  fait  jamais 
assez  bien  quand  on  ne  le  fait  que  par  devoir  ou 
par  intérêt.  C'est  sur  ces  ames-là  qu'une  législa- 
tion bien  appropriée  aura  prise.  Ils  obéiront  aux 
lois  et  ne  les  éluderont  pas,  parce  qu'elles  leur 
conviendront  et  qu'elles  auront  Tassentiment  in- 
terne de  leur  volonté.  Aimant  la  patrie ,  ils  la  ser- 
viront par  zèle  et  de  tout  leur  cœur.  Avec  ce  seul 
sentiment^  la  législation,  fut-ell^mauvaise,  ferait 
de  bons  citoyens  ;  et  il  n'y  a  jai|^ais  que  les  bons 
citoyens  qui  fassent  la  force  et  la  prospérité  de 
l'état. 

J'expliquerai  ci-après  le  régime  d'administration 
qui ,  sans  presque  toucher  au  fond  de  vos  lois ,  me 
paraît  propre  à  porter  le  patriotisme  et  les  vertus 
qui  en  sont  inséparables  au  plus  haut  degré  d'in- 
tensité qu'ils  puissent  avoir.  Mais  soit  que  vous 
adoptiez  ou  non  ce  régime,  commencez  toujours 
par  donner  aux  Polonais  une  grande  opinion  d'eux- 
mêmes  et  de  leur  patrie  :  après  la  façon  dont  ils 
viennent  de  se  montrer,  cette  opinion  ne  sera  pas 
fausse.  Il  faut  saisir  la  circonstance  de  l'événement 
présent  pour  monter  les  âmes  au  ton  des  âmes 
antiques.  Il  est  certain  que  la  confédération  de  Bar 
a  sauvé  la  patrie  expirante.  Il  faut  graver  cette 
grande  époque  en  caractères  sacrés  dans  tous  les 
cœurs  polonais.  Je  voudrais  qu'on  érigeât  un  mo- 
.  nument  en  sa  mémoire;  qu'on  y  mît  les  noms  de 
tous  les  confédérés,  même  de  ceux  qui  dans  la 


aGa      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

suite  juraient  pu  trahir  ta  cause  commune ,  une 
si  grande  action  doit  effacer  les  fautes  de  toute  la 
vie;  qu'on  instituât  ui>e  solennité  périodique  pour 
la  célébrer  tous  les  dix  ans  avec  une  pompe  non 
baillante  et  frivole ,  mais  simple ,  fière ,  et  républi- 
caine; qu'on  y  fît  dignement,  mais  sans  emphase, 
l'éloge  de  ces  vertueux  citoyens  qui  ont  eu  l'hon- 
neur de  souffrir  pour  la  patrie  dans  les  fers  de 
l'enn^nai  ;  qu'on  accordât  même  à  leurs  familles 
quelque  privilège  honorifique  qui  rappelât  tou- 
jours ce  beau  souvenir  aux  yeux  du  public.  Je  ne 
voudrais  pourtaj;^  pas  qu'on  se  permît  dans  ces 
solennUés^  aucune  invective  contre  les  Russes,  ni 
même  qu'on  en  parlât  :  ce  serait  trop  les  honorer. 
Ce  silence,  le  souvenir  de  leur  barbarie,  et  l'éloge 
de  ceux  qui  leur  ont  résisté,  diront  d'eux  tout  ce 
qu'il  eu  faut  dire;  vous  devez  trop  les  mépriser 
pour  les  haïr. 

Je  voudrais  que  par  des  honneurs ,  par  des  récom-: 
penses  publiqi^es,  on  donnât  de  l'éclat  à  toutes  les 
vertus  patriotiques,  qu'on  occupât  sans  cesse  les 
citoyens  de  la  patrie,  qu'on  en  fît  leur  plus  grande 
affaire ,  qu'on  la  tînt  incessamment  sous  leurs  yeux. 
IJe  cette  manière  ils  auraient  moins,  je  l'avoue, 
les  moyens  et  le  temps  de.  s'enrichir,  mais  ils  en 
auraient  moins  aussi  le  désir  et  le  besoin  :  leurs 
cœurs  apprendraient  à  connaître  un  autre  bon- 
heur que  celui  de  la  fortune  ;  et  voilà  l'art  d'en- 
noblir les. âmes  et  d'en  faire  im  instrument  plus 
puissant  que  l'or. 

L'exposé  succinct  des  moeurs  des  Polonais  qu'a 


CHAPITRE  III.  263 

bien  voulu  mé  communiquer  M.  de  Wielhorski  ne 
suffit  pas  pour  me  mettre  au  fait  de  leiirs  usages 
civils  et  domestiques.  Mais  une  grande  nation  qui 
ne  s'est  jamais  trop  mêlée  avec  ses  voisins  doit 
en  avoir  beaucoup  qui  lui  soient  propres ,  et  qui 
peut-être  s'abâtardissent  journellement  par  la  pent^ 
générale  en  Europe  de  prendre  les  goûts  et  les 
mœurs  des  Français.  Il  faut  maintenir,  rétablir 
ces  anciens  usages,  et  en  introduire  de  convena- 
bles qui  soient  propres  aux  Polonais.  Ces  usages , 
ftissent-ils  indifférents,  fussent-ils  mauvais  même 
à  certains  égards ,  pourvu  qu'ils  ae  le  soient  pas 
essentiellement,  auront  toujours  l'avantage  d'affecr 
tionner  les  Polonais  à  leur  pays ,  et  de  leur  donner 
ime  répugnance  naturelle  à  se  mêler  avec  l'étran; 
ger.  Je  regarde  comme  un  bonheur  qu'ils  aient 
un  habillement  particulier,  Ckxnservez  avec  soin 
cet  avantage  :  faites  exaçteçaent, le  contraire  de  ce 
que  fit  ce  czar.si  vanté.  Que.  le  roi  ni  le^  sénateurs , 
ni  aucun  homme  public  ne  portent  jamais  d'autre 
vêtement  que  celui  de  la  nation ,  et  que  nul  Polo- 
nais n'ose  paraître  à  la  cour  vêtu  à  la  française. 

Beaucoup  de  jeux  public^  où  la  ][]^nne  mère 
patrie  se  plaise  à  voir  jouer  .^.esenf^pts. , Qu'elle 
s'occupe  d'eux  souvent  afin  qu'ils,  ^'occupent  tou- 
jours d'elle.  Il  faut  abolir,  mémf»  A.  ^^  cour,  à 
cause  de  l'exemple,  les  amusements  prdiq^res  des 
cours,  le  jeu,  les  théâtres,  comédie,  opéra,  tout 
ce  qui  efféminé  les  hommes,  tout  ce  qui  les  distrait , 
les  isole,  leur  fait  oublier  leur  patrie  et  leur  devoir, 
tout  ce  qui  les  fait  trouver  bien  partout  pourvu 


!i64  GOUVERNEMENT    DE  POLOGNE. 

qu'ils  s'amusent  ;  il  faut  inventer  des  jeux ,  des  fêtes , 
des  solennités ,  qui  soient  si  propres  à  cette  cour- 
là  qu'on  ne  les  retrouve  dans  aucune  autre.  Il  faut 
qu'on  s'amuse  en  Pologne  plus  que  dans  les  autres 
pays,  mais  non  pas  de  la  même  manière.  Il  faut 
en  un  mot  renverser  un  exécrable  proverbe,  et 
faire  dire  à  tout  Polonais  au  fond  de  son  cœur  :  Ubi 
patriay  ibibenè. 

Rien ,  s'il  se  peut ,  d'exclusif  pour  les  grands  et 
les  riches.  Beaucoup  de  spectacles  en  plein  air ,  où 
les  rangs  soient  distingués  avec  soin  ,  mais  où  tout 
le  peuple  prenne  part  également ,  comme  chez  les 
anciens,  et  où,  dans  certaines  occasions,  la  jeune 
noblesse  fasse  preuve  de  force  et  d'adresse.  Les 
combats  des  taureaux  n'ont  pas  peu  contribué  à 
maintenir  une  certaine  vigueur  chez  la  nation  es- 
pagnole. Ces  cirques  où  s'exerçait  jadis  la  jeunesse 
en  Pologne  devraient  être  soigneusement  rétablis  , 
on  en  devrait  faire  pour  elle  des  théâtres  d'hon- 
neur et  d'émulation.  Rien  ne  sérail  plus  aisé  que 
d'y  substituer  aux  anciens  combats  des  exercices 
moins  cruels  ,  où  cependant  la  force  et  l'adresse 
auraient  part ,  et  où  les  victorieux  auraient  de 
même  des  honneurs  et  des  récompenses.  Le  ma-» 
niement  des  chevaux  est  par  exemple  un  exercice 
très-convenable  aux  Polonais ,  et  très-susceptible 
de  l'éclat  du  spectacle. 

Les  héros  d'Homère  se  distinguaient  tous  par 
leur  force  et  leur  adresse ,  et  par  là  montraient 
aux  yeux  du  peuple  qu'ils  étaient  faits  pour  lui 
commander.  Les  tournois  des  paladins  formaient 


CHAPITRE  m.  265 

des  hommes  non-seulement  vaillants  et  courageux, 
mais  avides  d'honneur  et  de  gloire ,  et  propres  à 
toutes  les  vertus.  L'usage  des  armes  à  feu,  rendant 
ces  facultés  du  corps  moins  utiles  à  la  guerre ,  les 
a  fait  tomber  en  discrédit.  Il  arrive  de  là  que ,  hors 
les  qualités  de  l'esprit,  qui  sont  souvent  équivoques, 
déplacées  ,  sur  lesquelles  on  a  mille  moyens  de 
tromper,  et  dont  le  peuple  est  mauvais  juge,  un 
homme ,  avec  l'avantage  de  la  naissance ,  n'a  rien 
en  lui  qui  le  distingue  d'un  autre  ,  qui  justifie  la 
fortune ,  qui  montre  dans  sa  personne  un  droit  na- 
turel à  la  supériorité;  et  plus  on  néglige  ces  signes 
extérieurs ,  plus  ceux  qui  nous  gouvernent  s'effé- 
minent  et  se  corrompent  impunément.  Il  importe 
pourtant,  et  plus  qu'on  ne  pense,  que  ceux  qui 
doivent  un  jour  commander  aux  autres  se  montrent 
dès  leur  jeunesse  supérieurs  à  eux  de  tout  point, 
ou  du  moins  qu'ils  y  tâchent.  Il  est  bon  de  plus 
que  le  peuple  se  trouve  souvent  avec  ses  chefs 
dans  des  occasions  agréables  ,  qu'il  les  connaisse , 
qu'il  s'accoutume  à  les  voir,  qu'il  partage  avec  eux 
ses  plaisirs.  Pourvu  que  la  subordination  soit  tou- 
jours gardée  et  qu'il  ne  se  confonde  point  avec 
eux ,  c'est  le  moyen  qu'il  s'y  affectionne  et  qu'il 
joigne  pour  eux  l'attachement  au  respect.  Enfin  le 
goût  des  exercices  corporels  détourne  d'une  oisi- 
veté dangereuse ,  des  plaisirs  efféminés ,  et  du  luxe 
de  l'esprit.  C'est  surtout  à  cause  de  l'âme  qu'il  faut 
exercer  le  corps  ;  et  voilà  ce  que  nos  petits  sages 
sont  loin  de  voir. 

Ne  négligez  point  une  certaine  décoration  pu- 


^68  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

qui  en  avait  huit  cents.  Je  doute  qvi'un  luxe  de 
cette  espèce  laisse  une  grande  place  à  celui  des  co- 
lifichets ;  et  l'exemple  du  moins  n'en  séduira  pas 
les  pauvres.  Ramenez  les  grands  en  Pologne  à  n'en 
avoir  que  de  ce  genre,  il  en  résultera  peut-être 
des  divisions ,  des  partis  ,  des  querelles  ;  mais  il  ne 
corrompra  pas  la  nation.  Après  celui-là  tolérons  le 
luxe  militaire,  celui  des  armes,  des  chevaux;  mais 
que  toute  parure  efféminée  soit  en  mépris  ;  et  si 
l'on  n'y  peut  faire  renoncer  les  femmes ,  qu'on  leur 
apprenne  au  moins  à  l'improuver  et  dédaigner  dans 
les  hommes. 

Au  reste,  ce  n'est  pas  par  des  lois  somptuaires 
qu'on  vient  à  bout  d'extirper  le  luxe  :  c'est  dû  fond 
des  cœurs  qu'il  faut  l'arracher ,  en  y  imprimant  des 
goûts  plus  sains  et  plus  nobles.  Défe^ndre  les  choses 
qu'on  ne  doit  pas  faire  est  un  expédient  inepte  et 
vain ,  si  l'on  ne  commence  par  les  faire  haïr  et  mé- 
priser ;  et  jamais  l'improbation  de  la  loi  n'est  effi- 
cace que  quand  elle  vient  à  l'appui  de  celle  du  ju- 
gement. Quiconque  se  mêle  d'instituer  un  peuple 
"  doit  savoir  dominer  les  opinions,  et  par  elles  gou- 
verner les  passions  des  hommes.  Gela  est  vrai  sur- 
tout dans  l'objet  dont  je  parle.  Les  lois  somptuaires 
irritent  le  désir  par  la  contrainte  plutôt  qu'elles 
ne  l'éteignent  par  le  châtiment.  La  simplicité  dans 
les  mœurs  et  dans  la  parure  est  moins  le  fruit  de  la 
loi  que  celui  de  l'éducation. 


CHAPITRE  IV.  26g 

CHAPITRE   IV. 

Education. 

C'est  ici  l'article  important.  C'est  l'éducation  qui 
doit  donner  aux  âmes  la  forme  nationale ,  et  diriger 
tellement  leurs  opinions  et  leurs  goûts,  qu'elles 
soient  patriotes  par  inclination ,  par  passion ,  par 
nécessité.  Un  enfant  en  ouvrant  les  yeux  doit  voir 
la  patrie,  et  jusqu'à  la  mort  ne  doit  plus  voir 
qu'elle.  Tout  vrai  républicain  suça  avec  le  lait  de 
sa  mère  l'amour  de  sa  patrie ,  c'est-à-dire  des  lois 
et  de  la  liberté.  Cet  amour  fait  toute  son  existence  ; 
il  ne  voit  que  la  patrie,  il  ne  vit  que  pour  elle; 
sitôt  qu'il  est  seul ,  il  est  nul;  sitôt  qu'il  n'a  plus  de 
patrie ,  il  n'est  plus  ;  et  s'il  n'est  pas  mort,  il  est  pis. 

L'éducation  nationale  n'appartient  qu'aux  hom- 
mes libres  ;  il  n'y  a  qu'eux  qui  aient  une  existence 
commune  et  qui  soient  vraiment  liés  par  la  loi.  Un 
Français,  un  Anglais,  un  Espagnol,  un  Italien,  un 
Russe,  sont  tous  à  peu  près  le  même  homme;  il 
sort  du  collège  déjà  tout  façonné  pour  la  licence, 
c'est-à-dire  pour  la  servitude.  A  vingt  ans ,  un  Po- 
lonais ne  doit  pas  être  im  autre  homme;  il  doit  être 
un  Polonais.  Je  veux  qu'en  apprenant  à  lire  il  lise 
des  choses  de  son  pays  ;  qu'à  dix  ans  il  en  connaisse 
toutes  les  productions,  à  douze  toutes  les  pro- 
vinces, tous  les  chemins,  toutes  les  villes;  qu'à 
quinze  il  en  sache  toute  l'histoire,  à  seize  toutes 
les  lois  ;  qu'il  n'y  ait  pas  eu  dans  toute  la  Pologne 


/ 


^'JO  GOUVERNEMENT   DE  POLOGNE. 

une  belle  action  ni  un  homme  illustre  dont  il  n'ait 
la  mémoire  et  le  cœur  pleins,  et  dont  il  ne  puisse 
rendre  compte  àTinstant.  On  peut  juger. par  là  que 
ce  ne  sont  pas  les  études  ordinaires,  dirigées  par 
des  étrangers  et  des  prêtres,  que  je  voudrais  faire 
suivre  aux  enfants.  La  loi  doit  régler  la  matière , 
l'ordre  et  la  forme  de  leurs  études.  Ils  ne  doivent 
avoir  pour  instituteurs  que  des  Polonais,  tous  ma- 
riés, s'il  est  possible^  tous  distingués  par  leurs 
mœurs,  par  leur  probité,  par  leur  bon  sens,  par 
leurs  lumières,  et  tous  destinés  à  des  emplois,  non 
plus  importants  ni  plus  honorables,  car  cela  n'est 
pas  possible,  mais  moins  pénibles  et  plus  écla- 
tants, lorsqu'au  bout  d'im  certain  nombre  d'an- 
nées ils  auront  bien  rempli  celui  -  là.  Gardez-vous 
surtout  de  faire  un  métier  de  l'état  de  pédagogue. 
Tout  homme  public  en  Pologne  ne  doit  avoir  d'autre 
état  permanent  que  celui  de  citoyen.  Tous  les  postes 
qu'il  remplit,  et  surtout  ceux  qui  sont  importants, 
comme  celui  -  ci ,  ne  doivent  être  considérés  que 
comme  des  places  d'épreuve  et  des  degrés  pour 
monter  plus  haut  après  l'avoir  mérité.  J'exhorte 
les.  Polonais  à  faire  attention  à  cette  maxime,  sur 
laquelle  j'insisterai  souvent  :  je  la  crois  la  clef  d'un 
grand  ressort  dans  l'état.  On  verra  ci -après  com- 
ment on  peut,  à  mon  avis,  la  rendre  praticable 
sans  exception. 

Je  n'aime  point  ces  distinctions  de  collèges  et 
d'académies,  qui  font  que  la  noblesse  riche  et  la 
noblesse  pauvre  sont  élevées  différemment  et  sé- 
parément. Tous  étant  égaux  par  la  constitution  de 


CHAPITRE  IV.  l'Jl 

l'état  doivent  être  élevés  ensemble  et  de  la  même 
manière  ;  et  si  l'on  ne  peut  établir  une  éducation 
publique  tout-à-fait  gratuite,  il  faut  du  moins  la 
mettre  à  un  prix  que  les  pauvres  puissent  payer. 
Ne  pourrait-on  pas  fonder  dans  chaque  collège  un 
certain  nombre  de  places  purement  gratuites,  c'est- 
à-dire  aux  frais  de  l'état,  et  qu'on  appelle  en  France 
des  bourses?  Ces  places,  données  aux  enfants  des^ 
pauvres  gentilshommes  qui  auraient  bien  mérité 
de  la  patrie ,  non  comme  une  aumône ,  mais  comme 
une  récompense  des  bons  services  des  pères ,  de- 
viendraient à  ce  titre  honorables,  et  pourraient 
produire  un  double  avantage  qui  ne  serait  pas  à 
négliger.  Il  faudrait  pour  cela  que  la  nomination 
n'en  fiit  pas  arbitraire ,  mais  se  fît  par  une  espèce 
de  jugement  dont  je  parlerai  ci -après.  Ceux  qui 
rempliraient  ces  places  seraient  appelés  enfants  dé 
l'état,  et  distingués  par  quelque  marque  honorable 
qui  donnerait  la  préséance  sur  les  autres  enfants 
de  leur  âge,  sans  excepter  ceux  des  grands. 

Dans  tous  les  collèges  il  faut  établir  un  gymnase 
ou  lieu  d'exercices  corporels  pour  les  enfants.  Cet 
article  si  négligé  est ,  selon  moi ,  la  partie  Ja  pliiS 
importante  de  l'édii cation ,  non  -  seulement  pour 
former  des  tempéraments  robustes  et  sains ,  mais 
encore  plus  pôtir  Tobjèt  moral,  qu'on  négligé  ôii 
qu'on  ne  remplit  que  par  un  tas  de  préceptes  pé- 
dantesques  et  Vains  qui  sont  autant  dé  pai^oles  per- 
dues. Je  ne  redirai  jamais  dssesî  que  la  bonne  édu- 
cation doit  êtte  négative.  Empêchez  les  vices  de 
naître,  vous  aurez  assez  fait  pour  la  vertu.  Lé  moyeîi 


O.no.      '         GOUVERNEMENT   DE  POLOGNE. 

en  est  de  la  dernière  facilité  dans  la  bonne  éduca- 
tion publique;  c'est  de  tenir  toujours  les  enfants 
en  haleine,  non  par  d'ennuyeuses  études  où  ils 
n'entendent  rien  et  qu'ils  prennent  en  haine  par 
cela  seul  qu'ils  sont  forcés  de  rester  en  place,  raais 
par  des  exercices  qui  leur  plaisent ,  en  satisfaisant 
au  besoin  qu'en  croissant  a  leur  corps  de  s'agiter , 
et  dont  l'agrément  pour  eux  ne  se  bornera  pas  là. 
On  ne  doit  point  permettre  qu'ils  jouent  séparé- 
ment à  leur  fantaisie ,  mais  tous  ensemble  et  en  pu- 
blic, de  manière  qu'il  y  ait  toujours  un  but  commun 
auquel  tous  aspirent,  et  qui  excite  la  concurrence 
et  l'émulation.  Les  parents  qui  préféreront  l'édu- 
cation domestique,  et  feront  élever  leurs  enfants 
sous  leurs  yeux,  doivent  cependant  les  envoyer  à  ces 
exercices.  Leur  instruction  peut  être  domestique 
et  particulière  ,  mais  leurs  jeux  doivent  toujours 
être  publics  et  communs  à  tous  ;  car  il  ne  s'agit  pas 
seulement  ici  de  les  occuper,  de  leur  former  une 
constitution  robuste,  de  les  rendre  agiles  et  dé- 
couplés, mais  de  les  accoutumer  de  bonne  heure  à 
la  règle ,  à  l'égalité ,  à  la  fraternité ,  aux  concur- 
rences, à  vivre  sous  les  yeux  de  leurs  concitoyens, 
et  à  désirer  l'approbation  publique.  Pour  cela,  il 
ne  faut  pas  que  les  prix  et  récompenses  des  vain- 
queurs soient  distribués  arbitrairement  par  les 
maîtres  des  exercices ,  ni  par  les  chefs  des  collèges , 
mais  par  acclamation  et  au  jugement  des  specta- 
teurs ;  et  l'on  peut  compter  que  ces  jugements  se- 
ront toujours  justes,  surtout  si  l'on  a  soin  de  rendre 
ces  jeu*  attirants  pour  le  public,  en  les  ordonnant 


CHAPITRE  IV.  273 

avec  un  peu  d'appareil,  et  de  façon  qu'ils  fassent 
spectacle.  Alors  il  est  à  présumer  que  tous  les  hon- 
nêtes gens  et  tous  les  bons  patriotes  se  feront  un 
devoir  et  un  plaisir  d'y  assister. 

A  Berne ,  il  y  a  un  exercice  bien  singulier  pour 
les  jeunes  patriciens  qui  sortent  du  collège.  C'est 
ce  qu'on  appelle  Xétat  extérieur.  C'est  une  copie 
en  petit  de  tout  ce  qui  compose  le  gouvernement 
de  la  république.  Un  sénat,  des  avoyers,  des  offi- 
ciers, des  huissiers,  des  orateurs,  des  causes  ,  des 
jugements ,  des  solennités.  L'état  extérieur  a  même 
un  petit  gouvernement  et  quelques  rentes  ;  et  cette 
institution  ,  autorisée  et  protégée  par  le  souverain, 
est  la.  pépinière  des  hommes  d'état  qui  dirigeront 
un  jour  les  affaires  publiques  dans  les  mêmes  em- 
plois qu'ils  n'exercent  d'abord  que  par  jeu. 

Quelque  forme  qu'on  donne  à  l'éducation  pu- 
blique, dont  je  n'entreprends  pas  ici  le  détail,  il 
convient  d'établir  un  collège  de  magistrats  du  pre- 
mier rang  qui  en  ait  la  suprême  administration,  et 
qui'  nomme ,  révoque  et  change  à  sa  volonté  tant 
les  principaux  et  chefs  des  collèges,  lesquels  se- 
ront eux-mêmes,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  des  can- 
didats pour  les  hautes  magistratures,  que  les  maî- 
tres des  exercices,  dont  on  aura  soin  d'exciter  aussi 
le  zèle  et  la  vigilance  par  des  places  plus  élevées , 
qui  leur  seront  ouvertes  ou  fermées  selon  la  ma- 
nière dont  ils  auront  rempli  celles-là.  Comme  c'est 
de  ces  établissements  que  dépend  l'espoir  de  la  ré- 
publique, la  gloire  et  le  sort  de  la  nation,  je  les 
trouve,  je  l'avoue,  d'une  importance  que  je  suis 
R.  V.  18 


^74  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

bien  surpris  qu'on  n'ait  songé  à  leur  donner  nulle 
part.  Je  suis  affligé  pour  Thumanité  que  tant  d'idées 
qui  me  paraissent  bonnes  et  utiles  se  trouvent  tou- 
jours ,  quoique  très  -  praticables ,  si  loin  de  tout  ce 
qui  se  fait. 

Au  reste,  je  ne  fais  ici  qu'indiquer;  mais  c'est 
assez  pour  ceux  à  qui  je  m'adresse.  Ces  idées  mal 
développées  montrent  de  loin  les  routes  inconnues 
aux  modernes  par  lesquelles  les  anciens  menaient 
les  hommes  à  cette  vigueur  d'ame ,  à  ce  zèle  pa- 
triotique ,  à  cette  estime  pour  les  qualités  vraiment 
personnelles ,  sans  égard  à  ce  qui  n'est  qu'étranger 
à  l'homme,  qui  sont  parmi  nous  sans  exemple, 
mais  dont  les  levains  dans  les  coeurs  de  tous  les 
hommes  n'attendent  pour  fermenter  que  d'être  mis 
en  action  par  dés  institutions  converialbles.  Dirigez 
dans  cet  esprit  l'éducation,  les  usagés,  les  cou- 
tumes ,  les  mœurs  des  Polonais,  vous  développerez 
en  eux  ce- levain  qui  n'est  pas  encore  éventé  par  des 
jfnaxinies  corrompues,  par  des  institutions  usées, 
par  une  philosophie  égoïste  qui  prêche  et  qui  tue. 
La  nation  datera  sa  seconde  naissance  de  la  crise 
terrible  dont  elle  sort;  et  voyant  ce  qu'ont  fait  ses , 
membres  encore  indisciplinés ,  elle  attendra  beau- 
coup et  obtiendra  davantage  d'une  institution  bien 
pondérée  :  elle  ôhérira,  elle  respectera 'des  lois  qui 
flatteront  son  noble  orgueil,  qui  la  rendront,  qui 
la  maintiendront  heureuse  et  libre;  arrachant  de 
son  sein  les  passions  qui  les  éludent,  elle  y  nour- 
rira celles  qui  les  font  àimér;  enfin  se  renouvelant 
pour  ainsi  dire  elle-même ,  elle  reprendra  dans  ce 


CHAPITRE  IV,  275 

nouvel  âge  toute  la  vigueur  d'une  qation  oai^sante. 
Mais  sans  ces  précautions  n'attendez  rien  de  vos 
lois  :  quelque  sçiges ,  quelque  prévoyantes  qu'elles 
puissent  être ,  elles  seront  éludées  et  vaines;  et  vous 
aurez  corrigé  quelques  abus  qui  vous  blessent,  pour 
en  introduire  d'autres  que  vous  n'aurez  pas  pré- 
vus. Yoilà  des  préliminaires  que  j'ai  cru$  indispen- 
sables. Jetons  maintenant  les  yeux  sur  |a  constitu- 
tion. 


CHAPITRE  V. 

Vice  radical. 

Évitons,  s'il  se  peut,  de  nous  jeter  dès  les  pre- 
miers pas  dans  des  projets  chimériques.  Qudile  en- 
treprise ,  messieurs ,  vous  occupe  en  ce  moment  ? 
celle  de  réforoiex  le  gouvernement  de  Pologne, 
c'est-à-dire,  de  donner  à  la  constitution  d'un  grand 
royaume  la  consistance  et  la  vigueur  de  celle  d'une 
petite  république.  Avant  de  travailler  à  l'exécution 
de  ce  projet,  il  faudrait  voir  d'abord  s'il  est  possible 
d'y  réussir  .Grandeur  des  nations,étendue  des  états  ; 
première  et  principale  source  des  malheurs  du 
genre humaiu ,  et  surtout  des  calamités  sans  nombre 
qui  minent  et  détruisent  les  peuples  poUcés.  Pres- 
que tous  les  petits  états,  républiques  et  monarchies 
indifféremment,  prQ3pèrent  par  cela  seul  qu'ils 
sont  petits ,  que  tous  les  citoyens  s'y  connaissent 
mutuellement  et  s'entregardent,  que  les  chefs  peu- 
vent voir  par  .eu^c-^mémes  le  mal  qui  se  fait ,  le  bien 

18. 


276      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

qu'ils  ont  à  faire ,  et  que  leurs  ordres  s'exécutent 
sous  leurs  yeux.  Tous  les  grandspeuples,  écrasés  par 
leurs  propres  masses,  gémissent,  ou  comme  vons 
dans  l'anarchie ,  ou  sous  les  oppresseurs  subal- 
ternes qu'une  gradation  nécessaire  force  les  rois  de 
leur  donner.  Il  n'y  a  que  Dieu  qui  puisse  gouverner 
le  monde  ,  et  il  faudrait  des  facultés  plus  qu'hu- 
maines pour  gouverner  de  grandes  nations.  Il  est 
étonnant,  il  est  prodigieux  que  la  vaste  étendue  de 
la  Pologne  n'ait  pas  déjà  cent  fois  opéré  la  conver- 
sion du  gouvernement  en  despotisme,  abâtardi  les 
âmes  des  Polonais,  et  corrompu  la  masse  de  la  na- 
tion. C'est  un  exemple  unique  dans  l'histoire  qu'a- 
près des  siècles  un  pareil  état  n'en  soit  encore  qu'à 
l'anarchie.  La  lenteur  de  ce  progrès  est  due  à  des 
avantages  inséparables  des  inconvénients  dont  vous 
voulez  vous  délivrer.  Ah!  je  ne  saurais  trop  le  re- 
dire; pensez-y  bien  avant  de  toucher  à  vos  lois,  et 
surtout  à  celles  qui  vous  firent  ce  que  vous  êtes. 
La  première  réforme  dont  vous  auriez  besoin  serait 
celle  de  votre  étendue.  Vos  vastes  provinces  ne 
comporteront  jamais  la  sévère  administration  des 
petites  républiques.  Commencez  par  resserrer  vos 
limites  si  vous  voulez  réformer  votre  gouverne- 
ment. Peut-être  vos  voisins  songent-ils  à  vous  rendre 
ce  service.  Ce  serait  sans  doute  un  grand  mal  pour 
les  parties  démembrées;  mais  ce  serait  im  grand 
bien  pour  le  corps  de  la  nation. 

Que  si  ces  retranchements  n'ont  pas  lieu,  je  ne 
vois  qu'un  moyen  qui  pût  y  suppléer  peut-être;  et, 
ce  qui  est  heureux,  ce  moyen  est  déjà  dans  l'esprit 


CHAPITRE  V.  ^77 

de  votre  institution.  Que  la  séparation  dés  deux  Po- 
lognes  soit  aussi  marquée  que  celle  de  la  Lithua- 
nie  :  ayez  trois  états  réunis  en  un.  Je  voudrais,  s'il 
était  possible,  que  vous  en  eussiez  autant  que  de 
palatinats.  Formez  dans  chacun  autant  d'adminis- 
trations particulières.  Perfectionnez  la  forme  des 
diétines,  étendez  leur  autorité  dans  leurs  palatinats 
respectifs;  mais  marquez -en  soigneusement  les 
bornes ,  et  faites  que  rien  ne  puisse  rompre  entre 
elles  le  lien  de  la  commune  législation ,  et  de  la  sub- 
ordination au  corps  de  la  république.  En  un  mot, 
appliquez  -  vous  à  étendre  et  perfectionner  le  sys- 
tème des  gouvernements  fédératifs ,  le  seul  qui  réu- 
nisse les  avantages  des  grands  et  des  petits  états, 
et  par  là  le  seul  qui  puisse  vous  convenir.  Si  vous 
négligez  ce  conseil ,  je  doute  que  jamais  vous  puis- 
siez faire  un  bon  ouvrage. 


CHAPITRE  VI. 

Questions  des  trois  ordres. 

Je  n'entends  guère  parler  de  gouvernement  sans 
trouver  qu'on  remonte  à  des  principes  qui  me  pa- 
raissent faux  ou  louches.  La  république  de  Pologne, 
a-t-on  souvent  dit  et  répété ,  est  composée  de  trois 
ordres;  l'ordre  équestre,  le  sénat,  et  le  roi.  J'aime- 
rais mieux  dire  que  la  nation  polonaise  est  com- 
posée de  trois  ordres:  les  nobles,  qui  sont  tout;  les 
bourgeois, qui  ne  sont  rien;  et  les  paysans,  qui  sont 
moins  que  rien.  Si  l'on  compte  le  sénat  pour  un 


a^S  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

df  dre  dans  Tétat  ^  pourquoi  ne  compte^t-on  pas  aussi 
pour  tel  la  chambre  des  nonces ,  qui  tf  est  pas  i^ôins 
distincte,  et  qui  n'a  pas  moins  d'autorité?  Bien  plus; 
cette  division ,  dans  le  sens  niême  qu'on  la  dontie , 
est  évidemment  incomplète  ;  car  il  y  fallait  ajouter 
les  ministres  qui  ne  sont  ni  rois ,  ni  sénateurs ,  ni 
nonces ,  et  qui ,  dans  la  plus  grande  indépendance , 
n'en  sont  pas  moins  dépositaires  de  tout  le  pouvoir 
exécutif.  Comment  me  fera-t-on  jamais  comprendrèr 
que  la  partie,  qui  n'existe  que  par  le  tout,  formé 
pourtant,  par  rapport  au  tout, un  ordre  indépendant 
de  lui?  Là  pairie,  eu  Angleterre,  attendu  qu'elle 
est  héréditaire^  forme,  je  l'avoue,  tin  ordre  exi- 
stant par  lui-même.  Mais  en  Pologne,  ôtez  l'ordre 
équestre,  il  n'y  a  plus  de  sénat,  puisque  nul  lié 
peut  être  sénateur  s'il  n'est  premièrement  noble 
polonais.  De  même  il  n'y  a  plus  de  roi ,  puisque  c'est 
l'ordre  équestre  qui  le  nomme,  et  que  le  roi  ne  peut 
rien  sans  lui  :  mais  ôtez  le  sénat  et  le  roi,  l'ordre 
équestre  et  par  lui  l'état  et  lé  souverain  demeurent 
en  leur  entier;  et  dès  demain,  s'il  lui  plaît,  il  aura 
un  sénat  et  un  roi  comme  auparavant. 

Mais,  pour  n'être  pas  un  ordre  dans  l'état,  il  ne 
s'ensuit  pas  que  le  sénat  n'y  soit  rien  ;  et  quand  il 
n'aurait  pas  eu  corps  le  dépôt  des  lois ,  ses  mem- 
bres, indépendamment  de  l'autorité  du  corps,  ne 
le  seraient  pas  moins  de  la  puissance  législative ,  et 
ce  serait  leur  ôter  le  droit  qu'ils  tieîment  de  leur 
naissance  que  de  les  empêcher  d'y  voter  en  pleine 
diète  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  faire  ou  de  révo- 
quer dès  lois;  mais  ce  n'est  plus  alors  comme  se- 


CHAPITRE  VI.  279 

Ha  leurs  quHls  votent,  c'est  simplement  comme  ci- 
toyens. Sitôt  que  lia,  puissance  législative  parle,  tout 
rentre  dax^  l'égalité  ;  toute  autre  autorité  se  tait 
devant  elle  ;  sa  voix  est  la  vpix  de  Dieu  sur  la  terre. 
14e  roi  même,  qui  pjcéside  à  la  diète,  n'a  pas  alors, 
je  le  soutiens,  le  droit  d'y  ypter  s'il  n'est  noble 
polonais. 

On  me  dira  san^  doute  ici  que  je  prouve  trop , 
et  que  si  les  sénateurs  n'ojit  pas  voix  comm<^ 
tels  à  la  diète,  ils  ne  doivent  pas  non  plus  l'avoir 
comme  citoyens ,  puisque  les  membres  de  l'ordre 
équestre  n'y  votent  pas  par  eux-mêmes ,  mais  seu- 
lement par  l^urs  représentspits ,  au  nombre  des- 
quels les  sénateurs  ne  son^  pas.  £t  pourquoi  vote- 
raieqt-ils  comme  particuliers  dans  U  diète ,  puisque 
aucun  autre  noble ,  s'il  n'est  nonce ,  n'y  peut  voter  ? 
Cette  objection  me  pars^t  solide  dans  l'état  présent 
des  choses  ;  mais  quand  )es  changements  projetés 
seront  faits,  elle  ne  le  sera  plus,  parce  qu'alors  les 
sénateurs  eux-mêmes  seront  des  représentants  per- 
pétuels de  la  nation,  mais  qui  ne  pourront  agir  en 
matière  de  législation  qu'avec  le  concours  de  leurs 
collègues. 

Qu'on  ne  dise  donc  pas  que  le  concours  du  roi, 
du  sénat  et  de  l'ordre  équestre  est  nécessaire  pour 
former  une  loi.  Ce  droit  n'appartient  qu'au  seul 
ordre  équestre,  dont  les  sénateurs  sont  membres 
comme  les  nonces ,  mais  où  le  sénat  en  corps  n'entre 
pour  rien.  Telle  est  ou  doit  être  en  Pologne  la  loi 
de  l'état  :  mais  1^  loi  de  1^  najture,  cette  loi  sainte, 
imprescriptible,  qui  parle  au  cœur  de  l'homme  et 


aSo      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

à  sa  raison,  ne  permet  pas  qu'on  resserre  ainsi  l'au- 
torité législative,  et  que  les  lois  obligent  quiconque 
n'y  a  pas  voté  personnellement  comme  les  nonces, 
ou  du  moins  par  ses  représentants  comme  le  corps 
de  la  noblesse.  On  ne  viole  point  impunément  cette 
loi  sacrée;  et  l'état  de  faiblesse  où  une  si  grande 
nation  se  trouve  réduite,  est  l'ouvrage  de  cette  bar- 
barie féodale  qui  fait  retrancher  du  corps  de  l'état 
sa  partie  la  plus  nombreuse,  et  quelquefois  la  plus 
saine. 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  croie  avoir  besoin  de 
prouver  ici  ce  qu'un  peu  de  bon  sens  et  d'entrailles 
suffisent  pour  faire  sentir  à  tout  le  monde!  Et  d'où 
la  Pologne  prétend -elle  tirer  la  puissance  et  les 
forces  qu'elle  étouffe  à  plaisir  dans  son  sein? Nobles 
Polonais ,  soyez  plus ,  soyez  hommes  :  alofs  seule- 
ment vous  serez  heureux  et  libres  ;  mais  ne  vous 
flattez  jamais  de  l'être  tant  que  vous  tiendrez  vos 
frères  dans  les  fers. 

Je  sens  la  difficulté  du  projet  d'affranchir  vos 
peuples.  Ce  que  je  crains  n'est  pas  seulement  l'in- 
térêt mal  entendu ,  l'amour-propre  et  les  préjugés 
des  maîtres.  Cet  obstacle  vaincu,  je  craindrais  les 
vices  et  la  lâcheté  des  serfs.  La  liberté  est  un  ali- 
ment de  bon  suc,  mais  de  forte  digestion;  il  faut 
des  estomacs  bien  sains  pour  le  supporter.  Je  ris 
de  ces  peuples  avilis  qui,  se  laissant  ameuter  par 
des  ligueurs ,  osent  parler  de  liberté  sans  même  en 
avoir  l'idée, et,  le  cœur  plein  de  tous  les  vices  des 
esclaves,  s'imaginent  que,  pour  être  libres,  il  suffit 
d'être  des  mutins.  Fière  et  sainte  liberté!  si  ces 


CHAPITRE  VI.  •        281 

pauvres  gens  pouvaient  te  connaître,  s'ils  savaient 
à  quel  prix  on  t'acquiert  et  te  conserve  ;  s'ils  sen-  , 
taient  combien  tes  lois  sont  plus  austères  que  n'est 
dur  le  joug  des  tyrans ,  leurs  faibles  âmes ,  esclaves 
de  passions  qu'il  faudrait  étouffer ,  te  craindraient 
plus  cent  fois  que  la  servitude  ;  ils  te  fuiraient  avec 
effroi  comme  un  fardeau  prêt  à  les  écraser. 

Affranchir  les  peuples  de  Pologne  est  une  grande 
et  belle  opération,  mais  hardie,  périlleuse,  et  qu'il 
ne  faut  pas  tenter  inconsidérément.  Parmi  les  pré- 
cautions à  prendre,  il  en  est  une  indispensable  et 
qui  demande  du  temps;  c'est,  avant  toute  chose, 
de  rendre  dignes  de  la  liberté  et  capables  de  la 
supporter  les  serfs  qu'on  veut  affranchir.  J'expo- 
serai ci-après  un  des  moyens  qu'on  peut  employer 
pour  cela.  Il  serait  téméraire  à  moi  d'en  garantir 
le  succès,  quoique  je  n'en  doute  pas.  S'il  est  quel- 
que meilleur  moyen,  qu'on  le  prenne.  Mais,  quel 
qu'il  soit,  songez  que  vos  serfs  sont  des  hommes 
comme  vous ,  qu'ils  ont  en  eux  l'étoffe  pour  deve- 
nir tout  ce  que  vous  êtes  :  travaillez  d'abord  à  la 
mettre  en  œuvre,  et  n'affranchissez  leurs  corps 
qu'après  avoir  affranchi  leurs  âmes.  Sans  ce  pré- 
liminaire, comptez  que  votre  opération  réussira 
mal. 


»8a  GOlIVERHEMEirT  G^B  FOLOOITE. 


CHAPITRE  VIL 

Moyens  de  maintenir  la  constitution. 

La  législation  de  Pologne  a  été  faite  successive- 
ment de  pièces  et  de  morceaux^  comme  toutes 
celles  de  l'Europe.  A  mesure  qu'on  voyait  un  abus, 
on  faisait  une  loi  pour  y  remédier.  De  cette  loi 
naissaient  d'autres  abus  qu'il  fallait  corriger  en- 
core. Cette  manière  d'opérer  n'a  point  de  fin,  et 
mène  au  plus  terrible  de  tous  les  abus,  qui  est 
d'énerver  toutes  les  lois  à  force  de  les  multiplier. 

L'affaiblissement  de  la  législation  s'est  fait  en 
Pologne  d'une  manière  bien  particulière ,  et  peut- 
être  unique  :  c'est  qu  cjlle  a  perdu  sa  force  sans 
avoir  été  subjuguée  par  la  puissance  executive.  En 
ce  moment  encore  la  puissance  législative  con- 
serve toute  son  autorité;  elle  est  dans  l'inaction, 
mais  sans  rien  voir  au-dessus  d'elle*  La  diète  est 
aussi  souveraine  qu'elle  l'était  lors  de  son  établis- 
sement. Cependant  elle  est  sans  force  ;  rien  ne  la 
domine ,  mais  rien  ne  lui  obéit.  Cet  état  est  remarr 
quable  et  mérite  réflexion. 

Qu'est-ce  qui  a  conservé  jusqu'ici  l'autorité  lé- 
gislative? c'est  la  présence  continuelle  du  législa- 
teur. C'est  la  fréquence  des  diètes ,  c'est  le  fréquent 
renouvellement  des  nonces,  qui  ont  maintenu  la 
république.  L'Angleterre,  qui  jouit  du  premier  de 
ces  avantages,  a  perdu  sa  liberté  pour  avoir  né- 
gligé l'autre.  Le  même  parlement  dure  si  long- 


CHAPITRE  VII.  283 

temps,  que  la  cour,  qui  s'épuiserait  à  Tacheter 
tous  les  ans ,  trouve  son  compte  à  l'acheter  pour 
sept ,  et  n'y  manque  pas.  Première  leçon  pour  vous. 

Un  second  moyen  par  lequel  la  puissance  légis- 
lative s'est  conservée  en  Pologne,  est  première- 
ment le  partage  de  la  puissance  executive,  qui  a 
empêché  ses  dépositaires  d'agir  de  concert  pour 
l'opprimer,  et  en  second  lieu  le  passage  fréquent 
de  cette  même  puissance  executive  par  différentes 
mains  ^  ce  qui  a  empêché  tout  système  suivi  d'u- 
surpation. Chaque  roi  faisait,  dans  le  cours  de  son 
règne ,  quelques  pas  vers  la  puissance  arbitraire  : 
mais  l'élection  de  son  successeur  forçait  celui-ci  de 
rétrograder  au  lieu  de  poursuivre;  et  les  roïs,  au 
commencement  de  chaque  règne,  étaient  con- 
traints, par  les  pacta  conventa^  de  partir  tous  du 
même  point.  De  sorte  que,  malgré  la  pente  habi- 
tuelle vers  le  despotisme ,  il  n'y  avait  aucun  pro- 
grès réel. 

Il  en  était  de  même  des  ministres  et  grands  of- 
ficiers. Tous,  indépendants  et  du  sénat  et  les  uns 
des  autres,  avaient  dans  leurs  départements  res- 
pectifs une  autorité  sans  bornes  ;  mais  outre  que 
ces  places  se  balançaient  mutuellement,  en  ne  se 
perpétuant  pas  dans  les  mêmes  familles ,  elles  n'y 
portaient  aucune  force  absolue;  et  tout  le  pouvoir, 
même  usurpé,  retournait  toujours  à  sa  source.  Il 
n'en  eût  pas  été  de  même  si  toute  la  puissance 
executive  eiit  été,  soit  dans  un  seul  corps  comme 
le  sénat ,  soit  dans  une  famille  par  l'hérédité  de  la 
couronne.  Cette  famille  ou  ce  corps  auraient  pro- 


^84  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

bablement  opprimé  tôt  ou  tard  la  puissance  légis- 
lative, et  par  là  mis  les  Polonais  sous  le  joug  que 
portent  toutes  les  nations,  et  dont  eux  seuls  sont 
encore  exempts;  car  je  ne  compte  déjà  plus  la 
Suède*.  Deuxième  leçon. 

Voilà  l'avantage  ;  il  est  grand  sans  doute  :  mais 
voici  l'inconvénient,  qui  n'est- guère  moindre.  La 
puissance  executive,  partagée  entre  plusieurs  in- 
dividus, manque  d'harmonie  entre  ses  parties,  et 
cause  un  tiraillement  continuel  incompatible  avec 
le  bon  ordre.  Chaque  dépositaire  d'une  partie  de 
cette  puissance  se  met,  en  vertu  de  cette  partie,  à 
tous  égards  au-dessus  des  magistrats  et  des  lois.  Il 
reconnaît,  à  la  vérité,  l'autorité  de  la  diète:  mais 
ne  reconnaissant  que  celle-là ,  quand  la  diète  est 
dissoute  il  n'en  reconnaît  plus  du  tout  ;  il  méprise 
les  tribunaux  et  brave  leurs  jugements.  Ce  sont 
autant  de  petits  despotes  qui ,  sans  usurper  préci- 
sément l'autorité  souveraine ,  ne  laissent  pas  d'op- 
primer en  détail  les  citoyens,  et  donnent  l'exemple 
funeste  et  trop  suivi  de  violer  sans  scrupule  et  sans 
crainte  les  droits  et  la  liberté  des  particuliers. 

Je  crois  que  voilà  la  première  et  principale  cause 
de  l'anarchie  qui  règne  dans  l'état.  Pour  ôter  cette 

*  Rousseau  fait  allusion  ici  à  la  réyolution  du  19  août  1773  , 
dans  laquelle  Gustave  III  réussit  en  un  jour  et  sans  verser  une  goutte 
de  sang  à  détruire  le  pouvoir  aristocratique  du  sénat ,  et  fit  adopter 
deux  jours  après ,  aux  quatre  ordres  réunis ,  une  constitution  nou- 
velle ,  par  l'effet  de  laquelle  l'autorité  royale  reprit  la  force  et  la  di- 
gnité dont  elle  avait  besoin ,  en  conservant  aux  libertés  nationales 
toutes  les  garanties  désirables.  Voyez  un  précis  très -bien  fait  de  cet 
événement  et  de  la  constitution  qui  en  fut  la  suite ,  dans  le  Tableau 
des  Révolutions  de  l'Europe,  de  Kock  ,  tome  11 ,  pages  4 1  o  et  suiv. 


CHAPITRE  VII.  285 

cause ,  je  ne  vois  qu'un  moyen  :  ce  n'est  pas  d'ar- 
mer les  tribunaux  particuliers  de  la  force  publique 
contre  ces  petits  tyrans;  car  cette  force,  tantôt 
mal  administrée,  et  tantôt  surmontée  par  une  force 
supérieure ,  pourrait  exciter  des  troubles  et  des 
désordres  capables  d'aller  par  degrés  jusqu'aux 
guerres  civiles;  mais  c'est  d'armer  de  toute  la  force 
executive  un  corps  respectable  et  permanent,  tel 
que  le  sénat,  capable,  par  sa  consistance  et  par 
son  autorité ,  de  contenir  dans  leur  devoir  les  ma- 
gnats tentés  de  s'en  écarter.  Ce  moyen  me  parait 
efficace,  et  le  serait  certainement;  mais  le^angeren 
serait  terrible  et  très-difficile  à  éviter;  car,  comme 
on  peut  voir  dans  le  Contrat  social ,  tout  corps  dé- 
positaire de  la  puissance  jexécutive  tend  fortement 
et  continuellement  à  subjuguer  la  puissance  légis- 
lative ,  et  y  parvient  tôt  ou  tard. 

Pour  parer  à  cet  inconvénient,  on  vous  pro- 
pose de  partager  le  sénat  en  plusieurs  conseils  ou 
départements,  présidés  chacun  par  le  ministre 
chargé  de  ce  département;  lequel  ministre,  ainsi 
que  les  membres  de  chaque  conseil,  changerait 
au  bout  d'un  temps  fixé ,  et  roulerait  avec  ceux 
des  autres  départements.  Cette  idée  peut  être 
bonne;  c'était  celle  de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  et  il 
l'a  bien  développée  dans  sa  Poljrsynodie.  La  puis- 
sance executive,  ainsi  divisée  et  passagère,  sera  plus 
subordonnée  à  la  législative ,  et  les  diverses  par- 
ties de  l'administration  seront  plus  approfondies 
et  mieux  traitées  séparément.  Ne  comptez  pour- 
tant pas  trop  sur  ce  moyen  c  si  elles  sont  toujours 


286  GOUVERNEMEITT  DE  POLOGNE. 

séparées ,  elles  manqueront  de  concert ,  et  bient6t; , 
se  contrecarrant  mutuellement,  elles  useront  pres- 
que toutes  leurs  forces  les  unes  contre  les  autres , 
jusqu'à  ce  qu'une  d'entre  elles  ait  pris  l'ascendant 
et  les  domine  toutes  :  ou  bien  si  elles  s'accordent 
et  se  concertent ,  elles  ne  feront  réellement  qu'un 
même  corps  et  n'auront  qu'un  même  esprit,  comme 
les  chambres  d'un  parlement;  et  de  toutes  manières 
je  tiens  pour  impossible  que  riodépendauce  et  l'é* 
quilibre  se  maintiennent  si  bien  entre  elles ,  qu'il 
n'en  résulte  pas  toujours  un  centre  ou  foyer  d'ad- 
ministration où  toutes  les  forces  particulières  se 
réuniront  toujours  pour  opprimer  le  souverain. 
Dans  presque  toutes  nos  républiques  les  conseils 
sont  ainsi  distribués  en. départements,  qui,  dans 
leur  origine,  étaient  indépendants  les  uffe  des 
autres ,  et  qui  bienibot  x)nt  cessé  de  l'être. 

L'invention  de  cette  division  par  chambres  ou 
départements  est  moderne.  Les  anciens,  qui  sa- 
vaient mieux  que  nous  eomment  se  maintient  la 
liberté,  ne  conniwent  point  cet  expédient.  Le  sé- 
nat de  Rome  gouvernait  la  moitié  du  monde'Connu, 
et  n'avait  pas  même  l'idée  de  ces  partages.  Ce  sé- 
nat cependant  ne  parvint  jamais  à  opprimer  la 
puissance  législative,  quoique  les  sénateurs  fussent 
à  vie  :  mais  les  lois  avaient  .des  censeurs,  le  peuple 
avait  des  tribuns,  et  le  sénat  n'élisait  ^pas  les 
consuls. 

Pour  que  l'administration  soit  forte ,  bonne ,  et 
marche  bien  à  son  but,  toute  la  puissance  execu- 
tive doit  être  dans  les  mêmes  mains  :  mais  il  ne  suf- 


•  • 


CHAPITRE  Vn.  287 

fit  pas  que  ces  mains  changent,  il  faiat qu'elles li'a- 
gissent ,  s'il  est  possible ,  cpie  sobs  les  yeux  du 
législateur,  et  que  ce  soit  lui  qui  les  giride.  Voilà 
le  vrai  secret  pour  qu'elles  n'usurpent  pas  son 
autorité. 

Tant  que  les  états  s'assembleront  et  que  les 
nonces  changeront  fréquemment ,  il  sera  difficile 
que  le  sénat  ou  le  roi  oppriment  ou  usurpent  l'au- 
torité ^législative.  Il  est  remarquable  que  jusqu'ici 
les  Tois  n'aient  pas  tenté  de  rendre  les  diètes  plus 
rares ,  quoiqu'ils  ne  fussent  pas  forcés ,  comme  ceux 
d'Angleterre ,  à  les  assembler  fréquemment  sous 
peine  de  manquer  d'argent.  Il  ffaut  ou  que  les 
choses  se  soient  toujours  troiïvées  dans  un  état  de 
crise  qui  ait  rendu  l'autorité  royale  insiiffisamte 
poiu'y  pourvoir, ou  que  les  rois  se  soient  assurés, 
par  leurs  brigues  dans  les  diétines ,  d'avoir  toujours 
la  pluralité  des  nonces  à  leur  disposition ,  ou  qu'à 
la  faveur  du  Uberum  veto  ils  aiisnt  été  sûrs  d'arrêter 
toujours  les  délibérations  qui  pouvaient  ^leur  dé- 
plaire et  de  dissoudre  les  diètes  à  leur  volonté. 
Quand  tous  ces  motifs  ne  subsisteront  plus ,  on  doit 
s'attendre  que  le  roi,  ou  le  sénat,  ou  tous  les  deux 
ensemble ,  feront  de  grands  éffoi*ts  pour  se  délivrer 
des  diètes  et  les  rendre  aussi  rares  qu'îl^e  pourra. 
Voilà  ce  qu'il  faut  surtout  prévenir  et  empêcher. 
Le  moyen  proposé  est  le  seul;  il  est  simple  et  lïe 
peut  manquer  d'être  efficace.  Il  est  bien  singulier 
qu'avant  •  le  Contrat  social  y  où  je  le  '  donne  * ,'  per- 
sonne ne  s'en  fut  avisé. 

*  Liv.  m ,  chap.  xiii. 


•  • 


288  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE 

Un  des  plus  grands  inconvénients  des  grands 
états ,  celui  de  tous  qui  y  rend  la  liberté  le  plus 
difficile  à  conserver ,  est  que  la  puissance  législative 
ne  peut  s'y  montrer  elle-même,  et  ne  peut  agir 
que  par  députation.  Cela  a  son  mal  et  son  bien, 
mais  le  mal  l'emporte.  Le  législateur  en  corps  est 
impossible  à  corrompre,  mais  facile  à  tromper.  Ses 
représentants  sont  difficilement  trompés,  mais  ai- 
sément corrompus ,  et  il  arrive  rarement  qu'ils  ne 
le  soient  pas.  Vous  avez  sous  les  yeux  l'exemple  du 
parlement  d'Angleterre ,  et  par  le  liberum  veto  ce- 
lui de  votre  propre  nation.  Or  on  peut  éclairer 
celui  qui  s'abuse,  mais  comment  retenir  celui  qui 
se  vend  ?  Sans  être  instruit  des  affaires  de  Pologne , 
je  parierais  tout  au  monde  qu'il  y  a  plus  de  lu- 
mières dans  la  diète  et  plus  de  vertu  dans  les  dié- 
tines. 

Je  vois  deux  moyens  de  prévenir  ce  mal  terrible 
de  la  corruption ,  qui  de  l'organe  de  la  liberté  fait 
l'instrument  de  la  servitude. 

Le  premier  est,  comme  j'ai  déjà  dit ,  la  fréquence 
des  diètes,  qui ,  changeant  souvent  les  représen- 
tants, rend  leur  séduction  plus  coûteuse  et  plus 
difficile.  Sur  ce  point  votre  constitution  vaut  mieux 
que  celle  de  la  Grande-Bretagne;  et  quand  on  aura 
ôté  ou  modifié  le  liberum  veto ,  je  n'y  vois  aucun 
autre  changement  à  faire  ,  si  ce  n'est  d'ajouter 
quelques  difficultés  à  l'envoi  des  mêmes  nonces  à 
deux  diètes  consécutives ,  et  d'empêcher  qu'ils  ne 
soient  élus  un  grand  nombre  de  fois.  Je  reviendrai 
ci-après  sur  cet  article. 


CHAPITRE  VIÏ.  289 

Le  secon^  moyen  est  d'assujettir  les  représen- 
tants à  suivre  exactement  leurs  instructions ,  et  à 
rendre  un  compte  sévère  à  leurs  constituants  de 
leur  conduite  à  la  diète.  Là-dessus  je  ne  puis  qu'ad- 
mirer la  négligence ,  l'incurie,  et  j'ose  dire  la  stu- 
pidité de  la  nation  anglaise ,  qui ,  après  avoir  armé 
ses  députés  de  la  suprême  puissance ,  n'y  ajoute 
aucun  frein  pour  régler  l'usage  qu'ils  en  pourront 
faire  pendant  sept  ans  entiers  que  dure  leur  com- 
mission. 

Je  vois  que  les  Polonais  ne  sentent  pas  assez 
l'importance  de  leurs  diétines ,  ni  tout  ce  qu'ils 
leur  doivent ,  ni  tout  ce  qu'ils  peuvent  en  obtenir 
en  étendant  leur  autorité  et  leur  donnant  une 
forme  plus  régulière.  Pour  moi,  je  suis  convaincu 
que  si  les  confédérations  ont  sauvé  la  patrie ,  ce 
sont  les  diétines  qui  l'ont  conservée  ;  et  que  c'est 
là  qu'est  le  vrai  palladium  de  la  liberté. 

Les  instructions  des  nonces  doivent  être  dressées 
avec  grand  soin ,  tant  sur  les  articles  annoncés  dans 
les  universaux  *,  que  sur  les  autres  besoins  présents 
de  l'état  ou  de  la  province,  et  cela  par  une  commis- 
sion présidée ,  si  l'on  veut ,  par  le  maréchal  de  la 
diétine,  mais  composée  au  reste  dé  membres  choisis 
à  la  pluralité  des  voix  ;  et  la  noblesse  ne  doit  point 
se  séparer  que  ces  instructions  n'aient  été  lues , 
discutées  et  consenties  en  pleine  assemblée.  Outre 
l'original  de  ces  instructions ,  remis  aux  nonces  avec 

*  On  appelait  universaux  les  lettres  de  conyocation  poui*  la  diète 
générale  expédiées  au  nom  du  roi  dans  tous  les  palatinats  ;  elles  fai- 
saient toujours  connaître  Fobjet  de  la  conyocation ,  et  ce  qui  deyait 
être  mis  en  délibération  dans  la  diète. 

R.    V.  19 


IÇ^O  GOUVERN^EMENT  DE  POLOGNE. 

leurs  pouvoirs  ^  il  en  doit  rester  un  double  signé 
d'eux  dans  les  registres  de  la  diétine.  C'est  sur  ces 
instructions  qu'ils  doivent ,  à  leur  retour ,  rendre 
compte  de  leur  conduite  aux  diétines  de  relation 
qu'il  faut  absolument  rétablir ,  et  c'est  sur  ce  compte 
rendu  qu'ils  doivent  être  ou  exclus  de  toute  autre 
nonciature  subséquente,  ou  déclarés  derechef  admis- 
sibles, quand  ils  auront  suivi  leurs  instructions  à  la 
satisfaction  de  leurs  constituants.  Cet  examen  est  de 
la  dernière  importance  ;  on  n'y  saurait  donner  trop 
d'attention  ni  en  marquer  l'effet  avec  trop  de  soin. 
Il  faut  qu'à  chaque  mot  que  le  nonce  dit  à  la  diète , 
à  chaque  démarche  qu'il  fait ,  il  se  voie  d'avance 
sous  les  yeux  de  ses  constituants  ,  et  qu'il  sente 
l'influence  qu'aura  leur  jugement ,  tant  sur  ses 
projets  d'avancement,  que  sur  l'estime  de  ses  com- 
patriotes ,  indispensable  pour  leur  exécution  ;  car 
enfin  ce  n'est  pas  pour  y  dire  leur  sentiment  par- 
ticulier ,  mais  pour  y  déclarer  les  volontés  de  la 
nation  ,  qu'elle  envoie  des  nonces  à  la  diète.  Ce 
frein  est  absolument  nécessaire  pour  les  contenir 
dans  leur  devoir  et  prévenir  toute  corruption ,  de 
quelque  part  qu'elle  vienne.  Quoi  qu'on  en  puisse 
dire ,  je  ne  vois  aucun  inconvénient  à  cette  gêne , 
puisque  la  chambre  des  nonces,  il'ayant  ou  ne 
devant  avoir  aucune  part  au  détail  de  l'administra- 
tion ,  ne  peut  jamais  avoir  à  traiter  aucune  matière 
imprévue  :  d'ailleurs,  pourvu  qu'un  nonce  ne  fasse 
rien  de  contraire  à  l'expresse  volonté  de  ses  consti- 
tuants ,  ils  ne  lui  feraient  pas  un  crime  d'avoir 
opiné  en  bon  citoyen  sur  une  matière  qu'ils  n'au- 


CHAPiTRK  Vît.  agt 

raient  pas  prévue,  et  sur  laquelle  ils  n'auraient 
.  rien  déterminé.  J'ajoute  enfin  que ,  quand  il  y  au- 
rait en  effet  quelque  inconvénient  à  tenir  ainsi  les 
nonces  asservis  à  leurs  instructions ,  il  n'y  aurait 
point  encore  à  balancer  vis-à-vis  l'avantage  im- 
mense que  la  loi  ne  soit  jamais  que  l'expression 
réelle  des  volontés  de  la  nation. 

Mais  aussi ,  ces  précautions  prises ,  il  ne  doit 
jamais  y  avoir  conflit  de  juridiction  entre  la  diète 
et  les  diétines  ;  et  quand  une  loi  a  été  portée  en 
pleine  diète ,  je  n'accorde  pas  même  à  celles-ci  droit 
de  protestation.  Qu'elles  punissent  leurs  nonces , 
que  ,  s'il  le  faut ,  elles  leur  fassent  même  couper 
la  tête  quand  ils  ont  prévariqué  :  mais  qu'elles 
obéissent  pleinement ,  toujours ,  sans  exception , 
sans  protestation;  qu'elles  portent,  comme  il  est 
juste,  la  peine  de  leur  mauvais  choix;  sauf  à  faire 
à  la  prochaine  diète ,  si  elles  le  jugent  à  propos , 
des  représentations  aussi  vives  qu'il  leur  plaira. 

Les  diètes,  étant  fréquentes,  ont  moins  besoin 
d'être  longues ,  et  six  semaines  de  durée  me  pa- 
raissent bien  suffisantes  pour  les  besoins  ordinaires 
de  l'état.  Mais  il  est  contradictoire  que  l'autorité 
souveraine  se  donne  des  entraves  à  elle-même, 
surtout  quand  elle  est  immédiatement  entre  les 
mains  de  la  nation.  Que  cette  durée  des  diètes  or- 
dinaires continue  d'être  fixée  à  six  semaines ,  à  la 
bonne  heure  :  mais  il  dépendra  toujours  de  l'as- 
semblée de  prolonger  ce  terme  par  une  délibéra- 
tion expresse  lorsque  les  affaires  le  demanderont. 
Car  enfin ,  si  la  diète ,  qui ,  par  sa  nature ,  est  au- 

19- 


^gi  GOUVJlRNEMEWT  de  POLOGNE. 

dessus  de  la  loi ,  dit ,  Je  veux  rester  y  qui  est-ce  qui 
lui  dira ,  Je  ne  veux  pas  que  tu  restes  ?  Il  n'y  a  que 
le  seul  cas  qu'une  diète  voulût  durer  plus  de  deux 
ajis ,  qu'elle  ne  le  pourrait  pas  ;  ses  pouvoirs  alors 
finiraient  et  ceux  d'une  autre  diète  commenceraient 
avec  la  troisième  année.  La  diète ,  qui  peut  tout , 
peut  sans  contredit  prescrire  un  plus  long  inter- 
valle entre  les  diètes  :  mais  cette  nouvelle  loi  ne 
pourrait  regarder  que  les  diètes  subséquentes ,  et 
celle  qui  la  porte  n'en  peut  profiter.  Les  principes 
dont  ces  règles  se  déduisent  sont  établis  dans  le 
Contrat  social. 

A  l'égard  des  diètes  extraordinaires,  le  bon  ordre 
exige  en  effet  qu'elles  soient  rares ,  et  convoquées 
uniquement  pour  d'urgentes  nécessités.  Quand  le 
roi  les  juge  telles ,  il  doit ,  je  l'avoue  ,  en  être  cru  : 
mais  ces  nécessités  pourraient  exister  et  qu'il  n'en 
convînt  pas;  faut-il  alors  que  le  sénat  en  juge? 
Dans  un  état  libre  on  doit  prévoir  tout  ce  qui  peut 
attaquer  la  liberté.  Si  les  confédérations  restent, 
elles  peuvent  en  certains  cas  suppléer  les  diètes 
extraordinaires  :  mais  si  vous  abolissez  les  confédé- 
rations ,  il  faut  un  règlement  pour  ces  diètes  né- 
cessairement. 

Il  me  paraît  impossible  que  la  loi  puisse  fixer 
raisonnablement  la  durée  des  diètes  extraordi- 
naires ,  puisqu'elle  dépend  absolument  de  la  nature 
des  affaires  qui  les  font  convoquer.  Pour  l'ordi- 
naire la  célérité  y  est  nécessaire  ;  mais  cette  célé- 
rité étant  relative  aux  matières  à  traiter  qui  ne  sont 
pas  dans  l'ordre  des  affaires  courantes ,  on  ne  peut 


CHAPITRE  VII.  293 

rien  statuer  là-dessus  d'avance ,  et  Ton  pourrait  se 
trouver  en  tel  état  qu'il  importerait  que  la  diète 
restât  assemblée  jusqu'à  ce  que  cet  état  eut  changé, 
ou  que  le  temps  des  diètes  ordinaires  fît  tomber  les 
pouvoirs  de  celle-là. 

Pour  ménager  le  temps,  si  précieux  dans  les 
diètes,  il  faudrait  tâcher  d'ôter  de  ces  assemblées 
les  vaines  discussions  qui  ne  servent  qu'à  le  faire 
perdre.  Sans  doute  il  y  faut  non-seulement  de  la 
règle  et  de  l'ordre,  mais  du  cérémonial  et  de  la 
majesté.  Je  voudrais  même  qu'on  donnât  un  soin 
particulier  à  cet  article ,  et  qu'on  sentît ,  par  exem- 
ple ,  la  barbarie  et  l'horrible  indécence  de  voir 
l'appareil  des  armes  profaner  le  sanctuaire  des  lois. 
Polonais,  êtes-vous  plus  guerriers  que  n'étaient  les 
Romains?  et  jamais,  dans  les  plus  grands  troubles 
de  leur  république ,  l'aspect  d'un  glaive  ne  souilla 
les  comices  ni  le  sénat.  Mais  je  voudrais  aussi  qu'en 
s'attachant  aux  choses  importantes  et  nécessaires 
on  évitât  tout  ce  qui  peut  se  faire  ailleurs  également 
bien.  Le  rugi^  par  exemple,  cest-à-dire  l'examen 
de  la  légitimité  des  nonces,  est  un  temps  perdu 
dans  la  diète ,  non  que  cet  examen  ne  soit  en  lui- 
même  une  chose  importante,  mais  parce  qu'il  peut 
se  faire  aussi  bien  et  mieux  dans  le  lieu  même  où 
ils  ont  été  élus,  où  ils  sont  le  plus  connus  ,  et  où 
ils  ont  tous  leurs  concurrents.  C'est  dans  leur  pa- 
latinat  même,  c'est  dans  la  diétine  qui  les  députe, 
que  la  validité  de  leur  élection  peut  être  mieux 
constatée  et  en  moins  de  temps ,  comme  cela  se 
pratique  pour  les  commissaires  de  Radom  et  les 


294      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

I 

députés  au  tribunal.  Cela  fait ,  la  diète  doit  les  ad- 
mettre sans  discussion  sur  le  laudwn  dont  ils  sont 
porteurs,  et  cela  non-seulement  pour  prévenir  les 
obstacles  qui  peuvent  retarder  l'élection  du  maré- 
chal * ,  mais  surtout  les  intrigues  par  lesquelles 
le  sénat  ou  le  roi  pourraient  gêner  les  élections  et 
chicaner  les  sujets  qui  leur  seraient  désagréables. 
Ce  qui  vient  de  se  passer  à  Londres  est  une  leçon 
pour  les  Polonais.  Je  sais  bien  que  ce  Wilkes  n'est 
qu'un  brouillon;  mais  par  l'exemple  de  sa  réjection 
la  planche  est  faite ,  et  désormais  on  n'admettra  plus 
dans  la  chambre  des  communes  que  des  sujets  qui 
conviennent  à  la  cour. 

Il  faudrait  cominencer  par  donner  plus  d'atten- 
tion au  choix  des  membres  qui  ont  voix  dans  les 
diétines.  On  discernerait  par  là  plus  aisément  ceux 
qui  sont  éligibles  pour  la  nonciature.  Le  livre  d'or 
de  Venise  est  un  modèle  à  suivre  à  cause  des  facili- 
tés qu'il  donne.  Il  serait  commode  et  très-aisé  de 
tenir  dans  chaque  grod  un  registre  exact  de  tous 
les  nobles  qui  auraient,  aux  conditions  requises, 
entrée  et  voix  aux  diétines  ;  on  les  inscrirait  dans 
le  registre  de  leur  district  à  mesure  qu'ils  attein- 
draient l'âge  requis  par  les  lois;  et  Ton  raierait 
ceux  qui  devraient  en  être  exclus  dès  qu'ils  tombe- 
raient dans  ce  cas ,  en  marquant  la  raison  de  leur 

*  Quoique  le  roi  eût  le  droit  de  convoquer  les  diètes  générales 
et  en  fut  le  président  né ,  le  premier  acte  de  la  diète  était  l'élection 
d'un  fonctionnaire  qui ,  sous  le  titre  de  Maréchal  d^  nonces ,  exer- 
çait réellement  cette  présidence  avec  les  attributions  les  plus  éten- 
dues. 11  était  choisi  alternativement  entre  les  seigneurs  les  plus 
considérés  de  la  grande  Pologne ,  de  la  petite  Pologne ,  et  de  la  Li* 
thuanie. 


CHAPITUE  VII.  295 

exclusion.  Par  ces  registres,  auxquels  il  faudrait 
donner  une  forme  bien  authentique ,  on  distingue- 
rait aisément ,  tant  les  membres  légitimes  des 
diétines ,  que  les  sujets  éligibles  pour  la  nonciature  ; 
et  la  longueur  des  discussions  serait  fort  abrégée 
sur  cet  article. 

Une  meilleure  police  dans  les  diètes  et  diétines 
serait  assurément  une  chose  fort  utile;  mais,  je  ne 
le  redirai  jamais  trop ,  il  ne  faut  pas  vouloir  à  la 
fois  deux  choses  contradictoires.  La  police  est 
bonne,  mais  la  liberté  vaut  mieux;  et  plus  vous 
générez  la  liberté  par  des  formes,  plus  ces  formes 
fourniront  de  moyens  à  l'usurpation.  Tous  ceux 
dont  vous  userez  pour  empêcher  la  licence  dans 
l'ordre  législatif,  quoique  bons  en  eux-mêmes, 
seront  tôt  ou  tard  employés  pour  l'opprimer.  C'est 
un  grand  mal  que  les  longues  et  vaines  harangues 
qui  font  perdre  un  temps  si  précieux ,  mais  c'en  est 
un  bien  plus  grand  qu'un  bon  citoyen  n'ose  parler 
quand  il  a  des  choses  utiles  à  dire.  Dès  qu'il  n'y 
aura  dans  les  diètes  que  certaines  bouches  qui 
s'ouvrent,  et  qu'il  leur  sera  défendu  de  tout  dire, 
elles  ne  diront  bientôt  plus  que  ce  qui  peut  plaire 
aux  puissants. 

Après  les  changements  indispensables  dans  la 
nomination  des  emplois  et  dans  la  distribution  des 
grâces,  il  y  aura  vraisemblablement  et  moins  de 
vaines  harangues,  et  moins  de  flagorneries  adressées 
au  roi  sous  cette  forme.  On  pourrait  cependant, 
pour  élaguer  un  peu  les  tortillages  et  les  amphi- 
gouris ,  obliger  tout  harangueur  à  énoncer  au  com- 


296      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

mencement  de  son  discours  la  proposition  qu'il 
veut  faire,  et,  après  avoir  déduit  ses  raisons,  de 
donner  ses  conclusions  sommaires ,  comme  font  les 
gens  du  roi  dans  les  tribunaux.  Si  cela  n'abrégeait 
pas  les  discours,  cela  contiendrait  du  moins  ceux 
qui  ne  veulent  parler  que  pour  ne  rien  dire,  et 
faire  consumer  le  temps  à  ne  rien  faire. 

Je  ne  sais  pas  bien  quelle  est  la  forme  établie 
dans  les  diètes  pour  donner  la  sanction  aux  lois  ; 
mais  je  sais  que,  pour  des  raisons  dites  ci-devant, 
cette  forme  ne  doit  pas  être  la  même  que  dans  le 
parlement  de  la  Grande-Bretagne;  que  le  sénat  de 
Pologne  doit  avoir  l'autorité  d'administration ,  non 
de  législation;  que,  dans  toute  cause  législative, les 
sénateurs  doivent  voter  seulement  comme  mem- 
bres de  la  diète,  non  comme  membres  du  sénat, 
et  que  les  voix  doivent  être  comptées  par  tête  égale- 
ment dans  les  deux  chambres.  Peut-être  l'usage  du 
liberwn  veto  a-t-il  empêché  de  faire  cette  distinc- 
tion,  mais  elle  sera  très -nécessaire  quand  le  lU 
berum  veto  sera  ôté  ;  et  cela ,  d'autant  plus  que 
ce  sera  un  avantage  immense  de  moins  dans  la 
chambre  des  nonces,  car  je  ne  suppose  pas  que  les 
sénateurs,  bien  moins  les  ministres,  aient  jamais 
eu  part  à  ce  droit.  Le  veto  des  nonces  polonais 
représente  celui  des  tribuns  du  peuple  à  Rome  : 
or  ils  n'exerçaient  pas  ce  droit  comme  citoyens , 
mais  comme  représentants  du  peuple  romain.  La 
perte  du  liberwn  veto  n'est  donc  que  pour  la 
chambre  des  nonces,  et  le  corps  du  sénat,  n'y 
perdant  rien ,  y  gagne  par  conséquent. 


CHAPITRE  VII.  ÎI97 

Ceci  posé,  je  vois  un  défaut  à  corriger  dans  la 
diète;  c'est  que,  le  nombre  des  sénateurs  égalant 
presque  celui  des  nonces ,  le  sénat  a  une  trop 
grande  influence  dans  les  délibérations ,  et  peut 
aisément ,  par  son  crédit  dans  l'ordre  équestre , 
gagner  le  petit  nombre  de  voix  dont  il  a  besoin 
pour  être  toujours  prépondérant. 

Je  dis  que  c'est  un  défaut,  parce  que  le  sénat, 
étant  un  corps  particulier  dans  l'état,  a  nécessai- 
rement des  intérêts  de  corps  différents  de  ceux  de 
la  nation,  et  qui  même,  à  certains  égards,  y  peu- 
vent être  contraires.  Or  la  loi ,  qui  n'est  que  l'ex- 
pression de  la  volonté  générale,  est  bien  le  résultat 
de  tous  les  intérêts  particuliers  combinés  et  ba- 
lancés par  leur  multitude  ;  mais  les  intérêts  .de 
corps,  faisant  un  poids  trop  considérable,  rom- 
praient l'équilibre ,  et  ne  doivent  pas  y  entrer  col- 
lectivement. Chaque  individu  doit  avoir  sa  voix  ; 
nul  corps,  quel  qu'il  soit,  n'en  doit  avoir  une.  Or 
si  le  sénat  avait  trop  de  poids  dans  la  diète ,  non- 
seulement  il  y  porterait  son  intérêt ,  mais  il  le  ren- 
drait prépondérant. 

Un  remède  naturel  à  ce  défaut  se  présente  de 
lui-même;  c'est  d'augmenter  le  nombre  des  nonces; 
mais  je  craindrais  que  cela  ne  fît  trop  de  mouve- 
ment dans  l'état  et  n'approchât  trop  du  tumulte 
démocratique.  S'il  fallait  absolument  changer  la 
proportion,  au  lieu  d'augmenter  le  nombre  des 
nonces,  j'aimerais  mieux  diminuer  le  nombre  des 
sénateurs.  Et,  dans  le  fond,  je  ne  vois  pas  trop  pour 
quoi ,  y  ayant  déjà  un  palatin  à  la  tête  de  chaque 


agS      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

province,  il  y  faut  encore  de  grands  castellans.  Mais 
ne  perdons  jamais  de  vue  l'importante  maxime  de 
ne  rien  changer  sans  nécessité,  ni  pour  retrancher 
ni  pour  ajouter. 

Il  vaut  mieux ,  à  mon  avis ,  avoir  un  conseil  moins 
nombreux,  et  laisser  plus  de  liberté  à  ceux  qui  le 
composent ,  que  d'en  augmenter  le  nombre  et  de 
gêner  la  liberté  dans  les  délibérations ,  comme  on 
est  toujours  forcé  de  faire  quand  ce  nombre  de- 
vient trop  grand  :  à  quoi  j'ajouterai ,  s'il  est  permis 
de  prévoir  le  bien  ainsi  que  le  mal ,  qu'il  faut  éviter 
de  rendre  la*  diète  aussi  nombreuse  qu'elle  peut 
l'être ,  pour  ne  pas  s'ôter  le  moyen  d'y  admettre 
un  jour,  sans  confusion,  de  nouveaux  députés,  si 
jamais  on  en  vient  à  l'ennoblissement  des  villes  et 
à  l'affranchissement  des  serfs ,  comme  il  est  à  dé- 
sirer pour  la  force  et  le  bonheur  de  la  nation. 

Cherchons  donc  un  moyen  de  remédier  à  ce  dé- 
faut, d'une  autre  manière  et  avec  le  moins  de  chan- 
gement qu'il  se  pourra. 

Tous  les  sénateurs  sont  nommés  par  le  roi,  et 
conséquemment  sont  ses  créatures  :  de  plus ,  ils  sont 
à  vie  ,'et ,  à  ce  titre ,  ils  forment  un  corps  indépen- 
dant et  du  roi  et  de  l'ordre  équestre,  qui,  comme 
je  l'ai  dit,  a  son  intérêt  à  part  et  doit  tendre  à  l'u- 
surpation. Et  l'on  ne  doit  pas  ici  m'accuser  de  con- 
tradiction parce  que  j'admets  le  sénat  comme  un 
corps  distinct  dans  la  république,  quoique  je  ne 
l'admette  pas  comme  un  ordre  composant  de  la 
république  ;  car  cela  est  fort  différent. 

Premièrement ,  il  faut  ôter  au  roi  la  nomination 


CHAPITRE  VU.  299 

du  sénat,  non  pas  tant  à  cause  du  pouvoir  qu'il 
conserve  par  là  sur  les  sénateurs,  et  qui  peut  n'être 
pas  grand ,  que  par  celui  qu'il  a  sur  tous  ceux  qui 
aspirent  à  l'être,  et  par  eux  sur  le  corps  entier  de 
la  nation.  Outre  l'effet  de  ce  changement  dans  la 
constitution ,  il  en  résultera  l'avantage  inestimable 
d'amortir,  parmi  la  noblesse,  l'esprit  courtisan,  et 
d'y  substituer  l'esprit  patriotique.  Je  ne  vois  aucun 
inconvénient  que  les  sénateurs  soient  nommés  par 
la  diète, et  j'y  vois  de  grands  biens,  trop  clairs  pour 
avoir  besoin  d'être  détaillés.  Cette  nomination  peut 
se  faire  tout  d'un  coup  dans  la  diète,  ou  première- 
ment dans  les  diétines,  par  la  présentation  d'un 
certain  nombre  de  sujets  pour  chaque  place  vacante 
dans  leurs  palatinats  respectifs.  Entre  ces  élus  la 
diète  ferait  son  choix ,  ou  bien  elle  en  élirait  un 
moindre  nombre ,  parmi  lesquels  on  pourrait  laisser 
encore  au  roi  le  droit  de  choisir.  Mais,  pour  aller 
tout  d'un  coup  au  plus  simple ,  pourquoi  chaque 
palatin  ne  serait- il  pas  élu  définitivement  dans  la 
diétine  de  sa  province?  quel  inconvénient  a-t-on  vu 
naître  de  cette  élection  pour  les  palatins  dePoloczk, 
deWitepsk,etpour  lestaroste  deSamogitiePetquel 
mal  y  aurait -il  que  le  privilège  de  ces  trois  pro- 
vinces devînt  un  droit  commun  pour  toutes?  Ne 
perdons  pas  de  vue  l'importance  dont  il  est  pour  la 
Pologne  de  tourner  sa  constitution  vers  la  forme 
fédéra tive,  pour  écarter,  autant  qu'il  est  possible, 
les  maux  attachés  à  la  grandeur  ou  plutôt  à  l'é- 
tendue de  l'état. 

En  second  heu ,  si  vous  faites  que  les  sénateurs 


3oO  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

ne  soient  plus  à  vie,  vous  affaiblirez  considérable- 
ment l'intérêt  de  corps  qui  tend  à  l'usurpation. 
Mais  cette  opération  a  ses  difficultés  :  première- 
ment, parce  qu'il  est  dur  à  des  hommes  accoutumés 
à  manier  les  affaires  publiques  de  se  voir  réduits 
tout  d'un  coup  à  l'état  privé  sans  avoir  démérité  ; 
secondement ,  parce  que  les  places  de  sénateurs 
sont  unies  à  des  titres  de  palatins  et  de  castellans, 
et  à  l'autorité  locale  qui  y  est  attachée ,  et  qu'il  ré- 
sulterait du  désordre  et  des  mécontentements  du 
passage  perpétuel  de  ces  titres  et  de  cette  autorité 
d'un  individu  à  un  autre.  Enfin  cette  amovibilité  ne 
peut  pas  s'étendre  aux  évêques ,  et  ne  doit  peut-être 
pas  s'étendre  aux  ministres ,  dont  les  places ,  exi- 
geant des  talents  particuliers,  ne  sont  pas  toujours 
faciles  à  bien  remplir.  Si  les  évêques  seuls  étaient 
à  vie, l'autorité  du  clergé,  déjà  trop  grande,  aug- 
menterait considérablement;  et  il  est  important 
que  cette  autorité  soit  balancée  par  des  sénateurs 
qui  soient  à  vie,  ainsi  que  les  évêques,  et  qui  ne 
craignent  pas  plus  qu'eux  d'être  déplacés. 

Voici  ce  que  j'imaginerais  pour  remédier  à  ces 
divers  inconvénients.  Je  voudrais  que  les  places  de 
sénateurs  du  premier  rang  continuassent  d'être  à 
vie.  Cela  ferait, en  y  comprenant,  outre  les  évêques 
et  les  palatins,  tous  les  castellans  du  premier  rang, 
quatre-vingt-neuf  sénateurs  inamovibles. 

Quant  aux  castellans  du  second  rang, je  les  vou- 
drais tous  à  temps ,  soit  pour  deux  ans ,  en  faisant 
à  chaque  diète  une  nouvelle  élection,  soit  pour 
plus  long-temps  s'il  était  jugé  à  propos;  mais  tou- 


CHAPITRE  VII.  3oi 

jours  sortant  de  place  à  chaque  terme,  sauf  à  élire 
de  nouv^u  ceux  que  la  diète  voudrait  continuer , 
ce  que  je  permettrais  un  certain  nombre  de  fois 
seulement,  selon  le  projet  qu'on  trouvera  ci-après- 

L'obstacle  des  titres  serait  faible,  parce  que  ces 
titres,  ne  donnant  presque  d'autre  fonction  que  de 
siéger  au  sénat,  pourraient  être  supprimés  sans  in- 
convénient ,  et  qu'au  lieu  du  titre  de  castellans  à 
bancs,  ils  pourraient  porter  simplement  celui  de 
sénateurs  députés.  Comme ,  par  la  réforme ,  le  sé- 
nat, revêtu  de  la  puissance  executive ,  serait  per- 
pétuellement assemblé  dans  un  certain  nombre  de 
ses  membres ,  un  nombre  proportionné  de  séna- 
teurs députés  seraient  de  même  tenus  d'y  assister 
toujours  à  tour  de  rôle.  Mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de 
ces  sortes  de  détails. 

Par  ce  changement  à  peine  sensible,  ces  castel- 
lans ou  sénateurs  députés  deviendraient  réellement 
autant  de  représentants  de  la  diète,  qui  feraient 
contre-poids  au  corps  du  sénat,  et  renforceraient 
l'ordre  équestre  dans  les  assemblées  de  la  nation; 
en  sorte  que  les  sénateurs  à  vie,  quoique  devenus 
plus  puissants,  tant  par  l'abolition  du  veto  que  par 
la  diminution  de  la  puissance  royale  et  de  celle  des 
ministres  fondue  en  partie  dans  leur  corps,  n'y 
pourraient  pourtant  faire  dominer  l'esprit  de  ce 
corps;  et  le  sénat,  ainsi  mi-parti  de  membres  à 
temps  et  de  membres  à  vie ,  serait  aussi  bien  con- 
stitué qu'il  est  possible  pour  faire  un  pouvoir  in- 
termédiaire entre  la  chambre  des  nonces  et  le  roi , 
ayant  à  la  fois  assez  de  consistance  pour  régler  l'ad-  ' 


3oa      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

ministration ,  et  assez  de  dépendance  pour  être 
soumis  aux  lois.  Cette  opération  me  parail  bonne , 
parce  qu'elle  est  simple,  et  cependant  d'un  grand 
effet. 

On  propose,  pour  modérer  les  abus  du  veto ,  de 
ne  plus  compter  les  voix  par  tête  de  nonce,  mais 
de  les  compter  par  palatinats.  On  ne  saurait  trop 
réfléchir  sur  ce  changement  avant  que  de  l'adopter, 
quoiqu'il  ait  ses  avantages  et  qu'il  soit  favorable  à 
la  forme  fédérative.  Les  voix  prises  par  masse  et 
collectivement  vont  toujours  moins  directement  à 
l'intérêt  commun  que  prises  ségrégativement  par 
individu.  U  arrivera  très -souvent  que  parmi  les 
nonces  d'un  palatinat  un  d'entre  eux ,  dans  leurs 
délibérations  particulières,  prendra  l'ascendant  sur 
les  autres ,  et  déterminera  pour  son  avis  la  plura- 
lité ,  qu'il  n'aurait  pas  si  chaque  voix  demeurait 
indépendante.  Ainsi  les  corrupteurs  auront  moins 
à  faire  et  sauront  mieux  à  qui  s'adresser.  De  plus , 
il  vaut  mieux  que  chaque  nonce  ait  à  répondre 
pour  lui  seul  à  sa  diétine ,  afin  que  nul  ne  6'excuse 
sur  les  autres,  que  l'innocent  et  le  coupable  ne 
soient  pas  confondus ,  et  que  la  justice  distributive 
soit  mieux  observée.  U  se  présente  bien  des  raisons 
contre  cette  forme,  qui  relâcherait  beaucoup  le  lien 
commun ,  et  pourrait,  à  chaque  diète,  exposer  l'état 
à  se  diviser.  En  rendant  les  nonces  plus  dépendants 
de  leurs  instructions  et  de  leurs  constituants,  on 
gagne  à  peu  près  le  même  avantage  sans  aucun  in- 
convénient. Ceci  suppose ,  il  est  vrai ,  que  les  suf- 
frages ne  se  donnent  point  par  scrutin  ,  mais  à 


CHAPITRE  VII.  •       3o3 

haute  voix^  afin  que  la  conduite  et  l'opinion  de 
chaque  nonce  à  la  diète  soient  connues,  et  qu'il 
en  réponde  en  son  propre  et  privé  nom.  Mais  cette 
matière  des  suffrages  étant  une  de  celles  que  j'ai 
discutées  avec  le  plus  de  soin  dans  le  Contrat  so" 
cial  *,  il  est  superflu  de  me  répéter  ici. 

Quant  aux  élections ,  on  trouvera  peut-être  d'a- 
bord quelque  embarras  à  nommer  à  la  fois  dans 
chaque  diète  tant  de  sénateurs  députés,  et  en  gé- 
néral aux  élections  d'un  grand  nombre  sur  un  plus 
grand  nombre  qui  reviendront  quelquefois  dans  le 
projet  que  j'ai  à  proposer  ;  mais,  en  recourant  pour 
cet  article  au  scrutin ,  l'on  ôterait  aisément  cet  em- 
barras au  moyen  de  cartons  imprimés  et  numérotés 
qu'on  distribuerait  aux  électeurs  la  veille  de  l'élec- 
tion, et  qui  contiendraient  les  noms  de  tous  le» 
candidats  entre  lesquels  cette  élection  doit  être  faite* 
Le  lendemain  les  électeurs  viendraient  à  la  file  rap- 
porter dans  une  corbeille  tous  leurs  cartons,  après 
avoir  marqué ,  chacun  dalis  le  sien ,  ceux  qu'il  élit 
ou  ceux  qu'il  exclut,  selon  l'avis  qui  serait  en  tête 
des  cartons.  Le  déchiffrement  de  ces  mêmes  car- 
tons se  ferait  tout  de  suite  ^  en  présence  de  l'assem- 
blée, par  le  secrétaire  de  la  diète,  assisté  de  deux 
autres  secrétaires  at/ac/wm,  nommés  sur-le-champ 
par  le  maréchal  dans  le  nombre  des  nonces  pré- 
sents. Par  cette  méthode ,  l'opératipn  deviendrait 
si  courte  et  si  simple,  que^  sans  dispute  et  sans 
bruit,  tout  le  sénat  se  remplirait  aisément  dans  une 
séance.  Il  est  vrai ,  qu'il  faudrait  encore  une  règle 

*  Livre  it  ,  chap.  ii  et  iv. 


3o4       •       GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

pour  déterminer  la  liste  des  candidats;  mais  cet 
article  aura  sa  place  et  ne  sera  pas  oublié. 

Reste  à  parler  du  roi,  qui  préside  à  la  diète ,  et 
qui  doit  être ,  par  sa  place ,  le  suprême  adminis- 
trateur des  lois. 


CHAJ>ÏTRE  VIII. 

Du  roi. 

C'est  un  grand  mal  que  le  chef  d'une  nation  soit 
l'ennemi  né  de  la  liberté,  dont  il  devrait  être  le 
défenseur.  Ce  mal,  à  mon  avis,  n'est  pas  tellement 
inhérent  à  cette  place  qu'on  ne  pût  l'en  détacher, 
ou  du  moins  l'amoindrir  considérablement.  Il  n'y 
a  point  de  tentation  sans  espoir.  Rendez  l'usurpa- 
tion impossible  à  vos  rois ,  vous  leur  en  ôterez  la 
fantaisie;  et  ils  mettront,  à  vous  bien  gouverner 
et  à  vous  défendre ,  tous  les  efforts  qu'ils  font  main- 
tenant pour  vous  asservir.  Les  instituteurs  de  la 
Pologne,  comme  l'a  remarqué  M.  le  comte  de  Wiel- 
horski ,  ont  bien  songé  à  ôter  aux  rois  les  moyens 
de  nuire,  mais  non  pas  celui  de  corromprej  et  les 
grâces  dont  ils  sont  les  distributeurs  leur  donnent 
abondamment  ce  moyen.  La  difficulté  est  qu'en 
leur  ôtant  cette  distribution  l'on  paraît  leur  tout 
Oter  :  c'est  pourtant  ce  qu'il  ne  faut  pas  faire;  car 
autant  vaudrait  n'avoir  point  de  roi  ;  et  je  crois  im- 
possible à  un  aussi  grand  état  que  la  Pologne  de 
s'en  passer ,  c'est-à-dire  d'un  chef  suprême  qui  soit 


CHAPITRE  VIII.  3o5 

à  vie.  Or,  à  moins  que  le  chef  d'une  nation  ne  soit 
tout- à -fait  nul,  et  par  conséquent  inutile,  il  faut 
bien  qu'il  puisse  faire  quelque  chose;  et  si  peu 
qu'il  fasse ,  il  faut  nécessairement  que  ce  soit  du 
bien  ou  du  mal. 

Maintenant  tout  le  sénat  est  à  la  nomination  du 
roi  :  c'est  trop.  S'il  n'a  aucune  part  à  cette  nomina- 
tion, ce  n'est  pas  assez.  Quoique  la  pairie  en  An- 
gleterre soit  aussi  à  la  nomination  du  roi ,  elle  en 
est  bien  moins  dépendante,  parce  que  cette  pairie 
une  fois  donnée  est  héréditaire  ;  au  lieu  que  les  évê- 
chés,  palatinats,  et  castellanies ,  n'étant  qu'à  vie, 
retournent,  à  la  mort  de  chaque  titulaire,  à  la  no- 
mination du  roi. 

J'ai  dit  comment  il  me  paraît  que  cette  nomina- 
tion devrait  se  faire;  savoir,  les  palatins  et  grands 
castellans ,  à  vie  et  par  leurs  diétines  respectives  ; 
les  castellans  du  second  rang,  à  temps  et  par  la 
diète.  A  J'égard  des  é vêques ,  il  me  paraît  difficile , 
à  moins  qu'on  ne  les  fasse  élire  par  leurs  chapitres, 
d'en  ôter  la  nomination  au  roi  :  et  je  crois  qu'on 
peut  la  lui  laisser,  excepté  toutefois  celle  de  l'ar- 
chevêque de  Gnesne*,  qui  appartient  naturellement 
à  la  diète  ;  à  moins  qu'on  n'en  sépare  la  primatie , 
d6nt  elle  seule  doit  disposer.  Quant  aux  ministres, 
surtout  les  grands  généraux  et  grands  trésoriers , 
quoique  leur  puissance,  qui  fait  contre -poids  à 

*  Gnesne  était  autrefois  la  capitale  de  la  Pologne.  Son  archeréque, 
primat  du  royaume  et  légat  né  du  saint-siége ,  était  chef  de  la  répu- 
blique pendant  Tinterrègne ,  et  c'était  en  son  nom  que  s'expédiaient 
les  universaux  pour  la  diète  dite  cTélection  ;  il  couronnait  les  rois  et 
les  reines.' 

R.  V.  20 


3o6  GOUVERirEMENT  DE  POLOGNE. 

celle  du  roi ,  doive  être  diminuée  en  proportion  de 
la  sienne,  il  ne  me  paraît  pas  prudent  de  laisser  au 
roi  le  droit  de  remplir  ces  places  par  ses  créatures, 
et  je  voudrais  au  moins  qu'il  n'eût  que  le  choix  sur 
un  petit  nombre  de  sujets  présentés  par  la  diète. 
Je  conviens  que ,  ne  pouvant  plus  ôter  ces  places 
après  les  avoir  données,  il  ne  peut  plus  compter 
absolument  sur  ceux  qui  les  remplissent  :  mais  c'est 
assez  du  pouvoir  qu'elles  lui  donnent  sur  les  aspi- 
rants ,  sinon  pour  le  mettre  en  état  de  changer  la 
face  du  gouvernement,  du  moins  pour  lui  en  lais- 
ser l'espérance;  et  c'est  surtout  cette  espérance 
qu'il  importe  de  lui  ôter  à  tout  prix. 

Pour  le  grand  chancelier,  il  doit,  ce  me  semble, 
être  de  nomination  royale.  Les  rois  sont  les  juges 
nés  de  leurs  peuples;  c'est  pour  cette  fonction, 
quoiqu'ils  l'aient  tous  abandonnée,  qu'ils  ont  été 
établis  :  elle  ne  peut  leur  être  ôtée  ;  et  quand  ils 
ne  veulent  pas  la  remplir  eux-mêmes,  la  «nomina- 
tion de  leurs  substituts  en  cette  partie  est  de  leur 
droit ,  parce  que  c'est  toujours  à  eux  de  répondre 
des  jugements  qui  se  rendent  en  leur  nom.  La  na- 
tion peut ,  il  est  vrai ,  leur  donner  des  assesseurs , 
et  le  doit  lorsqu'ils  ne  jugent  pas  eux-mêmes  : 
ainsi  le  tribunal  de  la  couronne,  où  préside,  non 
le  roi ,  mais  le  grand  chancelier ,  est  sous  l'inspec- 
tion de  la  nation ,  et  c'est  avec  raison  que  les  dié- 
tines  en  nomment  les  autres  membres.  Si  le  roi 
jugeait  en  personne,  j'estime  qu'il  aurait  le  droit 
de  juger  seul.  En  tout  état  de  cause  son  intérêt  se- 
rait toujours  d'être  juste,  et  jamais  des  jugements 


CHAPITRE  VIII.  3o7 

iniques  ne  furent  une  bonne  voie  pour  parvenir 
à  l'usurpation. 

A  l'égard  des  au^es  dignités,  tant  de  la  couronne 
que  des  palatinats ,  qui  ne  sont  que  des  titres  hono- 
rifiques et  donnent  plus  d'éclat  que  de  crédit,  on 
ne  peut  mieux  faire  que  de  lui  en  laisser  la  pleine 
disposition  :  qu'il  puisse  honorer  le  mérite  et  flatter 
la  vanité,  mais  qu'il  ne  puisse  conférer  la  puissance. 

La  majesté  du  trône  doit  être  entretenue  avec 
splendeur  ;  mais  il  importe  que  de  toute  la  dépense 
nécessaire  à  cet  effet  on  en  laisse  faire  au  roi  le 
moins  qu'il  est  possible.  Il  serait  à  désirer  que  tous 
les  officiers  du  roi  fussent  aux  gages  de  la  répu- 
blique ,  et  non  pas  aux  siens ,  et  qu'on  réduisît  en 
même  rapport  tous  les  revenus  royaux,  afin  de 
diminuer  autant  qu'il  se  peut  le  maniement  des 
deniers  par  les  mains  du  roi. 

On  a  proposé  de  rendre  la  couronne  héréditaire. 
Assurez-vous  qu'au  moment  que  cette  loi  sera  por- 
tée ,  la  Pologne  peut  dire  adieu  pour  jairiais  à  sa 
liberté.  On  pense  y  pourvoir  suffisamment  en  bor- 
nant la  puissance  royale.  On  ne  voit  pas  que  ces 
bornes  posées  par  les  lois  seront  franchies  à  trait 
de  temps  par  des  usurpations  graduelles ,  et  qu'un 
système  adopté  et  suivi  sans  interruption  par  une 
famille  royale,  doit  l'emporter  à  la  longue  sur  une 
législation  qui,  par  sa  nature,  tend  sans  cesse  au 
relâchement.  Si  le  roi  ne  peut  corrompre  les  grands 
par  des  grâces,  il  peut  toujours  les  corrompre  par 
des  promesses  dont  ses  successeurs  sont  garants  ; 
et  comme  les  plans  formés  par  la  famille  royale  se 

20. 


3o8  GOUVERNEMENT  DE  , POLOGNE. 

perpétuent  avec  elle ,  on  prendra  bien  plus  de  con- 
fiance en  ses  engagements,  et  l'on  comptera  bien 
plus  sur  leur  accomplissement,  que  quand  la  cou- 
ronne élective  montre  la  fin  des  projets  du  mo- 
narque avec  celle  de  sa  vie.  La  Pologne  est  libre , 
parce  que  chaque  règne  est  précédé  d'un  intervalle 
où  la  nation  ,  rentrée  dans  tous  ses  droits  et  repre- 
nant une  vigueur  nouvelle ,  coupe  le  progrès  des 
abus  et  des  usurpations,  où  la  législation  se  re- 
monte et  reprend  son  premier  ressort.  Que  devien- 
dront les  pacta  commenta ,  l'égide  de  la  Pologne , 
quand  une  famille  établie  sur  le  trône  à  perpétuité 
le  remplira  sans  intervalle ,  et  ne  laissera  à  la  na- 
tion ,  entre  la  mort  du  père  et  le  couronnement 
du  fils,  qu'une  vaine  ombre  de  liberté  sans  effet, 
qu'anéantira  bientôt  la  simagrée  du  serment  fait 
par  tous  les  rois  à  leur  sacre,  et  par  tous  oublié 
pour  jamais  l'instant  d'après?  Vous  avez  vu  le  Da- 
nemarck ,  vous  voyez  l'Angleterre ,  et  vous  allez 
voir  la  Suède  :  profitez  de  ces  exemples  pour  ap- 
prendre une  fois  pour  toutes  que ,  quelques  pré- 
cautions qu'on  puisse  entasser,  hérédité  dans  le 
trône  et  liberté  dans  la  nation  seront  à  jamais  des 
choses  incompatibles. 

Les  Polonais  ont  toujours  eu  du  penchant  à 
transmettre  la  couronne  du  père  au  fils  ,  ou  au 
plus  proche  par  voie  d'héritage ,  quoique  toujours 
par  droit  d'élection.  Cette  inclination  ,  s'ils  con- 
tinuent à  la  suivre ,  les  mènera  tôt  ou  tard  au  mal- 
heur de  rendre  la  couronne  héréditaire  ;  et  il  ne 
faut  pas  qu'ils  espèrent  lutter  aussi  long-temps  de 


CHAPITRE  VIII.  309 

cette  manière  contre  la  puissance  royale,  que  les 
membres  de  l'empire  germanique  ont  lutté  contre 
celle  de  l'empereur,  parce  que  la  Pologne  n'a  point 
en  elle-même  de  contre-poids  suffisant  pour  main- 
tenir un  roi  héréditaire  dans  la  subordination  lé- 
gale. Malgré  la  puissance  de  plusieurs  membres  de 
l'empire,  sans  l'élection  accidentelle  de  Charles  VII* 
les  capitulations  impériales  ne  seraient  déjà  plus 
qu'un  vain  formulaire,  comme  elles  l'étaient  au 
commencement  de  ce  siècle;  et  les pacta  commenta 
deviendront  bien  plus  vains  encore  quand  la  fa- 
mille royale  aura  eu  le  temps  de  s'affermir  et  de 
mettre  toutes  les  autres  au-dessous  d'elle.  Pour 
dire  en  un  mot  mon  sentiment  sur  cet  article ,  je 
pense  qu'une  couronne  élective ,  avec  le  plus  ab- 
solu pouvoir ,  vaudrait  encore  mieux  pour  la  Po- 
logne qu'une  couronne  héréditaire  avec  un  pouvoir 
presque  nul. 

Au  lieu  de  cette  fatale  loi  qui  rendrait  la  cou- 
ronne héréditaire,  j'en  proposerais  une  bien  con- 
traire ,  qui ,  si  elle  était  admise ,  maintiendrait  la 
liberté  de  la  Pologne  ;  ce  serait  d'ordonner  ,  par 
une  loi  fondamentale ,  que  jamais  la  couronne  ne 
passerait  du  père  au  fils ,  et  que  tout  fils  d'un  roi 
de  Pologne  serait  pour  toujours  exclus  du  trône. 
Je  dis  que  je  proposerais  cette  loi  si  elle  était  né- 
cessaire :  mais,  occupé  d'un  projet  qui  ferait  le 
même  effet  sans  elle,  je  renvoie  à  sa  place  l'expli- 

Électeur  de  Bavière,  élu  empereur  en  174^  >  quinze  mois  après 
la  mort  de  Charles  VI ,  dernier  mâle  de  la  maison  de  Habsbourg- 
Autriche  ,  mort  qui  donna  lieu  à  la  guerre  dite  de  la  succession. 


3lO  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

cation  de  ce  projet  ;  et  supposant  que  par  son  effet 
les  fils  seront  exclus  du  trône  de  leur  père,  au  moins 
immédiatement ,  je  crois  voir  que  la  liberté  bien 
assurée  ne  sera  pas  le  seul  avantage  qui  résultera 
de  cette  exclusion.  Il  en  naîtra  un  autre  encore 
très  -  considérable  ;  c'est,  en  ôtant  tout  espoir  aux 
rois  d'usurper  et  transmettre  à  leurs  enfants  un 
pouvoir  arbitraire ,  de  porter  toute  leur  activité 
vers  la  gloire  et  la  prospérité  de  l'état  ;  la  seule  voie 
qui  reste  ouverte  à  leur  ambition.  C'est  ainsi  que 
le  chef  de  la  nation  en  deviendra,  non  plus  l'ennemi 
né ,  mais  le  premier  citoyen  ;  c'est  ainsi  qu'il  fera 
sa  grande  affaire  d'illustrer  son  règne  par  des  éta- 
blissements utiles  qui  le  rendent  cher  à  son  peuple, 
respectable  à  ses  voisins,  qui  fassent  bénir  après 
lui  sa  mémoire  ;  et  c'est  ainsi  que ,  hors  les  moyens 
de  nuire  et  de  séduire  qu'il  ne  faut  jamais  lui  lais- 
ser, il  conviendra  d'augmenter  sa  puissance  eq 
tout  ce  qui  peut  concourir  au  bien  public.  Il  aura 
peu  de  force  immédiate  et  directe  pour  agir  par 
lui'-même;  mais  il  aura  beaucoup  d'autorité,  de 
surveillance  et  d'inspection  pour  contenir  chacun 
dans  son  devoir,  et  pour  diriger  le  gouvernement  à 
son  véritable  but.  La  présidence  de  la  diète ,  du 
sénat  et  de  tous  les  corps,  un  sévère  examen  de  la 
conduite  de  tous  les  gens  en  place ,  un  grand  soin 
de  maintenir  la  justice  et  l'intégrité  dans  tous  les 
tribunaux ,  de  conserver  Tordre  et  la  tranquillité 
dans  l'état ,  de  lui  donner  une  bonne  assiette  au- 
dehors ,  le  commandement  des  armées  en  temps 
de  guerre,  les  établissements  utiles  en  temps  de 


CHAPITRE  VIII.  3l  I 

paix,  sont  des  devoirs  qui  tiennent  particulière- 
ment à  son  office  de  roi ,  et  qui  l'occuperont  assez 
s'il  veut  les  remplir  par  lui-même  ;  car  les  détails 
de  l'administration  étant  confiés  à  des  ministres 
établis  pour  cela ,  ce  doit  être  un  crime  à  un  roi  de 
Pologne  de  confier  aucune  partie  de  la  sienne  à  des 
favoris.  Qu'il  fasse  son  métier  en  personne,  ou  qu'il 
y  renonce  :  article  important  sur  lequel  la  nation 
ne  doit  jamais  se  relâcher. 

C'est  sur  de  semblables  principes  qu'il  faut  éta- 
blir l'équilibre  et  la  pondération  des  pouvoirs  qui 
composent  la  législation  et  l'administration.  Ces 
pouvoirs ,  dans  les  mains  de  leurs  dépositaires  et 
dans  la  meilleure  proportion  possible ,  devraient 
être  en  raison  directe  de  leur  nombre  et  inverse  dit 
temps  qu'ils  restent  en  place.  Les  parties  compo- 
santes de  la  diète  suivront  d'assez  près  ce  meilleur 
rapport.  La  chambre  des  nonces ,  la  plus  nom- 
breuse 9  sera  aussi  la  plus  puissante  ;  mais  tous  ses 
membres  changeront  fréquemment.  Le  séilat,moins 
nombreux ,  aura  une  moindre  part  à  la  législation  ^ 
mais  une  plus  grande  à  la  puissance  executive  ;  et 
ses  membres,  participant  à  la  constitution  des  deux 
extrêmes ,  seront  partie  à  temps  et  partie  à  vie , 
comme  il  convient  à  un  corps  intermédiaire.  Le 
roi,  qui  préside  à  tout,  continuera  d'être  à  vie;  et 
son  pouvoir,  toujours  très-grand  pour  l'inspection, 
sera  borné  par  la  chambre  des  nonces  quant  à  la 
législation,  et  par  le  sénat  quanta  l'administration. 
Mais  pour  maintenir  l'égalité ,  principe  de  la  con- 
stitution ,  rien  n'y  doit  être  héréditaire  que  la  no  - 


3l2  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

blesse.  Si  la  couronne  était  héréditaire,  il  faudrait, 
pour  conserver  l'équilibre ,  que  la  pairie  ou  l'ordre 
sénatorial  le  fût  aussi  comme  en  Angleterre.  Alors 
l'ordre  équestre  abaissé  perdrait  son  pouvoir ,  la 
chambre  des  nonces  n'ayant  pas ,  comme  celle  des 
communes ,  celui  d'ouvrir  et  fermer  tous  les  ans 
le  trésor  public ,  et  la  constitution  polonaise  se- 
rait renversée  de  fond  en  comble. 


CHAPITRE  IX. 

Causes  particulières  de  Tanarchie. 

La  diète,  bien  proportionnée  çt  bien  pondérée 
ainsi  dans  toutes  ses  parties ,  sera  la  source  d'une 
bonne  législation  et  d'un  bon  gouvernement  :  mais 
il  faut  pour  cela  que  ses  ordres  soient  respectés  et 
suivis.  Le  .mépris  des  lois ,  et  l'anarchie  où  la  Po- 
logne a  vécu  jusqu'ici ,  ont  des  causes  faciles  à  voir. 
J'en  ai  déjà  ci-devant  marqué  la  principale ,  et  j'en 
ai  indiqué  le  remède.  Les  autres  causes  concou- 
rantes sont,  i*^  le  liberum  veto  ,  2^  les  confédéra- 
tions ,  3*^  et  l'abus  qu'ont  fait  les  particuliers  du 
droit  qu'on  leur  a  laissé  d'avoir  des  gens  de  guerre 
à  leur  service. 

Ce  dernier  abus  est  tel ,  que ,  si  l'on  ne  commence 
pas  par  l'ôter,  toutes  les  autres  réformes  sont  inu- 
tiles. Tant  que  les  particuliers  auront  le  pouvoir  de 
résister  à  la  force  executive,  ils  croiront  en  avoir 
le  droit;  et  tant  qu'ils  auront  entre  eux  de  petites 
guerres ,  comment  veut-on  que  l'état  soit  en  paix  ? 


CHAPITRE  IX.  3l3 

J'avoue  que  les  places  fortes  ont  besoin  de  gardes  ; 
mais  pourquoi  faut-il  des  places  qui  sont  fortes  seu- 
lement contre  les  citoyens  et  faibles  contre  l'en- 
nemi ?  J'ai  peur  que  cette  réforme  ne  souffre  des 
difficultés;  cependant  je  ne  crois  pas  impossible  de 
les  vaincre;  et,  pour  peu  qu'un  citoyen  puissant 
soit  raisonnable ,  il  consentira  sans  peine  à  n'avoir 
plus  à  lui  de  gens  de  guerre  quand  aucun  autre 
n'en  aura. 

J'ai  dessein  de  parler  ci-après  des  établissements 
militaires  ;  ainsi  je  renvoie  à  cet  article  ce  que  j'au- 
rais à  dire  dans  celui-ci. 

Le  liberwn  veto  n'est  pas  un  droit. vicieux  en 
lui-même  ;  mais ,  sitôt  qu'il  passe  sa  borne ,  il  de- 
vient le  plus  dangereux  des  abus  :  il  était  le  garant 
de  la  liberté  publique  ;  il  n'est  plus  que  l'instru- 
ment de  l'oppression.  Il  ne  reste  ,  pour  ôter  cet 
abus  funeste,  que  d'en  détruire  la  cause  tout-à-fait. 
Mais  il  est  dans  le  cœur  de  l'homme  de  tenir  aux 
privilèges  individuels  plus  qu'à  des  avantages  plus 
grands  et  plus  généraux.  Il  n'y  a  qu'un  patriotisme 
éclairé  par  l'expérience  qui  puisse  apprendre  à  sa- 
crifier à  de  plus  grands  biens  un  droit  brillant  de- 
venu pernicieux  par  son  abus ,  et  dont  cet  abus  est 
désormais  inséparable.  Tous  les  Polonais  doivent 
sentir  vivement  les  maux  que  leur  a  fait  souffrir 
ce  malheureux  droit.  S'ils  aiment  l'ordre  et  la  paix, 
ils  n'ont  aucun  moyen  d'établir  chez  eux  l'un  et 
l'autre  tant  qu'ils  y  laisseront  subsister  ce  droit , 
bon  dans  la  formation  du  corps  politique ,  ou  quand 
il  a  toute  sa  perfection  ;  mais  absurde  et  funeste 


3l4  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

tant  qu'il  reste  des  changements  à  faire  ;  et  il  est 
impossible  qu'il  n'en  reste  pas  toujours ,  surtout 
dans  un  grand  état  entouré  de  voisins  puissants  et 
ambitieux. 

Le  liberum  veto  serait  moins  déraisonnable  s'il 
tombait  uniquement  sur  les  points  fondamentaux 
de  la  constitution  ;  mais  qu'il  ait  lieu  généralement 
dans  toutes  les  délibérations  des  diètes,  c'est  ce 
qui  ne  peut  s'admettre  en  aucune  façon.  C'est  un 
vice  dans  la  constitution  polonaise  que  la  législa- 
tion et  l'administration  n'y  soient  pas  assez  distin- 
guées, et  que  la  diète  exerçant  le  pouvoir  législatif 
y  mêle  des  parties  d'administration ,  fasse  indiffé- 
remment des  actes  de  souveraineté  et  de  gouverne- 
ment ,  souvent  même  des  actes  mixtes  par  lesquels 
ses  membres  sont  magistrats  et  législateurs  tout 
à  la  fois. 

Les  changements  proposés  tendent  à  mieux  dis- 
tinguer ces  deux  pouvoirs,  et  par  là  même  à  midux 
marquer  les  bornes  du  liberum  veto;  car  je  ne  crois 
pas  qu'il  soit  jamais  tombé  dans  l'esprit  de  personne 
de  l'étendre  aux  matières  de  pure  administration, 
ce  qui  serait  anéantir  l'autorité  civile  et  tout  le  gou- 
vernement. 

Par  le  droit  naturel  des  sociétés ,  l'unanitnité  a 
été  requise  pour  la  formation  du  corps  politique 
et  pour  les  lois  fondamentales  qui  tiennent  à  son 
existence,  telles,  par  exemple,  que  la  première 
corrigée ,  la  cinquième ,  la  neuvième  et  l'onzième , 
marquées  dans  la  pseudo-diète  de  1768.  Or  l'una- 
nimité requise  pour  l'établissement  de  ces  lois  doit 


CHAPITRE  IX.  3l5 

l'être  de  même  pour  leur  abrogation.  Ainsi  voilà 
des  points  sur  lesquris  le  liberum  veto  peut  conti- 
nuer de  subsister;  et  puisqu'il  ne  s'agit  pas  de  le 
détruire  totalement,  les  Polonais,  qui,  sans  beau- 
coup de  murmure ,  ont  vu  resserrer  ce  droit  par 
la  diète  de  1768,  devront  sans  peine  le  voir  ré- 
duire et  limiter  dans  une  diète  plus  libre  et  plus 
légitime. 

Il  faut  bien  peser  et  bien  méditer  les  points  ca- 
pitaux qu'on  établira  compie  lois  fondamentales, 
et  l'on  fera  porter  sur  ces  points  seulement  la  force 
du  liberum  veto.  De  cette  manière  on  rendra  la 
constitution  solide  et  ces  lois  irrévocables  autant 
qu'elles  peuvent  l'être  ;  car  il  est  contre  la  nature 
du  corps  politique  de  s'imposer  des  lois  qu'il  ne 
puisse  révoquer;  mais  il  n'est  ni  contre  la  nature 
ni  contre  la  raison  qu'il  ne  puisse  révoquer  ces  lois 
qu'avec  la  même  solennité  qu'il  mit  à  les  établir. 
Voilà  toute  la  chaîne  qu'il  peut  se  donner  pour  l'a- 
venir. C'en  est  assez  et  pour  affermir  la  constitu- 
tion ,  et  pour  contenter  l'amour  des  Polonais  pour 
le  liberum  veto  ^  sans  s'exposer  dans  la  suite  aiix 
abus  qu'il  a  fait  naître. 

Quant  à  ces  multitudes  d'articles  qu'on  a  mis  ri-? 
diculement  au  nombre  des  lois  fondamentales,  et 
qui  font  seulement  le  corps  de  la  législation ,  de 
même  que  tous  ceux  qu'on  range  sous  le  titre  de 
matières  d'état,  ils  sont  sujets,  par  la  vicissitude  des 
choses ,  à  des  variations  indispensables  qui  ne  per- 
mettent pas  d  y  requérir  l'unanimité.  Il  est  encore 
absurde  que,  dans  quelque  cas  que  ce  puisse  ét^e. 


3l6  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

un  membre  de  la  diète  en  puisse  arrêter  l'activité , 
et  que  la  retraite  ou  la  protestation  d'un  nonce  ou 
de  plusieurs  puisse  dissoudre  l'assemblée ,  et  casser 
ainsi  l'autorité  souveraine.  Il  faut  abolir  ce  droit  bar- 
bare ,  et  décerner  peine  capitale  contre  quiconque 
serait  tenté  de  s'en  prévaloir.  S'il  y  avait  des  cas  de 
protestation  contre  la  diète,  ce  qui  ne  peut  être 
tant  qu'elle  sera  libre  et  complète ,  ce  serait  aux 
palatinatset  diétines  que  ce  droit  pourrait  être  con- 
féré , mais  jamais  à  des  nonces  qui,  comme  membres 
de  la  diète,  ne*  doivent  avoir  sur  elle  aucun  degré 
d'autorité  ni  récuser  ses  décisions. 

Entre  le  veto  y  qui  est  la  plus  grande  force  indi- 
viduelle que  puissent  avoir  les  membres  de  la  sou- 
veraine puissance,  et  qui  ne  doit  avoir  lieu  que 
poitr  les  lois  véritablement  fondamentales ,  et  la 
pluralité,  qui  est  la  moindre  et  qui  se  rapporte  aux 
matières  de  simple  administration ,  il  y  a  différentes 
proportions  sur  lesquelles  on  peut  déterminer  la 
prépondérance  des  avis  en  raison  de  l'importance 
des  matières.  Par  exemple ,  quand  il  s'agira  de  lé- 
gislation, l'on  peut  exiger  les  trois  quarts  au  moins 
des  suffrages,  les  deux  tiers  dans  les  matières  d'état , 
la  pluralité  seulement  pour  les  élections  et  autres 
affaires  courantes  et  momentanées.Ceci  n'est  qu'un . 
exemple  pour  expliquer  mon  idée ,  et  non  une  pro- 
portion que  je  détermine. 

Dans  un  état  tel  que  la  Pologne,  où  les  âmes  ont 
encore  un  grand  ressort ,  peut-être  eût-on  pu  con- 
server dans  son  entier  ce  beau  droit  du  liberum  veto 
sans  beaucoup  de  risque ,  et  peut-être  même  avec 


CHAPITRE  IX.  3l7 

avantage ,  pourvu  qu'on  eût  rendu  ce  droit  dange- 
reux à  exercer,  et  qu'on  y  eût  attaché  de  grandes 
conséquences  pour  celui  qui  s'en  serait  prévalu; 
car  il  est,  j'ose  le  dire,  extravagant  que  celui  qui 
rompt  ainsi  l'activité  de  la  diète,  et  laisse  l'état  sans 
ressource,  s'en  aille  jouir  chez  lui  tranquillement  et 
impunément  de  la  désolation  publique  qu'il  a  causée. 

Si  donc ,  dans  une  résolution  presque  unanime , 
un  seul  opposant  conservait  le  droit  de  l'annuler, 
je  voudrais  qu'il  répondît  de  son  opposition  sur  sa 
tête  ,  non-seulement  à  ses  constituants  dans  la  dié- 
tine  post-comitiale  ;  mais  ensuite  à  toute  la  nation 
dont  il  a  fait  le  malheur.  Je  voudrais  qu'il  fût  or- 
donné par  la  loi  que  six  mois  après  son  opposition 
il  serait  jugé  solennellement  par  un  tribunal  ex- 
traordinaire établi  pour  cela  seul,  composé  de  tout 
ce  que  la  nation  a  de  plus  sage,  de  plus  illustre ,  et 
de  plus  respecté ,  et  qui  ne  pourrait  le  renvoyer 
simplement  absous ,  mais  serait  obligé  de  le  con- 
damner à  mort  sans  aucune  grâce ,  ou  de  lui  dé- 
cerner une  récompense  et  des  honneurs  publics 
pour  toute  sa  vie,  sans  pouvoir  jamais  prendre 
aucun  milieu  entre  ces  deux  alternatives. 

Des  établissements  de  cette  espèce,  si  favorables 
à  l'énergie  du  courage  et  à  l'amour  de  la  liberté, 
sont  trop  éloignés  de  l'esprit  moderne  pour  qu'on 
puisse  espérer  qu'ils  soient  adoptés  ni  goûtés  ;  mais 
ils  n'étaient  pas  inconnus  aux  anciens;  et  c'est  par 
là  que  leurs  instituteurs  savaient  élever  les  âmes  et 
les  enflammer  au  besoin  d'un  zèle  vraiment  héroï- 
que. On  a  vu,  dans  des  républiques  où  régnaient 


3l8      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

• 

des  lois  plus  dures  encore,  de  généreux  citoyens  se 
dévouer  à  la  mort  dans  le  péril  de  la  patrie  pour 
ouvrir  un  avis  qui  pût  la  sauver.  Un  veto  suivi  du 
même  danger  peut  sauver  l'état  dans  l'occasion ,  et 
n'y  sera  jamais  fort  à  craindre. 

Oserais-je  parler  ici  des  confédérations  et  n'être 
pas  de  l'avis  des  savants?  Ils  ne  voient  que  le  mal 
qu'elles  font;  il  faudrait  voir  aussi  celui  qu'elles 
empêcheht.  Sans  contredit  la  confédération  est  un 
état  violent  dans  la  république;  mais  il  est  des 
maux  extrêmes  qui  rendent  les  remèdes  violents 
nécessaires ,  et  dont  il  faut  tâcher  de  guérir  à  tout 
prix.  La  confédération  est  en  Pologne  ce  qu'était 
la  dictature  chez  les  Romains.  L'une  et  l'autre  font 
taire  les  lois  dans  un  péril  pressant,  mais  avec 
cette  grande  différence,  que  la  dictature,  directe- 
ment contraire  à  la  législation  romaine  et  à  l'esprit 
du  gouvernement,  a  fini  par  le  détruire ,  et  que  les 
confédérations,  au  contraire,  n'étant  qu'un  moyen 
de  raffermir  et  rétablir  la  constitution  ébranlée  par 
de  grands  efforts ,  peuvent  tendre  et  renforcer  le 
ressort  relâché  de  l'état  sans  pouvoir  jamais  le  bri- 
ser. Cette  forme  fédérative,  qui  peut-être  dans  son 
origine  eut  une  cause  fortuite,  me  paraît  être  un 
chef-d'œuvre  de  politique.  Partout  où  la  liberté 
règne, elle  est  incessamment  attaquée,  et  très-sou- 
vent en  péril.  Tout  état  libre  où  les  grandes  crises 
n'ont  pas  été  prévues  est  à  chaque  orage  en  danger 
de  périr.  Il  n'y  a  que  les  Polonais  qui  de  ces  crises 
mêmes  aient  su  tirer  un  nouveau  moyen  de  main- 
tenir la  constitution.  Sans  les  confédérations,  il  y 


CHAPITRE  ÎX.  Sig 

a  long-temps  que  la  république  de  Pologne  ne  se- 
rait plus,  et  j'ai  grand'peur  qu'elle  ne  dure  pas 
long-temps  après  elles  si  l'on  prend  le  parti  de  les 
abolir.  Jetez  les  yeux  sur  ce  qui  vient  de  se  passer. 
Sans  les  confédérations  l'état  était  subjugué ,  la  li- 
berté était  pour  jamais  anéantie.  Voulez-vous  ôter 
à  la  république  la  ressource  qui  vient  de  la  sauver? 

Et  qu'on  ne  pense  pas  que,  quand  le  liberwn 
veto  sera  aboli  et  la  pluralité  rétablie ,  les  confédé- 
rations deviendront  inutiles ,  comme  si  tout  leur 
avantage  consistait  dans  cette  pluralité.  Ce  n'est 
pas  la  même  chose.  La  puissance  executive  attachée 
aux  confédérations  leur  donnera  toujours,  dans 
les  besoins  extrêmes ,  une  vigueur ,  une  activité , 
une  célérité  que  ne  peut  avoir  la  diète,  forcée  à 
marcher  à  pas  plus  lents,  avec  plus  de  formalités ,  et 
qui  ne  peut  faire  un  seul  mouvement  irrégulier 
sans  renverser  la  constitution. 

Non,  les  confédérations  sont  le  bouclier,  l'asile, 
le  sanctuaire  de  cette  constitution.  Tant  qu'elles 
subsisteront ,  il  me  paraît  impossible  qu'elle  se  dé- 
truise. Il  faut  les  laisser,  mais  il  faut  les  régler.  Si 
tous  les  abus  étaient  ôtés,  les  confédérations  de- 
viendraient presque  inutiles.  La  réforme  de  votre 
gouvernement  doit  opérer  cet  effet.  Il  n'y  aura  plus 
que  les  entreprises  violentes  qui  mettent  dans  la 
nécessité  d'y  recourir;  mais  ces  entreprises  sont 
dans  l'ordre  des  choses  qu'il  faut  prévoir.  Au  lieu 
donc  d'abolir  les  confédérations ,  déterminez  les  cas 
où  elles  peuvent  légitimement  avoir  lieu,  et  puis 
réglez-en  bien  la  forme  et  l'effet,  pour  leur  donner 


320  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

une  sanction  légale  autant  qu'il  est  possible,  sans 
gêner  leur  formation  ni  leur  activité.  Il  y  a  même 
de  ces  cas  où ,  par  le  seul  fait ,  toute  la  Pologne  doit 
être  à  l'instant  confédérée,  comme,  par  exemple, 
au  moment  où ,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit 
et  hors  le  cas  d'une  guerre  ouverte ,  des  troupes 
étrangères  mettent  le  pied  dans  l'état;  parce  qu'en- 
fin ,  quel  que  soit  le  sujet  de  cette  entrée ,  et  le 
gouvernement  même  y  eût-il  consenti ,  confédéra- 
tion chez  soi  n'est  pas  hostilité  chez  les  autres, 
Lorsque ,  par  quelque  obstacle  que  ce  puisse  être , 
la  diète  est  empêchée  de  s'assembler  au  temps  mar- 
qué par  la  loi ,  lorsqu'à  l'instigation  de  qui  que  ce 
soit  on  fait  trouver  des  gens  de  guerre  au  temps  et 
au  lieu  de  son  assemblée,  ou  que  sa  forme  est  alté- 
rée, ou  que  son  activité  est  suspendue  ,  ou  que  sa 
liberté  est  gênée  en  quelque  façon  que  ce  soit,  dans 
tous  ces  cas  la  confédération  générale  doit  exister 
par  le  seul  fait;  les  assemblées  et  signatures  parti- 
culières n'en  sont  que  dès  branches;  et  tous  les 
maréchaux  en  doivent  être  subordonnés  à  celui  qui 
aura  été  nommé  le  premier. 


CHAPITRE   X. 

Administration. 


Sans  entrer  dans  des  détails  d'administration 
pour  lesquels  les  connaissances  et  les  vues  me 
manquent  également,  je  risquerai  seulement  sur  les 
deux  parties  des  finances  et  de  la  guerre  quelques 


CHAPITRE   X.  321 

idées  que  je  dois  dire,  puisque  je  les  crois  bonnes, 
quoique  presque  assuré  qu'elles  ne  seront  pas 
goûtées  :  mais  avant  tout  je  ferai  sur  l'administra- 
tion de  la  justice  une  remarque  qui  s'éloigne  un 
peu  moins  ^de  l'esprit  du  gouvernement  polonais. 
Les  deux  états  d'homme  d'épée  et  d'homme  de 
robe  étaient  inconnus  des  anciens.  Les  citoyens 
n'étaient  par  métier  ni  soldats ,  ni  juges ,  ni  prêtres , 
ils  étaient  tout  par  devoir.  Voilà  le  vrai  secret  de 
faire  que  tout  marche  au  but  commun ,  d'empê- 
cher que  l'esprit  d'état  ne  s'enracine  dans  les  corps 
aux  dépens  du  patriotisme,  et  que  l'hydre  de  la  chi- 
cane ne  dévore  une  nation.  La  fonction  de  jugé,  tant 
dans  les  tribunaux  suprêmes  que  dans  les  justices 
terrestres,  doit  être  un  état  passager  d'épreuves 
sur  lequel  la  nation  puisse  apprécier  le  mérite  et 
la  probité  d'un  citoyen  pour  l'élever  ensuite  aux 
postes  plus  éminents  dont  il  est  trouvé  capable. 
Cette  manière  de  s'envisager  eux-mêmes  ne  peut; 
que  rendre  les  juges  très  -  attentifs  à  se  mettre  à 
l'abri  de  tout  reproche ,  et  leur  donner  générale- 
ment toute  l'attention  et  toute  l'intégrité  que  leur 
place  exige.  C'est  ainsi  que  dans  les  beaux  temps 
âe  Rome  on  passait  par  la  préture  pour  arriver 
au  consulat.  Voilà  le  moyen  qu'avec  peu  de  lois 
claires  et  simples,  même  avec  peu  de  juges,  la 
justice  soit  bien  administrée ,  en  laissant  aux  juges 
le  pouvoir  de  les  interpréter  et  d'y  suppléer  au 
besoin  par  les  lumières  naturelles  de  la  droiture  et 
du  bon  sens.  Rien  de  plus  puéril  que  les  précau- 
tions prises  sur,ce  point  par  les  Anglais.  Pour  ôter 

R.    V.  21 


322      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

les  jugements  arbitraires  ils  se  sont  soumis  à  mille 
jugements  iniques  et  même  extravagants  :  des 
nuées  de  gens  de  loi  les  dévorent ,  d'éternels  procès 
les  consument;  et  avec  la  folle  idée  de  vouloir  tout 
prévoir ,  ils  ont  fait  de  leurs  lois  un  dédale  immense 
où  la  mémoire  et  la  raison  se  perdent  également. 
Il  faut  faire  trois  codes  :  l'un  politique ,  l'autre 
civil ,  et  l'autre  criminel;  tous  trois  clairs,  courts  et 
précis  autant  qu'il  sera  possible.  Ces  codes  seront 
enseignés  non-seulement  dans  les  universités,  mais 
dans  tous  les  collèges ,  et  l'on  n'a  pas  besoin  d'autre 
corps  de  droit.  Toutes  les  règles  du  droit  natiu'el 
sont  mieux  gravées  dans  les  cœurs  des  hommes 
que  dans  tout  le  fatras  de  Justinien  :  rendez -les 
seulement  honnêtes  et  vertueux,  et  je  vous  ré- 
ponds qu'ils  sauront  assez  de  droit.  Mais  il  faut  que 
tous  les  citoyens ,  et  surtout  les  hommes  pubKcs , 
soient  instruits  des  lois  positives  de  leur  pays  et 
des  règles  particulières  sur  lesquelles  ils  sont  gou- 
vernés. Ils  les  trouveront  dans  ces  codes  qu'ils 
doivent  étudier;  et  tous  les  nobles,  avant  d'être 
inscrits  dans  le  livre  d'or  qui  doit  leur  ouvrir 
l'entrée  d'une  diétine,  doivent  soutenir  sur  ces 
codes,  et  en  particulier  sur  le  premier,  un  examen 
qui  ne  soit  pas  une  simple  formalité ,  et  sur  lequel , 
s'ils  ne  sont  pas  suffisamment  instruits ,  ils  seront 
renvoyés  jusqu'à  ce  qu'ils  le  soient  mieux.  A  l'égard 
du  droit  romain  et  des  coutumes,  tout  cela,  s'il 
existe ,  doit  être  ôté  des  écoles  et  des  tribunaux. 
On  n'y  doit  connaître  d'autre  autorité  que  les  lois 
de  l'état  ;  elles  doivent  être  unifoi^nes  dans  toutes 


CHAPITRE  X.  323 

les  provinces ,  pour  tarir  une  source  de  procès  ;  et 
les  questions  qui  n'y  seront  pas  décidées  doivent 
l'être  par  le  bon  sens  et  l'intégrité  des  juges. 
Comptez  que  quand  la  magistrature  ne  sera  pour 
ceux  qui  l'exercent  qu'un  état  d'épreuve  pour 
monter  plus  haut ,  cette  autorité  n'aura  pas  en  eux 
l'abus  qu'on  en  pourrait  craindre,  ou  que,  si  cet  abus 
a  lieu ,  il  sera  toujours  moindre  que  celui  de  ces 
foules  de  lois  qui  souvent  se  contredisent ,  dont  le 
nombre  rend  les  procès  éternels,  et  dont  le  conflit 
rend  également  les  jugements  arbitraires. 

Ce  que  je  dis  ici  des  juges  doit  s'entendre  à  plus 
forte  raison  des  avocats.  Cet  état  si  respectable 
en  lui-même  se  dégrade  et  s'avilit  sitôt  qu'il  devient 
un  métier.  L'avocat  doit  être  le  premier  juge.de 
.  son  client  et  le  plus  sévère  :  son  emploi  doit  être , 
comme  il  était  à  Rome ,  et  comme  il  est  encore  à 
Genève ,  le  premier  pas  pour  arriver  aux  magistra- 
tures ;  et  en  effet  les  avocats  sont  fort  considérés  à 
Genève  et  méritent  de  l'être.  Ce  sont  des  postulants 
pour  le  conseil,  très -attentifs  à  ne  rien  faire  qui 
leur  attire  l'improbation  publique.  Je  voudrais  que 
toutes  lés  fonctions  publiques  menassent  ainsi  de 
l'une  à  l'autre ,  afin  que  nul  ne  s'arrangeant  pour 
rester  dans  la  sienne ,  ne  s'en  fît  un  métier  lucratif 
et  ne  se  mît  au-dessus  du  jugement  des  hommes.  Ce 
moyen  remplirait  parfaitement  le  vœu  de  faire  pas- 
ser les  enfants  des  citoyens  opulents  par  l'état  d'a- 
vocat ,  ainsi  rendu  honorable  et  passager.  Je  déve- 
lopperai mieux  cette  idée  dans  un  moment. 
Je  dois  dire  ici  en  passant ,  puisque  cela  me  vient 

21. 


3^4  GOUVERIfEMEIfT  DE  POLOGNE. 

à  l'esprit  /qu'il  est  contre  le  système  d'égalité  dans 
l'ordre  équestre  d'y  établir  des  substitutions  et  des 
majorats.  Il  faut  que  la  législation  tende  toujours 
à  diminuer  la  grande  inégalité  de  fortune  et  de 
pouvoir  qui  met  trop  de  distance  entre  les  seigneurs 
et  les  simples  nobles,  et  qu'un  progrès  naturel 
tend  toujours  à  augmenter.  A  l'égard  du  cens  par 
lequel  on  fixerait  la  quantité  dé  terre  qu'un  noble 
doit  posséder  pour  être  admis  aux  diétines,  voyant 
à  cela  du  bien  et  du  mal ,  et  ne  connaissant  pas 
assez  le  pays  pour  comparer  les  effets ,  je  n'ose 
absolument  décider  cette  question.  Sans  contredit 
il  serait  à  délirer  qu'un  citoyen  ayant  voix  dans 
un  palatinat  y  possédât  quelques  terres ,  mais  je 
n'aimerais  pas  trop  qu'on  en  fixât  la  quantité  :  en 
comptant  les  possessions  pour  beaucoup  de  choses , 
faut-il  donc  tout-à-fait  compter  les  hommes  pour 
rien?  Eh  quoi!  parce  qu'un  gentilhomme  aura  peu 
ou  point  de  terres ,  cesse-t-il  pour  cela  d'être  libre 
et  noble?  et  sa  pauvreté  seule  est-elle  un  crime 
assez  grave  pour  lui  faire  perdre  son  droit  de 
citoyen  ? 

Au  reste,  il  ne  faut  jamais  souffrir  qu'aucune 
loi  tombe  en  désuétude.  Fût-elle  indifférente,  fût- 
elle  mauvaise,  il  faut  l'abroger  formellement,  ou 
la  maintenir  en  vigueur.  Cette  maxime ,  qui  est  fon- 
damentale, obligera  de  passer  en  revue  toutes  les 
anciennes  lois,  d'en  abroger  beaucoup ,  et  de  don- 
ner la  sanction  la  plus  sévère  à  celles  qu'on  vou- 
dra conserver.  On  regarde  en  France  comme  une 
maxime  d'état  de  fermer  les  yeux  sur  beaucoup  de 


CHAPITRE  X.  3^5 

choses  :  c'est  à  quoi  le  despotisme  oblige  toujours; 
mais,  dans  un  gouvernement  libre ,  c'est  le  moyen 
d'énerver  la  législation  et  d'ébranler  la  constitu- 
tion. Peu  de  lois,  mais  bien  digérées,  et  surtout 
bien  observées.  Tous  les  abus  qui  ne  sont  pas  dé- 
fendus sont  encore  sans  conséquence  :  mais  qui  dit 
une  loi  dans  un  état  libre  dit  une  chose  devant  la- 
quelle tout  citoyen  tremble ,  et  le  roi  tout  le  pre- 
mier. En  un  mot ,  souffrez  tout  plutôt  que  d'user 
le  ressort  des  lois  ;  car ,  quand  une  fois  ce  ressort 
est  usé,  l'état  est  perdu  sans  ressource. 


CHAPITRE  XL 

Système  économique. 

Le  choix  du  système  économique  que  doit  adop- 
ter la  Pologne  dépend  de  l'objet  qu'elle  se  propose 
en  corrigeant  sa  constitution.  Si  vous  ne  voulez 
que  devenir  bruyants ,  brillants ,  redoutables ,  et 
influer  sur  les  autres  peuples  de  l'Europe,  vous 
avez  leur  exemple ,  appliquez-vous  à  l'imiter.  Cul- 
tivez les  sciences,  les  arts,  le  commerce,  l'indus-^ 
trie;  ayez  des  troupes  réglées,  des  places  fortes, 
des  académies,  surtout  un  bon  système  de  finance 
qui  fasse  bien  circuler  l'argent ,  qui  par  là  le  mul- 
tiplie ,  qui  vous  en  procure  beaucoup  ;  travaillez  à 
le  rendre  très -nécessaire,  afin  de  tenir  le  peuple 
dans  une  plus  grande  dépendance ,  et  pour  cela, 
fomentez  et  le  luxe  matériel ,  et  le  luxe  de  l'esprit , 
qui  en  est  inséparable.  De  cette  manière  vous  for- 


326  GOUVERNEMENT  DB  POLOGNE. 

merez  un  peuple  intrigant,  ardeflt,  avide,  ambi- 
tieux ,  servile  et  fripon  comme  les  autres ,  toujours 
sans  aucim  milieu  à  Tun  des  deux  extrêmes  de  là 
misère  ou  de  l'opulence,  de  la  licence  ou  de  l'es* 
clavage  :  mais  on  vous  comptera  paitni  les  grandes 
puissances  de  l'Europe  ;  vous  entrerez  dans  tous  les 
systèmes  politiques;  dans  toutes  les  négociation^ 
on  recherchera  votre  alliance,  on  vous  liera  par 
des  traités  :  il  n'y  aura  pas  une  guerre  en  Europe 
où  vous  n'ayez  l'honneur  d'être  fourrés  :  si  le  bon- 
heur vous  en  veut,  vous  pourrez  rentrer  dans  vos 
anciennes  possessions,  peut-être  en  conquérir  de 
nouvelles,  et  puis  dire  comme  Pyrrhus  ou  comme 
les  Russes ,  c'est-a-dire  comme  les  enfants  :  «  Quand 
«  tout  le  monde  sera  à  moi  je  mangerai  bien  du 
«  sucre.  » 

Mais  si  par  hasard  vous  aimiez  mieux  former  une 
nation  libre ,  paisible  et  sage ,  qui  n'a  ni  peur  ni 
besoin  de  personne ,  qui  se  suffit  à  elle  -  même  et 
qui  est  heureuse;  alors  il  faut  prendre  une  mé- 
thode toute  différente,  maintenir,  rétablir  chez 
vous  des  mœurs  simples ,  des  goûts  sains ,  un  es- 
prit martial  sans  ambition  ;  former  des  âmes  cou- 
rageuses et  désintéressées;  appliquer  vos  peuples  à 
l'agriculture  et  aux  arts  nécessaires  à  la  vie;  rendre 
l'argent  méprisable,  et,  s'il  se  peut ,  inutile  ;  cher- 
cher, trouver, pour  opérer  de  grandes  choses,  des 
ressorts  plus  puissants  et  plus  sûrs.  Je  conviens 
qu'en  suivant  cette  route  vous  ne  remplirez  pas  les 
gazettes  du  bruit  de  vos  fêtes ,  de  vos  négociations, 
de  vos  exploits  ;  que  les  philosophes  ne  vous  en- 


CHAPITRE  XI.  527 

penseront  pas ,  que  les  poètes  ne  vous  chanteront 
pas ,  qu'en  Europe  on  parlera  peu  de  vous  ;  peut* 
être  même  affectera-t-on  de  vous  dédaigner  ;  mais 
vous  vivrez  dans  la  véritable  abondance,  dans  la 
justice ,  et  dans  la  liberté  ;  mais  on  ne  vous  cher^ 
chera  pas  querelle ,  on  vous  craindra  sans  en  flaire 
semblant,  et  je  vous  réponds  que  les  Russes  ni 
d'autres  ne  viendront  plus  faire  les  msutres  chez 
vous,  ou  que,  si  pour  leur  malheur  ils  y  viennent, 
ils  seront  beaucoup  plus  pressés  d'en  sortir*  Ne 
tentez  pas  surtout  d'allier  ces  deux  projets,  ils  sont 
trop  contradictoires  ;  et  vouloir  aller  aux  deux  par 
une  marche  composée ,  c'est  vouloir  les  manquer 
tous  deux.  Choisissez  donc,  et  si  vous  préférez  le 
premier  parti ,  cessez  ici  de  me  lire  ;  car,  de  tout  ce 
qui  me  reste  à  proposer,  rien  ne  se  rapporte  plusu 
qu'au  second. 

Il  y  a  sans  contredit  d'excellentes  vues  économie* 
ques  dans  les  papiers  qui  m'ont  été  communiqués. 
Le  défaut  que  j'y  vois  est  d'être  plus  favorables  à 
la  richesse  qu'à  la  prospérité.  En  fait  de  nouveaux 
établissements ,  il  ne  faut  pas  se  contenter  d'en  voir 
l'effet  immédiat  ;  il  faut  encore  en  bien  prévoir  les 
conséquences  éloignées ,  n^ais  nécessaires.  Le  pro- 
jet, par  exemple,  pour  la  vente  des  starosties*  et 
pour  la  manière  d'en  employer  le  produit  me  pa- 
raît bien  entendu  et  d'une  exécution  facile  dans  le 
système  étabU  dans  toute  l'Europe  de  tout  faire 

■ 

*  Voyez  la  Notice  préliminaire.  On  comptait ,  tant  en  Pologne  que 
dans  le  duché  de  Lithuanie,  près  de  cinq  cents  domaines  de  cette 
espèce  y  et  il  y  en  avait  dont  le  revenu  s'élevait  jusqu'à  6o,oqo  (r. 


SaS  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

avec  de  l'argent.  Mais  ce  système  est-il  bon  en  lui- 
même  et  va-t-il  bien  à  son  but  ?  Est-il  sûr  que  l'ar- 
gent soit  le  nerf  de  la  guerre  ?  Les  peuples  riches 
ont  toujours  été  battus  et  conquis  par  les  peuples 
pauvres.  Est-il  sûr  que  l'argent  soit  le  ressort  d'un 
bon  gouvernement?  Les  systèmes  de  finance  sont 
modernes.  Je  n'en  vois  rien  sortir  de  bon  ni  de 
grand.  Les  gouvernements  anciens  ne  connaissaient 
pas  même  ce  mot  àe  finance  y  et  ce  qu'ils  faisaient 
avec  des  hommes  est  prodigieux.  L'argent  est  tout 
au  plus  le  supplément  des  hommes ,  et  le  supplé- 
ment ne  vaudra  jamais  la  chose.  Polonais ,  laissez- 
moi  tout  cet  argent  aux  autres ,  ou  contentez-vous 
de  celui  qu'il  faudra  bien  qu'ils  vous  donnent ,  puis- 
qu'ils ont  plus  besoin  de  vos  blés  que  vous  de  leur 
or.  Il  vaut  mieux ,  croyez-moi ,  vivre  dans  l'abon- 
dance que  dans  l'opulence  ;  soyez  mieux  que  pécu- 
nieux,  soyez  riches  :  cultivez  bien  vos  champs,  sans 
vous  soucier  du  reste  ;  bientôt  vous  moissonnerez 
de  l'or,  et  plus  qu'il  n'en  faut  pour  vous  procurer 
l'huile  et  le  vin  qui  vous  manquent ,  puisque  à  cela 
près  la  Pologne  abonde  ou  peut  abonder  de  tout. 
Pour  vous  maintenir  heureux  et  libres,  ce  sont  des 
têtes,  des  cœurs  et  de^bras  qu'il  vous  faut;  c'est 
•  là  ce  qui  fait  la  force  d'un  état  et  la  prospérité  d'un 
peuple.  Les  systèmes  de  finance  font  des  âmes  vé- 
nales; et  dès  qu'on  ne  veut  que  gagner,  on  gagne 
toujours  plus  à  être  fripon  qu'honnête  homme. 
L'emploi  de  l'argent  se  dévoie  et  se  cache  ;  il  est 
destiné  à  une  chose  et  employé  à  une  autre.  Ceux 
qui  le  manient  apprennent  bientôt  à  le  détourner  ; 


CHAPITRE  XI.  .  329 

et  que  sont  tous  les  surveillants  qu'on  leur  donne , 
sinon  d'autres  fripons  qu'on  envoie  partager  avec 
eux  ?  S'il  n'y  avait  que  des  richesses  publiques  et 
manifestes,  si  la  marche  de  l'or  laissait  une  marque 
ostensible  et  ne  pouvait  se  cacher,  il  n'y  aurait 
point  d'expédient  plus  commode  pour  acheter  des 
services ,  du  courage ,  de  la  fidélité ,  des  vertus  ; 
mais ,  vu  sa  circulation  secrète ,  il  est  plus  com- 
mode encore  pour  faire  des  pillards  et  des  traîtres, 
pour  mettre  à  l'enchère  le  bien  public  et  la  li- 
berté. En  un  mot,  l'argent  est  à  la  fois  le  ressort 
le  plus  faible  et  le  plus  vain  que  je  connaisse  pour 
faire  marcher  à  son  but  la  machine  politique ,  le 
plus  fort  et  le  plus  sûr  pour  l'en  détourner. 

On  ne  peut  faire  agir  les  hommes  que  par  leur 
intérêt,  je  le  sais;  mais  l'intérêt  pécuniaire  est  le. 
plus  mauvais  de  tous ,  le  plus  vil ,  le  plus  propre  à 
la  corruption ,  et  même ,  je  le  répète  avec  confiance 
et  le  soutiendrai  toujours,  le  moindre  et  le  plus 
faible  aux  yeux  de  qui  connaît  bien  le  cœur  hu- 
main. Il  est  naturellement  dans  tous  les  cœurs  de 
grandes  passions  en  réserve  ;  quand  il  n'y  reste  plus 
que. celle  de  l'argent,  c'est  qu'on  a  énervé,  étouffé 
toutes  les  autres  qu'il  fallait  exciter  et  développer. 
L'avare  n'a  point  proprement  de  passion  qui  le 
.domine;  il  n'aspire  à  l'argent  que  par  prévoyance, 
pour  contenter  celles  qui  pourront  lui  venir.  Sa- 
chez les  fomenter  et  les  contenter  directement  sans 
cette  ressource  ;  bientôt  elle  perdra  tout  son  prix. 

Les  dépenses  publiques  sont  inévitables ,  j'en 
conviens  encore  ;  faites-les  avec  toute  autre  chose 


33d  -  GOUVERITEMEKT  BE  POLOGNE. 

qu'avec  de  l'argent.  De  nos  jours  encore  on  voit 
en  Suisse  les  officiers ,  magistrats  et  autres  stipen- 
diaires  publics,  payés  avec  des  denrées.  Ils  ont  des 
dîmes.,  du  vin ,  du  bois ,  des  droits  utiles ,  honori- 
fiques. Tout  le  service  public  se  fiait  par  corvées , 
l'état  ne  paie  presque  rien  en  argent.  Il  en  faut, 
dira-t-on,  pour  le  paiement  des  troupes.  Cet  article 
aura  sa  place  dans  un  moment.  Cette  manière  de 
paiement  n'est  pas  sans  inconvénient  ;  il  y  a  de  la 
perte,  du  gaspillage:  l'administration  de  ces  sortes 
de  biens  est  plus  embarrassante  ;  elle  déplaît  sur- 
tout à  ceux  qui  en  sont  chargés ,  parce  qu'ils  y 
trouvent  moins  à  faire  leur  compte.  Tout  cela  est 
vrai  ;  mais  que  le  mal  est  petit  en  comparaison  de 
la  foule  de  maux  qu'il  sauve  !  Un  homme  voudrait 
jnalverser  qu'il  ne  le  pourrait  pas ,  du  moins  sans 
qu'il  y  parût.  On  m'objectera  les  baillis  de  quelques 
cantons  suisses;  mais  d'où  viennent  leurs  vexa- 
tions? des  amendes  pécuniaires  qu'ils  imposent.  Ces 
amendes  arbitraires  sont  un  grand  mal  déjà  par 
eDes-mêmes  ;  cependant  s'ils  ne  les  pouvaient  exi- 
ger qu'en  denrées ,  ce  ne  serait  presque  rien.  L'ar- 
gent extorqué  se  cache  aisément,  des  magasins  ne 
se  cacheraient  pas  de  même.  Cherchez  en  tout  pays, 
en  tout  gouvernement  et  par  toute  terre,  vous  n'y 
trouverez  pas  un  grand  mal  en  morale  et  en  poli-, 
tique  où  l'argent  ne  soit  mêlé. 

'  On  me  dira  que  l'égalité  des  fortunes  qui  règne 
en  Suisse  rend  la  parcimonie  aisée  dans  l'adminis- 
tration ;  au  lieu  que  tant  de  puissantes  maisons  et 
de  grands  seigneurs  qui  sont  en  Pologne  deman- 


CHAPITRE  XI.  '  33l 

dent  pour  leur  entretien  de  grandes  dépenses  et 
des  finances  pour  y  pourvoir.  Point  du  tout.  Ces 
grands  seigneurs  sont  riches  par  leurs  patrimoines , 
et  leurs  dépenses  seront  moindres  quand  le  luxe 
cessera  d'être  en  honneur  dans  l'état,  sans  qu'elles 
les  distinguent  moins  des  fortunes  inférieures  qui 
suivront  la  même  proportion.  Payez  leurs  servîtes 
par  de  l'autorité ,  des  honneurs,  de  grandes  placés. 
L'inégalité  des  rangs  est  compensée  en  Pologne  par 
l'avantage  de  .la  noblesse  qui  rend  ceux  qui  les  remr 
plissent  plus  jaloux  des  honneurs  que  du  profit. 
La  répubUque,  en  graduant  et  distribuant  à  pro- 
pos ces  récompenses  purement  honorifiques,  se 
ménage  un  trésor  qui  né  la  ruinera  pas ,  et  qui  lui 
donnera  des  héros  pour  citoyens.  Ce  trésor  des 
honneurs  est  une  ressource  inépuisable  chez  un 
peuple  qui  a  de  l'honneur;  et  plût  à  Dieu  que  la 
Pologne  eût  l'espoir  d'épuiser  cette  ressource!  O 
heureuse  la  nation  qui  ne  trouvera  plus  dans  son 
sein  de  distinctions  possibles  pour  la  vertu  ! 

Au  défaut  de  n'être  pas  dignes  d'elle ,  les  réconi- 
penses  pécuniaires  joignent  celui  de  n'être  pas  as- 
sez publiques,  de  ne  parler  pas  sans  cesse  aux 
yeux  et  aux  cœurs ,  de  disparaître  aussitôt  qu'elles 
sont  accordées,  et  de  ne  laisser  aucune  trace  vi- 
sible qui  excite  l'émulation  en  perpétuant  l'hon- 
neur qui  doit  les  accompagner.  Je  voudrais  que 
tous  les  grades,  tous  les  emplois ,  toutes  les  récom- 
penses honorifiques ,  se  marquassent  par  des  signes 
extérieurs  ;  qu'il  ne  fût  jamais  permis  à  un  homme 
en  place  de.  marcher  incognito;  que  les  marques 


332  GOUVERBTEMKWT  DB  POLOGNE. 

de  son  rang  ou  de  sa  dignité  le  suivissent  par- 
tout, afin  que  le  peuple  le  respectât  toujours,  et 
qu'il  se  respectât  toujours  lui-même  ;  qu'il  pût 
ainsi  toujours  dominer  l'opulence  ;  qu'un  riche  qui 
n'est  que  riche,  sans  cesse  offusqué  par  des  ci- 
toyens titrés  et  pauvres ,  ne  trouvât  ni  considéra- 
tion ni  agrément  dans  sa  patrie;  qu'il  fut  forcé  de 
la  servir  pour  y  briller,  d'être  intègre  par  ambi- 
tion ,  et  d'aspirer  malgré  sa  richesse  à  des  rangs  où 
la  seule  approbation  publique  mène ,  et  d'où  le 
blâme  peut  toujours  faire  déchoir.  Voilà  comment 
on  énerve  la  force  des  richesses ,  et  comment  on 
fait  des  hommes  qui  ne  sont  point  à  vendre.  J'in- 
siste beaucoup  sur  ce  point ,  bien  persuadé  que 
vos  voisins,  et  surtout  les  Russes,  n'épargneront 
rien  pour  corrompre  vos  gens  en  place ,  et  que  la 
grande  affaire  de  votre  gouvernement  est  de  tra- 
vailler à  les  rendre  incorruptibles. 

Si  l'on  me  dit  que  je  veux. faire  de  la  Pologne  un 
peuple  de  capucins,  je  réponds  d'abord  que  ce  n'est 
là  qu'un  argument  à  la  française ,  et  que  plaisanter 
n'est  pas  raisonner.  Je  réponds  encore  qu'il  ne  faut 
pas  outrer  mes  maximes  au-delà  de  mes  intentions 
et  de  la  raison  ;  que  mon  dessein  n'est  pas  de  sup- 
primer la  circulation  des  espèces ,  mais  seulement 
de  la  ralentir,  et  de  prouver  surtout  combien  il 
importe  qu'un  bon  système  économique  ne  soit 
pas  un  système  de  finance  et  d'argent.  Lycurgue , 
pour  déraciner  la  cupidité  dans  Sparte ,  n'anéantit 
pas  la  monnaie ,  mais  il  en  fit  une  de  fer.  Pour 
moi,  je  n'entends  proscrire  ni  l'argent  ni  l'or ,  mais 


CHAPITRÉ  XI.  333 

les  rendre  moins  nécessaires ,  et  faire  que  celui  qui 
n'en  a  pas  soit  pauvre  sans  être  gueux.  Au  fond , 
l'argent  n'est  pas  la  richesse  ,  il  n'en  est  que  le 
signe  ;  ce  n'est  pas  le  signe  qu'il  faut  multiplier , 
mais  la  chose  représentée.  J'ai  vu ,  malgré  les 
fahles  des  voyageurs ,  que  les  Anglais ,  au  milieu 
de  tout  leur  or ,  n'étaient  pas  en  détail  moins  né- 
cessiteux que  les  autres  peuples.  Et  que  m'importe, 
après  tout ,  d'avoir  cent  guinées  au  lieu  de  dix,  si  ces 
cent  guinées  ne  me  rapportent  pas  une  subsistance 
plus  aisée  ?  La  richesse  pécuniaire  n'est  que  rela- 
tive :  et ,  selon  des  rapports  qui  peuvent  changer 
par  mille  causes ,  on  peut  se  trouver  successive- 
ment riche  et  pauvre  avec  la  même  somme ,  mais 
non  pas  avec  des  biens  en  nature  ;  car ,  comme 
immédiatement  utiles  à  l'homme ,  ils  ont  toujours 
leur  valeur  absolue  qui  ne  dépend  point  d'une  opé- 
ration de  commerce.  J'accorderai  que  le  peuple 
anglais  est  plus  riche  que  les  autres  peuples  :  mais 
il  ne  s'ensuit  pas  qu'un  bourgeois  de  Londres  vive 
plus  à  son  aise  qu'un  bourgeois  de  Paris.  De  peuple 
à  peuple ,  celui  qui  a  plus  d'argent  a  de  l'avantage; 
mais  cela  ne  fait  rien  au  sort  des  particuUers ,  et  ce 
n'est  pas  là  que  gît  la  prospérité  d'une  nation. 

Favorisez  l'agriculture  et  les  arts  utiles ,  non  pas 
en  enrichissant  les  cultivateurs ,  ce  qui  ne  serait 
que  les  exciter  à  quitter  leur  état ,  mais  en  le  leur 
rendant  honorable  et  agréable.  Établissez  les  ma- 
nufactures de  première  nécessité  ;  multipliez  sans 
cesse  vos  blés  et  vos  hommes ,  sans  vous  mettre 
en  souci  du  reste.  Le  superflu  du  produit  de  vos 


334  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

terres ,  qui ,  par  les  monopoles  multipliés ,  va  man- 
quer au  reste  de  l'Europe,  vous  apportera  néces- 
sairement plus  d'argent  que  vous  n'en  aurez  besoin. 
Au-delà  de  ce  produit  nécessaire  et  sûr ,  vous  serez 
pauvres  tant  que  vous  voudrez  en  avoir;  sitôt  que 
vous  saurez  vous  en  passer  ,  vous  serez  riches. 
Voilà  l'esprit  que  je  voudrais  faire  régner  dans 
votre  système  économique  :  peu  songer  à  l'étran- 
ger ,  peu  vous  soucier  du  commerce ,  mais  multi- 
plier chez  vous  autant  qu'il  est  possible  et  la  denrée 
et  les  consommateurs.  L'effet  infaillible  et  naturel 
d'un  gouvernement  libre  et  juste  est  la  population. 
Plus  donc  vous  perfectionnerez  votre  gouverne- 
ment, plus  vous  multiplierez  votre  peuple  sans 
même  y  songer.  Vous  n'aurez  ainsi  ni  mendiants 
ni  millionnaires.  Le  luxe  et  l'indigence  disparaî- 
tront ensemble  insensiblement  ;  et  les  citoyens , 
guéris  des  goûts  frivoles  que  donne  l'opulence ,  et 
des  vices  attachés  à  la  misère ,  mettront  leurs  soins 
et  leur  gloire  à  bien  servir  la  patrie ,  et  trouveront 
leur  bonheur  dans  leurs  devoirs. 

Je  voudrais  qu'on  imposât  toujours  les  bras  des 
hommes  plus  que  leurs  bourses  ;  que  les  chemins , 
les  ponts ,  les  édifices  publics ,  le  service  du  prince 
et  de  l'état,  se  fissent  par  des  corvées  et  non  point 
à  prix  d'argent.  Cette  sorte  d'impôt  est  au  fond  la 
moins  onéreuse ,  et  surtout  celle  dont  on  peut  le 
moins  abuser  ;  car  l'argent  disparaît  en  sortant  des 
main3  qui  le  paient  ;  mais  chacun  voit  à  quoi  les 
hommes  sont  employés ,  et  l'on  ne  peut  les  sur- 
charger à  pure  perte.  Je  sais  que  cette  méthode  est 


GUAPITRJB  XI.  335 

■ 

impraticable  où  régnent  le  luxe  ,  le  commercé  et 
les  arts  :  mais  rien  n'est  si  facile  chez  un  ^peuple 
simple  et  de  bonnes  mœurs ,  et  rien  n'est  plus  utile 
pour  les  conserver  telles  :  c'est  une  raison  de  plus 
pour  la  préférer. 

Je  reviens  donc  aux  starosties ,  et  je  conviens 
derechef  que  le  projet  de  les  vendre  pour  en  faire 
valoir  le  produit  au  profit  du  trésor  public  est  bon 
et  bien  entendu ,  quant  à  son  objet  économique  : 
mais  quant  à  l'objet  politique  et  moral ,  ce  projet 
est  si  peu  de  mon  goût ,  que ,  si  les  starosties  étaient 
vendues  ,  je  voudrais  qu'on  les  rachetât  pour  en 
faire  le  fonds  des  salaires  et  récompenses  de  ceux 
qui  serviraient  la  patrie  ou  qui  auraient  bien  mé- 
rité d'elle.  En  un  mot ,  je  voudrais ,  s'il  était  pos- 
sible, qu'il  n'y  eût  point  de  trésor  public ,  et  que 
le  fisc  ne  connût  pas  même  les  paiements  en  argents 
Je  sens  que  la  chose  à  la  rigueur  n'est  pas  possible; 
mais  l'esprit  du  gouvernement  doit  toujours  tendre 
à  la  rendre  telle,  et  rien  n'est  plus  contraire  à  cet 
esprit  que  la  vente  dont  il  s'agit.  La  république 
en  serait  plus  riche ,  il  est  vrai  ;  mais  le  ressort  du 
gouvernemtînt  en  serait  plus  faible  en  proportion. 

J'avoue  que  la  régie  des  biens  publics  en  devien- 
drait plus  difficile ,  et  surtout  moins  agréable  aux 
régisseurs ,  quand  tous  ces  biens  seront  en  nature 
et  point  en  argent  :  mais  il  faut  faire  alors  de  cette 
régie  et  de  son  inspection  autant  d'épreuves  de  bon 
sens ,  de  vigilance  ,  et  surtout  d'intégrité ,  pour 
parvenir  à  des  places  plus  éminentes.  On  ne  fera 
qu'imiter  à  cet  égard  l'administration  municipale 


336      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

établie  à  Lyon ,  où  il  faut  commencer  par  être  ad- 
ministr|iteur  de  l'Hôtel -Dieu  pour  parvenir  aux 
charges  de  la  ville ,  et  c'est  sur  la  manière  dont 
on  s'acquitte  de  celle-là  qu'on  fait  juger  si  l'on  est 
digne  des  autres.  Il  n'y  avait  rien  de  plus  intègre 
que  les  questeurs  des  armées  romaines ,  parce  que 
la  questure  était  le  premier  pas  pour  arriver  aux 
charges  curules.  Dans  les  places  qui  peuvent  ten- 
ter la  cupidité ,  il  faut  faire  en  sorte  que  l'ambi- 
tion la  réprime.  Le  plus  grand  bien  qui  résulte  de 
là  n'est  pas  l'épargne  des  friponneries ,  mais  c'est 
de  mettre  en  honneur  le  désintéressement ,  et  de 
rendre  la  pauvreté  respectable  quand  elle  est  le 
fruit  de  l'intégrité. 

Les  revenus  de  la  république  n'égalent  pas  sa 
dépense  ;  je  le  crois  bien  :  les  citoyens  ne  veulent 
rien  payer  du  tout.  Mais  des  hommes  qui  veulent 
être  libres  ne  doivent  pas  être  esclaves  de  leur 
bourse ,  et  où  est  l'état  où  la  liberté  ne  s'achète 
pas  et  même  très -cher?  On  me  citera  la  Suisse; 
mais  ,  comme  je  l'ai  déjà  dit ,  dans  la  Suisse  les  ci- 
toyens remplissent  eux-mêmes  les  fonctions  que 
partout  ailleurs  ils  aiment  mieux  payer  pour  les 
faire  remplir  par  d'autres.  Ils  sont  soldats ,  offi- 
ciers ,  magistrats  ,  ouvriers  :  ils  sont  tout  pour  le 
service  de  l'état  ;  et,  toujours  prêts  à  payer  de  leur 
personne ,  ils  n'ont  pas  besoin  de  payer  encore  de 
leur  bourse.  Quand  les  Polonais  voudront  en  faire 
autant ,  ils  n'auront  pas  plus  besoin  d'argent  que 
les  Suisses  ;  mais  si  un  si  grand  état  refuse  de  se 
conduire  sur  les  maximes  des  petites  républiques , 


(Chapitre  xi.  33j 

il  ne  faut  pas  qu'il  en  recherche  les  avantages ,  ni 
qu'il  veuille  l'effet  en  rejetant  lés  moyens  de  Tob- 
tenir.  Si  la  Pologne  était ,  selon  mon  désir ,  une 
confédération  de  trente-trois  petits  états,  elle  réu- 
nirait la  force  des  grandes  monarchies  et  la  liberté 
des  petites  républiques  ;  mais  il  faudrait  pour  cela 
renoncer  à  l'ostentation ,  et  j'ai  peur  que  cet  ar- 
ticle ne  soit  le  plus  difficile. 

De  toutes  les  manières  d'asseoir  un  impôt,  la 
plus  commode  et  celle  qui  coûte  le  moins  de  frais 
est  sans  contredit  la  capitation;.mais  c'est  aussi  la 
plus  forcée ,  la  plus  arbitraire ,  et  c'est  sans  doute 
pour  cela  que  Montesquieu  la  trouve  servile ,  quoi- 
qu'elle ait  été  la  seule  pratiquée  par  les  Romains, 
et  qu'elle  existe  encore  en  ce  moment  en  plu- 
sieurs républiques,  sous  d'autres  noms  à  la  vé- 
rité, comme  à  Genève,  où  l'on  appelle  celsL payer 
les  gardes,  et  où  les  seuls  citoyens  et  bourgeois 
paient  cette  taxe ,  tandis  que  les  habitants  et  natifs 
en  paient  d'autres  ;  ce  qui  est  exactement  le  con- 
traire de  l'idée  de  Montesquieu. 

Mais  comme  il  est  injuste  et  déraisonnable  d'im- 
poser les  gens  qui  n'ont  rien ,  les  impositions  réelles 
valent  toujours  mieux  que  les  personnelles  :  seu- 
lement il  faut  éviter  celles  dont  la  perception  est 
difficile  et  coûteuse ,  et  celles  surtout  qu'on  élude 
par  la  contrebande,  qui  fait  des  non-valeurs,  rem- 
plit l'état  de  fraudeurs  et  de  brigands,  et  corrompt 
la  fidélité  des  citoyens.  Il  faut  que  l'imposition  soit 
si  bien  proportionnée ,  que  l'embarras  de  la  fraude 
en  surpasse  le  profit.  Ainsi  jamais  d'impôt  sur  ce 

R.    V.  22 


338  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

qui  se  cache  aisément,  comme  la  dentelle  et  les 
bijoux;  il  vaut  mieux  défendre  de  les  porter  que 
de  les  entrer.  En  France  on  excite  à  plaisir  la  ten- 
tation de  la  contrebande ,  et  cela  me  fait  croire  que 
la  ferme  trouve  son  compte  à  c^  qu'il  y  ait  des 
contrebandiers.  Ce  système  est  abominable  et  con- 
traire à  tout  bon  sens.  L'expérience  apprend  que 
le  papier  timbré  est  un  impôt  sihgulièrement  oné- 
reux aux  pauvres , gênant  pour  le  commerce,  qui 
multiplie  extrêmement  les  chicanes ,  et  fait  beau- 
coup crier  le  peuple  partout  où  il  est  établi  :  je  ne* 
conseillerais  pas  d'y  penser.  Celui  sur  les  bes- 
tiaux me  paraît  beaucoup  meilleur ,  pourvu  qu'on 
évite  la  fraude  ;  car  toute  fraude  possible  est  tou- 
jours une  source  de  maux.  Mais  il  peut  être  oné- 
reux aux  contribuables  en  ce  qu'il  faut  le  payer  en 
argent,  et  le  produit  des  contributions  de  cette 
espèce  est  trop  sujet  à  être  dévoyé  de  sa  destina- 
tion. 

L'impôt  le  meilleur,  à  mon  avis,  le  plus  natu- 
rel ,  et  qui  n'est  point  sujet  à  la  fraude ,  est  une 
taxe  proportionnelle  sur  les  terres ,  et  sur  toutes 
les  terres  sans  exception,  comme  l'ont  proposée  le 
maréchal  de  Vauban  et  l'abbé  de  Saint-Pierre  ;  car 
enfin  c'est  ce  qui  produit  qui  doit  payer.  Tous  les 
biens  royaux ,  terrestres ,  ecclésiastiques  et  en  ro- 
ture, doivent  payer  également,  c'est-à-dire  propor- 
tionnellement à  leur  étendue  et  à  leur  produit, 
quel  qu'en  soit  le  propriétaire.  Cette  imposition 
paraîtrait  demander  une  opération  préliminaire 
qui  serait  longue  et  coûteuse ,  savoir  un  cadastre 


CHAPITRE  XI.  339 

général.  Mais  cette  dépense  peut  très-bien  s'éviter, 
et  même  avec  avantage,  en  asseyant  l'impôt  non 
sur  la  terre  directement,  mais  sur  son  produit,  ce 
qui  serait  encore  plus  juste;  c'est-à-dire  en  établis- 
sant dans  la  proportion  qui  serait  jugée  convenable 
une  dîme  qui  se  lèverait  en  nature  sur  la  récolte , 
comme  la  dîme  ecclésiastique  ;  et ,  pour  éviter  l'em- 
barras des  détails  et  des  tnagasins,  on  affermerait 
ces  dîmes  à  l'enchère,  comme  font  les  curés  ;  en 
sorte  que  les  particuliers  ne  seraient  tenus  de  payer 
la  dîme  que  sur  leur  récolte ,  et  ne  la  paieraient  de 
leur  bourse  que  lorsqu'ils  l'aimeraient  mieux  ainsi , 
sur  un  tarif  réglé  par  le  gouvernement.  Ces  fermes 
réunies  pourraient  être  un  objet  de  commerce ,  par 
le  débit  des  denrées  qu'elles  produiraient,  et  qui 
pourraient  passer  à  l'étranger  par  la  voie  de  Dant- 
zick  ou  de  Riga.  On  éviterait  encore  par  là  tous  les 
frais  de  perception  et  de  régie,  toutes  ces  nuées 
de  commis  et  d'employés  si  odieux  au  peuple,  si 
incommodes  au  public  ;  et ,  ce  qui  est  le  plus  grand 
point,  la  république  aurait  de  l'argent  sans  que  les 
citoyens  fussent  obligés  d'en  donner;  car  je  ne  ré- 
péterai jamais  assez  que  ce  qui  rend  la  taille  et 
tous  les  impôts  onéreux  au  cultivateur ,  est  qu'ils 
sont  pécuniaires,  et  qu'il  est  premièrement  obligé 
de  vendre  pour  parvenir  à  payer. 


22 


34o  GOCVERNEMENT  DE  POLOGNE. 


CHAPITRE  XII. 

Système  militaire. 

De  toutes  les  dépenses  de  la  république ,  l'entre- 
tien de  l'armée  de  la  couronne  est  la  plus  consi- 
dérable, et  certainement  les  services  que  rend  cette 
armée  ne  sont  pas  proportionnés  à  ce  qu'elle  coûte. 
Il  faut  pourtant,  va-t-on  dire  aussitôt,  des  troupes 
pour  garder  l'état.  J'en  conviendrais  si  ces  troupes 
le  gardaient  en  effet;  mais  je  ne  vois  pas  que  cette 
armée  l'ait  jamais  garanti  d'aucune  invasion,  et  j'ai 
grand'peur  qu  elle  ne  l'en  garantisse  pas  plus  dans 
la  suite. 

La  Pologne  est  environnée  de  puissances  belli- 
queuses qui  ont  continuellement  sur  pied  de  nom- 
breuses troupes  parfaitement  disciplinées ,  aux- 
quelles, avec  les  plus  grands  efforts  ,  elle  n'en 
pourra,  jamais  opposer  de  pareilles  sans  s'épuiser 
en  très-peu  de  temps ,  surtout  dans  l'état  déplo- 
rable où  celles  qui  la  désolent  vont  la  laisser.  D'ail- 
leurs on  ne  la  laisserait  pas  faire  ;  et  si ,  avec  les 
ressources  de  la  plus  vigoureuse  administration  , 
elle  voulait  mettre  son  armée  sur  un  pied  respec- 
table ,  ses  voisins ,  attentifs  à  la  prévenir ,  l'écrase- 
raient bien  vite  avant  qu'elle  pût  exécuter  son  pro- 
jet. Non,  si  elle  ne  veut  que  les  imiter,  elle  ne 
leur  résistera  jamais. 

La  nation  polonaise  est  différente  de  naturel , 


CHAPITRE  XII.  341 

de  gouvernement ,  de  mœurs ,  de  langage ,  non- 
seulement  de  celles  qui  l'avoisinent ,  mais  de  tout 
le  reste  de  l'Europe.  Je  voudrais  qu'elle  en  différât 
encore  dans  sa  constitution  militaire,  dans  sa  tac- 
tique, dans  sa  discipline,  qu'elle  fût  toujours  elle 
et  non  pas  une  autre.  C'est  alors  seulement  qu'elle 
sera  tout  ce  qu'elle  peut  être ,  et  qu'elle  tirera  de 
son  sein  toutes  les  ressources  qu'elle  peut  avoir.  La 
plus  inviolable  loi  de  la  nature  est  la  loi  du  plus 
fort.  Il  n'y  a  point  de  législation ,  point  de  consti- 
tution qui  puisse  exempter  de  cette  loi.  Chercher 
les  moyens  de  vous  garantir  des  invasions  d'un 
voisin  plus  fort. que  vous,  c'est  chercher  une  chi- 
mère. C'en  serait  une  encore  plus  grande  de  vou- 
loir faire  des  conquêtes  et  vous  donner  une  force 
offensive  ;  elle  est  incompatible .  avec  la  forme  de 
votre  gouvernement.  Quiconque  veut  être  libre  ne 
doit  pas  vouloir  être  conquérant.  Les  Romains  le 
furent  par  nécessité,  et,  pour  ainsi  dire,  malgré 
eux-mêmes.  La  guerre  était  un  remède  nécessaire 
au  vice  de  leur  constitution.  Toujours  attaqués  et 
toujours  vainqueurs,  ils  étaient  le  seul  peuple  dis- 
cipliné parmi  des  barbares,  et  devinI^ent  les  maîtres 
du  monde  en  se  défendant  toujours.  Votre  position 
est  si  différente,  que  vous  ne  sauriez  même  vous 
défendre  contre  qui  vous  attaquera.  Vous  n'aurez 
jamais  la  force  offensive;  de  long-temps  vous  n'au- 
rez la  défensive;  mais  vous  aurez  bientôt,  ou  pour 
mieux  dire  vous  avez  déjà  la  force  conservatrice , 
qui,  même  subjugués,  vous  garantira  de  la  de- 
struction, et  conservera  votre  gouvernement  et 


342      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

votre  liberté  dans  son  seul  et  vrai  sanctuaire ,  qui 
est  le  cœur  des  Polonais. 

Les  troupes  réglées,  peste  et  dépopulation  de 
l'Europe,  ne  sont  bonnes  qu'à  deux  fins;  ou  pour 
attaquer  et  conquérir  les  voisins ,  ou  pour  enchaîner 
et  asservir  les  citoyens.  Ces  deux  fins  vous  sont 
également  étrangères  :  renoncez  donc  au  moyen 
par  lequel  on  y  parvient.  L'état  ne  doit  pas  rester 
sans  défenseurs,  je  le  sais;  mais  ses  vrais  défenseurs 
sont  ses  membres.  Tout  citoyen  doit  être  soldat 
par  devoir ,  nul  ne  doit  l'être  par  métier.  Tel  fut 
le  système  militaire  des  Romains;  tel  est  aujour- 
d'hui celui  des  Suisses  ;  tel  doit  être  celui  de  tout 
état  Ubre,  et  surtout  de  la  Pologne.  Hors  d'état  de 
solder  une  armée  suffisante  pour  la  défendre,  il 
faut  qu'elle  trouve  au  besoin  cette  armée  dans  ses 
habitants.  Une  bonne  milice,  une  véritable  milice 
bien  exercée ,  est  seule  capable  de  remplir  cet  ob- 
jet. Cette  milice  coûtera  peu  de  chose  à  la  républi- 
que, sera  toujours  prête  à  la  servir,  et  la  servira 
bien,  parce  qu'enfin  l'on  défend  toujours  mieux 
son  propre  bien  que  celui  d'autrui. 

Monsieur  le  comte  Wielhorski  propose  de  lever 
un  régiment  par  palatinat,  et  de  l'entretenir  tou- 
jours sur  pied.  Ceci  suppose  qu'on  licencierait  l'ar- 
mée de  la  couronne,  ou  du  moins  l'infanterie;  car 
je  crois  que  l'entretien  de  ces  trente-trois  régiments 
surchargerait  trop  la  république  si  elle  avait  outre 
cela  l'armée  de  la  couronne  à  payer.  Ce  change- 
ment aurait  son  utilité,  et  me  paraît  facile  à  faire, 
mais  il  peut  devenir  onéreux  encore,  et  l'on  pré- 


CHAPITRE  XII.  343 

viendra  difficilement  les  abus.  Je  ne  serais  pas  d'avis 
d'éparpiller  les  soldats  pour  maintenir  l'ordre  dans 
les  bourgs  et  villages;  cela  serait  pour  eux  une 
mauvaise  discipline.  Les  soldats,  surtout  ceux  qui 
sont  tels  par  métier,  ne  doivent  jamais  être  livrés 
seuls  à  leur  propre  conduite ,  et  bien  moins  chargés 
de  quelque  inspection  sur  les  citoyens.  Ils  doivent 
toujours  marcher  et  séjourner  en  corps  :  toujours 
subordonnés  et  surveillés,  ils  ne  doivent  être  que. 
des  instruments  aveugles  dans  les  mains  de  leurs 
officiers.  De  quelque  petite  inspection  qu'on  les 
chargeât ,  il  en  résulterait  des  violences ,  des  vexa- 
tions ,  des  abus  sans  nombre;  les  soldats  et  les  ha- 
bitants deviendraient  ennemis  les  uns  des  autres  : 
c'est  un  malheur  attaché  partout  aux  troupes  ré- 
glées :  ces  régiments  toujours  subsistants  en  pren- 
draient l'esprit,  et  jamais  cet  esprit  n'est  favorable 
à  la  liberté.  La  république  romaine  fut  détruite  par 
ses  légions  quand  l'éloignement  de  ses  conquêtes  la 
força  d'en  avoir  toujours  sur  pied.  Encore  une  fois , 
les  Polonais  ne  doivent  point  jeter  les  yeux  autour 
d'eux  pour  imiter  ce  qui  s'y  fait  même  de  bien.  Ce 
bien ,  relatif  à  des  constitutions  toutes  différentes , 
serait  un  mal  dans  la  leur.  Ils  doivent  rechercher 
uniquement  ce  qui  leur  est  convenable,  et  non  pas 
ce  que  d'autres  font. 

Pourquoi  donc,  au  Ueu  des  troupes  réglées ,  cent 
fois  plus  onéreuses  qu'utiles  à  tout  peuple  qui  n'a 
pas  l'esprit  de  conquêtes,  n'établirait-on  pas  en  Po- 
logne une  véritable  milice  exactement  comme  elle 
est  établie  en  Suisse ,  où  tout  habitant  est  soldat , 


344  GOUVERITEMENT  DE  POLOGNE. 

mais  seulement  quand  il  faut  l'être?  La  servitude 
établie  en  Pologne  ne  permet  pas,  je  l'avoue,  qu'on 
arme  sitôt  les  paysans  :  les  armes  dans  des  mains 
serviles  seront  toujours  plus  dangereuses  qu'utiles 
à  l'état;  mais,  en  attendant  que  l'heureux  moment 
de  les  affranchir  soit  venu,  la  Pologne  fourmille  de 
villes ,  et  leurs  habitants  enrégimentés  pourraient 
fournir  au  besoin  des  troupes  nombreuses  dont, 
hors  le  temps  de  ce  même  besoin ,  l'entretien  ne 
coûterait  rien  à  l'état.  La  plupart  de  ces  habitants , 
n'ayant  point  de  terres ,  paieraient  ainsi  leur  con- 
tingent en  service ,  et  ce  service  pourrait  aisément 
être  distribué  de  manière  à  ne  leur  être  point  oné- 
reux^ quoiqu'ils  fussent  suffisamment  exercés. 

En  Suisse,  tout  particulier  qui  se  marie  est  obligé 
d'être  fourni  d'un  uniforme,  qui  devient  son  habit 
de  fête,  d'un  fusil  de  calibre,  et  de  tout  l'équipage 
d'un  fantassin;  et  il  est  inscrit  dans  la  compagnie 
de  son  quartier.  Durant  l'été,  les  dimanches  et  les 
jours  de  fêtes,  on  exerce  ces  milices  selon  l'ordre 
de  leurs  rôles,  d'abord  par  petites  escouades,  en- 
suite par  compagnies,  puis  par  régiments,  jusqu'à 
ce  que,  leur  tour  étant  venu,  ils  se  rassemblent 
en  campagne ,  et  forment  successivement  de  petits 
camps,  dans  lesquels  on  les  exerce  à  toutes  les  ma- 
nœuvres qui  conviennent  à  l'infanterie.  Tant  qu'ils 
ne  sortent  pas  du  lieu  de  leur  demeure,  peu  ou 
point  détournés  de  leurs  travaux,  ils  n'ont  aucune 
paie;  mais  sitôt  qu'ils  marchent  en  campagne,  ils 
ont  le  pain  de  munition  et  sont  à  la  solde  de  l'état; 
et  il  n'est  permis  à  personne  d'envoyer  un  autre 


CHAPITRE  XÏI.  345 

homme  à  sa  place ,  afin  que  chacun  soit  exercé  lui- 
même  et  que  tous  fassent  le  service.  Dans  un  état 
tel  que  la  Pologne ,  on  peut  tirer  de  ses  vastes  pro- 
vinces de  quoi  remplacer  aisément  l'armée  de  la 
couronne  par  un  nombre  suffisant  de  milice  tou- 
jours sur  pied,  mais  qui,  changeant  au  moins  tous 
les  ans,  et  prise  par  petits  détachements  sur  tous 
les  corps,  serait  peu  onéreuse  aux  particuliers ,  dont 
le  tour  viendrait  à  peine  de  douze  à  quinze  ans 
une  fois.  De  cette  manière,  toute  la  nation  serait 
exercée  ;  on  aurait  une  belle  et  nombreuse  armée 
toujours  prête  au  besoin ,  et  qui  coûterait  beaucoup 
moins,  surtout  en  temps  de  paix,  que  ne  coûte  au- 
jourd'hui l'armée  de  la  couronne. 

Mais ,  pour  bien  réussir  dans  cette  opération ,  il 
faudrait  commencer  par  changer  sur  ce  point  l'opi- 
nion publique  sur  un  état  qui  change  en  effet  du 
tout  au  tout,  et  faire  qu'on  ne  regardât  plus  en  Po- 
logne un  soldat  comme  un  bandit  qui,  pour  vivre, 
se  vend  à  cinq  sous  par  jour,  mais  comme  un  ci- 
toyen qui  sert  la  patrie  et  qui  est  à  son  devoir.  Il 
faut  remettre  cet  état  dans  le  même  honneur  où  il 
était  jadis ,  et  où  il  est  encore  en  Suisse  et  à  Genève , 
où  les  meilleurs  bourgeois  sont  aussi  fiers  à  leur 
corps  et  sous  les  armes,  qu'à  l'hôtel-de-ville  et  au 
conseil  souverain.  Pour  cela,  il  importe  que  dans 
le  choix  des  officiers  on  n'ait  aucun  égard  au  rang, 
au  crédit  et  à  la  fortune,  mais  uniquement  à  l'ex- 
périence et  aux  talents.  Rien  n'est  plus  aisé  que  de 
jeter  sur  le  bon  maniement  des  armes  un  point 
d'honneur  qui  fait  que  chacun  s'exerce  avec  zèle 


346  GOTIVERWEMEICT  DE  POLOGNE. 

pour  le  service  de  la  patrie  aux  yeux  de  sa  famille 
et  des  siens;  zèle  qui  ne  peut  s'allumer  de  même 
chez  de  la  canaille  enrôlée  au  hasard,  et  qui  ne  sent 
que  la  peine  de  s'exercer.  J'ai  vu  le  temps  qu'à  Ge- 
nève les  bourgeois  manœuvraient  beaucoup  mieux 
que  des  troupes  réglées  ;  mais  les  magistrats ,  trou- 
vant que  cela  jetait  dans  la  bourgeoisie  un  esprit 
militaire  qui  n'allait  pas  à  leurs  vues,  ont  pris  peine 
à  étouffer  cette  émulation ,  et  n'ont  que  trop  bien 
réussi. 

Dans  l'exécution  de  ce  projet  on  pourrait,  sans 
aucun  danger,  rendre  au  roi  l'autorité  militaire  na- 
turellement attachée  à  sa  place,  car  il  n'est  pas 
concevable  que  la  nation  puisse  être  employée  à. 
s'opprimer  elle-même,  du  moins  quand  tous  ceux 
qui  la  composent  auront  part  à  la  liberté.  Ce  n'est 
jamais  qu'avec  des  troupes  réglées  et  toujours  sub- 
sistantes que  la  puissance  executive  peut  asservir 
l'état.  Les  grandes  armées  romaines  furent  sans 
abus  tant  qu'elles  changèrent  à  chaque  consul; 
et ,  jusqu'à  Marius ,  il  ne  vint  pas  même  à  l'esprit 
d'aucun  d'eux  qu'ils  en  pussent  tirer  aucun  moyen 
d'asservir  la  république.  Ce  ne  fut  que  quand  le 
grand  éloignement  des  conquêtes  força  les  Romains 
de  tenir  long-temps  sur  pied  les  mêmes  armées ,  de 
les  recruter  de  gens  sans  aveu,  et  d'en  perpétuer 
le  commandement  à  des  proconsuls ,  que  ceux  -  ci 
commencèrent  à  sentir  leur  indépendance  et  à  vou- 
loir s'en  servir  pour  établir  leur  pouvoir.  Les  ar- 
mées de  Sylla,  de  Pompée  et  de  César  devinrent 
de  véritables  troupes  réglées,  qui  substituèrent  l'es- 


CHAPITRE  XIÏ.  347 

prît  du  gouvernement  militaire  à  celui  du  républi- 
cain ;  et  cela  est  si  vrai ,  que  les  soldats  de  César  se 
tinrent  très-offensés  quand,  dans  un  mécontente- 
ment réciproque,  il  les  traita  de  citoyens,  ç^wm/e^*. 
Dans  le  plan  que  j'imagine  et  que  j'achèverai  bientôt 
de  tracer,  toute  la  Pologne  deviendra  guerrière  au- 
tant pour  la  défense  de  sa  liberté  contre  les  entre- 
prises du  prince  que  contre  celles  de  ses  voisins  ; 
et  j'oserai  dire  que,  ce  projet  une  fois  bien  exé- 
cuté ,  l'on  pourrait  supprimer  la  charge  de  grand- 
général  et  la  réunir  à  la  couronne,  sans  qu'il  en  ré- 
sultât le  moindre  danger  pour  la  liberté,  à  moins 
que  la  nation  ne  se  laissât  leurrer  par  des  projets  de 
conquêtes,  auquel  cas  je  ne  répondrais  plus  de 
rien.  Quiconque  veut  ôter  aux  autres  leur  liberté 
finit  presque  toujours  par  perdre  la  sienne:  cela  est 

*  Ce  trait  est  rapporté  par  Suétone  (  in  JuL  Ces.  cap,  70  )  et  par 
Tacite  {Annal,  i,  4^);  mais  Rousseau  n'a  pas  fait  attention  que 
quirites  n*est  rien  moins  que  synonyme  de  cives,  et  Tacite  en  cet  en- 
droit même  le  fait  bien  sentir.  Suivant  la  remarque  de  Dotte ville , 
(juirites  était  le  nom  qu'on  donnait  au  peuple  romain  assemblé  dans 
Rome  en  temps  de  paix.  Si  donc  les  soldats  de  César  s'offensèrent 
de  cette  qualification,  c'est  par  un  motif  étranger  à  celui  que 
Rousseau  leur  suppose.  Au  reste,  si  l'exemple  cité  pèche  Ici  dans 
son  application  ' ,  la  proposition  générale  n'en  reste  pas  moins 
vraie. 

I  En  supposant  que  quintes  ne  soit  pas  un  mot  synonyme  de  citoyens  , 
l'application  n'en  est  pas  moins  juste.  Les  soldats  de  César  (  comme  tous  les  sol- 
dats) étaient  choqpiés  d'une  dénomination  étrangère  à  leur  métier ,  qu'ils  mettent 
au-dessus.de  tous  les  autres.  Du  reste  ,  d'après  Strabon ,  on  appelait  quelquefois 
les  Romains  quirites,  à  cause  de  la  ville  de  Cures  ,  d'où  étaient  Tatius  et  Numa. 
Le  premier  partagea  son  ro3raume  avec  Romulus  ;  et  de  la  réunion  vint  le  mot 
quiritesy  mot  auquel  celui  de  citojrens  correspond  mieux  que  tout  autre.  Quand, 
pour  critiquer  Jean- Jacques ,  on  feit  preuve  d'érudition,  il  faut  être  sûr  de  soi. 
Quirites,  qui  survécut  au  souvenir  de  Cures ,  et  de  la  réunion  de  cette  ville ,  n'é- 
tait pas  à  Rome  synonyme  de  citoyens  ;  mais  ce  dernier  mot  serait,  dans  quelques 
circonstances  ,  fort  mal  traduit  par  celui  de  Cives. 


348      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

vrai  même  pour  les  rois,  et  bien  plus  vrai  surtout 
pour  les  peuples. 

Pourquoi  l'ordre  équestre ,  .en  qui  réside  vérita-  . 
blement  la  république ,  ne  suivrait-il  pas  lui-même 
un  plan  pareil  à  celui  que  je  propose  pour  l'infan- 
terie? Établissez  dans  tous  les  palatinats  des  corps 
de  cavalerie  où  toute  la  noblesse  soit  inscrite ,  et 
qui  ait  ses  officiers,  son  état-major,  ses  étendards, 
ses  quartiers  assignés  en  cas  d'alarmes ,  ses  temps 
marqués  pour  s'y  rassembler  tous  les  ans  ;  que 
cette  brave  noblesse  s'exerce  à  escadron  ner,  à  faire 
toutes  sortes  de  mouvements,  d'évolutions,  à  mettre 
de  l'ordre  et  de  la  précision  dans  ses  manœuvres,  à 
connaître  la  subordination  militaire.  Je  ne  voudrais 
point  qu'elle  imitât  servilement  la  tactique  des  au- 
tres nations.  Je  voudrais  qu'elle  s'en  fît  une  qui 
lui  fût  propre,  qui  développât  et  perfectionnât  ses 
dispositions  naturelles  et  nationales;  qu'elle  s'exer- 
çât surtout  à  la  vitesse  et  à  la  légèreté ,  à  se  rompre , 
s'éparpiller,  et  se  rassembler  sans  peine  et  sans  con- 
fusion ;  qu'elle  excellât  dans  ce  qu'on  appelle  la  pe- 
tite guerre,  dans  toutes  les  manœuvres  qui  con- 
viennent à  des  troupes  légères ,  dans  l'art  d'inonder 
un  pays  comme  un  torrent,  d'atteindre  partout,  et 
de  n'être  jamais  atteinte,  d'agir  toujours  de  con- 
cert quoique  séparée,  de  couper  les  communica- 
tions, d'intercepter  des  convois,  de  charger  des 
arrière  -  gardes  ,  d'enlever  des  gardes  avancées , 
de  surprendre  des  détachements,  de  harceler  de 
grands  corps  qui  marchent  et  campent  réunis  ; 
qu'elle  prît  la  manière  des  anciens  Parthes  comme 


CHAPITRE  XII.  349 

elle  en  a  la  valeur,  et  qu'elle  apprît  comme  eux  à 
vaincre  et  détruire  les  armées  les  mieux  discipli- 
nées sans  jamais  livrer  de  bataille  et  sans  leur  lais- 
ser le  moment  de  respirer  :  en  un  mot,  ayez  de 
l'infanterie  puisqu'il  en  faut,  mais  ne  comptez  que 
sur  votre  cavalerie,  et  n'oubliez  rien  pour  inven- 
ter un  système  qui  mette  tout  le  sort  de  la  guerre 
entre  ses  mains. 

C'est  un  mauvais  conseil  pour  un  peuple  libre 
que  celui  d'avoir  des  places  fortes;  elles  ne  con- 
viennent point  au  génie  polonais,  et  partout  elles 
deviennent  tôt  ou  tard  des  nids  à  tyrans  *.  Les  places 
que  vous  croirez  fortifier  contre  les  Russes ,  vous 
les  fortifierez  infailliblement  pour  eux;  elles  de- 
viendront pour  vous  des  entraves  dont  vous  ne 
vous  délivrerez  plus.  Négligez  même  les  avantages 
de  postes,  et  ne  vous  ruinez  pas  en  artillerie  :  ce 
n'est  pas  tout  cela  qu'il  vous  faut.  Une  invasion 
brusque  est  un  grand  malheur,  sans  doute;  mais 
des  chaînes  permanentes  en  sont  un  beaucoup  plus 
grand.  Vous  ne  ferez  jamais  en  sorte  qu'il  soit  dif- 
ficile à  vos  voisins  d'entrer  chez  vou3  ;  mais  vous 
pouvez  faire  en  sorte  qu'il  leur  soit  difficile  d'en 
sortir  impunément,  et  c'est  à  quoi  vous  devez 
mettre  tous  vos  soins.  Antoine  et  Crassus  entrè- 
rent aisément,  mais  pour  leur  malheur,  chez  les 
Parthes.  Un  pays  aussi  vaste  que  le  vôtre  offre  tou- 
jours à  ses  habitants  des  refuges  et  de  grandes  res- 

*  Cette  opinion  ayait  été  de  tout  temps  celle  des  nobles  polonais  ; 
ils  ne  pouvaient  soufïrir  les  villes  fortifiées.  Fortalitia ,  répétaient-ils 
proverbialement,  suntfrœna  libertatis. 


35o  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

sources  pour  échapper  à  ses  agresseurs.  Tout  l'art 
humain  ne  saurait  empêcher  l'action  brusque  du 
fort  contre  le  faible  ;  mais  il  peut  se  ménager  des 
ressorts  pour  la  réaction;  et  quand  l'expérience 
apprendra  que  la  sortie  de  chez  vous  est  si  diffi- 
cile, on  deviendra  moins  pressé  d'y  entrer.  Laissez 
donc  votre  pays  tout  ouvert  comme  Sparte ,  mais 
bâtissez-vous  comme  elle  de  bonnes  citadelles  dans 
les  cœurs  des  citoyens  ;  et  comme  Thémistocle  em- 
menait Athènes  sur  sa  flotte,  emportez  au  besoin 
vos  villes  sur  vos  chevaux.  L'esprit  d'imitation  pro- 
duit peu  de  bonnes  choses  et  ne  produit  jamais 
rien  de  grand.  Chaque  pays  a  des  avantages  qui 
lui  sont  propres,  et  que  l'institution  doit  étendre 
et  favoriser.  Ménagez ,  cultivez  ceux  de  la  Pologne, 
elle  aura  peu  d'autres  nations  à  envier. 

Une  seule  chose  suffit  pour  la  rendre  impossible 
à  subjuguer;  l'amour  de  la  patrie  et  de  la  liberté 
animé  par  les  vertus  qui  en  sont  inséparables.  Vous 
venez  d'en  donner  un  exemple  mémorable  à  jamais. 
Tant  que  cet  amour  brûlera  dans  les  cœurs,  il  ne 
vous  garantira  pas  peut-être  d'un  joug  passager; 
mais  tôt  ou  tard  il  fera  son  explosion ,  secouera  le 
joug  et  vous  rendra  libres.  Travaillez  donc  sans  re- 
lâche ,  sans  cesse ,  à  porter  le  ptitriotisme  au  plus 
haut  degré  dans  tous  les  cœurs  polonais.  J'ai  ci-de- 
vant indiqué  quelques-uns  des  moyens  propres  à 
cet  effet  :  il  me  reste  à  développer  ici  celui  quevje 
crois  être  le  plus  fort,  le  plus  puissant,  et  même 
infaillible  dans  son  succès,  s'il  est  bien  exécuté  : 
c'est  de  faire  en  sorte  que  tous  les  citoyens  se  sen- 


CHAPITRE  XII.  35  I 

tent  incessamment  sous  les  yeux  du  public;  que 
nul  n'avance  et  ne  parvienne  que  par  la  faveur  pu- 
blique ;  qu'aucun  poste ,  aucun  emploi  ne  soit  rempli 
que  par  le  vœu  de  la  nation;  et  qu'enfin  depuis  le 
dernier  noble,  depuis  même  le  dernier  manant,  jus- 
qu'au roi ,  s'il  est  possible ,  tous  dépendent  telle- 
ment de  l'estime  publique,  qu'on  ne  puisse  rien 
faire,  rien  acquérir,  parvenir  à  rien  sans  elle.  De 
l'effervescence  excitée  par  cette  commune  émula- 
tion naîtra  cette  ivresse  patriotique  qui  seule  sait 
élever  les  hommes  au-dessus  d'eux-mêmes,  et  sans 
laquelle  la  liberté  n'est  qu'un  vain  nom  et  la  légis- 
lation qu'une  chimère. 

Dans  l'ordre  équestre,  ce  système  est  facile  à  éta- 
blir ,  si  l'on  *a  soin  d'y  suivre  partout  une  marche 
graduelle,  et  de  n'admettre  personne  aux  honneurs 
et  dignités  de  l'état  qu'il  n'ait  préalablement  passé 
par  les  grades  inférieurs ,  lesquels  serviront  d'en- 
trée et  d'épreuve  pour  arriver  à  une  plus  grande 
élévation.  Puisque  l'égalité  parmi  la  noblesse  est 
une  loi  fondamentale  de  la  Pologne,  la  carrière  des 
affaires  publiques  y  doit  toujours  commencer  par 
les  emplois  subalternes;  c'est  l'esprit  de  la  consti- 
tution. Ils  doivent  être  ouverts  à  tout  citoyen  que 
son  zèle  porte  à  s'y  présenter ,  et  qui  croit  se  sentir 
en  état  de  les  remplir  avec  succès  :  mais  ils  doivent 
être  le  premier  pas  indispensable  à  quiconque,  grand 
ou  petit ,  veut  avancer  dans  cette  carrière.  Chacun 
est  libre  de  ne  s'y  pas  présenter  ;  mais  sitôt  que  quel- 
qu'un y  entre,  il  faut,  à  moins  d'une  retraite  vo- 
lontaire, qu'il  avance,  ou  qu'il  soit  rebuté  avec  im- 


352  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

probâtion.  Il  faut  que,  dans  toute  sa  conduite,  vu 
et  jugé  par  ses  concitoyens ,  il  sache  que  tous  ses  pas 
sont  suivis ,  que  toutes  ses  actions  sont  pesées ,  et 
qu'on  tient  du  bien  et  du  mal  un  compte  fidèle  dont 
l'influence  s  étendra  sur  tout  le  reste  de  sa  vie. 


CHAPITRE  XIII. 

Projet  pour  assujettir  à  une  marche  graduelle  tous  les  membres 

du  gouyemement. 

Voici,  pour  graduer  cette  marche ,  un  projet  que 
j'ai  tâché  d'adapter  aussi  bien  qu'il  était  possible  à 
la  forme  du  gouvernement  établi,  réformé  seule- 
ment quant  à  la  nomination  des  sénateurs ,  de  la 
manière  et  par  les  raisons  ci-devant  déduites. 

Tous  les  membres  actifs  de  la  république,  j'en- 
tends ceux  qui  auront  part  à  l'administration ,  se- 
ront partagés  en  trois  classes,  marquées  par  autant 
de  signes  distinctifs  que  ceux  qui  composeront  ces 
classes  porteront  sur  leurs  personnes.  Les  ordres  de 
chevalerie,  qui  jadis  étaient  des  preuves  de  vertu» 
ne  sont  maintenant  que  des  signes  de  la  faveur  des 
rois.  Les  rubans  et  bijoux  qui  en  sont  la  marque 
ont  un  air  de  colifichet  et  de  parure  féminine  qu'il 
faut  éviter  dans  notre  institution.  Je  voudrais  que 
les  marques  des  trois  ordres  que  je  propose  fussent 
des  plaques  de  divers  métaux,  dont  le  prix  matériel 
serait  en  raison  inverse  du  grade  de  ceux  qui  les 
porteraient. 

Le  premier  pas  dans  les  affaires  publiques  sera 


ÔHAPlTRE  Xllï.  353 

précédé  d*une  épreuve  pour  la  jeunesse  dans  les 
placés  d'avocats ,  d'assesseurs ,  de  juges  même  dans 
les^  tribunaux  subalternes  ^  de  régisseurs  de  quelque 
portion  des  deniers  publics,  et  en  général  dans  tous 
les  postes  inférieurs  qui  donnent  à  ceux  qui  les 
remplissent  occasion  de  montrer  leur  mérite ,  leur 
capacité,  leur  exactitude,  et  surtout  leur  intégrité. 
Cet  état  d'épreuve  doit  durer  au  moins  trois  ans, 
au  bout  desquels,  munis  des  certificats  de  leurs  su- 
périeurs et  du  témoignage  de  la  voix  publique ,  ils 
se  présenteront  à  la  diétine  de  leur  province ,  où , 
après  un  examen  sévère  de  leur  conduite ,  on  hono- 
rera ceux  qui  en  seront  jugés  dignes  d'une  plaque 
d'or  portant  leiu*  nom ,  celui  de  leur  province ,  la 
date  de  leur  réception,  et  au-dessous  cette  inscrip- 
tion en  plus  gros  caractères  :  Spespatriœ.  Ceux  qui 
auront  reçu  cette  plaque  la  porteront  toujours  atta- 
chée à  leur  bras  droit  ou  sur  leur  cœur;  ils  pren- 
dront le  titre  de  servants  d'état  ;  et  jamais  dans 
l'ordre  équestre  il  n'y  aura  que  des  servants  d'état 
qui  puissent  être  élus  nonces  à4a  diète ,  députés  au 
tribunal ,  commissaires  à  la  chambre  des  comptes , 
ni  chargés  d'aucune  fonction  pubUque  qui  appar- 
tienne à  la  souveraineté. 

Pour  arriver  au  second  grade  il  sera  nécessaire 
d'avoir  été  trois  fois  nonce  à  la  diète ,  et  d'avoir  ob- 
tenu chaque  fois  aux  diétines  de  relation  l'appro- 
bation de  ses  constituants;  et  nul  ne  pourra  être 
élu  nonce  une  seconde  ou  troisième  fois  s'il  n'est 
muni  de  cet  acte  pour  sa  précédente  nonciature.  Le 
service  au  tribunal  ou  à  Radom  en  qualité  de  com- 

R.    V.  23 


354  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

mîssaire  ou  de  député  équivaudra  à  une  noncia- 
ture*; et  il  suffira  d'avoir  siégé  trois  fois  dans  ces 
assemblées  indifféremment,  mais  toujours  avec  ap- 
probation ,  pour  arriver  de  droit  au  second  grade. 
En  sorte  que,  sur  les  trois  certificats  présentés  à  la 
diète,  le  servant  d'état  qui  les  aura  obtenus  sera 
honoré  de  la  seconde  plaque  et  du  titre  dont  elle 
est  la  marque. 

Cette  plaque  sera  d'argent,  de  même  forme  et 
grandeur  que  la  précédente  ;  elle  portera  les  mêmes 
inscriptions ,  excepté  qu'au  lieu  des  deux  mots 
Spes patriœ y  on  y  gravera  ces  deux-ci,  Cms  elec- 
tus.  Ceux  qui  porteront  ces  plaques  seront  appelés 
citoyens  de  clioix,  ou  simplement  élus  y  et  ne  pour- 
ront plus  être  simples  nonces ,  députés  au  tribu- 
nal ,  ni  commissaires  à  la  chambre  ;  mais  il  seront 
autant  de  candidats  pour  les  places  de  sénateurs. 
Nul  ne  pourra  entrer  au  sénat  qu'il  n'ait  passé  par 
ce  second  grade ,  qu'il  n'en  ait  porté  la  marque  ;  et 
tous  les  sénateurs  députés,  qui,  selon  le  projet,  en  se- 
ront immédiatement  tirés,  continueront  de  laporter 
jusqu'à  ce  qu'ils  parviennent  au  troisième  grade. 

*  C'est  à  Radom  dans  la  Petite -Pologne  que  siégeait  la  Commission 
du  trésor  y  composée  de  membres  choisis  par  la  diète  dans  l'ordre 
équestre,  et  qui  étaient  élus  pour  deux  ans.  Les  fonctions  de  ce  tri- 
bunal étaient  d'examiner  les  comptes  du  grand  -  trésorier ,  ceux  des 
préposés  à  la  régie  des  domaines  et  des  douanes ,  et  généralement  de 
juger  toutes  les  aUBsdres  concernant  les  finances. 

Il  y  avait  de  plus  deux  Grands-Tribunaux,  l'un  pour  la  Pologne, 
Fautre  pour  la  Lithuanie,  chargés  de  juger  en  dernière  instance 
toutes  les  causes  civiles  et  criminelles.  Chacun  d'eux  se  composait 
de  huit  députés  ecclésiastiques  nommés  par  les  chapitres ,  et  de  dix- 
neuf  députés  laïques  nommés  par  les  diétines.  Leurs  fonctions  du- 
raient deux  ans. 


CHAPITRE  XIII.  355 

C*est  parmi  ceux  qui  auront  atteint  le  second 
que  je  voudrais  choisir  les  principaux  des  collèges 
et  inspecteurs  de  l'éducation  des  enfants.  Ils  pour- 
raient être  obligés  de  remplir  un  certain  temps  cet 
emploi  avant  que  d'être  admis  au  sénat ,  et  seraient 
tenus  de  présenter  à  la  diète  l'approbation  du  col- 
lège des  administrateurs  de  l'éducation  :  sans  ou- 
blier que  cette  approbation,  comme  toutes  les 
autres,  doit  toujours  être  visée  par  la  voix  publique , 
qu'on  a  mille  moyens  de  consulter. 

L'élection  des  sénateurs  députés  se  fera  dans  la 
chambre  des  nonces  à  chaque  diète  ordinaire ,  en 
sorte  qu'ils  ne  resteront  que  deux  ans  en  place  ; 
mais  ils  pourront  être  continués  ou  élus  derechef 
deux  autres  fois ,  pourvu  que  chaque  fois ,  en  sor- 
tant de  place ,  ils  aient  préalablement  obtenu  de 
la  même  chambre  un  acte  d'approbation  semblable 
à  celui  qu'il  est  nécessaire  d'obtenir  des  diétines 
pour  être  élu  nonce  une  seconde  et  troisième  fois  : 
car,  sans  un  acte  pareil  obtenu  à  chaque  gestion, 
l'on  ne  parviendra  plus  à  rien  ;  et  l'on  n'aura ,  pour 
n'être  pas  exclus  du  gouvernement,  que  la  res- 
source de  recommencer  par  les  grades  inférieurs , 
ce  qui  doit  être  permis  pour  ne  pas  ôter  à  un  ci- 
toyen zélé ,  quelque  faute  qu'il  puisse  avoir  com- 
mise ,  tout  espoir  de  l'effacer  et  de  parvenir.  Au 
reste  ,  on  ne  doit  jamais  charger  aucun  comité 
particulier  d'expédier  ou  refuser  ces  certificats  ou 
approbations;  il  faut  toujours  que  ces  jugements 
soient  portés  par  toute  la  chambre ,  ce  qui  se  fera 
sans  embarras  ni  perte  de  temps  si  l'on  suit,  pour 

23. 


356  GOUVERITEMENT  DE  POLOGÏfE. 

le  jugement  des  sénateurs  députés  sortant  de  place, 
la  même  méthode  des  cartons  que  j'ai  proposée 
pour  leur  élection. 

On  dira  peut-être  ici  que  tous  ces  ai:^tes  d'appro- 
bation donnés  d'abord  par  des  corps  particuliers , 
ensuite  par  les  diétines ,  et  enfin  par  la  diète ,  se- 
ront moins  accordés  au  mérite ,  à  la  justice ,  et  à  la 
vérité,  qu'extorqués  par  la  brigue  et  le  crédit. 
A  cela  je  n'ai  qu'une  chose  à  répondre.  J'ai  cru 
parler  à  un  peuple  qui,  sans  être  exempt  de  vices, 
avait  encore  du  ressort  et  4es  vertus  ;  et ,  cela  sup- 
posé ,  mon  projet  est  bon.  Mais  si  déjà  la  Pologne 
en  est  à  ce  point  que  tout  y  soit  vénal  et  corrompu 
jusqu'à  la  racine,  c'est  en  vain  qu'elle  cherche  à 
réformer  ses  lois  et  à  conserver  sa  liberté  ;  il  faut 
qu'elle  y  renonce  et  qu'elle  plie  sa  tête  au  joug. 
Mais  revenons. 

Tout  sénateur  député  qui  l'aura  été  trois  fois 
avec  approbation ,  passera  de  droit  au  troisième 
grade  le  plus  élevé  dans  l'état ,  et  la  marque  lui  en 
sera  conférée  par  le  roi  sur  la  nomination  de  la 
diète.  Cette  marque  sera  une  plaque  d'acier  bleu 
semblable  aux  précédentes,  et  portera  cette  in- 
scription ,  Custos  legum.  Ceux  qui  l'auront  reçue 
la  porteront  tout  le  reste  de  leur  vie,  à  quelque 
poste  éminent  qu'ils  parviennent,  et  même  sur  le 
trône  quand  il  leur  arrivera  d'y  monter. . 

Les  palatins  et  grands  castellans  ne  pourront 
être  tirés  que  du  corps  des  gardiens  des  lois ,  de  la 
même  manière  que  ceux-ci  l'ont  été  des  citoyens 
élus ,  c'est-à-dire  par  le  choix  de  la  diète  ;  et  comme 


CHAPITRE  XIII.  357 

ces  palatins  occupent  les  postes  les  plus  éminents 
de  la  république ,  et  qu'ils  les  occup/ent  à  vie ,  afin 
que  leur  émulation  ne  s'endorme  pas  dans  les  places 
où  ils  ne  voient  plus  que  le  trône  au-dessus  d'eux , 
l'accès  leur  en  sera  ouvert, mais  de  manière  à  n'y 
pouvoir  arriver  encore  que  parla  voix  publique  et 
à  force  de  vertu. 

Remarquons,  avant. que  d'aller  plus  loin,  que 
la  carrière  que  je  donne  à  parcourir  aux  citoyens 
pour  arriver  graduellement  à  la  tête  de  la  répu- 
blique ,  paraît  assez  bien  proportionnée  aux  me- 
sures de  la  vie  humaine  pom^  que  ceux  qui  tien- 
nent les  rênes  du  gouvernement ,  ayant  passé  la 
fougue  de  la  jeunesse ,  puissent  néanmoins  être 
encore  dans  la  vigueur  de  l'âge ,  et  qu'après  quinze 
ou  vingt  ans  d'épreuve  continuellement  sous  les 
yeux  du  public,  il  leur  reste  encore  un  assez  grand 
nombre  d'années  à  faire  jouir  la  patrie  de  leurs 
talents,  de  leur  expérieii€e>et  de  leurs  vertus ,  et 
à  jouir  eux-mêmes  dans  les  premières  places  de 
l'état  du  respect  et  des  honneurs  qu'ils  auront  si 
bien  mérités.  En  3upposant  qu'un  homme  com- 
mence à  vingt  ans  d'entrer  dans  les  affaires,  il  est 
possible  qu'à  trente-cinq  il  soit  déjà  palatin  ;  mais 
comme  il  est  bien  difficile  et  qu'il  n'est  pas  même 
à  propos  que  cette  marche  graduelle  se  fasse  si  ra- 
pidement ,  on  n'arrivera  guère  à  ce  poste  érainent 
avant  la  quarantaine;  et  c'est  l'âge,  à  mon  avis,  le 
plus  convenable  pour  réunir  toutes  les  qualités 
qu'on  doit  rechercher  dans  un  homme  d'état.  Ajou- 
tons ici  que  cette  marche  paraît  appropriée,  au* 


358      GOUYERNEMEI^T  DE  POLOGNE. 

tant  qu'il  est  possible ,  aux  besoins  du  gouverne- 
ment. Dans  le  calcul  des  probabilités ,  j'estime  qu'on 
aura  tous  les  deux  ans  au  moins  cinquante  nou- 
veaux citoyens  élus  et  vingt  gardiens  des  lois; 
nombres  plus  que  suffisants  pour  recruter  les  deux 
parties  du  sénat  auxquelles  mènent  respectivement 
ces  deux  grades.  Car  on  voit  aisément  que,  quoi- 
que le  premier  rang  du  sénat  soit  le  plus  nom- 
breux ,  étant  à  vie ,  il  aura  moins  souvent  des  places 
à  remplir  que  le  second,  qui,  dans  mon  projet,  se 
renouvelle  à  chaque  diète  ordinaire. 

On  a  déjà  vu ,  et  %n  verra  bientôt  encore ,  que 
je  ne  laisse  pas  oisifs  les  élus  surnuméraires  en  at- 
tendant qu'ils  entrent  au  sénat  comme  députés; 
pour  ne  pas  laisser  oisifs  non  plus  les  gardiens  des 
lois,  en  attendant  qu'ils  y  rentrent  comme  palatins 
ou  castellans,  c'est  de  leur  corps  que  je  formerais 
le  collège  des  administrateurs  de  l'éducation  dont 
j'ai  parlé  ci-devant.  On  pourrait  donner  pour  pré- 
sident à  ce  collège  le  primat  ou  un  autre  évêque , 
en  statuant  au  surplus  qu!aucun  autre  ecclésias^ 
tique ,  fïit-il  évêque  et  sénateur ,, ne  pourrait  y  être 
admis. 

Voilà,  ce  me  semble,  une  marche  assez  bien  gra- 
duée pour  la  partie  essentielle  et  intermédiaire  du 
tout,  savoir  la  noblesse  et  les  magistrats  ;  mais  il 
nous  manque  encore  les  deux  extrêmes,  savoir  le 
peuple  et  le  roi.  Commençons  par  le  premier ,  jus- 
qu'ici compté  pour  rien ,  mais  qu'il  importe  enfin 
de  compter  pour  quelque  chose ,  si  l'on  veut  don- 
ner une  certaine  force,  une  certaine  consistance 


CHAPITRE  XIII.  359 

à  la  Pologne.  Rien  de  plus  délicat  que  l'opération 
dont  il  s'agit  ;  car  ^nfiw ,  bien  que  cliacun  sente  quel 
grand  mal  c'est  pour  la  république  que  la  na- 
tion soit  en  quelque  façon  renfermée  dans  l'ordre 
équestre,  et  que  tout  le  reste,  paysans  et  bour- 
geois, soit  nul,  tant  dans  le  gouvernement  que 
dans  la  législation ,  telle  est  l'antique  constitution. 
U  ne  serait  en  ce  moment  ni  prudent  ni  possible 
de  la  changer  tout  d'un  coup  ;  mais  il  peut  l'être 
d'amener  par  degrés  ce  changement,  de  faire ,  sans 
révolution  sensible,  que  la  partie  la  plus  nom- 
breuse de  la  nation  s'attache  d'affection  à  la  patrie 
et  même  au  gouvernement.  Cela  s'obtiendra  par 
deux  moyens  :  le  premier ,  une  exacte  observation 
de  la  justice,  en  sorte  que  le  serf  et  le  roturier, 
n'ayant  jamais  à  craindre  d'être  injustement  vexés 
par  le  noble,  se  guérissent  de  l'aversion  qu'ils  doi- 
vent naturellement  avoir  pour  lui.  Ceci  demande 
une  grande  réforme  dans  les  tribunaux,  et  un  soin 
particulier  pour  la  formation  du  corps  des  avocats. 

Le  second  moyen,  sans  lequel  le  premier  n'est 
rien ,  est  d'ouvrir  une  porte  aux  serfs  pour  acqué- 
rir la  liberté,  et  aux  bourgeois  pour  acquérir  la 
noblesse.  Quand  la  chose  dans  le  fait  ne  serait  pas 
praticable,  il  faudrait  au  moins  qu'on  la  vît  telle 
en  possibilité  ;  mais  ou  peut  faire  plus ,  ce  me 
semble ,  et  cela  sans  courir  aucun  risque.  Voici , 
par  exemple,  un  moyen  qui  me  paraît  mener  de 
cette  manière  au  but  proposé. 

Tous  les  deux  ans ,  dans  l'intervalle  d'une  diète 
à  l'autre,  on  choisirait  dans  chaque  province  un 


36o      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

temps  et  un  lieu  convenables  ourles  élus  de  la  même 
province  qui  ne  seraient  pas  encore  sénateurs  dé- 
putés s'assembleraient,  sous  la  présidence  d'un  cus^ 
tos  legum  qui  ne  serait  pas  encore  sénateur  à  vie , 
dans  un  comité  censorial  ou  de  bienfaisance,  au- 
quel  on  inviterait,  non  tous  les  curés,  mais  seule- 
ment ceux  qu'on  jugerait  les  plus  dignes  de  cet 
honneur.  Je  crois  même  que. cette  préférehce,  foPr 
mant  un  jugement  tacite  aux  yeux  du  peuple ,  pour- 
rait jeter  aussi  quelque  émulation  parmi  les  curé&de 
village ,  et  en  garantir  un  grand  nombre  des  mœurs 
crapuleuses  auxquelles  ils  ne  sont  que  trop  sujets. 

Dans  cette  assemblée ,  où  l'on  pourrait  encore 
appeler  des  vieillards  et  notables  de  tous  les  états , 
on  s'occuperait  à  l'examen  des  projets  d'établisse*- 
ments  utiles  pour  la  province  ;  on  entendrait  les 
rapports  des  curés  sur  l'état  de  leurs  paroisses  et 
des  paroisses  voisines,  celui  des  notables  sur  l'état 
de  la  culture,  sur  celui  des  familles  de  leur  can- 
ton; on  vérifierait  soigneusement  ces  rapports; 
chaque  membre  du  comité  y  ajouterait  ses  propres 
observations ,  et  l'on  tiendrait  de  tout  cela  un  fidèle 
registre,  dont  on  tirerait  des  mémoires  succincts 
pour  les  diétines. 

On  examinerait  en  détail  les  besoins  des  familles 
surchargées,  des  infirmes,  des  veuves,  des  orphe- 
lins ,  et  l'on  y  pourvoirait  proportionnellement  sur 
un  fonds  formé  p^  les  contributions  gratuites  des 
aisés  de  la  province.  Ces  contributions  seraient 
d'autant  moins  onéreuses  qu'elles  deviendraient  le 
seul  tribut  de  charité ,  attendu  qu'on  ne  doit  souf- 


CHAPITRE  xiri.  36i 

frir  dans  toute  la  Pologne  nî  mendistnts  ni  hôpitaux. 
I^es  prêtres,  sans  doute ,  crieront  beaucoup  pour 
la  conservation  des  hôpitaux ,  .jBt  ces  cris  ne  soïft 
qu'une  raison  de  plus  pour  les  détruire. 

Dans  ce  même  comité,  qui  lie  s'occuperait  jamais 
de  punitions  ni  de  réprimandes ,  mais  seulement 
de  bienfaits,  de  louanges^  et  d'encouragements, 
on  ferait ,  sur  de  bonnes  kiformations ,  des  listes 
exactes  des  particuliers  de  tous  états  dont  la  con- 
duite serait  digne  d'honneur  et  de  récompense  «. 
Ces  listes  seraient  envoyées  au  sénat  et  au  roi  pour 
y  avoir  égard  dans  l'occasion  ,  et  placer  toujours 
bien  leurs  choix  et  leurs  préférences  ;  et  c'est  sur 
les  indications  des  mêmes  assemblées  que  seraient 
données ,  dans  les  collèges  ^  par  les  administrateurs 
de  l'éducation,  les  places  gratuites  dont  j'ai  parlé 
ci-devant. 

Mais  la  principale  et  plus' importante  occupation 
de  ce  comité  ^  serait  de  dresser  sui'  de  fidèles  mé- 
moires ,  et  sur  le  rapport  de  la  voix  publique  bien 
vérifié ,  un  rôle  des  paysans  qui  se  distingueraient 

^  Il  faut ,  dans  ces  estimations  ,  avoir  beaucoup  plus  d'égard  aux 
personnes  qu'à  quelques  actions  isolées.  Le  vrai  bien  se  fait  avec 
peu  d'éclat.  Cestpar  une  conduite  uniforme  et  soutenue,  par  des 
vertus  .privées  et  dcxnestiqaes ,  par  tous  les  devoirs  de  son  état  bien 
remplis ,  par  des  actions  enfin  qui  découlent  de  son  caractère  et  de 
ses  principes ,  qu'un  homme  peut  mérltcT'des  honneurs,  plutAt  que 
par  quelques  grands  coups  de  théâtre  qui  trouvent  ^éjà  leur  ré- 
compense dans  l'admiration  publique.  L'ostentation  philosophique 
aime  beaucoup  les  actions  d'éclat  ;  mais  tel,  avec  cinq  ou  six  actions 
de  cette  espèce ,  bien  brillantes  9  bien  bruyantes  et  bien  prônées  » 
n'a  pour  but  que  de  donner  le  change  sur  son  compte,  et  d'être 
toute  sa  vie  injuste  et  dur  impunément.  Donnez-nous  la  monnaie  des 
grandes  actions.  Ce  mot  de  femme  est  vax  mot  très-judicieux. 


302  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

par  une  bonne  conduitfe ,  une  bonne  culture,  de 
bonnes-  mœurs ,  par  le  soin  de  leur  famille  ,  par 
tous  les  devoirs  de  leur  état  bien  remplis.  Ce  rôle 
serait  ensuite  présenté  à  la  diétine ,  qui  y  choisirait 
un  nombre  fixé  par  la  loi  pour  être  affranchi ,  et 
qui  pourvoirait ,  par  des  moyens  convenus ,  au  dé- 
dommagement des  patrons ,  en  les  faisant  jouir 
d'exemptions ,  de  prérogatives ,  d'avantages  enfin 
proportionnés  au  nombre  de  leurs  paysans  qui 
auraient  été  trouvés  dignes  de  la  liberté  :  car  il 
faudrait  absolument  faire  en  sorte  qu'au  Heu  d'être 
onéreux,  au  maître ,  l'affranchissement  du  serf  lui 
devînt  honorable  et  avantageux  ;  bien  entendu  que, 
pour  éviter  l'abus ,  ce$  affranchissements  ne  se  fe- 
raient point  parles  maîtres,  mais  dans  les  diétines, 
par  jugement,  et  seulemecit jusqu'au  nombre  fixé 
par  la  loi. 

Quand  on  aurait  affranchi  successivement  un 
certain  nombre  de  familles  dans  un  canton ,  l'on 
pourrait  affranchir  des  villages  entiers,  y  former 
peu  à  peu  des  communes ,  leur  assigner  quelques 
biens -fonds,  quelques  terres  communales  comme 
en  Suisse ,  y  établir  des  officiers  communaux  ;  et 
lorsqu'on  aurait  amené  par  degrés  les  choses  jus- 
qu'à pouvoir,  sans  révolution  Sentie ,  achever  l'o- 
pération en  grand ,  leur  rendre  enfin  le  droit*que 
leur  donna  la  nature  de  participer  à  l'administra- 
tion de  leur  pays  en  envoyant  des  députés  aux 
diétines. 

Tout  cela  fait  ,^  on  armerait  tous  ces  paysans 
devenus  hommes  Wmres  et  citoyens ,  on  les  enrégi- 


CHAPITRE  XIII.  363 

menterait,  on  les  exerceraitT,  et  l'on  finirait  par  avoir 
une  milice  vraiment  excellente,  plus  quie  aufiSsante 
pour  la  défense  de  l'état. 

On  pourrait  suivre  une  méthode  semblable  pour 
l'anoblissement  d'un  certain  nombre  de  bouigeois, 
et  même ,  sans  les  anoblir ,  leur  destiner  certains 
postes  brillants  qu'ils  rempliraient  seuls  à  l'exclu- 
sion des  nobles ,  et  cela  à  l'itnitation  des  Vénitiens 
si  jaloux  de  leur  noblesse,  qui  néanmoins^  Qutre 
d'autres  emplois  subalternes ,  donnent  toujours  à 
un  citadin  la  seconde  place  de  Fétat ,  savoir  celle 
de  grand-chancelier,  sans  qu'aucun  patricien  puisse 
jamais  y  prétendre.  De  cette  manière ,  ouvrant  à  la 
bourgeoisie  la  porte  de  la  noblesse  et  des  honneurSi, 
on  l'attacherait  d'affection  à  la  patrie  et  au  maintien 
de  la  constitution.  On  pourrait  encore ,  sans  ano- 
blir les  individus,  anobUr  collectivement  certaines 
villes ,  en  préférant  celles  oirfleuriraient  davantage 
le  commerce ,  l'industrie  et  lesavts ,  et  où  par  con- 
séquent l'administration  municipale  serait  la  meil- 
leure. Ces  villes  anoblies  pourraient,  à  l'instar  des 
villes  impériales  ,  envoyer  des  nonces  ^  la  diète  ; 
et  leur  exemple  ne  matiquerait  pas  d*exciter  dans 
toutes  les  autres  un  vif  désir  d'obtenir  le  même 
honneur. 

Les  comités  censorîaux  chargés  de  ce  départe- 
ment de  bien&isance ,  qui  jamais,  à  la  honte  des 
rois  et  des  peuples ,  n'a  encore  existé  nulle  part , 
seraient ,  quoique  sans  élection ,  composés  de  la 
manière  la  plus  propre  à  remplir  leurs  fonctions 
avec  zèle  et  intégrité ,  attendu  que  leurs  membres , 


364  GOUVERNEMETTT  DE  POLOGNE. 

aspirant  aux  places  sénatoriales  où  mènent  leurs 
grades  respectifs ,  porteraient  une  grande  attention 
à  mériter  par  l'approbation  publique  les  suffrages 
de  la  diète  ;  et  ce  serait  une  occupation  suffisante 
pouf,  tenir  ces  aspirants  en  haleine  et  sous  les  yeux 
du  public  dans  les  intervalles  qui  pourraient  sé- 
parer leurs  élections  successives.  Remarquez  que 
cela  se  ferait  cependant  sans  les  tirer ,  pour  ces 
intervalles ,  de  l'état  de  simples  citoyens  gradués , 
puisque  cette  espèce  de  tribunal,  si  utile  et  si  res- 
pectable ,  n'ayant  |amais  que  du  bien  à  faire ,  ne 
serait  revêtu  d'aucune  puissance  coactive  :  ainsi  je 
ne  nïultiplie  point  ici  les  magistratures,  mais  je  me 
sel^ ,  chemin  faisant ,  du  passage  de  l'une  à  l'autre 
pour  tirer  parti  de  ceux  qui  les  doivent  remplir. 

'Sur  ce  plan  gradué  dans  son  exécution  par  une 
marche  successive ,  qu'on  pourrait  précipiter ,  ra- 
lentir, ou  même  arrêter,  selon  son  bon  ou  mau- 
vai^  succès  ,  on  n'avancerait  qu'à  volonté ,  guidé 
par  l'expérience  ;  on  allumerait  dans  tous  les  états 
inférieurs  un  zèle  ardent  pour  contribuer  au  bien 
public;  on* parviendrait  enfin  à  vivifier  toàèfes'les 
parties  de  la  Pologne ,  et  à  les  lier  de  manière  à*  ne 
faire  plus  qu'un  même  corps ,  dont  la  vigueur  et 
les  forces  seraient  au  moins  décuplées  de  ce  qu'elles 
peuvent  être  aujourd'hui ,  et  cela  avi^/ l'avantage 
inestimable  d'avoir  évité  tout  changeaient  vif  et 
brusque,  et  le  danger  des  révolutions. 

^Vous  avez  une  belle  occasion  de  commenceq^faette 
opéiaadtin  d'une  .mamère  éclatante  !«lirnobki^^^|bi 
doit  faire  le  plus  gimiè  effet.  Il  n'est  pas  possible 


CHAPITRE  XIIÎ.  365 

que,  dans  les  raalheurs  que  vient  d'essuyer  la  Po- 
logne, les  confédérés  n'aient  reçu  des  assistantes 
et  des  msur-ques  d'attachement  de  quelques  bour>^ 
geois,  et  même  de  quelques  paysans.  Imitezila  ma- 
gnanimité des  Romains  ,  si  soigneux ,  après, .  les 
grandes  calamités  de  le«r  république,  de  combler 
des  témoignages  de  leur  gratitude  les  étrangers , 
les  sujets,  les  esclaves,  et  m^rae  jusqu'aux  ani- 
maux qui  durant  leurs  disgrâces  leur  avaient  rendu 
quelques  services  signalés.  O  le  beau  début,  à.moo 
gré,  que  de  donner  solennellement  la  noblesse  à 
ces  bourgeois  et  la  franchise  à-ces  paysans ,  et  cela 
avec  toute  la  pompe  et  tout  Tappareil  qui  peuvent 
rendre  cette  cérémonie  auguste,  touchante,  et  mé- 
morable !  Et  ne  vous  en  tenez  pas  à  ce  début.  Ces 
hommes  ainsi  distingués  doivent  demeurer  tou- 
jours les  enfants  de-  choix  -de  la  patrie.  Il  faut  veil- 
ler sur  eux ,  les*  protéger ,  les  aider ,  les  soutenir , 
fussent-ils  même  de  mauvais  sujets.  U  faut  à  tout 
prix  les  faire  prospérer  toute  leur  vie,  afin  que, 
par  cet  exemple  mis_sous  les  yeux  du  public,  la 
Pologore  montre  à  l'Europe  entière  ce  que  doit  at- 
tendre d'elle  dans  ses  succès  quiconque  osa  l'assis- 
ter dans  sa  détresse. 

Voilà  quelque  idée  grossière  et  seulement  par 
forme  d'ex<smple  de  la  manière  dont  on  peut  pro- 
céder,  pouF  «ique  chacun  voie  devant  lui  la  route 
libre  pour  arriver  à  tout ,  que  tout  tende  graduel- 
lem^t,  en-  bien  servant  la  patrie,  aux  rangs  les 
pliis:^honovables ,  et  que  .ha  vertu  puisse-  ouvrir 
toutes  les  portes  que  la  ic^jtisixa^  se  plait  à  fermer. 


366      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

Mais  tout  n'est  pas  fait  encore,  et  la  partie  de  ce 
prajet  qui  me  reste  à  exposer  est  sans  contredit  la 
plus  embarrassante  et  la  plus  difficile  ;  «elle  offre  à 
surmonter  des  obstacles  contre  lesquels  la  pru- 
dence et  l'expérience  des  politiques  les  plus  con- 
sommés ont  toujours  échoué.  Cependant  il  me 
semble  qu'en  supposant  mon  projet  adopté,  avec 
le  moyen  très -simple  que  j'ai  à  proposer ,  toutes 
les  difficidtés  sont  levées ,  tous  les  abus  sont  pré-  ' 
-venus,  et  ce  qui  semblait  faire  un  nouvel  obstacle 
se  tourne  en  avantage  dans  l'exécution. 


CHAPITRE  XIV. 

Élection  des  rois. 

Toutes  ces  difficultés  se  réduisent  à  celle  de  don- 
ner à  l'état  un  chef  dont  le  choix  ne  cause  pas  des 
troubles,  et  qui  n'attente  pas  à  la  liberté.  Ce  qui 
alimente  la  même  difficulté  est  que  ce  chef  doit 
être  doué  des  grandes  qualités  nécessaires  à  qui- 
coMiue  ose  gouverner  des  hommes  libres.  L'héré- 
r  dite  de  la  couronne  prévient  les  troubles,  mais  elle 

amène  la  servitude;  l'élection  maintient  la  liberté, 
mais  à  chaque  règne  elle  ébranle  l'état.  Cette  al- 
^^  ternative  est  fâcheuse  ;  mais  avant  de  parler  des 

^  moyens  de  l'éviter ,  qu'on  me  permette  un  moment 

^  de  réflexion  sur  la  manière  dont  les  Polonais  dis- 

posent ordinairement  de  leur  couronne. 

D'abord,  je  le  demande ,  pourquoi  faut-il  qu'ils 
se  donnent  des  rois  étrangers  ?  Par  quel  singulier 


CHAPITRE  XIV.  367 

aveuglaiïienJt  ontrils  pris  ainsi  le  mçyen  le  plus  sûr 
d'a§seFvir  leur  nation ,  ^'abolir  leursi  usages ,  4?  se 
rendre  le  jouet  deis  autres  cours ,  et  d'augmenter  à 
plaisir  l'orage  des  interrègnes  ?  Quelle  injustice  en- 
vers eux  -  mêmes  !  quel  affront  fait  à  leur  patrie! 
comme  si,  désespérant  de  trouver  dans  son  sein 
un  homme  digne  de  les  commander,  ils  étaient 
forcés  de  l'aller  chercher  au  loin  !  Conunent  n'ont- 
ils  pas  senti ,  comment  n'ont-ils  pas  vu  cpie  c'était 
tout  le  contraire?  Ouvrez  les  annales  de  votre  na- 
tion,, vous  ne  la  verrez  jamais  illustre  et  triom- 
phante que  sous  des  rois  polonais  ;  vous  la  verrez 
presquç  toujours  opprimée  et  avilie  sous  les  étran- 
gers. Que  l'expérience  vienne  enfin  à  l'appui  de  la 
T'aispn  ;  voyez  quels  maux  vous  vous  faites  et  quels 
biens  vous  vous  ôtez. 

Car ,  je  le  demande  ^core,  comment  la  nation 
polonaise ,  ayant  tant  fait  que  de  rendre  sa  cou- 
ronne élective ,  n'a-t-elle  point  songé  à  tirer  parti 
de  cette  loi  pour  jeter  parwi  Jes  membres  de  l^d- 
ministration  une  émulation  de  zèle  et  de  gloire, 
qui  seule  eût  plus  fait  pour  le  bien  de  la  patrie  que 
toutes  les  autres  lois  ensemble?  Quel  ressort  puis- 
sant sur  des  an^es  grandes  et  ambitieuses  que  cette 
couronne  destinée  au  plus  digne ,  et  mise  en  per- 
spective devant  les  yeux  de  tout  citoyen  qui  saura 
mériter  l'estime  publique  !  Que  de  vertus ,  que  de 
nobles  çfforts  l'espoir  d'en  acquérir  le  plus  haut 
prix  ne  doit-il  pas  exciter  dans  la  nation!  quel  fer- 
ment de  patriotisme  dans  tous  les  cœurs,  quand 
on  saurait  bien  que  ce  n'est  que  par  là  qu'on  peut 


368  GOUVERNEMENT    DE  POLOGNE. 

obtenir  cette  place  devenue  J'objel:  secret  de»  vœux 
de  toujs  les  particuliers,  sijôt  qu'à  force  de  mérite 
et  de  services  il  dépendra  d'eux  de  s'on  approcher 
toujours  davantage,  et,  si  la  fortune  les  seconde , 
d'y  parvenir  enfin  tout-à-fait  !  Cherdions  le  meil- 
.leur  moyen  dç  mettre  en  jeu  ce  grand  ressort  si 
puissant  dans  la  république ,  et  si  négligé  jusqu'ici. 
L'on  me  dira  qu'il  iie  sufi^t  pas  de  ne  donjper  la 
couronne  qu'à  des  Polonais  pour  lever  les  difficul- 
tés dont  il  s'agit  :  c'est  ce  que  riious  verrons  tout- 
à-l'Jieure  après  que  j'aurai  proposé  mon  expédient. 
Cet  expédient  est  simple;  mais  il  paraîtra  d'abord 
manquer  le  but  que  je  viaas  de  marquçr  moi- 
même  ,  quand  j'aurai  dit  qu'il  consiste  à  faire  en- 
trer le  sort  dans  l'élection  des  rois.  Je  demande  en 
grâce  qu'on  me  laisse  le  temps  de  m'expli^pier,  ou 
se\ij[ement  qu'on  me  relise  avec  attention- 

Car  si  l'on  dit  :  Coriiment  s'assurer  qu'un  rpi  tiré 
au  sort  ait  les  qualités  requises  pour  reiwplir  di- 
gnement sa  place?  on  fait  une  objection. que  j^'ai 
déjà  résolue ,  puisqu'il  suffit  pour  cet  effet  que  le 
roi  ne  puisse  être  tiré  que  des  sénateurs  à  vie  ;  car 
puisqu'ils  seront  tirés  eux-mêmes  de  l'ordre  des 
gardiens  des  lois ,  et  qu'ils  auront  passé  avec  hon- 
neur par  tous  les  grades  de  la  république,  l'é- 
preuve de  toute  leur  vie  et  l'approbation  publique 
dans  tous  les  postes  qu'ils  auront  remplis  seront 
des  garants  suffisants  du  mérite  et  des  vertus  de 
chacun  d'eux. 

Je  n'entends  pas  néanmoins  que  même  entre  les 
sénateurs  à  vie  le  sort  décide  seul  de  la  préférence  : 


"s^ 


f^"-^- 


fl 


CHAPITRE  XIV.  369 

ce  serait  toujours  manquer  en  partie  le  grand  but 
qu'on  doit  se  proposer.  Il  faut  que  le  soVt  fasse 
quelque* chose,  et  que  le  choix  fasse  beaucoup,  afin 
d'un  côté  d'amortir  les  brigues  et  les  menées  des 
puissances  étrangères ,  et  d'engager  de  l'autre  tous 
les  palatine  par  un  si  grand  intérêt  à  ne  point  ^e 
relâcher  dans  leur  conduite ,  mais  à  dontinuer  de 
servir  la  patrie  avec  zèle  pour  mériter  la  préférence 
sur  leurs  concurrents. 

J'avoue  que  la  classe  de  ces  concurrents  me  paraît 
bien  noinbreuse,si  l'on  y  fait  entreries  grands  cas- 
tellans,  presque  égaifx  en  rang  aux  palatins  par  la 
constitution  prescrite;  mais  je  ne  vois  pas  quel  in- 
convénient il  y  aurait  à  donner  aux  seuls  palatins 
l'accès  immédiat  au  trône.  Cela  ferait  dans  le  même 
ordre  un  nouveau  grade  que  les  grands  castellans 
auraient  encore  à  passer  pour  devenir  palatins,  et 
par  conséquent  iiû  moyen  de  plus  pour  tenir  le 
sénat  dépendant  du  législateur.  On  a  déjà  vu  que 
ces  grands  castellans  me  paraissent  superflus  dans 
la  constitution.  Que  néanmoins,  pour  éviter  tout 
grand  changement,  on  leur  laisse  leur  place  et  leur 
rang  au  ^énat;  je  l'approuve.  Mais  dans  la  gradua- 
tion que  je  propose,  rien  n'oblige  de  les  mettre  au 
niveau  des  palatins  ;  et  comme  rien  n'en  empêche 
non  plus,  on  pourra  sans  inconvénient  se  décider 
pour  le  parti  qu'on  jugera  le  meilleur.  Je  suppose 
ici  que  ce  parti  préféré  sera  d'ouvrir  aux  seuls  pa- 
latins l'accès  immédiat  au  trône. 

Aussitôt  donc  après  la  mort  du  roi,  c'est-à-dire 
dans  le  moindre  intervalle  qu'il  sera  possible ,  et 
R.  V.  24 


^ï  * 


\ 


J 

370  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

qui  sera  fixé  par  la  loi ,  la  diète  d'élection  sera  so- 
lenneltement  convoquée  ;  les  noms  de  tous  les  pa- 
latins seront  mis  en  concurrence ,  et  il  en  sera  tiré 
trois  au  sort  avec  toutes  les  précautions  possibles 
pour  qu'aucune  fraude  n'altère  cette  opération:  Ces 
tipois  noms  seront  à  haute  voix  déclarés  à  l'assem- 
blée ,  qui ,  dans  la  même  séance  et  à  la  pluralité  des 
voix,  choisira  celui  qu'elle  préfère,  et  il  sera  pro- 
clamé roi  dès  le  même  jour. 

On  trouvera  dans  cette  forme  d'élection  un  grand 
inconvénient,  je  l'avoue,  c'est  que  la  nation  ne 
puisse  choisir  librement  dans  le  nombre  des  pala- 
tins celui  qu'elle  honore  et  chérit  davantage,  et 
qu'elle  juge  le  plus  digne  de  la  royauté.  Mais  cet 
inconvénient  n'est  pas  nouveau  en  Pologne,  où  l'on 
a  vu,  dans  plusieurs  élections ,  que,  sans  égard  pour 
ceux  que  la  nation  favorisait ,  on  l'a  forcée  de  choisir 
celui  qu'elle  aurait  rebuté  :  mais  pour  cet  avantage 
qu'elle  n'a  plus  et  qu'elle  sacrifie,  combien  d'au- 
tres plus  importants  elle  gagne  par  cette  forme 
d'élection! 

Premièrement  l'action  du  sort  amortit  tout  d'un 
coup  les  factions  et  brigues  des  nations  étrangères , 
qui  ne  peuvent  influer  sur  cette  élection ,  trop  in- 
certaines du  succès  pour  y  mettre  beaucoup  d'ef- 
forts, vu  que  la  fraude  même  serait  insuffisante  en 
faveur  d'un  sujet  que  la  nation  peut  toujours  reje- 
ter. La  grandeur  seule  de  cet  avantage  est  telle,  qu'il 
assure  le  repos  de  la  Pologne ,  étouffe  la  vénalité 
dans  la  république ,  et  laissé  à  l'élection  presque 
toute  la  tranquillité  de  l'hérédité. 


CHAPITRiE  XIV.  371 

Le  même  avantage  a  lieu  contre  les  brigues 
mêmes  des  candidats;  car,  qui  d'entre  eux  voudra 
se  mettre  en  frais  pour  s'assurer  une  préférence  qui 
ne  dépend  point  des  hommes ,  et  sacrifier  sa  for- 
tune à  un  événement  qui  tient  à  tant  de  chances 
contraires  pour  une  favorable?  Ajoutons  que  ceux 
que  le  sort  a  favorisés  ne  sont  plus  à  temps  d'a- 
cheter des  électeurs ,  puisque  l'élection  doit  se  faire 
dans  la  même  séance. 

Le  choix  libre  de  la  nation  entre  trois  candidats 
la  préserve  des  inconvénients  du  sort,  qui,  par 
supposition,  tomberait  sur  un  sujet  indigne;  car, 
dans  cette  supposition,  la  nation  se  gardera  de  le 
choisir  ;  et  il  n'est  pas  possible  qu'entre  trente-trois 
hommes  illustres,  l'élite  de  la  nation,  où  l'on  ne 
comprend  pas  même  cojument  il  peut  se  trouver 
un  seul  sujet  indigne,  ceux  que  favorisa  le  sort  le 
soient  tous  les  trois. 

Ainsi,  et  cette  observation  est  d'un  grand  poids, 
nous  réunissons  par  cette  forme  tous  les  avantages 
de  l'élection  à  ceux  de  l'hérédité. 

Car  premièrement,  la  couronne  ne  passant  point 
du  père  au  fils, il  n'y  aura  jamais  continuité  de  sys- 
tème pour  l'asservissement  de  la  république.  En  se- 
cond lieu,  le  sort  même  dans  cette  forme  est  l'in- 
strument d'une  élection  éclairée  et  volontaire.  Dans 
le  corps  respectable  des  gardiens  des  lois  et  des 
palatins  qui  en  sont  tirés,  il  ne  peut  faire  un  choix, 
quel  qu'il  puisse  être ,  qui  n'ait  été  déjà  fait  par  la 
nation. 

Mais  voyez  quelle  émulation  cette  perspective 

24. 


■   J*m 


37a  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

doit  porter  dans  le  corps  des  palatins  et  grands  cas- 
tellans,  qui,  dans  des  places  à  vie,  pourraient  se 
relâcher  par  la  certitude  qu'on  ne  peut  plus  les  leur 
oter.  Ils  ne  peuvent  plus  être  contenus  par  la<crainte  ; 
mais  l'espoir  de  remplir  un  trône  que  chacun  d'eux 
voit  si  près  de  lui,  est  un  nouvel  aiguillon  qui  les 
tient  sans  cesse  attentifs  sur  eux-mêmes.  Ils  savent 
que  le  sort  les  favoriserait  en  vain  s'ils  sont  rejetés 
à  l'élection ,  et  que  le  seul  moyen  d'être  choisis  est 
de  le  mériter.  Cet  avantage  est  trop  grand ,  trop 
évident,  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'y  insister. 

Supposons  un  moment,  pour  aller  au  pis ,  qu'on 
ne  peut  éviter  la  fraude  dans  l'opération  du  sort ,  et 
qu'un  des  concurrents  vînt  à  tromper  la  vigilance 
de  tous  les  autres ,  si  intéressés  à  cette  opération. 
Cette  fraude  serait  un  malheur  pour  les  candidats 
ex:clus,mais  l'effet  pour  la  république  serait  le  même 
que  si  la  décision  du  sort  eût  été  fidèle;  car  on  n'en 
aurait  pas  moins  l'avantage  de  l'élection ,  on  n'en 
préviendrait  pas  moins  les  troubles  des  interrègnes 
et  les  dangers  de  l'hérédité;  le  candidat  que  son 
ambition  séduirait  jusqu'à  recourir  à  cette  fraude, 
n'en  serait  pas  moini  au  surplus  un  homme  de  mé- 
rite ,  capable ,  au'jugement  de  la  nation ,  de  porter 
la  couronne  avec  honneur;  et  enfin,  même  après 
cette  fraude,  il  n'en  dépendrait  pas  moins,  pour  en 
profita ,  du  choix  subséquent  et  formel  de  la  ré- 
publique. 

Par  ce  projet  adopté  dans  toute  son  étendue,  tout 
est  lié  dans  l'état;  et  depuis  le  dernier  particulier 
jusqu'au  premier  palatin ,  nul  ne  voit  aucun  moyen 


CHAPITRE  XIV.  373 

d'avancer  que  par  la  route  du  devoir  et  de  l'appro- 
bation publique.  Le  roi  seul ,  une  fois  élu ,  ne  voyant 
plus  que  les  lois  au-dessus  de  lui ,  n'a  nul  autre  frein 
qui  le  contienne;  et  n'ayant  plus  besoin  de  l'appro- 
bation publique ,  il  peut  s'en  passer  sans  risque  si 
ses  projets  le  demandent.  Je  ne  vois  guère  à  cela 
qu'un  remède  auquel  même  il  ne  faut  pas  songer; 
ce  serait  que  la  couronne  fût  en  quelque  manière 
amovible ,  et  qu'au  bout  de  certaines  périodes  les 
rois  eussent  besoin  d'être  confirmés.  Mais,  encore 
une  fois ,  cet  expédient  n'est  pas  proposable  :  tenant 
le  trône  et  Fétat  dans  une  agitation  continuelle ,  il 
ne  laisserait  jamais  l'administration  dans  une  as- 
siette assez  solide  pour  pouvoir  s'appliquer  unique- 
ment et  utilement  au  bien  public. 

Il  fut  un  usage  antique  qui  n'a  jamais  été  prati- 
qué que  chez  un  seul  peuple ,  mais  dont  il  est  éton- 
nant que  le  succès  n'ait  tenté  aucun  autre  de  l'imi- 
ter. Il  est  vrai  qu'il  n'est  guère  propre  qu'à  un 
royaume  électif,  quoique  inventé  et  pratiqué  dans 
un  royaume  héréditaire.  Je  parle  du  jugement  des 
rois  d'Egypte  après  leur  mort,  et  de  l'arrêt  par 
lequel  la  sépulture  et  les  honneurs  royaux  leur 
étaient  accordés  ou  refusés,  selon  qu'ils  avaient 
bien  ou  mal  gouverné  l'état  durant  leur  vie.  L'in- 
différence des  modernes  sur  tous  les  objets  moraux 
et  sur  tojut  ce  qui  peut  donner  du  ressort  aux 
âmes ,  leur  fera  sans  doute  regarder  l'idée  de  réta- 
blir cet  usage  pour  les  rois  de  Pologne  comme 
une  fohe ,  et  ce  n'est  pas  à  des  Français ,  surtout 
à  des  philosophes,  que  je  voudrais  tenter  de  la 


374  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

faire  adopter;  mais  je  crois  qu'on  peut  la  propo- 
ser à  des  Polonais.  J'ose  même  avancer  que  cet 
établissement  aurait  chez  eux  de  grands  avantages 
auxquels  il  est  Impossible  de  suppléer  d'aucune 
autre  manière,  et  pas  un  seul  inconvénient.  Dans 
l'objet  présent,  on  voit  qu'à  moins  d'une  ame  vile , 
et  insensible  à  l'honneur  de  sa  mémoire,  il  n'est 
pas  possible  que  l'intégrité  d'un  jugement  inévitable 
n'en  impose  au  roi,  et  ne  mette  à  ses  passions  un 
frein  plus  ou  moins  fort,  je  l'avoue,  mais  toujours^ 
capable  de  les  contenir  jusqu'à  certain  point,  sur- 
tout quand  on  y  joindra  l'intérêt  de  ses  enfants, 
dont  le  sort  sera  décidé  par  l'arrêt  porté  sur  la 
mémoire  du  père. 

Je  voudrais  donc  qu'après  la  mort  de  chaque 
roi  son  corps  fiit  déposé  dans  un  lieu  sor table  , 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  été  prononcé  sur  sa  mémoire; 
que  le  tribunal  qui  doit  en  décider  et  décerner  sa 
sépulture  fût  assemblé  le  plus  tôt  qu'il  serait  pos- 
sible; que  là  sa  vie  et  son  règne  fussent  examinés 
sévèrement  ;  et  qu'après  des  informations  dans  les- 
quelles tout  citoyen  serait  admis  à  l'accuser  et  à  le 
défendre ,  le  procès ,  bien  instruit ,  fût  suivi  d'ui^ 
arrêt  porté  avec  toute  la  solennité  possible. 

En  conséquence  de  cet  arrêt,  s'il  était  favorable^ 
le  feu  roi  serait  déclaré  bon  et  juste  prince,  son 
nom  inscrit  avec  honneur  dans  la  liste  des  rois  de 
Pologne,  son  corps  mis  avec  pompe  dans  leur  sé- 
pulture, l'épi thète  de  glorieuse  mémoire  ajoutée  à 
son  nom  dans  tous  les  actes  et  discours  publics , 
un  douaire  assigné  à  sa  veuve  ;  et  ses  enfants ,  dér 


CHAPITRE  XIV.  376 

clarés  princes  royaux,  seraient  honorés  leur  vie 
durant  de  tous  les  avantages  attachés  à  ce  titre. 

Que  si,  au  contraire,  il  était  trouvé  coupable 
d'injustice,  de  violence,  de  malversation,  et  sur- 
tout d'avoir  attenté  à  la  liberté  publique ,  sa  mé* 
moire  serait  condamnée  et  flétrie;  son  corps  privé 
de  la  sépulture  royale  serait  enterré  sans  honneur 
comme  celui  d'un  particulier,  son  nom  effacé  du  re- 
gistre public  des  rois;  et  ses  enfants, privés  du  titre 
dç  princeS'  royaux  et  des  prérogatives  qui  y  sont 
attachées ,  rentreraient  dans  la  classe  des  simples 
citoyens ,  sans  aucune  distinction  honorable  ni  flé* 
trissante. 

Je  voudrais  que  ce  jugement  se  fît  avec  le  plus 
grand  appareil,  mais  qu'il  précédât,  s'il  était  pos- 
sible, l'élection  de  son  successeur,  afin  que  le  cré- 
dit de  celui-ci  ne  pût  influer  sur  la  sentence  dont  il 
aurait  pour  lui-même  intérêt  d'adoucir  la  sévérité. 
Je  sais  qu'il  serait  à  désirer  qu'on  eût  plus  de  temps 
pour  dévoiler  bien  des  vérités  cachées,  et  mieux 
instruire  le  procès.  Mais  si  l'on  tardait  après  Té- 
lection,  j'aurais  peur  que  cet  acte  important  ne 
devînt  bientôt  qu'une  vaine  cérémonie,  et,  comme 
il  arriverait  infailliblement  dans  un  royaume  hé- 
réditaire, plutôt  une  oraison  funèbre  du  roi  dé- 
funt qu'un  jugement  juste  et  sévère  sur  sa  con-. 
duite.  Il  vaut  mieux,  en  cette  occasion,  donner 
davantage  à  la  voix  publique ,  et  perdre  quelques 
lumières  de  détail,  pour  conserver  l'intégrité  et 
l'austérité  d'un  jugement  qui  sans  cela  deviendrait 
inutile. 


376  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

A  l'égard  du  tribunal  qui  prononcerait  cette  sen- 
tence ,  je  voudrais  que  ce  ne  fût  ni  le  sénat ,  ni  la 
diète ,  ni  aucun  corps  revêtu  de  quelque  autorité 
dans  le  gouvernement,  mais  un  ordre  entier  de 
citoyens,  qui  ne  peut  être  aisément  ni4:rompé  ni  cor* 
rompu.  Il  me  paraît  que  les  cwes  électif  plus  in- 
struits ,  plus  expérimentés  que  les  sentants  d'état , 
et  moins  intéressés  que  les  gardiens  des  lois  ^  déjà 
trop  voisins  du  trône,  seraient  précisément  le  corps 
intermédiaire  où  l'on  trouverait  à  la  fois  le  plus  de 
lumières  et  d'intégrité,  le  plus  propre  à  ne  porter 
que  des  jugements  sûrs  et  par  là  préférable^aux 
.  deux  autres  en  cette  occasion.  Si  même  il  arrivait 
que  ce  corps  ne  fut  pas  assez  nombreux  pour  un 
jugement  de  cette  importance,  j'aimerais  mieux 
qu'on  lui  donnât  des  adjoints  tirés  des  servants 
d'état  que  des  gardiens  des  lois.  Enfin  je  voudrais 
que  ce  tribunal  ne  fût  présidé  par  aucun  homme 
en  place,  niais  par  un  maréchal  tiré  de  son  corps, 
et  qu'il  élirait  lui-même  comme  ceux  des  diètes  et 
des  confédérations  :  tant  il  faudrait  éviter  qu'aucun 
intérêt  particulier  n'influât  dans  cet  acte ,  qui  peut 
devenir  très-auguste  ou  très-ridicule,  selon  la  ma-^ 
nière  dont  il  y  sera  procédé. 

En  finissant  cet  article  de  l'élection  et  du  juge^ 
ment  des  rois,  je  dois  dire  ici  qu'une  chose  dans 
vos  usages  m'a  paru  bien  choquante  et  bien  con- 
traire à  l'esprit  de  votre  constitution  ;  c'est  de  la 
voir  presque  renversée  et  anéantie  à  la  mort  du 
roi ,  jusqu'à  suspendre  et  fermer  tous  les  tribunaux^ 
comme  si   cette  constitution  tenait  tellement  à  ce 


p.*;. 


CHAPI'TRE  XIV.  377 

prince,  que  la  mort  de  Ynn  fut  la  destruction  de 
l'autre.  Eh ,  mon  dîeii  !  ce  devrait  être  exactement 
le  contraire.  Le  roi  ipert,  tout  devrait  aller  comme 
s'il  vivait  encore;  on  devrait  35'apercevoir  à  peine 
qu'itmaïique.une  pièce  k  U  machine,  tant  cette 
pièq0  était  peu' essentielle  à  sa  sohdité.  Heureuse- 
ment cette  inconséquence  ne  tient  à  rien.  Jl  n'y  a 
qu'à  dire  qu'elle  .n'existera  plus ,  et  rien  au  surplus 
ne'doitrétre  changé  :  mais.il  ne  fasit  pas  laisser  sub- 
sister cette  étrange  contradiction^  car,  si  c'en  est 
une  déjà  dans  la  présente  constitution ,  c'en  serait 
une  bien  plus  grande  encore  après  la  réforme. 


CHAPITRE  XV. 

Conciasiqii. 

Voilà  mon  plan  suffisamment  esquissé  :  je  m'ar- 
rête. Quel  que  soit  celui  qu'en  adoptera,  l'on  ne 
doit  pas  ouliher  ce  que  j'ai  dit  dans  le  Contrat  so- 
cial *  de  l'état  de  faiblesse  et  d'anarchie  où  se  troiive 
une  nation  tandis  qu'elle  établit  ou  réforme  sa 
constitution.  Dans  ce  moment  de  désordre  et  d'ef- 
fervescence elle  est  hors  d'état  de  faire  aucune  ré- 
sistance, et  le  moindre  choc. est  capable  de  tout 
renverser.  Il  importe  donc  de  se  ménager  à  tout 
prix  un  intervalle  de  tranquilUté  durant  lequel  on 
puisse  sans  risque  agir  sur  soi-même  et  rajeunir  sa 
constitution.  Quoique  les  changements  à  faire  dans 
la  vôtre  ne  soient  pas  fondamentaux  et  ne  parais- 

♦  Livre  n,  chap.  x. 


rf: 


378      GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

sent  pas  fort  grands ,  ils  sont  suffisants  pour  exi- 
ger cette  précaution  ;  et  il  faut  nécessairement  un 
certain  temps  pour  sentir  l'effet  de  la  meilleure  ré- 
forme et  prendre  la  consistance  qui  doit  en  être  le 
fruit.  Ce  n'est  qu'en  supposant  que  le  succès  ré- 
ponde au  courage  des  confédérés  et  à  la  justioi^  de 
leur  capse,  qu'on  peut  songer  à  l'entreprise  dont 
il  s'agit.  Vous  ne  serez  jamais  libres  tant  qu'il  res- 
tera un  seul  soldat  russe  en  Pologne ,  et  vous  serez 
toujours  menacés  de  cesser  de  l'être  tant  que  la 
Russie  se  mêjera  de  vos  affaires-  Mais  si  vous  par- 
venez à  l^  forcer  de  traiter  avec  vous  comme  de 
puissance  à  puissance,  et  non  plus  comme  de  pro- 
tecteur à  protégé,  profitez  alors  de  l'épuisement 
où  l'aura  jetée  la  guerre  de  Turquie  pour  faire 
votre  œuvre  avant  qu'elle  puisse  la  troubler.  Quoi- 
que je  ne  fasse  aucun  cas  de  la  sûreté  qu'on  se  pro- 
cure au-dehors  par  des  traités ,  cette  circonstance 
unique  vous  forcera  peut-être  de  vous  étayer,  a,u- 
tant  qu'il  se  peut ,  de  cet  appui  ;  ne  fût-ce  que  pour 
connaître  la  disposition  présente  de  ceux  qui  traite- 
ront  avec  vous.  Mais  ce  cas  excepté,  et  peut-être 
en  d'autres  temps  quelques  traités  de  commerce, 
ne  vous  fatiguez  pas  à  de  vaines  négociations ,  ne 
vous  ruinez  pas  en  ambassadeurs  et  ministres  dans 
d'autres  cours,  et  ne  comptez  pas  les  alliances  et  trai- 
tés pour  quelque  chose.  Tout  cela  ne  sert  de  rien 
avec  les  puissances  chrétiennes  :  elles  ne  connais- 
sent d'autres^iens  que  ceux  de  leur  intérêt  :  quand 
elles  le  trouveront  à  remplir  leurs  engagements , 
elles  les  rempliront;  quand  elles  le  trouveront  à 


CHAPITRE  XV.  379 

les  rompre,  elles  les  rompront:  autant  vaudrait 
n'en  point  prendre.  Encore  si -cet  intérêt  était  tou- 
JQut's  vrai,  la  coHnaissance  de  ce  qu'il  leur  con- 
vient de  faire  pourrait  faire  prévbir  ce  qu'elles  fe- 
ront. Mais  ce  n'est  presque  jamais  la  raison  d'état 
qui  les  guide,  c'est  l'intérêt  momentané  d'un  mi- 
nistre ,  d'une  fille ,  d'un  favori  ;  c'est  Iç  motif  qu'ai|- 
cune  sagesse  humaine  n'a  pu  prévoir ,  qui  les  dé- 
termine tantôt  pour  ,  tantôt  contre  leurs  vrais  in- 
térêts. De  quoi  peut-on  s'assurer  avec  des  gens  qui 
n'ont  aucun  système  fixe ,  et  qui  ne  se  conduisent 
que  par  des  imputions  fortuites  ?  Rien  n'est  plus 
frivole  que  la  science  politique  des  cours  :  comme 
elle  n'a  nul  principe  assuré,  l'on  n'en  peut  tirer 
aucune  conséquence  certaine  ;  et  toute  cette  belle 
doctrine  des  intérêts  des  princes  est  un  jeu  d'en- 
fant qui  fait  rire  les  hommes  sensés. 

Ne  vous  appuyez  donc  avec  confiance  ni  sur  vos 
ciliés  ni  sur  vos  voisins.  Vous  n'en  avez  qu'un  sur 
lequel  vous  puissiez  un  peu  conapter  ,  c'est  le 
grand- seigneur,  et  vous  ne  devez  rien  épargner 
pour  vous  en  faire  un  appui  :  non  que  ses  maximes 
d'état  spient  beaucoup  plus  certaines  que  celles  des 
autres  puissances  ;  tout  y  dépend  également  d'un 
visir ,  d'une  favorite ,  d'une  intrigue  de  sérail  :  mais 
l'intérêt  de  la  Porte  est  clair ,  simple  ;  il  s'agit  de 
tout  po.ur  elle  ;  et  généralement  il  y  règne ,  avec 
bien  moins  de  lumières  et  de  finesse ,  plus  de  droi- 
ture et  de  bon  sens.  On  a  du  moins  avec  elle  cet 
avantage  de  plus  qu'avec  les  puissances  chrétiennes , 
qu'elle  aime  à  remplir  ses  engagements  et  respecte 


58o  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

ordinairement  les  traités.  U  faut  tâcher  d'en  faire 
avec  elle"  un  pour  ving^  ans ,  aussi  forfr;' aussi  clair 
qu!il  sera  possible.  Ce  traité^  tant  qu'une  autre 
puissance  cachera  ses  projets  ,  sera  le  meilleur , 
peut-être  le  seul  garant  que  vous  piHssie^ avcrir  ; 
et,  dans  l'état  où  la  présente  guerre  laisseim  vrai- 
sçpiblablement  la  Russie,  j'estime  qu'il* peut  vous 
suflfire  pour  entreprendre  avec  sûreté  votre,  ou- 
vrage; d'autant  plus  que  J'intérêt^coriitiiun  des 
piùssances  de  l'Europe  j  et  surtout  de  vos  autres 
voisins ,  est  de  vôms  laisser  toujours  ppur  barrière 
entre  eux  et  les  Russes,  et  qu'à  forcfe  de  changer  de 
folies  il  faut  bien  qu^ils  soient  sages  au«[ioins  quel- 
quefois*  -      -  ..       *  .^  .    ^ 

:  Une  chose  me  fait  croire  qu^  génér^emeilt  on 
vous  verra  sans  jalousie  travailler  à  la  réforme  de 
vo^e  constitudon  ;  c'est  que  cet  ouvrage  ne  tend 
qii'â  l'affermis^mént  de  la  législation ,  par  cdnsé- 
qneflnt  de  la  liberté ,  et  que  cette  liberté  passe  dans 
tou^  les  coiirs  pour  une  manie  de  visionnaires 
qui  tend  plus  à  affaiblir  qu'à  renforcer  un  état. 
C'est  pour  cela  que  la  France  a  toujours  favorisé 
la  liberté  du  corps  germanique  et  de  la  Hollande , 
et  c'est  pour  cela  qu'aujourd'hui  la  Rusàe  favorise 
le  gouvernement  présent  de  Suède ,  et  contrecarre 
de  toutes  ses  forces  les  projets  du  roi.  Tous  ces 
grands  ministres  qui ,  jugeant  les  hommes  en  gé- 
néral sur  eux-^mêmes  et  ceux  qui  les  entourent, 
croient  les  connaître,  sont  bien  loin  d'imaginer 
quel  ressort  l'amour  de  la  patrie  et  l'élan  de  la  vertu 
peuvent  donner  à  des  âmes  libres.  Ils  ont  beau 


CHAPITRE  XV.  3$^! 

être  les  dupes  de  la  basse  opinion  qu'ils  ont  ^des 
républiques  et  y  trouver  dans  toutes  leurs  entire- 
prises  une  résistance  qu'il  n'attendaient  pas,  ils  ne 
reviendront  jamais,  d'un  préjugé  fondé  sur  le  mé- 
pris dont  ils*  se  sentent  dignes ,  et  sur  lequel  ils  ap- 
précient le  genre  humain.  Malgré  l'expérience  as- 
sez frappante  que  les  Russes  viennent  de  £aire*èn 
Pologne  y  rien  ne  les  fera  changer  d'opinion.  Ils  re- 
garderont toujours  lès  hommes  libres  comme  il 
faut  les  regarder  eux-mêmes,  c'est-à-dire  comme 
des  hommes  nuls ,  sur  lesquels  deux  seuls  instru- 
ments ont  prise,  savoir  l'argent  et  le  knout.  S'ils 
voient  donc  que  la  répubUque  de  Pologne ,  au  lieu 
de  s'appliquer  à  remplir  ses  coffres ,  à  grossir  ses 
finances ,  à  lever  bien  des  troupes  réglées ,  songe 
au  contraire  à  licencier  son  armée  et  à  se  passer 
d'argent ,  ils  croiront  qu'elle  travaille  à  s'affaiblir  ; 
et ,  persuadés  qu'ils  n'auront  pour  en  faire  la  con- 
quête qu'à  s'y  présenter  quand  ils  voudront,  ils  la 
laisseront  se  régler  tout  à  son  aise,  en  se  moquant 
en  eux-mêmes  de  son  travail.  Et  il  faut  convenir 
que  l'état  de  liberté  ôte  à  un  peuple  la  force  offen- 
sive, et  qu'en  suivant  le  plan  que  je  propose  on  doit 
renoncer  à  tout  espoir  de  conquête.  Mais  que ,  votre 
œuvre  faite ,  dans  vingt  ans  les  Russes  tentent  de 
vous  envahir ,  et  ils  connaîtront  quels  soldats  sont 
pour  la  défense  de  leurs  foyers  ces  hommes  de 
paix  qui  ne  savent  pas  attaquer  ceux  des  autres , 
et  qui  ont  oublié  le  prix  de  l'argent. 

*  Au  reste ,  quand  vous  serez  délivrés  de  ces 

Cet  alinéa  et  les  deux  suivants  manquent  à  Tédition  de  Genève. 


3JB2  GOUVERNEMENT  DE  POLOGNE. 

cruels* hôtes,  gardez-vous  de  prendfe  envers  le  roi 
qu'ils  ^ont  voulu  vous  fionner  aucUn.  partir  mitigé. 
Il  faut  ou  lui  faire  couper  la  tête ,  comn\e  il  l'a 
mérité  ,•  ou ,  -sans  avoir  égard  à  sa  première , élec- 
tion ,  qui  est  de  toute  nullité  ,  l'élire*  de  no'uveau 
avec  d'autres  pacta  conventa^  par  lesquels  vou^  le 
féi:éz  renoncer  à  la  nomination' des  grandes  places. 
Le  second  parti  n'est  pas  seulement  le  plu«  humain^ 
mais  le  plus  sage  ;  j 'y  trouve  même  uûe  certaine  fierté 
généreuse  qui  peut-être  nrortifiera  bien  autant  la 
conr  de  Pétersbourg  que  si  vous  faisiez  une  autre 
élection.  Poniatowski  fut  très-criminel  sans  doute  ; 
peut-être  aujourd'hui  n'est-il  plus  qi\e  malheureux  : 
du  moins ,  dans  la  situation  présente ,  il  me  paraît 
se  conduire  assez  cotnme  il  doit  le  faire  en  ne  se 
mêlant  de  rien  du  tout.  Naturellemçnt  il  doit  au 
fond  de  son  cœur  désirer  ardemment  l'expulsion 
de  ses  durs  maîtres.  Il  y  jurait  peut-être  un  hé- 
Foisme  patriotique  à  se  joindre  ,  pour  les  chasser, 
aux:  confédérés  ;  mais  on  sait  bien  que  Poniatowski 
n'est  pas  un  héros  :  d'ailleurs ,  outre  qu'on  ne  le 
laisserait  pas  faire ,  et  qu'il  est  gardé  à  vue  infailli- 
blement, devant  tout  au  Russe,  je  déclare  fran- 
chement que ,  si  j'étais  à  sa  place ,  je  ne  voudrais 
pour  rien  au  monde  être  capable  de  cet  héroïsme-là. 
Je  sais  bien  que  ce  n'est  pas  là  le  roi  qu'il  vous 
faut  quand  votre  réforme  sera  faite;  mais  c'est  peut- 
être  celui  qu'il  vous  faut  pour  la  faire  tranquille- 
ment. Qu'il  vive  seulement  encore  huit  ou  dix  ans , 

Us  ont  été  imprimés,  pour  la  première  fois,  dans  Tédition  de  1801. 
L'éditeur  dit  ayoir  pris  cfi  morceau  dans  un  manuscrit  de  Mirabeau. 


CHAPITRE  XV.  383 

>^tre  machine  alors  ay^nt  commencé  d'aller ,  et 
plusieurs  palàtinats  étant  déjà  remplis  par  des  gar- 
diei^s  des  lois ,  vous  n'aurez  pas  peur  de  lui  donner 
im. successeur  qui  lui  ressemble  :  mais  j'ai  peur, 
moi ,  qu'en  le  destituant  simplement ,  vous  ne  sa- 
chiez qu'en  faire ,  et  que  vous  ne  vous  exposiez  à 
de  nouveaux  troubles. 

De  quelque  embarras  néanmoins  que  vous  puis- 
siez délivrer  sa  libre  élection  ,•  il  n'y  faut  songe** 
qu'après  s'être  bien  assuré  de  ses  véritables  dispo- 
sitions ,  et  dans  la  supposition  qu'on  lui  trouvera  en- 
core quelque  bon  sens ,  quelque  sentiment  d'hon- 
neur ,  quelque  amour  pour  son  pays ,  quelque 
connaissance  de  ses  vrais  intérêts,  et  quelque- dé- 
sir de  les  suivre  ;  car  en  tout  temps ,  et  surtout 
dans  la  triste  situation  où  les  malheurs  de  la  Po- 

* 

logne  vont  la  laisser ,  il  n'y  aurait  rien  pour  elle 
de  plus  funeste  que  d'avoir  un  traître  à  la  tête  du 
gouvernement. 

Quant  à  la  manière  d'entamer  l'œuvre  dont  H 
s'agit,  je  ne  puis  goûter  toutes  les  subtilités  qu'on 
vous  propose  pour  surprendre  et  tromper  en  quel- 
que sorte  la*  nation  sur  les  changements  à  faire  à 
ses  lois.  Je  serais  d'avis  seulement,  en  montrant 
votre  plan  dans  toute  son  étendue,  de  n'en  point 
commencer  brusquement  l'exécution  par  remplir 
la  république  de  mécontents ,  de  laisser  en  place  la 
plupart  de  ceux  qui  y  sont ,  de  ne  conférer  les  em- 
plois selon  la  nouvelle  réforme  qu'à  mesure  qu'ils 
viendraient  à  vaquer.  N'ébranlez  jamais  trop  brus- 
quement la  machine.  Je  ne  doute  point  qu'un  bon 


Y.'- 


0< 


k 


384      GOUVERWEMEWT  DE  POLOGNE. 

plan  une  fois  adopté  ne  (^hasge  même  Tesprit  de 
cens;  qiïi  auroot  eu  p^rt  au  gouvernement  souss^un 
^utfe.  Ne  ppuvant  créer .  tout  d'un  cçup '^de  nou- 
t^e^x  citoyens ,  il  fstUt?^  conîmencer  par  tirer  parti 
de  ceux  "qui  existent  ;  et  tJffrir  une  roiîte  ribuvôile 
à  leur  ainbitioh^*  c'est  le  mbyéu-de'  les  disposer  à  la 
suivre.  .     *  ,  . 

Que  si,  malgré  le  courage  fet  la  cohstance  des 
confédérés,  et  malgré  la*  justice  de  leùif  cause j**  la 
fortune  et  toutes  les  pjgdssaiaceâ  les  â};;(andpnnent , 
etérvrent  la  patrie  a  ses-oppresseA-s.....  WCjiis  jci^p'ai 
pifs  l'honneur  d'étï'è  Pplonais ,  et ,  dans  uiiQ,«iMa* 
tioni pareille  à  celle  où  vous  êtes,* il  nfest  pefnris.de 
donner  seh  avis  que  par  son  exémpie. 

Je  vieifs  dé  remplir  selon  la  mesure  de  mes  for^îes, 
et  plût  à  Dieu  que  ce  fût  avec  autairf  de  suqtjBs  que 
d'ardeur,  la  tâche  que  M.  le  cemte  Wîelhoriski  m'a 
imposée.  Peut-être  tout  ceci  n'est- il  qu'un  Jas  de 
chimères  ;  mais  voilà  mes  idées.  Ce  n'est  pas  ma  iiaute 
ai  elles  ressemblent  si  peu  à  celles  des  au1;res  hom- 
mes, et  il  n'a  pas  dépendu  tJe  moi  d'organiser  ma 
tête  d'une  autre  façon.  J'avoue  même  que,  quelque 
singularité  qu'on  leur  trouve,  je  n'y  vois  rien,  quant 
à  moi ,  que  de  bien  adapté  au  cœur  humain ,  de  bon , 
de  praticable,  surtout  en  Pologne , m'étant  appliqué 
dans  mes  vues  à  suivre  l'esprit  de  cette  république, 
et  à  n'y  proposer  que  le  moins  de  changements  que 
j'ai  pu  pour  en  corriger  les  défauts.  Il  me  semble 
qu'un  gouvernement  monté  sur  de  pareils  ressorts 
doit  marcher  à  son  vrai  but  aussi  directement,  aussi 
èûreroent,  aussi  long-temps  qu'il  est  possible;  n'i- 


CHAPITRE  XV.  385 

gnorant  pas  au  surplus  que  tous  les  ouvrages  des  , 
hommes  sont  imparfaits ,  passagers ,  et  périssables 
comme  eux. 

J'ai  omis  à  dessein  beaucoup  d'articles  très-impor-  ' 
tants  sur  lesquels  je  ne  me  sentais  pas  les  lumières 
suffisantes  pour  en  bien  juger.  Je  laisse  ce  soin  à 
des  hommes  plus  éclairés  et  plus  sages  que  moi;  et 
je  mets  fiin  à  ce  long  fatras  en  faisant  à  M.  le  comte 
Wielhorski  mes  excuses  de  l'en  avoir  occupé  si  long- 
temps. Quoique  je  pense  autrement  que  les  autres 
hommes,  je  ne  me  flatte  pas  d'être  plus  sage  qu'eux , 
ni  qu'il  trouve  dans  mes  rêveries  rien  qui  puisse  être 
réellement  utile  à  sa  patrie;  mais  mes  vœux  pour  sa 
prospérité  sont  trop  vrais,  trop  purs,  trop  désin- 
téressés ,  pour  que  l'orgueil  d'y  contribuer  puisse 
ajouter  à  mon  zèle.  Puisse -t-elle  triompher  de  ses 
ennemis,  devenir,  demeurer  paisible,  heureuse  et 
libre ,  donner  un  grand  exemple  à  l'univers ,  et ,  pro- 
fitant des  travaux  patriotiques  de  M.  le  comte  Wiel- 
horski ,  trouver  et  former  dans  son  sein  beaucoup 
de  citoyens  qui  lui  ressemblent! 


R.    V. 


25 


LETTRES 

A  M.  BUTTA-FOCO 

SUM. 

LA  LÉGISLATION  DE  LA  CORSE. 


»^ 


LETTRE  h 

Motiers-Travers ,  le  a  a  septembre  1764. 

Il  est  superflu ,  monsieur ,  de  chercher  à  exciter 
mon  zèle  pour  l'entreprise  que  vous  me  proposez  *. 
La  seule  idée  m'élève  l'ame  et  me  transporte.  Je 
croirais  le  reste  de  mes  jours  bien  noblement ,  bien 
vertueusement ,  bien  heureusenaent  employé ,  je 
croirais  même  avoir  bien  racheté  l'inutilité  des  au- 
tres, si  je  pouvais  rendre  ce  triste  reste  bon  en 
quelque  chose  à  vos  braves  compatriotes,  si  je  pou- 
vais concourir  par  quelque  conseil  utile  aux  vues 
de  leur  digne  chef  et  aux  vôtres  :  de  ce  côté-là  donc 
soyez  sûr  de  moi;  ma  vie  et  mon  cœur  sont  à  vous. 

Mais,  monsieur,  le  zèle  ne  donne  pas  les  moyens, 
et  le  désir  n'est  pas  le  pouvoir.  Je  ne  veux  pas  faire 

*  Un  plan  de  législation  pour  les  Corses ,  qui  ayaient  secoué  le 
joug  des  Génois.  Dans  son  Contrat  social  (liy.  11,  chap.  10)  Rous- 
seau ayait  fait  Téloge  de  cette  nation  ,  et  souhaité  que  quelque  homme 
sage  lui  apprit  à  conseryer  sa  liberté.  Ce  passage  donna  l'idée  à 
M.  Butta^Foco ,  capitaine  au  service  de  France ,  d'inyiter  Rousseau 
à  se  charger  de  cette  noble  tâche ,  en  cela  d'accord  ayec  le  célèbre 
Paoli,  chef  ciyi^et  militaire  de  la  Corse ,  et  qui  y  ayait  établi  une 
forme  proyisoire  de  gouyemement. 


388  LETTRES 

ici  sottement  le  modeste  :  je  sens  bien  ce  que  j'ai, 
mais  je  sens  encore  mieux  ce  qui  me^manque.  Pre- 
mièrement, par  rapport  à  la  chose,  il  me  manque 
une  multitude  de  connaissances  relatives  à  la  nation 
et  au  pays;  connaissances  indispensables,  et  qui, 
pour  les  acquérir,  demanderont  de  votre  part  beau- 
coup d'instructions,  d'éclaircissements,  de  mémoi- 
res, etc.;  de  la  mienne  beaucoup  d'étude  et  de  ré- 
flexions. Par  rapport  à  moi  il  me  manque  plus  de 
jeunesse,  un  esprit  plus  tranquille,  un  cœur  moins 
épuisé  d'ennuis,  ilne  certaine  vigueur  de  génie, 
qui ^ même  quand  on  l'a,  n'est  pas  à  l'épreuve  des 
années  et  des  chagrins  ;  il  me  manque  la  santé ,  le 
temps  ;  it  me  manque ,  accablé  d'une  maladie  incu- 
rable et  cruelle ,  l'espoir  de  voir  la  fin  d'un  long 
travail,  que  la  seule  attente  du  succès  peut  donner 
lé  courage  de  suivre  ;  il  me  manque  enfin  l'expé- 
rience dans  les  affaires ,  qui  seule  éclaire  plus  sur 
l'art  de  conduire  les  hommes  que  toutes  les  médi- 
tations. 

Si  je  me  portais  passablement,  je  me  dirais  :  J'irai 
en  Corse;  six  mois  passés  sur  les  lieux  m'instrui- 
ront plus  que  cent  volumes.  Mais  comment  entre- 
prendre un  voyage  aussi  pénible,  aussi  long,  dans 
l'état  où  je  suis?  le  soutiendrai-je?  me  laîsserait-on 
passer  ?  Mille  obstacles  m'arrêteraient  en  allant,  l'air 
de  la  mer  achèverait  de  me  détruire  avant  le  re- 
tour. Je  vous  avoue  que  je  désire  mourir  parmi  les 

miens. 

Vous  pouvez  être  pressé  ;  un  travail  de  cette  im- 
portance ne  peut  être  qu'une  affaire  de  très-longue 


A  M.  BUTTA-FOCO.  SHq. 

haleine,  même  pour  un  homme  qui  se  porterait 
bien.  Avant  de  soumettre  mon  ouvrage  à  l'examen 
de  la  nation  et  de  ses  chefs ,  je  veux  commencer 
par  en  être  content  moi-même  :  je  ne  veux  rien 
donner  par  morceaux  ;  l'ouvrage  doit  être  un  ;  l'on 
n'en  saurait  juger  séparément.  Ce  n'est  déjà  pas 
peu  de  chose  que  de  me  mettre  en  état  de  coipa^ 
mencer  :  pour  achever ,  cela  va  loin. 

Il  se  présente  aussi  des  réflexions  sur  l'état  pré-, 
caire  où  se. trouve  encore  votre  île.  Je  sais  que, 
sous  un  chef  tel  qu'ils  l'ont  aujourd'hui^  les  Corses 
n'ont  rien  à  craindre  de  Gênes  :  je  crois  qu'ils  n'ont 
rien  à  craindre  non  plus  des  troupes  qu'on  dit  que 
la  France  y  envoie;  et  ce  qui  me  confirme  dans  ce 
sentiment  est  de  voir  un  aussi  bon  patriote  que 
vous  me  paraissez  l'être  rester,  malgré  l'envoi  de 
ces  troupes ,  au  service  de  la  puissance  qui  les 
donne.  Mais ,  monsieur ,  l'indépendance  de  votre 
pays  n'est  point  assurée  tant  qu'aucune  puissance 
ne  la  reconnaît  ;  et  vous  m'avouerez  qu'il  n'est  pas 
encourageant  pour  un  aussi  grand  travail  de  l'en- 
treprendre sans  savoir  s'il  peut  avoir  son  usage,, 
même  en  le  supposant  bon. 

Ce  n'est  point  pour  me  refuser  à  vos  invitations , 
monsieur,  que  je  vous  fais  ces  objections,  mais 
pour  les  sQumettre  à  votre  examen  et  à  celui  de 
M.  Paoli.  Je  vous  crois  trop  gens  de  biea  l'un  et 
l'autre  pour  vouloir  que  mon  affection  pour  votre 
patrie  me  fasse  consumer  le  peu  de  temps  qui  me 
reste  à  des  soins  qui  ne  seraient  bons  à  rien. 

Examinez  douic  ^  messieurs  ^  jugez  vous-mêmes, 


390  LETTRES 

et  jsoyez  sûrs  que  l'entreprise  dont  Vous  m'avez 
trouvé  digne  ne  manquera  point  par  ma  volonté. 
Recevez,  je  vous  prie,  mes  très-humbles  saluta- 
tions. 

P.  S.  En  relisant  votre  lettre ,  je  vois  ^  monsieur , 
qu'à  la  première  lecture  j'ai  pris  le  change  sur 
votre  objet.  J'ai  cru  que  vous  demandiez  un  corps 
complet  de  législation ,  et  je  vois  que  vous  demian^ 
dez  seulement  une  institution  politique;  ce  qui 
me  fait  juger  que  vous  avez  déjà  un  corps  de  lois 
civiles  autres  que  le  droit  écrit ,  sur  lequel  il  s'agit 
de  calquer  une  forme  de  gouvernement  qui  s^y 
rapporte.  La  tâche  est  moins  grande ,  sans  être  pe- 
tite ,  et  il  n'est  pas  sûr  qu'il  en  résulte  un  tout  aussi 
parfait;  on  n'en  peut  juger  que  sur  le  recueil  com- 
plet de  vos  lois. 


LETTRE  IL 

AU  MÊME. 

Motiers,  le  i5  octobre  1764. 

Je  ne  sais,  monsieur,  pourquoi  votre  lettre  du  3 
ne  m'est  parvenue  qu'hier.  Ce  retard  me  force, 
pour  profiter  du  courrier ,  de  vous  répondre  à  la 
hâte  ,  sans  quoi  ma  lettre  n'arriverait  pas  à  Aix 
assez  tôt  pour  vous  y  trouver. 

Je  ne  puis  guère  espérer  d'être  en  état  d'aller  en 
Corse.  Quand  je  pourrais  entreprendre  ce  voyage. 


A  M.  BUTTA-FOGO.  ^9! 

ce  ne  serait  que  dans  la  belle  saison  :  d'ici  là .  le 
temps  est  précieux,  il  faut  l'épargner  tant  qu'il  est 
possible ,  et  il  sera  perdu  jusqu'à  ce  que  j'aie  reçu 
vos  instructions.  Je  joins  ici  une  note  rapide  des 
premières  dont  j'ai  besoin  ;  les  vôtres  me  seront 
toujours  nécessaires  dans  cette  entreprise.  U  ne 
faut  point  là-dessus  me  parler ,  monsieur ,  de  votre 
insuffisance  :  à  juger  de  vous  par  vos  lettres,  je  dois 
plus  me  fier  à  vos  yeux  qu'aux  miens;  et  à  juger 
par  vous  de  votre  peuple,  il  a  tort  de  chercher  ses 
guides  hors  de  chez  lui. 

Il  $'agit  d'un  si  grand  objet,  que  ma  témérité  me 
fait  trembler  :  n'y  joignons  pas  du  moins  l'étour- 
derie.  J'ai  l'esprit  très-lent;  l'âge  et  les  maux  le  ra- 
lentissent encore.  Un  gouvernement  provisionnel  a 
ses  inconvénients  :  quelque  attention  qu'on  ait  à 
ne  faire  que  les  changements  nécessaires ,  un  éta- 
blissement tel  que  celui  que  nous  cherchons  ne  se 
fait  point  sans  un  peu  de  commotion,  et  l'on  doit 
tâcher  au  moins  de  n'en  avoir  qu'une.  On  pourrait 
jd'abord  jeter  les  fondements,  puis  élever  plus  à 
loisir  rédifice.  Mais  cela  suppose  un  plan  déjà  fait , 
et  c'est  pour  tracer  ce  plan  même  qu'il  faut  le  plus 
méditer.  D'ailleurs  il  est  à  craindre  qu'un  établis- 
sement imparfait  ne  fasse  plus  sentir  ses  embarras 
que  ses  avantages ,  et  que  cela  ne  dégoûte  le  peuple 
de  l'achever.  Voyons  toutefois  ce  qui  se  peut  faire. 
Les  mémoires  dont  j'ai  besoin  reçus ,  il  me  faut  bien 
six  mois  pour  m'instruire ,  et  autant  au  moins  pour 
digérer  mes  instructions;  de  sorte  que,  du  prin- 
temps prochain  en  un  an ,  je  pourrais  proposer  mes 


393  LETTRES  / 

premières  idées  sur  une  forme  provisionnelle,  et 
au  bout  de  trois  autres  années  mon  plan  com- 
^plét  d'institution;  Comme  on  ne  doit  promettre 
que  ce  qui  dépend  de  soi ,  je  ne  -suis  pas  sûr  de 
mettre  en  état  mon  travail  en  si  peu  de  temps  ; 
mais  je  suis  si  sûr  de  ne  pouvoir  1  abréger,  que, 
sUl  faut  rapprocher  un  de  ces  d<^ux  termes,  il  vaut 
mieux  que  je  n'entreprenne  rîën. 

Je  suis  charmé  du  voyage  que  vous  faites  en 
Corse  dans  ces  circonstances  ;  il  ne  peut  que  vous 
être  très-utile.  Si ,  comme  je  n'en  doute  pas ,  vous 
vous  y  occupez  de  notre  objet,  vous  verrez  mieux 
ce  qu'il  faut  me  dire  que  je  ne  puis  voir  ce  que  je 
dois  vous  demander.  Mais  permettez -moi  une  cu- 
riosité que  m'inspirent  l'estime  et  l'admiration.  Je 
voudrais  savoir  tout  ce  qui  regarde  M.  Paoli  ;  quel 
âge  a-t-il?  est-il  marié?  a-t-il  des  enfants?  où  a-t-il 
appris  Tart  militaire?  comment  le  bonheur  de  sa 
odiion  l'a-t-il  mis  à  la  tête  de  ses  troupes?  quelles 
fonctions  exerce-t-il  dans  l'administration  poUtique 
et  civile  ?  ce  grand  homme  se  résoudrait-il  à  n'être 
que  citoyen  dans  sa  patrie  après  en  avoir  été  le 
sauveur?  Surtout  parlez -moi  sans  déguisement  à 
tous  égards  ;  la  gloire,  le  repos,  le  bonheur  de  votre 
peuple  dépendent  ici  plus  de  vous  que  de  moi.  Je 
VQUs  salue ,  monsieur ,  de  tout  mon  cœur. 


*V'  V  .' 


-I 


A  M.  BUTTA-FOCO.  SgS 

MÉMOIRE  JOINT  A  CETTE  RÉPONSE. 

Une  bonne  carte  de  la  Corse,  où  les  divers  dis- 
tricts soient  marqués  et  distingués  par  leurs  noms , 
même,  s'il  se  peut,  par  des  couleurs. 

Une  exacte  description  de  l'île  ;  son  histoire  na- 
turelle, ses  productions ,  sa  culture,  sa  division  par 
districts  ;  le  nombre ,  la  grandeur ,  la  situation  des 
villes,  bourgs,  paroisses;  le  dénombrement  du 
peuple  aussi  exact  qu'il  sera  possible;  l'état  des 
forteresses ,  des  ports  ;  l'industrie ,  les  arts ,  la  ma- 
rine ;  le  commerce  qu'on  fait  ;  celui  qu'on  pourrait 
faire ,  etc. 

Quel  est  le  nombre ,  le  crédit  du  clergé  ?  quelles 
sont  ses  maximes?  quelle  est  sa  conduite  relative- 
ment à  la  patrie?  Y  a-t-il  des  maisons  anciennes, 
des  corps  privilégiés ,  de  la  noblesse  ?  Les  villes  ont- 
elles  des  droits  municipaux?  en  sont-elles  fort  ja- 
louses? 

Quelles  sont  les  mœurs  du  peuple ,  ses  goûts ,  ses 
occupations,  ses  amusements,  l'ordre  et  les  divi- 
sions militaires ,  la  discipline ,  la  manière  de  faire 
la  guerre ,  etc. 

L'histoire  de  la  nation  jusqu'à  ce  moment,  les 
lois ,  les  statuts  ;  tout  ce  qui  regarde  l'administra- 
tion actuelle,  les  inconvénients  qu'on  y  trouve, 
l'exercice  de  la  justice,  les  revenus  publics,  l'ordre 
économique,  la  manière  de  poser  et  de  lever  les 
taxes ,  ce  que  paie  à  peu  près  le  peuple ,  et  ce  qu'il 
peut  payer  annuellement  et  l'un  portant  l'autre. 

Ceci  contient  en  général  les  instructions  néces- 


396  LETTRES 

sonne ,  mais  quant  au  droit  d'asile  qu'il  faut  qu'on 
m'accorde  sans  intérêt  :  car,  sitôt  que  je  serai 
parmi  vous ,  n'attendez  rien  de  moi  sur  le  projet 
qui  vous  occupe.  Je  le  répète,  je  suis  désormais 
hors  d'état  d'y  songer;  et  quand  je  ne  le  serais 
pas,  je  m'en  abstiendrais  par  cela  même  que  je 
vivrais  au  milieu  de  vous;  car  j'eus  et  j'aurai  tou- 
jours pour  maxime  inviolable  de  porter  le  plus 
profond  respect  au  gouvernement  sous  lequel  je 
vis,  sans  me  mêler  de  vouloir  jamais  le  censurer  et 
critiquer,  ou  réformer  en  aucune  manière.  J'ai  même 
ici  une  r^son  de  plus ,  et  pour  moi  d'une  très-grande 
force.  Sur  le  peu  que  j'ai  parcouru  de  vos  mémoires, 
je  vois  que  mes  idées  diffèrent  prodigieusement  de 
celles  de  votre  nation.  Il  ne  serait  pas  possible  que 
le  plan  que  je  proposerais  ne  fît  beaucoup  de  mé- 
contents, et  peut-être  vous-même  tout  le  premier. 
Qr,  monsieur,  je  3uis  rassasié  de  disputes  et  de  que- 
relles. Je  ne  veux  plus  voir  ni  faire  de  mécontents 
autour  de  moi ,  à  quelque  prix  que  ce  puisse  être. 
Je  soupire  après  la  tranquillité  la  plus  profonde ,  et 
mes  derniers  vœux  sont  d'être  aimé  de  tout  ce  qui 
m'entoure,  et  de  mourir  en  paix.  Ma  résolution  Ikr 
dessus  est  inébranlable.  D'ailleurs  mes  maux  conti- 
nuels m'absorbent,  et  augmentent  mon  indolence. 
Mes  propres  affaires  exigent  de  mon  temps  plus 
que  je  n'y  en  peux  donner.  Mon  esprit  usé  n'est  plus 
capable  d'aucune  autre  application.  Que  si  peut-- 
être la  douceur  d'une  vie  cabne  prolonge  mes  jours 
assez  pour  me  ménager  des  loisirs,  et  que  vous  me 
jugiejj  capable  d'éc|?ire  votre  histoire ,  j'entrepren- 


A  M.  BUTTA-FOCO.  397 

(Irai  volontiers  ce  travail  honorable ,  qui  satisfera 
mon  cœur  sans  trop  fatiguer  ma  tête;  et  je  se- 
rais fort  flatté  de  laisser  à  la  postérité  ce  monument 
de  mon  séjour  parmi  vous.  Mais  ne  me  demandez 
rien  de  plus  ;  comme  je  ne  veux  pas  vous  tromper, 
je  me  reprocherais  d'acheter  votre  protection  au 
prix  d'une  vaine  attente. 

Dans  cette  idée  qui  m'est  venue  j'ai  plus  consulté 
mon  cœur  que  mes  forces;  car,  dans  l'état  où  je 
suis,  il  est  peu  apparent  que  je  soutienne  un  si  long 
voyage,  d'ailleurs  très-embarrassant,  surtout  avec 
ma  gouvernante  et  mon  petit  bagage.  Cependant, 
pour  peu  que  vous  m'encouragiez,  je  le  tenterai, 
cela  est  certain,  dussé-je  rester  etpérir  en  route  :  mais 
il  me  faut  au  moins  une  assurance  morale  d'être  en 
repos  pour  le  reste  de  ma  vie ,  car  c'en  est  fait ,  mon- 
sieur, je  ne  peux  plus  courir.  Malgré  mon  état  cri- 
tique et  précaire,  j'attendrai  dans  ce  pays  votre  ré- 
ponse avant  de  prendre  aucun  parti;  mais  je  vous 
prie  de  différer  le  moins  possible,  car,  malgré  toute 
ma  patience ,  je  puis  n'être  pas  le  maître  des  évé- 
nements. Je  vous  embrasse  et  vous  sahie,  monsieur, 
de  tout  mon  cœur. 

P.  S.  J'oubliais  de  vous  dire,  quant  à  vos  prêtres, 
qu'ils  seront  bien  difficiles  s'ils  ne  sont  contents  de 
moi.  Je  ne  dispute  jamais  sur  rien ,  je  ne  parle  ja- 
mais de  religion ,  j'aime  naturellement  même  autant 
votre  clergé  que  je  hais  le  nôtre.  J'ai  beaucoup 
d'amis  parmi  le  clergé  de  France,  et  j'ai  toujours 
très -bien  vécu  avec  eux.  Mais,  quoi  qu'il  arrive. 


400  LETTRES 

vient  me  voir  de  la  part  de  IVJy  Paoli  sans  m'ap porter 
aucune  lettre  ni  de  la  sienne,  ni  de  la  vôtre,  ni  de 
personne  :  il  refuse  de  se  nommer  ;  il  venait  de 
Genève ,  il  avait  vu  mes  plus  ardents  ennemis ,  on 
me  l'écrivait.  Son  long  séjour  en  ce  pays  sans  y 
avoir  aucune  affaire  avait  l'air  du  monde  le  plus 
mystérieux.  Ce  séjour  fut  précisément  le  temps  où 
l'orage  fut  excité  contre  moi.  Ajoutez  qu'il  avait 
fait  tous  ses  efforts  pour  savoir  quelles  relations 
je  pouvais  avoir  en  Gorse.  Gomme  il  ne  vous  avait 
point  nommé ,  je  ne  voulus  point  vous  nommer 
non  plus.  Enfin  il  m'apporte  la  lettre  de  M.  Paoli , 
dont  je  ne  connaissais  point  l'écriture.  Jugez  si 
tout  cela  devait  m'être  suspect.  Qu'avais-je  à  faire 
en  pareil  cas  ?  lui  remettre  une  réponse  dont  à 
tout  événement  on  ne  pût  tirer  d'éclaircissement; 
c'est  ce  que  je  fis. 

Je  voudrais  à  présent  vous  parler  de  nos  affaires 
et  de  nos  projets  ;  mais  ce  n'en  est  guère  le  mo- 
ment. Accablé  de  soins ,  d'embarras ,  forcé  d'aller 
me  chercher  une  autre  habitation  à  cinq  ou  six 
lieues  d'ici ,  les  seuls  soucis  d'un  déménagement 
gjrès  -  incommode  m'absorberaient  quand  je  n'en 
aurais  point  d'autres  ;  et  ce  sont  les  moindres  des 
miens.  A  vue  de  pays ,  quand  ma  tête  se  remettrait , 
ce  que  je  regarde  comme  impossible  de  plus  d'un 
an  d'ici ,  il  ne  serait  pas  en  moi  de  m'occuper 
d'autre  chose  que  de  moi-même.  Ge  que  je  vous 
promets ,  et  sur  quoi  vous  pouvez  compter  dès  à 
présent,  est  que,  pour  le  reste  de  ma  vie,  je  ne 
serai  plus  occupé  que  de  moi  ou  de  la  Gorse  ;  toute 


A  M.  BtITTA-JFOCO.  4^1 

autre  affaire  est  entièrement  bannie  de  mon  esprit. 
En  attendant ,  ne  négligez  pas  de  rassembler  des 
matériaux  ,  soit  pour  l'histoire ,  soit  pour  l'institu- 
tion ;  ils  sont  les  mêmes.  Votre  gouvernement  me 
paraît  jêtr^  surr  un  pied  ^  pouvoir  attendre.  J'ai 
parmi  vos  papiers  un  mémoire  daté  de  Vescovado, 
1764 ,  que  je  présume  être  de  votre  façon ,  et  que 
je  trouve  excellent.  L'ame  et  la  tête  du  vertueux 
Paoli  feront  plus  que  tout  te  reste.  Avec  tout  cela 
pouvez -vous  manquer  d'un  bon  gouvernement 
provisionnel  ?  aussi-bien ,  tant  que  des  puissances 
étrangères  se  mêleront  de  vous,  ne  pourrez-vous 
guère  établir  autre  chose. 

Je  voudrais  bien  ,  moujsieur ,  que  nous  pussions 
nous  voir  :  deux  ou  trois  jours  de  conférence  éclair- 
. ciraient  bien  des  choses.  Je  ne  puis  guère  être  assez 
tranquille  Cette  année  pour  vous  rien  proposer  ; 
mais, vous  serait-il  possible,  l'année  prochaine,  de 
vous  ménager  un  passage  par  ce  pays?  J'ai  dans 
la  tête  que  nous  nous  verrions  avec  plaisir ,  et  que 
nous  nous  quitterions  contents  l'un  de  l'autre. 
Voyez ,  puisque  voilà  l'hospitalité  établie  entre 
nous,  venez  user  de  votre  droit.  Je  vous  embrasse*. 

*  Le  mémoire  daff  de  Yescovado  était  réellement  de  M.  Butta- 
Foco ,  comme  il  le  déclare  dans  sa  lettre  en  réponse  à"  celle -ci.  — 
Dans  une  lettre  précédente,  traçant  à  Rousseau  un  itinéraire  pour 
son  voyage  projeté  en  Corse ,  il  Tavait  engagé  à  aborder  dans  un 
port  voisin  du  lieu  qu'il  habitait ,  et  lui  avait  offert  un  logement 
dans  sa  maison. 


R.    V. 


26 


t      *■ 


EXTRAIT 


DU  PROJET 


DE  PAIX  PERPETUELLE 

DE  M/L'ABBÉ  DE  SAINT-PIERRE. 


Tune  genus  bnmaniim  poâtis  sibi  consnlat  armi9 , 
Inque  vicem  gens  omnis  amet. 

LucAir.,  lib«  x,  t.  6o» 


226. 


A 


PROJET 


DE 


PAIX  PERPETUELLE 


Comme  jamais  projet  plus  grand ,  plus  beau,  ni 
plus  utile  n'occupa  l'esprit  humain ,  que  celui  d'une 
paix  perpétuelle  et  universelle  entre  tous  les  peu- 
ples de  l'Europe,  jamais  auteur  ne  mérita  mieux 
l'attention  du  public  (Jue  celui  qui  propose  des 
moyens  pour  mettre  ce  projet  en  exécution.  Il  est 
même  bien  difficile  qu'une  pareille  matière  laisse 
un  homme  sensible  et  vertueux  exempt  d'un  peu 
d'enthousiasme  ;  et  je  ne  sais  ^  l'illusion  d'un  cœur 
véritablement  humain,  à  qui  son  zèle  rend  tout 
facile,  n'est  pas  en  cela  préférable  à  cette  âpre  et 
repoussante  raison ,  qui  trouve  toujours  dans  son 
indifférence  pour  le  bien  public  le  prenrier  obstacle 
à  tout  ce  qui  peut  le  favoriser. 

Je  ne  doute  pas  que  beaucoup  de  lecteurs  ne 
s'arment  d'avance  d'incrédulité  poqr  résister  au 
plaisir  de  la  persuasion,  et  je  les  plains  de  prendre 
si  tristement  l'entêtement  pour  la  sagesse.  Mais  j'es- 
père que  quelque  ame  honnête  partagera  l'émotion 
délicieuse  avec  laquelle  je  prends  la  plume  sur  un 
sujet  si  intéressant  pour  l'humanité.  Je  vais  voir, 
du  moins  en  idée,  les  hommes  s'unir  et  s'aimer;  je 


/jo6      '  l>ROJÈT 

vais  penser  à  une  douce  et  paisible  société  de  frères, 
vivant  dans  une.  concorde  éternelle,  tous  conduits 
par  les  mêmes  maximes,  tous  heureux  du  bonheur 
commun  ;  et ,  réalisant  en  moi-même  un  tableau  si 
touchant, l'image  d'une  félicité  qui  n'est  point  m'en 
fera  goûter  quelques  instants  iine  véritable. 

Je  n'ai  pu  refuser  ces  premières  lignes  au  senti- 
ment dont  j'étais  plein.  Tâchons  maintenant  de  rai- 
sonner de  sang  froid.  Bien  résolu  de  ne  rien  avancer 
que  je  ne  le  prouve,  je  crpis  pouvoir  prier  le  lec- 
teur à  son  tour  de  ne  rien  nier  qu'il  ne  le  réfute  ; 
car  ce  ne  sont  pas  tant  les  raisonneurs  que  je  craies 
que  ceux  qui,  saris  se  rendre  aux  preuves,  n'y  veu- 
lent rien  objecter. 

Il  ne  faut  pas  avoir  long* temps  médité  'sdr  les 
moyens  de  perfectionner  un  gouvernement  quel- 
conque pour  apercevoir  des  embarras  et  dés  ob- 
stacles ,  qui  naissent  moins  de  sa  constitution  "que 
de  ses  relations  externes  ;  de  sorte  que  ia  plupart 
des  îsoins  qu'il  faudrait  consacrer  à  sa  police,  on  est 
contraint  de  les  donner  à  sa  sûreté ,  et  de  soûger 
plus  à  le  mettre  en  état  de  résister  aUx  autres  qu'à 
le  rendre  parfait  en  lui-même.  Si  l'ordre  social  était, 
comme  on  le  prétend, l'ouvrage  de  la  raison  plutôt 
que  des  passions,  eût*on  tardé  si  long^temps  à  voir 
qu'on  en  a  fait  trop  6u  trop  peu  pour  notre  bonheur  ; 
que  chacun  de  nous  étant  dans  l'état:  civil  avec^  ses 
concitoyens,  et  dans  Tétat  de  natuf*ie  avec  tout  le 
reste  du  monde,  nous  n'avons  prévenu  les  guerres 
particulières  que  pour  en  allumer  de  générales, qui 
sont  mille  fois  plus  terribles  ;  et  qu'en  nous  unis* 


DE  PAIX  PERPÉTUELLE.  4^7 

sant  à  quelques  hommes  nous  devenons  réellement 
les  ennemis  du  genre  hinnain  ? 

S'il  y  a  quelque  moyen  de  lever  ces  dangereuses 
contradictiops,  ce  ne  peut  être  qtîe  par  une  forme 
de  gouvernement  confédérative ,  qui ,  unissant  les 
peuples  par  des  liens  semblables  à  ceux  qui  unis- 
seiit  les  individus ,  soumettent  également  les  uns  et 
les  autres  à  l'autorité  des  lois.  Ce  gouvernement 
paraît  d'ailleurs  préférable  à  tout  autre ,  en  ce  qu'il 
comprend  à  la  fois  les  avantages  des  grands  et.  des 
petits  états,  qu'il  est  redoutable  au -dehors  par  sa 
puissance,  que  les  lois  y  sont  en  vigueur,  et  qu'il 
est  le  seul  propre  à  contenir  également  les  sujets, 
les  chefs,  et  les  étrangers. 

Quoique  cette  forme  paraisse  nouvelle  à  certains 
égards ,  et  qu'elle  n'ait  en  effet  été  bien  entendue 
que  par-les  modernes,  les  anciens  ne  l'ont  pas  igno- 
rée. Les  Grecs  eurent  leurs  amphictyons ,  les  Étrus- 
ques leurs  lucumonies ,  les  Latins  leurs  fériés ,  les 
Gaules  leurs  cités  ;  et  les  derniers  soupirs  de  la  Grèce 
devinrent  encore  illustres  dans  la  ligue  achéenne. 
Mais  nulles  de  ces  confédérations  n'approchèrent , 
pour  la  sagesse,  de  celle  du  corps  germanique,  de 
la  ligue  helvétique,  et  des  états  -  généraux.  Que  si 
ces  corps  politiques  sont  encore  en  si  petit  nombre 
et  si  loin  de, la  perfection  dont  on  sent  qu'ils  se- 
raient susceptibles,  c'est  que  le  mieux  ne  s'exécute 
pas  comme  il  s'imagine,  et  qu'en  politique  ainsi 
qu'en  morale  l'étendue  de  nos  connaissances  ne 
prouve  guère  que  la  grandeur  de  nos  maux. 

Outre  ces  confédérations  publiques,  il  s'en  peut 


4o8  PROJET 

former  tacitement  d'autres  moins  apparentes  et  non 
moins  réelles,  par  l'union  des  intérêts,  par  le  rap- 
port des  maximes,  par  la  conformité  des  coutiinies, 
ou  par  d'autres  circonstances  qui  laissent  subsister 
des  relations  communes  entre  des  peuples  divisés. 
C'est  ainsi  que  toutes  les .  puissances  de  l'Europe 
forment  entre  elles  une  sorte  de  système  qui  les 
imit  par  une  même  religion ,  par  un  même  droit  des 
gens ,  par  les  mœurs ,  par  les  lettres ,  par  le  com- 
merce ,  et  par  une  sorte  d'équilibre  qui  e^t  Teffet 
nécessaire  de  tout  cela,  et  qui,  sans  que  personne 
songe  en  effet  à  le  conserver ,  ne  serait  pourtant  pas 
si  facile  à  rompre  que  le  pensent  beaucoup  de  gens. 
Cette  société  des  peuples  de  l'Europe  n'a  pas  tou- 
jours existé,  et  les  causes  particulières  qui  l'ont  fait 
naître  servent  encore  à  la  maintenir.  En  effet,  avant 
les  conquêtes  des  Romains,  tous  les  peuplesde  cette 
partie  du  monde, barbare!»  et  inconnus  les  uns  aux 
autres ,  n'avaient  rien  de  commun  que  leur  qualité 
d'hommes ,  qualité  qui ,  ravalée  alors  par  l'escla- 
vage, ne  différait  guère  dans  leur  esprit  de  celle  de 
brute.  Aussi  les  Grecs ,  raisonneurs  et  vains,  dishtin- 
guaient-îls,pour  ainsi  dire, deux  espèces  dans  l'hu- 
manité, dont  l'une,  savoir  la  leur,  était  faite  poilr 
commander  ;  et  l'autre ,  qui  comprenait  .tout  le  reste 
du  monde ,  uniquement  pour  servir.  Pe  ce  principe 
il  résultait  qu'un  Gaulois  ou  un  Ibère  n'était  rien 
de  plus  pour  un  Grec  que  n'eût  été  un  Cafre  ou  un 
Américain  ;  et  les  barbares  eux-mêmes  n'avaient  pas 
plus  d'affinité  entre  eux  que  n'en  avaient  les  Grecs 
avec  les  uns  et  les  autres. 


DE  PAIX  PERPÉTUELLE.  4^9 

Mais  quand  ce  peuple ,  souverain  par  nature,  eut 
été  soumis  aux  Romains  ses  esclaves,  et  qu'une  partie 
de  l'hémisphère  connu  eut  subi  le  même  joug,  il  se 
forma  une  unidn  jpolitiqùe  et  civile  entre  tous  lés 
membres  d'un  nïême  empire.  Cette  union  fut  beau- 
coup resserrée  paï*  la  maxime ,  ou  très-sage  ou  très- 
insensée,  de  communiquer  aux  vaincus  tous  les 
droits  des  vainqueurs ,  et  surtout  par  le  fameux  dé- 
cret de  Claude,  qui  incorporait  tous  les  sujets  de 
Rome  au  nombre  de  ses  citoyens. 

A  la  chaîne  politique  qui  réunissait  ainsi  tous  les 
membres  en  un  corps,  se  joignirent  les  institutions 
civiles  et  les  lois,  qui  dotinèrent  une  nouvelle  force 
à  ces  liens,  en  déterminant  d'une  manière  équi- 
table, claire  et  précise,  du  riioins  autant  qu'on  le 
pouvait  dans  un  si  vaste  empire,  les  devoirs  et  les 
droits  réciproques  du  prince  et  des  sujets,*et  ceux 
des  citoyens  entre  eux.  Le  Codé  de  Théodose ,  et 
ensuite  les  Livres  de  Justinien,  furent  une  nou- 
velle chaîne  de  justice  et  de  raison,  substituée  à 
propos  à  celle  du  pouvoir  souverain,  qui  se  re- 
lâchait très -sensiblement.  Ce  supplément  retarda 
beaucoup  la  dissolution  de  l'empire ,  et  lui  con- 
serva long-temps*  une  sorte  de  juridiction  sûr  les 
barbares  mêmes  qui  le  désolaient. 

Un  troisième  lien,  plus  fort  que  les  précédents , 
fut  celui  de  la  religion  ;  et  l'on  ne  peut  nier  que  ce 
ne  soit  surtout  au  christianisme  que  l'Europe  doit 
encore  aujourd'hui  l'espèce  de  société  qui  s'est 
perpétuée  entre  ses  membres ,  tellement  que  celui 
de  ses  membres  qui  n'a  point  adopté  sur  ce  point  le 


4lO  PROJET 

sentiment  des  autres,  est  toujours  demeuré  comme 
étranger  parmi  eux.  Le  christianisme,  si  méprisé  à 
sa  naissance,  servit  enfin  d'asile  à  ses  détracteurs. 
Après  ravoir  si  cruellement  et  si  Vainement  persé- 
cuté, l'empire  romain  y  trouva  les  ressources  qu'il 
n'avait  plus  daiis  ses  forces  ;  sels  missions  lui  va- 
laient miëiix  que  des  victoires  ;  il  envoyait  dès  évé- 
ques  réparer  les  fautes  de  ses  généraux ,  et  triom- 
phait par  ses  prêtres  "  quand  ses  soldats  étaient 
battus.  C'est  ainsi  que  les  trafics,  les  Goths,  les 
Bourguignons,  les* Lombards,  les  Avares,  et  mille 
autres,  reconnurent ' enfin  l'autorité  de  l'empire 
après  l'avoir  subjugfifé,  et  reçurent,  du  moins  en 
apparence ,  avec  là  loi  de  l'Évangile  celle  du  prince 
qui  la  leur  faisait  annoncer.  -^  . 

Tel  était  le  respect  qu'on  portait  encore  à  ce 
grand  corps  expirant ,  que  jusqu'au  dernier  in- 
stant ses  destfucièurs  s'honoraient*  de  ses  titres  : 
on  voyait  devenir  officiers  de  l'empire  les  "mêmes 
conquérants  qui  l'avaient  avili;  les  plus  grands  rois 
accepter ,  briguer  même ,  les  honneurs  patriciaux , 
la  préfecture,  le  consulat;  et,  comme  un  lion  qui 
flatte  rtomme  qu'il  pourrait  dévorer,  on  voyait 
ces  vainqueurs  terribles  rendre  hommage  au  trône 
fmpérîal,  qu'ils  étaient  maîtres  de  renverser. 

Voilà  comment  le  sacerdoce  et  l'empire  ont  formé 
le  lien  social  de  divers  peuples  qui ,  sans  avoir  au- 
cune communauté  réelle  d'intérêts  ,"de  droits  ou  de 
dépendance,  en  avaient  une  de  maximes  etd'ppi- 
nions ,  dont  l'influence  est  encore  demeurée  quand 
le  principe  a  été  détruit.  Le  simulacre  antique  de 


1)È  Î*A1X  PERPÉTUELLE.  4l  * 

l'empire  romain  à  continué  de  former  une  sorte  de 
liaison  entre  les  membres  qui  Savaient  composé  ; 
et  Rome  ayant  dominé  d'une  autre  manière  après 
la  destruction  de  l'empire,  il  est  resté  de  ce  double 
lîen«  une  société  plus  étroite  entre  les  nations  de 
l'Europe,  où  était  le  centre  des  deux  puissances  » 
que  dans  les  autres  parties  du  monde,  dont  les  di- 
vers peuples,  trop  épars  pour  se  correspondre, 
n'ont  de  plus  aucun  point  de  réunion. 

Joignez  à  tela  la  situation  particulière  de  l'Eu- 
rope ,  plus  également  peuplée ,  plus  également  fer- 
tile ,  mieux  réunie  en  toutes  ses  parties  ;  le  mélange 
continuel  des  intérêts  que  les  liens  du  sang  et  les 
affaires  du  commerce,  des  arts,  des  colonies  ,  ont 
mis  entre  les  souverains;  la  multitude  des  rivières, 
et  la  variété  de  leur  cours ,  qui  rend  toutes  les,  com- 
munications faciles  ;  l'humeur  inconstante  des  Ha- 
bitants,  qui  les  porte  à  voyager  sans  cesse  et  à  se 
transporter  fréqjiemment  les  uns  chez  les  autres; 
l'inVention  de  l'imprimerie,  et  le  goût  général  des 
lettres ,  qui  â  mis  entre  eux  une  communauté  d'é- 
tudes et  de  connaissances;  enfin* la  multitude  et  la 
petitesse  des  états,  qui ,  jointe  aux  besoins  dii  luxe 
et  à  la  diversité  des  climats ,  i^nd  les  uns  toujours 
nécessaires  aux  autres.  Toutes  ces  causes  réunies 
forment  de  l'Europe,  non-seulement,  comme  l'Asie 

^  Le  respect  pour  l'empire  romain  a  tellement  survécu  à  sa  puis- 
sance ,  que  bien  des  jurisconsultes  ont  mis  ^  question  si  l'empereur 
d'Allemagne  n'était  pas  le  souverain  naturel  du  monde;  et  Barthole 
a  poussé  les  choses  jusqu'à  traiter  d'hérétique  quiconque  osait  en 
douter.  Les  livres  des  canonistes  sont  pleins  de  décisions  semblables 
sur  l'autorité  temporelle  de  l'Église  romaine. 


4l2  PllOJET 

OU  l'A^frique,  une  idéale  collection  de  peuples  qui 
n'ont  de  commun  qu'un  nom,  mais  une  société 
réelle  qui  a  sa  religion ,  ses  mœurs ,  ses  coutumes , 
et  même  ses  lois,  dont  aucun  des  peuples  qui  la 
composent  ne  peut  s'écarter  sans  causer  aussitôt 
des  troubles. 

A  voir,  d'un  autre  côté,  les  dissensions  perpé- 
tuelles ,  les  brigandages ,  les  usurpations ,  les  ré- 
voltes ,  les  guerres ,  les  meurtres,  qui  désolent  jour- 
nellement ce  respectable  séjour  des  sages,  ce  brillant 
asile  des  sciences  et  des  arts;  à  considérer  nos  beaiXx 
discours  et  nos  procédés  horribles,  tant  d'huma- 
niiEé  dans  les  maximes  et  de  cruauté  dans  les  ac- 
tions, une  religion  si  douce  et  une  si  sanguinaire 
intolérance,  une  politique  si  sage  dans  les  livres  et 
si  dure  datns  la  pratique,  des  cliefs  si  bienfaisants 
et  des  peuples  si  misérables,  deis  gouvérfiements  si 
modérés  et  des  guerres  si  cruelles;  on  sait  à  peine 
comment  concilier  ces  étranges  contrariétés,  et 
cette  fratèfiiîté  prétendue  des  peuplfe  de'l'Eurtipe 
ne  semblé  être  qu'un  ilom  de  dérision  pour  expri- 
mer*" aVèC  ironie  leur  mutuelle  animosité. 

Cependant  les  choses  ne  font  que  suivre  eh  cela 
leur  cours  naturel.  Toute  société  sans  lois  ou  sans 
chefs ,  toute  union  fortnée  ou  maintenue  par  le  ha- 
sard ,  doit  nécessairement  dégénérer  en  querelle  et 
dissension  à  la  première  circonstance  qui  vient  à 
changer.  L'antique  union  des  peuples  de  l'Europe 
a  compliqué  leurs  Intérêts  et  leurs  droits  de  raifte 
manières  ;  ils  se  touchent  par  tant  de  points ,  que 
le  moindre  mouvement  des-uns  ne  peut  manquer 


DE  PAIX  PERPÉTUELLE»  /|r3 

de  ohocpiçr  les  autres  j  leurs  divisions  sont  d'au- 
tant plus,  funestes  ^ue  leurs  liaisons  sont  plus  in- 
times ,  et  leurs  fréquentes  querelles  ont  preisiqné  la 
cruauté  ;des  guerres  civiles. 

Gonyenons  donc,  (jue  l'état  relatif  des  puissances 
de  l'Europe  est  proprement  un  état,dagu«eiere,  et 
que  tous  tes  traités  partiels  entre  quelque%aiiies  de 
ces  puissances  soût. plutôt  des  trêves  passagères 
que  de  véritables  paix'^  spit  pardl^  que  ces  traités 
n'ont  point  communément  d'autres  garants  que  Jes 
parties  contractante^ ,  soit  parce  que  les  j^oits  des 
unes  et  des  autres  n  y  sont  jamais  décidés,  radicale- 
ment ,  et  que  ces  droits  mal  éteiùts^  ou  ies  préten- 
tions qui««n'tl'enïiëôt  lieu  eJitre  des  puissances  qui 
ne  reconnaissent  aucun  supcçrieur ,  seront  infailli- 
blement des  sources  de  nouvelles  guerres^  sitôt 
que  d'autres*  cît*çonstan«es  îfuroïit  donné  de  nou- 
vjelles  forces  ^ux  ppeteridants-.        - 

D'^lleurs  ^  le  droit  jpubHc  de^'  l'Europe  n'étant 
point  étabU  ou  àtrtorisé^e  concert,  n'ayant  aucuns 
principes  généraux ,  et  variant  ^pisèssamment  selon 
les  temps  et  les  lieux ,  il  cîst  pleiri  de  règles  con- 
tradictoires *,  qui  ne  se  peuvent  xîoncilier  que  par 
le  drx)it  du  pltrs  ft^rt:  de  sorte  qu^  là  raison,  sans 
guide  assuré,  se  pliant  toii jours  vers  l'intérêt  per- 
sonnel dans  les  choses  douteuses ,  la  guerre  serait 
encore  inévitable ,  quand  même  chacun  voudrait 
être  juste.  Tout  ce  qu'on  peut  faire  avec  de  bonnes 
intentions ,  c'est  de  décider  ces  sortes  d'affaires  par 
la  voie  des  armes ,  ou  de  les  assoupir  par  des  trai- 
tés passagers  :  mais  bientôt  aux  occasions  qui  ra- 


4*4  PH.OJET 

niment  les  mêmes  querelles  il  s'en  joint  d'autres 
qui  les  modifient  :  tout  s^embrouilÏQ*,  tout  se  com- 
plique ;  on  ne  voit  ,plus  rien  au  fond  des  choses  ; 
l'usurpation  passe  pour  droit,  la  faiblesse'pmir  in- 
justice; et,  parmi  ce  désordre  continuel,  ôhacun 
se  trotive  insensiblement  si  fort  déplacé ,  que  si  l'on 
pouvait  remonter  au  droit  solide  et  pi^itif ,  il  y 
aurait  peu  de  souverains  en  Ëi^rppe  qui  ne, dussent 
rendre  tout  ce  (|b'ils  6n\,   * 

Une  autre  seipencé  d^  guerre  plus  cachée  et  non 
moins  réelle ,  c'est  que  lès  choçês  ne  changent  point 
de  fori^e  en  changeant  de  nature  ;  que  des  états 
héréditaires  en  effet  restent  électif^  en  apparence  ; 
qu'ily  ait  des  parlements  ou  états  nationiaus:  dans 
des  monarchies,  des  chefs  héréditaires  dans  des 
républiques;  qu'une  puissance  dépendante  d'une 
autre  conserve  encore  une  apparipnce  de  lib^eirté  ; 
que  tous  les- peuples  soumis  au mêçaeipouvoir  ne 
soient  pas  gouvernés  par  les  jmêmes  lois  ;^  ^e 
l'ordre  de  sucpegsipn  soit  différent  dans  les  divers 
états  d'un  même  souverain  ;  enfin  que  chsique  gou- 
vernement^ tende  toujours  à  s'altérer^sdns  qu'il  soit 
possible  d'empêcher  ce  progrès.  Voilà  les  causes 
générales  et  particuUères  quî  nous  unissent  pour 
nouf .  détruire ,  et  nous  font  écrire  une  si  belle 
doctrine  sociale  avec  des  mains  toujours  teinteà  de 
sang  humain. 

•  Les  causes  du  mal  étant  une  fois  connues ,  le  re- 
mède ,  s'il  existe  ,  est  suffisamment  indiqué  p^ 
elles.  Ghacun  voit  que  toute  société  se  forme  par 
les  intérêts  communs  ;  que  toute  division  naît  des 


DE  PAIX  PERPÉTUELLE.  4^5 

t 

intérêts^. opposée;  que  mille  événements  foçtuilis 
po]ivant  changer  et  modifier  Içs  uns  et  les  autres, 
dès  qu'il  y  a  soc^^té,  il  faut  nécessairement  une 
force  coactive  qui  ordonne  et  concerte ,  les  mou- 
vements de  ses  jnembres ,  afin  de  donner  aux  com- 
muns intacts  et  avpt  engagements  réciproques  la 
solidité  qu*ils  ne  sauraient  avoir  par,  eux-mêmes. 

Ce  serait  d'aillçurs  une  grande  erreur  d'espérer 
que  cet  état  violent  pût  jamais  changer  par  la  seule 
force  des  cHoses  et,  sans  le  secours  de  l'art.  Le  sys- 
tème de  l'Eiurope  a  précisément  le  degré  de  solidité 
qui  peut  la  maintenir  dans  une  agitation  perpé- 
tuelle, sans-* la  renversçr  tout-à-fait;  et  si  pos  maux 
ne^euv^nt  augmenter,  ils  peuvent;  encore  moins 
finir,  parce  que  toute  grande  révolution  est  désor- 
mais impçs^ible. 

Pour  donner  à  ceci  l'évidence  nécessaire,  com- 
mei^çons  par  jeter  yn,coup  d'œil  général  sur  l'état 
présent  de  l'Europe.  La  situation  des  montagnes, 
de§  mers  et  des  fleuves ,  qui  servent  de.  bornes  aux 
nations  qui  rhabitçn,t ,  semble  avoir  décidé  du 
nombre  et  de  U  grandeur  de  ces  nations  ;  et  l'on 
peut  dire  que  l'ordre  poUtique  de  cette  partie  du 
monde  est ,  à  certains  égards ,  l'çuvrage  de  la  na- 
tui'e. 

En  effet,  ne  pensons  pas  que  cet  équilibre  si 
vanté  ait  été  établi  par  personne ,  et  que  personne 
ait  rien  fait  à  dessein  de  le  conserver  :  on  trouve 
qu'il  existe;  et  ceux  qui  ne  sentent  pas  en  eux- 
mêmes  assez  de  poids  pour  le  rompre ,  couvrent 
leurs  vues  particulières  du  prétexte  de  le  soutenir. 


4l6  PROJET 

Mais^qu  on  y  songe  ou  non ^  cet  équilibre  subsiste, 
et  n'a  besoin  que  dp  lui-même  pour  se  oonservgr , 
sans  que  personne  s'en  mêle;  et  qyand.îl  se  rom- 
prait un  moipent  d'un  côté,  il  se  rétablirait  bientôt 
d'un  autre  :  de  sorte  que  si  les  pijnces 'qu'on  ac- 
cusait d'aspirer  à  la  monar^Jiia  univer^^e  y  ont 
réellement  aspiré,  ils  montraient  en  cela  plus  d'am- 
bition que  djô  génie.  Car  ix)mn|ent  enyisager  un 
moment  ce  projet,  sans  en  voir  aussitôt  le  ridicule  ? 
comment  ne  pas  sentir  qu'il  n'y  a  pçint  de  poten- 
tat eij  Europç  assez  supérieur  aui,  autre^  pour  pou- 
voir jamais  en  devenir  le  maître?  Tous  les  conqué- 
rants qui  ont  fait  des  révolutions  se  pnisentaient 
toujours  avec^des  forces  inattendues,  ou  jvec  des 
troupes  étrangères  et  différemment  aguerries,  à 
des  peuples  ou  désarmés ,  ou  divisés ,  ou^an^dis- 
cipline  ;  mais  où  prendrait  un  prince  européen  des 
forces  inattendues  pour  accabler  tous  ^les  autres , 
tandis  que  le  plus  puissant  d'entre  eux  est  une  .si 
l^etite  partie  du  tout,  et  qu'ils  ont  de  concert  une 
si  grande  vigilance  ?  Aura-t-il  p^jus  de  trougpg-qu'eux 
toUs  ?  Il  ne  le  peut,  ou  n'en  sera  quç  plus  tôt  ruiné, 
ou  s^§  troupes  seront  plus  mauvaises  ,  en  raison 
de  leur  plus  grai^d  nombre.  En  aura-t-il  de  mieux 
aguerries  ?  Il  en  aura  moins  à  proportion.  I5'çdl- 
leurs  la  discipline  est  partout  à  peu  près  1%  même , 
ou  le  deviendra  dans  peu.  Aura-t-il  plus  d'argent  ? 
Les  sources  en  sont  communes,  et  jamais  l'argent 
ne  fit  de  grandes  conquêtes.  Fera-t-îl  une  invasion 
subite?  La  famine  ou  des  places  fortes  l'arrêteront 
à  chaque  pas.  Voudra-t-il  s'agrandir  pied  à  pied? 


DE  PAIX  PBRPIÉTUELLE.  4^7 

Il  donne  aux  ennemis  le  moyen  de  s'unir  pour  ré- 
sister; le  temps,  l'argent  et  les  hommes  ne  tarde- 
ront pas  à  lui  man(juer.  Diyisera-t-il  les  autres 
puissances  pour  les  vaincre  l'une  par  l'autre  ?  Les 
maximes  de  l'Europe  rendent  cette  politique  vaine; 
et  le  prince  le  plus  borné  ne  donnerait  pas  dans 
ce .  piège.  Enfin ,  aucun  d'eux  ne  pouvant  avoir 
de  ressources  exclusives,  la  résistance  est,  à  la 
longue,  égale  à  l'effort,  et  le  temps  rétablit  bientôt 
les  brusques  accidents  de  la  fortune,  sinon  pour^ 
chaque  prince  en  particulier ,  au  moins  pour  la 
constitii^tion  générale. 

Veut- on  maintenant  supposer  à  plaisir  l'accord 
de  deux  ou  trois  potentats  pour  subjuguer  tout  le 
reste?  Ces  trois  potentats,  quels  qu'ils  soient,  ne 
feront  pas  ensemble  la  moitié  de  l'Europe.  Alors 
l'autre  moitié  s'unira  certainement  contre  eux  ;  ils 
auront  donc  à  vaincre  plus  fort  qu'eux-mêmes.  J'a- 
joute que  les  vues  des  uns  sont  trop  opposées  à  celles 
des  autres ,  et  qu'il  règne  une  trop  grande  jalousie 
entre  eux,  pour  qu'ils  puissent  même  former  un 
semblable  projet.  J'ajoyte  encore  que,  quand  ils 
l'auraient  formé,  qu'ils  le  mettraient  en  exécution, 
et  qu'il  aurait  quelques  succès,  ces  succès  mêmes 
seraient ,  pour  les  conquérants  alliés ,  des  semences 
de  discorde  ;  parce  qu'il  ne  serait  pas  possible  que 
les  avantages  fussent  tellement  partagés  que  chacun 
se  trouvât  également  satisfait  des  siens,  çt  que  le 
moins  heureux  s'opposerait  bientôt  aux  progrès  des 
autres ,  qui ,.  par  une  semblable  raison ,  ne  tarde- 
raient pas  à  se  diviser  «ux-mêmes.  Je  doute  que,  de- 

R.  V.  27 


4l8  PROJET 

puis  que  le  inonde  existe,  on  ait  jamais  vu  trois  ni 
même  deux  grandes  puissances  bien  unies  en  sub- 
juguer d'autres  sans  se  brouiller  sur  les  contingents 
ou  sur  les  partages ,  et  sans  donner  bientôt, par  leur 
inésinlelligence ,  de  nouvelles  ressources  aux  fai- 
bles. Ainsi ,  quelque  supposition  qu'on  fasse,  il  n'est 
pas  vraisemblable  que  ni  pripçe,  ni  ligue  puisse 
désormais  changer  considérablement  et  à  demeure 
l'état  des  choses  parmi  nous. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  les  Alpes ,  le  Rhin ,  la  mer, 
les  Pjrrénées,  soient  des  obstacles  insurmontables 
à  l'ambition  ;  mais  ces  obstacles  sont  soutenus  par 
d'autres  qui  les  fortifient,  ou  ramènent  les  états 
aux  mêrnes  Umites,  quand  des  efforts  passagers  les 
en  ont  écartés.  Ce  qui  fait  le  vrai  soutien  du  sys- 
tème de  l'Europe,  c'est  bien  en  partie  le  jeu  des  né- 
gociations, qui  presque  toujours  se  balancent  mu- 
tuellement :  mais  ce  sytème  a  un  autre  appui  plus 
soBde  encore,  et  cet  appui  c'est  le  Corps  germa- 
nique, placé  presque  au  centre  de  l'Europe ,  lequel 
en  tient  toutes  les  autres  parties  en  respect ,  et  sert 
peut-être  encore  plus  au  maintien  de  ses  voisins  qu'à 
celui  de  ses  propres  membres  :  corps  redoutable  aux 
étrangers  par  son  étendue ,  par  le  nombre  et  la  va- 
leur de  ses  peuples  ;  mais  utile  à  tous  par  sa  consti- 
tution ,  qui ,  lui  ôtant  les  moyens  et  la  volonté  de 
rien  conquérir,  en  fait  l'écueil  des  conquérants. 
Malgré  les  défauts  de  cette  constitution  de  l'empire, 
il  est .  certain  que ,  tant  qu'elle  subsistera ,  jamais 
réquïlibre  de  l'Europe  ne  sera  rompu,  qu'aucun 
potentat  n'aura  à  craindre  d'être  détrôné  par  un 


DE  PAIX  PERPiTUELLK.  ,^IQ 

autre,  et  que  le  traité  de  Vestphalié  sera  peut-être 
à  jamais  parmi  nous  la  base  du  système  politique. 
Ainsi  le  droit  public ,  que  les  Allemande  étudient 
avec  tant  de  soin ,  est  encore  plus  important  qu'ils 
ne  pensent,  et  n'estpas  seulement  le  droit  public 
germanique ,  mais,  à  certains  égards,  celui  de  toute 
l'Europe. 

Mais  si  le  présent  système  est  inébranlable ,  c'est 
en  cela  même  qu'il  est  plus  orageux  ;  car  il  y  a  entre 
les  puissances  européennes  une  action  et  une  réac- 
tion qui ,  sans  les  déplacer  tout-à-fait ,  les  tient  dans 
une  agitation  continuelle  ;  et  leurs  efforts  sont  tou- 
jours  vains  et  toujours  renaissants,  comme  les  flots 
de  la  mer,  qui  sans  cesse  agitent  sa  surface  sans  ja- 
mais en  changer  le  niveau  ;  de  sorte  que  lés  peuples 
sont  incessamment  désolés  sans  aucun  profit  sen- 
sible pour  les  souverains.  , 

Il  me  serait  aisé  de  déduire  la  même  vérité  des 
intérêts  particuliers  de  toutes  les  cours  de  l'Europe  ; 
car  je  ferais  voir  aisément  que  ces  intérêts  se  croi- 
sent de  manière  à  tenir  toutes  leurs  forces  mutuel- 
lement en  respect  :  mais  les  idées  de  commerce  et 
d'argent,  ayant  produit  une  espèce  de  fanatisme 
politique ,  font  si  promptement  changer  les  intérêts 
apparents  de  tous  les  princes,  qu'on  ne  peut  éta- 
blir aucune  maxime  stable  sur  leurs  vrais  intérêts , 
parce  que  tout  dépend  maintenant  des  systèmes 
économiques ,  la  plupart  fort  bizarres ,  qui  passent 
parla  tête  des  ministres.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  com- 
merce, qui  tend  journellement  à  se  mettre  en  éq^ui- 
libre ,  ôtant  à  certaines  puissances  l'avantage  ex- 

27. 


4^0  PROJET 

clusif  qu'elles  en  tiraient ,  leur  ôte  en  même  temps 
un  des  grands  moyens  qu'elles  avaient  de  faire  la 
loi  aux  autres*. 

Si  j'ai  insisté  sur  l'égale  distribution  de  force  qui 
résulte  en  Europe  de  là  constitution  actuelle ,  c'é- 
tait pour  en  déduire  une  conséquence  importante 
à  l'établissement  d'une  association  générale^  car, 
pour  former  une  confédération  solide  et  durable , 
il  faut  en  mettre  tous  les  membres  dans  une  dé- 
pendance tellement  mutuelle  y  qu'aucun  ne  soit  seul 
en  état  de  résister  à  tous  les  autres ,  et  que  les  as- 
sociations particulières  qui  pourraient  nuire  à  la 
grande ,  y  rencontrent  des  obstacles  suffisants  pour 
enïpêcher  leur  exécution  ;  sans  quoi  la  confédéra- 
tion serait  vaine ,  et  chacun  serait  réellement  indé- 
pendant ,  sous  une  apparente  sujétion.  Or ,  si  ces 
obstacles  sont  tels  que  j'ai  dit  ci -devant,  mainte- 
nant que  toutes  les  puissances  sont  dans  une  entière 
liberté  de  former  entre  elles  des  ligues  et  des  traités 
offensifs,  qu'on  juge  de  ce  qu'ils  seraient  quand  il 
y  aurait  une  grande  ligue  armée ,  toujours  prête  à 
prévenir  ceux  qui  voudraient  entreprendre  de  la 
détruire  ou  de  lui  résister.  Ceci  suffit  pour  montrer 

'^  Les  choses. ont  changé  depuis  que  j'écrivais  ceci;  mais  mon 
principe  sera  toujours  vrai.  11  est ,  par  exemple ,  très-aisé  de  prévoir 
que,  dans  vingt  ans  d*ici ,  TAngleterre ,  avec  toute  sa  gloire ,.  sera 
rainée j  e>,  de  plus ,  aura  perdu  le  reste  de  sa  liherté  *.  Tout  le  monde 
ajBsure  que  l'agriculture  fleurit  dans  cette  île  ;  et  moi  je  parie  qu'elle 
y  dépérit.  Londres  s'agrandit  tous  les  jours;  donc  le  royaume  se  dé- 
peuple. Les  Anglais  veulent  être  conquérants  ;  donc  ils  ne  tarderont 
pas  d'être  esclaves. 

*  Il  avait  d'^abord  écrit ,  aura  perdu  sa  liberté.  Voyez  le  motif  de  cette  correc- 
tion dans  la  Correspondance  (  Lettre  à  M.  de  Bastide ,  du  x6  jain  1760  ). 


I 


DE  PAIX  PEHPÉTUELLE.  4^1 

qu'une  telle  association  ne  consisterait  pas  en  dé- 
libérations vaines,  auxquelles  chacun  pût  résister 
impunément;  mais  quil  en  naîtrait  une  puissance 
effective ,  capable  de  forcer  les  ambitieux  à  se  tenir 
dans  les  bornes  du  traité  général. 

Il  résulte  de  cet  exposé  trois  vérités  incontesta- 
bles: l'une,  qu'excepté  le  Turc,  il  règne  entre  tous 
les  peuples  de  l'Europe  une  liaison  sociale  impar- 
faite ,  mais  plus  étroite  que  les  nœuds  généraux  et 
lâches  de  l'humanité;  la  seconde,  que  l'imperfec- 
tion de  cette  société  rend  la  condition  de  ceux  qui 
la  composent  pire  que  la  privation  de  toute  société 
entre  eux;  la  troisième ,  que  ces  premiers  liens ,  qui 
rendent  cette  société  nuisible,  la  rencjent  en  raênje 
temps  facile  à  perfectionner  ;  en  sorte  que  tous  ses 
membres  pourraient  tiyerleur  bonheur  de  ce, qui 
fait  actuellement  leur  misère ,  et  changer  en  une 
paix  éternelle  l'état  de  guerre  qui  règne  entre  eux. 

Voyons  maintenant  de  quelle  njanière  ce  grand 
ouvrage,  commencé  par  la  fortune,  peut  être  achevé 
par  la  raison;  et  comment  la  société  Ubre  et  volon- 
taire qui  unit  tous  les  états,  européens ,  prenant  la 
force  et  la  solidité  d'un  vrai  corps  politique ,  peut 
se  changer  en  une  confédération  réelle.  Il  est  in- 
dubitable qu'un  pareil  établissement  donnant  à 
cette  association  la  perfection  qui  lui  manquait,  en 
détruira  l'abus ,  en  étendra  les  avantages ,  et  for- 
cera toutes  les  parties  à  concourir  au  bien  com- 
mun :  mais  il  faut  pour  cela  que  cette  confédéra- 
tion soit  tellenoent  générale,  que  nulle  puissance 
considérable  ne  s'y  refuse  ;  qu'elle  ait  un  tribunal 


4îi2  PROJET 

judiciaire  qui  puisse  établir  les  lois  et  les  règlements 
qui  doivent  obliger  tous  les  membres;  qu'elle  ait 
une  force  coactive  et  coercitive  pour  coiyrain^re 
chaque  état  de  se  soulhettre  aux  délibérations  cosn^ 
munes ,  soit  pour  agir,  soit  pour, «'abstenir;  enfin, 
qu'elle  soit  ferme  et  durable,  pour  empêcher  que 
les  membres  ne  s'en  détachent'^à  leur  volonté ,  si- 
tôt qu'ils  croiront  voir  leur  intérêt  particulier  con- 
traire à  l'intérêt  général.  Voilà  les  signes  certains 
auxquels  on  reconnaîtra  que  l'institution  est  sage , 
utile  «t  inébranlable.  Il  s'agit  maintenant  d'étendre 
cette  supposition ,  pour  chercher  par  analyse:  quels 
effets  doivent  en  résulter ,  quels  moyens  sentr^ro- 
près  à  l'établii' ,  et  qtiel  espoir  raisonnable  on^eut 
avoir  de  la  mettre  en  exécution.  *. 

Il  se  forme  de  temps  en  temps  parmi  npus  des 
espèces  de  diètes  générales  sous  le  nom  de  con* 
grès ,  où  l'on  se  roi^d  solennellement  de  tous  les 
états  de  l'Europe  poUr  s'en  retourner  de  même  ; 
où  Ton  s'assemble  pour  ne  rien  dire;  où  toutes  les 
affaires  publiques  se  traitent  en  particulier;  où  l'on 
délibère  en  commun  si  la  table  sera  ronde  ou  fcar- 
rée,  si  la  salle  aura  plus  ou  moins  déportes,  si  un 
tel  plénipotentiaire  aura  le  visage  oude  dos  tourné 
Vers  la  fenêtre ,  si  tel  autre  fera  deux  pouces  de 
chemin  de  plus  ou  de  moins  dans  une  visite ,  et  sur 
nulle  questions  de  pareille  importance,  inutilement 
agitées  depuis  trois  siècles ,  et  très-dignes  assuré- 
ment d'occuper  les  politiques  du  nôtre. 

Il  se  peut  faire  que  les  membres  d'une  de  ces 
assemblées  soient  une  fois  doués  du  sens  commun  ; 


DE  PAIX  PERPJÉTUELLE.  ^%3 

il  n'est  pas  même  impossible  qu'ils  veuillent  sincè^ 
rement  le  bien  public;  et,  par  les  raisons  qui  se- 
ront ci -après  déduites ,  on  peut  concevoir  encore 
qu'après  avoir  aplajai  bien  des  difficultés  ils  a;i^*on^ 
ordre  de  leurs  souverains  respectifs  de  signer  Is^ 
confédéi*ation  générale  que  je  suppose  sommaire- 
ment contenue  dans  les  cinq  articles  suivants. 

Par  le  premier ,  les  souverains  contractants  éta- 
bliront entre  eux  une  alliance  perpétuelle  et  irré- 
vocable ,  et  nommeront  des  plénipotentiaires  pour 
tenir,  dans  un  lieu  déterminé,  une  xliète  ou  un 
congrès  permanent,  daps  lequel  tous  le^  différents 
des  parties  contractantes  seroijit  réglés  et  terauné^» 
par  voiie  d'arbitrage  pu  de  jugement. 

Par  le  second ,  on  spécifiera  Ijd  nombre  des  sou» 
verains  dont  les  plénipc^entiaires  auront  voix  à  1^ 
diète;  ceux  qui  seront  invités  d'accéder  au  traité; 
l'ordre,  le  temps  et  lainaniè]^  dont  la  présidence 
passera  de  l*im  à.  l'autre  par  intervalles  égaux  ;  en^ 
fin  la  quotité  relative  des  contributions ,  et  la  ma- 
nière de  l@s  lever  pour  fournir  aux  dépenses  com- 
munes. 

Par  le  troisième,  la  confédération  garantira  à 
chacun  de  ses  men^bres  la  possession  et  le.gou- 
verneigen^  4e  tous  les  états  qu'il  possède  actudle- 
ment,. de  jpéme  que  la  succession  élective  ou  hé- 
réditaire ,  seloj^  que  le  tout  est  établi  par  les  lois 
fondamentales  de  ^chaque  pays  ;  et,  pour  supprimer 
tout  d'un  coup  la  sour.ce  des  démêlés  qui  renaissen,t 
incessamment,  on  conviendra  de  prendre  la  po^- 
sesaion  actuelle  et  les  derniers  traités  pour  base  de 


4^4  PROJET 

tous  les  droits  mutuels  des  puissances  contrac- 
tantes ;  renonçant  pour  jamais  et  réciproquement 
à  toute  autre  prétention  antérieure  ;  sauf  les  suc- 
cessions futures  contentieuses ,  et  autres  droits  à 
échoir,  qui  seront  tous  réglés  à  l'arbitrage  de  la 
diète  y  sans  qu'il  soit  permis  de  s'en  faire  raison  par 
voies  de  fait,  ni  de  prendre  jamais  les  armes  l'un 
contre  l'autre ,  sous  quelque  prétexte  que  ce  puisse 
être. 

Par  le  quatrième ,  on  spécifiera  les  cas  où  tout 
allié  infracteur  du  traité  serait  mis  au  ban  de  l'Eu- 
rope, et  proscrit  comme  ennemi  public;  savoir, 
s'il  refusait  d'e^téeuter  les  jugements  de  la  grande 
alliance,  qu'il  fît  des  préparatifs  de  guerre,  qu'il 
négociât  des  traités  contraires  à  la  confédération , 
qu'il  prît  les  armes  pour  lui  résister  ou  pour  atta^ 
quer  quelqu'un  des  alliés. 

Il  sera  encore  convenu  par  le  même  article  qu'on 
armera  et  agira  offensivement ,  conjointement ,  et 
à  frais  communs,  contre  tout  état  au  ban  de  l'Eu- 
rope, jusqu'à  ce  qu'il  ait  mis  bas  les  armes,  exé- 
cuté les  jugements  et  règlements  de  la  diète,  ré- 
paré les  torts,  remboursé  les  frais,  et  fait  raison 
mêu^  des  préparatifs  de  guerre  contraires  au  traité. 

Enfin,  par  le  cinquième ,  les  plénipotentiaires  du 
corps  européen  auront  toujours  le  pouvoir  de  for* 
mer  dans  la  diète,  à  la  pluralité  des  voix  pour  la 
provision,  et  aux  trois  quarts  des  voix  cinq  ans 
après  pour  la  définitive ,  sur  les  instructions  de 
leurs  cours,  les  règlements  qu'ils  jugeront  impor- 
tants pour  procurer  à  la  république  eiuropéenne  et 


DE  PAIX  PERPÉTUELLE.  /^^^ 

à  chacun  de  ses  membres  tous  les  avantages  pos- 
sibles; mais  on  ne  pourra  jamais  rien  changer  à 
ces  cinq  articles  fondamentaux  que  du  consente- 
ment unanime  des  confédérés. 

Ces  cinq  articles,  ainsi  abrégés  et  couchés  en 
règles  générales, «ont,  je  ne  l'ignore  pas,  sujets  à 
mille  petites  difficultés ,  -dont  plusieurs  demande- 
raient de  longs  éclaircissements  :  mais  les  petites 
difficultés  se  lèvent  aisément  au  besoin;  et  ce  n'est 
pas  d'elles  qu'il  s'agit  dans  une  entreprise  de  l'im- 
portance de  celleoi.  Quand  il  sera  question  du 
détail  de  la  police  du  congrès,  on  trouvera  mille 
obstacles  et  dix  mille  moyens  de  les  lever.  Ici  il 
est  question  d'examiner,  par  la  nature  dçs  choses, 
si  l'entreprise  est  possible  ou  non.  On  se  perdrait 
dan3  des  volumes  de  riens,  s'il  fallait  tout  prévoir 
et- répondre  à  tout.  En  se  tenant  aux  principes,  in- 
contestables,  on  ne  doit  pas  vouloir  contenter  tous 
les  esprits,  ni  résoudre  toutes  les  objections,  ni 
dire  comment  tout  se  fera;  il  suffit  de  montrer 
que  tout  se  peut  faire. 

Que  faut-il  donc  examiner  pour  bien  juger  de 
ce  système?  Deux  questions  seulement;  car  c'est 
une  insulte  que  je  ne  veux  pas  faire  au  lecteur, 
de  lui  prouver  qu'en  général  l'état  de  paix  est  pré- 
férable à  l'état  de  guerre. 

La  première  question  est,  si  la  confédération 
proposée  irait  sûrement  à  son  but  et  serait  suffi- 
sante pour  donner  à  l'Europe  une  paix  solide  et 
perpétuelle. 

ï-â  seconde,  s'il  est  de  l'intérêt  des  souverains 


4^6  BROJET 

d'établir  cette  confédératioa  et  d'acheter  une  paix 
constante  à  ce  prix, 

Quaiid  l'utilité  générale  et  particulièjre  sera  ainsi 
démontrée,  on  ne  vpit  plus,  dans  la  raison  des 
choses,  quelle  cause  povurrait  empêcher  l'effet  d'un 
ètablissem^t  qui  ne  dépend  que  de  la  .volonté  des 
intéressés.  ^ 

.Pour  discuter  d'abord  le  premier  article ,  appli-^ 
quons  ici  ce  quç  j'ai  dit  qi-deyant  du  système  gê- 
ner^, de  r£urape ,' eti- de  l'effort  commun  qui  cir- 
conscrit çhaqj^e  puissance  ^  peu  pnès  dan$  ses 
borjies,  etne  lui  p^naet  pas  d'en  écraser  entière^ 
ment  d'autres.  Pour  rendre  sur  c^  point  mes  rai* 
sonnemQçits  plus  sens^les ,  jre  }piM^  icji  la  Uste  des 
divne^  puissances  qu'oj)  suppose  composer  la  ré- 
publique européenne;  en  sorte  q«Le,  q|^euiie  ayant 
voix  égale ,  ^1  y  auipît  di^-ueuf  voi?:  dans  la  diète  : 


SAVOIR, 


L'emperçur  4e3  Romains 
L'empereur  de  Russie , 
Le  roi  dçt  Fi^ce , 
Le  roi  d'Espagne, 
Le^poi  d'Angleterre , 
I^s  Etats-géj^psuix , 
Le  roi  de  Danemarck , 
La  Suède , 
La  Pologne , 
Le  roi  de  Portogal, 
Le  souverain  de  Rome , 
Le  roi  de  Prusse , 


DE  PAIX  PERPÉTUELLE.  [\*1'] 

L'électeur  de  Bavière  et  ses  co-associés , 

L'électeur  palatin  et^es  coassociés ,  ♦ 

Les  Suisses  et  leurs  co-associés  ^ 

Les  électeurs  ecclésiastiques  et  leurs  associés , 

La  république  de  Venise  et  ses  co-a«sociés , 

Le  roî  de  Naj^es , 

Le  rcM  de  Sardaigne. 

Plusieurs  souverqîQs  moinis  considérables ,  'l|jfe 
que  la  républiqfvie  de  (iénes ,  les  ducs  de  Modène 
et  de  ParÉfle ,  et  d'autres ,  étant  i^mis  danisr  cette 
liste  9  seront  joints  aux  moins çuîssaîits ,  par  fonde 
d'association ,  et  auront  avec  «eux  un  droit  de  suf- 
frage, semblable  au  votum  miriatum  des' comtes 
de  l'empire.  Il  est  mutile  de  rendre  ici  cette  énUi- 
mération  plus  précise ,  parce  que,  jusqu'à  l'exécu- 
tion du  projet,  il  peut  survenir  d'un  i|ipment«*à 
l'autre  des  accidaits  sur  lesquds  il  la^  Êuidrait  ré- 
former,  mais  qui  ne  chan^ralent  rien  au  fond  du 
système. 

Il  ne  faut  que  jeter  les  yeux  sur  cettt  VtstQ  pour 
voir  avec  la  dernière  évidence  qu'il  n'est  pas  pos- 
sible ni  qu'aucune  des  puissances  qui  la  composent 
soit  en 'état  de  résister  à  toutes  les  autres  unies  en 
corps,  ni  qu'il  s'y  forme  aucune  ligue  partielle  ca- 
pable de  faire  tête  à  la  grande  confédération. 

Car  comment  se  ferait  cette  ligne  ?  serait-ce 
entre  les  plus  puissante?  nous  avon«  montré  qu'elle 
ne  saurait  être  durable  ;  et  |l  est  bien  aisé  mainte- 
nant de  voir  ehcore  qu'elle  est  incompatible  avec 
le  système  particulier  de  chaque  grande  puissance. 


4a8  PROJET 

et  avec  les  intérêts  inséparables  de  «a  constitution. 
Serait-ce  entre  un  grand  état  et  plusieurs  petits  ? 
mais  les  autres  grands  états ,  unis  à  k  confédéra- 
tion, auront  bientôt  écrasé  la  ligue  :  et  l'on  doit 
sentir  que  la  grande  alliance  étaht  toujours  unie  et 
armée ,  il  lui  sera  facile ,  en  vertu  dil  quatrième  ar- 
ticle, de  prévenir  et  d'étouffer  d'abord  toute  al- 
liance partielle  et  séditieuse  qui  tendrait  à  troubler 
lâ.paix  et  l'ordre  public.  Qu'on  voie  ce  qui  se  passe 
dans  le  corps  germanique ,  malgré  les  abus  de  sa 
police  et  l'extrême  inégalité  de  ses  membres  :  y  en 
a-t-il  un  seul,  même  parmi  les  plus  puissants.,  qui 
osât  s'exposer  au  ban  de  l'empire  en  blessant  ou- 
vertement sa  constitution  ,  à  moins  qu'il  ne  crût 
avoir  de  bonnes  raisons  de  ne  point  craindre  que 
l'empire  voulût  agir  contre  lui  tout  de  bon  ? 

Ainsi  je  tiens  pour  démontré  que  la  diète  euro- 
péenne une  fois  établie  n'aura  jamais  de  rébellion 
à  craindre ,  et  que ,  bien  qu'il  s'y  puisse  introduire 
quelques  abus,  ils  ne  peuvent  jamais  aller  jusqu'à 
éluder  l'objet  de  l'institution.  Reste  à  voir  si  cet 
objet  sera  bien  l'empli  par  l'institution  même. 

Pour  cela ,  considérons  les  motifs  qui  mettent 
aux  princes  les  armes  à  la  main.  Ces  motifs  sont , 
ou  de  faire  des  conquêtes,  ou  de  se  défendre  d'un 
conquérant,  ou  d'affaiblir  un  trop  puissant  voisin , 
ou  de  soutenir  ses  droits  attaqués ,  ou  de  vider 
un  différent  qu'on  n'a  pu  terminer  à  l'amiable ,  ou 
enfin  de  remplir  les  engagements  d'un  traité.  Il  n'y 
a  ni  cause  ni  prétexte  de  guerre  qu'on  ne  puisse 
jranger  sous  quelqu'un  de  ces  six  chefs  :  or;  il  est 


DE  PAIX  PERPÉTUELLE.  4^^^ 

évident  qu'aucun  des  six  ne  peut  exister  dans  ce 
nouvel  état  de  choses. 

Premièrement ,  il  faut  renoncer  aux  conquêtes, 
par  Finipossibilité  d'en  faire ,  attendu  qu'on  est  sûr 
d'être  arrêté  dans  son  chemin  par  de  plus  grandes 
forces  que  celles  qu'on  peut  avoir;  de  sorte  qu'en 
risquant  de  tout  perdre  on  est  dans  l'impuissance 
de  rien  gagner.  Un  prince  ambitieux ,  qui  veut  s'a- 
grandir en  Europe,  fait  deux  choses  :  il  commence 
par  se  fortifier  de  bonnes  alliances, puis  il  tâche  de 
prendre  son  ennemi  au  dépourvu.  Mais  les  alliances 
particulières  ne  serviraient  de  rien  contre  une  al- 
liance plus  forte  ,  et  toujours  subsistante  ;  et  nul 
prince  n'ayant  plus  aucun  prétexte  d'armer ,  il  ne 
saurait  le  faire  sans  être  aperçu ,  prévenu  et  puni 
par  la  confédération  toujours  armée. 

La  même  raison  qui  ôte  à  chaque  prince  tout 
espoir  de  conquêtes,  lui  ôte  en  même  temps  toute 
crainte  d'être  attaqué;  et,  non-seulement  ses  états, 
garantis  par  toute  l'Europe ,  lui  sont  aussi  assurés 
qu'aux  citoyens  leurs  possessions  dans  un  pays 
bien  policé,  mais  plus  que  s'il  était  leur  unique  et 
propre  défenseur,  dans  le  même  rapport  que  l'Eu- 
rope entière  est  plus  forte  que  lui  seul. 

On  n'a  plus  de  raison  de  vouloir  affaiblir  un 
voisin  dont  on  n'a  plus  rien  à  craindre  ;  et  l'on 
n'en  est  pas  même  tenté ,  quand  on  n'a  nul  espoir 
de  réussir. 

A  l'égard  du  soutien  de  ses  droits,  il  faut  d'abord 
remarquer  qu'une  infinité  de  chicanes  et  de  pré- 
tentions obscures  et  embrouillées  seront  toutes 


43o  PROJET 

anéanties  par  le  troisième  article  de  la  confédéra- 
tion ,  qui  règle  définitivement  tous  les  droits  récir 
proques  des  souverains  alliés  sur  leur  actuelle  pos- 
sessioq  :  ainsi  toutes  les  demandes  et  prétentions 
possibles  deviendront  claires  à  l'avenir ,  et  seront 
jugées  dans  la  diète,  à  mesure  qu'elles  pourront 
naître.  Ajoutez  que  si  l'on  attaque  mes  droits ,  je 
dois  les  soutenir  par  la  même  voie  :  or ,  on  ne  peut 
les  attaquer  par  les  armes ,  sans  encourir  le  ban  de 
la  diète  ;  ce  n'est  donc  pas  non  plus  par  les  armes 
que  j'ai  besoin  de  les  défendre.  On  doit  ^e  la 
ïnéme  chose  des  injures,  des  torts,  des  réparations, 
et  de  tous  les  différents  imprévus  qui  peuvent  s'é- 
lever entre  deux  souverains  ;  et  le  même,  pouvoir 
qui  doit  défendre  leurs  droits  doit  aussi  redresser 
leurs  griefs. 

Quant  au  dernier  article  ,  la  solution  saute  aux 
yeux.  On  voit  d'abord  que ,  n'ayant  plus  d'agres- 
seur il  craindre ,  on  n'a  plus  besoin  de  traité  dé- 
fen&if ,  et  que,  comme  on  n'en  saurait  faire  de 
fins  solide  et  de  plus  sûr  que  celui  de  la  grande 
confédération ,  tout  autre  serait  inutilç ,  illégitime  ^ 
et  par  conséquent  nul. 

Il  n'est  donc  pas  possible  que  la  confédération  ^ 
une  fois  établie,  puisse  laisser  aucune  semence  de 
guerre  entre  les  confédérés,  et  que  l'objet  de  la  paix 
perpétuelle  ne  soit  exactement  rempli  par  l'exécu- 
tion du  système  proposé. 

Il  nous  reste  maintenant  à  examiner  l'autre 
question ,  qui  regarde  l'avantage  des  parties  con- 
tractantes ;  car  on  sent  bien  que  vainement  ferait- 


DE  PAIX  PERPIÉTUELLE.  4^1 

on  parler  l'intérêt  public  au  préjudice  de  l'intérêt 
particulier.  Prouver  que  la  paix  est  en  général  pré- 
férable à  la  guerre ,  c'est  ne  rien  dire  à  celui  qui 
croit  avoir  des  raisons  de  préférer  la  guerre  à  la 
paix  ;  et  lui  montrer  les  moyens  d'établir  tme  paix 
durable ,  ce  n'est  que  l'exciter  à  s'y  opposer. 

En  effet,  dira-t-on,  vous  ôtez  aux  souverains  le 
droit  de  se  faire  justice  à  eux-mêmes ,  c'est-à-dire 
le  précieux  droit  d'être  injustes  quand  il  leur  plaît; 
vous  leur  ôtez  le  pouvoir  de  s'agrandir  aux  dépens 
de  leurs  voisins  ;  vous  les  faites  renoncer  à  ces  an- 
tiques prétentions  qui  tirent  leur  prix  de  leur  ob- 
scurité ,  parce  qu'on  les  étend  avec  sa  fortune ,  à 
cet  appareil  de  puissance  et  de  terrfeur  dont  ils 
aiment  à  effrayer  le  monde  ,  à  cette  gloire  des 
conquêtes  dont  ils  tirent  leur  honneur  ;  et ,  pour 
tout  dire  enfin ,  vous  les  forcez  d'hêtre  équitables 
et  pacifiques.  Quels  seront  les  dédommagements 
de  tant  de  cruelles  privations  ? 

Je  n'oserais  répondre ,  avec  l'abbé  de  Saint-Pierre, 
que  la  véritable  gloire  des  princes  consiste  à  pro- 
curer l'utilité  publique  et  le  bonheur  de  leurS  isu- 
jets  ;  que  tous  leurs  intérêts  sont  subordonnés  à 
leur  réputation ,  et  que  la  réputation  qu'on  acquiert 
auprès  des  sages  se  mesure  sur  le  bien  que  l'on 
fait  aux  hommes  ;  que  l'entreprise  d'uûe  paix  p^ï*pé- 
tuelle,  étant  la  plus  grande  qui  ait  jamais  été  faite,  est 
la  plus  capable  de  couvrir  son  auteur  d'une  gloire 
immortelle  ;  que  cette  même  entreprise,  étant  aussi 
la  plus  utile  aux  peuples ,  est  encore  la  plus  hono- 
rable aux  souverains ,  la  jseule'  surtout  qui  ne  soit 


432  PROJET 

pas  souillée  de  sang ,  de  rapines  ^  de  pleurs ,  de 
malédictions  ;  et  qu'enfin  le  plus  sûr  moyen  de  se 
distinguer  dans  la  foule  des  rois ,  est  de  travailler 
au  bonheur  public.  Laissons  aux  harangueurs  ces 
discours  qui ,  dans  les  cabinets  des  ministres ,  ont 
couvert  de  ridicule  l'auteur  et  ses  projets ,  mais  ne 
méprisons  pas  comme  eux  ses  raisons  5  et ,  quoi 
qu'il  en  soit  des  vertus  des  princes,  parlons  de 
leurs  intérêts. 

Toutes  les  puissances  de  l'Europe  ont  des  droits, 
ou  des  prétentions  les  unes  contre  les  autres  ;  ces 
droits  ne  sont  pas  de  nature  à  pouvoir  jamais  êtrfe 
parfaitement  éclaircis,  parce  qu'il  n'y  a  point ,  pour 
en  juger,  de  règle  commune  et  constante,  et  qu'ik 
sont  souvent  fondés  sur  des  faits  équivoques  ou  iji- 
certains.  Les  différents  qu'ils  causent  ne  sauraient 
non  plus  être  jamais  terminés  sans  retour,  tant 
faute  d'arbitre  compétent ,  que  parce  que  chaque 
prince  revient  dans  l'occasion  sans  scrupule  sur  les 
cessions  qui  hii  ont  été  arrachées  par  force  dans 
des  traités  par  les  plus  puissants,  ou  après  des 
guerres  malheureuses.  C'est  donc  une  erreur  de 
ne  songer  qu'à  ses  prétentions  sur  les  autres ,  el 
d'oublier  celles  des  autres  sur  nous,  lorsqu'il  n'y 
a  d'aucun  côté  ni  plus  de  justice  ni  plus  d'avantage 
dans  les  moyens  de  faire  valoir  ces. pré  tentions 
réciproques.  Sitôt  que  tout  dépend  de  la  fortune, 
la  possession  actuelle  est  d'un  prix  que  la  sagesse 
ne  permet  pas  de  risquer  contre  le  profit  à  venir, 
même  à  chance  égale;  et  tout  le  monde  blâme  un 
homme  à  son  aise  qui,  dans  l'espoir  de  doubler  . 


DE  PAIX  PERPÉTUELLE.  4^3 

son  bien,  l'ose  risquer  en  un  coup  de  dé.  Mais 
nous  avons  fait  voir  que,  dans  les  projets  d'agran- 
dissement ,  chacun ,  même  dans  le  système  actuel, 
doit  trouver  une  résistance  supérieure  à  son  ef- 
fort; d'où  il  suit  que  les  plus  puissants  n'ayant 
aucune  raison  de  jouer ,  ni  les  plus  faibles  aucun 
espoir  de  profit,  c'est  un  bien  pour  tous  de  re- 
noncer à  ce  qu'ils  désirent,  pour  s'assurer  ce  qu'ils 
possèdent. 

Considérons  la  consommation  d'hommes .  d'ar- 
gent, de  forces  de  toute  espèce,  l'épuisement  où 
la  plus  heureuse  guerre  jette  un  état  quelconque, 
et  comparons  ce  préjudice  aux  avantages  qu'il  en 
retire,  nous  trouverons  qu'il  perd  souvent  quand 
il  croit  gagner,  et  que  le  vainqueur,  toujours  plus 
faible  qu'avant  la  guerre,  n'a  de  consolation  que 
de  voir  le  vaincu  plus  affaibli  que  lui  ;  encore  cet 
avantage  est-il  moins  réel  qu'apparent,  parce  que 
la  supériorité  qu'on  peut  avoir  acquise  sur  son  ad- 
versaire., on  l'a  perdue  en  même  temps  contre  les 
puissances  neutres,  qui,  sans  changer  d'état,  se 
fortifient,  par  rapport  à  nous ,  de  tout  notre  affai- 
blissement. 

*  Si  tous  les  rois  ne  sont  pas  revenus  encore  de 
la  folie  des  conquêtes,  il  semble  au  moins  que  les 
plus  sages  commencent  à  entrevoir  qu'elles  coûtent 
quelquefois  plus  qu'elles  ne  valent.  Sans  entrer  à 
cet  égard  dans  mille  distinctions  qui  nous  mène- 
raient trop  loin ,  on  peut  dire  en  général  qu'un 
prince  qui ,  pour  reculer  ses  frontières ,  perd  au- 
tant de  ses  anciens  sujets  qu'il  en  acquiert  de  nou- 
R.  V.  a8 


434  PROJET 

veaux,  s'affaiblit  en  s'agrandissant ,  parce  qu'avec 
un  plus  grand  espace  à  défendre  il  n'a  pas  plus  , 
de  défenseurs.  Or,  on  ne  peut  ignorer  que ,  par 
la  manière  dont  la  guerre  se  fait  aujourd'hui ,  la 
moindre  dépopulation  qu'elle  produit  est  celle  qui 
se  fait  dans  les  armées  :  c'est  bien  là  la  perte  ap- 
parente et  sensible;  mais  il  s'en  £ait  en  même  temps 
dans  tout  l'état  une  plus  grave  et  plus  irréparable 
que  celle  des  hommes  qui  meurent,  par  ceux  qui 
ne  naissent  pas ,  par  l'augmentation  des  impôts , 
par  l'interruption  du  commerce,  par  la  désertion 
des  campagnes ,  par  l'abandon  de  l'agriculture  :  ce 
mal ,  qu'on  n'aperçoit  point  d'abord ,  se  fait  sentir 
cruellement  dans  la  suite;  et  c'est  alors  qu'on  est 
étonné  d'être  si  faible ,  pour  s'être  rendu  si  puissant. 
Ce  qui  rend  encore  les  conquêtes  moins  inté- 
ressantes, c'est  qu'on  sait  maintenant  par  quels 
moyens  on  peut  doubler  et  tripler  sa  puissance , 
non -seulement  sans  étendre  son  territoire,  mais 
quelquefois  en  le  resserrant,  comme  fit  très-sage- 
ment l'empereur  Adrien  *.  On  sait  que  ce  sont  les 
hommes  seuls  qui  font  la  force  des  rois  ;  et  c'est 
une  proposition  qiii  découle  de  ce  que  je  viens  de 
dire ,  que  de  deux  états  qui  nourrissent  le  mêm% 
nombre  d'habitants ,  celui  qui  occupe  une  moindre 
étendue  de  terre  est  réellement  le  plus  puissant. 
C'est  donc  par  de  bonnes  lois ,  par  une  sage  police , 
par  de  grandes  vues  économiques,  qu'un  souve- 
rain judicieux  est  sûr  d'augmenter  ses  forces  sans 

*  Adrien  abandonna  volontairement   tous  les  pays   que  Trajan 
son  prédéces$eur  avait  conquis  et  réunis  à  l'empire  romain. 


DE  PAIX  PERPÉTUELLE,  4^5 

rien  donner  au  hasard.  Les  véritables  conquêtes 
qu'il  fait  sur  ses  voisins  sont  les  établissements  plus 
utiles  qu'il  forme  dans  ses  états;  et  tous  les  sujets^ 
de  plus  qui  lui  naissent  sont  autant  d'ennçmis 
qu'il  tue. 

Il  ne  faut  point  m'objecter  ici  que  je  prouve 
trop ,  en  ce  que ,  si  les  choses  étaient  comme  je  les 
représente ,  chacun  ayant  un  véritable  intérêt  dé 
ne  pas  entrer  en  guerre ,  et  les  intérêts  particuliers 
s'unissant  à  l'intérêt  commim  pour  maintenir  la 
paix,  cette  paix  devrait  s'établir  d'elle-même  et 
durer  toujours  sans  aucune  confédération.  Ce  se- 
rait faire  un  fort  mauvais  raisonnement  dans  la  pré- 
sente constitution  ;  car ,   quoiqu'il  fût  beaucoup 
meilleur  pour  tous  d'être  toujours  en  paix,  le  dé- 
faut commun  de  sûreté  à  cet  égard  fait  que  chacun , 
ne  pouvant  s*assurer  d'éviter  la  guerre,  tâche  au 
moins  de  la  commencer  à  son  avantage  quand  l'oc- 
casion le  favorise,  et  de  prévenir  un  voisin  qui  ne 
manquerait  pas  de  le  prévenir  à  son  tour  dans  l'oc- 
casion contraire  ;  de  sorte  que  beaucoup  de  guerres, 
même  offensives,  sont  d'injustes  précautions  pour 
mettre  en  sûreté  son  propre  bien ,  plutôt  que  des 
moyens  d'usurper  celui  des  autres.  Quelque  salu- 
taires que  puissent  être  généralement  les  maximes 
du  bien  public,  il  est  certain  qu'à  ne  considérer 
que  l'objet  qu'on  regarde  en  politique ,  et  souvent 
même  en  morale ,  elles  deviennent  pernicieuses  à 
celui  qui  s'obstine  à  les  pratiquer  avec   tout  le 
monde  quand  personne  ne  les  pratique  avec  lui. 
Je  n'ai  rien  à  dire  sur  l'appareil  des  armes ,  parce 

28. 


436  PROJET 

que ,  destitué  de  fondements  solides,  soit  de  crainte , 
soit  d'espérance,  cet  appareil  est  un  jeu  d'enfants, 
et  que  les  rois  ne  doivent  point  avoir  de  poupées. 
Je  ne  dis  rien  non  plus  de  la  gloire  des  conqué- 
rants, parce  que,  s'il  y  avait  quelques  monstres 
qui  s'affligeassent  uniquement  pour  n'avoir  per- 
sonne à  massacrer ,  il  ne  faudrait  point  leur  parler 
raison ,  mais  leur  ôter  les  moyens  d'exercer  leur 
rage  meurtrière.  La  garantie  de  l'article  troisième 
ayant  prévenu  toutes  solides  raisons  de  guerre ,  on 
ne  saurait  avoir  de  motif  de  l'allumer  contre  au- 
trui qui  ne  puisse  en  fournir  autant  à  autrui  contre 
nous-mêmes;  et  c'est  gagner  beaucoup  que  de  s'af- 
franchir d'un  risque  où  chacun  est  seul  contre  tous. 
Quant  à  la  dépendance  où  chacun  sera  du  tribu- 
nal commun ,  il  est  très-clair  qu'elle  ne  diminuera 
rien  des  droits  de  la  souveraineté;  mais  les  affer- 
mira ,  au  contraire ,  et  les  rendra  plus  assurés  par 
l'article  troisième ,  en  garantissant  à  chacun ,  non- 
seulement  ses  états  contre  toute  invasion  étrangère , 
mais  encore  son  autorité  contre  toute  rébellion  de 
ses  sujets.  Ainsi  les  princes  n'en  seront  pas  moins 
absolus  ,  et  leur  couronne  en  sera  plus  assurée  ;  de 
sorte  qu'en  se  soumettant  au  jugement  de  la  diète 
dans  leurs  démêlés  d'égal  à  égal ,  et  s'ôtant  le  dan- 
gereux pouvoir  de  s'emparer  du  bien  d'autrui,  ils 
ne  font  que  s'assurer  de  leurs  véritables  droits,  et 
renoncer  à  ceux  qu'ils  n'ont  pas.  D'ailleurs  il  y 
a  bien  de  la  différence  entre  dépendre  d'autrui  ou 
seulement  d'un  corps  dont  on  est  membre  et  dont 
chacun  est  chef  à  son  tour;  car,  en  ce  dernier  cas. 


DE  PAIX  PERPÉTUELLE.  4^7 

on  ne  fait  qu'assurer  sa  liberté  par  les  garants  qu'on 
lui  donne  ;  elle  s'aliénerait  dans  les  mains  d'un 
maître ,  mais  elle  s'affermit  dans  celles  des  associés. 
Ceci  se  confirme  par  l'exemple  du  corps  germa- 
nique; car,  bien  que  la  souveraineté  de  ses  mem- 
bres soit  altérée  à  bien  des  égards  par  sa  consti- 
tution, et  qu'ils  soient  par  conséquent  dans  un 
cas  moins  favorable  que  ne  seraient  ceux  du  corps 
européen ,  il  n'y  en  a  pourtant  pas  un  seul ,  quel- 
que jaloux  qu'il  soit  de  son  autorité,  qui  voulut, 
quand  il  le  pourrait,  s'assurer  une  indépendance 
absolue  en  se  détachant  de  l'empire. 

Remarquez  de  plus  qae  le  corps  germanique 
ayant  un  chef  permanent ,  l'autorité  de  ce  chef  doit 
nécessairement  tendre  sans  cesse  à  l'usurpation; 
ce  qui  ne  peut  arriver  de  même  dans  la  diète  euro- 
péenne, où  la  présidence  doit  être  alternative  et 
sans  égard  à  l'inégalité  de  puissance. 

A  toutes  ces  considérations  il  s'enjoint  une  autre 
bien  plus  importante  encore  pour  des  gens  aussi 
avides  d'argent  que  le  sont  toujour^  les  princes  ; 
c'est  une  grande  facilité  de  plus  d'en  avoir  beau- 
coup par  tous  les  avantages  qui  résulteront  pour 
leurs;  peuples  et  pour  eux  d'une  paix  continuelle , 
et  par  l'excessive  dépense  qu'épargne  la  réforme 
de  l'état  militaire,  de  ces  multitudes  de  forteresses, 
et  de  cette  énorme  quantité  de  troupes  qui  absorbe 
leurs  revenus,  et  devient  chaque  jour  plus  à  charge 
à  leurs  peuples  et  à  eux-mêmes.  Je  sais  qu'il  ne  con- 
vient pas  à  tous  les  souverains  de  supprimer 
toutes  leurs  troupes,  et  de  n'avoir  aucune  force 


438  PROJET 

publique  en  main  pour  étouffer  une  émeute  ino- 
pinée, ou  repousser  une  invasion  subite*.  Je  sais 
encore  qu'il  y  aura  un  contingent  à  fournir  à  la 
confédération,  tant  pour  la  garde  des  frontières 
de  l'Europe  que  pour  l'entretien  de  l'armée  con- 
fédérative  destinée  à  soutenir  au  besoin  les  décrets 
de  la  diète.  Mais  toutes  ces  dépenses  faites ,  et  l'ex- 
traordinaire des  guerres  à  jamais  supprimé,  il  res- 
terait encore  plus  de  la  moitié  de  la  dépense  mi- 
litaire ordinaire  à  répartir  entre  le  soulagement 
des  sujets  et  les  coffres  du  prince;  de  sorte  que  le 
peuple  paierait  beaucoup  moins;  que  le  prince  ? 
beaucoup  plus  riche ,  serait  en  état  d'exciter  le 
commerce,  l'agriculture,  les  arts ,  de  faire  des  éta- 
blissements utiles  qui  augmenteraient  encore  la 
richesse  du  peuple  et  la  sienne;  et  que  l'état  serait 
avec  cela  dans  une  sûreté  beaucoup  plus  parfaite 
que  celle  qu'il  peut  tirer  de  ses  armées  et  de  tout 
cet  appareil  de  guerre  qui  ne  cesse  de  l'épuiser 
au  sein  de  la  paix. 

On  dira  pe^t-être  que  les  pays  frontières  de  l'Eu- 
rope seraient  alors  dans  une  position  plus  désavan- 
tageuse ,  et  pourraient  avoir  également  des  guerres 
à  soutenir ,  ou  avec  le  Turc ,  ou  avec  les  corsaires 
d'Afrique,  ou  avec  les  Tartares. 

A  cela  je  réponds,  i°  que  ces  pays  sont  dans  le 
même  cas  aujourd'hui,  et  que  par  conséquent  ce 
ne  serait  pas  pour  eux  un  désavantage  positif  à 
citer,  mais  seulement  un  avantage  de  moins  et  un 

^  Il  se  présente  encore  ici  d'autres  objections;  mais,  comme  Tau- 
teurda  Projet  ne  se  les  est  pas  faites ,  je  les  ai  rejetées  dansTexamen. 


DE  PAIX  PERPÉTUELLE.  439 

inconvénient  inévitable  auquel  leur  situation  les 
expose;  2** que,  délivrés  de  toute  inquiétude  du  côté 
dé  l'Europe ,  ils  seraient  beaucoup  plus  en  état  de 
résister  au-dehors;  3<>  que  la  suppression  de  toutes 
les  forteresses  de  l'intérieur  de  l'Europe  et  des  frais 
nécessaires  à  leur  entretien,  mettrait  la  confédéra- 
tion en  état  d'en  établir  un  grand  nombre  sur  les 
frontières  sans  être  à  charge  aux  confédérés  ;  4^  que 
ces  forteresses,  construites,  entretenues  et  gardées 
à  frais  communs ,  seraient  autant  de  sûretés  et  de 
moyens  d'épargne  pour  les  puissances  frontières 
dont  elles  garantiraient  les  états;  5*^  que  les  troupes 
de  la  confédération ,  distribuées  sur  les  confins  de 
l'Europe ,  seraient  toujours  prêtes  à  repousser  l'a- 
gresseur ;  6**  qu'enfin  un  corps  aussi  redoutable  que 
la  république  européenne  ôterait  aux  étrangers 
l'envie  d'attaquer  aucun  de  ses  membres ,  comme 
le  corps  germanique,  infiniment  moins  puissant, 
ne  laisse  pas  de  l'être  assez  pour  se  faire  respecter 
de  ses  voisins  et  protéger  utilement  tous  les  princes 
qui  le  composent. 

On  pourra  dire  encore  que  les  Européens  n'ayant 
plus  de  guerres  entre  eux,  l'art  militaire  tomberait 
insensiblement  dans  l'oubli  ;  que  les  troupes  per- 
draient leur  courage  et  leur  discipline  ;  qu'il  n'y 
aurait  plus  ni  généraux,  ni  soldats,  et  que  l'Europe 
resterait  à  la  merci  du  premier  venu. 

Je  réponds  qu'il  arrivera  de  deux  choses  l'une  ; 
ou  les  voisins  de  l'Europe  l'attaqueront  et  lui  feront 
la  guerre,  ou  ils  redouteront  la  confédération  et  la 
laisseront  en  paix. 


44o  PROJET 

Dans  le  premier  cas,  voilà  les  occasions  de  cul- 
tiver le  génie  et  les  talents  militaires ,  d'aguerrir  et 
former  des  troupes;  les  armées  de  la  confédération 
seront  à  cet  égard  l'école  de  l'Europe;  on  ira  sur  la 
frontière  apprendre  la  guerre;  dans  le  sein  de  l'Eu- 
rope on  jouira  de  la  paix ,  et  l'on  réunira  par  ce 
moyen  les  avantages  de  l'une  et  de  l'autre.  Croit-on 
qu'il  soit  toujours  nécessaire  de  se  battre  chez  soi 
pour  devenir  guerrier  ?  et  les  Français  sont  -  ils 
moins  braves  parce  que  les  provinces  de  Touraine 
et  d'Anjou  ne  sont  pas  en  guerre  l'une  contre 
l'autre  ? 

Dans  le  second  cas, on  ne  pourra  plus  s'aguerrir, 
il  est  vrai  ;  mais  on  n'en  aura  plus  besoin  ;  car  à 
quoi  bon  s'exercer  à  la  guerre  pour  ne  la  faire  à 
personne  ?  Lequel  vaut  mieux  de  cultiver  un  art 
funeste  ou  de  le  rendre  inutile  ?  S'il  y  avait  un  se- 
cret pour  jouir  d'une  santé  inaltérable,  y  aurait-il 
du  bon  sens  à  le  rejeter  pour  ne  pas  ôter  aux  niéde- 
cins  l'occasion  d'acquérir  de  l'expérience  ?  il  reste 
à  voir  dans  ce  parallèle  lequel  des  deux  arts  est 
plus  salutaire  en  soi,  et  mérite  mieux  d'être  con- 
servé. 

Qu'on  ne  nous  menace  pas  d'une  invasion  subite  ; 
on  sait  bien  que  l'Europe  n'en  a  point  à  craindre, 
et  que  ce  premier  venu  ne  viendra  jamais.  Ce  n'est 
plus  le  temps  de  ces  irruptions  de  barbares  qui 
semblaient  tombés  des  nues.  Depuis  que  nous  par- 
courons d'un  œil  curieux  toute  la  surface  de  la 
terre ,  il  ne  peut  plus  rien  venir  jusqu'à  nous  qui 
ne  soit  prévu  de  très-loin.  Il  n'y  a  nulle  puissance 


DE  PAIX  PERPÉTUELLE.  44' 

au  monde  qui  soit  maintenant  en  état  de  menacer 
l'Europe  entière;  et  si  jamais  il  en  vient  une,  ou 
Ton  aura  le  temps  de  se  préparer,  ou  Ton  sera  du 
moins  plus  en  état  de  lui  résister,  étant  unis  en  un 
corps ,  que  quand  il  faudra  terminer  tout  d'un  coup 
de  longs  différents  et  se  réunir  à  la  hâte. 

Nous  venons  de  voir  que  tous  les  prétendus  in- 
convénients de  l'état  de  confédération  bien  pesés 
se  réduisent  à  rien.  Nous  demandons  maintenant  si 
quelqu'un  dans  le  monde  en  oserait  dire  autant  de 
ceux  qui  résultent  de  la  manière  actuelle  de  vider 
les  différents  entre  prince  et  prince  par  le  droit  du 
plus  fort,  c'est-à-dire  de  l'état  d'im police  et  de 
guerre  qu'engendre  nécessairement  l'indépendance 
absolue  et  mutuelle  de  tous  les  souverains  dans  la 
société  imparfaite  qui  règne  entre  eux  dans  l'Eu- 
rope. Pour  qu'on  soit  mieux  en  état  de  peser  ces 
inconvénients,  j'en  vais  résumer  en  peu  de  mots 
le  sommaire  que  je  laisse  examiner  au  lecteur. 

I .  Nul  droit  assuré  que  celui  du  plus  fort.  2 .  Chan- 
gements continuels  et  inévitables  de  relations  entre 
les  peuples,  qui  empêchent  aucun  d'eux  de  pouvoir 
fixer  en  ses  mains  la  force  dont  il  jouit.  3.  Point  de 
sûreté  parfaite ,  aussi  long-temps  que  les  voisins  ne 
sont  pas  soumis  ou  anéantis.  [\.  Impossibilité  géné- 
rale de  les  anéantir ,  attendu  qu'en  subjuguant  les 
premiers  on  en  trouve  d'autres.  5.  Précautions  et 
frais  immenses  pour  se  tenir  sur  ses  gardes.  6.  Dé- 
faut de  force  et  de  défense  dans  les  minorités  et 
dans  les  révoltes  ;  car  quand  l'état  se  partage ,  qui 
peut  soutenir  im  des  partis  contre  l'autre?  7.  Dé- 


44î*  PROJET 

faut  de  sûreté  dans  les  engagements  mutuels.  8.  Ja- 
mais de  justice  à  espérer  d'autrui  sans  des  frais  et 
des  pertes  immenses ,  qui  ne  l'obtiennent  pas  tou- 
jours ,  et  dont  l'objet  disputé  ne  dédommage  que 
rarement.  9.  Risque  inévitable  de  ses  états  et  quel- 
quefois de  sa  vie  dans  la  poursuite  de  ses  droits. 
10.  Nécessité  de' prendre  part  malgré  soi  aux  que- 
relles de  ses  voisins ,  et  d'avoir  la  guerre  quand  on 
la  voudrait  le  moins.  1 1 .  Interruption  du  commerce 
et  des  ressources  publiques  au  moment  qu'elles  sont 
le  plus  nécessaires.  12.  Danger  continuel  de  la  part 
d'un  voisin  puissant  si  l'on  est  faible ,  et  d'une  ligue 
si  l'on  est  fort.  1 3.  Enfin  inutilité  de  la  sagesse  où 
préside  la  fortune;  désolation  continuelle  des  peu- 
ples; affaiblissement  de  l'état  dans  les  succès  et 
dans  les  revers  ;  impossibilité  totale  d'établir  jamais 
im  bon  gouvernement,  de  compter  sur  son  propre 
bien ,  et  de  rendre  heureux  ni  soi  ni  les  autres. 

Récapitulons  de  même  les  avantages  de  l'arbi- 
trage européen  pour  les  princes  confédérés. 

1.  Sûreté  entière  que  leurs  différents  présents 
et  fiiturs  seront  toujours  terminés  sans  aucune 
guerre  ;  sûreté  incomparablement  plus  utile  pour 
eux  que  ne  serait ,  pour  les  particuliers ,  celle  de 
n'avoir  jamais  de  procès. 

2.  Sujets  de  contestations  ôtés  ou  réduits  à  très- 
peu  de  chose  par  l'anéantissement  de  toutes  préten- 
tions antérieures ,  qui  compensera  les  renonciations 
et  affermira  les  possessions. 

3.  Sûreté  entière  et  perpétuelle,  et  de  la  per- 
sonne du  prince ,  et  de  sa  famille ,  et  de  ses  états ,  et 


DE  PAIX  PERPÉTUELLE.  44^ 

de  l'ordre  de  succession  fixé  par  les  lois  de  chaque 
pays,  tant  contre  l'ambition  des  prétendants  in- 
justes et  ambitieux,  que  contre  les  révoltes  des 
sujets  rebelles. 

4.  Sûreté  parfaite  de  l'exécution  de  tous  les  en- 
gagements réciproques  entre  prince  et  prince ,  par 
la  garantie  de  la  république  européenne. 

5.  Liberté  et  sûreté  parfaite  et  perpétuelle  à 
l'égard  du  commerce ,  tant  d'état  à  état ,  que  de 
chaque  état  dans  les  régions  éloignées. 

6.  Suppression  totale  et  perpétuelle  de  leur  dé- 
pense mihtaire  extraordinaire  par  terre  et  par  mer 
en  temps  de  guerre,  et  considérable  diminution  de 
leur  dépense  ordinaire  en  temps  de  paix. 

7.  Progrès  sensibles  de  l'agriculture  et  de  la  po- 
pulation ,  des  richesses  de  l'état ,  et  des  revenus  du 
prince. 

8.  Facilité  de  tous  les  établissements  qui  peuvent 
augmenter  la  gloire  et  l'autorité  du  souverain ,  les 
ressources  publiques ,  et  le  bonheur  des  peuples. 

Je  laisse,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  au  jugement 
des  lecteurs  l'examen  de  tous  ces  articles ,  et  la 
comparaison  de  l'état  de  paix  qui  résulte  de  la  con- 
fédération ,  avec  l'état  de  guerre  qui  résulte  de  l'im- 
police  européenne. 

Si  nous  avons  bien  raisonné  dans  l'exposition  de 
ce  projet ,  il  est  démontré  premièrement  que  l'éta- 
blissement de  la  paix  perpétuelle  dépend  unique- 
ment du  consentement  des  souverains ,  et  n'offre 
point  à  lever  d'autre  difficulté  que  leur  résistance  ; 
secondement,  que  cet  établissement  leur  serait 


444  PROJET  DE  PAIX  PERPÉTUELLE. 

Utile  de  toute  manière ,  et  qu'il  n'y  a  nulle  com- 
paraison à  faire ,  même  pour  eux ,  entre  les  incon- 
vénients et  les  avantages  ;  en  troisième  lieu ,  qu'il 
est  raisonnable  de  supposer  que  leur  volonté  s'ac- 
corde avec  leur  intérêt;  enfin  que  cet  établisse- 
ment, une  fois  formé  sur  le  plan  proposé ,  serait 
.  solide  et  durable,  et  remplirait  parfaitement  son 
objet.  Sans  doute  ce  n'est  pas  à  dire  que  les  souve- 
rains adopteront  ce  projet  (qui  peut  répondre  de  la 
raison  d'autrui?),  mais  seulement  qu'ils  l'adopte- 
raient s'ils  consultaient  leurs  vrais  intérêts  :  car 
on  doit  bien  remarquer  que  nous  n'avons  point 
supposé  les  hommes  tels  qu'ils  devraient  être  , 
bons ,  généreux ,  désintéressés ,  et  aimant  le  bien 
public  par  humanité;  mais  tels  qu'ils  sont,  injustes, 
avides ,  et  préférant  leur  intérêt  à  tout.  La  seule 
chose  qu'on  leur  suppose ,  c'est  assez  de  raison 
pour  voir  ce  qui  leur  est  utile ,  et  assez  de  courage 
pour  faire  leur  propre  bonheur.  Si,  malgré  tout  cela, 
ce  projet  demeure  sans  exécution ,  ce  n'est  donc 
pas  qu'il  soit  chimérique  ;  c'est  que  les  hommes 
sont  insensés ,  et  que  c'est  une  sorte  de  folie  d'être 
sage  au  milieu  des  fous. 


JUGEMENT 


LA  PAIX  PERPETUELLE. 


Le  projet  de  la  paix  perpétuelle ,  étant  par  son 
objet  le  plus  digne  d'occuper  un  homme  de  bien , 
fut  aussi  de  tous  ceux  de  l'abbé  de  Saint-Pierre 
celui  qu'il  médita  le  plus  long-temps  et  qu'il  suivit 
avec  le  plus  d'opiniâtreté  ;  car  on  a  peine  à  nom- 
mer autrement  ce  zèle  de  missionnaire  qui  ne  l'a- 
bandonna jamais  sur  ce  point,  malgré  l'évidente 
impossibilité  du  succès,  le  ridicule  qu'il  se  donnait 
de  jour  en  jour,  et  les  dégoûts  qu'il  eut  sans  cesse  à 
essuyer.  Il  semble  que  cette  ame  saine,  uniquement 
attentive  au  bien  public ,  mesurait  les  soins  qu'elle 
donnait  aux  choses  uniquement  sur  le  degi'é  de 
leur  utibté,  sans  jamais  se  laisser  rebuter  par  les 
obstacles  ni  songer  à  l'intérêt  personnel. 

Si  jamais  vérité  morale  fut  démontrée,  il  mesemble 
que  c'est  l'utilité  générale  et  particulière  de  ce  projet. 
Les  avantages  qui  résulteraient  de  son  exécution,  et 
pour  chaque  prince,  et  pour  chaque  peuple,  et  pour 
toute  l'Europe ,  sont  immenses ,  clairs  ,  incontes- 
tables; on  ne  peut  rien  de  plus  solide  et  de  plus 
exact  que  les  raisonnements  par  lesquels  l'auteur 
les  étabbt.  RéaUsez  sa  république  européenne  du- 
rant un  seul  jour ,  c'en  est  assez  pour  la  faire  durer 


3 


J 


446  JUGEMENT 

éternellement ,  tant  chacun  trouverait  par  Texpé- 
rience  son  profit  particulier  dans  le  bien  commun. 
Cependant  ces  mêmes  princes,  qui  la  défendraient 
de  toutes  leurs  forces  si  elle  existait,  s'opposeraient 
maintenant  de  même  à  son  exécution ,  et  l'enapê- 
cheraîent  infailliblement  de  s'établir  comme  ils  Tem- 
pêcheraient de  s'éteindre.  Ainsi,  l'ouvrage  de  l'abbé 
de  Saint -Pierre  sur  la  paix  perpétuelle  paraît  d'a- 
bord inutile  pour  la  produire  et  surperflu  pour  la 
conserver.  C'est  donc  une  vaine  spéculation ,  dira 
quelque  lecteur  impatient.  Non ,  c'est  un  livre  so- 
lide et  sensé ,  et  il  est  très-important  qu'il  existe. 

Commençons  par  examiner  les  difficultés  de  ceux 
qui  ne  jugent  pas  des  raisons  par  la  raison ,  mais 
seulement  par  l'événement,  et  qui  n'ont  rien  à  ob- 
jecter contre  ce  projet,  sinon  qu'il  n'a  pas  été  exé- 
cuté. En  effet ,  diront-ils  sans  doute ,  si  ses  avan- 
tages sont  si  réels,  poiu^quoi  donc  les  souverains 
de  FEurope  ne  l'ont-ils  pas  adopté  ?  pourquoi  né- 
gligent-ils leur  propre  intérêt,  si  c^t  intérêt  leur 
jest  si  bien  démontré?  Voit-on  qu'ils  rejettent  d'ail- 
leurs les  moyens  d'augmenter  leurs  revenus  et  leur 
puissance? Si  celui-ci  était  aussi  bon  pour  cela  qu'on 
le  prétend ,  est-il  croyable  qu'ils  en  fussent  moins 
empressés  que  de  tous  ceux  qui  les  égarent  de- 
puis si  long-temps,  et  qu'ils  préférassent  mille  res- 
sources trompeuses  à  un  profit  évident? 

Sans  doute  cela  est  croyable;  à  moins  qu'on  ne 
suppose  que  leur  sagesse  est  égale  à  leur  ambition , 
et  qu'ils  voient  d'autant  mieux  leurs  avantages  qu'ils 
les  désirent  plus  fortement;  au  lieu  que  c'est  la 


SUR  LA  PAIX  PERPÉTUELLE.  447 

grande  punition  des  excès  de  l'amour-propre  de 
recourir  toujours  à  des  moyens  qui  l'abusent ,  et 
que  l'ardeur  même  des  passions  est  presque  tou- 
jours ce  qui  les  détourne  de  leur  but.  Distinguons 
donc,  en  politique  ainsi  qu'en  morale,  l'intérêt 
réel  de  l'intérêt  apparent  :  le  premier  se  trouverait 
dans  la  paix  perpétuelle  ;  cela  est  démontré  dans  le 
projet  :  le  second  se  trouve  dans  l'état  d'indépen- 
dance absolue  qui  soustrait  les  souverains  à  l'em- 
pire de  la  loi  pour  les  soumettre  à  celui  de  la  for- 
tune. Semblables  à  un  pilote  insensé,  qui,  pour 
faire  montre  d'un  vain  savoir  et  commander  à  ses 
matelots ,  aimerait  mieux  flotter  entre  des  rochers 
durant  la  tempête ,  que  d'assujettir  son  vaisseau  par 
des  ancres. 

Toute  l'occupation  des  rois,  ou  de  ceux  qu'ils 
chargent  de  leurs  fonctions,  se  rapporte  à  deux 
seuls  objets;  étendre  leur  domination  au -dehors, 
et  la  rendre  plus  absolue  au -dedans  :  toute  autre 
vue ,  ou  se  rapporté  à  l'une  de  ces  deux,  ou  ne  leur 
sert  que  de  prétexte  ;  telles  sont  celles  du  bien  pu- 
blic ^  du  bonheur  des  sujets^  de  la  gloire  de  la  na- 
tion ;mots  à  jamais  proscrits  du  cabinet,  et  si  lour- 
dement employés  dans  les  édits  publics,  qu'ils 
n'annoncent  jamais  que  des  ordres  funestes,  et  que 
le  peuple  gémit  d'avance  quand  ses  maîtres  lui  par- 
lent de  leurs  soins  paternels. 

Qu'on  juge  sur  ces  deux  maximes  fondamen- 
tales ,  comment  les  princes  peuvent  recevoir  une 
proposition  qui  choque  directement  l'une ,  et  qui 
n'est  guère  plus  favorable  à  l'autre.  Car  on  sent 


448  JUGEMENT 

bien  que  par  la  diète  européenne  le  gouvernement 
de  chaque  état  n'est  pas  moins  fixé  que  par  ses 
limites,  qu'on  ne  peut  garantir  les  princes  de  la 
révolte  des  sujets  sans  garantir  en  même  temps  les 
sujets  de  la  tyrannie  des  princes,  et  qu'autrement 
l'institution  ne  saurait  subsister.  Or,  je  demande 
s'il  y  a  dans  le  monde  un  seul  souverain  qui ,  borné 
ainsi  pour  jamais  dans  ses  projets  les  plus  chéris, 
supportât  sans  indignation  la  seule  idée  de  se  voir 
forcé  d'être  juste,  non-seulement  avec  les  étran- 
gers ,  mais  même  avec  ses  propres  sujets. 

Il  est  facile  encore  de  comprendre  que  d'un  côté 
la  guerre  et  les  conquêtes,  et  de  l'autre  les  pro- 
grès du  despotisme,  s'entr'aident  mutuellement: 
qu'on  prend  à  discrétion,  dans  un  peuple  d'es- 
claves ,  de  l'argent  et  des  hommes  pour  en  subju- 
guer d'autres  ;  que  réciproquement  la  guerre  four- 
nit un  prétexte  aux  exactions  pécuniaires,  et  un 
autre  non  moins  spécieux  d'avoir  toujours  de 
grandes  armées  pour  tenir  le  peuple  en  respect. 
Enfin  chacun  voit  assez  que  les  princes  conqué- 
rants font  pour  le  moins  autant  la  guerre  à  leurs 
sujets  qu'à  leurs  ennemis ,  et  que  la  condition  des 
vainqueurs  n'est  pas  meilleure  que  celle  des  vain- 
cus. «J'ai  battu  les  Romains,  écrivait  Annibal  aux 
«  Carthaginois;  envoyez-moi  des  troupes  :  J'ai  mis 
«  l'Italie  à  contribution;  envoyez -moi  de  l'argent.  » 
Voilà  ce  que  signifient  les  Te  Dewn ,  les  feux  de 
joie ,  et  l'allégresse  du  peuple  aux  triomphes  de  ses 
maîtres. 

Quant  aux  différents  entre  prince  et  prince,  peut- 


SUR  LA  PAIX  PERPÉTUELLE.  449 

on  espérer  de  soumettre  à  un  tribunal  supérieur 
des  hommes  qui  s'osent  vanter  dé  ne  tenir  leur 
pouvoir  que  de  leur  épée ,  et  qui  ne  font  mention 
de  Dieu  même  que  parce  qu'il  est  au  ciel?  Les  sou- 
verains se  soumettront -ils  dans  leurs  querelles  à 
des  voies  juridiques ,  que  toute  la  rigueur  des  lois 
n'a  jamais  pu  forcer  les  particuliers  d'admettre  dans 
les  leurs?  Un  simple  gentilhomme  offensé  dédaigne 
de  porter  ses  plaintes  au  tribunal  des  maréchaux 
de  France  ;  et  vous  voulez  qu'un  roi  porte  les  siennes 
à  la  diète  européenne?  Encore  y  a-t-il  cette  diffé- 
rence, que  l'un  pèche  contre  les  lois  et  expose 
doublement  sa  vie,  au  lieu  que  l'autre  n'expose 
guère  que  ses  sujets;  qu'il  use,  en  prenant  les 
armes ,  d'un  droit  avoué  de  tout  le  genre  humain , 
et  dont  il  prétend  n'être  comptable  qu'à  Dieu 
seul. 

Un  prince  qui  met  sa  cause  au  hasard  de  la  guerre 
n'ignore  pas  qu'il  court  des  risques  ;  mais  il  en  est 
moins  frappé  que  des  avantages  qu'il  se  promet, 
parce  qu'il  craint  bien  moins  la  fortune  qu'il  n'es- 
père de  sa  propre  sagesse  :  s'il  est  puissant,  il 
compte  sur  ses  forces;  s'il  est  faible,  il  compte  sur 
ses  alliances;  quelquefois  il  lui  est  utile  au-dedans 
de  purger  de  (mauvaises  humeurs ,  d'affaiblir  des 
sujets  indociles ,  d'essuyer  même  des  revers!,  et  le 
politique  habile  sait  tirer  avantage  de  ses  propres 
défaites.  J'espère  qu'on  se  souviendra  que  ce  n'est 
pas  moi  qui  raisonne  ainsi,  mais  le  sophiste  de 
cour,  qui  préfère  un  ^and  territoire  et  peu  de  su- 
jets pauvres  et  âoumis,  à  l'empire  inébranlable  que 

R.    V.  Îà9 


45o  JUGEMENT 

donnent  au  prince  la  justice  et  les  lois  sur  un  peuple 
heureux  et  florissant. 

C'est  encore  par  le  même  principe  qu'il  réfute  en 
lui-même  l'argument  tiré  de  la  suspension  du  com- 
merce 9  de  la  dépopulation ,  du  dérangement  des 
finances  y  et  des  pertes  réelles  que  cause  une  vaine 
conquête.  C'est  un  calcul  très-fautif  que  d'évaluer 
toujours  en  argent  les  gains  ou  les  pertes  des  sou- 
verains ;  le  degré  de  puissance  qu'ils  ont  en  vue  ne 
se  compte  point  par  les  millions  qu'on  possède.  Le 
prince  fait  toujours  circuler  ses  projets  ;  il  veut 
commander  pour  s'enrichir,  et  s'enrichir  pour  com- 
mander ;  il  sacrifiera  tour-à-tour  l'un  et  l'autre  pour 
acquérir  celui  des  deux  qui  lui  manque  :  mais  ce 
n'est:  qu'afin  de  parvenir  à  les  posséder  enfin  tous 
les  deux  ensemble  qu'il  les  poursuit  séparément;; 
car,  pour  être  le  maître  des  hommes  et  des  choses  y 
il  faut  qu'il  ait  à  la  fois  l'empire  et  l'argent. 

Ajoutons  enfin,  sur  les  grands  avantages  qui 
doivent  résulter,  pour  le  commerce,  d'une  paix 
générale  et  perpétuelle ,  qu'ils  sont  bien  en  eux- 
ipémes  certains  et  incontestables ,  mais  qu'étant 
communs  à  tous  ils  ne  seront  réels  pour  personne , 
attendu  que  de  tels  avantages  ne  se  sentent  que 
par  leurs  différences ,  et  que ,  pour  augmenter  sa 
puissance  relative,  on  ne  doit  chercher  que  des 
biens  exclusifs.  ^ 

Sans  cesse  abusés  par  l'apparence  des  choses , 
les  princes  rejetteraient  donc  cette  paix,  quand  ils 
pèseraient  leurs  intérêts  eux-mêmes  :  que  sera-ce 
quand  ils  les  feront  peser  par  leurs  ministres , 


SUR  LA  PAIX  PERPÉTUELLE.  4^.1 

dont  les  intérêts  sont  toujours  opposés  à  ceux  du 
peuple  y  et  presque  toujours  à  ceux  du  prince  ?  Les 
ministres  ont  besoin  de  la  guerre  pour  se  rendre 
nécessaires ,  pour  jeter  le  prince  dans  des  embar- 
ras dont  il  ne  se  puisse  tirer  sans  eux ,  et  pour 
perdre  l'état,  s'il  le  fout,  plutôt  que  leur  placé; 
ils  en  ont  besoin  pour  vexer  le  peuple  sous  pré*- 
texte  des  nécessités  publiques  ;  ils  en  ont  besoin 
poiu*  placer  leurs  créatures,  gagner  sur  les  mar* 
chés,  et  foire  en  secret  mille  odieux  monopoles; 
ils  en  ont  besoin  pour  satisfoire  leurs  passions ,  et 
s'expulser  mutuellement  ;  ils  en  ont  besoin  pour 
s'emparer  du  prince  en  le  tirant  de  la  cour  quand 
il  s'y  forme  contre  eux  des  intrigues  dangereuse^: 
ils  perdraient  toutes  ces  ressources  par  la  paix  per- 
pétuelle. Et  le  public  ne  laisse  pas  de  demander 
pourquoi ,  si  ce  projet  est  possible ,  ils  ne  l'ont  pas 
adopté.  Il  ne  voit  pas  qu'il  n'y  a  rien  d'impossible 
dans  ce  projet,  sinon  qu'il  soit  adopté  par  eux.  Que 
feront-ils  donc  pour  s'y  opposer  ?  ce  qu'ils  ont  tou- 
jours fait;  ils  le  tourneront  en  ridicule. 

Il  ne  faut  pas  non  plus  croire  avec  l'abbé  de 
Saint-Pierre  que,  même  avec  la  bonne  volonté  que 
les  princes  ni  leurs  ministres  n'auront  jamais,  il  fât 
aisé  de  trouver  tin  moment  favorable  à  l'exécution 
de  ce  système;  car  il  faudrait  pour  cela  que  la 
somme  des  intérêts  particuliers  ne  l'emportât  pas 
sur  l'intérêt  commurï,  et  que  chacun  crût  voir  dans 
le  bien  de  tous  le  plus  grand  bien  qu'il  peut  espérer 
pour  lui-même.  Or ,  ceci  demande  un  concours  de 
sagesse  dans  tant  de  têtes,  et  un  concours  de  rap7 

29. 


452  JUGEMENT 

ports  dans  tant  d'intérêts  ^  qu'on  ne  doit  guère  es- 
pérer du  hasard  l'accord  fortuit  de  toutes  les  cir- 
constances nécessaires  :  cependant  si  cet  accord 
n'a  pas  liçu,  il  n'y  a  que  la  force  qui  puisse  y  sup- 
pléer ;  et  alors  il  n'^st  plus  question  de  persuader, 
mais  de  contraindre ,  et  il  ne  faut  plus  écrire  des 
livres,  mais  lever  des  troupes. 

Ainsi ,  quoique  le  projet  fut  très-sage ,  les  moyens 
de  l'exécuter  se  sentaient  de  la  simplicité  de  l'au- 
teur. 11  s  imaginait  bonnement  qu'il  ne  fallait  qu'as^ 
sembler  un  congrès ,  y  proposer  ses  articles ,  qu'on 
les  allait  ^gner ,  et  que  tout  serait  fait.  Convenons 
que ,  dans  tous  les  projets  de  cet  honnête  homme , 
il  voyait  assez  bien  l'effet  des  choses  quand  elles 
seraient  établies ,  mais  il  jugeait  comn>e  un  enfant 
des  moyens  de  les  établir. 

Je  ne  voudrais,  pour  prouver  que  le  projet  de  la  ré- 
publique chrétienne  n'est  pas  chimérique ,  que  nom- 
mer son  premier  auteur:  car  assurément  Henri  IV 
n'était  pas  fou,  ni  Sully  visionnaire.  L'abbé  de  Saint- 
Pierre  s'autorisait  de  ces  grands  noms  pom*  renou- 
veler leur  système.  Mais  quelle  différence  dans  le 
temps ,  dans  les  circonstances^dans  la  proposition , 
dans  lamanière  de  la  faire, etdans  son  auteur!  Pour 
en  juger,  jetons  un  coup  d'oeil  sur  la  situation  gé- 
nérale des  choses  au  moment  choisi  par  Henri  IV 
pour  l'exécution  de  son  projet. 

La  grandeur  de  Charles-Quint ,  qui  régnait  sur 
«ne  partie  du  monde  et  faisait  trembler  l'autre ,  l'a- 
vait fait  aspirer  à  la  monarchie  universelle  avec  de 
grands  moyens  de  succès  et  de  grands  talents  pour 


SUR  LA  PAIX  PERPJÉTUELLE.  455. 

les  employer;  son  fils,  plus  riche  et  moins  puis- 
sant, suiviant  sans  relâche  un  projet  qu'il  n'était  pas 
capable  d'exécuter,  ne  laissa  pas  de  donner  à  l'Eu- 
rope des  inquiétudes  continuelles  ;  et  la  maison 
d'Autriche  avait  pris  un  tel  ascendant  sur  les  autres, 
puissances ,  que  nul  prince  ne  régnait  en  sûreté  s'il 
n'était  bien  avec  elle.  Philippe  III,  moins  habile  en- 
core que  son  père,  hérita  de  toutes  ses  prétentions. 
L'effroi  de  la  puissance  espagnole  tenait  encore 
l'Europe  en  respect ,  et  l'Espagne  continuait  à  do- 
miner plutôt  par  l'habitude  de.  commander  que  par 
le  pouvoir  de  se  faire  obéir.  En  effet ,  la  révolte  des 
Pays-Bas,  les  armements  contre  l'Angleterre,  les 
guerres  civiles  de  France ,  avaient  épuisé  les  forces 
d'Espagne  et  les  trésors  des  Indes  ;  la  maison  d'Au- 
triche ,  partagée  en  deux  branches ,  n'agissait  plus 
avec  le  même  concert;  et,  quoique  l'empereur  s'ef- 
forçât de  maintenir  ou  recouvrer  en^Ml^magne  l'au- 
torité  de  Charles-Quint ,  il  ne  faisait  qu'aliéner  les 
princes  et  fomenter  des  Ugues  qui  ne  tardèrent  pas 
d'éclore  et  faillirent  à  le  détrôner.  Ainsi  se  préparait 
de  loin  la  décadence  de  la  maison  d'Autriche  et  le 
rétablissement  de  1*  liberté  commune.  Cependant; 
nul  n'osaifr  le  premier  hasarder  de  secouer  le  joug, 
et  s'exposer  seul  à  la  guerre;  l'exemple  deHeqri  IV 
même ,  qui  s'en  était  tiré  si  mal ,  ôtait  le  courage  à 
tous  les  autres.  D'ailleurs ,  si  l'on  excepte  le  duc  de 
Savoie,  trop  faible  et  trc^  subjugué  pour  rien  en<« 
treprendre ,  il  n'y  avait  pas  parmi  tant  de  souv^w 
rains  un  seul  homme  de  tête  en  état  de  former  et 
soutenir  une  entreprise  ;  chacun  att^endait  du  temps 


454  JUGEMENT 

et  des  circonstances  le  moment  de  briser  ses  fers. 
Voilà  quel  était  en  gros  l'état  des  choses  quand 
Henri  forma  le  plan  de  la  république  chrétienne  ^ 
et  se  prépara  à  l'exécuter.  Projet  bien  grand,  bien 
admirable  en  lui-même,  et  dont  je  ne  veux  pas 
ternir  l'honneur,  mais  qui,  ayant  pour  raison  se- 
crète l'espoir  d'abaisser  un  ennemi  redoutable ,  re- 
qavait  de  ce  pressant  motif  une  activité  qu'il  eût 
difficilement  tirée  de  la  seule  utilité  commune. 

Voyons  maintenant  quels  moyens  ce  grand 
homme  avait  employés  à  préparer  une  si  haute  en- 
treprise, 3e  compterais  volontiers  pour  le  premier 
d'en  avoir  bien  vu  toutes  les  difficultés  ;  de  telle 
3orte  qu'ayant  formé  ce  projet  dès  son  enfance,  il 
le  médita  toute  sa  vie,  et  réserva  l'exécution  pour 
sa  vieillesse  :  conduite  qui  prouve  premièrement  ce 
désir  ardent  et  soutenu  qui  seul ,  dans  les  choses 
difficiles,  peut  ;^aincre  les  grands  obstacles  ;  et,  de 
plus ,  cette  sagesse  patiente  et  réfléchie  qui  s'aplanit 
les  routes  de  longue  main  à  force  de  prévoyance 
et  de  préparation.  Car  il  y  a  bien  de  la  différence 
entre  les  entreprises  nécessaires  dans  lesquelles  la 
prudence  même  veut  qu'on  denne  quelque  chose 
au  hasard,  et  celles  que  le  succès  seul  peut  justi- 
fier ,  parce  qu'ayant  pu  se  passer  de  les  faire  on  n'a 
dû  les  tenter  qu'à  coup  sûr.  Le  profond  secret  qu'il 
g^rda  toute  sa  vie,  jusqu'au  moment  de  l'exéeu- 
tion ,  était  encore  raussi  essentiel  que  difficile  dans 
une.  si  grande  affaire ,  où  le  concours  de  tant  de 
gensi  était  nécessaire ,  et  que  tant  de  gens  avaient 
intérêt  de  traverser.  Il  parait  que ,  quoiqu'il  eût 


SUR  LA  PAIX  PERPETUELLE.  4SS 

rais  la  plus  grande  partie  de  l'Europe  dans  son  parti , 
et  qu'il  fût  ligué  avec  les  plus  puissants  potentats , 
il  n'eut  jamais  qu'un  seul  confident  qui  connût 
toute  l'étendue  de  son  plan  ;  et ,  par  un  bonheur 
que  le  ciel  n'accorda  qu'au  meilleur  des  rois,  ce  con» 
fident  fut  un  ministre  intègre.  Mais  satis  que  rien 
transpirât  de  ses  grands  desseins ,  tout  nfiârchait  en 
silence  vers  leur  exécution .  Deux  fois  Sully  était 
allé  à  Londres  ;  la  partie  était  liée  avec  le  roi  Jac* 
ques ,  et  le  roi  de  Suède  était  engagé  de  son  côté  : 
la  ligue  était  conclue  avec  les  protestants  d' Alle- 
magne :  on  était  même  sûr  des  princes  dltalie  ;  et 
tous  concouraient  au  grand  but  sans  pouvoir  dire 
quel  il  était ,  comme  les  ouvriers  qui  travaillent  sé- 
parément aux  pièces  d'une  nouvelle  machine  dont 
ils  ignorent  la  forme  et  l'usage.  Qu'est-ce  donc  qui 
favorisait  ce  mouvement  général  ?  Était-ce  la  paix 
perpétuelle,  que  nul  ne  prévcr^ait^t  dont  peu  se 
seraient  souciés?  Était-ce  l'intérêt  public,  qui  n'est 
jamais  celui  de  personne?  L'abbé  de  Saint-Pierre 
eut  pu  l'espérer.  Mais  réellement  chacun  ne  travail- 
lait que  dans  la  vue  de  son  intérêt  particulier ,  que 
Henri  avait  eu  le  secret  de  leur  montrer  à  tous 
sous  une  face  très-attrayante.  Le  roi  d'Angleterre 
avait  à  se  délivrer  des  continuelles  conspirations 
des  catholiques  de  son  royaume,  toutes  fomentées 
par  l'Espagne.  Il  trouvait  de  plus  un  grand  avantage 
à  l'affranchissement  des  Provinces-Unies,  qui  lui 
coûtaient  beaucoup  à  soutenir ,  et  le  mettaient  cha- 
que jour  à  la  veille  d'une  guerre  qu'il  redoutait ,  otr 
à  laqueUe  il  aimait  mieux  t^ontribuèr  une  fois  avec 


456  7UGEMEIIT 

tous  les  autres ,  afin  de  s'en  délivrer  pour  toujours* 
Le  roi  de  Suède  voulait  s'assurer  de  la  Poméranîe 
et  mettre  un  pied  dans  l'Allemagne.  L'électeur  pa- 
latin, alors  protestant  et  chef  de  la  confession  d'Aus- 
bourg ,  avait  des  vues  sur  la  Bohême  et  entrait  dans 
toutes  celles  du  roi  d'Angleterre.  Les  princes  d'Al- 
lemagne avaient  à  réprimer  les  usurpations  de  la 
maison  d'Autriche.  Le  duc  de  Savoie  obtenait  Milan 
et  la  couronne  de  Lombardie^  qu'il  désirait  avec 
ardeur.  Le  pape  même ,  fatigué  de  la  tyrannie  es- 
paignole,  était  de  la  partie  au  moyen  du  royaume 
de  Naples  qu'on  lui  avait  promis.  Les  Hollandais, 
mieux  payés  que  tous  les  autres ,  gagnaient  l'assu» 
rance  de  leur  liberté.  Enfin ,  outre  l'intérêt  com- 
mun d'abaisser  une  puissance  orgueilleuse  qui 
voulait  dominer  partout,  chacun  en  avait  un  par- 
ticulier ,  très-vif,  très-sensible ,  et  qui  n'était  fNiint 
balancé  par  la  crainte  de  substituer  un  tyran  à 
l'autre ,  puisqu'il  était  convenu  que  les  conquêtes 
seraient  partagées  entre  tous  les  alliés ,  excepté 
la  France  et  l'Angleterre ,  qui  ne  pouvaient  rien 
garder  pour  elles.  C'en  était  assez  pour  calmer  les 
plus  inquiets  sur  l'ambition  de  Henri  IV.  Mais  ce 
sage:princen'ignoraitpasqu'ennese  réservant  rien 
par  ce  traité,  il  y  gagnait  pourtant  plus  qu'aucun 
autre;  car,  sans  rien  ajouter  à  son  patrimoine,  il 
lui  suffisait  de  diviser  celui  du  seul  plus  puissant 
que  lui,  pour  devenir  le  plus  puissant  lui-même  ;  et 
l'on  voit  très -clairement  qu'en  prenant  toutes  les 
précautions  qui  pouvaient  assurer  le  succès  de  l'en- 
treprise, il  ne  négligeait  pas  celles  qui  devaient  lui 


SUR  LA  PArtf  PERPÉTtJELLE.  ^5j 

donner  la  primauté  dans  le  corps  qiiHI  voulait  in- 
stituer. 

De  plus,  ses  appi^éts  ne  se  bornaient  point  à 
former  au-dehor&4ies  ligues  redoutables ,  ni  à  con- 
tracter alliance  avec  ses  voisins  et  ceux  de  son  en- 
nemi. En  intéressant  tant  4e  peuple^' à  Tsdbaisse-' 
ment  du  premier  pqtentat  de  l'Europe ,  il  n'oubliait 
pas  de  se  mettre  en  état  par  lui-même  de  le  devenir 
à  son  tour.  Il  employa  quinze  ans  de  p£x  à  £Edre 
des  préparatifs  dignes  de  l'entrepise  qu'il  méditait. 
Il  remplit  d'argent  ses  coffres ,  les  arsenaux  d'a#^ 
tillerie,  d'armes,  de  munition»}  il  ménagea  de  loin 
des  ressources  pour  les  besoins  imprévus  :  mâSs  il 
fit  plus  que  tout  cela  sans  doute  en  gouvernant  sa- 
gement ses  peuples ,  eu  déracinant  insensibl^erit 
toutes  les  semences  de  divisions ,  et  en  mettant  un 
si  boa  ordre  à  seil  finances ,  ^'elles  pussent  fournir 
à  tout  sans  fouler  ses  sujets  ;  de  so^e  que ,  tran- 
quille aufdedans  et  redoutable  au- dehors,  il  se 
vit  en  état  d'armer  et  d'entretenir  soixante  mille 
hommes  et  vingt  vaisseaux  de  guerre  ,''^e  quitter 
son  royamne  sans  y  laisser  la  momdre  source  de 
désordre ,  et  de  faire  la  guerre  durait^  Six  ans  sans 
toucher  à  ses  revenus  ordinaires  ni  mettre  un  sou 
de  nouvelles»  impositions. 

A  tant  de  préparatifs ,  ajoutez ,  pour  la  conduite 
de  l'entreprise ,  le  même  zèle  et  là  même  prudenèe 
qui  l'avaient  formée,  tant  de  laipart  de  son  mi- 
nistre que  de  la  sienne;  enfin,  à  là  tête  des  expé- 
ditions militaires ,  un  capitaine  tel  que  lui ,  tandis 
que  son  adversaire  n'en  avait  plus  à  lui  opposer  : 


458  JUGEMBTIT 

et  VOUS  jugerez  si  rien  de  ce  qui  peut  annoncer  un 
heureux  succès  manquait  à  l'espoir  du  sien.  Sans 
avoir  pénétré  ses  vues,  l'Europe  attentive  à  ses 
immenses  préparatifs  en  attendait  l'effet  avec  une 
sorte  de  frayeur.  Un  léger  prétexte  allait  commen- 
cer cette  grande  révolution  ;  une  guerre ,  qui  de- 
vait être  la  dernière ,  préparait  une  paix  immortelle, 
quand  un  événement  dont  l'horrible  mystère  doit 
augmenter  l'effroi  vint  bannir  à  jamais  le  depnier 
espoir  du  monde.  Le  même  coup  qui  4Tancha  les 
jours  de  ce  bon  roi ,  replongea  l'Euroiie  dans  d'é- 
ternelles guerres  qu'elle  ne  doit  plm  espérer  de 
voir  finir.  Quoi  qu'il  en  soit ,  voilà  les  moyens  que 
Henri  lY  avait  rassemblés  pour  former  le  même 
établisseâient  que  l'abbé  de  Saint-Pierre  prétendait 
faire  avec  un  livre. 

Qu'on  ne  dise  donc  point  que  si  son  système  n'a 
pas  été  adopté ,  c'est  qu'il  n'était  pas  bon  :  qu'on 
dise  au  contraire  qu'M  était  trop  bon  pour  être 
adopté  ;  car  le  mal  et  les  abus ,  dont  tant  de  gens 
profitent ,  s'introduisent  d'eux-mêmes.  Mais  ce  qui 
est  utile  au  public  ne  s'introduit  guère  que  par  la 
force ,  attendu  que  les  intérêts  particuliers  y  sont 
presque  toujours  opposés.  Sans  doute  la  paix  per-^ 
pétuelle  est  à  présent  un  projet  bien  absurde;  mais 
quon  nous  rende  un  Henri  IV et  un  Sully,  la  paix 
perpétuelle  redeviendra  un  projet  raisonnable  :  ou 
plutôt  admirons  un  si  beau  plan ,  mais  consolons- 
nous  de  ne  paâ  le  voir  exécuter  ;  car  cela  ne  peut 
se  faire  que  par  des  moyens  violents  et  redoutables 
à  l'humanité.   ' 


SUR  LA  PAIX  PERPIÉTUELLE.  ^5ç) 

On  ne  voit  point  de  ligues  fédérati ves  s'établir 
autrement  que  par  des  révolutions  :  et,  sur  ce  prin- 
cipe ,  qui  de  nous  oserait  dire  si  cette  ligue  euro- 
péenne est  à  désirer  ou  à  craindre  ?  Elle  ferait 
peut-être  plus  de  mal  tout  d'im  coup  qu'elle  n'en 
préviendrait  pour  des  siècles  ^ 

*  Voyez  Hist,  de  J,  J.  Rousseau,  tom.  1I9  p.  4^^  ^t  suivantes, 
un  rapprochement  entre  cette  ligue  fédérative,  celle  que  nous  avons 
conclue ,  et  les  conditions  nécessaires  pour  la  durée  de  celle-ci. 


POLYSYNODIE 

DE 

LABBÉ  DE  SAINT-PIERRE. 

*chaVixre  I. 

t 

NéeeMÎté»  dans  la  monarehity  d'une  fbniie  de  gouyernement 

subordonnée  au  prince. 

Si  les  princes  regardaient  les  fonctions  du  gou- 
vernement comme  des  devoirs  indispensables  ^  les 
plus  capables  s'en  trouveraient  les  plus  surchargés  ; 
leurs  travaux ,  comparés  à  leurs  forces ,  leur  pa- 
raîtraient toujours  excessifs ,  et  on  les  verrait  aussi 
ardents  à  resserrer  leurs  états  ou  leurs  droits  qu'ils 
sont  avides  d'étendre  les  uns  et  les  autres  ;  et  le 
poids  de  la  couronne  écraserait  bientôt  la  plus 
forte  tête  qui, voudrait  sérieusement  la  porter. 
Mais ,  loin  d'envisager  leur  pouvoir  par  ce  qu'il  a 
de  pénible  et  d'obligatoire ,  ils  n'y  voient  que  le 
plaisir  de  commander  ;  et,  comme  le  peuple  n'est 
à  leurs  yeux  que  l'instrument  de  leurs  fantaisies , 
plus  ils  ont  de  fantaisies  à  contenter,  plus  le  besoin 
d'usurper  augmente  ;  et  plus  ils  sont  bornés  et  pe- 
tits d'entendement ,  plus  ils  veulent  être  grands  et 
puissants  en  autorité. 

Cependant  le  plus  absolu  despotisme  exige  encore 
un  travail  pour  se  soutenir  :  quelques  maximes  qu'il 
établisse  à  son  avantage ,  il  faut  toujours  qu'il  les 


POLYSYNODIE.  l^i 

couvre  d*un leurre  d'utilité  publique;  qu'employant 
la  force  des  peuples  contre  eux-mêmes ,  il  les  em- 
pêche de  la  réunir  contre  lui  ;  ^'il  étouffe  conti- 
nuellement la  voix  de  la  nature,  et  1#  cri  de  la 
liberté,  toujours  p»êt  à  sortir  de  Textrême^oppres- 
sion.  Enfin ,  quand  le  peuple  ne  serait  qu'un  vil 
troupeau  sans  raison ,  encore  fauacait-il  des  soins 
pour  le  conduire  ;  et  le  prince  qui  ne  songe  point 
à  rendre  heureux  ses  sujet&n'oublie  pas ,  au  moin$  j 
s'il  n'est  insensé ,  de  conserver  son  patrimoine. 

Qu'a-t-il  donc  à  faire  pour  concilier  l'indolence 
avec  l'ambition ,  la.  puissance  avec  les  plaisirs ,  et 
l'empire  des  dieux  avQp  la  vie  animale  ?  Choisir 
pour  soi  les  vains  honneu^^ ,  l'oisiveté ,  et  remettre 
àjd'autiies  les  fonctions  pénibles  du  gouvernement, 
en  seréservant  tout  au  plus  de  chasser  ou  changer 
ceux  qui  s'en  acquittei^t  tropjmal  pu  trop  bien.  Par 
cette  méthode ,  le  dernier  des  honames  tiendra  paisi- 
blement et  conqmocléuient  le  sceptre  de  l'univers  ; 
plongé  dans  d'insipides  voluptés,  il  promènera, 
s'il  veut ,  de  fête  en  fête  son  ignorance  et  son  en- 
nui. Cependant  on  le  traitera  de  conquérant,  d'in- 
vincible ,  de  roi  des  rois ,  d'empereur  auguste ,  de 
monarque  du  monde ,  et  de  majesté  sacrée.  Oublié 
sur  le  trône,  nul  aux  yeux  de  ses  voisins,  et  même 
à  ceux  de  ses  sujets,  encensé  de  tous  sans  être 
obéi  de  personne ,  faible  instriiment  de  la  tyran- 
nie des  courtisans  et  de  l'esclavage  du  peuple ,  oh 
lui  dira  qu'il  règne ,  et  il  croira  régner.  Voilà  le  ta- 
bleau général  du  gouvernement  de  toute  monar- 
chie trop  étendue.  Qui  veut  soutenir  le  monde. 


46a  POLTSYNODIE. 

et  n'a  pas  les  épaules  d'Hercule,  doit  s'attendre 
d'être  écrasée 

Le  souverain  d'un  grand  empire  n'est  guère  au 
fond  que  le  ministre  de  ses  ministres ,  ou  le  repré- 
sentant de  ceux  qui  gouvernent  sous  lui.  Ils  sont 
obéis  en  son  nom  ;  et  quand  il  croit  leur  faire  exé- 
cuter sa  volonté ,  c'est  lui  qui ,  sans  le  savoir,  exé» 
cute  la  leur.  Cela  ne  saurait  être  autrement;  car 
comme  il  ne  peut  voir  que  par  leurs  yeux ,  il  faut 
nécessairement  qu'il  les  laisse  agir  par  ses  mains^ 
Forcé  d'abandonner  à  d'autres  ce  qu'on  appelle  le 
détail*,  et  que  j'appellerais,  moi,  l'essentiel  du 
gouvernement,  il  se  réserve  les  grandes  affaires, 
le  verbiage  des  ambassadeurs,  les  tracasseries  de 
ses  favoris,  et  tout  au  plus  le  choix  de  ses  maîtres  ; 
car  il  en  faut  avoir  malgré  soi ,  sitôt  qu'on  a  tant 
d'esclaves.  Que  lui  importe ,  au  reste ,  une  bonne 
ou  une  mauvaise  administration?  Comment  son 
bonheur  serait-il  troublé  par  la  misère  dti  peuple , 
qu'il  ne  peut  voir  ;  par  ses  plaintes ,  qu'il  ne  peut 
entendre  ;  et  par  les  désordres  publics ,  dont  il  ne 
saura  jamais  rien  ?  Il  en  est  de  la  gloire  des  princes 
comme  des  trésors  de  cet  insensé ,  propriétaire  en 

'  Ce  qui  importe  aux  citoyens,  c^est  d*étre  gouvernés  justement  et 
paisiblement.  Au  surplus ,  que  l'état  soit  grand ,  puissant  et  florissant , 
c'est  l'affaire  particulière  du  prince ,  et  les  sujets  n'y  ont  aucun  in- 
térêt. Le  monarque  doit  donc  premièrement  s'occuper  du  détail  en 
quoi  consiste  la  liberté  ciyile,  la  sûreté  du  peuple,  et  même  la  sienne, 
k.  bien  des  égards.  Après  cela,  s'il  lui  reste  du  temps  à  perdre,  il 
peut  le  donner  à  toutes  ces  grandes  afi^ûres  qui  n^intéressent  per- 
sonne ,  qui  ne  naissent  jamais  que  des  vices  du  gouyemement ,  qui 
par  conséquent  ne  sont  rien  pour  un  peuple  heureux ,  et  sont  peu 
de  cbose  pour  un  roi  sage.  - .    -^       ■ 


/ 

POLYSYNODIE,  4^3 

idée  de  tous  les  vaisseaux  qui  arrivaient  au  port  : 
l'opinion  de  jouir  de  tout  l'empêchait  de  rien  dé- 
sirer, et  il  n'était  pas  moins  heureux  des  richesses 
qu'il  n'avait  point,  que  s'il  les  eût  possédées. 

Que  ferait  de  mieux  le  plus  juste  prince  avec 
les  meilleures  intentions ,  sitôt  qu'il  entreprend  un 
travail  que  la  nature  a  mis  au-dessus  de  ses  forces? 
Il  est  homme ,  et  se  charge  des  fonctions  d'un  Dieu  : 
comment  pêut-il  espérer  de  les  remplir  ?  Le  sage , 
s'il  en  peut  être  sur  le  trône,  renonce  à  l'empire 
ou  le  partage  ;  il  consulte  ses  forces  ;  il  mesure  sur 
elles  les  fonctions  qu'il  veut  remplir  ;  et  pour  être 
un  roi  vraiment  grand  il  ne  se  charge  point  d'un 
grand  royaume.  Mais  ce  que  ferait  le  sage  a  peu 
de  rapport  à  ce  que  feront  les  princes.  Ce  qu'ils 
feront  toujours ,  cherchons  au  moins  comment  ils 
peuvent  le  faire  le  moins  mal  qu'il  soit  possible. 

Avant  que  d'entrer  en  matière ,  il  est  bon  d'ob- 
server que  si,  par  miracle,  quelque  grande  ame 
peut  suffire  à  la  pénible  charge  de  la  royauté , 
l'ordre  héréditaire  établi  dans  les  successions,  et 
l'extravagante  éducation  des  héritiers  du  trône , 
fourniront  toujours  cent  imbéciles  pour  un  vrai 
roi  ;  qu'il  y  aura  des  minorités ,  des  maladies ,  des 
temps  de  délire  et  de  passions,  qui  ne  laisseront 
souvent  à  la  tête  de  l'état  qu'un  simulacre  de  prihce. 
Il  faut  cependant  que  les  affaires  se  fassent.  Chez 
tous  les  peuples  qui  ont  un  jroi ,  il  est  donc  absolu- 
ment nécessaire  d'étabUr  une  forme  de  gouverne? 
ment  qui  se  puisse  passer  du  roi ,  et  dès  qii'il  est 
posé  qu'un  souverain  peut  rarement  gouverner 


I 


464  POLYSYNODIE. 

par  lui-même ,  il  ne  s'agit  plus  que  de  savoir  com- 
ment il  peut  gouverner  par  autrui  :  c'està  résoudre 
cette  question  qu*est  destiné  le  discours  sur  la.Po- 
lysynodie. 

'     CHAPITRE  II. 

Trois  formes  spécifiques  de  gouvernement  subordonné. 

■  * 

Un  monarque ,  dit  l'abbé  de  Saint-Pierre ,  peut 
n'écouter  qu'un  seul  homme  dans  toutes  ses  af- 
faires, et  lui  confier  toute  son  autorité,  comme 
autrefois  les  rois  de  France  la  donnaient  aux  maires 
du  palais,  et  comme  les  princes  orientaux  la  con- 
fient encore  aujourd'hui  à  celui  qu'on  nomme  grand 
visîr  en  Turquie.  Pour  abréger ,  j'appellerai  visirat 
cette  sorte  de  ministère. 

Ce  monarque  peut  aussi  partager  son  autorité 
entre  deux  ou  plusieurs  hommes  qu'il  écoute  cha- 
cun séparément  sur  la  sorte  d'afEaire  qui  leur  est 
commise,  à  peu  près  comme  faisait  Louis  XIV  avec 
Colbert  et  Louvois.  C'est  cette  fprme  que  je  nom- 
merai dans  la  suite  demi-visirat 

Enfin  ce  monarque  peut  faire  discuter  dans  des 
assemblées  les  affaires  du  gouvernement ,  et  for- 
mer à  cet  effet  autant  de  conseils  qu'il  y  a  de  genres 
d'affaires  à  traiter.  Cette  forme  de  ministère ,  que 
rat)bé  de  Saint -Pierre  appelle  pluralité  des  con- 
seils ou  polysynodîe ,  est  à  peu  près,  selon  lui ,  celle 
que  le  Régent,  duc  d'Orléans,  avait  établie  sous  sou 
administration;  et^ce  qui  lui  donne  un  plus  grand 


». 


POLYST^ODIE.  46Ï 

poids  ^ncore ,  c'était  aussi  celle  qu'avait  adoptée 
l'élevé  du  vertueux  Fénélon. 
•  Pour  choisir  entre  ces  trois  formes,  et  juger  de 
celle  qui  mérite  la  préférence,  il  ne  suffit  pas  de 
les  considérer  en  gros  et  par  la  première  fai^ 
qu'elles  présentent;  il  ne  faut  pas  i;ion  plus  oppo* 
ser  les  abus  de  l'une îàia  perfection  dé  l'autre,  ni 
s'arrêter  seulement  à  certains  moments  passagers 
de  désordre  ou  d'éclat,  mais  les  supposer  toutes 
aussi  parfaites  qu'elles  peuvent  l'être  dans  leur 
durée ,  et  chercher  en  cet  état  leurs  rapports  et  , 
leurs  différences.  Voilà  de  quelle  manière  on  peut 
en  faire  un  parallèle  exact. 

*  é 

CHAPITRE   III. 

Rapport  de  ces  fprmes  à  celles  du  gouyemement  suprême. 

Les  maximes  élémentaires  de  la  politique  peu- 
vent déjà  trouver  ici  leur  application  :  car  le  visirat , 
le  demi-visirat,  et  la  polysynodie,  se  rapportent 
manifestement ,  dans  l'économie  du  gouvernement 
subalterne,  aux  trois  formes  spécifiques  du  gou- 
vernement suprême,  et  plusieurs  des  principes 
qui  conviennent  à  l'administration  souvieraîne  peu- 
vent aisément  s'appliquer  au  ministère.  Ainsi  le 
visirat  doit  avoir  généralement  plus  de  vigueur  et 
de  célérité,  le  demi -visirat  plus  d'exactitude  et 
de  soin,  et  la  polysynodie  plus  de  justice  et  de 
constance.  Il  est  sûr  encore  que  comme  la  démo- 
cratie tend  naturellenient  à  l'aristocratie ,  et  l'aris- 
R.  V.  •  3o 


*> 


\.  ^ 


466  POLYSIfNODIE.  I 

tocratie  à  la  monarchie ,  de  même  la  poIysyi^ocUe 
tend  au  demi-visirat,  et  le  demi-visirat  au  visirat. 
Ce  progrès  de  la  force  publique  vers  le  relâche- 
ment, qui  oblige  de  renforcer  les  ressorts,  se  re- 
tarde ou  s'accélère  à  proportion  que  toutes  les  \ 
parties  de  l'état  sont  bien  ou  mal  constituées  ;  et , 
comme  on  ne  parvient  au  despotisme  et  au  visirat 
que  quand  tous  les  autres  ressorts  sont  usés ,  c'est , 
à  mon  avis ,  un  projet  mal  conçu  de  prétendre  aban- 
donner cette  forme  pour  en  prendre  une  des  pré- 
cédentes; car  nulle  autre  ne  peut  plus  suffire  à  tout 
im  peuple  qui  a  pu  supporter  celle-là.  Mais,  sans 
vouloir  quitter  l'une  pour  l'autre ,  il  est  cependant 
utile  de  connaître  celle  des  trois  qui  vaut  le  mieux. 
Nous  venons  de  voir  que ,  par  une  analogie  assez 
naturelle,  la polysy nodie  mérite  déjà  la  préférence; 
il  reste  à  rechercher  si  l'examen  des  choses  mêmes 
pourra  la  lui  confirmer  ;  mais ,  avant  que  d'entrer 
dans  cet  examen,  commençons  par  une  idée  plus 
précise  de  la  forme  que,  selon  notre  auteur,,  doit 
avoir  la  polysynodie. 


CHAPITRE   IV. 

> 

Partage  et  départements, des  conseils. 

•  * 

Le  gouvernement  d'un  grand  état  tel  que  la 
France  renferme  en  soi  huit  objets  principaux  qui 
doivent  former  autant  de  départements,  et  par  con- 
séquent avoir  <;hacun  leur  conseil  particulier.  Ces 
huit  parties  sont,  lajustiça,  la  police,  les  finances, 


POLYSYJSrODIE.  4^7 

le  commerce,  la  marine,  la  guerre,  les  affaires  étraiç^ 
gères,  et  celles  de  la  religion.  Il  doit  y  avoir  exi" 
core  un  neuvième  conseil,  qui ,  formant  la  liaison 
de  tous  les  amtres ,  unisse  toutes  les  parties  du  gou» 
yernement ,  où  les  grandes  affaires ,  traitées  et  dis- 
cutées en  dernier  ressort,  n'attendent  plus  que  de 
la  volonté  du  prince  leur  entière  décision,  et  qui , 
pensant  et  travaillant  au  besoin  pour  lui ,  supplée 
à  son  défaut,  lorsqi^e  les  maladies,  la  minorité,  la 
vieillesse,  ou  l'aversion  du  travail,  empêchent  Iç 
roi  de  faire  ses  fonctions  :  ainsi  ce  conseil  général 
doit  toujours  être  sur  pied,  ou  pour  la  nécessité 
présente,  ou  par  précaution  pour  le  besoin  à  vènir^ 


CHAPITRE  V. 

Manière  de  les  composer. 

A  l'égard  de  la  manière  de  ponaposer  ces  con- 
seils, la  plus  avantageuse  qu'on  y  puisse  employer 
paraît  être  la  méthode  du  scrutin;  car  par  toute 
autre  voie ,  il  est  évident  que  la  synodie  ne  sera 
qu'apparente,  que  les  conseils  n'étant  remplis  que 
des  créatures  des  favoris,  il  n'y  aura  point  de  li- 
berté réelle  dans  les  suffrages,  et  qu'on  n'aura,  sous 
d'autres  noms,  qu'un  véritable  visirat  ou  demi-vi- 
sirat.  Je  ne  m'étendrai  point  ici  sur  la  méthode  et 
les  avantage3  du  scrutin;  comme  il  fait  un  dés 
points  capitaux  du  système  de  gouvernement  de 
l'abbé  de  Saint-Pierre ,  j'en  traite  ailleurs  plus  au 
long.  Je  me  contienterai  de  remarqiAer  qu^  quelque 

3o. 


468  POLYSYirODIE. 

forme  def  ministère  qu'on  admette ,  il  n'y  a  "point 
d'àiitre  méthode  par  laquelle  on  puisse  être  assuré 
de  donner  toujours  la  préférence  au  plus  vrai  mé- 
rite; raison  qui  inontre  plutôt  l'avantage  que  la 
facilité  de  faire  adopter  le  scrutin  dans  lés  cours 
des  rois. 

Cette  première  précaution  en  suppose  d'autres 
qui  la  rendent  utile ,  car  il  le  serait  peu  de  choisir 
au  scrutin  entre  des  sujets  qu'on  ne  connaîtrait 
pas  j  et  l'on  ne  saurait  connaître  la  capacité  de 
ceux  qu'on  n'a  point  vus  travailler  dans  le  genre 
auquel  on  les  destine.  Si  donc,  il  faut  des  grades 
dans  le  militaire,  depuis  l'enseigne  jusqu'au  maré- 
chal" de  France,  pour  former  les  jeunes  officiers 
et  les  rendre  capables  des  fonctions  qu'ils  doivent 
remplir  un  jqur ,  n'est-il  pas  plus  important  encore 
d'établir  des  grades  semblables  dans  l'administra- 
tion civile  5  depuis  les  commis  jusqu'aux  présidents 
des  conseils?  Faut-il  moins  de  temps  et  d'expé- 
rience pour  apprendre  à  conduire  un  peuple  que 
pour  commander  une  armée  ?  Les  connaissances 
de  l'homme  d'état  sont-elles  plus  faciles  à  acqué- 
rir que  celles  de  l'homme  de  guerre  ?  ou  le  bon 
ordre  est-il  moins  nécessaire  dans  l'économie  po- 
litique que  dans  la  discipline  militaire?  Les  gradés 
scrupuleusement  observés  ont  été  l'école  de  tant 
de  grands  hommes  qu^a  produits  la  république  de 
Venise;  et    pourquoi  ne   commencerait -on  pas 
d'aussi  loin  à  Paris  pour  servir  le  prince  qu'à  Ve- 
nise pour  servir  l'état  ?  ^  . 

Je  n'ignore  pas  que  Tiiîtérét  des  visirs  s'oppose 


FOLYSYNÔDIE.  4% 

à  cette  nouvelle  police  :  je  s^s  bien  qu'ils  ne  veu- 
lent point  être  assujettis  à  des  formes. qui  gênent 
leur  despotisme;  qu'ils  ne  vçulent  employer  que 
des  créatures  qui  leur  soient  entièrement  dévouées , 
et  qu'ils  puissent  d'un  mot  replonger  dans  la  pous- 
sière d'où  ils  les  tirent.  Un  homme  de  naissance, 
de  son  côté ,  qui  n'a  pour  cette  foule  de  valets  que 
le  mépris  qu'ils  méritent  »  dédaigne  d'entrer  en 
concurrence  avec  eux  dans  la  même  carrière,  et 
le  gouvernement  de  l'état  est  toujours  prêt  à  deve- 
nir la  proie  du  rebut  de  ses  citoyens.  Aussi  n'est-ce 
point  sous  le  visirat,  mais  sous  la  seule  polysyno- 
die  ,  qu'on  peut  espérer  d'établir  dans  l'adminis- 
tration civile  des  grade3  honnêtes ,  qui  ne  suppo- 
sent pas  la  bassesse,  mais  le  mérite,  et  qui  puissent 
rapprocher  la  noblesse  des  affaires ,  dont  on  affecte 
de  l'éloigner ,  et  qu'elle  affecte  de  mépriser  à  son 
tour. 


^^/%i^^/%i^/%/%^^»Mt^^^^^'%/%t%^i/mt%/%^*^'%/%^%^^u%^b/%t%/m/^'%/^f^% 


CHAPITRE   VI. 

Circulation  des  départements. 

» 

De  l'établissement  des  grades  s'ensuit  la  néces- 
sité de  faire  circuler  les  départements  entre  les 
membres  de  chaque  conseil,  et  même  d'un  conseil 
à  l'autre,  afin  que  chaque  membre,  éclairé  succès- 
sivement  sur  toutes  les  parties  du  gouvernement, 
devienne  un  jour  capable  d'opiner  dans  le  conseil 
général ,  et  de  participer  à  la  grande  administra- 
tion. 


470  POLYSYNODIE. 

Cette  vue  de  faire  circuler  les  départements  est 
due  au  régent ,  qui  l'établit  dans  le  cônàeil  des  fi- 
ïiances;  et  si  l'autorité  d'un  honime  qui  connais- 
sait si  bien  les  ressorts  du  gouvernement  ne  suffît 
pàîs  J>our  la  faire  adopter,  oh  ne  peut  disconvenir 
au  moins  des  avantages  sensibles  qui  naîtraient  de 
cette  méthode.  Sans  doute  il  peut  y  avoir  des  cas 
ÔÙ  cette  circulation  paraîtrait  peu  utile ,  où  difficile 
à  établir  dans  la  polysynbdiê  :  mais  elle  ii'y  est  ja- 
mais impossible',  et  jamais  praticable  dans  le  vîsîrat 
Éti  dans  le  demi-vi^irat  :  or  il  est  important ,  par 
beaucoup  dfe  très*fortes  raisons,  d'établir  une  fbrtne 
d'administration  où  cette  circulation  puisse  avoir 
lieu. 

1^  Premièrement,  pour  prévenir  les  malverisâ- 
tionis  des  commis  qui,  changeant  de  bureauk'âvec 
leurs  maîtres ,  n'auront  pas  le  temps  de  s'arrâiiger 
pour  leurs  friponneries  aussi  commodément  qùlls 
le  font  aujourd'hui  :  ajoutez  qu'étant,  pour  ainsi 
dire,  à  la  discrétion  de  leurs  successeurs,  ils  seront 
plus  réservés ,  en  changeant  de  département,  à  lais- 
ser les  affaires  de  celui  qu'ils  quittent  dans  un  état 
qui  pourrait  les  perdre ,  si  par  hasard  leur  succes- 
t^extr  se  trouvait  honnête, homme  ou  leur  einhfemi. 
a^  En  second  lieu',  ^our  obliger  les  conseillers 
iriêmes  à  mieux  veiller  sur  leur  conduite  ou  sur 
"céHe  de  leurs  commis,  de  peur  d'être  taxes  dé  nér 
glîgence  et  de  ^is  encore ,  cjuand  leur  gestion  chàii- 
'gei^a  d'objet  sans  cessé  ^  et  chaque  fois  sera  commue 
de  leur  successeur.  3«  ^ôur  exdter  entre  lés  mfèïn- 
bres  d'un  même  corp^me  émulation  louable  à  qui 


POLTSTIfODIi:.  47Ï 

passera  son  prédécesseur  dans  le  même  travail. 
4<>  Pour  corriger  par  ces  fréquents  changements  les 
abus  que  les  erreur^ ,  les  ^préjugés  et  les  passions 
de  chaque  sujet  auront  introduits  dans  son  admi- 
nistration :  car,  paripi  tant  de  caractères  différents 
qui  régiront  successivement  la  même  partie^  leurs 
fautes  se  corrigeront  mutuellement,  et  tout  ira  plus 
constamment  à  l'objet  commun.  5^  Pour  donner  à 
chaque  membre  d'un  conseil  des  connaissances 
plus  nettes  et  plus  étendues  des  affaires  et  de  leurs 
divers  rapports  ;  en  sorte  qu'ayant  manié  les  autres 
parties^  il  voie  distinctement  ce  que  la  sienne  est 
au  tout ,  qu'il  ne  se  croie  pas  toujours  le  plus  im- 
portant personnage  de  l'état,  et  ne  nnise  pas  au 
bien  général  pour  mieux  faire  celui  de  son  dépar- 
tement. 6®  Pour  que  tous  les  avis  soient  mieux 
portés  en  connaissance  de  cause,  que  chacun  en- 
tende toutes  les  matières  sur  lesquelles  il  doit  opi- 
ner, et  qu'une  plus  grande  uniformité  de  lumières 
mette  phis  de  concorde  et  de  raison  dans  les  déli- 
bérations communes.  7®  Pour  exercer  l'esprit  et 
les  talents  des  ministres  :  car ,  portés  à  se  reposer 
et  s'appesantir  sur  uti  même  travail ,  ils  ne  s'en  font 
€infin  qu'une  routine  qui  resserre  et  circonscrit  pour 
ain^  dire  le  génie  par  l'habitude.  Or  l'attention  est 
à  l'esprit  ce  que  l'exercice  est  au  corps  ;  c'est  elle 
qui  lui  donne  de  la  ligueur ,  de  l'adresse ,  et  qui  le 
Tend  propre  à  supporter  le  travail  :  ainsi  l'on  peut 
^re  que  chaque  conseiller  d'état ,  en  revenant 
après  quelques  années  die  oipculation  à  l'exercice 
*^  son  premier  départevomt,  os'en  trouvera  réel- 


47/*  POLTSTîrOBlE. 

lement  plus  capable  que  s'il  n'en  eût  point  du  tout 
changé.  Je  rie  nie  pas  que ,  s'il  fût  demeuré  dans 
le  nlême,  il  n'eut  acquis  plus  de  facilité  à  expédier 
les  affaires  qui  en  dépendent;  mais  je  dis  qu'elles 
eussent  été  moins  bien  faites,  parce  qu'il  eût  eu 
des  vues  plus  bornées  ^  et  qu'il  n'eût  pas  acquis 
une  connaissance  aussi  exacte  des  rapports  qu'ont 
ces  affaires  avec  celles  des  autres  départements  :  de 
sorte  qu'il  ne  perd  d'un  côté  dans  la  circulation . 
que  pour  gagner  d'un  autre  beaucoup  davanta^fi,.- 
8°  Enfin,  pour  ménager  plus  d'égalité  dans  le  poû-- 
voir,  plus  d'indépendance  entre  les  conseillers  d'é- 
tat, et  par  conséquent  plus  de  liberté  dans  les  suf-? 
frages.  Autrement,  dans  un  conseil  nombreux  en 
apparence,  on  n'aurait  réellement , que  deux  ou 
trois  opinants  auxquels  tous  les  autres  seraient  as- 
sujettis, à  peu  près  comme  ceux  qu'on  appelait 
autrefois  à  Rome  senatores  pedarii^  qui  pour  l'or- 
dinaire regardaient  moins  à  l'avis  qu'à  l'auteur  :  in- 
convénient d'autant  plus  dangereux,  que  ce  n'est 
jamais  en  faveur  du  meilleur  parti  qu'on  a  besoin 
de  gêner  les  voix.    ,, 

On  pourrait  pousser  encore  plus  loin  cette  cir- 
culation des  départements  en  l'étendant  jusqu'à  la 
présidence  même  ;  car  s'il  était  de  Tavantage  de  la 
république  romaine  que  les  consuls  redevinssent , 
au  bout  de  l'an,  simples  sénateurs,  en  attendant 
un  nouveau  consulat,  pourquoi  ne  serait-il  pas  de 
l'avantage  du  royaume  que  les  présidents  rede- 
vinssent, après  deux  ou  trois  ans,. simples  coriseil^ 
1ers,  en  attendant  une  nouvelle  présidence?  Ne 


POLTSYNODIE.  47^ 

serait-ce  pas  pour  ainsi  dire  proposer  un  prix  tous 
les  trois  ans  à  ceux  de  la  compagnie  qui,  durant 
cet  intervalle ,  se  distingueraient  dans  leur  corps? 
ne  serait-ce  pas  un  nouveau  ressort  très-propre  à 
entretenir  dans  une  continuelle  activité  le  mouve- 
ment de  la  machine  publique?  et  le  vrai  secret 
d'animer  le  travail  commun  n'estai  pas  d'y  pro- 
portionner toujours  le  salaire? 

CHAPITRE   VIL 

.  Autres  avantages  de  cette  circulation.   : 

t 

Je  n'entrerai  point  dans  le  détail  des  avantages 
de  la  circulation  portée  à  ce  dernier  degré.  Cha- 
cun doit  voir  que  les  déplacements,  devenus  né- 
cessaires par  la  décrépitude  ou  l'affaiblissement 
des  présidents ,  3e  feront  ainsi  sans  dureté  et  sans 
effort  ;  que  les  ex-présidents  des  conseils  particu^ 
Uers  auront  encore  un  objet  d'élévation,  qui  sera 
de  siéger  dans  le  conseil  général ,  et  les  membres 
de  ce  conseil  celui  d'y  pouvoir  présider,  à  leur  tour; 
que  cette  alternative  de  subordination  et  d'autorité 
rendra  l'une  et  l'autre  en  même  temps  plus  par- 
faite et  plus  douce;  que  cette  circulation  de  la  pré- 
sidence est  le  plus  sûr  moyen  d'empêcher  là  po- 
lysynodie  de  pouvoir  dégénérer  en  visirat  ;  et  qu'en 
général  la  circulation  répartissant  avec  plus  d'éga- 
lité des  lumières  et  le  pouvoir  du  ministère  entre 
plusieurs  membres ,  l'autorité  royale  domine  plus 


474  polYsywôdie. 

aisément  sur  chacun  d'eut  :  tout  cela  doit  isàûter 
aux  yeux  d'un  lecteur  intelligent;  et  s'ill^Uait  tout 
^re,  il  ne  faudrait  rren  abréger. 

CHAPITRE  VIII. 

Que  là  polysynodie  est  radministration  en  sons  -  ordre  la  plas 

naturelle^ 

Je  m'arrête  ici  par  la,  même  raison  sur  la  forme 
de  la  polysynodie ,  après  avoir  établi  les  principes 
généraux  sur  lesquels  on  la  doit  ordonner  pour 
la  rendre  utile  et  durable.  S'il  s'y  présente  d'abord 
quelque  embarras ,  c'est  qu'il  est  toujours  difficile 
de  maintenir  long-temps  ensemble  deux  gou'^ét'ne- 
lÀènts  dussi  différents  dans  leurs  maximes  que  le 
inonàrchique  et  le  républicain ,  quoique  au  fond 
cette  iinîôn  produisît  peut-être  un  tout  parfait,  et 
fe  chef-tfoenvre  de  la  politique.  Il  faut  donc  bien 
cKsiSnguer  là  forme  apparente  qui  règne  partout, 
de  la  forme  réelle  dont  il  est  ici  quêstioh  :  car  on 
peut  dire  en  un  sens  que  la  polysynodie  est  la  pre- 
mière et  la  plus  naturelle .  de  toutes  les  adminis- 
trations en  sous-ordre ,  même  dans  là  monarchie. 

En  effet ,  comme  les  premières  lois  natîoïiales 
furent  faites  par  la  nation  assemblée  en  corps,  de 
même  les  premières  délibérations  du  prince  furent 
faites  avec  les  principaux  de  la  nation  assemblée 
en  conseil.  Le  prince  à  des  conseillers  avant  que 
d'avoir  dés  visirs  ;  il  trouve  les  uns ,  et  fait  les  autres. 
L'ordre  le  plus  élevé  de  l'état  en  forme  natUïîéïlè- 


POLTSTNODIE.  l^'jS 

ment  lie  synode  où  conseil  général.  Quand  le  mo- 
narqtre  est  élu,  il  n'a  qu'à  présider,  et  tout  est 
fait  :  mais  quaiid  il  faut  choisir  un  ministre ,  ou 
des  favoris ,  oh  commence  à  introduire  une  forme 
arbitraire  où  la  brigue  et  l'inclination  naturelle  ont 
bien  ^Itis  de  part  que  la  raison  *iA  la  voi^  du  peuple. 
Il  n'est  pas  moins  simple  qixe,  dans  autant  d'af- 
faires de  différentes  natures  qu'eh  offre  le  gouver- 
iiement ,  le  parlement  national  se  divise  è!ri  divers 
comités ,  toujours  sous  la  présidence  du  roi ,  qui 
leur  assigné  à  chacun  les  lïiatîères  sur  lesquelles 
ils  doivent  délibérer  :  et  voilà  les  conseils  particu- 
liers ,il  es  du  conseil  général  dont  ils  sont  les  mem- 
breô  naturels,  et  la  synôdie  changée  en  polysy- 
nodie;  forme  que  je  ne  dis  pas  être,  en  cet  état, la 
meilleure,  mais  bien  la  première  et  la  plus  naturelle. 

CHAPITRE  IX. 

Et  la  plus  utile. 

Considérons  maintenant  la  droite  fin  du  gouver- 
nement et  les  obstacles  qui  l'en  éloignent.  Cette  fin 
est  sans  contredit  le  plus  grand  intérêt  de  l'état  ^t  du 
roi;  ces  obstacles  Sont,  outre  le  défaut  de  lumières, 
l'intérêt  particulier  des  administrateui-s;  d'où  il  Suit 
que ,  plus  ces  intérêts  particuliers  trouvent  de  gêne 
et  d'opposition,  moins  ils  balancent  l'intérêt  public; 
de  sorte  ^e  s'ils  pouvaient  se  heurter  et  se  dé- 
truire mutuellement,  qiielque  vifs  qu'on  les  sup- 
posât, ils  deviendraient  nuls  dans  la  délibération. 


476  POLYSTNODU:.- 

et  Tintérét  public  serait  seul  écouté.  Quel  moyen 
plus  sûr  peut-on  donc  avoir  d'anéaintir  tous  ces 
intérêts  particuliers  que  de  les  opposer  entre  eux 
parla  multiplication  des  opinants?  Ce  qui  fait  les  in- 
térêts particuliers,  c'est  qi^'ils  ne  s'accordent  point; 
car  s'ils  s'accordaient ,  ce  ne  serait  plus  un  inté- 
rêt particulier ,  mais  commun.  Or ,  en  détruisant 
tous  ces  intérêts  l'un  par  l'autre ,  resteTintérét  pu- 
blic ,  qui  doit  gagner  dans  la  délibération  tout  ce 
que  perdent  les  intérêts  particuliers. 

Quand  un  visir  opine  sans  témoins  devant  son 
maître ,  qu'est-ce  qui  gêne  alors  son  intérêt  per- 
sonnel ?  A-t-il  besoin  de  beaucoup  d'adresse  pour 
en  imposer  à  un  homme  aussi  borné  que  doivent 
l'être  ordinairement  les  rois,  circonscrits  par  tout 
ce  qui  les  environne  dans  un  si  petit  cercle  de  lu- 
mières? Sur  des  exposés  falsifiés,  sur  des  prétextes 
spécieux ,  siir  des  raisonnements  sophistiques ,  qui 
l'empêche  de  déterminer  le  prince ,  avec  ces  grands 
mots  d'honneur  de  la  couronne  et  de  bien  de  V état  y 
aux  entreprises  les  plus  funestes ,  quand  elles  lui 
sont  personnellement  avantageuses?, Certes,  c'est 
grand  hasard  si  deux  intérêts  particuliers  aussi 
actifs  que  celui  du  visir  et  celui  du  prince,  laissent 
quelque  influence  à  l'intérêt  public  dans  les  déli- 
bérations du  cabinet. 

Je  sais  bien  que  les  conseillers  de  l'état  seront 
des  Hommes  comme  les  visirs;  je  ne  doute  pas 
qu'ils  n'aient  souvent,  ainsi  qu'eux,  des  intérêts 
partifculiers  opposés  à  ceux  de  la  nation ,  et  qu'ils 
ne  préférassent  volontiers  les  premiers  aux  autres 


I 

POLYSTliODIE.  477 

en  opinant.  Mais ,  dans  une  assemblée  dont  tous 
les  membres  sont  clairvoyants  et  n'ont  pas  les 
mêmes  intérêts ,  chacun  entreprendrait  vainement 
d'amené  les  autres  à  ce  qui  lui  convient  exclusi- 
vemeiît  :  sans  persuader  personne,  il  neferait  que  se 
rendre  suspect  de  corruption  et  d'infidélité.  Il  aura 
beau  vouloir  manquer  à  son  devoir,  il  n'osera  le 
tenter,  ou  le  tentera  vainement  au  milieu  de  tant 
d'observateurs.  Il  fera  donc  de  nécessité  vertu ,  en 
sacrifiant  publiquement  son  intérêt  particulier  au 
bien  de  la  patrie  ;  et ,  soit  réalité,  soit  hypocrisie, 
l'effet  sera  le  même  en  cette  occasion  pour  le  bien 
de'  la  société.  C'est  qu'alors  uû  intérêt  particulier 
très-fort,  qui  est  celui  de  sa  réputation,  concourt 
avec  l'intérêt  public.  Au  lieu  qu'un  visir  qtii  sait,  à' 
la  faveur  des  ténèbres  du  cabinet ,  dérober  à  tous  les 
yeux  le  secret  de  l'état,  se  flatte  toujours  qu'on  ne 
pourra  distinguer  ce  qu'il  fait  en  apparence  pour 
l'intérêt  public,  de  ce  qu'il  fait  réellement  pour  le 
sien  ;  et  comme ,  après  tout ,  ce  visir  ne  dépend  que 
de  son  maître ,  qu'il  trompe  aisément ,  il  s'embar- 
rasse fort  peu  des.  murmures  de  tout  le  reste. 


CHAPITRE   X. 

Autres  avantages. 

De  ce  premier  avantage  on  en  voit  découler  une 
.fotile  d'autres  qui  ne  peuvent  avoir  lieu  sans  lui. 
Premièrement,  les  résolutions  de  l'état  seront  moitis 
souvent  fondées  sur  des  erreurs  de  fait,  parce xju'îl 


''  '     .  :.<•' 


48o  ÇOLTSTWODIE. 

trie  qui  est  le  plus  puissant  ressort  d'un  sage  gou- 
vernement, et  qui  ne  s'éteint  jamais  chez  les  citoyens 
que  par  la  faute  des  chefs  **. 

Tels  sont  les  effets  nécesisaires  d'une  forme  de 
gouvernement  qui  force  l'intérêt  particulier  à  cé- 
der à  l'intérêt  général.  La  polysynodie  offre  encore 
d'autres  avantages  qui  donnent  un  nouveau  prix  à 
ceux-là.  Des  assemblées  nombi-^éuses  et  éclairées 
fourniront  plus  de  lumières  sur  les  expédients ,  et 
l'expérience  confirtne  que  les  délibérations  d'un 
sénat  sont  en  général  plus  sages  et  mieux  digérées 
que  celles  d'un  visir.  Les  rois  seront  plus  instruits 
de  leurs  affaires  ;  ils  ne  sauraient  assister  aux  con- 
seils sans  s'en  instruire ,  car  c*est  là  qu'on  ose  dire 
la  vérité;  et  les  membres  de  chaque  conseil  auront 
le  plus  grand  intérêt  que  le  prince  y  assiste  as- 
sidûment pour  en  soutenir  le  pouvoir  ou  pour  en 
autoriser  les  résolutions.  Il  y  aura  moiii3  de  vexa- 
tions et  d'injustices  de  la  part  des  plus  forts;  car  un 
censeil  sera  plus  accessible  que  le  trône  aux  oppri- 
més; ils  courront  moins  de  risque  à  y  poTter  leurs 
plaintes,  et  ilsy  trouveront  toujours  dans  'quelques 
membres  plus  de  protecteurs  contre  les  violences 
des  autres,  que  sous  le  visirat  contre  un  seul  homme 
qui  peut  tout,  ou  contre  un  demi -visir  d'accord 
avec  ses  collègues  pour  faire  renvoyer  à  chacun 
d'eux  la  jugement  des  plaintes  qu'on  fait  contre  lui. 
L'état  souffrira  moins  de  la  minorité ,  de  la  faiblesse 
ou  de  la  caducité  du  prince.  Il  n'y  aura  jamais  de 

^  n  y  a  plus  de  ruse  et  de  secret  dans  le  visirat ,  mais  il  y  a  plus 
de  lumières  et  de  droiture  dans  la  synodie. 


>.^> 


** 


POLYS  YN01>I«.  481 

ministre  assez  puissant  pour  se  rendre,  ^'il  est  de 
grande  naissance,  redoutable  à  son  maître  même, 
ou  pour  écartejr  et  mécontenter  les  grands,  s'il  est 
né  de  bas  lieu;  par  conséquent,  il  y  aura  d'un  côté 
moins  de  levains  de  guerres  civiles,  et  de  l'autre 
plus  de  pureté  pour  la  conservation  des  droits  de 
la  maison  royale.  Il  y  aura  moins  aussi  de  guerres 
étrangères,  parQi|:  qu'il  y  aura  moins  de  gens  inté- 
ressés à  les  susciter,  et  qu'ils  auront  moins  de  pou- 
voir pour  en  venir  à  bout.  Enfin  le  trône  en  sera 
mieux  affermi  de  toutes  manières;  la  volonté  du 
prince ,  qui  n'est  ou  ne  doit  être  que  la  volonté  pu* 
blique ,  mieux  exécutée ,  et  par  conséquent  la  nation 
plus  heureuse* 

Au  reste,  mon  auteur  convient  lui-même  que 
l'exécution  de  son  plan  ne  serait  pas  également  avan- 
tageuse en  tout  temps,  et  qu'il  y  a  des  moments  de 
crise  et  de  trouble  où  il  faut  substituer  aux  conseils 
permanents  des  cpmmissions  extraordinaires,  et 
que  quand  les  finances ,  par  exemple,  sont  dans  un 
certain  désordre ,  il  faut  nécessairement  les  donner 
à  débrouiller  à  un  seul  homme,  comme, Henri  IV 
fit  à  Rosny,  et  Louis  XIV  à  Colbert.  Ce  qui  signi- 
fierait que  les  conseils  ne  sont  bons  pour  faire  aller 
les  affaires  que  quand  elles  vont  touteé  seule».  En 
effet, pour  ne  rien  dire  de  la  polysynodie  même  du 
régent,  l'pn  sait  les  risées  qu'excita,  dans  des  cir- 
constances épineuses, ce  ridicule  conseil  de  raison, 
étourdiment  demandé  par  les  notables  de  l'assem- 
blée de  Rouen ,  et  adroitement  accordé  par  Henri  IV . 
Mais,  comme  les  finances  des  républiques  sont  en 

R.   V.  3i 


48a  POLYSYJNODIE. 

général  mieux  administrées  que  celles  des  monar- 
chies, il  est  à  croire  qu'elles  le  seront  mieux ,  ou  du 
moins  plus  fidèlement,  par  un  conseil  que  par  un 
ministre  ;  et  que  si ,  peut-être ,  un  conseil  est  d'abord 
moins  capable  de  l'activité  nécessaire  pour  les  tirer 
d'un  état  de  désordre,  il  est  aussi  moins  sujet  à  la 
négligence  ou  à  l'infidélité  qui  les  y  font  tomber  : 
ce  qui  ne  doit  pas  s'entendre  d'une  assemblée  pas- 
sagère et  subordonnée ,  mais  d'une  véritable  poly- 
synodie,  où  les  conseils  aient  réellement  le  pouvoir 
qu'ils  paraissent  avoir ,  où  l'administration  des  af- 
faires ne  leur  soit  pas  enlevée  par  des  demi-visirs , 
et  où,  sous  les  noms  spécieux  de  conseil  d'état  ou 
de  conseil  des  finances  y  ces  corps  ne  soient  pas  seu- 
lement des  tribunaux  de  justice  ou  des  chambres 
des  comptes. 


CHAPITRE  XI. 

Conclusion. 

Quoique  les  avantages  de  la  polysynodie  ne  soient 
pas  sans  inconvénients ,  et  que  les  inconvénients 
des  autres  formes  d'administration  ne  soient  pas 
sans  avantages  ,  du  moins  apparents,  quiconque 
fera  sans  partialité  le  parallèle  des  uns  et  des  autres 
trouvera  que  la  polysynodie  n'a  point  d'inconvé- 
nients essentiels  qu'un  bon  gouvernement  ne  puisse 
aisément  supporter  ;  au  lieu  que  tous  ceux  du  yî* 
sirat  et  du  demi-visirat  attaquent  les  fondements 
mêmes  de  la  constitution  ;  qu'une  administration 


POLYSYNODIE.  4^3 

UOB  interrompue  peut  se  perfectionaer  sans  <^esse , 
{M^ogrès  impossibles  dapn^  tes  interrailes  €t  révolu- 
lions  du  visirat;  que la^marcbe  égale  «t  unie  d'«ine 
poly^nodie,  comparée  avec  quek{ues  momeiits 
brîllaats  du  visirat ,  est  un  sophisme  grossier  qm 
li'en  saurait  imposer  »u  vrai  politique ,  par<ce  que 
ce  sont  deux  choses  fort  différeates  q^e  Tadminis- 
tration  rare  et  passagère  d'un  bon  visir,  et  la  fomre 
générak  du  visirat  9<rà  l'on  a  toujours  des  siècles 
de  désordre  sur  quelques  années   de  bonne  con- 
duite ;  que  la  diligence  et  le  secret ,  les  seuls  vrais 
avantages  du  visirat ,  beaucoup  plus  nécessaires 
dans  les  mauvais  gouvernements  que  dans  les  bons, 
sont  de  faibles  suppléments  au  bon  ordre ,  à  la 
justice ,  et  à  la    prévoyance ,  qui  préviennent  les 
m^ux  au  lieu  de  les  réparer  ;  qu'on  peut  encore  se 
procurer  ces  suppléments  au  besoin  dans  la  poly- 
synodie  par  des  commissions  extraordinaires ,  sans 
que  le  visirat  ait  jamais  pareille  ressource  pour  les 
avantages  dont  il  est  privé  ;  .que  même  l'exemple 
de  l'ancien  sénat  de  Rome  et  de  celui  de  Venise 
prouve  que  des  commissions  ne  sont  pas  toujours 
nécessaires  dans  un  conseil  pour  expédier  les  plus 
importantes  affaires  promptement  et  secrètement  ; 
que  le  visirat  et  le  demi-visirat  avilissant,  corrom- 
pant, dégradant  les  ordres  inférieurs ,  exigeraient 
pourtant  des  hommes  parfaits  dans  ce  premier 
rang  ;  qu'on  n'y  peut  guère  monter  ou  s'y  main- 
tenir qu'à  force  de  crimes ,  ni  s'y  bien  comporter 
qu'à  force  de  vertus  ;  qu'ainsi  toujours  en  obstacle 
à  lui-même ,  le  gouvernement  engendre  continuel- 

3i. 


4|34  POI^TSTNODIJB. 

lement  les  vices  qui  le  dépravent ,  et ,  consumant 
l'état  pour  se  renforcer ,  périt  enfin  comme  un 
édifice  qu'on  voudrait  éleyer  sans  cesse  avec  des 
matériaux  tirés  de  ses  fondements.  C'est  ici  la  con« 
sidération  la  plus  importante  aux  yeux  de  l'homme 
d'état ,  et  celle  àlaquelle  je  vais  m'arrêter.  La  meil- 
leure forme  de  gouvenïiement ,  ou  du  moins  la  plus 
durable ,  est  celle  qui  fait  les  hommes  tels  qu'elle 
a  besoin  qu'ils  soient.  Laissons  les  lecteurs  réflé- 
chir sur  cet  axiome ,  ils  en  feront  aisément  l'ap- 
plication. 


I 


JUGEMENT 


SUR 


LA  POLtSYNODIE. 


De  tous  tes  ouvrages  de  l'ahbé  de  Saint -Pierre , 
le  discours  sur  la  polysynodie  est ,  à  mon  avis ,  le 
plus  approfondi ,  le  mieux  raisonné ,  celui  où  l'on 
trouve  le  moins  de  répétitions ,  et  même  le  mieux 
écrit;  éloge  dont  le  sage  auteur  se  serait  fort  peu 
soucié ,  mais  qui  n'est  pas  indifférent  aux  lecteurs 
superficiels.  Aussi  cet  écrit  n'était-il  qu'une  ébauche 
qu'il  prétendait  n'avoir  pas  eu  le  temps  d'abréger , 
mais  qu'en  effet  il  n'avait  pas  eu  le  temps  de  gâter 
pour  vouloir  tout  dire  ;  et  Dieu  garde  un  lecteur 
impatient  des  abrégés  de  sa  façon  ! 

Il  a  su  même  éviter  dans  ce  discours  le  reproche 
si  commode  aux  ignorants  qui  ne  savent  mesurer 
le  possible  que  sur  l'existant,  ou  aux  méchants  qui 
ne  trouvent  bon  que  ce  qui  sert  à  leur  méchanceté, 
lorsqu'on  montre  aux  uns  et  aux  autres  que  ce  qui 
est  pourrait  être  mieux.  Il  a ,  dis -je,  évité  cette 
grande  prise  que  la  sottise  routinée  a  presque  tou- 
jours sur  les  nouvelles  vues  de  la  raison ,  avec  ces 
mots  tranchants  de  projets  en  Voir  et  de  rêveries  ; 
car ,  quand  il  écrivait  en  faveur  de  la  polysynodie , 
il  la  trouvait  établie  dans  son  pays.  Toujours  pai- 


486  JUGEMENT 

sible  et  sensé ,  il  se  plaisait  à  montrer  à  ses  com- 
patriotes les  avantage»  du"  gouvernement  auquel 
ils  étaient  soumis;  il  en  faisait  une  comparaison 
raisonnable  et  discrète  avec  celui  dont  ils  venaient 
d'éprouver  la  rigueur.  Il  louait  le  système  du  prince 
régnant ,  |1  en  déduisait  les  avantages;  il  moti trait 
ceux  qu'on  y  pouvait  ajouter  ;  et  les  additions? 
même  qu'il  demandait  consistaient  moins,  selon 
lui ,  dans  des  changements  à  faire ,  que  dans  l'art 
de  perfectionner  ce  qui  était  fait.  Une  partie  de  ses 
vues  lui  étaient  venues  sous  le  règne  de  Lonis  XIV; 
mais  il  avait  eu  la  sagesse  deles  taire  jusqu'à  ce  que 
l'intérêt  de  l'état  ^celui  du  gouvernement  e^  le  sien 
lui  permissent  de  les  publier. 
>  Il  faut  convenir  étendant  que ,  sous  un  même 
nom  y  il  y  avait  une  extrême  différence  entre  la  po* 
lysynodie  qui  existait  et  celle  que  proposait  l'abbé 
de  Saint-Pierre  ;  et,  pour  peu  qu'on  y  réfléchisse,^ 
on  trouvera  que  l'administration  qu'il  citait  en 
exemple  lui  servait  bien  plus  de  prétexte  que  de 
modèle  pour  celle  qu'il  avait  imaginée.  Il  tournait 
même  avec  assez  d'adresse  en  objections  contre 
$on  propre  sy sterne,  Jes  défauts  à  relever  dans  ce^ 
lui  du  régent ,  et ,  squs  le  nom  de  réponses  à  ses 
objections ,  il  montrait  sans  danger"  et  ces  défauts 
et  leurs  remèdes.  Il  n'est  pas  impossible  que  le  ré- 
gent ,  quoique  souvent  loué  dans  cet  écrit  par  des 
tours  qui  ne  manquent  pas  d'adresse,  ait  pénétré 
la  finesse  de  cette  critique ,  et  qu'il  ait  abandonné 
l'abbé  de  Saint-Pierre  par  pique  autant  que  par 
fftiblesse ,  plus  offensé  peut-être  des  dé£siut$  qu'oa 


?% 


SUR  LA  POLYSYWODIlî.  4^7 

trouvait  dans  son  ouvrage,  que  flatté  des  avan- 
tages qu'on  y  faisait  reiparquer.  Peut-être  aussi  lui 
sut-il  mauvais  gré  d'avoir,  en  quelque  manière, 
dévoilé  ses  vues  secrètes,  en  montrant  que  son 
établissement  n'était  rien  moins  que  ce  qu'il  devait 
être  pour  devenir  î^vantageux  à  l'état,  et  prendre 
une  assiette  fixe  et  durable.  En  effet  on  voit  claire^ 
ment  que  c'était  la  forme  de  polysynodie  établie 
sous  la  régence,  que  l'abbé  de  Saint-Pierre  accu- 
sait de  pouvoir  trop  aisément  dégénérer  en  demi-^ 
visirat,  et  même  en  visirat;  rfétre  susceptible, 
aussi-bien  que  Tun  et  l'autre ,  de  corruption:  dans 
ses  membres,  et  de  concert  entre  eux  contre, l'in- 
térêt public  ;  de  n'avoir  jamais  d'autre  sûreté  pour 
sa  durée  que  la  volonté  du  monarque  régnant  ;  en- 
fin de  n'être  propre  que  pour  les  princes  laborieux , 
et  d'être,  par  conséquent,  plus  souvent  contraire 
que  favorable  au  bon  ordre  et  à  l'expédition  des 
affaires.  C'était  l'espoir  de  remédier  à  ces  divers  in-^ 
convénients  qui  l'engageait  à  proposer  une  autre 
polysynodie  entièrement  différente  de  celle  qu'il 
feignait  de  ne  vouloir  que  perfectionner. 

Il  ne  faut  donc  pas  que  la  conformité  des  noms 
fasse  confondre  son  projet  avec  cette  ridicule  po- 
lysynodie dont  il  voulait  autoriser  la  sienne,  mais 
qu'on  appelait  dès-lors  par  dérision  les  soixante 
et  dix  niiinistres,  et  qui  fut  réformée  au  bout  de 
quelques  mois  sans  avoir  rien  fait  qu'achever  de 
tout  gâter  :  car  la  manière  dont  cette  administra- 
tion avait  été  établie  fait  assez  voir  qu'on  ne  s'était 
pas  beaucoup  soucié  qu^^^^'  ^^^  mieux,  et  qu'on 


488  JUGEMENT 

avait  bien  plus  songé  à  rendre  le  parleiùent  mépri- 
sable au  peuple  qu'à  donner  réellement  à  ses 
membres  Tautorité  qu'on  feignait  de  leur  confier  *. 
C'était  un  piège  aux  pouvoirs  intermédiaires  ^em- 
b^able  à  celui  que  leur  avait  déjà  tendu  Henri  IV 
à  l'assemblée  de  Rouen ,  piège  dans  lequel  la  va- 
nité les  fera  toujours  donner,  et  qui  les  hmmliera 
toujours  **.  L'ordre  politique  et  l'ordre  civil  ont, 
dans  les  monarchies ,  des  principes  si  différents  et 
des  règles  si  contraires ,  qu'il  est  presqtie  imposr 
sible  d'allier  les  deux  administraticms ,  et  qu'en  gé- 
néral les  membres  des  tribunaux  sont  peu  propres 
pour  les  conseils  ;  soit  que  l'habitude  des  foitna- 
lités  nuise  à  l'expédition  des  affaires  qui  n'en  veu- 
lent point ,  soit  qu'il  y  <  ait  une  incompatibilité  na- 
turelle entre  ce  qu'on  appelle  maxin^e  d'état  et  la 
justice  et  les  lois. 

Au  reste ,  laissant  les  faits  à  part ,  je  croirais , 
quant  à  moi ,  que  le  prince  et  le  philosophe  pou- 
vaient avoir  tous  deux  raison  sans  s'accorder  dans 
leur  système  ;  car  autre  chose  est  radministration 
passagère  et  souvent  orageuse  d'une  régence ,  et 

Marmontel,  dans  le  chap.  3  de  son  ouvrage  sur  la  Régence  du 
duc  d^OrléanS)  fait  connaître  la  composition  des  conseils  dont  il 
s'agit,  et  l'intérêt  qui  fit  établir  cette  forme  d'ad^^I^str£^tion^  intérêt 
qui  n'était  rien  moiiis  que  celui  de  l'état.  Ce  qu'en  dit  ici  &ousseau 
est  parfaitement  confirmé  par  le  récit  de  Phistorien. 

**  Voyez  les  Mémoires  de  SuUjy  livre  vni ,  année  1^96^. — -  Sully 
prouve  que  le  consentement  donné  par  le  roi  à  l'établissement  du 
Conseil  de  raison  proposé  pai'  les  notables  et  tiré  de  leur  cor^s  pour 
l'administration  d'une  partie  des  fonds  publics ,  était  une  suite  né- 
cessaire de  la  parole  qu'il  avait  donnée  de  se  conformer  aux  résolur 
tions  de  cette  assemblée ,  et  qu'il  ne  pouvait  en  agir  aiitrement  dans 
la  position  délicate  où  il  se  trouvait. 


SUR  LA  POLYSYNODIE.  4% 

autre  chose  une  forme  de  gouvernement  durable 
et  constante  qui  doit  faire  partie  de  la  constitution 
de  l'état.  C'estièi,  ce  me  semble,  qu'on  retrouve 
le  défaut  ordinaire  à  l'abbé  de  Saint-Pierre,  qui 
est  de  n'appliquer  jamais  assez  bien  ses  vues  aux 
hommes ,  aux  temps ,  aiix  circonstances ,  et  d'ôfifipir 
toujours ,  comme  des  facilités  pour  l'exécution  d'un 
projet ,  des  avantages  qui  lui  servent  souvent  d'ob- 
stacles. Dans  le  plan  dont  il  s'agit ,  il  voulait  mo- 
difier un  gouvernelhçrit  que  sa  longue  durée  a 
rendu  déclinant,  par  des  moyens  tout-à-fait  étran- 
gers à  sa  constitution  présente  :  il  voulait  lui  rendre 
cette  vigueur  universelle  qui  met  pour  ainsi  dire 
toute  la  personne  en  action.  C'était  comme  s'il  eût 
dit  à  un  vieillard  décrépît  et  goutteux  :  Marchez  , 
travaillez ,  servez-vous  de  vos  bras  et  de  vos  jambes  ; 
car  l'exercice  est  bon  à  la  santé. 

En  effet,  ce  n'est  rien  moins  qu'une  révolution 
dont  il  est  question  d^ns  la  polysynodief^et  il  ne 
faut  pas  croire ,  parce  qu'on  voit  actuellement  des 
conseils  dans  les  cours  des  princes ,  et  que  ce  sont 
des  conseils  qu'on  propose,  qu'il  y  ait  peu  de  diffé- 
rence d'un  système  à  l'autre.  La  difféVence  est  telle , 
qu'il  faudrait  commencer  par  détruire  tout  ce  qui 
existe  pour  donner  au  gouvernement  la  forme  ima- 
ginée par  l'abbé  de  Saint-Pierre  ;  et  nul  n'ignore  com- 
bien est  dangereux  danâ  un  grand  état  le  moment 
d'anarchie  et  de  crise  qui  précède  nécessairement 
un  établissement  nouveau.  La  seule  introduction  du 
scrutin  devait  faire  un  renversement  épouvantable, 
et  donner  plutôt  un  mouvement  convulsif  et  con- 


'':^ 


■«♦ 


49^  JUGEMENT 

influence  réelle  dans  les  affaires?  Questions  préli- 
minaires qu'il  fallait  discuter ,  et  qui  ne  semblent 
pas  faciles  à  résoudre  :  car  s'il  est  vrai  que  la  pente 
naturelle  est  toujours  vers  la  corruption  et  par 
conséquent  vers  le  despotisme ,  il  est  difficile  de 
voir  par  quelles  ressources  de  politique  le  prince, 
même  quand  il  le  voudrait ,  pourrait  donner  à  cette 
pente  une  direction  contraire ,  qui  ne  pût  être 
changée  par  ses  successeurs  ni  par  leurs  ministres. 
L'ahbé  de  Saint-Pierre  ne  prétendait  pas,  à  la  vé- 
rité, qiie  sa  nouvelle  forme  ôtât  rien  à  l'autorité 
royale;  car  il  dotine  aux  conseils  la  délibération 
des  matières,  et  laisse  au  roi  seul  la  décision  :  ces 
différents  conseils ,  dit-il ,  sans  empêcher  le  roi  de 
faire  tout  ce  qu'il  voudra ,  lé  préserveront  souvent 
de  vouloir  des  choses  nuisibles  à  sa  gloire  et  à  son 
bonheur;  ils  porteront  devant  liii  le  flambeau  de 
la  vérité  pour  lui  montrer  le  meilleur  chemin  et 
le  garantir  des  pièges.  Mais  cet  homme  éclairé  pou- 
vait-il se  payer  lui-même  de  si  mauvaises  raisons? 
espéi*ait-il  que  les  yeux  des  rois  pussent  voir  les 
objets  à  travers  les  lunettes  des  sages  ?  Ne  sentait-il 
pas  qu'il  fallait  nécessairement  que  la  délibération 
des  conseils  de^dnt  bientôt  un  vain  formulaire ,  ou 
que  l'autorité  royale  en  fût  altérée  ?  et  n'avouait-il 
pas  lui-même  que  c'était  introduire  un  gouverne- 
ment mixte ,  où  la  forme  républicaine  s'alliait  à 
la  monarchique  ?  En  effet ,  des  corps  nombreux , 
dont  le  choix  ne  dépendrait  pas  entièrement  du 
prince ,  et  qui  n'auraient  par  eux  -  mêmes  aucun 
pouvoir ,  deviendraient  bientôt  im  fardeau  inutile 


SUR  LA  POLYSTNODIE.  49^ 

à  l'état;  sans  mieux  faire  aller  les  affaires,  ils  ne  fe- 
raient qu  en  retarder  l'expédition  par  de  longues 
formalités,  et,pour  me  servir  deses  propres  termes, 
ne  seraient  que  des  conseils  de  parade.  Les  favoris 
du  prince ,  qui  le  sont  rarement  du  public,  et  qui , 
par  conséquent,  auraient  peu  d'influence  dans  des 
conseils  formés  au  scrutin,  décideraient  seuls  toutes 
les  affaires  ;  le  prince  n'assisterait  jamais  aux  con- 
seils sans,  avoir  déjà  pris  son  parti  sur  tout  ce  qu'on 
y  devrait  agiter ,  ou  n'en  sortirait  jamais  sans  con- 
sulter de  nouveau  dans  son  cabinet  avec  ses  favoris 
sur  les  résolutions  qu'on  y  aurait  prises  ;  enfin ,  il 
faudrait  nécessairement  que  les  conseils  devinssent 
méprisables,  ridicules,  et  tout-à-fait  inutiles,  ou 
que  les  rois  perdissent  de  leur  pouvoir  :  alternative 
à  laquelle  ceux  -  ci  ne  s'exposeront  certainement 
pas,  quand  même  il  en  devrait  résulter  le  plus 
grand  bien  de  l'état  et  le  leur. 

Voilà ,  ce  me  semble ,  à  peu  près  les  côtés  par 
lesquels  l'abbé  de  Saint-Pierre  eût  dû  considérer 
le  fond  de  son  système  pour  en  bien  établir  les 
principes;  mais  il  s'amuse,  au  lieu  de  cela,  à  ré- 
soudre cinquante  mauvaises  objections  qui  ne  va- 
laient pas  la  peine  d'être  examinées,  ou,  qui  pis  est, 
à  faire  lui-même  de  mauvaises  réponses  quand  les 
bonnes  se  présentent  naturellement,  comme  s'il 
cherchait  à  prendre  plutôt  le  tour  d'esprit  de  ses 
opposants  pour  les  ramener  à  la  raison ,  que  le  lan- 
gage de  la  raison  pour  convaincre  les  sages. 

Par  exemple ,  après  s'être  objecté  que  dans  la 
polysynodie  chacun  des  conseillers  a  son  plan  gé- 


494  JUGIDMEIVT 

néral ,  que  cette  diversité  produit  nécessairement 
des  décisions  qui  se  contredissent ,  et  des  ^nbar- 
ras  dans  le  mouvement  total ,  il  rép(»id  à  cela  qu'il 
ne  peut  y  avoir  rfautre  plan  général  que  de  cher- 
ciier  à  perfectionner  les  règlements  qui  rotdènt 
sur  toutes  les  parties  du  gouvernement.  Le  meil- 
leur plan  général  n'est-ce  pas,  dit-il,  celui  qui  va  le 
plus  droit  au  plus  grand  bien  de  l'état  dans  chaque 
affaii^  particulière  ?  D'où  il  tire  cette  conclusion 
très  -  fausse  que  les  divers  plans  généraux ,  ni  par 
conséquent  les  règlements  et  les  affaires  qui  s'y 
rapportent,  ne  peuvent  jamais  se  croiser  ou  se 
nuire  mutuellement.    - 

En  effet,  le  plus  grand  bien  de  l'état  n'est  pas 
toujours  une  chose  si  claire,  ni  qui  dépend  autant 
qu'on  le  croirait  du  plus  grand  bien  de  chaqtie  par- 
tie ;  comme  ^  les  mêmes  affaires  rie  pouvaient  pas 
avoir  entre  elles  une  infinité  d'ordres  divers  et  de 
liaisons  plus  ou  nioins  fortes  qui  forment  autant 
de  différences  dans  les  plans  généraux.  Ces  pians 
bien  digérés  sont  toujours  doubles ,  et  renferment 
dans  un  système  comparé  la  forme  actuelle  de  l'état 
et  sa  forme  perfectionnée,  selon  les  vues  de  l'auteiu*. 
Or  c^te  perfection  dans  un  tout  aussi  con^ôsé  que 
le  corps  politique,  ne  dépend  pas  seulement  de 
celle  de  chaque  partie ,  comme  pour  ordonner  un 
palais  il  ne  suffit  pas  d'en  bien  disposer  chaque 
pièce ,  mais  il  faut  de  plus  considérer  les  rapports 
du  tout ,  les  liaisons  les  plus  convenables ,  l'ordre 
le  plus  commode ,  la  plus  facile  connïiunîcation , 
le  plus  parfait  ensemble ,  et  la  symétrie  la  plus  ré- 


SUR  LA  POLYSYNODIE.  49^ 

gulière.  Ces  objets  généraux  sont  si  importants, 
que  riiiabile  architecte  sacrifie  au  mieux  du  tout 
mille  avantages  particuliers  qu'il  aurait  pu  conser- 
ver dans  une  ordonnance  moins  parfaite  et  moins 
simple.  De  même ,  le  politique  ne  regarde  en  par- 
ticulier ni  les  i^nances,  ni  la  guerre,  ni  le  com- 
merce; maïs  il  rapporte  toutes  ces  parties  à  un 
objet  com^mun;  et  des  proportions  qui  leur  con- 
viennent le  mieux  résultent  les  plans  généraux 
dont  les  dimensions  peuvent  varier  de  mille  ma- 
nières, selon  les  idées  et  les  vues  de  ceux  qui  les 
ont  formés  ;  soit  en  cherchant  la  plus  grande  per- 
fection du  tout,  soit  en  cherchant  la  plus  facile 
exécution ,  sans  qu'il  soit  aisé  quelquefois  de  dé- 
mêler celui  de  ces  plans  qui  mérite  la  préférence. 
Or  c'est  de.  ces  plans  qu'on  peut  dire  que,  si  chaque 
conseil  et  chaque  conseiller  a  le  sien ,  il  n'y  aura 
que  contradictions  dans  les  affaires  et  qu'embarras 
dans  le  mouvement  commun  :  mais  le  plan  géné- 
ral ,  au  lieu  d'être  celui  d'un  homme  ou  d'un  autre , 
ne  doit  être  et  n'est  en  effet  dans  la  polysynodie 
que  celui  du  gouvernement;  et  c'est  à  ce  grand 
modèle  que  se  rapportent  nécessairement  les  déli- 
bérations communes  de  chaque  con&eil,  et  le  tra- 
vail particulier  de  chaque  membre.  Il  est  certain 
même  qu'un  pareil  plan  se  médite  et  se  conserve 
mieux  dgns  le  dépôt  d'un  conseil  que  dans  la  tête 
d'un  ministre  et  même  d'un  prince  ;  car  chaque  vi- 
sir  a  son  plan ,  qui  n'est  jamais  celui  de  sdn  devan-^ 
cier ,  et  chaque  demi-visir  aussi  le  sien,  qui  n'est  ni 
celui  de  son  devancier,  ni  celui  de  son  collègue  : 


49^  JUGEMEJDTT 

aussi  Yoit-oii  généralement  les  républiques  changer 
moins  de  systèmes  que  les  monarchies.  D'où  je  con- 
clus avec  l'abbé  de  Saint-Pierre,  mais  par  d'autres 
raisons ,  que  la  polysynodie  est  plus  £Kvorable  que 
le  visirat  et  le  demi-visirat  à  l'unité  du  plan  général. 
A  l'égard  de  la  forme  particulière  de  sa  polysy- 
nodie et  des  détails  dans  lesquels  il  entre  pour  la 
déterminer,  tout  cela  est  très -bien  vu  et  fort  bon 
séparément  pour  prévenir  les  inconvénients  aux- 
quels chaque  chose  doit  remédier  :  mais,  quand 
on  en  viendrait  à  l'exécution ,  je  ne  sais  s'il  régne- 
rait assez  d'harmonie  dans  le  tout  ensemble  ;  car  il 
paraît  que  l'établissement  des  grades  s'accorde  mal 
avec  celui  de  la  circulation ,  et  le  scrutin  plus  naal 
encore  avec  l'un  et  l'autre.  D'aijleurs,  si  l'établis- 
semeiit  est  dangereux  à  faire ,  il  est  à  craindre  que, 
même  après  l'établissement  fait,  ces  différents  res- 
sorts ne  causent  mille  embarras  et  mille  dérange- 
ments dans  le  jeu  de  la  machine ,  quand  il  s'agira 
de  la  faire  marcher. 

La  circulation  de  la  présidence  en  particulier 
serait  un  excellent  moyen  pour  empêcher  la  poly- 
synodie de  dégénérer  bientôt  en  .visirat ,  si  cette 
circulation  pouvait  durer,  et  qu'elle  ne  fut  pas  ar- 
rêtée par  la  volonté  du  prince  en  faveur  du  premier 
des  présidents  qui  aura  l'art  toujours  recherché  de 
lui  plaire.  C'est-à-dire  que  la  polysynodî§  durera 
jusqu'à  ce  que  le  roi  trouve  un  yisir  à  son  gré;  mais^ 
sous  le  visirat  même,  on  n'a  pas  un  visir  plujs  tôt 
que  cela.  Faible  remède,  que  celui  dont  la  vertu  s'é- 
teint à  l'approche  du  mal  qu'il  devrait  guérir. 


* 


SUR  LA  POLYSYNODIE.  497 

N'est-ce  pas  encjpçe  un  mauvais  expédient  de 
nous  donner  la  nécessité  d'obtenir  les»  suffrages  une 
seconde  fois  comme  un  frein  pour  empêcher  les  pré- 
sidents d'abdiher  de  leur  crédit  la  première  ?  ne  sera- 
t-il  pas  plus  court  et  plus  sûr  d'en  abuser  au  point  de 
n'avoir  plus  que  faire  de  suffrages?  et  notre  auteur 
lui-même  n'accorde-t-il  pas  au  prince  le  droit  de  pro- 
longer au  besoin  les  présidents  à  sa  volonté,  c'est- 
à-dire  d'en  faire  de  véritables  visirs  ?  Comment  n'a- 
t-il  pas  aperçu  mille  fois  dans  le  cours  de  sa  vie  et 
de  ses  écrits ,  combien  c'est  une  vaine  occupation 
de  rechercher  des  formes  durables  pour  un  état  de 
choses  qui  dépend  toujours  de  la  volonté  d'un  seul 
homme? 

Ces  difficultés  n'ont  pas  échappé  à  l'abbé  de 
Saint-Pierre  ;  mais  peut-être  lui  convenaitHyi  mieux 
de  les  dissimuler  que  de  les  résoudre.  Quand  il 
parle  de  ces  contradictions  et  qu'il  feint  de  les  con- 
cilier ,  c'est  par  des  moyens  si  absurdes  et  des  rai- 
sons si  peu  raisonnables ,  qu'on  voit  bien  qu'il  est 
embarrassé ,  ou  qu'il  ne  procède  pas  de  bonne  foi . 
Serait-il  croyable  qu'il  eût  mis.  en  avant  si  hors  de 
propos  et  compté  parmi  ces  moyens  l'amour  de  la 
patrie ,  le  bien  public ,  le  désir  de  la  vraie  gloire , 
et  d'autres  chimères  évanouies  depuis  long-temps , 
ou  dont  il  ne  reste  plus  de  traces  que  dans  quel- 
ques petites  républiques?  Penserait-il  sérieusement 
que  rien  de  tout  cela  pût  réellement  influer  dans  la 
forme  d'un  gouvernement  monarchique?  et,  après 
avoir  cité  les  Grecs ,  les  Romains ,  et  même  quel- 
ques modernes  qui  avaient  des  âmes  anciennes, 

R.    V.  32 


49^  JUGEMENT 

n'avoue-t-il  pas  lui-même  qu'il  serait  ridicule  de 
fonder  la  constitution  de  l'état  sur  des  maximes 
éteintes  ?  Que  fait  -  il  donc  pour  supléer  à  ces 
moyens  étrangers  dont  il  reconnaît  FinsufBsance  ? 
Il  lève  un^  difficulté  par  une  autre,  établit  un  sys- 
tème sur  un  système ,  et  fonde  sa  polysynodie  sur 
sa  république  européenne.  Cette  république,  dit- 
il  ,  étant  garante  de  l'exécution  des  capitulations 
impériales  pour  l'Allemagne ,  des  capitulations 
parlementaires  pour  l'Angleterre,  des  pacta  con. 
venta  pour  la  Pologne ,  ne  pourrait-elle  pas  l'être 
aussi  des  capitulations  royales  signées  au  sacre  des 
rois  pour  la  forme  du  gouvernement,  lorsque  cette 
forme  serait  passée  en  loi  fondamentale?  et,  après 
tout ,  garantir-  les  rois  de  tomber  dans  la  tyrannie 
des  Nérons ,  n'est-ce  pas  les  garantir  eux  et  leur 
postérité  de  leur  ruine  totale? 

On  peut,  dit-il  encore,  faire  passer  le  règlement 
de  la  polysynodie  en  forme  de  loi  fondamentale 
dans  les  états-généraux  du  royaume ,  la  faire  jurer 
au  sacre  des  rois,  et  lui  donner  ainsi  la  même  au- 
torité qu'à  la  loi  salique. 

La  plume  tombe  des  mains  quand  on  voit  un 
homme  sensé  proposer  sérieusement  de  sembla- 
bles expédients. 

Ne  quittons  point  cette  matière  sans  jeter  un 
coup  d'œil  général  sur  les  trois  formes  de  minis- 
tère comparées  dans  cet  ouvrage. 

Le  visirat  est  la  dernière  ressource  d'un  état  dé- 
faillant; c'est  un  palliatif  quelquefois  nécessaire 
qui  peut  lui  rendre  pour  un  temps  une  certaine 


>.t 


SUR  LA  POLYSYNODIE.  499 

vigueur  apparente  :  mais  il  y  a  dans  cette  forme 
d'administration  une  multiplication  de  forces  tout- 
à-fait  superflue  dans  un  gouvernement  sain.  Le 
monarque  et  le  visir  sont  deux  machines  exacte- 
ment semblables,  dont  l'une  devient  inutile  sitôt 
que  l'autre  est  en  mouvement  :  car  en  effet,  selon 
le  mot  de  Grotius,  qui  régit  rex  6^^  Ainsi  l'état 
supporte  un  double  poids  qui  ne  produit  qu'un  ef- 
fet simple.  Ajoutez  à  cela  qu'une  grande  partie  de 
la  force  du  visirat  étant  employée  à  rendre  le  visir 
nécessaire  et  à  le  maintenir  en  place,  est  inutile 
ou  nuisible  à  l'état.  Aussi  l'abbé  de  Saint -Pierre 
appelle-t-il  avec  raison  le  visirat  une  forme  de  gou- 
vernement grossière  ,  barbare  ,  pernicieuse  aux 
peuples ,  dangereuse  pour  les  rois ,  funeste  aux 
maisons  royales  ;  et  l'on  peut  dire  qu'il  n'y  a  point 
de  gouvernement  plus  déplorable  au  monde  que 
celm'  où  le  peuple  est  réduit  à  désirer  un  visir. 
Quant  au  demi- visirat ,  il  est  avantageux  sous  un 
roi  qui  sait  gouverner  et  réunir  dans  ses  mains 
toutes  les  rênes  de  l'état  ;  mais ,  sous  un  prince 
faible  ou  peu  laborieux,  cette  administration  est 
mauvaise ,  embarrassée ,  sans  système  et  sans  vues , 
faute  de  liaison  entre  les  parties  et  d'accord  entre 
les  ministres,  surtout  si  quelqu'un  d'entre  eux, 
plus  adroit  ou  plus  méchant  que  les  autres ,  tend 
en  secret  au  visirat.  Alors  tout  se  passe  en  intrigues 
de  cour ,  l'état  demeure  en  langueur:  et  pour  trou- 
ver la  raison  de  tout  ce  qui  se  fait  sous  un  sem- 
blable gouvernement,  il  ne  faut  pas  demander  à 
quoi  cela  sert,  mais  à  quoi  cela  nuit. 


5oO  JUGEMEWT  SUR  LA  POLYSTBTODIE. 

Pour  la  polysynodie  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  > 
je  ne  saurais  voir  qu'elle  puisse  être  utile  ni  pra- 
ticable dans  aucune  véritable  monarchie,  mais 
seulement  dans  une  sorte  de  gouvernement  mixte 
où  le  chef  ne  soit  que  le  président  des  conseils^ 
n'ait  que  la  puissance  executive,  et  ne  puisse  rien 
par  lui-même  :  encore  ne  saurais-je  croire  qu'une 
pareille  administration  pût  durer  long-temps  sans 
abus  ;  car  les  intérêts  des  sociétés  partielles  ne 
sont  pas  moins  séparés  de  ceux  de  l'état ,  ni  moins 
pernicieux  à  la  république  que  ceux  des  particu- 
liers ;  et  ils  ont  même  cet  inconvénient  de  plus , 
qu'on  se  fait  gloire  de  soutenir  à  quelque  prix  que 
ce  soit  les  droits  ou  les  prétentions  du  corps  dont 
on  est  membre ,  et  que  ce  qu'il  y  a  de  malhonnête  à 
se  préférer  aux  autres ,  s'évanouissant  à  la  faveur 
d'une  société  nombreuse  dont  on  fait  partie ,  à 
force  d'être  bon  sénateur  on  devient  enfin  mau- 
vais citoyen.  C'est  ce  qui  rend  l'aristocratie  la 
pire  des  souverainetés  "*  ;  c'est  ce  qui  rendrait 
peut-être  la  polysynodie  le  pire  de  tous  les  minis- 
tères. 

^  Je  parierais  que  mille  gens  trouveront  encore  ici  une  contra- 
diction avec  le  Contrat  social  *-  Gela  prouve  qu'il  y  a  encore  plus 
de  lecteurs  qui  devraient  apprendre  à  lire,  que  d'auteurs  qui  de« 
vraient  apprendre  à  être  conséquents. 

*  Voyez  Contrat  social,  livpfe  m ,  cbap.  y ,  et  la  note  au  chap.  x ,  sur  la  Rc* 
publiqae  romaine. 


»«< 


^ 

^ 

TABLE  DES  MATIÈRES 

à 

COWTKWDES  UAPfS  CE  VOLUME. 

^ 

..VIS  DE  L'iDITEDH. 

Discouis  sur  l'écoDotnie  {loUtîque. 

Page   , 

CONTRAT  SOCIAL. 

' 

LIVRE  PREMIER. 

Cuit.  L  Sujet  de  ce  premier  Livre. 

64 

Cblf.  11.  Des  premières  sociéti's. 

ihid. 

CniP.  IIL  Du  droit  du  plus  fort. 

68 

1 

CuAP.  IV.  De  l'esclavage. 

fii) 

coiiven- 

don. 

75 

Chip.  VI.  Du  pacte  sctcial. 

77 

CuiP.  Vil.  Du  souverain. 

8e 

Chap.  VIIL  De  l'étal  civil 

83 

Chaf.  IX.  Du  domaine  réel. 

as 

LIVRE  IL 

CH.VP.  1.  Que  la  souveraineté  est  inaliénable. 

89 

9» 

Chap.  UI.  Si  la  volonté  générale  peut  errer. 

93 

Chap.  IV.  Des  bornes  du  pouvoir  souverain. 

9S 

Chap.  V.  Du  droit  de  vie  et  de  morL 

lOI 

Chap.  VL  De  la  loi. 

io3 

loS 

Chap.  VIII.  Du  peuple. 

■a 

Chap.  IX.  Suite. 

ii6 

Chap.  X.  Suite. 

110 

Chap.  XI.  Etei  diven  systèmes  de  législation. 

114 

Chap,  XII.  Division  des  lois. 

la? 

• 

I 


I 


So2  TABLE  DES  MATIERES. 

LIVRE  IIL 

Ghap.  L  Da  gouvememeiit  en  général.  Page  129 
Chap.  n.  Du  principe  qui  oonstitae  les  dÎTerset  formes  dn  gou- 

yemement.  i36 

Chap.  III.  Division  des  gouTemements.  1 40 

Chap.  IV.  De  la  démocratie.  143            f 

Chap.  V.  De  FaristoGratîe.  145 

Chap.  VL  De  la  monarchie.  1 48 

Chap.  VII.  Des  gouTemements  mixtes.  1 56           ^ 
Chap  VIII.  Que  toute  forme  de  goaTernement  n'est  pas  propre 

à  tout  pays.  i58 
Chap.  IX.  Des  signes  d'un  bon  gouvernement.  i65 
Chap.  X.  De  l'abus  du  gouvernement ,  et  de  sa  pente  à  dégé- 
nérer. 168 
Chap.  XI.  De  la  mort  du  corps  politique.  17a 
Chap.  XII.  Comment  se  maintient  l'autorité  souveraine.  jyS 
Chap.  XIII.  Suite.  17  S 
Chap.  XTV.  Suite.  177 
Chap.  XV.  Des  députés  ou  représentants.  178 
Chap.  XVL  Que  l'institution  du  gouvernement  n'est  point  un 

contrat.  i83 
Chap.  XVII.  De  l'institution  du  gouvernement.  i85 
Chap.  XVIII.  Moyens  de  prévenir  les  usurpations  du  gouver- 
nement. 187 

LIVRE  IV. 

Chap.  I.  Que  la  volonté  générale  est  indestructible.  190 
Chap.  II.  Des  suffrages.  1 98 
Chap.  III.  Des  élections.  1 97 
Chap.  IV.  Des  comices  romains.  2  00 
Chap.  V.  Du  tribunat.  a  1 4 
Chap.  VL  De  la  dictature.  217 
Chap.  VIL  De  la  censure.  a  a  i 
Chap.  VIII.  De  la  religion  civile.  a  a  4 
Chap.  IX.  Conclusion.  a  40 
Note  du  comte  d^ Antraigues  se  rapportant  à  un  passage  du  Con- 
trat social.  .  a  4 1 


|H^^K^^^^^^^^^H^'^^^Ead 

■ 

f^^' 

âI                         table  des  matières. 

5o3 

fl 

P  •                                CONSIDÉRATIONS 

■ 

1        .■•«— 

^ 

Paj,  ,4S 

^ 

M9 

A 

CutP.  II.  Esprit  des  anciennes  insCitutions. 

î53 

t 

Ch*,p.  in.  Application. 

:.58 

i 

Chip.  IV.  Éducation. 

•  69 

i 

CSiP.  V.  Vice  radical. 

'7S 

1 

Chip.  VI.  Question  des  trois  ordres. 

•77 

i 

•  Si 

% 

Cmp.  Vni.  Durol. 

3o< 

Chip.  IX.  Causes  particulières  de  l'anarchie. 

3l3 

■■rJ 

Chip.  X.  Administration. 

Sîo 

1M 

t         CuAP.  XI.  S3Slèine  économique. 

3a5 

1 

Chap.  xn.  Système  militaire. 

34» 

Chap.  Xni.  Projet  pour  assujettir  à  une  marche  graduelle  tous 

les  membres  du  gouyemement. 

3Sï 

"' 

CuiP.  XIV.  Élection  de»  rois. 

366 

4 

Chap.  XV.  Conclusion. 

377 

LETTRES  A  M.  BUTTA-POCO. 

Lettre  I. 

3*7 

Letiek  n. 

39» 

i 

I-FTTHF  m.                                                                                                       '  l 

394 

Lfttbe  IV. 

39S 

**         ExTHiiT  du  Projet  de  paix  perpétuelle  de  M.  l'ahbé  de  Saint- 

( 

Pierre. 

4o3 

l          Pboiet  de  Paix  pcrpétnelle. 

4o5 

JuGEittHHT  lur  la  Paix  perpétuelle. 

44s 

••        PoLlslHODiE  de  l'abbé  de  Saint-Pierre. 

46t. 

Cn*P.  I.  Nécessité  dans  U  monarcliie  d'une  rorme  de  gouTerne- 

' 

meut  subordonné  au  prince. 

ibld. 

Chip.  IL  Trois  formes  spécifiques  de   gouvernement 

«ibor- 

donné. 

464 

i 

CuAP.  UI.  Rapport  de  ces  formes  à  celles  du  gouvernement  su- 

465 

t' 

M 

t 


5o4  tablï:  des  matières. 

Ghap.  IV.  Partage  et  département  des  conseils.  Page  466 
Chip.  V.  Manière  de  les  composer.  45^ 
Ch4P.  VI.  Grculation  des  départements.  ^Sg 
Chap.  VII.  Autres  avantages  de  cette  circnlation.  4^3 
Chap.  VIIL  Que  la  polysynodie  est  l'administration  en  sous- 
ordre  la  plus  natorelle.  ^y^ 
Chap.  IX.  Et  la  plus  utile.  4^5 
Chap.  X.  Antres  avantages.  4^^ 
Chap.  XI.  Conclusion.  ^3 
Jugement  sur  la  Polysynodie.  ^g^ 


FIN  DU  CINQUIÈME  VOLUME. 


IMPRIIIEEXK  DE  GAULTIER -LAGUIONIB,  SUCCESSEUA  DB  P.  DDPOMT. 


3  tlDS  DOa  <f3f   ItO 


NOV  -  2  i;b3 

Stanford  Unlversity  Llbrary 

Stanford,  California 


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