Google
This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's bocks discoverablc online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automatcd qucrying.
We also ask that you:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain fivm automated querying Do nol send aulomated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project andhelping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep il légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search mcans it can bc used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite seveie.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders
discover the world's books while hclping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web
at|http : //books . google . com/|
Google
A propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d'utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public cl de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère.
A propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adressefhttp: //books .google. com|
ŒUVRES
COMPLÈTES
DE J. J. ROUSSEAU
TOME V.
/
o^
ON SOUSCRIT AUSSI A PARIS,
CHEZ BOSSANGE PÈRE,
LURACBJl Ofi S. ▲. •. MOSSUGlTKUa LX DUC d'oELÉASS,
auB D« BianBUvn, v° Ôp;
ET CHEZ CHASSERIAU, LIBRAIRE,
ÉDITEUR DU THKATRK COMPLET DES LATIKS ,
RUE NEUVE-DES-PETITS-GHAMPS, If** 5.
ŒUVRES
COMPLÈTES
DE'J.J.^OUSSEAU,
MISES DAirS Uir JrOUYBL OBDEB,
AVEC DES VOTES HISTORIQUES ET DES ÉCLAIRGISSBMEHTS ;
Par V. D. MUSSET-PATHAY.
PHILOSOPHIE.
politique'.
« K-
» ' J » t ■ -
PARIS,
CHEZ P. DUPONT, LIBRAIREi^ÉDlTEUR. ^
i8a3.
716764
• * « •
. •• •
AVIS DE L ÉDltEUR.
Tous les écrits de J. J. Rousseau sur V art de gouverner sont
rassemblés dans ce volume^ Il était naturel d'en commencer le
recueil par le Discours sur l'Économie politique, dans lequel
l'auteur expose et développe les principes de la science. Ce
discours n'est que l'article inséré dans V Encyclopédie ( t. v. ) ,
dont il fut extrait en 1758 par le libraire Duvillard, et publié
à Genève pendant que Jean- Jacques était à Montmorency. Ce
fut même à l'insu de l'auteur ; seulement le libraire eut l'hon-
nêteté d'en faire passer un exemplaire à Rousseau. Celui-ci,
dans sa lettre du 4 juillet 1758 adressée à M. Verne, prie son
ami de remercier M. Duvillard, et de tâcher d'en obtenir deux
autres exemplaires.
Cette publication faite à Genève portait le titre de Discours
sur l'Économie politique. Ce titre ne fut point critiqué par
Jean- Jacques ; et il était difficile d*en donner un autre à une
production d'une certaine étendue qui ne pouvait passer pour
un article , que parce qu'elle faisait partie du plus volumineux
de tous les recueils, où \es traités ^ même ex pro/esso , sont des
articles. Tous les éditeurs des œuvres de l'auteur d'Emile ont
donc réimprimé l'écrit sur l'économie politique, en lui donnant
le titre de Discours ^ qui paraissait avoir reçu l'approbation
tacite de Rousseau, puisque l'ayant eu en sa possession, il
n'avait point fait de remarque sur ce titre. Bien plus, dans l'é-
dition de 1764 faite par l'abbé de Laporte pour le compte de
la veuve Duchesne, ce morceau est reproduit comme Discours:
or, Rousseau rectifia la note des pièces qu'on voulait com-
prendre dans cette édition, et que l'abbé lui avait envoyée.
Lai3ser passer sous le titre de Discours l'extrait de VEncyç^
pédie, n'était-ce pas sanctionner ce titre ?
Ce n'est donc point sans surprise qu'on lit , dans l'édition de
M. Lequien , l'avis suivant : « On a fort ridiculement, dans
« toutes les éditions , donné le titre de Discours à ce morceau ,
« qui n'est autre chose qu'un long article d'un grand diotion-
R. V. a
II' AVIS DE l'éditeur.
«naire*.» C'est après un mûr examen, et par les motifs que
nous venons d'exposer , que nous partageons sciemment le ri-
dicule*. Ce qu'il y a de singulier dans le jugement un peu sévère
de l'éditeur , c'est qu'en ôtant le titre de Discours à cette pro-
duction , il l'a conservé dans le volume intitulé Discours. Il en
donne deux raisons : la première est que cet ouvrage sert
comme d'introduction au volume suivant, uniquement con-
sacré à la politique. Comme une introduction nous semble
beaucoup mieux placée au commencement du volume auquel
elle est destinée qu'à la fin de celui qui le précède , nous avons
cru devoir mettre en tète des ouvrages de Rousseau sur la poli-
tique, celui dans lequel il expliquait les éléments de cette science:
La seconde raison de l'éditeur est, que l'article prétendu
fait suite en quelque sorte au Discours sur l'Inégalité des con-
ditions. Ce dernier discours étant académique , composé pour
répondre à l'appel fait par l'académie de Dijon et pour con-
courir sur le sujet proposé par cette société , nous devions le
classer d'après ^z. forme et non d'après la matière traitée^. Ces
explications étaient nécessaires pour nous justifier d'avoir con-
servé le titre de Discours à l'écrit sur l'économie politique,
malgré la proscription du domier éditeur, et, tout en conser-
vant ce titre, de n'avoir pas compris cet ouvrage au nombre
des Discours^. Le lecteur devait être juge entre deux éditeurs.
» Œuvres de J. J. Rousseau, Paris, Lequien, iSaS, tom. ii, p. aia. Ici,
contre Fexemple de tous les éditeurs , M. Lequien supprime le titre de Discours,
mais on verra , page 8 , note , une conduite tout of^osée.
> Toutefois avec Rousseau, qui peut être considéré comme approuvant les deux,
éditions pour lesquelles il fut consulté par l'abbé de Laporte et Michel Rey >
avec Dupeyrou, Mercier, l'abbé Brisard, MM. Delaunayc, ViUenave, Dep-
ping^ etc., éditeurs des. Œuvres de Jean -Jacques, ek coupables tous du même
délit.
3 Du reste, V article sur l'économie politique. ne fait nullement et ne peut faire
suite au Discours sur l' Inégalité des conditions; et quand même on les classerait
tous les deux dans le nombre des écrits sur la politique, il faudrait toujours
Jteommencer par celui qui renferme les éléments de la science , et qui doit consé-
quemment/7r&<;^^r tous les ouvrages dans lesquels l'auteur fait l'application des
principes de cette science.
4 Bans V avertissement du deuxième volume de la présente édition, nous rap-
pelons les leçons de nos maîtres ainsi que les règles qu'ils out prescrites , et d'a-
près lesquelles une production littéraire peut être considérée comme un véri-
table discours , quand même elle n'en porterait pas le; titre.
AVIS DE l'Éditeur. in
d'un arvis opposé , qui semblent agir contradictoiieiuent au
principe posé par eux , et savoir pourquoi l'un , en refusant le
titre de discours à l'écrit sur Téconomie politique , le classait
cependant parmi les discours , tandis que l'autre , en lui con-
servant ce titre qu'il a toujours eu y le séparait des discours.
Jean-Jacques commença sous le titre d'Institutions politiques '
un ouvrage de longue haleine dont il conçut le projet pendant
qu'il était secrétaire d'ambassade à Venise. « J'avais vu , dit-il,
« que tout tenait radicalement à la politique, et que , de quelque
«façon qu'on s'y prît j aucun peuple ne serait jamais que ce que
« la nature de son gouvernement le ferait être. Ainsi la question •
<c du meilleur gouvernement possible me paraissait se réduire
« à celle-ci. Quel est celui qui, par sa nature, se tient toujours'
« le plus près de la loi ? De là une chaîne de questions de la plus
« haute importance. » Pour achever ce grand ouvrage il fallait
du temps, du loisir, de la solitude, et ce calme de l'esprit si
nécessaire pour l'étude et la méditation. Rousseau se vit donc .
forcé- d'abandonner cet utile travail. Pendant qu'il s'y livrait ,
Diderot le chargea de Vaviicle Économie politique pour I'jS/îc^-
clopédie. Il est probable qu'il le tira de l'ouvrage qu'il avait com-
mencé , mais il ne le dit point ; tandis qu'il assure avoir extrait
de ses Institutions politiques, le Contrat social. Afin de lire ce
dernier avec fruit, et surtout de ne pas condamner l'auteur sans
l'entendre, il faut prendre connaissance de la vi® dos Lettres de
la Montagne, et dans la correspondance , de plusieurs lettres.
où Jean-Jacques explique sa pensée ^
L'ordre que nous suivons dans ce volume nous était en quel-
que, sorte prescrit par la nature même des ouvrages dont il se
compose. Le discours qui contient les principes de la science est
suivi du Contrat social et des Considérations sur le gouverne-
ment de Pologne, Rousseau y fait l'application de ces prin-
cipes , avec cette différence que , dans le premier de ces deux
ouvrages, ce n'est point sur un peuple déjà soumis à des lois,'
tandis qu'il l'est dans le second. L'un est consacré à des géné-
ralités; l'autre est spécial. Cette distinction fait voir combien on
se serait éloigné du but et des intentions de l'auteur en s'auj-
» Eutre autres celles du x 5 juillet 1763, a5 juillet 1767.
IV AVIS DE l'iJdITEUR.
torisant du Contrat social pour changer le gouyemenieat d'un
empire ' : supposition qu'on a faite et qui ne nous paraît pas
plus fondée que la supposition contraire '.
Après les Considérations sur le gouvernement de Pologi$e
viennent les Lettres sur la législation des Corses, peuple dont
les chefs s'adressèrent à Rousseau.
Ce vdkinie est terminé par l'extrait des ouvrages de i'abbé de
Saint-Pierre y l'un sur le projet de paix perpétuelle et l'autre sur
IsL pofysynodie ou pluralité des conseils, que l'abbé voulait in-
troduire dans l'administration du régent. Ces deux écrits n'ont
pôûit pour sujet l'art de gouverner en général.
Il fallut, d'après notre méthode, préférer la marche des
idées à l'ordre chronologique: en adoptant, celui-ci, nous au-
rions classé ces divers ouvrages de la manière suivante : le
Discours sur récoHomie politique , le Contrat social , Y Extrait
des ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, les Lettres sur la Corse
et les Considérations sur le gouvernement de Pologne»
Nous donnons ailleurs^ des détails historiques sur chacun de
ces ouvrages, les circonstances dans lesquelles ils furent com-
posés , et l'effet qu'ils produisirent. M. - P.
I Quand on met des principes en avant, d*après un ordre de choses exigé pour
TappUcation de ces principes, si cette application se fait dans on autre ordre de
choses , Fauteur n*en est plus responsable. Du reste, il est difficile de croire que
le Contrat social ait été lu, médité par ceux qu*on a snpppsé agir d*apièi^rétnde
de cet ouvrage.
' M. le comte Ferrand, aujourd*hui pair de France, publia en 1790 un ou-
vrage intitulé Adresse d'un citoyen très^cty, et dans lequel il voulut prouver ,
par trente-un passages extraits du Contrat social, que tous les décrets de rassem-
blée nationale étaient en contradiction avec la doctrine de Rousseau. En 1791
Mercier, {détendit (en deux gros volumes in-8°) que Jean-Jacques était un des
prenmn auteurs de la révolution ; il parut en même temps le /. /. Rousseau
aristoâi^te de M. Le Normand , in-S® , et le /. /. Rousseau accusateur des pré^
tembur philosophes de son siècle, par un Italien, traduit en françaû», et publié
à Lyon en 1807. Ce catalogue, qui n^est probablonent pas complet, ne suffît-il
pas pou];r détruire Taccusation ?
^ Hist. de J. J. Rousseau , tom. u,. de la page 412 à la page 43i.
DISCOURS
SUR
L'ECONOMIE POLITIQUE.
Le mot d'ÉcoNOMiE ou (I'oeconomie vient de otxoç,
maison y et de vofxoç , loi, et ne signifie originaire-
ment que le sage et légitime gouvernement de la
maison pour le bien commun de toute la famille.
Le sens de ce terme a été dans la suite étendu au
gouvernement de la grande famille, qui est Fétat.
Pour distinguer ces deux acceptions, on l'appelle,
dans ce dernier cas , économie générale ou poli^
tique; et dans l'autre , économie domestique ou parr
ticulière. Ce n'est que de la première qu'il est ques-
tion dans cet article.
Quand il y aurait entre l'état et la famille autant
de rapport que plusieurs auteurs le prétendent, il
ne s'ensuivrait pas pour cela que les règles de con-
duite propres à l'une de ces deux sociétés fussent
convenables à l'autre : elles diffèrent trop en gran-
deur pour pouvoir être administrées de la même
manière; et il y aura toujours une extrême diffé-
rence entre le gouvernement domestique, où le
père peut tout voir par lui-même , et le gouver-
nement civil , où le chef ne voit presque rien que
par les yeux d'autrui. Pour que les choses de-*
R. V. I
2 DISCOURS
vinssent égales à cet égard , il faudrait que les ta-
lents , la force , et toutes les facultés du père , aug-
mentassent en raison de la grandeur de la famille,
et que l'ame d'un puissant monarque fut à celle
d'un homme ordinaire comme l'étendue de son
empire est à l'héritage d'un particulier.
Mais comment le gouvernement de l'état pour-
rait-il être semblable à celui de la famille , dont le
fondement est si différent? Le père étant physi-
quement plus fort que ses enfants, aussi long-
temps que son secours leur est nécessaire , le pou-
voir paternel passe avec raison pour être établi
par la nature. Dans la grande famille, dont tous
les membres sont naturellement égaux , l'autorité
politique, purement arbitraire quanta son institu-
tion, ne peut être fondée que sur des conventions,
ni le magistrat commander aux autres qu'en vertu
des lois. Le pouvoir du père sur les enfants , fondé
sur leur avantage particulier , ne peut , par sa na-
ture , s'étendre jusqu'au droit de vie et de mort :
mais le pouvoir souverain, qui n'a d'autre objet
que le bien commun, n'a d'autres bornes que celles
de l'utilité publique bien entendue ; distinction que
j'expliquerai dans son lieu. Les devoirs du père
lui sont dictés par des sentiments naturels , et d'un
ton qui lui permet rarement de désobéir. Les chefs
n'ont point de semblable règle, et ne sont réelle-
ment tenus envers le peuple qu'à ce qu'ils lui ont
promis de faire, et dont il est en droit d'exiger
l'exécution. Une autre différence plus importante
encore , c'est que , les enfants n'ayant rien que ce
SUR l'iécoitomie politique. 3
qu'ils reçoivent du père, il est évident que iom
les droits de propriété lui appartiennent, ou éîtiar
nent de lui. C'est tout le contraire dans la grande
famille , où l'administration générale n'est établie
que pour assurer la propriété partieuUèfe , qui lui
est antérieure. Le principal objet des travaux de
toute la maison est de conserver et d'accroître le
patrimoine du père, afin qu'il puisse un joiir le
partager entre ses enfants sans les appauvrir : au
lieu que la richesse du fisc n'est qu'un moyêtt,
souvent fort mal entendu, pour mainténîi^ les par-
ticuliers dans la paix et dans l'abondance. En un
mot, la petite famille est destinée à s'éteindre, et
à se résoudre un jour en plusieurs autres famîlleè
semblables : mais la grande étant faite pour durer
toir|ours dans le même état, il faut que la pre-
mière s'augmente pour se multiplier; et non-seti^
lement il suffit que l'autre se conserve , mais on
peut prouver aisément que toute augmentation lui
/est plus préjudiciable qu'utile.
Par plusieurs raisons tirées de la nature dé la
chose, le père doit commander dans la famille.
Premièrement , l'atitorité ne doit pas être égale
entre le père et la mère ; mais il faut que le gouver-
nement soit un , et que , dans les partages d'avis , il
y ait une voix prépondérante quî décide. 2^ Quel-
que légères qu'on veuille supposer les incommo-
dités particulières à la femme , comme elles sont
toujours pour elle un intervalle tf inaction, c'est
une raison suffisante pour l'exclure dé cette pri-
mauté : car , quand la balance est parfaitement
I.
4 DISCOURS
égale ^ une paille suffît pour la faire pencher. De
plus, le mari doit avoir inspection sur la conduite
de sa femme, parce qu'il lui importe de s'assurer
que les enfants, qu'il est forcé de reconnsutre et
de nourrir , n'appartiennent pas à d'autres qu'à lui.
La femme, qui n'a rien de semblable à craindre,
n*a pas le même droit sur le mari. 3° Les enfants
doivent obéir au père , d'abord par nécessité , en-
suite par reconnaissance: après avoir reçu de lui
leurs besoins durant la moitié de leur vie , ils doi-
vent consacrer l'autre à pourvoir aux siens. 4^ A
l'égard des domestiques, ils lui doivent aussi leurs
services en échange de l'entretien qu'il leur donne ,
sauf à rompre le marché dès qu'il cesse de leur
convenir. Je ne parle point de l'esclavage, parce
qu'il est contraire à la nature, et qu'aucun droit
ne peut l'autoriser.
Il n'y a rien de tout cela dans la société poli-
tique. Loin que le chef ait un intérêt naturel au
bonheur des particuliers , il ne lui est pas rare de
chercher le sien dans leur misère. La magistrature
est-elle héréditaire, c'est souvent un enfant qui
commande à des hommes ; est-elle élective , mille
inconvénients se font sentir dans les élections; et
l'on perd , dans l'un et l'autre cas , tous les avan-
tages de la paternité. Si vous n'avez qu'un seul
chef, vous êtes à la discrétion d'un maître qui n'a
nulle raison de vous aimer; si vous en avez plu-
sieurs , il faut supporter à la fois leur tyrannie et
leurs divisions. En un mot, les abus sont inévi-
tables, et leuçs suites funestes dans toute société
SUR l'économie politique. 5
où l'intérêt public et les lois n'ont aucune force
naturelle, et sont sans cesse attaqués par l'intérêt
personnel et les passions du chef et des membres.
Quoique les fonctions du père de famille et du
premier magistrat doivent tendre au même but,
c'est par des voies si différentes, leur devoir et
leurs droits sont tellement distingués, qu'on ne
peut les confondre sans se former de fausses idées
des lois fondamentales de la société, et sans tom-
ber dans des erreurs fatales au genre humain. En
effet, si la voix de la nature est le meilleur conseil
que doive écouter un bon père pour bien remplir
ses devoirs, elle n'est, pour le magistrat, qu'un *
faux guide qui travaille sans cesse à l'écarter des
siens; et qui l'entraîne tôt ou tard à sa perte ou à
celle de l'état, s'il n'est retenu par la plus sublime
vertu. La seule précaution nécessaire au père de
famille est de se garantir de la dépravation, et
d'empêcher que les inclinations naturelles ne se
corrompent en lui ; mais ce sont elles qui corrom-
pent le magistrat. Pour bien faire , le premier n'a
qu'à consulter son cœur ; l'autre devient un traître
au moment qu'il écoute le sien : sa raison même
lui doit être suspecte , et il ne doit suivre d'autre
règle que la raison publique, qui est la loi. Aussi la
nature a-t-elle fait une multitude de bons pères de
famille ; mais , depuis l'existence du monde , la sa-
gesse humaine- a fait bien peu de bons magistrats.
De tout ce que je viens d'exposer, il s'ensuit que
c'est avec raison qu'on a distingué Y économie pu-
blique de r économie particulière , et que la cité
6 BISCOURS
n'ayant rien de conunun avec la famille que l'obli-
gation qu'ont les chefs de rendre heureuses Tune
et l'autre, leurs droits ne sauraient dériver de la
menie source, ni les inêmes règles de conduite con-
venir à toutes les deux * . J'ai cru qu'il suffirait de
ce peu 4e lignes pour renverser l'odieux système
que le chevalier Filmer a tâché d'établir dans un
pVivrage intitulé Patriarcha /auquel deux hommes
illustres ont fait trop d'honneur en écrivant des li-
vres pour lui ^'épondre : au reste , cette erreur est
fort ancienne, puisque Aristote même, qui l'adopte
en certains lieux de sesPQlitiques,jugeà propos de
Isi combattre en d'autres.
Je prie mes lecteurs de bien distinguer encore
Y économie publique dpnt j'ai à parler, et que j'ap-
pelle gouvernement y île l'autorité siuprême que j'ap-
pell<e souveraineté ; distinction qui consiste en ce
quç l'une a le droit législatif, et oblige, en certains
* Au Iteu de heureuses tune et Vautre et de toutes les deux^ M. E. A.
Lequien pense qu'il faut lire heureux l'un ei Vautre, et tous deujc.
Étonné de voir un habile grammairien proposer une infraction à
l'une des premières règles de la grammaire, j'ai cm devoir examiner
pour quel motif il ne voulait pas , dans cette circonstance, l'accord
du substantif avec l'adjectif. Il n'en allègue d'autre que l'autorité des
deux éditions où la faute est consacrée ; ce qui n'est rien moins qu'une
raison pour la perpétuer, puisqu'ancnne de ces deux éditions ne fut
faite du vivant de l'auteiir (178^2 et 1793). FajniUeetclté, ne peuvent
jamais , ni Vune et Vautre ni l'une ou l'autre, être accompagnées d'un
adjectif masculin. Il aurait fallu , pour conserver la faute , prouver
que Rousseau l'avait commise avec intention. Mais il est douteux
qu'il ait jamais revu les épreuves de ce discours, d'après les détails
que nous donnons dans l'avertissement. On a vu , dans cet avertisse-
tneut , que l'éditeur , malgré l'exemple de tous ses prédécesseurs ,
sans exception , conteste le titre de discours à l'écrit sur l'économie
politique. Ici deux suffisent pour justifier et faire adopter une faute
contre les règles. •
SUR L ECONOMIE POLITIQUE. ^
cas, le corps même de la nation , tandis que l'autre
n'a que la puissance exécutrice , et ne peut obliger
que les particuliers. Voyez Politique et Souverai-
Qu'on me permette d'employer pour un moment
une comparaison commune et peu exacte à bien
des égards, mais propre à me faire mieux entendre.
Le corps politique, pris individuellement, peut
être considéré comme un corps organisé, vivant,
et semblable à celui de l'homme. Le pouvoir sou-
verain représente la tête ; les lois et les coutumes
sont le cerveau , principe des nerfs et siège de l'en-
tendement , de la volonté , et des sens , dont les
juges et magistrats sont les organes ; le commerce ,
l'industrie et l'agriculture sont la bouche et l'es-
tomac qui préparent la subsistance commune; les
finances publiques sont le sang, qu'une sage éco-
nomie ^ en fesant les fonctions du cœur, renvoie
distribuer par tout le corps la nourriture et la vie;
les citoyens sont le corps et les membres qui font
mouvoir, vivre, et travailler la machine, et qu'on
ne saurait blesser en aucune partie qu'aussitôt l'im-
pression douloureuse ne s'en porte au cferveau si
l'ammal est dans un état de santé.
La vie de l'un et de l'autre est le moi commun
au tout , la sensibilité réciproque et la correspond
dance interne de toutes les parties. Cette commu-
nication vient-elle à cesser, l'unité formelle à s'éva-
nouir, et les parties eontiguës à n'appartenir plus
l'une à l'autre que par juxta-position ; Fhomme est
mort, ou l'état est dissous.
8 DISCOURS
Le corps politique est donc aussi un être moral
qui a une volonté; et cette volonté générale, qui
tend toujours à la conservation et au bien-être du
tout et de chaque partie , et qui est la source des
lois, est, pour tous les membres de letat, par rap-
port à eux et à lui, la règle du juste et de l'injuste ;
vérité qui , pour le dire en passant , montre avec
combien de sens tant d'écrivains ont traité de vol
la subtilité prescrite aux enfants de Lacédémone
pour gagner leur frugal repas; comme si tout ce
qu'ordonne la loi pouvait ne pas être légitime.
Voyez au mot Droit la source de ce grand et lu-
mineux principe, dont cet article est le développe-
ment.
Il est important de remarquer que cette règle de
justice, sûre par rapport à tous les citoyens, peut
être fautive avec les étrangers ; et la raison de ceci
iest évidente ; c'est qu'alors la volonté de l'état ,
quoique générale par rapport à ses membres , ne
l'est plus par rapport aux autres états et à leurs
membres, mais devient pour eux une volonté par-
ticulière et individuelle , qui a sa règle de justice
dans la loi de nature ; ce qui rentre également
dans le principe établi, car alors la grande ville du
monde devient le corps politique dont la loi de na-
ture est toujours la volonté générale , et dont les
états et peuples divers ne sont que des membres
individuels.
De ces mêmes distinctions appliquées à chaque
société politique et à ses membres, découlent les
règles les plus universelles et les plus sûres sur
SUR L ECONOMIE POLITIQUE. 9
lesquelles on puisse juger d'un bon ou d'un mauvais
gouvernement, et en général de la moralité de
toutes les actions humaines. %
Toute société politique est composée d'autres
sociétés plus petites de différentes espèces, dont
chacune a ses intérêts et ses maximes : mais ces so-
ciétés , que chacun aperçoit parce qu'elles ont une
forme extérieure et autorisée, ne sont pas les seules
qui existent réellement dans l'état; tous les parti-
culiers qu'un intérêt commun réunit en composent
autant d'autres , permanentes ou passagères , dont
la force n'est pas moins réelle pour être moins ap-
parente , et dont les divers rapports bien observés
font la véritable connaissance des mœurs. Ce sont
toutes ces associations tacites ou formelles qui mo-
difient de tant de manières les apparences de la
volonté publique par l'influence de la leur. La vo-
lonté de ces sociétés particulières a toujours deux
relations ; pour les membres de l'association , c'est
une volonté générale; pour la grande société, c'est
une volonté particulière, qui très-souvent se trouve
droite au premier égard , et vicieuse au second*
Tel peut être prêtre dévot, ou brave soldat, ou pa-
tricien zélé, et mauvais citoyen. Telle délibération
peut être avantageuse à la petite communauté et
très-pernicieuse à la grande. Il est vrai que , les so-
ciétés particulières étant toujours subordonnées à
celles qui les contiennent, on doit obéir à celles-ci
préférablement aux autres; que les devoirs du ci-
toyen vont avant ceux du sénateur, et ceux de
l'homme avant ceux du citoyen : mais malheureu-
lO DISCOURS
sèment l'intérêt personnel se trouve toujours en
raison inverse du devoir , et augmente a mesure
que l'association devient plus étroite et l'engage-
ment moins sacré ; preuve invincible que]a volonté
la plus générale est aussi toujours la plus juste , et
que la voix du peuple est en effet la voix de Dieu,
Il ne s'ensuit pas pour cela que les délibérations
publiques soient toujours équitables; elles peuvent
ne l'être pas lorsqu'il s'agit d'affaires étrangères ;
j'en ai dit la raison. Ainsi il n'est pas impossible
qu'une répuWique bien gouvernée fasse une guerre
injuste ; il ne l'est pas non plus que le conseil d'une
démocratie passe de mauvais décrets et condamne
les innocents : mais cela n'arrivera jamais que le
peuple ne soit séduit par des intérêts particuliers
qu'avec du crédit et de l'éloquencequelqueshommes
adroits sauront substituer aux siens. Alors autre
chose sera la délibération publique , et autre chose
la volonté générale. Qu^n ne m'oppose donc point
la démocratie d'Athènes y parce qu'Athènes n'était
point en effet une démocratie ^mais une aristocratie
très-tyrannique , gouvernée par des savants et des
orateurs. Examinez avec soin ce qui se passe dans
une délibération quelconque , et vous verrez que la
volonté générale est toujours pour le bien com*
mun ; mais très-souvent il se fait une scission se-
crète^ une confédération tacite, qui, pour des vues
particulières , sait éluder la disposition naturelle de
l'assemblée. Alors le corps social se divise réelle*
ment en d'autres dont les membres prennent une
volonté générale , bonne et juste à l'égard de ces
SUR l'economib politique. 1 I
nouveaux corps, injuste et mauvaise à l'égard du
tout dont chacun d'eux se démembre.
On voit avec quelle facilité Ton explique, à Taide
de ces principe^, les contradictions apparentes
gu'on remarque dans la conduite de tant d'hommes
remphs de scrupule et d'honneur à certains égatds,
trompeurs et fripons à d'autres ; foulant aux pieds
les plus sacrés devoirs, et fidèles jusqu'à la mort à
des engagements souvent illégitimes. C'est ainsi que
les hoAimes les plus corrompus rendent toujours
quelque $orte d'hommage à la foi publique ; c'est
aii^i que les brigands mêmes, qui sont les ennemis
de ta vertu dans la grande société, en adorent le
simulacre dans leurs cavernes.
En établissant la volonté générale pour premier
principe de X économie publique, et règle fonda-
mentale du gouvernement, je n'ai pas cru nécessaire
d'e:!^miner sérieusement si les magistrats appartien-
nent au peuple ou le peuple aux magistrats, et si,
dans les affaires pubhques, on doit consulter le bien
de l'état ou celui des chefs.Depuis long-temps cette
question ^ été décidée d'une manière par la pra-
tique, et d'une autre par la raison; et en général ce
serait une grande folie d'espérer que ceux qui dans
le f^it sont Içs msutres préféreront un autre intérêt
au leur. Il seirait donc à propos de diviser encore
X économie publique en populaire et tyrannique.
La première est celle de tout état où règne entre le
peuple et les chefs unité d'intérêt et de volonté;
l'autre existera nécessairement partout çù le gouver-
nement et le peuple auront des intérêts différents ,
12 DISCOURS
et par conséquent des volontés opposées. Les maxi-
mes de celle-ci son t inscrites au long dans les archives
de l'histoire et dans les satires de Machiavel. Les
autres ne se trouvent que dans les' écrits des philo-
sophes qui osent réclamer les droits de l'humanité.
I . La première et plus importante maxime du
gouvernement légitime ou populaire, c'est-à-dire de
celui qui a pour objet le bien du peuple, est donc,
comme je l'ai dit, de suivre en tout la volonté gé-
nérale : mais pour la suivre il faut la connaître , et
surtout la bien distinguer de la volonté particu-
lière en commençant par soi-même ; distinction
toujours fort difficile à faire, et pour laquelle il
n'appartient qu'à la plus sublime vertu de donner
de suffisantes lumières. Comme pour vouloir il faut
être Ubre , une autre difficulté , qui n'est guère
moindre , est d'assurer à la fois la liberté publique
et l'autorité du gouvernement. Cherchez les motifs
qui ont porté les hommes f unis par leurs besoins
mutuels dans la grande société , à s'unir plus étroi-
tement par des sociétés civiles , vous n'en trouve-
rez point d'autre que celui d'assurer les biens, la
vie et la hberté de chaque membre par la protec-
tion de tous : or , comment forcer des hommes à
défendre la liberté de l'un d'entre eux sans porter
atteinte à celle des autres? et comment pourvoir
aux besoins publics sans altérer la propriété par-
ticulière de ceux qu'on force d'y contribuer? De
quelques sophismes qu'on puisse colorer tout cela,
il est certain que , si l'on peut contraindre ma vo-
lonté , je ne suis plus libre; et que je ne suis plus
SUR L'iécOWOMIE POLITIQUE. l3
maître de mon bien, si quelque autre peut y tou-
cher. Cette difficulté , qui devait sembler insur-
montable, a été levée avec la première par la plus
sublime de toutes les institutions humaines , ou
plutôt par une inspiration céleste, qui apprit à
l'homme à imiter ici bas les décrets immuables de
la Divinité. Par quel art inconcevable a-t-on pu
trouver le moyen d'assujettir les hommes pour les
rendre libres; d'employer au service de l'état les
biens , les bras , et la vie même de tous ses membres ,
saris les contraindre et sans les consulter ; d'enchaî-
ner leur volonté de leur propre aveu, de faire va-
loir leur consentement contre leur refus, et de les
forcer à se punir eux-mêmes quand ils font ce
qu'ils n'ont pas voulu ? Comment se peut-il faire
qu'ils obéissent et que personne ne commande,
qu'ils servent et n'aient point de maître ; d'autant
plus libres en effet, que, sous une apparente sujé-
tion, nul ne perd de sa liberté que ce qui peut
nuire à celle d'un autre? Ces prodiges sont l'ou-
vrage de la loi. C'est à la loi seule que les hommes
doivent la justice et la liberté; c'est cet organe sa-
lutaire de la volonté dé tous qui rétablit dans le
droit l'égalité naturelle entre les hommes ; c'est
cette voix céleste qui dicte à chaque citoyen les
préceptes de la raison publique, et lui apprend à
agir selon les maximes de son propre jugement , et
à n'être pas en contradiction avec lui-même. C'est
elle seule aussi que les chefs doivent faire parler
quand ils commandent; car sitôt qu'indépendam-
ment des lois un homme en prétend soumettre un
l4 DISCOURS
autre à sa volonté privée, il sort à l'instant de
l'état civil , et se met vis-à-vis de lui dans le pur
état de nature , où l'obéissance n'est jamais pres-
crite que par la nécessité.
Le plus pressant intérêt du chef, de même que
son devoir le plus indispensable , est donc de veil-
ler à l'observation des lois dont il est le ministre , et
sur lesquelles est fondée toute son autorité. S'il doit
les faire observer aux autres , à plus forte raison
doit-il les observer lui-même , qui jouit de toute leur
faveur : car son exemple est de telle force , que ,
quand même le peuple voudrait bien souffrir qu'il
s'affranchît du joug de la loi , il devrait se garder
de* profiter d'une si dangereuse prérogative, que
d'autres s'efforceraient bientôt d'usurper à leur
tour, et souvent à son préjudice. Au fond, comme
tous les engagements de la société sont réciproques
par leur nature, il n'est pas possible de se mettre
au-dessus de la loi sans renoncer à ses avantages ;
et personn-e ne doit rien à quiconque prétend ne
rien devoir à personne. Par la même raison nulle
exemption de la loi ne sera jamais accordée, à
quelque titre cfue ce puisse être , dans un gouver-
nement bien policé. Les citoyens même qui ont
bien mérité de la patrie doivent être récompensés
par des honneurs , et jamais par des privilèges ; car
la république est à la veille de sa ruine sitôt que
quelqu'un peut penser qu'il est beau de ne pas obéir
aux lois. Mais si jamais la noblesse, ou le militaire ,
ou quelque autre ordre de l'état , adoptait une pa-
reille mâ^me , tout serait perdu sans ressource.
SUR l'Économie POLITIQUE. iS
La puissance des lois dépend encore plus de leur
propre sagesse que de la sévérité de leurs ministres,
et la volonté publique tire son plus grand poids d^
la raison qui l'a dictée : c'est pour cela que Platon
regarde comme une précaution très-importante de
mettre toujours à la tête des édits un préambule
raisonné qui en montre la justice et l'utilité. En
effet , la première des lois est de respecter les lois :
la rigueur des châtiments n'est qu'une vaine res-
source imaginée par de petits esprits pour substi-
tuer la terreur à ce respect qu'ils ne peuvent ob-
tenir. On a toujours remarqué que les pays où les
supplices sont le plus terribles sont aussi ceux où
ils sont le plus fréquents ; de sorte que la cruauté
des peines ne marque guère que la multitude des
infracteurs , et qu'en punissant tout avec la même
sévérité Fon force les coupables de commettre
des crimes pour échapper à la punition de leurs
fautes.
Mais quoique le gouvernement ne. soit pas le
maître de la loi , c'est beaucoup d'en être le garant
et d'avoir mille moyens de la faire aimer. Ge n'est
qu'en cela que consiss^e le talent de régner. Quand
on a la force en main, il n'y a point d'art à faire trem-
bler tout le monde, et il n'y en a pas même beaucoup
à gagner les cœurs ; car l'expérience a depuis long-
temps appris au peuple à tenir grand compte à
ses chefs^ de tout le mal qu'ils ne lui font pas, et à
les adorer quand il n'en est pas haï. Un imbécile
obéi peut comme un autre punir les forfaits : le
véritaWe homme d'état sait les prévenir ; c'est sur
l6 DISCOURS
les volontés encore plus que sur les actions qu'il
étend son respectable empire. S'il pouvait obtenir
que tout le monde fît bien, il n'aurait lui-même
plus rien à faire, et le chef-d'œuvre de ses travaux
serait de pouvoir rester oisif. Il est certain , du
moins , que le plus grand talent des chefs est de dé-
guiser leur pouvoir pour le rendre moins odieux,
et de conduire l'état si paisiblement qu'il semble
n'avoir pas besoin de conducteurs.
Je conclus donc que, comme le premier devoir
du législateur est de conformer les lois à la volonté
générale , la première règle de Yéconomie publique
est que l'administration soit conforme aux lois. C'en
sera même assez pour que l'état ne soit pas mal gou-
verné, si le législateur a pourvu, comme il le de-
vait, à tout ce qu'exigeaient les lieux, le climat, le
sol, les mœurs, le voisinage, et tous les rapports
particuliers du peuple qu'il avait à instituer. Ce n'est
pas qu'il ne reste encore une infinité de détails de
pohce et d'économie , abandonnés à la sagesse du
gouvernement : mais il a toujours deux règles infail-
libles pour se bien conduire dans ces occasions :
l'une est l'esprit de la loi, qui doit servir à la déci-
sion des cas qu'elle n'a pu prévoir ; l'autre est la
volonté générale , source et supplément de toutes
les lois, et qui doit toujours être consultée à. leur
défaut. Comment, me dira -t- on, connaître la vo-
lonté générale dans les cas où elle ne s'est point
expliquée ? faudra-t-il assembler toute la nation à
chaque événement imprévu? Il faudra d'autant
moins l'assembler, qu'il n'est pas sûr que sa déci-
Ni
SUR L*BCOfiOMlE POLITIQUE. t^
sîon fut l'expression de la volonté générale; que
ce moyen est impraticable dans un grand peuple ,
et qu'il est rarement nécessaire quand le gouver-
nement est bien intentionné : car les chefs savent
assez que la volonté générale est toujours pour le
parti le plus favorable à l'intérêt public , c'est-à-
dire le plus équitable ; de sorte qu'il lie faut qu'être
juste pour s'assurer de suivre la volonté générale.
Souvent , quand on la choque trop ouvertement ,
elle se laisse apercevoir malgré le frein terrible de
l'autorité publique. Je cherche le plus près qil'il
m'est possiblfi les exemples à suivre en pareils cas.
A la Chine , le prince a pour maxime constante de
donner le tort à ses officiers daii3 toutes les alter-
cations qui s'élèvent entre eux et le peuple. Le pain
est-il cher dans une province , l'intendant est mis
en prison. Se fait-il dans une autre une émeute , le
gouverneur est cassé , et chaque mandarin répond
sur sa tête de tout le mal qui arrive dans «on dé-
partement. Ce n'est pas qu'on n'examine ensuite
l'affaire dans un procès régulier ; mais une longue
expérience en a fait prévenir ainsi le jugement.
L'on a rarement en cela quelque injustice à répa-
rer ; et l'empereur , persuadé que la clameur pu-
blique ne s'élève jamais sans sujet , démêle tou-
jours , au travers des cris séditieux qu'il punit , de
justes griefs qu'il redresse.
C'est beaucoup que d'avoir fait régner l'ordre
et la paix dans toutes les parties de la république ;
c'est beaucoup que l'état soit tranquille et la loi
respectée : mais, si l'on ne fait rien de plus, il y
R. V. a
l8 DISCOURS
aura dans tout cela plus d'apparence que de réa-
lité , et le gouvernement se fera difficilement obéir
s'il se borne à l'obéissance. S'il est bon de savoir
employer les hommes tels qu'ils sont , il vaut beau-
coup mieux encore les rendre tels qu'on a besoin
qu'ils soient : l'autorité la plus absolue est celle
qui pénètre jusqu'à l'intérieur de l'homme , et ne
s'exerce pas moins sur la volonté que sur les ac-
tions. Il est certain que les peuples sont à la longue
ce que le gouvernement les fait être ; guerriers ,
citoyens , hommes , quand il le veut ; populace et
canaille quand il lui plaît : et tout pffince qui mé-
prise ses sujets se déshonore lui-même en mo^-
trant qu'il n'a pas su les rendre estimables. Formez
donc des hommes si vous voulez commander à-des
hommes ; si vous voulez qu'on obéisse aux lois y
faites qu'on les aime , et que , pour faire ce qu'on
dpit , il suffise de songer qu'on le doit faire. C'était
là le grand art des gouvernements anciens, dans
ces temps reculés où les philosophes donnaient des
lois aux peuples , et n'employaient leur autorité
qu'à les rendre sages et heureux. De là tant de lois
somptuaires , tant de règlements sur les mœurs ,
tant de maximes publiques admises ou rejetées
avec le plus grand soin. Les tyrans mêmes n'ou-
bliaient pas cette importante partie de l'adminis-
tration , et on les voyait attentifs à corrompre
les moeurs de leurs esclaves avec autant de soin
qu'en avaient les magistrats à corriger celles de
leurs concitoyens. Mais nos gouvernements mo-
dernes , qui croient avoir .tout fait quand ils ont
.r*
K'
V
/■
>/
SUR L ECOPf OMIB POLITIQUE. I9
tiré de l'argeiit , n'imaginent ]pas même qu'il soit
nécessaire ou possible d'aller jusque-là.
II. Seconde règle essentielle de Xéconomie pu-
blique, non moins importante que la première.
Voulez-vous que la volonté générale soit accom-
plie , faites que toutes les volontés jiarticulîères s'y
rapportent ; et comme la vertu n'^st que cette con-
formité de la volonté particulière à la générale ,
pour dire la même chose en un mot , faites régner
la vertu.
Si les politiques étaient moins aveuglés par leur
ambition , ils verraient combien il est impossible
qu'aupun établissement , quel qu'il soit , puisse
marcher selon l'esprit de son institution , s'il n'est
dirigé selon la loi du devoir; ils sentiraient que le
plus grand ressort de l'autorité pubUque est dans
le cœur des citoyens , et que rien ne peut suppléer
aux mœurs pour le maintien du gouvernement.
Non -seulement il n'y a que des gens de bien qui
sachent administrer les lois , mais il n'y a dans le
fond que d'honnêtes gens qui sachent leur obéir.
Celui qui vient à bout de braver les remords ne
tardera pas à braver les supplices ; châtiment moins
rigoureux , moins continuel , et auquel on a du
moins l'espoir d'échapper ; et quelques précautions
qu'on prenne , ceux qui n'attendent que l'impunité
pour mal faire ne manquent guère de moyens d'é-
luder la loi ou d'échapper à la peine. Alors, comme
tous les intérêts particuliers se réunissent contre
l'intérêt général , qui n'est plus celui de personne ,
les vices pablics ont plus de force pour énerver
f ï: " -
■ ■ ■- O
. <
10 Discouas
les lois que les lois n'en ont pour réprimer les vices;
et la corruption du peuple et des chefs s'éteûd
enfin jusqu'au gouvernement , quelque sage qu'il
puisse être. Le pire de tous les abus est de n'obéir
en apparence aux lois que pour les enfreindre en
effet avec sûreté. Bientôt les meilleures lois devien-
nent les plus funestes : il vaudrait mieux cent fois
qu'elles n'existassent pas ; ce serait une ressource
qu'on aurait encore quand il n'en reste plus. Dan$
une pareille situation l'on ajoute vainement édits
sur édits, règlements sur règlements : tout cela
ne sert qu'à introduire d'autres abus sans corriger
les premiers. Plus vous multipliez les lois , plus
vous les rendez méprisables : et tous les surveil-
lants que vous instituez ne sont que de nouveaux
infracteurs destinés à partager avec les anciens,
* ou à faire leur pillage à part. Bientôt le prix de la
vertu devient celui du brigandage : les hommes les
plus vils sont les plus accrédités; plus ils sont
grands , plus ils sont méprisables ; leur infamie
éclate dans leurs dignités , et ils sont déshonorés
par leurs honneurs. S'ils achètent les suffrages des
chefs ou la protection des femmes , c'est pour vendre
à leur tour la justice, le devoir et l'état; et le peu-
ple, qui ne voit pas que ses vices sont la première
cause de ses mialheurs , murmure , et s'écrie en
gémissant : « Tous mes maux ne viennent que de
« ceux que je paie pour m'en garantir. »
C'est alors qu'à la voix du devoir , qui ne parle
plus dans les cœurs , les chefs sont forcés de sub-
stituer le cri de la terreur ou le leurre d'un intérêt
SUR l'Économie politique. ai
apparent dont ils trompent leurs créatures. C'est
alors qu'il faut recourir à toutes les petites et mé-
prisables ruses qu'ils appellent maximes d'état et
mystère^ du cabinet. Tout ce qui reste de vigueur
au gouvernement est employé par ses membres
à se perdre et supplanter l'un l'autre , tandis que
les affaires demeurent abandonnées, ouiie se font
qu'à mesure que l'intérêt personnel le demande et
selon qu il les dirige. Enfin toute l'habileté de ces
grands politiques est de fasciner tellement les yeux
de ceux dont ils ont besoin, que chacun croie tra^
vailler pour son intérêt en travaillant pour le leur ;
je dis le leur , si tant est qu'en effet le véritable
intérêt des chefs soit d'anéantir les peuples pour
les soumettre, et de ruiner leur propre bien pour
s'en assurer la possession.
Mais quand les citoyens aiment leur devoir, et
que les dépositaires de l'autorité publique s'ap-
pliquent sincèrement à nourrir cet amour par leur
exemple et par leurs soins , toutes les difficultés
s'évanouissent; l'administration prend une facilité
qui la dispense de cet art ténébreux dont la noir-
ceur fait tout le mystère. Ces esprits vastes , si
dangereux et si admirés, tous ces grands ministres
dont la gloire se confond avec les malheurs, du
peuple , ne sont plus regrettés : les nàpeurs pu-
bliques suppléent au génie des chefs ^ et plus la
vertu règne, moins les talents sont nécessaires.
L'ambition même est mieux servie par le devoir
que par l'usurpation : le peuple , convaincu que
ses chefs ne travaillent qu'à faire son bonheur , les
aa nisçouRs
dispense par sa déférence de travailler à affermir
leur pouvoir; et l'histoire nous montre en mille
endroits que l'autorité qu'il accorde à ceux qu'il
aime et dont il est aimé , est cent fois plus absolue
que toute la tyrannie des usurpateurs. Ceci ne si-
gnifie pas que le gouvernement doive craindre
d'user de son pouvoir, mais qu'il n'en doit user
que d'une manière légitime. On trouvera dans l'his-
toire mille exemples de chefs ambitieux ou pusilla-
nimes que la mollesse ou l'orgueil ont perdus; au-
cun qui se soit mal trouvé de n'être qu'équitable.
Mais on ne doit pas confondre la négligence avec
la modération , ni la douceur avec la faiblesse. Il
faut être sévère pour être juste. Souffrir la mé-
chanceté qu'on a le droit et le pouvoir de réprimer,
c'est être méchant soi-même. Sicuti eHim est ali-
qiuzndo misericordia punienà: ^ ita est crudelitas
parcens. August. Epist. 54-
Ce n'est pas assez de dire aux citoyehs : Soyez
bons; il faut leur apprendre à l'être; et l'exemple
même, qui est à cet égard la première leçon, n'est
pas le seul moyen qu'il faille employer : l'amour
de la patrie est le plus efficace; car, comme je l'ai
déjà dit , tout homme lest vertueux quand sa vo-
lonté particulière est conforme en tout à la vo-
lonté générale , et nous voulons volontiers ce que
veulent les gens que nous aimons.
Il sembla que le sentitnent de l'humanité s'éva-
pore et s'affaiblisse en s'étendant sur toute la terre ,
et que nous ne saurions être touchés des calamités
de Xsi Tartarie ou dti lapon, comme de celles d'un
SUR L ÉCONOMIE POLITIQUE. Îl3
peuple européen. Il faut en quelque manière bor-
ner et comprimer l'intérêt et la commisération
pour lui donner de l'activité. Or, comme ce pen-
chant en nous ne peut être utile qu'à ceux avec qui
nous avons à vivre , il est bon que l'humanité ,
concentrée entre les concitoyens, prenne en eux
une nouvelle force par l'habitude de se voir et par
l'intérêt commun qui les réunit. Il est certain qftè'
les plus grands prodiges de vertu ont été produits
par l'amour de la patrie : ce sentiment doux et vif,
qui joint la force de l'amour - propre à toute la
beauté de la vertu , lui donne une énergie' qui ,
sans la défigurer, en fait la plus héroïque de toutes
les passions. C'est lui qui produisit tant d'actions
irtimortelles dont l'éclat éblouit nos faibles yeux ,
et tant de gran<}s hommes dont les antiques vertus
passent pour des fables depuis que l'amour de la
patrie est tourné en dérision. Ne nous en étonnons
pas; les transports des cœurs tendres paraissent
autant de chimères à quiconque ne les a point seii^
tis; et l'amour de la patrie, plus vif et plus déli-
cieux cent fois que celui d'une maîtresse , île se
conçoit de même qu'en l'éprouvant : mais il est aisé
de remarquer dans tous les cœurs qu'il échauffe ,
dans toutes les actions qu'il inspire, cette ardeur
bouillante et sublime dont ne brille pas la plus
pure vertu quand elle en est séparée. Osons oJ>-
poser Socrate même à Gaton; l'un était plus phi-
losophe, et l'autre plus citoyen. Athènes était déjà
perdue , et Socrate n'avait plus de patrie que le
monde entier : Caton porta toujours la sienne an
a4 . DISCOURS
fond de son cœur ; il ne vivait que pour elle et ne
put lui survivre. La vertu de Socrate est celle du
plus sage des hommes ; mais entre César et Pom-
pée, Caton semble un dieu parmi des mortels. L'un
instruit quelques particuliers, combattes sophistes,
et meurt pour la vérité; l'autre défend l'état, la
liberté, les lois, contre les conquérants du monde,
<et quitte enfin la terre quand il n'y voit plus de
patrie à servir. Un digne élève de Socrate^ serait
le. plus vertueux de ses contemporains; un digne
émule de Caton en serait le plus grand. La vertu
du premier ferait son bonheur; le second cherche-
rait son bonheur dans celui de tous. Nous serions
instruits par l'un et conduits par l'autre : et c^la
seul déciderait de la préférence ; car on n'a jamais
fait un peuple de sages , mais il n'est pas impos-
sible de rendre, un peuple heureux.
Voulons-nous que les peuples soient vertueux ,
commençons donc par leur faire aimer la patrie.
Mais comment l'aimeront-ils , si la patrie n'est rien
de plus pour eux que pour des étrangers, et qu'elle
ne leur accorde que ce qu'elle ne peut refuser à
personne? Ce serait bien pis s'ils n'y jouissaiept
pas même de la sûreté civile , et que leurs biens ,
leur vie ou leur liberté fussent à la discrétion des
i^pmmes puissants, sans qu'il leur fût possible ou
permis d'x)ser récjbmer les lois. Alors, soumis aux
devoirs de l'état civil , sans jouir même des droits
de l'état de nature et sans pouvoir employer leurs
forces pour se défendre , ils seraient par consé-
quent dans la pire condition ou se puissent trouver
SUR l'économie politique. ^5
des hommes libres , et le mot de patrie ne pourrait
avoir pour eux qu'im sens odieux ou ridiciÀ. Il
ne faut pas croire que l'on puisse ofifensçr ou cou-
per un bras, que la douleur ne s'en porte à la
tête ; et il n'est pas plus croyable que la volonté
générale consente qu'un membre de l'état, quel
qu'il soit^ en blesse ou détruise un autre, qu'il n^
l'est que les doigts d'un homme usant de sa raison
aillent lui crever les yeux* La sûreté particulière
est tellement liée avec la confédération publique,
qpe , sans les égards que l'on doit à la faiblesse
humaine , cette convention serait dissoute par le
droit, s'il périssait dans l'état un seul citoyen qu'on
eût pu secourir, si l'on en retenait à tort un seul
en prison, «et s'il se perdait un seul procès avec
une injustice évidente ; car , les conventions fonda-
mentales étant enfreintes, on ne voit plus quel
droit ni quel intérêt pourrait maintenir le peuple
dans l'union sociale , à moins qu'il n'y fut retenu
par la seule force qui fait la dissolution de l'état
civil.
En effet , l'engagement du corps de la nation
n'est-il pas de pourvoir à la conservation du der-
nier de ses membres avec autant de soin qu'à celli^
de tous les autres? et Te salut d'un citoyen est -il
moins la cause commune que celui de tout Yêlaiï2 .
Qu'on nous dise qu'il est bon qu'un seul périS'
pour tous; j'admirerai cette sentence dans l£^ bouche
d'un digne et vertueux patriote qui se consacre vo^
lontairernent et par devoir à la mort poifr le salut
de son pays : mais si l'on entend qu'il soit permis
^ ■
20 DISCOURS
sfU gouvernement de sacrifier un innocent au salut
de la multitude , je tiens Cette maxime pour une
des plus exécrables que jamais la tyrannie ait in-
ventées, la plus fausse qu'on puisse avancer, la
plus dangereuse qu'on puisse admettre, et la plus
directement opposée aux lois fondamentales de la
isociété. Loin q^u'un seul doive périr pour tous,
tous ont engagé leurs biens et leurs vies à la dé-
fense de chacun d'efux , afin que la faiblesse parti-
culière fut toujours protégée par la force publique ,
et chaque membre par tout l'état. Après avoir par
supposition retranché du peuple un individu après
l'autre, pressez les partisans de cette maxime à
mieux expliquer ce qu'ils entendent par le corps
de V état y et vous verrez qu'ils le réduiront , à la
fin , à un petit nombre d'hommes qui ne sont pas
le peuple , rpais les officiers dii peuple , et qui , s'é-
tant obligés par un serment particulier à périr eux-
tnéihes pour son salut, prétendent prouver par là
que c'est à lui de périr pour le leur.
Veut -on trouver des exemples de la protection
que l'état doit à ses membres et du respect qu'il
doit à leurs personnes , ce n'est que chez les plus
illustres et les plus courageuses nations de la terre
qu'il faut les chercher, et if n'y a guère que les peu-
ples libres où Ton sache ce que vaut un homme.
 Sparte on sait en quelle perplexité se trouvait
toute la république lorsqu'il était question de pu-
nir un citojren coupable. En Macédoine , la vie d'un
homme était une affaire si importante , que, dans
toute la grandeur d'Alexandre , ce puissant mo-
SUR l']économie politique. 27
narqùe n'eût osé de saijg froid faire mourir lîn
Macédonien eritnînel que Tactiusé n'eut comparu
pour se défendre devant ses concitoyens , et n'éAt
été condamné par eux. Mais lés Romains se distin-
guèrent au-dessus de tous les peuples de la terre
par les égards du gouvernement pour les particu-
liers , et par son attention scrupuleuse à respecter
les droits inviolables de tous les membres de l'état.
Il n'y avait rien de si sacré que la vie des simples
citoyens ; il ne fallait pas moins que l'assemblée de
tout le peuple pour en condamner un : le sénat
même ni les consuls , dans toute leur majesté, n'en
avaient pas le droit ; et , chez le pluà puissant peuple
du monde, le crime et la peine d'un citoyen étaient
un désolation publique : aussi parut-il si dur d'en
verser le sang pour quelque crime que ce pût être,
que, par la loi Porcia^ la peine de mort fut com-
muée en celle de l'exil , pour tous ceux qui vou-
draient survivre à la petite d'iihe si douce patrie.
Tout respirait à Rome et dans les armées cet amour
des concitoyens les tins pour les âùtrefe , et ce res-
pect pour le nom romain qui élevait le courage et
ahîmait.la vertu de quiconque avait l'honneur de
lé porter. Le chapeau d'un citoyen délivré d'escla-
vage , la coui^onne civique de celui qui avait sauvé
la vie à un autre , étaient ce qu'on regardait avec
\t plus de plaisir dâh^ la pompé des triomphes ; et
il est à rémarquer que des courotiiiés dont on ho-
tibrâit à la guertë les belles actions , il h^ avait que
là civique et celle des triomphateurs qui fussent
d'herbe et de feuilles, toutes lés autres n'étaient
a8 DISCOURS
que d'or. C'est ainsi que Rome fut vertueuse et de-
vint la naaîtresse du monde. Chefs ambitieux , un
pâtre gouverne ses chiens et ses troupeaux , et n'est
que le dernier des hommes! S'il est beau de com-
mander , c'est quand ceux qui nous obéissent peu*
vent nous honorer : respectez donc vos concitoyens,
et vous vous rendrez respectables ; respectez la li-
berté, et votre puissance augmentera tous les jours;
ne passez jamais vos droits , et bientôt ils seront
sans bornes. >
Que la patrie se montre donc la mère commune
des citoyens; que les avantages dont ils jouissent
dans leur pays le leur rendent cher; que le gou-
vernement leur laisse assez de part à l'administra-
tion publique pour sentir qu'ils sont chez eux , et
que les lois ne soient à leurs yeux que les garants
de la commune liberté. Ces droits, tout beaux qu'ils
sont , appartiennent à tous les hommes ; mais , sans
paraître les attaquer directement , la mauvaise vo-
lonté des chefs en réduit aisément l'effet à rien. La
loi dont on abuse sert à la fois au puissant d'arme
offensive et de bouclier contre le faible ; et le pré-
texte du bien public est toujours le plus dangereux
fléau du peuple. Ce qu'il y a de plus nécessaire et
peut-être de plus difficile dans le gouvernement,
c'est une intégrité sévère à rendre justice à tous,
et surtout à protéger le pauvre contre la tyrannie
du riche. Le plus grand niai est déjà fait» quand
on a des pauvres à défendre et des riches à conte-
nir. C'est sur la médiocrité seule que s'exerce toute
la force des lois ; elles sont également impuissantes
SUR l'ecoî^omie politique. tïg
contré les trésors du riche et contre la misère du
pauvre ; le premier lès élude, le second leur échappe;
l'un brise la toile , et l'autre passe au travers.
C'est donc une dès plus importantes affaires du
gouvernement de prévenir l'extrêiKie inégalité des
fortunes; non en enlevant les trésors à leurs pos-
sesseurs, mais en ^taht à tous les moyens d'en ac-
cumuler; ni en bâtissant des hôpitaux pour lels
pauvres, mais en garantissant les citoyens de le de-
venir. Les hommes inégalement distribués sur le
territoire, et entassés dans un lieu tandis que les
autres se dépeuplent; les arts d'agréments et de
pure industrie favorisés aux dépens des métiers
utiles et pénibles ; l'agriculture sacrifiée au com-
merce; le publicain rendu nécessaire par la mau-
vaise administration des deniers de l'état; enfin la
vénalité poussée à tel excès , que la considération
se compte avec les pistoles , et que les vertus
mêmes se vendent à prix d'argent : telles sont les
causes les plus sensibles de l'opulence et de la mi-
sère , de l'intérêt particulier substitué à l'intérêt pu-'
blic, de la haine mutuelle des citoyens, de leur
indifférence pour la cause commune, de la corrup-
tion du peuple , et de l'affaiblissement de tous les
ressorts du gouvernement. Tels sont par consé-
quent les maux qu'on guérit difficilement quand
ils se font sentir, mais qu'une sage administration
doit prévenir, pour maintenir avec les bonnes
mœurs le respect pour les lois , l'amour de la pa-
trie , et la vigueur de la volonté générale»
Mais toutes ces précautions seront insuffisantes^
3o DISCOURS
si l'on ne s'y prend de plus loin encore. Je finis
cette partie de \ économie publique par où j'aurais
dû la commencer. La patrie ne peut subsister sans
la liberté, ni la liberté sans la vertu, ni. la vertu
sans les citoyens : vous aurez tout si vous formez
* des citoyens; sans cela vous n'aurez que de mé-
chants esclaves , à commencer par les chefs de
l'état. Or , former des citoyens n'est pas l'affaire
d'un jour; et, pour les avoir hommes, il faut les
instruire enfants. Qu'on me dise que quiconque a
des hommes à gouverner ne doit pas chercher hors
de leur nature une perfection dont ils ne sont pas
susceptibles; qu'il ne doit pas vouloir détruire en
eux les passions, et que l'exécution d'un pareil pro-
jet ne serait pas plus désirable que possible. Je con-
viendrai d'autant mieux de tout cela, qu'un homme
qui n'aurait point de passions serait certainement
un ifort mauvais citoyen : mais il faut convenir
aussi que si l'on n'apprend point aux hommes à
n'aimer rien , il n'est pas impossible de leur ap-
prendre à aimer un objet plutôt qu'un autre ; et ce
qui est véritablement beau pjjiftot que ce qui est
difforme. Si , par exemple , on les exerce assez tôt
à ne jamais regarder leur individu que par ses re-
lations avec le corps de l'état, et à n'apercevoir,
pour ainsi dire , leur propre existence que comme
une partie de la sienne , ils pourront parvenir.enfin
à s'identifier en quelque sorte avec ce plus grand
tout , à se sentir membres de la patrie , à l'aimer
de ce sentiment exquis que tout homn^e isolé n'a
que pour soi-même , à ^lever perpétuellement leur
SUR l'Économie politique. 3i
auae à ce grand objet, et à transformer ainsi en
une vertu sublime cette disposition dangereuse
d'où naissent tous nos vices. Non-seulement la phi-
losophie démontre la possibilité de ces nouvelles
directions, mais l'histoire en fournit mille exemples
éclatants : s'ils sont si rares parmi nous, c'est que
personne ne se soucie qu'il y ait des citoyens , et
qu'on s'avise encore moins de s'y prendre assez. tôt
pour les former. Il n'est plus temps de changer nos
inclinations naturelles quand elles ont pris leur
cours et que l'habitude s'est jointe à l'amour-propre;
il n'est plus temps de nous tirer hors de nous-mêmes
quand une fois le moi humain concentré dans nos
coeurs y a acquis cette méprisable activité qui ab-
sorbe toute vertu et fait la vie des petites âmes.
Comment l'amour de la patrie pourrait-il germer
au milieu de tant d'autres passions qui l'étouffent?
et que reste-t-il pour les concitoyens d'un cœur
déjà partagé entre l'avarice, ime maîtresse, et la
vanité ?
C'est du premier moment de la vie qu'il faut ap-
prendre à mériter de vivre ; et comme on parti-
cipe en naissant au droit des citoyens , l'instant de
notre naissance doit être le commencement de
l'exercice de nos devoirs. S'il y a des lois pour l'âge
mûr , il doit y en avoir pour l'enfance , qui ensei-
gnent à obéir aux autres ; et , comme on ne laisse
pas la raison de chaque homme unique arbitre de
ses devoirs, on doit d'autant moins abandonner
aux lumières et aux préjugés des pères l'éducation
de leurs enfants, (ju'elle importe à l'état encore
32 DISCOURS
plus qu'aux pères; car, selon le cours de la nature^
la mort du père lui dérobe souvent les derniers
fruits de cette éducation , mais la patrie en sent
tôt ou tard les effets ; l'état de]tieiu*e et la famille
se dissout. Que si l'autorité publique , en prenant
la place des pères , et se chargeant de cette impor-
tante fonction , acquiert leurs droits en remplissant
leurs devoirs , ils ont d'autant moins sujet de s'en
plaindre , qu'à cet égard ils ne font proprement que
changer de nom , et qu'ils auront en commun , sous
le nom de citoyens, la même autorité sur leurs en-
fants qu'ils exerçaient séparément sous le nom de
pères , et n'en seront pas moins obéis en parlant au
nom de la loi , qu'ils l'étaient en parlant au nom
de la nature. L'éducation publique, sous des règles
prescrites par le gouvernement, et sous des magis-
trats établis par le souverain, est donc une des
maximes fondamentales du gouvernement popu-
laire ou légitime. Si les enfants sont élevés en com-
mun dans le sein de l'égalité , s'ils sont imbus des
lois de l'état et des maximes de la volonté générale,
s'ils sont instruits à les respecter par-dessus toutes
choses , s'ils sont environnés d'exemples et d'objets
qui leur parlent sans cesse de la tendre mère qui les
noiu'rit, de l'amour qu'elle a pour eux, des biens
inestimables qu'ils reçoivent d'elle , et du retour
qu'ils lui doivent, ne doutons pas qu'ils n'appren-
nent ainsi à se chérir mutuellement comme des
frères, à ne vouloir jamais que ce que veut la so-
ciété, à substituer des actions d'hommes et de ci-
toyens au stérile et vain babil des sophistes , et à
SUR l'écôHomie politique. 33
devenir un jour les défenseurs et les pères de la
patrie dont ils auront été si long-temps les enfants.
Je ne parlerai point des magistrats destinés à
présider à cette éducation , qui certainement est la
plus importante affairé de l'état. On sent que si de
telles marques de la confiance publique étaient lé-
gèrement accordées , si cette fonction sublime n'é-
tait pour ceux qui auraient dignement rempli toutes
les autres,- le prix de leurs travaux, l'honorable
et doux repos de leur vieillesse et le comble de
tous les honneurs ^ toute l'entreprise serait inutile
et l'éducation sans succès; car partout où la leçon
n'est pas soutenue par l'autorité , et le précepte par
l'exemple , l'instruction demeure sans fruit ; et la
vertu même perd son crédit daijs la bouche de ce-
lui qui ne la pratique pas. Mais que des guerriers
illustres, courbés sous le faix de leurs* lauriers ,
prêchent le courage ; que des magistrats intègres ,
blanchis dans la pourpre et sur les tribunaux, en-
seignent la justice : les uns -et les autres se forme-
ront ainsi de vertueux successeurs , et transmettront
d'âge en âge aux générations suivantes l'expérience
et les talents des chefs , le courage et la vertu des
citoyens , et l'émulation commune à tous de vivre
et mourir pour la patrie.
Je ne sache que trois peuples qui aient autrefois
pratiqué l'éducation publique ; savoir, les Cretois,
les Lacédémoniens , et les anciens Perses : chez tous
les trois elle eut le plus grand succès, et fit des
prodiges chez les deux derniers. Quand le monde
s'est trouvé divisé en nations trop grandes pour
R. V. 3
34 DISCOURS
pouvoir être bien gouvernées , ce moyen n'a plus
été praticable ; et d'au}:res raisons , que le lecteur
peut voir aisément , ont /spcore eippêché qu'il n'ait
été tenté chez aucun peuple moderne. C'est une
chose très-femî^rqu^blp que les Ro^iains aient pu
s'en passer ; maj^ Rome fut, durant cinq cents ans,
un miracle cofitinuçl que le monde ne ooit plus es-
pérer de revoir. La ye^*!tu dps Roms^i^s, engendrée
par rhorretw de la tyrannie et fl§$ cyimes deç ty-
rans, et par l'amour inné de la patrie, fît de toutes
leurs maisons autant d'écoles de citoyiens ; et le
ppuvoir sans bornes des pères siur }eucs enfants mit
tant de sévérité dans la police particulier^, que le
père , plus craint que les magistrats , était dans son
tribunal domestique le censeur des mœurs et le
vengeur des lois.
C'est ainsi qu'ion gouvernement attentif et bieii
intentionné , vçil^ant sans cesse à n^aintenir ou rap-
peler chez le peuple l'anpour de la patrie et les
bonnes ipœurs, préviemt de loin lei^ inaux qui résul-
tent tpt ou ^rd dç l'indifférence des citoyen^ pour
le sort 4e la république , et contient dans d'étroites
bornes cet intérêt personnel qu^ isole tellement les
particuliers , que l'état s'affaiblit par leiu* puissance ,
et n'a rien à espérer de leur bonne volonté. Partout
où le peuple aime son pays , respecte les lois , et
vit simplement , il reste peu de chose k faire pour
le* rendre heureux; et dans l'administration pu-
blique , où la fortune a moins de part qu^au sort
des particuliers , la sagesse est si près du bonheur
que ces deux objets se confondent.
SUR l'économie politique. 35
III. Ce n'est pas assez d'avoir des citoyens et de
les protéger , il faut encore songer à leur subsis-
tance ; et pourvoir aux besoins publics est une suite
évidente de la volonté générale , et le troisième de-
voir essentiel du gouvernements Ce devoir n'est
pas , comme on doit le sentir , de remplir les gre-
niers des particuliers et les dispenser du travail ,
mais d^ maintenir l'abondance tellement à leur
portée , que , pour l'acquérir , le travail soit tou-
jours nécessaire et ne soit jamais inutile. Il s'étend
aussi à toutes les opérations qui regardent l'entre-
tien du fisc et les dépenses de l'administration pu-
blique. Ainsi, après avoir parlé de Y économie gé-
nérale par rapport au gouvernement des personne^,
il nous reste à la considérer par rapport à l'admi-
nistration des biens.
Cette partie n'offre pas moins de difficultés à
résoudre ni de contradictions à lever que la pré-
cédente. Il est certain que le droit de propriété est
le plus sacré de tous les droits des citoyens , et pJus
important, à certains égards, que la liberté même ;
soit parce qu'il tient de plus près à la conservation
de la vie ; soit parce que les biens étant plus faciles
à usurper et plus pénibles à défendre que la per»
sonne , on doit plus respecter ce qui peut se ravir
plus aisément ; soit enfin parce que la propriété est
le vrai fondement de la société civile , et le vrai .
gavant des engagements des citoyens; car, si les
biens ne répondaient pas des personnes, rien ne
serait si facile que d'éluder ses devoirs et de se mo-
quer des lois. D'un autre coté , il n'est pas moins
3.
36 DISCOURS
sûr que le maintien de l'état et du gouvernement
exige des frais et de la dépense; et comme qui-
conque accorde la fin ne peut refuser les moyens ,
il s'ensuit que les membres de la société doivent
contribuer de leurs biens à son entretien. De plus,
il est difficile d'assurer d'un côté la propriété des
particuliers sans l'attaquer. d'un autre, et il n'est
pas possible que tous les règlements qui regardent
l'ordre des successions , les testaments , les con-
trats , ne gênent les citoyens , à certains égards ,
sur la disposition de leur propre bien, et par con-
séquent sur leur droit de propriété.
Mais, outre ce que j'ai dit ci-devant de l'accord
qui règne entre l'autorité de la loi et la liberté du
citoyen , il y a , par rapport à la disposition des
biens , une remarque importante à faire , qui lève
bien des difficultés : c'est, comme l'a montré Puf-
fendorf , que, par la nature du droit de propriété,
il ne s'étend point au-delà de la vie du proprié-
taire, et qu'à l'instant qu'un homme est mort, son
bien ne lui appartient plus. Ainsi, lui prescrire les
conditions sous lesquelles il en peut disposer , c'est
au fond moins altérer son droit en apparence que
l'étendre en effet.
En général , quoique l'institution des lois qui rè-
glent le pouvoir des particuliers dans la disposi-
.tion de leur propre bien n'appartienne qu'au sou-
verain, l'esprit de ces lois, que le gouvernement
doit suivre dans leur application, est que, de père
en fils et de proche en proche , les biens de la
famille en sortent et s'aliènent le moins qu'il est
\
SUR l'économie politique. 37
possible. Il y a une raison sensible de ceci en fa-
veur des enfants, à qui le droit de propriété serait
fort inutile si^ le père ne leur laissait rien, et qui
de plus, ayant souvent contribué parleur travail
à l'acquisition des biens du père, sont de leur chef
associés à son droit. Mais une autre raison plus
éloignée, et. non moins importante, est que rien
n'est plus funeste aux moeurs et à la république
que les changements continuels d'état et de fortune
entre les citoyens; changements qui sont la preuve
et la source die mille désordres, qui bouleversent
et confondent tout, et par lesquels ceux qui sont
élevés pour une chose, se trouvant destinés pour
une autre , ni ceux qui montent ni ceux qui des-^
cendent ne peuvent prendre les maximes ni les
lumières convenables à leur nouvel état, et beau-
coup moins en remplir les devoirs. Je passe à l'obr
jet des finances publiques.
Si le peuple se gouvernait lui-même , et qu'il n'y
eut rien d'intermédiaire entre l'administration de
l'état et les citoyens, ils n'auraient qu'à se «cotiser
dans l'occasion, à proportion des besoins publics et
des facultés des particuliers; et comme chacun ne
perdrait jamais de vue le recouvrement ni l'emploi
des deniers, il ne pourrait se glisser ni fraude ni
abus, dans leur maniement; l'état ne serait jamais
obéré de dettes ni le peuple accablé d'impôts , ou
du moins la sûreté de l'emploi le cbnsolerait de la
dureté de la taxe. Mais les choses ne sauraient aller
ainsi; et, quelque borné que soit un état, la société
civile y est toujours trop nombreuse pour pouvoir;
38 bï^scouRs
être gouvernée par tous ses membres. Il faut néces-
sairement que les deniers publics passent par les
mains des chefs, lesquels, outre l'intérêt de l'état,
ont tous le leur particulier , qui n'est pas le dernier
écouté. Le peuple, de son côté, qui s'aperçoit plutôt
de l'avidité des chefs et de leurs folles dépenses que
des besoins publics , murmure de se vmr dépouiller
du nécessaire pour fournir au superflu d'autrui; et,
quand une fois ces manœuvres l'ont aigri jusqu'à
certain point , la plus intègre administration ne vien-
drait pas à bout de rétablir la confiance. Alors si
les contributions sont volontaires, elles ne produi-
sent rien ; si elles sont forcées , elles sont illégitimes ;
et c'est dans cette cruelle alternative de laisser périr
l'état ou d'attaquer le droit sacré de la propriété ,
qui en est le soutien , que consiste la difficulté d'une
juste et sage économie,
La première chose que doit faire, après l'établis-
sement des lois, l'instituteur d'une république, c'est
de trouver un fonds suffisant pour l'entretien des
m^gis^ats et autres officiers , et poul» toutes les dé-
l^enses publiques. Ce fonds s'appelle œrarium ou
fisc , s'il est en argent ; domaine public , s'il est en
terres ; et ce dernier est de beaucoup préférable à
f autre , par des raisons faciles avoir. Quiconque aura
suffisamment réfléchi sur cette matière ne pourra
guère être à cet égard d'un autre avis que Bodin*,
* J. Bodin , qui a véca sous ks règnes de Henri III et de Henri IV,
est auteur d*un ouvrage intitulé : les six Livres de la République , dont
là première édition est de 1577 , in-folio. Cet ouvragé, traduit dans
plusieurs tangues , a eu htdt ou dix éditions en Franèe. Quoique La
SUR l'économie politique. 39
qui regarde lé dôihâihë ptûilic cônime le plus hon-
nête-et le plus sûr dé tous les moyens de pourvoir
aux besoins de l'état; et il est à remarqué*' qùë lé
préfnier soin de Romuliis , dàiis la dîtisibii des terres,
fut d'éti destiner lé tiers à cet usage. J'avoue qu'il
il'ést pas ittipôssible qiie lé produit du domaine mal
adiiiinistré se réduise à rîeii ; mais il n*est pas dé
l'èssetice du doiiiaine d'être mal administré.
Pi-éâlabléiriént à tout ériiploi , èe fonds doit être
âs^sigrïé oûL accepté par l'assemblée dif peuple oit
des états du pays , qui doit ensliîtè eh déterniiner
l'iisagé. Après cette soletinité; qui retid ces fonds
inaliénables , ils changent pôtir aitisî dire de nature ,
et leiirà réiehus deviennent tellement sacrés , que
c'est nôti-seulemént le plus iiifàme de tous les vols ;
mais un fcrime de lèse-majesté, que d'en détotli^ner
la ïïioîiïdfNB chdàe àù pi'éjûdîce de leur destiiiâtîôti.
C'est liti grand 'déshonneur pôUr Rome que l'inté-
grité du qUèsteur Càton y ait êtê Uri sujet de remar-
que , et qu'Un empereur, récompensant de quelques
écus le talent d'uil chanteur, ait éu besoin d'ajouter
que cet airgent venait du bien dé sa famille et uoii de
celui de l'état *. Mais s'il se tréfuVe peu de Galbas,
où cherChéf'Oïlà-nous des Catôris ? Et quand une.
fols lé vice rie déshonorera plus , quels seront les
chefs assez Sôrûpuleux poui: s'abstenir de toucher
aux revenus publics abandonnés k leiil* discrétion ,
Uarpe ait bien youlu y voir U germe dé V Esprit des lois ,r il n'offre,
rien de très-remarquable , et est aujourd'hui tout-à-Êiit oublié.
Trait de l'empereur Galba rapporté par Plutarque (Vie de Galba),
et rapj^lé par HôiiàâgBe i ÎAyU lïi, chap. 6.
4o DISCOURS
et pour ne pas s'en imposer bientôt à eux-mêmes ,
en affectant de confondre leurs vaines et scanda-
leuses dissipations avec la gloire de l'état, et les
moyens d'étendre leur autorité avec ceux d'aug-
menter sa puissance? C'est surtout en cette délicate
partie de l'administration que la vertu est le seul
instrument efficace , et que l'intégrité du magistrat
est le seul frein capable de contenir soji avarice.
Les livres et tous les comptes des régisseurs servent
moins à déceler leurs infidélités qu'à le3 couvrir ;.
et la prudence n'est jamais aussi prompte à ima-
giner de nouvelles précautions, que la friponnerie
à les éluder. Laissez donc les registres et papiers,
et remettez les finances en des mains fidèles ; c'est
le seul mpyen qu'elles soient fidèlement régies.
Quand une fois les fonds publics sont établis, les
chefs de l'état en sont de droit les administrateurs;
car cette administration fait une partie du gouver-
nement, toujours essentielle, quoique non toujours
également : son influence augmente à mesure que
celle des autres ressorts diminue; et l'on peut dire
qu'un gouvernement est parvenu à son dernier de-
gré de corruption quand il n'a plus d'autre nerf
que l'argent: or, comme tout gouvernement tend
sans cesse au relâchement , cette seule raison montre
pourquoi nul état ne peut subsister si ses revenus
n'augmentent sans cesse.
Le premier sentiment de la nécessité de cette aug-
mentation est aussi le premier signe du désordre
intérieur de l'état : et le sage administrateur, en son-
geant à trouver de l'argent pour pourvoir au be-
SUR L ECONOMIE POLITIQUE. ^l,
soin présent, ne néglige pas de rechercher la IBause
éloignée de ce nouveau besoin; çoniineun marin,
voyant l'eau gagner son vaisseau , n'oublie pas, en
faisant jouer les pompes, de faire aussi chercher
et boucher la voie.
De cette règle découle la plus importante maxime
de l'administration des finances , qui est de travailler
avec beaucoup plus de soin à prévenir les besoins
qu'à augmenter les revenus. De quelque diligence
qu'on puisse user, le secours qui ne vient qu'après
le mal, et plus lentement, laisse toujours l'état en
souffrance : tandis qu'on songe à remédier à un
mal, un autre se fait déjà sentir, et les ressources
mêmes produisent de nouveaux inconvénients; de
sorte qu'à la fin la nation s'obère, le peuple est
foulé, le gouvernement perd toute sa vigueur, et
ne fait plus que peu de chose avec beaucoup d'ar-
gent. Je crois que de cette grande maxime bien éta*
blie, découlaient les prodiges des gouvernements
anciens 9 qui fesaient plus avec leur parcimonie que
les nôtres avec tous leurs trésors ; et c'est peut-être
de là qu'est dérivée l'acception vulgaire du mot
d'économie, qui s'entend plutôt du sage ménage-
ment de ce qu'on a que des moyens d'acquérir ce .
que l'on n'a pas.
Indépendamment du domaine public, qui rend
à l'état à proportion de la probité de ceux qui le ré-»
gissent, si l'on connaissait assez toute la force de
l'administration générale , surtout quand elle se
bor^ie aux moyens légitimes, on serait étonné djçs
ressources qu'ont les chefs pour prévenir tous les
4îi DISCOURS
besolhs publics sans toucher aux biebs des particu-
liers. CoitÉilie ils sont les maîtres de tout lé com-
mercé de l'état , rieh né leur est ai facile que de le
diriger d'une manière qui pouWoie à tout, souvent
sans qu'ils paraissent s'en mêler. Lat distribution
des denrées , de l'argefat , et des marchandises , par
de justes proportions selon les ténipls et lés lieux ,
est le trai secret des finances et la Éàùtce de leurs
richesses, pourvu que ceux qili lés administrent
sachent poff ter leurs vues assez loin , et faire dans
l'ocbasiou une perte appàrétite et prochaîne, pour
avoir réellement des profits immenses dans un
temps éloigné. Quand on voit un gouvernement
payei* des droits, loin d'en recevoir, pour la sortie
des blés dans les âfinées d'abondance , et pour leur
introduction dans leô années de disette, oh a be-
soin d'avoir de tels faits sOùs les yeux pour les
croire véritables , et on les mettrait au rang des ro-
mans , s'ils Se fussent pslàsés ancienrièmétit. Suppo-
sOïïs que pour prévenir là disette dans les mau-
vaises années, on proposât d'établir des magasins
public^ ; dans combien de pays l'entretien d'uh éta-
blissement si utile ne serviraît-il psls de prétexté à
de tioûveaux impôts ! A Genève , ces greniers , éta-
blis et entretenus par une sage administration , font
la ressource publique dans les mauvaises àiiïiées ,
et le principal revenu dé l'étstt dalnà tous les temps :
^litetûUtatyC^est là belle et jusPtè iùscriptîon qu'on
lit siir la façade dé l'édifice. Pour exposer ici le sys-
tème étonoflïiqiïe d'unboh goliyernement, j'ai^ou-
vent toûrtié les yeù* sur celui de cette république ;
SUR l'jéconomie politique. 43
heureux de trouver ainsi dàfts ma patrie l'exemple
de la sagesse et du bonheur (jue je voudrais voir
régner dans totis les pays!
Si Ton exatiiine comment croissent les besoins
d'un état, on trouvera que souvent cela arrive à
p^u près comme che2 les particuliers, moins par
une véritable nécessité que par un accroissement
de désirs inutiles, et que souvent on n'augmente la
dépense que pour avoir un prétexte d'augmenter la
recette, de sorte que l'état gagnerait quelquefois à
se passer d'être riche, et que cette richesse appa-
rente lui est au fond plus onéreuse que ne serait la
pauvreté même. On Jjetit espérer, il est vrai, de
tenir les peuples dans une dépendance plus étroite,
en leur donnant d'une liiain ce qu'on leur a pris de
l'autre , et Ce fut la politique dont usa Joseph avec
les Égyptiens; maïs ce vain sophisme est d'autant
plus funeste à l'état, que l'argent ne rentre plus
dans les mêmes mains dont il est sorti , et qu'avec
de pareilles maximes on n'enrichit que des fainéants
dé la «dépouille des hommes utiles.
Le goût des conquêtes est une des causes les plus
sensibles et les plus dangereuses de cette augmen-
tation. Ce goût, engendré souvent par une autre
espèce d'ambition que celle qu'il semblé annoncer,
n'est pas totfjourâ ce qvtil parait être , et n'a pas tant
pour véritable motif le désir apparent d'agrandir
la nation que le désir caché d'augmenter au-dedans
l'autorité des chefs , à J'aide de l'augmentation des
troupes et à la faveur de la diversion que font les
objets de la guerre dans l'esprit des citoyens.
44 DISCOURS
Ce qu'il y a du moins de très-certain , c'est que
rien n'est si foulé ni si misérable que les peuples
conquérants , et que leurs succès mêmes ne font
qu'augmenter leurs misères : quand l'histoire ne
nous l'apprendrait pas , la r^iison suffirait, pour
nous démontrer que plus un état est grand , et
plus les dépenses y deviennent proportionnelle-
ment fortes et onéreuses ; car il faut que toutes
les provinces fournissent leur contingent aux frais
de l'administration générale , et que chacune outre
cela fasse pour la sienne particulière la même dé-
pense que si elle était indépendante, ajoutez que
toutes les fortunes se font dans un heu et se con-
somment d^ns un autre ; ce qui rompt bientôt l'é-
quilibre du produit et de la consommation , et ap-
pauvrit beaucoup de pays pour enrichir uneseule
ville.
Autre source de l'augmentation des besoins pu-
blics 5 qui tient à la précédente. Il peut venir un
temps où les citoyens, ne se regardant plus comme
intéressés à la cause commune , cesseraient d'être
les défenseurs de la patrie , et où les magistrats
aimeraient mieux commander à des mercenaires
qu'à des hommes libres , ne fut-ce qu'afin d'em-
ployer en temps et lieu les premiers pour mieux
assujettir les autres. Tel fut l'état de Rome sur la
fin de la république et sous les empereurs ; car
toutes les victoires des premiers Romains , de
même que celles d'Alexandre , avaient été rem-
portées par de braves citoyens , qui savaient don-
ner au besoin leur sang pour la patrie , mais qui
SUR l'Économie politique. 4^
ne le vendaient jamais. Ce ne fut qu'au siège de
Veies qu'on commença de payer l'infanterie ro-
maine; et Marins fut le premier qui, dans la guerre
de Jugurtha , déshonora les légions , en y introdui-
sant des affranchis , vagabonds , et autres merce-
naires. Devenus les ennemis des peuples qu'ils
s'étaient chargés de rendre heureux , les tyrans
établirent des troupes réglées , en apparence pour
contenir l'étranger , et en effet pour opprimer l'ha-
bitant. Pour former ces troupes , il fallut enlever à
la terre des cultivateurs , dont le défaut diminua
la quantité des denrées , et dont l'entretien intro-
duisit des impôts qui en augmentèrent le prix. Ce
premier désordre fit murmurer les peuples : il fal-
lut, pour les réprimer , multiplier les troupes , et
par conséquent la misère ; et plus le désespoir aug-
mentait, plus on se voyait contraint de l'augmen-
ter encore pour en prévenir les effets. D'un autre
côté , ces mercenaires , qu'on pouvait estimer sur
le prix auquel ils se vendaient eux-mêmes , fiers de
leur avilissement, méprisant les lois dont ils étaient
protégés, et leurs frères dont ils mangeaient le
pain , se crurent plus honorés d'être les satellites de
César que les défenseurs de Rome; et dévoués à une
obéissance aveugle, tenaient par état le poignard
levé sur leurs concitoyens , prêts à tout égorger au
premier signal. Il ne serait pas difficile de montrer
que ce fut là une des principales causes de la ruine
de l'empire romain.
L'invention de Fartillerie et des fortifications a
forcé de nos jours les souverains de l'Europe à ré-
46 DISCOURS
tablir l'usage des troupes réglées pour garder leurs
places ; mais, avec des motifs plus légitimes , il e^t
à craindre que l'effpt n'eu soit ^également funeste.
Il n'en faudra pas moins dépeupler les campagnes
pour former les armées et les garnisons ; pour les
entretenir il n'eu faudra pas moins fouler les
peuples ; et ces dangereux établissements s'ac-
croissent depuis quelque t^mps avec une telle ra-
pidité dans tous nos climats , qu'on n'en peut pré-
voir que la dépopulation prochîpne de l'Europe ,
et tôt ou tard la ruine des peuples qui l'habitent.
Quoi qu'il çp soit , on doit voir que de telles
institutions renversent nécessairement le vraT sys-
tèu^e économique qui tire le principal revenu de
l'état du domaine public , et ne l^ûssent que la res-
source fâcheuse des subsides et impôts , dont il me
reste à parler.
Il faut se ressouvenir ici que le fondement du
pacte social est la propriété ; et sa première condi-
tion , que chacun soit maintenu dans la paisible
jouissance de ce qui lui appartieut. Il est vrai que ,
par le même traité , chacun s'oblige , au moins ta-
citement , à se cotiser dans les besoins publics :
mais cet engagement ne pouvant nuire à la loi fon-
damentale , et supposant l'évidence du besoin re-
connue par les contribuables , on voit que , pour
être légitime , cette cotisation doit être volontaire,
non d'ime volonté particulière , comme s'il était
nécessaire d'avoir le consentement, de chaque ci-
toyen , et qu'il ne dût fournir que ce qu'il lui plaît,
ce qui serait directement contre l'esprit de la con-
SUR L ECONOMIE POLITIQUE. 47
fédération , mai? d'une yolonté générale , à la plu-
ralité des voix , et sur un tarif proportionnel qui
ne laisse rien d'arbitraire à l'imposition.
Cette vérité, que les impôts ne peuvent être éta-
blis légitimement que du consentement du peuple
ou de ses représeptants , a été reconnue générale-
ment de tous les philosophes et jiurisconsultes qui
se sont acquis quelque réputation dans les matières
de droit politique , sans excepter Sfodin même. Si
quelques-u^s ont établi des maximes contraires en
apparence, ou^re qu'il est aisé de voir les motifs
particuliers qui ]es y ont portés, ils y mettent tant
de conditions et de restrictions, qu'au fond la chose
revient exactement au même : car que le peuple
puisse refuser, ou que le souverain ne doive pas exi-
ger, cela est indifférept quant au droit ; et s'il n'est
question que de la force, c'est la chose la plus inu-
tile que d'examiner ce qui est légitime ou non.
Les contributions qui se lèvent sur le peuple
sont de deux sortes : les unes réelles , qui se per-
çoivent sur les choses ; les autres personnelles , qui
se paient par xêxe. On donne aux une^||( aux autres
les noms d^ impôts ou de subsides : quand le peuple
£i|^ la somme qu'il accorde, elle s'appellç subside;
quand il accorde tout le produit d'une taxe , alors
c'est un impôt. On trouve dans le livre de Y Esprit
des lois que l'ipiposition par tête est plus propre
à la servitude , et la taxe réelle plus convenable à
la liberté *. Ce\^ serait incpnt^table si les contin-
gents par tête étaient égaux ; car il n'y aurait rien
* Liy. xxn, cbap. i4*
48 DISCOURS
de plus disproportionné qu'une pareille taxe; et
c'est surtout dans les proportions exactement ob-
servées que consiste l'esprit de la liberté. Mais si
la taxe par tête est exactement proportionnée aux
moyens des particuliers , comme pourrait être celle
qui porte en France le nom de capitatiouy et qui
de cette manière est à la fois réelle et personnelle,
elle est la plus équitable , et par conséquent la plus
convenable à des hommes libres. Ces proportions
paraissent d'abord très-faciles à observer, parce que,
étant relatives à l'état que chacun, tient dans le
monde, les indications sont toujours publiques;
mais outre que l'avarice , le crédit et là fraude sa-
vent éluder jusqu'à l'évidence , il est rare qu'on
tienne compte dans ces calculs de tous les éléments
qui doivent y entrer. Premièrement, on doit consi-
<lérer le rapport des quantités selon lequel , toutes
choses égales, celui qui a dix fois plus de bien
qu'un autre doit payer dix fois plus que lui : se-
condement, le rapport des usages, c'est-à-dire la
distinction du nécessaire et du superflu. Celui qui
n'a que le ai^oiple nécessaire ne doit rien payer du
tout; la taxe de celui qui a du superflu peut aller
au besoin jusqu'à la concurrence de tout ce qni
excède son nécessaire. A cela il dira qu'eu égardf à
son rang ce qui serait superflu pour un homme in-
férieur est nécessaire pour lui ; mais c'est un men-
songe : car un grand a deux jambes ainsi qu'un
bouvier, et n'a qu'un ventre non plus que lui. De
plus , ce prétendu nécessaire est si peu nécessaire
à son rang, que, s'il savait y renoncer pour un
sUK l'^cunomie politique. 4;)
sujet louable, il n'en serait que plus respecté. Le
peuple se prosternerait devant un ministre qui
irait au conseil à pîed, pour avoir vendu ses car-
rosses dans un pressant besoin de l'état. Enfin la
loi ne prescrit la magnificence à persoime, et la
bienséance n'est jamais une raison contre le droit.
Un troisième rapport qu'on ne compte jamais,
et qu'on devrait toujours compter le premier, est
celui des utilités que chacun retire de la confédé-
ration sociale , qui protège fortement les immenses
possessions du riche, et laisse à peine un misé-
rable jouir de la chaumière qu'il a construite de
ses mains. Tous les avantages de la société ne sont-
ils pas pour les puissants et les riches? tous les
emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux
seuls? toutes les grâces, toutes les exemptions, ne
leur sont-elles pas réservées? et l'autorité pid^lique
n'est-elle pas toute en leur faveur ? Qu'un homme
de considération vole ses créanciers ou fasse d'au-
tres friponneries, n'est-il pas toujours sûr de l'im-
punité? Les coups de bâton qu'il distribue, les
violences qu'il commet, les meurtres mêmes et les
assassinats dont il se rend coupable, ne sont-cepas
des affaires qu'on assoupit , et dont au bout de six
mois il n'est plus question? Que ce même homme
soit volé, toute la police est aussitôt en mouve-
ment; et malheur aux innocents qu'il soupçonne!
Passe-t-il dans un lieu dangereux , vqilà les escortes
en campagne; l'essieu de sa chaise vient-il à rompre,
tout vole à son secours ; fa'it-on du bruit à sa porte ,
il dit un mot, et tout se tait ; la foule l'iucommode-
R, V, 4
OO DISCOURS
t-elle, il fait un signe, et tout se range; un charretier
se trouve-t-il sur son passage, ses gens sont prêts
à l'assommer; et cinquante honnêtes piétons al-
lant à leurs affaires seraient plutôt écrasés qu'un
faquin oisif retardé dans son équipage. Tous ces
égards ne lui coûtent pas un sou ; ils sont le droit
de l'homme riche, et non le prix de la richesse.
Que le tableau du pauvre est différent! plus l'hu-
manité lui doit , plus la société lui refuse ; toutes
les portes lui sont fermées , même quand il a droit
de les faire ouvrir; et si quelquefois il obtient jus-
tice , c'est avec plus de peine qu'un autre n'obtien-
drait grâce : s'il y a des corvées à faire, une mi-
lice à tirer , c'est à lui qu'on donne la préférence ;
il porte toujours , outre sa charge , celle dont son
voisin plus riche a le crédit de se faire exempter :
au moindre accident qui lui arrive chacun s'éloigne
' de lui : si sa pauvre charrette verse, loin d'être aidé
par personne , je le tiens heureux s'il évite en pas-
sant les avanies des gens lestes d'un jeune duc : en
un mot , toute assistance gratuite le fuit au besoin ,
précisément parce qu'il n'a pas de quoi la payer ;
' mais je le tiens poiu* un homme perdu s'il a le
malheur d'avoir l'ame honnête , une fille aimable ,
et un puissant voisin.
Une autre attention non moins importante à
faire , c'est que les pertes des pauvres sont beau-
coup moins réparables que celles du riche , et que
la difficulté d'acquérir croît toujours en raison du
besoin. On ne fait rien avec rien ; cela est vrai dans
les affaires comme en physique : l'argent est la se-
SUR l'économie politique. 5i
mence de l'argent , et la première pistole est quel-
quefois plus difficile à gagner que le second mil-
lion. Il y a plus encore ; c'est que tout ce que le
pauvre paie est à jamais perdu pour lui, et reste
ou revient dans les mains du riche ; et comme c'est
aux seuls hommes qui ont part au gouvernement,
ou à ceux qui en approchent , que passe tôt ou tard
le produit des impôts, ils ont, même en payant
leur contingent , un intérêt sensible à les aug-
menter. '
Résumons en quatre mots le J)acte social des
deux états. « Vous avez besoin de moi , car je suis
« riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un ac-
« cord entre nous : je permettrai que vous ayez
«l'honneur de me servir, à condition que vous
« me donnerez le peu qui vous reste pour la peine
« que je prendrai de vous commander. »
Si l'on combine avec soin toutes ces choses , on
trouvera que, pour répartir les taxes d'une ma-
nière équitable et vraiment proportionnelle , l'im-
position n'en doit pas être faite seulement en rai-
son des biens des contribuables , mais en raison
composée de la différence de leurs conditions et
du superflu de leurs biens : opération très-impor-
tante et très-difficile que font tous les jours des
multitudes de commis honnêtes gens et qui savent
l'arithmétique , mais dont les Platon et les Mon-
tesquieu n'eussent osé se charger qu'en tremblant,
et en demandant au ciel des lumières et de l'inté-
grité.
Un autre inconvénient de la taxe personnelle ,
4.
52 DISCOURS
c'est de se faire trop sentir et d'être levée avec
trop de dureté; ce qui n'empêche pas qu'elle ne
soit sujette à beaucoup de non-valeurs , parce qu'il
est plus aisé de dérober au rôle et aux poursuites
sa tête que ses possessions.
De toutes les autres impositions, le cens sur les
terres ou la taille réelle a toujours passé pour la
plus avantageuse dans les pays où l'on a plus d'é-
gard à la quantité du produit et à la sûreté du
recouvrement qu'à la moindre inconimodité du
peuple. On a même osé dire qu'il fallait charger le
paysan pour éveiller sa paresse , et qu'il ne ferait
rien s'il n'avait rien à payer. Mais l'expérience dé-
ment chez tous les peuples du monde cette maxime
ridicule : c'est en Hollande , en Angleterre , où le
cultivateur paie très-peu de chose, et surtout à la
Chine , où il ne paie rien , que la terre est le mieux
cultivée. Au contraire , partout où le laboureur se
voit chargé à proportion du produit de son champ,
il le laisse en friche, ou n'en retire exactement
que ce qu'il lui faut pour Vivre. Car pour qui perd
le fruit de sa peine , c'est gagner que ne rien faire ;
et mettre le travail à l'amende est un moyen fort
singulier de bannir la pareisse.
De la taxe sur les terres ou sur le blé , surtout
quand elle est excessive , résultent deux inconvé-
nients si terribles , qu'ils doivent dépeupler et rui-
ner à la .longue tous les pays où elle est établie.
Le premier vient du défaut de circulation des
espèces, car le commerce et l'industrie attirent
dans les capitales, tout l'argent de la campagne ; et
stjR l'iêgonomie politique. 53
l'impôt détruisant la proportion qui pouvait se
trouver endore entre les besoins du laboureur et
le prix de son blé , l'argent vient sans cesse et ne
retourne jamais: plus la ville est riche , plus le pays
est misérable. Le produit des tailles passe des
mains du prince ou du financier dans celles des ar-
tistes et des marchands; et le cultivateur, qui n'en
reçoit jamais que la moindre partie, s^épuise enfin
en payant toujours également et recevant toujours
moins. Comment voudrait-on que pût vivre un
homme qui n'aurait que des veines et point d'ar-
tères , ou dont les artères ne porteraient le sang
qu'à quatre doigts du cœur? Chardin dit qu'en Perse
les droits du roi sur les denrées se paient aussi en
denrées : cet usage, qu'Hérodote témoigne avoir
autrefois été pratiqué dans le même pays jusqu'à
Darius, peut prévenir le mal dont je viens de par-
ler. Mais , à moins qu'en Perse les intendants , di-
recteurs , commis et garde-magasins ne soient une
autre espèce de gens que partout ailleurs, j'ai
peine à croire qu'il arrive jusqu'au roi la moindre
chose de tous ces produits, que les blés ne se
gâtent pas dans tous les greniers, et que le feu ne
consume pas la plupart des magasins.
Le second inconvénient vient d'un avantage ap-
parent, qui laisse aggraver les maux avant qu'on
les aperçoii^ : c'est que le blé est une denrée que
les impôts ne renchérissent point dans le pays qui
la produit , -et dont , malgré son absolue nécessité ,
la quantité diminue sans que le prix en augmente ;
ce qui fait que beaucoup de gens meurent de faim,
54 ' «DISCOURS
quoique le blé continue d'être à bon marché , et
qiie le laboureur reste seul chargé de l'impôt, qu'il
n'a pu défalquer sur le prix de la vente. Il faut
bien faire attention qu'on ne doit pas raisonner de
la taille réelle comme des droits sur toutes les mar-
chandises, qui en font hausser le prix, et sont
ainsi payés moins par les marchands que par les
acheteurs. Car ces droits, quelque forts qu'ils
puissent être, sont pourtant volontaires, et ne
sont payés par le marchand qu'à proportion des
marchandises qu'il achète; et comme il n'achète
qu'à proportion de son débit, il fait la loi au par-
ticulier. Mais le laboureur, qui> soit qu'il vende
ou non , est contraint de payer à des termes fixes
pour le terrain qu'il cultive, n'est pas le maître
d'attendre qu'on mette à sa denrée le prix qu'il lui
plaît ; et quand il ne la vendrait pas pour s'entre-
tenir , il serait forcé de la vendre pour payer la
taille; de sorte que c'est quelquefois l'énormité de
l'imposition qui maintient la denrée à vil prix.
Remarquez encore que les ressources du com-
mepce et de l'industrie, loin de rendre la taille plus
supportable par l'abondance de l'argent, ne la
rendent que plus onéreuse. Je* n'insisterai point
sur une chose très-évidente , savoir , que si la plus
grande ou moindre quantité d'argent dans un état
peut lui donner plus ou moins de crédit au-de-
hors, elle ne change en aucune manière la fortune
réelle des citoyens, et ne les met ni plus n) moins
à leur aise. Mais je ferai ces deux remarques im-
portantes: l'une, qu'à moins que l'état n'ait des
SUR l'économie politique. 55
denrées superflues et que l'abondance de l'argent
ne vienne de leur débit chez l'étranger , les villes
où se fait le commerce se sentent seules de cette
abondance ^ et que le paysan ne fait qu'en devenir
relativement plus pauvre ; l'autre , que le prix de
toutes choses "haussant avec la multiphcation de
l'argent, il faut aussi que les impôts haussent à pro-
portion ; de sorte que le laboureur se trouve plus
chargé sans avoir plus de ressources.
On doit voir que la taille sur les terres est un
véritable impôt sur leur produit. Cependant cha-
cim convient que rien n'est si dangereux qu'un im-
pôt sur le blé, payé par l'acheteur : comment ne
voit-on pas que le mal est cent fois pire quand cet
impôt est payé par le cultivateur même ? N'est-ce
pas attaquer la subsistance de l'état jusque dans sa
source? n'est-ce pas travailler aussi directement
qu'il est possible à dépeupler le pays , et par con-
séquent à le ruiner à la longue ? car il n'y a point
pour une nation de pire disette que celle des
hommes.
Il n'appartient qu'au véritable homme d'état d'é-
lever ses vues dans l'assiette des impôts plus haut
que rx)bjet des finances , de transformer des charges
onéreuses en d'utiles règlements de police , et de
faire douter au peuple si de tels établissements
n'ont pas eu pour fin le bien de la nation plutôt
que le produit des taxes.
Les droits sur l'importation des marchandises
étrangères dont les habitants sont avides sans que
le pays en ait besoin , sur l'exportation de celles du
56 ^ DISCOURS
crû du pays, dont il n'a pa» de trop et dont les
étrangers ne peuvent se passer , sur les productions
des arts inutiles et trop lucratifs^ sur les entrées
dans les villes des choses de pur agrément, et en gé-
néral sur tous les objets de luxe , rempliront tout
ce double objet. C'est par de tels impôts, qui sou-
lagent la pauvreté et chargent la richesse, qu'il faut
prévenir l'augmentation continuelle de l'inégalité
des fortunes, l'asservissement aux riches d'une
multitude d'ouvriers et de serviteurs inutiles, la
multiplication des gens oisifs dans les villes, et
la désertion des campagnes. ,
Il est important de mettre entre le prix des choses
et les droits dont on les charge une telle proportion,
que l'avidité des particuliers ne soit point trop por-
tée à la fraude par la grandeur des profits. Il faut en-
core prévenir la facilité de la contrebande, en pré-
férant les marchandises les moins faciles à cacher.
Enfin il convient que l'impôt soit payé par celui
qui emploie la chose taxée plutôt que par celui qui
la vend , auquel la quantité des droits dont il se trou-
verait chargé donnerait plus de tentations et de
moyens de les frauder. C'est l'usage constant de la
Chine, le pays du monde où les impôts sont les
plus forts et les mieux payés : le marchand ne paie
rien ; l'acheteur seul acquitte le droit, sans qu'il en
résulte ni murmures ni séditions, parce que les
denrées nécessaires à la vie ,- telles que le riz et le
blé , étant absolument franches , le peuple n'est
point foulé, et l'impôt ne tombe que sur les gens
aisés. Au reste , toutes ces précautions ne doivent
SUR l'Économie politique. 57
pas tant être dictées par la crainte de la contre-
bande que par l'attention que doit avoir lé gouver-
nement à garantir les particuliers de la séduction
des profits illégitimes , qui , après en avoir fait de
mauvais citoyens, ne tarderait pas d'en faire de mal-
honnêtes gens.
Qu'on établisse de fortes taxes sur la livrée , sur
les équipages , sur les glaces , lustres et ameuble-
ments, sur les étoffes et la dorure, sur les cours et
jardins des hôtels , sur les spectacles de toute es-
pèce, sur les professions oiseuses, comme bala-
dins, chanteurs , histrions , et en un mot sur cette
foule d'objets de luxe, d'amusement et d'oisiveté,
qui frappent tous les yeux , et qui peuvent d'autant
moins se cacher que leur seul usage est de se mon-
trer , et qu'ils seraient inutiles s'ils n'étaient vus.
Qu'on ne craigne pas que de tels produits fussent ar-
bitraires, pour n'être fondés que sur des choses qui
ne sont pas d'une absolue nécessité : c'est bien mal
connaître les hommes que de croire qu'après s'être
une fois laissé séduire par le luxe , ils y puissient
jamais renoncer ; ils renonceraient cent fois phitôt
au nécessaire, et aimeraient encore mieux mourir
de faim que de honte. L'augmentation de la dé-
pense ne sera qu'une nouvelle raison pour la sou-
tenir , quand la vanité de se montrer opulent fera
son profit du prix de la chose et des frais de la taxe.
Tant qu'il y aura des riches , ils voudront se dis-
tinguer des pauvres ; et l'état ne saurait se former
un revenu moins onéreux ni plus assuré que sur
cette distinction.
58 DISCOURS .
Par la même raison, l'industrie n'am*ait rien à
souffrir d'un ordre économique qui enrichirait les
finances, ranimerait l'agriculture en soulageant le
laboureur , et rapprocherait insensiblement toutes
les fortunes de cette médiocrité qui fait la véritable
force d'un état. Il se pourrait, je l'avoue, que les
impôts contribuassent à faire passer plus rapide-
ment quelques modes : mais ce ne serait jamais que
pour en substituer d'autres sur lesquelles l'ouvrier
gagnerait sans que le fisc eût rien à perdre. En un
mot, supposons que l'esprit du gouvernement soit
constamment d'asseoir toutes les taxes sur le su-
perflu des richesses, il arrivera de deux choses
l'une : ou les riches renonceront à leurs dépenses
superflues pour n'en faire que d'utiles, qui re-
tourneront au profit de l'état; alors l'assiette des
impôts aura produit l'effet des meilleures lois somp-
tuaires , les dépenses de l'état auront nécessaire-
ment diminué avec celles des particuliers , et le fisc
ne saurait moins recevoir de cette manière qu'il
n'ait beaucoup moins encore à débourser : ou si les
riches ne diminuent rien de leurs profusions, le fisc
aura dans le produit des impôts les ressources qu'il
cherchait pour pourvoir aux besoins réels de l'état.
Dans le premier cas, le fisc s'enrichit de toute la
dépense qu'il a de moins à faire ; dans le second ,
il s'enrichit encore de la dépense inutile des parti-
culiers.
Ajoutons à tout ceci une importante distinction
en matière de droit politique, et à laquelle les gou-
vernements , jaloux de faire tout par eux-mêmes ,
SUR l'économie politique. 59
devraient donner une grande attention. J'ai dit que
les taxes personnelles et les impôts sur les choses
d'absolue nécessité, attaquant directement le droit
de propriété , et par conséquent le vrai fondement
de la société politique, sont toujours sujets à des
conséquences dangereuses , s'ils ne sont établis
avec l'exprès consentement du peuple ou de ses
représentants. Il n'en est pas de même des droits
sur les choses dont on peut s'interdire l'usage ; car
alors le particulier n'étant point absolument con-
traint à payer , sa contribution peut passer pour
volontaire ; de sorte que le consentement particu-
lier de chacun des contribuants supplée au^con-
sentement général, et le suppose même en quelque
manière : car pourquoi le peuple s'opposerait-il à
toute imposition qui ne tombe que sur quiconque
veut bien la payer? Il me paraît certain que tout
ce qui n'est ni proscrit par les lois , ni contraire aux
mœurs, et que le gouvernement peut défendre, il
peut le permettre moyennant un droit. Si, par
exemple, le gouvernement peut interdire l'usage
des carrosses, il peut, à plus forte raison, imposer
une taxe sur les carrosses ; moyen sage et utile d'en
blâmer l'usage sans le faire cesser. Alors on peut
regarder la taxe comme une espèce d'amende dont
le produit dédommage de l'abus qu'elle punit.
Quelqu'un m'objectera peut-être que ceux que
Bodin appelle imposteurs , c'est - à - dire ceux qui
imposent ou imaginent les taxes, étant dans la
classe des riches, n'auront garde d'épargner les
autres à leurs propres dépens, et de se charger
Go DISCOURS SUR L ECONOMIE POLITIQUE.
eux-mêmes pour soulager les pauvres. Mais il faut
rejeter de pareilles idées. Si , dans chaque nation ,
ceux à qui le souverain commet le gouvernement
des peuples en étaient les ennemis par état, ce ne
serait pas la peine de rechercher ce qu'ils doivent
faire pour les rendre heureux.
DU CONTRAT SOCIAL,
ou
PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE.
Fœderîs seqaas
Dicamus leges.
YiRG. AEneid. , lib. xi, y. 32.
AVERTISSEMENT.
Ce petit traité est extrait d'un ouvrage plus étendu, entrepris
autrefois sans avoir consulté mes forces , et abandonné depuis
long-temps. Des divers morceaux qu'on pouvait tirer de ce qui
était fait y celui-ci est le plus considérable, et m'a paru le
moins indigne d'être offert au public. Le reste n'est déjà plus *.
* « Montesquieu n*a parlé que des lois positives; il a laissé son bel édifice im-
parÊdt : mais il fallait aller à la source même des lois , remonter à cette pre-
mière coaventioii expresse o« tacite qui Ue toutes l0# sociétés. Le Contrat so-
cial a paru ; c'est le portique du temple et le premier chapitre de TKsprit des
lois. C'est de l'auteur qu'on peut dire véritablement : Le genre humain avait
perdu ses titres i Jean^acques les a retrouvés. » (Note de Brizard, édition de
Poinçot , tome viii. )
Que l'on conteste ou non sur la validité de ces titres ou sur les conséquences
qu'on en peut tirer dans l'application, il est certain que l'objet de notre auteur
dans cet ouvrage est parfaitement déterminé par cette note d'un précédent édi-
teur ; c'est ce qui nous a engagé à la reproduire.
Au surplus , Rousseau lui-même a présenté la substance de son Contrat so-
eial dans le livre v de V Emile , lorsqu'il est question de faire voyager son
élève , et il en a donné encore une analyse plus courte dans les Lettres de la
Montagne (Lettre vi). En lisant ces deux morceaux après le Contrat social,
on en saisira d'autant mieux l'ensemble et l'esprit général.
(Note de M. Pétitain. )
DU CONTRAT SOCIAL,
ou
PRINCIPES DU DROIT POLITIQUE.
LIVRE L
Je veux chercher si , dans Tordre civil , il peut y
avoir quelque règle d'administration légitime et
sûre, en prenant les hommes tels qu'ils sont, et les
lois telles qu'elles peuvent être. Je tâcherai d'aUier
toujours, dans cette recherche, ce que le droit per-
met avec ce que l'intérêt prescrit , afin que la jus-
tice et l'utilité ne se trouvent point divisées.
J'entre en matière sans prouver l'importance de
mon sujet. On me demandera si je suis prince bu
législateur pour écrire sur la politique. Je réponds
que non , et que c'est pour cel^ que j'écris sur la
politique. Si j'étais prince ou législateur, je ne per-
drais pas mon temps à dire ce qu'il faut faire ; je
le ferais, ou je me tairais.
Né citoyen d'un état libre, et membre du souve-
rain , quelque faible influence que puisse avoir ma
voix dans les affaires publiques , le droit d'y voter
suffit pour m'imposer le devoir de m'en instruire:
heureux, toutes les fois que je médite sur les gou-
vernements, de trouver toujours dans mes recher-
ches de nouvelles raisons d'aimer celui de mou
pays!
64 DU COIfTRAT SOCIAL.
I
CHAPITRE I.
Sujet de ce premier Livre.
L'homme est né libre, et partout il est dans les
fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse
pas d'être plus esclave qifeux. Comment ce chan-
gement s'est-il fait? Je l'ignore. Qu'est-ce qui peut
le rendre légitime? je crois, pouvoir résoudre cette
question.
Si je ne considérais que la force, et l'effet qui en
dérive , je dirais : Tant qu'un peuple est contraint
d'obéir, et qu'il obéit, il fait bien; sitôt qu'il peut
secouer le joug , et qu'il le secoue , il fait encore
mieux: car, recouvrant sa liberté par le même
droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la re-
prendre, ou l'on ne l'était point à la lui ôter. Mais
l'ordre social est un droit sacré qui sert de base à
tous les autres. Cependant ce droit ne vient point
de la nature; il est donc fondé sur des conventions.
Il s'agit de savoir quelles sont ces conventions.
Avant d'en venir là, je dois établir ce que je viens
d'avancer.
CHAPITRE II.
Des premières sociétés.
La plus ancienne de toutes les sociétés , et la seule
naturelle , est celle de la famille ; encore les enfants
LIVRE I, CHAPITRE II. 65
ne restènt-ils liés au père qu'aussi long-temps qu'ils
ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce
besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants,
exempts de l'obéissance qu'ils devaient au père; le
père, exempt des soins qu'il devait aux enfants,
rentrent tous également dans l'indépendance. S'ils
continuent de rester unis , ce n'est plus naturelle-
ment, c'est volontairement; et la famille elle-même
ne se maintient que par convention.
Cette liberté commune est une conséquence de
la nature de l'homme. Sa première loi est de veiller
à sa propre conservation, ses premiers soins sont
ceux qu'il se doit à lui-même; et, sitôt qu'il est en
âge de raison , lui seul étant juge des moyens pro-
pres à le conserver, devient par là son propre
maître.
La famille est donc, si l'on veut, le premier mo-
dèle des sociétés politiques : le chef est l'image du
père , le peuple est l'image des enfants ; et tous ,
étant nés égaux et libres, n'aliènent leur liberté
que pour leur utilité^ Toute la différence est que ,
dans la famille , l'amour du père pour ses enfants
le paie des soins qu'il leur rend ; et que, dans l'état,
le plaisir de commander supplée à cet amour que
le chef n'a pas pour ses peuples.
Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi
en faveur de ceux qui sont gouvernés : il cite l'es-
clavage en exemple. Sa plus constante manière de
raisonner est d'établir toujours le droit par le fait^.
^ « Les sayantes recherches sur le droit public ne sont souvent
« que rhîttoire des anciens abus ; et on s'est entêté mal à propos
R. V. 5
66 pu CONTRAT SOCIAL.
On pourrait employer une méthode plus conséï-
quente , mais non plus favorable aux tyrans.
Il est donc douteux^ selon Grotius, si le genre
humain appartient à une centaine d'hommues, ou si
cette centaine d'honmies appartient au genre hu-
main : et il paraît, dans tout «on livre , pencher
pour le premier avis : c'est aus$i le sentiment de
HoW>es. Ainsi voilà l'espèce humaine divisée en
troupeaux de bét^l, 4ont chacun a son chef, qui
le garde pour le dévorer *.
Comme un pâtre est d'une nature supérieure à
celle de son troupeau , les pasteurs d'hommes , qui
sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure
à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rap-
port de Philon, l'empereur Caligula; concluant
assez bien de cette analogie que les rois étaient des
dieux, ou que les peuples étaient des bétes **.
« quand on s'est donné la peine de les trop étudier. » Traité des In»
téréts de la France avec ses ^voisins , par M. le marquis d'Argenson
( imprimé chez Rey , à Amsterdam ). Voilà précisément ce qu'a fait
Grotius.
* Grotius, célèbre publiciste hollandais, mort en 164^) sl pu-
blié un grand nombre d'ouvrages dont le plus renommé est son
traité de Jure belli et pacis ^ traduit et commenté dans toutes les
langues de l'Europe. La meilleure édition de la traduction française
de Barbeyrac est de Bâle , 1 746 , ^ vol. in - 4°. — Hobbes , philoso-
phe anglais non moins célèbre, mort en 1679, est surtout connu
par son traité de Cwe, traduit en français par Sorbière^ 1649 , in-8°.
Cette traduction a été réimprimée avec celle de deux autres ouvrages
du même auteur , sous le titre 4e OEiwres philosophiques et politiques
de Hobbes , Neuchâtel (Paris), 1787, a vol. in-8°.
** Philon , écrivain juif d'Alexandrie , fécond en belles pensées ,
est auteur de plusieurs ouvrages sur la morale et la religion , qui lui
ont mérité le surnom de Platon juif. Envoyé en ambassade à Cali-
gula , et n'ayant rien obtenu de cet empereur , ii s'en vengea en
écrivant sous le titre d* Ambassade à Caius une espèce de relation
LIVRE I, CHAPITRE II. 67
Le raisoîmement de ce Caligula revient à celui
de Habbes et de Grotius. Aristote , ayant mi% tous ,
avait dît {aussi * que lies hoiiime$ ne sont point na-
turellement égau^ ; mais que les uns naissent pour
l'esclavage, et les autres pour la domination.
Aristote avait raison; «aais il prenait l'effet pour
la cause. Toiutt hom^fie né dans l'esclavage naît pour
l'esclavage, rie>i n'est plus certain. Lesesidaves per-
dent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sor-
tir ; ils aiment leur servitude comme les compa-
gnons d'Ulysse aimaient leur abrutissements S'il
y a donc des esclaves par nature , c'est parce qu'il
y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les
premiers esclaves , leur lâcheté les a perpétués.
Je n'ai rien dit du roi Adam , ni de l'empereur
Noé, père de trois grands monarques qui se parta-
gèrent l'univers , comme firent les enfants de Sa-
turne, qu'on a cr^ reconnaîjtre en eux. J'e^)ère
qu'on me saura gré de cette modération; car, des-
cendant directement de l'un de ces princes, et
qui est paryenne jasqu*à nous* Quant au passage dont il s'agît ici ,
le Toici 4lans le style naïf que prête à Philon an vieux traducteur :
« Gaïus s'efForceant de se faire croyre Dieu , on dit qu'au commen-
« cernent de cette folle appréhension , il usa de ce propos : Tout
«ainsy que les pastoureaux des animaux, comme bouviers, chè-
« vrieis, bergers, ne sont ni bœufs, ni chèvres, ni aigneaux, ains
« sont hommes d'une meilleure condition et qualité , aussy faut
«•penser que luoy qui suis le gouverneur de ce très -bon troupeau
« d'hommes , suis différent des autres , et que je ne tiens point de
« l'homme , mais d'une part plus grande et plus divine. Après qu'il
« eut imprimé ceste opinion dedans son esprit , etc. » OEuvres de
PKdojiy traduction de P. BeHier, in-8^. Ptiris, iSgS.
* Polîtic., lib. I , cap. 5.
' Voyez un petit traité de Plutarque, intitulé , Que les bétes usent
ât la raison.
5.
68 DU CONTRAT SOCIAL.
peut-être de la branche aînée, que sais-je si, par
la vérification des titres , je ne me trouverais point
le légitime roi du genre humain ? Quoi qu'il en soit ,
on ne peut disconvenir qu'Adam n'ait été souverain
du monde, comme Robinson de son île, tant qu'il
en fut le seul habitant; et ce qu'il y avait de com-
mode dans cet empire était que le monarque, assuré
sur son trône, n'avait à craindre ni rébellions, ni
guerres, ni conspirateurs.
CHAPITRE IIL
Du droit du plus fort.
Le plus fort n'est jamais assez fort pour être tou-
jours le maître , s'il ne transforme sa force en droit,
et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort;
droit pris ironiquement en apparence , et réellement
établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on ja-
mais ce mot? La force est une puissance physique;
je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses
effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non
de volonté; c'est tout au plus un acte de prudence.
En quel sens pourra-ce être un devoir?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis
qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable; car,
sitôt que c'est la force qui JFait le droit , l'effet change
avec la cause : toute force qui surmonte la première
succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir im-
punément, on le peut légitimement; et puisque le
plus fort a toujours raison , il ne s'agit que de faire
LIVRE I, CHAPITRE 111. 69
en sorte qu'on soit le plus fort. Or qu'est-ce qu'un
droit qui périt quand la force cesse ? S'il faut obéir
par force, on n'a pas besoin d'obéir par devoir; et
si Ton n'est plus forcé d'obéir, on n'y est plus obligé.
On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à
la force; il ne signifie ici rien du tout.
Obéissez aux puissances. Si cela veut dire, cédez
à la force, le précepte est bon, mais superflu; je
réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance
vient de Dieu , je l'avoue ; mais toute maladie en
vient aussi : est-ce à dire qu'il soit défendu d'ap-
peler le médecin ? Qu'un brigand me surprenne
au coin d'un bois, non -seulement il faut par force
donner la bourse ; mais , quand je pourrais la
soustraire , suis-je en conscience obligé de la don-
ner ? car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une
puissance.
Convenons donc que force ne fait pas droit,
et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances lé-
gitimes. Ainsi ma question primitive revient tou-
jours.
CHAPITRE IV.
De Pesclavage.
Puisque aucun homme n'a une autorité naturelle
sur son semblable , et puisque la force ne produit
aucun droit, restent donc les conventions pour
base de toute autorité légitime parmi les hommes.
Si un particulier , dit Grotius , peut aliéner sa
70 DU CONTRAT SOCIAL.
liberté et se rendre esclave d'un maître , pourquoi
tout un peuple ne poufrait-il pas aliéner la sienne
et se rendre sujet d'un roi ? Il y a là- bien des mots
équivoques qui auraient besoin d'explication ; mais
tenons -nous- en à celui di aliéner. Aliéner, c'est
donner ou vendre. Or tin homme qui se fait es-
clave d'un autre ne se donne pas ; il se vend tout
au moins pour sa subsistance : mais un peuple,
pourquoi se vend-il ? Bien loin qu'un roi fournisse
à ses sujets leur subsistance , il ne tire la sienne
que d'eux ; et , selon Rabelais, un roi ne vit pas de
peu. Les sujets donnent donc leur personne à con-
ditioi^ qu'on prendra aussi leur bîefe ? Je ne vois
pas ce qu'il leur reste à conserver.
On dira que le desposte assure à ses sujets la
tranquillité civile ; soit : mais qu'y gagnent-ils , si
les guerres que son ambition leur attire , si son
insatiable avidité , si les vexations de son ministère
les désolent plus que ne feraient leurs dissensions?
Qu'y gagnent - ils , si cette tranquillité même est
une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans
les cachots : en est-ce assez pour s'y trouver bien ?
Les Grecs enfermés dans l'antre du cyclope y vi-
vaient tranquilles , en attendant que leur tour vînt
d'être dévorés.
Dire qu'un homme se donne gratuitement, c'est
dire une chose absurde et inconcevable; u» tel acte
est illégitime et nul , par cela seul que celui qui le
fait n'est pas dans» son bon sens. Dire la même chose
de tout un peuple , c'est supposer un peuple de
fous : la folie ne fait pas droit.
* LIVRE I, CHAPITRE IV. 71
Qoand chsLcntk pourrait s'aliéner lui - même , il
ne peut aliéner ses enfants j ils naissent homtnes et
libres ; leur liberté leur appartient , nul n'a droit
d'en disposer qu'eux. Avant qu'ils soient en âge de
raison y le père peut, en leur nom , stipuler deç
conditions pour leur conservation , pour leur bien-
être , mais non les donner irrévocablement et sans
condition ; car un tel don est contraire atix fins de
la nature , et passe les droits de la: paternité. II
faudrait donc , poiir qu'un gouvernement arbi-
traire fût légitime, qu'à ch^qtie génération le
peuple Rit le maîtfiB de l'admettre ou de le re-
jeter r maïs Ê^rs ce gouvernement ne serait plus
arbitraire.
Renottcer k sa liberté , c'est renoiicer à sa qualité
d'homine , aux droits de l'humanité , même à ses
devoirs. Il n'y a nul dédommagement possible potfr
quiconque renonce à tout. Utfe telle renonciation
est ineomipsrïiblie avec la nature de l'homme'; et
c'est ôter toute motolité à ses actions que d'ôter
toute liberté à 1^ voïonté. Enfin c'est une conven-
tion vaine et contradictoire de stipuler tfune part
une autorité absolue , et de l'autre une obéissance
sans bornes. N'est-il pas' clair qu'on n'est engagé à
rien envers celui dont otn a droit de tout exiger ?
Et cette seurle condition , sans équivalent , sans
échange, rfentraîne-t-elte pas la nuittté de l'acte ?
Car , quel droit mon esclave aurait-il contre Moi ,
puisque tout ce qti'ii a m'appartient , et que son
dtoii? étafert le iliien , ce droit de moi contre moir
même est un m^ot qui n'a aucun sens?
y
72 I)U X:ONTRAT SOCIAL.
Grotius et les autres tirent de la guerre une autre
origine du prétendu droit d'esclavage. Le vainqueur
ayant, selon eux , le droit de tuer le vaincu , celui-ci
peut racheter sa vie aux dépens de sa liberté; con-
vention d'autant plus légitime qu'elle tourne au
profit de tous deux.
Mais il est clair que ce prétendu droit de tuer
les vaincus ne résulte en aucune manière de l'état
de guerre. Par cela seul que les hommes , vivant
dans leur primitive indépendance , n'ont point
entre eux de rapport assez constant pour consti-
tuer ni l'état de paix ni l'état de guerre , ils ne sont
point naturellement ennemis. C'est le rapport des
choses et non des hommes qui constitue la guerre;
et l'état de guerre ne pouvant naître des simples re-
lations personnelles , mais seulement des relations
réelles , la guerre privée ou d'homme à homme ne
peut exister , ni dans l'état de nature , où il n'y a
point de propriété constante , ni dans l'état social ,
où tout est sous l'autorité des lois.
Les combats particuliers , les duels , les ren-
contres , sont des actes qui ne constituent point
un état ; et à l'égard des guerres privées , autorisées
par les étabUssements de Louis IX, roi de France ,
et suspendues par la paix de Dieu, ce sont des
abus du gouvernement féodal , système absurde ,
s'il en fut jamais , contraire aux principes du droit
naturel et à toute bonne politie.
La guerre n'est donc point une relation d'homme
à homme , mais une relation d'état à état , dans
laquelle les particuliers ne sont ennemis qu'acci-
LIVRE I, CHAPITRE IV. 73-
deritelleinent, non point comme hommes, ni même
comme citoyens "* , mais comme soldats ; non point
comme membres de la patrie , mais comme ses dé-
fenseurs. Enfin chaque état ne peut avoir pour en-
nemis que d'autres états , et non pas des hommes ,
attendu qu'entre choses de diverses natures on ne !
peut fixer aucun vrai rapport.
Ce principe est même conforme aux maximes
étabUes de tous les temps et à la pratique constante
de tous les peuples policés. Les déclarations de
guerre sont moins des avertissements aux puis-
sances qu'à leurs sujets. L'étranger , soit roi , soit
particulier , soit peuple , qui vole , tue , ou détient
les sujets , sans déclarer la guerre au prince , n'est
pas un ennemi , c'est un brigand. Même en pleine
guerre , un prince juste s'empare bien , en pays en-
nemi , de tout ce qui appartient au public ; mais il
respecte la personne et les biens des particuliers ;
^ Les Romains , qui ont entendu et plus respecté le droit de la
guerre qu'aucune nation du monde, portaient si loin le scrupule à
cet égard , qu*il n'était pas permis à un citoyen de servir comme
volontaire , sans s'être engagé expressément contre Fennemi , et
nommément contre tel ennemi. Une légion où Gaton le fils faisait ses
premières armes sous Popilius ayant été réformée, Caton le père
écrivit à Popilius que, s'Û voulait bien que son fils continuât de
servir sous lui , il £iUait lui ùâre prêter un nouveau serment mili-
taire^ parce que, le premier étant annulé, il ne pouvait plus porter
les armes contre l'ennemi. Et le même Caton écrivit à son fils de se
bien garder de se présenter au combat qu'il n'eût prêté ce nouveau
serment. Je sais qu'on pourra m'opposer le siège de Glusium et
d'autres faits particuliers ; mais moi je cite des lois , des usages. Les
Romains sont ceux qui ont le moins souvent transgressé leurs lois; et
ils sont les seuls qui en aient eu d'aussi belles *,
* Pour le sennent exigé par Caton père, voyez Cic. de Offic, , lib. x ,
cap. 2. Pour le fait relatif au siège de Clnsium , voyez Tit.-Liv. , lib. v ,
cap. 35-37.
74 ^^ CONTRAT SOCIAL.
il respecte des droits sur le^queli^ sont fondés les
siens. La fin de k guerre étant la destruction de
l'état ennemi , on a droit d'en tuei* tes défenseurs
tant qu'ils ont les armes à la rhain ; mais sitôt
qu'ilis les posent et se rendent , cessait" d'être en-
nemifr ou instruments de Fennemi , ils rédeviennent
simplement hommes ; et l'on n'a pluà de droit sur
leur vie. Quelquefois on peut tuer l'état sans tuer
un seul de sels memfbres : or la gaett& ne dûnne
aucun droit qui ne soit nécessaire k sa fin. Ces
priboipes^ ne sont pas eetix de Grotitfs ; ils ne sont
pas fondés sur desi autorités de poètes ; mais ils
dériveiM: de la natùi% des choses, et sont fondés sur
la raison.
A Fégard dtl droi* de conquête , il n'a d'autre
fondement que laf loi du plus (ott Si la guerre ne
donne point au vainqueui^ le droit de massacrer
les peuptes vaincus , ce droit , qu^îl n'a pas , ne
peut fonder celui de les asservir. On n'a le droit de
tuer l'ennemi que quand on ne peut le faire esclave;
le droit de le faire esclave ne vient donc pas du
\ droit de le tuer : c'est donc un échange inique de
lui faire acheter au prix de sa liberté sa vie , sur
laquelle on n'a aucuti droit. Eni établissant le droit
de vie et de mort sur le droit d'esdavage , et le
droit d'esclavage sur le diK>it de vie et de mort , n'est-
il pas dair qu'on tombe dans le cercle vicieux ?
En» supposant même ce terrible droit de tout
tuer , je dis qu'un esclave fait à la gtierre , ou un'
peuple conquis , n'est tenu à rien du tout envers
son maître , qu'à lui obéir autant qu'il y est forcé.
LIVRE I, CHAPITRE IV. ^5
Eu prenant un équivalent à sa vie , le vainqueur
ne lui en a point &it grâce : au lieii de le tuer sans
fruit, il l'a tué utilement:. Loin donc qu'il ait acquis
sur lui nulle autorité jointe à la force , l'état de
guerre subsiste entre eux comme auparavant, leur
relation même en est l'effet ; et l'usage du droit de
la guerre ne suppose aucun traité de paix. Ils ont
fait une convention ; soit : mais cette convention ,
loin de détruire l'état de guerre , en suppose la
continuité.
Ainsi , de quelque sens qu'on envisage les choses ,
le droit d'esclavage est nul , non-séulement parce
qu'il est illégitime , mais parce qu'il est absurde et
ne signifie rie». Ces lûots, esciai^age et droit ^ sont
contradictoires; ils s'excluenl mutuellement. Soit
d'un homme à un homme, soit d'un bomme à un .
peuple , ce discours sera toujours également in-
sensé : a Je ha& avec toi une convention toute à ta
« charge et toute à mon profit, cpie j'observerai f
« tant qu'il me plaira , et que tu observeras tant
« qu'il me plaira. »
CHAPITRE V.
Qu'il faut toujours remonter à une première convention.
Quafnd yaccordierais tout ce que j'ai réfuté jus-
qu'ici , les feuteurs du despotisme n'en seraient pas
plus avancés. Il j aura toujours une grande diffé-
rence entre soumettre une multitude, et régir une*
société. Que des hommes épars soient successive-
76 DU CONTRAT SOCIAL.
ment asservis à un seul, en quelque nombre qu'ils
puissent être, je ne vois là qu'un maître et des es-
claves, je n'y vois point un peuple et son chef:
c'est, si l'on veut, une agrégation, mais non pas
une association ; il n'y a là ni bien public ni corps
politique. Cet homme, eiit-il asservi la moitié du
monde, n'est toujours qu'un particulier, son inté-
rêt, séparé de celui des autres, n'est toujours qu'un
intérêt privé. Si ce même homme vient à périr,
sou empire , après lui , reste épars et sans liaison ,
comme un chêne se dissout et tombe en un tas
de cendre après que le feu l'a consumé.
Un peuple , dit Grotius , peut se donner à un
roi. Selon Grotius, un peuple est donc un peuple
avant de se donner à un roi. Ce don même est un
acte civil; il suppose une délibération publique.
Avant donc que d'examiner l'acte par lequel un
peuple élit un roi, il serait bon d'examiner l'acte
par lequel un peuple est un peuple; car cet acte,
étant nécessairement antérieur à l'autre , est le vrai
fondement de la société.
En effet, s'il n'y avait point de convention an-
térieure, où serait, à moins que l'élection ne fut
unanime, l'obligation pour le. petit nombre de se
soumettre au choix du grand? et d'où cent qui
veulent un maître ont -ils le droit de voter pour
dix qui n'en veulent point? La loi de la pluralité
des suffrages est elle-même un établissement de
convention, et suppose, au moins une fois, Funa-
)iimité.
LIVRE I, CHAPITRE VI. 77
CHAPITRE VI.
Du pacte social.
Je suppose les hommes parvenus à ce point où
les obstacles qui nuisent à leur conservation dans
l'état de nature l'emportent par leur résistance sur
les forces que chaque individu peut employer pour
se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif
ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait
s'il ne changeait de manière d'être.
Or, comme les hommes ne peuvent engendrer
de nouvelles forces , mais seulement unir et diriger
celles qui existent, ils n'ont plus d'autre moyen
pour se conserver que de former par agrégation
une somme de forces qui puisse l'emporter sur la
résistance, de les mettre en jeu par un seul mo-
bile, et dç les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naître que du
concours de plusieurs ; mais la force et la liberté
de chaque homme étant les premiers instruments
de sa conservation, conunent les engagera-t-il sans
se nuire et sans négliger les soins qu'il se doit?
Cette difficulté, ramenée à mon sujet, peut s'énon-
cer en ces termes :
« Trouver une forme d'association qui défende
« et protège de toute la force commune la personne
« et les biens de chaque associé , et par laquelle
a chacun, s'unissant à tous , n'obéisse pourtant qu'à
« lui - même , et reste aussi libre qu'auparavant. »
78 DU CONTRAT SOCIAL.
Tel est le problème fondamental dont le contrat
social donne la solution.
Les clauses de ce contrat sont tellement déter-
minées par la nature de l'acte , que la moindre mo-
dification les rendrait vaines et de nul effet; en
sorte que , bien qu'dlles n'aient peut - être jaiasiais
été formellemeajt énoncées , elles sont partout les
nciémes, partout tacitement admises et reiconnues,
jusqu'à ce que , le pacte social étant violé, chacun
rentre alors dai^s ses premiers droits , et reprenne
sa liberté naturelle , en perdant la liberté conven-
tionnelle pour laquelle il y renonça.
Ces clauses, bien entendues, se réduisent toutes
à une seule : savoir , l'aliéna^on tot^tle de chaque
associé avec tous ses droits à toute la commu-
nauté ; car , premièrement , chacun se donnant tout
entier , la condition est égale pour tous ; et la con-
dition étant ég^le pour tom, nul n'a intérêt de la
rendre onéreuse aux autres.
De plu$^ l'iijdién^Ution se faisant sans réserve, l'u-
nion est aussi parfaite qu'elle peut l'être , et nul
associé n'a plu^ rien à réclamer ; car , s'il restait
quelques droits au;x: particuliers , comme il n'y au-
rait aucun supérieur commun qui pût prononcer
entre eux et le public, chacun, étant en quelque
point son propre juge, prétendr^ait bientôt l'être
en tous; l'état de nature subsisterait , et l'association
4aviendmit néc(S$S[^rement tyrannique ou vaine.
Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à
personne ; et comme il n'y 4 pa$ un associé sur le-
quel on n'acquière le mêmte droît qu'on lui cède
LIVRE I, CHAPITRE VI. 79
sur soi, on gagne ^'équivalent de tout ce qu'oo
perd^ et plus de force pour conserver ce qu'on a.
Si donc oa écarte du pacte social ce qui n'est pas
de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux
termes suivants : « Chacun de nous met en com-
« mun sa personne et toute sa puissance sous la
<c suprême direction de la volonté générale; et nous
c( recevons encore chaque membre comité partie
« indivisible du tout. »
A l'instant , au lieu de la personne particulière
de chaque contractant, cet acte d'assodatM>n pro-
duit un corps moral et collectif, composé d'autant
de membres que l'assemblée a de voix ; lequel re-
çoit de ce même acte son unité, son moi commun,
sa vie, et sa volonté. Cette personne publique, qui
se forme ainsi par l'union de toutes les autres, pre-
nait autrefois le nom de cité *, et prend maintenant
'^ Le yrai tens de ce moC s'est presqoe cntièpremeiit ef£aicé chez les
modernes : la plupart prennent une yille pour une cité , et un bour-
geois pour un citoyen. Us ne savent pas que les maisons font la
ville, mais que les citoyens font la cité. Cette même errear coûta
cher autrefois aux Carthaginois. Je. n'ai pas In que le titre de cwes
ait jamais été donné aux sujets d'aucun prince , pas même ancienne-
ment aux Macédoniens 9 ni , de nos jours , aux Anglais , quoique
plus près de la liberté que tous les autres. Les seuls Français pren-
nent tous familièrement ce nom de citoyens , parce qu'ib n'en ont
aucune véritable idée , comme on peut le voir dans leurs diction-
naires ; sans quoi ' ils toinberaieot , en l'usurpait , dani le crime de
lèse-majesté : ce nom, chez eux, exprime une vertu, et non pas un
droit. Quand Bodin a voulu parler de nos citoyens et bourgeois , il
a fait une lourde bévue, en prenant les uns pour les autres *. M. d'A-
lembert ne s'y est pas trompé , et a bien distingué , ëans son article
Genève^ les quatre ordres d'hommes (même cinq, en y comptant les
* M. Brizard obeerre ict avec raison que Bodin écrivait dans nn tenii»s où le
nom de citoyen en France n'était pas nn vain titre, et tptjà. Savait sontena Ini-
• même avec autant de fermeté que d'éloqnence dans les états de Blois «n iSM,
8o DU CONTRAT SOCIAL.
celui de république ou de corps politique ^ lequel
est appelé par ses membres état quand il est passif,
soui^rain quand il est actif, puissance en le com-
parant à ses semblables. A l'égard des associés , ils
prennent collectivement le nom àe peuple, et s'ap-
pellent en particulier citoyens , comme participant
à l'autorité souveraine, et sujets , comme soumis
aux lois de l'état. Mais ces termes se confondent
souvent et se prennent l'un pour l'autre; il suffit
de les savoir distinguer quand ils sont employés
dans toute leur précision.
CHAPITRE VIL
Du souverain.
On voit par cette formule que l'acte d'associa-
tion renferme un engagement réciproque du public
avec les particuliers , et que chaque individu , con-
tractant pour ainsi dire avec lui-même , se trouve
engagé, sous un double rapport; savoir, comme
membre du souverain envers les particuliers , et
comme membre de l'état envers le souverain. Mais
on ne peut appliquer ici la maxime du droit civil ,
que nul n'est tenu aux engagements pris avec lui-
même ; car il y a bien de la différence entre s'obli-
simples étrangers ) * qui sont dans notre yille , et dont deux seule-
ment composent la république. Nul autre auteur français , que je
sache, n'a compris le vrai sens du mot citoyen.
* Biéme six, comme il sera pronyé dans le Tableau de la constitution de
Genève « qni servira d*introdactioii aux Lettres de la Montagne.
LIVRE I, CHAPITRE VII. 8l
ger envers soi, ou envers un tout dont on fait
partie.
Il faut remarquer encore que la délibération pu-
blique, qui peut- obliger tous les sujets envers le
souverain , à cause dés deux différents rapports sous
lesquels chacun d'eux est envisagé, ne peut , par la
raison contraire , obliger le souverain envers lui-
même , et que, par conséquent, il est contre la na-
ture du corps politique que le souverain s'impose
une loi qu'il ne puisse enfreindre. Ne pouvant fee
considérer que sous un seul et même rapport, il
est alors dans le cas d'un particulier contractant
avec soi-même : par où l'on voit qu'il n'y a ni ne
peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obli-
gatoire pour le corps du peuple , pas même le con-
trat social. Ce qui ne signifie pas que ce corps ne
puisse fort bien s'engager envers autrui , en ce qui
ne déroge point à ce contrat ; car , à l'égard de l'é-
tranger, il devient un être simple, un individu.
Mais le corps politique ou le souverain , ne tirant
son être que de la sainteté du contrat, ne peut ja-
mais s'obliger, même envers autrui, à rien qui dé-
roge à cet acte primitif, comme d'aliéïier quelque
portion de lui-même, ou de se soumettre à un
autre souverain. Violer l'acte par lequel il existe
serait s'anéantir ; et ce qui n'est rien ne produit
rien.
Sitôt que cette multitude est ainsi réunie en un
corps, on ne peut offenser un des membres sans
attaquer le corps, encore moins offenser le corps
sans que les membres s'en ressentent. Ainsi le dé-
fi, v. 6
f ^ /
82 DU CONTRAT SOCIAL.
voir et l'intérêt obligent également les deux par-
ties contractantes à s'entr'aider mutuellement ; et
les mêmes hommes doivent chercher à réunir sous
ce double rapport tous les avantages qui en dé-
pendent.
Or , le souverain , n'étant formé que des particu-
liers qui le composent , n'a ni ne peut avoir d'in-
térêt contraire au leur; par conséquent la puis^
sance souveraine n'a nul besoin de garant envers
les sujets , parce qu'il est impossible que le corps
veuille nuire à tous ses membres ; et nous verrons
ci-après qu'il ne peut nuire à aucun en particulier.
Le souverain, par cela seul qu'il est, est toujours
tout ce qu'il doit être.
Mais il n'en est pas ainsi des sujets envers le
souverain , auquel , malgré l'intérêt commun , rien
ne répondrait dô leurs engagements, s'il ne trouvait
des moyens de s'assurer de leur fidélité.
En effet chaque individu peut , comme homme ,
avoir une volonté particulière contraire ou dissem-
blable à la volonté générale qu'il a comme citoyen;
son intérêt particulier peut lui parler tout autre-
ment que l'intérêt commun ; son existence abso-
lue , et naturellement indépendante , peut lui faire
envisager ce qu'il doit à la cause commune comme
une contribution gratuite, dont la perte sera moins
nuisible aux autres , que le paiement n'en est oné-
reux pour lui ; et regardant la personne morale qui
constitue l'état coname un être de raison, parce
que ce n'est pas un homme, il jouirait des droits
du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du su-
LIVRE l, CHAPITJIE VII. 83
jet; injustice dont le progrès causerait U ruinç du
corps politique.
Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain
formulaire, il renferme tacitement cet engage-
ment , qui seul peut donner de la force aux autres ,
que quiconque refusera d'obéir à la volonté gé-
nérale y sera contraint par tout le corps : ce qui
ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être
libre ; car telle est la condition qui , donnant chaque
citoyen à la patrie, le garantit de toute dépen-
dance personnelle ; condition qui fait l'artifice et le
jeu de la machine politique , et qui seule rend
légitimes les engagements civils, lesquels, sans cela,
seraient absurdes ^ tyranniques, et sujets aux plus
énormes abus.
CHAPITRE VIII.
De Fétat civil.
Ce passage de l'état de nature à l'état civil pro-
duit dans l'homme un changement très -remar-
quable, en substituant dans sa conduite la justice
à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui
leur manquait auparavant, C'est alors seulement
que , la voix du devoir succédant à l'impulsion phy-
sique , et le 'droit à l'appétit , l'homme , qui jusque-
là n'avait regardé que lui-même , 3^ voit forcé
d'agir sur d'autres principes , et de consulter sa
raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il
se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il
6.
: }
84 I>ÏJ CONTRAT SOCIAL.
tient de la nature , il en regagne de si grands , ses
facultés s'exercent et se développent, ses idées s'é-
tendent , ses sentiments s'ennoblissent , son ame
tout entière s'élève à tel point que, si les abus de
cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent
au-dessous de celle dont il est sorti , il devrait bé-
nir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha
pour jamais , et qui , d'un anifhal stupide et borné,
fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes fa-
ciles à comparer : ce que l'homme perd par le
contrat social , c'est sa liberté naturelle et un droit
illimité à tout ce qu'il tente et qu'il peut atteindre;
ce qu'il gagne , c'est la liberté civile et la propriété
de tout ce qu'il possède. Pour ne pas se tromper
dans ces compensations , il faut bien distinguer la li-
berté naturelle , qui n'a pour bornes que les forces
de l'individu, de la liberté civile, qui est limitée
par la volonté générale ; et la possession , qui n'est
que l'effet de la force ou le droit du premier occu-
pant, de la propriété, qui ne peut être fondée
que sur un titre positif.
On pourrait , sur ce qui précède, ajouter à l'ac-
quit de l'état civil la liberté morale , qui seule rend
l'homme vraiment maître de lui ; car l'impulsion
du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la
loi qu'on s'est prescrite est liberté. Mais je n'en ai
déjà que trop dit sur cet article , et le sens philo-
sophique du mot liberté n'est pas ici de mon sujet.
LIVRE I, CHAPITRE IX. 85
CHAPITRE IX.
X)u domaine réel.
Chaque membre de la communauté se donne à
elle au moment qu'elle se forme , tel qu'il se trouve
actuellement , lui et toutes ses forces , dont les
biens qu'il possède font partie. Ce n'est pas que,
par cet acte, la possession change de nature en
changeant de mains, et devienne propriété dans
celles du souverain ; mais comme les forces de la
cité sont incomparablement plus grandes que celles
d'un particulier , la possession publique est aussi ,
dans le fait , plus forte et plus irrévocable , sans
être plus légitime, au moins pour les étrangers:
car l'état, à l'égard de ses membres , est maître de
tous leurs biens par le contrat social, qui, dans
l'état , sert de base à tous les droits ; mais il ne
l'est, à l'égard des autres puissances, que par le
droit de premier occupant, qu'il tient des particu-
liers.
Le droit de premier occupant , quoique plus réel
que celui du plus fort , ne devient un vrai droit qu'a-
près l'établissement de celui de propriété. Tout
homme a naturellement droit à tout ce qui lui est
nécessaire ; mais l'acte positif qui le rend proprié-
taire de quelque bien l'exclut de tout le reste. Sa
part étant faite, il doit s'y borner, et n'a plus au.
cun droit à la communauté. Voilà pourquoi le droit
de premier occupant , si faible dans l'état de nature ,
86 DU CONTRAT SOCIAL.
est respectable à tout homme civil. On respecte
moins dans ce droit ce qui est à autrui que ce qui
n'est pas à soi.
En général, pour autoriser sur un terrain quel-
conque le droit de premier occupant, il faut les
conditions suivantes : premièrement, que ce terrain
ne soit encore habité par personne; secondement,
qu'on n'en occupe que la qtaantité dont on a besoin
pour subsîter; en troisième lieu , qu'on en prenne
possession , non par une vaine cérémonie , maïs par
le travail et la culture, seul signe de propriété qui,
au défaut de titres juridiques, [doive être respecté
d'autrui.
En effet, accorder au besoin et au travail le droit
de premier occupant , n'est-ce pas l'étendre aussi
loin qu'il peut aller? Peut -on ne pas donner des
bornes à ce droit? Suffira-t-il de mettre le pied sur
un terrain commun pour s'en prétendre aussitôt
le maître? Suffira-t-41 d'avoir la force d'en écarter
un moment les autres hommes pour leur ôter le
droit d'y jamais revenir? Comment un homme ou
un peuple peut-il s'emparer d'un territoire immense
et en priver tout le genre humain autrement que
par une usurpation punissable, puisqu'elle ôte au
reste des hommes le séjour et les aliments que la
nature leur donne en commun? Quand Nunez Bal-
bao prenait sur le rivage possession de la mer du
Sud et de toute l'Amérique méridionale au nom de
la couronne de Castille ^ , était-ce assez pour en dé-
^ Cette prise de possession eut lieu en vertu d'une bulle d'Alexan-
dre VI (fiorgia) , ààtée de Tan 1 493. Depuis , on n'a plus eu besoin
LIVRE I, CHAPITRE IX. 87
posséder tous les habitants et en exclure tous les
princes du monde ? Sur ce pied-là , ces cérémonies
se multipliaient assez vainement; et lé roi catho-
lique n'avait tout d'un coup qu'à prendre de son
cabiset possession de tout Tunivers , sauf à retran-
cher ensuite de son empire ce qui était auparavant
possédé par les autres princes.
On conçoit comment les terres des particuliers
réunies et contigués deviennent le territoire public,
et comment le droit de souveraineté, s'étendant
des sujets au terrain qu'ils occupent, devient à la
fois réel et personnel ; ce qui met les possesseurs
dans une plus grande dépendance , et fait de leurs
forces mêmes les garants de leur fidélité; avantage
qui ne paraît pas avoir été bien senti des andens
monarques, qui, ne s'appelant que rois des Perses,
des Scythes, des Macédoniens, semblaient se re-
garder comme Tes chefs des hommes plutôt que
comme les maîtres du pays. Ceux d'aujourd'hui
s'appellent plus habilement rois de France , d'Es-
pagne, d'Angleterre, etc. : en tenant ainsi le ter-
rain, ils sont bien sûrs d'en tenir les habitants.
Ce qu'il y a de singulier dans cette aliénation,
c'est que , loin qu'en acceptant les biens des parti-
culiers la communauté les en dépouille , elle ne fait
que leur en assurer la légitime possession , changer
l'usurpation en un v^table droit, et la jouissance
en propriété. Alors les possesseurs étant considérés
comme dépositaires du bien public , leurs droits
de buUe. Cette formalité n'ajoutait rien au droit et le ckmnaU encore
moins.
88 DU CONTRAT SOCIAL.
étant respectés de tous les membres de l'état et
maintenus de toutes ses forces contre l'étranger?
par une cession avantageuse au public et plus en-
core à eux-mêmes , ils ont, pour ainsi dire, acquis
tout ce qu'ils ont donné : paradoxe qui s'explique
aisément par la distinction des droits que le sou-
verain et Je propriétaire ont sur le même fonds,
comme on verra ci-après.
Il peut arriver aussi que les hommes commencent
à s'unir avant que de rien posséder, et que, s'empa-
rant ensuite d'un terrain suffisant pour tous, ils en
jouissent en commun, ou qu'ils le partagent entre
eux, soit également, soit selon des proportions éta-
blies par le souverain. De quelque manière que se
fasse cette acquisition, le droit que chaque particu-
lier a sur son propre fonds est toujours subordonné
au droit que la communauté a sur tous ; sans quoi
il n'y aurait ni solidité dans le lien social, ni force
réelle dans l'exercice de la souveraineté.
Je terminerai ce chapitre et ce livre par une re-
marque qui doit servir de base à tout le système
social; c'est qu'au lieu de détruire l'égalité natu-
relle, le pacte fondamental substitue au contraire
une égalité morale et légitimé à ce <jue la nature
avait pu mettre d'inégalité physique entre les hom-^
mes , et que , pouvant être inégaux en force ou en
génie, ils deviennent tous égaux par convention et
de droit «.
* Sous les mauvais gouvernements, cette égalité n'est qu'appa-
rente et illusoire ; elle ne sert qu'à maintenir le pauvre dans sa
misère, et le riche dans son usurpation. Dans le fait, les lois sont
LIVRB II, CHAPITRE I. 89
%/%/^%/%r^^>f%f^%/%'%^%/*/%j\/*/%if%/%/^i%/%/w\/%f%i%/%/^^È/%/^%/%/*im/%/^%
LIVRE II
CHAPITRE I.
Que la souveraineté est Inaliénable.
La première et la plus importante conséquence
des principes ci-devant établis est que la volonté
générale peut seule diriger les forces de l'état selon
la fin de son institution, qui est le bien commun; ^
car si l'opposition des intérêts particuliers a rendu
nécessaire l'établissement des sociétés, c'est l'ac-
cord de ces mêmes intérêts qui l'a rendu possible.
C'est ce qu'il y a de commun dans ces différents
intérêts qui forme le lien social; et s'il n'y avait pas
quelque point dans lequel tous les intérêts s'accor-
dent, nulle société ne saurait exister. Or, c'est uni-
quement sur cet intérêt commun que la société
doit être gouvernée.
Je dis donc que la souveraineté, n'étant que
l'exercice de la volonté générale , ne peut jamais
s'aliéner, et que le souverain, qui n'est qu'un être
collectif, ne peut être représenté que par lui-même :
le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas
la volonté.
toujours utiles à ceux qui possèdent ; et nuisibles à ceux qui n'ont
rien : d'où il suit que Tétat social n'est avantageux aux hommes
qu'autant qu'ils ont tous quelque chose , et qu'aucun d'eux n'a rien
de trop.
; \
90 DU COIfTRAT SOCIAL.
En effet , s'il n'est pas impossible qu'une volonté
particulière s'accorde sur quelque point avec la
volonté générale, il est impossible au moins que
cet accord soit durable et constant; car la volonté
particulière tend, par sa nature, aux préférences,
et la volonté générale à l'égalité. Il est plus impos-
sible encore qu'on ait un garant de cet accord,
quand même il devrait toujours exister; ce ne se-
rait pas un effet de l'art, mais du hasard. Le souve-
rain peut bien dire , Je veux actuellement ce que
veut un tel homme, ou du moins ce qu'il dit vou-
• loir ; mais il ne peut pas dire , Ce que cet homme
: voudra demain, je le voudrai encore , puisqu'il est
absurde que la volonté se donne des chaînes pour
l'avenir , et puisqu'il ne dépend d'aucune volonté
de consentir à rien de contraire au bien de l'être
qui veut. Si donc le peuple promet simplement d'o-
béir , il se dissout par cet acte , il perd sa qualité
de peuple; à Tinstant qu'il y a im maître, il n'y a
plus de souverain , et dès-lors le corps politique est
détruit.
Ce n'est point à dire que les ordres des chefs ne
puissent passer pour des volontés générales , tant
que le souverain, libre de s'y opposer, ne le fait
pas. En pareil cas, du silence universel on doit
présumer le consentement du peuple. Ceci s'expli-
quera plus au long.
LIVRE II, CHAPITRE II. 9I
CHAPITRE IL
Que la souveraineté est indivisible.
Par la même raison que la souveraineté est ina-
liénable , elle est indivisible ; car la volonté est gé-
nérale *, ou elle ne Test pas; elle est celle du corps
du peuple , ou seulement d'une partie. Dans le pre-
mier cas , cette vdbnté déclarée est un acte de sou-
veraineté , et fait loi ; dans le second , ce n'est qu'une
volonté particulière , ou un acte de magistrature ;
c'est un décret tout au plus.
Mais nos politiques , ne pouvant diviser la sou-
veraineté dans son principe, la divisent dans son
objet; ils la divisent en force et en volonté; en
puissance législative et en puissance executive ; en
droits d'impôts, de justice et de guerre; en admi-
nistration intérieure, et en pouvoir de traiter avec
l'étranger : tantôt ils confondent toutes ces parties,
et tantôt ils les séparent. Ils font du souverain un
être fantastique et formé de pièces rapportées ; c'est
comme s'ils composaient l'homme de plusieurs
corps, dont l'un aurait des yeux, l'autre des bras,
l'autre des pieds, et rien de plus. Les charlatans du
Japon dépècent , dit-on , un enfant aux yeux des
spectateurs; puis jetant en l'air tous ses membres
l'un après l'autre , ils font retomber l'enfant vivant
**' Pour qu'une volonté soit générale, il n'est pas toujours néces-
saire qu'elle soit unanime , mais il est nécessaire que toutes les voix
soient comptées ; toute exclusion formelle rompt la généralité.
92 DU CONTRAT SOCIAL.
et tout rassemblé. Tels sont à peu près les tours de
gobelets de nos politiques ; après avoir démembré
le corps social par un prestige digne de la foire ,
ils rassemblent les pièces on ne sait comment.
Cette erreur vient de ne s'être pas fait des no-
tions exactes de l'autorité souveraine , et d'avoir
pris pour des parties de cette autorité ce qui n'en
était que des émanations. Ainsi, par exemple, on a
regardé l'acte de déclarer la guerre et celui de faire
la paix comme des actes de souveraineté ; ce qui
n'est pas, puisque chacun de ces actes n'est point
une loi, mais seulement une application de la loi,
un acte particulier qui détermine le cas de la loi ,
comme on le verra clairement quand l'idée atta-
chée au mot loi sera fixée.
En suivant de même les autres divisions, on
trouverait que, toutes les fois qu'on croit voir la
souveraineté partagée , on se trompe ; que les droits
qu'on prend pour des parties de cette souveraineté
lui sont tous subordonnés, et supposent toujours
des volontés suprêmes dont ces droits ne donnent
que l'exécution.
On ne saurait dire combien ce défaut d'exacti*
tude a jeté d'obscurité sur les décisions des au»
teurs en matière de droit politique , quand ils ont
voulu juger des droits respectifs des rois et des
peuples sur les principes qu'ils avaient établis.
Chacun peut voir, dans les chapitres m et iv du
premier livre de Grotius, comment ce savant
homme et son traducteur Barbeyrac s'enchevê-
trent, s'embarrassent dans leurs sophismes, crainte
LIVRE II, CHAPITRE II. qS
d'en dire trop ou de n'en pas dire assez selon leurs
vues, et de choquer les intérêts qu'ils avaient à con-
cilier. Grotius, réfugié en France, mécontent de
sa patrie , et voulant faire sa cour à Louis XIII à
qui son livre est dédié , n'épargne rien pour dé-
pouiller les peuples de tous leurs droits et pour
en revêtir les rois avec tout l'art possible. C'eût
bien été aussi le goût de Barbeyrac, qui dédiait
sa traduction au roi d'Angleterre George F^. Mais
malheureusement l'expulsion de Jacques II , qu'il
appelle abdication , le forçait à se tenir sur la ré-
serve, à gauchir, à tergiverser, pour ne pas faire
de Guillaume un usurpateur. Si ces deux écrivains
avaient adopté les vrais principes , toutes les dif-
ficultés étaient levées, et ils eussent été toujours
conséquents ; mais ils auraient tristement dit la vé-
rité , et n'auraient fait leur cour qu'au peuple. Or ,
la vérité ne mène point à la fortune , et le peuple
ne donne ni ambassade , ni chaires , ni pensions.
CHAPITRE III.
Si la Yolonté générale peut errer.
Il s'ensuit de ce qui précède que 'la volonté gé-
: nérale est toujours droite et tend toujours à l'utilité
publique : mais il ne s'ensuit pas que les délibéra-
tions du peuple aient toujours la même rectitude.
On veut toujours son bien , mais on ne le voit pas
touj ours : jamais on ne corrompt le peuple , mais
94 ^U CONTRAT SOCIAL.
souvent on le trompe, et -c'est alors seulement
qu'il paraît vouloir ce qui est mal.
. Il y a souvent bien de la différence entre la vo-
lonté de tous et la volonté générale; ceUe-ci ne re-
garde qu'à l'intérêt commun ; l'autre regarde à l'in-
térêt privé, et n'est qu'une somme de volontés
particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les
plus et les moins qui s'entre -détruisent*, reste
pour somme des différences la volonté générale.
Si , quand le peuple suffisamment informé dé-
libère , les citoyens n'avaient aucune communica-
tion entre eux , du grand nombre de petites diffé-
rences résulterait toujours la volonté générale , et
la délibération serait toujours bonne. Mais quand
il se fait des brigues , des associations partielles ,
aux dépens de la grande, la volonté de chacune
de ces associations devient générale par rapport à
ses membres , et particulière par rapport à Fétat :
on peut dire alors qu'il n'y a plus autant de vo-
tants que d'hommes , mais seulement autant que
d'associations. Les différences deviennent moins
nombreuses et donnent un résultat moins général.
Enfin, quand une de ces associations est si grande
qu'elle l'emporte sur toutes les autres, vous n'avez
^ « Chaque intérêt , dit le marcjuis d' Argenson , a des principes
« différents. L'accord de deux intérêts particuliers se forme par op-
« position à celui d'un tiers * ». Il eût pu ajouter que l'accord de
tous les intérêts se forme par opposition à celui de chacun. S'il n'y
ayait point d'intérêts différents, à peine sentirait -on l'intérêt com-
mun, qui ne trouyerait jamais d'obstacle; tout irait de lui-même, et
la politique cesserait d'être un art.
* Voyez les Considéraiious sur he GcuvemâmetU de la France, chap. a.
LIVRE II, CHAPITRE III. 9$
plus pour résultat une somme de petites diffé-
rences, mais une différence unique; alors il n'y a
plus de volonté générale , et Favis qui l'emporte
n'est qu'un avis particulier.
Il importe donc , pour avoir bien l'énoncé de la
volonté générale , qu'il n'y ait pas de société par-
tielle dans l'état, et que chaque citoyen n'opine que
d'après lui/» : telle fut l'unique et sublime institu-
tion du grand Lycurgue. Que s'il y a des sociétés
partielles , il en faut multiplier le nombre et en
prévenir l'inégaÙté, comme firent Solon,Numa,
Servius. Ces précautions sont les seules bonnes
pour que la volonté générale soit toujours éclai-.
rée , et que le peuple ne se trompe point.
CHAPITRE IV.
Des bornes du pouToir souverain.
Si l'état ou la cité n'est qu'une personne morale
dont la vie consiste dans l'union de ses membres , et
si le plus important de ses soins est celui de sa
propre conservation , il lui faut une force univer-
selle et compulsive pour mouvoir et disposer chaque
partie de la manière la plus convenable au tout.
Comme la nature donne à chaque homme un pou-
^ « Yera cosa è, dit Machiavel , che alcnni divisioni miocono aile
« repnbliclie , e alcune giovano : quelle nuocono che sono dalle sette
« e da partigiani accompagnate: quelle giovano che senza sette, senza
« partigiani , si mantengono. Non potendo adunque provedere un
« fondatore d'una republica che non siano niiidciûe in quella , hà
« da proveder almeno che non vi siano sette. » Hist. FlorenL, liv. vn.
96 DU CONTRAT SOCIAL.
voir absolu sur tous ses membres , le pacte social
donne au corps politique un pouvoir absolu sur
tous les siens ; et c'est ce même pouvoir qui, dirigé
par ta volonté générale, porte, comme j'ai dit, le
nom de souveraineté.
Mais , outre la personne publique , nous avons
à considérer les personnes privées qui la compo-
sent, et dont la vie et la liberté sont naturellement
indépendantes d'elle. Il s'agit donc de bien distin-
guer les droits respectifs des citoyens * et du sou-
verain "*, et les devoirs qu'ont à remplir les premiers
en qualité de sujets, du droit naturel dont ils doi-
vent jouir en qualité d'hommes.
On convient que tout ce que chacun aliène, par
le pacte social, de sa puissance, de ses biens, de
sa liberté, c'est seulement la partie de tout cela
dont l'usage importe à la communauté ; mais il
faut convenir aussi que le souverain seul est juge
de cette importance.
Tous les services qu'un citoyen peut rendre à
l'état, il les lui doit sitôt que le souverain les de-
mande ; mais le souverain , de son côté , ne peut
charger les sujets d'aucune chaîne inutile à la com-
munauté : il ne peut pas même le vouloir ; car , sous
* « Dans r édition de Genève, 1782 , et dans rin-4° de 1798, on
lit , du citoyen et du souverain ; mais la fin de la phrase parait justi-
fier le pluriel , qu'on trouve dans quelques éditions '. »
* Lecteurs attentifs , ne vous pressez pas , je vous prie , de m*ac-
cuser ici de contradiction. Je n'ai pu l'éviter dans les termes, va la
pauvreté de la langue; mais attendez.
X Cette note grammaticale est de M. Lequien. Voyez dans ce volume , traité
de V Économie politique, page ^ , une note du même genre, mais qui nous a
paru moins conforme aux principes que ne Test celle-ci.
LIVRE II, CHAPITRE IV. 97
la loi de raison , rien ne se fait sans cause , non plus
que sous la loi de nature.
Les engagements qui nous lient au corps social
ne sont obligatoires que parce qu'ils sont mutuels ;
et leur nature est telle qu'en les remplissant on
ne peut travailler pour autrui sans travailler aussi
pour soi. Pourquoi la volonté générale est-elle tou-
jours droite, et pourquoi tous veulent-ils constam-
ment le bonheur de chacun d'eux, si ce n'est parce
qu'il n'y a personne qui ne s'approprie ce mot
chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour
tous? ce qui prouve que l'égalité de droit et la
notion de justice qu'elle produit dériventde la pré-
férence que chacun se donne, et par conséquent
de la nature.de l'homm^i que la volonté générale,
pour être vraiment telle, doit l'être dans son objet
ainsi que dans son essence ; qu'elle doit partir de
tous pour s'appliquer à tous; et qu'elle perd sa
rectitude naturelle lorsqu'elle tend à quelque objet
individuel et déterminé, parce qu'alors , jugeant
de ce qui nous est étranger, nous n'avons aucun
vrai principe d'équité qui nous guide.
En effet, sitôt qu'il s'agit d'un fait ou d'un droit
particulier sur un point qui n'a pas été réglé par
une convention générale et antérieure, l'affaire de-
vient contentieuse : c'est un procès où les particu-
liers intéressés sont une des parties, et le public
l'autre, mais où je ne vois ni la loi qu'il faut suivre,
ni le juge qui doit prononcer. Il serait ridicule de
vouloir alors s'en rapporter à une expresse déci-
sion de la volonté générale , qui ne peut être que
R. V. 1
98 1>U COÎîTRAT SOGIA.L.
la conclusion de Time des parties > et qui par con-
séquent n'est pour l'autre qu'une volonté étran-
gère, particulière 5 portée en cette occasion à Tin-
justice et sujette à l'erreur. Ainsi , de même qu'une
'i volonté particulière ne peut représenter la volonté
{ générale, là volonté générale à son lôur change
de nature, ayant un objet particulier > et ne peut,
coname générale, prononcer ni sur un homme ni sur
un fait. Quand le peuple d'Athènes , par' exemple,
nommait ou cassait ses chefs, décernait des hon-
neurs à l'un ^ imposait des peines à l'autre ,, et , par
des multitudes de décrets particuliers , exerçait in-
diistînctemeht tous les acteis du gouvernement, le
peuple alors n'avait plus de volonté générale pro-
prement dite ; il n'agissait plus comme souverain -,
mais comme magistrat Ceci paraîtra contraire aux
idées communes ; mais il £^ut me laisser le temps
d'exposer les miennes.
On doit concevoir par là que ce qui généralise
la volonté est moins le nombre des voix que l'in-
térêt commun qui les unit; car, dans cette institu-
tion , chacun se soumet nécessairement aux condi-
tions qu'il impose aux autres >. accord admirable de
l'intérêt et de la justice , qui ^nne aui délibéra-
tions communes un <îarâcl?ère d'équité qu'on voit
s'évanouir dans la discussion de tout?e affaire parti-
culière , faute d'un intérêt commun qui unisse et
identifie la régie du juge avec celle de la partie.
Par quelque coté qu'on remonte au principe ,
on arrive toujours à la même <3onclusion ; savoir ,
que le pacte social établit entre les citoyens une
LIVRE II, CHAPITRE IV. 99
telle «égalité qu'ils s'engagent lous sous les mêmes
conditions et doirent jouir tous des mêmes droits.
Ainsi , par la nature du pacte , tout actç de souve^
raineté , c'est-à-dire tout acte authentique de la yo^
lonté générale^ oblige ou favorise également tous
les citoyens ; en sorte que le souverain connaît seu-'
lement le cor^s de la nation , et ne distingue aucun
de oeuK qui la ccwnposent. Qu'est-ce donc propre-
ment qu'un acte de souveraineté? Ce n'est pas une
convention du supérieur avec l'inférieur , mais une
convention du corps avec chacun de ses membres :
convention légitime , parce qu elle a pour base le
contrat social ; équitable , parce qu elle est com-
mune à tous; utile ^ parce qu'elle ne peut avoir
d'autre objet que le bien général ; et solide , parce
qu'elle a pour garant la force publique et le pou-
voir suprême. Tant que les sujets ne sont soumis
qu'à de telles conventions , ils n^obéissent à per-
sonne, mais seulement à leur propre volonté : et
demander jusqu'où s'éteiMleait les droits respectife
du souverai» et des citoyens, e'est demander jus-
qu'à quel point 'Ceux-ci peuvent s'engager avec
eux-mêmes, chacun envers tous, et tous envers
chacun d'eux.
On voit par là que le pouvoir souverain , tout
absolu, tout sacré, tout invi<9}able qu'il est, ne
passe ni ne peut passer les bornes des conventions
générales , et que tout homme peut disposer plei-
nement de ce qui lui a été laissé de ses biens et de
sa liberté par ces conventions ; de sorte que le sou-
verain n'est jamais en droit de charger un sujet
lOO DV CONTRAT SOCIAL.
plus qu'un autre , parce qu'alors, l'affaire devenant
particulière, son pouvoir n'est plus compétent.
Ces distinctions une fois admises , il est si faux
. que dans le contrat social il y ait de la part des par-
ticuliers aucune renonciation véritable , que leur
situation, par.l'effet de ce contrat, se trouve réel-
lement préférable à ce qu'elle était auparavant , et
qu'au lieu d'une aliénation ils n'ont fait qu'un
échange avantageux d'une manière d'être incer-
taine et précaire contre une autre meilleure et plus
sure , de l'indépendance naturelle contre la liberté ,
du pouvoir de nuire à autrui contre leur propre
sûreté, et de leur force, que d'autres pouvaient
surmonter , contre un droit que l'union sociale rend
invincible. Leur vie même, qu'ils ont dévouée à
l'état, en est continuellement protégée; et lors-
qu'ils l'exposent pour sa défense, que font-ils alors
que lui rendre ce qu'ils ont reçu de lui? Que font-
ils qu'ils ne fissent plus fréquemment et avec plus
de danger dans l'état de nature, lorsque, livrant
des combats inévitables , ils défendraient au péril
de leur vie ce qui leur sert à la conserver? Tous
ont à combattre au besoin pour la patrie , il est
vrai ; mais aussi nul n'a jamais à combattre pour
soi. Ne gagne-t-on pas encore à courir, pour ce
qui fait notre sûreté , une partie des risques qu'il
faudrait courir pour nous-mêmes sitôt qu'elle nous
-serait ptée?
4
•Ll^^ftlÊ ll^-GHlfKSRE y. lOI
%/%^^^'%^%%.'%^%^.^'^ ^*/%'^ %•*%%/» •%/%/%%/%/%
CHAPITRE V.
Du droit de vie et de mort.
On demande comment les particuliers, n'ayant
point droit de disposer de leur propre vie, peu-
vent transmettre au souverain ce même droit qu'ils
n'ont pas. Cette question ne paraît difficile à ré-
soudre que parce qu'elle est mal posée. Tout homme
a droit de risquer sa propre vie pour la conserver.
A-t-on jamais dit que celui qui se jette par une fe-
nêtre pour échapper à lïn incendie soit coupable
de suicide? a-t-on même jamais imputé ce crime à
celui qui périt dans une tempête dont en s'erabar-
quant il n'ignorait pas le danger.
Le traité social a pour fin la conservation des
contractants. Qui veut la fin veut aussi les moyens,
et ces moyens sont inséparables de quelques ris-
ques , même de quelques pertes. Qui veut conser-
ver sa vie aux dépens des autres doit la donner
aussi pour eux quand il faut. Or le citoyen n'est
plus juge du péril auquel la loi veut qu'il s'expose;
et quand le prince lui a dit, Il est expédient à l'état
que tu meures, il doit mourir, puisque ce n'est
qu'à cette condition qu'il a vécu en sûreté jus-
qu'alors, et que sa vie n'est plus seulementim bien-
fait de la nature, mais un don conditionnel de l'état.
La peine de mort infligée aux criminels peut
être envisagée à peu près sous le même point de
vue : c'est pour n'être pas la victime d'un assassin
7
que l'o» jénse^Qt à "mourir si on le devient. Dans ce
"traite , loin de disposer de sa propre vie , on ne
songe qu'à la garantir , et il n'est pas à présumer
qu'aucun des contractants prémédite alors de se
faire pendre.
D'ailleurs , tout malfaiteur , attaquant le droit
social , devient par ses forfaits rebelle et traître à
la patrie ; il cesse d'en être membre en violant ses
lois; et même il lui fait la guerre. Alors la conser-
vation de l'état est incompatible avec la sienne ; il
faut qu'un des deux périsse ; et quand on fait mou-
rir le coupable , c'est moins comme citoyen que
comme ennemi. Les procédures , le jugement , sont
les preuves et la déclaration qu'il a rompu le traité
social, et par conséquent qu'il n'est plus membre
de l'état. Or, comme il s'est reconnu tel, tout au
moins par son séjour, il en doit être retranché par
l'exil comme infracteur du pacte , ou par la mort
comme. ennemi public ; car un tel ennemi n'est pas
une personne morale, c'est uii homme : et c'est
alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu.
Mais , dira-t-on , la condamnation d'un criminel
est un acte particulier. D'accord : aussi cette con-
damnation n'appartient - elle point au souverain;
c'est un droit qu'il peut conférer sans pouvoir
l'exercer lui-même. Toutes mes idées se tiennent,
mais je ne saurais les exposer tdutes à la fois.
Au reste, la fréquence des supplices est tou-
jours un signe de faiblesse ou de paresse dans le
gouvernement. Il n'y a point de méchant qu'on ne
pût rendre bon à quelque chose. On n'a droit de
I^IYIl^: II, Ç«APITRE V. lo3
faire mourir, même pour l'eitemple, que celui qu'on
ne peut conserver sans danger.
A regard du droit de faire grâce ou d'exempter
un coupable de la peine portée par la loi et pro^
noncée par le juge , il n'appartient qu'à celui qui
est au-de^su$ du juge et de la loi , c'e^t-^à-dire au
souverain ; encore son droit en ceci n est-^il pas
bien net , et les cas d'en user sont-ils trè>-rarea.
Dans un état bien gouverné., il y a peu de punî-»
tions , non parce qu'on fait beaucoup de graœs ,
mais parce qu'il y a peu de criminels : la multitude
des crimes en assure l'impunité lorsque l'état dé-r
périt. Sous la république romaine, jamais le sénat
ni les consuls ne tentèrent de faire grâce; le peuple
même n'en faisait pas» quoiqu'il révoquât quelque-
fois son propre jugement. Les fréquentes grâces
annoncent que bientôt les forfaits n'en auront plus
besoin , et chacun voit où cela mène. Mais je sens
que mon cœur murmure et retient ma plume :
laissons discuter ces questions à l'homme juste qui
n'a point failli , et qui jamais n'eut lui<-méme besoin
de grâce,
CHAPITRE VI.
De la loi.
Par le pacte social nous avons donné l'existence
et la vie au corps politique : U" s'agit maintenant de
lui donner le mouvement et la volonté par la légis-
lation. Car l'acte primitif par lequel ce corps se
lo4 DU CONTRAT SOCIAL.
forme et s'unit ne détermine rien encore de ce qu'il
doit faire pour se conserver.
Ce qui est bien et conforme à l'ordre est tel par
la nature des choses et indépendamment des con-
ventions humaines. Toute justice vient de Dieu, lui
seul en est la source ; mais si nous savions la rece-
voir de si haut , nous n'aurions besoin ni de gouver-
nement ni de lois. Sans doute il est une justice
universelle émanée de la raison seule ; mais cette
justice , pour être admise entre nous , doit être
réciproque. A considérer humainement les choses ,
faute de sanction naturelle , les lois de la justice
sont vaines parmi les hommes ; elles ne font que
le bien du méchant et le mal du juste, quand ce-
lui-ci les observe avec tout le monde sans que per-
sonne les observe avec lui. Il faut donc des conven-
tions et des lois pour unir les droits aux devoirs et
ramener la justice à son objet. Dans l'état de na-
ture, où tout est commun, je ne dois rien à ceux
à qui je n'ai rien promis ; je ne reconnais pour
être à autrui que ce qui m'est inutile. Il n'en est pas
ainsi dans l'état civil , où tous les droits sont fixés
par la loi.
Mais qu'est-ce donc enfin qu'une loi ? tant qu'on
se contentera de n'attacher à ce mot que des idées
métaphysiques , on <;ontinuera de raisonner sans
s'entendre; et quand on aura dit ce que c'est qu'une
loi de la nature , on n'en saura pas mieux ce que
c'est qu'une loi de l'état.
J'ai déjà dit qu'il n'y avait point de volonté gé-
nérale sur un objet particulier. En effet , cet objet
LIVRE II, CHAPITRE VI. ' lo5
particulier est dans l'état , ou hors de l'état. S'il est
hors de l'état , une volonté qui lui est étrangère
n'est point générale par rapport à lui ; et si cet
objet est dans l'état , il en fait partie : alors il se
forme entre lé tout et sa partie une relation qui
en fait deux êtres séparés , dont la partie est l'un ,
et le tout , moins cette même partie , est l'autre.
Mais le tout moins une partie n'est point le tout ;
et tant que ce rapport subsiste , il n'y a plus de
tout , mais deux parties inégales ; d'où il suit que
la volonté de l'une n'est point non plus générale
par rapport à l'autre.
Mais quand tout le peuple statue sur tout le
peuple, il ne considère que lui-même; et s'il se
forme alors un rapport , c'est de l'objet entier
sous un point de vue à l'objet entier sous un autre
point de vue , sans aucune division du tout. Alors
la matière sur laquelle ori^tatue est générale comme
la volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle
nine loi.
Quand je dis que l'objet des lois est toujours gé-
néral , j'entends que la loi considère les sujets en
corps et les actions comme abstraites , jamais un
homme comme individu ni une action particulière.
Ainisi la loi peut bien statuer qu'il y aura des pri-
vilèges , mais elle n'en peut donner nommément à
personne ; la loi peut faire plusieurs classes de ci-
toyens , assigner même les qualités qui donneront
droit à ces classes , mais elle ne peut nommer tels
et tels pour y être admis ; elle peut établir un
gouvernement royal et une succession héréditaire?
- ^
Io6 DU CONTRAT SOCIJLL.
mais elle ne peut élire un roi , ni nommer une fa-i
mille royale : en un mot , toute fonction qui se
rapporte à im objet individuel n'appartient point
à la puissance législative.
* Sur cette idée , on voit à l'instant qu'il ne faut
plus demander à qui il appartient de faire des lois ,
puisqu'elles sont des actes de la volonté générale ;
ni si le prince est auKlessus des lois , puisqu'il est
membre de l'état ; ni si la loi peut être injuste,
puisque nul n'est injuste envers lui '-même; pi
comment on est libre et soumis aux lois , puis-»
qu'elles ne sont que des registres de nos volontés.
On voit encore que la loi réunissant l'universalité
de la volonté et celle de l'objet , ce qu'un homme ,
quel qu'il puisse être , ordonne de son chef n'est
point une loi : ce qu'ordonne même le souverain
sur un objet particulier n'est pas non plus une loi,
mais un décret ; ni un acte de souveraineté y mais
de magistrature.
J'appelle donc république tout état régi par des
lois , sous quelque forme d'administration que ce
puisse être : car alors seulement l'intérêt public
gouverne , et la chose publique est quelque chose»
Tout gouvernement légitime est républicain^ : j'ex-
pliquerai ci-après ce que c'est que gouvernement.
Les lois ne sont proprement que les conditions
«
^ Je n'entf ]i(i$ pas feitlemept par ce mot une aristocratie ou unç
démocratie , mais en général tout gouyemement guidé par la volonté
générale , qui est la loi. Pour être légitime , il HA faut pas que le
gouyermement se confonde avec le soi)yeraii» , mais qu'il en soit le
ministre ; alors la monarchie elle-même est république. Ceci s'éclair-
cira dans le livre suivant.
LIVRE II, CHXPITEE VI. I07
de l'association civile. Le peuple, soumis axai, lois,
en doit être Fauteur ; il n'appartient qu'à ceux qui
s'associent de régler les conditions de la société.
Mais comment les régleront-ils ? Sera-ce d'un com-
mun accord , par une inspiration subite ? Le corps
politique a-t-il un organe pour énoncer ses volon-
tés ? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pour
en former les actes et les publier d'avance? ou com-
ment les prononcera-t-il au moment du besoin ?
Comment une multitude aveugle , qui souvent ne
sait ce qu'elle veut , parce qu'elle sait rarement ce
qui lui est bon , exécuterait-elle d'elle-même une
entreprise aussi grande, aussi difficile qu'un sys-
tème de législation ? De lui-même le peuple veut
toujours le bien , mais de lui-même il ne le voit
pas toujours. La volonté générale est toujours
droite , mais le jugement qui la guide n'est pas
toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets
tels qu'ils sont , quelquefois tels qu'ils doivent lui
paraître, lui montrer le bon chemin qu'elle cherche,
la garantir de la séduction des volontés particu-
lières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps,
balancer l'attrait des avantages présents et sen-
sibles par le danger des maux éloignés et cachés.
Les particuliers voient le bien qu'ils rejettent ; le
public veut le bien qu'il ne voit pas. Tous ont éga-
lement besoin de guides. Il faut obliger les uns à
conformer leurs volontés à leur raison ; il faut ap-
prendre à l'autre à connaître ce qu'il veut. Alors
des lumières publiques résulte l'union de l'enten-
dement et de la volonté dans le corps social ; de
Io8 DU CONTRAT SOCIAL.
là l'exact concours des parties , et enfin la plus
grande force du tout. Voilà d'où naît la nécessité
d'un législateur.
CHAPITRE VII.
Du législateur.
Pour découvrir les meilleures règles de société
qui conviennent aux nations , il faudrait une in-
telligence supérieure qui vît toutes les passions des
hommes , et qui n'en éprouvât aucune ; qui n'eût
aucun rapport avec notre nature , et qui la connût
à fond ; dont le bonheur fût indépendant de nous ,
et qui pourtant voulût bien s'occuper du nôtre ;
enfin qui , dans le progrès des temps se ménageant
une gloire éloignée , pût travailler dans un siècle
et jouir dans un autre **. Il faudrait des dieux pour
donner des lois aux honimes.
Le même raisonnement que faisait Caligula quant
au fait , Platon le faisait quant au droit pour dé-
. finir l'homme civil ou royal qu'il cherche dans son
' livre du Règne *. Mais s'il est vrai qu'un grand
prince est un homme rare , que sera-ce d'un grand
* Un peuple ne devient célèbre que quand sa législation com-
mence à décliner. On ignore durant combien de siècles l'institution
de Lycurgue fit le bonheur des Spartiates avant qu'il fût question
d'eux dans le reste de la Grèce.
Voyez le dialogue de Platon qui , dans les traductions latines ,
a pour titre : Politlcus ou yir cwilis. Quelques-uns l'ont intitulé de
Regno, Ce que Rousseau dit ici se rapporte à l'idée générale de ce
dialogue plutôt qu'à un passage particulier qu'on en pourrait cit€^<
LIVKE II, CHAPITRE VII, IO9
législateur ? Le premier n'a qu'à suivre le modèle
que l'autre doit proposer. Celui-ci est le mécani-
cien qui invente la machine, celui-là n'est que l'ou-
vrier qui la monte et la fait marcher. Dans la nais-
sance des sociétés , dit Montesquieu , ce sont les
chefs des républiques qui font l'institution , et c'est
ensuite l'institution qui forme les chefs des répu-
bliques *.
Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple
doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la
nature humaine, de transformer chaque individu,
qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en
partie d'un plus grand tout dont cet individu re-
çoive en quelque sorte sa vie et son être; d'altérer
la constitution de l'homme pour la renforcer; de
substituer une existence partielle et morale à l'exis-
tence physique et indépendante que nous avons
tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il
ôte à l'homme ses forces propres pour lui en donner
qui lui soient étrangères , et dont il ne puisse faire
usage sans le secours d'autrui. Plus ces forces na-
turelles sont mortes et anéanties , plus les acquises
sont grandes et durables, plus aussi l'institution est
solide et parfaite ; en sorte que si chaque citoyen
n'est rien , ne peut rien que par tous les autres , et
que la force acquise par le tout soit égale ou supé-
rieure à la somme des forces naturelles de tous les
individus , on peut dire que la législation est au plus
haut point de perfection qu'elle puisse atteindre.
Le législateur est à tous égards un homme ex-
Grandeur et décadence des Romans f chap. i.
t lO DU COlTTRi^T SOCIAL.
traordiïiadne daiis Tétat, S'il doit l'être par son gé-
nie , il ne l'est pas moins par son emploi. Ce n'est
point magistralxire, ce n'est point souveraineté. Cet
emploi , qui constitue la république , n'entre point
dans sa constitution ; c'est une fonction particulière
^ supériecfre qui n'a rien de commun avec Tem*-
pire humain ; car si celui qui commande aux hom-
mes ne doit pas commander aux lois, celui qui
commande aux lois ne d«)it pas non plus comman-
der a%ix lix»nmes;^utresment ses lois , ministres de
ses passions, »e feraient souvent que perpétuer ses
injustices; et jamais il ne pourrait éviter que des
vues particulières n'altérassent la sainteté de son
ouvrage.
Quand Lycurgtie donna des lois à sa patrie, £1
commença par abdiquer la royauté. C'était la cou-
tuime de la plupart des villes grecques de confier à
des étrangers l'établissement des leurs. Les répu-
bliques mod«eTOes de l'Italie imitèrent souvent œt
usage ; celle de Genève en fit autant^ et s'en trouva
bien "*. Rome^ dans son plus bel âge , vit renaître
en son sein tous les crimes de la tjTannie, et se vit
pnête à périr , pour avoir réuni sur les mêmes tètes
l'autorité législative et le pouvoir souverain.
Cependant les décemvirs eux-mêmes ne s'arro-
gèrent jamais le droit de faire passer aucwne loi de
** Ceux qtd ne -considèrent CaWin que comme théologien con-
iraissent inad retendue de son :géaie. La Ji^daction de nos «ageis édks ,
à laquelle il eut beaucoup de .part, lui fait -autant d'honneur que son
institution. Quelque révolution que le temps puisse amener dans
•notre culte, tant ique l'amour de la patrie et de la liberté ne sera pas
éteint parmi nous, jamais la mémoire de ce grand homme ne cessera
d'y être en bénédiction.
LIVRE II, CHAPITRE. VII. lit
leur seule autorité. «Rien de ce que nous vous pro-
<i posons , disaient-ils au peuple , ne peut passer en
« loi sans votre consentement. Romains , soyez vous-
<c mêmes les auteurs des lois qui doivent faire votre
(c bonheur. »
Celui qui rédige les lois n'a donc ou ne doit avoir
aucun droit législatif, et le peuple même ne peut,,
quand il le voudrait, se dépouiller de ce droit in-
communicable , parce que , selon le pacte fonda-'
mental , il n'y a que la volonté générale qui oblige
les particuliers , et qu'on ne peut jamais s'assurer
qu'une volonté particulière est conforme à la vo-
lonté générale qu'après l'avoir soumise aux suf-
frages libres du peuple: j'ai déjà dit cela; mais il
n'est pas inutile de le répéter.
Ainsi l'on trouve à la fois dans l'ouvrage de la
législatioti deux choses cpii semblent incompatibles;
une entreprise aundessus de la force humaine, et,
pour l'exécuter, une autorité qui n'est rien.
Autre difficulté qui méiite attention. Les sages
qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu
du sien n'en sauraient «tre entendus. Or il y a mille
sortes d'idées qu'il est impossible de traduire dans
la langue du peuple. Les vues trop générales et les
objets trop éloignés sont également hors de sa por-
tée : chaque individu ne goûtant d'a-utre plan de
gouvernement que celui qui se rapporte à son in-
térêt particulier, aperçoit difficilement les avan-
tages qu'il doit retirer des privations continuelles
qu'imposent les bonnes lois. Pour qu'un peuple
naissant pût goûter les saines maximes de la poli-
112 DU CONTRAT SOCIAL.
tique et suivre les règles fondamentales de la raison
d'état, il faudrait que l'effet pût devenir la cause;
que l'esprit social, qui doit être l'ouvrage de l'in-
stitution, présidât à l'institution même; et que les
hommes fussent avant les lois ce qu'ils doivent de-
venir par elles. Ainsi donc le législateur ne pouvant
employer ni la force ni le raisonnement, c'est une
nécessité qu'il recoure à une autorité d'un autre
ordre, qui puisse entraîner sans violence et per-
suader sans convaincre.
Voilà ce qui força de tout temps les pères des
nations de recourir à l'intervention du ciel et d'ho-
norer les dieux de leur propre sagesse, afin que les
peuples, soumis aux lois de l'état comme à celles
de la nature, et reconnaissant le même pouvoir
dans la formation de l'homme et dans celle de la
cité, obéissent avec liberté, et portassent docile-
ment le joug de la félicité publique.
Cette raison sublime , qui s'élève au-dessus de la
portée^des hommes vulgaires, est celle dont le légis-
lateur met les décisions dans la bouche des immor-
tels, pour entraîner par l'autorité divine ceux que
ne pourrait ébranler la prudence humaine ", Mais il
n'appartient pas à tout homme de faire parler les
dieux , ni d'en être cru quand il s'annonce pour
être leur interprète. La grande ame du législateur
* « E veramente , dit Machiavel , mai non fii alcuno ordinatore di
« leggi straordinarie in un popolo , che non ricorresse à Dio , perche
« altrimenti non sàrehbero accettate ; perche sono molti béni conos-
. « ciuti da uno prudente , i quali non hanno in se raggioni evidenti
« da potergli persuadere ad altrui. » Discorsi sopra Tito - Livio ,
liv. I , c. XI.
[VRE II, CHAPITRE VII. Il3
est le vrai miracle qui doit prouver sa mission. Tout
homme peut graver des tables de pierre, ou acheter
un oracle f ou feindre un secret commerce avec quel-
que divinité , ou dresser un oiseau pour lui parler à
l'oreille, ou trouver d'autres moyens grossiers d'en
imposer au peuple. Celui qui ne saura que cela
pourra même assembler par hasard une troupe d'in-
sensés ; mais il ne fondera jamais un empire, et son
extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De
vains prestiges forment un lien passager ; il n'y a
que la sagesse qui le rende durable. La loi judaïque
toujours subsistante, celle de l'enfant d'Ismaël,qui,
depuis dix siècles , régit la moitié du monde , an-
noncent encore aujourd'hui les grands hommes qtd
les ont dictées : et tandis que l'orgueilleuse philo-
sophie ou l'aveugle esprit de parti ne voit en eux
que d'heureux imposteurs , le vrai politique admire
dans leurs institutions ce grand et puissant génie
qui préside aux établissements durables.
Il ne faut pas, de tout ceci, conclure avec War-
burton * que la politique et la religion aient parmi
nous un objet commun, mais que, dans l'origine
des nations, l'une sert d'instrument à l'autre.
* Célèbre théologien anglais mort en 1 779 , principalement connu
par un traité intitulé, La divine mission de Moïse ^ a vol.
R. V.
8
Il4 DU COWTRAT social!^
CHAPITRE VIII.
Du peuple.
Comme, avant d'élever un grand édifice, rarcbi-
tecte observe et sonde le sol pour voir s'il en peut
soutenir le pcrids , le sage instituteur ne commence
pas par rédiger de bonnes lois en elles-mêmes, mais
il examine auparavant si le peuple auquel il les
destine est propre à les supporter. C'est pour cela
que Platon refusa de donner des lois aux Arcadieiis
et aux Cyréniens , sachant que ces deux peuples
étaient riches et ne pouvaient souffrir l'égalité : c'est
pour cela qu'on vit en Crète de bonnes lois et de
méchants hommes, parce que Minos n'avait disci-
pUné qu'uïi peuple chargé de vices.
' Mille nations ont brillé sur la terre, qui n'au-
raient jamais pu souffrir de bonnes lois; et cdtles
même qui l'auraient pu n'ont eu, dans toute leur
durée , qu'un temps fort court pour cela. La plupart
des peuples, ainsi que des hommes, ne sont dociles
que dans leur jeunesse; ils deviennent incorrigibles
en vieilUssant. Quand une fois les coutumes sont
établies et les préjugés enracinés , c'est une entre-
prise dangereuse et vaine de vouloir les réformer ;
le peuple ne peut pas même souffrir qu'on touche
à ses maux pour les détruire, semblable à ces ma-
lades stupides et sans courage qui frémissent à l'as-
pect du médecin.
Ce n'est pas que, comme quelques maladies bou-
LIVRE II, CHAPITRE VIII. IlS
leversent la tête des hommes et leur otènt le sou-
venir du passé , il ne se trouve quelquefois dans la
durée des états des époques violentes où les révo-
lutions font sur les peuples ce que certaines crises
font sur les individus; où l'horreur du passé tient
lieu d'oubli , et où l'état , embrasé par les guierres
civiles , renaît pour ainsi dire de sa Ceïïdre , et re-
prend la vigueur de la jeunesse en sortant des bras
de la mort. Telle fut Sparte au teriips de Lycùrgue,
telle fut Rome après les Tarquiiïs , et telles ont été
parmi notis la Hollande et la Suisse après l'expul-
sion des tyrans.
Mais ces événements sont raines ; ce sont des ex-
ceptions dont la raison se trouve toujours dans la
constitution particulière de l'état excepté. Elles ne
sauraient même avoir lieu deux fois pour le même
peuple; car il peut se. rendre libre tant qu'il n'est
que barbare , mais il ne le peut plus quand le res-
sort civil est usé. Alors les troubles peuvent le dé-
truire sans que les révolutions puissent le rétablir ;
et sitôt que ses fers sont brisés , il tôttabe épars et
n'eidste plus : il lui faut désormais un maître e't
non pas un libérateur. Peuples libres, souvenez-
vous de cette maxime : On peut acquérir la liberté ,
mais on ne la recouvre jamais.
La jeunessQ n'est pas l'enfance. Il est pour les
nations comme pour les hommes un temps de jeu-
nesse , ou , si l'on veut , dé maturité , qu'il faut at-
tendre avant de les soumettre à des lois : mais la
maturité d'un peuple n'est pas toujours facile à
connaître ; et si on la prévient , l'ouvrage est man-
8.
Il6 DU CONTRAT SOCIAL.
que. Tel peuple est disciplinable en naissant, tel
autre ne l'est pas au bout de dix siècles. Les Russéls
ne seront jamais vraiment policés , parce qu'ils l'ont
été trop tôt. Pierre avait le génie imitatif ; il n'avait
pas le vrai génie , celui qui crée et fait tout de rien.
Quelques-unes des choses qu'il fit étaient bien , la
plupart étaient déplacées. Il a vu que son peuple
était barbare , il n'a point vu qu'il n'était pas mûr
pour la police; il Fa voulu civiliser quand il ne fal-
lait que l'aguerrir. Il a d'abord voulu faire des Alle-
mands , des Anglais , quand il fallait commencer
par faire des Russes : il a empêché ses sujets de
jamais devenir ce qu'ils pourraient être, en leur
persuadant qu'ils étaient ce qu'ils ne sont pas. C'esjt
ainsi qu'un précepteur français forme son^lèvç
pour briller un moment dans son enfance, et puis
tf être jamais rien. L'empire de Russie voudra subr
juguer l'Europe , et sera subjugué lui - même. Les
Tartares, ses sujets ou ses voisins deviendront Ses
maîtres et les nôtres : cette révolution me paraît
infaillible. Tous les rois de l'Europe travaillent de
concert à l'accélérer.
CHAPITRE IX.
Suite. •
Comme la nature a donné des termes à la stature
d'un homme bien conformé, passé lesquels elle ne
fait plus que des géants ou des nains , il y a de même ,
eu égard à la meilleure constitution d'un état , des
LIVRE II, CHAPITRE IX. 11^
bornes à l'étendue qu'il peut avoir , afin qu'il ne
soit ni trop'grand pour pouvoir être bien gouverné ,
ni trop petit pour pouvoir se maintenir par lui-
même. Il y a dans tout corps politique un maxi-
mum de force qu'il ne saurait passer , et duquel
souvent il s'éloigne à force de s'agrandir. Plus le
lien social s'étend, plus il se relâche; et en géné-
ral un petit état est proportionnellement plus fort
qu'un grand..
Mille raisons démontrent cette maxime. Premiè-
rement, l'administration, devient plus pénible dans
les grandes distances, comme un poids devient
plus lourd au bout d'un plus grand levier. Elle
devient aussi plus onéreuse à mesure que les de-
grés se multiplient; car chaque ville a d'abord la
sienne , que le peuple paie ; chaque district la sienne ,
encore payée par le peuple; ensuite chaque pro-
vince, puis les grands gouvernements, les satra-
pies, les vice - royautés , qu'il faut toujours payer
plus cher à mesure qu'on monte , et toujours aux
dépens du malheureux peuple ; enfin vient l'admi-
nistration suprême qui écrase tout. Tant de sur-
charges épuisent continuellement les sujets : loin
d'être mieux*gouvernés par tous ces différents or-
dres , ils le sont moins bien que s'il n'y en avait
qu'un seul au-dessus d'eux. Cependant à peine reste-
t-il des ressources pour les cas extraordinaires; et
quand il y faut recourir , l'état est toujours à la veille
de sa ruine.
Cen'estpas tout: fton-seulement le gouvernement
a moins de vigueur et de célérité pour faire observer
Il8 DU CONTRA.T SOCIAL.
les lois, empêcher les vexations, corriger les abus,
prévenir les entreprises séditieuses qui peuvent se
faire dans des lieux éloignés; mais le peuple a moins
d'affection pour ses chefs, qu'il ne voit jamais, pour
la patrie , qui est à ses yeux comme le monde , et
pour ses concitoyens, dont la plupart lui sont étraji-
gers. Les naêmes lois ne peuvent convenir à tant de
provinces diverses qui ont des mœurs différentes,
qui vivent sous des climats opposés, et qui ne peu-
vent souffrir la même forme de gouvernement.
I)es lois différentes n'engendrent que trouble et
confusion parmi, des peuples qui, vivai^t sous les
mêmes chefs et dans une communication conti-
nuelle, passent ou se marient les uns chez lés au-
tres, et, soumis à d'autres coutumes, ne savent j^-
niais si leur patrimoine est bien, à eux. Les talents
sont enjfpiûs , les ver tus ignorées, les vices impunis,,
d^nSf cette multitude d'hommes inqonnus les im&
aux aut;jr;es, que le %iége de l'admfnistjration sur:
prêm^ rassemble dans un même lieu. Les ch^fe,
açcablqs d'^faires, ne voient rien par eux-mêmes ;.
des comiflis gouvernent l'état. Enfin les mesuras
qjj'il faut prendre potfr maintenir l'autorité géné-
rale, à l3.quel^e tant d'officiers élpignés veulent sç,
soustraire ou en imposer, a.bsprbent.tpus les soius
publics; il, n'en reste plus pour le bonheur du,
peuple, à peine eu reste -t- il pour, sa défense au,
besoin^ et c'est ainsi qu'un corps trop grand pour
sa constitution s'affaisse et périt écrasé sous sou.
propre ppids, *
D'un ajitrq côté,rétaj: doit.se donner une certaine
LIVRE II, CHAPITRE IX. 1 19
base pour avoir de la solidité, pour résister aux se-
cousses qu'il ne manquera pas d'éprouver, et aux
efforts qu'il sera contraint de faire pour se soutenir :
car tous les peuples ont une espèce de force cen-
trifuge, par laquelle ils agissent continuellement
lés uns contre les autres , et tendent à s'agrandir
aux dépens de leurs voisins , comme les tourbillons
de Descartes. Ainsiles faibles risquent d'être bientôt
engloutis ; et nul ne peut guère se conserver qu'en
se mettant avec tous dans une espèce d'équilibre
qui rende la compression partout à peu près égale^
On voit par là qu'il y a des raisons de s'étendre
et des raisons de se resserrer; et ce n'est pas le
moindre talent du politique de .trouver entre les
unes et les autres la proportion la plus avantageuse
à la conservation de l'état. On peut dire en général
que les premières, n'étant qu'extérieures et rela-
tjjKes, doivent être subordonnées aux autres, qui
sont internes et absolues. Une saine et forte con-
stitution est la première chose qu'il faut rechercher ;
et l'on doit plus compter sur la vigueur qui naît
d'un bon gouvernement, que sur les ressources
que fournit un grand territoire.
Au reste, on a vu des^tats tellement constitués,
que la nécessité des conquêtes entrait dans leur
constitution même, et que, pour se maintenir, ils
étaient forcés de s'agrandir sans cesse. Peut-être se
félicitaient -ils beaucoup de cette heureuse néces-
sité, qui leur montrait pourtant, avec le terme de
leur grandeur, l'inévitable moment de leur chute..
I20 DU CONTRAT SOCIAL.
CHAPITRE X.
Suite.
On peut mesurer un corps politique de deux ma-
^ nières : savoir par l'étendue du territoire , et par le
nombre du peuple; et il y a, entre l'une et l'autre
de ces mesures , un rapport convenable pour donner
à l'état sa véritable grandeur. Ce sont les hommes
qui font l'état, et c'est le terrain qui nourrit les
hommes : ce rapport est donc que la terre suffise
à l'entretien de ses habitants , et qu'il y ait autant
d'habitant3 que la terre en peut nourrir. C'est dans
cette -proportion que se trouve le maximum de
force d'un nombre donné de peuple : car s'il y a du
terrain de trop , la garde eii est onéreuse , la cul-
ture insufQsante , le produit superflu ; c'est la causii
prochaine des guerres défensives : s'il n'y en a pas
assez , l'état se trouve pour le supplément à la dis-
crétion de ses voisins; c'est la cause prochaine des
guerres offensives. Tout peuple qui n'a, par sa po-
sition, que l'alternative entre le commerce ou la
guerre, est faible en lui-uiême; il dépend de ses
voisins, il dépend des événements; il n'a jamais
qu'une existence incertaine et courte. Il subjugue
et change de situation; ou il est subjugué et n'est
rien. Il ne peut se conserver libre qu'à force de
petitesse ou de grandeur.
. On ne peut donner en calcul un rapport fixe
entre l'étendue de terre et le nombre d'hommes
LIVRE II, CHAPITRE X. 121
qui se suffisent l'un à l'autre , tant à cause des dif-
férences qui se trouvent dans les qualités du ter-
rain , dans ses degrés de fertilité, dans la nature de
ses productions, dans l'influence des climats, que
de celles qu'on remarque dans les tempéraments
des hommes qui les habitent , dont les uns consom-
ment peu dans un pays fertile, les autres beaucoup
sur un sol ingrat. Il faut encore avoir égard à la
plus grande ou moindre fécondité des femmes, à ce
que le pays peut avoir de plus ou moins favorable
à la population, à la quantité dont le législateur
peut espérer d'y concourir par ses établissements :
de sorte qu'il ne doit pas fonder son jugement sur
ce qu'il voit, mais sur ce qu'il prévoit; ni s'arrêter
autant à l'état actuel de la population, qu'à celui
où elle doit naturellement parvenir. Enfin il y a
mille occasions où les accidents particuliers du lieu
exigent ou permettent qu'on embrasse plus de ter-
rain qu'il ne parait nécessaire. Ainsi l'on s'étendra
beaucoup dans un pays de montagnes , où les pro-
ductions naturelles, savoir j les bois, les pâturages,
demandent moins de travail, où l'expérierifce ap-
prend que les femmes sont plus fécondes que dans
les plaines , et ou un grand sol incliné ne donne
qu'une petite base horizontale, la seule qu'il faut
compter pour la végétation. Au contraire, on peut
se resserrer au bord de la mer, même dans des
rochers et des sablies presque stériles , parce que la
pêche y peut suppléer en grande partie aux pro-
ductions de la terre , que les hommes doivent être
plus rassemblés pour repousser les pirates, et qu'on
laa DU CONTRAT SOCIAL.
a d'ailleurs plus de facilité pour délivrer le pays ,
par les colonies, des habitants dont il est sur-
chargé.
A ces conditions pour instituer un peuple il ea
faut ajouter une qui ne peut suppléer à nulle
autre, mais sans laquelle elles sont toutes inutiles y
c'est qu'on jouisse de l'abondance et d^ la paix y
car le temps où s'ordonne un état est y comme ce-
lui où se forme un bataillon , l'instant où le corps
est le moins capable de résistance et le plus facile
à détruire. On résisterait mieux dans un désordre
absolu que dans .un moment de fermentation , où
chacun s'occupe de son rang et non du péril.
Qu'une guerre, une famine, une sédition survienne
en ce temps de crise , l'état est infaîlUblement ren-
versé.
Ce n'est pas qu'il n'y ait beaucoup de gouverne-
ments établis durant ces orages ; mais alors ce sont
ces gouvernements mêmes qui détruisent l'étet.
Les usurpateurs amènent ou choisissent toujours
ces temps de troubles pour faire passer , à la faveur
de l'effroi public, des lois destructives que le peuple
n'adopterait jamais de sang froid. Le choix du mo-
ment de l'institution est un des caractères les plus
sûrs par lesquels on peut distinguer l'œuvre du lé-
gislateur d'avec celle du tyran.
Quel peuple est donc propre à la législation?
Celui qui , se trouvant déjà lié par quelque union'
d'origine , d'intérêt ou de convention , n'a point
encore porté le vrai joug des lois; celui qui n'a ni
coutumes , ni superstitions bien enracinées ; celui
LIVRE II, CHAPITRE X. ia3
qjui ne €r,aint pas^ d'être accablé par une iavasign
subite ; qui , sans entrer dans les querelles de ses.
voisins, peut résister seul à chacun d'eux, ou s'ai-
der de Fun pour repousser Fautre ; celui dont •
chaque membre peut être connu de tous , et où
l'on n'est point forcé de charger un homme d un
plus grand fardeau qu'un homme ne peut porter;
celui qui peut se passer des autres peuples , et dont
tout autre peuple peut se passer '^ ; celui qui n'est
ni riche ni pauvre , et peut se suffire à lui-même ;
enfin celui qui réunit la consistance d'un ancien
peuple avec la docilité d'un peuple nouveau. Ce
qui rend pénible l'ouvrage de la législation est
moins ce qu'il faut établir que ce qu'il faut dé-
truire; et ce qui rend le succès si rare, c'est l'im-
pdssibilité de trouver la simphcité de la nature
jointe aux besoins de la société. Toutes ces condir
tions , il est vrai , se trouvent difficilement rassem-
blées : aussi voit-on peu d'états bien constitués.
Il est encore en Europe un pays capable de lé-
gislation ; c'est l'île de Corse. La valeur et la con-
stance avec laquelle ce brave peuple a su recou-
vrer et défendre saUberté, mériteraient bien que
quelque homme sage lui apprît à la conserver. J'ai
^ Si d^ dçuf pei^plefi Tpisins l\\u\ ne pquyiât se passeï^ de l'aytre^.
ce serait une situation très-dure pour le premier, et très-dangereuse
"PS^nf le second. Toute nation sage , en pareil cas , s'efforcera bien
vite de délivirer T^^utre de cette dépendance. La république dcThlas*
cala , enclavée daus l'empire du Mexique , aima mieux se passer de
sel que d'en acheter des Mexicains , et m^én^e que d'ep accepter gra-
tuitement. Les sage^ Thlascalans virent le piège caché sous cette
libéralité. Us se conservèrent libres; et ce petit état, enfermé dans
ce grand empire , fut enfin l'instrument de sa ruine .
1^4 DU CONTRAT SOCIAL.
quelque pressentiment qu'un jour cette petite île
étonnera l'Europe.
CHAPITRE XL
Des divers systèmes de législation.
Si l'on recherche en quoi consiste précisément
le plus grand bien de tous , qui doit être la fin de
tout système de législation , on trouvera qu'il se
réduit à ces deux objets principaux , la liberté et
V égalité : la liberté, parce que toute dépendance
particulière est autant de force ôtée au corps de
l'état; l'égalité, parce que la liberté ne peut sub-
sister sans elle.
J'ai déjà dit ce que c'est que la liberté civile : à
l'égard de l'égalité, il ne faut pas entendre par ce
mot que les degrés de puissance et de richesse
soient absolument les mêmes; mais que, quant à
la puissance , elle soit au-dessus de toute violence ,
et nQ s'exerce jamais qu'en vertu du rang et des
lois ; et , quant à la richesse , que nul citoyen ne
soit assez opulent pour en pouvoir acheter un
autre, et nul assez pauvre pour être contraint de
se vendre'' : ce qui suppose, du côté des grands,
^ Voulez-vous donc donner à l'état de la consistance , rapprochez
les degrés extrêmes autant qu'il est possible ; ne souffrez ni des gens
opulents ni des gueux. Ces deux états , naturellement inséparables ,
sont également funestes au bien commun ; de l'un sortent les fauteurs
de la tyrannie , et de l'autre les tyrans : c'est toujours entre eux que
se fait le trafic de la liberté publique ; l'un l'achète , et l'autre la
vend.
LIVRE II, CHAPITRE XI. 1^5
modération de biens et de crédit , et , du côté des
petits , modération d'avarice et de convoitise.
Cette égalité , disent-ils , est une chimère de spé-
culation qui ne peut exister dans la pratique. Mais
si l'abus est inévitable, s'ensuit -il qu'il ne faille
pas au moins le régler? C'est précisément parce
que la force des choses tend toujours à détruire l'é-
galité que la force de la législation doit toujours
tendre à la maintenir.
Mais ces objets gé(^éraux de toute bonne insti-
tution doivent être modifiés en chaque pays par
les rapports qui naissent tant de la situation lo-
cale que du caractère des habiti|^ts , et c'est sur
ces rapports qu'il faut assigner à chaque peuple un
système particulier d'institution, qui soit le meil-
leur, non peut-être en lui-même, mais pour l'état
auquel il est destiné. Par exemple , le sol est-il ingrat
et stérile, oU le pays trop serré pour les habitants ,
tournez-vous du côté de l'industrie et des arts,
dont vous échangerez les productions contre les
denrées qui vous manquent. Au contraire, occu-
pez-vous de riches plaines et des coteaux fertiles ;
dans un bon terrain , manquez-vous, d'habitants ,
donnez tous vos soins à l'agriculture , qui multi^
plie les hommes, et chassez les arts, qui ne feraient
qu'achever de dépeupler le pays en attroupant sur
quelques points du jterritoire le peu d'habitants
qu'il a^. Occupez-vous des rivages étçndus et com-
* Quelque branche de commerce extérieur , dit M. d' Argenson ,
ne répand guère qu'une fausse utilité pour un royaume en général:
elle peut enrichir quelques particuliers , même quelques villes ; mais
la nation entière n'y jgaghe rien , et le peuple n'en est pas mieux.
ia6 DU CONTRAT SOCIAL.
modes, couvrez la mer de vaisseaux, cultivez le
commerce et la navigation ; vous aurez une exis-
tence brillante et courte. La mer ne baigne-t-elle
sur vos côtes que des rochers presque inacces-
sibles , restez barbares et ichthyophages ; vous en
vivrez plus tranquilles , meilleurs peut-être , et sû-
rement plus heureux. En un mot, outre les maximes
communes à tous , chaque peuple renferme en lui
quelque cause qui les ordonne d'une manière par-
ticulière, et rend sa législation propre à lui seul.
C'est ainsi qu'autrefois les Hébreux , et récemment
les Arabes , ont en. pour principal objet la religion ,
les Athéniens l4rlettres , Carthage et Tyr le com-
merce, Rhodes la marine, Sparte la guerre, et
Rome la vertu. L'auteur de Y Esprit des Lois a
montré dans des foules d'exemples par quel art
le législateur dirige l'institution vers chacun de ces
objets.
Ce qui rend la constitution d'un état véritable-
ment solide et duVable, c'est quand les conve-
nances sont tellement observées , que les rapports
naturels et les lois tombent toujours de concert
sur les mêmes points , et que celles-ci ne font, pour
ainsi dire, qu'assurer, accompagner, rectifier les
autres. Mais si le législateur, se tronàpânt dans
son objet, prend un principe différent dfe celui qui
rfaît de la nature des choses ; que l'un tende à la
servitude et l'autre à la liberté; l'un aux richesses,
l'autre à la population ; l'un à la paix , l'autre aux
conquêtes : on verra les lois s'affaiblir insensible-
ment, la constitution s'altérer; et l'état ne cessera
LIVRE II, CHAPITRE XI. IÎI7
d'être agité jusqu'à ce qu'il soit détruit ou changé,
et que l'invincible nature ait repris son empire.
CHAPITRE XII.
Division des lois.
Pour ordonner le tout, ou donner la meilleure
forme possible à la chose publique , il y a diverses
relations à considérer. Premièrement , Faction du
corps entier agissant sur lui-même , c'est-à-dire le
rapport du tout au tout, ou du souverain à l'état;
et ce rapport est composé de celui des termes in-
termédiaires , comme nous le verrons ci-après.
Les lois Ijui règlent ce rapport portent le nom
de lois politiques, et s'appellent aussi lois fonda-
mentales , non sans quelque raison si ces lois sont
sages ; car , s'il n'y a dans chaque état qu'une bonne
manière de l'ordonner , le peuple qui l'a trouvée
doit s'y tenir : mais si l'ordre établi est mauvais ,
pourquoi prendrait-on pour fondamentales des lois
qui l'empêchent d'être bon ? D'ailleurs , en tout
état de cause , un peuple est toujours le msAiré de
changer ses lois , même les meilleures ; car , s'il lui
plaît de se faire mai à lui-même , qui est-ce qui a
droit de l'en empêcher ?
La seconde relation est celle des membreis entre
eux , ou avec le corps entier ; et ce rapport doit
être au premier égard aussi petit, et au second
aussi grand qu'il est possible ; en sorte que chaque
citoyen soit dans une parfaite indépendance de
laS DU CONTRAT SOCIA.L.
tous les autres , et dans une excessive dépendance
de la cité : ce qui se fait toujours par les mêmes
moyens ; car il n'y a que la force de l'état qui fasse
la liberté de ses membres. C'est de ce deuxième
rapport que naissent les lois civiles.
On peut considérer une troisième sorte de rela-
tion entre l'homme et la loi , savoir , celle de la
désobéissance à la peine ; et celle-ci donne lieu à
l'établissement des lois criminelles , qui , dans le
fond , sont moins une espèce particulière de lois
que la sanction de toutes les autres.
A ces trois sortes de lois il s'en joint une qua-
trième , la plus importante de toutes , qui ne se
grave ni sur le marbre , ni sur l'airain , mais dans
les cœurs des citoyens ; qui fait la véritable consti-
tution de l'état ; qui prend tous les jours de nou-
velles forces ; qui , lorsque les autres lois vieillissent
ou s'éteignent, les ranime ou les supplée, conserve
un peuple dans l'esprit de son institution , et sub-
stitue insensiblement la force de l'habitude à celle
de l'autorité. Je parle des mœurs , des coutumes ,
et surtout de l'opinion ; partie inconnue à nos
politiques , mais de laquelle dépend le succès de
toutes les autres ; partie dont le grand légis-
lateur s'occupe en secret , tandis qu'il paraît se
borner à des règlements particuliers, qui ne sont
que le cintre de la voûte , dont les mœurs , plus
lentes à naître, forment enfin l'inébranlable clef.
, Entre'ces diverses classes , les lois politiques , qui
constituent la forme du gouvernement , sont la
seule relative à mon sujet.
LIVRE III, CHAPITRE I. l^g
LIVRE III.
Avant de parler des diverses formes de gouver-
nement , tâchons de fixer le sens précis de ce mot ,
qui n'a pas encore été fort bien expliqué.
CHAPITRE I.
Du gouvernement en général.
J'avertis le lecteur que ce chapitre doit être lu
posément , et que je ne sais pas Fart d'être clair
pour qui ne veut pas être attentif.
Toute action libre a deux causes qui concourent
à la produire : l'une morale , savoir la volonté qui
détermine l'acte ; l'autre physique , savoir la puis-
sance qui l'exécute. Quand je marche vers un objet,
il faut 'premièrement que j'y veuille aller ; en se-
cond lieu, que mes pieds m'y portent. Qu'un para-
lytique veuille courir , qu'un homme agile ne le
veuille pas , tous deux resteront en place. Le corps
politique a les mêmes mobiles : on y distingue de
même la force et la volonté ; celle-ci sous le nom
de puissance législatrice , l'autre sous le nom de
puissance exécutii^e. Rien ne s'y fait ou ne doit s'y
faire sans leur concours.
Nous avons vu que la puissance législative ap-
partient au peuple, et ne peut appartenir qu'à lui.
R. V. 9
l3o DU CONTRAT SOCIAL.
Il est aisé de voir, au contraire, par les principes
ci-devant établis , que la puissance executive ne
peut appartenir à la généralité comme législatrice
ou souveraine , parce que cette puissance ne con-
siste qu'en des actes particuliers qui ne sont point
du ressort de la loi , ni par conséquent de celui du
souverain , dont tous les actes ne peuvent être que
des lois.
Il faut donc à la force publique un agent propre
qui la réunisse et la mette en oeuvre selon les direc-
tions de la volonté générale, qui serve à la com-
munication de l'état et du souverain , qui fasse en
quelque sorte dans la personne publique ce que
fait dans l'homme l'union de l'ame et du corps.
Voilà quelle est, dans l'état, la raison du gouver-
nement, confondu mal à propos avec le souverain ,
dont il n'est que le ministre.
Qu'est-ce donc que le gouvernement? Un corps
intermédiaire établi entre les sujets et le souve-
rain pour leur mutuelle correspondance , chargé
de l'exécution des lois , et du maintien de la 'liberté
tant civile que politique.
Les membres de ce corps s'appellent magistrats
ou rois , c'est-à-dire gouverneurs; et le corps entier
porte le nom àe prince ^. Ainsi ceux qui prétendent
que l'acte par lequel un peuple se soumet à des
chefs n'est point un contrat, ont grande raison.
Ce n'est absolument qu'une commission , un em-
ploi, dans lequel, simples officiers du souverain,
* C'est ainsi qu*à Venise on dqnne au collège le nom de sérénis-
sime prince , même quand le doge n*y assiste pas.
LIVRE m, CHAPITRE I. l3l
ils exercent en son nom le pouvoir dont il les a
faits dépositaires, et qu'il peut limiter, modifier,
et reprendre quand il lui plaît. L'aliénation d'un tel
droit étant incompatible avec la nature du corps so
cial, est contraire au but de l'association.
J'appelle donc gouvememeiU ou suprême admi-
nistration l'exercice légitime de la puissance exe-
cutive, et prince ou magistrat l'homme ou le corps
chargé de cette administration.
C'est dans le gouvernement que se trouvent les
forces intermédiaires, dont lés rapports composerit
celui du tout au tout ou du souverain à l'état.
On peut représenter ce dernier rapport par celui
des extrêmes d'une proportion continue , dont là
moyenne proportionnelle est le gouvernement. Ld
gouvernement reçoit du souverain les ordres qù*il
donne au peuple; et, pouf que Tétat soit dans lih
bon équilibre, il faut, tout compensé, qu'il y ait
égalité ehtre le produit ou la puissance du gouver-
nement pris en lui-même , et le produit ou ta pûi^
sânce des citoyens , qui sont souverains d'un côté
et sujets de l'autre.
De plus , on ne saurait altérer aucun des trois
termes sans rompre à l'instant la proportion. Si le
souverain veut gouverner, ou si le magistrat veiit
donner des lois, ou si les sujets^ refusent d'obéii", le
désoi*dre succède à la règle , la force et la volonté
n'agissent plus de concert, et l'état dissous totïibe
ainsi dans le despotisme bu dans l'anarchie. Enfin,
comme il n'y a qu'une moyenne proportionnelle
entre chaque rapport, il n'y a non plus qu'un bon
l32 DU COK1TRA.T SOCIAL. '
gouvernement possible dans un état : mais Comme
mille événements peuvent changer les rapports
d'un peuple, non-seulement différents gouverne-
ments peuvent être bons à divers peuples , mais
au même peuple en différents temps.
Pour tâcher de donner une idée des divers rap-
ports qui peuvent régner entre ces deux extrêmes ,
je prendrai pour exemple le nombre du peuple,
comme un rapport plus facile à exprimer.
Supposons que l'état soit composé de dix mille
citoyens. Le souverain ne peut être considéré que
collectivement et en corps; mais chaque particu-
lier, en qualité de sujet, est considéré comme in-
dividu : ainsi le souverain est au sujet comme dix
mille est à un ; c'est-à-dire que chaque membre de
l'état n'a pour sa part que la dix-millième partie de
l'autorité souveraine, quoiqu'il lui soit soumis tout
entier. Que le peuple soit composé de cent mille
hommes, l'état des sujets ne change pas , et chacun
porte également tout l'empire des lois, tandis que
son suffrage, réduit à un cent-millième, a dix fois
moins d'influence dans leur rédaction. Alors le su-
jet restant toujours un, le rapport du souverain
augmente en raison du nombre des citoyens. D'où
il suit que, plus l'état s'agrandit, plus là liberté
diminue.
Quand je dis que le rapport augmente , j'entends
qu'il s'éloigne de l'égalité. Ainsi, plus le rapport est
grand dans l'acception des géomètres, moins il
y a de rapport dans l'acception commune : dans la
première , le rapport , considéré selon la quantité.
LiVRE 111, CHAPITRE I. 1 33
se mesure par Fexposant; et dans l'autre, consi-
déré selon ridentité , il s'estime par la similitude.
Or , moins les volontés particulières se rappor-
tent à la volonté générale , c'est-à-dire les mœurs
aux lois, plus la force réprimante doit augmenter.
Donc le gouvernement, pour être bon, doit être
relativement plus fort à mesure que le peuple est
plus nombreux.
D'un autre côté, l'agrandissement de l'état don-
nant aux dépositaires de l'autorité publique plus
de tentations et de moyens d'abuser de leur pou-
voir, plus le gouvernement doit avoir de force pour
contenir le peuple, plus le souverain doit en avoir
à son tour pour contenir le gouvernement. Je ne
parle pas ici d'une force absolue , mais de la force
relative des diverses parties de l'état.
Il suit de ce double rapport que la proportion
continue entre le souverain, le prince et le peuple ,
n'est point une idée arbitraire, mais une consé-
quence nécessaire de la nature du corps politique.
Il suit encore que l'un des extrêmes, savoir le
peuple, comme sujet, étant fixe et représenté par
l'unité, toutes les fois que la raison doublée aug-
mente ou diminue , la raison simple augmente ou
diminue semblablemeiit , et que par conséquent le
moyen terme est changé. Ce qui fait voir qu'il n'y
a pas une constitution de gouvernement unique et
absolue , mais qu'il peut y avoir autant de gouver-
nements différents en nature, que d'états différents
en grandeur.
Si , tournant ce système en ridicule , on disait
\
(*
l34r 1>U CONTRAT SOCIAL.
que, pour trouver cette moyenne proportionnelle
et. former le corps du gouvernement, il ne faut,
selon moi, que tirer la racine carrée du nombre
du peuple, je répojndrais que je ne prends ici ce
nombre que pour un exemple ; que les rapports
dont j.e parle ne se mesurent pas seulement par le
nombre des hommes, mais en général par la quan-
tité d'action , laquelle se combine par des multi-
tudes de causes ; qu'au reste , si , pour m'exprimer
en moAus de paroles, .j'emprunte un moment des
termes de géométrie, je n'ignore pas cependant
que la précision géométrique n'a point lieu dans
les quantités morales.
Le gouvernement est en petit ce que le corps
politique qui le renferme est en grand. C'est une
personne morale douée de certaines facultés , ac-
tive comme le souverain , passive comme l'état , et
qu'on peut décomposer en d'autres rapports sem*
blables; d'où naît par conséquent une nouvelle
proportion , une autre encore dans celle-ci, selon
l'ordre des tribunaux, jusqu'à ce qu'on arrive à un
xnojen terme indivisible, c'est-à-dire à un seul chef
qu magistrat suprême, qu'on peut se représenter ,
au milieu de cette progression, comme l'unité entre
la série des fractions et celle des nombres.
Sans nous embarrasser dans cette multiplication
de termes , contentons-nous de considérer le gou-
vernement comme un nouveau corps dans l'état,
distinct du peuple et du souverain, et intermé-
diaire entre l'un et l'autre.
Il y a cette différence essentielle entre ces deux
LIVRE 111, CHAPITRE 1. l35
corps, que l'état existe par lui-même, et que le
gouvernement n'existe que par. le souverain. Ainsi
la volonté dominante du prince n'est ou ne doit,
être que la volonté générale ou la loi ; sa force n'est
que la force publique concentrée en lui : sitôt qu'il
veut tirer de lui-même quelque acte absolu et in-
dépendant, la liaison du tout commence à se re^
lâcher. S'il arrivait enfin que le prince eût une
volonté particulière plus active que celle du sou-
verain, et qu'il usât, pour obéir à cette volonté
particulière , de la force publique qui est dans ses
mains ^ en sorte qu'on eût, pour ainsi dire, deux
souverains, l'un de droit et l'autre de fait, à l'in-
stant l'union sociale s'évanouirait, et le corps. poli-
tique serait dissous^ .
Cependant, pour que le corps du gouvernement
ait une existence, une vie réelle qui le distingue^du
corps de. l'état ; pour que tous ses membres puis-
sent agir de concert et répondre à la fin pour la-
quelle il est institué , il lui faut un moi particu-
lier, une sensibilité commune à ses membres, une
force, une volonté propre qui tende à sa conser-
vation. Cette existence particulière suppose des as-
semblées, des conseils, un pouvoir de délibérer,
de résoudre, des droits, des titres, des privilèges,
qui appartiennent au prince exclusivement , et qui
rendent la condition du magistrat plus honorable
à proportion qu'elle est plus pénible. Les difficultés
sont dans la manière d'ordonner, dans le tout,
ce tout subalterne , de sorte qu'il n'altère point la
constitution générale en affermissant la sienne;
l36 BU COWTRAT SOCIAL.
qu'il distingue toujours sa force particulière desti-
née à sa propre conservation, de la force publique
destinée à la conservation de l'état, et qu'en un
mot il soit toujours prêt à sacrifier le gouverne-
ment au peuple , et non le peuple au gouvernement.
D'ailleurs, bien que le corps artificiel du gou-
vernement soit l'ouvrage d'un autre corps artificiel ,
et qu'il n'ait en quelque sorte qu'une vie emprun-
tée et subordonnée, cela n'empêche pas qu'il ne
puisse agir avec plus ou moins de vigueur ou de
célérité, jouir, pour ainsi dire, d'une santé plus ou
moins robuste. Enfin , sans s'éloigner directement
du but de son institution , il peut s'en écarter plus
ou moins , selon la manière dont il est constitué.
C'est de toutes ces différences que naissent les
rapports divers que le gouvernement doit avoir
avec le corps de l'état , selon les rapports acciden-
tels et particuliers par lesquels ce même état est
modifié. Car souvent le gouvernement le meilleur
en soi deviendra le plus vicieux , si ses rapports ne
sont altérés selon les défauts du corps politique
auquel il appartient.
«««^m^k/^^i
CHAPITRE IL
Du principe qui constitue les diverses formes de gouvernement.
Pour exposer la cause générale de ces différences,
il faut distinguer ici le prince et le gouvernement ,
comme j'ai distingué ci-devant l'état et le souverain.
Le corps du magistrat peut être composé d'un
LIVRE IIJ, CHAPITRE II. iSy
plus grand ou moindre nombre de membres. Nous
avons dit que le rapport du souverain aux sujets
était d'autant plus grand que le peuple était plus
nombreux; et, par une évidente analogie, nous en
pouvons dire autant du gouvernement à l'égard
des magistrats.
Or, la force totale du gouvernement, étant tou-
jours celle de l'état, ne varie point : d'où il suit
que plus il use de cette force sur ses propres mem-
bres , moins il lui en reste pour agir sur tout le
peuple.
Donc, plus les magistrats sont nombreux, plus
le gouvernement est faible. Comme cette maxime
est fondamentale, appliquons - nous à la mieux
éclaircîr.
Nous pouvons distinguer dans la personne du
magistrat trois volontés essentiellement différentes :
premièrement,la volonté propre de rindividu,qui
ne tend qu'à son avantage particulier; seconde-
ment , la volonté commune des magistrats , qui se
rapporte uniquement à l'avantage du prince, et
qu'on peut appeler volonté de corps , laquelle est
générale par rapport au gouvernement , et particu-
lière par rapport à l'état, dont le gouvernement
fait partie; en troisième lieu, la volonté du peuple
ou la volonté souveraine, laquelle est générale,
tant par rapport à l'état considéré comme le tout ,
que par rapport au gouvernement considéré comme
partie du tout.
Dans une législation parfaite , la volonté particu-
lière ou individuelle doit être nulle; la volonté de
l38 DU CONTRAT SOCIAL.
corps propre au gouvernement très-subordonnée ;
et par conséquent la volonté générale ou souve-
raine toujours dominante et la règle unique de
toutes les autres.
Selon l'ordre naturel , au contraire , ces diffé-
rentes volontés deviennent plus actives à mesure
qu'elles se concentrent. Ainsi, la volonté générale
est toujours la plus faible', la volonté de corps a le
second rang, et la volonté particulière le premier
de tous : de sorte que, dans le gouvernement,
chaque membre est premièrement soi-même, et
puis magistrat, et puis citoyen ; gradation directe-
ment opposée à celle qu'exige l'ordre social.
. Cela posé , que tout le gouvernement soit entre
les mains d'un seul homme; voilà la volonté parti-
culière et la volonté de corps parfaitement réunies,
et par conséquent celle-ci au plus haut degré d'in-
tei^sité qu'elle puisse avoir. Or, comme c'est du
degré de la volonté que dépend l'usage de la force,
et que la force absolue du gouvernement ne varie
point, il s'ensuit que le plus actif des gouverne-
ments est celui d'un seul.
Au, contraire, unissons le gouvernement à l'au-
torité législative; faisons le prince du souverain,
et de tous les citoyens autant de magistrats : alors
la volonté de corps , confondue avec la volonté gér
nérale , n'aura pas plus d'activité qu'elle , et laissera
la volonté particulière dans toute sa force. Ainsi ,
le gouvernement , toujours avec la même force ab-
^solue , sera dans son minimum de force relative ou
d'activité, , . . •
LIVRE III, CHAPITRE II. iSg
Ces rapports sont incontestables , et d'autres
considérations servent encore à les confirmer.. On
voit ^ par exemple , que chaque magistrat est plus
actif dans son corps que chaque citoyen dans le
sien , et que par conséquent la volonté particulière
a beaucoup plus d'influence dans les actes du gou-
vernement que dans ceux du souverain ; car chaque
magistrat est presque toujours chargé de quelque
fonction du gouvernement, au lieu que chaque ci-
toyen , pris à part , n'a aucune fonction de la souve-
raineté. D'ailleurs, plus l'état s'étend, plus sa force
réelle. augmente, quoiqu'elle n'augmente pas en
raison de son étendue : mais l'état restant le même,
les magistrats ont beau. se multiplier, le gouver-
nement n'en acquiert pas une plu5 grande force
réelle , parce que cette force est celle de l'état, dont
la mesure est toujours égale. Ainsi , la force rela-
tive ou l'activité du gouvernement diminue, sans
que sa force absolue ou réelle puisse augmenter.
Il est sûr encore que l'expédition des affaires de-
vient plus lente à mesure que plus de gens en sont
chargés ; qu'en donnant trop à la prudence on ne
donne pas assez à la fortune ; qu'on laisse échapper
l'occasion , .et qu'à force de. délibérer on perd sou-
vent \e fruit de ht délibératiojQ. .
le viens de prouver que le gouvernement se re-
lâche à mesure que les magistrats se multiplient ;
et j'ai prouvé ci -devant que plus le peuple est
nombreux , plus la force réprimante doit augmen-
ter. D'où il suit que le rapport des magistrats au
gouvernement doit être inverse du rapport des su-
l4o DU CONTRAT SOCIAL.
jets au souverain; c'est-à-dire que, plus l'état s'a-
grandit , plus le gouvernement doit se resserrer ;
tellement que le nombre des chefs diminue en rai-
son de l'augmentation du peuple.
A.U reste , je ne parle ici que de la force relative
[du gouvernement , et non de sa rectitude : car , au
contraire, plus le magistrat est nombreux, plus la vo-
lonté de corps se rapproche de la volonté générale ;
au lieu que, sous un magistrat unique , cette même
volonté de corps n'est, comme je l'ai dit, qu'une
volonté particulière. Ainsi, l'on perd d'un côté ce
qu'on peut gagner de l'autre, et l'art du législateur
est de savoir fixer le point où la force et la volonté
du gouvernement , toujours en proportion réci-
proque , se combinent dans le rapport le plus avan-
tageux à l'état.
CHAPITRE III.
Division des gouvernemeats.
On a vu , dans le chapitre précédent , pourquoi
l'on distingue les diverses espèces ou formes de
gouvernements par le nombre des membres qui les
composent; il reste à voir dans celui-ci comment
se fait cette division.
Le souverain peut, en premier lieu, commettre
le dépôt du gouvernement à tout le peuple ou à la
plus grande partie du peuple, en sorte qu'il y ait
plus de citoyens magistrats que de citoyens simple?
LIVRE lil, CHAPITRE III. l4l
pat'ticuliers. On donne à cette forme de gouverne-
ment le nom de démocratie.
Ou bien il peut resserrer le gouvernement entre
les mains d'un petit nombre, en sorte qu'il y ait plus
de simples citoyens que de magistrats ; et cette forme
porte le nom ai aristocratie.
Enfin il peut concentrer tout le gouvernement
dans les mains d'un magistrat unique dont tous les
autres tiennent leur pouvoir. Cette troisième forme
est la plus commune, et s'appelle monarchie^ ou
gouvernement royal.
On doit remarquer que toutes ces formes, ou du
. moins les deux premières^ sont susceptibles déplus
ou de moins, et ont même une assez grande lati-
tude; car la démocratie peut embrasser tout le
peuple , ou se resserrer jusqu'à la moitié. L'aristo-
cratie, à son tour, peut de la moitié du peuple se
resserrer jusqu'au plus petit noiiibre indéterminé-
ment. La royauté même est susceptible de quelque
partage. Sparte eut constamment deux rois par sa
constitution ; et l'on a vu daiis l'empire romain jus-
qu'à huit empereurs à la fois, sans qu'on pût dire
que l'empire fût .divisé. Ainsi il y a un point où
chaque forme de gouvernement se confond avec la 1
suivante; et l'on voit que, sous trois seules déno-
minations, le gouvernement est réellement suscep-
tible d'autant de formes diverses que l'état a de
citoyens. •
Il y a plus : ce même gouvernement pouvant à
certains égards se subdiviser ep d'autres parties,
l'une administrée d'une manière et l'autre d^une
u'
J ^
4
l/^1 DV CONTRAT SOCIAL.
autre, il peut résulter de ces trois formes combi-
nées une multitude de formes mixtes , dont chacune
est multipliable par toutes les formes simples.
On a de tout temps beaucoup disputé sur la meil-
leure forme de gouvernement, sans considérer que
chacune d'elles est la meilleure en certains cas , et
la pire en d'autres.
Si , dans les différents états , le nombre des ma-
gistrats suprêmes doit être en raison inverse de celui
des citoyens , il s'ensuit qu'en général le gouverne-
ment démocratique convient aux petits états, l'a-
ristocratique aux médiocres , et le monarchique aux
grands. Cette règle se tire immédiatement du prin-
cipe. Mais comment compter la multitude de cir-
constances qui peuvent fournir des exceptions?
CHAPITRE IV.
De la démocratie.
Celui qui fait la loi sait mieux que personne com-
ment elle doit être exécutée etinterprétée. Il semble
donc qu'on ne saurait avoir une meilleure consti-
tution que celle où le pouvoir exécutif est joint au
législatif : mais c'est cela même qui rend ce gou-
vernement insuffisant à certains égards, parce que
les choses qui doivent être distinguées ne le sont
pas, et que le prince et le souverain, n'étant que la
même personne , ne forment , pour ainsi dire , qu'un
gouvernement sans gouvernement.
• Il n'est pas bon que celui qui fait les lois les exé-
LIVRE m, CHAPITRE IV. l43
cute, ni que le corps du peuple détourne son atten-
tion des vues générales pour les donner aux objets
particuliers. Rien n'est plus dangereux que l'in-
fluence des intérêts privés dans les affaires publi-
ques, et l'abus des lois par le gouvernement est un
mal moindre que la corruption du législateur, suite
infaillible des vues particulières. Alors, l'état étant
altéré dans sa substance, toute réforme devient
impossible. Un peuple qui n'abuserait jamais du
gouvernement n'abuserait pas non plus de Findé-
pendance;un peuplequi gouvernerait toujours bien
n'aurait pas besoin d'être gouverné.
A prendre le terme dans la rigueur de l'acception ,
il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il
n'en existera jamais. Il est contre Tordre naturel:
que le grand nombre gouverne et que le petit soit
gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste
incessamment assemblé pour vaquer aux àfFairies
publiques, et l'on voit aisénàent quil ne saurait éta-
blir pour cela des commissions, sans que la forme
de l'administration change.
En effet, je crois pouvoir poser en principe que,
quand les fonctions du gouvernement sont par-
tagées entre plusieurs tribunatix', les moins nom-
breux acquièrent tôt ou tard la plus grande auto-
rité , ne fut-ce qu'à èause de la facilité d'ekpédier
les affaires, qui les y amène naturellement.
D'ailleurs , que de choses difficiles à réunir ne
suppose pas ce gouvérïïement'!' Premièrement un
état très-petit, où le peuple soit £aciie à rassembler,
et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous
l44 I>U CONTRAT SOCIAL.
les autres : secondement, une grande simplicité de
mœurs qui prévienne la multitude d'affaires et de
discussions épineuses : ensuite , beaucoup d'égalité
dans les rangs et dans les fortunes , sans quoi l'é-
galité ne saurait subsister long-temps dans les droits
et l'autorité : enfin peu ou point de luxe, car ou le
luxe est l'effet des richesses , ou il les rend néces-
saires; il corrompt à la fois le riche et le pauvre,
l'un par la possession , l'autre par la convoitise ; il
vend la patrie à la mollesse, à la vanité; il ôte à l'état
tous ses citoyens pour les asservir les uns aux au-
tres, et tous à l'opinion.
Voilà pourquoi un auteur célèbre a donné la
vertu pour principe à la république *, car toutes
ces conditions ne sauraient subsister sans la vertu :
mais, faute d'avoir fait les distinctions nécessaires,
ce beau génie a manqué souvent de justesse, quel-
quefois de clarté , et n'a pas vu que l'autorité sou-
veraine étant partout la même, le même principe
doit avoir lieu dans tout état bien constitué; plus
ou moins, il est vrai, selon la forme du gouverne-
ment.
Ajoutons qu'il n'y a pas de gouvernement si sujet
aux guerres civiles et aux agitations intestines que
le démocratique ou populaire , parce qu'il n'y en a
aucun qui tende si fortement et si continuellement
à changer de forme, ni qui demande plus de vigi-
lance et de courage pour être maintenu dans la
sienne. C'est surtout dans cette constitution que le
citoyen doit s'armer de force et de constance, et
* Esprit des lois , liy. ni, chap. 3.
LIVRE III, CHAPITRE IV. l45
dire chaque jour de sa Vie au fond de son cœur ce
que disait un vertueux palatin^, dans la diète de '
Pologne : Malo periculosam Ubertatem quàm qiUe^
tum servitium.
S'il y avait un peuple de dieux, il se gouverne-
rait démocratiquement. Un gouvernement si parfait
ne convient pas à des hommes.
CHAPITRE V.
De Taristocratie.
m
Nous avons ici deux personnes morales très-dis-
tinctes, savoir, le gouvernement et le souverain;
et par conséquent deux volontés générales , l'une
par rapport à tous les citoyens, l'autre seulement
pour les membres de l'administration. Ainsi , bien
que le gouvernement puisse régler sa police inté-
rieure comme il lui plaît, il ne peut jamais parler
au peuple qu'au nom du souverain, c'est-à-dire,
au nom du peuple même; ce qu'il ne faut jamais
oublier.
Les premières sociétés se gouvernèrent aristocra-
tiquement. Les chefs des familles délibéraient entre
eux des affaires publiques. Les jeunes gens cédaient
sans peine à l'autorité de l'expérience. De là les
noms àe prêtres y di anciens y de sénat y de gérantes.
Les sauvages de l'Amérique septentrionale se gou-
vernent encore ainsi de nos jours, et sont très-bien
gouvernés.
^ Le palatin de Posnanie , père du roi de Pologne , duc de Lorraine,
R. V. lO
l46 DU CONTRAT SOCIAL.
Mais , à mesure que riné|[alité d'institution l'em-
porta sur l'inégalité naturelle, la richesse ou la
puissance * fut préférée à l'âge , et l'aristocratie de-
vint élective. Enfin la puissance transmise avec les
biens du père aux enfants, rendant les familles pa-
triciennes, rendit le gouvernement héréditaire, et
l'on vit des sénateurs de vingt ans.
Il y a donc trois sortes d'aristocratie : naturelle ,
élective, héréditaire. La première ne convient qu'à
des peuples simples; la troisième est le pire de tous
les gouvernements. La deuxième est le meilleur;
c'est l'aristocratie proprement dite. .
Outre l'avantage de la distinction des deux pou-
voirs, elle a celui du choix de ses membres; car,
dans le gouvernement populaire , tous les citoyens
naissent magistrats; mais celui-ci les borne à un
petit nombre, et ils ne le deviennent que par élec-
tion * : moyen par lequel la probité , les lumières ,
l'expérience, et toutes les autres raisons de préfé-
rence et d'estime publique, sont autant de nouveaux
garants qu'on sera sagement gouverné.
De plus , les assemblées se font plus commodé-
ment; les affaires se discutent mieux, s'expédient
avec plus d'ordre et de diligence ; le crédit de l'état
^ Il est clair que le mot optimales , chez les anciens , ne veut pas
dire les meilleurs , mais les plus puissants.
* n importe beaucoup de régler par des lois la forme de l'élec-
tion des magistrats ; car , en l'abandonnant à la yoionté du prince ,
on ne peut éviter de tomber dans l'aristocratie héréditaire , comme
il est arrivé aox républiques de Venise et de Berne. Aussi la pre-
mière est-elle , depuis long-temps , un état dissous ; mais la seconde
se maintient par l'extrême sagesse de son sénat : c'est une exception
bien bonorabk et bien dangereuse.
LIVRE III, CHAPITRE V. ll^'J
est mieux soutenu chez l'étranger par de vénérables
sénateurs que par une multitude inconnue ou mé-
priséç.
En un mot, c'est l'ordre le meilleur et le plus
naturel que les plus sages gouvernent la multitude,
quand on est sûr qu'ils la gouverneront pour son
profit, et non pour le leur. Il ne faut point multi-
plier en vain les ressorts, ni faire, avec vingt mille
hommes ce que cent hommes choisis peuvent faire
encore mieux. Mais il faut remarquer que l'intérêt
de corps commence à moins diriger ici la force pu-
blique sur la règle de la volonté générale , et qu'une
autre pente inévitable enlève aux lois une partie de
la puissance executive.
A l'égard des convenances particulières, il ne faut
ni un état si petit, ni un peuple si simple et si droit,
que l'exécution des lois suive immédiatement de la
volonté publique, comme dans une bonne démo-
cratie. Il ne faut pas non plus une si grande nation ,
que les chefs épars pour la gouverner puissent tran-
cher du souverain chacun dans son département ,
et commencer par se rendre indépendants pour de-
venir enfin les maîtres.
Mais si l'aristocratie exige quelques vertus de
moins que le gouvernement populaire, elle en exige
aussi d'autres qui lui sont propres , comme la mo-
dération dans les riches, et le contentement dans
les pauvres; car il semble qu'une égalité rigoureuse
y serait déplacée; elle ne fut pas même observée à
Sparte.
Au reste , si cette forme comporte une certaine
lO.
l48 DU CONTRAT SOCIAL.
inégalité de fortune, c'est bien pour qu'en général
l'administration des affaires publiques soit confiée
' à ceux qui peuvent le mieux y donner tout leur
temps , mais non pas , comme prétend Aristote ,
pour que les riches soient toujours préférés. Au
contraire, il importe qu'un choix opposé apprenne
quelquefois au peuple qu'il y a , dans le mérite des
hommes , des raisons de préférence plus impor-
tantes que la richesse *.
CHAPITRE VI.
De la monarchie.
Jusqu'ici nous avons considéré le prince comme
une personne morale et collective, unie par la
force des lois , et dépositaire dans l'état de la puis-
sance executive. Nous avons maintenant à consi-
dérer cette puissance réunie entre les mains d'une
personne naturelle , d'un homme réel , qui seul ait
droit d'en disposer selon les lois. C'est ce qu'on
appelle un monarque ou un roi.
* Aristote n'établit nulle part que la préférence soh toujours due
aux riches. Il dit formellement au contraire ( liv. m , chap. 14) que
le droit qu'on fonde sur les richesses et la noblesse, est un droit plus
que douteux. A la vérité il reconnaît ( chap. i o du livre iv ) qu'il
est plus ordinaire de rencontrer parmi les riches le savoir joint à la
naissance , et qu'ils sont moins exposés à la tentation de mal faire ;
mais dans ce même chapitre 10 et dans le suivant, ayant à tracer
sous le nom de Poiitie (IlcXtruet) ou république proprement dite,
le modèle du plus excellent gouvernement , il se montre bien éloigné
d'une préférence exclusive , et conclut à ce qu'il soit pris un moyen
terme entre l'oligarchie où l'on ne considère que le revenu , et la
démocratie où l'on n'en tient nul compte.
LIVRE m, CHAPITRE VI. î49
Tout au contraire des autres administrations où
un être collectif représente un individu , dans
celle-ci un individu représente un être collectif;
en sorte que l'unité morale qui constitue le prince
est en même temps une unité physique , dans la-
quelle toutes les facultés que la loi réunit dans
l'autre avec tant d'efforts se trouvent naturellement
réunies.
Ainsi la volonté du peuple, et la volonté du
prince , et la force publique de l'état , et la force
particulière du gouvernement , tout répond au
même mobile , tous les ressorts de la machine sont
dans la même main , tout marche au même but ;
il n'y a point de mouvements opposés qui s'entre-
détruîsent , et l'on ne peut imaginer aucune sorte
de constitution dans laquelle un moindre effort
produise une action plus considérable. Archimède ,
assis tranquillement sur le rivage et tirant sans
peine à flot un grand vaisseau , me représente un
monarque habile , gouvernant de son cabinet ses
vastes états, et faisant tout mouvoir en paraissant
immobile.
Mais s'il n'y a point de gouvernement qui ait
plus de vigueur , il n'y en a point où la volonté
particulière ait plus d'empire et domine plus aisé-
ment les autres : tout marche au même but, il est
vrai ; mais ce but n'est point celui de la félicité pu-
blique, et la force même de l'administration tourne
sans cesse au préjudice de l'état.
Les rois veulent être absolus , et de loin on leur
crie que le meilleur moyen de l'être est de se faire
\
l5o DU CONTRAT SOCIAL.
aimer de leurs peuples. Cette maxime est très-belle,
et même très-vraie à certains égards : malheureu-
sement on s'en moquera toujours dans les cours.
La puissance qui vient de l'amour des peuples est
sans doute la plus grande ; mais elle est précaire
et conditionnelle; jamais les princes ne s'en con»
. tenteront. Les meilleurs rois veulent pouvoir être
méchants s'il leur plaît , sans cesser d'être les
maîtres. Un sermoneur politique aura beau leur
dire que la force du peuple étant la leur , leur plus
grand intérêt est que le peuple soit florissant , nom-
breux , redoutable ; ils savent très-bien que cela
n'est pas vrai. Leur intérêt personnel est premiè*
rement que le peuple soit faible , misérable , et
qu'il ne puisse jamais leur résister. J'avoue que^
supposant les sujets toujours parfaitement soumis ,
l'intérêt du, prince serait alors que le peuple fût
puissant , afin que cette puissance étant sienne le
rendît redoutable à ses voisins ; mais comme cet
intérêt n'est que secondaire et subordonné , et que
les deux suppositions sont incompatibles , il est
naturel que les princes donnent toujours la pré-
férence à la maxime qui leur est le plus immédia-
tement utile. C'est ce que Samuel représentait for-
tement aux Hébreux : c'est ce que Machiavel a fait
voir avec évidence. En feignant de donner des leçons
aux rois , il en a donné de grandes aux peuples. Le
Prince de Machiavel est le livre des républicains *.
•
^ Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen ; mais ,
attaché à la maison de Médicis , il était forcé , dans l'oppression de
sa patrie, de déguiser son amour pour la liberté. Le choix seul de
LIVRE III, CHAPITRE VI. l5l'
Nous avons trouvé, par les rapports généraux
que la monarchie n'est convenable qu'aux grands
états ; et nous le trouvons encore en l'examinant
en elle-même. Plus l'administration publique est_
nombreuse , plus le rapport du prince aux sujets di-
minue ets'approche de l'égalité , en sorte que ce rap
port est un ou l'égalité , mémedans la démocratie, de
même rapport augmente à mesure que le gouverne-
ment se resserre , et il est dans son maximum quand
le gouvernement est dans les mains d'un seul. Alors
il se trouve une trop grande distance entre le prince
et le peuple, et l'état manque de liaison. Pour la
former , il £aut donc des ordres intermédiaires , il
faut des princes , des. grands , de la noblesse pour
les remplir. Or, rien de tout cela ne convient à un
petit état , que ruinent tous ces degrés.
Mais s'il est difficile qu'un grand état soit bien
gouverné , il l'est beaucoup plus qu'il soit bien
gouverné par un seul homme ; et chacun sait ce
qu'il arrive quand le roi se donne des substituts.
son exécrable héros* manifeste assez son intention secrète; et Top-
position des maximes de son livre du Prince à celles de ses Discours
sur Tile'Live^ et de son Histoire de Florence, démontre que ce pro-
fond politique n'a eu jusqu'ici que des lecteurs superficiels ou cor-
rompus. La cour de Rome a sévèrement défendu son livre ; je le
crois bien ; c'est elle qu'il dépeint le plus clairement* .
* César Borgia.
** M. Guiraudet , dans le tome premier de sa traductioD de Machiavel ( Dis-
cours sur Machiavel , page 3 ) , annonce qu avant Rousseau Bacon avait dit :
«Rendons grâces à Machiavel.... en feignant de donner des leçons aux rois, il
«en a donné aux peuples. » Diderot depuis {^Encyclopédie , article Machiavé-
lisme ) a présenté sur cet écrivain et sur son intention secrète , la même opinion
qne Rousseau dans cette note , et M. Guiraudet enfin est entré sur ce sujet dans
des développements Êuts pour 6ter tout doute sur le vrai but que s*est proposé
f hbtorien florentin dans tous ses écrits.
l5îi DU CONTRAT SOCIAL.
Un défaut essentiel et inévitable , qui mettra tou-
jours le gouvernement monarchique au* dessous
du républicain , est que dans celui - ci la voix .pu-
blique n'élève presque jamais aux premières places
que des hommes éclairés et capables , qui les rem-
plissent avec honneur ; au lieu que ceux qui par-
viennent dans les monarchies ne sont le plus sou-
vent que de petits brouillons , de petits fripons ,
de petits intrigants , à qui les petits talents , qui
font dans les cours parvenir aux grandes places ,
ne servent qu'à montrer au public leur ineptie aus-
sitôt qu'ils y sont parvenus. Le peuple se trompe
bien moins sur ce choix que le prince ; et un homme
d'un vrai mérite est presque aussi rare dans le mi-
nistère qu'un sot à la tête d'un gouvernement ré-
publicain. Aussi , quand par quelque heureux ha-
sard un de ces hommes nés pour gouverner prend
le timon des affaires dans une monarchie presque
abîmée par ces tas de jolis régisseurs , on est tout
surpris des ressources qu'il trouve , et cela fait
époque dans un pays ^
Pour qu'un état monarchique pût être bien gou-
verné, il faudrait que sa grandeur ou son étendue
fût mesurée aux facultés de celui qui gouverne. Il
est plus aisé de conquérir que de régir. Avec un
levier suffisant, d'un doigt on peut ébranler le
' C'est au duc de Choiseul que Rousseau fait allusion dans ce
passage , en parlant d'un de ces hommes nés pour gouverner» Mais ses
ennemis voulurent persuader au ministre , qui avait trop d'esprit et
et se rendait trop bien justice pour les croire , que Jean<»Jacques le
plaçait dans les jolis régisseurs. Voyez à ce sujet la note que nous
mettons* à la suite de la lettre ^du 27 mars 1768, adressée à M. d«
Choiseul. *
LIVRE III, CHAPITRE VI. l53
monde; mais pour le soutenir il faut les épaules
d'Hercule. Pour peu qu'un état soit grand , le prince
est presque toujours trop petit. Quand, au con-
traire, il arrive que l'état est trop petit pour son
chef, ce qui est très-rare, il. est encore mal gou-
verné, parce que le chef, suivant toujours la gran-
deur de ses vues , oublie les intérêts des peuples ,
et ne les rend pas moins malheureux par l'abus
des talents qu'il a de trop, qu'un chef borné par
le défaut de. ceux qui lui manquent. Il faudrait,
pour ainsi dire , qu'un royaume s'étendît ou se res-
serrât à chaque règne, selon la portée du prince;
au lieu que les talents d'un sénat ayant des mesures
plus fixes, l'état peut avoir des bornes constantes,
et l'administration n'aller pas moins bien.
Le plus sensible inconvénient du gouvernement
d'un seul est le défaut de cette succession conti-
nuelle qui forme dans les deux autres une liaison
non interrompue. Un roi mort, il en faut un autre;
les élections laissent des intervalles dangereux;
elles sont orageuses ; et à moins que les citoyens
ne soient d'un désintéressement, d'une intégrité
que ce gouvernement ne comporte guère, la brigue
et la corruption s'en mêlent. Il est difficile que ce-
lui à qui l'état s'est vendu ne le vende pas à son
tour , et ne se dédommage pas sur les faibles de
l'argent que les puissants lui ont extorqué. Tôt ou
tard tout devient vénal sous une pareille adminis-
tration , et la paix , dont on jouit alors sous les rois ,
est pire que le désordre des interrègnes.
Qu'a-t-on fait pour prévenir ces maux? On a
l54 J>U COIf TUAT SOCIAL.
rendu les couroRnes héréditaires dans certaines fa-
milles; et l'on a établi un ordre de succession qui
prévient toute dispute à la mort des rois; c'est-à-
tlire que , substituant l'inconvénient des régences
à celui des élections, on a préféré une apparente
tranquillité à une administration sage, et qu'on a
mieux ainaé risquer d'avoir pour chefs des enfants ,
des monstres, des imbéciles, que d'avoir à dispu-
ter sur le choix des bons rois. On n'a pas consi-
déré qu'en s'exposantainsi aux risques de l'alterna-
tive, on met presque toutes les chances contre soi.
C'était un mot très -sensé que celui du jeune De-
nys, à qui son père, en lui reprochant une action
honteuse, disait: T'en ai-je donné l'exemple? Ah! ré-
pondit le fils, votre père n'était pas roi*'.
Tout concourt à priver de justice et de raison un
homme élevé pour commander aux autres. On
prend beaucoup de peine , à ce qu'on dit, pour
enseigner aux jeunes princes l'art de régner : il ne
parait pas que cette éducation leur profite. On fe-
rait mieux de commencer par leur enseigner l'art
d'obéir. Les plus grands rois qu'ait célébrés l'his-
toire n'ont point été élevés pour régner; c'est une
science qu'on ne possède jamais moins qu'après
l'avoir trop apprise; et qu'on acquiert mieux en
obéissant qu'en commandant. « Nam utilissimus
,(c idem ac brevissimus bonarum malarumque re-
« rum delectus , cogitare quid aut nolueris sub alio
(( principe, aut volueris*. »
^ Pjlut ARQUE, Dicts tiotablcs des roys et grands capitaines, § 22.
* Tacite, Hist. i, 16.
ILIVRE III, CHAPITRE VI. l55
Une suite de ce défaut de cohérence est l'incon-
stance . du gouvernement royal , qui , se réglant
tantôt sur un plan et tantôt sur un autre, selon le
caractère du prince qui règne ou des gens qui
régnent pour lui , ne peut avoir long-temps un objet
fixe ni une conduite conséquente : variation qui rend
toujours l'état flottant de maxime en maxime, de
projet en projet, et qui n'a pas lieu dans les autres
gouvernements, où le prince est toujours le même.
Aussi voit-on qu'en général , s'il y a plus de ruse
dans une cour, il y a plus de sagesse dans un sénat ,
et que les républiques vont à leurs fins par des vues
plus constantes et mieux suivies; au lieu que chaque
révolution dans le ministère en produit une dans
l'état, la maxime commune à tous les ministres, et
presque à tous les rx)is, étant de prendre eir toute
chose le contre-pied de leur prédécesseur.
De cette même incohérence se tire encore la so-
lution d'un sophisme très -familier aux politiques
royaux; c'est non-seulement de comparer le gou-
vernement civil au gouvernement domestique , et
le prince au père de famille; erreur déjà réfutée,
mais encore de donner Ubéralement à ce magistrat
toutes les vertus dont il aurait besoin , et de sup-
poser toujours que le prince est ce qu'il devrait
être : supposition à l'aide de laquelle le gouverne-
ment royal est évidemment préférable à tout autre ,
parce qu'il est incontestablement le plus fort, et
que, pour être anssi le meilleur, il ne lui manque
qu'une volonté de corps plus conforme à la volonté
générale.
l56 DU CONTRAT SOCIAL.
Mais si, selon Platon*, le roi par nature est un
personnage si rare, combien àjd fois la nature et la
fortune concourront-elles à le couronner? Et si l'é-
ducation royale corrompt nécessairement ceux qui
la reçoivent, que doit-on espérer d'une suite d'hom-
mes élevés pour régner? C'est donc bien vouloir
s'abuser que de confondre le gouvernement royal
avec celui d'un bon roi. Pour voir ce qu'est ce gou-
vernement en lui-même, il faut le considérer sous
des princes bornés ou méchants ; car ils arriveront
tels au trône, ou le trône les rendra tels.
Ces difficultés n'ont pas échappé à nos auteurs ;
mais ils n'en sont point embarrassés. Le remède
est, disent-ils, d'obéir sans murmure; Dieu donne
les mauvais rois dans sa colère , et il les faut sup-
porter comme des châtiments du ciel. Ce discours
est édifiant, sans doute; mais je ne sais s'il ne con-
viendrait pas mieux en chaire que dans un livre de
politique. Que dire d'un médecin qui promet des
miracles , et dont tout l'art est d'exhorter son ma-
lade à la patience? On sait bien qu'il faut souffrir
un mauvais gouvernement quand on l'a : la ques-
tion serait d'en trouver un bon.
CHAPITRE VII.
Des gouyernements mixtes^
A proprement parler , il n'y se point de gouver-
nement simple. Il faut qu'un chef unique ait des
* Voyez le dialogue de Platon, précédemment cité, page io8.
LIVRE III, CHAPITRE VU. I 57
magistrats subalternes ; il faut qu'un gouvernement
populaire ait un chef. Ainsi, dans le partage de la
puissance executive, il y a toujours gradation du
grand nombre au moindre , avec cette différence
que tantôt le grand nombre dépend du petit, et
tantôt le petit du grand.
Quelquefois il y a partage égal , soit quand les
parties constitutives sont dans une dépendance
mutuelle, comme dans le gouvernement d'Angle-
terre; soit quand l'autorité de chaque partie est
indépendante , mais imparfaite , comme en Pologne.
Cette dernière forme est mauvaise , parce qu'il n'y
a point d'unité dans le gouvernement, et que l'é-
tat manque de liaison.
Lequel vaut le mieux d'un gouvernement simple
ou d'un gouvernement mixte? Question fort agitée
chez les politiques, et à laquelle il faut faire la
même réponse que j'ai faite ci-devant sur toute
forme de gouvernement.
Le gouvernement simple est le meilleur en soi ,
par cela seul qu'il est simple. Mais quand la puis-
sance executive ne dépend pas assez de la législa-
tive, c'est-à-dire , quand il y a plus de rapport du
prince au souverain que du peuple au prince, il
faut remédier à ce défaut de proportion en divi-
sant le gouvernement ; car alors toutes ses parties
n'ont pas moins d'autorité sur les sujets, et leur
division les rend toutes ensemble moins fortes
contre le souverain.
On prévient encore le même inconvénient en
établissant des magistrats intermédiaires, qui, lais-
l58 DU CONTRAT SOCIAL.
sant le gouvernement en son entier , servent seu-
lement à balancer les deux puissances et à main-
tenir leurs droits respectifs. Alors le gouvernement
n'est pas mixte, il est tempéré.
On peut remédier par des moyens semblables à
l'inconvénient opposé, et, quand le gouvernement
est trop lâche, ériger des tribunaux pour le con-
centrer : cela se pratique dans toutes les démocra-
ties. Dans le premier cas , on divise le gouverne-
ment pour l'affaiblir, et dans le second, pour le
renforcer; car les maximum de force et de faiblesse
se trouvent également dans les gouvernements sim-
ples , au lieu que les formes mixtes donnent une
force moyenne.
CHAPITRE VIII.
Que toute forme de gouvernement n'est pas propre à tout pays.
La liberté , n'étant pas un fruit de tous les cli-
mats , n'est pas à la portée de tous les peuples. Plus
on médite ce principe établi par Montesquieu,
plus on en sent la vérité ; plus on le conteste ,
plus on donne occasion de l'établir par de nouvelles
preuves.
Dans tous les gouvernements du monde la per-
sonne publique consomme et ne produit rien. D'où
lui vient donc la substance consommée? Du tra-
vail de ses membres. C'est le superflu des particu-
liers qui produit le nécessaire du public. D'où il
suit que l'état civil ne peut subsister qu'autant que
LIVRE III, CHAPITRE VIII l 39
le travail, des hommes rend au - delà de leurs be-
soins.
Or, cet excédant n'est pas le même dans tous les
pays du monde. Dans plusieurs il est considérable ;
dans d'autres médiocre, dans d'autres nul, dans
d'autres négatif. Ce rapport dépend de la fertilité
du climat, de la sorte de travail que la terre exige,
de la nature de ses productions , de la force de ses
habitants^ de la plus ou moins grande consomma-
tion qui leur est nécessaire , et de plusieurs autres
rapports semblables desquels il est composé.
D'autre part, tous les gouvernements ne sont
pas de même nature ; il y en a de plus ou moins
dévorants ; et les différences sont fondées sur cet
autre principe, que, plus les contributions pu-
bliques s'éloignent de leur source, et plus elles
sont onéreuses. Ce n'est pas sur la quantité des im-
positions qu'il faut mesurer cette charge, mais
sur le chemin qu'elles ont à faire pour retourner
dans les mains dont elles sont sorties. Quand cette
circulation est prompte et bien établie , qu'on paie
peu ou beaucoup , il n'importe ; le peuple est tou-
jours riche , et les finances vont toujours bien. Au
contraire, quelque peu que le peuple donne, quand
ce peu ne lui revient point , en donnant toujours ,
bientôt il s'épuise ; l'état n'est jamais riche et le
peuple est toujours gueux.
Il suit de là que plus la distance du peuple au
gouvernement augmente, et plus les tributs de-
viennent onéreux : ainsi ,. dans la démocratie, le
peuple est le moins chargé; dans l'aristocratie, il
l6o DU CONTRAT SOCIAL.
Test davantage ; dans la monarchie , il porJ:e le plus
grand poids. La monarchie ne convient donc qu'aux
nations opulentes ; l'aristocratie aux états médio-
cres en richesse ainsi qu'en grandeur ; la démocra-
tie aux états petits et pauvres.
¥fï effet, plus on y réfléchit, plus on trouve en
ceci de différence entre les états libres et les mo-
narchiques. Dans les premiers tout s'emploie à l'u-
tilité commune ; dans les autres les forces publiques
et particulières sont réciproques; et l'une s'aug-
mente par l'affaiblissement de l'autre : enfin, au
lieu de gouverner les sujets pour les rendre heu-
reux, le despotisme les rend misérables pour les
gouverner.
Voilà donc, dans chaque climat, des causes na-
turelles sur lesquelles on peut assigner la forme
de gouvernement à laquelle la force du climat
l'entraîne, et dire même quelle espèce d'habitants
il doit avoir.
. Les lieux ingrats et stériles, où le produit ne
vaut pas le travail, doivent rester incultes et dé-
serts , ou seulement peuplés de sauvages : les lieux
où le travail des hommes ne rend exactement que
le nécessaire doivent être habités par des peuples
barbares; tonte politie y serait impossible : les lieux
où l'excès de produit sur le travail est médiocre
conviennent aux peuples libres : ceux où le terroir
abondant et fertile donne beaucoup de produit
pour peu de travail, veulent être gouvernés mo-
narchiquement , pour consumer par le luxe du
prince l'excès du superflu des sujets ; car il vaut
LIVRE III, CHAPITRE VIII. l6l
mieux que cet excès soit absorbé par le gouverne-
ment que dissipé par les particuliers. Il y a des ex-
ceptions, je le sais : mais ces exceptions mêmes con-
firment la règle, en ce qu'elles produisent tôt ou
tard des révolutions qui ramènent les choses dans
Tordre de la nature.
Distinguons toujours les lois générales des causes
particulières qui peuvent en modifier l'effet. Quand
tout le Midi serait couvert dfe républiques , et tout
le Nord d'états despotiques , il n'en serait pas moins
vrai que, par l'effet du climat, le despotisme con-
vient aux pays chauds , la barbarie aux pays froids ,
et la bonne politie aux régions intermédiaires. Je
vois encore qu'en accordant le principe , on pourra
disputer sur l'application : on pourra dire qu'il y
a des pays froids très -fertiles, et des méridionaux
très-ingrats. Mais cette difficulté n'en est une que
pour ceux qui n'examinent pas la chose dans tous
ses rapports. Il faut, comme je l'ai déjà dit, comp-
ter ceux des travaux , des forces , de la consomma-
tion, etc.
Supposons que de deux terrains égaux l'un rap-
porte cinq et l'autre dix. Si les habitants du pre-
mier consomment quatre et ceux du dernier neuf,
l'excès du premier produit sera un cinquième , et
celui du second un dixième. Le rapport de ces deux
excès étant donc inverse de celui des produits, le
terrain qui ne produira que cinq donnera un su-
perflu double de celui du terrain qui produira dix.
Mais il n'est pas question d'un produit double ,
et je ne crois pas que personne ose mettre en gé-
R. V. Il
l6a DU CjONTR\T SOCIAL.
lierai U fertilité dps pays froids ea égalité mêinf3
avec celle des pay§ chauds. Toutefois supposoiis
cette égalité ; laissons , si l'on veut , en balance l'An-
gleterre avec la Sicile , et la Pologne avec l'Egypte :
plus au IVfidi , nous aurons l'Afrique et les Indes ,
plus au Nord , nous n'aurons plus rien. Pour cette
égalité de produit, quelle différence danj» la cul-
ture ! En Sicile il ne faut que gratter la tierre ; en
Angleterre que de soins pour la labourer! Or, \k
où il faut plus de bras- pour dpnper le même pror
duit , le superfl^doit être nécessairepiieDt'moindre.
Considérez, outre cela, que la même quantité
d'hommes çopsomnie beaucoup moins dans les
pays chauds. Le climat demande qu'on y soit sobre
pour se porter bien : les Européens qui veulent y
vivre comme chez eux périssent tous de dyssen-
terie et d'indigestion. « Nous somrjaes , dit Chardin ,
« des bêtes carnassières , des loups , en comparai-
« son des Asiatiques. Quelques - uns attribuent la
« sobriété des Persans à ce que l^ur pays e§t moins
« cultivé; et moi, je crois au contraire que leur
c< pays abonde moins en denrées , parce qu'il en faut
« moins aux habitants. Si leur frugalité, continq^-
« t-il, était un effet de la disette du pays, il n'y au-
c( rait que les pauvres qui mangeraient peu , au lieu
« que c'est généralement tout le monde; et on man^
a gérait plus ou moins en chaque province , selon
a la fertiUté du pays, au lieu que la même sobriété
« se trouve par tout le royamne. Ils se louent fort
c< de lem* i?aanière de vivre, disant qu'il ne faut que
« regarder leur teint pour reconnaître combien elle
LIVRE IIÎ, CHAPITRE VIII. l63
(c est plus excellente que celle des chrétiens. En
« effet , le teint des Persans est uni ; ils ont la peau
a belle, fine, et polie; au lieu que le teint des Ar-
ec méniens , leurs sujets , qui vivent à l'européenne ,
(c est rude, couperosé, et que leurs oorps sont gros
« et pesants. »
Plus on approche de la ligne, plus les peuples
vivent de peu. Ils ne mangent presque pas de
viande ; le riz , le maïs , le cuzcuz , le mil , la cas-
save, sont leurs aliments ordinaires. Il y a aux
Indes des millions d'hommes dont la ngurriture
ne coûte pas un sou par jour. Nous voyons en Eu-
rope même des dijfférences sensibles pour l'appétit
entre les peuples du Nord et ceux du Midi. Un
Espagnol vivra huit jours du dîner d'un Allemand.
Dans les pays où les hommes sont plus voraces,
le luxe se tourne aussi vers les choses de consom-
mation : en Angleterre il se montre sur une table
chargée de viandes; en Italie on vous régale de
sucre et de fleurs.
Le luxe des vêtements offre encore de sembla-
bles différences. Dans les climats où les change-
ments des saisons sont prompts et violents, on a
des habits meilleurs et plus simples ; dans ceux où
l'on ne s'habille que pour la parure, on y cherche
plus d'éclat que d'utilité ; les habits eux-mêmes y
sont .un luxe. A Naples, vous verrez tous les jours
se promener au Pausilype des hommes en veste
dorée , et point de bas. C'est la même chose pour-
les bâtiments : on donne tout à la magnificence
quand on n'a rien à craindre des injures de l'air.
II.
\
l64 DU COI^R/lT SOCIAL.
A paris, à Londres , on veut être logé chaudement
et commodément : à Madrid on a des salons su-
perbes, mais point de fenêtres qui ferment, et l'on
couche dans des nids à rats.
Les alimenta sont beaucoup plus substantiels et
succulents dans les pays chauds; c'est une troi-
sième différence qui ne peut manquer d'influer
sur la seconde. Pourquoi mange-t-on tant de lé-
gumes en Italie? parce qu'ils y sont bons, nourris-
sants, d'excellent goût. En France, oùils*ne sont
nourris que d'eau , ils ne nourrissent point , et sont
presque comptés pour rien sur les tables ; ils n'oc-
cupent pourtant pas moins de terrain et coûtent
du moins autant de peine à cultiver. C'est une ex-
périence faite que les blés de Barbarie , d'ailleurs
inférieurs à ceux de France, rendent beaucoup
plus en farine, et que ceux de France, à leur tour,
rendent plus que les blés du Nord. D'où l'on peut
inférer qu'une gradation semblable s'observe gé-
néralement dans la même direction de la ligne au
pôle. Or n'est-ce pas un désavantage visible d'avoir
dans un produit égal une moindre quantité d'ali-
ments ?
A toutes ces différentes considérations j'en puis
ajouter une qui en découle et qui les fortifie ; c'est
que les pays chauds ont moins besoin d'habitants
que les pays froids , et pourraient en nourrir davan-
tage ; ce qui produit un double superflu toujours
à l'avantage du despotisme. Plus le même nombre
d'habitants occupe une grande surface, plus les
révoltes deviennent difficiles , parce qu'on ne peut
LIVRE m, CHAPITRE Vlll. lOD
se concerter ni promptement ni secrètement, et
qu'il est toujours facile au gouvernement d'éventer
les projets et de couper les communications. Mais
plus un peuple nombreux se rapproche, moins le
gouvernement peut usurper sur le souverain : les
chefs délibèrent aussi sûrement dans leurs cham-
bres que le prince dans son conseil, et la foule s'as-
semble aussitôt dans les places que les troupes dans
leurs quartiers. L'avantage d'un gouvernement ty-
rannique est donc en ceci d'agir à grandes distances.
A l'aide des points d'appui qu'il se donne , sa force
augmente au loin comme celle des leviers **. Celle
du peuple , au contraire , n'agit que concentrée :
elle s'évapore et se perd en s'étendant, comme l'ef-
fet de la poudre éparse à terre , et qui ne prend feu
que grain à grain. Les pays les moins peuplés sont
ainsi les plus propres à la tyrannie : les bêtes fé-
roces ne régnent que dans les déserts.
•
CHABITRE IX.
Des signes d'un bon gouvernement.
Quand donc on demande absolument quel est le
meilleur gouvernement, on fait une question inso-
^ Ceci ne contredit pas ce que j'ai dit ci-devant, liv. ii, ch. ix,
sur les inconvénients des grands états ; car il s'agissait là de l'autorité
du gouvernement sur ses ftiembres , et il s'agit ici de sa force contjie
les sujets. Ses membres épars lui servent de point d'appui pour agi^
au loin sur le ^uple , mais il n'a nul point d'appui pour agir direc
tement sur ses membres mêmes. Ainsi, dans l'un des cas, la longueur
du levier en fait la f&blesse , et la force dans l'autre cas.
l66 DU CONTRAT SOCIAL.
lubie comme indéterminée ; ou , si l'on veut , elle a
autant de bonnes solutions qu'il y a de combinai-
sons possibles dans les positions absolues et rela-
tives des peuples.
Mais si l'on demandait à quel signe on peut con-
naître qu'un peuple donné est bien ou mal gou-
verné , ce serait autre chose , et la question de fait
pourrait se résoudre.
Cependant on ne la résout point, parce que cha-
cun veut la résoudre à ^a manière. Les sujets van-
tent la tranquillité publique, les citoyens la liberté
des particuliers; l'un préfère la sûreté des posses-
sions, et l'autre celle des personnes; l'un veut que
le meilleur gouvernement soit le plus sévère , l'autre
soutient que c'est le plus doux; celui-ci veut qu'on
punisse les crimes, et celui-là qu'on les prévienne ;
l'un trouve beau qu'on soit craint des voisins , l'autre
aime mieux qu'on en soit ignoré ; l'un est content
quand l'argent circule, l'autre exige que le peuple
ait du pain. Quand même on conviendrait sur ces
points et d'autres semblables, en serait -on plus
avancé ? Les quantités morales manquant de me-
sure précise, fût-on d'accord sur le signe, comment
l'être sur l'estimation ?
Pour moi, je m'étonne toujours qu'on mécon-
naisse un signe aussi simple, ou qu'on ait la mau-
vaise foi de n'en pas convenir. Quelle est la fin de
l'association politique ? c'est la . conservation et la
prospérité de ses membres. Et quel est le signe
le plus sûr qu'ils se conservent et prospèrent?
c'est leur nombre et leur populaticm. N'allez donc
LIVRE III, CHAPITRE IX. 167
pas chercher ailleurs ce signe si disputé. Toute
chose d'ailleurs égale, le gouvernement sous lequel,
sans moyens étrangers, sans naturalisations, sans
colonies , les citoyens peuplent et multiplient da-
vantage, est infailliblement le meilleur. Celui sous
lequel un peuple diminue et dépérit est le pire.
Calculateurs, c'est maintenant votre affaire; comp-
tez , mesurez , comparez '',
^ On doit juger, sur le même principe, des siècles qui« méritent
la préférence pour la prospérité du genre humain. On a trop admiré
ceux où l'on a vu fleurir les lettres et les arts , sans pénétrer l'objet
secret de leur culture , sans en considérer le funeste effet : idque
apud împerttos humamtas uocabatur ^ cum pars setvitutis esset . Ne
verrons - nous jamais dans ïes maximes des livres fintérét grossier
qui fait parler les atiteilrs? Nofn j quoi qu'ils en puisseAf'dire, quand,
malgré son éclat, un pays se dépeuple, il n'est pas vrai que tout
aille bien; et il ne suffît pas qu'un poète ait cent mille livres de
rente pour que son siècle soit le meilleaf de tous. Il faut lAoinii
regarder au repos apparent et à la tranquillité des chefs, qu^an
bien-être des nations entières, et surtout des états les plus nombreux.
La grêle désole quelques cantons, mais elle fait rarement disette.
Lés émeutes, les guerres civiles,' efEsu'ouchent beaucoup les chefs;
mais elles ne font pas les vrais malheiurs des peuples , qui peuvent
même avoir du relâche , tandis qu'on dispute à qui les tyrannisera.
C'est de leur état permanent que naissent lenrs prospérités ou leurs
calamités réelles: quand tout reste écrasé sous le joug, c'est alors
que tout dépérit; c*est alors que les chefs, les détruisant à leur aise,
ubi solitudinem faciunt^ ^cem appéllant* . Quand les tracasseries des
grands agitaient lé royaume de France, et Cpie le coadjutear de Paris
portait au parlement un poignard dans sa poche, cela n'empêchait
pas que le peuple français ne vécût heureux et nombreux dans une
honnête et libre aisance: Autrefois la Grèce flotissait an sein des
plus cruelles guerres ; le sang y coulait à flots , et tout le pays était
couvert d'hommes. Il semblait, dit Machiavel, qu'au milieu des
meurtres, déis proscriptioiiKs, des guerres civiles, notre répiibfique
en devînt plus puissante; la vertu de ses citoyens, leurs mœurs,
leur indépendance, avaient plus d'effet pour la renforcer, que toutes
ses dissensions n'en avaient pour l'affedblir. Un peu d'agitation donniï
du ressort aux aïnes, et ce qui fait vraiment prospérer l'espèce est
moins la paix que la liberté.
*Tac., Agrie. 21. — **Tac., Agric. 3i.
4
k
68 DU CONTRAT SOCIAL.
CHAPITRE X.
De l*abus du gouvernement , et de sa pente à dégénérer.
Comme la volonté particulière agit sans cesse
contre la volonté générale, ainsi le gouvernement
fait un effort continuel contre la souveraineté. Plus
cet effort augmente, plus la constitution s*altère ; et,
comme il n'y a point ici d'autre volonté de corps
qui , résistant à celle du prince , fasse équilibre avec
elle, il doit arriver tôt ou tard que le prince op-
prime enfin le souverain et rompe le traité social.
C'est là le vice inhérent et inévitable qui , dès la
naissance du corps politique, tend sans relâche à
le détruire, de même que la vieillesse et la mort
détruisent enfin le corps de ^hon^me.
Il y a deux voies générales par lesquelles un gou-
vernement dégénère : savoir, quand il se resserre,
ou quand l'état se dissout.
Le gouvernement se resserre quand il passe du
grand nombre au petit, c'est-à-diia de la démocratie
à l'aristocratie , et de l'aristocratie à la royauté.
C'est là son inclinaison naturelle *. S'il rétrogradait
du petit nombre au grand , on pourrait dire qu'il
se relâche : mais ce progrès inverse est impossible.
En effet , jamais le gouvernement ne change de
^ La formation lente et le progrès de la république de Venise
dans ses lagunes ofïrent un exemple notable de cette succession ; et il
est bien étonnant que, depuis plus de douze cents ans, les Vénitiens
semblent n'en être encore qu'au second terme , lequel commença au
Serrar di consiglio^ en 1 198. Quant aux anciens ducs qu'on leur re«
LIVRE III, CHAPITRE X. 169
forme que quand son ressort usé le laisse trop af-
faibli pour pouvoir conserver la sienne. Or, s'il se
relâchait encore en s'étendant , sa flirce deviendrait
tout-à-fait nulle, et il subsisterait encore moins. Il
faut donc remonter et serrer le ressort à mesure
qu'il cède : autrement l'état qu'il soutient tombe-
rait en ruine.
Le cas de la dissolution de l'état peut arriver de
deux manières.
Premièrement , quand le prince n'administre plus
l'état selon les lois, et qu'il usurpe le pouvoir sou-
verain. Alors il se fait un changement remarquable ;
c'est que, non pas le gouvernement, mais l'état se
resserre : je veux dire que le grand état se dissout,
et qu'il s'en forme un autre dans celui-là ,^ composé
proche , quoi qu'en' puisse dire .le Squittinîo délia lièertà 'veneta * » il
est prouyé qu'ils n'ont point été leurs souverains.
On ne manquera pa& de m'objecter la république romaine , qui
suivit y dira-t-on , un progrès tout contraire , passant de la monar-
chie à l'aristocratie , et de l'aristocratie à la démocratie. Je suis bien
éloigné d'en penser ainsi.
Le premier établissement de Romulus fut un gouyemement mixte ,
qui dégénéra promptement en despotisme. Par des causes particu-
lières , l'état périt ayant le temps , comme on voit moury* un nou-
"veau - né ayant d'ayoir atteint l'âge d'homme. L'expulsion des Tar-
quins fiit la yéritable époque de la naissance de la république. Mais
elle ne prit pas d'abord une forme constante , parce qu'on ne fit que
la moitié de l'ouvrage en n'abolissant pas le patriciat. Car , de cette
manière, l'aristocratie héréditaire, qui est la pire des administrations
légitimes , restant en conflit avec la démocratie , la forme du gou-
* C'est le titre d'un ouvrage anonjrme publié en i6ia , et qui fit à Veiiise
beaucoup de bruit quand il parut. Le but de cet ouvrage était , en établissant
le droit des empereurs sur Venise, de prouver que rindéi>endance de cette ré-
publique n*était qu'une chimère , et que sa prétention à Tempire de la mer n*ctait
pas mieux fondée. >—«S^iu//i>Mb ou squittino signifie proprement assemblée pour
élire au scrutin , et se prend souvent pour exprimer le scrutin même. Ici il 8i«
gnifie examen , discussion.
170 Dt CONTRAT SOCIAL.
seuletïient des membres du gouvernement, et qui
n'est plus rien au reste du peilple que sonmaître et
son tyran. De ^rte qu'à l'instant que le gouverne-
ment usurpe là souveraineté , le pacte social est
rompu; et tous les simples citoyens, rentrés de
droit dans leur liberté naturelle , sont forcés , mais
non pas obligés d'obéir.
Le même cas arrive aussi quand les membres
du gouvernement usurpent séparément le pouvoir
qu'ils ne doivent exercer qu'en corps ; ce qui n'est
pas une moindre infraction des lois, et produit
encore un plus grand désordre. Alors on a , potir
ainsi dire, autant de princes que de magistrats, et
l'état, non moins divisé que le gouvernement, périt
ou change de forme.
vernemeïit toujours incertaine et flottante ne fiit ûjcée ,• cîoilimê Ta
prouvé Machiavel , qu'à rétablissement des tribuns ; aioris utilement
il y eut un vrai gouvernement et une véritable démocratie. En effet,
le peuple alors n'était pas seulement souverain , mais aussi niagistrat
et juge; le sénat n'était qu'un tribunal en soàs-ordre, pour tetfrpé-
rer et concentrer le gouvernement ; et les consuls eux-mêmes , bien
que patriciens , bien que premiers magistrats , bien que généraux
absolus à la guerre , n'étaient à Rome que les pi^ésidents du peuple.
Dès-Ion on vit aussi le gouvcrném^t prendre sa pente naturelle
et tendre fortement à l'aristocratie. Le patriciat s'abolissant cortnné
de lui-même, l'aristocratie n'était plus dans le corps des patriciens
comme elle est à Venise et * Gènes ,• mais dans le corps du sénat ,
composé de patriciens et de plébéiens , même dartïs le coi*ps des tri-
buns quand ris commencèrent d'usurper une puissance active : car
les mots ne font rien aux choses ; et quand le peuple a des chefs
qui gouvernent pour lui , quelque nom que portent ces chefs , c'est
toujours une aristocratie.
De l'abus de l'aristocratie naquirent les guerres civiles et le trium-
virat. Sylla , Jules César , Auguste , devinrent dans le fait de véri-
tables monarques ; et enfin , sous le despotisme de Tibère , l'état fut
dissous. L'histoire romaine ne dément donc pas mon principe.: elle
le confirme.
LIVRE III, CHAPITRE X. I7I
Quand l'état se dissout , l'abus du gouvernement,
quel qu'il soit, prend le nom commun d'anarchie.
En distinguant , la démocratie dégénère en ochlo-
cratie\f l'aristocratie en oligarchie : j'ajouterais que
la royauté dégénère en tyrannie; mais ce dernier
mot est équivoque et demande explication.
Dans le sens vulgaire , un tyran est un roi qui
gouverne avec violence et sans égard à la justice et
aux lois. Dans le sens précis, tin tyran est un par-
ticulier qui s'arroge l'autorité royale sans y avoir
droit. C'est. ainsi que les Grecfe entendaient ce mot
de tyran : ils le donnaient indifféremment aux bons
et ^ux mauvais princes dont l'autorité n'était pas
légitime"*. Ainsi tyran et usurpateur sont deux mots
parfaitement synonymes.
Pour donner différents nditis à différentes choses,
j'appelle tyran l'usurpateur de l'autorité royale, et
despote l'usurpateur du pouvoir souverain. Le tyran
est celui qui s'ingère coïltrel les lois à gouveï^ner
selon les lois; le despote est celui qui se met au-»
dessus des lois mêmes. Ainsi le tyran peut n'être
pas despote, mais le despote est toujours tyran.
^ Omîtes enim et habentur et dicuntur tyranm , qui potestate utuntur
pefpetud in ed cipitate quœ libertate Usa est. Corn. Nep. , in Miltîad. ,
cap. 8. — n est vrai qu'Aristote, Màr, JSicom, , liv. vin , c. 10 , dis-
tingue le tyran du roi, en ce que le premier gouverne pour sa propre
utilité , et le second seulement pour l'utilité de ses sujets ; mais ,
Qutre que généralement tous lès àiltetltà grecs ont p^is le mot tymn
dans un autre sens^ comme il paraît surtout par le Hiéron de Xéno-
phon, il s'ensuivrait de la distinction d'Aristote,. que, depuis le
commencement du monde ^ il n'âotâit pas encore existé un seul roi.
172 DU CONTRAT SOCIAL.
CHAPITRE XI.
De la mort du corps politique.
Telle est la pente naturelle et inévitable des gou-
vernements les mieux constitués. Si Sparte et Rome
ont péri, quel état peut espérer de durer toujours?
Si nous voulons former un établissement durable ,
ne songeons donc point' à le rendre éternel. Pour
réussîir, il ne faut pas tenter l'impossible, ni se
flatter de donner à l'ouvrage des hommes une soli-
dité que les choses humaines ne comportent «pas.
Le corps pohtique, aussi -bien que le corps de
l'homme, commence à mourir dès sa naissance , et
porte en lui-même les causes de sa destruction.
Mais l'un et l'autre peut avoir une constitution plus
ou moins robuste et propre à le conserver plus ou
moins long-temps. La constitution de l'homme est
.l'ouvrage de la nature; celle de l'état est l'ouvrage
de l'art. Il ne dépend pas des hommes de prolonger
leur vie , il dépend d'eux de prolonger celle de l'état
aussi loin qu'il est possible, en lui donnant la meil-
leure constitution qu'il puisse avoir. Le mieux con-
stitué finira , mais plus tard qu'un autre , si nul ac-
cident imprévu n'amène sa perte avant le temps.
Le principe de la vie politique est dans l'autorité
souveraine. La puissance législative est le cœur de
l'état , la puissance executive en est le cerveau , qui
donne le mouvement à toutes les parties. Le cer-
veau peut tomber en paralysie et l'individu vivre
LIVRE m, CHAPITRE XI. l'J^
encore. Un homme reste imbécile et vit : mais sitôt
que le cœur a cessé ses fonctions, l'animal est mort.
Ce n'est point par les lois que l'état subsiste , c'est
par le pouvoir législatif. La loi d'hier n'oblige pas
aujourd'hui : mais le consentement tacite est pré-
sumé du silence, et le souverain est censé confirmer
incessamment les lois qu'il n'abroge pas, pouvant
le faire. Tout ce qu'il a déclaré vouloir une fois , il
le veut toujours, à moins qu'il ne le révoque.
Pourquoi donc porte-t-on tant de respect aux
ancieni^es lois? C'est pour cela même. On doit croire
qu'il n'y a que l'excellence des volontés antiques qui
les ait pu conserver si long-temps: si le souverain
ne les eût reconnues constamment salutaires , il les
eût mille fois révoquées. Voilà pourquoi, loin de
s'affaiblir , les lois acquièrent sans cesse une force
nouvelle dans tout état bien constitué; le préjugé
de l'antiquité les rend chaque jour plus vénérables :
au lieu que partout où les lois s'affaibhssent en vieil-
lissant , cela prouve qu'il n'y a plus de pouvoir lé-
gislatif, et que l'état ne vît plus.
CHAPITRE XII.
Comment se maintient l'autorité souveraine.
Le souverain, n'ayant d'autre force que la puis-
sance législative , n'agit que par des loiS ; et les lois
n'étant que des actes authentiques de la volonté
générale, le souverain ne saurait agir que quand le
peuple est assemblé. I^e peuple assemblé, dira-t-on ;
174 Ï>U CONTRAT SOCIAL.
quelle chimère ! C*est une chimère aujourd'hui ;
mais ce n'en était pas une il y a deux mille ans. Les
hommes ont-ils changé de nature?
^Le3 bornes du possible, dans les choses .morale»,
sont moins étroites que nous ne pensons : ce sont
nos faiblesses, nos vices , nos préjugés, qui les ré-
trécissent. Les âmes basses ne croient point aux
grands homm^ : de vils esclaves sourient d'un air
moqueur à ce mot de liberté.
Car ce qui s'est fait considérons ce qui se peut
faire. Je ne parlerai pas des anciennes républiques
de la Grèce; mais la répubUque romaine était, ce
me semble, un grand état, et la ville de Rome ime
grande ville. JL.e dernier cens donna dans Rome
quatre cent mille citoyens portant armes, et le der-
nier dénombrement de l'empire plus de quatre
millions de citoyens, sans compter les sujets, les
étrangers, les femmes, les enfants, les esclaves.
Quelle difficulté n'imaginerait-on pas d'assembler
fréquemment le peuple immense de cette capitale
et de ses environs! Cependant il se passait peu de
semaines que le peuple romain ne fût assemblé, et
même plusieurs fois. Non-seulement il exerçait les
droits de la souveraineté, mais une partie de ceux
du gouvernement. Il traitait certaines affaires, il
jugeait certaines causes, et tout ce peuple était sur
la place publique presque aussi souvent magistrat
que citoyen.
En remontant aux premiers temps des nations ,
on trouverait que la plupart des anciens gouver-
nements , ménju^ monarchiques , tels que ceux des
LIVRJE III, GH4.PITa^ X|I. 175
Macédoniens et des Francs, avaient de semblables
conseils. Quoi qu'il en soit , ce seul fait incontes-
table répond à toutes les difficultéâ : de l'existant
au possible la conséquence me paraît bonne.
CHAPITRE XIII.
Suite.
Il ne suffit pas que le peuple assemblé ait une
fois fixé, la constitution de l'état en donnant la sanc-
tion à un corps de lois ; il ne suffit pas qu'il ait étar
bli un gouvernement perpétuel, ou qu'il ait pourvu
une fois pour toutes à l'élection des magistrats :
outre les assemblées extraordinaires que des cas
imprévus peuvent exiger, il faut qu'il y en ait de
fixes et de périodiques que rien ne puisse abolir ni
proroger , tellement qu'au jour marqué le peuple
soit légitimement convoqué par la loi , sans qu'il
soit besoin pour cela d'aucune autre convocation
formelle.
Mais, hors de ces assemblées juridiques par leur
seule date, toute assemblée du peuple qlii n'aura
pas été convoquée par les magistrats préposés ^
cet effet , et selo^ les formes prescrites , doit être
lenve pour illégitime , et tout ce qui s'y fait pour
nul , parce que l'ordre mémo de s'assembler doit
émaner de la loi.
Quant aux retours plus ou moins fréquents dea
assemblées légitimes , ils dépendent de tant de
considérations qu'on ne saurait donner là - dessus
176 DU CONTRAT SOCIAL.
de règles précises. Seulement on peut dire en gé-
néral que , plus le gouvernement a de force , plus
le souverain doit se montrer fréquemment.
Ceci , me dira-t-on , peut être bon pour une seule
ville; mais que faire quand l'état en comprend plu-
sieurs ? Partagera-t-on l'autorité souveraine ? ou
bien doit-on la concentrer dans une seule ville et
assujettir tout le reste?
Je réponds qu'on ne doit faire ni l'un ni l'autre.
Premièrement , l'autorité souveraine est simple et
une ^ et l'on ne peut la diviser sans la détruire. En
second lieu, une ville, non plus qu'une nation, ne
peut être légitimement sujette d'une autre , parce
que l'essence du corps politique est dans l'accord
de l'obéissance et de la liberté , et que ces mots de
sujet et de souverain sont des corrélations iden-
tiques dont l'idée se réunit sous le seul mot de
citoyen.
Je réponds encore que c'est toujours un mal
d'unir plusieurs villes en une seule cité ; et que ,
voulant faire cette union , l'on ne doit pas se flatter
d'en éviter les inconvénients naturels. Il ne faut
point objecter l'abus des grands états à celui qui
n'en veut que de petits. Mais comment donner
aux petits états assez de force pour résister aux
grands ? Comme jadis les villes grecques résis-
tèrent au grand roi , et comme plus récemment
la Hollande et la Suisse ont résisté à la maison
d'Autriche.
Toutefois ,. si Ton ne peut réduire l'état à de
justes bornes , il reste encore une ressource ; c'est
LIVRE III, CHAPITRE XIII. I77
de n*y point souffrir de capitale , de faire siéger le
gouvernement alternativement dans chaque ville ,
et d'y rassembler aussi tour -à- tour les états du
pays.
Peuplez également le territoire , étendez-y par-
tout les mêmes droits , portez -y partout l'abon-
dance et la vie ; c'est ainsi que l'état deviendra
tout à la fois le plus fort et le mieux gouverné
qu'il soit possible. Souvenez-vous que les murs des
villes ne se forment que du débris des maisons des
champs. A chaque palais que je vois élever dans
la capitale, je crois voir mettre en masures tout
un pays.
CHAPITRE XIV.
Suite.
A l'instant que le peuple est légitimement as-
semblé en corps souverain , toute juridiction du
gouvernement cesse, la puissance executive est
suspendue , et la personne du dernier citoyen est
aussi sacrée et inviolable que celle du premier ma-
gistrat, parce qu'où se trouve le représenté il n'y
a plus de représentant. La plupart des tumultes
qui s'élevèrent à Rome dans les comices vinrent
d'avoir ignoré ou négligé. cette règle. Les -consuls
alors n'étaient que les présidents du peuple ; les
tribuns , de simples orateurs "* : le sénat n'était rien
du tout*
*^ A pen près selon le sens qu'on donne à ce nom dans le parle-
R. V. 12
178 DTJ CONTRAT SOCIAL.
Ces intervalles de suspension où le prince re-
connaît ou doit reconnaître un supérieur actuel ,
lui ont toujours été redoutables ; et ces assemblées
du peuple , qui sont l'égide du corps politique et
le frein du gouvernement, ont été de tout temps
l'horreur deis chefs : aussi n'épargnent -ils jamais
ni soins , ni objections, ni difficultés, ni promesses,
pour en rebuter les citoyens. Quand ceux-ci sont
avares , lâches , pusillanimes , plus amoureux du
repos que de la liberté , ils ne tiennent pas long-
temps contre les efforts redoublés du gouverne-
ment : c'est ainsi que , la force résistante augmen-
tant sans cesse , l'autorité souveraine s'évanouit à la
fin , et que la plupart des cités tombent et périssent
avant le temps.
Mais entre l'autorité souveraine et le gouverne-
ment arbitraire il s'introduit quelquefois un pou-
voir moyen dont il faut parler.
CHAPITRE XV.
Des députés ou représentants.
Sitôt que le service public cesse d'être la princi-
pale affaire des citoyens , et qu'ils aiment mieux
servir de leur bourse que de leur personne , l'état
est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au com-
bat , ils paient des troupes et restent chez eux ;
faut-il aller au conseil , ils nomment des députés et
ment d'Angleterre. La ressemblance de ces emplois eût mis en con-
flit les consuls et les tribuns , quand même toute juridiction eût été
suspendue.
LIVRE III, CHAPITRE XV. I79
restent chez eux. A force de paresse et d'argent, ils
ont enfin des soldats pour asservir la patrie , et des
représentants pour la vendre.
C'est le tracas du commerce et des arts , c'est
l'avide intérêt du gain , c'est la mollesse et l'amour
des commodités , qui changent les services per-
sonnels en argent. On cède une partie de son profit
pour l'augmenter à son aise. Donnez de l'argent, /
et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance
est un mot d'esclave ; il est inconnu dans la cité.
Dans un état vraiment libre , les citoyens font tout
avec leurs bras , et rien avec de l'argent ; loin de
payer pour s'exempter de leurs devoirs , ils paie-
raient pour les remplir eux-mêmes. Je suis bien
loin des idées communes ; je crois les corvées moins
contraires à la liberté que les taxes.
Mieux l'état est constitué , plus les affaires pu-
bliques l'emportent sur les privées , dans l'esprit
des citoyens. Il y a même beaucoup moins d'af-
faires privées , parce que la somme du bonheur
commun fournissant une portion plus considérable
à celui de chaque individu , il lui en reste moins
à chercher dans les soins particuliers. Dans une cité
bien conduite chacun vole aux assemblées ; sous
un mauvais gouvernement nul n'aime à faire un
pas pour s'y rendre , parce que nul ne prend in-»
térêt à ce qui s'y fait , qu'on prévoit que la volonté
générale n'y dominera pas , et qu'enfin les soins
domestiques absorbent tout. Les bonnes lois en
font faire de meilleures , les mauvaises en amènent
de pires. Sitôt que quelqu'un dit des affaires de
la.
l8o DU CONTRAT SOCIAL.
Tétat, que m' importe? on doit compter que l'état
est perdu.
L'attiédissement de l'amour de la patrie , l'acti'
vite de l'intérêt privé , l'immensité des états , les
conquêtes , l'abus du gouvernement , ont fait ima-
giner la voie des députés ou représentants du peuple
dans les assemblées de la nation. C'est ce qu'en
certains pays on ose appeler le tiers -état. Ainsi
rîntérêt particulier de deux ordres est mis au pre-
mier et second rang ; l'intérêt public n'est qu'au
troisième.
La souveraineté ne peut être représentée , par
la même raison qu'elle ne peut être aliénée ; elle
consiste essentiellement dans la volonté générale,
et la volonté ne se représente point : elle est la
même , ou elle est autre ; il n'y a point de milieu.
Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent
être «es représentants ; ils ne sont que ses commis-
saires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement.
Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée
est nulle ; ce n'est point une loi. Le peuple anglais
pense* être libre , il se trompe fort ; il ne l'est que
durant l'élection des membres du parlement : sitôt
qu'ils sont élus, il est esclave , il n'est rien. Dans
les courts moments de sa liberté , l'usage qu'il en
fait mérite bien qu'il la perde.
L'idée des représentants est moderne ; elle nous
vient du gouvernement féodal , de cet inique et
absurde gouvernement dans lequel l'espèce hu-
maine est dégradée , et où le nom d'homme est en
déshonneur. Dans les anciennes républiques , et
• ■*.■ . ..
lilVRE III, CHAPITRE XV. l8l
même dans les monarchies , jamais le peuple n'eut
des représentants ; on ne connaissait pas ce mot-là.
Il est très - singulier qu'à Rome, où les tribuns
étaient si sacrés , on n'ait pa» même imaginé qu'ils
pussent usurper les fonctions du peuple , et qu'au
milieu d'une si grande multitude ils n'aient jamais
tenté de passer de leur chef un seul plébiscite.
Qu'on juge cependant de l'embarras que causait
quelquefois la foule , par ce qui arriva du temps
des Gracques , où une partie des citoyens donnait
son suffrage de dessus les toits.
Où le droit et la Uberté sont toutes choses, les
inconvénients ne sont rien. Chez ce sage peuple
tout était mis à sa juste mesure : il laissait faire à
ses Ucteurs ce que ses tribuns n'eussent osé faire;
il ne craignait pas que ses licteurs voulussent le
représenter.
Pour expliquer cependant comment les tribuns
le représentaient quelquefois , il suffit de concevoir
comment le gouvernement représente le souverain.
La loi n'étant que la déclaration de la volonté gé-
nérale y il est clair que , dans la puissance législa-
tive , le peuple ne. peut être représenté ; mais il
peut et doit l'être dans la puissance executive , qui
n'est que la force appliquée à la loi. Ceci fait voir
qu'en examinant bien les choses on trouverait que
très-peu de nations ont des lois. Quoi qu'il en soit,
il est sûr que les tribuns n'ayant aucune partie du
pouvoir exécutif, ne purent jamais représenter le
peuple romain par les droits de leurs charges , mais
seulement en usurpant sur ceux du sénat.
i t
l8a DU CONTRAT SOCIAL.
Chez les Grecs , tout ce que le peuple avait à
faire il le faisait par lui-même; il était sans cesse
assemblé sur la place. Il habitait un climat doux ;
il n'était point avide > des esclaves faisaient ses tra-
vaux ; sa grande affaire était sa liberté. N'ayant plus
les mêmes avantages, comment conserver les mêmes
droits? Vos climats plus durs vous donnent plus de
besoins^ : six mois de l'année la place publique
n'est pas tenable ; vos langues sourdes ne peuvent
se faire entendre en plein air ; vous donnez plus à
votre gain qu'à votre liberté , et vous craignez bien
moins l'esclavage que la misère.
Quoi! la liberté ne se maintient qu'à l'appui de
la servitude? Peut-être. Les deux excès se touchent.
Tout ce qui n'est point dans la nature a ses incon-
vénients, et la société civile plus que tout le reste.
Il y a telles positions malheureuses où l'on ne peut
conserver sa liberté qu'aux dépens de celle d'au-
trui , et où le citoyen ne peut être parfaitement
libre que l'esclave ne soit extrêmement esclave.
Telle était la position de Sparte. Pour vous , peu-
ples modernes , vous n'avez point d'esclaves , mais
vous l'êtes ; vous payez leur hberté de la vôtre.
Vous avez beau vanter cette préférence , j'y trouve
plus de lâcheté que d'humanité.
Je n'entends point par tout cela qu'il faille avoir
des esclaves, ni que le droit d'esclavage soit légir
time, puisque j'ai prouvé le contraire : je dis seu-
* Adopter dans les pays froids le luxe et la mollesse des Orien-
taux , c'est vouloir se donner leurs chaînes ; c'est s'y soumettre en-
core plus nécessairement qu'eux.
LIVRE III, CHAPITRE XV. i8l3
lement les raisons pourquoi les peuples modernes
qui se croient libres ont des représentants, et pour-
quoi les peuples anciens n'en avaient pas. Quoi qu'il
en soit, à l'instant qu'un peuple se donne des re-
présentants , il n'est plus libre ; il n'est plus.
Tout bien examiné, je ne vois pas qu'il soit dé-
sormais possible au souverain de conserver parmi
nous l'exercice de ses droits , si la cité n'est très-
petite. Mais si elle est très -petite, elle sera sub-
juguée? Non- Je ferai voir ci -après* comment
on peut réunir la puissance extérieure d'un grand
peuple avec la police aisée et le bon ordre d'un
petit état.
CHAPITRE XVI.
Qae rinstitntion da gouyemement n'est point un contrat.
Le pouvoir législatif une fois bien établi , il s'agit
d'établir de même le pouvoir e^cécutif ; car ce der-
nier , qui n'opère que par des actes particuliers ,
n'étant pas de l'essence de l'autre,. en est naturelle-
ment séparé. S'il était possible que le souverain ,
considéré comme tel, eût la puissance executive,
le droit et le fait seraient tellement confondus ,
qu'on ne saurait plus ce qui est loi et ce qui ne l'est
^ C*est ce que je m'étais proposé de faire dans la suite de cet
ouvrage , lorsqu'en traitant des relations externes j'en serais yenu
aux confédérations. Matière toute neuye, et où les principes sont
encore à établir .
* Voyez à ce sujet une note du comte d*Antraigues , réimprimée à la fin de
cet ouvrage.
l84 X>U CONTRAT SOCIAL.
pas ; et le corps politique , ainsi dénaturé , serait
bientôt en proie à la violence contre laquelle il fut
institué.
Les citoyens étant tous égaux par le contrat
social , ce que tous doivent fEiire , tous peuvent le
prescrire , au lien que nul n'a droit d'exiger qu'un
autre fasse ce qu'il ne fait pas lui-même. Or c'est
proprement ce droit, indispensable pour faire vivre
et mouvoir le corps politique, que le souverain
donne au prince en instituant le gouvernement.
Plusieurs ont prétendu que l'acte de cet établis-
sement était un contrat entre le peuple et les chefs
qu'il se donne , contrat par lequel on stipulait entre
les deux parties des conditions sous lesquelles l'une
s'obligeait à commander et l'autre à obéir. On con-
viendra, je m'assure, que voilà une étrange ma-
nière de contracter. Mais voyons si cette opinion
est soutenable.
Premièrement , l'autorité suprême ne peut pas
plus se modifier que s'aliéner; la limiter, c'est la
détruire. Il est absurde et contradictoire que le
souverain se donne un supérieur ; s'obliger d'obéir .
à un maître , c'est se remettre en pleine liberté.
De plus , il est évident que ce contrat du peuple
avec telles ou telles personnes serait im acte par-
ticulier ; d'où il suit que ce contrat ne saurait être
une loi ni un acte de souveraineté , et que par con-
séquent il serait illégitime.
On voit encore que les parties contractantes se-
raient entre elles sous la seule loi de nature et sans
aucun garant de leurs engagements réciproques,
LIVRE III, CHAPITRE XVI. l85
ce qui répugne de toutes manières à l'état civil :
celui qui a la force en main étant toujours le maître
de l'exécution , autant vaudrait donner le nom de
contrat à l'acte d'un homme qui dirait à un autre :
<c Je vous donne tout mon bien , à condition que
« vous m'en rendrez ce qu'il vous plaira. »
Il n'y a qu'un contrat ctens l'état , c'est celui de
l'association : celui-là seul en exclut tout autre. On
ne saurait inlaginer aucun contrat public qui ne
fut une violation du premier.
CHAPITRE XVII.
De rinsûtutioii du gouvernement.
Sous quelle idée faut-il donc concevoir l'acte par
lequel le gouvernement est institué ? Je remarque-
rai d'abord que cet acte est complexe , ou composé
de deux autres ; savoir , l'établissement de la loi , et
l'exécution de la loi . .
Par le premier, le souverain statue qu'il y aura
uti corps de gouvernement établi sous telle ou telle
forme; et il est clair que cet acte est une loi.
Par le second, le peuple nomme les chefs qui
seront chargés du gouvernement établi. Or cette
nomination étant un acte particulier, n'est pas une
seconde loi , mais seulement une suite de la pre-
mière et iHie fonction du gouvernement.
La difficulté est d'entendre comment on peut
avt)ir un acte de gouvernement avant que le gou-
l86 DU CONTRAT SOCIAL.
verjiement existe, et comment le peuple , qui n'est
que souverain ou sujet, peut devenir prince ou
magistrat dans certaines circonstances.
C'est encore ici que se découvre une de -ces éton-
nantes propriétés du corps politique par lesquelles
il concilie des opérations contradictoires en appa-
rence ; car celle-ci se fait par une conversion subite
de la souveraineté en démocratie , en sorte que ,
sans aucun changement sensible, et seulement par
une nouvelle relation de tous à tous , les citoyens,
devenus magistrats, passent des actes généraux
aux actes particuliers , et de la loi à l'exécution.
Ce changement de relation n'est point une sub-
tilité de spéculation sans exemple dans la pratique :
il a lieu tous les jours dans le parlement d'Angle-
terre, où la chambre basse , en certaines occasions ,
se tourne en grand comité , pour mieux discuter les
affaires , et devient ainsi simple commission, de
cour souveraine qu'elle était l'instant précédent;
en telle sorte qu'elle se fait ensuite rapport à elle-
même, comme chambre des communes, de ce
qu'elle vient de régler en grand comité , et délibère
de nouveau sous un titre de ce qu'elle a déjà résolu
sous un autre.
Tel ^st l'avantage propre au gouvernement dé-
mocratique , de pouvoir être établi dans le fait par
im simple acte de la volonté générale. Après quoi
ce gouvernement provisionnel reste en possession ,
si telle est la forme adoptée, ou établit. au nom du
souverain le gouvernement prescrit par la loi ; et
tout se trouve ainsi dans la règle. Il n'est pas pos-
LIVRE III, CHAPITRE XVII. 187
^ible d'instituer le gouvernement d'aucune autre
manière légitime et sans renoncer aux principes
ci-devant établis.
CHAPITRE XVIII.
Moyens de prévenir les usurpations du gouvernement.
De ces éclaircissements il résulte , en confirma-
tion du chapitre xvi, que l'acte qui institue le
gouvernement n'est point un contrat, mais une
loi; que les dépositaires de la puissance executive
ne sont point les maîtres du peuple, mais ses of-
ficiers ; qu'il peut les établir et les destituer quand
il lui plaît ; qu'il n'est point question pour eux de
contracter , mais d'obéir ; et qu'en se chargeant des
fonctions que l'état leur impose ils ne font que
remplir leur devoir de citoyens , sans avoir en au-
cune sorte le droit de disputer sur les conditions.
Quand donc il arrive que le peuple institue un
gouvernement héréditaire, soit monarchique dans
une famille , soit aristocratique dans un ordre de 1, 3 l
citoyens , ce n'est point un engagement qu'il prend ; ! j; Cj ^
c'est une forme provisionnelle qu'il donne à l'ad-//
ministration, jusqu'à ce qu'il lui plaise d'en ordon-^'
ner autrement.
Il est vrai que ces changements sont toujours
dangereux, et qu'il ne faut jamais toucher au gou-
vernement établi que lorsqu'il devient incompa-
tible avec le bien public : mais cette circonspec-
tion est une maxime de politique , et non pas une
l88 DU CONTRAT SOCIAL*
règle de droit ; et l'état n'est pas plus tenu de lais-
ser l'autorité civile à ses chefs , que l'autorité mi-
litaire à ses généraux.
Il est vrai encore qu'on ne saurait en pareil cas
observer avec trop de soin toutes les formalités
requises pour distinguer un acte régulier et légi-
time d'un tumulte séditieux , et la volonté de tout un
peuple des clameurs d'une faction. C'est ici surtout
qu'il ne faut donner au cas odieux que ce qu'on
ne peut lui refuser dans toute la rigueur du droit ;
et c'est aussi de cette obligation que le prince tire
un grand avantage pour conserver sa puissance
malgré le peuple , sans qu'on puisse dire qu'il l'ait
usurpée; car, en paraissant n'user que de ses
droits, il lui est fort aisé de les étendre, et d'em-
. pêcher , sous le prétexte du repos public , les assem-
blées destinées à rétablir le bon ordre; de sorte
qu'il se prévaut d'tin silence qu'il empêche de
rompre , ou des irrégularités qu'il fait commettre ,
pour supposer en sa faveur l'aveu de ceux que la
crainte fait taire , et pour punir ceux qui osent par-
ler. C'est ainsi que les décemvirs , ayant été d'abord
élus pour un an, puis continués pour une autre
année , tentèrent de retenir à perpétuité leur pou-
voir en ne permettant plus aux comices de s'as-
sembler ; et c'est par ce facile moyen que tous les
gouvernements du monde , une fois revêtus de la
force publique, usurpent tôt ou tard l'autorité
souveraine.
Les assemblées périodiques dont j'ai parlé ci-de-
vant sont propres à prévenir ou différer ce mal-
LIVRE III, CHAPITRE XVIII. 189
heur , surtout quand elles n'ont pas besoin de con-
vocation formelle ; car alors le prince ne saurait
les empêcher sans se déclarer ouvertement infrac-
teur des lois et ennemi de l'état.
L'ouverture de ces assemblées , qui n'ont pour
objet que le maintien du traité social , doit toujours
se faire par deux propositions qu'on ne puisse ja-
mais supprimer , et qui passent séparément par les
suffrages.
La première : « S'il plaît au souverain de conser-
« ver la présente forme de gouvernement. »
La seconde : « S'il plaît au peuple d'en laisser
a l'administration à ceux qui en sont actuellement
« chargés. »
Je suppose ici ce que je crois avoir démontré,
savoir , qu'il n'y a dans l'état aucune loi fondamen-
tale qui ne se puisse révoquer , non pas même
le pacte social; car si tous les citoyens s'assem-
blaient pour rompre ce pacte d'un commun ac-
cord j on ne peut douter qu'il ne fut très-légitime-
ment rompu. Grotius pense même que chacun peut
renoncer à l'état dont il est membre , et reprendre
sa liberté naturelle et ses biens en sortant du
pays *. Or il serait absurde que tous les citoyens
réunis ne pussent pas ce que peut séparément
chacun d'eux.
* Bien entendu qu'on ne quitte pas pour éludei* son devoir et se
dispenser de servir sa patrie au moment qu'elle a besoin de nous.
La fuite alors serait criminelle et punissable ; ce ne serait plus re-
traite, mais désertion.
190 DU CONTRAT SOCIAL.
LIVRE IV.
CHAPITRE I.
Que la volonté générale est indestructible.
Tant que plusieurs hommes réunis se considè-
rent comme un seul corps, ils n'ont qu'une seule
volonté qui se rapporte à la commune conserva-
tion et au bien -être général. Alors tous les ressorts
de l'état sont vigoureux et simples, ses maximes
sont claires et lumineuses ; il n'a point d'intérêts
embrouillés, contradictoires; le bien commun se
montre partout avec évidence, et ne demande que
du bon sens pour être aperçu. La paix , l'union ,
l'égalité, sont ennemies des subtilités politiques.
Les hommes droits et simples sont difficiles à trom-
per à cause de leur simplicité : les leurres, les pré-
textes raffinés ne leur en imposent point, ils ne
sont pas même assez fins pour être dupes. Quand
on voit chez le plus heureux peuple du monde des
troupes de paysans régler les affaires de l'état sous
un chêne, et se conduire toujours sagement, peut-
on s'empêcher de mépriser les raffinements des
autres nations , qui se rendent illustres et miséra-
bles avec tant d'art et de mystère?
Un état ainsi gouverné a besoin de très-peu de
lois; et, à mesure qu'il devient nécessaire d'en pro-
LIVRE IV, CHAPITRE I. IQI
mulguer de nouvelles, cette nécessité se voit uni-
versellement. Le premier qui les propose ne fait
que dire ce que tous ont déjà senti , et il n'est
question ni de brigues ni d'éloquence pour faire
passer en loi ce que chacun a déjà résolu de faire,
sitôt qu'il sera sur que les autres le feront comme
lui.
Ce qui trompe les raisonneurs, c'est que, ne
voyant que des états mal constitués dès leur ori-
gine , ils sont frappés de l'impossibilité d'y main-
tenir une semblable police ; ils rient d'imaginer
toutes les sottises qu'un fourbe adroit, un parleur
insinuant, pourrait persuader au peuple de Paris
ou de Londres. Il ne savent pas que Cromwell eût
été mis aux sonnettes par le peuple de Berne , et
le duc de Beaufort à la discipline par les Genevois.
Mais quand le nœud social commence à «e relâ-
cher et l'état à s'affaiblir , quand les intérêts parti-
culiers commencent à se faire sentir et les petites
sociétés à influer sur la grande , l'intérêt commun
s'altère et trouve des opposants : l'unanimité ne
règne plus dans les voix ; la volonté générale n'est
plus la volonté de tous ; il s'élève des contradic-
tions , des débats ; et le meilleur avis ne passe point
sans disputes.
Enfin, quand l'état, près de sa ruine, ne sub-
siste plus que par une forme illusoire et vaine,
que le lien social est rompu dans tous les cœurs ,
que le plus vil intérêt se pare effrontément du nom
sacré du bien public; alors la volonté générale de-
vient muette ; tous , guidés par des motifs secrets ,
19^ PU CONTRAT SOCIAL.
n'opinent pas plus comme citoyens que si l'état
n'eut jamais existé; et l'on fait passer faussement
sous le nom de lois des décrets iniques qui n'ont
pour but que l'intérêt particulier.
S'ensuit-il de là que. la volonté générale soît
anéantie ou corrompue ? Non : elle est toujours
constante , inaltérable et pure ; mais elle est sub-
ordonnée à d'autres qui l'emportent sur elle. Cha- .
cun, détachant son intérêt de l'intérêt commun,
voit bien qu'il ne peut l'en séparer tout-à-fait; mais
sa part du mal public ne lui paraît rien auprès du
bien exclusif qu'il prétend s'approprier. Ce bien
particulier excepté, il veut le bien général pour
son propre intérêt , tout aussi fortement qu'aucun
autre. Même en vendant son suffrage à prix d'ar-
gent il n'éteint pas en lui la volonté générale , il
l'élude. La faute qu'il commet est de changer l'é-
tat de la question et de répondre autre chose que
ce qu'on lui demande : en sorte qu'au lieu de dire ,
par son suffrage , « Il est avantageux à l'état, )^ il dit :
« Il est avantageux à tel homme ou à tel parti que
« tel ou tel avis passe. » Ainsi la loi de l'ordre public
dans les assemblées n'est pas tant d'y maintenir la
volonté générale que de faire qu'elle soit toujours
interrogée et qu'elle réponde toujours.
J'aurais ici bien des réflexions à faire snr le
simple droit de voter dans tout acte de souderai-
n^té, droit que rien ne peut ôter aux citoyens, çt
sur celui d'opiner, de proposer, de diviser, de
discuter, que le gouvernement a toujours grand
soin de ne laisser qu'à ses membres : mais cette im-
LIVRE IV, CHAPITRE I. igS
portante matière demanderait un traité à part, et
je ne puis tout dire dans celui-ci.
CHAPITRE IL
Des suffrages.
On voit, par le chapitre précédent, que la ma-
nière dont se traitent les affaires générales peut
donner un indice assez sûr de l'état actuel des
mœurs et de la santé du corps politique. Plus le
concert règne dans les assemblées , c'est-à-dire plus
les avis approchent de l'unanimité, plus aussi la
volonté générale est dominante; mais les longs dé-
bats, les dissensions , le tumulte, annoncent l'ascen-
dant des intérêts particuliers et le déclin de l'état.
Ceci paraît moins évident quand deux ou plu-
sieurs ordres entrent dans sa constitution , comme
à Rome les patricieûs et les plébéiens , dont les
querelles troublèrent souvent les comices , même
dans les plus beaux temps de la république : mais
cette exception est plus apparente que réelle; car
alors , par le vice inhérent au corps politique , on
a pour ainsi dire deux états en un; ce qui n'est
pas vrai des deux ensemble est vrai de chacun sé-
parément. Et en effet, dans les temps même les
plus orageux, les plébiscites du peuple, quand le
sénat ne s'en mêlait pas , passaient toujours tran-
quillement et à la grande pluralité des suffrages :
les citoyens n'ayant qu'un intérêt, le peuple n'avait
qu'une volonté.
R. V. i3
194 ^U CONTRAT SOCIAL.
A l'autre extrémité du cercle runanimité revient :
c'est quand les citoyens, tombés dans la servitude,
n'ont plus ni liberté ni volonté. Alors la crainte et
la flatterie .changent en acclamations les suffrages;
on ne délibère plus , on adore ou l'on maudit. Telle
était la vile manière d'opiner du sénat sous les
empereurs. Quelquefois cela se faisait avec des
précautions ridicules. Tacite observe * que , sous
Q thon , les sénateurs , accablant Yiteliiujs d'exécra-
tions , affectaient de faire en même temps un bruit
épouvantable, a£n que, si par hasard il devenait
le maître., il ne put savoir ce que chacun d'eux
avait dit.
De ces diverses considérations naissent le$ maxî^
mes sur lesquelles on doit régler la manière de
compter les voix et de comparer les avis, selon
qifê la volonté générale est plus ou moins facile à
connaître et l'état plus ou moins déclinant.
Il n'y a qu'une seule loi qui ; par $a nature , exige
un consentement unanime ; c'est \e pacte social :
car l'association civile est l'acte du monde le plus
volontaire; tout homme étant né libre et maître
de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte
que ce puisse être, l'assujettir sai^ son aveu. Déci-
der que le fils d'une esclave naît esclave , c'est dé-
cider qu'il ne naît pas homme.
Si donc, lors du pacte social, il s'y trouve des
opposants, leur opposition n'^i^vaUde pas le con-
trat , elle empêche seulement qu'ils n'y soient com-
pris : ce sont des étrangers parmi les citoyens.
^Histor. I, 85.
LIVRE IV, CHAPITRE II. igS
Quand l'état est institilé , le* eoùsetiteittëilt est dàtts
la résidence ; habiter le territoire , c'est se éoti-
mettre à la souveraineté "*.
Hors ce contratprimitif , la voix dû plus gtàtid
nombre oblige toujours tous les autres ; c'est tiiie
suite du contrat même. Mais un demande comment
un homme peut être libre, et forcé de se confor-
mer à des volontés qui ne sont pas le$ siennes. Com-
ment les opposants sotlt-ils Kbtes, et soumis à dè^
lois auxquelles ils n'ont pds consenti?
Je réponds que la question est tnâl posée. Le ci-
toyen consent à toutes les lois, même à celles qu'on
passe malgré hii , et même à celles qui le punissent
quand il ose en violer quelqu'une. La volonté con-
stante de tous les ttïembi'es de l'état est la volonté
générale ; c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres*.
Quand oii propose une loi dans l'asseûrblée âd
peuple, ce qu'on leur demandé n'est pas précî-
âément s'îb âppr6trte<it la pt*6pdsiti6h un s'il la ré-
jettent, nàaià si elle é^ coiifôriWè ou non à là vo-
lonté générale , qui est la leur : chaciin en doi^nant
son suffrage dit son àvîs là-dessus; et dû calcul
des voix se tire la déclaration de lai VolôUtë gêné-
^ Ceci doit toujours «'entendre d'un étRt libre ; car d'ailleurs la
famille , les biens, le défaut d'asile, la nécessité , la violence, peuvent
retenir un habitant dans Té pays malgré lui ; et alors son séjour seul
ne suppôt plus son conieulemeiît au contrat Ou à la violation du
contrat.
^ A Gènes on lit au-devant des prisons et sur les fers des galériens
ce ikbt lÀberths, C^tté at>plicàtibn de la devise est belle et juste. En
efiet « il u'3; a qu^ les in4l£ûtecirs de tous états qui empêchent le ci-
toyen d'être libre. Dans un pays où tous ces gens -là seraient aux
galères, on jouirait de la plu6 parfaite liberté.
i3.
\
19(3 DV CONTRAT SOCIAL.
raie. Quand donc l'avis contraire au mien Femportc,
cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais
trompé, et que ce que j'estimais être la volonté gé-
nérale ne Tétait pas. Si mon avis particulier Teût
emporté, j'aurais fait autre chose que ce que j'a-
vais voulu; c'est alors que je n'aurais pas été libre*
Ceci suppose, il est vrai , que tous les caractères
de la volonté générale sont encore dans la plura-
lité : quand ils cessent d y être, quelque parti qu'on
prenne, il n'y a plus de liberté.
En montrant ci-devant comment on substituait
des volontés particulières à la volonté générale
dans les délibérations publiques, j*ai suffisamment
indiqué les moyens praticables de prévenir cet
abus; j'en parlerai encore ci -après. A l'égard du
nombre proportionnel des suffrages pour déclarer
cette volonté , j'ai aussi donné les principes sur les-
quels on peut le déterminer. La différence d'une
seule voix rompt l'égalité; un seul opposant rompt
l'unanimité : mais entre l'unanimité et l'égalité il
y a plusieurs partages inégaux , à chacun desquels
on peut fixer ce nombre selon l'état et les besoins
du corps politique.
Deux maximes générales peuvent servir à régler
ces rapports : l'une, que, plus les délibérations
sont importantes et graves, plus l'avis qui l'em-
porte doit approcher de l'unanimité; l'autre, que,
plus l'affaire agitée exige de célérité , plus on doit
resserrer la différence prescrite dans le partage
des avis : dans les délibérations qu'il faut terminer
sur-le-champ , l'excédant d'une seule voix doit suf-
LIVRE IV, CHAPITRE II. ig'J
fire. La première de ces maximes paraît plus con-
venable aux lois , et la seconde aux affaires. Quoi
qu'il en soit, c'est sur leur combinaison que s'éta-
blissent les meilleurs rapports qu'on peut donner
à la pluralité pour prononcer.
CHAPITRE III.
Des éljections.
A regard des élections du prince et des magis-
trats, qui sont, comme je l'ai dit, des actes com-
plexes , il y a deux voies pour y procéder, savoir,
le choix et le sort. L'une et l'autre ont été em-
ployées en diverses républiques; et l'on voit en-
core actuellement un mélange très-compliqué des
deux dans l'élection du doge de Venise. *
« Le suffrage par le sort, dit Montesquieu * , est
« de la nature de la démocratie. » J'en conviens ,
mais comipent cela? «Le sort, continue-t-il , est
« une façon d'élire qui n'afflige personne ; il laisse
« à chaque citoyen une espérance raisonnable de
« servir la*patrie. » Ce ne sont pas là des raisons.
Si Ton fait attention que l'élection des chefs est
une fonction du gouvernement , et non de la sou-
veraineté , on verra pourquoi la voie du sort est
plus dans la nature de la démocratie, où l'adminis-
tration est d'autant meilleure que les actes en sont
moins multipliés.
Dans toute véritable démocratie la magistrature
'Esprit des lois, liy. ii, chap. a.
198 BU CONTRAT SOCIAL. .
n'e^t pas up avantage, msHS une charge onéreuse
qu'on ne peut justement imposer à un particulier
plutôt qu'à un autre. La loi seule peut imposer cette
charge à celui sur qui le sort tombera. Car alors la
condition étant égale pour tous , et Je choix ne dé-
pendant d'aucune volonté humaine , il n'y a point
d'application particulière qui altère l'universalité
de la loi.
Dans l'aristocratie le prince choisit le prince , le
gouvernement se conserve par lui-même, et c'est là
que les suffrages sont \à^ei\ placés.
L'exemple de l'élection du doge de Venise con-
ûjnaxe cette distii^ctiop loin de la détruire : cette
formemelée convient dan^ un gouvernement mixte.
Car c'est une e^^e^^ de prendre le gouvernement
d^ Y^nij^e ppw UPQ véritable aristocratie. Si le
peuple n'y a nulle part au gouvernement , la no-
blesse y est peuple ellerméine. Une multitude de
pauvres barn^otea n'approcha jamais d'aucune
çoagislrature , et no, de sa noblesse que le vain titre
4'^|LceUençe et le droit d'assi3ter au grand-conseil.
Ce gr^nd-coQj»eil étant aussi noisEibreux q^ notre
conseil général à Genève, ses illustireç* membres
n'ont pas plus de privilèges que nos simples ci-
toyens. Il est certain qu'otant l'extrêHie disparité
4^6 d^ux républiques , la bourgeoisie de Genève
représente e]s;acteiSQent le patriciat vénitien; nos
natifs et habitants représentent les citadins et le
peuple de Venise ; nos paysans représentent les su-
jets de terre-ferme^ : enfin , de quelque manière que
l'on considère cette république, abs^action Éaite
LIVRE IV, CHAPITRE III. I99
de! sa grandeur , son gouvernement n'est pas plus
aristocratique que le nètre. Toute la cKfférence est
que , n'ayant aucun chef à vie , nous n'avons pas
le même besoin du sort.
Les élections par le sort auraient peu d'incon-
vénients dans une véritable démocratie, où, tout
étant égal aussi-bien par les mœurs et par les ta-
lents que par les maximes et par la fortune, le
choix deviendrait presque indifférent. Mais j'ai
déjà dit qu'il n'y avait point de véritable démo-
cratie.
Quand le choix et le sort se trouvent mêlés , le
premier doit remplir les places qui demandent des
talents propres, telles que les emplois militaires :
l'autre convient à celles où suffisent le bon sens ,
la justice, l'intégrité, telles que les charges de ju-
dicature ; parce que , dans un état bien constitué ,
ces qualités sont communes à tous les citoyens.
Le sort ni les suffrages n'ont aucun lieu dans le
gouvernement monarchique. Le monarque étant
de droit seul prince et>magistrat unique , le choix
de ses lieutenants n'appartient qu'à lui. Quand
l'abbé de Saint -Pierre proposait de multiplier les
conseils du roi de France, et d'en élire les membres
par scrutin , il ne voyait pas qu'il proposait de
changer la forme du gouvernement.
Il me resterait à parler de la manière de donner
et de recueillir les voix dans l'assemblée du peuple;
mais peut-être l'historiqpe de la police romaine à
cet égard expliquera-t-il plus sensiblement toutes
les maximes que je pourrais étabUr. Il n'est pas in-
200 DU CONTRAT SOCIAL.
digne d'un lecteur judicieux de voir un peu en dé-
tail comment se traitaient les affaires publiques et
particulières dans un conseil de deux cent mille
hommes.
CHAPITRE IV.
Des comices romains.
Nous n'avons nuls monuments bien assurés des
premiers temps de Rome ; il y a même grande ap-
parence que la plupart des choses qu'on en débite
sont des fables*; et en général la partie la plus in-
structive des annales des peuples, qui est l'histoire
de leur établissement, est celle qui nous manque
le plus. L'expérience nous apprend tous les jours
de quelles causes naissent les révolutions des em-
pires : mais, comme il ne se forme plus de peuple ,
nous n'avons guère que des conjectures pour ex-
pliquer comment ils se sont formés.
Les usages qu'on trouT^e établis attestent au
moins qu'il y eut une origine à ces usages. Des tra-
ditions qui remontent à ces origines , celles qu'ap-
puient les plus grandes autorités , et que de plus
fortes raisons confirment, doivent passer pour les
plus certaines. Voilà les maximes que j'ai tâché de
suivre en recherchant comment le plus libre et le
^ Le nom de Rome , qu'on prétend yenir de Romulus , est grec , et
signifie ybrce,; le nom de Numa est grec aussi, et signifie loi. Quelle
apparence que les deux premiers rois de cette yille aient porté d'a-
vance des noms si bien relatifs à ce qu'ils ont Eût.
LIVRE IV, CHAPITRE IV. aOI
plus puissant peuple de la terre exerçait son pou-
voir suprême.
Après la fondation de Rome, la république nais-
sante , c'est-à-dire l'armée du fondateur , composée
d'Albains, de Sabins et d'étrangers , fut divisée en
trois classes , qui, de cette division, prirent le nom
de tribus. Chacune de ces tribus fut subdivisée
en dix curies , et chaque curie en décuries , à la
tête desquelles on mit des chefs appelés curions et
décurions.
Outre cela on tira de chaque tribu un corps de
cent cavaliers ou chevaliers , appelé centurie , par où
l'on voit que ces divisions , peu nécessaires dans
un bourg, n'étaient d'abord que militaires. Mais il
semble qu'un instinct de grandeur portait la petite
ville de Rome à se donner d'avance une police con-
venable à la capitale du monde.
De ce premier partage résulta bientôt un incon-
vénient ; c'est que la tribu des Albains * et celle des
Sabins^ restant toujours au même état, tandis que
celle des étrangers*^ croissait sans cesse par le con-
cours perpétuel de ceux-ci, cette dernière ne tarda
pas à surpasser les deux autres. Le remède que Ser-
vius trouva à ce dangereux abus fut de changer la
division ; et à celle des races qu'il abolit , d'en sub-
stituer une autre tirée des lieux de la ville occupés
par chaque tribu. Au lieu de trois tribus il en fit
quatre, chacune desquelles occupait une des col-
lines de Rome et en portait le nom. Ainsi remédiant
à l'inégalité présente , il la prévint encore pour l'a-
^ Rammenses. — ^ 'latlenses, — ^ Luceres,
a02 DU CONTRAT SOCIAL. '
venir ; et afin que cette division ne fût pas seulement
de lieux , mais d'hommes , il défendit aux habitants
d'un quartier de passer dans un autre ; ce qui em-
pêcha les races de se confondre.
Il doubla aussi les trois anciennes centuries de
cavalerie, et y en ajouta douze autres, mais tou-
jours sous les anciens noms ; moyen simple et ju-
dicieux, par lequel il acheva de distinguer le corps
des chevaliers de celui du peuple , sans faire mur-
murer ce dernier.
A ces quatre tribus urbaines Servius en ajouta
quinze autres , appelées tribus rustiques , parce
qu'elles étaient formées des habitants de la cam-
pagne, partagés en autant de cantons. Dans la suite
on en fit autant de nouvelles ; et le peuple romain
se trouva enfin divisé en trente-cinq tribus , nombre
auquel elles restèrent fixées jusqu'à la fin de la ré-
publique.
De cette distincticm des tribus de la ville et des
tribus de la campagne résulta un effet digne d'être
observé , parce qu'il n'y en a point d'autre exemple ,
et que Rome lui dut à la fois la conservation de ses
mœurs et l'accroissement de son empire. On croi-
rait que les tribus urbaines s'arrogèrent bientôt lat
puissance et les honneurs, et ne tardèrent pas d'a-
vilûp le^ triibus pustiques : ce fut tout le contraire. On
éonnait le goût des premiers Romains pour la vie
champêtre. Ce goût leur venait du sage instituteur
qui unit à la lS>erté les travaux rustiques et mili-
taires , et relégua pour ainsi dire à la ville les arts ,
les métiers, l'intrigue, la fortune, et l'esclavage.
LIVRE IV, CHAPITRE IV. 2o3
Ainsi tout ce que Rome avait d'illustre vivant
aux champs et cultivant les terres , on s'accoutuma
à ne cherdier que là les soutiens de la république.
Cet état, étant celui des plus dignes patriciens , fut
honoré de tout le monde; la vie simple et labo-
rieuse des villageois fiit préférée à la vie oisive et
lâche des bourgeois de Rome ; et tel n'eût été qu'un
malheureux prolétaire à la ville, qui, laboureur
aux champs , devint un citoyen respecté. Ce n'est
pas sans raison, disait Varron, que nos magna-
nimes ancêtres établirent au village la pépinière de
ces robustes et vaillants homm^&qtii les défendaient
en temps de guerre et les nourrissaient en temps
de paix. Pline dit positivement que les tribus des
champs étaient honorées à cause des hommes qui
les composaient; au lieu qu'on transférait par igno-
minie dans celles de la ville les lâches qu'on voulait
avilir. Le Sabin Appius Claudius , étant venu s'éta-
blir à Rome , y fut comblé d'faonnemrs et inscrit
dans une tribu rustique, qui prit dans la suite le nom
de sa famillre. Enfin, les affirancfais entraient tous
dans les tribus urbaines, jamais, dans les rurales;
et il n'y a pas , durant toute la république , uq seul
exemple d'aucun de ces a£fraachi& parvenu à au>
cune magistrature , quoique devenu citoyen.
Cette Bftaxime était eocoeUente ; m^js elle fut
poussée si loin, qu'il en résulta enfin un change
ment , et certainement un abus dans 1» police.
Preunèrement, les c^Eiseurs, après s'être arrogé
long^temps le droit de transférer arbitrairement les
citoyens d'uiie tribu à l'autre , permirent à la p)u-
ao4 DU CONTRAT SOCIà.L.
part de se faire inscrire dans celle qui leur plaisait;
permission qui sûrement n'était bonne à rien , et
ôtait un des grands ressorts delà censure. De plus, les
grands et les puissants se faisant tous inscrire dans
les tribus de la campagne , et les affranchis devenus
citoyens restant avec la populace dans celles de la
ville, les tribus, en général, n'eurent plus de lieu
ni de territoire, mais toutes se trouvèrent tellement
mêlées , qu'on ne pouvait plus discerner les mem-
bres de chacune que par les registres; en sorte que
l'idée du mot tribu passa ainsi du réel au person-
nel, ou plutôt devint presque une chimère.
Il arriva encore que les tribus de la ville, étant
plus à portée, se trouvèrent souvent les plus fortes
dans les comices, et vendirent l'état à ceux qui dai-
gnaient acheter les suffrages de la canaille qui les
composait.
A l'égard des curies , l'instituteur en ayant fait
dix en chaque tribu, tout le peuple romain, alors
renfermé dans les murs de la ville, se trouva com-
posé de trente curies , dont chacune avait ses tem-
ples, ses dieux, ses .officiers, ses prêtres, et ses
fêtes, appelées compitalia, semblables butl paga-
nalia^ qu'eurent dans la suite les tribus rustiques.
Au nouveau partage de Servius , ce nombre de
trente ne pouvant se répartir également dans ses
quatre tribus , il n'y voulut point toucher ; et les
curies , indépendantes des tribus , devinrent une
autre division des habitants de Rome: mais il ne
fut point question de curies, ni dans les tribus rus-
tiques , ni dans le peuple qui les composait , parce
LIVRE IV, CHAPITRE IV. 2o5
que les tribus étant devenues un établissement pu-
rement civil , et une autre police ayant été intro-
duite pour la levée des troupes , les divisions mili-
taires de Romulus se trouvèrent superflues. Ainsi,
quoique tout citoyen fut inscrit dans une tribu, il
s'en fallait de beaucoup que chacun ne le fût dans
une curie.
Servius fit encore une troisième division , qui
n'avait aucun rapport aux deux précédentes, et
devint, par ses effets,. la plus importante de toutes.
Il distribua tout le peuple romain en six classes ,
qu'il ne distingua ni par le Ueu ni par les hommes,
mais par les biens; en sorte que les premières
classes étaient remplies par les riches, les dernières
par les pauvres , et les moyennes par ceux qui
jouissaient d'une fortune médiocre^ Ces six classes
étaient subdivisées en cent quatre-vingt-treize au-
tres corps, appelés centuries; et ces corps étaient
tellement distribués , que la première classe en com-
prenait seule plus de la moitié, et la dernière n'en
formait qu'un seul. Il se trouva ainsi que la classe
la moins nombreuse en hommes l'était le plus en
centuries , et que la dernière classe entière n'était
comptée que pour une subdivision , bien qu'elle
contînt seule plus de la moitié des habitants de
Rome.
Afin que le peuple pénétrât moins les consé-
quences de cette dernière forme , Servius affecta
de lui donner un air miUtaire : il inséra dans la
seconde classe deux centuries d'armuriers, et deux
d'instruments de guerre dans la quatrième : dans
^o6 DU GOKTRAT SOCIAL.
chaque classe , excepté la dernière , il distingua les
jeunes et les vieux , c'est-à-dire ceux qui étaient
obligés de porter les armes , et ceux que leur âge en
exemptait par les lois , distinction qui , plus qiié
celle des biens, produisit la nécessité de recora-*
mencer souvent le cens ou dénombrement : enfin
il voulut que l'assemblée se tînt au champ de Mars,
et que tous ceux qui étaient en âge de servir y
vinssent avec leurs armes.
La raison pour laquelle il ne suivit pas dans la
dernière classe cette même division des jeunes et
des vieux , c'est qu'on n'accordait point à la popn-»
lace, dont elle était composée, l'honheuï' de porter
les armes pour la patrie ; il fallait avoir des foyevs
pour obtenir lé droit de les défendre : et , de ees
innombrables troupes de gueux dont brillent au-
jourd'hui les armées dés rois , il n'y en a pas un
peut-être qui n'eut été chassé avec dédain d'une
cohorte romaine , ^uand les soldats- étaient les dié^
fenseurs de la liberté.
'On distingua pourtant encore , dans k dernière
classe , les prolétaires de ceux qu'on appelait càpite
cèhsL Les pi'emiérs, nonl foùt-à-fâSt réduite à rieirt,
dbùnâiiettt au liioitis des citoyens à l'état , quèlqtie-
fois mêiiïe des soldats dails lés besoins pressatiftâ^.
Pour ceux qui n'avaient rien du tout et qu'on ne
pouvait dénoiilbrer que pair leurs têtes , i\s éteiient
tout-fc^fàit f égardéè Comme nuls , et Marias fut 1^
pf emièr qui daigna les enrolei?'.
Sans décider ïdî si cé Iroi^^é détiombrértiéilt
était bon ou nïauvais étt lui-même , je crôi^ ^ùvôir
HYRE IV, CHAPITRE IV. 'JO7
affîrpd^ qu'il n'y avait que les mœurs simples des
premiers Romains , leur désintéressement , leur
goût pour l'agriculture , leur mépris pour le com-
merce et pour l'ardeur du gain , qui pussent lé
rendre praticable. Où est le peuple moderne chez
lequel la dévorante avidité , l'esprit inquiet y Fin-»
trigue , les déplacements continuels , les perpé*
tuelles révolutions des fortunes, pussent laissiez
durer vingt ans un pareil établissement sans boule»-
veçrser tout l'état ? Il faut même bien remarqua
que les mœurs et la censure , plus fofrtes que cette
institution , en conîgèrent le vice à Rome , et que
tel riche se vi4: relégué dans la classe des paovres
pour avoir trop étalé sa richesse.
De tout ceci Ton peut comprendre aisément
pourquoi il n'est presque jamais fsàX mention que
de cinq classes, quoiqu'il j eu eût réellement six.
La sixième, ne fournissant ni soddats à l'armée, ni
votants sa chaâip de Mars <" , et n'étant presque
d'aucun usage dans la république , étaii rarement
comptée pour quelque chose.
Telles forent. les différentes divisions du peuple
romain. Voyons à présent l'effet qu'elles produi-
saient dans les sissemblées. Ces assemblées , légili^
mement convoquées, s'appelaient comices : elles se
tenaient ordinairement dans la place de Rome ou.
au champ de Mars , et se distinguaient eu comices
par curies , comices par cenluries , et comices par
^ Je dis au champ de Mars, parce que c'était là que s'assemblaient
leë comices paît centorim : lians^ \e$ jeuk autres formes |e peuple
s'assemblait au forum ou ailleurs ; et alors les capite censi avaient
autant d'influence et d'autorité que les premiers citoyens.
:2o8 DU COITTRAT SOCIAL.
tribus ; selon- celle de ces trois formes sur laquelle
elles étaient ordonnées. Les comices par curies
étaient de l'institution de Romulus ; ceux par cen-
turies , de Servius ; ceux par tribus , des tribuns du
peuple. Aucune loi ne recevait la sanction , aucun
magistrat n'était élu, que dans les comices; et
comme il n'y avait aucun citoyen qui ne fût inscrit
dans une curie , dans une centurie , ou dans une
tribu , il s'ensuit qu'aucun citoyen n'était exclu du
droit de suffrage , et que le peuple romain était
véritablement souverain de droit et de fait.
Pour que les comices fussent légitimement as-
semblés , et que ce qui s'y faisait eût force de loi ,
il fallait trois conditions : la première, que le corps
ou le magistrat qui les convoquait fût revêtu pour
cela de l'autorité nécessaire ; la seconde , que l'as-
semblée se fît un des jours permis par la loi ; la
troisième , que les augures fussent favorables.
La raison du premier règlement n'a pas besoin
d'être expliquée ; le second est une affaire de po-
lice : ainsi il n'était pas permis de tenir les comices
les jours de férié et de marché , où les gens de la
campagne , venant à Rome pour leurs affaires , n'a-
vaient pas le temps de passer la journée dans la
place publique. Par le troisième , le sénat tenait en
bride un peuple fier et remuant , et tempérait à
propos l'ardeur des tribuns séditieux ; mais ceux-ci
trouvèrent plus d'un moyen de se délivrer de cette
gène.
Les lois et l'élection des chefs n'étaient pas les
seuls points soumis au jugement des comices : le.
LIVRE IV, CHAPITRE IV. 209
peuple romain ayant usurpé les plus importantes
fonctions du gouvernement , on peut dire que le.
sort de l'Europe était réglé dans ses assemblées.
Cette variété d'objets donnait lieu aux diverses
formes que prenaient ces assemblées, selon les
matières sur lesquelles il avait à prononcer.
Pour juger de ces diverses .formes il suffit de les
comparer. Romulus , en instituant les curies , avait
en vue de contenir le sénat par le peuple et le
peuple par le sénat, en dominant également sur
tous. Il donna donc au peuple , par cette forme ,
toute l'autorité du nombre pour balancer celle de
la puissance et des richesses qu'il laissait aux pa«-
triciens. Mais , selon l'esprit de la monarchie , il
laissa cependant plus d'avantage aux patriciens
par l'influence de leurs clients sur la pluralité des
suffrages. Cette admirable institution des patrons
et des clients fut un chef-d'œuvre de politique et
d'humanité sans lequel le patriciat , si- contraire à
l'esprit de la république , n'eût pu subsister. Rome
seule a eu l'honneur de donner au monde ce bel
exemple , duquel il ne résulta jamais d'abus ^ et
qui pourtant n'a jamais été suivi.
Cette même forme des curies ayant subsisté sous
les rois jusqu'à Servius , et le règne du dernier
Tarquin n'étant point compté pour légitime , cela
fit distinguer généralement les lois royales par le
nom de leges curiatœ.
Sous la république, les curies, toujours bornées
aux quatre tribus urbaines , et ne contenant-plus
que la populace de Rome , ne pouvaient convenir
R. V. i4
210 DU CONTRAT SOCIAL.
ni au sénat, qui était à la tête des patriciens, ni aux
tribuns, qui, quoique plébéiens, étaient à la tête
des citoyens aisés. Elles tombèrent donc dans le
discrédit ; et leur avilissement fut tel , que leurs
trente licteurs assemblés faisaient ce que les co-
mices par curies auraient dû faire.
La division par centuries était si favorable à
l'aristocratie , qu'on ne voit pas d'abord comment
le sénat ne l'emportait pas toujours dans les co-
mices qui portaient ce nom , et par lesquels étaient
élus les consuls, les censeurs, et les autres magis-*
trats curules. En effet, des cent quatre-vingt-treize
centuries qui formaient les six classes de tout le
peuple romain , la première classe en comprenant
quatre-vingt-dix*huit , et les voix ne se comptant
que par centuries , cette seule première clatsse l'em-
portait en nombre de voix sur toutes les autres.
Quand toutes ces centuries étaient d'accord , on ne
continuait pas même à recueillir les suffrages ; ce
qu'avait décidé le plus petit nombre passait pour
une décision de la multitude; et l'on peut dire que,
dans les comices par centuries, les affaires se ré-
glaient à la pluralité des écus bien plus qu'à celle
des voix.
Mais cette extrême autorité se tempérait par
deux moyens : premièrement , les tribuns pour
l'ordinaire , et toujours un grand nombre de plé-
béiens, étant dans la classe des riches, balançaient
le crédit des patriciens dans cette première classe.
Le second moyen consistait en ceci , qu'au lieu
de faire d'abord voter les centuries selon leur ordre.
LIVRE IV, CHAPITRE IV. !i I I
ce qui aurait toujours fait commencer par la pre-
mière , on en tirait une au sort , et celle-là « procé-
dait seule à l'élection ; après quoi toutes les cen-
turies , appelées un autre jour selon leur rang ,
répétaient la même élection , et la confirmaient
ordinairement. On ôtait ainsi l'autorité de l'exemple
au rang pour la donner au sort, selon le principe
de la démocratie.
Il résultait de cet usage un autre avantage en-
core, c'est que les citoyens de la campagne avaient
le temps , entre les deux élections , de s'informer
du mérite du candidat provisionnellement nommé,
afin de. ne donner leur voix qu'avec connaissance
de cause. Mais , sous prétexte de célérité , l'on vint
à bout d'abolir cet usage , et les deux élections se
firent le même jour.
Les comices par tribus étaient proprement le
conseil du peuple romain. Ils ne se convoquaient
que par les tribuns ; les tribuns y étaient élus et y
passaient leurs plébiscites. Non-seulement le sénat
n'y avait point de rang, il n'avait pas même le droit
d'y assister ; et , forcés d'obéir à des lois sur les-
quelles ils n'avaient pu voter , les sénateurs , à cet
égard , étaient moins libres que les derniers ci-
toyens. Cette injustice était tout-à-fait mal entenr
due , et suffisait seule pour invalider les décrets
d'un corps où tous ses membres n'étaient pas ad-
mis. Quand tous les patriciens eussent assisté à ces
^ Cette centurie , ainsi tirée au sort , s'appelait prœrogativa , à
cause qu'elle était la première à qui l'on demandait son suffrage ;
et c'est de là qu'est venu le mot de prérogative,
i/i.
2ia . DU CONTRAT SOCIAL.
comices selon le droit qu'ils en avaient comme
citoyens , devenus alors simples particuliers ils
n'eussent guère influé sur une forme de suffrages
qui se recueillaient par tête , et où le moindre pro-
létaire pouvait autant que le prince du sénat.
On voit donc qu'outre l'ordre qui résultait âe ces
diverses distributions pour le recueillement des
suffrages d'un si grand peuple, ces distributions ne
se réduisaient pas à des formes indifférentes en
elles-mêmes , mais que chacune avait des effets re-
latifs aux vues qui la faisaient préférer.
Sans entrer là -dessus en de plus longs détails , il
résulte des éclaircissements précédents que les co-
mices par tribus étaient les plus favorables au gou-
vernement populaire, et les comices par centuries
à l'aristocratie. A l'égard des comices par curies,
où la seule populace de Home formait la pluralité ,
comme ils n'étaient bons qu'à favoriser la tyrannie
et les mauvais desseins , ils durent tomber dans le
décri, les séditieux eux-mêmes s'abstenant d'un
moyen qui mettait trop à découvert leurs projets.
Il est certain que toute la majesté du peuple ro-
main ne se trouvait que dans les comices par cen-
turies, qui seuls étaient complets ; attendu que dans
les comices par curies manquaient les tribus rusti-
ques , et dans les comices par tribus le sénat et les
patriciens.
Quant à la manière de recueillir les suffrages,
elle était chez les premiers Romains aussi simple
que leurs mœurs, quoique moins simple encore
qu'à Sparte. Chacun donnait son suffrage à haute
LIVRE IV, CHAPITRE IV. 2l3
voix, un greffier les écrivait à mesure : pluralité
de voix dans chaque tribu déterminait le suffrage
de. la tribu ;• pluralité de voix entre les tribus dé-
terminait le suffrage du peuple ; et ainsi des curies
et des centuries. Cet usage était bon tant que l'hon-
nêteté régnait entre les citoyens, et que chacun
avait honte de donner publiqueirient son suffrage
à un avis injuste ou à un sujet indigne ; mais , quand
le peuple se corrompit et qu'on acheta les voix , il
convint qu elles se donnassent en secret, pour con-
tenir les acheteurs par la défiance, et fournir aux
fripons le moyen de n'être pas des traîtres.
Je sais que Cicéron blâme ce changement, et lui
attribue en partie la ruine de la république. Mais ,
quoique je sente le poids que doit avoir ici l'auto-
rité de Cicéron , je ne puis être de son avis : je
pense au contraire que , pour n'avoir pas fait assez
de changements semblables , on accéléra la perte
de l'état. Comme le régime des gens sains n'est pas
propre aux malades , il ne faut pas vouloir gouver-
ner un peuple corrompu par les mêmes lois qui
conviennent à un bon peuple. Rien ne prouve
mieux cette maxime que la durée de la république
de Venise, dont le simulacre existe encore, uni-
quement parce que ses lois ne conviennent qu'à de
méchants hommes.
On distribua donc aux citoyens des tablettes par
lesquelles chacun pouvait voter sans qu'on sût quel
était son avis : on établifraussi de nouvelles forma-
lités pour le recueillement des tablettes, le compte
des voix, la comparaison des nombres , etc. ; ce qui
2l4 DU CONTRAT SOCIAL.
n'empêcha pas que la fidélité des officiers chargés
de ces fonctions "* ne fïit souvent suspectée. On fit
enfin , pour empêcher la brigue et le trafic des suf-
frages, des édits dont la multitude montre l'inu-
tihté.
Vers les derniers temps on était souvent con-
traint de recourir à des expédients extraordinaires
pour suppléer à l'insuffisance des lois : tantôt on
supposait des prodiges ; mais ce moyen , qui pou-
vait en imposer au peuple, n'en imposait pas à ceux
qui le gouvernaient : tantôt on convoquait brus-
quement une assemblée avant que les candidats
eussent eu le temps de faire leurs brigues : tantôt
on consumait toute une séance à parler quand on
voyait le peuple gagné prêt à prendre un mauvais
parti. Mais enfin l'ambition éluda tout ; et ce qu'il
y a d'incroyable , c'est qu'au milieu de tant d'abus
ce peuple immense , à la faveur de ses anciens rè-
glements , ne laissait pas d'élire les magistrats , de
passer les lois, de juger les causes , d'expédier les
affaires particulières et publiques, presque avec
autant de facilité qu'eût pu faire le sénat lui-même.
CHAPITRE V.
Du tribunal.
Quand on ne peut établir une exacte proportion
entre les parties constitutives de l'état , ou que des
causes indestructibles en altèrent sans cesse les rap-
^ « Custodes y diribitores , rogatores sufïragiorum. »
LIVRE IV, CHAPITRB V. ai5
ports, alors on institue une magistrature particu-
lière qui ne fait point corps avec les autres , qui
replace chaque terme dans son vrai rapport , et qui
fait une liaison ou un moyen terme soit entre le
prince et le peuple , soit entre le prince et le sou-
verain , soit à la fois des deux côtés s'il est néces-
saire.
Ce corps , que j'appellerai Tribunal y est le con-
servateur des lois et du pouvoir législatif. Il sert
quelquefois à protéger le souverain contre le gou-
vernement, comme faisaient à Rome les tribuns
du peuple ; quelquefois à soutenir le gouverne-
ment contre le peuple, comme fait maintenant à
Venise le conseil des Dix ; et quelquefois à mainte-
nir l'équilibre de part et d'autre, comme faisaient
les éphores à Sparte.
Le tribunat n'est point une partie constitutive
de la cité, et ne doit avoir aucune portion de la
puissance législative ni de l'executive : mais c'est
en cela même que la sienne est plus grande ; car ,
ne pouvant rien faire ,âl peut tout empêcher. Il est
plus sacré et plus révéré , comme défenseur des
lois, que le prince qui les exécute, et que le sou-
verain qui les donne. C'est ce qu'on vit bien clai-
rement à Rome , quand ces fiers patriciens , qui
méprisèrent toujours le peuple entier , furent for-
cés de fléchir devant un simple officier du peuple ,
qui n'avait ni auspices ni juridiction.
Le tribunat , sagement tempéré , est le plus ferme
appui d'une bonne constitution; mais, pour peu
de force qu'il ait de trop , il rejfiverse tout : à l'é-
Î2l6 DU CONTRÂT SOCIAL.
gard de la faiblesse ^ elle n'est pas dans sa nature ;
et poui'vu qu'il soit quelque chose, il n'est jamais
moins qu'il ne faut.
Il dégénère en tyrannie quand il usurpe la puis-
sance executive , dont il n'est que le modérateur ,
et qu'il veut dispenser des lois, qu'il ne doit que
protéger. L'énorme pouvoir des éphores, qui fut
sans danger tant que Sparte conserva ses mœurs ,
en accéléra la corruption commencée. Le sang
d'Agis égorgé par ces tyrans fut vengé par son
successeur : le crime et le châtiment des éphores
hâtèrent également la perte de la république ; et
après Cléomène Sparte ne fut plus rien. Rome pé-
rit encore par la même voie; et le pouvoir.excessîf
des tribuns , usurpé par degrés , servit enfin , à l'aide
des lois faites pour la liberté, de sauvegarde aux
empereurs qui la détruisirent. Quant au conseil des
Dix à Venise, c'est un tribunal de sang, horrible
également aux patriciens et au peuple, et qui , loin
de protéger hautement les lois , ne sert plus , après
leur avilissement, qu'à porter dans les ténèbres des
coups qu'on n'ose apercevoir.
Le tribunat s'affaiblit, comme le gouvernement,
par la multiplication de ses membres. Quand les
tribuns du peuple romain , d'abord au nombre de
deux, puis de cinq, voulurent doubler ce nombre,
le sénat les laissa faire , bien sur de contenir les
uns par les autres; ce qui ne manqua pas d'arriver.
Le meilleur moyen de prévenir les usurpations
d'un si redoutable corps , moyen dont nul gouverne-
ment ne s'est avisé jusqu'ici, serait de ne pas rendre
LIVRE IV, CHAPITRE V. Ûl'J
ce corps pei^nanent , mais de régler les intervalles
durant lesquels il resterait supprimé. Ces inter-
valles , qui ne doivent pas être assez grands pour
laisser aux abus le temps de s'affermir, peuvent
être fixés par la loi , de manière qu'il soit aisé de
les abréger au besoin par des commissions ex-
traordinaires.
Ce moyen me paraît sans inconvénient, parce
que, comme je l'ai dit, le tribunat, ne faisant point
partie de la constitution , peut être ôté sans qu'elle
en souffre; et il me paraît efficace, parce qu'un
magistrat nouvellement rétabli ne part point cfu
pouvoir qu'avait son prédécesseur, mais de celui
que la loi lui donne.
I
CHAPITRE VI.
De la dictatÉre^.
ti'itiflexibilité des lois , qui les enïpêche de se
plier aux événements , peut , en certains cas j les
rendre pernicieuses , et causer par elles la perte de
l'état datis sa crise. L'ordre et la lenteur des formes
demandent un espace de temps que les circon-
stances refusent quelquefois. Il peut se présenter
mille cas auiquels le législateur n'a point pourvu ;
et c'est une prévoyance très - nécessaire de sentir
qu'on ne peut tout prévoii*.
Il ne faut dbnc pas vouloir affertmîr les institu-
tions politiques jusqu'à s'ôter le pouvoir d'en sus-
pendre l'effet.* Sparte elle-même a laissé dormir ses
lois.
^l8 DU COIfTRAT SOCIAL.
Mais il n'y a que les plus grands dangers qui puis-
sent balancer celui d'altérer l'ordre public, et l'on
ne doit jamais arrêter le pouvoir sacré des lois que
quand il s'agit du salut de la patrie. Dans ces cas
rares et manifestes , on pourvoit à la sûreté publi-
que par un acte particulier qui en remet la charge
au plus digne. Cette commission peut se donner de
deux manières, selon l'espèce du danger.
Si , pour y remédier , il suffit d'augmenter l'acti-
vité dû gouvernement, on le concentre dans un ou
deux de ses membres : ainsi ce n'est pas l'autorité
fl^s lois qu'op altère, mais seulement la forme de
leur administration. Que si le péril est tel que l'ap-
pareil des lois soit un obstacle à s'en garantir, alors
on nomme un chef suprême, qui fasse taire toutes
les lois et suspende un moment l'autorité souve-
raine. En pareil cas, la volonté générale n'est pas
douteuse , et il est évident que la première intention
du peuple est que l'état ne périsse pais. De cette
m;anière la suspension de l'autorité législative ne
l'abplil: point : le magistrat qui la fait taire ne peut
la faire parler; il la dopiipe s^ns pouvoir la repré-
senter. Il peut toiit faire , excepté des Iqia.
Le premier uioyen s'employait p^r le sénat ro-
ma^in quand il chargeait les consuls par uue for-
mule consacrée de pourvoir au saUit de la républi-
que. Le second avait lieu quand un des deux consuls
nQTUU^^it un dictateur «; usage dont Albe avait
douué l'exemple à Rome.
'^ Cette nomination sie faisait de nuit et en secret , comme si Ton
avait eu honte de mettre un homme au-dessus des lois.
LIVRE IV, CHAPITRE VI. Iig
Dans les commenGements de la république, on *
eut très-souvent recours à la dictature, parce que
l'état n'avait pas encore une assiette assez fixe pour
pouvoir se soutenir par la seule force de sa consti-
tution.
Les mœurs rendant alors superflues bien des pré-
cautions qui eussent été nécessaires dans un autre
temps , on ne craignait ni qu'un dictateur abusât
de son autorité , ni qu'il tentât de la garder au-delà
du terme. Il semblait, au contraire, qu'un si grand
pouvoir fût à charge à celui qui en était revêtu, tant
il se hâtait de s'en défaire, comme si c'eût été un
poste trop pénible et trop périlleux de tenir la place
des lois.
Aussi n'est-ce pas le danger de l'abus, mais celui
de l'avilissement qui me fait blâmer l'usage indis-
cret de cette suprême magistrature dans les pre-
miers temps; car tandis qu'on la prodiguait à des
élections, à des dédicaces, à des choses de pure for-
malité, il était à craindre qu'elle ne devînt moinà
redoutable au besoin , et qu'on ne s'accoutumât à
regarder comme un vain titi'e celui qu'on n'em-
ployait qu'à de vaines cérémonies.
Vers la fin de la république , les Romains , devenus
plus circonspects , ménagèrent la dictature avec
aussi peu de raison qu'ils l'avaient prodiguée autre-
fois. Il était aisé de voir que leur crainte était mal
fondée; que la faiblesse de la capitale faisait alors
sa sûreté contre les magistrats qu'elle avait dans son
sein; qu'un dictateur pouvait, en certain cas, dé^
fendre la Uberté publique sans jamais y pouvoir at-»
220 DU CONTRÂT SOCIAL.
tenter; et que les fers de Rome ne seraient point
forgés dans Rome même , mais dans ses armées.
Le peu de résistance que firent Marius à Sylla, et
Pompée à César, montra bien ce qu'on pouvait
attendre de l'autorité du dedans contre la forcé du
dehors.
Cette erreur leur fit faire de grandes fautes : telle ,
par exemple , fut celle de n'avoir pas nommé un
dictateur dans l'affaire de Catilina : car, comme il
n'était question que du dedans de la ville, et, tout
au plus, de quelque province d'Italie, avec l'autorité
sans bornes que les lois donnaient au dictateur, il
eût facilement dissipé la conjuration, qui ne fut
étouffée que par un concours d'heureux hasards
que jamais la prudence humaine ne devait attendre.
Au lieu de cela, le sénat se contenta de remettre
tout son pouvoir aux consuls , d'où il arriva que
Cicéron, pour agir efficacement, fut contraint de
passer ce pouvoir dans un point capital , et que , si
les premiers transports de joie firent approuver sa
conduite, ce fut avec justice que, dans la suite, on
lui demanda compte du sang des citoyens versé
contre les lois, reproche qu'on n'eût pu faire à un
dictateur. Mais l'éloquence du consul entraîna tout;
et lui - même , quoique Romain , aimant mieux sa
gloire que sa patrie, ne cherchait pas tant le moyen
le plus légitime et le plus sûr de sauver l'état, que
celui d'avoir tout l'honneur de cette affaire''. Aussi
* C'est ce dont il ne potivait se répondre en proposant un dicta-
teur , n'osant se nommer lui-même , et ne pouvant s'assurer que son
collègue le nommerait»
LIVRE IV, CHAPITRE VI. 22 1
fut-il honoré justement comme libérateur de Rome,
et justement puni comme infracteur des lois. Quel-
que brillant qu'ait été son rappel, il est certain que
ce fîit une grâce.
Au reste , de quelque manière que cette impor-
tante commission soit conférée, il importe d'en fixer
la durée à un terme très-court , qui jamais ne puisse
être prolongé. Dans les crises qui la font établir,
l'état est bientôt détruit ou sauvé; et , passé le be-
soin pressant, la dictature devient tyrannique ou
vaine. A Rome, les dictateurs ne Tétant que pour
six mois , la plupart abdiquèrent avant ce terme.
Si le terme eut été plus long, peut-être eussent-ils
^té tentés de le prolonger encore, comme firent les
décemvirs celui d'une année. Le dictateur n'avait
que le temps de pourvoir au besoin qui l'avait
fait élire; il n'avait pas celui de songer à d'autres
projets.
CHAPITRE VIL
De la censure.
De même que la déclaration de la volonté géné-
rale se fait par la loi , la déclaration du jugement
public se fait par la censure. L'opinion publique
est l'espèce de loi dont le censeur est le ministre ,
et qu'il ne fait qu'appliquer aux cas particuliers,
à l'exemple du prince.
Loin donc que le tribunal cénsorial soit l'arbitre
de l'opinion du peuple , il n'en est que le déclara-
22a DU CONTRAT SOCIAL.
teur; et sitôt qu'il s'en écarte, ses décisioris sont
vaines et sans effet.
V II est inutile de distinguer les moeurs d'une nation
des objets de son estime ; car tout cela tient au
même principe et se confond nécessairement. Chez
tous les peuples du monde , ce n'est point la na-
ture , mais l'opinion , qui décide du choix de leiurs
plaisirs. Redressez les opinions des hommes, et
leurs mœurs s'épureront d'elles-mêmes. On aime
toujours ce qui est beau ou ce qu'on trouve tel;
mais c'est sur ce jugement qu'on se trompe : c'est
donc ce jugement qu'il s'agit de régler. Qui juge
des mœurs juge de l'honneur; et qui juge de l'hon-
neur prend sa loi de l'opinion.
Les opinions d'un peuple naissent de sa consti-
tution. Quoique la loi né règle pas les mœurs, c'est
la législation qui les fait naître: quand la législa-
tion s'affaiblit, les mœurs dégénèrent : mais alors
le jugement des censeurs ne fera pas ce que la force
des lois n'aura pas fait.
Il suit de là que la censure peut être utile pour
conserver les mœurs , jamais pour les rétablir. Éta-
blissez des censeurs durant la vigueur des lois ; si-
tôt qu elles l'ont perdue , tout est désespéré , rien
de légitime n'a plus de force lorsque les lois n'en
ont plus.
La: censure, maintient les mœurs en empêchant
les opinions de se corrompre , en conservant leur
droiture par de sages appUcations , quelquefois
mênie en les fixant lorsqu'elles sont encore incer-
taines. L'usage des seconds dans les duels, porté
LIVRE IV, CHAPITRE VII. 223
jusqu'à Ici fureur dàhs le royaume de France, y fiit
aboli par ces seuls mots d'un édit du roi, a Quaiit
« à ceux (Juî ont la lâcheté d'appeler des seconds. »
Ce jugement, prévenant celui du public , le déter-
mina tout d'un coup. Mais quand les mêmes édits
voulurent prononcer que c'était aussi une lâcheté
de se battre en duel , ce qui est très-vrai , mais
contraire à l'opinion commune , le pubhc se moqua
de cette décision , sur laquelle soii jugement était
déjà porté.
J'ai dit ailleurs " que l'opinion publique n'étant
point soumise à la contrainte, il n'en fallait aucun
vestige dans le tribunal établi pour la représenter.
On ne peut trop admirer avec quel art ce ressort,
entièrement perdu chez les modernes, était mis"'
en œuvre chez les Romains , et mieusr chez les La-
cédémoniens.
Un homme de mauvaises mœurs ayant ouvert
un bon avis dans le conseil de Sparte, les éphores,
sans en tenir compte , firent proposer le ïnême avis
par un citoyen vertueux *. Quel honneur pouf l'un ,
quelle note pour l'autre , sans avoir donné ni
louange ni blâme à aucun des deux ! Certains
ivrognes de Samos* souillèrent le tribunal des
^ Je ne fais qu'indiquer dans ce chapitre ce que j'ai traité jilus
au long dans la lettre à M. d'Alembert.
Plut ARQUE, Dicts notables des Lacédémoniens , § 69. Le mémo
trait est rapporté par Montaigne, livre 11, chapitre 3i.
* Il-s étaient d'une autre île , que là délicatesse dé notre langue
défend de nommei* dans cette occasion **,
** On conçoit diflficilemcMf comment le nom d*ttne lie pent blesser k délica'
tesse de notre langue. Pour entendre ceci, il faut savoir que Routôeàu a ^iriscé
2^4 DU CONTRÂT SOCIAL.
éphores : lé lendemain , par édit public , il fut per-
mis aux Samiens d'être des vilains. Un vrai châti-
ment eût été moins sévère qu'une pareille impunité.
Quand Sparte a prononcé sur ce qui est ou n'est
pas honnête , la Grèce n'appelle pas de ses juge-
ments.
CHAPITRE VIII.
De la religion civile *,
Les hommes n'eurent point d'abord d'autres rois
que les dieux , ni d'autre gouvernement que le théo-
cratique. Ils firent le raisonnement de Caligula; et
alors ils raisonnaient juste. Il faut une longue alté-
ration de sentiments et d'idées pour qu'on puisse se
résoudre à prendre son semblable pour maître, et
se flatter qu'on s'en trouvera bien.
De cela seul qu'on mettait Dieu à la tête de cha-
que société politique , il s'ensuivit qu'il y eut au-
tant de dieux que de peuples. Deux peuples étran-*
trait dans Plutarque {Dicts notables des Lacédémoniens) , qui le raconte dans
toute sa tnrintude, etTattribue aux habitants dfi Chio. Rousseau « en ne nom-
mant pas cette ile, a rouln éviter l'application d'un mauvais jeu de mots, et
ne pas exciter le rire dans un sujet grave. En cela il a bien fait sans doute ;
mais c'est l'effet de la délicatesse de l'écrivain plutôt que de celle de notre
langue.
AElien (livre n, cbap. i5) rapporte aussi ce fait; mais il en affaiblit la hont^
eu disant que le tribunal des épbores fut couvert de suie, et il l'attribue à de»
Clazoméniens. (Note de M. Petitain. )
* L'idée fondamentale de ce chapitre est présentée de nouveau ,
expliquée et développée dans les Lettres de ta Montagne, Partie i ,
Lettre premièrç.
Voyez aussi sur ce même chapitre la lettre à M. Ustéri du 1 5
juillet 1763.
LIVRE IV, CHAPITRE VIII. îi^S
gers l'un à l'autre , et presque toujours ennemis , ne
purent long-temps reconnaître un même maître :
deux armées se livrant bataille ne sauraient obéir
au même chef. Ainsi des divisions nationales résulta
le polythéisme, et de là l'intolérance théologique
et civile, qui naturellement est la même, comme
il sera dit ci-après.
La fantaisie qu'eurent les Grecs de retrouver leurs
dieux chez les peuples barbares, vint de celle qu'ils
avaient aussi de se regarder comme les souverains
naturels de ces peuples. Mais c'est de nos jours
une érudition bien ridicule que celle qui roule
sur l'identité des dieux de diverses nations : comme
siMoloch, Saturne et Chronos pouvaient être le
même dieu ! comme si le Baal des Phéniciens , le Zeus
des Grecs et le Jupiter des Latins pouvaient être
le même ! comme s'il pouvait rester quelque chose
commune à des êtres chimériques portant des
noms différents!
Que si l'on demande comment dans le paganisme ^
où chaque état avait son culte et ses dieux , il n'y
avait point de guerres de reUgion; je réponds que
c'était par cela même que chaque état , ayant son
culte propre aussi-bien que son gouvernement, ne
distinguait point ses dieux de ses lois. La guerre
politique était aussi théologique ; les départements
des dieux étaient pour ainsi dire fixés par les bor-
nes des nations. Le dieu d'un peuple n'avait aucun
droit sur les autres peuples. Les dieux des païens
n'étaient point des dieux jaloux; ils partageaient
entre eux l'empire du monde : Moïse même et le
R. V.
i5
2a6 DU CONTRAT SOCIAL.
peuple hébreu se prêtaient quelquefois à cette idée
en parlant du dieu d'Israël. Ils regardaient, il est
vrai, comme nuls les dieux des Cananéens, peu-
ples proscrits , voués à la destruction , et dont ils
devaient occuper la place ; mais voyez comment ils
parlaient des divinités des peuples voisins qu'il leur
était défendu d'attaquer : « La possession de ce qui
a appartient à Chamos votre dieu, disait Jepthé aux
« Ammonites, ne vous est -elle pas légitimement
i< due? Nous possédons au même titre les terres
a que notre dieu vainqueur s^est acquises «. » C'était
là, ce me semble, une parité bien reconnue entre
les droits de Chamos et ceux du dieu d'Israël.
Mais quand les Juifs , soumis aux rois de Baby-
lone , et dans la suite aux rois de Syrie , voulurent
s'obstiner à ne reconnaître aucun autre dieu que lé
leur, ce refus, regardé comme une rébellion contre
le vainqueur, leur attira les persécutions qu'on lit
dans leur histoire, et dont on ne voit aucun autre
exemple avant le christianisme .
Chaque religion étant donc uniquement attachée
aux lois de l'état qui la prescrivait , il n'y avait point
d'autre manière de convertir un peuple que de l'as-
^ Nonne ea qucè pôssidet Chamàs çleus tuus , tibi jure dehentur?
(Jug. XI, a4. ) Tel est le texte de la Vulgate. Le père de Carrières
a traduit : Ne croyez - voqs pas avoir droit de posséder ce qui ap-
partient à Chanios votre dieu ? J'ignore la force du texte hébreu ;
mais je vois que , dans la Vulgate , Jephté reconnfdt positivement le
droit du dieu Chanios , et que le traducteur français affaiblit cette
reconnaissance par un selon 'vous qui n'est pas dans le latin.
* Il est de la dernière évidence que la gufeW* des Phocéens , ap-
pelée guerre sacrée , n'était point une guerre de religion. Elle avait
pour objet de punir des sacrilèges , et non de soumettre des mé-
créants.
LIVRE IV, CHAPITRE VIII. 227
servir, ni d'autres missionnaires que les conqué-
rants ; et l'obligation de changer de culte étant la
loi des vaincus , il fallait commencer par vaincre
avant d'en parler. Loin que les hommes combattis-
sent pour les dieux , c'étaient , comme dans Homère ,
les dieux qui combattaient pour les hommes ; cha-
cun demandait au sien la victoire , et la payait par
de nouveaux autels. Les Romains , avant de pren-
dre une place , sommaient ses dieux de l'abandon-
ner; et quand ils laissaient aux Tarentins leurs
dieux irrités, c'est qu'ils regardaient alors ces
dieux comme soumis aux leurs et forcés de leur
faire hommage. Ils laissaient aux vaincus leurs
dieux comme ils leur laissaient leurs lois. Une
couronne au Jupiter du Capitole était souvent le
seul tribut qu'ils imposaient.
Enfin les Romains ayant étendu avec leur empire
leur culte et leurs dieux, et ayant souvent eux-
mêmes adopté ceux des vaincus, en accordant aux
uns et aux autres le droit de cité, les peuples de
ce vaste empire se trouvèrent insensiblement avoir
des multitudes de dieux et de cultes , à peu près
les mêmes partout : et voilà comment le paganisme
ne fut enfin dans le monde connu qu'une seule et
même religion.
Ce fut dans ces circonstances que Jésus vint
établir sur la terre un royaume spirituel, ce qui,
séparant le système théologîque du système poli-
tique, fit que l'état cessa d'être un, et causa les
divisions intestines qui n'ont jamais cessé d'agiter
les peuples chrétiens. Or cette idée nouvelle d'un
i5.
^'àS du contrat social.
royaume de l'autre monde n'ayant pu jamais entrer
dans la tête des païens, ils regardèrent toujours les
chrétiens comme de vrais rebelles , qui , sous une
hypocrite soumission , ne cherchaient que le mo-
ment de se rendre indépendants et maîtres, et d'u-
surper adroitement l'autorité qu'ils feignaient de
respecter dans leur faiblesse. Telle fut la cause des
persécutions.
Ce que les païens avaient craint est arrivé. Alors
tout a changé de face; les humbles chrétiens ont
changé de langage, et bientôt on a vu ce prétendu
royaume de l'autre monde devenir, sous un chef
visible, lé plus violent despotisme dans celui-ci.
Cependant, comme il y a toujours eu un prince
et des lois civiles, il a résulté de cette double puis-
sance un perpétuel conflit de juridiction qui a
rendu toute bonne politie impossible dans les états
chrétiens; et l'on n'a jamais pu venir à bout de sa-
voir auquel du maître ou du prêtre on était obligé
d'obéi r.
Plusieurs peuples cependant, même dans l'Eu-
rope ou à son voisinage , ont voulu conserver ou
rétablir l'ancien système, mais sans succès ; l'esprit
du christianisme a tout gagné. Le culte sacré est
toujours resté ou redevenu indépendant du sou-
verain, et sans liaison nécessaire avec le corpis de
l'état. Mahomet eut des vues très-saines, il lia bien
son système politique; et, tant que la forme de
son gouvernement subsista sous les califes ses suc-
cesseurs , ce gouvernement fut exactement un , et
bon en cela. Mais les Arabes, devenus florissants.
LIVRE IV, CHAPITRE VIII. 229
lettrés, polis, mous et lâches, furent subjugués
par des barbares : alors la division entre les deux
puissances recommença. Quoiqu'elle soit moins ap-
parente chez les mahométans que chez les chré-
tiens, elle y est pourtant, surtout dans la secte
d'Ali; et il y a des états, tels que la Perse, où elle
ne cesse de se faire sentir.
Parmi nous, les rois d'Angleterre se sont établis
chefs de l'Eglise; autant en ont fait les czars : mais,
par ce titre , ils s'en sont moins rendus les maîtres
que les ministres ; ils ont moins acquis le droit de
la changer que le pouvoir de la maintenir : ils n'y
sont pas législateurs , ils n'y sont que princes. Par-
tout où le clergé fait un corps **, il est maître et
législateur dans sa partie. Il y a donc deux puis-
sances ,deux souverains , en Angleterre et en Russie,
tout comme ailleurs.
De tous les auteurs chrétiens , le philosophe
Hobbes est le seul qui ait bien vu le mal et le re-
mède, qui ait osé proposer de réunir les deux têtes
de l'aigle , et de tout ramener à l'unité politique ,
sans laquelle jamais état ni gouvernement ne sera
bien constitué. Mais il a dû voir que l'esprit do-
minateur du christianisme était incompatible avec
^ U faut bien remarquer que ce ne sont pas tant des assemblées
formelles , comme celles de France , qui lient le clergé en un corps,
que la communion des églises. La communion et l'excommunication
sont le pacte social du clergé , pacte avec lequel il sera toujours le
maître des peuples et des rois. Tous les prêtres qui communiquent
ensemble sont citoyens , fussent«ils des deux bouts du monde. Cette
invention est un chef-d* œuvrer en politique. Il n'y. avait rien de sem-
blable parmi les prêtres païens : aussi n'ont - ils jamais fait un corps
de clergé.
23o DU CONTRAT SOCIAL.
son système , et que l'intérêt du prêtre serait tou-
jours plus fort que celui de l'état. Ce n'est pas tant
ce qu'il y a d'horrible et de faux dans sa politique,
que ce qu'il y a de juste et de vrai , qui l'a rendue
odieuse "*.
Je crois qu'en développant sous ce point de vue
les faits historiques , on réfuterait aisément les
sentiments opposés de Bay le et de Warburton, dont
l'un prétend que nulle religion n'est utile au corps
politique , et dont l'autre soutient , au contraire ,
que le christianisme en est le plus ferme appui.
On prouverait au premier que jamais état ne fut
fondé que la religion ne lui servit de base ; et au
second , que la loi chrétienne est au fond plus nui-
sible qu'utile à la forte constitution de l'état. Pour
achever de me faire entendre , il ne faut que don-
ner un peu plus de précision aux idées trop vagues
de religion relatives à mon sujet.
La religion , considérée par rapport à la société,
qui est ou générale ou particulière , peut aussi se
diviser en deux espèces ; savoir , la religion de
l'homme , et celle du citoyen. La première , sans
temples , sans autels , sans rites , bornée au culte
purement intérieur du Dieu suprême et aux devoirs
éternels de la morale, est la pure et simple religion
de l'Évangile , le vrai théisme , et ce qu'on peut ap-
peler le droit divin naturel. L'autre , inscrite dans
« Voyez , entre autres , dans une lettre de Grotins à son frère ,
du II avril i643, ce que ce savant homme approuve et ce qu'il
blâme dans le livre de Cive, Il est vr^ que , porté à l'indulgence , il
parait pardonner à l'auteur le bien en faveur dn mal : mais tout le
monde n'est pas si clément.
LIVRE IV, CHAPITRE VIIJ. îl3l
un seul pays , lui donne ses dieux , ses patrons
propres et tutélaires. Elle a ses dogmes, ses rites,
son culte extérieur prescrit par des lois : hors la
seule nation qui la suit, tout est pour elle infidèle,
étranger , barbare ; elle n'étend les devoirs et les
droits de l'homme qu'aussi loin que ses autels.
Telles furent toutes les religions des premiers
peuples , auxquelles on peut donner le nom de
droit divin civil ou positif.
Il y a une troisième sorte de religion plus bi-
zarre , qui , donnant aux hommes deux législations ,
deux chefs, deux patries, les soumet à des devoirs
co^tradictQires, et. les empêche de pouvoir être à
la fois dévpts et citoyens. Telle est la religion des
Lamas , telle est celle des Japonais , tel est le chris*
tianisme romain. On peut appeler celui-ci la religion
du prêtre. Il en résulte une sorte de droit mixte et
insociable qui n'a point de nom.
A considérer politiquement ces trois sortes de
religioi^s , elles ont toutes leurs défauts. La troisième .
est â évidemment mauvaise , que c'est perdre le
temps de s'amuser à le démontrer. Tout ce qui
rompt l'unité sociale ne vaut rien ; toutes les insti-
tutions qui mettent l'homme en contradiction avec
lui-même ne valent rien.
La seconde est bonne en ce qu'elle réunit le
culte divin et l'amour des lois , et que , faisant de
la patrie l'objet de l'adoration des citoyens , elle
leur apprend que servir l'état , c'est en servir le
dieu tutélaire. C'est une espèce de théocratie , dans
laquelle on ne doit point avoir d'autre pontife que
aSa DU CONTRAT SOCIAL.
le prince , ni d'autres prêtres que les magistrats-
Alors mourir pour son pays , c'est aller au mar-
tyre ; violer les lois , c'est être impie ; et soumettre
im coupable à l'exécration publique , c'est le dé-
vouer au courroux des dieux : Sacer esto.
Mais elle est mauvaise en ce qu'étant fondée
sur l'erreur et sur le mensonge , elle trompe les
hommes, les rend crédules, superstitie.ux, et noie
le vrai culte de la divinité dans un vain cérémonial.
Elle est mauvaise encore quand , devenant exclu-
sive et tyrannique, elle rend un peuple sangui-
naire et intolérant; en sorte qu'il ne respire que
meurtre et massacre , et croit faire une action
sainte en tuant quiconque n'admet pas ses dieux.
Cela met un tel peuple dans un état naturel de
guerre avec tous les autres, très^-nuisible à sa propre
sûreté.
Reste donc la religion de l'homme ou le chris-
tianisme , non pas celui d'aujourd'hui , mais celui
de l'Évangile, qui en est tout- à -fait différent.
Par cette religion sainte , sublime , véritable , les
hommes , enfants du même Dieu , se reconnaissent
tous pour frères ; et la société qui les unit ne se dis-
sout pas même à la mort.
Mais cette religion , n'ayant nulle relation parti-
culière avec le corps politique , laisse aux lois la
; seule force qu'elles tirent d'elles-mêmes sans leur
en ajouter aucune autre; et par là un des grands
liens de la société particulière reste sans effet. Bien
plus , loin d'attacher les cœurs des citoyens à l'état
elle lés en détache comme de toutes les choses de
LIVRE IV, CHAPITRE VIII. 233
la terre. Je ne connais rien de plus contraire à l'es-
prit social.
On nous dit qu'un peuple de vrais chrétiens
formerait la plus parfaite société que l'on puisse
imaginer. Je ne vois à cette supposition qu'une
grande difficulté ; c'est qu'une société de vrais
chrétiens ne serait plus une société d'hommes.
Je dis même que cette société supjfosée ne serait,
avec toute sa perfection , ni la plus forte ni la plus
durable : à force d'être parfaite , elle manquerait
de liaison ; son vice destructeur serait dans sa
perfection même.
Chacun remplirait son devoir; le peuple serait
soumis aux lois , les chefs seraient justes et modérés ,
les magistrats intègres , incorruptibles , les soldats
mépriseraient la mort , il n'y aurait ni vanité ni
luxe : tout cela est fort bien ; mais voyons plus
loin.
Le christianisme est une religion toute spiri-
tuelle , occupée uniquement des choses du ciel ; la
patrie du chrétien n'est pas de ce monde. Il fait
son devoir , il est vrai ; mais il le fait avec une pro-
fonde indifférence sur le bon ou mauvais succès de
ses soins. Pourvu qu'il n'ait rien à se reprocher ,
peu lui importe que tout aille bien ou mal ici bas.
Si l'état est florissant, à peine ose-t-il jouir de la
félicité publique ; il craint de s'enorgueillir dé la
gloire de son pays : si l'état dépérit , il bénit la
main de Dieu qui s'appesantit sur son peuple.
Pour que la société fût paisible et que l'harmo-
nie se maintînt , il faudrait que tous les citoyens
a34 I>U COICTRAT SOCIAL.
sans exception fussent également bons chrétiens ;
mais si malheureusement il s'y trouve un . seul
ambitieux , un seul hypocrite , un Çatilina , par
exemple, un Cromwell, celui-là très-certainement
aura bon marché de ses pieux compatriotes. La cha-
rité chrétienne ne permet pas aisément de penser
mal de son prochain. Dès qu'il aura trouvé par
quelque ruse l'art de leur en imposer et de s'em-
parer d'une partie de l'autorité publique, voilà un
homme constitué en dignité ; Dieu veut qu'on le
respecte : bientôt voilà une puissance ; Dieu veut
qu'on lui obéisse. Le dépositaire de cette puissance
en abuse -t- il, c'est la verge dont Dieu punit ses
enfants. On se ferait conscience de chasser Fusur-
pateur : il faudrait troubler le repos public , user
de violence , verser du sang ; tout cela s'accorde
mal avec la douceur du chrétien ; et , après tout ,
qu'importe qu'on soit libre ou serf dans cette val-
lée de misères ? l'essentiel est d'aller en paradis ,
et la résignation n'est qu'un moyen de plus pour
cela.
Survient-il quelque guerre étrangère , les ci-
toyens marchent sans peine au combat; nul d'entre
eux ne songe à fuir ; ils font leur devoir , mais sans
passion pour la victoire ; ils savent plutôt mourir
que vaincre. Qu'ils soient vainqueurs ou vaincus ,
qu'importe ? La Providence ne sait-elle pas mieux
qu'eux ce qu'il leur faut ? Qu'on imagine quel parti
un ennemi fier , impétueux , passionné , peut tirer
de leur stoïcisme ! Mettez vis-à-vis d'eux ces peuples
généreux que dévorait l'ardent amour de la gloire
I
Liy*lE IV, CHAPIXBE VIII. ^35
et dé la patrie , supposez votre république chré-
tienne vis-à-vis de Sparte ou de Rome , les pieux
chrétiens seront battus , écrasés , détruits , avant
d'avoir eu le temps de se reconnaître , ou ne de-
vront leur salut qu'au mépris que leur ennemi
concevra pour eux. C'était un beau serment à mon
gré que celui des soldats de Fabius ; ils ne jurèrent
pas de mourir ou de vaincre , ils jurèrent de re-
venir vainqueurs, et tinrent leur serment*. Jamais
des chrétiens n'en eussent fait un pareil ; ils au-
raient cru tenter Dieu.
Mais je me trompe en disant une république
chrétienne; chacun de ces deux mots exclut l'autre.
Le christianisme ne prêche que servitude et dé-
pendance. Son esprit est trop favorable à la ty-
rannie pour qu'elle n'en profite pas toujours. Les
vrais chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils le
savent et ne s'en émeuvent guère ; cette courte vie
a trop peu de prix à leurs yeux.
Les troupes chrétiennes sont excellentes , nous
dit-on. Je le nie : qu'on m'en montre de telles.
Quaiit à moi , je ne connais point de troupes chré-
tiennes. On me citera les croisades. Sans disputer
sur la valeur des croisés , je remarquerai que , bien
loin d'être des chrétiens , c'étaient des soldats du
prêtre, c'étaient des citoyens de l'Église : ils se
battaient pour son pays spirituel , qu'elle avait
rendu temporel on ne sait comment. A le bien
prendre , ceci rentre sous le paganisme : comme
l'Évangile n'établit point une religion nationale ,
TiT.-Liv. y lib. n, cap. 4^ ; cité par Montaigne , liy. n, cb. ai«
q36 . DU CONTRAT SOCIAL. .
toute guerre sacrée est impossible parmi les chré-
tiens.
Sous les empereurs païens , les soldats chrétiens
étaient braves ; tous les auteurs chrétiens l'assurent ,
et je le crois : c'était une émulation d'honneur
contre les troupes païennes. Dès que les empereurs
furent chrétiens, cette émulation ne subsista plus;
et , quand la croix eut chassé l'aigle , toute la valeur
romaine disparut.
Mais , laissant à part les considérations poli-
tiques, revenons au droit, et fixons les principes
sur ce point important. Le droit que le pacte so-
cial donne au souverain sur les sujets ne passe
point, comme je l'ai dit, les bornes de l'utilité pu-
blique **. Les sujets ne doivent donc compte au
souverain de leurs opinions qu'autant que ces opi-
nions importent à la communauté. Or il importe
bien à l'état que chaque citoyen ait une rehgion
qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de
cette religion n'intéressent ni l'état ni ses membres
qu'autant que ces dogmes se rapportent à la morale
^ Dans la république , dit le marquis d' Argenson , cluxcua est par-
faitement libre en ce qui ne nuit pas aux autres. Voilà la borne inva-
riable ; on ne peut la poser plus exactement. Je n'ai pu me refuser
au plaisir de citer quelquefois ce manuscrit, quoique non connu du
public , pour rendre honneur à la mémoire d'un homme illustre et
respectable , qui avait conservé jusque dans le ministère le cœur d'un
vrai citoyen , et des vues droites et saines sur le gouvernement de
son pays .
* L'ouvrage du marq[nis d' Argenson, qui, lorsque Rousseau écrivait son Con-
trat social, n'était encore connu et lu qu'en manuscrit, a été imprimé à Am*
stcrdam en 1 764 » sous le titre de Considérations sur le Gouvernement ancien et
présent de la Frçince , in - 8*^ ; il a été réimprimé en 1784 dans la même ville ,
avec des corrections et changements faits sur les manuscrits de l'auteur, mort
quelques années avant la première édition de son ouvrage.
LIVRE IV, CHAPITRE VIII. 287
et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de
remplir envers autrui. Chacun peut avoir , au sur-
plus , telles opinions qu'il lui plaît , sans qu'il ap-
partienne au souverain d'en connaître : car, comme
il n'a point de compétence dans l'autre monde , quel
que soit fe sort des sujets dans la vie à venir , ce
n'est pas son affaire , pourvu qu'ils soient bons ci-
toyens dans celle-ci.
Il y a donc une profession de foi purement civile
dont il appartient au souverain de fixer les articles,
non pas précisément comme dogmes de religion ,
mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels
; il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle".
ï Sans pouvoir obliger personne à les croire , il peut
î baimir de l'état quiconque ne les croit pas ; il peut
le bannir , non comme impie , mais comme inso-
ciable , comme incapable d'aimer sincèrement les
lois, la justice, et d'immoler au besoin sa vie à son
devoir. Que si quelqu'un , après avoir reconnu.pu-
bliquement ces mêmes dogmes , se conduit comme
ne les croyant pas , qu'il soit puni de mort ; il a
commis le plus grand des crimes , il a menti de-
vant les lois.
Les dogmes de la religion civile doivent être
simples, en petit nombre, énoncés avec précision,
sans explications ni commentaires. L'existence de
^ César , plaidant pour Catilina , tâchait d'établir le dogme de la
mortalité de Tame : Gaton et Cicéron, pour le réfuter, ne s'amusè-
rent point à philosopher ; ils se contentèrent de montrer que G'^sar
parlait en mauvais citoyen et avançait une doctrine pernicieuse à
l'état. En effet , voilà de quoi devait juger le sénat de Rome , et non
d'une question de tliéologie.
238 DU COWTRA.T SOCIA.L.
la divinité puissante , intelligente , bienfaisante ^
prévoyante et pourvoyante , la vie à venir , le bon-
heur des justes , le châtiment des méchants , la
sainteté du contrat social et des lois ; voilà les
; dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs , je
les borne à un seul , c'est l'intolérance : elle rentre
dans les cultes que nous avons exclus.
Ceux qui distinguent l'intolérance civile et l'in-
tolérance théologique se trompent , à mon avis. Ces
deux intolérances sont inséparables. Il est impos-
sible de vivre en paix avec des gens qu'on croît
damnés ; les aimer serait haïr Dieu qui les punit :
il faut absolument qu'on les ramène ou qu'on les
tourmente. Partout où l'intolérance théologique est
admise , il est impossible qu'elle n'ait pas quelque
effet civil " ; et sitôt qu'elle en a , le souverain n'est
•
'^ Le mariage, par exemple, étant un contrat civil, a des elFet^
civils, sans lesquels il est même impossible que la société subsiste.
Supposons donc qu'un clergé vienne à bout de s'attribuer à lui seul
le droit de passer cet acte , droit qu'il doit nécessairement usurper
dans toute religion iûtolérante ; alors n'est-il pas clair qu'en faisant
valoir à propos l'autorité de l'Église il rendra vaine celle du prince,
qui n'aura plus de sujets que ceux que le clergé voudra bien lui
donner. Maître de marier ou de ne pas marier les gens , selon qu'ils
auront ou n'auront pas telle ou telle doctrine , selon qu'ils admet-
tront où rejetteront tel ou tel formulaire, selon qu'ils lui seront
plus ou moins dévoués, en se conduisant prudemment et tenant
ferme, n'est -il pas clair qu'il disposera seul des héritages, des
charges , des citoyens, de l'état même , qui ne saurait subsister n'é-
tant plus composé que de bâtards ? Mais , dira-t-on , l'on appellera
comme d'abus, on ajournera, décrétera, saisira le temporel. Quelle
pitié! Le clergé, pour peu qu'il ait, je ne dis pas de courage, mais
de bon sens , laisftera faire et ira son train ; il laissera tranquillement
Appeler , ajoarner , décréter, saisir, et finira par rester le maître. Ce
n'est pas > ce me semble , un grand sacrifice d'abandonner une par-
tie , quand on est sûr dé s'emparer du tout.
LIVRE IV, CHAPITRE VIII. l'i^
plus souverain, même au temporel : dès -lors les
prêtres sont les vrais maîtres ; les rois ne sont que
leurs officiers.
Maintenant qu'il n'y a plus et qu'il ne peut plus
y avoir de religion nationale exclusive , on doit
tolérer toutes telles qui tolèrent les autres , autant
que leurs dogmes n'ont rien de contraire aux de-
voirs du citoyen. Mais quiconque ose dire , Hors
de l'Église point de salut y doit être chassé de l'é-
tat , à moins que l'état ne soit l'Église , et que le
prince ne soit le pontife. Un tel dogme n'est bon
que dans un gouvernement théocratique ; dans tout
autre il est pernicieux. La raison sur laquelle on
dit que Henri IV embrassa la religion romaine la
devrait faire quitter à tout honnête homme, et sur-
tout à tout prince qui saurait raisonner*.
*" « Un historien rapporte que le roi faisant faire devant lui une
« conférence entre les docteurs de Tube et de Fautre Église , et
« voyant qu'un ministre tombait d'accord qu'on se pouvait sauver
« dans la religion des catholiques , sa majesté prit la parole , et dit
« à ce ministre : Quoi! tombez -vous d'accord qiCon puisse se sauver
« dans la religion de ces messieurs-'là P Le ministre répondant qu'il
« n'en doutait pas , pourvu qu'on y vécût bien , le roi repartit très-
« judicieusement : La prudence 'veut donc que je sois de leur religion
« et non pas dé la 'vôtre, parce quêtant de la leur, je me sauve selon
« eux et selon 'vous , et étant de la votre , je me sauve bien selon vous ,
« mais non selon eux. Or la prudence veut que je suive le plus assuré, m
Péréfixe , Hist. de Henri IV,
a4o ou CONTRAT SOCIA.L.
CHAPITRE IX.
Conclusion.
Après avoir posé les vrais principes du droit
politique et tâché de fonder l'état sur sa base , il
resterait à l'appuyer par ses relations externes ; ce
qui comprendrait le droit des gens, le commerce,
le droit de la guerre et les conquêtes , le droit pu-
blic , les ligues , les négociations , les traités , etc.
Mais tout cela forme un nouvel objet trop vaste
pour ma courte vue : j'aurais du la fixer toujours
plus près de moi.
LIVRE IV, CHAPITRE IX. 2^1
NOTE DU Comte D'Antr aiguës,
SE ]ft APPORTANT A UN PASSAGE DU CONTRAT SOCIAL, LIYRE III ,
CHAPITRE XVI , A LA FIN.
Jean-Jacques Rousseau avait eu la volonté d'établir , dans un ou-
vrage qu'il destinait à éclaircir quelques chapitres du Contrat social y
par quels moyens de petits états libres pouvaient exister à côté des
grandes puissances , en formant des confédérations. Il n*a pas ter-
miné cet ouvrage , mais il "en avait tracé le plan , posé les bases , et
placé à côté des seize chapitres de cet écrit , quelques-unes de ses
idées, qu'il comptait développer dans le corps de l'ouvrage. Ce ma-
nuscrit de trente -deux pages , entièrement écrit de Sa main , me fut
remis par lui-même , et il m'autorisa à en faire , dans le courant de
ma vie, V usage que je croirais utile.
Au mois de juillet 1789 , relisant cet écrit, et frappé des idées
sublimes du génie qui l'avait composé^ je crus (j'étais encore dans
le délire de l'espérance) qu'il pouvait être infiniment utile à mon pays
et aux États-généraux, et je me déterminais à le publier.
J'eus le bonheur , avant de le livrer à l'impression , de consulter
le meilleur de mes amis , que son expérience éclairait sur les dangers
qui nous entouraient, et dont la cruelle prévoyance devinait quel
usage funeste on ferait des écrits du grand homme dont je voulais
publier les nouvelles idées. Il me prédit que les idées salutaires qu'il
offrait seraient méprisées; mais que ce que ce nouvel écrit pouvait
contenir d'impraticable $ de dangereux pour une monarchie , serait
précisément ce que l'on voudrait réaliser , et que de coupables am-
bitions s'étaieraient de cette grande autorité pour saper, et peut-être
détruire l'autorité royale.
Combien je murmurai de ces réflexions! combien elles m'affligè-
rent! Je respectai l'ascendant de l'amitié unie à l'expérience, et je
me soumis. Ah! que j'ai bien reçu le prix de cette déférence! Grand
Dieu ! que n'auraient-ils pas fait de cet écrit ' ! comme ils Tauraient
souillé, ceux qui , dédaignant d'étudier les écrits de ce grand homme ,
ont dénaturé et avili ses principes ; ceux qui n'ont pas vu que le
Contrat social ^ ouvrage isolé et abstrait, n*était applicable à aucun
I II est difficile d'imaginer qu*on eût été plus loin qu^on n*est allé , et permis
conséquemment de regretter la perte du manuscrit détruit par M. d'Antraignes.
Son scrupule et son action partent d'une hjrpotlièse gratuite , admise par beau-
coup de gens , et qui , même quand elle le serait par un plus grand nombre ,
n'en serait pas plus vraie; c'est que tous \e& faiseurs, dans notre révolution,
n'agissaient qu'en vertu du Cbnf/vzf social. Voyez l'avertissement.
R. V. 16
H^là DU CONTRAT SOCIAL.
peuple de l'univers ; ceux qui n'ont pas vu que ce même J. J. Rous-
seau , forcé d'appliquer ces préceptes à un peuple existant en corps
de nation depuis dès siècles , pliait aussitôt ses principes aux an-
ciennes institutions de ce peuple , ménageait tous les préjugés trop
enracinés pour être détruits sans déchirements , qui disait après
avoir tracé le tableau le plus déplorable de la constitution dégé-
nérée de la Pologne: « Corrigez, s'il se peut, les abus de votre
« constitution , mais ne méprisez pas celle qui vous a faits ce que
« vous êtes! •
Quel parti d'aussi mauvais disciples d'un si grand bomme au-
raient tiré de l'écrit que son amitié m'avait confié s*U pouvait être
ntile !
Cet écrit que la sagesse d'autrui m'a préservé de publier ne le sera
jeûnais; j'ai trop bien vu et de trop près le danger qu'il en résulte-
rait pour ma patrie. Après l'avoir communiqué à Tun des plus vé-
ritables amis de J. J. Rousseau, qui babite près du lieu où je suis,
il n'existera plus que dans nos souvenirs.
(Cette note termine une brochure que le comte d'Antraigues, dé-
puté du Yivarais à l'Assemblée constituante, et qui émigra dès 1 790,
fit imprimer cette année méw^ à Lauzanne sous ce titre: Queiie est
la situation de V Assemblée nationale? (in-8° de 60 pages.) Nous re-
produisons ici sa note tout entière.
FIN DU CONTRAT SOCIAL.
CONSIDERATIONS
SUR
LE GOUVERNEMENT DE POLOGNE,
XT
SUR SA RÉFORMATION PROJETÉE EN AVRIL 177a.
16.
NOTICE PRELIMINAIRE.
« La Pologne, dans sa division la plus générale, en grande^'
petite Pologne et duché de lithuanie , contenait en trente-trois
provinces ovi palatinats un peu plus de huit millions d'habi-
tants. Cette population était régie souverainement par environ
cent mille nobles, un roi électif et un aétiat perpétuel. Les ha-
bitants des villes , ne pouvant possjéder que des maisons dans
les villes mêmes, et des fonds de terre à une lieue aux environs,
n'étaient comptés dans l'ordre politique que pour en supporter
toutes les charges ; le commerce et le peu d'industrie que le pays
pouvait comporter étaient entre les mains des Juifs et des étran-
gers , et les paysans attachés à la glèbe étaient la propriété dç
leurs seigneurs , au pouvoir desquels rien ne pouvait les sousr
traire, et qui avaient sur eux droit de vie et de mort.
« On distinguait parmi les nobles les Palatins ou gouverneurs
des provinces, les Ca^^e/Z^a/i^ ou commandants des châteaux et
des villes, considérés comme les 'lieu tenants des Palatins, et les.
Starostes ou possesseurs des Starosties, vastes domaines qui
leur étaient accordés à vie avec ou sans juridiction sur les terres
qui en dépendaient. Ces Palatinats , Castellanies et Starosties ,
et beaucoup d'autres tenutes et bénéfices de même espèce,
étaient à la nomination du roi. Comme aucuns appointements
pu gages n'étaient attachés aux charges et fonctions publiques ,
ces. concessions étaient les récompenses naturelles des services
rendus à la patrie , et étaient appelées pour cela panis behè
meritorum , dont le roi était le distributeur. Mais à la mort de
chaque possesseur, le bénéfice concédé rentrait dans les mains
du roi, qui était tenu de faire siir- le -champ une nomination,
nouvelle ; et c'était en cela que le régime polonais différait es-
sentiellement du régime féodah
a Les nobles seuls jouissant ainsi des droits de cité , se ras-
semblaient périodiquement dans les diétines ou diètes de pala-
tinat , pour y élire les nonces chargés de les représenter à la
diète générale. Celle-ci s'assemblait tous les deux ans, et se cota-,
posak du sénat et des représentants de la noblesse ; elle parta-
geait avec le roi le pouvoir législatif.
^46 KOTIGS l>RÉLIMIBrAIR£.
« A ce germe toujours subsistant de confusion et de désordre
se joignait y i® la d^en^ftnce absolue de chaque nonce résultant
des instructions qui lui avaient été données dans la diétine et
dont il ne pouvait s'écarter; 2° le droit du Uberum veto qui
rendait la délibériation de toute diète infructueuse par l'oppo-
sition d'un seul membre y droit dont l'usage ne remontait pas au-
delà de i65o , mais dont les nobles polonais s'étaient depuis ce
temps montrés si jaloux qu'il était passé en loi et maxime d'état.
« Un autre droit encore , également constitutionnel , et non
moins cher aux Polonais , était celui déformer, sous le nom de
confédération, une ligue générale dont les membres liés par un
serment particulier se choisissaient un chef et nommaient un
conseil général qui réunissait en lui seul l'autorité de toutes
les magistratures. Ainsi , les insurrections mêmes avaient en
Pologne une forme légale. Mais dans les assemblées qui en étaient
la suite, le droit du Uberum veto restait suspendu , la pluralité
des suffrages alors faisait loi ; et c'était ainsi que ce droit de
confédération , dont l'exercice était de nature à mettre le comble
au désordre , était souvent ce qui contribuait le plus efficace-
ment à le faire cesser. Au reste, la confédération une fois dis-
soute, tous ces règlements cessaient avec elle; pour qu'ils de-
vinssent des lois , il fallait qu'ils reçussent la sanction d'une
diète unanime; et la république reprenait sa forme accoutumée.
« Dans cet état des choses un roi électif, qui ne battait point
monnaie , qui ne faisait point la guerre en personne , qui ne
pouvait ni la déclarer ni faire aucun traité , ni même se marier
sans l'aveu de la diète, dont les actes administratifs se rédui-
saient à des nominations et des concessions qu'il ne pouvait ré-
voquer, et dont les revenus ne sufGisaient guère qu'à la dépense
de sa table, n'avait sans doute qu'une ombre de pouvoir réel;
mais ces nominations et concessions en si grand nombre , et
dont on a vu plus haut que le droit lui appartenait exclusive-
ment , lui donnaient une force d'opinion et une influence bien
en contraste avec l'esprit dont les nobles polonais étaient con-
stamment animés , et c'est ce qui explique, d'une part, pourquoi
à chaque élection cette couronne était si ardemment briguée
et poursuivie ; de l'autre , pourquoi le droit du Uberum ^eto ,
celui de confédération, et toutes les autres entraves données à
NOTICE PRELIMINAIRE. %[\']
Tautorité royale , s'établirent successivement pour en balancer
la puissance. Chaque élection en effet était toujours Fépoque
des restrictions nouvelles mises à une autorité déjà si bornée ,
restrictions que le prince nouvellement élu jurait de respec-
ter, ainsi que toutes les lois fondamentales de la république ,
désignées généralement sous le nom de pacta conventa,
« Les effets naturels d'un état politique ainsi constitué sont
faciles à concevoir , et on ne peut qu'en croire Flûstorien mo-
derne qui nous trace ainsi le tableau de l'état intérieur de
la Pologne à l'époque même où Rousseau rêvait pour elle ce
que la force des choses rendait impossible à réaliser. « La ré-
« publique , dit Rulhière , presque toujours" destituée d'une
« autorité législative et souveraine , se trouva dans une im-
« puissance absolue de suivre les progrès que l'administration
« commençait à faire dans la plupart des autres pays. Tout ce
« qui exigeait des dépenses continues devint impraticable... Les
« grands établissements qui annoncent la perfection des arts , et
« les soins toujours actifs du gouvernement , ne purent seule-
« ment pas être proposés... Les Polonais , dont les mœurs sont
« faciles , adoptèrent chacun séparément une partie de ces pro-
a grès rapides que le luxe et la société faisaient chez les autres
(( peuples ; mais ils n'admirent aucun de ceux que faisait l'ad-
« ministration publique. De tant de changements introduits en
« Europe, la politesse et le luxe furent les seuls qui s'introduit
«sirent parmi eux* » Hist. de l'anarchie de Pologne, tom. i,
p. 49 et 127.
n La Russie, qui dès 1733 avait imposé par la force Au-
guste III, pour roi à la Pologne, réussit par le même moyen
à faire décider en 1764 l'élection de Stanislas Poniatowski son
successeur. Celui-ci , dont le titre le plus signalé pour obtenir
cette couronne était d'avoir été l'amant de Catherine II, était
déjà sous ce rapport doublement odieux aux Polonais. Le cib-
ractère et les actes de ce souverain , et l'ascendant toujours plus
marqué de sa protectrice , n'étaient pas propres à affaiblir cette
impression , et avaient décidé la formation de plusieurs confé-
dérations particulières, toujours vainement dissipées par les ar-
mées russes, et qui se réunirent en 176B en une confédération
générale formée à Bar en Podolie. Ces confédérés réussirent à
Sà48 NOTICE PRELIMINAIRE.
faire soulever les Turos contre les Russes; mais la guerre entre
les deux empires fut désastreuse pour les Turcs , et n'accabla
pas moins les confédérés. Ceux-ci néanmoins profitèrent pour
se soutenir de Tépuisement où cette guerre avait jeté la Russie y
et des embarras que lui suscitait la cour de Vienne : c'est dans
le cours des hostilités commencées sur la fin de 1768, et de la
suspension d'armes dont elles furent suivies en 1771, que , se
flattant d'un avenir plus heureux, ils songèrent à asseoir sur
de plus sûrs fondements le bonheur de leur patrie.
« Comme s'il n'eût pas existé chez cette nation malheureuse
assez d'éléments d'anarchi^ et de dissolution , le fanatisme re-
ligieux en avait introduit encore un autre en faisant naître
parmi les Polonais une classe de dissidents. On désignait ainsi
les nobles attachés soit à l'Église grecque, soit à la réforme ,
et ils étaient en assez grand nombi'e. Mais la cour de Rome
avait conservé en Pologne tout son empire , et la superstition
s'y montrait dans tous ses excès. Profitant de cette disposition ,
les nobles catholiques en grande majorité s'obstinaient à n'ac"
corder aux dissidents aucuns droits politiques , et ils étaic^it
en effet parvem:^ à les exclure de tous les emplois. Les dissi-
dents avaient formé, pour le soutien de leurs droits, des confé-
dérations particulières en opposition , même en guerre ouverte
avec la confédération générale , et la Pqlogne fut en proie à
*leurs dévastations réciproques. Ces confédérés de Bar, dont
nous verrons Jean -Jacques exalter les vertus patriotiques,
avaient des étendards qui représentaient la vierge Marie et
l'enfant Jésus ; ils portaient , comme les croisés du moyen âge ,
des croix brodées sur leurs habits, prêts à vaincre ou mourir
pour, la défense de la religion et de la liberté. C'est du prétexte
de défendre les intérêts des dissidents et de les faire réintégrer
dans leurs droits que Catherine colorait ses vues d'envahisse^
ment, se donnant encore par là aux yeux des. gens de lettres
français dont elle recherchait l'approbation , le mérite de com-
battre le fanatisme en Pologne , et d'y prêcher la tolérance les
armes à la main. Le résultat de ce beau zèle ne fut autre que
l'oubU total des dissidents et de leurs demandes et de leurs
droits , dont il ne fut pas même question dans les actes définitifs
qui firent cesser pour quelque temps les troubles de la Pologne; »
CONSIDERATIONS
SUR
LE GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
CHAPITRE I.
État de la question.
Le tableau *du gouvernement de Pologne fait par
M. le comté de Wielhorski , et les réflexions qu'il
y a jointes, sont des pièces instructives pour qui-
conque voudra former un plan régulier pour la re-
fonte de ce gouvernement. Je ne connais personne
plus en état de tracer ce plan que lui-même , qui
joint aux connaissances générales que ce travail
exige, toutes celles du local, et des détails particu-
liers, impossibles à donner par écrit, et néanmoins
nécessaires à savoir pour approprier une institu-
tion au peuple auquel on la destine. Si Ton ne con-
naît à fond la nation pour laquelle on travaille, l'ou-
vrage qu'on fera pour elle , quelque excellent qu'il
puisse être en lui-même , péchera toujours par. l'ap-
plication, et bien plus encore lorsqu'il s'agira d'ime
nation déjà tout instituée, dont les goûts, les
mœurs , les préjugés et les vices sont trop enrad- ■
nés pour pouvoir être aisément étouffés par des
semences nouvelles. Une bonne institution pour
la Pologne ne peut être l'ouvrage que des Polonais ,
a5a GOUVERNEMENT DE l>OLOGNE.
fers qu'on leur destinait, elles sentent le poids de
la fatigue. Elles voudraient allier la paix du despo-
tisme aux douceurs de la liberté. J'ai peur qu'elles
ne veuillent des choses contradictoires. Le repos et
laliberté me paraissent incompatibles , il faut opter.
Je ne dis pas qu'il faille laisser les choses dans
l'état où elles sont; mais je dis qu'il n'y faut tou-
cher qu'avec une circonspection extrême. En ce
moment on est plus frappé des abus que des avan-
tages. Le temps viendra, je le crains, qu'on sentira
mieux ces avantages , et malheureusement ce sera
quand on les aura perdus.
Qu'il soit aisé , si Ton veut , de faire de meilleures
lois. Il est impossible d'en faire dont les passions
des hommes n'abusent pas , comme ils ont abusé
des premières. Prévoir et peser tous ces abus à ve-
nir est peut-être une chose impossible à l'homme
d'état le plus consommé. Mettre la loi au - dessus
de l'homme est un problème en politique que je
compare à celui de la quadrature du cercle en
géométrie. Résolvez bien ce problème; et le gou-
vernement fondé sur cette solution sera bon et
sans abus. Mais jvisque-là soyez sûrs qu'où vous
croirez faire régner les lois , ce seront les hommes
qui régneront.
Il n'y aura jamais de bonne et solide constitu-
tion que celle où la loi régnera sur les cœurs des
citoyens : tant que la force législative n'ira pas
jusque-là, les lois seront toujours éludées. Mais
comment arriver aux coeurs ? c'est à quoi nos in-
stituteurs , qui ne voient jamais que la force et Içs
CHAPITRE 1. a53
châtiments , ne songent guère , et c'est à quoi les
récompenses matérielles ne mèneraient peut-être
pas mieux; la justice même la plus intègre n'y
mène pas, parce que la justice est, ainsi que la
santé, un bien dont on jouit sans le sentir, qui
n'inspire point d'enthousiasme , et dont on ne sent
le prix qu'après l'avoir perdu.
. Par où. donc émouvoir les cœurs, et faire aimer
la patrie et ses lois? L'oserai-je dire? par des jeux
d'enfants, par des institutions oiseuses aux yeux
des hommes superficiels , mais qui forment dés ha-
bitudes chéries et des attachements invincibles. Si
j'extravague ici , c'est du moins bien complète-
ment, car j'avoue que je vois ma folie sous tous les
traits de. la raison.
k«A'^«^'*
CHAPITRE II.
Esprit des anciennes institutions^
Quand on lit l'histoire ancienne ^ on se croit
transporté dans un autre univers et parmi d'autres
êtres. Qu'ont de commun les Français , les Anglais ,
les Russes, avec les Romains et les Grecs? rien
presque que la figure. Les fortes âmes de ceux-ci pa-
raissent aux autres des exagérations de l'histoire.
Comment eux qui se sentent si petits penseraient-
ils qu'il y ait eu de si grands hommes ? Ils existèrent
pourtant, et c'étaient des humains comme nous.
Qu'est-ce qui nous empêche d'être des hommes
Îi54 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
comme eux? nos préjugés, notre basse philoso-
phie, et les passions du petit intérêt, concentrées
avec l'égoïsme dans tous les coeurs par des institu-
tions ineptes que le génie ne dicta jamais.
Je regarde les nations modernes. J'y vois force
faiseurs de lois et pas un législateur. Chez les an-
ciens , j'en vois trois principaux qui méritent une
attention particulière ; Moïse y Lycurgue, et Numa.
Tous trois ont mis leurs principaux soins à des
objets qui paraîtraient à nos docteurs dignes de ri*-
séc. Tous trois ont eu des succès qu'on jugerait
impossibles s'ils étaient moins attestés.
Le premier forma et exécuta l'étonnante entre-
prise d'instituer en corps de nation un essaim de
malheureux fugitifs, sans arts, sans ainies, sans
talents , sans vertus , sans courage , et qui , n'ayant
pas en propre un seul pouce de terrain , faisaient
une troupe étrangère sur la face de la terre. Moïse
osa faire de cette troupe errante et servile un corps
politique , un peuple libre ; et tandis qu'elle errait
dans les déserts sans avoir une pierre pour y re-
poser sa tête , il lui donnait cette institirtion du-
rable, à répreuve du temps , de la fortune et des
conquérants, que cinq mille ans n'ont pu détruire
ni même altérer , et qui subsiste encore aujour-
d'hui dans toute sa force , lors même que le corps
de la nation ne subsiste plus.
Pour empêcher que son peuple ne se fondît par-
mi les peuples étrangers, il lui donna des mœurs
et des usages inalliables avec ceux des autres na-
ticRs ; il le surchargea de rites , de cérémonies par-
CHAPITRE II. 255
ticulières ; il le gêna de mille façons pour le tenir
sans cesse en haleine et le rendre toujours étranger
parmi les autres hommes ; et tous les liens de fra-
ternité qu'il mit entre les membres de sa république
étaient autant de barrières qui le tenaient séparé
de ses voisins et l'empêchaient de se mêler avec
eux. C'est par là que cette singulière nation, si
souvent subjuguée , si souvent dispersée , et dé-
truite en apparence, mais toujours idolâtre de sa
règle, s'est pourtant conservée jusqu'à nos jours
éparse parmi les autres sans s'y confondre , et que
ses mœurs, ses lois , ses rites , subsistent et dureront
autant que le monde, malgré la haine et la persé-
cution du reste du genre humain.
Lycurgue entreprit d'instituer un peuple déjà
dégradé par la servitude et par les vices qui en
sont l'effet. Il lui imposa un joug de fer, tel qu'au-
cun autre peuple n'en porta jamais un semblable ;
mais il l'attacha, l'identifia pour ainsi dire à ce
joug-, en l'occupant toujours. Il lui montra sans
cesse la patrie dans ses lois, dans ses jeux, dans sa
maison, dans ses amours, dans ses festins; il ne lui
laissa pas un instant de relâche pour être à lui
seul : et de cette continuelle contrainte, ennoblie
par son objet , naquit en lui cet ardent amour de
la patrie qui fut toujours la plus forte ou plutôt
l'unique passion des l^>artiates , et qui en fit des
êtres au-dessus de l'humanité. Sparte n'était qu'une
ville, il est vrai;' mais par la seule force de son in-
stitution, cette ville do»Ba des lois à toute la Grèce,
en devint la capitale , et fit trembler l'empire per-
a56 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
san. Sparte était le foyer d'où sa législation éten-
dait ses effets tout autour d'elle.
Geux qui n'ont vu dans Numa qu'un instituteur
de rites et de cérémonies religieuses ont bien mal
jugé ce grand homme. Numa fut le vrai fondateur
de Borne. Si Romulus n'eût fait qu'assembler des
brigands qu'un revers pouvait disperser, son ou-
vrage imparfait n'eût pu résister au temps. Ce fut
Numa qui le rendit solide et durable en unissant
ces brigands en un corps indissoluble, en les trans-
formant en citoyens, moins par des lois ^ dont leur
rustique pauvreté n'avait guère encore besoin , que
par des institutions douces qui les attachaient les
uns aux autres , et tous à leur sol, en rendant enfin
leur ville sacrée par ses rites frivoles et supersti-
tieux en apparence , dont si peu de gens sentent
la force et l'effet, et dont cependant Romulus, le
farouche Romulus lui-même , avait jeté les premiers
fondements. ,
Le même esprit guida tous les anciens législa-
teurs dans leurs institutions. Tous cherchèrent des
liens qui attachassent les citoyens à la patrie et
les uns aux autres ; et ils les trouvèrent dans des
usages particuUers, dans des cérémonies religieuses
qui par leur nature étaient toujours exclusives et
nationales''; dans des jeux qui tenaient beaucoup
les citoyens rassemblés; dans des exercices qui aug-
mentaient avec leur vigueur et leurs forces leur
fierté et l'estime d'eux-mêmes ; dans des spect^icles
qui, leur rappelant l'histoire de leurs ancêtres,
' Voyez la fin du Contrat sadal ( liy. ly , chap. tui ).
CHAPITRE II. aS^
leurs malheurs , leurs vertus , leurs victoires , inté-
ressaient leurs coeurs, les enflammaient d'une vive
émulation , et les attachaient fortement à cette patrie
dont on ne cessait de les occuper. Ce sont les poé-
sies d'Homère récitées aux Grecs solennellement
assemblés , non dans des coffres , sur des planches
et l'argent à la main, mais en plein air et en corps
de nation; ce sont les tragédies d'Eschyle, de So-
phocle et d'Euripide, représentées souvent devant
eux; ce sont les prix dont, aux acclamations de
toute la Grèce, on couronnait les vainqueurs dans
leurs jeux , qui , les embrasant continuellement d'é-
mulation et de gloire , portèrent leur courage et
leurs vertus à ce degré d'énergie dont rien aujour-
d'hui ne nous donne d'idée, et qu'il n'appartient
pas même aux modernes de croire. S'ils ont des
lois, c'est uniquement pour leur apprendre à bien
obéir à leurs maîtres, à ne pas voler dans les po-
ches , et à donner beaucoup d'argent aux fripons
publics. S'ils ont des usages , c^est pour savoir amu-
ser l'oisiveté des femmes galantes , et promener la
leur avec grâce. S'ils s'assemblent , c'est dans des
temples , pour un culte qui n'a rien de national ,
qui ne rappelle en rien la patrie; c'est dans des
salles bien fermées et à prix d'argent , pour voir
sur des théâtres efféminés, dissolus, où l'on ne sait
parler que d'amour , déclamer des histrions , mi-
nauder des prostituées, et pour y prendre des le-
çons de corruption, les seules qui profitent de
toutes celles qu'on fait semblant d'y donner ; c'est
dans des fêtes" où le peuple, toujours méprisé, est
R. V. 17
258 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
toujours sans influence, où le blâme et l'approbation
publique *nè produisent rien; c'est dans des cohues
licencieuses, pour s'y faire des liaisons secrètes,
pour y chercher les plaisirs qui séparent , isolen t
le plus les hommes, et qui relâchent le plus les
cœurs. Sont -ce là des stimulants pour le patrio-
tisme ? Faut-il s'étonner que des manières de vivre
si dissemblables produisent des effets si différents ,
et que les modernes ne retrouvent plus rien en eux
de cette vigueur d'ame que tout inspirait aux an-,
ciens? Pardoiiflez ces digressions à un reste de
chaleur que vous avez ranimée. Je reviens avec
plaisir à celui de tous les peuples d'aujourd'hui
qui m'éloigne le moins de ceux dont je viens de
parler.
CHAPITRE III.
r
Application.
La Pologne est un grand état environné d'états
encore plus considérables, qui, par leur despo-
tisme et par leur discipline militaire , ont une
grande force offensive. Faible au contraire par son
anarchie , elle est , maigre la valeur polonaise , en
butte à tous leurs outrages. Elle n'a point de places
fortes pour arrêter leurs incursions. Sa dépopula-
tion la met presque absolument hors d'état de dé-
fense. Aucun ordre économique, peu ou point de
troupes, nulle discipline militaire, nul ordre , nulle
subordination; toujours divisée au -dedans, tôii-
CHAPITRK III. . ^5g
jours menacée au -dehors, elle n'a par elle-même
aucune consistance, et dépend du caprice de ses
voisins. Je ne vois dans l'état présent des choses
qu'un seul moyen de lui donner eett€ consistance
qui lui manque ; c'est d'infuser pour ainsi dire dans
toute la nation rame des confédérés; c'est d'éta-
blir tellement la république dans les cœurs des
Polonais, qu'elle y subsiste malgré tous les efforts
de ses oppresseurs; c'est là, ce me semble, l'unique
asile où la force ne peut ni l'atteindre ni lia détruire.
On vient d'en voir une preuve à jamais mémo-
rable : la Pologne était dans les fers du Russe , mais
les Polonais sont restés libres. Grand exemple qui
vous montre comment vous pouvez braver la puis-
sance et l'ambition de vos voisins. Vous ne sauriez
empêcher qu'ils ne vous engloutissent; faites au
moins qu'ils ne puissent vous digérer. De quelque
façon qu'on s'y prenne, avant qu'on ait donné à
la Pologne tout ce qui lui manque pour être en
état de résister à ses ennemis, elle eii sera cent fois
accablée. La vertu de ses citoyens, leur zèle pa-
triotique, la forme particulière que des institutions
nationales peuvent donner à leurs âmes , voilà le
seul rempart toujours prêt à la défendre , et qu'au-
cuYie armée ne saurait forcer. Si vous faites en sorte
qu'un Polonais ne puisse jamais devenir un Russe,
je vous réponds que la Russie ne subjuguera pas
la Pologne.
Ce sont les institutions nationales qui forment
le génie , le caractère , les goûts et les mœurs d'un
peuple, qui le font être Ini et non pas un autre,
260 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
qui lui inspirent cet ardent amour de la patrie
fondé sur des habitudes impossibles à déraciner,
qui le font mourir d'ennui chez les autres peuples
au sein des délices dont il est privé dans son pays.
Souvenez-vous de ce Spartiate gorgé des voluptés
de la cour du grand roi , à qui l'on reprochait de
regretter la sauce noire. Ah! dit -il au satrape
en soupirant, je connais tes plaisirs, mais tu ne
connais pas les nôtres.
Il n'y a plus aujourd'hui de Français, d'Alle-
mands, d'Espagnols, d'Anglais même, quoi qu'on
en dise ; il n y a que des Européens. Tous ont les
mêmes goûts, les niêmes passions, les mêmes
mœurs, parce qu'aucun n'a reçu de forme natio-
nale par une institution particulière. Tous, dans
les mêmes circonstances, feront les mêmes choses;
tous se diront désintéressés et seront fripons; tous
parleront du bien public et ne penseront qu'à eux-
mêmes; tous vanteront la médiocrité et voudront
être desCrésus;ils n'ont d'ambition que pour le luxe;
ils n'ont de passion que celle de l'or : sûrs d'avoir
avec lui tout ce qui les tente, tous se vendront au
premier qui voudra les payer. Que leur importe à
quel maître ils obéissent, de quel état ils suivent
les lois? pourvu qu'ils trouvent de l'argent à voler
et des femmes à corrompre, ils sont partout dans
leur pays.
Donnez une autre pente aux passions des Polo-
nais, vous donnerez à leurs âmes une physionomie
nationale qui les distinguera des autres peuples ,
qui les empêchera de se fondre, de se plaire, de
CHAPITRE III. 261
s'allier avec eux; une vigueur qui remplacera le
jeu abusif des vains préceptes, qui leur fera faire
par goût et par passion ce qu'on ne fait jamais
assez bien quand on ne le fait que par devoir ou
par intérêt. C'est sur ces ames-là qu'une législa-
tion bien appropriée aura prise. Ils obéiront aux
lois et ne les éluderont pas, parce qu'elles leur
conviendront et qu'elles auront Tassentiment in-
terne de leur volonté. Aimant la patrie , ils la ser-
viront par zèle et de tout leur cœur. Avec ce seul
sentiment^ la législation, fut-ell^mauvaise, ferait
de bons citoyens ; et il n'y a jai|^ais que les bons
citoyens qui fassent la force et la prospérité de
l'état.
J'expliquerai ci-après le régime d'administration
qui , sans presque toucher au fond de vos lois , me
paraît propre à porter le patriotisme et les vertus
qui en sont inséparables au plus haut degré d'in-
tensité qu'ils puissent avoir. Mais soit que vous
adoptiez ou non ce régime, commencez toujours
par donner aux Polonais une grande opinion d'eux-
mêmes et de leur patrie : après la façon dont ils
viennent de se montrer, cette opinion ne sera pas
fausse. Il faut saisir la circonstance de l'événement
présent pour monter les âmes au ton des âmes
antiques. Il est certain que la confédération de Bar
a sauvé la patrie expirante. Il faut graver cette
grande époque en caractères sacrés dans tous les
cœurs polonais. Je voudrais qu'on érigeât un mo-
. nument en sa mémoire; qu'on y mît les noms de
tous les confédérés, même de ceux qui dans la
aGa GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
suite juraient pu trahir ta cause commune , une
si grande action doit effacer les fautes de toute la
vie; qu'on instituât ui>e solennité périodique pour
la célébrer tous les dix ans avec une pompe non
baillante et frivole , mais simple , fière , et républi-
caine; qu'on y fît dignement, mais sans emphase,
l'éloge de ces vertueux citoyens qui ont eu l'hon-
neur de souffrir pour la patrie dans les fers de
l'enn^nai ; qu'on accordât même à leurs familles
quelque privilège honorifique qui rappelât tou-
jours ce beau souvenir aux yeux du public. Je ne
voudrais pourtaj;^ pas qu'on se permît dans ces
solennUés^ aucune invective contre les Russes, ni
même qu'on en parlât : ce serait trop les honorer.
Ce silence, le souvenir de leur barbarie, et l'éloge
de ceux qui leur ont résisté, diront d'eux tout ce
qu'il eu faut dire; vous devez trop les mépriser
pour les haïr.
Je voudrais que par des honneurs , par des récom-:
penses publiqi^es, on donnât de l'éclat à toutes les
vertus patriotiques, qu'on occupât sans cesse les
citoyens de la patrie, qu'on en fît leur plus grande
affaire , qu'on la tînt incessamment sous leurs yeux.
IJe cette manière ils auraient moins, je l'avoue,
les moyens et le temps de. s'enrichir, mais ils en
auraient moins aussi le désir et le besoin : leurs
cœurs apprendraient à connaître un autre bon-
heur que celui de la fortune ; et voilà l'art d'en-
noblir les. âmes et d'en faire im instrument plus
puissant que l'or.
L'exposé succinct des moeurs des Polonais qu'a
CHAPITRE III. 263
bien voulu mé communiquer M. de Wielhorski ne
suffit pas pour me mettre au fait de leiirs usages
civils et domestiques. Mais une grande nation qui
ne s'est jamais trop mêlée avec ses voisins doit
en avoir beaucoup qui lui soient propres , et qui
peut-être s'abâtardissent journellement par la pent^
générale en Europe de prendre les goûts et les
mœurs des Français. Il faut maintenir, rétablir
ces anciens usages, et en introduire de convena-
bles qui soient propres aux Polonais. Ces usages ,
ftissent-ils indifférents, fussent-ils mauvais même
à certains égards , pourvu qu'ils ae le soient pas
essentiellement, auront toujours l'avantage d'affecr
tionner les Polonais à leur pays , et de leur donner
ime répugnance naturelle à se mêler avec l'étran;
ger. Je regarde comme un bonheur qu'ils aient
un habillement particulier, Ckxnservez avec soin
cet avantage : faites exaçteçaent, le contraire de ce
que fit ce czar.si vanté. Que. le roi ni le^ sénateurs ,
ni aucun homme public ne portent jamais d'autre
vêtement que celui de la nation , et que nul Polo-
nais n'ose paraître à la cour vêtu à la française.
Beaucoup de jeux public^ où la ][]^nne mère
patrie se plaise à voir jouer .^.esenf^pts. , Qu'elle
s'occupe d'eux souvent afin qu'ils, ^'occupent tou-
jours d'elle. Il faut abolir, mémf» A. ^^ cour, à
cause de l'exemple, les amusements prdiq^res des
cours, le jeu, les théâtres, comédie, opéra, tout
ce qui efféminé les hommes, tout ce qui les distrait ,
les isole, leur fait oublier leur patrie et leur devoir,
tout ce qui les fait trouver bien partout pourvu
!i64 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
qu'ils s'amusent ; il faut inventer des jeux , des fêtes ,
des solennités , qui soient si propres à cette cour-
là qu'on ne les retrouve dans aucune autre. Il faut
qu'on s'amuse en Pologne plus que dans les autres
pays, mais non pas de la même manière. Il faut
en un mot renverser un exécrable proverbe, et
faire dire à tout Polonais au fond de son cœur : Ubi
patriay ibibenè.
Rien , s'il se peut , d'exclusif pour les grands et
les riches. Beaucoup de spectacles en plein air , où
les rangs soient distingués avec soin , mais où tout
le peuple prenne part également , comme chez les
anciens, et où, dans certaines occasions, la jeune
noblesse fasse preuve de force et d'adresse. Les
combats des taureaux n'ont pas peu contribué à
maintenir une certaine vigueur chez la nation es-
pagnole. Ces cirques où s'exerçait jadis la jeunesse
en Pologne devraient être soigneusement rétablis ,
on en devrait faire pour elle des théâtres d'hon-
neur et d'émulation. Rien ne sérail plus aisé que
d'y substituer aux anciens combats des exercices
moins cruels , où cependant la force et l'adresse
auraient part , et où les victorieux auraient de
même des honneurs et des récompenses. Le ma-»
niement des chevaux est par exemple un exercice
très-convenable aux Polonais , et très-susceptible
de l'éclat du spectacle.
Les héros d'Homère se distinguaient tous par
leur force et leur adresse , et par là montraient
aux yeux du peuple qu'ils étaient faits pour lui
commander. Les tournois des paladins formaient
CHAPITRE m. 265
des hommes non-seulement vaillants et courageux,
mais avides d'honneur et de gloire , et propres à
toutes les vertus. L'usage des armes à feu, rendant
ces facultés du corps moins utiles à la guerre , les
a fait tomber en discrédit. Il arrive de là que , hors
les qualités de l'esprit, qui sont souvent équivoques,
déplacées , sur lesquelles on a mille moyens de
tromper, et dont le peuple est mauvais juge, un
homme , avec l'avantage de la naissance , n'a rien
en lui qui le distingue d'un autre , qui justifie la
fortune , qui montre dans sa personne un droit na-
turel à la supériorité; et plus on néglige ces signes
extérieurs , plus ceux qui nous gouvernent s'effé-
minent et se corrompent impunément. Il importe
pourtant, et plus qu'on ne pense, que ceux qui
doivent un jour commander aux autres se montrent
dès leur jeunesse supérieurs à eux de tout point,
ou du moins qu'ils y tâchent. Il est bon de plus
que le peuple se trouve souvent avec ses chefs
dans des occasions agréables , qu'il les connaisse ,
qu'il s'accoutume à les voir, qu'il partage avec eux
ses plaisirs. Pourvu que la subordination soit tou-
jours gardée et qu'il ne se confonde point avec
eux , c'est le moyen qu'il s'y affectionne et qu'il
joigne pour eux l'attachement au respect. Enfin le
goût des exercices corporels détourne d'une oisi-
veté dangereuse , des plaisirs efféminés , et du luxe
de l'esprit. C'est surtout à cause de l'âme qu'il faut
exercer le corps ; et voilà ce que nos petits sages
sont loin de voir.
Ne négligez point une certaine décoration pu-
^68 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
qui en avait huit cents. Je doute qvi'un luxe de
cette espèce laisse une grande place à celui des co-
lifichets ; et l'exemple du moins n'en séduira pas
les pauvres. Ramenez les grands en Pologne à n'en
avoir que de ce genre, il en résultera peut-être
des divisions , des partis , des querelles ; mais il ne
corrompra pas la nation. Après celui-là tolérons le
luxe militaire, celui des armes, des chevaux; mais
que toute parure efféminée soit en mépris ; et si
l'on n'y peut faire renoncer les femmes , qu'on leur
apprenne au moins à l'improuver et dédaigner dans
les hommes.
Au reste, ce n'est pas par des lois somptuaires
qu'on vient à bout d'extirper le luxe : c'est dû fond
des cœurs qu'il faut l'arracher , en y imprimant des
goûts plus sains et plus nobles. Défe^ndre les choses
qu'on ne doit pas faire est un expédient inepte et
vain , si l'on ne commence par les faire haïr et mé-
priser ; et jamais l'improbation de la loi n'est effi-
cace que quand elle vient à l'appui de celle du ju-
gement. Quiconque se mêle d'instituer un peuple
" doit savoir dominer les opinions, et par elles gou-
verner les passions des hommes. Gela est vrai sur-
tout dans l'objet dont je parle. Les lois somptuaires
irritent le désir par la contrainte plutôt qu'elles
ne l'éteignent par le châtiment. La simplicité dans
les mœurs et dans la parure est moins le fruit de la
loi que celui de l'éducation.
CHAPITRE IV. 26g
CHAPITRE IV.
Education.
C'est ici l'article important. C'est l'éducation qui
doit donner aux âmes la forme nationale , et diriger
tellement leurs opinions et leurs goûts, qu'elles
soient patriotes par inclination , par passion , par
nécessité. Un enfant en ouvrant les yeux doit voir
la patrie, et jusqu'à la mort ne doit plus voir
qu'elle. Tout vrai républicain suça avec le lait de
sa mère l'amour de sa patrie , c'est-à-dire des lois
et de la liberté. Cet amour fait toute son existence ;
il ne voit que la patrie, il ne vit que pour elle;
sitôt qu'il est seul , il est nul; sitôt qu'il n'a plus de
patrie , il n'est plus ; et s'il n'est pas mort, il est pis.
L'éducation nationale n'appartient qu'aux hom-
mes libres ; il n'y a qu'eux qui aient une existence
commune et qui soient vraiment liés par la loi. Un
Français, un Anglais, un Espagnol, un Italien, un
Russe, sont tous à peu près le même homme; il
sort du collège déjà tout façonné pour la licence,
c'est-à-dire pour la servitude. A vingt ans , un Po-
lonais ne doit pas être im autre homme; il doit être
un Polonais. Je veux qu'en apprenant à lire il lise
des choses de son pays ; qu'à dix ans il en connaisse
toutes les productions, à douze toutes les pro-
vinces, tous les chemins, toutes les villes; qu'à
quinze il en sache toute l'histoire, à seize toutes
les lois ; qu'il n'y ait pas eu dans toute la Pologne
/
^'JO GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
une belle action ni un homme illustre dont il n'ait
la mémoire et le cœur pleins, et dont il ne puisse
rendre compte àTinstant. On peut juger. par là que
ce ne sont pas les études ordinaires, dirigées par
des étrangers et des prêtres, que je voudrais faire
suivre aux enfants. La loi doit régler la matière ,
l'ordre et la forme de leurs études. Ils ne doivent
avoir pour instituteurs que des Polonais, tous ma-
riés, s'il est possible^ tous distingués par leurs
mœurs, par leur probité, par leur bon sens, par
leurs lumières, et tous destinés à des emplois, non
plus importants ni plus honorables, car cela n'est
pas possible, mais moins pénibles et plus écla-
tants, lorsqu'au bout d'im certain nombre d'an-
nées ils auront bien rempli celui - là. Gardez-vous
surtout de faire un métier de l'état de pédagogue.
Tout homme public en Pologne ne doit avoir d'autre
état permanent que celui de citoyen. Tous les postes
qu'il remplit, et surtout ceux qui sont importants,
comme celui - ci , ne doivent être considérés que
comme des places d'épreuve et des degrés pour
monter plus haut après l'avoir mérité. J'exhorte
les. Polonais à faire attention à cette maxime, sur
laquelle j'insisterai souvent : je la crois la clef d'un
grand ressort dans l'état. On verra ci -après com-
ment on peut, à mon avis, la rendre praticable
sans exception.
Je n'aime point ces distinctions de collèges et
d'académies, qui font que la noblesse riche et la
noblesse pauvre sont élevées différemment et sé-
parément. Tous étant égaux par la constitution de
CHAPITRE IV. l'Jl
l'état doivent être élevés ensemble et de la même
manière ; et si l'on ne peut établir une éducation
publique tout-à-fait gratuite, il faut du moins la
mettre à un prix que les pauvres puissent payer.
Ne pourrait-on pas fonder dans chaque collège un
certain nombre de places purement gratuites, c'est-
à-dire aux frais de l'état, et qu'on appelle en France
des bourses? Ces places, données aux enfants des^
pauvres gentilshommes qui auraient bien mérité
de la patrie , non comme une aumône , mais comme
une récompense des bons services des pères , de-
viendraient à ce titre honorables, et pourraient
produire un double avantage qui ne serait pas à
négliger. Il faudrait pour cela que la nomination
n'en fiit pas arbitraire , mais se fît par une espèce
de jugement dont je parlerai ci -après. Ceux qui
rempliraient ces places seraient appelés enfants dé
l'état, et distingués par quelque marque honorable
qui donnerait la préséance sur les autres enfants
de leur âge, sans excepter ceux des grands.
Dans tous les collèges il faut établir un gymnase
ou lieu d'exercices corporels pour les enfants. Cet
article si négligé est , selon moi , la partie Ja pliiS
importante de l'édii cation , non - seulement pour
former des tempéraments robustes et sains , mais
encore plus pôtir Tobjèt moral, qu'on négligé ôii
qu'on ne remplit que par un tas de préceptes pé-
dantesques et Vains qui sont autant dé pai^oles per-
dues. Je ne redirai jamais dssesî que la bonne édu-
cation doit êtte négative. Empêchez les vices de
naître, vous aurez assez fait pour la vertu. Lé moyeîi
O.no. ' GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
en est de la dernière facilité dans la bonne éduca-
tion publique; c'est de tenir toujours les enfants
en haleine, non par d'ennuyeuses études où ils
n'entendent rien et qu'ils prennent en haine par
cela seul qu'ils sont forcés de rester en place, raais
par des exercices qui leur plaisent , en satisfaisant
au besoin qu'en croissant a leur corps de s'agiter ,
et dont l'agrément pour eux ne se bornera pas là.
On ne doit point permettre qu'ils jouent séparé-
ment à leur fantaisie , mais tous ensemble et en pu-
blic, de manière qu'il y ait toujours un but commun
auquel tous aspirent, et qui excite la concurrence
et l'émulation. Les parents qui préféreront l'édu-
cation domestique, et feront élever leurs enfants
sous leurs yeux, doivent cependant les envoyer à ces
exercices. Leur instruction peut être domestique
et particulière , mais leurs jeux doivent toujours
être publics et communs à tous ; car il ne s'agit pas
seulement ici de les occuper, de leur former une
constitution robuste, de les rendre agiles et dé-
couplés, mais de les accoutumer de bonne heure à
la règle , à l'égalité , à la fraternité , aux concur-
rences, à vivre sous les yeux de leurs concitoyens,
et à désirer l'approbation publique. Pour cela, il
ne faut pas que les prix et récompenses des vain-
queurs soient distribués arbitrairement par les
maîtres des exercices , ni par les chefs des collèges ,
mais par acclamation et au jugement des specta-
teurs ; et l'on peut compter que ces jugements se-
ront toujours justes, surtout si l'on a soin de rendre
ces jeu* attirants pour le public, en les ordonnant
CHAPITRE IV. 273
avec un peu d'appareil, et de façon qu'ils fassent
spectacle. Alors il est à présumer que tous les hon-
nêtes gens et tous les bons patriotes se feront un
devoir et un plaisir d'y assister.
A Berne , il y a un exercice bien singulier pour
les jeunes patriciens qui sortent du collège. C'est
ce qu'on appelle Xétat extérieur. C'est une copie
en petit de tout ce qui compose le gouvernement
de la république. Un sénat, des avoyers, des offi-
ciers, des huissiers, des orateurs, des causes , des
jugements , des solennités. L'état extérieur a même
un petit gouvernement et quelques rentes ; et cette
institution , autorisée et protégée par le souverain,
est la. pépinière des hommes d'état qui dirigeront
un jour les affaires publiques dans les mêmes em-
plois qu'ils n'exercent d'abord que par jeu.
Quelque forme qu'on donne à l'éducation pu-
blique, dont je n'entreprends pas ici le détail, il
convient d'établir un collège de magistrats du pre-
mier rang qui en ait la suprême administration, et
qui' nomme , révoque et change à sa volonté tant
les principaux et chefs des collèges, lesquels se-
ront eux-mêmes, comme je l'ai déjà dit, des can-
didats pour les hautes magistratures, que les maî-
tres des exercices, dont on aura soin d'exciter aussi
le zèle et la vigilance par des places plus élevées ,
qui leur seront ouvertes ou fermées selon la ma-
nière dont ils auront rempli celles-là. Comme c'est
de ces établissements que dépend l'espoir de la ré-
publique, la gloire et le sort de la nation, je les
trouve, je l'avoue, d'une importance que je suis
R. V. 18
^74 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
bien surpris qu'on n'ait songé à leur donner nulle
part. Je suis affligé pour Thumanité que tant d'idées
qui me paraissent bonnes et utiles se trouvent tou-
jours , quoique très - praticables , si loin de tout ce
qui se fait.
Au reste, je ne fais ici qu'indiquer; mais c'est
assez pour ceux à qui je m'adresse. Ces idées mal
développées montrent de loin les routes inconnues
aux modernes par lesquelles les anciens menaient
les hommes à cette vigueur d'ame , à ce zèle pa-
triotique , à cette estime pour les qualités vraiment
personnelles , sans égard à ce qui n'est qu'étranger
à l'homme, qui sont parmi nous sans exemple,
mais dont les levains dans les coeurs de tous les
hommes n'attendent pour fermenter que d'être mis
en action par dés institutions converialbles. Dirigez
dans cet esprit l'éducation, les usagés, les cou-
tumes , les mœurs des Polonais, vous développerez
en eux ce- levain qui n'est pas encore éventé par des
jfnaxinies corrompues, par des institutions usées,
par une philosophie égoïste qui prêche et qui tue.
La nation datera sa seconde naissance de la crise
terrible dont elle sort; et voyant ce qu'ont fait ses ,
membres encore indisciplinés , elle attendra beau-
coup et obtiendra davantage d'une institution bien
pondérée : elle ôhérira, elle respectera 'des lois qui
flatteront son noble orgueil, qui la rendront, qui
la maintiendront heureuse et libre; arrachant de
son sein les passions qui les éludent, elle y nour-
rira celles qui les font àimér; enfin se renouvelant
pour ainsi dire elle-même , elle reprendra dans ce
CHAPITRE IV, 275
nouvel âge toute la vigueur d'une qation oai^sante.
Mais sans ces précautions n'attendez rien de vos
lois : quelque sçiges , quelque prévoyantes qu'elles
puissent être , elles seront éludées et vaines; et vous
aurez corrigé quelques abus qui vous blessent, pour
en introduire d'autres que vous n'aurez pas pré-
vus. Yoilà des préliminaires que j'ai cru$ indispen-
sables. Jetons maintenant les yeux sur |a constitu-
tion.
CHAPITRE V.
Vice radical.
Évitons, s'il se peut, de nous jeter dès les pre-
miers pas dans des projets chimériques. Qudile en-
treprise , messieurs , vous occupe en ce moment ?
celle de réforoiex le gouvernement de Pologne,
c'est-à-dire, de donner à la constitution d'un grand
royaume la consistance et la vigueur de celle d'une
petite république. Avant de travailler à l'exécution
de ce projet, il faudrait voir d'abord s'il est possible
d'y réussir .Grandeur des nations,étendue des états ;
première et principale source des malheurs du
genre humaiu , et surtout des calamités sans nombre
qui minent et détruisent les peuples poUcés. Pres-
que tous les petits états, républiques et monarchies
indifféremment, prQ3pèrent par cela seul qu'ils
sont petits , que tous les citoyens s'y connaissent
mutuellement et s'entregardent, que les chefs peu-
vent voir par .eu^c-^mémes le mal qui se fait , le bien
18.
276 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
qu'ils ont à faire , et que leurs ordres s'exécutent
sous leurs yeux. Tous les grandspeuples, écrasés par
leurs propres masses, gémissent, ou comme vons
dans l'anarchie , ou sous les oppresseurs subal-
ternes qu'une gradation nécessaire force les rois de
leur donner. Il n'y a que Dieu qui puisse gouverner
le monde , et il faudrait des facultés plus qu'hu-
maines pour gouverner de grandes nations. Il est
étonnant, il est prodigieux que la vaste étendue de
la Pologne n'ait pas déjà cent fois opéré la conver-
sion du gouvernement en despotisme, abâtardi les
âmes des Polonais, et corrompu la masse de la na-
tion. C'est un exemple unique dans l'histoire qu'a-
près des siècles un pareil état n'en soit encore qu'à
l'anarchie. La lenteur de ce progrès est due à des
avantages inséparables des inconvénients dont vous
voulez vous délivrer. Ah! je ne saurais trop le re-
dire; pensez-y bien avant de toucher à vos lois, et
surtout à celles qui vous firent ce que vous êtes.
La première réforme dont vous auriez besoin serait
celle de votre étendue. Vos vastes provinces ne
comporteront jamais la sévère administration des
petites républiques. Commencez par resserrer vos
limites si vous voulez réformer votre gouverne-
ment. Peut-être vos voisins songent-ils à vous rendre
ce service. Ce serait sans doute un grand mal pour
les parties démembrées; mais ce serait im grand
bien pour le corps de la nation.
Que si ces retranchements n'ont pas lieu, je ne
vois qu'un moyen qui pût y suppléer peut-être; et,
ce qui est heureux, ce moyen est déjà dans l'esprit
CHAPITRE V. ^77
de votre institution. Que la séparation dés deux Po-
lognes soit aussi marquée que celle de la Lithua-
nie : ayez trois états réunis en un. Je voudrais, s'il
était possible, que vous en eussiez autant que de
palatinats. Formez dans chacun autant d'adminis-
trations particulières. Perfectionnez la forme des
diétines, étendez leur autorité dans leurs palatinats
respectifs; mais marquez -en soigneusement les
bornes , et faites que rien ne puisse rompre entre
elles le lien de la commune législation , et de la sub-
ordination au corps de la république. En un mot,
appliquez - vous à étendre et perfectionner le sys-
tème des gouvernements fédératifs , le seul qui réu-
nisse les avantages des grands et des petits états,
et par là le seul qui puisse vous convenir. Si vous
négligez ce conseil , je doute que jamais vous puis-
siez faire un bon ouvrage.
CHAPITRE VI.
Questions des trois ordres.
Je n'entends guère parler de gouvernement sans
trouver qu'on remonte à des principes qui me pa-
raissent faux ou louches. La république de Pologne,
a-t-on souvent dit et répété , est composée de trois
ordres; l'ordre équestre, le sénat, et le roi. J'aime-
rais mieux dire que la nation polonaise est com-
posée de trois ordres: les nobles, qui sont tout; les
bourgeois, qui ne sont rien; et les paysans, qui sont
moins que rien. Si l'on compte le sénat pour un
a^S GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
df dre dans Tétat ^ pourquoi ne compte^t-on pas aussi
pour tel la chambre des nonces , qui tf est pas i^ôins
distincte, et qui n'a pas moins d'autorité? Bien plus;
cette division , dans le sens niême qu'on la dontie ,
est évidemment incomplète ; car il y fallait ajouter
les ministres qui ne sont ni rois , ni sénateurs , ni
nonces , et qui , dans la plus grande indépendance ,
n'en sont pas moins dépositaires de tout le pouvoir
exécutif. Comment me fera-t-on jamais comprendrèr
que la partie, qui n'existe que par le tout, formé
pourtant, par rapport au tout, un ordre indépendant
de lui? Là pairie, eu Angleterre, attendu qu'elle
est héréditaire^ forme, je l'avoue, tin ordre exi-
stant par lui-même. Mais en Pologne, ôtez l'ordre
équestre, il n'y a plus de sénat, puisque nul lié
peut être sénateur s'il n'est premièrement noble
polonais. De même il n'y a plus de roi , puisque c'est
l'ordre équestre qui le nomme, et que le roi ne peut
rien sans lui : mais ôtez le sénat et le roi, l'ordre
équestre et par lui l'état et lé souverain demeurent
en leur entier; et dès demain, s'il lui plaît, il aura
un sénat et un roi comme auparavant.
Mais, pour n'être pas un ordre dans l'état, il ne
s'ensuit pas que le sénat n'y soit rien ; et quand il
n'aurait pas eu corps le dépôt des lois , ses mem-
bres, indépendamment de l'autorité du corps, ne
le seraient pas moins de la puissance législative , et
ce serait leur ôter le droit qu'ils tieîment de leur
naissance que de les empêcher d'y voter en pleine
diète toutes les fois qu'il s'agit de faire ou de révo-
quer dès lois; mais ce n'est plus alors comme se-
CHAPITRE VI. 279
Ha leurs quHls votent, c'est simplement comme ci-
toyens. Sitôt que lia, puissance législative parle, tout
rentre dax^ l'égalité ; toute autre autorité se tait
devant elle ; sa voix est la vpix de Dieu sur la terre.
14e roi même, qui pjcéside à la diète, n'a pas alors,
je le soutiens, le droit d'y ypter s'il n'est noble
polonais.
On me dira san^ doute ici que je prouve trop ,
et que si les sénateurs n'ojit pas voix comm<^
tels à la diète, ils ne doivent pas non plus l'avoir
comme citoyens , puisque les membres de l'ordre
équestre n'y votent pas par eux-mêmes , mais seu-
lement par l^urs représentspits , au nombre des-
quels les sénateurs ne son^ pas. £t pourquoi vote-
raieqt-ils comme particuliers dans U diète , puisque
aucun autre noble , s'il n'est nonce , n'y peut voter ?
Cette objection me pars^t solide dans l'état présent
des choses ; mais quand )es changements projetés
seront faits, elle ne le sera plus, parce qu'alors les
sénateurs eux-mêmes seront des représentants per-
pétuels de la nation, mais qui ne pourront agir en
matière de législation qu'avec le concours de leurs
collègues.
Qu'on ne dise donc pas que le concours du roi,
du sénat et de l'ordre équestre est nécessaire pour
former une loi. Ce droit n'appartient qu'au seul
ordre équestre, dont les sénateurs sont membres
comme les nonces , mais où le sénat en corps n'entre
pour rien. Telle est ou doit être en Pologne la loi
de l'état : mais 1^ loi de 1^ najture, cette loi sainte,
imprescriptible, qui parle au cœur de l'homme et
aSo GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
à sa raison, ne permet pas qu'on resserre ainsi l'au-
torité législative, et que les lois obligent quiconque
n'y a pas voté personnellement comme les nonces,
ou du moins par ses représentants comme le corps
de la noblesse. On ne viole point impunément cette
loi sacrée; et l'état de faiblesse où une si grande
nation se trouve réduite, est l'ouvrage de cette bar-
barie féodale qui fait retrancher du corps de l'état
sa partie la plus nombreuse, et quelquefois la plus
saine.
A Dieu ne plaise que je croie avoir besoin de
prouver ici ce qu'un peu de bon sens et d'entrailles
suffisent pour faire sentir à tout le monde! Et d'où
la Pologne prétend -elle tirer la puissance et les
forces qu'elle étouffe à plaisir dans son sein? Nobles
Polonais , soyez plus , soyez hommes : alofs seule-
ment vous serez heureux et libres ; mais ne vous
flattez jamais de l'être tant que vous tiendrez vos
frères dans les fers.
Je sens la difficulté du projet d'affranchir vos
peuples. Ce que je crains n'est pas seulement l'in-
térêt mal entendu , l'amour-propre et les préjugés
des maîtres. Cet obstacle vaincu, je craindrais les
vices et la lâcheté des serfs. La liberté est un ali-
ment de bon suc, mais de forte digestion; il faut
des estomacs bien sains pour le supporter. Je ris
de ces peuples avilis qui, se laissant ameuter par
des ligueurs , osent parler de liberté sans même en
avoir l'idée, et, le cœur plein de tous les vices des
esclaves, s'imaginent que, pour être libres, il suffit
d'être des mutins. Fière et sainte liberté! si ces
CHAPITRE VI. • 281
pauvres gens pouvaient te connaître, s'ils savaient
à quel prix on t'acquiert et te conserve ; s'ils sen- ,
taient combien tes lois sont plus austères que n'est
dur le joug des tyrans , leurs faibles âmes , esclaves
de passions qu'il faudrait étouffer , te craindraient
plus cent fois que la servitude ; ils te fuiraient avec
effroi comme un fardeau prêt à les écraser.
Affranchir les peuples de Pologne est une grande
et belle opération, mais hardie, périlleuse, et qu'il
ne faut pas tenter inconsidérément. Parmi les pré-
cautions à prendre, il en est une indispensable et
qui demande du temps; c'est, avant toute chose,
de rendre dignes de la liberté et capables de la
supporter les serfs qu'on veut affranchir. J'expo-
serai ci-après un des moyens qu'on peut employer
pour cela. Il serait téméraire à moi d'en garantir
le succès, quoique je n'en doute pas. S'il est quel-
que meilleur moyen, qu'on le prenne. Mais, quel
qu'il soit, songez que vos serfs sont des hommes
comme vous , qu'ils ont en eux l'étoffe pour deve-
nir tout ce que vous êtes : travaillez d'abord à la
mettre en œuvre, et n'affranchissez leurs corps
qu'après avoir affranchi leurs âmes. Sans ce pré-
liminaire, comptez que votre opération réussira
mal.
»8a GOlIVERHEMEirT G^B FOLOOITE.
CHAPITRE VIL
Moyens de maintenir la constitution.
La législation de Pologne a été faite successive-
ment de pièces et de morceaux^ comme toutes
celles de l'Europe. A mesure qu'on voyait un abus,
on faisait une loi pour y remédier. De cette loi
naissaient d'autres abus qu'il fallait corriger en-
core. Cette manière d'opérer n'a point de fin, et
mène au plus terrible de tous les abus, qui est
d'énerver toutes les lois à force de les multiplier.
L'affaiblissement de la législation s'est fait en
Pologne d'une manière bien particulière , et peut-
être unique : c'est qu cjlle a perdu sa force sans
avoir été subjuguée par la puissance executive. En
ce moment encore la puissance législative con-
serve toute son autorité; elle est dans l'inaction,
mais sans rien voir au-dessus d'elle* La diète est
aussi souveraine qu'elle l'était lors de son établis-
sement. Cependant elle est sans force ; rien ne la
domine , mais rien ne lui obéit. Cet état est remarr
quable et mérite réflexion.
Qu'est-ce qui a conservé jusqu'ici l'autorité lé-
gislative? c'est la présence continuelle du législa-
teur. C'est la fréquence des diètes , c'est le fréquent
renouvellement des nonces, qui ont maintenu la
république. L'Angleterre, qui jouit du premier de
ces avantages, a perdu sa liberté pour avoir né-
gligé l'autre. Le même parlement dure si long-
CHAPITRE VII. 283
temps, que la cour, qui s'épuiserait à Tacheter
tous les ans , trouve son compte à l'acheter pour
sept , et n'y manque pas. Première leçon pour vous.
Un second moyen par lequel la puissance légis-
lative s'est conservée en Pologne, est première-
ment le partage de la puissance executive, qui a
empêché ses dépositaires d'agir de concert pour
l'opprimer, et en second lieu le passage fréquent
de cette même puissance executive par différentes
mains ^ ce qui a empêché tout système suivi d'u-
surpation. Chaque roi faisait, dans le cours de son
règne , quelques pas vers la puissance arbitraire :
mais l'élection de son successeur forçait celui-ci de
rétrograder au lieu de poursuivre; et les roïs, au
commencement de chaque règne, étaient con-
traints, par les pacta conventa^ de partir tous du
même point. De sorte que, malgré la pente habi-
tuelle vers le despotisme , il n'y avait aucun pro-
grès réel.
Il en était de même des ministres et grands of-
ficiers. Tous, indépendants et du sénat et les uns
des autres, avaient dans leurs départements res-
pectifs une autorité sans bornes ; mais outre que
ces places se balançaient mutuellement, en ne se
perpétuant pas dans les mêmes familles , elles n'y
portaient aucune force absolue; et tout le pouvoir,
même usurpé, retournait toujours à sa source. Il
n'en eût pas été de même si toute la puissance
executive eiit été, soit dans un seul corps comme
le sénat , soit dans une famille par l'hérédité de la
couronne. Cette famille ou ce corps auraient pro-
^84 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
bablement opprimé tôt ou tard la puissance légis-
lative, et par là mis les Polonais sous le joug que
portent toutes les nations, et dont eux seuls sont
encore exempts; car je ne compte déjà plus la
Suède*. Deuxième leçon.
Voilà l'avantage ; il est grand sans doute : mais
voici l'inconvénient, qui n'est- guère moindre. La
puissance executive, partagée entre plusieurs in-
dividus, manque d'harmonie entre ses parties, et
cause un tiraillement continuel incompatible avec
le bon ordre. Chaque dépositaire d'une partie de
cette puissance se met, en vertu de cette partie, à
tous égards au-dessus des magistrats et des lois. Il
reconnaît, à la vérité, l'autorité de la diète: mais
ne reconnaissant que celle-là , quand la diète est
dissoute il n'en reconnaît plus du tout ; il méprise
les tribunaux et brave leurs jugements. Ce sont
autant de petits despotes qui , sans usurper préci-
sément l'autorité souveraine , ne laissent pas d'op-
primer en détail les citoyens, et donnent l'exemple
funeste et trop suivi de violer sans scrupule et sans
crainte les droits et la liberté des particuliers.
Je crois que voilà la première et principale cause
de l'anarchie qui règne dans l'état. Pour ôter cette
* Rousseau fait allusion ici à la réyolution du 19 août 1773 ,
dans laquelle Gustave III réussit en un jour et sans verser une goutte
de sang à détruire le pouvoir aristocratique du sénat , et fit adopter
deux jours après , aux quatre ordres réunis , une constitution nou-
velle , par l'effet de laquelle l'autorité royale reprit la force et la di-
gnité dont elle avait besoin , en conservant aux libertés nationales
toutes les garanties désirables. Voyez un précis très -bien fait de cet
événement et de la constitution qui en fut la suite , dans le Tableau
des Révolutions de l'Europe, de Kock , tome 11 , pages 4 1 o et suiv.
CHAPITRE VII. 285
cause , je ne vois qu'un moyen : ce n'est pas d'ar-
mer les tribunaux particuliers de la force publique
contre ces petits tyrans; car cette force, tantôt
mal administrée, et tantôt surmontée par une force
supérieure , pourrait exciter des troubles et des
désordres capables d'aller par degrés jusqu'aux
guerres civiles; mais c'est d'armer de toute la force
executive un corps respectable et permanent, tel
que le sénat, capable, par sa consistance et par
son autorité , de contenir dans leur devoir les ma-
gnats tentés de s'en écarter. Ce moyen me parait
efficace, et le serait certainement; mais le^angeren
serait terrible et très-difficile à éviter; car, comme
on peut voir dans le Contrat social , tout corps dé-
positaire de la puissance jexécutive tend fortement
et continuellement à subjuguer la puissance légis-
lative , et y parvient tôt ou tard.
Pour parer à cet inconvénient, on vous pro-
pose de partager le sénat en plusieurs conseils ou
départements, présidés chacun par le ministre
chargé de ce département; lequel ministre, ainsi
que les membres de chaque conseil, changerait
au bout d'un temps fixé , et roulerait avec ceux
des autres départements. Cette idée peut être
bonne; c'était celle de l'abbé de Saint-Pierre, et il
l'a bien développée dans sa Poljrsynodie. La puis-
sance executive, ainsi divisée et passagère, sera plus
subordonnée à la législative , et les diverses par-
ties de l'administration seront plus approfondies
et mieux traitées séparément. Ne comptez pour-
tant pas trop sur ce moyen c si elles sont toujours
286 GOUVERNEMEITT DE POLOGNE.
séparées , elles manqueront de concert , et bient6t; ,
se contrecarrant mutuellement, elles useront pres-
que toutes leurs forces les unes contre les autres ,
jusqu'à ce qu'une d'entre elles ait pris l'ascendant
et les domine toutes : ou bien si elles s'accordent
et se concertent , elles ne feront réellement qu'un
même corps et n'auront qu'un même esprit, comme
les chambres d'un parlement; et de toutes manières
je tiens pour impossible que riodépendauce et l'é*
quilibre se maintiennent si bien entre elles , qu'il
n'en résulte pas toujours un centre ou foyer d'ad-
ministration où toutes les forces particulières se
réuniront toujours pour opprimer le souverain.
Dans presque toutes nos républiques les conseils
sont ainsi distribués en. départements, qui, dans
leur origine, étaient indépendants les uffe des
autres , et qui bienibot x)nt cessé de l'être.
L'invention de cette division par chambres ou
départements est moderne. Les anciens, qui sa-
vaient mieux que nous eomment se maintient la
liberté, ne conniwent point cet expédient. Le sé-
nat de Rome gouvernait la moitié du monde'Connu,
et n'avait pas même l'idée de ces partages. Ce sé-
nat cependant ne parvint jamais à opprimer la
puissance législative, quoique les sénateurs fussent
à vie : mais les lois avaient .des censeurs, le peuple
avait des tribuns, et le sénat n'élisait ^pas les
consuls.
Pour que l'administration soit forte , bonne , et
marche bien à son but, toute la puissance execu-
tive doit être dans les mêmes mains : mais il ne suf-
• •
CHAPITRE Vn. 287
fit pas que ces mains changent, il faiat qu'elles li'a-
gissent , s'il est possible , cpie sobs les yeux du
législateur, et que ce soit lui qui les giride. Voilà
le vrai secret pour qu'elles n'usurpent pas son
autorité.
Tant que les états s'assembleront et que les
nonces changeront fréquemment , il sera difficile
que le sénat ou le roi oppriment ou usurpent l'au-
torité ^législative. Il est remarquable que jusqu'ici
les Tois n'aient pas tenté de rendre les diètes plus
rares , quoiqu'ils ne fussent pas forcés , comme ceux
d'Angleterre , à les assembler fréquemment sous
peine de manquer d'argent. Il ffaut ou que les
choses se soient toujours troiïvées dans un état de
crise qui ait rendu l'autorité royale insiiffisamte
poiu'y pourvoir, ou que les rois se soient assurés,
par leurs brigues dans les diétines , d'avoir toujours
la pluralité des nonces à leur disposition , ou qu'à
la faveur du Uberum veto ils aiisnt été sûrs d'arrêter
toujours les délibérations qui pouvaient ^leur dé-
plaire et de dissoudre les diètes à leur volonté.
Quand tous ces motifs ne subsisteront plus , on doit
s'attendre que le roi, ou le sénat, ou tous les deux
ensemble , feront de grands éffoi*ts pour se délivrer
des diètes et les rendre aussi rares qu'îl^e pourra.
Voilà ce qu'il faut surtout prévenir et empêcher.
Le moyen proposé est le seul; il est simple et lïe
peut manquer d'être efficace. Il est bien singulier
qu'avant • le Contrat social y où je le ' donne * ,' per-
sonne ne s'en fut avisé.
* Liv. m , chap. xiii.
• •
288 GOUVERNEMENT DE POLOGNE
Un des plus grands inconvénients des grands
états , celui de tous qui y rend la liberté le plus
difficile à conserver , est que la puissance législative
ne peut s'y montrer elle-même, et ne peut agir
que par députation. Cela a son mal et son bien,
mais le mal l'emporte. Le législateur en corps est
impossible à corrompre, mais facile à tromper. Ses
représentants sont difficilement trompés, mais ai-
sément corrompus , et il arrive rarement qu'ils ne
le soient pas. Vous avez sous les yeux l'exemple du
parlement d'Angleterre , et par le liberum veto ce-
lui de votre propre nation. Or on peut éclairer
celui qui s'abuse, mais comment retenir celui qui
se vend ? Sans être instruit des affaires de Pologne ,
je parierais tout au monde qu'il y a plus de lu-
mières dans la diète et plus de vertu dans les dié-
tines.
Je vois deux moyens de prévenir ce mal terrible
de la corruption , qui de l'organe de la liberté fait
l'instrument de la servitude.
Le premier est, comme j'ai déjà dit , la fréquence
des diètes, qui , changeant souvent les représen-
tants, rend leur séduction plus coûteuse et plus
difficile. Sur ce point votre constitution vaut mieux
que celle de la Grande-Bretagne; et quand on aura
ôté ou modifié le liberum veto , je n'y vois aucun
autre changement à faire , si ce n'est d'ajouter
quelques difficultés à l'envoi des mêmes nonces à
deux diètes consécutives , et d'empêcher qu'ils ne
soient élus un grand nombre de fois. Je reviendrai
ci-après sur cet article.
CHAPITRE VIÏ. 289
Le secon^ moyen est d'assujettir les représen-
tants à suivre exactement leurs instructions , et à
rendre un compte sévère à leurs constituants de
leur conduite à la diète. Là-dessus je ne puis qu'ad-
mirer la négligence , l'incurie, et j'ose dire la stu-
pidité de la nation anglaise , qui , après avoir armé
ses députés de la suprême puissance , n'y ajoute
aucun frein pour régler l'usage qu'ils en pourront
faire pendant sept ans entiers que dure leur com-
mission.
Je vois que les Polonais ne sentent pas assez
l'importance de leurs diétines , ni tout ce qu'ils
leur doivent , ni tout ce qu'ils peuvent en obtenir
en étendant leur autorité et leur donnant une
forme plus régulière. Pour moi, je suis convaincu
que si les confédérations ont sauvé la patrie , ce
sont les diétines qui l'ont conservée ; et que c'est
là qu'est le vrai palladium de la liberté.
Les instructions des nonces doivent être dressées
avec grand soin , tant sur les articles annoncés dans
les universaux *, que sur les autres besoins présents
de l'état ou de la province, et cela par une commis-
sion présidée , si l'on veut , par le maréchal de la
diétine, mais composée au reste dé membres choisis
à la pluralité des voix ; et la noblesse ne doit point
se séparer que ces instructions n'aient été lues ,
discutées et consenties en pleine assemblée. Outre
l'original de ces instructions , remis aux nonces avec
* On appelait universaux les lettres de conyocation poui* la diète
générale expédiées au nom du roi dans tous les palatinats ; elles fai-
saient toujours connaître Fobjet de la conyocation , et ce qui deyait
être mis en délibération dans la diète.
R. V. 19
IÇ^O GOUVERN^EMENT DE POLOGNE.
leurs pouvoirs ^ il en doit rester un double signé
d'eux dans les registres de la diétine. C'est sur ces
instructions qu'ils doivent , à leur retour , rendre
compte de leur conduite aux diétines de relation
qu'il faut absolument rétablir , et c'est sur ce compte
rendu qu'ils doivent être ou exclus de toute autre
nonciature subséquente, ou déclarés derechef admis-
sibles, quand ils auront suivi leurs instructions à la
satisfaction de leurs constituants. Cet examen est de
la dernière importance ; on n'y saurait donner trop
d'attention ni en marquer l'effet avec trop de soin.
Il faut qu'à chaque mot que le nonce dit à la diète ,
à chaque démarche qu'il fait , il se voie d'avance
sous les yeux de ses constituants , et qu'il sente
l'influence qu'aura leur jugement , tant sur ses
projets d'avancement, que sur l'estime de ses com-
patriotes , indispensable pour leur exécution ; car
enfin ce n'est pas pour y dire leur sentiment par-
ticulier , mais pour y déclarer les volontés de la
nation , qu'elle envoie des nonces à la diète. Ce
frein est absolument nécessaire pour les contenir
dans leur devoir et prévenir toute corruption , de
quelque part qu'elle vienne. Quoi qu'on en puisse
dire , je ne vois aucun inconvénient à cette gêne ,
puisque la chambre des nonces, il'ayant ou ne
devant avoir aucune part au détail de l'administra-
tion , ne peut jamais avoir à traiter aucune matière
imprévue : d'ailleurs, pourvu qu'un nonce ne fasse
rien de contraire à l'expresse volonté de ses consti-
tuants , ils ne lui feraient pas un crime d'avoir
opiné en bon citoyen sur une matière qu'ils n'au-
CHAPiTRK Vît. agt
raient pas prévue, et sur laquelle ils n'auraient
. rien déterminé. J'ajoute enfin que , quand il y au-
rait en effet quelque inconvénient à tenir ainsi les
nonces asservis à leurs instructions , il n'y aurait
point encore à balancer vis-à-vis l'avantage im-
mense que la loi ne soit jamais que l'expression
réelle des volontés de la nation.
Mais aussi , ces précautions prises , il ne doit
jamais y avoir conflit de juridiction entre la diète
et les diétines ; et quand une loi a été portée en
pleine diète , je n'accorde pas même à celles-ci droit
de protestation. Qu'elles punissent leurs nonces ,
que , s'il le faut , elles leur fassent même couper
la tête quand ils ont prévariqué : mais qu'elles
obéissent pleinement , toujours , sans exception ,
sans protestation; qu'elles portent, comme il est
juste, la peine de leur mauvais choix; sauf à faire
à la prochaine diète , si elles le jugent à propos ,
des représentations aussi vives qu'il leur plaira.
Les diètes, étant fréquentes, ont moins besoin
d'être longues , et six semaines de durée me pa-
raissent bien suffisantes pour les besoins ordinaires
de l'état. Mais il est contradictoire que l'autorité
souveraine se donne des entraves à elle-même,
surtout quand elle est immédiatement entre les
mains de la nation. Que cette durée des diètes or-
dinaires continue d'être fixée à six semaines , à la
bonne heure : mais il dépendra toujours de l'as-
semblée de prolonger ce terme par une délibéra-
tion expresse lorsque les affaires le demanderont.
Car enfin , si la diète , qui , par sa nature , est au-
19-
^gi GOUVJlRNEMEWT de POLOGNE.
dessus de la loi , dit , Je veux rester y qui est-ce qui
lui dira , Je ne veux pas que tu restes ? Il n'y a que
le seul cas qu'une diète voulût durer plus de deux
ajis , qu'elle ne le pourrait pas ; ses pouvoirs alors
finiraient et ceux d'une autre diète commenceraient
avec la troisième année. La diète , qui peut tout ,
peut sans contredit prescrire un plus long inter-
valle entre les diètes : mais cette nouvelle loi ne
pourrait regarder que les diètes subséquentes , et
celle qui la porte n'en peut profiter. Les principes
dont ces règles se déduisent sont établis dans le
Contrat social.
A l'égard des diètes extraordinaires, le bon ordre
exige en effet qu'elles soient rares , et convoquées
uniquement pour d'urgentes nécessités. Quand le
roi les juge telles , il doit , je l'avoue , en être cru :
mais ces nécessités pourraient exister et qu'il n'en
convînt pas; faut-il alors que le sénat en juge?
Dans un état libre on doit prévoir tout ce qui peut
attaquer la liberté. Si les confédérations restent,
elles peuvent en certains cas suppléer les diètes
extraordinaires : mais si vous abolissez les confédé-
rations , il faut un règlement pour ces diètes né-
cessairement.
Il me paraît impossible que la loi puisse fixer
raisonnablement la durée des diètes extraordi-
naires , puisqu'elle dépend absolument de la nature
des affaires qui les font convoquer. Pour l'ordi-
naire la célérité y est nécessaire ; mais cette célé-
rité étant relative aux matières à traiter qui ne sont
pas dans l'ordre des affaires courantes , on ne peut
CHAPITRE VII. 293
rien statuer là-dessus d'avance , et Ton pourrait se
trouver en tel état qu'il importerait que la diète
restât assemblée jusqu'à ce que cet état eut changé,
ou que le temps des diètes ordinaires fît tomber les
pouvoirs de celle-là.
Pour ménager le temps, si précieux dans les
diètes, il faudrait tâcher d'ôter de ces assemblées
les vaines discussions qui ne servent qu'à le faire
perdre. Sans doute il y faut non-seulement de la
règle et de l'ordre, mais du cérémonial et de la
majesté. Je voudrais même qu'on donnât un soin
particulier à cet article , et qu'on sentît , par exem-
ple , la barbarie et l'horrible indécence de voir
l'appareil des armes profaner le sanctuaire des lois.
Polonais, êtes-vous plus guerriers que n'étaient les
Romains? et jamais, dans les plus grands troubles
de leur république , l'aspect d'un glaive ne souilla
les comices ni le sénat. Mais je voudrais aussi qu'en
s'attachant aux choses importantes et nécessaires
on évitât tout ce qui peut se faire ailleurs également
bien. Le rugi^ par exemple, cest-à-dire l'examen
de la légitimité des nonces, est un temps perdu
dans la diète , non que cet examen ne soit en lui-
même une chose importante, mais parce qu'il peut
se faire aussi bien et mieux dans le lieu même où
ils ont été élus, où ils sont le plus connus , et où
ils ont tous leurs concurrents. C'est dans leur pa-
latinat même, c'est dans la diétine qui les députe,
que la validité de leur élection peut être mieux
constatée et en moins de temps , comme cela se
pratique pour les commissaires de Radom et les
294 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
I
députés au tribunal. Cela fait , la diète doit les ad-
mettre sans discussion sur le laudwn dont ils sont
porteurs, et cela non-seulement pour prévenir les
obstacles qui peuvent retarder l'élection du maré-
chal * , mais surtout les intrigues par lesquelles
le sénat ou le roi pourraient gêner les élections et
chicaner les sujets qui leur seraient désagréables.
Ce qui vient de se passer à Londres est une leçon
pour les Polonais. Je sais bien que ce Wilkes n'est
qu'un brouillon; mais par l'exemple de sa réjection
la planche est faite , et désormais on n'admettra plus
dans la chambre des communes que des sujets qui
conviennent à la cour.
Il faudrait cominencer par donner plus d'atten-
tion au choix des membres qui ont voix dans les
diétines. On discernerait par là plus aisément ceux
qui sont éligibles pour la nonciature. Le livre d'or
de Venise est un modèle à suivre à cause des facili-
tés qu'il donne. Il serait commode et très-aisé de
tenir dans chaque grod un registre exact de tous
les nobles qui auraient, aux conditions requises,
entrée et voix aux diétines ; on les inscrirait dans
le registre de leur district à mesure qu'ils attein-
draient l'âge requis par les lois; et Ton raierait
ceux qui devraient en être exclus dès qu'ils tombe-
raient dans ce cas , en marquant la raison de leur
* Quoique le roi eût le droit de convoquer les diètes générales
et en fut le président né , le premier acte de la diète était l'élection
d'un fonctionnaire qui , sous le titre de Maréchal d^ nonces , exer-
çait réellement cette présidence avec les attributions les plus éten-
dues. 11 était choisi alternativement entre les seigneurs les plus
considérés de la grande Pologne , de la petite Pologne , et de la Li*
thuanie.
CHAPITUE VII. 295
exclusion. Par ces registres, auxquels il faudrait
donner une forme bien authentique , on distingue-
rait aisément , tant les membres légitimes des
diétines , que les sujets éligibles pour la nonciature ;
et la longueur des discussions serait fort abrégée
sur cet article.
Une meilleure police dans les diètes et diétines
serait assurément une chose fort utile; mais, je ne
le redirai jamais trop , il ne faut pas vouloir à la
fois deux choses contradictoires. La police est
bonne, mais la liberté vaut mieux; et plus vous
générez la liberté par des formes, plus ces formes
fourniront de moyens à l'usurpation. Tous ceux
dont vous userez pour empêcher la licence dans
l'ordre législatif, quoique bons en eux-mêmes,
seront tôt ou tard employés pour l'opprimer. C'est
un grand mal que les longues et vaines harangues
qui font perdre un temps si précieux , mais c'en est
un bien plus grand qu'un bon citoyen n'ose parler
quand il a des choses utiles à dire. Dès qu'il n'y
aura dans les diètes que certaines bouches qui
s'ouvrent, et qu'il leur sera défendu de tout dire,
elles ne diront bientôt plus que ce qui peut plaire
aux puissants.
Après les changements indispensables dans la
nomination des emplois et dans la distribution des
grâces, il y aura vraisemblablement et moins de
vaines harangues, et moins de flagorneries adressées
au roi sous cette forme. On pourrait cependant,
pour élaguer un peu les tortillages et les amphi-
gouris , obliger tout harangueur à énoncer au com-
296 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
mencement de son discours la proposition qu'il
veut faire, et, après avoir déduit ses raisons, de
donner ses conclusions sommaires , comme font les
gens du roi dans les tribunaux. Si cela n'abrégeait
pas les discours, cela contiendrait du moins ceux
qui ne veulent parler que pour ne rien dire, et
faire consumer le temps à ne rien faire.
Je ne sais pas bien quelle est la forme établie
dans les diètes pour donner la sanction aux lois ;
mais je sais que, pour des raisons dites ci-devant,
cette forme ne doit pas être la même que dans le
parlement de la Grande-Bretagne; que le sénat de
Pologne doit avoir l'autorité d'administration , non
de législation; que, dans toute cause législative, les
sénateurs doivent voter seulement comme mem-
bres de la diète, non comme membres du sénat,
et que les voix doivent être comptées par tête égale-
ment dans les deux chambres. Peut-être l'usage du
liberwn veto a-t-il empêché de faire cette distinc-
tion, mais elle sera très -nécessaire quand le lU
berum veto sera ôté ; et cela , d'autant plus que
ce sera un avantage immense de moins dans la
chambre des nonces, car je ne suppose pas que les
sénateurs, bien moins les ministres, aient jamais
eu part à ce droit. Le veto des nonces polonais
représente celui des tribuns du peuple à Rome :
or ils n'exerçaient pas ce droit comme citoyens ,
mais comme représentants du peuple romain. La
perte du liberwn veto n'est donc que pour la
chambre des nonces, et le corps du sénat, n'y
perdant rien , y gagne par conséquent.
CHAPITRE VII. ÎI97
Ceci posé, je vois un défaut à corriger dans la
diète; c'est que, le nombre des sénateurs égalant
presque celui des nonces , le sénat a une trop
grande influence dans les délibérations , et peut
aisément , par son crédit dans l'ordre équestre ,
gagner le petit nombre de voix dont il a besoin
pour être toujours prépondérant.
Je dis que c'est un défaut, parce que le sénat,
étant un corps particulier dans l'état, a nécessai-
rement des intérêts de corps différents de ceux de
la nation, et qui même, à certains égards, y peu-
vent être contraires. Or la loi , qui n'est que l'ex-
pression de la volonté générale, est bien le résultat
de tous les intérêts particuliers combinés et ba-
lancés par leur multitude ; mais les intérêts .de
corps, faisant un poids trop considérable, rom-
praient l'équilibre , et ne doivent pas y entrer col-
lectivement. Chaque individu doit avoir sa voix ;
nul corps, quel qu'il soit, n'en doit avoir une. Or
si le sénat avait trop de poids dans la diète , non-
seulement il y porterait son intérêt , mais il le ren-
drait prépondérant.
Un remède naturel à ce défaut se présente de
lui-même; c'est d'augmenter le nombre des nonces;
mais je craindrais que cela ne fît trop de mouve-
ment dans l'état et n'approchât trop du tumulte
démocratique. S'il fallait absolument changer la
proportion, au lieu d'augmenter le nombre des
nonces, j'aimerais mieux diminuer le nombre des
sénateurs. Et, dans le fond, je ne vois pas trop pour
quoi , y ayant déjà un palatin à la tête de chaque
agS GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
province, il y faut encore de grands castellans. Mais
ne perdons jamais de vue l'importante maxime de
ne rien changer sans nécessité, ni pour retrancher
ni pour ajouter.
Il vaut mieux , à mon avis , avoir un conseil moins
nombreux, et laisser plus de liberté à ceux qui le
composent , que d'en augmenter le nombre et de
gêner la liberté dans les délibérations , comme on
est toujours forcé de faire quand ce nombre de-
vient trop grand : à quoi j'ajouterai , s'il est permis
de prévoir le bien ainsi que le mal , qu'il faut éviter
de rendre la* diète aussi nombreuse qu'elle peut
l'être , pour ne pas s'ôter le moyen d'y admettre
un jour, sans confusion, de nouveaux députés, si
jamais on en vient à l'ennoblissement des villes et
à l'affranchissement des serfs , comme il est à dé-
sirer pour la force et le bonheur de la nation.
Cherchons donc un moyen de remédier à ce dé-
faut, d'une autre manière et avec le moins de chan-
gement qu'il se pourra.
Tous les sénateurs sont nommés par le roi, et
conséquemment sont ses créatures : de plus , ils sont
à vie ,'et , à ce titre , ils forment un corps indépen-
dant et du roi et de l'ordre équestre, qui, comme
je l'ai dit, a son intérêt à part et doit tendre à l'u-
surpation. Et l'on ne doit pas ici m'accuser de con-
tradiction parce que j'admets le sénat comme un
corps distinct dans la république, quoique je ne
l'admette pas comme un ordre composant de la
république ; car cela est fort différent.
Premièrement , il faut ôter au roi la nomination
CHAPITRE VU. 299
du sénat, non pas tant à cause du pouvoir qu'il
conserve par là sur les sénateurs, et qui peut n'être
pas grand , que par celui qu'il a sur tous ceux qui
aspirent à l'être, et par eux sur le corps entier de
la nation. Outre l'effet de ce changement dans la
constitution , il en résultera l'avantage inestimable
d'amortir, parmi la noblesse, l'esprit courtisan, et
d'y substituer l'esprit patriotique. Je ne vois aucun
inconvénient que les sénateurs soient nommés par
la diète, et j'y vois de grands biens, trop clairs pour
avoir besoin d'être détaillés. Cette nomination peut
se faire tout d'un coup dans la diète, ou première-
ment dans les diétines, par la présentation d'un
certain nombre de sujets pour chaque place vacante
dans leurs palatinats respectifs. Entre ces élus la
diète ferait son choix , ou bien elle en élirait un
moindre nombre , parmi lesquels on pourrait laisser
encore au roi le droit de choisir. Mais, pour aller
tout d'un coup au plus simple , pourquoi chaque
palatin ne serait- il pas élu définitivement dans la
diétine de sa province? quel inconvénient a-t-on vu
naître de cette élection pour les palatins dePoloczk,
deWitepsk,etpour lestaroste deSamogitiePetquel
mal y aurait -il que le privilège de ces trois pro-
vinces devînt un droit commun pour toutes? Ne
perdons pas de vue l'importance dont il est pour la
Pologne de tourner sa constitution vers la forme
fédéra tive, pour écarter, autant qu'il est possible,
les maux attachés à la grandeur ou plutôt à l'é-
tendue de l'état.
En second heu , si vous faites que les sénateurs
3oO GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
ne soient plus à vie, vous affaiblirez considérable-
ment l'intérêt de corps qui tend à l'usurpation.
Mais cette opération a ses difficultés : première-
ment, parce qu'il est dur à des hommes accoutumés
à manier les affaires publiques de se voir réduits
tout d'un coup à l'état privé sans avoir démérité ;
secondement , parce que les places de sénateurs
sont unies à des titres de palatins et de castellans,
et à l'autorité locale qui y est attachée , et qu'il ré-
sulterait du désordre et des mécontentements du
passage perpétuel de ces titres et de cette autorité
d'un individu à un autre. Enfin cette amovibilité ne
peut pas s'étendre aux évêques , et ne doit peut-être
pas s'étendre aux ministres , dont les places , exi-
geant des talents particuliers, ne sont pas toujours
faciles à bien remplir. Si les évêques seuls étaient
à vie, l'autorité du clergé, déjà trop grande, aug-
menterait considérablement; et il est important
que cette autorité soit balancée par des sénateurs
qui soient à vie, ainsi que les évêques, et qui ne
craignent pas plus qu'eux d'être déplacés.
Voici ce que j'imaginerais pour remédier à ces
divers inconvénients. Je voudrais que les places de
sénateurs du premier rang continuassent d'être à
vie. Cela ferait, en y comprenant, outre les évêques
et les palatins, tous les castellans du premier rang,
quatre-vingt-neuf sénateurs inamovibles.
Quant aux castellans du second rang, je les vou-
drais tous à temps , soit pour deux ans , en faisant
à chaque diète une nouvelle élection, soit pour
plus long-temps s'il était jugé à propos; mais tou-
CHAPITRE VII. 3oi
jours sortant de place à chaque terme, sauf à élire
de nouv^u ceux que la diète voudrait continuer ,
ce que je permettrais un certain nombre de fois
seulement, selon le projet qu'on trouvera ci-après-
L'obstacle des titres serait faible, parce que ces
titres, ne donnant presque d'autre fonction que de
siéger au sénat, pourraient être supprimés sans in-
convénient , et qu'au lieu du titre de castellans à
bancs, ils pourraient porter simplement celui de
sénateurs députés. Comme , par la réforme , le sé-
nat, revêtu de la puissance executive , serait per-
pétuellement assemblé dans un certain nombre de
ses membres , un nombre proportionné de séna-
teurs députés seraient de même tenus d'y assister
toujours à tour de rôle. Mais il ne s'agit pas ici de
ces sortes de détails.
Par ce changement à peine sensible, ces castel-
lans ou sénateurs députés deviendraient réellement
autant de représentants de la diète, qui feraient
contre-poids au corps du sénat, et renforceraient
l'ordre équestre dans les assemblées de la nation;
en sorte que les sénateurs à vie, quoique devenus
plus puissants, tant par l'abolition du veto que par
la diminution de la puissance royale et de celle des
ministres fondue en partie dans leur corps, n'y
pourraient pourtant faire dominer l'esprit de ce
corps; et le sénat, ainsi mi-parti de membres à
temps et de membres à vie , serait aussi bien con-
stitué qu'il est possible pour faire un pouvoir in-
termédiaire entre la chambre des nonces et le roi ,
ayant à la fois assez de consistance pour régler l'ad- '
3oa GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
ministration , et assez de dépendance pour être
soumis aux lois. Cette opération me parail bonne ,
parce qu'elle est simple, et cependant d'un grand
effet.
On propose, pour modérer les abus du veto , de
ne plus compter les voix par tête de nonce, mais
de les compter par palatinats. On ne saurait trop
réfléchir sur ce changement avant que de l'adopter,
quoiqu'il ait ses avantages et qu'il soit favorable à
la forme fédérative. Les voix prises par masse et
collectivement vont toujours moins directement à
l'intérêt commun que prises ségrégativement par
individu. U arrivera très -souvent que parmi les
nonces d'un palatinat un d'entre eux , dans leurs
délibérations particulières, prendra l'ascendant sur
les autres , et déterminera pour son avis la plura-
lité , qu'il n'aurait pas si chaque voix demeurait
indépendante. Ainsi les corrupteurs auront moins
à faire et sauront mieux à qui s'adresser. De plus ,
il vaut mieux que chaque nonce ait à répondre
pour lui seul à sa diétine , afin que nul ne 6'excuse
sur les autres, que l'innocent et le coupable ne
soient pas confondus , et que la justice distributive
soit mieux observée. U se présente bien des raisons
contre cette forme, qui relâcherait beaucoup le lien
commun , et pourrait, à chaque diète, exposer l'état
à se diviser. En rendant les nonces plus dépendants
de leurs instructions et de leurs constituants, on
gagne à peu près le même avantage sans aucun in-
convénient. Ceci suppose , il est vrai , que les suf-
frages ne se donnent point par scrutin , mais à
CHAPITRE VII. • 3o3
haute voix^ afin que la conduite et l'opinion de
chaque nonce à la diète soient connues, et qu'il
en réponde en son propre et privé nom. Mais cette
matière des suffrages étant une de celles que j'ai
discutées avec le plus de soin dans le Contrat so"
cial *, il est superflu de me répéter ici.
Quant aux élections , on trouvera peut-être d'a-
bord quelque embarras à nommer à la fois dans
chaque diète tant de sénateurs députés, et en gé-
néral aux élections d'un grand nombre sur un plus
grand nombre qui reviendront quelquefois dans le
projet que j'ai à proposer ; mais, en recourant pour
cet article au scrutin , l'on ôterait aisément cet em-
barras au moyen de cartons imprimés et numérotés
qu'on distribuerait aux électeurs la veille de l'élec-
tion, et qui contiendraient les noms de tous le»
candidats entre lesquels cette élection doit être faite*
Le lendemain les électeurs viendraient à la file rap-
porter dans une corbeille tous leurs cartons, après
avoir marqué , chacun dalis le sien , ceux qu'il élit
ou ceux qu'il exclut, selon l'avis qui serait en tête
des cartons. Le déchiffrement de ces mêmes car-
tons se ferait tout de suite ^ en présence de l'assem-
blée, par le secrétaire de la diète, assisté de deux
autres secrétaires at/ac/wm, nommés sur-le-champ
par le maréchal dans le nombre des nonces pré-
sents. Par cette méthode , l'opératipn deviendrait
si courte et si simple, que^ sans dispute et sans
bruit, tout le sénat se remplirait aisément dans une
séance. Il est vrai , qu'il faudrait encore une règle
* Livre it , chap. ii et iv.
3o4 • GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
pour déterminer la liste des candidats; mais cet
article aura sa place et ne sera pas oublié.
Reste à parler du roi, qui préside à la diète , et
qui doit être , par sa place , le suprême adminis-
trateur des lois.
CHAJ>ÏTRE VIII.
Du roi.
C'est un grand mal que le chef d'une nation soit
l'ennemi né de la liberté, dont il devrait être le
défenseur. Ce mal, à mon avis, n'est pas tellement
inhérent à cette place qu'on ne pût l'en détacher,
ou du moins l'amoindrir considérablement. Il n'y
a point de tentation sans espoir. Rendez l'usurpa-
tion impossible à vos rois , vous leur en ôterez la
fantaisie; et ils mettront, à vous bien gouverner
et à vous défendre , tous les efforts qu'ils font main-
tenant pour vous asservir. Les instituteurs de la
Pologne, comme l'a remarqué M. le comte de Wiel-
horski , ont bien songé à ôter aux rois les moyens
de nuire, mais non pas celui de corromprej et les
grâces dont ils sont les distributeurs leur donnent
abondamment ce moyen. La difficulté est qu'en
leur ôtant cette distribution l'on paraît leur tout
Oter : c'est pourtant ce qu'il ne faut pas faire; car
autant vaudrait n'avoir point de roi ; et je crois im-
possible à un aussi grand état que la Pologne de
s'en passer , c'est-à-dire d'un chef suprême qui soit
CHAPITRE VIII. 3o5
à vie. Or, à moins que le chef d'une nation ne soit
tout- à -fait nul, et par conséquent inutile, il faut
bien qu'il puisse faire quelque chose; et si peu
qu'il fasse , il faut nécessairement que ce soit du
bien ou du mal.
Maintenant tout le sénat est à la nomination du
roi : c'est trop. S'il n'a aucune part à cette nomina-
tion, ce n'est pas assez. Quoique la pairie en An-
gleterre soit aussi à la nomination du roi , elle en
est bien moins dépendante, parce que cette pairie
une fois donnée est héréditaire ; au lieu que les évê-
chés, palatinats, et castellanies , n'étant qu'à vie,
retournent, à la mort de chaque titulaire, à la no-
mination du roi.
J'ai dit comment il me paraît que cette nomina-
tion devrait se faire; savoir, les palatins et grands
castellans , à vie et par leurs diétines respectives ;
les castellans du second rang, à temps et par la
diète. A J'égard des é vêques , il me paraît difficile ,
à moins qu'on ne les fasse élire par leurs chapitres,
d'en ôter la nomination au roi : et je crois qu'on
peut la lui laisser, excepté toutefois celle de l'ar-
chevêque de Gnesne*, qui appartient naturellement
à la diète ; à moins qu'on n'en sépare la primatie ,
d6nt elle seule doit disposer. Quant aux ministres,
surtout les grands généraux et grands trésoriers ,
quoique leur puissance, qui fait contre -poids à
* Gnesne était autrefois la capitale de la Pologne. Son archeréque,
primat du royaume et légat né du saint-siége , était chef de la répu-
blique pendant Tinterrègne , et c'était en son nom que s'expédiaient
les universaux pour la diète dite cTélection ; il couronnait les rois et
les reines.'
R. V. 20
3o6 GOUVERirEMENT DE POLOGNE.
celle du roi , doive être diminuée en proportion de
la sienne, il ne me paraît pas prudent de laisser au
roi le droit de remplir ces places par ses créatures,
et je voudrais au moins qu'il n'eût que le choix sur
un petit nombre de sujets présentés par la diète.
Je conviens que , ne pouvant plus ôter ces places
après les avoir données, il ne peut plus compter
absolument sur ceux qui les remplissent : mais c'est
assez du pouvoir qu'elles lui donnent sur les aspi-
rants , sinon pour le mettre en état de changer la
face du gouvernement, du moins pour lui en lais-
ser l'espérance; et c'est surtout cette espérance
qu'il importe de lui ôter à tout prix.
Pour le grand chancelier, il doit, ce me semble,
être de nomination royale. Les rois sont les juges
nés de leurs peuples; c'est pour cette fonction,
quoiqu'ils l'aient tous abandonnée, qu'ils ont été
établis : elle ne peut leur être ôtée ; et quand ils
ne veulent pas la remplir eux-mêmes, la «nomina-
tion de leurs substituts en cette partie est de leur
droit , parce que c'est toujours à eux de répondre
des jugements qui se rendent en leur nom. La na-
tion peut , il est vrai , leur donner des assesseurs ,
et le doit lorsqu'ils ne jugent pas eux-mêmes :
ainsi le tribunal de la couronne, où préside, non
le roi , mais le grand chancelier , est sous l'inspec-
tion de la nation , et c'est avec raison que les dié-
tines en nomment les autres membres. Si le roi
jugeait en personne, j'estime qu'il aurait le droit
de juger seul. En tout état de cause son intérêt se-
rait toujours d'être juste, et jamais des jugements
CHAPITRE VIII. 3o7
iniques ne furent une bonne voie pour parvenir
à l'usurpation.
A l'égard des au^es dignités, tant de la couronne
que des palatinats , qui ne sont que des titres hono-
rifiques et donnent plus d'éclat que de crédit, on
ne peut mieux faire que de lui en laisser la pleine
disposition : qu'il puisse honorer le mérite et flatter
la vanité, mais qu'il ne puisse conférer la puissance.
La majesté du trône doit être entretenue avec
splendeur ; mais il importe que de toute la dépense
nécessaire à cet effet on en laisse faire au roi le
moins qu'il est possible. Il serait à désirer que tous
les officiers du roi fussent aux gages de la répu-
blique , et non pas aux siens , et qu'on réduisît en
même rapport tous les revenus royaux, afin de
diminuer autant qu'il se peut le maniement des
deniers par les mains du roi.
On a proposé de rendre la couronne héréditaire.
Assurez-vous qu'au moment que cette loi sera por-
tée , la Pologne peut dire adieu pour jairiais à sa
liberté. On pense y pourvoir suffisamment en bor-
nant la puissance royale. On ne voit pas que ces
bornes posées par les lois seront franchies à trait
de temps par des usurpations graduelles , et qu'un
système adopté et suivi sans interruption par une
famille royale, doit l'emporter à la longue sur une
législation qui, par sa nature, tend sans cesse au
relâchement. Si le roi ne peut corrompre les grands
par des grâces, il peut toujours les corrompre par
des promesses dont ses successeurs sont garants ;
et comme les plans formés par la famille royale se
20.
3o8 GOUVERNEMENT DE , POLOGNE.
perpétuent avec elle , on prendra bien plus de con-
fiance en ses engagements, et l'on comptera bien
plus sur leur accomplissement, que quand la cou-
ronne élective montre la fin des projets du mo-
narque avec celle de sa vie. La Pologne est libre ,
parce que chaque règne est précédé d'un intervalle
où la nation , rentrée dans tous ses droits et repre-
nant une vigueur nouvelle , coupe le progrès des
abus et des usurpations, où la législation se re-
monte et reprend son premier ressort. Que devien-
dront les pacta commenta , l'égide de la Pologne ,
quand une famille établie sur le trône à perpétuité
le remplira sans intervalle , et ne laissera à la na-
tion , entre la mort du père et le couronnement
du fils, qu'une vaine ombre de liberté sans effet,
qu'anéantira bientôt la simagrée du serment fait
par tous les rois à leur sacre, et par tous oublié
pour jamais l'instant d'après? Vous avez vu le Da-
nemarck , vous voyez l'Angleterre , et vous allez
voir la Suède : profitez de ces exemples pour ap-
prendre une fois pour toutes que , quelques pré-
cautions qu'on puisse entasser, hérédité dans le
trône et liberté dans la nation seront à jamais des
choses incompatibles.
Les Polonais ont toujours eu du penchant à
transmettre la couronne du père au fils , ou au
plus proche par voie d'héritage , quoique toujours
par droit d'élection. Cette inclination , s'ils con-
tinuent à la suivre , les mènera tôt ou tard au mal-
heur de rendre la couronne héréditaire ; et il ne
faut pas qu'ils espèrent lutter aussi long-temps de
CHAPITRE VIII. 309
cette manière contre la puissance royale, que les
membres de l'empire germanique ont lutté contre
celle de l'empereur, parce que la Pologne n'a point
en elle-même de contre-poids suffisant pour main-
tenir un roi héréditaire dans la subordination lé-
gale. Malgré la puissance de plusieurs membres de
l'empire, sans l'élection accidentelle de Charles VII*
les capitulations impériales ne seraient déjà plus
qu'un vain formulaire, comme elles l'étaient au
commencement de ce siècle; et les pacta commenta
deviendront bien plus vains encore quand la fa-
mille royale aura eu le temps de s'affermir et de
mettre toutes les autres au-dessous d'elle. Pour
dire en un mot mon sentiment sur cet article , je
pense qu'une couronne élective , avec le plus ab-
solu pouvoir , vaudrait encore mieux pour la Po-
logne qu'une couronne héréditaire avec un pouvoir
presque nul.
Au lieu de cette fatale loi qui rendrait la cou-
ronne héréditaire, j'en proposerais une bien con-
traire , qui , si elle était admise , maintiendrait la
liberté de la Pologne ; ce serait d'ordonner , par
une loi fondamentale , que jamais la couronne ne
passerait du père au fils , et que tout fils d'un roi
de Pologne serait pour toujours exclus du trône.
Je dis que je proposerais cette loi si elle était né-
cessaire : mais, occupé d'un projet qui ferait le
même effet sans elle, je renvoie à sa place l'expli-
Électeur de Bavière, élu empereur en 174^ > quinze mois après
la mort de Charles VI , dernier mâle de la maison de Habsbourg-
Autriche , mort qui donna lieu à la guerre dite de la succession.
3lO GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
cation de ce projet ; et supposant que par son effet
les fils seront exclus du trône de leur père, au moins
immédiatement , je crois voir que la liberté bien
assurée ne sera pas le seul avantage qui résultera
de cette exclusion. Il en naîtra un autre encore
très - considérable ; c'est, en ôtant tout espoir aux
rois d'usurper et transmettre à leurs enfants un
pouvoir arbitraire , de porter toute leur activité
vers la gloire et la prospérité de l'état ; la seule voie
qui reste ouverte à leur ambition. C'est ainsi que
le chef de la nation en deviendra, non plus l'ennemi
né , mais le premier citoyen ; c'est ainsi qu'il fera
sa grande affaire d'illustrer son règne par des éta-
blissements utiles qui le rendent cher à son peuple,
respectable à ses voisins, qui fassent bénir après
lui sa mémoire ; et c'est ainsi que , hors les moyens
de nuire et de séduire qu'il ne faut jamais lui lais-
ser, il conviendra d'augmenter sa puissance eq
tout ce qui peut concourir au bien public. Il aura
peu de force immédiate et directe pour agir par
lui'-même; mais il aura beaucoup d'autorité, de
surveillance et d'inspection pour contenir chacun
dans son devoir, et pour diriger le gouvernement à
son véritable but. La présidence de la diète , du
sénat et de tous les corps, un sévère examen de la
conduite de tous les gens en place , un grand soin
de maintenir la justice et l'intégrité dans tous les
tribunaux , de conserver Tordre et la tranquillité
dans l'état , de lui donner une bonne assiette au-
dehors , le commandement des armées en temps
de guerre, les établissements utiles en temps de
CHAPITRE VIII. 3l I
paix, sont des devoirs qui tiennent particulière-
ment à son office de roi , et qui l'occuperont assez
s'il veut les remplir par lui-même ; car les détails
de l'administration étant confiés à des ministres
établis pour cela , ce doit être un crime à un roi de
Pologne de confier aucune partie de la sienne à des
favoris. Qu'il fasse son métier en personne, ou qu'il
y renonce : article important sur lequel la nation
ne doit jamais se relâcher.
C'est sur de semblables principes qu'il faut éta-
blir l'équilibre et la pondération des pouvoirs qui
composent la législation et l'administration. Ces
pouvoirs , dans les mains de leurs dépositaires et
dans la meilleure proportion possible , devraient
être en raison directe de leur nombre et inverse dit
temps qu'ils restent en place. Les parties compo-
santes de la diète suivront d'assez près ce meilleur
rapport. La chambre des nonces , la plus nom-
breuse 9 sera aussi la plus puissante ; mais tous ses
membres changeront fréquemment. Le séilat,moins
nombreux , aura une moindre part à la législation ^
mais une plus grande à la puissance executive ; et
ses membres, participant à la constitution des deux
extrêmes , seront partie à temps et partie à vie ,
comme il convient à un corps intermédiaire. Le
roi, qui préside à tout, continuera d'être à vie; et
son pouvoir, toujours très-grand pour l'inspection,
sera borné par la chambre des nonces quant à la
législation, et par le sénat quanta l'administration.
Mais pour maintenir l'égalité , principe de la con-
stitution , rien n'y doit être héréditaire que la no -
3l2 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
blesse. Si la couronne était héréditaire, il faudrait,
pour conserver l'équilibre , que la pairie ou l'ordre
sénatorial le fût aussi comme en Angleterre. Alors
l'ordre équestre abaissé perdrait son pouvoir , la
chambre des nonces n'ayant pas , comme celle des
communes , celui d'ouvrir et fermer tous les ans
le trésor public , et la constitution polonaise se-
rait renversée de fond en comble.
CHAPITRE IX.
Causes particulières de Tanarchie.
La diète, bien proportionnée çt bien pondérée
ainsi dans toutes ses parties , sera la source d'une
bonne législation et d'un bon gouvernement : mais
il faut pour cela que ses ordres soient respectés et
suivis. Le .mépris des lois , et l'anarchie où la Po-
logne a vécu jusqu'ici , ont des causes faciles à voir.
J'en ai déjà ci-devant marqué la principale , et j'en
ai indiqué le remède. Les autres causes concou-
rantes sont, i*^ le liberum veto , 2^ les confédéra-
tions , 3*^ et l'abus qu'ont fait les particuliers du
droit qu'on leur a laissé d'avoir des gens de guerre
à leur service.
Ce dernier abus est tel , que , si l'on ne commence
pas par l'ôter, toutes les autres réformes sont inu-
tiles. Tant que les particuliers auront le pouvoir de
résister à la force executive, ils croiront en avoir
le droit; et tant qu'ils auront entre eux de petites
guerres , comment veut-on que l'état soit en paix ?
CHAPITRE IX. 3l3
J'avoue que les places fortes ont besoin de gardes ;
mais pourquoi faut-il des places qui sont fortes seu-
lement contre les citoyens et faibles contre l'en-
nemi ? J'ai peur que cette réforme ne souffre des
difficultés; cependant je ne crois pas impossible de
les vaincre; et, pour peu qu'un citoyen puissant
soit raisonnable , il consentira sans peine à n'avoir
plus à lui de gens de guerre quand aucun autre
n'en aura.
J'ai dessein de parler ci-après des établissements
militaires ; ainsi je renvoie à cet article ce que j'au-
rais à dire dans celui-ci.
Le liberwn veto n'est pas un droit. vicieux en
lui-même ; mais , sitôt qu'il passe sa borne , il de-
vient le plus dangereux des abus : il était le garant
de la liberté publique ; il n'est plus que l'instru-
ment de l'oppression. Il ne reste , pour ôter cet
abus funeste, que d'en détruire la cause tout-à-fait.
Mais il est dans le cœur de l'homme de tenir aux
privilèges individuels plus qu'à des avantages plus
grands et plus généraux. Il n'y a qu'un patriotisme
éclairé par l'expérience qui puisse apprendre à sa-
crifier à de plus grands biens un droit brillant de-
venu pernicieux par son abus , et dont cet abus est
désormais inséparable. Tous les Polonais doivent
sentir vivement les maux que leur a fait souffrir
ce malheureux droit. S'ils aiment l'ordre et la paix,
ils n'ont aucun moyen d'établir chez eux l'un et
l'autre tant qu'ils y laisseront subsister ce droit ,
bon dans la formation du corps politique , ou quand
il a toute sa perfection ; mais absurde et funeste
3l4 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
tant qu'il reste des changements à faire ; et il est
impossible qu'il n'en reste pas toujours , surtout
dans un grand état entouré de voisins puissants et
ambitieux.
Le liberum veto serait moins déraisonnable s'il
tombait uniquement sur les points fondamentaux
de la constitution ; mais qu'il ait lieu généralement
dans toutes les délibérations des diètes, c'est ce
qui ne peut s'admettre en aucune façon. C'est un
vice dans la constitution polonaise que la législa-
tion et l'administration n'y soient pas assez distin-
guées, et que la diète exerçant le pouvoir législatif
y mêle des parties d'administration , fasse indiffé-
remment des actes de souveraineté et de gouverne-
ment , souvent même des actes mixtes par lesquels
ses membres sont magistrats et législateurs tout
à la fois.
Les changements proposés tendent à mieux dis-
tinguer ces deux pouvoirs, et par là même à midux
marquer les bornes du liberum veto; car je ne crois
pas qu'il soit jamais tombé dans l'esprit de personne
de l'étendre aux matières de pure administration,
ce qui serait anéantir l'autorité civile et tout le gou-
vernement.
Par le droit naturel des sociétés , l'unanitnité a
été requise pour la formation du corps politique
et pour les lois fondamentales qui tiennent à son
existence, telles, par exemple, que la première
corrigée , la cinquième , la neuvième et l'onzième ,
marquées dans la pseudo-diète de 1768. Or l'una-
nimité requise pour l'établissement de ces lois doit
CHAPITRE IX. 3l5
l'être de même pour leur abrogation. Ainsi voilà
des points sur lesquris le liberum veto peut conti-
nuer de subsister; et puisqu'il ne s'agit pas de le
détruire totalement, les Polonais, qui, sans beau-
coup de murmure , ont vu resserrer ce droit par
la diète de 1768, devront sans peine le voir ré-
duire et limiter dans une diète plus libre et plus
légitime.
Il faut bien peser et bien méditer les points ca-
pitaux qu'on établira compie lois fondamentales,
et l'on fera porter sur ces points seulement la force
du liberum veto. De cette manière on rendra la
constitution solide et ces lois irrévocables autant
qu'elles peuvent l'être ; car il est contre la nature
du corps politique de s'imposer des lois qu'il ne
puisse révoquer; mais il n'est ni contre la nature
ni contre la raison qu'il ne puisse révoquer ces lois
qu'avec la même solennité qu'il mit à les établir.
Voilà toute la chaîne qu'il peut se donner pour l'a-
venir. C'en est assez et pour affermir la constitu-
tion , et pour contenter l'amour des Polonais pour
le liberum veto ^ sans s'exposer dans la suite aiix
abus qu'il a fait naître.
Quant à ces multitudes d'articles qu'on a mis ri-?
diculement au nombre des lois fondamentales, et
qui font seulement le corps de la législation , de
même que tous ceux qu'on range sous le titre de
matières d'état, ils sont sujets, par la vicissitude des
choses , à des variations indispensables qui ne per-
mettent pas d y requérir l'unanimité. Il est encore
absurde que, dans quelque cas que ce puisse ét^e.
3l6 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
un membre de la diète en puisse arrêter l'activité ,
et que la retraite ou la protestation d'un nonce ou
de plusieurs puisse dissoudre l'assemblée , et casser
ainsi l'autorité souveraine. Il faut abolir ce droit bar-
bare , et décerner peine capitale contre quiconque
serait tenté de s'en prévaloir. S'il y avait des cas de
protestation contre la diète, ce qui ne peut être
tant qu'elle sera libre et complète , ce serait aux
palatinatset diétines que ce droit pourrait être con-
féré , mais jamais à des nonces qui, comme membres
de la diète, ne* doivent avoir sur elle aucun degré
d'autorité ni récuser ses décisions.
Entre le veto y qui est la plus grande force indi-
viduelle que puissent avoir les membres de la sou-
veraine puissance, et qui ne doit avoir lieu que
poitr les lois véritablement fondamentales , et la
pluralité, qui est la moindre et qui se rapporte aux
matières de simple administration , il y a différentes
proportions sur lesquelles on peut déterminer la
prépondérance des avis en raison de l'importance
des matières. Par exemple , quand il s'agira de lé-
gislation, l'on peut exiger les trois quarts au moins
des suffrages, les deux tiers dans les matières d'état ,
la pluralité seulement pour les élections et autres
affaires courantes et momentanées.Ceci n'est qu'un .
exemple pour expliquer mon idée , et non une pro-
portion que je détermine.
Dans un état tel que la Pologne, où les âmes ont
encore un grand ressort , peut-être eût-on pu con-
server dans son entier ce beau droit du liberum veto
sans beaucoup de risque , et peut-être même avec
CHAPITRE IX. 3l7
avantage , pourvu qu'on eût rendu ce droit dange-
reux à exercer, et qu'on y eût attaché de grandes
conséquences pour celui qui s'en serait prévalu;
car il est, j'ose le dire, extravagant que celui qui
rompt ainsi l'activité de la diète, et laisse l'état sans
ressource, s'en aille jouir chez lui tranquillement et
impunément de la désolation publique qu'il a causée.
Si donc , dans une résolution presque unanime ,
un seul opposant conservait le droit de l'annuler,
je voudrais qu'il répondît de son opposition sur sa
tête , non-seulement à ses constituants dans la dié-
tine post-comitiale ; mais ensuite à toute la nation
dont il a fait le malheur. Je voudrais qu'il fût or-
donné par la loi que six mois après son opposition
il serait jugé solennellement par un tribunal ex-
traordinaire établi pour cela seul, composé de tout
ce que la nation a de plus sage, de plus illustre , et
de plus respecté , et qui ne pourrait le renvoyer
simplement absous , mais serait obligé de le con-
damner à mort sans aucune grâce , ou de lui dé-
cerner une récompense et des honneurs publics
pour toute sa vie, sans pouvoir jamais prendre
aucun milieu entre ces deux alternatives.
Des établissements de cette espèce, si favorables
à l'énergie du courage et à l'amour de la liberté,
sont trop éloignés de l'esprit moderne pour qu'on
puisse espérer qu'ils soient adoptés ni goûtés ; mais
ils n'étaient pas inconnus aux anciens; et c'est par
là que leurs instituteurs savaient élever les âmes et
les enflammer au besoin d'un zèle vraiment héroï-
que. On a vu, dans des républiques où régnaient
3l8 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
•
des lois plus dures encore, de généreux citoyens se
dévouer à la mort dans le péril de la patrie pour
ouvrir un avis qui pût la sauver. Un veto suivi du
même danger peut sauver l'état dans l'occasion , et
n'y sera jamais fort à craindre.
Oserais-je parler ici des confédérations et n'être
pas de l'avis des savants? Ils ne voient que le mal
qu'elles font; il faudrait voir aussi celui qu'elles
empêcheht. Sans contredit la confédération est un
état violent dans la république; mais il est des
maux extrêmes qui rendent les remèdes violents
nécessaires , et dont il faut tâcher de guérir à tout
prix. La confédération est en Pologne ce qu'était
la dictature chez les Romains. L'une et l'autre font
taire les lois dans un péril pressant, mais avec
cette grande différence, que la dictature, directe-
ment contraire à la législation romaine et à l'esprit
du gouvernement, a fini par le détruire , et que les
confédérations, au contraire, n'étant qu'un moyen
de raffermir et rétablir la constitution ébranlée par
de grands efforts , peuvent tendre et renforcer le
ressort relâché de l'état sans pouvoir jamais le bri-
ser. Cette forme fédérative, qui peut-être dans son
origine eut une cause fortuite, me paraît être un
chef-d'œuvre de politique. Partout où la liberté
règne, elle est incessamment attaquée, et très-sou-
vent en péril. Tout état libre où les grandes crises
n'ont pas été prévues est à chaque orage en danger
de périr. Il n'y a que les Polonais qui de ces crises
mêmes aient su tirer un nouveau moyen de main-
tenir la constitution. Sans les confédérations, il y
CHAPITRE ÎX. Sig
a long-temps que la république de Pologne ne se-
rait plus, et j'ai grand'peur qu'elle ne dure pas
long-temps après elles si l'on prend le parti de les
abolir. Jetez les yeux sur ce qui vient de se passer.
Sans les confédérations l'état était subjugué , la li-
berté était pour jamais anéantie. Voulez-vous ôter
à la république la ressource qui vient de la sauver?
Et qu'on ne pense pas que, quand le liberwn
veto sera aboli et la pluralité rétablie , les confédé-
rations deviendront inutiles , comme si tout leur
avantage consistait dans cette pluralité. Ce n'est
pas la même chose. La puissance executive attachée
aux confédérations leur donnera toujours, dans
les besoins extrêmes , une vigueur , une activité ,
une célérité que ne peut avoir la diète, forcée à
marcher à pas plus lents, avec plus de formalités , et
qui ne peut faire un seul mouvement irrégulier
sans renverser la constitution.
Non, les confédérations sont le bouclier, l'asile,
le sanctuaire de cette constitution. Tant qu'elles
subsisteront , il me paraît impossible qu'elle se dé-
truise. Il faut les laisser, mais il faut les régler. Si
tous les abus étaient ôtés, les confédérations de-
viendraient presque inutiles. La réforme de votre
gouvernement doit opérer cet effet. Il n'y aura plus
que les entreprises violentes qui mettent dans la
nécessité d'y recourir; mais ces entreprises sont
dans l'ordre des choses qu'il faut prévoir. Au lieu
donc d'abolir les confédérations , déterminez les cas
où elles peuvent légitimement avoir lieu, et puis
réglez-en bien la forme et l'effet, pour leur donner
320 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
une sanction légale autant qu'il est possible, sans
gêner leur formation ni leur activité. Il y a même
de ces cas où , par le seul fait , toute la Pologne doit
être à l'instant confédérée, comme, par exemple,
au moment où , sous quelque prétexte que ce soit
et hors le cas d'une guerre ouverte , des troupes
étrangères mettent le pied dans l'état; parce qu'en-
fin , quel que soit le sujet de cette entrée , et le
gouvernement même y eût-il consenti , confédéra-
tion chez soi n'est pas hostilité chez les autres,
Lorsque , par quelque obstacle que ce puisse être ,
la diète est empêchée de s'assembler au temps mar-
qué par la loi , lorsqu'à l'instigation de qui que ce
soit on fait trouver des gens de guerre au temps et
au lieu de son assemblée, ou que sa forme est alté-
rée, ou que son activité est suspendue , ou que sa
liberté est gênée en quelque façon que ce soit, dans
tous ces cas la confédération générale doit exister
par le seul fait; les assemblées et signatures parti-
culières n'en sont que dès branches; et tous les
maréchaux en doivent être subordonnés à celui qui
aura été nommé le premier.
CHAPITRE X.
Administration.
Sans entrer dans des détails d'administration
pour lesquels les connaissances et les vues me
manquent également, je risquerai seulement sur les
deux parties des finances et de la guerre quelques
CHAPITRE X. 321
idées que je dois dire, puisque je les crois bonnes,
quoique presque assuré qu'elles ne seront pas
goûtées : mais avant tout je ferai sur l'administra-
tion de la justice une remarque qui s'éloigne un
peu moins ^de l'esprit du gouvernement polonais.
Les deux états d'homme d'épée et d'homme de
robe étaient inconnus des anciens. Les citoyens
n'étaient par métier ni soldats , ni juges , ni prêtres ,
ils étaient tout par devoir. Voilà le vrai secret de
faire que tout marche au but commun , d'empê-
cher que l'esprit d'état ne s'enracine dans les corps
aux dépens du patriotisme, et que l'hydre de la chi-
cane ne dévore une nation. La fonction de jugé, tant
dans les tribunaux suprêmes que dans les justices
terrestres, doit être un état passager d'épreuves
sur lequel la nation puisse apprécier le mérite et
la probité d'un citoyen pour l'élever ensuite aux
postes plus éminents dont il est trouvé capable.
Cette manière de s'envisager eux-mêmes ne peut;
que rendre les juges très - attentifs à se mettre à
l'abri de tout reproche , et leur donner générale-
ment toute l'attention et toute l'intégrité que leur
place exige. C'est ainsi que dans les beaux temps
âe Rome on passait par la préture pour arriver
au consulat. Voilà le moyen qu'avec peu de lois
claires et simples, même avec peu de juges, la
justice soit bien administrée , en laissant aux juges
le pouvoir de les interpréter et d'y suppléer au
besoin par les lumières naturelles de la droiture et
du bon sens. Rien de plus puéril que les précau-
tions prises sur,ce point par les Anglais. Pour ôter
R. V. 21
322 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
les jugements arbitraires ils se sont soumis à mille
jugements iniques et même extravagants : des
nuées de gens de loi les dévorent , d'éternels procès
les consument; et avec la folle idée de vouloir tout
prévoir , ils ont fait de leurs lois un dédale immense
où la mémoire et la raison se perdent également.
Il faut faire trois codes : l'un politique , l'autre
civil , et l'autre criminel; tous trois clairs, courts et
précis autant qu'il sera possible. Ces codes seront
enseignés non-seulement dans les universités, mais
dans tous les collèges , et l'on n'a pas besoin d'autre
corps de droit. Toutes les règles du droit natiu'el
sont mieux gravées dans les cœurs des hommes
que dans tout le fatras de Justinien : rendez -les
seulement honnêtes et vertueux, et je vous ré-
ponds qu'ils sauront assez de droit. Mais il faut que
tous les citoyens , et surtout les hommes pubKcs ,
soient instruits des lois positives de leur pays et
des règles particulières sur lesquelles ils sont gou-
vernés. Ils les trouveront dans ces codes qu'ils
doivent étudier; et tous les nobles, avant d'être
inscrits dans le livre d'or qui doit leur ouvrir
l'entrée d'une diétine, doivent soutenir sur ces
codes, et en particulier sur le premier, un examen
qui ne soit pas une simple formalité , et sur lequel ,
s'ils ne sont pas suffisamment instruits , ils seront
renvoyés jusqu'à ce qu'ils le soient mieux. A l'égard
du droit romain et des coutumes, tout cela, s'il
existe , doit être ôté des écoles et des tribunaux.
On n'y doit connaître d'autre autorité que les lois
de l'état ; elles doivent être unifoi^nes dans toutes
CHAPITRE X. 323
les provinces , pour tarir une source de procès ; et
les questions qui n'y seront pas décidées doivent
l'être par le bon sens et l'intégrité des juges.
Comptez que quand la magistrature ne sera pour
ceux qui l'exercent qu'un état d'épreuve pour
monter plus haut , cette autorité n'aura pas en eux
l'abus qu'on en pourrait craindre, ou que, si cet abus
a lieu , il sera toujours moindre que celui de ces
foules de lois qui souvent se contredisent , dont le
nombre rend les procès éternels, et dont le conflit
rend également les jugements arbitraires.
Ce que je dis ici des juges doit s'entendre à plus
forte raison des avocats. Cet état si respectable
en lui-même se dégrade et s'avilit sitôt qu'il devient
un métier. L'avocat doit être le premier juge.de
. son client et le plus sévère : son emploi doit être ,
comme il était à Rome , et comme il est encore à
Genève , le premier pas pour arriver aux magistra-
tures ; et en effet les avocats sont fort considérés à
Genève et méritent de l'être. Ce sont des postulants
pour le conseil, très -attentifs à ne rien faire qui
leur attire l'improbation publique. Je voudrais que
toutes lés fonctions publiques menassent ainsi de
l'une à l'autre , afin que nul ne s'arrangeant pour
rester dans la sienne , ne s'en fît un métier lucratif
et ne se mît au-dessus du jugement des hommes. Ce
moyen remplirait parfaitement le vœu de faire pas-
ser les enfants des citoyens opulents par l'état d'a-
vocat , ainsi rendu honorable et passager. Je déve-
lopperai mieux cette idée dans un moment.
Je dois dire ici en passant , puisque cela me vient
21.
3^4 GOUVERIfEMEIfT DE POLOGNE.
à l'esprit /qu'il est contre le système d'égalité dans
l'ordre équestre d'y établir des substitutions et des
majorats. Il faut que la législation tende toujours
à diminuer la grande inégalité de fortune et de
pouvoir qui met trop de distance entre les seigneurs
et les simples nobles, et qu'un progrès naturel
tend toujours à augmenter. A l'égard du cens par
lequel on fixerait la quantité dé terre qu'un noble
doit posséder pour être admis aux diétines, voyant
à cela du bien et du mal , et ne connaissant pas
assez le pays pour comparer les effets , je n'ose
absolument décider cette question. Sans contredit
il serait à délirer qu'un citoyen ayant voix dans
un palatinat y possédât quelques terres , mais je
n'aimerais pas trop qu'on en fixât la quantité : en
comptant les possessions pour beaucoup de choses ,
faut-il donc tout-à-fait compter les hommes pour
rien? Eh quoi! parce qu'un gentilhomme aura peu
ou point de terres , cesse-t-il pour cela d'être libre
et noble? et sa pauvreté seule est-elle un crime
assez grave pour lui faire perdre son droit de
citoyen ?
Au reste, il ne faut jamais souffrir qu'aucune
loi tombe en désuétude. Fût-elle indifférente, fût-
elle mauvaise, il faut l'abroger formellement, ou
la maintenir en vigueur. Cette maxime , qui est fon-
damentale, obligera de passer en revue toutes les
anciennes lois, d'en abroger beaucoup , et de don-
ner la sanction la plus sévère à celles qu'on vou-
dra conserver. On regarde en France comme une
maxime d'état de fermer les yeux sur beaucoup de
CHAPITRE X. 3^5
choses : c'est à quoi le despotisme oblige toujours;
mais, dans un gouvernement libre , c'est le moyen
d'énerver la législation et d'ébranler la constitu-
tion. Peu de lois, mais bien digérées, et surtout
bien observées. Tous les abus qui ne sont pas dé-
fendus sont encore sans conséquence : mais qui dit
une loi dans un état libre dit une chose devant la-
quelle tout citoyen tremble , et le roi tout le pre-
mier. En un mot , souffrez tout plutôt que d'user
le ressort des lois ; car , quand une fois ce ressort
est usé, l'état est perdu sans ressource.
CHAPITRE XL
Système économique.
Le choix du système économique que doit adop-
ter la Pologne dépend de l'objet qu'elle se propose
en corrigeant sa constitution. Si vous ne voulez
que devenir bruyants , brillants , redoutables , et
influer sur les autres peuples de l'Europe, vous
avez leur exemple , appliquez-vous à l'imiter. Cul-
tivez les sciences, les arts, le commerce, l'indus-^
trie; ayez des troupes réglées, des places fortes,
des académies, surtout un bon système de finance
qui fasse bien circuler l'argent , qui par là le mul-
tiplie , qui vous en procure beaucoup ; travaillez à
le rendre très -nécessaire, afin de tenir le peuple
dans une plus grande dépendance , et pour cela,
fomentez et le luxe matériel , et le luxe de l'esprit ,
qui en est inséparable. De cette manière vous for-
326 GOUVERNEMENT DB POLOGNE.
merez un peuple intrigant, ardeflt, avide, ambi-
tieux , servile et fripon comme les autres , toujours
sans aucim milieu à Tun des deux extrêmes de là
misère ou de l'opulence, de la licence ou de l'es*
clavage : mais on vous comptera paitni les grandes
puissances de l'Europe ; vous entrerez dans tous les
systèmes politiques; dans toutes les négociation^
on recherchera votre alliance, on vous liera par
des traités : il n'y aura pas une guerre en Europe
où vous n'ayez l'honneur d'être fourrés : si le bon-
heur vous en veut, vous pourrez rentrer dans vos
anciennes possessions, peut-être en conquérir de
nouvelles, et puis dire comme Pyrrhus ou comme
les Russes , c'est-a-dire comme les enfants : « Quand
« tout le monde sera à moi je mangerai bien du
« sucre. »
Mais si par hasard vous aimiez mieux former une
nation libre , paisible et sage , qui n'a ni peur ni
besoin de personne , qui se suffit à elle - même et
qui est heureuse; alors il faut prendre une mé-
thode toute différente, maintenir, rétablir chez
vous des mœurs simples , des goûts sains , un es-
prit martial sans ambition ; former des âmes cou-
rageuses et désintéressées; appliquer vos peuples à
l'agriculture et aux arts nécessaires à la vie; rendre
l'argent méprisable, et, s'il se peut , inutile ; cher-
cher, trouver, pour opérer de grandes choses, des
ressorts plus puissants et plus sûrs. Je conviens
qu'en suivant cette route vous ne remplirez pas les
gazettes du bruit de vos fêtes , de vos négociations,
de vos exploits ; que les philosophes ne vous en-
CHAPITRE XI. 527
penseront pas , que les poètes ne vous chanteront
pas , qu'en Europe on parlera peu de vous ; peut*
être même affectera-t-on de vous dédaigner ; mais
vous vivrez dans la véritable abondance, dans la
justice , et dans la liberté ; mais on ne vous cher^
chera pas querelle , on vous craindra sans en flaire
semblant, et je vous réponds que les Russes ni
d'autres ne viendront plus faire les msutres chez
vous, ou que, si pour leur malheur ils y viennent,
ils seront beaucoup plus pressés d'en sortir* Ne
tentez pas surtout d'allier ces deux projets, ils sont
trop contradictoires ; et vouloir aller aux deux par
une marche composée , c'est vouloir les manquer
tous deux. Choisissez donc, et si vous préférez le
premier parti , cessez ici de me lire ; car, de tout ce
qui me reste à proposer, rien ne se rapporte plusu
qu'au second.
Il y a sans contredit d'excellentes vues économie*
ques dans les papiers qui m'ont été communiqués.
Le défaut que j'y vois est d'être plus favorables à
la richesse qu'à la prospérité. En fait de nouveaux
établissements , il ne faut pas se contenter d'en voir
l'effet immédiat ; il faut encore en bien prévoir les
conséquences éloignées , n^ais nécessaires. Le pro-
jet, par exemple, pour la vente des starosties* et
pour la manière d'en employer le produit me pa-
raît bien entendu et d'une exécution facile dans le
système étabU dans toute l'Europe de tout faire
■
* Voyez la Notice préliminaire. On comptait , tant en Pologne que
dans le duché de Lithuanie, près de cinq cents domaines de cette
espèce y et il y en avait dont le revenu s'élevait jusqu'à 6o,oqo (r.
SaS GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
avec de l'argent. Mais ce système est-il bon en lui-
même et va-t-il bien à son but ? Est-il sûr que l'ar-
gent soit le nerf de la guerre ? Les peuples riches
ont toujours été battus et conquis par les peuples
pauvres. Est-il sûr que l'argent soit le ressort d'un
bon gouvernement? Les systèmes de finance sont
modernes. Je n'en vois rien sortir de bon ni de
grand. Les gouvernements anciens ne connaissaient
pas même ce mot àe finance y et ce qu'ils faisaient
avec des hommes est prodigieux. L'argent est tout
au plus le supplément des hommes , et le supplé-
ment ne vaudra jamais la chose. Polonais , laissez-
moi tout cet argent aux autres , ou contentez-vous
de celui qu'il faudra bien qu'ils vous donnent , puis-
qu'ils ont plus besoin de vos blés que vous de leur
or. Il vaut mieux , croyez-moi , vivre dans l'abon-
dance que dans l'opulence ; soyez mieux que pécu-
nieux, soyez riches : cultivez bien vos champs, sans
vous soucier du reste ; bientôt vous moissonnerez
de l'or, et plus qu'il n'en faut pour vous procurer
l'huile et le vin qui vous manquent , puisque à cela
près la Pologne abonde ou peut abonder de tout.
Pour vous maintenir heureux et libres, ce sont des
têtes, des cœurs et de^bras qu'il vous faut; c'est
• là ce qui fait la force d'un état et la prospérité d'un
peuple. Les systèmes de finance font des âmes vé-
nales; et dès qu'on ne veut que gagner, on gagne
toujours plus à être fripon qu'honnête homme.
L'emploi de l'argent se dévoie et se cache ; il est
destiné à une chose et employé à une autre. Ceux
qui le manient apprennent bientôt à le détourner ;
CHAPITRE XI. . 329
et que sont tous les surveillants qu'on leur donne ,
sinon d'autres fripons qu'on envoie partager avec
eux ? S'il n'y avait que des richesses publiques et
manifestes, si la marche de l'or laissait une marque
ostensible et ne pouvait se cacher, il n'y aurait
point d'expédient plus commode pour acheter des
services , du courage , de la fidélité , des vertus ;
mais , vu sa circulation secrète , il est plus com-
mode encore pour faire des pillards et des traîtres,
pour mettre à l'enchère le bien public et la li-
berté. En un mot, l'argent est à la fois le ressort
le plus faible et le plus vain que je connaisse pour
faire marcher à son but la machine politique , le
plus fort et le plus sûr pour l'en détourner.
On ne peut faire agir les hommes que par leur
intérêt, je le sais; mais l'intérêt pécuniaire est le.
plus mauvais de tous , le plus vil , le plus propre à
la corruption , et même , je le répète avec confiance
et le soutiendrai toujours, le moindre et le plus
faible aux yeux de qui connaît bien le cœur hu-
main. Il est naturellement dans tous les cœurs de
grandes passions en réserve ; quand il n'y reste plus
que. celle de l'argent, c'est qu'on a énervé, étouffé
toutes les autres qu'il fallait exciter et développer.
L'avare n'a point proprement de passion qui le
.domine; il n'aspire à l'argent que par prévoyance,
pour contenter celles qui pourront lui venir. Sa-
chez les fomenter et les contenter directement sans
cette ressource ; bientôt elle perdra tout son prix.
Les dépenses publiques sont inévitables , j'en
conviens encore ; faites-les avec toute autre chose
33d - GOUVERITEMEKT BE POLOGNE.
qu'avec de l'argent. De nos jours encore on voit
en Suisse les officiers , magistrats et autres stipen-
diaires publics, payés avec des denrées. Ils ont des
dîmes., du vin , du bois , des droits utiles , honori-
fiques. Tout le service public se fiait par corvées ,
l'état ne paie presque rien en argent. Il en faut,
dira-t-on, pour le paiement des troupes. Cet article
aura sa place dans un moment. Cette manière de
paiement n'est pas sans inconvénient ; il y a de la
perte, du gaspillage: l'administration de ces sortes
de biens est plus embarrassante ; elle déplaît sur-
tout à ceux qui en sont chargés , parce qu'ils y
trouvent moins à faire leur compte. Tout cela est
vrai ; mais que le mal est petit en comparaison de
la foule de maux qu'il sauve ! Un homme voudrait
jnalverser qu'il ne le pourrait pas , du moins sans
qu'il y parût. On m'objectera les baillis de quelques
cantons suisses; mais d'où viennent leurs vexa-
tions? des amendes pécuniaires qu'ils imposent. Ces
amendes arbitraires sont un grand mal déjà par
eDes-mêmes ; cependant s'ils ne les pouvaient exi-
ger qu'en denrées , ce ne serait presque rien. L'ar-
gent extorqué se cache aisément, des magasins ne
se cacheraient pas de même. Cherchez en tout pays,
en tout gouvernement et par toute terre, vous n'y
trouverez pas un grand mal en morale et en poli-,
tique où l'argent ne soit mêlé.
' On me dira que l'égalité des fortunes qui règne
en Suisse rend la parcimonie aisée dans l'adminis-
tration ; au lieu que tant de puissantes maisons et
de grands seigneurs qui sont en Pologne deman-
CHAPITRE XI. ' 33l
dent pour leur entretien de grandes dépenses et
des finances pour y pourvoir. Point du tout. Ces
grands seigneurs sont riches par leurs patrimoines ,
et leurs dépenses seront moindres quand le luxe
cessera d'être en honneur dans l'état, sans qu'elles
les distinguent moins des fortunes inférieures qui
suivront la même proportion. Payez leurs servîtes
par de l'autorité , des honneurs, de grandes placés.
L'inégalité des rangs est compensée en Pologne par
l'avantage de .la noblesse qui rend ceux qui les remr
plissent plus jaloux des honneurs que du profit.
La répubUque, en graduant et distribuant à pro-
pos ces récompenses purement honorifiques, se
ménage un trésor qui né la ruinera pas , et qui lui
donnera des héros pour citoyens. Ce trésor des
honneurs est une ressource inépuisable chez un
peuple qui a de l'honneur; et plût à Dieu que la
Pologne eût l'espoir d'épuiser cette ressource! O
heureuse la nation qui ne trouvera plus dans son
sein de distinctions possibles pour la vertu !
Au défaut de n'être pas dignes d'elle , les réconi-
penses pécuniaires joignent celui de n'être pas as-
sez publiques, de ne parler pas sans cesse aux
yeux et aux cœurs , de disparaître aussitôt qu'elles
sont accordées, et de ne laisser aucune trace vi-
sible qui excite l'émulation en perpétuant l'hon-
neur qui doit les accompagner. Je voudrais que
tous les grades, tous les emplois , toutes les récom-
penses honorifiques , se marquassent par des signes
extérieurs ; qu'il ne fût jamais permis à un homme
en place de. marcher incognito; que les marques
332 GOUVERBTEMKWT DB POLOGNE.
de son rang ou de sa dignité le suivissent par-
tout, afin que le peuple le respectât toujours, et
qu'il se respectât toujours lui-même ; qu'il pût
ainsi toujours dominer l'opulence ; qu'un riche qui
n'est que riche, sans cesse offusqué par des ci-
toyens titrés et pauvres , ne trouvât ni considéra-
tion ni agrément dans sa patrie; qu'il fut forcé de
la servir pour y briller, d'être intègre par ambi-
tion , et d'aspirer malgré sa richesse à des rangs où
la seule approbation publique mène , et d'où le
blâme peut toujours faire déchoir. Voilà comment
on énerve la force des richesses , et comment on
fait des hommes qui ne sont point à vendre. J'in-
siste beaucoup sur ce point , bien persuadé que
vos voisins, et surtout les Russes, n'épargneront
rien pour corrompre vos gens en place , et que la
grande affaire de votre gouvernement est de tra-
vailler à les rendre incorruptibles.
Si l'on me dit que je veux. faire de la Pologne un
peuple de capucins, je réponds d'abord que ce n'est
là qu'un argument à la française , et que plaisanter
n'est pas raisonner. Je réponds encore qu'il ne faut
pas outrer mes maximes au-delà de mes intentions
et de la raison ; que mon dessein n'est pas de sup-
primer la circulation des espèces , mais seulement
de la ralentir, et de prouver surtout combien il
importe qu'un bon système économique ne soit
pas un système de finance et d'argent. Lycurgue ,
pour déraciner la cupidité dans Sparte , n'anéantit
pas la monnaie , mais il en fit une de fer. Pour
moi, je n'entends proscrire ni l'argent ni l'or , mais
CHAPITRÉ XI. 333
les rendre moins nécessaires , et faire que celui qui
n'en a pas soit pauvre sans être gueux. Au fond ,
l'argent n'est pas la richesse , il n'en est que le
signe ; ce n'est pas le signe qu'il faut multiplier ,
mais la chose représentée. J'ai vu , malgré les
fahles des voyageurs , que les Anglais , au milieu
de tout leur or , n'étaient pas en détail moins né-
cessiteux que les autres peuples. Et que m'importe,
après tout , d'avoir cent guinées au lieu de dix, si ces
cent guinées ne me rapportent pas une subsistance
plus aisée ? La richesse pécuniaire n'est que rela-
tive : et , selon des rapports qui peuvent changer
par mille causes , on peut se trouver successive-
ment riche et pauvre avec la même somme , mais
non pas avec des biens en nature ; car , comme
immédiatement utiles à l'homme , ils ont toujours
leur valeur absolue qui ne dépend point d'une opé-
ration de commerce. J'accorderai que le peuple
anglais est plus riche que les autres peuples : mais
il ne s'ensuit pas qu'un bourgeois de Londres vive
plus à son aise qu'un bourgeois de Paris. De peuple
à peuple , celui qui a plus d'argent a de l'avantage;
mais cela ne fait rien au sort des particuUers , et ce
n'est pas là que gît la prospérité d'une nation.
Favorisez l'agriculture et les arts utiles , non pas
en enrichissant les cultivateurs , ce qui ne serait
que les exciter à quitter leur état , mais en le leur
rendant honorable et agréable. Établissez les ma-
nufactures de première nécessité ; multipliez sans
cesse vos blés et vos hommes , sans vous mettre
en souci du reste. Le superflu du produit de vos
334 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
terres , qui , par les monopoles multipliés , va man-
quer au reste de l'Europe, vous apportera néces-
sairement plus d'argent que vous n'en aurez besoin.
Au-delà de ce produit nécessaire et sûr , vous serez
pauvres tant que vous voudrez en avoir; sitôt que
vous saurez vous en passer , vous serez riches.
Voilà l'esprit que je voudrais faire régner dans
votre système économique : peu songer à l'étran-
ger , peu vous soucier du commerce , mais multi-
plier chez vous autant qu'il est possible et la denrée
et les consommateurs. L'effet infaillible et naturel
d'un gouvernement libre et juste est la population.
Plus donc vous perfectionnerez votre gouverne-
ment, plus vous multiplierez votre peuple sans
même y songer. Vous n'aurez ainsi ni mendiants
ni millionnaires. Le luxe et l'indigence disparaî-
tront ensemble insensiblement ; et les citoyens ,
guéris des goûts frivoles que donne l'opulence , et
des vices attachés à la misère , mettront leurs soins
et leur gloire à bien servir la patrie , et trouveront
leur bonheur dans leurs devoirs.
Je voudrais qu'on imposât toujours les bras des
hommes plus que leurs bourses ; que les chemins ,
les ponts , les édifices publics , le service du prince
et de l'état, se fissent par des corvées et non point
à prix d'argent. Cette sorte d'impôt est au fond la
moins onéreuse , et surtout celle dont on peut le
moins abuser ; car l'argent disparaît en sortant des
main3 qui le paient ; mais chacun voit à quoi les
hommes sont employés , et l'on ne peut les sur-
charger à pure perte. Je sais que cette méthode est
GUAPITRJB XI. 335
■
impraticable où régnent le luxe , le commercé et
les arts : mais rien n'est si facile chez un ^peuple
simple et de bonnes mœurs , et rien n'est plus utile
pour les conserver telles : c'est une raison de plus
pour la préférer.
Je reviens donc aux starosties , et je conviens
derechef que le projet de les vendre pour en faire
valoir le produit au profit du trésor public est bon
et bien entendu , quant à son objet économique :
mais quant à l'objet politique et moral , ce projet
est si peu de mon goût , que , si les starosties étaient
vendues , je voudrais qu'on les rachetât pour en
faire le fonds des salaires et récompenses de ceux
qui serviraient la patrie ou qui auraient bien mé-
rité d'elle. En un mot , je voudrais , s'il était pos-
sible, qu'il n'y eût point de trésor public , et que
le fisc ne connût pas même les paiements en argents
Je sens que la chose à la rigueur n'est pas possible;
mais l'esprit du gouvernement doit toujours tendre
à la rendre telle, et rien n'est plus contraire à cet
esprit que la vente dont il s'agit. La république
en serait plus riche , il est vrai ; mais le ressort du
gouvernemtînt en serait plus faible en proportion.
J'avoue que la régie des biens publics en devien-
drait plus difficile , et surtout moins agréable aux
régisseurs , quand tous ces biens seront en nature
et point en argent : mais il faut faire alors de cette
régie et de son inspection autant d'épreuves de bon
sens , de vigilance , et surtout d'intégrité , pour
parvenir à des places plus éminentes. On ne fera
qu'imiter à cet égard l'administration municipale
336 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
établie à Lyon , où il faut commencer par être ad-
ministr|iteur de l'Hôtel -Dieu pour parvenir aux
charges de la ville , et c'est sur la manière dont
on s'acquitte de celle-là qu'on fait juger si l'on est
digne des autres. Il n'y avait rien de plus intègre
que les questeurs des armées romaines , parce que
la questure était le premier pas pour arriver aux
charges curules. Dans les places qui peuvent ten-
ter la cupidité , il faut faire en sorte que l'ambi-
tion la réprime. Le plus grand bien qui résulte de
là n'est pas l'épargne des friponneries , mais c'est
de mettre en honneur le désintéressement , et de
rendre la pauvreté respectable quand elle est le
fruit de l'intégrité.
Les revenus de la république n'égalent pas sa
dépense ; je le crois bien : les citoyens ne veulent
rien payer du tout. Mais des hommes qui veulent
être libres ne doivent pas être esclaves de leur
bourse , et où est l'état où la liberté ne s'achète
pas et même très -cher? On me citera la Suisse;
mais , comme je l'ai déjà dit , dans la Suisse les ci-
toyens remplissent eux-mêmes les fonctions que
partout ailleurs ils aiment mieux payer pour les
faire remplir par d'autres. Ils sont soldats , offi-
ciers , magistrats , ouvriers : ils sont tout pour le
service de l'état ; et, toujours prêts à payer de leur
personne , ils n'ont pas besoin de payer encore de
leur bourse. Quand les Polonais voudront en faire
autant , ils n'auront pas plus besoin d'argent que
les Suisses ; mais si un si grand état refuse de se
conduire sur les maximes des petites républiques ,
(Chapitre xi. 33j
il ne faut pas qu'il en recherche les avantages , ni
qu'il veuille l'effet en rejetant lés moyens de Tob-
tenir. Si la Pologne était , selon mon désir , une
confédération de trente-trois petits états, elle réu-
nirait la force des grandes monarchies et la liberté
des petites républiques ; mais il faudrait pour cela
renoncer à l'ostentation , et j'ai peur que cet ar-
ticle ne soit le plus difficile.
De toutes les manières d'asseoir un impôt, la
plus commode et celle qui coûte le moins de frais
est sans contredit la capitation;.mais c'est aussi la
plus forcée , la plus arbitraire , et c'est sans doute
pour cela que Montesquieu la trouve servile , quoi-
qu'elle ait été la seule pratiquée par les Romains,
et qu'elle existe encore en ce moment en plu-
sieurs républiques, sous d'autres noms à la vé-
rité, comme à Genève, où l'on appelle celsL payer
les gardes, et où les seuls citoyens et bourgeois
paient cette taxe , tandis que les habitants et natifs
en paient d'autres ; ce qui est exactement le con-
traire de l'idée de Montesquieu.
Mais comme il est injuste et déraisonnable d'im-
poser les gens qui n'ont rien , les impositions réelles
valent toujours mieux que les personnelles : seu-
lement il faut éviter celles dont la perception est
difficile et coûteuse , et celles surtout qu'on élude
par la contrebande, qui fait des non-valeurs, rem-
plit l'état de fraudeurs et de brigands, et corrompt
la fidélité des citoyens. Il faut que l'imposition soit
si bien proportionnée , que l'embarras de la fraude
en surpasse le profit. Ainsi jamais d'impôt sur ce
R. V. 22
338 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
qui se cache aisément, comme la dentelle et les
bijoux; il vaut mieux défendre de les porter que
de les entrer. En France on excite à plaisir la ten-
tation de la contrebande , et cela me fait croire que
la ferme trouve son compte à c^ qu'il y ait des
contrebandiers. Ce système est abominable et con-
traire à tout bon sens. L'expérience apprend que
le papier timbré est un impôt sihgulièrement oné-
reux aux pauvres , gênant pour le commerce, qui
multiplie extrêmement les chicanes , et fait beau-
coup crier le peuple partout où il est établi : je ne*
conseillerais pas d'y penser. Celui sur les bes-
tiaux me paraît beaucoup meilleur , pourvu qu'on
évite la fraude ; car toute fraude possible est tou-
jours une source de maux. Mais il peut être oné-
reux aux contribuables en ce qu'il faut le payer en
argent, et le produit des contributions de cette
espèce est trop sujet à être dévoyé de sa destina-
tion.
L'impôt le meilleur, à mon avis, le plus natu-
rel , et qui n'est point sujet à la fraude , est une
taxe proportionnelle sur les terres , et sur toutes
les terres sans exception, comme l'ont proposée le
maréchal de Vauban et l'abbé de Saint-Pierre ; car
enfin c'est ce qui produit qui doit payer. Tous les
biens royaux , terrestres , ecclésiastiques et en ro-
ture, doivent payer également, c'est-à-dire propor-
tionnellement à leur étendue et à leur produit,
quel qu'en soit le propriétaire. Cette imposition
paraîtrait demander une opération préliminaire
qui serait longue et coûteuse , savoir un cadastre
CHAPITRE XI. 339
général. Mais cette dépense peut très-bien s'éviter,
et même avec avantage, en asseyant l'impôt non
sur la terre directement, mais sur son produit, ce
qui serait encore plus juste; c'est-à-dire en établis-
sant dans la proportion qui serait jugée convenable
une dîme qui se lèverait en nature sur la récolte ,
comme la dîme ecclésiastique ; et , pour éviter l'em-
barras des détails et des tnagasins, on affermerait
ces dîmes à l'enchère, comme font les curés ; en
sorte que les particuliers ne seraient tenus de payer
la dîme que sur leur récolte , et ne la paieraient de
leur bourse que lorsqu'ils l'aimeraient mieux ainsi ,
sur un tarif réglé par le gouvernement. Ces fermes
réunies pourraient être un objet de commerce , par
le débit des denrées qu'elles produiraient, et qui
pourraient passer à l'étranger par la voie de Dant-
zick ou de Riga. On éviterait encore par là tous les
frais de perception et de régie, toutes ces nuées
de commis et d'employés si odieux au peuple, si
incommodes au public ; et , ce qui est le plus grand
point, la république aurait de l'argent sans que les
citoyens fussent obligés d'en donner; car je ne ré-
péterai jamais assez que ce qui rend la taille et
tous les impôts onéreux au cultivateur , est qu'ils
sont pécuniaires, et qu'il est premièrement obligé
de vendre pour parvenir à payer.
22
34o GOCVERNEMENT DE POLOGNE.
CHAPITRE XII.
Système militaire.
De toutes les dépenses de la république , l'entre-
tien de l'armée de la couronne est la plus consi-
dérable, et certainement les services que rend cette
armée ne sont pas proportionnés à ce qu'elle coûte.
Il faut pourtant, va-t-on dire aussitôt, des troupes
pour garder l'état. J'en conviendrais si ces troupes
le gardaient en effet; mais je ne vois pas que cette
armée l'ait jamais garanti d'aucune invasion, et j'ai
grand'peur qu elle ne l'en garantisse pas plus dans
la suite.
La Pologne est environnée de puissances belli-
queuses qui ont continuellement sur pied de nom-
breuses troupes parfaitement disciplinées , aux-
quelles, avec les plus grands efforts , elle n'en
pourra, jamais opposer de pareilles sans s'épuiser
en très-peu de temps , surtout dans l'état déplo-
rable où celles qui la désolent vont la laisser. D'ail-
leurs on ne la laisserait pas faire ; et si , avec les
ressources de la plus vigoureuse administration ,
elle voulait mettre son armée sur un pied respec-
table , ses voisins , attentifs à la prévenir , l'écrase-
raient bien vite avant qu'elle pût exécuter son pro-
jet. Non, si elle ne veut que les imiter, elle ne
leur résistera jamais.
La nation polonaise est différente de naturel ,
CHAPITRE XII. 341
de gouvernement , de mœurs , de langage , non-
seulement de celles qui l'avoisinent , mais de tout
le reste de l'Europe. Je voudrais qu'elle en différât
encore dans sa constitution militaire, dans sa tac-
tique, dans sa discipline, qu'elle fût toujours elle
et non pas une autre. C'est alors seulement qu'elle
sera tout ce qu'elle peut être , et qu'elle tirera de
son sein toutes les ressources qu'elle peut avoir. La
plus inviolable loi de la nature est la loi du plus
fort. Il n'y a point de législation , point de consti-
tution qui puisse exempter de cette loi. Chercher
les moyens de vous garantir des invasions d'un
voisin plus fort. que vous, c'est chercher une chi-
mère. C'en serait une encore plus grande de vou-
loir faire des conquêtes et vous donner une force
offensive ; elle est incompatible . avec la forme de
votre gouvernement. Quiconque veut être libre ne
doit pas vouloir être conquérant. Les Romains le
furent par nécessité, et, pour ainsi dire, malgré
eux-mêmes. La guerre était un remède nécessaire
au vice de leur constitution. Toujours attaqués et
toujours vainqueurs, ils étaient le seul peuple dis-
cipliné parmi des barbares, et devinI^ent les maîtres
du monde en se défendant toujours. Votre position
est si différente, que vous ne sauriez même vous
défendre contre qui vous attaquera. Vous n'aurez
jamais la force offensive; de long-temps vous n'au-
rez la défensive; mais vous aurez bientôt, ou pour
mieux dire vous avez déjà la force conservatrice ,
qui, même subjugués, vous garantira de la de-
struction, et conservera votre gouvernement et
342 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
votre liberté dans son seul et vrai sanctuaire , qui
est le cœur des Polonais.
Les troupes réglées, peste et dépopulation de
l'Europe, ne sont bonnes qu'à deux fins; ou pour
attaquer et conquérir les voisins , ou pour enchaîner
et asservir les citoyens. Ces deux fins vous sont
également étrangères : renoncez donc au moyen
par lequel on y parvient. L'état ne doit pas rester
sans défenseurs, je le sais; mais ses vrais défenseurs
sont ses membres. Tout citoyen doit être soldat
par devoir , nul ne doit l'être par métier. Tel fut
le système militaire des Romains; tel est aujour-
d'hui celui des Suisses ; tel doit être celui de tout
état Ubre, et surtout de la Pologne. Hors d'état de
solder une armée suffisante pour la défendre, il
faut qu'elle trouve au besoin cette armée dans ses
habitants. Une bonne milice, une véritable milice
bien exercée , est seule capable de remplir cet ob-
jet. Cette milice coûtera peu de chose à la républi-
que, sera toujours prête à la servir, et la servira
bien, parce qu'enfin l'on défend toujours mieux
son propre bien que celui d'autrui.
Monsieur le comte Wielhorski propose de lever
un régiment par palatinat, et de l'entretenir tou-
jours sur pied. Ceci suppose qu'on licencierait l'ar-
mée de la couronne, ou du moins l'infanterie; car
je crois que l'entretien de ces trente-trois régiments
surchargerait trop la république si elle avait outre
cela l'armée de la couronne à payer. Ce change-
ment aurait son utilité, et me paraît facile à faire,
mais il peut devenir onéreux encore, et l'on pré-
CHAPITRE XII. 343
viendra difficilement les abus. Je ne serais pas d'avis
d'éparpiller les soldats pour maintenir l'ordre dans
les bourgs et villages; cela serait pour eux une
mauvaise discipline. Les soldats, surtout ceux qui
sont tels par métier, ne doivent jamais être livrés
seuls à leur propre conduite , et bien moins chargés
de quelque inspection sur les citoyens. Ils doivent
toujours marcher et séjourner en corps : toujours
subordonnés et surveillés, ils ne doivent être que.
des instruments aveugles dans les mains de leurs
officiers. De quelque petite inspection qu'on les
chargeât , il en résulterait des violences , des vexa-
tions , des abus sans nombre; les soldats et les ha-
bitants deviendraient ennemis les uns des autres :
c'est un malheur attaché partout aux troupes ré-
glées : ces régiments toujours subsistants en pren-
draient l'esprit, et jamais cet esprit n'est favorable
à la liberté. La république romaine fut détruite par
ses légions quand l'éloignement de ses conquêtes la
força d'en avoir toujours sur pied. Encore une fois ,
les Polonais ne doivent point jeter les yeux autour
d'eux pour imiter ce qui s'y fait même de bien. Ce
bien , relatif à des constitutions toutes différentes ,
serait un mal dans la leur. Ils doivent rechercher
uniquement ce qui leur est convenable, et non pas
ce que d'autres font.
Pourquoi donc, au Ueu des troupes réglées , cent
fois plus onéreuses qu'utiles à tout peuple qui n'a
pas l'esprit de conquêtes, n'établirait-on pas en Po-
logne une véritable milice exactement comme elle
est établie en Suisse , où tout habitant est soldat ,
344 GOUVERITEMENT DE POLOGNE.
mais seulement quand il faut l'être? La servitude
établie en Pologne ne permet pas, je l'avoue, qu'on
arme sitôt les paysans : les armes dans des mains
serviles seront toujours plus dangereuses qu'utiles
à l'état; mais, en attendant que l'heureux moment
de les affranchir soit venu, la Pologne fourmille de
villes , et leurs habitants enrégimentés pourraient
fournir au besoin des troupes nombreuses dont,
hors le temps de ce même besoin , l'entretien ne
coûterait rien à l'état. La plupart de ces habitants ,
n'ayant point de terres , paieraient ainsi leur con-
tingent en service , et ce service pourrait aisément
être distribué de manière à ne leur être point oné-
reux^ quoiqu'ils fussent suffisamment exercés.
En Suisse, tout particulier qui se marie est obligé
d'être fourni d'un uniforme, qui devient son habit
de fête, d'un fusil de calibre, et de tout l'équipage
d'un fantassin; et il est inscrit dans la compagnie
de son quartier. Durant l'été, les dimanches et les
jours de fêtes, on exerce ces milices selon l'ordre
de leurs rôles, d'abord par petites escouades, en-
suite par compagnies, puis par régiments, jusqu'à
ce que, leur tour étant venu, ils se rassemblent
en campagne , et forment successivement de petits
camps, dans lesquels on les exerce à toutes les ma-
nœuvres qui conviennent à l'infanterie. Tant qu'ils
ne sortent pas du lieu de leur demeure, peu ou
point détournés de leurs travaux, ils n'ont aucune
paie; mais sitôt qu'ils marchent en campagne, ils
ont le pain de munition et sont à la solde de l'état;
et il n'est permis à personne d'envoyer un autre
CHAPITRE XÏI. 345
homme à sa place , afin que chacun soit exercé lui-
même et que tous fassent le service. Dans un état
tel que la Pologne , on peut tirer de ses vastes pro-
vinces de quoi remplacer aisément l'armée de la
couronne par un nombre suffisant de milice tou-
jours sur pied, mais qui, changeant au moins tous
les ans, et prise par petits détachements sur tous
les corps, serait peu onéreuse aux particuliers , dont
le tour viendrait à peine de douze à quinze ans
une fois. De cette manière, toute la nation serait
exercée ; on aurait une belle et nombreuse armée
toujours prête au besoin , et qui coûterait beaucoup
moins, surtout en temps de paix, que ne coûte au-
jourd'hui l'armée de la couronne.
Mais , pour bien réussir dans cette opération , il
faudrait commencer par changer sur ce point l'opi-
nion publique sur un état qui change en effet du
tout au tout, et faire qu'on ne regardât plus en Po-
logne un soldat comme un bandit qui, pour vivre,
se vend à cinq sous par jour, mais comme un ci-
toyen qui sert la patrie et qui est à son devoir. Il
faut remettre cet état dans le même honneur où il
était jadis , et où il est encore en Suisse et à Genève ,
où les meilleurs bourgeois sont aussi fiers à leur
corps et sous les armes, qu'à l'hôtel-de-ville et au
conseil souverain. Pour cela, il importe que dans
le choix des officiers on n'ait aucun égard au rang,
au crédit et à la fortune, mais uniquement à l'ex-
périence et aux talents. Rien n'est plus aisé que de
jeter sur le bon maniement des armes un point
d'honneur qui fait que chacun s'exerce avec zèle
346 GOTIVERWEMEICT DE POLOGNE.
pour le service de la patrie aux yeux de sa famille
et des siens; zèle qui ne peut s'allumer de même
chez de la canaille enrôlée au hasard, et qui ne sent
que la peine de s'exercer. J'ai vu le temps qu'à Ge-
nève les bourgeois manœuvraient beaucoup mieux
que des troupes réglées ; mais les magistrats , trou-
vant que cela jetait dans la bourgeoisie un esprit
militaire qui n'allait pas à leurs vues, ont pris peine
à étouffer cette émulation , et n'ont que trop bien
réussi.
Dans l'exécution de ce projet on pourrait, sans
aucun danger, rendre au roi l'autorité militaire na-
turellement attachée à sa place, car il n'est pas
concevable que la nation puisse être employée à.
s'opprimer elle-même, du moins quand tous ceux
qui la composent auront part à la liberté. Ce n'est
jamais qu'avec des troupes réglées et toujours sub-
sistantes que la puissance executive peut asservir
l'état. Les grandes armées romaines furent sans
abus tant qu'elles changèrent à chaque consul;
et , jusqu'à Marius , il ne vint pas même à l'esprit
d'aucun d'eux qu'ils en pussent tirer aucun moyen
d'asservir la république. Ce ne fut que quand le
grand éloignement des conquêtes força les Romains
de tenir long-temps sur pied les mêmes armées , de
les recruter de gens sans aveu, et d'en perpétuer
le commandement à des proconsuls , que ceux - ci
commencèrent à sentir leur indépendance et à vou-
loir s'en servir pour établir leur pouvoir. Les ar-
mées de Sylla, de Pompée et de César devinrent
de véritables troupes réglées, qui substituèrent l'es-
CHAPITRE XIÏ. 347
prît du gouvernement militaire à celui du républi-
cain ; et cela est si vrai , que les soldats de César se
tinrent très-offensés quand, dans un mécontente-
ment réciproque, il les traita de citoyens, ç^wm/e^*.
Dans le plan que j'imagine et que j'achèverai bientôt
de tracer, toute la Pologne deviendra guerrière au-
tant pour la défense de sa liberté contre les entre-
prises du prince que contre celles de ses voisins ;
et j'oserai dire que, ce projet une fois bien exé-
cuté , l'on pourrait supprimer la charge de grand-
général et la réunir à la couronne, sans qu'il en ré-
sultât le moindre danger pour la liberté, à moins
que la nation ne se laissât leurrer par des projets de
conquêtes, auquel cas je ne répondrais plus de
rien. Quiconque veut ôter aux autres leur liberté
finit presque toujours par perdre la sienne: cela est
* Ce trait est rapporté par Suétone ( in JuL Ces. cap, 70 ) et par
Tacite {Annal, i, 4^); mais Rousseau n'a pas fait attention que
quirites n*est rien moins que synonyme de cives, et Tacite en cet en-
droit même le fait bien sentir. Suivant la remarque de Dotte ville ,
(juirites était le nom qu'on donnait au peuple romain assemblé dans
Rome en temps de paix. Si donc les soldats de César s'offensèrent
de cette qualification, c'est par un motif étranger à celui que
Rousseau leur suppose. Au reste, si l'exemple cité pèche Ici dans
son application ' , la proposition générale n'en reste pas moins
vraie.
I En supposant que quintes ne soit pas un mot synonyme de citoyens ,
l'application n'en est pas moins juste. Les soldats de César ( comme tous les sol-
dats) étaient choqpiés d'une dénomination étrangère à leur métier , qu'ils mettent
au-dessus.de tous les autres. Du reste , d'après Strabon , on appelait quelquefois
les Romains quirites, à cause de la ville de Cures , d'où étaient Tatius et Numa.
Le premier partagea son ro3raume avec Romulus ; et de la réunion vint le mot
quiritesy mot auquel celui de citojrens correspond mieux que tout autre. Quand,
pour critiquer Jean- Jacques , on feit preuve d'érudition, il faut être sûr de soi.
Quirites, qui survécut au souvenir de Cures , et de la réunion de cette ville , n'é-
tait pas à Rome synonyme de citoyens ; mais ce dernier mot serait, dans quelques
circonstances , fort mal traduit par celui de Cives.
348 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
vrai même pour les rois, et bien plus vrai surtout
pour les peuples.
Pourquoi l'ordre équestre , .en qui réside vérita- .
blement la république , ne suivrait-il pas lui-même
un plan pareil à celui que je propose pour l'infan-
terie? Établissez dans tous les palatinats des corps
de cavalerie où toute la noblesse soit inscrite , et
qui ait ses officiers, son état-major, ses étendards,
ses quartiers assignés en cas d'alarmes , ses temps
marqués pour s'y rassembler tous les ans ; que
cette brave noblesse s'exerce à escadron ner, à faire
toutes sortes de mouvements, d'évolutions, à mettre
de l'ordre et de la précision dans ses manœuvres, à
connaître la subordination militaire. Je ne voudrais
point qu'elle imitât servilement la tactique des au-
tres nations. Je voudrais qu'elle s'en fît une qui
lui fût propre, qui développât et perfectionnât ses
dispositions naturelles et nationales; qu'elle s'exer-
çât surtout à la vitesse et à la légèreté , à se rompre ,
s'éparpiller, et se rassembler sans peine et sans con-
fusion ; qu'elle excellât dans ce qu'on appelle la pe-
tite guerre, dans toutes les manœuvres qui con-
viennent à des troupes légères , dans l'art d'inonder
un pays comme un torrent, d'atteindre partout, et
de n'être jamais atteinte, d'agir toujours de con-
cert quoique séparée, de couper les communica-
tions, d'intercepter des convois, de charger des
arrière - gardes , d'enlever des gardes avancées ,
de surprendre des détachements, de harceler de
grands corps qui marchent et campent réunis ;
qu'elle prît la manière des anciens Parthes comme
CHAPITRE XII. 349
elle en a la valeur, et qu'elle apprît comme eux à
vaincre et détruire les armées les mieux discipli-
nées sans jamais livrer de bataille et sans leur lais-
ser le moment de respirer : en un mot, ayez de
l'infanterie puisqu'il en faut, mais ne comptez que
sur votre cavalerie, et n'oubliez rien pour inven-
ter un système qui mette tout le sort de la guerre
entre ses mains.
C'est un mauvais conseil pour un peuple libre
que celui d'avoir des places fortes; elles ne con-
viennent point au génie polonais, et partout elles
deviennent tôt ou tard des nids à tyrans *. Les places
que vous croirez fortifier contre les Russes , vous
les fortifierez infailliblement pour eux; elles de-
viendront pour vous des entraves dont vous ne
vous délivrerez plus. Négligez même les avantages
de postes, et ne vous ruinez pas en artillerie : ce
n'est pas tout cela qu'il vous faut. Une invasion
brusque est un grand malheur, sans doute; mais
des chaînes permanentes en sont un beaucoup plus
grand. Vous ne ferez jamais en sorte qu'il soit dif-
ficile à vos voisins d'entrer chez vou3 ; mais vous
pouvez faire en sorte qu'il leur soit difficile d'en
sortir impunément, et c'est à quoi vous devez
mettre tous vos soins. Antoine et Crassus entrè-
rent aisément, mais pour leur malheur, chez les
Parthes. Un pays aussi vaste que le vôtre offre tou-
jours à ses habitants des refuges et de grandes res-
* Cette opinion ayait été de tout temps celle des nobles polonais ;
ils ne pouvaient soufïrir les villes fortifiées. Fortalitia , répétaient-ils
proverbialement, suntfrœna libertatis.
35o GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
sources pour échapper à ses agresseurs. Tout l'art
humain ne saurait empêcher l'action brusque du
fort contre le faible ; mais il peut se ménager des
ressorts pour la réaction; et quand l'expérience
apprendra que la sortie de chez vous est si diffi-
cile, on deviendra moins pressé d'y entrer. Laissez
donc votre pays tout ouvert comme Sparte , mais
bâtissez-vous comme elle de bonnes citadelles dans
les cœurs des citoyens ; et comme Thémistocle em-
menait Athènes sur sa flotte, emportez au besoin
vos villes sur vos chevaux. L'esprit d'imitation pro-
duit peu de bonnes choses et ne produit jamais
rien de grand. Chaque pays a des avantages qui
lui sont propres, et que l'institution doit étendre
et favoriser. Ménagez , cultivez ceux de la Pologne,
elle aura peu d'autres nations à envier.
Une seule chose suffit pour la rendre impossible
à subjuguer; l'amour de la patrie et de la liberté
animé par les vertus qui en sont inséparables. Vous
venez d'en donner un exemple mémorable à jamais.
Tant que cet amour brûlera dans les cœurs, il ne
vous garantira pas peut-être d'un joug passager;
mais tôt ou tard il fera son explosion , secouera le
joug et vous rendra libres. Travaillez donc sans re-
lâche , sans cesse , à porter le ptitriotisme au plus
haut degré dans tous les cœurs polonais. J'ai ci-de-
vant indiqué quelques-uns des moyens propres à
cet effet : il me reste à développer ici celui quevje
crois être le plus fort, le plus puissant, et même
infaillible dans son succès, s'il est bien exécuté :
c'est de faire en sorte que tous les citoyens se sen-
CHAPITRE XII. 35 I
tent incessamment sous les yeux du public; que
nul n'avance et ne parvienne que par la faveur pu-
blique ; qu'aucun poste , aucun emploi ne soit rempli
que par le vœu de la nation; et qu'enfin depuis le
dernier noble, depuis même le dernier manant, jus-
qu'au roi , s'il est possible , tous dépendent telle-
ment de l'estime publique, qu'on ne puisse rien
faire, rien acquérir, parvenir à rien sans elle. De
l'effervescence excitée par cette commune émula-
tion naîtra cette ivresse patriotique qui seule sait
élever les hommes au-dessus d'eux-mêmes, et sans
laquelle la liberté n'est qu'un vain nom et la légis-
lation qu'une chimère.
Dans l'ordre équestre, ce système est facile à éta-
blir , si l'on *a soin d'y suivre partout une marche
graduelle, et de n'admettre personne aux honneurs
et dignités de l'état qu'il n'ait préalablement passé
par les grades inférieurs , lesquels serviront d'en-
trée et d'épreuve pour arriver à une plus grande
élévation. Puisque l'égalité parmi la noblesse est
une loi fondamentale de la Pologne, la carrière des
affaires publiques y doit toujours commencer par
les emplois subalternes; c'est l'esprit de la consti-
tution. Ils doivent être ouverts à tout citoyen que
son zèle porte à s'y présenter , et qui croit se sentir
en état de les remplir avec succès : mais ils doivent
être le premier pas indispensable à quiconque, grand
ou petit , veut avancer dans cette carrière. Chacun
est libre de ne s'y pas présenter ; mais sitôt que quel-
qu'un y entre, il faut, à moins d'une retraite vo-
lontaire, qu'il avance, ou qu'il soit rebuté avec im-
352 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
probâtion. Il faut que, dans toute sa conduite, vu
et jugé par ses concitoyens , il sache que tous ses pas
sont suivis , que toutes ses actions sont pesées , et
qu'on tient du bien et du mal un compte fidèle dont
l'influence s étendra sur tout le reste de sa vie.
CHAPITRE XIII.
Projet pour assujettir à une marche graduelle tous les membres
du gouyemement.
Voici, pour graduer cette marche , un projet que
j'ai tâché d'adapter aussi bien qu'il était possible à
la forme du gouvernement établi, réformé seule-
ment quant à la nomination des sénateurs , de la
manière et par les raisons ci-devant déduites.
Tous les membres actifs de la république, j'en-
tends ceux qui auront part à l'administration , se-
ront partagés en trois classes, marquées par autant
de signes distinctifs que ceux qui composeront ces
classes porteront sur leurs personnes. Les ordres de
chevalerie, qui jadis étaient des preuves de vertu»
ne sont maintenant que des signes de la faveur des
rois. Les rubans et bijoux qui en sont la marque
ont un air de colifichet et de parure féminine qu'il
faut éviter dans notre institution. Je voudrais que
les marques des trois ordres que je propose fussent
des plaques de divers métaux, dont le prix matériel
serait en raison inverse du grade de ceux qui les
porteraient.
Le premier pas dans les affaires publiques sera
ÔHAPlTRE Xllï. 353
précédé d*une épreuve pour la jeunesse dans les
placés d'avocats , d'assesseurs , de juges même dans
les^ tribunaux subalternes ^ de régisseurs de quelque
portion des deniers publics, et en général dans tous
les postes inférieurs qui donnent à ceux qui les
remplissent occasion de montrer leur mérite , leur
capacité, leur exactitude, et surtout leur intégrité.
Cet état d'épreuve doit durer au moins trois ans,
au bout desquels, munis des certificats de leurs su-
périeurs et du témoignage de la voix publique , ils
se présenteront à la diétine de leur province , où ,
après un examen sévère de leur conduite , on hono-
rera ceux qui en seront jugés dignes d'une plaque
d'or portant leiu* nom , celui de leur province , la
date de leur réception, et au-dessous cette inscrip-
tion en plus gros caractères : Spespatriœ. Ceux qui
auront reçu cette plaque la porteront toujours atta-
chée à leur bras droit ou sur leur cœur; ils pren-
dront le titre de servants d'état ; et jamais dans
l'ordre équestre il n'y aura que des servants d'état
qui puissent être élus nonces à4a diète , députés au
tribunal , commissaires à la chambre des comptes ,
ni chargés d'aucune fonction pubUque qui appar-
tienne à la souveraineté.
Pour arriver au second grade il sera nécessaire
d'avoir été trois fois nonce à la diète , et d'avoir ob-
tenu chaque fois aux diétines de relation l'appro-
bation de ses constituants; et nul ne pourra être
élu nonce une seconde ou troisième fois s'il n'est
muni de cet acte pour sa précédente nonciature. Le
service au tribunal ou à Radom en qualité de com-
R. V. 23
354 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
mîssaire ou de député équivaudra à une noncia-
ture*; et il suffira d'avoir siégé trois fois dans ces
assemblées indifféremment, mais toujours avec ap-
probation , pour arriver de droit au second grade.
En sorte que, sur les trois certificats présentés à la
diète, le servant d'état qui les aura obtenus sera
honoré de la seconde plaque et du titre dont elle
est la marque.
Cette plaque sera d'argent, de même forme et
grandeur que la précédente ; elle portera les mêmes
inscriptions , excepté qu'au lieu des deux mots
Spes patriœ y on y gravera ces deux-ci, Cms elec-
tus. Ceux qui porteront ces plaques seront appelés
citoyens de clioix, ou simplement élus y et ne pour-
ront plus être simples nonces , députés au tribu-
nal , ni commissaires à la chambre ; mais il seront
autant de candidats pour les places de sénateurs.
Nul ne pourra entrer au sénat qu'il n'ait passé par
ce second grade , qu'il n'en ait porté la marque ; et
tous les sénateurs députés, qui, selon le projet, en se-
ront immédiatement tirés, continueront de laporter
jusqu'à ce qu'ils parviennent au troisième grade.
* C'est à Radom dans la Petite -Pologne que siégeait la Commission
du trésor y composée de membres choisis par la diète dans l'ordre
équestre, et qui étaient élus pour deux ans. Les fonctions de ce tri-
bunal étaient d'examiner les comptes du grand - trésorier , ceux des
préposés à la régie des domaines et des douanes , et généralement de
juger toutes les aUBsdres concernant les finances.
Il y avait de plus deux Grands-Tribunaux, l'un pour la Pologne,
Fautre pour la Lithuanie, chargés de juger en dernière instance
toutes les causes civiles et criminelles. Chacun d'eux se composait
de huit députés ecclésiastiques nommés par les chapitres , et de dix-
neuf députés laïques nommés par les diétines. Leurs fonctions du-
raient deux ans.
CHAPITRE XIII. 355
C*est parmi ceux qui auront atteint le second
que je voudrais choisir les principaux des collèges
et inspecteurs de l'éducation des enfants. Ils pour-
raient être obligés de remplir un certain temps cet
emploi avant que d'être admis au sénat , et seraient
tenus de présenter à la diète l'approbation du col-
lège des administrateurs de l'éducation : sans ou-
blier que cette approbation, comme toutes les
autres, doit toujours être visée par la voix publique ,
qu'on a mille moyens de consulter.
L'élection des sénateurs députés se fera dans la
chambre des nonces à chaque diète ordinaire , en
sorte qu'ils ne resteront que deux ans en place ;
mais ils pourront être continués ou élus derechef
deux autres fois , pourvu que chaque fois , en sor-
tant de place , ils aient préalablement obtenu de
la même chambre un acte d'approbation semblable
à celui qu'il est nécessaire d'obtenir des diétines
pour être élu nonce une seconde et troisième fois :
car, sans un acte pareil obtenu à chaque gestion,
l'on ne parviendra plus à rien ; et l'on n'aura , pour
n'être pas exclus du gouvernement, que la res-
source de recommencer par les grades inférieurs ,
ce qui doit être permis pour ne pas ôter à un ci-
toyen zélé , quelque faute qu'il puisse avoir com-
mise , tout espoir de l'effacer et de parvenir. Au
reste , on ne doit jamais charger aucun comité
particulier d'expédier ou refuser ces certificats ou
approbations; il faut toujours que ces jugements
soient portés par toute la chambre , ce qui se fera
sans embarras ni perte de temps si l'on suit, pour
23.
356 GOUVERITEMENT DE POLOGÏfE.
le jugement des sénateurs députés sortant de place,
la même méthode des cartons que j'ai proposée
pour leur élection.
On dira peut-être ici que tous ces ai:^tes d'appro-
bation donnés d'abord par des corps particuliers ,
ensuite par les diétines , et enfin par la diète , se-
ront moins accordés au mérite , à la justice , et à la
vérité, qu'extorqués par la brigue et le crédit.
A cela je n'ai qu'une chose à répondre. J'ai cru
parler à un peuple qui, sans être exempt de vices,
avait encore du ressort et 4es vertus ; et , cela sup-
posé , mon projet est bon. Mais si déjà la Pologne
en est à ce point que tout y soit vénal et corrompu
jusqu'à la racine, c'est en vain qu'elle cherche à
réformer ses lois et à conserver sa liberté ; il faut
qu'elle y renonce et qu'elle plie sa tête au joug.
Mais revenons.
Tout sénateur député qui l'aura été trois fois
avec approbation , passera de droit au troisième
grade le plus élevé dans l'état , et la marque lui en
sera conférée par le roi sur la nomination de la
diète. Cette marque sera une plaque d'acier bleu
semblable aux précédentes, et portera cette in-
scription , Custos legum. Ceux qui l'auront reçue
la porteront tout le reste de leur vie, à quelque
poste éminent qu'ils parviennent, et même sur le
trône quand il leur arrivera d'y monter. .
Les palatins et grands castellans ne pourront
être tirés que du corps des gardiens des lois , de la
même manière que ceux-ci l'ont été des citoyens
élus , c'est-à-dire par le choix de la diète ; et comme
CHAPITRE XIII. 357
ces palatins occupent les postes les plus éminents
de la république , et qu'ils les occup/ent à vie , afin
que leur émulation ne s'endorme pas dans les places
où ils ne voient plus que le trône au-dessus d'eux ,
l'accès leur en sera ouvert, mais de manière à n'y
pouvoir arriver encore que parla voix publique et
à force de vertu.
Remarquons, avant. que d'aller plus loin, que
la carrière que je donne à parcourir aux citoyens
pour arriver graduellement à la tête de la répu-
blique , paraît assez bien proportionnée aux me-
sures de la vie humaine pom^ que ceux qui tien-
nent les rênes du gouvernement , ayant passé la
fougue de la jeunesse , puissent néanmoins être
encore dans la vigueur de l'âge , et qu'après quinze
ou vingt ans d'épreuve continuellement sous les
yeux du public, il leur reste encore un assez grand
nombre d'années à faire jouir la patrie de leurs
talents, de leur expérieii€e>et de leurs vertus , et
à jouir eux-mêmes dans les premières places de
l'état du respect et des honneurs qu'ils auront si
bien mérités. En 3upposant qu'un homme com-
mence à vingt ans d'entrer dans les affaires, il est
possible qu'à trente-cinq il soit déjà palatin ; mais
comme il est bien difficile et qu'il n'est pas même
à propos que cette marche graduelle se fasse si ra-
pidement , on n'arrivera guère à ce poste érainent
avant la quarantaine; et c'est l'âge, à mon avis, le
plus convenable pour réunir toutes les qualités
qu'on doit rechercher dans un homme d'état. Ajou-
tons ici que cette marche paraît appropriée, au*
358 GOUYERNEMEI^T DE POLOGNE.
tant qu'il est possible , aux besoins du gouverne-
ment. Dans le calcul des probabilités , j'estime qu'on
aura tous les deux ans au moins cinquante nou-
veaux citoyens élus et vingt gardiens des lois;
nombres plus que suffisants pour recruter les deux
parties du sénat auxquelles mènent respectivement
ces deux grades. Car on voit aisément que, quoi-
que le premier rang du sénat soit le plus nom-
breux , étant à vie , il aura moins souvent des places
à remplir que le second, qui, dans mon projet, se
renouvelle à chaque diète ordinaire.
On a déjà vu , et %n verra bientôt encore , que
je ne laisse pas oisifs les élus surnuméraires en at-
tendant qu'ils entrent au sénat comme députés;
pour ne pas laisser oisifs non plus les gardiens des
lois, en attendant qu'ils y rentrent comme palatins
ou castellans, c'est de leur corps que je formerais
le collège des administrateurs de l'éducation dont
j'ai parlé ci-devant. On pourrait donner pour pré-
sident à ce collège le primat ou un autre évêque ,
en statuant au surplus qu!aucun autre ecclésias^
tique , fïit-il évêque et sénateur ,, ne pourrait y être
admis.
Voilà, ce me semble, une marche assez bien gra-
duée pour la partie essentielle et intermédiaire du
tout, savoir la noblesse et les magistrats ; mais il
nous manque encore les deux extrêmes, savoir le
peuple et le roi. Commençons par le premier , jus-
qu'ici compté pour rien , mais qu'il importe enfin
de compter pour quelque chose , si l'on veut don-
ner une certaine force, une certaine consistance
CHAPITRE XIII. 359
à la Pologne. Rien de plus délicat que l'opération
dont il s'agit ; car ^nfiw , bien que cliacun sente quel
grand mal c'est pour la république que la na-
tion soit en quelque façon renfermée dans l'ordre
équestre, et que tout le reste, paysans et bour-
geois, soit nul, tant dans le gouvernement que
dans la législation , telle est l'antique constitution.
U ne serait en ce moment ni prudent ni possible
de la changer tout d'un coup ; mais il peut l'être
d'amener par degrés ce changement, de faire , sans
révolution sensible, que la partie la plus nom-
breuse de la nation s'attache d'affection à la patrie
et même au gouvernement. Cela s'obtiendra par
deux moyens : le premier , une exacte observation
de la justice, en sorte que le serf et le roturier,
n'ayant jamais à craindre d'être injustement vexés
par le noble, se guérissent de l'aversion qu'ils doi-
vent naturellement avoir pour lui. Ceci demande
une grande réforme dans les tribunaux, et un soin
particulier pour la formation du corps des avocats.
Le second moyen, sans lequel le premier n'est
rien , est d'ouvrir une porte aux serfs pour acqué-
rir la liberté, et aux bourgeois pour acquérir la
noblesse. Quand la chose dans le fait ne serait pas
praticable, il faudrait au moins qu'on la vît telle
en possibilité ; mais ou peut faire plus , ce me
semble , et cela sans courir aucun risque. Voici ,
par exemple, un moyen qui me paraît mener de
cette manière au but proposé.
Tous les deux ans , dans l'intervalle d'une diète
à l'autre, on choisirait dans chaque province un
36o GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
temps et un lieu convenables ourles élus de la même
province qui ne seraient pas encore sénateurs dé-
putés s'assembleraient, sous la présidence d'un cus^
tos legum qui ne serait pas encore sénateur à vie ,
dans un comité censorial ou de bienfaisance, au-
quel on inviterait, non tous les curés, mais seule-
ment ceux qu'on jugerait les plus dignes de cet
honneur. Je crois même que. cette préférehce, foPr
mant un jugement tacite aux yeux du peuple , pour-
rait jeter aussi quelque émulation parmi les curé&de
village , et en garantir un grand nombre des mœurs
crapuleuses auxquelles ils ne sont que trop sujets.
Dans cette assemblée , où l'on pourrait encore
appeler des vieillards et notables de tous les états ,
on s'occuperait à l'examen des projets d'établisse*-
ments utiles pour la province ; on entendrait les
rapports des curés sur l'état de leurs paroisses et
des paroisses voisines, celui des notables sur l'état
de la culture, sur celui des familles de leur can-
ton; on vérifierait soigneusement ces rapports;
chaque membre du comité y ajouterait ses propres
observations , et l'on tiendrait de tout cela un fidèle
registre, dont on tirerait des mémoires succincts
pour les diétines.
On examinerait en détail les besoins des familles
surchargées, des infirmes, des veuves, des orphe-
lins , et l'on y pourvoirait proportionnellement sur
un fonds formé p^ les contributions gratuites des
aisés de la province. Ces contributions seraient
d'autant moins onéreuses qu'elles deviendraient le
seul tribut de charité , attendu qu'on ne doit souf-
CHAPITRE xiri. 36i
frir dans toute la Pologne nî mendistnts ni hôpitaux.
I^es prêtres, sans doute , crieront beaucoup pour
la conservation des hôpitaux , .jBt ces cris ne soïft
qu'une raison de plus pour les détruire.
Dans ce même comité, qui lie s'occuperait jamais
de punitions ni de réprimandes , mais seulement
de bienfaits, de louanges^ et d'encouragements,
on ferait , sur de bonnes kiformations , des listes
exactes des particuliers de tous états dont la con-
duite serait digne d'honneur et de récompense «.
Ces listes seraient envoyées au sénat et au roi pour
y avoir égard dans l'occasion , et placer toujours
bien leurs choix et leurs préférences ; et c'est sur
les indications des mêmes assemblées que seraient
données , dans les collèges ^ par les administrateurs
de l'éducation, les places gratuites dont j'ai parlé
ci-devant.
Mais la principale et plus' importante occupation
de ce comité ^ serait de dresser sui' de fidèles mé-
moires , et sur le rapport de la voix publique bien
vérifié , un rôle des paysans qui se distingueraient
^ Il faut , dans ces estimations , avoir beaucoup plus d'égard aux
personnes qu'à quelques actions isolées. Le vrai bien se fait avec
peu d'éclat. Cestpar une conduite uniforme et soutenue, par des
vertus .privées et dcxnestiqaes , par tous les devoirs de son état bien
remplis , par des actions enfin qui découlent de son caractère et de
ses principes , qu'un homme peut mérltcT'des honneurs, plutAt que
par quelques grands coups de théâtre qui trouvent ^éjà leur ré-
compense dans l'admiration publique. L'ostentation philosophique
aime beaucoup les actions d'éclat ; mais tel, avec cinq ou six actions
de cette espèce , bien brillantes 9 bien bruyantes et bien prônées »
n'a pour but que de donner le change sur son compte, et d'être
toute sa vie injuste et dur impunément. Donnez-nous la monnaie des
grandes actions. Ce mot de femme est vax mot très-judicieux.
302 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
par une bonne conduitfe , une bonne culture, de
bonnes- mœurs , par le soin de leur famille , par
tous les devoirs de leur état bien remplis. Ce rôle
serait ensuite présenté à la diétine , qui y choisirait
un nombre fixé par la loi pour être affranchi , et
qui pourvoirait , par des moyens convenus , au dé-
dommagement des patrons , en les faisant jouir
d'exemptions , de prérogatives , d'avantages enfin
proportionnés au nombre de leurs paysans qui
auraient été trouvés dignes de la liberté : car il
faudrait absolument faire en sorte qu'au Heu d'être
onéreux, au maître , l'affranchissement du serf lui
devînt honorable et avantageux ; bien entendu que,
pour éviter l'abus , ce$ affranchissements ne se fe-
raient point parles maîtres, mais dans les diétines,
par jugement, et seulemecit jusqu'au nombre fixé
par la loi.
Quand on aurait affranchi successivement un
certain nombre de familles dans un canton , l'on
pourrait affranchir des villages entiers, y former
peu à peu des communes , leur assigner quelques
biens -fonds, quelques terres communales comme
en Suisse , y établir des officiers communaux ; et
lorsqu'on aurait amené par degrés les choses jus-
qu'à pouvoir, sans révolution Sentie , achever l'o-
pération en grand , leur rendre enfin le droit*que
leur donna la nature de participer à l'administra-
tion de leur pays en envoyant des députés aux
diétines.
Tout cela fait ,^ on armerait tous ces paysans
devenus hommes Wmres et citoyens , on les enrégi-
CHAPITRE XIII. 363
menterait, on les exerceraitT, et l'on finirait par avoir
une milice vraiment excellente, plus quie aufiSsante
pour la défense de l'état.
On pourrait suivre une méthode semblable pour
l'anoblissement d'un certain nombre de bouigeois,
et même , sans les anoblir , leur destiner certains
postes brillants qu'ils rempliraient seuls à l'exclu-
sion des nobles , et cela à l'itnitation des Vénitiens
si jaloux de leur noblesse, qui néanmoins^ Qutre
d'autres emplois subalternes , donnent toujours à
un citadin la seconde place de Fétat , savoir celle
de grand-chancelier, sans qu'aucun patricien puisse
jamais y prétendre. De cette manière , ouvrant à la
bourgeoisie la porte de la noblesse et des honneurSi,
on l'attacherait d'affection à la patrie et au maintien
de la constitution. On pourrait encore , sans ano-
blir les individus, anobUr collectivement certaines
villes , en préférant celles oirfleuriraient davantage
le commerce , l'industrie et lesavts , et où par con-
séquent l'administration municipale serait la meil-
leure. Ces villes anoblies pourraient, à l'instar des
villes impériales , envoyer des nonces ^ la diète ;
et leur exemple ne matiquerait pas d*exciter dans
toutes les autres un vif désir d'obtenir le même
honneur.
Les comités censorîaux chargés de ce départe-
ment de bien&isance , qui jamais, à la honte des
rois et des peuples , n'a encore existé nulle part ,
seraient , quoique sans élection , composés de la
manière la plus propre à remplir leurs fonctions
avec zèle et intégrité , attendu que leurs membres ,
364 GOUVERNEMETTT DE POLOGNE.
aspirant aux places sénatoriales où mènent leurs
grades respectifs , porteraient une grande attention
à mériter par l'approbation publique les suffrages
de la diète ; et ce serait une occupation suffisante
pouf, tenir ces aspirants en haleine et sous les yeux
du public dans les intervalles qui pourraient sé-
parer leurs élections successives. Remarquez que
cela se ferait cependant sans les tirer , pour ces
intervalles , de l'état de simples citoyens gradués ,
puisque cette espèce de tribunal, si utile et si res-
pectable , n'ayant |amais que du bien à faire , ne
serait revêtu d'aucune puissance coactive : ainsi je
ne nïultiplie point ici les magistratures, mais je me
sel^ , chemin faisant , du passage de l'une à l'autre
pour tirer parti de ceux qui les doivent remplir.
'Sur ce plan gradué dans son exécution par une
marche successive , qu'on pourrait précipiter , ra-
lentir, ou même arrêter, selon son bon ou mau-
vai^ succès , on n'avancerait qu'à volonté , guidé
par l'expérience ; on allumerait dans tous les états
inférieurs un zèle ardent pour contribuer au bien
public; on* parviendrait enfin à vivifier toàèfes'les
parties de la Pologne , et à les lier de manière à* ne
faire plus qu'un même corps , dont la vigueur et
les forces seraient au moins décuplées de ce qu'elles
peuvent être aujourd'hui , et cela avi^/ l'avantage
inestimable d'avoir évité tout changeaient vif et
brusque, et le danger des révolutions.
^Vous avez une belle occasion de commenceq^faette
opéiaadtin d'une .mamère éclatante !«lirnobki^^^|bi
doit faire le plus gimiè effet. Il n'est pas possible
CHAPITRE XIIÎ. 365
que, dans les raalheurs que vient d'essuyer la Po-
logne, les confédérés n'aient reçu des assistantes
et des msur-ques d'attachement de quelques bour>^
geois, et même de quelques paysans. Imitezila ma-
gnanimité des Romains , si soigneux , après, . les
grandes calamités de le«r république, de combler
des témoignages de leur gratitude les étrangers ,
les sujets, les esclaves, et m^rae jusqu'aux ani-
maux qui durant leurs disgrâces leur avaient rendu
quelques services signalés. O le beau début, à.moo
gré, que de donner solennellement la noblesse à
ces bourgeois et la franchise à-ces paysans , et cela
avec toute la pompe et tout Tappareil qui peuvent
rendre cette cérémonie auguste, touchante, et mé-
morable ! Et ne vous en tenez pas à ce début. Ces
hommes ainsi distingués doivent demeurer tou-
jours les enfants de- choix -de la patrie. Il faut veil-
ler sur eux , les* protéger , les aider , les soutenir ,
fussent-ils même de mauvais sujets. U faut à tout
prix les faire prospérer toute leur vie, afin que,
par cet exemple mis_sous les yeux du public, la
Pologore montre à l'Europe entière ce que doit at-
tendre d'elle dans ses succès quiconque osa l'assis-
ter dans sa détresse.
Voilà quelque idée grossière et seulement par
forme d'ex<smple de la manière dont on peut pro-
céder, pouF «ique chacun voie devant lui la route
libre pour arriver à tout , que tout tende graduel-
lem^t, en- bien servant la patrie, aux rangs les
pliis:^honovables , et que .ha vertu puisse- ouvrir
toutes les portes que la ic^jtisixa^ se plait à fermer.
366 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
Mais tout n'est pas fait encore, et la partie de ce
prajet qui me reste à exposer est sans contredit la
plus embarrassante et la plus difficile ; «elle offre à
surmonter des obstacles contre lesquels la pru-
dence et l'expérience des politiques les plus con-
sommés ont toujours échoué. Cependant il me
semble qu'en supposant mon projet adopté, avec
le moyen très -simple que j'ai à proposer , toutes
les difficidtés sont levées , tous les abus sont pré- '
-venus, et ce qui semblait faire un nouvel obstacle
se tourne en avantage dans l'exécution.
CHAPITRE XIV.
Élection des rois.
Toutes ces difficultés se réduisent à celle de don-
ner à l'état un chef dont le choix ne cause pas des
troubles, et qui n'attente pas à la liberté. Ce qui
alimente la même difficulté est que ce chef doit
être doué des grandes qualités nécessaires à qui-
coMiue ose gouverner des hommes libres. L'héré-
r dite de la couronne prévient les troubles, mais elle
amène la servitude; l'élection maintient la liberté,
mais à chaque règne elle ébranle l'état. Cette al-
^^ ternative est fâcheuse ; mais avant de parler des
^ moyens de l'éviter , qu'on me permette un moment
^ de réflexion sur la manière dont les Polonais dis-
posent ordinairement de leur couronne.
D'abord, je le demande , pourquoi faut-il qu'ils
se donnent des rois étrangers ? Par quel singulier
CHAPITRE XIV. 367
aveuglaiïienJt ontrils pris ainsi le mçyen le plus sûr
d'a§seFvir leur nation , ^'abolir leursi usages , 4? se
rendre le jouet deis autres cours , et d'augmenter à
plaisir l'orage des interrègnes ? Quelle injustice en-
vers eux - mêmes ! quel affront fait à leur patrie!
comme si, désespérant de trouver dans son sein
un homme digne de les commander, ils étaient
forcés de l'aller chercher au loin ! Conunent n'ont-
ils pas senti , comment n'ont-ils pas vu cpie c'était
tout le contraire? Ouvrez les annales de votre na-
tion,, vous ne la verrez jamais illustre et triom-
phante que sous des rois polonais ; vous la verrez
presquç toujours opprimée et avilie sous les étran-
gers. Que l'expérience vienne enfin à l'appui de la
T'aispn ; voyez quels maux vous vous faites et quels
biens vous vous ôtez.
Car , je le demande ^core, comment la nation
polonaise , ayant tant fait que de rendre sa cou-
ronne élective , n'a-t-elle point songé à tirer parti
de cette loi pour jeter parwi Jes membres de l^d-
ministration une émulation de zèle et de gloire,
qui seule eût plus fait pour le bien de la patrie que
toutes les autres lois ensemble? Quel ressort puis-
sant sur des an^es grandes et ambitieuses que cette
couronne destinée au plus digne , et mise en per-
spective devant les yeux de tout citoyen qui saura
mériter l'estime publique ! Que de vertus , que de
nobles çfforts l'espoir d'en acquérir le plus haut
prix ne doit-il pas exciter dans la nation! quel fer-
ment de patriotisme dans tous les cœurs, quand
on saurait bien que ce n'est que par là qu'on peut
368 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
obtenir cette place devenue J'objel: secret de» vœux
de toujs les particuliers, sijôt qu'à force de mérite
et de services il dépendra d'eux de s'on approcher
toujours davantage, et, si la fortune les seconde ,
d'y parvenir enfin tout-à-fait ! Cherdions le meil-
.leur moyen dç mettre en jeu ce grand ressort si
puissant dans la république , et si négligé jusqu'ici.
L'on me dira qu'il iie sufi^t pas de ne donjper la
couronne qu'à des Polonais pour lever les difficul-
tés dont il s'agit : c'est ce que riious verrons tout-
à-l'Jieure après que j'aurai proposé mon expédient.
Cet expédient est simple; mais il paraîtra d'abord
manquer le but que je viaas de marquçr moi-
même , quand j'aurai dit qu'il consiste à faire en-
trer le sort dans l'élection des rois. Je demande en
grâce qu'on me laisse le temps de m'expli^pier, ou
se\ij[ement qu'on me relise avec attention-
Car si l'on dit : Coriiment s'assurer qu'un rpi tiré
au sort ait les qualités requises pour reiwplir di-
gnement sa place? on fait une objection. que j^'ai
déjà résolue , puisqu'il suffit pour cet effet que le
roi ne puisse être tiré que des sénateurs à vie ; car
puisqu'ils seront tirés eux-mêmes de l'ordre des
gardiens des lois , et qu'ils auront passé avec hon-
neur par tous les grades de la république, l'é-
preuve de toute leur vie et l'approbation publique
dans tous les postes qu'ils auront remplis seront
des garants suffisants du mérite et des vertus de
chacun d'eux.
Je n'entends pas néanmoins que même entre les
sénateurs à vie le sort décide seul de la préférence :
"s^
f^"-^-
fl
CHAPITRE XIV. 369
ce serait toujours manquer en partie le grand but
qu'on doit se proposer. Il faut que le soVt fasse
quelque* chose, et que le choix fasse beaucoup, afin
d'un côté d'amortir les brigues et les menées des
puissances étrangères , et d'engager de l'autre tous
les palatine par un si grand intérêt à ne point ^e
relâcher dans leur conduite , mais à dontinuer de
servir la patrie avec zèle pour mériter la préférence
sur leurs concurrents.
J'avoue que la classe de ces concurrents me paraît
bien noinbreuse,si l'on y fait entreries grands cas-
tellans, presque égaifx en rang aux palatins par la
constitution prescrite; mais je ne vois pas quel in-
convénient il y aurait à donner aux seuls palatins
l'accès immédiat au trône. Cela ferait dans le même
ordre un nouveau grade que les grands castellans
auraient encore à passer pour devenir palatins, et
par conséquent iiû moyen de plus pour tenir le
sénat dépendant du législateur. On a déjà vu que
ces grands castellans me paraissent superflus dans
la constitution. Que néanmoins, pour éviter tout
grand changement, on leur laisse leur place et leur
rang au ^énat; je l'approuve. Mais dans la gradua-
tion que je propose, rien n'oblige de les mettre au
niveau des palatins ; et comme rien n'en empêche
non plus, on pourra sans inconvénient se décider
pour le parti qu'on jugera le meilleur. Je suppose
ici que ce parti préféré sera d'ouvrir aux seuls pa-
latins l'accès immédiat au trône.
Aussitôt donc après la mort du roi, c'est-à-dire
dans le moindre intervalle qu'il sera possible , et
R. V. 24
^ï *
\
J
370 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
qui sera fixé par la loi , la diète d'élection sera so-
lenneltement convoquée ; les noms de tous les pa-
latins seront mis en concurrence , et il en sera tiré
trois au sort avec toutes les précautions possibles
pour qu'aucune fraude n'altère cette opération: Ces
tipois noms seront à haute voix déclarés à l'assem-
blée , qui , dans la même séance et à la pluralité des
voix, choisira celui qu'elle préfère, et il sera pro-
clamé roi dès le même jour.
On trouvera dans cette forme d'élection un grand
inconvénient, je l'avoue, c'est que la nation ne
puisse choisir librement dans le nombre des pala-
tins celui qu'elle honore et chérit davantage, et
qu'elle juge le plus digne de la royauté. Mais cet
inconvénient n'est pas nouveau en Pologne, où l'on
a vu, dans plusieurs élections , que, sans égard pour
ceux que la nation favorisait , on l'a forcée de choisir
celui qu'elle aurait rebuté : mais pour cet avantage
qu'elle n'a plus et qu'elle sacrifie, combien d'au-
tres plus importants elle gagne par cette forme
d'élection!
Premièrement l'action du sort amortit tout d'un
coup les factions et brigues des nations étrangères ,
qui ne peuvent influer sur cette élection , trop in-
certaines du succès pour y mettre beaucoup d'ef-
forts, vu que la fraude même serait insuffisante en
faveur d'un sujet que la nation peut toujours reje-
ter. La grandeur seule de cet avantage est telle, qu'il
assure le repos de la Pologne , étouffe la vénalité
dans la république , et laissé à l'élection presque
toute la tranquillité de l'hérédité.
CHAPITRiE XIV. 371
Le même avantage a lieu contre les brigues
mêmes des candidats; car, qui d'entre eux voudra
se mettre en frais pour s'assurer une préférence qui
ne dépend point des hommes , et sacrifier sa for-
tune à un événement qui tient à tant de chances
contraires pour une favorable? Ajoutons que ceux
que le sort a favorisés ne sont plus à temps d'a-
cheter des électeurs , puisque l'élection doit se faire
dans la même séance.
Le choix libre de la nation entre trois candidats
la préserve des inconvénients du sort, qui, par
supposition, tomberait sur un sujet indigne; car,
dans cette supposition, la nation se gardera de le
choisir ; et il n'est pas possible qu'entre trente-trois
hommes illustres, l'élite de la nation, où l'on ne
comprend pas même cojument il peut se trouver
un seul sujet indigne, ceux que favorisa le sort le
soient tous les trois.
Ainsi, et cette observation est d'un grand poids,
nous réunissons par cette forme tous les avantages
de l'élection à ceux de l'hérédité.
Car premièrement, la couronne ne passant point
du père au fils, il n'y aura jamais continuité de sys-
tème pour l'asservissement de la république. En se-
cond lieu, le sort même dans cette forme est l'in-
strument d'une élection éclairée et volontaire. Dans
le corps respectable des gardiens des lois et des
palatins qui en sont tirés, il ne peut faire un choix,
quel qu'il puisse être , qui n'ait été déjà fait par la
nation.
Mais voyez quelle émulation cette perspective
24.
■ J*m
37a GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
doit porter dans le corps des palatins et grands cas-
tellans, qui, dans des places à vie, pourraient se
relâcher par la certitude qu'on ne peut plus les leur
oter. Ils ne peuvent plus être contenus par la<crainte ;
mais l'espoir de remplir un trône que chacun d'eux
voit si près de lui, est un nouvel aiguillon qui les
tient sans cesse attentifs sur eux-mêmes. Ils savent
que le sort les favoriserait en vain s'ils sont rejetés
à l'élection , et que le seul moyen d'être choisis est
de le mériter. Cet avantage est trop grand , trop
évident, pour qu'il soit nécessaire d'y insister.
Supposons un moment, pour aller au pis , qu'on
ne peut éviter la fraude dans l'opération du sort , et
qu'un des concurrents vînt à tromper la vigilance
de tous les autres , si intéressés à cette opération.
Cette fraude serait un malheur pour les candidats
ex:clus,mais l'effet pour la république serait le même
que si la décision du sort eût été fidèle; car on n'en
aurait pas moins l'avantage de l'élection , on n'en
préviendrait pas moins les troubles des interrègnes
et les dangers de l'hérédité; le candidat que son
ambition séduirait jusqu'à recourir à cette fraude,
n'en serait pas moini au surplus un homme de mé-
rite , capable , au'jugement de la nation , de porter
la couronne avec honneur; et enfin, même après
cette fraude, il n'en dépendrait pas moins, pour en
profita , du choix subséquent et formel de la ré-
publique.
Par ce projet adopté dans toute son étendue, tout
est lié dans l'état; et depuis le dernier particulier
jusqu'au premier palatin , nul ne voit aucun moyen
CHAPITRE XIV. 373
d'avancer que par la route du devoir et de l'appro-
bation publique. Le roi seul , une fois élu , ne voyant
plus que les lois au-dessus de lui , n'a nul autre frein
qui le contienne; et n'ayant plus besoin de l'appro-
bation publique , il peut s'en passer sans risque si
ses projets le demandent. Je ne vois guère à cela
qu'un remède auquel même il ne faut pas songer;
ce serait que la couronne fût en quelque manière
amovible , et qu'au bout de certaines périodes les
rois eussent besoin d'être confirmés. Mais, encore
une fois , cet expédient n'est pas proposable : tenant
le trône et Fétat dans une agitation continuelle , il
ne laisserait jamais l'administration dans une as-
siette assez solide pour pouvoir s'appliquer unique-
ment et utilement au bien public.
Il fut un usage antique qui n'a jamais été prati-
qué que chez un seul peuple , mais dont il est éton-
nant que le succès n'ait tenté aucun autre de l'imi-
ter. Il est vrai qu'il n'est guère propre qu'à un
royaume électif, quoique inventé et pratiqué dans
un royaume héréditaire. Je parle du jugement des
rois d'Egypte après leur mort, et de l'arrêt par
lequel la sépulture et les honneurs royaux leur
étaient accordés ou refusés, selon qu'ils avaient
bien ou mal gouverné l'état durant leur vie. L'in-
différence des modernes sur tous les objets moraux
et sur tojut ce qui peut donner du ressort aux
âmes , leur fera sans doute regarder l'idée de réta-
blir cet usage pour les rois de Pologne comme
une fohe , et ce n'est pas à des Français , surtout
à des philosophes, que je voudrais tenter de la
374 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
faire adopter; mais je crois qu'on peut la propo-
ser à des Polonais. J'ose même avancer que cet
établissement aurait chez eux de grands avantages
auxquels il est Impossible de suppléer d'aucune
autre manière, et pas un seul inconvénient. Dans
l'objet présent, on voit qu'à moins d'une ame vile ,
et insensible à l'honneur de sa mémoire, il n'est
pas possible que l'intégrité d'un jugement inévitable
n'en impose au roi, et ne mette à ses passions un
frein plus ou moins fort, je l'avoue, mais toujours^
capable de les contenir jusqu'à certain point, sur-
tout quand on y joindra l'intérêt de ses enfants,
dont le sort sera décidé par l'arrêt porté sur la
mémoire du père.
Je voudrais donc qu'après la mort de chaque
roi son corps fiit déposé dans un lieu sor table ,
jusqu'à ce qu'il eût été prononcé sur sa mémoire;
que le tribunal qui doit en décider et décerner sa
sépulture fût assemblé le plus tôt qu'il serait pos-
sible; que là sa vie et son règne fussent examinés
sévèrement ; et qu'après des informations dans les-
quelles tout citoyen serait admis à l'accuser et à le
défendre , le procès , bien instruit , fût suivi d'ui^
arrêt porté avec toute la solennité possible.
En conséquence de cet arrêt, s'il était favorable^
le feu roi serait déclaré bon et juste prince, son
nom inscrit avec honneur dans la liste des rois de
Pologne, son corps mis avec pompe dans leur sé-
pulture, l'épi thète de glorieuse mémoire ajoutée à
son nom dans tous les actes et discours publics ,
un douaire assigné à sa veuve ; et ses enfants , dér
CHAPITRE XIV. 376
clarés princes royaux, seraient honorés leur vie
durant de tous les avantages attachés à ce titre.
Que si, au contraire, il était trouvé coupable
d'injustice, de violence, de malversation, et sur-
tout d'avoir attenté à la liberté publique , sa mé*
moire serait condamnée et flétrie; son corps privé
de la sépulture royale serait enterré sans honneur
comme celui d'un particulier, son nom effacé du re-
gistre public des rois; et ses enfants, privés du titre
dç princeS' royaux et des prérogatives qui y sont
attachées , rentreraient dans la classe des simples
citoyens , sans aucune distinction honorable ni flé*
trissante.
Je voudrais que ce jugement se fît avec le plus
grand appareil, mais qu'il précédât, s'il était pos-
sible, l'élection de son successeur, afin que le cré-
dit de celui-ci ne pût influer sur la sentence dont il
aurait pour lui-même intérêt d'adoucir la sévérité.
Je sais qu'il serait à désirer qu'on eût plus de temps
pour dévoiler bien des vérités cachées, et mieux
instruire le procès. Mais si l'on tardait après Té-
lection, j'aurais peur que cet acte important ne
devînt bientôt qu'une vaine cérémonie, et, comme
il arriverait infailliblement dans un royaume hé-
réditaire, plutôt une oraison funèbre du roi dé-
funt qu'un jugement juste et sévère sur sa con-.
duite. Il vaut mieux, en cette occasion, donner
davantage à la voix publique , et perdre quelques
lumières de détail, pour conserver l'intégrité et
l'austérité d'un jugement qui sans cela deviendrait
inutile.
376 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
A l'égard du tribunal qui prononcerait cette sen-
tence , je voudrais que ce ne fût ni le sénat , ni la
diète , ni aucun corps revêtu de quelque autorité
dans le gouvernement, mais un ordre entier de
citoyens, qui ne peut être aisément ni4:rompé ni cor*
rompu. Il me paraît que les cwes électif plus in-
struits , plus expérimentés que les sentants d'état ,
et moins intéressés que les gardiens des lois ^ déjà
trop voisins du trône, seraient précisément le corps
intermédiaire où l'on trouverait à la fois le plus de
lumières et d'intégrité, le plus propre à ne porter
que des jugements sûrs et par là préférable^aux
. deux autres en cette occasion. Si même il arrivait
que ce corps ne fut pas assez nombreux pour un
jugement de cette importance, j'aimerais mieux
qu'on lui donnât des adjoints tirés des servants
d'état que des gardiens des lois. Enfin je voudrais
que ce tribunal ne fût présidé par aucun homme
en place, niais par un maréchal tiré de son corps,
et qu'il élirait lui-même comme ceux des diètes et
des confédérations : tant il faudrait éviter qu'aucun
intérêt particulier n'influât dans cet acte , qui peut
devenir très-auguste ou très-ridicule, selon la ma-^
nière dont il y sera procédé.
En finissant cet article de l'élection et du juge^
ment des rois, je dois dire ici qu'une chose dans
vos usages m'a paru bien choquante et bien con-
traire à l'esprit de votre constitution ; c'est de la
voir presque renversée et anéantie à la mort du
roi , jusqu'à suspendre et fermer tous les tribunaux^
comme si cette constitution tenait tellement à ce
p.*;.
CHAPI'TRE XIV. 377
prince, que la mort de Ynn fut la destruction de
l'autre. Eh , mon dîeii ! ce devrait être exactement
le contraire. Le roi ipert, tout devrait aller comme
s'il vivait encore; on devrait 35'apercevoir à peine
qu'itmaïique.une pièce k U machine, tant cette
pièq0 était peu' essentielle à sa sohdité. Heureuse-
ment cette inconséquence ne tient à rien. Jl n'y a
qu'à dire qu'elle .n'existera plus , et rien au surplus
ne'doitrétre changé : mais.il ne fasit pas laisser sub-
sister cette étrange contradiction^ car, si c'en est
une déjà dans la présente constitution , c'en serait
une bien plus grande encore après la réforme.
CHAPITRE XV.
Conciasiqii.
Voilà mon plan suffisamment esquissé : je m'ar-
rête. Quel que soit celui qu'en adoptera, l'on ne
doit pas ouliher ce que j'ai dit dans le Contrat so-
cial * de l'état de faiblesse et d'anarchie où se troiive
une nation tandis qu'elle établit ou réforme sa
constitution. Dans ce moment de désordre et d'ef-
fervescence elle est hors d'état de faire aucune ré-
sistance, et le moindre choc. est capable de tout
renverser. Il importe donc de se ménager à tout
prix un intervalle de tranquilUté durant lequel on
puisse sans risque agir sur soi-même et rajeunir sa
constitution. Quoique les changements à faire dans
la vôtre ne soient pas fondamentaux et ne parais-
♦ Livre n, chap. x.
rf:
378 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
sent pas fort grands , ils sont suffisants pour exi-
ger cette précaution ; et il faut nécessairement un
certain temps pour sentir l'effet de la meilleure ré-
forme et prendre la consistance qui doit en être le
fruit. Ce n'est qu'en supposant que le succès ré-
ponde au courage des confédérés et à la justioi^ de
leur capse, qu'on peut songer à l'entreprise dont
il s'agit. Vous ne serez jamais libres tant qu'il res-
tera un seul soldat russe en Pologne , et vous serez
toujours menacés de cesser de l'être tant que la
Russie se mêjera de vos affaires- Mais si vous par-
venez à l^ forcer de traiter avec vous comme de
puissance à puissance, et non plus comme de pro-
tecteur à protégé, profitez alors de l'épuisement
où l'aura jetée la guerre de Turquie pour faire
votre œuvre avant qu'elle puisse la troubler. Quoi-
que je ne fasse aucun cas de la sûreté qu'on se pro-
cure au-dehors par des traités , cette circonstance
unique vous forcera peut-être de vous étayer, a,u-
tant qu'il se peut , de cet appui ; ne fût-ce que pour
connaître la disposition présente de ceux qui traite-
ront avec vous. Mais ce cas excepté, et peut-être
en d'autres temps quelques traités de commerce,
ne vous fatiguez pas à de vaines négociations , ne
vous ruinez pas en ambassadeurs et ministres dans
d'autres cours, et ne comptez pas les alliances et trai-
tés pour quelque chose. Tout cela ne sert de rien
avec les puissances chrétiennes : elles ne connais-
sent d'autres^iens que ceux de leur intérêt : quand
elles le trouveront à remplir leurs engagements ,
elles les rempliront; quand elles le trouveront à
CHAPITRE XV. 379
les rompre, elles les rompront: autant vaudrait
n'en point prendre. Encore si -cet intérêt était tou-
JQut's vrai, la coHnaissance de ce qu'il leur con-
vient de faire pourrait faire prévbir ce qu'elles fe-
ront. Mais ce n'est presque jamais la raison d'état
qui les guide, c'est l'intérêt momentané d'un mi-
nistre , d'une fille , d'un favori ; c'est Iç motif qu'ai|-
cune sagesse humaine n'a pu prévoir , qui les dé-
termine tantôt pour , tantôt contre leurs vrais in-
térêts. De quoi peut-on s'assurer avec des gens qui
n'ont aucun système fixe , et qui ne se conduisent
que par des imputions fortuites ? Rien n'est plus
frivole que la science politique des cours : comme
elle n'a nul principe assuré, l'on n'en peut tirer
aucune conséquence certaine ; et toute cette belle
doctrine des intérêts des princes est un jeu d'en-
fant qui fait rire les hommes sensés.
Ne vous appuyez donc avec confiance ni sur vos
ciliés ni sur vos voisins. Vous n'en avez qu'un sur
lequel vous puissiez un peu conapter , c'est le
grand- seigneur, et vous ne devez rien épargner
pour vous en faire un appui : non que ses maximes
d'état spient beaucoup plus certaines que celles des
autres puissances ; tout y dépend également d'un
visir , d'une favorite , d'une intrigue de sérail : mais
l'intérêt de la Porte est clair , simple ; il s'agit de
tout po.ur elle ; et généralement il y règne , avec
bien moins de lumières et de finesse , plus de droi-
ture et de bon sens. On a du moins avec elle cet
avantage de plus qu'avec les puissances chrétiennes ,
qu'elle aime à remplir ses engagements et respecte
58o GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
ordinairement les traités. U faut tâcher d'en faire
avec elle" un pour ving^ ans , aussi forfr;' aussi clair
qu!il sera possible. Ce traité^ tant qu'une autre
puissance cachera ses projets , sera le meilleur ,
peut-être le seul garant que vous piHssie^ avcrir ;
et, dans l'état où la présente guerre laisseim vrai-
sçpiblablement la Russie, j'estime qu'il* peut vous
suflfire pour entreprendre avec sûreté votre, ou-
vrage; d'autant plus que J'intérêt^coriitiiun des
piùssances de l'Europe j et surtout de vos autres
voisins , est de vôms laisser toujours ppur barrière
entre eux et les Russes, et qu'à forcfe de changer de
folies il faut bien qu^ils soient sages au«[ioins quel-
quefois* - - .. * .^ . ^
: Une chose me fait croire qu^ génér^emeilt on
vous verra sans jalousie travailler à la réforme de
vo^e constitudon ; c'est que cet ouvrage ne tend
qii'â l'affermis^mént de la législation , par cdnsé-
qneflnt de la liberté , et que cette liberté passe dans
tou^ les coiirs pour une manie de visionnaires
qui tend plus à affaiblir qu'à renforcer un état.
C'est pour cela que la France a toujours favorisé
la liberté du corps germanique et de la Hollande ,
et c'est pour cela qu'aujourd'hui la Rusàe favorise
le gouvernement présent de Suède , et contrecarre
de toutes ses forces les projets du roi. Tous ces
grands ministres qui , jugeant les hommes en gé-
néral sur eux-^mêmes et ceux qui les entourent,
croient les connaître, sont bien loin d'imaginer
quel ressort l'amour de la patrie et l'élan de la vertu
peuvent donner à des âmes libres. Ils ont beau
CHAPITRE XV. 3$^!
être les dupes de la basse opinion qu'ils ont ^des
républiques et y trouver dans toutes leurs entire-
prises une résistance qu'il n'attendaient pas, ils ne
reviendront jamais, d'un préjugé fondé sur le mé-
pris dont ils* se sentent dignes , et sur lequel ils ap-
précient le genre humain. Malgré l'expérience as-
sez frappante que les Russes viennent de £aire*èn
Pologne y rien ne les fera changer d'opinion. Ils re-
garderont toujours lès hommes libres comme il
faut les regarder eux-mêmes, c'est-à-dire comme
des hommes nuls , sur lesquels deux seuls instru-
ments ont prise, savoir l'argent et le knout. S'ils
voient donc que la répubUque de Pologne , au lieu
de s'appliquer à remplir ses coffres , à grossir ses
finances , à lever bien des troupes réglées , songe
au contraire à licencier son armée et à se passer
d'argent , ils croiront qu'elle travaille à s'affaiblir ;
et , persuadés qu'ils n'auront pour en faire la con-
quête qu'à s'y présenter quand ils voudront, ils la
laisseront se régler tout à son aise, en se moquant
en eux-mêmes de son travail. Et il faut convenir
que l'état de liberté ôte à un peuple la force offen-
sive, et qu'en suivant le plan que je propose on doit
renoncer à tout espoir de conquête. Mais que , votre
œuvre faite , dans vingt ans les Russes tentent de
vous envahir , et ils connaîtront quels soldats sont
pour la défense de leurs foyers ces hommes de
paix qui ne savent pas attaquer ceux des autres ,
et qui ont oublié le prix de l'argent.
* Au reste , quand vous serez délivrés de ces
Cet alinéa et les deux suivants manquent à Tédition de Genève.
3JB2 GOUVERNEMENT DE POLOGNE.
cruels* hôtes, gardez-vous de prendfe envers le roi
qu'ils ^ont voulu vous fionner aucUn. partir mitigé.
Il faut ou lui faire couper la tête , comn\e il l'a
mérité ,• ou , -sans avoir égard à sa première , élec-
tion , qui est de toute nullité , l'élire* de no'uveau
avec d'autres pacta conventa^ par lesquels vou^ le
féi:éz renoncer à la nomination' des grandes places.
Le second parti n'est pas seulement le plu« humain^
mais le plus sage ; j 'y trouve même uûe certaine fierté
généreuse qui peut-être nrortifiera bien autant la
conr de Pétersbourg que si vous faisiez une autre
élection. Poniatowski fut très-criminel sans doute ;
peut-être aujourd'hui n'est-il plus qi\e malheureux :
du moins , dans la situation présente , il me paraît
se conduire assez cotnme il doit le faire en ne se
mêlant de rien du tout. Naturellemçnt il doit au
fond de son cœur désirer ardemment l'expulsion
de ses durs maîtres. Il y jurait peut-être un hé-
Foisme patriotique à se joindre , pour les chasser,
aux: confédérés ; mais on sait bien que Poniatowski
n'est pas un héros : d'ailleurs , outre qu'on ne le
laisserait pas faire , et qu'il est gardé à vue infailli-
blement, devant tout au Russe, je déclare fran-
chement que , si j'étais à sa place , je ne voudrais
pour rien au monde être capable de cet héroïsme-là.
Je sais bien que ce n'est pas là le roi qu'il vous
faut quand votre réforme sera faite; mais c'est peut-
être celui qu'il vous faut pour la faire tranquille-
ment. Qu'il vive seulement encore huit ou dix ans ,
Us ont été imprimés, pour la première fois, dans Tédition de 1801.
L'éditeur dit ayoir pris cfi morceau dans un manuscrit de Mirabeau.
CHAPITRE XV. 383
>^tre machine alors ay^nt commencé d'aller , et
plusieurs palàtinats étant déjà remplis par des gar-
diei^s des lois , vous n'aurez pas peur de lui donner
im. successeur qui lui ressemble : mais j'ai peur,
moi , qu'en le destituant simplement , vous ne sa-
chiez qu'en faire , et que vous ne vous exposiez à
de nouveaux troubles.
De quelque embarras néanmoins que vous puis-
siez délivrer sa libre élection ,• il n'y faut songe**
qu'après s'être bien assuré de ses véritables dispo-
sitions , et dans la supposition qu'on lui trouvera en-
core quelque bon sens , quelque sentiment d'hon-
neur , quelque amour pour son pays , quelque
connaissance de ses vrais intérêts, et quelque- dé-
sir de les suivre ; car en tout temps , et surtout
dans la triste situation où les malheurs de la Po-
*
logne vont la laisser , il n'y aurait rien pour elle
de plus funeste que d'avoir un traître à la tête du
gouvernement.
Quant à la manière d'entamer l'œuvre dont H
s'agit, je ne puis goûter toutes les subtilités qu'on
vous propose pour surprendre et tromper en quel-
que sorte la* nation sur les changements à faire à
ses lois. Je serais d'avis seulement, en montrant
votre plan dans toute son étendue, de n'en point
commencer brusquement l'exécution par remplir
la république de mécontents , de laisser en place la
plupart de ceux qui y sont , de ne conférer les em-
plois selon la nouvelle réforme qu'à mesure qu'ils
viendraient à vaquer. N'ébranlez jamais trop brus-
quement la machine. Je ne doute point qu'un bon
Y.'-
0<
k
384 GOUVERWEMEWT DE POLOGNE.
plan une fois adopté ne (^hasge même Tesprit de
cens; qiïi auroot eu p^rt au gouvernement souss^un
^utfe. Ne ppuvant créer . tout d'un cçup '^de nou-
t^e^x citoyens , il fstUt?^ conîmencer par tirer parti
de ceux "qui existent ; et tJffrir une roiîte ribuvôile
à leur ainbitioh^* c'est le mbyéu-de' les disposer à la
suivre. . * , .
Que si, malgré le courage fet la cohstance des
confédérés, et malgré la* justice de leùif cause j** la
fortune et toutes les pjgdssaiaceâ les â};;(andpnnent ,
etérvrent la patrie a ses-oppresseA-s..... WCjiis jci^p'ai
pifs l'honneur d'étï'è Pplonais , et , dans uiiQ,«iMa*
tioni pareille à celle où vous êtes,* il nfest pefnris.de
donner seh avis que par son exémpie.
Je vieifs dé remplir selon la mesure de mes for^îes,
et plût à Dieu que ce fût avec autairf de suqtjBs que
d'ardeur, la tâche que M. le cemte Wîelhoriski m'a
imposée. Peut-être tout ceci n'est- il qu'un Jas de
chimères ; mais voilà mes idées. Ce n'est pas ma iiaute
ai elles ressemblent si peu à celles des au1;res hom-
mes, et il n'a pas dépendu tJe moi d'organiser ma
tête d'une autre façon. J'avoue même que, quelque
singularité qu'on leur trouve, je n'y vois rien, quant
à moi , que de bien adapté au cœur humain , de bon ,
de praticable, surtout en Pologne , m'étant appliqué
dans mes vues à suivre l'esprit de cette république,
et à n'y proposer que le moins de changements que
j'ai pu pour en corriger les défauts. Il me semble
qu'un gouvernement monté sur de pareils ressorts
doit marcher à son vrai but aussi directement, aussi
èûreroent, aussi long-temps qu'il est possible; n'i-
CHAPITRE XV. 385
gnorant pas au surplus que tous les ouvrages des ,
hommes sont imparfaits , passagers , et périssables
comme eux.
J'ai omis à dessein beaucoup d'articles très-impor- '
tants sur lesquels je ne me sentais pas les lumières
suffisantes pour en bien juger. Je laisse ce soin à
des hommes plus éclairés et plus sages que moi; et
je mets fiin à ce long fatras en faisant à M. le comte
Wielhorski mes excuses de l'en avoir occupé si long-
temps. Quoique je pense autrement que les autres
hommes, je ne me flatte pas d'être plus sage qu'eux ,
ni qu'il trouve dans mes rêveries rien qui puisse être
réellement utile à sa patrie; mais mes vœux pour sa
prospérité sont trop vrais, trop purs, trop désin-
téressés , pour que l'orgueil d'y contribuer puisse
ajouter à mon zèle. Puisse -t-elle triompher de ses
ennemis, devenir, demeurer paisible, heureuse et
libre , donner un grand exemple à l'univers , et , pro-
fitant des travaux patriotiques de M. le comte Wiel-
horski , trouver et former dans son sein beaucoup
de citoyens qui lui ressemblent!
R. V.
25
LETTRES
A M. BUTTA-FOCO
SUM.
LA LÉGISLATION DE LA CORSE.
»^
LETTRE h
Motiers-Travers , le a a septembre 1764.
Il est superflu , monsieur , de chercher à exciter
mon zèle pour l'entreprise que vous me proposez *.
La seule idée m'élève l'ame et me transporte. Je
croirais le reste de mes jours bien noblement , bien
vertueusement , bien heureusenaent employé , je
croirais même avoir bien racheté l'inutilité des au-
tres, si je pouvais rendre ce triste reste bon en
quelque chose à vos braves compatriotes, si je pou-
vais concourir par quelque conseil utile aux vues
de leur digne chef et aux vôtres : de ce côté-là donc
soyez sûr de moi; ma vie et mon cœur sont à vous.
Mais, monsieur, le zèle ne donne pas les moyens,
et le désir n'est pas le pouvoir. Je ne veux pas faire
* Un plan de législation pour les Corses , qui ayaient secoué le
joug des Génois. Dans son Contrat social (liy. 11, chap. 10) Rous-
seau ayait fait Téloge de cette nation , et souhaité que quelque homme
sage lui apprit à conseryer sa liberté. Ce passage donna l'idée à
M. Butta^Foco , capitaine au service de France , d'inyiter Rousseau
à se charger de cette noble tâche , en cela d'accord ayec le célèbre
Paoli, chef ciyi^et militaire de la Corse , et qui y ayait établi une
forme proyisoire de gouyemement.
388 LETTRES
ici sottement le modeste : je sens bien ce que j'ai,
mais je sens encore mieux ce qui me^manque. Pre-
mièrement, par rapport à la chose, il me manque
une multitude de connaissances relatives à la nation
et au pays; connaissances indispensables, et qui,
pour les acquérir, demanderont de votre part beau-
coup d'instructions, d'éclaircissements, de mémoi-
res, etc.; de la mienne beaucoup d'étude et de ré-
flexions. Par rapport à moi il me manque plus de
jeunesse, un esprit plus tranquille, un cœur moins
épuisé d'ennuis, ilne certaine vigueur de génie,
qui ^ même quand on l'a, n'est pas à l'épreuve des
années et des chagrins ; il me manque la santé , le
temps ; it me manque , accablé d'une maladie incu-
rable et cruelle , l'espoir de voir la fin d'un long
travail, que la seule attente du succès peut donner
lé courage de suivre ; il me manque enfin l'expé-
rience dans les affaires , qui seule éclaire plus sur
l'art de conduire les hommes que toutes les médi-
tations.
Si je me portais passablement, je me dirais : J'irai
en Corse; six mois passés sur les lieux m'instrui-
ront plus que cent volumes. Mais comment entre-
prendre un voyage aussi pénible, aussi long, dans
l'état où je suis? le soutiendrai-je? me laîsserait-on
passer ? Mille obstacles m'arrêteraient en allant, l'air
de la mer achèverait de me détruire avant le re-
tour. Je vous avoue que je désire mourir parmi les
miens.
Vous pouvez être pressé ; un travail de cette im-
portance ne peut être qu'une affaire de très-longue
A M. BUTTA-FOCO. SHq.
haleine, même pour un homme qui se porterait
bien. Avant de soumettre mon ouvrage à l'examen
de la nation et de ses chefs , je veux commencer
par en être content moi-même : je ne veux rien
donner par morceaux ; l'ouvrage doit être un ; l'on
n'en saurait juger séparément. Ce n'est déjà pas
peu de chose que de me mettre en état de coipa^
mencer : pour achever , cela va loin.
Il se présente aussi des réflexions sur l'état pré-,
caire où se. trouve encore votre île. Je sais que,
sous un chef tel qu'ils l'ont aujourd'hui^ les Corses
n'ont rien à craindre de Gênes : je crois qu'ils n'ont
rien à craindre non plus des troupes qu'on dit que
la France y envoie; et ce qui me confirme dans ce
sentiment est de voir un aussi bon patriote que
vous me paraissez l'être rester, malgré l'envoi de
ces troupes , au service de la puissance qui les
donne. Mais , monsieur , l'indépendance de votre
pays n'est point assurée tant qu'aucune puissance
ne la reconnaît ; et vous m'avouerez qu'il n'est pas
encourageant pour un aussi grand travail de l'en-
treprendre sans savoir s'il peut avoir son usage,,
même en le supposant bon.
Ce n'est point pour me refuser à vos invitations ,
monsieur, que je vous fais ces objections, mais
pour les sQumettre à votre examen et à celui de
M. Paoli. Je vous crois trop gens de biea l'un et
l'autre pour vouloir que mon affection pour votre
patrie me fasse consumer le peu de temps qui me
reste à des soins qui ne seraient bons à rien.
Examinez douic ^ messieurs ^ jugez vous-mêmes,
390 LETTRES
et jsoyez sûrs que l'entreprise dont Vous m'avez
trouvé digne ne manquera point par ma volonté.
Recevez, je vous prie, mes très-humbles saluta-
tions.
P. S. En relisant votre lettre , je vois ^ monsieur ,
qu'à la première lecture j'ai pris le change sur
votre objet. J'ai cru que vous demandiez un corps
complet de législation , et je vois que vous demian^
dez seulement une institution politique; ce qui
me fait juger que vous avez déjà un corps de lois
civiles autres que le droit écrit , sur lequel il s'agit
de calquer une forme de gouvernement qui s^y
rapporte. La tâche est moins grande , sans être pe-
tite , et il n'est pas sûr qu'il en résulte un tout aussi
parfait; on n'en peut juger que sur le recueil com-
plet de vos lois.
LETTRE IL
AU MÊME.
Motiers, le i5 octobre 1764.
Je ne sais, monsieur, pourquoi votre lettre du 3
ne m'est parvenue qu'hier. Ce retard me force,
pour profiter du courrier , de vous répondre à la
hâte , sans quoi ma lettre n'arriverait pas à Aix
assez tôt pour vous y trouver.
Je ne puis guère espérer d'être en état d'aller en
Corse. Quand je pourrais entreprendre ce voyage.
A M. BUTTA-FOGO. ^9!
ce ne serait que dans la belle saison : d'ici là . le
temps est précieux, il faut l'épargner tant qu'il est
possible , et il sera perdu jusqu'à ce que j'aie reçu
vos instructions. Je joins ici une note rapide des
premières dont j'ai besoin ; les vôtres me seront
toujours nécessaires dans cette entreprise. U ne
faut point là-dessus me parler , monsieur , de votre
insuffisance : à juger de vous par vos lettres, je dois
plus me fier à vos yeux qu'aux miens; et à juger
par vous de votre peuple, il a tort de chercher ses
guides hors de chez lui.
Il $'agit d'un si grand objet, que ma témérité me
fait trembler : n'y joignons pas du moins l'étour-
derie. J'ai l'esprit très-lent; l'âge et les maux le ra-
lentissent encore. Un gouvernement provisionnel a
ses inconvénients : quelque attention qu'on ait à
ne faire que les changements nécessaires , un éta-
blissement tel que celui que nous cherchons ne se
fait point sans un peu de commotion, et l'on doit
tâcher au moins de n'en avoir qu'une. On pourrait
jd'abord jeter les fondements, puis élever plus à
loisir rédifice. Mais cela suppose un plan déjà fait ,
et c'est pour tracer ce plan même qu'il faut le plus
méditer. D'ailleurs il est à craindre qu'un établis-
sement imparfait ne fasse plus sentir ses embarras
que ses avantages , et que cela ne dégoûte le peuple
de l'achever. Voyons toutefois ce qui se peut faire.
Les mémoires dont j'ai besoin reçus , il me faut bien
six mois pour m'instruire , et autant au moins pour
digérer mes instructions; de sorte que, du prin-
temps prochain en un an , je pourrais proposer mes
393 LETTRES /
premières idées sur une forme provisionnelle, et
au bout de trois autres années mon plan com-
^plét d'institution; Comme on ne doit promettre
que ce qui dépend de soi , je ne -suis pas sûr de
mettre en état mon travail en si peu de temps ;
mais je suis si sûr de ne pouvoir 1 abréger, que,
sUl faut rapprocher un de ces d<^ux termes, il vaut
mieux que je n'entreprenne rîën.
Je suis charmé du voyage que vous faites en
Corse dans ces circonstances ; il ne peut que vous
être très-utile. Si , comme je n'en doute pas , vous
vous y occupez de notre objet, vous verrez mieux
ce qu'il faut me dire que je ne puis voir ce que je
dois vous demander. Mais permettez -moi une cu-
riosité que m'inspirent l'estime et l'admiration. Je
voudrais savoir tout ce qui regarde M. Paoli ; quel
âge a-t-il? est-il marié? a-t-il des enfants? où a-t-il
appris Tart militaire? comment le bonheur de sa
odiion l'a-t-il mis à la tête de ses troupes? quelles
fonctions exerce-t-il dans l'administration poUtique
et civile ? ce grand homme se résoudrait-il à n'être
que citoyen dans sa patrie après en avoir été le
sauveur? Surtout parlez -moi sans déguisement à
tous égards ; la gloire, le repos, le bonheur de votre
peuple dépendent ici plus de vous que de moi. Je
VQUs salue , monsieur , de tout mon cœur.
*V' V .'
-I
A M. BUTTA-FOCO. SgS
MÉMOIRE JOINT A CETTE RÉPONSE.
Une bonne carte de la Corse, où les divers dis-
tricts soient marqués et distingués par leurs noms ,
même, s'il se peut, par des couleurs.
Une exacte description de l'île ; son histoire na-
turelle, ses productions , sa culture, sa division par
districts ; le nombre , la grandeur , la situation des
villes, bourgs, paroisses; le dénombrement du
peuple aussi exact qu'il sera possible; l'état des
forteresses , des ports ; l'industrie , les arts , la ma-
rine ; le commerce qu'on fait ; celui qu'on pourrait
faire , etc.
Quel est le nombre , le crédit du clergé ? quelles
sont ses maximes? quelle est sa conduite relative-
ment à la patrie? Y a-t-il des maisons anciennes,
des corps privilégiés , de la noblesse ? Les villes ont-
elles des droits municipaux? en sont-elles fort ja-
louses?
Quelles sont les mœurs du peuple , ses goûts , ses
occupations, ses amusements, l'ordre et les divi-
sions militaires , la discipline , la manière de faire
la guerre , etc.
L'histoire de la nation jusqu'à ce moment, les
lois , les statuts ; tout ce qui regarde l'administra-
tion actuelle, les inconvénients qu'on y trouve,
l'exercice de la justice, les revenus publics, l'ordre
économique, la manière de poser et de lever les
taxes , ce que paie à peu près le peuple , et ce qu'il
peut payer annuellement et l'un portant l'autre.
Ceci contient en général les instructions néces-
396 LETTRES
sonne , mais quant au droit d'asile qu'il faut qu'on
m'accorde sans intérêt : car, sitôt que je serai
parmi vous , n'attendez rien de moi sur le projet
qui vous occupe. Je le répète, je suis désormais
hors d'état d'y songer; et quand je ne le serais
pas, je m'en abstiendrais par cela même que je
vivrais au milieu de vous; car j'eus et j'aurai tou-
jours pour maxime inviolable de porter le plus
profond respect au gouvernement sous lequel je
vis, sans me mêler de vouloir jamais le censurer et
critiquer, ou réformer en aucune manière. J'ai même
ici une r^son de plus , et pour moi d'une très-grande
force. Sur le peu que j'ai parcouru de vos mémoires,
je vois que mes idées diffèrent prodigieusement de
celles de votre nation. Il ne serait pas possible que
le plan que je proposerais ne fît beaucoup de mé-
contents, et peut-être vous-même tout le premier.
Qr, monsieur, je 3uis rassasié de disputes et de que-
relles. Je ne veux plus voir ni faire de mécontents
autour de moi , à quelque prix que ce puisse être.
Je soupire après la tranquillité la plus profonde , et
mes derniers vœux sont d'être aimé de tout ce qui
m'entoure, et de mourir en paix. Ma résolution Ikr
dessus est inébranlable. D'ailleurs mes maux conti-
nuels m'absorbent, et augmentent mon indolence.
Mes propres affaires exigent de mon temps plus
que je n'y en peux donner. Mon esprit usé n'est plus
capable d'aucune autre application. Que si peut--
être la douceur d'une vie cabne prolonge mes jours
assez pour me ménager des loisirs, et que vous me
jugiejj capable d'éc|?ire votre histoire , j'entrepren-
A M. BUTTA-FOCO. 397
(Irai volontiers ce travail honorable , qui satisfera
mon cœur sans trop fatiguer ma tête; et je se-
rais fort flatté de laisser à la postérité ce monument
de mon séjour parmi vous. Mais ne me demandez
rien de plus ; comme je ne veux pas vous tromper,
je me reprocherais d'acheter votre protection au
prix d'une vaine attente.
Dans cette idée qui m'est venue j'ai plus consulté
mon cœur que mes forces; car, dans l'état où je
suis, il est peu apparent que je soutienne un si long
voyage, d'ailleurs très-embarrassant, surtout avec
ma gouvernante et mon petit bagage. Cependant,
pour peu que vous m'encouragiez, je le tenterai,
cela est certain, dussé-je rester etpérir en route : mais
il me faut au moins une assurance morale d'être en
repos pour le reste de ma vie , car c'en est fait , mon-
sieur, je ne peux plus courir. Malgré mon état cri-
tique et précaire, j'attendrai dans ce pays votre ré-
ponse avant de prendre aucun parti; mais je vous
prie de différer le moins possible, car, malgré toute
ma patience , je puis n'être pas le maître des évé-
nements. Je vous embrasse et vous sahie, monsieur,
de tout mon cœur.
P. S. J'oubliais de vous dire, quant à vos prêtres,
qu'ils seront bien difficiles s'ils ne sont contents de
moi. Je ne dispute jamais sur rien , je ne parle ja-
mais de religion , j'aime naturellement même autant
votre clergé que je hais le nôtre. J'ai beaucoup
d'amis parmi le clergé de France, et j'ai toujours
très -bien vécu avec eux. Mais, quoi qu'il arrive.
400 LETTRES
vient me voir de la part de IVJy Paoli sans m'ap porter
aucune lettre ni de la sienne, ni de la vôtre, ni de
personne : il refuse de se nommer ; il venait de
Genève , il avait vu mes plus ardents ennemis , on
me l'écrivait. Son long séjour en ce pays sans y
avoir aucune affaire avait l'air du monde le plus
mystérieux. Ce séjour fut précisément le temps où
l'orage fut excité contre moi. Ajoutez qu'il avait
fait tous ses efforts pour savoir quelles relations
je pouvais avoir en Gorse. Gomme il ne vous avait
point nommé , je ne voulus point vous nommer
non plus. Enfin il m'apporte la lettre de M. Paoli ,
dont je ne connaissais point l'écriture. Jugez si
tout cela devait m'être suspect. Qu'avais-je à faire
en pareil cas ? lui remettre une réponse dont à
tout événement on ne pût tirer d'éclaircissement;
c'est ce que je fis.
Je voudrais à présent vous parler de nos affaires
et de nos projets ; mais ce n'en est guère le mo-
ment. Accablé de soins , d'embarras , forcé d'aller
me chercher une autre habitation à cinq ou six
lieues d'ici , les seuls soucis d'un déménagement
gjrès - incommode m'absorberaient quand je n'en
aurais point d'autres ; et ce sont les moindres des
miens. A vue de pays , quand ma tête se remettrait ,
ce que je regarde comme impossible de plus d'un
an d'ici , il ne serait pas en moi de m'occuper
d'autre chose que de moi-même. Ge que je vous
promets , et sur quoi vous pouvez compter dès à
présent, est que, pour le reste de ma vie, je ne
serai plus occupé que de moi ou de la Gorse ; toute
A M. BtITTA-JFOCO. 4^1
autre affaire est entièrement bannie de mon esprit.
En attendant , ne négligez pas de rassembler des
matériaux , soit pour l'histoire , soit pour l'institu-
tion ; ils sont les mêmes. Votre gouvernement me
paraît jêtr^ surr un pied ^ pouvoir attendre. J'ai
parmi vos papiers un mémoire daté de Vescovado,
1764 , que je présume être de votre façon , et que
je trouve excellent. L'ame et la tête du vertueux
Paoli feront plus que tout te reste. Avec tout cela
pouvez -vous manquer d'un bon gouvernement
provisionnel ? aussi-bien , tant que des puissances
étrangères se mêleront de vous, ne pourrez-vous
guère établir autre chose.
Je voudrais bien , moujsieur , que nous pussions
nous voir : deux ou trois jours de conférence éclair-
. ciraient bien des choses. Je ne puis guère être assez
tranquille Cette année pour vous rien proposer ;
mais, vous serait-il possible, l'année prochaine, de
vous ménager un passage par ce pays? J'ai dans
la tête que nous nous verrions avec plaisir , et que
nous nous quitterions contents l'un de l'autre.
Voyez , puisque voilà l'hospitalité établie entre
nous, venez user de votre droit. Je vous embrasse*.
* Le mémoire daff de Yescovado était réellement de M. Butta-
Foco , comme il le déclare dans sa lettre en réponse à" celle -ci. —
Dans une lettre précédente, traçant à Rousseau un itinéraire pour
son voyage projeté en Corse , il Tavait engagé à aborder dans un
port voisin du lieu qu'il habitait , et lui avait offert un logement
dans sa maison.
R. V.
26
t *■
EXTRAIT
DU PROJET
DE PAIX PERPETUELLE
DE M/L'ABBÉ DE SAINT-PIERRE.
Tune genus bnmaniim poâtis sibi consnlat armi9 ,
Inque vicem gens omnis amet.
LucAir., lib« x, t. 6o»
226.
A
PROJET
DE
PAIX PERPETUELLE
Comme jamais projet plus grand , plus beau, ni
plus utile n'occupa l'esprit humain , que celui d'une
paix perpétuelle et universelle entre tous les peu-
ples de l'Europe, jamais auteur ne mérita mieux
l'attention du public (Jue celui qui propose des
moyens pour mettre ce projet en exécution. Il est
même bien difficile qu'une pareille matière laisse
un homme sensible et vertueux exempt d'un peu
d'enthousiasme ; et je ne sais ^ l'illusion d'un cœur
véritablement humain, à qui son zèle rend tout
facile, n'est pas en cela préférable à cette âpre et
repoussante raison , qui trouve toujours dans son
indifférence pour le bien public le prenrier obstacle
à tout ce qui peut le favoriser.
Je ne doute pas que beaucoup de lecteurs ne
s'arment d'avance d'incrédulité poqr résister au
plaisir de la persuasion, et je les plains de prendre
si tristement l'entêtement pour la sagesse. Mais j'es-
père que quelque ame honnête partagera l'émotion
délicieuse avec laquelle je prends la plume sur un
sujet si intéressant pour l'humanité. Je vais voir,
du moins en idée, les hommes s'unir et s'aimer; je
/jo6 ' l>ROJÈT
vais penser à une douce et paisible société de frères,
vivant dans une. concorde éternelle, tous conduits
par les mêmes maximes, tous heureux du bonheur
commun ; et , réalisant en moi-même un tableau si
touchant, l'image d'une félicité qui n'est point m'en
fera goûter quelques instants iine véritable.
Je n'ai pu refuser ces premières lignes au senti-
ment dont j'étais plein. Tâchons maintenant de rai-
sonner de sang froid. Bien résolu de ne rien avancer
que je ne le prouve, je crpis pouvoir prier le lec-
teur à son tour de ne rien nier qu'il ne le réfute ;
car ce ne sont pas tant les raisonneurs que je craies
que ceux qui, saris se rendre aux preuves, n'y veu-
lent rien objecter.
Il ne faut pas avoir long* temps médité 'sdr les
moyens de perfectionner un gouvernement quel-
conque pour apercevoir des embarras et dés ob-
stacles , qui naissent moins de sa constitution "que
de ses relations externes ; de sorte que ia plupart
des îsoins qu'il faudrait consacrer à sa police, on est
contraint de les donner à sa sûreté , et de soûger
plus à le mettre en état de résister aUx autres qu'à
le rendre parfait en lui-même. Si l'ordre social était,
comme on le prétend, l'ouvrage de la raison plutôt
que des passions, eût*on tardé si long^temps à voir
qu'on en a fait trop 6u trop peu pour notre bonheur ;
que chacun de nous étant dans l'état: civil avec^ ses
concitoyens, et dans Tétat de natuf*ie avec tout le
reste du monde, nous n'avons prévenu les guerres
particulières que pour en allumer de générales, qui
sont mille fois plus terribles ; et qu'en nous unis*
DE PAIX PERPÉTUELLE. 4^7
sant à quelques hommes nous devenons réellement
les ennemis du genre hinnain ?
S'il y a quelque moyen de lever ces dangereuses
contradictiops, ce ne peut être qtîe par une forme
de gouvernement confédérative , qui , unissant les
peuples par des liens semblables à ceux qui unis-
seiit les individus , soumettent également les uns et
les autres à l'autorité des lois. Ce gouvernement
paraît d'ailleurs préférable à tout autre , en ce qu'il
comprend à la fois les avantages des grands et. des
petits états, qu'il est redoutable au -dehors par sa
puissance, que les lois y sont en vigueur, et qu'il
est le seul propre à contenir également les sujets,
les chefs, et les étrangers.
Quoique cette forme paraisse nouvelle à certains
égards , et qu'elle n'ait en effet été bien entendue
que par-les modernes, les anciens ne l'ont pas igno-
rée. Les Grecs eurent leurs amphictyons , les Étrus-
ques leurs lucumonies , les Latins leurs fériés , les
Gaules leurs cités ; et les derniers soupirs de la Grèce
devinrent encore illustres dans la ligue achéenne.
Mais nulles de ces confédérations n'approchèrent ,
pour la sagesse, de celle du corps germanique, de
la ligue helvétique, et des états - généraux. Que si
ces corps politiques sont encore en si petit nombre
et si loin de, la perfection dont on sent qu'ils se-
raient susceptibles, c'est que le mieux ne s'exécute
pas comme il s'imagine, et qu'en politique ainsi
qu'en morale l'étendue de nos connaissances ne
prouve guère que la grandeur de nos maux.
Outre ces confédérations publiques, il s'en peut
4o8 PROJET
former tacitement d'autres moins apparentes et non
moins réelles, par l'union des intérêts, par le rap-
port des maximes, par la conformité des coutiinies,
ou par d'autres circonstances qui laissent subsister
des relations communes entre des peuples divisés.
C'est ainsi que toutes les . puissances de l'Europe
forment entre elles une sorte de système qui les
imit par une même religion , par un même droit des
gens , par les mœurs , par les lettres , par le com-
merce , et par une sorte d'équilibre qui e^t Teffet
nécessaire de tout cela, et qui, sans que personne
songe en effet à le conserver , ne serait pourtant pas
si facile à rompre que le pensent beaucoup de gens.
Cette société des peuples de l'Europe n'a pas tou-
jours existé, et les causes particulières qui l'ont fait
naître servent encore à la maintenir. En effet, avant
les conquêtes des Romains, tous les peuplesde cette
partie du monde, barbare!» et inconnus les uns aux
autres , n'avaient rien de commun que leur qualité
d'hommes , qualité qui , ravalée alors par l'escla-
vage, ne différait guère dans leur esprit de celle de
brute. Aussi les Grecs , raisonneurs et vains, dishtin-
guaient-îls,pour ainsi dire, deux espèces dans l'hu-
manité, dont l'une, savoir la leur, était faite poilr
commander ; et l'autre , qui comprenait .tout le reste
du monde , uniquement pour servir. Pe ce principe
il résultait qu'un Gaulois ou un Ibère n'était rien
de plus pour un Grec que n'eût été un Cafre ou un
Américain ; et les barbares eux-mêmes n'avaient pas
plus d'affinité entre eux que n'en avaient les Grecs
avec les uns et les autres.
DE PAIX PERPÉTUELLE. 4^9
Mais quand ce peuple , souverain par nature, eut
été soumis aux Romains ses esclaves, et qu'une partie
de l'hémisphère connu eut subi le même joug, il se
forma une unidn jpolitiqùe et civile entre tous lés
membres d'un nïême empire. Cette union fut beau-
coup resserrée paï* la maxime , ou très-sage ou très-
insensée, de communiquer aux vaincus tous les
droits des vainqueurs , et surtout par le fameux dé-
cret de Claude, qui incorporait tous les sujets de
Rome au nombre de ses citoyens.
A la chaîne politique qui réunissait ainsi tous les
membres en un corps, se joignirent les institutions
civiles et les lois, qui dotinèrent une nouvelle force
à ces liens, en déterminant d'une manière équi-
table, claire et précise, du riioins autant qu'on le
pouvait dans un si vaste empire, les devoirs et les
droits réciproques du prince et des sujets,*et ceux
des citoyens entre eux. Le Codé de Théodose , et
ensuite les Livres de Justinien, furent une nou-
velle chaîne de justice et de raison, substituée à
propos à celle du pouvoir souverain, qui se re-
lâchait très -sensiblement. Ce supplément retarda
beaucoup la dissolution de l'empire , et lui con-
serva long-temps* une sorte de juridiction sûr les
barbares mêmes qui le désolaient.
Un troisième lien, plus fort que les précédents ,
fut celui de la religion ; et l'on ne peut nier que ce
ne soit surtout au christianisme que l'Europe doit
encore aujourd'hui l'espèce de société qui s'est
perpétuée entre ses membres , tellement que celui
de ses membres qui n'a point adopté sur ce point le
4lO PROJET
sentiment des autres, est toujours demeuré comme
étranger parmi eux. Le christianisme, si méprisé à
sa naissance, servit enfin d'asile à ses détracteurs.
Après ravoir si cruellement et si Vainement persé-
cuté, l'empire romain y trouva les ressources qu'il
n'avait plus daiis ses forces ; sels missions lui va-
laient miëiix que des victoires ; il envoyait dès évé-
ques réparer les fautes de ses généraux , et triom-
phait par ses prêtres " quand ses soldats étaient
battus. C'est ainsi que les trafics, les Goths, les
Bourguignons, les* Lombards, les Avares, et mille
autres, reconnurent ' enfin l'autorité de l'empire
après l'avoir subjugfifé, et reçurent, du moins en
apparence , avec là loi de l'Évangile celle du prince
qui la leur faisait annoncer. -^ .
Tel était le respect qu'on portait encore à ce
grand corps expirant , que jusqu'au dernier in-
stant ses destfucièurs s'honoraient* de ses titres :
on voyait devenir officiers de l'empire les "mêmes
conquérants qui l'avaient avili; les plus grands rois
accepter , briguer même , les honneurs patriciaux ,
la préfecture, le consulat; et, comme un lion qui
flatte rtomme qu'il pourrait dévorer, on voyait
ces vainqueurs terribles rendre hommage au trône
fmpérîal, qu'ils étaient maîtres de renverser.
Voilà comment le sacerdoce et l'empire ont formé
le lien social de divers peuples qui , sans avoir au-
cune communauté réelle d'intérêts ,"de droits ou de
dépendance, en avaient une de maximes etd'ppi-
nions , dont l'influence est encore demeurée quand
le principe a été détruit. Le simulacre antique de
1)È Î*A1X PERPÉTUELLE. 4l *
l'empire romain à continué de former une sorte de
liaison entre les membres qui Savaient composé ;
et Rome ayant dominé d'une autre manière après
la destruction de l'empire, il est resté de ce double
lîen« une société plus étroite entre les nations de
l'Europe, où était le centre des deux puissances »
que dans les autres parties du monde, dont les di-
vers peuples, trop épars pour se correspondre,
n'ont de plus aucun point de réunion.
Joignez à tela la situation particulière de l'Eu-
rope , plus également peuplée , plus également fer-
tile , mieux réunie en toutes ses parties ; le mélange
continuel des intérêts que les liens du sang et les
affaires du commerce, des arts, des colonies , ont
mis entre les souverains; la multitude des rivières,
et la variété de leur cours , qui rend toutes les, com-
munications faciles ; l'humeur inconstante des Ha-
bitants, qui les porte à voyager sans cesse et à se
transporter fréqjiemment les uns chez les autres;
l'inVention de l'imprimerie, et le goût général des
lettres , qui â mis entre eux une communauté d'é-
tudes et de connaissances; enfin* la multitude et la
petitesse des états, qui , jointe aux besoins dii luxe
et à la diversité des climats , i^nd les uns toujours
nécessaires aux autres. Toutes ces causes réunies
forment de l'Europe, non-seulement, comme l'Asie
^ Le respect pour l'empire romain a tellement survécu à sa puis-
sance , que bien des jurisconsultes ont mis ^ question si l'empereur
d'Allemagne n'était pas le souverain naturel du monde; et Barthole
a poussé les choses jusqu'à traiter d'hérétique quiconque osait en
douter. Les livres des canonistes sont pleins de décisions semblables
sur l'autorité temporelle de l'Église romaine.
4l2 PllOJET
OU l'A^frique, une idéale collection de peuples qui
n'ont de commun qu'un nom, mais une société
réelle qui a sa religion , ses mœurs , ses coutumes ,
et même ses lois, dont aucun des peuples qui la
composent ne peut s'écarter sans causer aussitôt
des troubles.
A voir, d'un autre côté, les dissensions perpé-
tuelles , les brigandages , les usurpations , les ré-
voltes , les guerres , les meurtres, qui désolent jour-
nellement ce respectable séjour des sages, ce brillant
asile des sciences et des arts; à considérer nos beaiXx
discours et nos procédés horribles, tant d'huma-
niiEé dans les maximes et de cruauté dans les ac-
tions, une religion si douce et une si sanguinaire
intolérance, une politique si sage dans les livres et
si dure datns la pratique, des cliefs si bienfaisants
et des peuples si misérables, deis gouvérfiements si
modérés et des guerres si cruelles; on sait à peine
comment concilier ces étranges contrariétés, et
cette fratèfiiîté prétendue des peuplfe de'l'Eurtipe
ne semblé être qu'un ilom de dérision pour expri-
mer*" aVèC ironie leur mutuelle animosité.
Cependant les choses ne font que suivre eh cela
leur cours naturel. Toute société sans lois ou sans
chefs , toute union fortnée ou maintenue par le ha-
sard , doit nécessairement dégénérer en querelle et
dissension à la première circonstance qui vient à
changer. L'antique union des peuples de l'Europe
a compliqué leurs Intérêts et leurs droits de raifte
manières ; ils se touchent par tant de points , que
le moindre mouvement des-uns ne peut manquer
DE PAIX PERPÉTUELLE» /|r3
de ohocpiçr les autres j leurs divisions sont d'au-
tant plus, funestes ^ue leurs liaisons sont plus in-
times , et leurs fréquentes querelles ont preisiqné la
cruauté ;des guerres civiles.
Gonyenons donc, (jue l'état relatif des puissances
de l'Europe est proprement un état,dagu«eiere, et
que tous tes traités partiels entre quelque%aiiies de
ces puissances soût. plutôt des trêves passagères
que de véritables paix'^ spit pardl^ que ces traités
n'ont point communément d'autres garants que Jes
parties contractante^ , soit parce que les j^oits des
unes et des autres n y sont jamais décidés, radicale-
ment , et que ces droits mal éteiùts^ ou ies préten-
tions qui««n'tl'enïiëôt lieu eJitre des puissances qui
ne reconnaissent aucun supcçrieur , seront infailli-
blement des sources de nouvelles guerres^ sitôt
que d'autres* cît*çonstan«es îfuroïit donné de nou-
vjelles forces ^ux ppeteridants-. -
D'^lleurs ^ le droit jpubHc de^' l'Europe n'étant
point étabU ou àtrtorisé^e concert, n'ayant aucuns
principes généraux , et variant ^pisèssamment selon
les temps et les lieux , il cîst pleiri de règles con-
tradictoires *, qui ne se peuvent xîoncilier que par
le drx)it du pltrs ft^rt: de sorte qu^ là raison, sans
guide assuré, se pliant toii jours vers l'intérêt per-
sonnel dans les choses douteuses , la guerre serait
encore inévitable , quand même chacun voudrait
être juste. Tout ce qu'on peut faire avec de bonnes
intentions , c'est de décider ces sortes d'affaires par
la voie des armes , ou de les assoupir par des trai-
tés passagers : mais bientôt aux occasions qui ra-
4*4 PH.OJET
niment les mêmes querelles il s'en joint d'autres
qui les modifient : tout s^embrouilÏQ*, tout se com-
plique ; on ne voit ,plus rien au fond des choses ;
l'usurpation passe pour droit, la faiblesse'pmir in-
justice; et, parmi ce désordre continuel, ôhacun
se trotive insensiblement si fort déplacé , que si l'on
pouvait remonter au droit solide et pi^itif , il y
aurait peu de souverains en Ëi^rppe qui ne, dussent
rendre tout ce (|b'ils 6n\, *
Une autre seipencé d^ guerre plus cachée et non
moins réelle , c'est que lès choçês ne changent point
de fori^e en changeant de nature ; que des états
héréditaires en effet restent électif^ en apparence ;
qu'ily ait des parlements ou états nationiaus: dans
des monarchies, des chefs héréditaires dans des
républiques; qu'une puissance dépendante d'une
autre conserve encore une apparipnce de lib^eirté ;
que tous les- peuples soumis au mêçaeipouvoir ne
soient pas gouvernés par les jmêmes lois ;^ ^e
l'ordre de sucpegsipn soit différent dans les divers
états d'un même souverain ; enfin que chsique gou-
vernement^ tende toujours à s'altérer^sdns qu'il soit
possible d'empêcher ce progrès. Voilà les causes
générales et particuUères quî nous unissent pour
nouf . détruire , et nous font écrire une si belle
doctrine sociale avec des mains toujours teinteà de
sang humain.
• Les causes du mal étant une fois connues , le re-
mède , s'il existe , est suffisamment indiqué p^
elles. Ghacun voit que toute société se forme par
les intérêts communs ; que toute division naît des
DE PAIX PERPÉTUELLE. 4^5
t
intérêts^. opposée; que mille événements foçtuilis
po]ivant changer et modifier Içs uns et les autres,
dès qu'il y a soc^^té, il faut nécessairement une
force coactive qui ordonne et concerte , les mou-
vements de ses jnembres , afin de donner aux com-
muns intacts et avpt engagements réciproques la
solidité qu*ils ne sauraient avoir par, eux-mêmes.
Ce serait d'aillçurs une grande erreur d'espérer
que cet état violent pût jamais changer par la seule
force des cHoses et, sans le secours de l'art. Le sys-
tème de l'Eiurope a précisément le degré de solidité
qui peut la maintenir dans une agitation perpé-
tuelle, sans-* la renversçr tout-à-fait; et si pos maux
ne^euv^nt augmenter, ils peuvent; encore moins
finir, parce que toute grande révolution est désor-
mais impçs^ible.
Pour donner à ceci l'évidence nécessaire, com-
mei^çons par jeter yn,coup d'œil général sur l'état
présent de l'Europe. La situation des montagnes,
de§ mers et des fleuves , qui servent de. bornes aux
nations qui rhabitçn,t , semble avoir décidé du
nombre et de U grandeur de ces nations ; et l'on
peut dire que l'ordre poUtique de cette partie du
monde est , à certains égards , l'çuvrage de la na-
tui'e.
En effet, ne pensons pas que cet équilibre si
vanté ait été établi par personne , et que personne
ait rien fait à dessein de le conserver : on trouve
qu'il existe; et ceux qui ne sentent pas en eux-
mêmes assez de poids pour le rompre , couvrent
leurs vues particulières du prétexte de le soutenir.
4l6 PROJET
Mais^qu on y songe ou non ^ cet équilibre subsiste,
et n'a besoin que dp lui-même pour se oonservgr ,
sans que personne s'en mêle; et qyand.îl se rom-
prait un moipent d'un côté, il se rétablirait bientôt
d'un autre : de sorte que si les pijnces 'qu'on ac-
cusait d'aspirer à la monar^Jiia univer^^e y ont
réellement aspiré, ils montraient en cela plus d'am-
bition que djô génie. Car ix)mn|ent enyisager un
moment ce projet, sans en voir aussitôt le ridicule ?
comment ne pas sentir qu'il n'y a pçint de poten-
tat eij Europç assez supérieur aui, autre^ pour pou-
voir jamais en devenir le maître? Tous les conqué-
rants qui ont fait des révolutions se pnisentaient
toujours avec^des forces inattendues, ou jvec des
troupes étrangères et différemment aguerries, à
des peuples ou désarmés , ou divisés , ou^an^dis-
cipline ; mais où prendrait un prince européen des
forces inattendues pour accabler tous ^les autres ,
tandis que le plus puissant d'entre eux est une .si
l^etite partie du tout, et qu'ils ont de concert une
si grande vigilance ? Aura-t-il p^jus de trougpg-qu'eux
toUs ? Il ne le peut, ou n'en sera quç plus tôt ruiné,
ou s^§ troupes seront plus mauvaises , en raison
de leur plus grai^d nombre. En aura-t-il de mieux
aguerries ? Il en aura moins à proportion. I5'çdl-
leurs la discipline est partout à peu près 1% même ,
ou le deviendra dans peu. Aura-t-il plus d'argent ?
Les sources en sont communes, et jamais l'argent
ne fit de grandes conquêtes. Fera-t-îl une invasion
subite? La famine ou des places fortes l'arrêteront
à chaque pas. Voudra-t-il s'agrandir pied à pied?
DE PAIX PBRPIÉTUELLE. 4^7
Il donne aux ennemis le moyen de s'unir pour ré-
sister; le temps, l'argent et les hommes ne tarde-
ront pas à lui man(juer. Diyisera-t-il les autres
puissances pour les vaincre l'une par l'autre ? Les
maximes de l'Europe rendent cette politique vaine;
et le prince le plus borné ne donnerait pas dans
ce . piège. Enfin , aucun d'eux ne pouvant avoir
de ressources exclusives, la résistance est, à la
longue, égale à l'effort, et le temps rétablit bientôt
les brusques accidents de la fortune, sinon pour^
chaque prince en particulier , au moins pour la
constitii^tion générale.
Veut- on maintenant supposer à plaisir l'accord
de deux ou trois potentats pour subjuguer tout le
reste? Ces trois potentats, quels qu'ils soient, ne
feront pas ensemble la moitié de l'Europe. Alors
l'autre moitié s'unira certainement contre eux ; ils
auront donc à vaincre plus fort qu'eux-mêmes. J'a-
joute que les vues des uns sont trop opposées à celles
des autres , et qu'il règne une trop grande jalousie
entre eux, pour qu'ils puissent même former un
semblable projet. J'ajoyte encore que, quand ils
l'auraient formé, qu'ils le mettraient en exécution,
et qu'il aurait quelques succès, ces succès mêmes
seraient , pour les conquérants alliés , des semences
de discorde ; parce qu'il ne serait pas possible que
les avantages fussent tellement partagés que chacun
se trouvât également satisfait des siens, çt que le
moins heureux s'opposerait bientôt aux progrès des
autres , qui ,. par une semblable raison , ne tarde-
raient pas à se diviser «ux-mêmes. Je doute que, de-
R. V. 27
4l8 PROJET
puis que le inonde existe, on ait jamais vu trois ni
même deux grandes puissances bien unies en sub-
juguer d'autres sans se brouiller sur les contingents
ou sur les partages , et sans donner bientôt, par leur
inésinlelligence , de nouvelles ressources aux fai-
bles. Ainsi , quelque supposition qu'on fasse, il n'est
pas vraisemblable que ni pripçe, ni ligue puisse
désormais changer considérablement et à demeure
l'état des choses parmi nous.
Ce n'est pas à dire que les Alpes , le Rhin , la mer,
les Pjrrénées, soient des obstacles insurmontables
à l'ambition ; mais ces obstacles sont soutenus par
d'autres qui les fortifient, ou ramènent les états
aux mêrnes Umites, quand des efforts passagers les
en ont écartés. Ce qui fait le vrai soutien du sys-
tème de l'Europe, c'est bien en partie le jeu des né-
gociations, qui presque toujours se balancent mu-
tuellement : mais ce sytème a un autre appui plus
soBde encore, et cet appui c'est le Corps germa-
nique, placé presque au centre de l'Europe , lequel
en tient toutes les autres parties en respect , et sert
peut-être encore plus au maintien de ses voisins qu'à
celui de ses propres membres : corps redoutable aux
étrangers par son étendue , par le nombre et la va-
leur de ses peuples ; mais utile à tous par sa consti-
tution , qui , lui ôtant les moyens et la volonté de
rien conquérir, en fait l'écueil des conquérants.
Malgré les défauts de cette constitution de l'empire,
il est . certain que , tant qu'elle subsistera , jamais
réquïlibre de l'Europe ne sera rompu, qu'aucun
potentat n'aura à craindre d'être détrôné par un
DE PAIX PERPiTUELLK. ,^IQ
autre, et que le traité de Vestphalié sera peut-être
à jamais parmi nous la base du système politique.
Ainsi le droit public , que les Allemande étudient
avec tant de soin , est encore plus important qu'ils
ne pensent, et n'estpas seulement le droit public
germanique , mais, à certains égards, celui de toute
l'Europe.
Mais si le présent système est inébranlable , c'est
en cela même qu'il est plus orageux ; car il y a entre
les puissances européennes une action et une réac-
tion qui , sans les déplacer tout-à-fait , les tient dans
une agitation continuelle ; et leurs efforts sont tou-
jours vains et toujours renaissants, comme les flots
de la mer, qui sans cesse agitent sa surface sans ja-
mais en changer le niveau ; de sorte que lés peuples
sont incessamment désolés sans aucun profit sen-
sible pour les souverains. ,
Il me serait aisé de déduire la même vérité des
intérêts particuliers de toutes les cours de l'Europe ;
car je ferais voir aisément que ces intérêts se croi-
sent de manière à tenir toutes leurs forces mutuel-
lement en respect : mais les idées de commerce et
d'argent, ayant produit une espèce de fanatisme
politique , font si promptement changer les intérêts
apparents de tous les princes, qu'on ne peut éta-
blir aucune maxime stable sur leurs vrais intérêts ,
parce que tout dépend maintenant des systèmes
économiques , la plupart fort bizarres , qui passent
parla tête des ministres. Quoi qu'il en soit, le com-
merce, qui tend journellement à se mettre en éq^ui-
libre , ôtant à certaines puissances l'avantage ex-
27.
4^0 PROJET
clusif qu'elles en tiraient , leur ôte en même temps
un des grands moyens qu'elles avaient de faire la
loi aux autres*.
Si j'ai insisté sur l'égale distribution de force qui
résulte en Europe de là constitution actuelle , c'é-
tait pour en déduire une conséquence importante
à l'établissement d'une association générale^ car,
pour former une confédération solide et durable ,
il faut en mettre tous les membres dans une dé-
pendance tellement mutuelle y qu'aucun ne soit seul
en état de résister à tous les autres , et que les as-
sociations particulières qui pourraient nuire à la
grande , y rencontrent des obstacles suffisants pour
enïpêcher leur exécution ; sans quoi la confédéra-
tion serait vaine , et chacun serait réellement indé-
pendant , sous une apparente sujétion. Or , si ces
obstacles sont tels que j'ai dit ci -devant, mainte-
nant que toutes les puissances sont dans une entière
liberté de former entre elles des ligues et des traités
offensifs, qu'on juge de ce qu'ils seraient quand il
y aurait une grande ligue armée , toujours prête à
prévenir ceux qui voudraient entreprendre de la
détruire ou de lui résister. Ceci suffit pour montrer
'^ Les choses. ont changé depuis que j'écrivais ceci; mais mon
principe sera toujours vrai. 11 est , par exemple , très-aisé de prévoir
que, dans vingt ans d*ici , TAngleterre , avec toute sa gloire ,. sera
rainée j e>, de plus , aura perdu le reste de sa liherté *. Tout le monde
ajBsure que l'agriculture fleurit dans cette île ; et moi je parie qu'elle
y dépérit. Londres s'agrandit tous les jours; donc le royaume se dé-
peuple. Les Anglais veulent être conquérants ; donc ils ne tarderont
pas d'être esclaves.
* Il avait d'^abord écrit , aura perdu sa liberté. Voyez le motif de cette correc-
tion dans la Correspondance ( Lettre à M. de Bastide , du x6 jain 1760 ).
I
DE PAIX PEHPÉTUELLE. 4^1
qu'une telle association ne consisterait pas en dé-
libérations vaines, auxquelles chacun pût résister
impunément; mais quil en naîtrait une puissance
effective , capable de forcer les ambitieux à se tenir
dans les bornes du traité général.
Il résulte de cet exposé trois vérités incontesta-
bles: l'une, qu'excepté le Turc, il règne entre tous
les peuples de l'Europe une liaison sociale impar-
faite , mais plus étroite que les nœuds généraux et
lâches de l'humanité; la seconde, que l'imperfec-
tion de cette société rend la condition de ceux qui
la composent pire que la privation de toute société
entre eux; la troisième , que ces premiers liens , qui
rendent cette société nuisible, la rencjent en raênje
temps facile à perfectionner ; en sorte que tous ses
membres pourraient tiyerleur bonheur de ce, qui
fait actuellement leur misère , et changer en une
paix éternelle l'état de guerre qui règne entre eux.
Voyons maintenant de quelle njanière ce grand
ouvrage, commencé par la fortune, peut être achevé
par la raison; et comment la société Ubre et volon-
taire qui unit tous les états, européens , prenant la
force et la solidité d'un vrai corps politique , peut
se changer en une confédération réelle. Il est in-
dubitable qu'un pareil établissement donnant à
cette association la perfection qui lui manquait, en
détruira l'abus , en étendra les avantages , et for-
cera toutes les parties à concourir au bien com-
mun : mais il faut pour cela que cette confédéra-
tion soit tellenoent générale, que nulle puissance
considérable ne s'y refuse ; qu'elle ait un tribunal
4îi2 PROJET
judiciaire qui puisse établir les lois et les règlements
qui doivent obliger tous les membres; qu'elle ait
une force coactive et coercitive pour coiyrain^re
chaque état de se soulhettre aux délibérations cosn^
munes , soit pour agir, soit pour, «'abstenir; enfin,
qu'elle soit ferme et durable, pour empêcher que
les membres ne s'en détachent'^à leur volonté , si-
tôt qu'ils croiront voir leur intérêt particulier con-
traire à l'intérêt général. Voilà les signes certains
auxquels on reconnaîtra que l'institution est sage ,
utile «t inébranlable. Il s'agit maintenant d'étendre
cette supposition , pour chercher par analyse: quels
effets doivent en résulter , quels moyens sentr^ro-
près à l'établii' , et qtiel espoir raisonnable on^eut
avoir de la mettre en exécution. *.
Il se forme de temps en temps parmi npus des
espèces de diètes générales sous le nom de con*
grès , où l'on se roi^d solennellement de tous les
états de l'Europe poUr s'en retourner de même ;
où Ton s'assemble pour ne rien dire; où toutes les
affaires publiques se traitent en particulier; où l'on
délibère en commun si la table sera ronde ou fcar-
rée, si la salle aura plus ou moins déportes, si un
tel plénipotentiaire aura le visage oude dos tourné
Vers la fenêtre , si tel autre fera deux pouces de
chemin de plus ou de moins dans une visite , et sur
nulle questions de pareille importance, inutilement
agitées depuis trois siècles , et très-dignes assuré-
ment d'occuper les politiques du nôtre.
Il se peut faire que les membres d'une de ces
assemblées soient une fois doués du sens commun ;
DE PAIX PERPJÉTUELLE. ^%3
il n'est pas même impossible qu'ils veuillent sincè^
rement le bien public; et, par les raisons qui se-
ront ci -après déduites , on peut concevoir encore
qu'après avoir aplajai bien des difficultés ils a;i^*on^
ordre de leurs souverains respectifs de signer Is^
confédéi*ation générale que je suppose sommaire-
ment contenue dans les cinq articles suivants.
Par le premier , les souverains contractants éta-
bliront entre eux une alliance perpétuelle et irré-
vocable , et nommeront des plénipotentiaires pour
tenir, dans un lieu déterminé, une xliète ou un
congrès permanent, daps lequel tous le^ différents
des parties contractantes seroijit réglés et terauné^»
par voiie d'arbitrage pu de jugement.
Par le second , on spécifiera Ijd nombre des sou»
verains dont les plénipc^entiaires auront voix à 1^
diète; ceux qui seront invités d'accéder au traité;
l'ordre, le temps et lainaniè]^ dont la présidence
passera de l*im à. l'autre par intervalles égaux ; en^
fin la quotité relative des contributions , et la ma-
nière de l@s lever pour fournir aux dépenses com-
munes.
Par le troisième, la confédération garantira à
chacun de ses men^bres la possession et le.gou-
verneigen^ 4e tous les états qu'il possède actudle-
ment,. de jpéme que la succession élective ou hé-
réditaire , seloj^ que le tout est établi par les lois
fondamentales de ^chaque pays ; et, pour supprimer
tout d'un coup la sour.ce des démêlés qui renaissen,t
incessamment, on conviendra de prendre la po^-
sesaion actuelle et les derniers traités pour base de
4^4 PROJET
tous les droits mutuels des puissances contrac-
tantes ; renonçant pour jamais et réciproquement
à toute autre prétention antérieure ; sauf les suc-
cessions futures contentieuses , et autres droits à
échoir, qui seront tous réglés à l'arbitrage de la
diète y sans qu'il soit permis de s'en faire raison par
voies de fait, ni de prendre jamais les armes l'un
contre l'autre , sous quelque prétexte que ce puisse
être.
Par le quatrième , on spécifiera les cas où tout
allié infracteur du traité serait mis au ban de l'Eu-
rope, et proscrit comme ennemi public; savoir,
s'il refusait d'e^téeuter les jugements de la grande
alliance, qu'il fît des préparatifs de guerre, qu'il
négociât des traités contraires à la confédération ,
qu'il prît les armes pour lui résister ou pour atta^
quer quelqu'un des alliés.
Il sera encore convenu par le même article qu'on
armera et agira offensivement , conjointement , et
à frais communs, contre tout état au ban de l'Eu-
rope, jusqu'à ce qu'il ait mis bas les armes, exé-
cuté les jugements et règlements de la diète, ré-
paré les torts, remboursé les frais, et fait raison
mêu^ des préparatifs de guerre contraires au traité.
Enfin, par le cinquième , les plénipotentiaires du
corps européen auront toujours le pouvoir de for*
mer dans la diète, à la pluralité des voix pour la
provision, et aux trois quarts des voix cinq ans
après pour la définitive , sur les instructions de
leurs cours, les règlements qu'ils jugeront impor-
tants pour procurer à la république eiuropéenne et
DE PAIX PERPÉTUELLE. /^^^
à chacun de ses membres tous les avantages pos-
sibles; mais on ne pourra jamais rien changer à
ces cinq articles fondamentaux que du consente-
ment unanime des confédérés.
Ces cinq articles, ainsi abrégés et couchés en
règles générales, «ont, je ne l'ignore pas, sujets à
mille petites difficultés , -dont plusieurs demande-
raient de longs éclaircissements : mais les petites
difficultés se lèvent aisément au besoin; et ce n'est
pas d'elles qu'il s'agit dans une entreprise de l'im-
portance de celleoi. Quand il sera question du
détail de la police du congrès, on trouvera mille
obstacles et dix mille moyens de les lever. Ici il
est question d'examiner, par la nature dçs choses,
si l'entreprise est possible ou non. On se perdrait
dan3 des volumes de riens, s'il fallait tout prévoir
et- répondre à tout. En se tenant aux principes, in-
contestables, on ne doit pas vouloir contenter tous
les esprits, ni résoudre toutes les objections, ni
dire comment tout se fera; il suffit de montrer
que tout se peut faire.
Que faut-il donc examiner pour bien juger de
ce système? Deux questions seulement; car c'est
une insulte que je ne veux pas faire au lecteur,
de lui prouver qu'en général l'état de paix est pré-
férable à l'état de guerre.
La première question est, si la confédération
proposée irait sûrement à son but et serait suffi-
sante pour donner à l'Europe une paix solide et
perpétuelle.
ï-â seconde, s'il est de l'intérêt des souverains
4^6 BROJET
d'établir cette confédératioa et d'acheter une paix
constante à ce prix,
Quaiid l'utilité générale et particulièjre sera ainsi
démontrée, on ne vpit plus, dans la raison des
choses, quelle cause povurrait empêcher l'effet d'un
ètablissem^t qui ne dépend que de la .volonté des
intéressés. ^
.Pour discuter d'abord le premier article , appli-^
quons ici ce quç j'ai dit qi-deyant du système gê-
ner^, de r£urape ,' eti- de l'effort commun qui cir-
conscrit çhaqj^e puissance ^ peu pnès dan$ ses
borjies, etne lui p^naet pas d'en écraser entière^
ment d'autres. Pour rendre sur c^ point mes rai*
sonnemQçits plus sens^les , jre }piM^ icji la Uste des
divne^ puissances qu'oj) suppose composer la ré-
publique européenne; en sorte q«Le, q|^euiie ayant
voix égale , ^1 y auipît di^-ueuf voi?: dans la diète :
SAVOIR,
L'emperçur 4e3 Romains
L'empereur de Russie ,
Le roi dçt Fi^ce ,
Le roi d'Espagne,
Le^poi d'Angleterre ,
I^s Etats-géj^psuix ,
Le roi de Danemarck ,
La Suède ,
La Pologne ,
Le roi de Portogal,
Le souverain de Rome ,
Le roi de Prusse ,
DE PAIX PERPÉTUELLE. [\*1']
L'électeur de Bavière et ses co-associés ,
L'électeur palatin et^es coassociés , ♦
Les Suisses et leurs co-associés ^
Les électeurs ecclésiastiques et leurs associés ,
La république de Venise et ses co-a«sociés ,
Le roî de Naj^es ,
Le rcM de Sardaigne.
Plusieurs souverqîQs moinis considérables , 'l|jfe
que la républiqfvie de (iénes , les ducs de Modène
et de ParÉfle , et d'autres , étant i^mis danisr cette
liste 9 seront joints aux moins çuîssaîits , par fonde
d'association , et auront avec «eux un droit de suf-
frage, semblable au votum miriatum des' comtes
de l'empire. Il est mutile de rendre ici cette énUi-
mération plus précise , parce que, jusqu'à l'exécu-
tion du projet, il peut survenir d'un i|ipment«*à
l'autre des accidaits sur lesquds il la^ Êuidrait ré-
former, mais qui ne chan^ralent rien au fond du
système.
Il ne faut que jeter les yeux sur cettt VtstQ pour
voir avec la dernière évidence qu'il n'est pas pos-
sible ni qu'aucune des puissances qui la composent
soit en 'état de résister à toutes les autres unies en
corps, ni qu'il s'y forme aucune ligue partielle ca-
pable de faire tête à la grande confédération.
Car comment se ferait cette ligne ? serait-ce
entre les plus puissante? nous avon« montré qu'elle
ne saurait être durable ; et |l est bien aisé mainte-
nant de voir ehcore qu'elle est incompatible avec
le système particulier de chaque grande puissance.
4a8 PROJET
et avec les intérêts inséparables de «a constitution.
Serait-ce entre un grand état et plusieurs petits ?
mais les autres grands états , unis à k confédéra-
tion, auront bientôt écrasé la ligue : et l'on doit
sentir que la grande alliance étaht toujours unie et
armée , il lui sera facile , en vertu dil quatrième ar-
ticle, de prévenir et d'étouffer d'abord toute al-
liance partielle et séditieuse qui tendrait à troubler
lâ.paix et l'ordre public. Qu'on voie ce qui se passe
dans le corps germanique , malgré les abus de sa
police et l'extrême inégalité de ses membres : y en
a-t-il un seul, même parmi les plus puissants., qui
osât s'exposer au ban de l'empire en blessant ou-
vertement sa constitution , à moins qu'il ne crût
avoir de bonnes raisons de ne point craindre que
l'empire voulût agir contre lui tout de bon ?
Ainsi je tiens pour démontré que la diète euro-
péenne une fois établie n'aura jamais de rébellion
à craindre , et que , bien qu'il s'y puisse introduire
quelques abus, ils ne peuvent jamais aller jusqu'à
éluder l'objet de l'institution. Reste à voir si cet
objet sera bien l'empli par l'institution même.
Pour cela , considérons les motifs qui mettent
aux princes les armes à la main. Ces motifs sont ,
ou de faire des conquêtes, ou de se défendre d'un
conquérant, ou d'affaiblir un trop puissant voisin ,
ou de soutenir ses droits attaqués , ou de vider
un différent qu'on n'a pu terminer à l'amiable , ou
enfin de remplir les engagements d'un traité. Il n'y
a ni cause ni prétexte de guerre qu'on ne puisse
jranger sous quelqu'un de ces six chefs : or; il est
DE PAIX PERPÉTUELLE. 4^^^
évident qu'aucun des six ne peut exister dans ce
nouvel état de choses.
Premièrement , il faut renoncer aux conquêtes,
par Finipossibilité d'en faire , attendu qu'on est sûr
d'être arrêté dans son chemin par de plus grandes
forces que celles qu'on peut avoir; de sorte qu'en
risquant de tout perdre on est dans l'impuissance
de rien gagner. Un prince ambitieux , qui veut s'a-
grandir en Europe, fait deux choses : il commence
par se fortifier de bonnes alliances, puis il tâche de
prendre son ennemi au dépourvu. Mais les alliances
particulières ne serviraient de rien contre une al-
liance plus forte , et toujours subsistante ; et nul
prince n'ayant plus aucun prétexte d'armer , il ne
saurait le faire sans être aperçu , prévenu et puni
par la confédération toujours armée.
La même raison qui ôte à chaque prince tout
espoir de conquêtes, lui ôte en même temps toute
crainte d'être attaqué; et, non-seulement ses états,
garantis par toute l'Europe , lui sont aussi assurés
qu'aux citoyens leurs possessions dans un pays
bien policé, mais plus que s'il était leur unique et
propre défenseur, dans le même rapport que l'Eu-
rope entière est plus forte que lui seul.
On n'a plus de raison de vouloir affaiblir un
voisin dont on n'a plus rien à craindre ; et l'on
n'en est pas même tenté , quand on n'a nul espoir
de réussir.
A l'égard du soutien de ses droits, il faut d'abord
remarquer qu'une infinité de chicanes et de pré-
tentions obscures et embrouillées seront toutes
43o PROJET
anéanties par le troisième article de la confédéra-
tion , qui règle définitivement tous les droits récir
proques des souverains alliés sur leur actuelle pos-
sessioq : ainsi toutes les demandes et prétentions
possibles deviendront claires à l'avenir , et seront
jugées dans la diète, à mesure qu'elles pourront
naître. Ajoutez que si l'on attaque mes droits , je
dois les soutenir par la même voie : or , on ne peut
les attaquer par les armes , sans encourir le ban de
la diète ; ce n'est donc pas non plus par les armes
que j'ai besoin de les défendre. On doit ^e la
ïnéme chose des injures, des torts, des réparations,
et de tous les différents imprévus qui peuvent s'é-
lever entre deux souverains ; et le même, pouvoir
qui doit défendre leurs droits doit aussi redresser
leurs griefs.
Quant au dernier article , la solution saute aux
yeux. On voit d'abord que , n'ayant plus d'agres-
seur il craindre , on n'a plus besoin de traité dé-
fen&if , et que, comme on n'en saurait faire de
fins solide et de plus sûr que celui de la grande
confédération , tout autre serait inutilç , illégitime ^
et par conséquent nul.
Il n'est donc pas possible que la confédération ^
une fois établie, puisse laisser aucune semence de
guerre entre les confédérés, et que l'objet de la paix
perpétuelle ne soit exactement rempli par l'exécu-
tion du système proposé.
Il nous reste maintenant à examiner l'autre
question , qui regarde l'avantage des parties con-
tractantes ; car on sent bien que vainement ferait-
DE PAIX PERPIÉTUELLE. 4^1
on parler l'intérêt public au préjudice de l'intérêt
particulier. Prouver que la paix est en général pré-
férable à la guerre , c'est ne rien dire à celui qui
croit avoir des raisons de préférer la guerre à la
paix ; et lui montrer les moyens d'établir tme paix
durable , ce n'est que l'exciter à s'y opposer.
En effet, dira-t-on, vous ôtez aux souverains le
droit de se faire justice à eux-mêmes , c'est-à-dire
le précieux droit d'être injustes quand il leur plaît;
vous leur ôtez le pouvoir de s'agrandir aux dépens
de leurs voisins ; vous les faites renoncer à ces an-
tiques prétentions qui tirent leur prix de leur ob-
scurité , parce qu'on les étend avec sa fortune , à
cet appareil de puissance et de terrfeur dont ils
aiment à effrayer le monde , à cette gloire des
conquêtes dont ils tirent leur honneur ; et , pour
tout dire enfin , vous les forcez d'hêtre équitables
et pacifiques. Quels seront les dédommagements
de tant de cruelles privations ?
Je n'oserais répondre , avec l'abbé de Saint-Pierre,
que la véritable gloire des princes consiste à pro-
curer l'utilité publique et le bonheur de leurS isu-
jets ; que tous leurs intérêts sont subordonnés à
leur réputation , et que la réputation qu'on acquiert
auprès des sages se mesure sur le bien que l'on
fait aux hommes ; que l'entreprise d'uûe paix p^ï*pé-
tuelle, étant la plus grande qui ait jamais été faite, est
la plus capable de couvrir son auteur d'une gloire
immortelle ; que cette même entreprise, étant aussi
la plus utile aux peuples , est encore la plus hono-
rable aux souverains , la jseule' surtout qui ne soit
432 PROJET
pas souillée de sang , de rapines ^ de pleurs , de
malédictions ; et qu'enfin le plus sûr moyen de se
distinguer dans la foule des rois , est de travailler
au bonheur public. Laissons aux harangueurs ces
discours qui , dans les cabinets des ministres , ont
couvert de ridicule l'auteur et ses projets , mais ne
méprisons pas comme eux ses raisons 5 et , quoi
qu'il en soit des vertus des princes, parlons de
leurs intérêts.
Toutes les puissances de l'Europe ont des droits,
ou des prétentions les unes contre les autres ; ces
droits ne sont pas de nature à pouvoir jamais êtrfe
parfaitement éclaircis, parce qu'il n'y a point , pour
en juger, de règle commune et constante, et qu'ik
sont souvent fondés sur des faits équivoques ou iji-
certains. Les différents qu'ils causent ne sauraient
non plus être jamais terminés sans retour, tant
faute d'arbitre compétent , que parce que chaque
prince revient dans l'occasion sans scrupule sur les
cessions qui hii ont été arrachées par force dans
des traités par les plus puissants, ou après des
guerres malheureuses. C'est donc une erreur de
ne songer qu'à ses prétentions sur les autres , el
d'oublier celles des autres sur nous, lorsqu'il n'y
a d'aucun côté ni plus de justice ni plus d'avantage
dans les moyens de faire valoir ces. pré tentions
réciproques. Sitôt que tout dépend de la fortune,
la possession actuelle est d'un prix que la sagesse
ne permet pas de risquer contre le profit à venir,
même à chance égale; et tout le monde blâme un
homme à son aise qui, dans l'espoir de doubler .
DE PAIX PERPÉTUELLE. 4^3
son bien, l'ose risquer en un coup de dé. Mais
nous avons fait voir que, dans les projets d'agran-
dissement , chacun , même dans le système actuel,
doit trouver une résistance supérieure à son ef-
fort; d'où il suit que les plus puissants n'ayant
aucune raison de jouer , ni les plus faibles aucun
espoir de profit, c'est un bien pour tous de re-
noncer à ce qu'ils désirent, pour s'assurer ce qu'ils
possèdent.
Considérons la consommation d'hommes . d'ar-
gent, de forces de toute espèce, l'épuisement où
la plus heureuse guerre jette un état quelconque,
et comparons ce préjudice aux avantages qu'il en
retire, nous trouverons qu'il perd souvent quand
il croit gagner, et que le vainqueur, toujours plus
faible qu'avant la guerre, n'a de consolation que
de voir le vaincu plus affaibli que lui ; encore cet
avantage est-il moins réel qu'apparent, parce que
la supériorité qu'on peut avoir acquise sur son ad-
versaire., on l'a perdue en même temps contre les
puissances neutres, qui, sans changer d'état, se
fortifient, par rapport à nous , de tout notre affai-
blissement.
* Si tous les rois ne sont pas revenus encore de
la folie des conquêtes, il semble au moins que les
plus sages commencent à entrevoir qu'elles coûtent
quelquefois plus qu'elles ne valent. Sans entrer à
cet égard dans mille distinctions qui nous mène-
raient trop loin , on peut dire en général qu'un
prince qui , pour reculer ses frontières , perd au-
tant de ses anciens sujets qu'il en acquiert de nou-
R. V. a8
434 PROJET
veaux, s'affaiblit en s'agrandissant , parce qu'avec
un plus grand espace à défendre il n'a pas plus ,
de défenseurs. Or, on ne peut ignorer que , par
la manière dont la guerre se fait aujourd'hui , la
moindre dépopulation qu'elle produit est celle qui
se fait dans les armées : c'est bien là la perte ap-
parente et sensible; mais il s'en £ait en même temps
dans tout l'état une plus grave et plus irréparable
que celle des hommes qui meurent, par ceux qui
ne naissent pas , par l'augmentation des impôts ,
par l'interruption du commerce, par la désertion
des campagnes , par l'abandon de l'agriculture : ce
mal , qu'on n'aperçoit point d'abord , se fait sentir
cruellement dans la suite; et c'est alors qu'on est
étonné d'être si faible , pour s'être rendu si puissant.
Ce qui rend encore les conquêtes moins inté-
ressantes, c'est qu'on sait maintenant par quels
moyens on peut doubler et tripler sa puissance ,
non -seulement sans étendre son territoire, mais
quelquefois en le resserrant, comme fit très-sage-
ment l'empereur Adrien *. On sait que ce sont les
hommes seuls qui font la force des rois ; et c'est
une proposition qiii découle de ce que je viens de
dire , que de deux états qui nourrissent le mêm%
nombre d'habitants , celui qui occupe une moindre
étendue de terre est réellement le plus puissant.
C'est donc par de bonnes lois , par une sage police ,
par de grandes vues économiques, qu'un souve-
rain judicieux est sûr d'augmenter ses forces sans
* Adrien abandonna volontairement tous les pays que Trajan
son prédéces$eur avait conquis et réunis à l'empire romain.
DE PAIX PERPÉTUELLE, 4^5
rien donner au hasard. Les véritables conquêtes
qu'il fait sur ses voisins sont les établissements plus
utiles qu'il forme dans ses états; et tous les sujets^
de plus qui lui naissent sont autant d'ennçmis
qu'il tue.
Il ne faut point m'objecter ici que je prouve
trop , en ce que , si les choses étaient comme je les
représente , chacun ayant un véritable intérêt dé
ne pas entrer en guerre , et les intérêts particuliers
s'unissant à l'intérêt commim pour maintenir la
paix, cette paix devrait s'établir d'elle-même et
durer toujours sans aucune confédération. Ce se-
rait faire un fort mauvais raisonnement dans la pré-
sente constitution ; car , quoiqu'il fût beaucoup
meilleur pour tous d'être toujours en paix, le dé-
faut commun de sûreté à cet égard fait que chacun ,
ne pouvant s*assurer d'éviter la guerre, tâche au
moins de la commencer à son avantage quand l'oc-
casion le favorise, et de prévenir un voisin qui ne
manquerait pas de le prévenir à son tour dans l'oc-
casion contraire ; de sorte que beaucoup de guerres,
même offensives, sont d'injustes précautions pour
mettre en sûreté son propre bien , plutôt que des
moyens d'usurper celui des autres. Quelque salu-
taires que puissent être généralement les maximes
du bien public, il est certain qu'à ne considérer
que l'objet qu'on regarde en politique , et souvent
même en morale , elles deviennent pernicieuses à
celui qui s'obstine à les pratiquer avec tout le
monde quand personne ne les pratique avec lui.
Je n'ai rien à dire sur l'appareil des armes , parce
28.
436 PROJET
que , destitué de fondements solides, soit de crainte ,
soit d'espérance, cet appareil est un jeu d'enfants,
et que les rois ne doivent point avoir de poupées.
Je ne dis rien non plus de la gloire des conqué-
rants, parce que, s'il y avait quelques monstres
qui s'affligeassent uniquement pour n'avoir per-
sonne à massacrer , il ne faudrait point leur parler
raison , mais leur ôter les moyens d'exercer leur
rage meurtrière. La garantie de l'article troisième
ayant prévenu toutes solides raisons de guerre , on
ne saurait avoir de motif de l'allumer contre au-
trui qui ne puisse en fournir autant à autrui contre
nous-mêmes; et c'est gagner beaucoup que de s'af-
franchir d'un risque où chacun est seul contre tous.
Quant à la dépendance où chacun sera du tribu-
nal commun , il est très-clair qu'elle ne diminuera
rien des droits de la souveraineté; mais les affer-
mira , au contraire , et les rendra plus assurés par
l'article troisième , en garantissant à chacun , non-
seulement ses états contre toute invasion étrangère ,
mais encore son autorité contre toute rébellion de
ses sujets. Ainsi les princes n'en seront pas moins
absolus , et leur couronne en sera plus assurée ; de
sorte qu'en se soumettant au jugement de la diète
dans leurs démêlés d'égal à égal , et s'ôtant le dan-
gereux pouvoir de s'emparer du bien d'autrui, ils
ne font que s'assurer de leurs véritables droits, et
renoncer à ceux qu'ils n'ont pas. D'ailleurs il y
a bien de la différence entre dépendre d'autrui ou
seulement d'un corps dont on est membre et dont
chacun est chef à son tour; car, en ce dernier cas.
DE PAIX PERPÉTUELLE. 4^7
on ne fait qu'assurer sa liberté par les garants qu'on
lui donne ; elle s'aliénerait dans les mains d'un
maître , mais elle s'affermit dans celles des associés.
Ceci se confirme par l'exemple du corps germa-
nique; car, bien que la souveraineté de ses mem-
bres soit altérée à bien des égards par sa consti-
tution, et qu'ils soient par conséquent dans un
cas moins favorable que ne seraient ceux du corps
européen , il n'y en a pourtant pas un seul , quel-
que jaloux qu'il soit de son autorité, qui voulut,
quand il le pourrait, s'assurer une indépendance
absolue en se détachant de l'empire.
Remarquez de plus qae le corps germanique
ayant un chef permanent , l'autorité de ce chef doit
nécessairement tendre sans cesse à l'usurpation;
ce qui ne peut arriver de même dans la diète euro-
péenne, où la présidence doit être alternative et
sans égard à l'inégalité de puissance.
A toutes ces considérations il s'enjoint une autre
bien plus importante encore pour des gens aussi
avides d'argent que le sont toujour^ les princes ;
c'est une grande facilité de plus d'en avoir beau-
coup par tous les avantages qui résulteront pour
leurs; peuples et pour eux d'une paix continuelle ,
et par l'excessive dépense qu'épargne la réforme
de l'état militaire, de ces multitudes de forteresses,
et de cette énorme quantité de troupes qui absorbe
leurs revenus, et devient chaque jour plus à charge
à leurs peuples et à eux-mêmes. Je sais qu'il ne con-
vient pas à tous les souverains de supprimer
toutes leurs troupes, et de n'avoir aucune force
438 PROJET
publique en main pour étouffer une émeute ino-
pinée, ou repousser une invasion subite*. Je sais
encore qu'il y aura un contingent à fournir à la
confédération, tant pour la garde des frontières
de l'Europe que pour l'entretien de l'armée con-
fédérative destinée à soutenir au besoin les décrets
de la diète. Mais toutes ces dépenses faites , et l'ex-
traordinaire des guerres à jamais supprimé, il res-
terait encore plus de la moitié de la dépense mi-
litaire ordinaire à répartir entre le soulagement
des sujets et les coffres du prince; de sorte que le
peuple paierait beaucoup moins; que le prince ?
beaucoup plus riche , serait en état d'exciter le
commerce, l'agriculture, les arts , de faire des éta-
blissements utiles qui augmenteraient encore la
richesse du peuple et la sienne; et que l'état serait
avec cela dans une sûreté beaucoup plus parfaite
que celle qu'il peut tirer de ses armées et de tout
cet appareil de guerre qui ne cesse de l'épuiser
au sein de la paix.
On dira pe^t-être que les pays frontières de l'Eu-
rope seraient alors dans une position plus désavan-
tageuse , et pourraient avoir également des guerres
à soutenir , ou avec le Turc , ou avec les corsaires
d'Afrique, ou avec les Tartares.
A cela je réponds, i° que ces pays sont dans le
même cas aujourd'hui, et que par conséquent ce
ne serait pas pour eux un désavantage positif à
citer, mais seulement un avantage de moins et un
^ Il se présente encore ici d'autres objections; mais, comme Tau-
teurda Projet ne se les est pas faites , je les ai rejetées dansTexamen.
DE PAIX PERPÉTUELLE. 439
inconvénient inévitable auquel leur situation les
expose; 2** que, délivrés de toute inquiétude du côté
dé l'Europe , ils seraient beaucoup plus en état de
résister au-dehors; 3<> que la suppression de toutes
les forteresses de l'intérieur de l'Europe et des frais
nécessaires à leur entretien, mettrait la confédéra-
tion en état d'en établir un grand nombre sur les
frontières sans être à charge aux confédérés ; 4^ que
ces forteresses, construites, entretenues et gardées
à frais communs , seraient autant de sûretés et de
moyens d'épargne pour les puissances frontières
dont elles garantiraient les états; 5*^ que les troupes
de la confédération , distribuées sur les confins de
l'Europe , seraient toujours prêtes à repousser l'a-
gresseur ; 6** qu'enfin un corps aussi redoutable que
la république européenne ôterait aux étrangers
l'envie d'attaquer aucun de ses membres , comme
le corps germanique, infiniment moins puissant,
ne laisse pas de l'être assez pour se faire respecter
de ses voisins et protéger utilement tous les princes
qui le composent.
On pourra dire encore que les Européens n'ayant
plus de guerres entre eux, l'art militaire tomberait
insensiblement dans l'oubli ; que les troupes per-
draient leur courage et leur discipline ; qu'il n'y
aurait plus ni généraux, ni soldats, et que l'Europe
resterait à la merci du premier venu.
Je réponds qu'il arrivera de deux choses l'une ;
ou les voisins de l'Europe l'attaqueront et lui feront
la guerre, ou ils redouteront la confédération et la
laisseront en paix.
44o PROJET
Dans le premier cas, voilà les occasions de cul-
tiver le génie et les talents militaires , d'aguerrir et
former des troupes; les armées de la confédération
seront à cet égard l'école de l'Europe; on ira sur la
frontière apprendre la guerre; dans le sein de l'Eu-
rope on jouira de la paix , et l'on réunira par ce
moyen les avantages de l'une et de l'autre. Croit-on
qu'il soit toujours nécessaire de se battre chez soi
pour devenir guerrier ? et les Français sont - ils
moins braves parce que les provinces de Touraine
et d'Anjou ne sont pas en guerre l'une contre
l'autre ?
Dans le second cas, on ne pourra plus s'aguerrir,
il est vrai ; mais on n'en aura plus besoin ; car à
quoi bon s'exercer à la guerre pour ne la faire à
personne ? Lequel vaut mieux de cultiver un art
funeste ou de le rendre inutile ? S'il y avait un se-
cret pour jouir d'une santé inaltérable, y aurait-il
du bon sens à le rejeter pour ne pas ôter aux niéde-
cins l'occasion d'acquérir de l'expérience ? il reste
à voir dans ce parallèle lequel des deux arts est
plus salutaire en soi, et mérite mieux d'être con-
servé.
Qu'on ne nous menace pas d'une invasion subite ;
on sait bien que l'Europe n'en a point à craindre,
et que ce premier venu ne viendra jamais. Ce n'est
plus le temps de ces irruptions de barbares qui
semblaient tombés des nues. Depuis que nous par-
courons d'un œil curieux toute la surface de la
terre , il ne peut plus rien venir jusqu'à nous qui
ne soit prévu de très-loin. Il n'y a nulle puissance
DE PAIX PERPÉTUELLE. 44'
au monde qui soit maintenant en état de menacer
l'Europe entière; et si jamais il en vient une, ou
Ton aura le temps de se préparer, ou Ton sera du
moins plus en état de lui résister, étant unis en un
corps , que quand il faudra terminer tout d'un coup
de longs différents et se réunir à la hâte.
Nous venons de voir que tous les prétendus in-
convénients de l'état de confédération bien pesés
se réduisent à rien. Nous demandons maintenant si
quelqu'un dans le monde en oserait dire autant de
ceux qui résultent de la manière actuelle de vider
les différents entre prince et prince par le droit du
plus fort, c'est-à-dire de l'état d'im police et de
guerre qu'engendre nécessairement l'indépendance
absolue et mutuelle de tous les souverains dans la
société imparfaite qui règne entre eux dans l'Eu-
rope. Pour qu'on soit mieux en état de peser ces
inconvénients, j'en vais résumer en peu de mots
le sommaire que je laisse examiner au lecteur.
I . Nul droit assuré que celui du plus fort. 2 . Chan-
gements continuels et inévitables de relations entre
les peuples, qui empêchent aucun d'eux de pouvoir
fixer en ses mains la force dont il jouit. 3. Point de
sûreté parfaite , aussi long-temps que les voisins ne
sont pas soumis ou anéantis. [\. Impossibilité géné-
rale de les anéantir , attendu qu'en subjuguant les
premiers on en trouve d'autres. 5. Précautions et
frais immenses pour se tenir sur ses gardes. 6. Dé-
faut de force et de défense dans les minorités et
dans les révoltes ; car quand l'état se partage , qui
peut soutenir im des partis contre l'autre? 7. Dé-
44î* PROJET
faut de sûreté dans les engagements mutuels. 8. Ja-
mais de justice à espérer d'autrui sans des frais et
des pertes immenses , qui ne l'obtiennent pas tou-
jours , et dont l'objet disputé ne dédommage que
rarement. 9. Risque inévitable de ses états et quel-
quefois de sa vie dans la poursuite de ses droits.
10. Nécessité de' prendre part malgré soi aux que-
relles de ses voisins , et d'avoir la guerre quand on
la voudrait le moins. 1 1 . Interruption du commerce
et des ressources publiques au moment qu'elles sont
le plus nécessaires. 12. Danger continuel de la part
d'un voisin puissant si l'on est faible , et d'une ligue
si l'on est fort. 1 3. Enfin inutilité de la sagesse où
préside la fortune; désolation continuelle des peu-
ples; affaiblissement de l'état dans les succès et
dans les revers ; impossibilité totale d'établir jamais
im bon gouvernement, de compter sur son propre
bien , et de rendre heureux ni soi ni les autres.
Récapitulons de même les avantages de l'arbi-
trage européen pour les princes confédérés.
1. Sûreté entière que leurs différents présents
et fiiturs seront toujours terminés sans aucune
guerre ; sûreté incomparablement plus utile pour
eux que ne serait , pour les particuliers , celle de
n'avoir jamais de procès.
2. Sujets de contestations ôtés ou réduits à très-
peu de chose par l'anéantissement de toutes préten-
tions antérieures , qui compensera les renonciations
et affermira les possessions.
3. Sûreté entière et perpétuelle, et de la per-
sonne du prince , et de sa famille , et de ses états , et
DE PAIX PERPÉTUELLE. 44^
de l'ordre de succession fixé par les lois de chaque
pays, tant contre l'ambition des prétendants in-
justes et ambitieux, que contre les révoltes des
sujets rebelles.
4. Sûreté parfaite de l'exécution de tous les en-
gagements réciproques entre prince et prince , par
la garantie de la république européenne.
5. Liberté et sûreté parfaite et perpétuelle à
l'égard du commerce , tant d'état à état , que de
chaque état dans les régions éloignées.
6. Suppression totale et perpétuelle de leur dé-
pense mihtaire extraordinaire par terre et par mer
en temps de guerre, et considérable diminution de
leur dépense ordinaire en temps de paix.
7. Progrès sensibles de l'agriculture et de la po-
pulation , des richesses de l'état , et des revenus du
prince.
8. Facilité de tous les établissements qui peuvent
augmenter la gloire et l'autorité du souverain , les
ressources publiques , et le bonheur des peuples.
Je laisse, comme je l'ai déjà dit, au jugement
des lecteurs l'examen de tous ces articles , et la
comparaison de l'état de paix qui résulte de la con-
fédération , avec l'état de guerre qui résulte de l'im-
police européenne.
Si nous avons bien raisonné dans l'exposition de
ce projet , il est démontré premièrement que l'éta-
blissement de la paix perpétuelle dépend unique-
ment du consentement des souverains , et n'offre
point à lever d'autre difficulté que leur résistance ;
secondement, que cet établissement leur serait
444 PROJET DE PAIX PERPÉTUELLE.
Utile de toute manière , et qu'il n'y a nulle com-
paraison à faire , même pour eux , entre les incon-
vénients et les avantages ; en troisième lieu , qu'il
est raisonnable de supposer que leur volonté s'ac-
corde avec leur intérêt; enfin que cet établisse-
ment, une fois formé sur le plan proposé , serait
. solide et durable, et remplirait parfaitement son
objet. Sans doute ce n'est pas à dire que les souve-
rains adopteront ce projet (qui peut répondre de la
raison d'autrui?), mais seulement qu'ils l'adopte-
raient s'ils consultaient leurs vrais intérêts : car
on doit bien remarquer que nous n'avons point
supposé les hommes tels qu'ils devraient être ,
bons , généreux , désintéressés , et aimant le bien
public par humanité; mais tels qu'ils sont, injustes,
avides , et préférant leur intérêt à tout. La seule
chose qu'on leur suppose , c'est assez de raison
pour voir ce qui leur est utile , et assez de courage
pour faire leur propre bonheur. Si, malgré tout cela,
ce projet demeure sans exécution , ce n'est donc
pas qu'il soit chimérique ; c'est que les hommes
sont insensés , et que c'est une sorte de folie d'être
sage au milieu des fous.
JUGEMENT
LA PAIX PERPETUELLE.
Le projet de la paix perpétuelle , étant par son
objet le plus digne d'occuper un homme de bien ,
fut aussi de tous ceux de l'abbé de Saint-Pierre
celui qu'il médita le plus long-temps et qu'il suivit
avec le plus d'opiniâtreté ; car on a peine à nom-
mer autrement ce zèle de missionnaire qui ne l'a-
bandonna jamais sur ce point, malgré l'évidente
impossibilité du succès, le ridicule qu'il se donnait
de jour en jour, et les dégoûts qu'il eut sans cesse à
essuyer. Il semble que cette ame saine, uniquement
attentive au bien public , mesurait les soins qu'elle
donnait aux choses uniquement sur le degi'é de
leur utibté, sans jamais se laisser rebuter par les
obstacles ni songer à l'intérêt personnel.
Si jamais vérité morale fut démontrée, il mesemble
que c'est l'utilité générale et particulière de ce projet.
Les avantages qui résulteraient de son exécution, et
pour chaque prince, et pour chaque peuple, et pour
toute l'Europe , sont immenses , clairs , incontes-
tables; on ne peut rien de plus solide et de plus
exact que les raisonnements par lesquels l'auteur
les étabbt. RéaUsez sa république européenne du-
rant un seul jour , c'en est assez pour la faire durer
3
J
446 JUGEMENT
éternellement , tant chacun trouverait par Texpé-
rience son profit particulier dans le bien commun.
Cependant ces mêmes princes, qui la défendraient
de toutes leurs forces si elle existait, s'opposeraient
maintenant de même à son exécution , et l'enapê-
cheraîent infailliblement de s'établir comme ils Tem-
pêcheraient de s'éteindre. Ainsi, l'ouvrage de l'abbé
de Saint -Pierre sur la paix perpétuelle paraît d'a-
bord inutile pour la produire et surperflu pour la
conserver. C'est donc une vaine spéculation , dira
quelque lecteur impatient. Non , c'est un livre so-
lide et sensé , et il est très-important qu'il existe.
Commençons par examiner les difficultés de ceux
qui ne jugent pas des raisons par la raison , mais
seulement par l'événement, et qui n'ont rien à ob-
jecter contre ce projet, sinon qu'il n'a pas été exé-
cuté. En effet , diront-ils sans doute , si ses avan-
tages sont si réels, poiu^quoi donc les souverains
de FEurope ne l'ont-ils pas adopté ? pourquoi né-
gligent-ils leur propre intérêt, si c^t intérêt leur
jest si bien démontré? Voit-on qu'ils rejettent d'ail-
leurs les moyens d'augmenter leurs revenus et leur
puissance? Si celui-ci était aussi bon pour cela qu'on
le prétend , est-il croyable qu'ils en fussent moins
empressés que de tous ceux qui les égarent de-
puis si long-temps, et qu'ils préférassent mille res-
sources trompeuses à un profit évident?
Sans doute cela est croyable; à moins qu'on ne
suppose que leur sagesse est égale à leur ambition ,
et qu'ils voient d'autant mieux leurs avantages qu'ils
les désirent plus fortement; au lieu que c'est la
SUR LA PAIX PERPÉTUELLE. 447
grande punition des excès de l'amour-propre de
recourir toujours à des moyens qui l'abusent , et
que l'ardeur même des passions est presque tou-
jours ce qui les détourne de leur but. Distinguons
donc, en politique ainsi qu'en morale, l'intérêt
réel de l'intérêt apparent : le premier se trouverait
dans la paix perpétuelle ; cela est démontré dans le
projet : le second se trouve dans l'état d'indépen-
dance absolue qui soustrait les souverains à l'em-
pire de la loi pour les soumettre à celui de la for-
tune. Semblables à un pilote insensé, qui, pour
faire montre d'un vain savoir et commander à ses
matelots , aimerait mieux flotter entre des rochers
durant la tempête , que d'assujettir son vaisseau par
des ancres.
Toute l'occupation des rois, ou de ceux qu'ils
chargent de leurs fonctions, se rapporte à deux
seuls objets; étendre leur domination au -dehors,
et la rendre plus absolue au -dedans : toute autre
vue , ou se rapporté à l'une de ces deux, ou ne leur
sert que de prétexte ; telles sont celles du bien pu-
blic ^ du bonheur des sujets^ de la gloire de la na-
tion ;mots à jamais proscrits du cabinet, et si lour-
dement employés dans les édits publics, qu'ils
n'annoncent jamais que des ordres funestes, et que
le peuple gémit d'avance quand ses maîtres lui par-
lent de leurs soins paternels.
Qu'on juge sur ces deux maximes fondamen-
tales , comment les princes peuvent recevoir une
proposition qui choque directement l'une , et qui
n'est guère plus favorable à l'autre. Car on sent
448 JUGEMENT
bien que par la diète européenne le gouvernement
de chaque état n'est pas moins fixé que par ses
limites, qu'on ne peut garantir les princes de la
révolte des sujets sans garantir en même temps les
sujets de la tyrannie des princes, et qu'autrement
l'institution ne saurait subsister. Or, je demande
s'il y a dans le monde un seul souverain qui , borné
ainsi pour jamais dans ses projets les plus chéris,
supportât sans indignation la seule idée de se voir
forcé d'être juste, non-seulement avec les étran-
gers , mais même avec ses propres sujets.
Il est facile encore de comprendre que d'un côté
la guerre et les conquêtes, et de l'autre les pro-
grès du despotisme, s'entr'aident mutuellement:
qu'on prend à discrétion, dans un peuple d'es-
claves , de l'argent et des hommes pour en subju-
guer d'autres ; que réciproquement la guerre four-
nit un prétexte aux exactions pécuniaires, et un
autre non moins spécieux d'avoir toujours de
grandes armées pour tenir le peuple en respect.
Enfin chacun voit assez que les princes conqué-
rants font pour le moins autant la guerre à leurs
sujets qu'à leurs ennemis , et que la condition des
vainqueurs n'est pas meilleure que celle des vain-
cus. «J'ai battu les Romains, écrivait Annibal aux
« Carthaginois; envoyez-moi des troupes : J'ai mis
« l'Italie à contribution; envoyez -moi de l'argent. »
Voilà ce que signifient les Te Dewn , les feux de
joie , et l'allégresse du peuple aux triomphes de ses
maîtres.
Quant aux différents entre prince et prince, peut-
SUR LA PAIX PERPÉTUELLE. 449
on espérer de soumettre à un tribunal supérieur
des hommes qui s'osent vanter dé ne tenir leur
pouvoir que de leur épée , et qui ne font mention
de Dieu même que parce qu'il est au ciel? Les sou-
verains se soumettront -ils dans leurs querelles à
des voies juridiques , que toute la rigueur des lois
n'a jamais pu forcer les particuliers d'admettre dans
les leurs? Un simple gentilhomme offensé dédaigne
de porter ses plaintes au tribunal des maréchaux
de France ; et vous voulez qu'un roi porte les siennes
à la diète européenne? Encore y a-t-il cette diffé-
rence, que l'un pèche contre les lois et expose
doublement sa vie, au lieu que l'autre n'expose
guère que ses sujets; qu'il use, en prenant les
armes , d'un droit avoué de tout le genre humain ,
et dont il prétend n'être comptable qu'à Dieu
seul.
Un prince qui met sa cause au hasard de la guerre
n'ignore pas qu'il court des risques ; mais il en est
moins frappé que des avantages qu'il se promet,
parce qu'il craint bien moins la fortune qu'il n'es-
père de sa propre sagesse : s'il est puissant, il
compte sur ses forces; s'il est faible, il compte sur
ses alliances; quelquefois il lui est utile au-dedans
de purger de (mauvaises humeurs , d'affaiblir des
sujets indociles , d'essuyer même des revers!, et le
politique habile sait tirer avantage de ses propres
défaites. J'espère qu'on se souviendra que ce n'est
pas moi qui raisonne ainsi, mais le sophiste de
cour, qui préfère un ^and territoire et peu de su-
jets pauvres et âoumis, à l'empire inébranlable que
R. V. Îà9
45o JUGEMENT
donnent au prince la justice et les lois sur un peuple
heureux et florissant.
C'est encore par le même principe qu'il réfute en
lui-même l'argument tiré de la suspension du com-
merce 9 de la dépopulation , du dérangement des
finances y et des pertes réelles que cause une vaine
conquête. C'est un calcul très-fautif que d'évaluer
toujours en argent les gains ou les pertes des sou-
verains ; le degré de puissance qu'ils ont en vue ne
se compte point par les millions qu'on possède. Le
prince fait toujours circuler ses projets ; il veut
commander pour s'enrichir, et s'enrichir pour com-
mander ; il sacrifiera tour-à-tour l'un et l'autre pour
acquérir celui des deux qui lui manque : mais ce
n'est: qu'afin de parvenir à les posséder enfin tous
les deux ensemble qu'il les poursuit séparément;;
car, pour être le maître des hommes et des choses y
il faut qu'il ait à la fois l'empire et l'argent.
Ajoutons enfin, sur les grands avantages qui
doivent résulter, pour le commerce, d'une paix
générale et perpétuelle , qu'ils sont bien en eux-
ipémes certains et incontestables , mais qu'étant
communs à tous ils ne seront réels pour personne ,
attendu que de tels avantages ne se sentent que
par leurs différences , et que , pour augmenter sa
puissance relative, on ne doit chercher que des
biens exclusifs. ^
Sans cesse abusés par l'apparence des choses ,
les princes rejetteraient donc cette paix, quand ils
pèseraient leurs intérêts eux-mêmes : que sera-ce
quand ils les feront peser par leurs ministres ,
SUR LA PAIX PERPÉTUELLE. 4^.1
dont les intérêts sont toujours opposés à ceux du
peuple y et presque toujours à ceux du prince ? Les
ministres ont besoin de la guerre pour se rendre
nécessaires , pour jeter le prince dans des embar-
ras dont il ne se puisse tirer sans eux , et pour
perdre l'état, s'il le fout, plutôt que leur placé;
ils en ont besoin pour vexer le peuple sous pré*-
texte des nécessités publiques ; ils en ont besoin
poiu* placer leurs créatures, gagner sur les mar*
chés, et foire en secret mille odieux monopoles;
ils en ont besoin pour satisfoire leurs passions , et
s'expulser mutuellement ; ils en ont besoin pour
s'emparer du prince en le tirant de la cour quand
il s'y forme contre eux des intrigues dangereuse^:
ils perdraient toutes ces ressources par la paix per-
pétuelle. Et le public ne laisse pas de demander
pourquoi , si ce projet est possible , ils ne l'ont pas
adopté. Il ne voit pas qu'il n'y a rien d'impossible
dans ce projet, sinon qu'il soit adopté par eux. Que
feront-ils donc pour s'y opposer ? ce qu'ils ont tou-
jours fait; ils le tourneront en ridicule.
Il ne faut pas non plus croire avec l'abbé de
Saint-Pierre que, même avec la bonne volonté que
les princes ni leurs ministres n'auront jamais, il fât
aisé de trouver tin moment favorable à l'exécution
de ce système; car il faudrait pour cela que la
somme des intérêts particuliers ne l'emportât pas
sur l'intérêt commurï, et que chacun crût voir dans
le bien de tous le plus grand bien qu'il peut espérer
pour lui-même. Or , ceci demande un concours de
sagesse dans tant de têtes, et un concours de rap7
29.
452 JUGEMENT
ports dans tant d'intérêts ^ qu'on ne doit guère es-
pérer du hasard l'accord fortuit de toutes les cir-
constances nécessaires : cependant si cet accord
n'a pas liçu, il n'y a que la force qui puisse y sup-
pléer ; et alors il n'^st plus question de persuader,
mais de contraindre , et il ne faut plus écrire des
livres, mais lever des troupes.
Ainsi , quoique le projet fut très-sage , les moyens
de l'exécuter se sentaient de la simplicité de l'au-
teur. 11 s imaginait bonnement qu'il ne fallait qu'as^
sembler un congrès , y proposer ses articles , qu'on
les allait ^gner , et que tout serait fait. Convenons
que , dans tous les projets de cet honnête homme ,
il voyait assez bien l'effet des choses quand elles
seraient établies , mais il jugeait comn>e un enfant
des moyens de les établir.
Je ne voudrais, pour prouver que le projet de la ré-
publique chrétienne n'est pas chimérique , que nom-
mer son premier auteur: car assurément Henri IV
n'était pas fou, ni Sully visionnaire. L'abbé de Saint-
Pierre s'autorisait de ces grands noms pom* renou-
veler leur système. Mais quelle différence dans le
temps , dans les circonstances^dans la proposition ,
dans lamanière de la faire, etdans son auteur! Pour
en juger, jetons un coup d'oeil sur la situation gé-
nérale des choses au moment choisi par Henri IV
pour l'exécution de son projet.
La grandeur de Charles-Quint , qui régnait sur
«ne partie du monde et faisait trembler l'autre , l'a-
vait fait aspirer à la monarchie universelle avec de
grands moyens de succès et de grands talents pour
SUR LA PAIX PERPJÉTUELLE. 455.
les employer; son fils, plus riche et moins puis-
sant, suiviant sans relâche un projet qu'il n'était pas
capable d'exécuter, ne laissa pas de donner à l'Eu-
rope des inquiétudes continuelles ; et la maison
d'Autriche avait pris un tel ascendant sur les autres,
puissances , que nul prince ne régnait en sûreté s'il
n'était bien avec elle. Philippe III, moins habile en-
core que son père, hérita de toutes ses prétentions.
L'effroi de la puissance espagnole tenait encore
l'Europe en respect , et l'Espagne continuait à do-
miner plutôt par l'habitude de. commander que par
le pouvoir de se faire obéir. En effet , la révolte des
Pays-Bas, les armements contre l'Angleterre, les
guerres civiles de France , avaient épuisé les forces
d'Espagne et les trésors des Indes ; la maison d'Au-
triche , partagée en deux branches , n'agissait plus
avec le même concert; et, quoique l'empereur s'ef-
forçât de maintenir ou recouvrer en^Ml^magne l'au-
torité de Charles-Quint , il ne faisait qu'aliéner les
princes et fomenter des Ugues qui ne tardèrent pas
d'éclore et faillirent à le détrôner. Ainsi se préparait
de loin la décadence de la maison d'Autriche et le
rétablissement de 1* liberté commune. Cependant;
nul n'osaifr le premier hasarder de secouer le joug,
et s'exposer seul à la guerre; l'exemple deHeqri IV
même , qui s'en était tiré si mal , ôtait le courage à
tous les autres. D'ailleurs , si l'on excepte le duc de
Savoie, trop faible et trc^ subjugué pour rien en<«
treprendre , il n'y avait pas parmi tant de souv^w
rains un seul homme de tête en état de former et
soutenir une entreprise ; chacun att^endait du temps
454 JUGEMENT
et des circonstances le moment de briser ses fers.
Voilà quel était en gros l'état des choses quand
Henri forma le plan de la république chrétienne ^
et se prépara à l'exécuter. Projet bien grand, bien
admirable en lui-même, et dont je ne veux pas
ternir l'honneur, mais qui, ayant pour raison se-
crète l'espoir d'abaisser un ennemi redoutable , re-
qavait de ce pressant motif une activité qu'il eût
difficilement tirée de la seule utilité commune.
Voyons maintenant quels moyens ce grand
homme avait employés à préparer une si haute en-
treprise, 3e compterais volontiers pour le premier
d'en avoir bien vu toutes les difficultés ; de telle
3orte qu'ayant formé ce projet dès son enfance, il
le médita toute sa vie, et réserva l'exécution pour
sa vieillesse : conduite qui prouve premièrement ce
désir ardent et soutenu qui seul , dans les choses
difficiles, peut ;^aincre les grands obstacles ; et, de
plus , cette sagesse patiente et réfléchie qui s'aplanit
les routes de longue main à force de prévoyance
et de préparation. Car il y a bien de la différence
entre les entreprises nécessaires dans lesquelles la
prudence même veut qu'on denne quelque chose
au hasard, et celles que le succès seul peut justi-
fier , parce qu'ayant pu se passer de les faire on n'a
dû les tenter qu'à coup sûr. Le profond secret qu'il
g^rda toute sa vie, jusqu'au moment de l'exéeu-
tion , était encore raussi essentiel que difficile dans
une. si grande affaire , où le concours de tant de
gensi était nécessaire , et que tant de gens avaient
intérêt de traverser. Il parait que , quoiqu'il eût
SUR LA PAIX PERPETUELLE. 4SS
rais la plus grande partie de l'Europe dans son parti ,
et qu'il fût ligué avec les plus puissants potentats ,
il n'eut jamais qu'un seul confident qui connût
toute l'étendue de son plan ; et , par un bonheur
que le ciel n'accorda qu'au meilleur des rois, ce con»
fident fut un ministre intègre. Mais satis que rien
transpirât de ses grands desseins , tout nfiârchait en
silence vers leur exécution . Deux fois Sully était
allé à Londres ; la partie était liée avec le roi Jac*
ques , et le roi de Suède était engagé de son côté :
la ligue était conclue avec les protestants d' Alle-
magne : on était même sûr des princes dltalie ; et
tous concouraient au grand but sans pouvoir dire
quel il était , comme les ouvriers qui travaillent sé-
parément aux pièces d'une nouvelle machine dont
ils ignorent la forme et l'usage. Qu'est-ce donc qui
favorisait ce mouvement général ? Était-ce la paix
perpétuelle, que nul ne prévcr^ait^t dont peu se
seraient souciés? Était-ce l'intérêt public, qui n'est
jamais celui de personne? L'abbé de Saint-Pierre
eut pu l'espérer. Mais réellement chacun ne travail-
lait que dans la vue de son intérêt particulier , que
Henri avait eu le secret de leur montrer à tous
sous une face très-attrayante. Le roi d'Angleterre
avait à se délivrer des continuelles conspirations
des catholiques de son royaume, toutes fomentées
par l'Espagne. Il trouvait de plus un grand avantage
à l'affranchissement des Provinces-Unies, qui lui
coûtaient beaucoup à soutenir , et le mettaient cha-
que jour à la veille d'une guerre qu'il redoutait , otr
à laqueUe il aimait mieux t^ontribuèr une fois avec
456 7UGEMEIIT
tous les autres , afin de s'en délivrer pour toujours*
Le roi de Suède voulait s'assurer de la Poméranîe
et mettre un pied dans l'Allemagne. L'électeur pa-
latin, alors protestant et chef de la confession d'Aus-
bourg , avait des vues sur la Bohême et entrait dans
toutes celles du roi d'Angleterre. Les princes d'Al-
lemagne avaient à réprimer les usurpations de la
maison d'Autriche. Le duc de Savoie obtenait Milan
et la couronne de Lombardie^ qu'il désirait avec
ardeur. Le pape même , fatigué de la tyrannie es-
paignole, était de la partie au moyen du royaume
de Naples qu'on lui avait promis. Les Hollandais,
mieux payés que tous les autres , gagnaient l'assu»
rance de leur liberté. Enfin , outre l'intérêt com-
mun d'abaisser une puissance orgueilleuse qui
voulait dominer partout, chacun en avait un par-
ticulier , très-vif, très-sensible , et qui n'était fNiint
balancé par la crainte de substituer un tyran à
l'autre , puisqu'il était convenu que les conquêtes
seraient partagées entre tous les alliés , excepté
la France et l'Angleterre , qui ne pouvaient rien
garder pour elles. C'en était assez pour calmer les
plus inquiets sur l'ambition de Henri IV. Mais ce
sage:princen'ignoraitpasqu'ennese réservant rien
par ce traité, il y gagnait pourtant plus qu'aucun
autre; car, sans rien ajouter à son patrimoine, il
lui suffisait de diviser celui du seul plus puissant
que lui, pour devenir le plus puissant lui-même ; et
l'on voit très -clairement qu'en prenant toutes les
précautions qui pouvaient assurer le succès de l'en-
treprise, il ne négligeait pas celles qui devaient lui
SUR LA PArtf PERPÉTtJELLE. ^5j
donner la primauté dans le corps qiiHI voulait in-
stituer.
De plus, ses appi^éts ne se bornaient point à
former au-dehor&4ies ligues redoutables , ni à con-
tracter alliance avec ses voisins et ceux de son en-
nemi. En intéressant tant 4e peuple^' à Tsdbaisse-'
ment du premier pqtentat de l'Europe , il n'oubliait
pas de se mettre en état par lui-même de le devenir
à son tour. Il employa quinze ans de p£x à £Edre
des préparatifs dignes de l'entrepise qu'il méditait.
Il remplit d'argent ses coffres , les arsenaux d'a#^
tillerie, d'armes, de munition»} il ménagea de loin
des ressources pour les besoins imprévus : mâSs il
fit plus que tout cela sans doute en gouvernant sa-
gement ses peuples , eu déracinant insensibl^erit
toutes les semences de divisions , et en mettant un
si boa ordre à seil finances , ^'elles pussent fournir
à tout sans fouler ses sujets ; de so^e que , tran-
quille aufdedans et redoutable au- dehors, il se
vit en état d'armer et d'entretenir soixante mille
hommes et vingt vaisseaux de guerre ,''^e quitter
son royamne sans y laisser la momdre source de
désordre , et de faire la guerre durait^ Six ans sans
toucher à ses revenus ordinaires ni mettre un sou
de nouvelles» impositions.
A tant de préparatifs , ajoutez , pour la conduite
de l'entreprise , le même zèle et là même prudenèe
qui l'avaient formée, tant de laipart de son mi-
nistre que de la sienne; enfin, à là tête des expé-
ditions militaires , un capitaine tel que lui , tandis
que son adversaire n'en avait plus à lui opposer :
458 JUGEMBTIT
et VOUS jugerez si rien de ce qui peut annoncer un
heureux succès manquait à l'espoir du sien. Sans
avoir pénétré ses vues, l'Europe attentive à ses
immenses préparatifs en attendait l'effet avec une
sorte de frayeur. Un léger prétexte allait commen-
cer cette grande révolution ; une guerre , qui de-
vait être la dernière , préparait une paix immortelle,
quand un événement dont l'horrible mystère doit
augmenter l'effroi vint bannir à jamais le depnier
espoir du monde. Le même coup qui 4Tancha les
jours de ce bon roi , replongea l'Euroiie dans d'é-
ternelles guerres qu'elle ne doit plm espérer de
voir finir. Quoi qu'il en soit , voilà les moyens que
Henri lY avait rassemblés pour former le même
établisseâient que l'abbé de Saint-Pierre prétendait
faire avec un livre.
Qu'on ne dise donc point que si son système n'a
pas été adopté , c'est qu'il n'était pas bon : qu'on
dise au contraire qu'M était trop bon pour être
adopté ; car le mal et les abus , dont tant de gens
profitent , s'introduisent d'eux-mêmes. Mais ce qui
est utile au public ne s'introduit guère que par la
force , attendu que les intérêts particuliers y sont
presque toujours opposés. Sans doute la paix per-^
pétuelle est à présent un projet bien absurde; mais
quon nous rende un Henri IV et un Sully, la paix
perpétuelle redeviendra un projet raisonnable : ou
plutôt admirons un si beau plan , mais consolons-
nous de ne paâ le voir exécuter ; car cela ne peut
se faire que par des moyens violents et redoutables
à l'humanité. '
SUR LA PAIX PERPIÉTUELLE. ^5ç)
On ne voit point de ligues fédérati ves s'établir
autrement que par des révolutions : et, sur ce prin-
cipe , qui de nous oserait dire si cette ligue euro-
péenne est à désirer ou à craindre ? Elle ferait
peut-être plus de mal tout d'im coup qu'elle n'en
préviendrait pour des siècles ^
* Voyez Hist, de J, J. Rousseau, tom. 1I9 p. 4^^ ^t suivantes,
un rapprochement entre cette ligue fédérative, celle que nous avons
conclue , et les conditions nécessaires pour la durée de celle-ci.
POLYSYNODIE
DE
LABBÉ DE SAINT-PIERRE.
*chaVixre I.
t
NéeeMÎté» dans la monarehity d'une fbniie de gouyernement
subordonnée au prince.
Si les princes regardaient les fonctions du gou-
vernement comme des devoirs indispensables ^ les
plus capables s'en trouveraient les plus surchargés ;
leurs travaux , comparés à leurs forces , leur pa-
raîtraient toujours excessifs , et on les verrait aussi
ardents à resserrer leurs états ou leurs droits qu'ils
sont avides d'étendre les uns et les autres ; et le
poids de la couronne écraserait bientôt la plus
forte tête qui, voudrait sérieusement la porter.
Mais , loin d'envisager leur pouvoir par ce qu'il a
de pénible et d'obligatoire , ils n'y voient que le
plaisir de commander ; et, comme le peuple n'est
à leurs yeux que l'instrument de leurs fantaisies ,
plus ils ont de fantaisies à contenter, plus le besoin
d'usurper augmente ; et plus ils sont bornés et pe-
tits d'entendement , plus ils veulent être grands et
puissants en autorité.
Cependant le plus absolu despotisme exige encore
un travail pour se soutenir : quelques maximes qu'il
établisse à son avantage , il faut toujours qu'il les
POLYSYNODIE. l^i
couvre d*un leurre d'utilité publique; qu'employant
la force des peuples contre eux-mêmes , il les em-
pêche de la réunir contre lui ; ^'il étouffe conti-
nuellement la voix de la nature, et 1# cri de la
liberté, toujours p»êt à sortir de Textrême^oppres-
sion. Enfin , quand le peuple ne serait qu'un vil
troupeau sans raison , encore fauacait-il des soins
pour le conduire ; et le prince qui ne songe point
à rendre heureux ses sujet&n'oublie pas , au moin$ j
s'il n'est insensé , de conserver son patrimoine.
Qu'a-t-il donc à faire pour concilier l'indolence
avec l'ambition , la. puissance avec les plaisirs , et
l'empire des dieux avQp la vie animale ? Choisir
pour soi les vains honneu^^ , l'oisiveté , et remettre
àjd'autiies les fonctions pénibles du gouvernement,
en seréservant tout au plus de chasser ou changer
ceux qui s'en acquittei^t tropjmal pu trop bien. Par
cette méthode , le dernier des honames tiendra paisi-
blement et conqmocléuient le sceptre de l'univers ;
plongé dans d'insipides voluptés, il promènera,
s'il veut , de fête en fête son ignorance et son en-
nui. Cependant on le traitera de conquérant, d'in-
vincible , de roi des rois , d'empereur auguste , de
monarque du monde , et de majesté sacrée. Oublié
sur le trône, nul aux yeux de ses voisins, et même
à ceux de ses sujets, encensé de tous sans être
obéi de personne , faible instriiment de la tyran-
nie des courtisans et de l'esclavage du peuple , oh
lui dira qu'il règne , et il croira régner. Voilà le ta-
bleau général du gouvernement de toute monar-
chie trop étendue. Qui veut soutenir le monde.
46a POLTSYNODIE.
et n'a pas les épaules d'Hercule, doit s'attendre
d'être écrasée
Le souverain d'un grand empire n'est guère au
fond que le ministre de ses ministres , ou le repré-
sentant de ceux qui gouvernent sous lui. Ils sont
obéis en son nom ; et quand il croit leur faire exé-
cuter sa volonté , c'est lui qui , sans le savoir, exé»
cute la leur. Cela ne saurait être autrement; car
comme il ne peut voir que par leurs yeux , il faut
nécessairement qu'il les laisse agir par ses mains^
Forcé d'abandonner à d'autres ce qu'on appelle le
détail*, et que j'appellerais, moi, l'essentiel du
gouvernement, il se réserve les grandes affaires,
le verbiage des ambassadeurs, les tracasseries de
ses favoris, et tout au plus le choix de ses maîtres ;
car il en faut avoir malgré soi , sitôt qu'on a tant
d'esclaves. Que lui importe , au reste , une bonne
ou une mauvaise administration? Comment son
bonheur serait-il troublé par la misère dti peuple ,
qu'il ne peut voir ; par ses plaintes , qu'il ne peut
entendre ; et par les désordres publics , dont il ne
saura jamais rien ? Il en est de la gloire des princes
comme des trésors de cet insensé , propriétaire en
' Ce qui importe aux citoyens, c^est d*étre gouvernés justement et
paisiblement. Au surplus , que l'état soit grand , puissant et florissant ,
c'est l'affaire particulière du prince , et les sujets n'y ont aucun in-
térêt. Le monarque doit donc premièrement s'occuper du détail en
quoi consiste la liberté ciyile, la sûreté du peuple, et même la sienne,
k. bien des égards. Après cela, s'il lui reste du temps à perdre, il
peut le donner à toutes ces grandes afi^ûres qui n^intéressent per-
sonne , qui ne naissent jamais que des vices du gouyemement , qui
par conséquent ne sont rien pour un peuple heureux , et sont peu
de cbose pour un roi sage. - . -^ ■
/
POLYSYNODIE, 4^3
idée de tous les vaisseaux qui arrivaient au port :
l'opinion de jouir de tout l'empêchait de rien dé-
sirer, et il n'était pas moins heureux des richesses
qu'il n'avait point, que s'il les eût possédées.
Que ferait de mieux le plus juste prince avec
les meilleures intentions , sitôt qu'il entreprend un
travail que la nature a mis au-dessus de ses forces?
Il est homme , et se charge des fonctions d'un Dieu :
comment pêut-il espérer de les remplir ? Le sage ,
s'il en peut être sur le trône, renonce à l'empire
ou le partage ; il consulte ses forces ; il mesure sur
elles les fonctions qu'il veut remplir ; et pour être
un roi vraiment grand il ne se charge point d'un
grand royaume. Mais ce que ferait le sage a peu
de rapport à ce que feront les princes. Ce qu'ils
feront toujours , cherchons au moins comment ils
peuvent le faire le moins mal qu'il soit possible.
Avant que d'entrer en matière , il est bon d'ob-
server que si, par miracle, quelque grande ame
peut suffire à la pénible charge de la royauté ,
l'ordre héréditaire établi dans les successions, et
l'extravagante éducation des héritiers du trône ,
fourniront toujours cent imbéciles pour un vrai
roi ; qu'il y aura des minorités , des maladies , des
temps de délire et de passions, qui ne laisseront
souvent à la tête de l'état qu'un simulacre de prihce.
Il faut cependant que les affaires se fassent. Chez
tous les peuples qui ont un jroi , il est donc absolu-
ment nécessaire d'étabUr une forme de gouverne?
ment qui se puisse passer du roi , et dès qii'il est
posé qu'un souverain peut rarement gouverner
I
464 POLYSYNODIE.
par lui-même , il ne s'agit plus que de savoir com-
ment il peut gouverner par autrui : c'està résoudre
cette question qu*est destiné le discours sur la.Po-
lysynodie.
' CHAPITRE II.
Trois formes spécifiques de gouvernement subordonné.
■ *
Un monarque , dit l'abbé de Saint-Pierre , peut
n'écouter qu'un seul homme dans toutes ses af-
faires, et lui confier toute son autorité, comme
autrefois les rois de France la donnaient aux maires
du palais, et comme les princes orientaux la con-
fient encore aujourd'hui à celui qu'on nomme grand
visîr en Turquie. Pour abréger , j'appellerai visirat
cette sorte de ministère.
Ce monarque peut aussi partager son autorité
entre deux ou plusieurs hommes qu'il écoute cha-
cun séparément sur la sorte d'afEaire qui leur est
commise, à peu près comme faisait Louis XIV avec
Colbert et Louvois. C'est cette fprme que je nom-
merai dans la suite demi-visirat
Enfin ce monarque peut faire discuter dans des
assemblées les affaires du gouvernement , et for-
mer à cet effet autant de conseils qu'il y a de genres
d'affaires à traiter. Cette forme de ministère , que
rat)bé de Saint -Pierre appelle pluralité des con-
seils ou polysynodîe , est à peu près, selon lui , celle
que le Régent, duc d'Orléans, avait établie sous sou
administration; et^ce qui lui donne un plus grand
».
POLYST^ODIE. 46Ï
poids ^ncore , c'était aussi celle qu'avait adoptée
l'élevé du vertueux Fénélon.
• Pour choisir entre ces trois formes, et juger de
celle qui mérite la préférence, il ne suffit pas de
les considérer en gros et par la première fai^
qu'elles présentent; il ne faut pas i;ion plus oppo*
ser les abus de l'une îàia perfection dé l'autre, ni
s'arrêter seulement à certains moments passagers
de désordre ou d'éclat, mais les supposer toutes
aussi parfaites qu'elles peuvent l'être dans leur
durée , et chercher en cet état leurs rapports et ,
leurs différences. Voilà de quelle manière on peut
en faire un parallèle exact.
* é
CHAPITRE III.
Rapport de ces fprmes à celles du gouyemement suprême.
Les maximes élémentaires de la politique peu-
vent déjà trouver ici leur application : car le visirat ,
le demi-visirat, et la polysynodie, se rapportent
manifestement , dans l'économie du gouvernement
subalterne, aux trois formes spécifiques du gou-
vernement suprême, et plusieurs des principes
qui conviennent à l'administration souvieraîne peu-
vent aisément s'appliquer au ministère. Ainsi le
visirat doit avoir généralement plus de vigueur et
de célérité, le demi -visirat plus d'exactitude et
de soin, et la polysynodie plus de justice et de
constance. Il est sûr encore que comme la démo-
cratie tend naturellenient à l'aristocratie , et l'aris-
R. V. • 3o
*>
\. ^
466 POLYSIfNODIE. I
tocratie à la monarchie , de même la poIysyi^ocUe
tend au demi-visirat, et le demi-visirat au visirat.
Ce progrès de la force publique vers le relâche-
ment, qui oblige de renforcer les ressorts, se re-
tarde ou s'accélère à proportion que toutes les \
parties de l'état sont bien ou mal constituées ; et ,
comme on ne parvient au despotisme et au visirat
que quand tous les autres ressorts sont usés , c'est ,
à mon avis , un projet mal conçu de prétendre aban-
donner cette forme pour en prendre une des pré-
cédentes; car nulle autre ne peut plus suffire à tout
im peuple qui a pu supporter celle-là. Mais, sans
vouloir quitter l'une pour l'autre , il est cependant
utile de connaître celle des trois qui vaut le mieux.
Nous venons de voir que , par une analogie assez
naturelle, la polysy nodie mérite déjà la préférence;
il reste à rechercher si l'examen des choses mêmes
pourra la lui confirmer ; mais , avant que d'entrer
dans cet examen, commençons par une idée plus
précise de la forme que, selon notre auteur,, doit
avoir la polysynodie.
CHAPITRE IV.
>
Partage et départements, des conseils.
• *
Le gouvernement d'un grand état tel que la
France renferme en soi huit objets principaux qui
doivent former autant de départements, et par con-
séquent avoir <;hacun leur conseil particulier. Ces
huit parties sont, lajustiça, la police, les finances,
POLYSYJSrODIE. 4^7
le commerce, la marine, la guerre, les affaires étraiç^
gères, et celles de la religion. Il doit y avoir exi"
core un neuvième conseil, qui , formant la liaison
de tous les amtres , unisse toutes les parties du gou»
yernement , où les grandes affaires , traitées et dis-
cutées en dernier ressort, n'attendent plus que de
la volonté du prince leur entière décision, et qui ,
pensant et travaillant au besoin pour lui , supplée
à son défaut, lorsqi^e les maladies, la minorité, la
vieillesse, ou l'aversion du travail, empêchent Iç
roi de faire ses fonctions : ainsi ce conseil général
doit toujours être sur pied, ou pour la nécessité
présente, ou par précaution pour le besoin à vènir^
CHAPITRE V.
Manière de les composer.
A l'égard de la manière de ponaposer ces con-
seils, la plus avantageuse qu'on y puisse employer
paraît être la méthode du scrutin; car par toute
autre voie , il est évident que la synodie ne sera
qu'apparente, que les conseils n'étant remplis que
des créatures des favoris, il n'y aura point de li-
berté réelle dans les suffrages, et qu'on n'aura, sous
d'autres noms, qu'un véritable visirat ou demi-vi-
sirat. Je ne m'étendrai point ici sur la méthode et
les avantage3 du scrutin; comme il fait un dés
points capitaux du système de gouvernement de
l'abbé de Saint-Pierre , j'en traite ailleurs plus au
long. Je me contienterai de remarqiAer qu^ quelque
3o.
468 POLYSYirODIE.
forme def ministère qu'on admette , il n'y a "point
d'àiitre méthode par laquelle on puisse être assuré
de donner toujours la préférence au plus vrai mé-
rite; raison qui inontre plutôt l'avantage que la
facilité de faire adopter le scrutin dans lés cours
des rois.
Cette première précaution en suppose d'autres
qui la rendent utile , car il le serait peu de choisir
au scrutin entre des sujets qu'on ne connaîtrait
pas j et l'on ne saurait connaître la capacité de
ceux qu'on n'a point vus travailler dans le genre
auquel on les destine. Si donc, il faut des grades
dans le militaire, depuis l'enseigne jusqu'au maré-
chal" de France, pour former les jeunes officiers
et les rendre capables des fonctions qu'ils doivent
remplir un jqur , n'est-il pas plus important encore
d'établir des grades semblables dans l'administra-
tion civile 5 depuis les commis jusqu'aux présidents
des conseils? Faut-il moins de temps et d'expé-
rience pour apprendre à conduire un peuple que
pour commander une armée ? Les connaissances
de l'homme d'état sont-elles plus faciles à acqué-
rir que celles de l'homme de guerre ? ou le bon
ordre est-il moins nécessaire dans l'économie po-
litique que dans la discipline militaire? Les gradés
scrupuleusement observés ont été l'école de tant
de grands hommes qu^a produits la république de
Venise; et pourquoi ne commencerait -on pas
d'aussi loin à Paris pour servir le prince qu'à Ve-
nise pour servir l'état ? ^ .
Je n'ignore pas que Tiiîtérét des visirs s'oppose
FOLYSYNÔDIE. 4%
à cette nouvelle police : je s^s bien qu'ils ne veu-
lent point être assujettis à des formes. qui gênent
leur despotisme; qu'ils ne vçulent employer que
des créatures qui leur soient entièrement dévouées ,
et qu'ils puissent d'un mot replonger dans la pous-
sière d'où ils les tirent. Un homme de naissance,
de son côté , qui n'a pour cette foule de valets que
le mépris qu'ils méritent » dédaigne d'entrer en
concurrence avec eux dans la même carrière, et
le gouvernement de l'état est toujours prêt à deve-
nir la proie du rebut de ses citoyens. Aussi n'est-ce
point sous le visirat, mais sous la seule polysyno-
die , qu'on peut espérer d'établir dans l'adminis-
tration civile des grade3 honnêtes , qui ne suppo-
sent pas la bassesse, mais le mérite, et qui puissent
rapprocher la noblesse des affaires , dont on affecte
de l'éloigner , et qu'elle affecte de mépriser à son
tour.
^^/%i^^/%i^/%/%^^»Mt^^^^^'%/%t%^i/mt%/%^*^'%/%^%^^u%^b/%t%/m/^'%/^f^%
CHAPITRE VI.
Circulation des départements.
»
De l'établissement des grades s'ensuit la néces-
sité de faire circuler les départements entre les
membres de chaque conseil, et même d'un conseil
à l'autre, afin que chaque membre, éclairé succès-
sivement sur toutes les parties du gouvernement,
devienne un jour capable d'opiner dans le conseil
général , et de participer à la grande administra-
tion.
470 POLYSYNODIE.
Cette vue de faire circuler les départements est
due au régent , qui l'établit dans le cônàeil des fi-
ïiances; et si l'autorité d'un honime qui connais-
sait si bien les ressorts du gouvernement ne suffît
pàîs J>our la faire adopter, oh ne peut disconvenir
au moins des avantages sensibles qui naîtraient de
cette méthode. Sans doute il peut y avoir des cas
ÔÙ cette circulation paraîtrait peu utile , où difficile
à établir dans la polysynbdiê : mais elle ii'y est ja-
mais impossible', et jamais praticable dans le vîsîrat
Éti dans le demi-vi^irat : or il est important , par
beaucoup dfe très*fortes raisons, d'établir une fbrtne
d'administration où cette circulation puisse avoir
lieu.
1^ Premièrement, pour prévenir les malverisâ-
tionis des commis qui, changeant de bureauk'âvec
leurs maîtres , n'auront pas le temps de s'arrâiiger
pour leurs friponneries aussi commodément qùlls
le font aujourd'hui : ajoutez qu'étant, pour ainsi
dire, à la discrétion de leurs successeurs, ils seront
plus réservés , en changeant de département, à lais-
ser les affaires de celui qu'ils quittent dans un état
qui pourrait les perdre , si par hasard leur succes-
t^extr se trouvait honnête, homme ou leur einhfemi.
a^ En second lieu', ^our obliger les conseillers
iriêmes à mieux veiller sur leur conduite ou sur
"céHe de leurs commis, de peur d'être taxes dé nér
glîgence et de ^is encore , cjuand leur gestion chàii-
'gei^a d'objet sans cessé ^ et chaque fois sera commue
de leur successeur. 3« ^ôur exdter entre lés mfèïn-
bres d'un même corp^me émulation louable à qui
POLTSTIfODIi:. 47Ï
passera son prédécesseur dans le même travail.
4<> Pour corriger par ces fréquents changements les
abus que les erreur^ , les ^préjugés et les passions
de chaque sujet auront introduits dans son admi-
nistration : car, paripi tant de caractères différents
qui régiront successivement la même partie^ leurs
fautes se corrigeront mutuellement, et tout ira plus
constamment à l'objet commun. 5^ Pour donner à
chaque membre d'un conseil des connaissances
plus nettes et plus étendues des affaires et de leurs
divers rapports ; en sorte qu'ayant manié les autres
parties^ il voie distinctement ce que la sienne est
au tout , qu'il ne se croie pas toujours le plus im-
portant personnage de l'état, et ne nnise pas au
bien général pour mieux faire celui de son dépar-
tement. 6® Pour que tous les avis soient mieux
portés en connaissance de cause, que chacun en-
tende toutes les matières sur lesquelles il doit opi-
ner, et qu'une plus grande uniformité de lumières
mette phis de concorde et de raison dans les déli-
bérations communes. 7® Pour exercer l'esprit et
les talents des ministres : car , portés à se reposer
et s'appesantir sur uti même travail , ils ne s'en font
€infin qu'une routine qui resserre et circonscrit pour
ain^ dire le génie par l'habitude. Or l'attention est
à l'esprit ce que l'exercice est au corps ; c'est elle
qui lui donne de la ligueur , de l'adresse , et qui le
Tend propre à supporter le travail : ainsi l'on peut
^re que chaque conseiller d'état , en revenant
après quelques années die oipculation à l'exercice
*^ son premier départevomt, os'en trouvera réel-
47/* POLTSTîrOBlE.
lement plus capable que s'il n'en eût point du tout
changé. Je rie nie pas que , s'il fût demeuré dans
le nlême, il n'eut acquis plus de facilité à expédier
les affaires qui en dépendent; mais je dis qu'elles
eussent été moins bien faites, parce qu'il eût eu
des vues plus bornées ^ et qu'il n'eût pas acquis
une connaissance aussi exacte des rapports qu'ont
ces affaires avec celles des autres départements : de
sorte qu'il ne perd d'un côté dans la circulation .
que pour gagner d'un autre beaucoup davanta^fi,.-
8° Enfin, pour ménager plus d'égalité dans le poû--
voir, plus d'indépendance entre les conseillers d'é-
tat, et par conséquent plus de liberté dans les suf-?
frages. Autrement, dans un conseil nombreux en
apparence, on n'aurait réellement , que deux ou
trois opinants auxquels tous les autres seraient as-
sujettis, à peu près comme ceux qu'on appelait
autrefois à Rome senatores pedarii^ qui pour l'or-
dinaire regardaient moins à l'avis qu'à l'auteur : in-
convénient d'autant plus dangereux, que ce n'est
jamais en faveur du meilleur parti qu'on a besoin
de gêner les voix. ,,
On pourrait pousser encore plus loin cette cir-
culation des départements en l'étendant jusqu'à la
présidence même ; car s'il était de Tavantage de la
république romaine que les consuls redevinssent ,
au bout de l'an, simples sénateurs, en attendant
un nouveau consulat, pourquoi ne serait-il pas de
l'avantage du royaume que les présidents rede-
vinssent, après deux ou trois ans,. simples coriseil^
1ers, en attendant une nouvelle présidence? Ne
POLTSYNODIE. 47^
serait-ce pas pour ainsi dire proposer un prix tous
les trois ans à ceux de la compagnie qui, durant
cet intervalle , se distingueraient dans leur corps?
ne serait-ce pas un nouveau ressort très-propre à
entretenir dans une continuelle activité le mouve-
ment de la machine publique? et le vrai secret
d'animer le travail commun n'estai pas d'y pro-
portionner toujours le salaire?
CHAPITRE VIL
. Autres avantages de cette circulation. :
t
Je n'entrerai point dans le détail des avantages
de la circulation portée à ce dernier degré. Cha-
cun doit voir que les déplacements, devenus né-
cessaires par la décrépitude ou l'affaiblissement
des présidents , 3e feront ainsi sans dureté et sans
effort ; que les ex-présidents des conseils particu^
Uers auront encore un objet d'élévation, qui sera
de siéger dans le conseil général , et les membres
de ce conseil celui d'y pouvoir présider, à leur tour;
que cette alternative de subordination et d'autorité
rendra l'une et l'autre en même temps plus par-
faite et plus douce; que cette circulation de la pré-
sidence est le plus sûr moyen d'empêcher là po-
lysynodie de pouvoir dégénérer en visirat ; et qu'en
général la circulation répartissant avec plus d'éga-
lité des lumières et le pouvoir du ministère entre
plusieurs membres , l'autorité royale domine plus
474 polYsywôdie.
aisément sur chacun d'eut : tout cela doit isàûter
aux yeux d'un lecteur intelligent; et s'ill^Uait tout
^re, il ne faudrait rren abréger.
CHAPITRE VIII.
Que là polysynodie est radministration en sons - ordre la plas
naturelle^
Je m'arrête ici par la, même raison sur la forme
de la polysynodie , après avoir établi les principes
généraux sur lesquels on la doit ordonner pour
la rendre utile et durable. S'il s'y présente d'abord
quelque embarras , c'est qu'il est toujours difficile
de maintenir long-temps ensemble deux gou'^ét'ne-
lÀènts dussi différents dans leurs maximes que le
inonàrchique et le républicain , quoique au fond
cette iinîôn produisît peut-être un tout parfait, et
fe chef-tfoenvre de la politique. Il faut donc bien
cKsiSnguer là forme apparente qui règne partout,
de la forme réelle dont il est ici quêstioh : car on
peut dire en un sens que la polysynodie est la pre-
mière et la plus naturelle . de toutes les adminis-
trations en sous-ordre , même dans là monarchie.
En effet , comme les premières lois natîoïiales
furent faites par la nation assemblée en corps, de
même les premières délibérations du prince furent
faites avec les principaux de la nation assemblée
en conseil. Le prince à des conseillers avant que
d'avoir dés visirs ; il trouve les uns , et fait les autres.
L'ordre le plus élevé de l'état en forme natUïîéïlè-
POLTSTNODIE. l^'jS
ment lie synode où conseil général. Quand le mo-
narqtre est élu, il n'a qu'à présider, et tout est
fait : mais quaiid il faut choisir un ministre , ou
des favoris , oh commence à introduire une forme
arbitraire où la brigue et l'inclination naturelle ont
bien ^Itis de part que la raison *iA la voi^ du peuple.
Il n'est pas moins simple qixe, dans autant d'af-
faires de différentes natures qu'eh offre le gouver-
iiement , le parlement national se divise è!ri divers
comités , toujours sous la présidence du roi , qui
leur assigné à chacun les lïiatîères sur lesquelles
ils doivent délibérer : et voilà les conseils particu-
liers ,il es du conseil général dont ils sont les mem-
breô naturels, et la synôdie changée en polysy-
nodie; forme que je ne dis pas être, en cet état, la
meilleure, mais bien la première et la plus naturelle.
CHAPITRE IX.
Et la plus utile.
Considérons maintenant la droite fin du gouver-
nement et les obstacles qui l'en éloignent. Cette fin
est sans contredit le plus grand intérêt de l'état ^t du
roi; ces obstacles Sont, outre le défaut de lumières,
l'intérêt particulier des administrateui-s; d'où il Suit
que , plus ces intérêts particuliers trouvent de gêne
et d'opposition, moins ils balancent l'intérêt public;
de sorte ^e s'ils pouvaient se heurter et se dé-
truire mutuellement, qiielque vifs qu'on les sup-
posât, ils deviendraient nuls dans la délibération.
476 POLYSTNODU:.-
et Tintérét public serait seul écouté. Quel moyen
plus sûr peut-on donc avoir d'anéaintir tous ces
intérêts particuliers que de les opposer entre eux
parla multiplication des opinants? Ce qui fait les in-
térêts particuliers, c'est qi^'ils ne s'accordent point;
car s'ils s'accordaient , ce ne serait plus un inté-
rêt particulier , mais commun. Or , en détruisant
tous ces intérêts l'un par l'autre , resteTintérét pu-
blic , qui doit gagner dans la délibération tout ce
que perdent les intérêts particuliers.
Quand un visir opine sans témoins devant son
maître , qu'est-ce qui gêne alors son intérêt per-
sonnel ? A-t-il besoin de beaucoup d'adresse pour
en imposer à un homme aussi borné que doivent
l'être ordinairement les rois, circonscrits par tout
ce qui les environne dans un si petit cercle de lu-
mières? Sur des exposés falsifiés, sur des prétextes
spécieux , siir des raisonnements sophistiques , qui
l'empêche de déterminer le prince , avec ces grands
mots d'honneur de la couronne et de bien de V état y
aux entreprises les plus funestes , quand elles lui
sont personnellement avantageuses?, Certes, c'est
grand hasard si deux intérêts particuliers aussi
actifs que celui du visir et celui du prince, laissent
quelque influence à l'intérêt public dans les déli-
bérations du cabinet.
Je sais bien que les conseillers de l'état seront
des Hommes comme les visirs; je ne doute pas
qu'ils n'aient souvent, ainsi qu'eux, des intérêts
partifculiers opposés à ceux de la nation , et qu'ils
ne préférassent volontiers les premiers aux autres
I
POLYSTliODIE. 477
en opinant. Mais , dans une assemblée dont tous
les membres sont clairvoyants et n'ont pas les
mêmes intérêts , chacun entreprendrait vainement
d'amené les autres à ce qui lui convient exclusi-
vemeiît : sans persuader personne, il neferait que se
rendre suspect de corruption et d'infidélité. Il aura
beau vouloir manquer à son devoir, il n'osera le
tenter, ou le tentera vainement au milieu de tant
d'observateurs. Il fera donc de nécessité vertu , en
sacrifiant publiquement son intérêt particulier au
bien de la patrie ; et , soit réalité, soit hypocrisie,
l'effet sera le même en cette occasion pour le bien
de' la société. C'est qu'alors uû intérêt particulier
très-fort, qui est celui de sa réputation, concourt
avec l'intérêt public. Au lieu qu'un visir qtii sait, à'
la faveur des ténèbres du cabinet , dérober à tous les
yeux le secret de l'état, se flatte toujours qu'on ne
pourra distinguer ce qu'il fait en apparence pour
l'intérêt public, de ce qu'il fait réellement pour le
sien ; et comme , après tout , ce visir ne dépend que
de son maître , qu'il trompe aisément , il s'embar-
rasse fort peu des. murmures de tout le reste.
CHAPITRE X.
Autres avantages.
De ce premier avantage on en voit découler une
.fotile d'autres qui ne peuvent avoir lieu sans lui.
Premièrement, les résolutions de l'état seront moitis
souvent fondées sur des erreurs de fait, parce xju'îl
'' ' . :.<•'
48o ÇOLTSTWODIE.
trie qui est le plus puissant ressort d'un sage gou-
vernement, et qui ne s'éteint jamais chez les citoyens
que par la faute des chefs **.
Tels sont les effets nécesisaires d'une forme de
gouvernement qui force l'intérêt particulier à cé-
der à l'intérêt général. La polysynodie offre encore
d'autres avantages qui donnent un nouveau prix à
ceux-là. Des assemblées nombi-^éuses et éclairées
fourniront plus de lumières sur les expédients , et
l'expérience confirtne que les délibérations d'un
sénat sont en général plus sages et mieux digérées
que celles d'un visir. Les rois seront plus instruits
de leurs affaires ; ils ne sauraient assister aux con-
seils sans s'en instruire , car c*est là qu'on ose dire
la vérité; et les membres de chaque conseil auront
le plus grand intérêt que le prince y assiste as-
sidûment pour en soutenir le pouvoir ou pour en
autoriser les résolutions. Il y aura moiii3 de vexa-
tions et d'injustices de la part des plus forts; car un
censeil sera plus accessible que le trône aux oppri-
més; ils courront moins de risque à y poTter leurs
plaintes, et ilsy trouveront toujours dans 'quelques
membres plus de protecteurs contre les violences
des autres, que sous le visirat contre un seul homme
qui peut tout, ou contre un demi -visir d'accord
avec ses collègues pour faire renvoyer à chacun
d'eux la jugement des plaintes qu'on fait contre lui.
L'état souffrira moins de la minorité , de la faiblesse
ou de la caducité du prince. Il n'y aura jamais de
^ n y a plus de ruse et de secret dans le visirat , mais il y a plus
de lumières et de droiture dans la synodie.
>.^>
**
POLYS YN01>I«. 481
ministre assez puissant pour se rendre, ^'il est de
grande naissance, redoutable à son maître même,
ou pour écartejr et mécontenter les grands, s'il est
né de bas lieu; par conséquent, il y aura d'un côté
moins de levains de guerres civiles, et de l'autre
plus de pureté pour la conservation des droits de
la maison royale. Il y aura moins aussi de guerres
étrangères, parQi|: qu'il y aura moins de gens inté-
ressés à les susciter, et qu'ils auront moins de pou-
voir pour en venir à bout. Enfin le trône en sera
mieux affermi de toutes manières; la volonté du
prince , qui n'est ou ne doit être que la volonté pu*
blique , mieux exécutée , et par conséquent la nation
plus heureuse*
Au reste, mon auteur convient lui-même que
l'exécution de son plan ne serait pas également avan-
tageuse en tout temps, et qu'il y a des moments de
crise et de trouble où il faut substituer aux conseils
permanents des cpmmissions extraordinaires, et
que quand les finances , par exemple, sont dans un
certain désordre , il faut nécessairement les donner
à débrouiller à un seul homme, comme, Henri IV
fit à Rosny, et Louis XIV à Colbert. Ce qui signi-
fierait que les conseils ne sont bons pour faire aller
les affaires que quand elles vont touteé seule». En
effet, pour ne rien dire de la polysynodie même du
régent, l'pn sait les risées qu'excita, dans des cir-
constances épineuses, ce ridicule conseil de raison,
étourdiment demandé par les notables de l'assem-
blée de Rouen , et adroitement accordé par Henri IV .
Mais, comme les finances des républiques sont en
R. V. 3i
48a POLYSYJNODIE.
général mieux administrées que celles des monar-
chies, il est à croire qu'elles le seront mieux , ou du
moins plus fidèlement, par un conseil que par un
ministre ; et que si , peut-être , un conseil est d'abord
moins capable de l'activité nécessaire pour les tirer
d'un état de désordre, il est aussi moins sujet à la
négligence ou à l'infidélité qui les y font tomber :
ce qui ne doit pas s'entendre d'une assemblée pas-
sagère et subordonnée , mais d'une véritable poly-
synodie, où les conseils aient réellement le pouvoir
qu'ils paraissent avoir , où l'administration des af-
faires ne leur soit pas enlevée par des demi-visirs ,
et où, sous les noms spécieux de conseil d'état ou
de conseil des finances y ces corps ne soient pas seu-
lement des tribunaux de justice ou des chambres
des comptes.
CHAPITRE XI.
Conclusion.
Quoique les avantages de la polysynodie ne soient
pas sans inconvénients , et que les inconvénients
des autres formes d'administration ne soient pas
sans avantages , du moins apparents, quiconque
fera sans partialité le parallèle des uns et des autres
trouvera que la polysynodie n'a point d'inconvé-
nients essentiels qu'un bon gouvernement ne puisse
aisément supporter ; au lieu que tous ceux du yî*
sirat et du demi-visirat attaquent les fondements
mêmes de la constitution ; qu'une administration
POLYSYNODIE. 4^3
UOB interrompue peut se perfectionaer sans <^esse ,
{M^ogrès impossibles dapn^ tes interrailes €t révolu-
lions du visirat; que la^marcbe égale «t unie d'«ine
poly^nodie, comparée avec quek{ues momeiits
brîllaats du visirat , est un sophisme grossier qm
li'en saurait imposer »u vrai politique , par<ce que
ce sont deux choses fort différeates q^e Tadminis-
tration rare et passagère d'un bon visir, et la fomre
générak du visirat 9<rà l'on a toujours des siècles
de désordre sur quelques années de bonne con-
duite ; que la diligence et le secret , les seuls vrais
avantages du visirat , beaucoup plus nécessaires
dans les mauvais gouvernements que dans les bons,
sont de faibles suppléments au bon ordre , à la
justice , et à la prévoyance , qui préviennent les
m^ux au lieu de les réparer ; qu'on peut encore se
procurer ces suppléments au besoin dans la poly-
synodie par des commissions extraordinaires , sans
que le visirat ait jamais pareille ressource pour les
avantages dont il est privé ; .que même l'exemple
de l'ancien sénat de Rome et de celui de Venise
prouve que des commissions ne sont pas toujours
nécessaires dans un conseil pour expédier les plus
importantes affaires promptement et secrètement ;
que le visirat et le demi-visirat avilissant, corrom-
pant, dégradant les ordres inférieurs , exigeraient
pourtant des hommes parfaits dans ce premier
rang ; qu'on n'y peut guère monter ou s'y main-
tenir qu'à force de crimes , ni s'y bien comporter
qu'à force de vertus ; qu'ainsi toujours en obstacle
à lui-même , le gouvernement engendre continuel-
3i.
4|34 POI^TSTNODIJB.
lement les vices qui le dépravent , et , consumant
l'état pour se renforcer , périt enfin comme un
édifice qu'on voudrait éleyer sans cesse avec des
matériaux tirés de ses fondements. C'est ici la con«
sidération la plus importante aux yeux de l'homme
d'état , et celle àlaquelle je vais m'arrêter. La meil-
leure forme de gouvenïiement , ou du moins la plus
durable , est celle qui fait les hommes tels qu'elle
a besoin qu'ils soient. Laissons les lecteurs réflé-
chir sur cet axiome , ils en feront aisément l'ap-
plication.
I
JUGEMENT
SUR
LA POLtSYNODIE.
De tous tes ouvrages de l'ahbé de Saint -Pierre ,
le discours sur la polysynodie est , à mon avis , le
plus approfondi , le mieux raisonné , celui où l'on
trouve le moins de répétitions , et même le mieux
écrit; éloge dont le sage auteur se serait fort peu
soucié , mais qui n'est pas indifférent aux lecteurs
superficiels. Aussi cet écrit n'était-il qu'une ébauche
qu'il prétendait n'avoir pas eu le temps d'abréger ,
mais qu'en effet il n'avait pas eu le temps de gâter
pour vouloir tout dire ; et Dieu garde un lecteur
impatient des abrégés de sa façon !
Il a su même éviter dans ce discours le reproche
si commode aux ignorants qui ne savent mesurer
le possible que sur l'existant, ou aux méchants qui
ne trouvent bon que ce qui sert à leur méchanceté,
lorsqu'on montre aux uns et aux autres que ce qui
est pourrait être mieux. Il a , dis -je, évité cette
grande prise que la sottise routinée a presque tou-
jours sur les nouvelles vues de la raison , avec ces
mots tranchants de projets en Voir et de rêveries ;
car , quand il écrivait en faveur de la polysynodie ,
il la trouvait établie dans son pays. Toujours pai-
486 JUGEMENT
sible et sensé , il se plaisait à montrer à ses com-
patriotes les avantage» du" gouvernement auquel
ils étaient soumis; il en faisait une comparaison
raisonnable et discrète avec celui dont ils venaient
d'éprouver la rigueur. Il louait le système du prince
régnant , |1 en déduisait les avantages; il moti trait
ceux qu'on y pouvait ajouter ; et les additions?
même qu'il demandait consistaient moins, selon
lui , dans des changements à faire , que dans l'art
de perfectionner ce qui était fait. Une partie de ses
vues lui étaient venues sous le règne de Lonis XIV;
mais il avait eu la sagesse deles taire jusqu'à ce que
l'intérêt de l'état ^celui du gouvernement e^ le sien
lui permissent de les publier.
> Il faut convenir étendant que , sous un même
nom y il y avait une extrême différence entre la po*
lysynodie qui existait et celle que proposait l'abbé
de Saint-Pierre ; et, pour peu qu'on y réfléchisse,^
on trouvera que l'administration qu'il citait en
exemple lui servait bien plus de prétexte que de
modèle pour celle qu'il avait imaginée. Il tournait
même avec assez d'adresse en objections contre
$on propre sy sterne, Jes défauts à relever dans ce^
lui du régent , et , squs le nom de réponses à ses
objections , il montrait sans danger" et ces défauts
et leurs remèdes. Il n'est pas impossible que le ré-
gent , quoique souvent loué dans cet écrit par des
tours qui ne manquent pas d'adresse, ait pénétré
la finesse de cette critique , et qu'il ait abandonné
l'abbé de Saint-Pierre par pique autant que par
fftiblesse , plus offensé peut-être des dé£siut$ qu'oa
?%
SUR LA POLYSYWODIlî. 4^7
trouvait dans son ouvrage, que flatté des avan-
tages qu'on y faisait reiparquer. Peut-être aussi lui
sut-il mauvais gré d'avoir, en quelque manière,
dévoilé ses vues secrètes, en montrant que son
établissement n'était rien moins que ce qu'il devait
être pour devenir î^vantageux à l'état, et prendre
une assiette fixe et durable. En effet on voit claire^
ment que c'était la forme de polysynodie établie
sous la régence, que l'abbé de Saint-Pierre accu-
sait de pouvoir trop aisément dégénérer en demi-^
visirat, et même en visirat; rfétre susceptible,
aussi-bien que Tun et l'autre , de corruption: dans
ses membres, et de concert entre eux contre, l'in-
térêt public ; de n'avoir jamais d'autre sûreté pour
sa durée que la volonté du monarque régnant ; en-
fin de n'être propre que pour les princes laborieux ,
et d'être, par conséquent, plus souvent contraire
que favorable au bon ordre et à l'expédition des
affaires. C'était l'espoir de remédier à ces divers in-^
convénients qui l'engageait à proposer une autre
polysynodie entièrement différente de celle qu'il
feignait de ne vouloir que perfectionner.
Il ne faut donc pas que la conformité des noms
fasse confondre son projet avec cette ridicule po-
lysynodie dont il voulait autoriser la sienne, mais
qu'on appelait dès-lors par dérision les soixante
et dix niiinistres, et qui fut réformée au bout de
quelques mois sans avoir rien fait qu'achever de
tout gâter : car la manière dont cette administra-
tion avait été établie fait assez voir qu'on ne s'était
pas beaucoup soucié qu^^^^' ^^^ mieux, et qu'on
488 JUGEMENT
avait bien plus songé à rendre le parleiùent mépri-
sable au peuple qu'à donner réellement à ses
membres Tautorité qu'on feignait de leur confier *.
C'était un piège aux pouvoirs intermédiaires ^em-
b^able à celui que leur avait déjà tendu Henri IV
à l'assemblée de Rouen , piège dans lequel la va-
nité les fera toujours donner, et qui les hmmliera
toujours **. L'ordre politique et l'ordre civil ont,
dans les monarchies , des principes si différents et
des règles si contraires , qu'il est presqtie imposr
sible d'allier les deux administraticms , et qu'en gé-
néral les membres des tribunaux sont peu propres
pour les conseils ; soit que l'habitude des foitna-
lités nuise à l'expédition des affaires qui n'en veu-
lent point , soit qu'il y < ait une incompatibilité na-
turelle entre ce qu'on appelle maxin^e d'état et la
justice et les lois.
Au reste , laissant les faits à part , je croirais ,
quant à moi , que le prince et le philosophe pou-
vaient avoir tous deux raison sans s'accorder dans
leur système ; car autre chose est radministration
passagère et souvent orageuse d'une régence , et
Marmontel, dans le chap. 3 de son ouvrage sur la Régence du
duc d^OrléanS) fait connaître la composition des conseils dont il
s'agit, et l'intérêt qui fit établir cette forme d'ad^^I^str£^tion^ intérêt
qui n'était rien moiiis que celui de l'état. Ce qu'en dit ici &ousseau
est parfaitement confirmé par le récit de Phistorien.
** Voyez les Mémoires de SuUjy livre vni , année 1^96^. — - Sully
prouve que le consentement donné par le roi à l'établissement du
Conseil de raison proposé pai' les notables et tiré de leur cor^s pour
l'administration d'une partie des fonds publics , était une suite né-
cessaire de la parole qu'il avait donnée de se conformer aux résolur
tions de cette assemblée , et qu'il ne pouvait en agir aiitrement dans
la position délicate où il se trouvait.
SUR LA POLYSYNODIE. 4%
autre chose une forme de gouvernement durable
et constante qui doit faire partie de la constitution
de l'état. C'estièi, ce me semble, qu'on retrouve
le défaut ordinaire à l'abbé de Saint-Pierre, qui
est de n'appliquer jamais assez bien ses vues aux
hommes , aux temps , aiix circonstances , et d'ôfifipir
toujours , comme des facilités pour l'exécution d'un
projet , des avantages qui lui servent souvent d'ob-
stacles. Dans le plan dont il s'agit , il voulait mo-
difier un gouvernelhçrit que sa longue durée a
rendu déclinant, par des moyens tout-à-fait étran-
gers à sa constitution présente : il voulait lui rendre
cette vigueur universelle qui met pour ainsi dire
toute la personne en action. C'était comme s'il eût
dit à un vieillard décrépît et goutteux : Marchez ,
travaillez , servez-vous de vos bras et de vos jambes ;
car l'exercice est bon à la santé.
En effet, ce n'est rien moins qu'une révolution
dont il est question d^ns la polysynodief^et il ne
faut pas croire , parce qu'on voit actuellement des
conseils dans les cours des princes , et que ce sont
des conseils qu'on propose, qu'il y ait peu de diffé-
rence d'un système à l'autre. La difféVence est telle ,
qu'il faudrait commencer par détruire tout ce qui
existe pour donner au gouvernement la forme ima-
ginée par l'abbé de Saint-Pierre ; et nul n'ignore com-
bien est dangereux danâ un grand état le moment
d'anarchie et de crise qui précède nécessairement
un établissement nouveau. La seule introduction du
scrutin devait faire un renversement épouvantable,
et donner plutôt un mouvement convulsif et con-
'':^
■«♦
49^ JUGEMENT
influence réelle dans les affaires? Questions préli-
minaires qu'il fallait discuter , et qui ne semblent
pas faciles à résoudre : car s'il est vrai que la pente
naturelle est toujours vers la corruption et par
conséquent vers le despotisme , il est difficile de
voir par quelles ressources de politique le prince,
même quand il le voudrait , pourrait donner à cette
pente une direction contraire , qui ne pût être
changée par ses successeurs ni par leurs ministres.
L'ahbé de Saint-Pierre ne prétendait pas, à la vé-
rité, qiie sa nouvelle forme ôtât rien à l'autorité
royale; car il dotine aux conseils la délibération
des matières, et laisse au roi seul la décision : ces
différents conseils , dit-il , sans empêcher le roi de
faire tout ce qu'il voudra , lé préserveront souvent
de vouloir des choses nuisibles à sa gloire et à son
bonheur; ils porteront devant liii le flambeau de
la vérité pour lui montrer le meilleur chemin et
le garantir des pièges. Mais cet homme éclairé pou-
vait-il se payer lui-même de si mauvaises raisons?
espéi*ait-il que les yeux des rois pussent voir les
objets à travers les lunettes des sages ? Ne sentait-il
pas qu'il fallait nécessairement que la délibération
des conseils de^dnt bientôt un vain formulaire , ou
que l'autorité royale en fût altérée ? et n'avouait-il
pas lui-même que c'était introduire un gouverne-
ment mixte , où la forme républicaine s'alliait à
la monarchique ? En effet , des corps nombreux ,
dont le choix ne dépendrait pas entièrement du
prince , et qui n'auraient par eux - mêmes aucun
pouvoir , deviendraient bientôt im fardeau inutile
SUR LA POLYSTNODIE. 49^
à l'état; sans mieux faire aller les affaires, ils ne fe-
raient qu en retarder l'expédition par de longues
formalités, et,pour me servir deses propres termes,
ne seraient que des conseils de parade. Les favoris
du prince , qui le sont rarement du public, et qui ,
par conséquent, auraient peu d'influence dans des
conseils formés au scrutin, décideraient seuls toutes
les affaires ; le prince n'assisterait jamais aux con-
seils sans, avoir déjà pris son parti sur tout ce qu'on
y devrait agiter , ou n'en sortirait jamais sans con-
sulter de nouveau dans son cabinet avec ses favoris
sur les résolutions qu'on y aurait prises ; enfin , il
faudrait nécessairement que les conseils devinssent
méprisables, ridicules, et tout-à-fait inutiles, ou
que les rois perdissent de leur pouvoir : alternative
à laquelle ceux - ci ne s'exposeront certainement
pas, quand même il en devrait résulter le plus
grand bien de l'état et le leur.
Voilà , ce me semble , à peu près les côtés par
lesquels l'abbé de Saint-Pierre eût dû considérer
le fond de son système pour en bien établir les
principes; mais il s'amuse, au lieu de cela, à ré-
soudre cinquante mauvaises objections qui ne va-
laient pas la peine d'être examinées, ou, qui pis est,
à faire lui-même de mauvaises réponses quand les
bonnes se présentent naturellement, comme s'il
cherchait à prendre plutôt le tour d'esprit de ses
opposants pour les ramener à la raison , que le lan-
gage de la raison pour convaincre les sages.
Par exemple , après s'être objecté que dans la
polysynodie chacun des conseillers a son plan gé-
494 JUGIDMEIVT
néral , que cette diversité produit nécessairement
des décisions qui se contredissent , et des ^nbar-
ras dans le mouvement total , il rép(»id à cela qu'il
ne peut y avoir rfautre plan général que de cher-
ciier à perfectionner les règlements qui rotdènt
sur toutes les parties du gouvernement. Le meil-
leur plan général n'est-ce pas, dit-il, celui qui va le
plus droit au plus grand bien de l'état dans chaque
affaii^ particulière ? D'où il tire cette conclusion
très - fausse que les divers plans généraux , ni par
conséquent les règlements et les affaires qui s'y
rapportent, ne peuvent jamais se croiser ou se
nuire mutuellement. -
En effet, le plus grand bien de l'état n'est pas
toujours une chose si claire, ni qui dépend autant
qu'on le croirait du plus grand bien de chaqtie par-
tie ; comme ^ les mêmes affaires rie pouvaient pas
avoir entre elles une infinité d'ordres divers et de
liaisons plus ou nioins fortes qui forment autant
de différences dans les plans généraux. Ces pians
bien digérés sont toujours doubles , et renferment
dans un système comparé la forme actuelle de l'état
et sa forme perfectionnée, selon les vues de l'auteiu*.
Or c^te perfection dans un tout aussi con^ôsé que
le corps politique, ne dépend pas seulement de
celle de chaque partie , comme pour ordonner un
palais il ne suffit pas d'en bien disposer chaque
pièce , mais il faut de plus considérer les rapports
du tout , les liaisons les plus convenables , l'ordre
le plus commode , la plus facile connïiunîcation ,
le plus parfait ensemble , et la symétrie la plus ré-
SUR LA POLYSYNODIE. 49^
gulière. Ces objets généraux sont si importants,
que riiiabile architecte sacrifie au mieux du tout
mille avantages particuliers qu'il aurait pu conser-
ver dans une ordonnance moins parfaite et moins
simple. De même , le politique ne regarde en par-
ticulier ni les i^nances, ni la guerre, ni le com-
merce; maïs il rapporte toutes ces parties à un
objet com^mun; et des proportions qui leur con-
viennent le mieux résultent les plans généraux
dont les dimensions peuvent varier de mille ma-
nières, selon les idées et les vues de ceux qui les
ont formés ; soit en cherchant la plus grande per-
fection du tout, soit en cherchant la plus facile
exécution , sans qu'il soit aisé quelquefois de dé-
mêler celui de ces plans qui mérite la préférence.
Or c'est de. ces plans qu'on peut dire que, si chaque
conseil et chaque conseiller a le sien , il n'y aura
que contradictions dans les affaires et qu'embarras
dans le mouvement commun : mais le plan géné-
ral , au lieu d'être celui d'un homme ou d'un autre ,
ne doit être et n'est en effet dans la polysynodie
que celui du gouvernement; et c'est à ce grand
modèle que se rapportent nécessairement les déli-
bérations communes de chaque con&eil, et le tra-
vail particulier de chaque membre. Il est certain
même qu'un pareil plan se médite et se conserve
mieux dgns le dépôt d'un conseil que dans la tête
d'un ministre et même d'un prince ; car chaque vi-
sir a son plan , qui n'est jamais celui de sdn devan-^
cier , et chaque demi-visir aussi le sien, qui n'est ni
celui de son devancier, ni celui de son collègue :
49^ JUGEMEJDTT
aussi Yoit-oii généralement les républiques changer
moins de systèmes que les monarchies. D'où je con-
clus avec l'abbé de Saint-Pierre, mais par d'autres
raisons , que la polysynodie est plus £Kvorable que
le visirat et le demi-visirat à l'unité du plan général.
A l'égard de la forme particulière de sa polysy-
nodie et des détails dans lesquels il entre pour la
déterminer, tout cela est très -bien vu et fort bon
séparément pour prévenir les inconvénients aux-
quels chaque chose doit remédier : mais, quand
on en viendrait à l'exécution , je ne sais s'il régne-
rait assez d'harmonie dans le tout ensemble ; car il
paraît que l'établissement des grades s'accorde mal
avec celui de la circulation , et le scrutin plus naal
encore avec l'un et l'autre. D'aijleurs, si l'établis-
semeiit est dangereux à faire , il est à craindre que,
même après l'établissement fait, ces différents res-
sorts ne causent mille embarras et mille dérange-
ments dans le jeu de la machine , quand il s'agira
de la faire marcher.
La circulation de la présidence en particulier
serait un excellent moyen pour empêcher la poly-
synodie de dégénérer bientôt en .visirat , si cette
circulation pouvait durer, et qu'elle ne fut pas ar-
rêtée par la volonté du prince en faveur du premier
des présidents qui aura l'art toujours recherché de
lui plaire. C'est-à-dire que la polysynodî§ durera
jusqu'à ce que le roi trouve un yisir à son gré; mais^
sous le visirat même, on n'a pas un visir plujs tôt
que cela. Faible remède, que celui dont la vertu s'é-
teint à l'approche du mal qu'il devrait guérir.
*
SUR LA POLYSYNODIE. 497
N'est-ce pas encjpçe un mauvais expédient de
nous donner la nécessité d'obtenir les» suffrages une
seconde fois comme un frein pour empêcher les pré-
sidents d'abdiher de leur crédit la première ? ne sera-
t-il pas plus court et plus sûr d'en abuser au point de
n'avoir plus que faire de suffrages? et notre auteur
lui-même n'accorde-t-il pas au prince le droit de pro-
longer au besoin les présidents à sa volonté, c'est-
à-dire d'en faire de véritables visirs ? Comment n'a-
t-il pas aperçu mille fois dans le cours de sa vie et
de ses écrits , combien c'est une vaine occupation
de rechercher des formes durables pour un état de
choses qui dépend toujours de la volonté d'un seul
homme?
Ces difficultés n'ont pas échappé à l'abbé de
Saint-Pierre ; mais peut-être lui convenaitHyi mieux
de les dissimuler que de les résoudre. Quand il
parle de ces contradictions et qu'il feint de les con-
cilier , c'est par des moyens si absurdes et des rai-
sons si peu raisonnables , qu'on voit bien qu'il est
embarrassé , ou qu'il ne procède pas de bonne foi .
Serait-il croyable qu'il eût mis. en avant si hors de
propos et compté parmi ces moyens l'amour de la
patrie , le bien public , le désir de la vraie gloire ,
et d'autres chimères évanouies depuis long-temps ,
ou dont il ne reste plus de traces que dans quel-
ques petites républiques? Penserait-il sérieusement
que rien de tout cela pût réellement influer dans la
forme d'un gouvernement monarchique? et, après
avoir cité les Grecs , les Romains , et même quel-
ques modernes qui avaient des âmes anciennes,
R. V. 32
49^ JUGEMENT
n'avoue-t-il pas lui-même qu'il serait ridicule de
fonder la constitution de l'état sur des maximes
éteintes ? Que fait - il donc pour supléer à ces
moyens étrangers dont il reconnaît FinsufBsance ?
Il lève un^ difficulté par une autre, établit un sys-
tème sur un système , et fonde sa polysynodie sur
sa république européenne. Cette république, dit-
il , étant garante de l'exécution des capitulations
impériales pour l'Allemagne , des capitulations
parlementaires pour l'Angleterre, des pacta con.
venta pour la Pologne , ne pourrait-elle pas l'être
aussi des capitulations royales signées au sacre des
rois pour la forme du gouvernement, lorsque cette
forme serait passée en loi fondamentale? et, après
tout , garantir- les rois de tomber dans la tyrannie
des Nérons , n'est-ce pas les garantir eux et leur
postérité de leur ruine totale?
On peut, dit-il encore, faire passer le règlement
de la polysynodie en forme de loi fondamentale
dans les états-généraux du royaume , la faire jurer
au sacre des rois, et lui donner ainsi la même au-
torité qu'à la loi salique.
La plume tombe des mains quand on voit un
homme sensé proposer sérieusement de sembla-
bles expédients.
Ne quittons point cette matière sans jeter un
coup d'œil général sur les trois formes de minis-
tère comparées dans cet ouvrage.
Le visirat est la dernière ressource d'un état dé-
faillant; c'est un palliatif quelquefois nécessaire
qui peut lui rendre pour un temps une certaine
>.t
SUR LA POLYSYNODIE. 499
vigueur apparente : mais il y a dans cette forme
d'administration une multiplication de forces tout-
à-fait superflue dans un gouvernement sain. Le
monarque et le visir sont deux machines exacte-
ment semblables, dont l'une devient inutile sitôt
que l'autre est en mouvement : car en effet, selon
le mot de Grotius, qui régit rex 6^^ Ainsi l'état
supporte un double poids qui ne produit qu'un ef-
fet simple. Ajoutez à cela qu'une grande partie de
la force du visirat étant employée à rendre le visir
nécessaire et à le maintenir en place, est inutile
ou nuisible à l'état. Aussi l'abbé de Saint -Pierre
appelle-t-il avec raison le visirat une forme de gou-
vernement grossière , barbare , pernicieuse aux
peuples , dangereuse pour les rois , funeste aux
maisons royales ; et l'on peut dire qu'il n'y a point
de gouvernement plus déplorable au monde que
celm' où le peuple est réduit à désirer un visir.
Quant au demi- visirat , il est avantageux sous un
roi qui sait gouverner et réunir dans ses mains
toutes les rênes de l'état ; mais , sous un prince
faible ou peu laborieux, cette administration est
mauvaise , embarrassée , sans système et sans vues ,
faute de liaison entre les parties et d'accord entre
les ministres, surtout si quelqu'un d'entre eux,
plus adroit ou plus méchant que les autres , tend
en secret au visirat. Alors tout se passe en intrigues
de cour , l'état demeure en langueur: et pour trou-
ver la raison de tout ce qui se fait sous un sem-
blable gouvernement, il ne faut pas demander à
quoi cela sert, mais à quoi cela nuit.
5oO JUGEMEWT SUR LA POLYSTBTODIE.
Pour la polysynodie de l'abbé de Saint-Pierre >
je ne saurais voir qu'elle puisse être utile ni pra-
ticable dans aucune véritable monarchie, mais
seulement dans une sorte de gouvernement mixte
où le chef ne soit que le président des conseils^
n'ait que la puissance executive, et ne puisse rien
par lui-même : encore ne saurais-je croire qu'une
pareille administration pût durer long-temps sans
abus ; car les intérêts des sociétés partielles ne
sont pas moins séparés de ceux de l'état , ni moins
pernicieux à la république que ceux des particu-
liers ; et ils ont même cet inconvénient de plus ,
qu'on se fait gloire de soutenir à quelque prix que
ce soit les droits ou les prétentions du corps dont
on est membre , et que ce qu'il y a de malhonnête à
se préférer aux autres , s'évanouissant à la faveur
d'une société nombreuse dont on fait partie , à
force d'être bon sénateur on devient enfin mau-
vais citoyen. C'est ce qui rend l'aristocratie la
pire des souverainetés "* ; c'est ce qui rendrait
peut-être la polysynodie le pire de tous les minis-
tères.
^ Je parierais que mille gens trouveront encore ici une contra-
diction avec le Contrat social *- Gela prouve qu'il y a encore plus
de lecteurs qui devraient apprendre à lire, que d'auteurs qui de«
vraient apprendre à être conséquents.
* Voyez Contrat social, livpfe m , cbap. y , et la note au chap. x , sur la Rc*
publiqae romaine.
»«<
^
^
TABLE DES MATIÈRES
à
COWTKWDES UAPfS CE VOLUME.
^
..VIS DE L'iDITEDH.
Discouis sur l'écoDotnie {loUtîque.
Page ,
CONTRAT SOCIAL.
'
LIVRE PREMIER.
Cuit. L Sujet de ce premier Livre.
64
Cblf. 11. Des premières sociéti's.
ihid.
CniP. IIL Du droit du plus fort.
68
1
CuAP. IV. De l'esclavage.
fii)
coiiven-
don.
75
Chip. VI. Du pacte sctcial.
77
CuiP. Vil. Du souverain.
8e
Chap. VIIL De l'étal civil
83
Chaf. IX. Du domaine réel.
as
LIVRE IL
CH.VP. 1. Que la souveraineté est inaliénable.
89
9»
Chap. UI. Si la volonté générale peut errer.
93
Chap. IV. Des bornes du pouvoir souverain.
9S
Chap. V. Du droit de vie et de morL
lOI
Chap. VL De la loi.
io3
loS
Chap. VIII. Du peuple.
■a
Chap. IX. Suite.
ii6
Chap. X. Suite.
110
Chap. XI. Etei diven systèmes de législation.
114
Chap, XII. Division des lois.
la?
•
I
I
So2 TABLE DES MATIERES.
LIVRE IIL
Ghap. L Da gouvememeiit en général. Page 129
Chap. n. Du principe qui oonstitae les dÎTerset formes dn gou-
yemement. i36
Chap. III. Division des gouTemements. 1 40
Chap. IV. De la démocratie. 143 f
Chap. V. De FaristoGratîe. 145
Chap. VL De la monarchie. 1 48
Chap. VII. Des gouTemements mixtes. 1 56 ^
Chap VIII. Que toute forme de goaTernement n'est pas propre
à tout pays. i58
Chap. IX. Des signes d'un bon gouvernement. i65
Chap. X. De l'abus du gouvernement , et de sa pente à dégé-
nérer. 168
Chap. XI. De la mort du corps politique. 17a
Chap. XII. Comment se maintient l'autorité souveraine. jyS
Chap. XIII. Suite. 17 S
Chap. XTV. Suite. 177
Chap. XV. Des députés ou représentants. 178
Chap. XVL Que l'institution du gouvernement n'est point un
contrat. i83
Chap. XVII. De l'institution du gouvernement. i85
Chap. XVIII. Moyens de prévenir les usurpations du gouver-
nement. 187
LIVRE IV.
Chap. I. Que la volonté générale est indestructible. 190
Chap. II. Des suffrages. 1 98
Chap. III. Des élections. 1 97
Chap. IV. Des comices romains. 2 00
Chap. V. Du tribunat. a 1 4
Chap. VL De la dictature. 217
Chap. VIL De la censure. a a i
Chap. VIII. De la religion civile. a a 4
Chap. IX. Conclusion. a 40
Note du comte d^ Antraigues se rapportant à un passage du Con-
trat social. . a 4 1
|H^^K^^^^^^^^^H^'^^^Ead
■
f^^'
âI table des matières.
5o3
fl
P • CONSIDÉRATIONS
■
1 .■•«—
^
Paj, ,4S
^
M9
A
CutP. II. Esprit des anciennes insCitutions.
î53
t
Ch*,p. in. Application.
:.58
i
Chip. IV. Éducation.
• 69
i
CSiP. V. Vice radical.
'7S
1
Chip. VI. Question des trois ordres.
•77
i
• Si
%
Cmp. Vni. Durol.
3o<
Chip. IX. Causes particulières de l'anarchie.
3l3
■■rJ
Chip. X. Administration.
Sîo
1M
t CuAP. XI. S3Slèine économique.
3a5
1
Chap. xn. Système militaire.
34»
Chap. Xni. Projet pour assujettir à une marche graduelle tous
les membres du gouyemement.
3Sï
"'
CuiP. XIV. Élection de» rois.
366
4
Chap. XV. Conclusion.
377
LETTRES A M. BUTTA-POCO.
Lettre I.
3*7
Letiek n.
39»
i
I-FTTHF m. ' l
394
Lfttbe IV.
39S
** ExTHiiT du Projet de paix perpétuelle de M. l'ahbé de Saint-
(
Pierre.
4o3
l Pboiet de Paix pcrpétnelle.
4o5
JuGEittHHT lur la Paix perpétuelle.
44s
•• PoLlslHODiE de l'abbé de Saint-Pierre.
46t.
Cn*P. I. Nécessité dans U monarcliie d'une rorme de gouTerne-
'
meut subordonné au prince.
ibld.
Chip. IL Trois formes spécifiques de gouvernement
«ibor-
donné.
464
i
CuAP. UI. Rapport de ces formes à celles du gouvernement su-
465
t'
M
t
5o4 tablï: des matières.
Ghap. IV. Partage et département des conseils. Page 466
Chip. V. Manière de les composer. 45^
Ch4P. VI. Grculation des départements. ^Sg
Chap. VII. Autres avantages de cette circnlation. 4^3
Chap. VIIL Que la polysynodie est l'administration en sous-
ordre la plus natorelle. ^y^
Chap. IX. Et la plus utile. 4^5
Chap. X. Antres avantages. 4^^
Chap. XI. Conclusion. ^3
Jugement sur la Polysynodie. ^g^
FIN DU CINQUIÈME VOLUME.
IMPRIIIEEXK DE GAULTIER -LAGUIONIB, SUCCESSEUA DB P. DDPOMT.
3 tlDS DOa <f3f ItO
NOV - 2 i;b3
Stanford Unlversity Llbrary
Stanford, California
In order that others may use ihis book,
please return ït as sooq as possible, but
Dot later tban ibe date due.