This is a digital copy of a book that was preserved for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's books discoverable online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that 's often difficult to discover.
Marks, notations and other marginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book' s long journey from the
publisher to a library and finally to y ou.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying.
We also ask that y ou:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain from automated querying Do not send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attribution The Google "watermark" you see on each file is essential for informing people about this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can't offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
any where in the world. Copyright infringement liability can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web
at |http : //books . google . corn/
Digitized by
Google
Digitized by
Google
Digitized by
Google
Digitized by
Google
Digitized by
Google
OEUVRES
COMPLÈTES
DE
J. J. ROUSSEAU.
TOME XII.
Digitized by
Google
lUPBIMEniE DE JULES DIDOT AIKÉ,
rue Jtt Ponx-dc-Lodi , u** 6.
Digitized by
Google
pazû3o
ŒUVRES vJ2
COMPLÈTES
DE
J. J. ROUSSEAU
«,
AVEC
DES ÉCLAIBCISSEMENTS ET DES NOTES HISTORIQUES
PAR P. R. AUGUIS.
MÉLANGES.
jh '
A PARIS
CHEZ DALIBON, LIBRAIRE
DE S. A. S. MONSEIGNEUR LE DUC DE NEMOURS,
PALAIS-MOTAL, OALERIB DE NRMOOnS.
MDCCC. XXIV.
Digitized by
Google
GIFT ÛF
/'^/u ^^J ^4.A T^^r «^
•': .•• ••
Digitized by
Google
AVANT-PROPOS.
Les morceaux qui composent ce volume sont au
nombre de trente-quatre, dont quinze en prose, et
dix-neuf en vers. Le premier et le plus considérable
est l'article sur TÉconomie Politique que Jean-Jacques
avoit composé pour TEncycIopédie. Pour apprécier ce
morceau il faut se rappeler qu'Adam Smitli n'avoit
pas encore publié son Traité de la Richesse des Nations ;
et que l'économie politique n'étoit encore qu'une
science commencée, sans régies, ni principes; c'étoit
une science occulte, comme l'alchimie, qui n'avoit que
des adeptes*, dont le mot de reconnoissance étoit produit
net II n'est donc pas étonnant qu'aujourd'hui que
Féconomie politique est devenue un instrument de
gouvernement, un moyen d'appréciation des ressources
et des besoins de chaque peuple, la pierre de touche
des impôts, si j'ose me servir de cette expression,
l'article de l'Encyclopédie soit en arrière de la science.
G^est le sort commun de tous les ouvrages écrits sur
des sciences qui n'étoient pas encore faites elles-mêmes
à l'époque où ils ont été composés.
Si Rousseau en écrivant son article d'économie po-
litique ne hâta pas le développement de cette science,
c'est moins parcequ'il n'en sentit pas l'importance
que parceque le moment d'en fadre l'application n'étoit
pas encore arrivé. Vers le milieu du dix -huitième
MÉLARGES. .1
M109207 Digitized by GOOgk
ij AVANT-PROPOS:
siècle , quelques philosophes anglois dirigèrent parti-
culièrement leurs études vers Féconomie politique ,
science importante, qui devoit sur-tout être étudiée
dans un' pays qui doit à son commerce , à ses manu-
factures, la prospérité dont il jouit. Adam Smith eut le
grand mérite de porter sur une matière neuve la clarté
nécessaire pour la rendre intelligible à toutes les classes
de lecteurs.Son Traité de la Richesse des Nations répond
parfeitement au titre. Il y sème une multitude de
connoissances; Tesprit le plus étendu s'y développe.
Cet ouvrage a donné naissance à une foule d'écrits que
les hommes d'état peuvent consulter, et qui souvent
sont plus médités par le philosophe que par ceux qui
gouvernent. Ces sortes de productions font naître de
singulières réflexions; Ton s'aperçoit en les lisant que
les principaux véhicules de la richesse , de la prospérité
publique , sont ignorés des esprits même les plus cul-
tivés, et que ce qui est regardé par les uns conune une
cause certaine de bonheur pour les peuples est en-
visagé par d'autres comme problématique. Si l'on ne
peut douter qu'une Providence, aussi active dans sa
marche que sage dans ses moyens, ne préside au gou-
vernement du monde physique et moral, l'on peut
croire que les sociétés humaines n'ont pour Providence
qu'une espèce de hasard, et que souvent des effets
merveilleux résultent d'une cause infiniment aveugle.
Adam Smith s'est contenté d'envisager l'esclavage sous
le rapport de l'économie poUtique, et de prouver que
le travail d'un serf étoit plus cher que celui de l'homme
libre. Cette considération commerciale suffisoit à son
Digitized by
Google
AVANT-PROPOS. iij
plan: le paisible David Hume, à qui Ton ne peut
supposer ni une humanité bien tendre , ni un enthou-
siasme bien ardent, parle beaucoup des esclaves dans
son Traité si|r la Population , et prouve froidement que
le régime qui les établit, ou qui les maintient, trompe
rintérét public. Montesquieu a écrit quelques chapitres
sur l'administration publique considérée dans ses rap-
ports avec les lois , mais avec sa supériorité ordinaire;
il accable de lumière et de surprise le lecteur qui sait
Tentendre. Gibbon, dans son magnifique tableau de la
décadence «t de la chute de Tempire romain, nous
montre le pouvoir sans frein comme sans titre s'anéan-
tissant chez les Italiens par Theureuse influence du
commerce et de la liberté politique. Jean-Jacques s'est
arrêté sur les besoins de Tbomme constitué en état de
société; et s'il avoit traité la matière dans toute son
étendue, qui eût osé Taborder après lui?
Cet habile écrivain, que recommandent à une admi-
ration éclairée toutes les perfections du style, avoit
préludé au grand art d'écrire par des études fortes et
hardies. Tacite fut l'un des athlètes avec lesquels il se
plut à essayer ses forces. L'historien latin avoit aux
yeux de Jean-Jacques le mérite de rappeler, par la ri-
goureuse majesté de son style, des siècles efiacés; de
peindre Tamitié» Théroïsme, le courage, lorsque la
crainte bannissoit et l'exercice et l'éloge de la vertu.
Tacite fait de la vie d'Agricola l'apothéose d'un grand
homme, et le manifeste des affections iTun sublime
écrivain. S'il retrace des temps plus éloignés, il livre à
l'horreur la sombre politique des Tibère, l'exti^ava*
Digitized by
Google
iv AVANT-PROPOS,
gànce des Néron; il condamne au mépris les idoles de
la faveur. Tremblez, ennemis du genre humain, il a
prononcé votre sentence. Rassurez-vous, hommes de
bien, vos noms seront consacrés par la vénération des
siècles. Il peint Germanicus Fespoir de Rome, et ses
funérailles sont le deuil de l'univers. Il commande à la
gloire de s'emparer des ombres augustes des Helvidius,
dcsThraséas, et la postérité entend la voix de son plus
digne précurseur.
Cette vertu, qui fut la principale cause de la gloire
et du génie de Tacite, anime le maître de Néron, mais
avec moins de force et de désintéressement. Ennemi
de la tyrannie', et courtisan du pouvoir, Sénéque ca-
ractérise une époque où la vertu sans audace s'abaisse
à la flatterie; il se trouve trop heureux d'applaudir à
la mort d'un prince dont il avoit encensé la vie. L'ou-
vrage dans lequel il livre à la risée publique l'apothéose
' de Claude a été traduit par Rousseau , et cette traduc-
tion de r Apocolokintosis se fait lire avec plaisir : le style,
affranchi des entraves d'une interprétation littérale , a
de l'aisance et du naturel. Rousseau a traduit en vers
françois les morceaux qui sont en vers latins dans l'ori-
ginal, et ce sont les seuls vers passables qu'il ait faits.
On a lieu de s'étonner que celui qui s'est attaché à
mettre en vers françois les pauvres vers d'un philo-
sophe ait traduit en prose les vers divins du plus grand
poëte de l'Italie; est-ce parcequ'il trouvoit plus de rap-
port entre son talent poétique et celui du précepteur de
Néron qu'avec celui du chantre d' Armide et de Renaud ,
etque, par cela même qu'il s'étoit trouvé de force à faire
Digitized by
Google
AVANT-PROPOS. v
assaut de poésie avec Sénéquè, il ne se sentoit pas en
état de se commettre avec le Tasse? Quoi qu'il en soit,
c'est en prose qu'il a traduit l'épisode d'Olinde et
Sophronie, et je me rangerois volontiers à l'avis des
lecteurs qui trouveroient qu'il y a plus de poésie dans
cette humble prose que dans les vers altiers des antres
traducteurs. Mais si les avis sont partagés sur le mérite
de cette traduction, il n'y a qu'une voix sur le mérite
du joli conte de la Reine Fantasque, C'est la manière
d'Uamilton avec une teinte de philosophie, comme
celle de l'auteur des Lettres Persanes. Un lecteur at-
tentif retrouvera fecilement l'auteur d'Emile et du
Contrat Social dans cette charmante bagatelle. Le Lévite
dEphnum respire la candeur et la simplicité des livres
saints; toutes les beautés en sont puisées au sein d'une
nature vierge encore, et qui ne fait que sortir des mains
du Créateur.
Au milieu des opinions flottantes, Rousseau reste
l'immuable défenseur des vrais principes; il est sage-
ment pieux parmi les incrédules, tolérant avec les
fiinatiques, vengeur des prérogatives de la nature hu-
maine, en dépit des insensés qui la dépouillent de ses
plus augustes prérogatives. C'est cette doctrine qui
l'arma contre le système qu^Helvétius, dont il estimoit
d'aiUeurs la personne et le caractère, essaya d'accré-
diter dans son livre de l'Esprit. Ce n'est point avec
l'amertume du fenatisme ni avec le faux zélé de l'esprit
de secte que Jean-Jacques juge Helvétius. Mais pour*
quoi cet homme né bon, sensible, s'èfforce»t-il d'en-
lever à la vertu ses plus chères illusions, le plaisir de
Digitized by
Google
vj AVANT^PROPOS.
«'estimer soi-même, et de répandre sur ceux qui l^ea-
tourent ce sentiment auguste et consolateur qui dégage
nos actions vertueuses de toute espèce de retour sur
nous-mêmes. De faux amis que le crédit et la faveur
appellent, et que le premier revers éloigne; des époux
qui cherchent à s'attendrir sur les suites déplorables
de liaisons adultères; des fils ingrats qui comptent avec
un chagrin impatient les heures d'existence des auteurs
de leurs jours; des traîtres, des perfides, qui boivent
dans des coupes d'or les larmes et le sang de leur
patrie; des égoïstes qui se moquent de Pincendie tant
que leur maison reste à Fabri des flammes; tel est
Tassemblage impur, la société dangereuse que doit
former le livre de TEsprit. Égaré par son système ,
Helvétius n'en prévit point les déplorables conséquen-
ces ; il oublia que de semblables opinions avoient perdu
les états de la Grèce, que les Romains les souhaitoient
à leurs ennemis, que Gicéron en foudroie les fauteurs
avec toute la force de son éloquence et la vigueur de
sa dialectique. Sans vertu , s'iramole-t-on aux intérêts
du genre humain? sans vertu, bravc-t-on les persécu-
tions et l'infortune pour le servir? voit-on sans frémir
la ciguë de Socrate, la prison de Boêce, l'échafaud de
Bamev^eld ou de Sidney. Effacez ce sentiment philan-
thropique, tout sentiment noble, toute idée généreuse,
s'exilent de la terre; Fhomme ne croit plus à l^ sincérité
de l'homme; il redoute sa propre sensibilité comme
un écueil, les mouvements qui la font naître comme
des pièges; il fuit l'être qui Faime; et, pour éviter des
douleurs incertaines , se dérobe aux plus pures jouis-
Digitized by
Google
AVANT^PROPOS. vij
sances; pour lui la terre 9é dépouille de ses charmes,
se couvre d'un crêpe funèbre. Méprisez le genre hu-
main, vous perdez toute illusion ; Famour n'a plus
d attraits y le bonheur plus de jouissances , le malheur
plus de compensation. En attaquant la docti*ine
d'Helvétius, sous le rapport moral et métaphysique ,
Rousseau rendoit justice au talent de récrivain.
Helvédus tire d'un système jëelux des résultats ingé-
gieux. Rien de plus absurde que sa doctrine sur l'égalité
des esprits , rien de plus philosophique que la manière
dont il soutient ce paradoxe. On ne peut contester
Tempire qu'il prête aux passions ; elles sont le foyer qui
embrase, qui alimente le génie; bien dirigées, elles
font les citoyens et les héros. C'est à la sagesse du
législateur qu'il appartient de leur donner une heu*
reuse impulsion; et l'auteur du livre de l'Esprit donne
à ce sujet d'importants conseils. Il sème une foule
d'observations neuves, en examinant l'emploi des es-
prits dans les diverses classes de la société, sous les
diverses formes de gouvernement. Si son système
dépouille l'homme de sa dignité, il recherche à la
rétablir en revendiquant ses droits civils. Il se déclare
ennemi de l'oppression, et l'honnêteté de son ame
l'absout de ses erreurs comme philosophe. Mais rien
ne peut absoudre Jean-Jacques d'avoir £ait de mé-
chants vers, quand il pouvoit mieux employer son
temps à écrire une page d'Emile ou du Contrat Social,
s'il n'avoit mis la dernière main à ces deux ouvrages,
qui seront éternellement les modèles d'une prose élé-
gante, riche, forte et harmonieuse , comme les tragédies
Digitized by
Google
viij AVANT-PROPOS,
de Racine et les vers de Roileau seront toujours les
chefs-d'œuvre que ne cesseront d'étudier ceux qui
aspirent à la gloire de marcher sur leurs traces. Sans
partager le dédain de Montesquieu pour les vers,
Rousseau ne les faisoit guère mieux que lui; mais
comme Montesquieu, il éclaire les hommes, et s'est
placé au premier rapg des écrivains de la nation.
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE.
MÉLAHOES.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE.
ARTICLE EXTRAIT DE L'ENCYCLOPÉDIE,
FOUR LAQUELLE IL AVOIT ttt COUVOSt, , . » . •
Le mot d'ÉCONOMiE ou d'oECONOMiE vient de
oneoc, maison, et de vo^mç, loi, et ne signifie originaire-
ment que le sage et légitime gouvernement de la
maison pour le bien commun de toute la famille.
Le sens de ce terme a été dans la suite étendu au
gouvernement de la grande famille, qui est Tétat.
Pour distinguer ces deux acceptions, on lappelle,
dans ce dernier cas, économie générale ou politique;
et dans 1 autre, économie domestique ou particulière.
Ce n'est que de la première qu'il est question dans
cet article.
Quand il y auroit entre Tétat et la famille autant
de rapport que plusieurs auteurs le prétendent ,
il ne s ensuivroit pas pour cela que les régies de
conduite propres à lune de ces deux sociétés fus-
sent convenables à Fautre : elles diffèrent trop en
grandeur pour pouvoir être administrées de la
même manière ; et il y aura toujours une extrême
différence entre le gouvernement domestique, où
le père peut tout voir par lui-même, et le gou-
Digitized by
Google
4 ÉCONOMIE POLITIQUE,
vernement civil, où le chef ne voit presque rien
que par les yeux d autrui. Pour que les choses
devinssent égales à cet égard , il faudroit que les
talents , la force , et toutes les facultés du père, aug-
mentassent en raison de la {grandeur de la famille,
••••* etqûdjIîajujB dun puissant monarque fût à celle
... duQ.hoiiin}e ordinaire comme 1 étendue de son
/: î^mj^rê efetrà;lll\ëritage d un particulier.
Mais comment le gouvernement de Tétat pour-
roit-il être semblable à celui de la famille, dont
le fondement est si différent? Le père étant
physiquement plus fort que ses enfants, aussi
long-temps que son secours leur est nécessaire,
le pouvoir paternel passe avec raison pour être
établi par la nature. Dans la grande famille, dont
tous les membres sont naturellement égaux, l'au-
torité politique, purement arbitraire quant à son
institution, ne peut être fondée que sui' des con-
ventions, ni le magistrat commander aux autres
qu'en vertu des lois. Le pouvoir du père sur les
enfants, fondé sur leur avantage particulier, ne
peut, par sa nature, s'étendre jusqu'au droit de
vie et de mort : mais le pouvoir souverain, qui
n'a d'autre objet que le bien commun , n'a d'autres
bornes que celles de l'utilité publique bien en-
tendue ; distinction que j'expliquerai dans son
lieu. Les devoirs du père lui sont dictés par des
sentiments naturels, et d'un ton qui lui permet
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 5
rarement de désobéir. Les chefe n'ont point de
semblable règle, et ne sont réellement tenus en-
vers le peuple qu a ce quils lui ont promis de
faire, et dont il est en droit d'exiger l'exécution.
Une autre différence plus importante encore , c'est
que, les enfants n'ayant rien que ce qu'ils reçoi-
vent du père, il est évident que tous les droits de
propriété lui appartiennent, ou émanent de lui.
C'est tout le contraire dans la grande famille, où
ladministration générale n'est établie que pour
assurer la propriété particulière, qui lui est an-
térieure. Le principal objet des travaux de toute
la maison est de conserver et d'accroître le patri-
moine du père, afin qu'il puisse un jour le par-
tager entre ses enfants sans les appauvrir, au lieu
que la richesse du fisc n'est qu'un moyen , souvent
fort mal entendu , pour maintenir les particuliers
dans la paix et dans l'abondance. En un mot, la
petite famille est destinée à s éteindre, et à se ré-
soudre un jour en plusieurs autres familles sem-
blables : mais la grande étant faite pour durer
toujours dans le même état, il faut que la pre-
mière s'augmente pour se multiplier; et non seu-
lement il suffit que l'autre se conserve , mais on
peut prouver aisément que toute augmentation
lui est plus préjudiciable qu'utile.
Par plusieurs raisons tirées de la nature de la
chose, le père doit commander dans la famille.
Digitized by
Google
6 ÉCONOMIE POLITIQUE.
Premièrement, lautorité ne doit pds être égale
entre le père et la mère; mais il faut que le gou-
vernement soit un, et que, dans les partages da-
vis, il y ait une voix prépondérante qui décide.
2* Quelque légères qu'on veuille supposer les
incommodités particulières à la femme, comme
elles sont toujours pour elle un intervalle dln^c-
tion, c'est une raison suffisante pour l'exclure de
cette primauté : car, quand la balance est parfai-
tement égale, une paille suffit pour la faire pen-
cher. De plus, le mari doit avoir inspection sur
la conduite de sa femme, parcequ'il lui importe
de s'assurer que les enfants, qull est forcé de re-
connoître et de nourrir, n'appartiennent pas à
d'autres qu'à lui. La femme, qui n'a rien de sem-
blable à craindre, n'a pas le même droit sur le
mari. 3** Les enfants doivent obéir au père, d'a-
bord par nécessité, ensuite par reconnoissance :
après avoir reçu de lui leurs besoins durant la
moitié de leur vie, ils doivent consacrer l'autre à
pourvoir aux siens. 4** A l'égard des domestiques,
ils lui doivent aussi leurs services en échange de
l'entretien qu'il leur donne , sauf à rompre le
marché dès qu'il cesse de leur convenir. Je ne
parle point de l'esclavage, parcequ'il est contraire
à la nature, et qu'aucun droit ne peut l'autoriser.
Il n'y a rien de tout cela dans la société poli-
tique. Loin que le chef ait un intérêt naturel au
Digitized by
Google
1
ÉCONOMIE POLITIQUE. 7
bonheur des particuliers , il ne lui est pas rare de
chercher le sien dans leur misère. La magistra-
ture est-elle héréditaire, c*est souvent un enfant
qui commande à des hommes; est-elle élective,
mille inconvénients se font sentir dans les élec-^
tions 'y et 1 on perd , dans Tun et lautre cas , tou^
les avantages de la paternité. Si vous n avez qu un
seul chef, vous êtes à la discrétion dun maître
qui na nulle raison de vous aimer; si vous en
avez plusieurs, il faut supporter à la fois leur
tyrannie et leurs divisions. En un mot, les abus
sont inévitables, et leurs suites funestes dans toute
société où Fintérêt public et les lois n ont aucune
force naturelle, et sont sans cesse attaqués par
l'intérêt personnel et les passions du chef et des
membres.
Quoique les fonctions du père de famille et du
premier magistrat doivent tendre au même but,
c'est par des voies si différentes , leur devoir et
leurs, droits sont tellement distingués, quon ne
peut les confondre sans se former de fausses idées
des lois fondamentales de la société, et sans tom-
ber dans des erreurs fatales au genre humain. En
efiPet, si la voix de la nature est le meilleur con-
seil que doive écouter un bon père pour bien
remplir ses devoirs, elle nest, pour le magistrat,
qu'un faux guide qui travaille sans cesse à l'écarter
des siens, et qui lentratne tôt ou tard à sa perte
Digitized by
Google
8 ÉCONOMIE POLITIQUE,
ou à celle de Tétat, s'il n'est retenu par la plus su-
blime vertu. La seule précaution nécessaire au
père de famille est de se garantir de la déprava-
tion , et d'empêcher que les inclinations naturelles
ne se corrompent en lui; mais ce sont elles qui
corrompent le magistrat. Pour bien faire, le pre-
mier n a qu'à consulter son cœur ; lautre devient
un traître au moment qu'il écoute le sien : sa rai-
son même lui doit être suspecte, et il ne doit suivre
d'autre règle que la raison publique, qui est la
loi. Aussi la nature a-t-elle fait une multitude de
bons pères de Ëimille ; mais, depuis l'existence du
monde, la sagesse humaine a fait bien peu de
bons magistrats.
De tout ce que je viens d'exposer, il s'ensuit que
c'est avec raison qu'on a distingué ïéœnomie pu--
blique de Yéconomie particulière, et que la cité
n'ayant rien de commun avec la famille que l'obli-
gation qu'ont les chefs de rendre heureuses l'une
et l'autre, leurs droits ne sauroient dériver de la
même source, ni les mêmes règles de conduite
convenir à toutes les deux. J'ai cru qu'il suffîroit
de ce peu de lignes pour renverser l'odieux système
que le chevalier Filmer a tâché d'établir dans un
ouvrage intitulé Patriarcha, auquel deux hommes
illustres ont fait trop d'honneur en écrivant des
livres pour lui répondre : au reste, cette erreur
est fort ancienne , puisque Aristote même , qui
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 9
ladopte en certains lieux de ses Politiques, juge
à propos de la combattre en dautres.
Je prie mes lecteurs de bien distinjjuer encore
Yéconomie publique dont j ai à parler, et que j'ap-
pelle gowemementy de l'autorité suprême que j*ap-
pelle souveraineté; distinction qui consiste en ce
que lune a le droit législatif, et oblige, en certains
cas, le corps même de la nation , tandis que lautre
n a que la puissance exécutrice , et ne peut obliger
que les particuliers. Voyez Politique et Souve-
RAmETÉ.
Qu'on me permette d'employer pour un mo-
ment une comparaison commune et peu exacte
à bien des égards, mais propre à me faire mieux
entendre.
Le corps politique, pris individuellement, peut
être considéré comme un corps organisé,- vivant,
et semblable à celui de l'homme. Le pouvoir sou-
verain représente la tête ; les lois et les coutumes
sont le cerveau, principe des nerfs et siège de
lentendement , de la volonté, et des sens, dont
les juges et magistrats sont les organes ; le com-
merce, l'industrie et l'agriculture sont la bouche
et l'estomac qui préparent la subsistance com-
mune; les finances publiques sont le sang, qu'une
sage éœnomie, en faisant les fonctions du cœur,
renvoie distribuer partout le corps la nourriture
et la vie; les citoyens sont le corps et les membres
Digitized by
Google
lo ÉCONOMIE POLITIQUE,
qui font mouvoir, vivre, et travailler la machine,
et qu on ne saurok blesser en aucune partie
qu'aussitôt l'impression douloureuse ne s en porte
au cerveau si lanimal est dans un état de santé.
La vie de Tun et de lautre est le mot commua
au tout, la sensibilité réciproque et la correspon-
dance interne de toutes les parties. Cette com-
munication vient-elle à cesser, lunité formelle à
s'évanouir, et les parties contiguës à n'appartenir
plus l'une à l'autre que par j uxta-position ; l'homme
est mort, ou l'état est dissous.
Le corps politique est donc aussi un être moral
qui a une volonté; et cette volonté générale, qui
tend toujours à la conservation et au bien-être du
tout et de chaque partie, et qui est la source des
lois, est, jiour tous les membres de l'état, par rap-
port à eux et à lui , la régie du juste et de l'injuste;
vérité qui, pour le dire en passant, montre avec
combien de sens tant d'écrivains ont traité de vol
la subtilité prescrite aux enfants de Lacédémone
pour gagner leur frugal repas; comme si tout ce
qu'ordonne la loi pouvoit ne pas être légitime.
Voyez au mot Droit la source de ce grand et lu-
mineux principe, dont cet article est le dévelop-
pement.
Il est important de remarquer que cette règle
de justice, sûre par rapport à tous les citoyens,
peut être ifeutive avec les étrangers; et la raison
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. ii
de ceci est évidente; cest qu alors la volonté de
Tétat, quoique générale par rapport à ses mem-
bres, ne Test plus par rapport aux autres états et
à leurs membres, mais devient pour eux une vo-
lonté particulière et individuelle, qui a sa régie
de justice dans la loi de nature; ce qui rentre éga-
lement dans le principe établi , car alors la grande
ville du monde devient le corps politique dont la
loi de nature est toujours la volonté générale, et
dont les états et peuples divers ne sont que des
membres individuels.
De ces mêmes distinctions appliquées à chaque
société politique et à ses membres, découlent les
r^les les plus universelles et les plus sûres sur
lesquelles on puisse juger dun bon ou d'un mau-
vais gouvernement, et en général de la moralité
de toutes les actions humaines.
Toute société politique est composée d autres
sociétés plus petites de différentes espèces, dont
chacune a ses intérêts et ses maximes : mais ces
sociétés, que chacun aperçoit parcequ elles ont
une forme extérieure et autorisée, ne sont pas les
seules qui existent réellement dans Tétat; tous les
particuUers qu un intérêt commun réunit en com-
posent autant d autres, permanentes ou passa-
gères, dont la force nest pas moins réelle pour
être moins apparente, et dont les divers rapports
bien observés font la véritable connoissance des
Digitized by
Google
12 ÉCONOMIE POLITIQUE,
mœurs. Ce sont toutes ces associations tacites ou
formelles qui modifient de tant de manières les
apparences de la volonté publique par llnfluence
de la leur. lia volonté de ces sociétés particulières
a toujours deux relations; pour les membres de
lassociation, c'est une volonté générale; pour la
grande société, c'est une volonté particulière, qui
très souvent se trouve droite au premier égard ,
et vicieuse au second. Tel peut être prêtre dévot,
ou brave soldat, ou patricien zélé, et mauvais ci-
toyen. Telle délibération peut être avantageuse à
la petite communauté et très pernicieuse à la
grande. Il est vrai que, les sociétés particulières
étant toujours subordonnées à celles qui les con-
tiennent, on doit obéir à celles-ci préférablement
aux autres; que les devoirs du citoyen vont avant
ceux du sénateur, et ceux de l'homme avant ceux
du citoyen : mais malheureusement l'intérêt per-
sonnel se trouve toujours en raison inverse du
devoir, et augmente à mesure que l'association
devient plus étroite et l'engagement moins sacré ;
preuve invincible que la volonté la plus générale
est aussi toujours la plus juste, et que la voix du
peuple est en effet la voix de Dieu.
Il ne s'ensuit pas pour cela que les délibérations
publiques soient toujours équitables ; elles peu-
vent ne l'être pas lorsqu'il s'agit d'affaires étran-
gères; j'en ai dit la raison. Ainsi il n'est pas im-
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. i3
possible quune république bien gouvernée fasse
une guerre injuste; il ne Test pas non plus que le
conseil d une démocratie passe de mauvais décrets
et condamne les innocents : mais cela n'arrivera
jamais que le peuple ne soit séduit par des intérêts
particuliers qu'avec du crédit et de Téloqiience
quelques hommes adroits sauront substituer aux
siens. Alors autre chose sera la déUbération pu-
blique, et autre chose la volonté générale. Qu'on
ne m'oppose donc point la démocratie d'Athènes,
parceque Athènes n'étoit point en efFet une dé-
mocratie, mais une aristocratie très tyrannique,
gouvernée par des savants et des orateurs. Exa-
minez avec soin ce qui se passe dans une délibé-
ration quelconque, et vous verrez que la volonté
générale est toujours pour le bien commun; mais
très souvent il se fait une scission secrète, une
confédération tacite, qui, pour des vues particu-
lières, sait éluder la disposition naturelle de l'as-
semblée. Alors le corps social se divise réellement
en d'autres dont les membres prennent une vo-
lonté générale, bonne et juste à l'égard de ces
nouveaux corps, injuste et mauvaise à l'égard du
tout dont chacun d'eux se démembre.
On voit avec quelle faciUté l'on explique, à
l'aide de ces principes , les contradictions apparen-
tes qu'on remarque dans la conduite de tant
d'hommes remplis de scrupule et d'honneur a
Digitized by
Google
i4 ÉCONOMIE POLITIQUE,
certains égfards, trompeur» et fripons à d'autres;
foulant aux pieds les plus sacrés devoirs ^ et fidèles
jusqu a la mort à des engagements souvent illégi-
times. Cest ainsi que les hommes les fins corrom*
pus rendent toujours quelque sorte d'hommage
à la foi publique; c'est ainsi que les brigands
mêmes, qui sont les ennemis de la yertu dans la
grande société, en adorent le simulacre dans leurs
cavernes.
En établissant la volonté générale pour premier
principe de Yéconomie pubhque, et régie fonda-^
mentale du gouvernement, je nai pas cru néces-
saire d examiner sérieusement^ si les magistrats
appartiennent au peuple ou le peuple aux magis-
trats, et si, dans les affaires publiques, on doit
consulter le bien de l'état ou celui des chefs. De-
puis long-temps cette question a été décidée d'une
manière par la pratique, et d'une autre par la
raison; et en général ce seroit une grande folie
d'espérer que ceux qui dans le fait sont les maî-
tres préféreront un autre intérêt au leur. 11 seroit
donc à propos de diviser encore VécQnomie publi-
que en populaire et tyrannique. La première est
celle de tout état où règne entre le peuple et les
chefe unité d'intérêt et de volonté ; l'autre existera
nécessairement par-tout où le gouvernement et le
peuple auront des intérêts différents, et par con-
séquent des volontés opposées. Les maximes de
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. i5
celle-ci sont inscrites au long dans les archives de
rhîstoire et dans les satires de Machiavel. Les
autres ne se trouvent que dans les écrits des phi-
losophes qui osent réclamer les droits de Fhunia-
nité.
I. La première et plus importante maxime du
gouvernement légitime ou populaire, c est-à-dire
de celui qui a pour ohjet le bien du peuple, est
donc, comme je lai dit, de suivre en tout la vo-
lonté générale : mais pour la suivre il faut la con-
noltre , et sur-tout la bien distinguer de la volonté
particulière en commençant par soi-même; dis-
tinction toujours fort difficile à faire, et pour la-
quelle il n'appartient qua la plus sublime vertu
de donner de suffisantes lumières. Comme pour
vouloir il faut être libre, une autre difficulté, qui
nest guère moindre, est d assurer à-la-fois la li-
berté publique et lautorité du gouvernement.
Cherchez les motifs qui ont porté les hommes,
unis par leurs besoins mutuels dans la grande
société, à s'unir plus étroitement par des sociétés
civiles, vous n'en trouverez point d'autre que celui
d'assurer les biens, la vie et la liberté de chaque
membre par la protection de tous: or, comment
forcer des hommes à défendre là liberté de l'un
d'entre eux sans porter atteinte à celle des autres?
et comment pourvoir aux besoins pubhcs sans
altérer la propriété particuUère de ceux qu'on
Digitized by
Google
i6 ÉCONOMIE POLITIQUE,
force dy contribuer? De quelques sophismes
qu'on puisse colorer tout cela, il est certain que,
si Ton peut contraindre ma volonté, je ne suis
plus libre; et que je ne suis plus maître de mon
bien , si quelque autre peut y toucher. Cette dif-
ficulté, qui devoit sembler insurmontable, a été
levée avec la première par la plus sublime de
toutes les institutions humaines, ou plutôt par
une inspiration céleste, qui apprit à Thomme à
imiter ici-bas les décrets immuables de la Divinité.
Par quel art inconcevable a-t-on pu trouver le
moyen d assujettir les hommes pour les rendre
libres; d'employer au service de l'état les biens,
les bras, et la vie même de tous ses membres,
sans les contraindre et sans les consulter; d'en-
chaîner leur volonté de leur propre aveu, de faire
valoir leur consentement contre leur refus , et de
les forcer à se punir eux-mêmes quand ils font ce
qu'ils n'ont pas voulu? Gomment se peut-il faire
qu'ils obéissent et que personne ne commande,
qu'ils servent et n'aient point de maître ; d'autant
plus libres en effet que, sous une apparente su-
jétion, nul ne perd de sa liberté que ce qui peut
nuire à celle d'un autre? Ces prodiges sont l'ou-
vrage de la loi. C'est à la loi seule que les hommes
doivent la justice et la liberté; c'est cet organe sa-
lutaire de la volonté de tous qui rétabUt dans le
droit l'égalité naturelle entre les hommes; c'est
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 17
fette voix céleste qui dicte à chaque citoyen les
préceptes de la raison publique, et lui apprend à
agir selon les maximes de son propre jugement,
et à n'être pas en contradiction avec lui-même.
C'est elle seule aussi que les chefe doivent faire
parler quand ils commandent; car sitôt qu'indé-
pendamment des lois un homme en prétend sou-
mettre un autre à sa volonté privée, il sort à l'in-
stant de l'état civil , et se met vis-à-vis de lui dans le
pur état de nature, où l'obéissance n'est jamais
prescrite que par la nécessité.
Le plus pressant intérêt du chef, de même que
son devoir le plus indispensable, est donc de veil-
ler à l'observation des lois dont il est le ministre,
et sur lesquelles est fondée toute son autorité. S'il
doit les faire observer aux autres, à plus forte
raison doit-il les obsei'ver lui-même, qui jouit de
toute leur faveur : car son exemple est de telle
force, que, quand même le peuple voudroit bien
souffrir qu'il s'affranchit du joug de la loi, il de-
vroit se garder de profiter d'une si dangereuse
prérogative, que d'autres s'efforceroient bientôt
d'usurper à leur tour, et souvent à son préjudice.
Au fond, comme tous les engagements de la so-
ciété sont réciproques par leur nature, il n'est pas
possible de se mettre au-dessus de la loi sans re-
noncer à ses avantages; et personne ne doit rien
h quiconque prétend ne rien devoir à personne.
MELANGES. a
Digitized by
Google
i8 ÉCONOMIE POLITIQUE.
Par la même raison nulle exemption de la loi ne
sera jamais accordée, à quelque titre que ce puisse
être, dans un gouvernement bieii policé. Les ci-
toyens même qui ont bien mérité de la patrie
doivent être récompensés par des honneurs, et
jamais par des privilèges; car la république est à
la veille de sa ruine sitôt que quelqu'un peut
penser qu il est beau de ne pas obéir aux lois. Mais
si jamais la noblesse, ou le militaire, ou quelque
autre ordre de l'état, adoptoit une pareille maxi-
me, tout seroit perdu sans ressource.
La puissance des lois dépend encore plus de
leur propre sagesse que de la sévérité de leurs mi-
nistres, et la volonté publique tire son plus grand
poids de la raison qui la dictée : c'est pour cela
que Platon regarde comme une précaution très
importante de mettre toujours à la tête des édits
un préambule raisonné qui en montre la justice
et l'utilité. En effet, la première des lois est de
respecter les lois : la rigueur des châtiments n'est
qu'une vaine ressource imaginée par de petits
esprits pour substituer la terreur à ce respect
qu'ils ne peuvent obtenir. On a toujours remar-
qué que les pays où les supplices sont le plus ter-
ribles sont aussi ceux où ils sont le plus fréquents;
de sorte que la cruauté des peines ne marque
guère que la multitude des infracteurs, etquen
punissant tout avec la même sévérité l'on force
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 19
lescoiipables de commettre des crimes pour échap-
per à la punition de leurs fautes.
Mais quoique le gouvernement ne soit pas le
maître de la loi, c'est beaucoup den être le garant
. et d'avoir mille moyens de la faire aimer. Ce n'est
qu'en cela que consiste le talent de régner. Quand
on a la force en main, il n'y a point d'art à faire
trembler tout le monde, et il n'y en a pas même
beaucoup à gagner les cœurs ; car l'expérience a
depuis long-temps appris au peuple à tenir grand
compte à ses chefs de tout le mal qu'ils ne lui font
pas, et à les adorer quand il n'en est pas haï. Un
imbécile obéi peut comme un autre punir les for-
faits : le véritable homme d'état sait les prévenir ;
c'est sur les volontés encore plus que sur les ac-
tions qu'il étend son respectable empire. S'il pou-
voit obtenir que tout le monde fît bien , il n'auroit
lui-même plus rien à faire , et le chef-d'œuvre de
ses travaux seroit de pouvoir rester oisif. Il est
certain, du moins, que le plus grand talent des
chefs est de déguiser leur pouvoir pour le rendre
moins odieux, et de conduire l'état si paisible-
ment qu'il semble n'avoir pas besoin de conduc-
teurs.
Je conclus donc que, comme le premier devoir
du législateur est de conformer les lois à la volonté
générale, la première régie de Yéconomie publique
est que l'administration soit conforme aux lois.
Digitized by
Google
2<i ÉCONOMIE POLITIQUE.
C'en sera même assez pour que Tétat ne soit pas
mal gouverné, si le législateur a pourvu, comme
il le devoit, à tout ce que&igeoient les lieux, le
climat , le sol , les mœurs , le voisinage , et tous les
rapports particuliers du peuple qu'il avoit à insti-
tuer. Ce n'est pas qu'il ne reste encore une infi-
nité de détails de police et d'économie ^ abandonnés
à la sagesse du gouvernement: mais il a toujours
deux régies infaillibles pour se bien conduire dans
ces occasions : l'une est l'esprit de la loi, qui doit
servir à la décision des cas qu'eUe n'a pu prévoir;
l'autre est la volonté générale, source et supplé-
ment de toutes les lois, et qui doit toujours être
consultée à leur défaut. Comment, medira-t-on,
connoitre la volonté générale dans les cas où elle
ne s'est point expliquée? faudra-t-il assembler
toute la nation à chaque événement imprévu? Il
faudra d'autant moins l'assembler, qu'il n'est pas
sûr que sa décision fût l'expression de la volonté
générale; que ce moyen est impraticable dans un
grand peuple, et qu'il est rarement nécessaire
quand le gouvernement est bien intentionné : car
les chefs savent assez que la volonté générale est
toujours pour le parti le plus favorable à l'intérêt
pubhc , c'est-à-dire le plus équitable ; de sorte qu'il
ne faut qu'être juste pour s'assurer de suivre la
volonté générale. Souvent, quand on la choque
trop ouvertement, elle se laisse apercevoir malgré
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 21
le frein terrible de lautorité publique. Je cherche
le plus près qu'il m'est possible les exemples à
suivre en pareils cas. A la Chine, le prince a pour
maxime constante de donner le tort à ses officiers
dans toutes les altercations qui s'élèvent entre eux
et le peuple. Le pain est-il cher dans une province,
Imtendant est mis en prison. Se fait-il dans une
autre une émeute, le gouverneur est cassé, et
chaque mandarin répond sur sa tète de tout le
mal qui arrive dans son département. Ce n est pas
qu'on n'examine ensuite l'affaire dans un procès
régulier; mais une longue expérience en a fait
prévenir ainsi le jugement. L'on a rarement en
eela quelque injustice à réparer; et l'empereur,
persuadé que' la clameur publique ne s'élève
jamais sans sujet, démêle toujours , au travers des
cris séditieux qu'il punit , de justes griefs qu'il re-
dresse.
Cest beaucoup que d'avoir fait régner l'ordre
et la paix dans toutes les parties de la république;
c*est beaucoup que l'état soit tranquille et la loi
respectée : mais, si l'on ne fait rien de plus, il y
aura dans tout cela plus d'apparence que de réa-
lité, et le gouvernement se fera difficilement obéir
s'il se borne à l'obéissance. S'il est bon de savoir
employer les hommes tels qu'ils sont, il vaut
beaucoup mieux encore les rendre tels qu'on a
besoin qu'ils soient : l'autorité la plus absolue est
Digitized by
Google
aa ÉCONOMIE POLITIQUE,
celle qui pénétre jusqu'à l'intérieur de rhomme,
et ne s'exerce pas moins sur la volonté que sur les
actions. Il est certain que les peuples sont à la
longue ce que le gouvernement les feitêtre; guer-
riers, citoyens, hommes, quand il le veut; po-
pulace et canaille quand il lui plait : et tout prince
qui méprise ses sujets se déshonore lui-même en
montrant qu'il n'a pas su les rendre estimables.
Formez donc des hommes si vous voulez com-
mander à des hommes; si vous voulez qu'on
obéisse aux lois, feites qu'on les aime, et que, pour
foire ce qu'on doit, il suffise de songer qu'on le
doit foire. C'étoit là le grand art des gouverne-
ments anciens, dans ces temps reculés où les phi-
losophes donnoient des lois aux peuples, et n'em-
ployoient leur autorité qu'à les rendre sages et
heureux. De là tant de lois soraptuaires, tant de
règlements sur les mœurs, tant de maximes pu-
bliques admises ou rejetées avec le plus grand
soin. Les tyrans mêmes n'oublioient pas cette im-
portante partie de l'administration, et on les
voyoit attentifs à corrompre les mœurs de leurs
esclaves avec autant de soin qu'en avoient les ma-
gistrats à corriger celles de leurs concitoyens.
Mais nos gouvernements modernes, qui croient
avoir tout foit quand ils ont tiré de l'argent, n'i-
maginent pas même qu'il soit nécessaire ou pos-
sible d'aller jusque-là.
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. aS
II. Seconde régie essentielle de Yéconomie pu-
blique , non moins importante que la première.
Voulez-vous que la volonté générale soit accom-
plie, feites que toutes les volontés particulières s'y
rapportent ; et comme la vertu n'est que cette con-
formité de la volonté particulière à la générale,
pour dire la même chose en un mot, faites régner
la vertu.
Si les politiques étoient moins aveuglés par leur
ambition , ils verroient combien il est impossible
qu'aucun établissement, quel qu'il soit, puisse
marcher selon l'esprit de son institution , s'il n'est
dirigé selon la loi du devoir^ ils sentiroient que le
plus grand ressort de l'autorité publique est dans
le cœur des citoyens , et que rien ne peut suppléer
aux mœurs pour le maintien du gouvernement.
Non seulement il n'y a que des gens de bien qui
sachent administrer les lois, mais il n'y a dans le
fond que d'honnêtes gens qui sachent leur obéir.
Celui qui vient à bout de braver les remords ne
tardera pas à braver les supplices; châtiment
moins rigoureux, moins continuel, et auquel on
a du moins l'espoir d'échapper; et quelques pré-
cautions qu'on prenne, ceux qui n'attendent que
l'impunité pour mal faire ne manquent guère de
moyens d'éluder la loi ou d'échapper à la peine.
Alors, comme tous les intérêts particuliers se réu-
nissent contre l'intérêt général, qui n'est plus
Digitized by
Google
!i4 ÉCONOMIE POLITIQUE,
celui de personne, les vices publics ont plus de
force pour énerver les lois que les lois n en ont
pour réprimer les vices; et la corruption du
peuple et des chefe s^étend enfin jusqu'au gouver-
nement, quelque sage qu'il puisse être. Le pire de
tous les abus est de n'obéir en apparence aux lois
que pour les enfreindre en effet avec sûreté. Bien-
tôt les meilleures lois deviennent les plus funes-
tes : il vaudroit mieux cent fois qu'elles n'existas-
sent pas; ce seroit une ressource qu'on auroit
encore quand il n'en reste plus. Dans une pareille
situation l'on ajoute vainement édits sur édits,
règlements sur règlements : tout cela ne sert qu'à
introduire d'autres abus sans corriger les premiers.
Plus vous multipliez les lois, plus vous les rendez
méprisables: et tous les surveillants que vous in-
stituez ne sont que de nouveaux infracteurs des-
tinés à partager avec les anciens, ou à faire leur
pillage à part. Bientôt le prix de la vertu devient
celui du brigandage : les hommes les plus vils sont
les plus accrédités; plus ils sont grands, plus ils
sont méprisables; leur infamie éclate dans leurs
dignités , et ils sont déshonorés par leurs honneurs.
S'ils achètent les suffrages des chefs ou la protec-
tion des femmes, c'est pour vendre à leur tour la
j ustice , le devoir et l'état ; et le peuple , qui ne voit
pas que ses vices sont la première cause de ses
malheurs, murmure, et s'écrie en gémissant:
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. a5
tt Tous mes maux ne viennent que de ceux que je
««paie pour m en garantir. »
C'est alors qu'à la voix du devoir, qui ne parle
plus dans les cœurs, les chefs sont forcés de sub-
stituer le cri de la terreux ou le leurre d'un intérêt
apparent dont ils trompent leurs créatures. C'est
alors qu'il fout recourir à toutes les ])etites et mé-
prisables ruses qu'ils appellent maximes cCélat et
mystères du cabinet. Tout ce qui reste de vigueur
au gouvernement est employé par ses membres à
se perdre et supplanter l'un l'autre, tandisque les
affaires demeurent abandonnées, ou ne se font
qu'à mesure que l'intérêt personnel le demande
et selon qu'il les dirige. Enfin toute l'habileté de
ces grands pohtiques est de fasciner tellement les
yeux de ceux dont ils ont besoin, que chacun
croie travailler pour son intérêt en travaillant
pour le leur; je dis le leur, si tant est qu'en effet
le véritable intérêt des chefs soit d anéantir les
peuples pour les soumettre, et de ruiner leur
propre bien pour s'en assurer la possession.
Mais quand les citoyens aiment leur devoir, et
que les dépositaires de l'autorité publique s'ap-
pliquent sincèrement à nourrir cet amour par
leur exemple et par leurs soins , toutes les diffi-
cultés s'évanouissent; l'administration prend une
facilité qui la dispense de cet art ténébreux dont
la noirceur fait tout le mystère. Ces esprits vastes,
Digitized by
Google
26 ÉCONOMIE POLITIQUE.
si dangereux et si admirés, tous ces grands mi*
nistres dont la gloire se confond avec les malheurs
du peuple, ne sont plus regrettés : les mœurs pu-
bliques suppléent au génie des chefs; et plus la
vertu règne, moins les talents sont nécessaires.
L ambition même est mieux servie par le devoir
que par l'usurpation : le peuple , convaincu que
ses chefs ne travaillent qu a faire son bonheur, les
dispense par sa déférence de travailler à affermir
leur pouvoir; et l'histoire nous montre en mille
endroits que lautorité qu'il accorde à ceux quïl
aime et dont il est aimé, est cent fois plus absolue
que toute la tyrannie des usurpateurs. Ceci ne si-
gnifie pas que le gouvernement doive craindre
d'user de son pouvoir, mais qu'il n'en doit user
que d'une manière légitime. On trouvera dans
l'histoire mille exemples de chefs ambitieux ou
pusillanimes que la mollesse ou l'orgueil ont per-
dus; aucun qui se soit mal trouvé de n'être qu'é-
quitable. Mais on ne doit pas confondre la négli-
gence avec la modération , ni la douceur avec la
fbiblesse. 11 faut être sévère pour être juste. Souf-
frir la méchanceté qu'on a le droit et le pouvoir
de réprimer, c'est être méchant soi-même. Sicuti
enim est aliquandb misericordia puniens ^ itàestcru-
délitas parcens. August. Epist. 54*
Ce n'est pas assez de dire aux citoyens : Soyez
bons; il faut leur apprendre à l'être; et l'exemple
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 27
inème, qui esta cet égard la première leçon, n est
pas le seul moyen qu'il faille employer : lamour
de la patrie est le plus efficace ; car, comme je lai
déjà dit, tout homme est vertueux quand sa
volonté particulière est conforme en tout à la vo-
lonté générale, et nous voulons volontiers ce que
veulent les gens que nous aimons.
11 semble que le sentiment de l'humanité s éva-
pore et s'affoiblisse en s étendant sur toute la terre,
et que nous ne saurions être touchés des calami-
tés de la Tartarie ou du Japon , comme de celles
d un peuple européen. Il &ut en quelque manière
borner et comprimer l'intérêt et la commiséra-
tion pour lui donner de l'activité. Or, comme ce
penchant en nous ne peut être utile qu'à ceux
avec qui nous avons à vivre , il est bon que l'hu-
manité, concentrée entre les concitoyens, prenne
en eux une nouvelle force par l'habitude de se voir
et par l'intérêt commun qui les réunit. Il est cer-
tain que les plus grands prodiges de vertu ont
été produits par l'amour de la patrie : ce senti-
ment doux et vif, qui joint la force de l'amour-
propre à toute la beauté de la vertu , lui donne
une énergie qui, sans la défigurer, en fait la
plus héroïque de toutes les passions. C'est lui qui
produisit tant d'actions immortelles dont l'éclat
éblouit nos fbibles yeux , et tant de grands hom-
mes dont les antiques vertus passent pour des
Digitized by
Google
a8 ÉCONOMIE POLITIQUE,
fables depuis que lamour de la patrie est tourné
en dérision. Ne nous en étonnons pas; les trans-
ports des cœurs tendres paroissent autant de chi-
mères à quiconque ne les a point sentis ; et lamour
de la patrie, plus vif et plus délicieux, cent fois
que celui d une maîtresse, ne se conçoit de même
qu en l'éprouvant : mais il est aisé de remarquer
dans tous les cœurs quil échauffe, dans toutes les
actions qu'il inspire, cette ardeur bouillante et
sublime dont ne brille pas la plus pure vertu
quand elle en est séparée. Osons opposer Socrate
même à Caton : l'un étoit plus philosophe, et
l'autre plus citoyen. Athènes étoit déjà perdue, et
Socrate n'avoit plus de patrie que le monde entier:
Caton porta toujours la sienne au fond de son
cœur; il ne vivoit que pour elle et ne put lui sur-
vivre. La vertu de Socrate est celle du plus sage
des hommes ; mais entre César et Pompée, Caton
semble un dieu parmi des mortels. L'un instruit
quelques particuliers, combat les sophistes, et
meurt pour la vérité; Tautre défend l'état, la li-
berté , les lois , contre les conquérants du monde,
et quitte enfin la terre quand il n'y voit plus de
patrie à servir. Un digne élève de Socrate seroit
le plus vertueux de ses contemporains; un digne
émule de Caton en seroit le plus grand, La vertu
du premier feroit son bonheur; le second cher-
cheroit son bonheur dans celui de tous. Nous se-
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 29
fions instruits par l'un et conduits par lautre : et
cela seul décideroit de la préférence ; car on n a
jamais fait un peuple de sages , mais il n est pas
impossible de rendre un peuple heureux.
Voulons-nous que les peuples soient vertueux,
commençons donc4)ar leur faire aimer la patrie.
Mais comment laimeront-ils, si la patrie nest
rien de plus pour eux que pour des étrangers, et
qu'elle ne leur accorde que ce qu elle ne peut re-
fuser à personne? Ce seroitbien pis s'ils n'y jouis-
soient pas même de la sûreté civile, et que leurs
biens, leur vie ou leur liberté, fussent à la discré-
tion des hommes puissants , sans qu'il leur fût pos-
sible ou permis d'oser réclamer les lois. Alors,
soumis aux devoirs de l'état civil sans jouir même
des droits de l'état de nature et sans pouvoir em-
ployer leurs forces pour se défendre, ils seroient
par conséquent dans la pire condition où se puis-
sent trouver des hommes libres, et le mot de patrie
ne pourroit avoir pour eux qu'un sens odieux ou
ridicule. Il ne faut pas croire que l'on puisse of-
fenser ou couper un bras, que la douleur ne s'en
porte à la tête; et il n'est pas plus croyable que
la volonté générale consente qu'un membre de
letat, quel qu'il soit, en blesse ou détruise un
autre , qu'il ne l'est que les doigts d'un homme
usant de sa raison aillent lui crever les yeux. La
sûreté particulière est tellement liée avec la con-
Digitized by
Google
3o ÉCONOMIE POLITIQUE,
fédération publique , que , sans les égards que Ton
doit à la foiblesse humaine, cette convention se-
roit dissoute par le droit, s'il périssoit dans letat
un seul citoyen qu'on eût pu secourir, si Ton en
retenoit à tort un seul en prison , et s il se perdoit
un seul procès avec une injustice évidente; car,
les conventions fondamentales étant enfreintes,
on ne voit plus quel droit ni quel intérêt pourroit
maintenir le peuple dans Tunion sociale, à moins
qu'il n y fût retenu par la seule force qui fait la
dissolution de l'état civil.
En effet, l'engagement du corps de la nation
n'est-il pas de pourvoir à la conservation du der-
nier de ses membres avec autant de soin qu'à celle
de tous les autres? et le salut d'un citoyen est-il
moins la cause commune que celui de tout l'état?
Qu'on nous dise qu'il est bon qu'un seul périsse
pour tous ; j'admirerai cette sentence dans la bou-
che d'un digne etvertueux patriote qui se consacre
volontairement et par devoir à la mort pour le sa-
lut de son pays : mais si Ion entend qu'il soit per-
mis au gouvernement de sacrifier un innocent au
salut de la multitude, je tiens cette maxime pour
une des plus exécrables que jamais la tyrannie
ait inventées , la plus fausse qu'on puisse avancer,
la plus dangereuse qu on puisse admettre , et la
plus directement opposée aux lois fondamentales
de la société. Loin qu'un seul doive périr pour
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 3i
tous, tous ont engagé leurs biens et leurs vies à la
défense de chacun d eux, afin que la foiblcsse par-
ticulière fût toujours protégée par la force pu-
blique, et chaque membre par tout letat. Apres
avoir par supposition retranché du peuple un in-
dividu après Fautre, pressez les partisans de cette
maxime à mieux expliquer ce qu'ils entendent par
le corps de Célat, et vous verrez qu'ils le réduiront,
à la fin, à un petit nombre d'hommes qui ne sont
pas le peuple, mais les officiers du peuple, et qui,
s'étant obligés par un serment particulier à périr
eux-mêmes pour son salut, prétendent prouver
par-là que c'est a lui de périr pour le leur.
Veut-on trouver des exemples de la protection
que 1 état doit à ses membres et du respect qu'il
doit à leurs personnes, ce n'est que chez les plus
illustres et les plus courageuses nations de la terre
qu'il faut les'chercher, et il n'y a guère que les peu-
ples libres où l'on sache ce que vaut un homme.
A Sparte on sait en quelle perplexité se trouvoit
toute la république lorsqu'il étoit question de pu-
nir un citoyen coupable. En Macédoine , la vie
d'un homme étoit une affaire si importante, que,
dans toute la grandeur d'Alexandre, ce puissant
monarque n'eût osé de sang-froid faire mourir un
Macédonien criminel, que l'accusé n'eût comparu
pour se défendre devant ses concitoyens, et n'eût
été condamné par eux. Mais les Romains se distin-
Digitized by
Google
32 ÉCONOMIE POLITIQUE,
guèrent au-dessus de tous les peuples de la terre
par les égards du gouvernement pour les particu-
liers, et par son attention scrupuleuse à respecter
les droits inviolables de tous les membres de letat.
Il n y avoit rien de si sacré que la vie des simples
citoyens ; il ne falloit pas moins que rassemblée de
tout le peuple pour en condamner un : le sénat
même ni les consuls, dans toute leur majesté,
n en avoient pas le droit; et, chez le plus puissant
peuple du monde , le crime et la peine d'un citoyen
étoient une désolation publique : aussi parut-il si
dur d'en verser le sang pour quelque crime que
ce pût être, que, par la loi Porcia, la peine de
mort fut commuée en celle de l'exil, pour tous
ceux qui voudroient survivre à la perte d'une si
douce patrie. Tout respiroit à Rome et dans les
armées cet amour des concitoyens les uns pour les
autres , et ce respect pour le nom roînain qui éle-
voit le courage et animoit la vertu de quiconque
avoit l'honneur dç le porter. Le chapeau d'un ci-
toyen délivré d'esclavage, la couronne civique de
celui qui avoit sauvé la vie à un autre , étoient ce
qu'on regardoit avec le plus de plaisir dans la
pompe des triomphes; et il est à remarquer que
des couronnes dont on honoroit à la guerre les
belles actions, il n'y avoit que la civique et celle
destriomphateursquifussentd'herbeet de feuilles,
toutes les autres n'étoient que d'or. C'est ainsi que
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 33
Rome fut vertueuse, et devint la maîtresse du
monde. Chefs ambitieux , un pâtre gouverne ses
chiens et ses troupeaux^ et n est que le dernier des
hommes! S'il est beau de commander, c est quand
ceux qui nous obéissent peuvent nous honorer :
respectez donc vos concitoyens , et vous vous ren-
drez respectables; respectez la Uberté, et votre
puissance augmentera tous les jours ; ne passez
jamais vos droits , et bientôt ils seront sans bornes.
Que la patrie se montre donc la mère commune
des citoyens; que les avantages dont ils jouissent
dans leur pays le leur rendent cher ; que le gou-
vernement leur laisse assez de part à Fadminis-*
tration publique pour sentir qu*ils sont chez eux,
et que les lois ne soient à leurs yeux que les garants
de la commune liberté. Ces droits, tout beaux
qu^ils sont, appartiennent à tous les hommes;
mais, sans paroître les attaquer directement, la
mauvaise volonté des chefs en réduit aisément
lefiet à rien. La loi dont on abuse sert à-la-fois au
puissant d^arme offensive et de bouclier contre le
fbible; et le prétexte du bien public est toujours
le plus dangereux fléau du peuple. Ce qu'il y a de
plus nécessaire et peut-être de plus difficile dans
le gouvernement, c'est une intégrité sévère à ren-
dre justice à tous, et sur-tout à protéger le pauvre
contre la tyrannie du riche. Le plus grand mal
est déjà fait, quand on a des pauvres à défendre
MÉLAKGES. 3
Digitized by
Google
34 ÉCONOMIE POLITIQUE,
et des riches à contenir. C'est sur la médiocrité
seule que s exerce toute la force des lois; elles sont
également impuissantes contre les trésors du riche
et contre la misère du pauvre ; le premier les élude,
le second leur échappe; l'un brise la toile, et l'au-
tre passe au travers.
C'est donc une des plus importantes affaires du
gouvernement de prévenir l'extrême inégalité des
fortunes ; non en enlevant les trésors à leurs })OS-
sesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d'en ac-
cumuler; ni en bâtissant des hôpitaux pour les
pauvres , mais en garantissant les citoyens de le de-
venir. Les hommes inégalement distribués sur le
territoire, et entassés dans un lieu tandis que les
autres se dépeuplent; les arts d'agrément et de
pure industrie favorisés aux dépens des métiers
utiles et pénibles ; l'agriculture sacrifiée au com-
merce; le publicain rendu nécessaire par la mau-
vaise administration des deniers de l'état ; enfin la
vénalité poussée à tel excès, que la considération
se compte avec les pistoles, et que les vertus
mêmes se vendent à prix d'argent : telles sont les
causes les plus sensibles de Fopulence et de la mi-
sère, de l'intérêt particulier substitué à l'intérêt
public, de la haine mutuelle des citoyens, de leur
indifférence pour la cause commune, de la cor-
ruption du peuple, et de l'affoiblissement de tous
les ressorts du gouvernement. Tels sont par consé-
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 35
quent les maux qu'on guérît difficilement quand
ils se font sentir, mais qu'une sage administration
doit prévenir, pour maintenir avec les bonnes
mœurs le respect pour les lois, lamour de la pa-
trie, et la vigueur de la volonté générale.
Mais toutes ces précautions seront insuffisan-
tes, si Ton ne sy prend de plus loin encore. Je
finis cette partie de Yéconomie publique par où
j aurois dû la commencer. La patrie ne.peut„$ub-
sister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu,
ni la vertu sans les citoyens: vous aurez tout si
vous formez dès citoyens; sans cela vous n'aurez
que de méchants esclaves, à commencer par les
chefe de l'état. Or, former des citoyens n'est pas
laf&ire d'un jour; et, pour les avpir hommes, il
faut les instruire enfants. Qu'on me dise que qui-
conque aHêsTïommes à gouverner ne doit pas
chercher hors de leur nature une perfection dont
ils ne sont pas susceptibles ; qu'il ne doit pas vouloir
détruire en eux les passions, et que l'exécution
d'un pareil projet ne seroit pas plus désirable que
possible. Je conviendrai d'autant mieux de tout
cela, qu'un homme qui n'auroit point de pas-
sions seroit certainement un fort mauvais citoyen :
mais il faut convenir aussi que si Ton n'apprend
point aux hommes à n'aimer rien, il n'est pas im-
possible de leur apprendre à aimer un objet plu-
tôt qu'un autre, et ce qui est véritablement beau
"^ 3.
Digitized by
Google
36 ÉCONOMIE POLITIQUE,
plutôt que ce qui est difforme. Si, par exemple,
on les exerce assez tôt à ne jamais regarder leur
individu que par ses relations avec le corps de l'é-
tat , et à n'apercevoir, pour ainsi dire, leur propre
existence que comme une partie de la sienne , ils
pourront parvenir enfin à s'identifier en quelque
sorte avec ce plus grand tout, à se sentir membres
de la patrie, à l'aimer de ce sentiment exquis que
tout homme isolé n'a que pour soi-même, à élever
perpétuellement leur ame à ce grand objet, et à
transformer ainsi en une vertu sublime cette dis-
position dangereuse d où naissent tous nos vices.
Non seulement la philosophie démontre la possi-
bilité de ces nouvelles directions, mais Thistoire
en fournit mille exemples éclatants: s'ils sont si
rares parmi nous, c'est que personne ne se soucie
qu'il y ait des citoyens, et qu'on s'avise encore
moins de s'y prendre assez tôt pour les former. Il
n'est plus temps de changer nos inclinations na-
turelles quand elles ont pris leur cours et que
l'habitude s'est jointe à Famour-propre; il n'est
plus temps de nous tirer hors de nous-mêmes
quand une fois le moi humain concentré dans nos
cœurs y a acquis cette méprisable activité qui ab-
sorbe toute vertu et fait la vie des petites âmes.
Gomment l'amour de la patrie pourroit-il germer
au milieu de tant d'autres passions qui l'étouflFent?
et que rcste-t-il pour les concitoyens d'un cœur
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 3;
déjà partagé entre lavarice, une maîtresse, et la
vanité?
C'est du prenaier moment de la vie qu'il feut ap-
prendre à mériter de vivre; et comme on parti-
cipe en naissant au droit des citoyens , Finstant de
notre naissance doit être le commencement de
l'exercice de nos devoirs. S'il y a des lois pour l'âge
mûr^ il doit y en avoir pour l'enfance, qui ensei-
gnent à obéir aux autres; et, comme on ne laisse
pas la raison de chaque homme unique arbitre de
ses devoirs , on doit d'autant moins abandonner
aux lumières et aux préjugés des pères l'éducation
de leurs enfants, ({u'elle importe à l'état encore
plus qu'aux pères ; car , selon le cours de la nature,
la mort du père lui dérobe souvent les derniers
fruits de cette éducation, mais la patrie en sent
tôt ou tard les effets ; l'état demeure, et la famille
se dissout. Que si l'autorité publique, en prenant
la place des pères , et se chargeant de cette impor-
tante fonction , acquiert leurs droits en remplis-
sant leurs devoirs, ils ont d'autant moins sujet de
s'en plaindre, qu'à cet égard ils ne font propre-
ment que changer de nom, et qu'ils auront en
commun, sous le nom de citoyens, la même au-
torité sur leurs enfants qu'ils exerçoient séparé-
ment sous le nom de pères, et n'en seront pas
moins obéis en parlant au nom de la loi qu'ils l'é-
toient en parlant au nom de la nature. L'éduca-
Digitized by
Google
38 ÉCONOMIE POLITIQUE,
tion publique, sous des régies prescrites par le
gouvernement, et sous des magistrats établis par
le souverain, est donc une des maximes fonda-
mentales du gouvernement populaire ou légitime.
Si les enfants sont élevés en commun dans le sein
de légalité, s*ils sont imbnsi d^lôts de j^tat et des
maximes de la volonté générale , s'ils sont instruits
à les respecter par-dessus toutes choses , s'ils sont
environnés d'exemples et d'objets qui leur par-
lent sans cesse de la tendre mère qui les nourrit,
de l'amour qu'elle a pour eux, des biens inesti-
mables qu'ils reçoivent d'elle, et du retour qu'ils
lui doivent , ne doutons pas qu'ils n'apprennent
ainsi à se chérir mutuellement comme des frères ,
à ne vouloir jamais que ce que veut la société, à
substituer des actions d'hommes et de citoyens au
stérile et vain babil des sophistes , et à devenir
un jour les défenseurs et les pères de la patrie dont
ils auront été si long-temps les enfants.
Je ne parlerai point des magistrats destinés à
présider à cette éducation, qui certainemëiit est
la plus importante affaire de l'état. On sent que si
de telles marques de la confiance publique étoient
légèrement accordées, si cettefbnction sublime n'é-
toit pour ceux qui auroient dignement rempli
toutes les autres le prix de leurs travaux, l'hono-
rable et doux repos de leur vieillesse et le comble
de tous les honneurs , toute 1 entreprise seroit in-
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 3g
utile et l'éducation sans succès; car par-tout où la
leçon n'est pas soutenue par l'autorité , et le pré-
cepte par lexemple, l'instruction demeure sans
fruit; et la vertu. même perd son crédit dans la
bouche de celui qui ne la pratique pas. Mais que
des guerriers illustres, courbés sous le faix de
leui?Tàurîërs7p r èc he nt le couragc;-q4iê de§, ma-
gistrats intégres, blanchis dans la pourpre et sur
les tribunaux, enseignent la justice : les uns et les
autres se formeront ainsi de vertueux succes-
seurs, et transmettront dage en âge aux généra-
tions suivantes l'expérience et les talents des chefs ,
le courage et la vertu des citoyens, et l'émulation
commune à tous de vivre et mourir pour la
patrie.
Je ne sache que jtjpis .peuples qui aient autre-
fois pratiqué l'éducation publique; savoir, les
Cretois , les I^céd^émqniens, etles anciens Perses :
chez tous les trois elle eut le plus granB succès, et
fit des prodiges chez les deux derniers. Quand le
monde s'est trouvé divisé en nations trop grandes
pour pouvoir être bien gouvernées , ce moyen n'a
plus été praticable; et d'autres raisons, que le lec-^
teur peut voir aisément, ont encore empêché
qu'il n'ait été tenté chez aucun peuple moderne.
C'est une chose très remarquable que les Romains
aient pn^ej^passer; mais Rome fut, durant cinq
cents ans ~ un miracle continuel que le monde ne
Digitized by
Google
4o ÉCONOMIE POLITIQUE,
doit plus espérer de revoir. La vertu des Romains,
engendrée par Fhorreur de la tyrannie et des
crimes des tyrans, et par lamour inné de la pa-
trie, fit de toutes leurs maisons autant d'écoles de
citoyens ; et le pouvoir sans bornes des pères
sur leurs enfants mit tant de sévérité dans la po-
lice particulière, que le père, plus craint que les
magistrats, étoit dans son tribunal domestique le
censeur des mœurs et le vengeur des lois.
C est ainsi qu un gouvernement attentif et bien
intentionné, veillant sans cesse à maintenir ou
rappeler chez le peuple lamour de la patrie et les
bonnes mœurs, prévient de loin les maux qui ré-
sultent tôt ou tard de rindifférence des citoyens
pour le sort de la république, et contient dans
d'étroites bornes cet intérêt personnel qui isole
tellement les particuliers , que Tétat s affoiblit par
leur puissance , et n a rien à espérer de leur bonne
volonté. Par-tout où le peuple aime son pays,
respecte les lois, et vit simplement, il reste peu
de chose à faire pour le rendre heureux; et dans
l'administration publique , où la fortune a moins
de part qu au sort des particuliers^ la sagesse est
si près du bonheur que ces deux objets se confon-
dent.
III. Ce n est pas assez davoir des citoyens et de
les protéger, il faut encore songer à leur subsis-
tance; et pourvoir aux besoins publics est une
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 41
suite évidente de la volonté général^, et le troi-
sième devoir essentiel du gouvernement. Ce de-
voir n est pas , comme on doit le sentir, de rem-
plir les greniers des particuliers et les dispenser
du travail , mais de maintenir labondance telle-
ment à leur portée, que, pour lacquérir, le tra-
vail soit toujours nécessaire et ne soit jamais in-
utile. Il s'étend aussi à toutes les opérations qui
regardent lentretîen du fisc et les dépenses de
ladministration publique. Ainsi , après avoir parlé
de Yéconomie générale par rapport au gouverne-
ment des personnes , il nous reste à la considérer
par rapport à ladministration des biens.
Cette partie n'ofFre pas moins de difficultés à
résoudre ni de contradictions à lever que la pré-
cédente. Il est certain que le droit de propriété est
le plus sacré de tous les droits des citoyens, et plus
important , à certains égards, que la liberté même ;
soit parcequ'il tient de plus près à la conservation
de la vie; soit parceque, les biens étant plus faciles
à usurper et plus pénibles à défendre que la per-
sonne, on doit plus respecter ce qui peut se ravir
plus aisément; soit enfin parceque la propriété
est le vrai fondement de la société civile, et le vrai
garant des engagements des citoyens; car si les
biens ne répondoient pas des personnes, rien ne
seroit si facile que d'éluder ses devoirs et de se
moquer des lois. D'un autre côté , il n'est pas moins
Digitized by
Google
42 ÉCONOMIE POLITIQUE,
sûr que le maintien de Tétat et du gouvernement
exige des frais et de la dépense; et comme qui-
conque accorde la fin ne peut refuser les moyens ,
il s ensuit que les membres de la société doivent
contribuer de leurs biens à son entretien. De plus,
il est difficile d assurer d un côté la propriété des
particuliers 5ans lattaquer dun autre, et il ne&t
pas possible que tous les règlements qui regar-»
deiit Tordre des successions, les testaments, les
contrats, ne gênent les citoyens , à certains égards,
sur la disposition de leur propre bien, et parcon*
séquent &ur leur droit de propriété.
Mais , outre ce que j'ai dit ci-devant de 1 accord
qui régne entre 1 autorité de la loi et la liberté du
citoyen^ îl y ^i p^r rapport à la disposition des
biens, une remarque importante à faire, qui lève
bien des difficultés: c'est, comme la montré Puf-
fendorf, que, par la nature du droit de propriété,
il ne s'étend point au-delà de la vie du proprié-
taire, et qu'àFinstant qu un homme est mort son
bien ne lui appartient plus. Ainsi , lui prescrire
les conditions sous lesquelles il en peut disposer,
cest au fond moins altérer son droit en apparence
que l'étendre en effet.
En général, quoique l'institution des lois qui
règlent le pouvoir des particuliers dans la dispo-
sition de leur propre bien n'appartienne qu au
souverain, l'esprit de ces lois, que le gouverne-
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 43
ment doit suivre dans leur application, est que,
de père en fils et de proche en proche, les biens
de la famille en sortent et s aliènent le moins qu'il
est possible. Il y a une raison sensible de ceci en
Ëiveur des enfants, à qui le droit de propriété se-
roit foi-t inutile si le père ne leur laissoit rien, et
qui de plus, ayant souvent contribué par leur tra-
vail à 1 acquisition des biens du père, sont de
leur chef associés à son droit. Mais une autre rai-
sou plus éloignée, et non moins importante, est
que^ien n'est plus funeste aux mœurs et à la répu-
blique que les changements continuels d etatet de
fortune jentre les citoyens ; changements qui sont
la preuve et la source de mille désordres , qui bou-
leversent et confondent tout , et par lesquels ceux
qui sont élevés pour une chose se trouvant des-
tinés pour une autre , ni ceux qui montent ni ceux
qui descendent ne peuvent prendre les maximes
ni les lumières convenables à leur nouvel état, et
beaucoup moins en remplir les devoirs. Je passe
à Tobjet des finances publiques.
Si le peuple se gouvernoit lui-même , et qu'il
n'y eût rien d'intermédiaire entre l'administration
de l'état et les citoyens, ils n'auroient qu'à se co-
tiser dans l'occasion, à proportion des besoins
publics et des facultés des particuUers ; et comme
chacun ne perdroit jamais de vue le recouvrement
ni l'emploi des deniers , il ne pourroit se glisser
Digitized by
Google
44 ÉCONOMIE POLITIQUE,
ni fraude ni abus dans leur maniement; letat ne
seroit jamais obéré de dettes ni le peuple accablé
d'impôts, ou du moins la sûreté de Femploi le
consoleroit de la dureté de la taxe. Mais les choses
ne sauroient aller ainsi; et, quelque borné que
soit un état, la société civile y est toujours trop
nombreuse pour pouvoir être gouvernée par tous
ses membres. 11 faut nécessairement que les de-
niers publics passent par les mains des chefs, les-
quels, outre l'intérêt de Fétat, ont tous le leur
particulier, qui n'est pas le dernier écouté. Le
peuple, de son côté, qui s'aperçoit plutôt de l'a-
vidité des chefe et de leurs folles dépenses que des
besoins publics, murmure de se voir dépouiller
du nécessaire pour fournir au superflu d'autrui ;
et, quand une fois ces manœuvres Font aigri jus-
qu'à certain point, la plus intègre administration
ne viendroit pas à bout de rétablir la confiance.
Alors si les contributions sont volontaires, elles
ne produisent rien ; si elles sont forcées, elles sont
illégitimes ; et c'est dans cette cruelle alternative
de laisser périr Fétat ou d'attaquer le droit sacré
de la propriété, qui en est le soutien, que con-
siste la difficulté d'une juste et sage économie.
La première chose que doit faire après l'établis-
sement des lois l'instituteur d'une république,
c'est de trouver un fonds suffisant pour l'entretien
des magistrats et autres officiers, et pour toutes
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 4S
les dépenses publiques. Ce fonds s appelle œrarium
ou fisc ^ s'il est en argent; domaine public , s'il est
en terres; et ce dernier est de beaucoup préfé-
rable à l'autre par des raisons faciles à voir. Qui-
conque aura suffisamment réfléchi sur cette ma-
tière ne pourra guère être à cet égard d'un autre
avis que Bodin% qui regarde le domaine public
comme le plus honnête et le plus sûr de tous les
moyens de pourvoir aux besoins de l'état; et il est
à remarquer que le premier soin de Romulus ,
dans la division des terres, fut den destiner le
tiers à cet usage. J'avoue qu'il n'est pas impossible
que le produit du domaine mal administré se ré-
duise à rien ; mais il n'est pas de l'essence du do-
maine d'être mal administré.
Préalablement à tout emploi , ce fonds doit être
assigné ou accepté par l'assemblée du peuple ou
des états du pays, qui doit ensuite en déterminer
Tusage. Après cette solennité, qui rend ces fonds
inaliénables, ils changent pour ainsi dire de na-
ture, et leurs revenus deviennent tellement sacrés ,
que c'est non seulement le plus infâme de tous
les vols, mais un crime de lèse-majesté, que d'en
détourner la moindre chose au préjudice de leur
destination. C'est un grand déshonneur pour
Rome que l'intégrité du questeur Caton y ait été
* * J. Bodin, qui a v^cu sous les rè(;nes de Henri III et de Henri IV,
•st auteur d*an ouvrage intitalé les six livres de la République.
Digitized by
Google
46 ÉCONOMIE POLITIQUE,
un sujet de remarque, et qu'un empereur, ré-
compensant de quelques écus le talent d un chan-
teur, ait eu besoin d'ajouter que cet argent venoit
du bien de sa famille et non de celui de l'état*.
Mais s'il se trouve peu de Galbas, où cherche-
rons-nous des Gâtons? Et quand une fois le vice
ne déshonorera plus, quels seront les chefs assez
scrupuleux pour s'abstenir de toucher aux re-
venus publics abandonnés à leur discrétion, et
pour ne pas s'en imposer bientôt à eux-mêmes ,
en affectant de cqnfondre leurs vaines et scanda-
leuses dissipations avec la gloire de l'état, et les
moyens d'étendre leur autorité avec ceux d'aug-
menter sa puissance? C'est sur-tout en cette déli-
cate partie de Fadministration que la vertu est le
seul instrument efficace, et que l'intégrité du ma-
gistrat est le seul frein capable de contenir son
avarice. Les livres et tous les comptes des régis-
seurs servent moins à déceler leurs infidélités qu'à
les couvrir; et la prudence n'est jamais aussi
prompte à imaginer de nouvelles précautions
que la friponnerie à les éluder. Laissez donc les
registres et papiers, et remettez les finances en
des mains fidèles; c'est le seul moyen quelles
soient fidèlement régies.
Quand une fois les fonds publics sont établis ,
»* Trait de Tempereur Galba rapporté par Plutarque (Vie de
Galba), et rappelé par Montaigne, livre III, chap. tï.
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 47
les chefs de letat en sont de droit les administra-
teurs; car cette administration fait une partie du
gouvernement, toujours essentielle, quoique non
toujours également: son influence augmente à
mesure que celle des autres ressorts diminue ; et
Ton peut dire qu'un gouvernement est parvenu à
son dernier degré de corruption quand il n a plus
d autre nerf que largent: or, comme tout gou-
vernement tend sans cesse au relâchement , cette
seule raison montre pourquoi nul état ne peut
subsister si ses revenus n'augmentent sans cesse.
Le premier sentiment de la nécessité de cette
augmentation est aussi le premier signe du dés-
ordre intérieur de 1 état ; et le sage administrateur,
en songeant à trouver de largent pour pourvoir
au besoin présent, ne néglige pas de rechercher
la cause éloignée de ce nouveau besoin , comme
un marin, voyant leau gagner son vaisseau,
n oubUe pas , en faisant jouer les pompes , de
feire aussi chercher et boucher la voie.
De cette règle découle la plus importante
maxime de l'administration des finances, qui est
de travailler avec beaucoup plus de soin à pré-
venir les besoins qu'à augmenter les revenus. De
quelque diligence qu'on puisse user, le secours
qui ne vient qu'après le mal , et plus lentement ,
laisse toujours l'état en souffrance : tandis qu'on
songe à remédier à un mal, un autre se fait déjà
Digitized by
Google
48 ÉCONOMIE POLITIQUE,
sentir, et les ressources mêmes produisent de nou-
veaux inconvénients; de sorte qu a la fin la nation
s'obère, le peuple est foulé , le gouvernement perd
toute sa vigueur, et ne fait plus que peu de chose
avec beaucoup dargent. Je crois que de cette
grande maxime bien établie découloient les pro-
diges des gouvernements anciens, qui faisoient
plus avec leur parcimonie que les nôtres avec
tous leurs trésors; et cest peut-être de là quest
dérivée lacception vulgaire du mot diéœnomie^
qui s'entend plutôt du sage ménagement de ce
quon a que des moyens d'acquérir ce que Ton
n a pas.
Indépendamment du domaine public , qui rend
à letat à proportion de la probité de ceux qui le
refissent, si Ton connoissoit assez toute la force
de l'administration générale , sur-tout quand elle
se borne aux moyens légitimes , on seroit étonne
des ressources qu'ont les chefs pour prévenir tous
les besoins publics sans toucher aux biens des
particuliers. Comme ils sont les maîtres de tout
le commerce de l'état, rien ne leur est si facile que
de le diriger d'une manière qui pourvoie à tout,
souvent sans qu'ils paroissent s'en mêler. La dis-
tribution des denrées, de l'argent, et des mar-
chandises, par de justes proportions selon les
temps et les lieux, est le vrai secret des finances et
la source de leurs richesses, pourvu que ceux qui
Digitized by
Google
I
ÉCONOMIE POLITIQUE. 49
les administrent sachent porter leurs vues assez
loin, et £ûre dans Foccasion une perte apparente
et prochaine, pour avoir réellem^it des profits
immenses dans un temps éloigné. Quand on voit
un gouvernement payer des di^oits loin d en rece-
voir, pour la sortie des blés dans les années d a-
bondance, et pour leur introduction dans les an-
nées de disette, on a besoin d avoir de tels faits
sous les yeux pour les croire véritables, et on les
mettroit au rang des romans, s'ils se fussent passés
anciennement. Supposons que, pour prévenir la
disette dans les mauvaises années, on proposât
d établir des magasins publics ; dans combien de
pays Tentretien d un établissement aussi utile ne
serviroit-il pas de prétexte à de nouveaux impôts !
A Genève, ces greniers, établis et entretenus par
une sage administration, font la ressource pu-
blique dans les mauvaises années, et le principal
revenu de letat dans tous les temps : Mit et ditat,
c'est la belle et juste inscription qu'on lit sur la
façade de l'édifice. Pour exposer ici le système
économique d'un bon gouvernement , j'ai souvent
tourné les yeux sur celui de cette république;
heureux de trouver ainsi dans ma patrie l'exemple
de la sagesse et du bonheur que je voudrois voir
régner dans tous les pays !
Si l'on examine comment croissent les besoins
d'un état, on trouvera que souvent cela arrive à-
mélârges. 4
Digitized by
Google
5o ÉCONOMIE POLITIQUE,
pen-'près comme chez les particuliers, moins par
une Téritable néeessité que par un accroissement
de désirs inutiles, et que souvent on n augmente
la dépense que pour avoir un prétexte d'augmen-
ter la recette, de sorte que Fétat gagneroit quel-
quefois à se passer detre riche, et que cette ri-
chesse apparente lui (est au fond plus onéreuse
que ne seroit la pauvreté même. On peut espérer,
il est vrai , de tenir les peuples dans une dépen-
dance plus étroite , en leur donnant d une main
ce qu'on leur a pris de Vautre, et ce fut la politique
dont usa Joseph avec les Égyptiens; mais ce vain
sophisme est d'autant plus funeste à l'état, que
l'argent ne rentre plus dans les mêmes main^ dont
il est sorti; et qu'avec de pareilles maximes on
n'enrichit que des &iné^its de la dépouille des
hommes utiles.
Le goût des conquêtes est une des causes les
plus sensibles et les plus dangereuses de cette aug-
mentation. Ce goût engendré souvent par une
autre espèce d'ambition que celle qu'il semble an^
nonoer, nest pas toujours ce qu'il paraît être, et
n'a pas tant pour véritaJ:de motif le désir apparent
d'agrandir la nation que le désir caché d'augmen-
ter au-^dedans l'autorité des chefs, à laide de l'aug-
mentation des troupes et à la &veur de la diTer-
sion que font les objets de la guerre dans l'^esprit
des citoyens.
Digitized by
Google
ÉCOnOMIS POLITIQUE. 5i
Ce qu il y a du moi»» de très o^rtam , c'est que
rien n est s^ fouie ui $i loiséraUe qM les peuples
conquéniftts., et que ieurs «ueoès mêmes ue i<mt
qu'augmenter leurs migres: quand rbisCoire ue
nous l'apprendroit pas ^ la raison wliiroit pour
nous démontrer que {dus un état est grand , et plus
les dépenses y deviennent proportionneUement
fortes .et onéreuses; car il &ut que toutes les pro-
vîneesfournis^ent leur contingent aux fraisde l'ad
ministration générale, et que chacune outre cela
fasse pour la sienne particulière la mto>e dé-
pense que si elle étoit indépendante. Ajoutez que
toutes les fortunes se font dans un lieu et se con^
somment dans un autre; ce qui rompt i>iaitôt
1 équilibre du produit et de la consommation > et
appauvrit beaucoup de pays pour enrichw wie
seule viUc
Autr^ source de Faugmentation des besoins
publics 9 qui tient à la précédente. Il peut venir
un temps où les citoyens, ne se regardant plus
comme intéressés à la cause commune, eessch-
roient dlèjtr^ les défenseurs de la patrie, et où les
IB^i^trats aimeroient mjeu?: commander à des
mieroenaires qu à des hommes libres , ne Sàt^ce
qu afin d'employer en temps et lieu les premi^^
pour uùfiw assujettir les autres. Tel fut rél:at de
fiome sur la fin de la république et sous les
empereurs; car toutes les victoires des jHremiers
4-
Digitized by
Google
52 ÉCONOMIE POLITIQUE.
Romains , demêtne que celles d'Alexandre, avoient
été remportées par de braves citoyens, qui sa-
Yoient donner au besoin leur sang pour la patrie,
mais qui ne le vendoient jamais. Ce ûe fut qu au
siège de Yéies qu'on commença de payer llnfiin-
terte romaine; et Marins fut le premier qui, dans
laguerre de Jugurtfaa , déshonora les légions, en
y introduisant des afFranchis, vagabonds, et au-
tres mercenaires. Devenus les ennemis des peuples
qu'ils s'étoient chargés de rendre heureux, les ty-
rans établirent des troupes réglées, en apparence
pour contenir l'étranger, et en effet pour oppri-
mer l'habitant. Pour former ces troupes, il fallut
enlever à la terre des cultivateurs, dont le défaut
diminua la quantité des denrées, et. dont l'entre-
tien introduisit des impôts qui en augmentèrent
le prix. Ce premier désordre fît murmurer les
peuples: il fallut, pour les réprimer, multiplier
les troupes, et par conséquent la misère; et plus
le désespoir augmentoit, plus on se voyoit con-
traint de l'augmenter encore pour en prévenir les
effets. D'un autre côté, ces mercenaires, qu'on
pouvoit estimer sur le prix auquel ils se vendoient
eux-mêmes, fiers de leur avilissement, méprisant
les lois dont ils étoient protégés, et leurs frères,
dont ils mangeoient le pain , se crurent plus ho-
norés d'être les satellites de César que les défen-
seurs de Rome ; et, dévoués à une obéissance aveu-
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 53
gle, tenoient par état le poignard levé sur^ leurs
concitoyens, prêts à tout égorger au premier
signal. Il ne seroit pas difficile de montrer que ce
fîlt là une des principales causes de la ruine de
Fempire romain.
L'invention de lartillerie et des fortifications a
forcé de nos jours les souverains de FEurope à ré^
tablir Fusage des troupes réglées pou r garder leurs
places; mais, avec des motifs plus légitimes, il est
à craindre que FefiPet n'en soit également funeste.
Il n*en faudra pas moins dépeupler les campagnes
pour former les armées et les garnisons; pour les
entretenir il n en faudra pas moins fouler les
peuples; et ces dangereux établissements s ac-
croissent depuis quelque temps avec une telle
rapidité dans tous nos climats , qu on n en peut
prévoir que la dépopulation prochaine de FEu-
rope, et tôt ou tard la ruine des peuples qui
Ffaabitent.
Quoi quil en soit, on doit voir que de telles
institutions renversent nécessairement le vrai sys-
tème économique qui tire le principal revenu de
Fétat dn domaine public, et ne laissent que la res-
source fâcheuse des subsides et impôts, dont il me :
reste à parler.
Il £siut se ressouvenir ici que le fondement du
pacte social est la propriété ; et sa première con-
dition , que chacun soit maintenu dans la paisible
Digitized by
Google
54 ÉCOHOMIE POLITIQUE,
jouissance de ce qui lui ap{>artient. Il est vrai que,
par le même traité^ chacun s'oblige, au moins ta^
citement, à se cotiser dans les besoins publics :
mais cet engagement ne pouvant nuire à la loi
fondamentale, et supposant FéTidence du besoin
reconnue par les contribuables , on voit que, pour
être légitime, cette cotisation doit être volontaire,
non d'une volonté particulière, comme s'il étoit
nécessaire[d'avoir le consentement de chaque ci*^
toyen ^ et qu'il ne dût fournir que ce qu'il lui plaît,
ce qui seroit directement contre l'esprit de la con*
fédération, mais d'une volonté générale, à la plu*
ralité des voix, et sur un tarif proportionnel qui
ne laisse rien d'arbitraire à l'imposition.
Cette vérité , que les impôts ne peuvent être
établis légitimement que du consentemetit du
peuple ou de ses représentants, a été reconnue
généralement de tous les philosophes et juris-
consultes qui se sont acquis quelque réputation
dans les matières d^ droit politique, sans excep-
ter Bodin même. Si quelques uns ont établi des
i^asimes contraires en apparence, outre qu'il est
aisé de voir les motifs particuliers qui les y ont
portés, ils y mettent tant de conditions et de res-
trictions, qu'au fond la chose revient exactement
au même : car que le peuple puisse refuser, ou
que le souverain ne doive pas exiger, cda est in-
différent quant au droit; et s'il nest question que
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 55
de la force, c est la chose la plus inutile que d exa*
miner ce qui est lé^time ou non.
Les contributions qui se lèvent sur le peuple
sont de deux sortes : les unes réelles, qui se per*-
qoivent sur les dboses; les autres personnelles, qui
se paient par tète. On donne aux unes et aux au*
très les noms d'impôts ou de subsides: quand le
peuple fixe la somme qu'il accorde, elle s appelle
subside; quand il accorde tout le produit dune
taxe, alors c'est un impôt. On trouve dans le livre
àeïEsprit des lois que limpositioQ par tète est plus
propre a la servitude, et la taxe réelle plus con->
venable à la liberté \ Cela seroit incontestable si
les contingents par tête étoient égaux ; car il n y
auroit rien de plus disproportionné qu une pa-
reille taxe; et c'est sur-tout dans les proportions
exactement observées que consiste 1 esprit de la
liberté. Mais si la taxe par tête e#t exactement pro-
portionnée aux moyens des particuliers, comme
pourroit être celle qui porte en France le nom de
capitaiion, et qui de cette manière est à-la-fois
rédJe et personnelle, elle est la plus équitable, et
par conséquent la plus conveiiable à des hommes
libres. Ces proportions paroissent dabord très
faciles à observer, parceque, étant relatives à l'état
que chacun tient dans le monde, les indications.
sont toujours publiques ; mais, outre que 1 avarice, .
• • Uv. Xni, ch. XIV.
Digitized by
Google
56 ÉCONOMIE POLITIQUE,
le crédit et la fraude savent éluder jusqu a Févi-
dence, il est rare qu'on tienne compte dans ces
calculs de tous les Cléments qui doivent y entrer.
Premièrement , on doit considérer le rapport des
quantités selon lequel, toutes choses égales, celui
qui a dix fois plus de bien qu un autre doit payer
dix fois plus que lui : secondement , le rapport des
usages, c'est-à-dire la distinction du nécessaire et
du superflu. Celui qui n a que le simple nécessaire
ne doit rien payer du tout ; la taxe de celui qui a
du superflu peut aller au besoin jusqu a la con-
currence de tout ce qui excède son nécessaire. A
cela il dira qu'eu égard à son rang, ce qui seroit
superflu pour un homme inférieur est nécessaire
pour lui; mais c'est un mensonge : car un grand
a deux jambes ainsi qu'un bouvier, et n'a qu un
ventre non plus que lui. De plus, ce prétendu
nécessaire est si peu nécessaire à son rang, que,
s'il savoit y renoncer pour un sujet louable, il n'en
seroit que plus respecté. Le peuple se prosterne-
roit devant un ministre qui iroit au conseil à pied ,
pour avoir vendu ses carrosses dans un pressant
besmn de l'état. Enfin la loi ne prescrit la magni-
ficence à personne, et la bienséance n'est jamais
une raison contre le droit.
Un troisième rapport qu'on ne compte jamais,
et qu on devroit toujours compter le premier, est
celui des utilités que chacun retire de la con£édé-
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. S^
ration sociale, qui protège fortement les immenses
possessions du riche, et laisse à peine un misé-
rable jouir de la chaumière qu'il a construite de
ses mains. Tous les avantages de la société ne sont-
ils pas pour les puissants et les riches? tous les
emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux
seuls? toutes les grâces, toutes les exemptions, ne
leur sont-elles pas réservées? et lautorité publique
n'est-elle pas tout en leur faveur? Qu'un homme
de considération vole ses créanciers ou Êisse d'au-
tres friponneries, n'est-il pas toujours sûr de llm-
puttUé? Les coups de bâton qu'il distribue, les
violences qn'il commet, les meurtres mêmes et
les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-
ce pas des afiaires qu'on assoupit, et dont au bout
de six mois il n'est plus question? Que ce même
homme soit volé, toute la police est aussitôt en
mouvement; et malheur aux innocents quil soup-
çonne! Passe-t-il dans un lieu dangereux, voilà
les escortes en campagne; l'essieu de sa chaise
vient-il à rompre, tout vole à son secours; fait-on
du bruit à sa porte, il dit un mot, et tout se tait;
la foule Tincommode-t-elle, il fait un signe, et
tout se range; un charretier se trouve-t-il sur son
passage, ses gens sont prêts à l'assommer; et cin-
quante honnêtes piétons allant à leurs affaires se-
roient plutôt écrasés qu^un faquin oisif retardé
dans son équipage. Tous ces égards ne lui coûtent
Digitized by
Google
58 ÉCONOMIE POLITIQUE,
pas un sou ; ils sont le droit de Thomme riche, et
non le prix de la richesse. Que le tableau du pau-
vre est di£Gérent ! plus Thumanité lui doit, plus la
société lui refuse; toutes les portes lui sont fer-
mées, même quand il a droit de les faire ouvrir;
et si quelquefois il obtient justice, c'est avec plus
de peine qu'un autre n obtiendroit g^ace : s'il y a
des corvées à faire, une milice à tirer, c'est à lui
qu'on donne la préférence; il porte toujours, outre
sa charge, celle dont son voisin plus riche à le
crédit de se faire exempter : au moindre accident
qui lui arrive chacun s'éloigne de lui : si sa pauvre
charrette verse, loin d'être aidé par personne, je
le tiens heureux s'il évite en passant les avanies
des gens lestes d'un jeune duc : en un mot, toute
assistance gratuite le fuit au besoin , précisément
parcequ'il n a pas de quoi la payer ; mais je le tiens
pour un homme perdu s'il a le malheur d'avoir
l'ame honnête, une fille aimable, et nn puissant
voisin.
Une autre attention non moins importante à
faire, c'est que les pertes des pauvres sont beau-
coup moins réparables que celles du riche, et que
la difficulté d'acquérir crott toujours eti raison du
besoin. On ne fiiit rien avec rien ; cela est vrai dans
les affaires comme en physique : l'argent est la se-
mence de l'argent, et h première pistole est quel-
quefois plus difficile à gagner que le second mil*
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 69
lion. Il y a plus encore; cest que tout ce que le
pauvre paie est à jamais perdu pour lui , et reste
ou revient dans les mains du riche; et comme
c*est aux seuk hommes qui ont part au gouver^
nement, ou à ceux qui en approchent, que passe
tôt ou tard le produit des impôts, ils ont, même
en payaàt leur contingent, un intérêt sensible à
les augmenter.
Résumons ai quatre mots le pacte social des
deux états* « Vous avez besoin de moi, car je suis
«riche et vous êtes pauvre; faisons donc un ao-*
«cord entre nous: je permettrai que vous ayez
tt rhonneur de me servir, à condition que vous
« me donâerez le peu qui vous reste pour la peine
« que je prendrai de vous commander, n
Si l'on combine avec soin toutes ces choses, on
trouvera que, pour répartir les taxes dune ma-*
nière équitable et vraiment proportionnelle, Fim-
position nen doit pais être faite seulement en
raiion des biens des contribuables, mais en raison
composée de la différence de leurs conditions et
du superflu de leurs bien$ : opération très impo]>»
tante et très difficile que font tous les jours des
multitudes de commis honnêtes gens et qui savent
larithmédque^ mais dont les Platon et les Mon-
teaquieu n'eussent osé se charger qu en tremblant,
et en demandant au ciel des lumiàres et de Tin-
tégrîté:.
Digitized by
Google
6Ô ÉCONOMIE POLITIQUE.
Un autre inconvénient de la taxe personnelle,
cest de se faire trop sentir et d'être levée avec
trop de dureté; ce qui n'empêche pas qu'elle ne
soit sujette à beaucoup de non-valeurs, parcequ'il
est plus aisé de dérober au rôle et aux poursuites
sa tête que ses possessions.
De toutes les autres impositions, le cens sur les
terres ou la taille réelle a toujours passé pour la
plus avantageuse dans les pays où Ton a plus
d'égard a la quantité du produit et à la sûreté du
recouvrement qu'à la moindre incommodité du
peuple. On a même osé dire qu'il falloit charger
le paysan pour éveiller sa paresse, et qu'il ne feroi t
rien s'il n'avoit rien à payer. Mais Texpérience dé-
ment chez tous les peuples du monde cette maxime
ridicule: c'est en Hollande, en Angleterre, où le
cultivateur paie très peu de chose, et sur-tout à
la Chine, où il ne paie rien, que la terre est le
mieux cultivée. Au contraire , par-tout où le la-
boureur se voit chargé à proportion du produit
de son champ, il le laisse en friche, ou nen retire
exactement que ce qu'il lui faut pour vivre. Car
pour qui perd le fruit de sa peine, c'est gagner
que ne rien faire; et mettre le travail à lamende
est un moyen fort singulier de bannir la paresse.
De la taxe sur les terres ou sur le blé, sur-tout
quand elle est excessive, résultent deux incon-
vénients si terribles, qu'ils doivent dépeupler et
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 6i
ruiner à la longue tous les pays où elle est éta*
bUe.
Le premier vient du défeut de circulation des
espèces, car le ccmimerce et l'industrie attirent
dans les capitales tout largent de la campagne ;
et Fimpot détruisant la proportion qui pouvoit
se trouver encore entre les besoins du laboureur
et le prix de son blé, largent vient sans cesse et
ne retourne jamais : plus la ville est riche, plus
le pays est misérable. Le produit des tailles passe
des mains du prince ou du financier dans celles
des artistes et des marchands; et le cultivateur,
qui nen reçoit jamais que la moindre partie, s'é-
puise enfin en payant toujours également et re-
cevant toujours moins. Ciomment voudroit-on
que pût vivre un homme qui nauroit que des
veines et point d artères , ou dont les artères ne
porteroient le sang qu a quatre doigts du cœur?
Chardin dit quen Perse les droits du roi sur les
denrées se paient aussi en denrées: cet usage,
qu'Hérodote témoigne avoir autrefois été pratiqué
dans le même pays jusqu'à Darius, peut prévenir
le mal dont je viens de parler. Mais, à moins qu'en
Perse les intendants, directeurs , commis et garde-
magasins ne soient une autre espèce de gens que
par-tout ailleurs, j'ai peine à croire qu'il arrive
jusqu'au roi la moindre chose de tous ces pro-
duits, que les blés ne se gâtent pas dans tous les
Digitized by
Google
6» ÉCONOMIE POLITIQUE.
greniers, et que le feu ae ooasume |ib8 k {dnpart
des magasins.
Le second inconvénient vient d*un avantage ap-
parent, qui laisse aggraver les maux avant qnon
les aperçoive : c est que le blé est une denrée que
les impôts ne renobérissent point dans le pays qui
la produit, et dont, malgré son absolue nécessité,
la quantité diminue sans que le prix en augmente ;
ce qui feit que beaucoup de gens meurent de iàtm ,
quoique le blé continue d*être à bon marché, et
que le laboureur reste seul chargé de Fimpôt , qu'il
n a pu défalquer sur le prix de la vente. Il fkut
bien feire attention qu on ne doit pas raisonner
de la taille réelle comme des droits sur toutes les
marchandises, qui en font hausser le prix, et sont
ainsi payés moins par les marchands que par les
acheteurs. Car ces droits, quelque forts qu'ails
puissent être, sont pourtant volontaires, et ne
sont payés par le marchand qu a propor^n des
marchandises qu'il achète ; et comme St n*achéte
qu'à proportion de son débit, il fiiit la loi au par-
ticulier. Mais le laboureur, qui, soit qu'il vende
ou non , est contraint de payer à des termes fixes
pour le terrain qu'il cultive, n'est pas le mattre
d'attendre qu'on mette à sa denrée le prix qu'il lui
plaît ; et quand il ne la vendroit pas pour s entre-
tenir, il seroit forcé de la vendre pour payer la
taille; de sorte que c'est quelquefois Fénormité de
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 63
rimposition qui maiatieBt la dearée à vil prix.
Remarquez encore que les ressources du com-
merce et de Imdustrie , loin de rendre la taille plu»
supportable par labondance de Targ^st , ne la
rendent que, plus onéreuse. Je n'insisterai point
sur une chose très évidente, savoir^ que si la plus
grande ou moindre quantité d'argent dans un
état peut lui donner plus ou moins de crédit au*
dehors > elle ne chas^ en aucune manière la for-
tune réelle des citoyens, et ne les met ni plus ni
moins à leur aise. Mais je ferai ces deux remarques
importantes : Tune, qu a moins que Tétat naît des
denrées superflues et que l'abondance de l'argent
ne vienne de leur débit chez l'étranger, les villes
oà se fidt le commerce se sentent seules de cette
abondance, et que le paysan ne fait qu'en devenir
relativement plus pauvre; l'autre, que le prix de
toutes choses haussant avec la multiplication de
l'argent, il faut aussi que les impôts haussent à
(NTOportion; de sorte que le laboureur se trouve
plus chargé sans avoir plus de ressources.
On doit voir que la taille sur les terres est un
véritable impôt sur leur produit. Cependant cha-
cun convient que rien n'est si dangereux qu'un
impôt sur le blé, payé par l'acheteur : comment
ne voit on pas que le mal est cent fois pire quand
cet impôtest payé par le cultivateur même? N'est-
ce pas attaquer la subsistance de l'état jusque dans
Digitized by
Google
64 ÉCONOMIE POLITIQUE.
sa source? n'est-ce pas travailler aussi directement
qu'il est possible à dépeupler le pays, et par con-
séquent à le ruiner à la longue? car il n y a point
pour une nation de pire disette que celle des
hommes.
Il n'appartient qu au véritable homme d état
d'élever ses vues dans 1 assiette des impôts plus
haut que Tobjet des finances, de transformer des
charges onéreuses en d utiles règlements de po-
lice, et de faire douter au peuple si de tels éta*
blissements n ont pas eu pour fin le bien de la
nation plutôt que le produit des taxes.
Les droits sur l'importation des marchandises
étrangères dont les habitants sont avides sans que
le pays en ait besoin , sur l'exportation de celles
du cru du pays , dont il n'a pas de trop et dont
les étrangers ne peuvent se passer, sur les produc-
tions des arts inutiles et trop lucratifs, sur les
entrées dans les villes des choses de pur agrément,
et en général sur tous les objets de luxe, rempli-
ront tout ce double objet. C'est par de tels impôts,
qui soulagent la pauvreté et chargent la richesse,
qu'il faut prévenir l'augmentation continuelle de
l'inégalité des fortunes, l'asservissement aux riches
d'une multitude d'ouvriers et de serviteurs in-
utiles, la multiplication des gens oisi& dans les
villes , et la désertion des campagnes.
Il est important de mettre entre le prix des
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 65
choses et les droits dont on les charf^e une telle
proportion, que Favidité des particuliers ne soit
point trop portée a la fraude par la grandeur des
profits. Il faut encore prévenir la facilité de la con-
trebande, en préférant les marchandises les moins
faciles à cacher. Enfin il convient que Timpôt soit
payé par celui qui emploie la chose taxée plutôt
que par celui qui la vend, auquel la quantité des
droits dont il se trouveroit chargé donneroit plus
de tentations et de moyens de les frauder. G est
lusage constant de la Chine, le pays du monde
où les impôts sont les plus forts et les mieux payés :
le marchand ne paie rien; lacheteur seul acquitte
le droit, sans qu'il en résulte ni murmures ni sé-
ditions, parceque les denrées nécessaires à la vie ,
telles que le riz et le blé, étant absolument fran-
ches, le peuple n'est point foulé, et Timpôt ne
tombe que sur les gens aisés. Au reste , toutes ces
précautions ne doivent pas tant être dictées par
la crainte de la contrebande que par lattention
que doit avoir le gouvernement à garantir les par-
ticuliers de la séduction des profits illégitimes ,
qui, après en avoir fait de mauvais citoyens, ne
tarderoit pas d en faire de malhonnêtes gens.
Qu on établisse de fortes taxes sur la livrée , sur
les équipages, sur les glaces, lustres et ameu-
blements, sur les étoffes et la dorure, sur les
cours et jardins des hôtels, sur les spectacles de
MÛLkVGm, 5
Digitized by
Google
66 ÉCONOMIE POLITIQUE,
toute espèce 9 sur les professions oiseuses, comme
baladins, chanteurs, histrions, et en un mot sur
cette foule d objets de luxe, d amusement et d'oi-
siveté, qui frappent tous les yeux, et qui peuvent
d autant moins se cacher que leur seule usage est
de se montrer, et qu'ils seroient inutiles sils n'é-
toient vus. Qu on ne craigne pas que de tels pro-
duits fussent arbitraires , pour n être fondés que
sur des choses qui ne sont pas d une absolue né-
cessité : c est bien mal connottre les hommes que
de croire qu après s'être une fois laissé séduire par
le luxe, ils y puissent jamais renoncer; ils renon-
ceroient cent fois plutôt au nécessaire, et aime-
roient encore mieux mourir de faim que de honte.
Laugmentation de la dépense ne sera qu^une
nouvelle raison pour la soutenir, quand la vanité
de se montrer opulent fera son profit du prix de
la chose et des frais de la taxe. Tant qu'il y aura
des riches, ils voudront se distinguer des pauvres;
et l'état ne sauroit se former un revenu moins
onéreux ni plus assuré que sur cette distinction.
Par la même raison , l'industrie n auroit rien à
sou£Frir d'un ordre économique qui enrichiroit
les finances, ranimeroit l'agriculture en soula-
geant le laboureur, et rapprocheroit insensible-
ment toutes les fortunes de cette médiocrité qui
fait la véritable force d'un état. Il se pourroit, je
l'avoue, que les impôts contribuassent à faire
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 67
passer plus rapidement quelques modes : mais ce
ne seroîl jamais que pour en substituer d autres
sur lescfuelles louvrier gagneroit sans que le fisc
eût rien à perdre. En un mot, supposons que les*
prit du gouyernement soit constamment d asseoir
toutes les taxes sur le superflu des richesses, il ar->
rivera de deux choses lune: ou les riches renon-
ceront à leurs dépenses superflues pour n en faire
que d utiles, qui retourneront au profit de letat;
alors lassiette des impôts aura produit Tefiet des
meilleures lois somptuaires, les dépenses de Tétat
auront nécessairement diminué avec celles des
particuliers, et le fisc ne sauroit moins recevoir
de cette manière qull n ait beaucoup moins encore
à débourser : ou si les riches ne diminuent rien
de leurs profusions, le fisc aura dans le produit
des impôts les ressources qu'il cherchoit pour
pourvoir aux besoins réels de Fétat. Dans le pre-
mier cas, le fisc s'enrichit de toute la dépense
qu'il a de moins à faire ; dans le second , il s en-
richit encore de la dépense inutile des particu-
liers.
Ajoutons à tout ceci une importante distinc-
tion en matière de droit politique, et à laquelle**
les gouvernements, jaloux de faire tout par eux-
mêmes, devroient donner une grande attention.
J ai dit que les taxes personnelles et les impôts sur
les chose» d absolue nécessité, attaquant directe'
Digitized by
Google
68 ÉCONOMIE POLITIQUE,
ment le droit de pix>priété, et par conséquent le
vrai fondement de la société politique, sont tou-
jours sujets à des conséquences dangereuses, s^ils
ne sont établis avec lexprès consentement du
peuple ou de ses représentants. Il nen est pas de
même des droits sur les choses dont on peut sin^
terdire Fusage; car alors le particulier n étant
point absolument contraint à payer, sacontribu-^
tion peut passer pour volontaire; de sorte que le
consentement particulier de chacun des contri-
buants supplée au consentement général , et le
suppose même en quelque manière : car pourquoi
le peuple s opposeroit-il à toute imposition qni ne
tombe que sur quiconque veut bien la payer? Il
me paroit certain que tout ce qui n'est ni proscrit
par les lois, ni contraire aux mœurs, et que le
gouvernement peut défendre, il peut le permet-
tre moyennant un droit. Si , par exemple , le gou-
vernement peut interdire l'usage des carrosses, il
peut, à plus forte raison, imposer une taxe sur
les carrosses ; moyen sage et utile d'en blâmer l'u-
sage sans le faire cesser. Alors on peut regarder la
taxe comme une espèce d'amende dont le produit
dédommage de labus qu'elle punit.
Quelqu'un m'objectera peut-être que ceux que
Bodin appelle imposteurs^ c'est-à-dire ceux qui im-
posent ou imaginent les taxes, étant dans la classe
des riches , n'auront garde d'épargner les autres à
Digitized by
Google
ÉCONOMIE POLITIQUE. 69
leurs propres dépens , et de se charger eux-mêmes
pour soulager les pauvres. Mais il faut rejeter de
pareilles idées. Si, dans chaque nation, ceux à qui
le souverain commet le gouvernement des peuples
en étoient les ennemis par état, ce ne seroit pas la
peine de rechercher ce qu'ils doivent faire pour
les rendre heureux.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
MÉMOIRE
A s. E. MONSEIGNEUR
LE GOUVERNEUR DE SAVOIE.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
MÉMOIRE
A S. E. MONSEIGNEUR
LE GOUVERNEUR DE SAVOIE'.
J'ai rhonneur d'exposer très respectueusement
à son excellence le triste détail de la situation où
je me trouve, la suppliant de daigner écouter la
générosité de ses pieux sentiments pour y pour-
voir de la manière qu elle jugera convenable.
Je suis sorti très jeune de Genève, ma patrie,
ayant abandonné mes droits pour entrer dans le
sein deFÉglise, sans avoir cependant jamais fait
aucune démarche, jusque aujourd'hui, pour im-
plorer des secours, dont j'aurois toujours tâché de
me passer s'il n avoit plu à la Providence de m'af-
fliger par des maux qui m'en ont ôté le pouvoir.
J'ai toujours eu du mépris et même de l'indigna-
tion pour ceux qui ne rougissent point de faire
* * Ce mémoire, écrit après la mort de M. de Bernex, doit être
de 1734* A cette époque le gouverneur étoit le comte Louis Picon,
nommé en 1 78 1 . Les Espagnols, s*étant emparés dans le mois de sep-
tembre 1 74a, de la Savoie, qu'ils occupèrent jusqu'en 174^? ^^ comte
PicoD fut it ausféré à Asti. Au moment de cette invasion Jean- Jacques
ûioii à Pari*. (Note de M. Musset-Pathay.)
Digitized by
Google
74 MÉMOIRE
un trafic honteux de leur foi , et d abuser des bien-,
faits qu'on leur accorde. J ose dire qu'il a paru par
ma conduite que je suis bien éloigné de pareils
sentiments. Tombé , encore enfant , entre les
mains de feu* monseigneur Févêque de Genève,
je tâchai de répondre, par lardeur et l'assiduité
de mes études, aux vues flatteuses que ce respec-
table prélat avoit sur moi. Madame la baronne de
Warens voulut bien condescendre à la prière qu'il
lui fît de prendre soin de mon éducation, et il ne
dépendit pas de moi de témoigner à cette dame ,
par mes progrès, le désir passionné que j'avois de
la rendre satisfaite de l'effet de ses bontés et de ses
soins.
Ce grand évêque ne borna pas là ses bontés ; il
me recommanda encore à M. le marquis de
Bonac , ambassadeur de France auprès du Corps
helvétique*. Voilà les trois seuls protecteurs à qui
j'aie eu Fobligation du moindre secours; il est
vrai qu'ils m'ont tenu lieu de tout autre , par la
manière dont ils ont daigné me faire éprouver leur
générosité. Ils ont envisagé en moi un jeune
homme assez bien né , rempli ^émulation , et
qu'ils entre voyoient pourvu de quelques talents,
' M. de Bernex, évéque de Genève, moarut daus la viUe d'An-
necy le 23 avril 1734.
* D'après les Confessions, M. de Bonac se seroit intéresse spon-
tanément à Rousseau.
Digitized by
Google
AU GOUVERNEUR DE SAVOIE. 70
et qu'ils se proposoient de pousser. Il me seroit
glorieux de détailler à son excellence ce que ces
deux seigneurs avoient eu la bonté de concerter
|>our mon établissement; mais la mort de mon-
seigneur Tévêque de Genève et la maladie mor-
telle de M. lambassadeur ont été la fatale époque
du commencement de tous mes désastres.
Je commençai aussi moi-même d'être attaqué
de la langueur qui me met aujourd'hui au tom-
beau. Je retombai par conséquent à la charge de
madame de Warens, qu'il faudroit ne pas con-
noître pour croire qu elle eût pu démentir ses
premiers bienfaits, en m abandonnant dans une
si triste situation.
Malgré tout, je tâchai, tant qu'il me resta quel-
ques forces, de tirer parti de mes foibles talents :
mais de quoi servent les talents dans ce pays? Je le
dis dans l'amertume de mon cœur, il vaudroit
mille fois mieux n'en avoir aucun. Eh ! n'éprou-
vé-je pas encore aujourd'hui le retour plein d'in-
gratitude et de dureté de gens pour lesquels j'ai
achevé de m'épuiser en leur enseignant, avec
beaucoup d'assiduité et d'application, ce qui m'a-
voit coûté bien des soins et des travaux à appren-
dre? Enfin pour comble de disgrâces, me voilà
tombé dans une maladie affreuse, qui me défigure.
Je suis désormais renfermé sans pouvoir presque
sortir du lit et de la chambre, jusqu'à ce qu'il
Digitized by
Google
76 MÉMOIRE
plaise à Dieu de disposer de ma courte mais misé-
rable vie.
Ma douleur est de voir que madame de Warens
a déjà trop fait pour moi ; je la trouve, pour le
reste de mes jours, accablée du fardeau de mes
infirmités, dont son extrême bonté ne lui laisse
pas sentir le poids, mais qui n'incommode pas
moins ses affaires, déjà trop resserrées par ses
abondantes charités, et par Tabus que des
misérables nont que trop souvent fait de sa
confiance.
José donc, sur le détail de tous ces faits, re-
courir à son excellence, comme au père des affli-
gés. Je ne dissimulerai point qu'il est dur à un
homme de sentiments, et qui pense comme je fais,
d'être obligé, faute d'autre moyen, d'implorer des
assistances et des secours : mais tel est le décret de
la Providence. Il me suffit, en mon particulier,
d'être bien assuré que je n'ai donné, par ma
faute, aucun lieu ni à la misère ni aux maux dont
je suis accablé. J'ai toujours abhorré le libertinage
et l'oisiveté; et, tel que je suis, j'ose être assuré
c{ue personne, de qui j'aie l'honneur d'être
connu, n'aura, sur ma conduite, mes sentiments
et mes mœurs, que de favorables témoignages à
rendre.
Dans un état donc aussi déplorable que le
mien , et sur lequel je n'ai nul reproche à me
Digitized by
Google
AU GOUVERNEUR DE SAVOIE. 77
faire , je crois qu'il n'est pas honteux à moi d'im-
plorer de son excellence la grâce d'être admis à
participer aux bien&its établis par la piété des
princes pour de pareils usages. Ils sont destinés
pour des cas semblables aux miens , ou ne le sont
pour personne.
En conséquence de cet exposé, je supplie très
humblement son excellence de vouloir me procu-
rer une pension, telle qu'elle jugera raisonnable,
sur la fondation que la piété du roi Victor a éta-
blie à Annecy, ou de tel autre endroit qu'il lui
semblera bon, pour pouvoir subvenir aux néces-
sités du reste de ma triste carrière.
De plus , l'impossibilité où je me trouve de faire
des voyages, et de traiter aucune affaire civile,
m'engage à supplier encore son excellence qu'il
lui plaise de faire régler la chose de manière que
ladite pension puisse être payée ici en droiture,
et remise entre mes mains, ou celles de madame
la baronne, de W^arens, qui voudra bien, à ma
très humble sollicitation , se charger de l'em-
ployer à mes besoins. Ainsi jouissant, pour le
peu de jours qu'il me reste, des secours néces-
saires pour le temporel, je recueillerai mon es-
prit et mes forces pour mettre mon ame et ma
conscience en paix avec Dieu ; pour me préparer
à commencer, avec courage et résignation, le
voyage de l'éternité, et pour prier Dieu sincère-
Digitized by
Google
78 MÉMOIRE, ETC.
ment et sans distraction pour la parfaite pros-
périté et la très précieuse conservation de son
excellence.
J. J. ROUSSEAU.
Digitized by
Google
TRADUCTION
DE L'ODE DE JEAN PUTHOD.
Digitized by
Google
m NUPTIAS
CAROLI EMMANUELIS,
ISTICTISSISII SARDiniA HEGI8, DDGIS SABAUDIA, ETC.,
ET REGINE AUGCSTISSIMiB
ELISABETHiE A LOTHARINGIA '.
Ergo nunc vatem, mea musa, reçî
Plectra jussisti nova dedicare?
Ergo da magnum celebrare digno
Carminé regem.
Inter Europae populos furorem
Impius belli deus excitârat;
Omnis armorum strepitu fremebat
Itala tellus.
Intérim cseco latitans sub antro
M œsta Pax diros hominum tumultus
Audit, undantesque videt recenti
Sanguine campos.
Cemit heroem procul sestuantem ;
Carolum agnoscit spoliis onustum;
* CharleS'Emmanuel épousa , en troisièmes noces ^ Élisabeth-Tbt'-
rèse, fille de Lcopold, duc de Lorraine, née à Lnnëville le i5 oc-
tobre 1711. Le mariage fut célébré le i*' avril 1737. Elle mounii
le 3 juillet 1741* Jean Putbod, chanoine d*Annecy, composa cette
ode pour les noces du prince. (Note de M. Musset-Pathay.)
Digitized by
Google
SUR LE MARIAGE
DE CHARLES-EMMANUEL,
ROI DE 8ARDAIGKB, ET DUC DE SàTOlK^
AVkC LA PKIKCESSB
ELISABETH DE LORRAIME.
Muse, vous exigez de moi que je consacre au
roi de nouveaux chants ; inspirez-moi donc des
vers dignes d un si grand monarque.
Le terrible dieu des combats avoit semé la dis-
corde entre les peuples de l'Europe : toute lltalie
retentissoit du bruit des armes, pendant que la
triste Paix entendoit du fond d un antre obscur
les tumultes furieux excités par les humains, et
voyoit les campagnes inondées de nouveaux flots
de sang. Elle distingue de loin un héros enflam-
mé par sa valeur; c'est Charles quelle reconnoit,
N, B. Nous avons réuni dans ce volume ce que J. J. Rousseau avoit
traduit de Tacite, de Sënècjue, de Lucrèce, et du Tasse. Quelques
éditeurs précédents ont fait imprimer en regard de la traduction le
texte traduit. Nous avons cru pouvoir nous dispenser de les imiter
en cela, parceque les auteurs sur lesquels Rousseau s*étoit essayé,
iODt entre les mains de tout le monde. L'Ode de Jean Puthod seroit
au contraire depms lon^r-temps oubliée, si Jean- Jacques neùt pas
eu ridée de la traduire; il étoit donc nécessaire que le lecteur fût
à même de lire Toriginal.
MSLARGn. 6
Digitized by
Google
82 ODE DE JEAN POTHOD.
Diva suspirans adit, atque mentem
Flectere tentât.
Te quid armorum juvat, inquit, horror?
Parce jam victis , tibi parce, princeps ;
Ne caput sacrum per aperta belli
Mitte pericla.
Te diù Mavors férus occupavit,
Teque palmarum seges ampla ditat ;
Nunc plus pacem cole, mitiores
Concipe sensus.
Ecce divinam super puellam,
Praemium pacis, tibi destinârunt
Sanguinem regum , Lotharaeque claram
Stemmate gentis.
Scilicet tantum meruêre munus
Regiae dotes, amor unus œqui,
Sanctitas morum, pietasque castse
Hospita mentis.
Paruit princeps monitis deorum.
Ergô festina , generosa virgo ,
Nec soror, nec te lacrymis moretur
Anxia mater.
Montium nec te nive candidorum
Terreat surgens super astra moles ;
Se tibi sensim juga celsa prono
Culmine sistent.
Digitized by
Google
TRADUCTION. 83
chargé de glorieuses dépouilles. La déesse Taborde
en soupirant, et tâche de le fléchir par ses larmes.
Prince, lui dit-elle, quels charmes trouvez*
vous dans l'horreur du carnage? Épargnez des
ennemis vaincus; épargnez-vous vous-même, et
n'exposez plus votre tête sacrée à de si grands
périls ; le cruel Mars vous a trop long-temps oc-
cupé. Vous êtes chargé d'une ample moisson de
palmes; il est temps désormais que la paix ait part
à vos soins, et que vous livriez votre cœur à des
sentiments plus doux. Pour le prix de cette paix,
les dieux vous ont destiné une jeune et divine
princesse du sang des rois, illustre par tant de hé-
ros que l'auguste maison de Lorraine a produits,
et qu elle compte parmi ses ancêtres. Un si digne
présent est la récompense de vos vertus royales ,
de votre amour pour l'équité , de la sainteté de vos
mœurs , et de cette douce humanité si naturelle
à votre ame pure.
Le monarque acquiesce aux exhortations des
dieux. Hâtez- vous , généreuse princesse ; ne vous
laissez point retarder par les larmes d'une sœur
et d'une mère affligées. Que ces monts couverts de
neige, dont le sommet se perd dans les cieux, ne
vous effraient point : leurs cimes élevées s ahaissc-
ront pour favoriser votre passage.
6.
Digitized by
Google
84 ODE DE JEAN PUTHOD.
Cernis? ô quanta speciosa pompa
Ambulat! currum teneri lepores
Ambiunt, sponsœ sedetet modesto
Gratia vultu.
Rex ut attenta bibit aure famam !
Splendidâ latè comitatus aulâ,
Ecce confestim volât inquieto
Raptus amore.
Qualis in cœlo radiis coruscans
Vulgus astrorum tenebris recondit
Phœbus , augusto micat inter omnes
Lumine princeps.
Carole, heroum generose sanguis,
Quâ lyrâ vel quo satis ore possim
Mentis excelsae titulos et ingens
Dicere pectus ?
Nempè magnorum meditans avorum
Facta, quos virtus sua consecravit,
Arte quâ cœlum meruêre, cœlum
Scandere tendis.
Clara seu bello referas trophaea,
Seu colas artes placidus quietas ,
Mille te monstrant monumenta magnum
Inclyta regem.
Venit, ô! festos geminate plausus;
Venit optanti data diva terrae,
Digitized by
Google
TRADUCTION. 85
Voyez avec quel cortège brillant marche cette
charmante épouse; les grâces environnent son
char, et son visage modeste est fait pour plaire.
Cependant le roi écoute avec empressement
tous les éloges que répand la renommée. Il part ,
accompagné d une cour pompeuse. Il vole em-
porté par Timpatience de son amour. Tel que l'é-
clatant Phœbus ef&ce dans le ciel, par la vivacité
de ses rayons, la lumière des autres astres; ainsi
brille cet auguste prince au milieu de tous ses
courtisans.
Charles, généreux sang des héros, quels accords
assez sublimes, quels vers assez majestueux pour-
rai-je employer pour chanter dignement les ver-
tus de ta grande ame et l'intrépidité de ta valeur?
Ce sera, grand prince, en méditant sur les hauts
feits de tes magnanimes aïeux que leur vertu a
consacrés : car tu cours à la gloire par le même
chemin qu'ils ont pris pour y parvenir.
Soit que tu remportes de la guerre les plus glo-
rieux trophées , ou qu'en paix tu cultives les beaux-
arts, mille monuments illustres témoignent la
grandeur de ton régne.
Mais redoublez vos chants d'alégresse; je vois
arriver cette reine divine que le ciel accorde à nos
Digitized by
Google
86 ODE DE JEAN PUTHOD.
Blanda quae tandem populis revexit
Otîa, venit.
Hujus adventu, fugiente brumâ,
Omnis aprili via ridet herbâ ;
Floribus spirant, viridique lucent
Gramine caïupi.
Protinùs pagis benè feriatis
Exeunt laeti proceres, coloni;
Obviàm passim tibi corda currunt,
Regia conjux.
Aspicîs? Crebrâ crépitante flammâ,
Ignis ut cunctas simulât figuras,
Ut fugat noctem, riguis ut a&ther
Depluit astris.
Audiunt colles, et opaca longé
Colla submittunt, trepidaeque circùm
Contremunt pinus, iteratque voces
Alpibus Echo.
Vive ter centum, bone rex, per annos;
Sic thori consors bona , vive; vestrum
Vivat aeternùm genus, et Sabaudis
Imperet arvis.
Offerebat régi, etc.
JOANNES PUTHOD,
CAX0K1CUS RUPEirSIS.
Digitized by
Google
TRADUCTION. 87
vœux. Elle vient; c est elle qui a ramené de doux
loisirs parmi les peuples. A son abord Thiverfuit;
toutes les routes se parent d une herbe tendre ; les
champs brillent de verdure et se couvrent de
fleurs. Aussitôt les maîtres et les serviteurs quit*-
tcnt leur labouraf][e , et accourent pleins de joie.
Royale épouse, les cœurs volent de toutes parts
au-devant de vous.
Voyez comment , au milieu des torrents d'une
flamme bruyante , le feu prend toutes sortes de
figures ; voyez fuir la nuit ; voyez cette pluie d astres
qui semblent se détacher dii ciel.
Le bruit se Ëiit entendre dans les montagnes,
et passe bien loin au-dessus de leurs cimes mas-
sives; les sapins d alentour étonnés en frémissent ,
et les échos des Alpes en redoublent le retentis-
sement.
Vivez, bon roi; parcourez la plus longue car-
rière. Vivez de* même, digne épouse. Que votre
postérité vive éternellement , et donne ses lois à
la Savoie.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
RÉPONSE
AU MÉMOIRE ANONYME.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
RÉPONSE
AU MEMOIRE ANONYME
INTITULÉ :
SI LE MONDE QUE NOUS HABITONS EST UNE SPHÈRE, etc.,
iSaiSii DAK8 LB MKRCDRE DB JUILLET , PAGE 1 5 1 4 •
Monsieur ,
* Attiré par le titre de votre mémoire, je lai lu
avec toute 1 avidité dun homme qui, depuis plu-
sieurs années, attendoit impatiemment avec toute
l'Europe le résultat de ces fameux voyages entre-
pris par plusieurs membres de l'académie royale
des Sciences, sous les auspices du plus magni-
fique de tous les rois. J'avouerai franchement,
monsieur, que j'ai eu quelque regret de voir que
ce que j'avois pris pour le précis des observations
de ces grands hommes n'étoit effectivement qu'une
conjecture hasardée peut-être un peu hors de
propos. Je ne prétends pas pour cela avilir ce que
votre mémoire contient d'ingénieux; mais vous
permettrez, monsieur, que je me prévale du même
privilège que vous vous êtes accordé, et dont, se-
lon vous, tout homme doit être en possession,
Digitized by
Google
92 RÉPONSE
qui est de dire librement sa pensée sur le sujet
dont il s ag^it.
D'abord il me paroît que vous avez choisi le
temps le moins convenable pour faire part au pu-
blic de votre sentiment. Vous nous assurez, mon-
sieur, que vous n'avez point eu en vue de ternir
la gloire de messieurs les académiciens observa-
teurs , ni de diminuer le prix de la générosité du
roi. Je suis assurément très porté à justifier votre
cœur sur cet article ; et il paroît aussi , par la lec-
ture de votre mémoire, qu'en effet des senti-
ments si bas sont très éloignés de votre pensée.
Cependant vous conviendrez, monsieur, que si
vous aviez en effet tranché la difficulté, et que
vous eussiez fait voir que la figure de la terre n'est
point cause de la variation qu'on a trouvée dans
la mesure de différents degrés de latitude, tout le
prix des soins et des fatigues de ces messieurs, les
frais qu'il en a coûté, et la gloire qui en doit être
le fruit, seroient bien près d'être anéantis dans
l'opinion publique. Je ne prétends pas pour cela ,
monsieur, que vous ayez dû déguiser ou cacher
aux hommes la vérité, quand vous avez cru la
trouver, par des considérations particulières; je
parlerpis contre mes principes les plus chers. La
vérité est si précieuse à mon cœur , que je ne fais
entrer nul autre avantage en comparaison avec
elle. Mais, monsieur, il n'étoit ici question que de
Digitized by
Google
AU MÉMOIRE ANONYME. gS
retarder votre mémoire de quelques mois, ou plu-
tôt de l'avancer de quelques années. Alors vous
auriez pu avec bienséance user de la liberté qu ont
tous les hommes de dire ce qu ils pensent sur cer-
taines matières ; et il eût sans doute été bien doux |
pour vous , si vous eussiez rencontré j uste , d'avoir
évité au roi la dépense de deux si longs voyages, i
et à ces messieurs les peines qu'ils ont souffertes et
les dangers qu'ils ont essuyés. Mais aujourd'hui
que les voici de retour, avant qu'être au fait des
observations qu'ils ont faites, des conséquences
qu'ils en ont tirées ; en un mot, avant que d'avoir
vu leurs relations et leurs découvertes , il paroit ,
monsieur, que vous deviez moins vous hâter de
proposer vos objections, qui , plus elles auroient
de force^ plus aussi seroient propres à ralentir
l'empressement et la reconnoissance du public, et
à priver ces messieurs de la gloire légitimement
due à leurs travaux.
Il est question de savoir si la terre est sphérique
ou non. Fondé sur quelques arguments , vous
vous décidez pour l'affirmative. Autant que je suis
capable de porter mon jugement sur ces matières,
vos raisonnements ont de la solidité; la consé-
quence cependant ne m'en paroit pas invincible-
ment nécessaire.
En premier lieu, l'autorité dont vous fortifiez
votre cause, en vous associant avec les anciens,
Digitized by
Google
94 RÉPONSE
est bien foîUe , à mon avis. Je crois que la préémi-
nence qu'ik ont très justement conservée sur les
modernes en £ût de poésie et d'éloquence ne s'é-
tend pas jusqu a la phpique et à Fastronomie; et
je donte qu on osât mettre Arislote et Ptolémée en
comparaison avec le chevalier Newton et M. Cas-
sini: ainsi, monsieur, ne vous flattez pas de tirer
un (prand avantage de leur appui. On p^it croire ,
sans offenser la mémoire de ces grands hommes,
qu'il a échappé quelque chose à leurs lumières.
Destitués, comme ils ont été, des expériences et
des instruments nécessaires, ils nont pas dû pré-
tendre à la gloire d avoir tout connu; et si Ion met
leur disette en comparaison avec les secours dont
nous jouissons aujourd'hui , on verra que leur opi-
nion ne doit pas être d un grand poids contre le
sentiment des modernes : je dis des modernes ^i
général, parcequen effet vous les rassemblez tous
contre vous, en vous déclarant contre les deux
nations qui tiennent sans contredit le premier
rang dans les sciences dont il s agit; car vous avez
en tète les François d'une part et les Anglois de
l'autre, lesquels, à la vérité, ne s accordent pas
entre eux sur la figure de la terre , mais qui se
réunissent en ce point, de nier sa sphéricité. En
vérité, monsieur, si la gloire de vaincre augmente
à proportion du nombre et de la valeur des ad-
versaires, votre victoire, si vous la remportez,
Digitized by
Google
AU MÉMOIRE ANONYME. gS
sera accompagnée d un triomphe bien flatteur.
Votre première preuve, tirée de la tendance
égale des eaux vers leur centre de gravité, me
paroit avoir beaucoup de force, et j avoue de
bonne foi que je ny sais pas de réponse satis-
faisante. En effet, s il est vrai que la superficie de
la mer soit sphérique , il faudra nécessairement
ou que le globe entier suive la même figure, ou
bien que les terres des rivages soient horrible-
ment escarpées dans les lieux de leurs alonge*
ments. D'ailleurs, et je m étonne que ceci vous ait
échappé, on ne sauroit concevoir que le cours des
rivières pût tendre de Téquateur vers les pôles, sui-
vant l'hypothèse de M. Cassini. Celle de M. Newton
seroit aussi sujette aux mêmes inconvénients,
mais dans un sens contraire; c'est-à-dire des lieux
bas vers les parties plus élevées, principalement
aux environs des cercles polaires, et dans les
régions froides où l'élévation deviendroit plus
sensible: cependant l'expérience nous apprend
qu'il y a quantité de rivières qui suivent cette
direction.
Que pourroit-on répondre à de si fortes in-
stances? Je n'en sais rien du tout. Remarquez ce-
pendant, monsieur, que votre démonstration , ou
celle du P. Taquet, est fondée sur ce principe,
que toutes les parties de la masse terraquée ten-
dent par leur pesanteur vers un centre commun
Digitized by
Google
96 RÉPONSE
qui n'est qu'un point et n a par conséquent au-
cune long[ueur; et sans doute il n'ëtoit pas pro-
bable quun axiome si évident, et qui lait le
fondement de deux parties considérables des ma-
thématiques , pût devenir sujet à être contesté.
Mais , quand il s'agira de concilier des démonstra-
tions contradictoires avec des faits assurés, que
ne pourra-t-on point contester? J'ai vu dans la
préface des Éléments d'astronomie de M. Fizes,
professeur en mathématiques de MontpeUier, un
raisonnement qui tend à montrer que dans l'hy-
pothèse de Copernic, et suivant les principes de
la pesanteur établis par Descartes, il s'ensuivroit
que le centre de gravité de chaque partie de la
terre devroit être, non pas le centre commun du
globe, mais la portion de Taxe qui répondroit
perpendiculairement à cette partie, et que par
conséquent la figure de la terre se trouveroit cy-
lindrique. Je n'ai garde assurément de vouloir
soutenir un si étonnant paradoxe , lequel pris à la
rigueur est évidemment faux; mais qui nous ré-
pondra que, la terre une fois démontrée oblongue
par de constantes observations, quelque physi-
cien plus subtil et plus hardi que moi n'adopteroit
pas quelque hypothèse approchante? Car enfin,
diroit-il, c'est une nécessité en physique que ce
qui doit être se trouve d'accord avec ce qui est.
Mais ne chicanons point; je veux accorder
Digitized by
Google
AU MÉMOIRE ANONYME. 97
votre premier argument. Vous avez démontré
qne la superficie de la mer, et par conséquent
celle de la terre , doit être sphérique ; si , par Tex-
périence, je démontrois qu'elle ne Test point,
tout votre raisonnement pourroit-il détruire la
force de ma conséquence? Supposons pour un
moment que cent épreuves exactes et réitérées
vinssent à nous convaincre qu un degré de lati-
tude a constamment plus de longueur à mesure
qu on approche de Téquateur, serois-je moins en
droit d'en conclure à mon tour, Donc la terre est
effectivement plus courbée vers les pôles que vers
Téquateur; donc elle salonge en ce sens-là; donc
c^estun sphéroïde? Ma démonstration, fondée sur
les^opérations les plus fidèles de la géométrie, se-
roit-eUe moins évidente que la vôtre, établie sur un
principe universellement accordé? Où les faits
parlent, n'est-ce pas au raisonnement à se taire?
Or, c'est [^pour constater le fait en question que
plusieurs membres de l'académie ont entrepris
les voyages du Nord et du Pérou : c'est donc à l'a-
cadémie à en décider , et votre argument n'aura
point'de force contre sa décision.
Pour éluder d'avance une conclusion dont vous
sentez la nécessité, vous tâchez de jeter de l'incer-
titude sur les opérations faites en divers lieux et
à plusieurs reprises par MM. Picart, de La Hire et
Cassini , pour tracer la fameuse méridienne qui
Digitized by
Google
98 REPONSE
traverse la France, lesquelles domièrent lieu »
M. Cassini de soupçonner le pranier de Tirrëgu-
larité dans la rondeur du globe, quand il se iut
assuré que les degrés mesurés vers le septentrion
avoient quelque longueur de moins que ceux qui
s'avan<;oient vers le midi.
Vous distinguez deux manières de considérer
la- surface de la terre. Vue de loin , comme par
exemple depuis la lune, vous rétablissez sphé-
rique; mais, regardée de près, elle ne vous parott
plus telle , à cause de ses inégalités : car, dite&-vous ,
les rayons tirés du centre au sommet des plus
bautes montagnes ne seront pas égaux à ceux qui
seront bornés à la superficie de la mer. Ainsi les
arcs de cercle, quoique proportionnels entre eux ,
étant inégaux suivant l'inégalité des rayons, il se
peut très bien que les différences qu'on a trouvées
entre les degrés mesurés, quoique avec toute
l'exactitude et la précision dont lattention hu-
maine est capable, viennent des différentes éléva-
tions sur lesquelles ils ont été pris, lesquelles ont
dû donner des arcs inégaux en grandeur, quoi-
que égales portions de leurs cercles respectifs.
J'ai deux choses à répondre à cela. En premier
lieu, monsieur, je ne crois point que la seule in-
égalité des hauteurs sur lesquelles on a fait les ob-
servations ait suffi pour donner des différences
bien sensibles dans la mesure des degrés. Pour
Digitized by
Google
AU MÉMOIRE ANONYME. .99
s'en convaiitcre , il faut considérer que , suivant le
sentiment commun des géographes, les plus
hautes montagnes ne sont non plus capables d al-
térer la figure de la terre, sphérique ou autre,
que quelque^ grains de sable ou de gravier sur
une boule de deux ou trois pieds de diamètre. En
efiet, on convient généralement aujourd'hui qu'il
ny a point de montagne qui ait une lieue perpen-
diculaire sur la surfiK^e de la terre; une lieue ce-
pendant ne seroit pas grand chose , en compa-
raison d un circuit de huit ou neuf mille. Quant à
la hauteur de la sur&ce de la terre même par-
dessus celle de la mer^ et derechef de la mer par-
dessus certaines terres, comme, par exemple, du
Zuyderzée au-dessus de la Nord^HoUande, on sait
qu'elles sont peu considérables. Le cours modéré
de la plupart des fleuves et des rivières ne peut
être que l'effet d une pente extrêmement douce.
J avouerai cependant que ces différences prises à
la rigueur seroient bien capables d en apporter
dans les mesures: mais, de bonne foi, seroit-il
raisonnable de tirer avantage de toute la di£Férence
qui se peut trouver entre la cime de la plus haute
montagne et les terres inférieures à la mer? les
observations qui ont donné lieu aux nouvelles
conjectures sur la figure de la terre ont*elles été
prises à des distances si énormes? Vous n ignorez
pas sans doute , monsieur, qu on eut soin , dans la
7-
Digitized by
Google
loo RÉPONSE
construction de la grande méridienne , d*établir
des stations sur les hauteurs les plus ég[ales qu'il
fut possible : ce fîit même une occasion qui con-
tribua beaucoup à la perfection des niveaux.
Ainsi, monsieur, en supposant avec vous que
la terre est sphérique, il me reste maintenant à
faire voir que cette supposition , de la manière
que vous la prenez, est une pure pétition de prin-
cipe. Un moment d attention, et je m'explique.
Tout votre raisonnement roule sur ce théorème
démontré en géométrie , que deux cercles étant con-
centriques, si ton mène des rayons jusquà la circon-
férence du grand, les arcs coupés par ces rctyons
seront inégaux et plus grands à proportion quils se--
ront portions de plus grands cercles. Jusqu'ici tout
est bien ; votre principe est incontestable : mais
vous me paroissez moins heureux dans lapplica*
tion que vous en faites aux degrés de latitude.
Qu'on divise un méridien terrestre en trois cent
soixante parties égales par des rayons menés du
centre, ces parties égales, selon vous, seront des
degrés par lesquels on mesurera l'élévation du
pôle. J'ose, monsieur, m'inscrire en feux contre
un pareil sentiment, et je soutiens que ce n'est
point là l'idée qu'on doit se feire des degrés de la-
titude. Pour vous en convaincre d'un manière in-
vincible, voyons ce qui résulteroit de là, en sup-
posant pour un moment que la terre fïlt un
Digitized by
Google
AU MÉMOIRE ANONYME. loi
sphéroïde oblong. Pour faire la division des de*
grés, j'inscris un cercle dans une ellipse repré-
sentant la figure de la terre. Le petit axe sera
Féquateur, et le grand sera Taxe même de là terre :
je divise le cercle en trob cent soixante degrés , de
sorte que les. deux axes passent par- quatre de- ces
divisions; par toutes les autres, divisions je mène
des rayons que je prolonge jusqua la circonfé-
rence de lellipse. Les arcs de cette courbe, com-
pris entre les extrémités des rayons, donneront
retendue des degrés, lesquels seront évidemment
inégaux (une figure rendroit tout ceci plus intel-
ligible, je lomets pour ne pas effrayer les yeux
des dames qui Usent ce journal), mais, dans un
sens contraire à ce qui doit être;, car tes degrés. se-
ront plus longs vers les pôles, et plus courts vers
Téquateur, comme il est manifeste à quiconque a
quelque teinture de géométrie. Cependant il est
démontré que, si la terre est oblongue, 1^ degrés
doivent avoir plus de longueur vers Téquateur
que vers les pèles. G est à vous , monsieur;,^ à sauver
la eoutradiction.
Quelle est donc Tidée qu'on se doit former des
degrés de latitude? Le terme même d^élévation du
pèle TOUS rapprend. Des diflSérents degrés de cette
élévation, tirez de part et d autre des tangentes à
la superficie de la terre, les intervalles compris
entre lea points dattoucbement donneront les
Digitized by
Google
102 RÉPONSE
degrés de latitude : or il est bien vrai que, si la
terre étoit sphérique, tous ces points correspond
droient aux divisions qui marqueroient les degrés
de la circonfërence de la terre, considérée comme
circulaire; mais si elle ne Test point, ce ne sera
plus la même chose. Tout au contraire de votre
système, les pôles étant plus élevés, les degrés y
devroient être plus grands; ici la terre étant plus
courbée vers les pôles, les degrés sont plus petits.
C'est le plus ou moins de courbure, et non Féloi-
gnement du centre, qui influe sur la longueur des
degrés d'élévation du pôle. Puis donc que votre
raisonnement n a de justesse qu autant que vous
supposez que la terre est sphérique, j'ai été en
droit de dire que vous vous fondez sur une péti-
tion de principe : et, puisque ce n est pas du plus
grand ou moindre éloignement du centre que ré-
sulte la longueur des degrés de latitude , je conclu-
rai derechef que votre argument n'a de solidité
en aucune de ses parties.
Il se peut que le terme de degré ^ éqiiivoque dans
le cas dont il s'agit, vous ait induit en erreur :
autre chose est un degré de la terre considéré
comme la trois cent soixantième partie d'une cir-
conférence circulaire, et autre chose un degré de
latitude considéré comme la mesure de réléVation
du pôle par-dessus l'horizon ; et, quoiqu'on puisse
prendre l'un pour l'autre dans le cas que la terre
Digitized by
Google
AU MÉMOIRE ANONYME. io3
soit sphérique, il $*en faut beaucoup quon en
puisse faine de même si sa figure est irr^;ulière.
Prenez garde, monsieur , que quand j ai dit que
la terre u a pas de pente considérable, je Fai en-
tendu, non par rapport à sa figure spfaérique,
mais par rapport à sa figure naturelle, oblongue
ou autre; figure que je regarde comme détermi-
née dès le commencement par les lois de la pe-
santeur et du mouvement , et à laquelle l'équilibre
ou le niveau des fluides peut très bien être assu-
jetti : mais sur ces matières on ne peut hasarder
aucun raisonnement que le fait même ne nous
soit mieux connu.
Pour ce qui est de Tinspection de la lune, il est
bien vrai quelle nous parott sphérique, et elle
Test probablement; mais il ne s ensuit point du
tout que la terre le soit aussi. Par quelle règle sa
figure seroit-elle assujettie à celle de la lune, plu-
tôt par exemple qu a celle de Jupiter , planète d une
tout autre importance, et qui pourtant nest pas
sphérique? La raison que vous tirez de Tombre de
la terre n'est guère plus forte : si le cercle se mon-
troit tout entier, elle seroit sans réplique; mais
vous savez, monsieur, quil est difficile de distin-
guer une petite portion de courbe d'avec lare d un
cercle plus ou moins grand. D ailleurs on ne croit
point que la terre s'éloigne si fort de la figure sphé-
rique, que cela doive occasioner sur la surface de
Digitized by
Google
io4 RÉPONSE AU MÉMOIRE ANONYME,
la lune une ombre sensiblement irrëgulière; d'au-
tant plus que, la terre étant considérablement
plus grande que la lune, il ne paroit jamais sur
celle-ci qu une bien petite partie de son circuit.
Je suis, etc.
Rousseau.
Ghambëri, ao septembre lySS.
Digitized by
Google
PROJET
D'ÉDUCATION.
Digitizedby Google V
Digitized by
Google
PROJET
POUR L'ÉDUCATION
PP M. DE SAINTE-MARIE '.
Vous mavez feit Thonneur, monsieur, de me
confier Tinstruction de messieurs vos enfants:
c'est à moi d y répondre par tous mes soins et par
toute retendue des lumières que je puis avoir; et
j ai cru que, pour cela, mon premier objet devoit
être de bien connottre les sujets auxquels j aurai
affaire. C'est a quoi j ai principalement employé
le temps qu'il y a que j ai Tfaonneur d'être dans
votre maison; et je crois detre suffisamment au
fait à cet égard pour pouvoir régler là-dessus le
plan de leur éducation. Il n est pas nécessaire que
je vous fasse compliment, monsieur, sur ce que
)'y ai remarqué d'avantageux ; 1 affection que j'ai
conçue pour eux se déclarera par des marques
plus solides que des louanges , et ce n'est pas un
père aussi tendre et aussi éclairé que vous Têtes
qu il faut instruire des belles qualités de ses en-
fieuits.
i
* * Ce projet, fait pour rëdocation des enfants de M. Bonnot de
Hably, grand-prev6t de Lyon, est de la fin de Yanné^ 1 740.
Digitized by
Google
io8 PROJET
Il me reste à présent, monsieur, d*ètre éclairci
par vous-même des vues particulières que vous
pouvez avoir sur chacun d*eux, du degré d'auto-
rité que vous êtes dans le dessein de m accorder
à leur égard, et des bornes que vous donnerez à
me^ droits pour les récompenses et les châtiments.
Il est probable, monsieur, que, m ayant fait la
faveur de m agréer dans votre maison avec un ap-
pointement honorable et des distinctions flatteu-
ses , vous avez attendu de moi des effets qui répon-
dissent à des conditions si avantageuses; et Ton
voit bien qu'il ne faUoit pas tant de frais ni de
façons pour donner à messieurs vos enSeints un
précepteur ordinaire qui leur apprit le rudiment,
l'orthographe, et le catéchisme : je me promets
bien aussi de justifier de tout mon pouvoir les
espérances favorables que vous avez pu concevoir
sur mon compte; et, tout plein d'ailleurs de fautes
et de fbiblesses, vous ne me trouverez jamais a me
démentir un instant sur .le zèle et l'attachement
que je dois à mes élèves.
Mais, monsieur, quelques soins et quelques
peines que je puisse prendre, le succès est bien
éloigné de dépendre de moi seul. C'est Tharmonie
parfaite qui doit régner entre nous, l aconfiance
que vous daignerez m'accorder, et l'autorité que
vous me donnerez sur mes élèves qui décidera de
l'effet de mon travail. Je crois, monsieur, qull
Digitized by
Google
D'ÉDUCATION. 109
vous est tout manifeste ({u uu homme qui n a sur
des enfants des droits de nulle espèce, soit pour
rendre ses instructions aimables, soit pour leur
donner du pœds, ne prendra jamais d ascendant
sur des esprits qui , dans le fond , quelque précoces
qu^on les veuille supposer, règlent toujours, à
certain âge, les trois quarts de leurs opérations
sur les im pression s des sens. Vous sentez aussi
qu un maitre obligé de porter ses plaintes sur
toutes les fautes dun enfant se gardera bien,
quand il le pourroit avec bienséance, de se rendre
insupportable en renouvelant sans cesse de vaines
lamentations; et, d ailleurs, mille petites occa-
sions décisives de faire une correction, ou de
flatter à propos, s'échappent dans labsence d^un
père et^d^nre mère, ou dans des moments où il
seroit messéant de les interrompre aussi désagréa-
blement; et Ion nest plus à temps d y revenir
dans un autre instant, où le changement des
idées d un enfant lui rendroit pernicieux ce qui
auroit été salutaire; enfin un enfant qui ne tarde
pas à s apercevoir de ri mpuiss 9m:e.d'ua. maltjre à
son égard en prend occasion de faire peu de cas
de ses défenses et de ses préceptes , et de détruire
sans retour lascendant que lautre sefibrçoit de
prendre. Vous ne devez pas croire, monsieur,
qu en parlant sur ce ton-là je souhaite de me pro-
curer le droit de maltraiter messieurs vos enfants
Digitized by
Google
iio PRDJKT
par des coups; j^ messwtoiGrjoiirs déclaré contre
cette méthode: rien ne me paroîtroit plus triste
pour IC de Sainte-Marie que s'il ne restoit que
cette voie de le réduire; et j'ose me promettre
d obtenir désormais de lui tout ce qu on aura lieu
d'en exiger, par des voies moins dures et plus
convenables , si vous goûtez le plan que j'ai l'hon-
neur de vous proposer. D ailleurs ^ à parler fran-
chement, si vous pensez, monsieur, qu'il y eût
de l'ignominie à monsieur votre fils d'être frappé
par des mains étrangères, je trouve aussi de mon
côté qu'un honnête homme ne sauroit guère
mettre les siennes à un usage plus honteux que
de les employer à maltraiter un enfant : mais à l'é-
gard de M. de Sainte-Marie, il ne manque pas de
voies de le châtier , dans le besoin , par d es mo rti-
fîcationaqui lui feroient encore plus d'impre ssion y
et qui produiroient de meilleurs effets; car, dans
un esprit aussi vif que le sien, l'idée des coups
s effacera aussitôt que la douleur, tandis que celle
d'un mépris marqué, ou d'une privation sensi-
ble, y restera beaucoup plus long-temps.
Un maître doit ètrerCgaiPt; il faut pour cela
que l'élève soit bien convaincu qu'il est en droit
de le pujdir: mais il doit sur-tout être aimé ; et
quel moyen a un gouverneur de se faire aimer
d un enfant à qui il n a jamais à proposer que des
occupations contraires à son goût, si d'ailleurs il
Digitized by
Google
D'ÉDUCATION. m
n'a le pou.yoir de lui accorder certaines petites
douceurs je jëtail qui ne coûtent ni dépenses ni
perte de temps, et qui ne laissent pas, étant mé-
nagées à propos, d'être extrêmement sensibles à
un enfant, et de l'attacher beaucoup à son maitre?
^appuierai peu sur cet article, parcequ'un père
petit, sans inconvénient, se conserver le droit ex-
clusif ji'accorder des grâces à son £ls, pourvu
qu'il y apporte les précautions suivantes , néces-
saires sur- tout à M. de Sainte-Marie, dont la vi-
vacité et le penchant à la dissipation demandent
plus de dépendance, i"" Avant que de lui faire
quelque cadeau , savoir secrètement du gouver-
neur s'il a lieu d'être satisfait de la conduite de
l'enfant. 2"^ Déclarer au jeune homme que quand
il a quelque grâce à demander, il doit le faire-par
la bouche de son gouverneur, et que, s'il lui ar-
rive de la demander de son chef, cela seul suf-
fira pour l'en exclure. 3** Prendre de là occasion
de reprocher quelquefois au gouverneur qu'il
est trop bon, que son trop de facilité nuira aux
progrès de'son élève, et que c'est à sa prudence à
lui de corriger ce qui manque à la modération
d'un enfant. 4* Que si le maitre croît avoir quel-
que raiton de s'opposer à quelque cadeau qu'on
voudroit fiiiré à son élève , refuser absolument de
le lui accorder jusqu a ce qu'il ait trouvé le moyen
de fléchir son précepteur. Au reste, il nesera point
Digitized by
Google
lia PROJET
du tout nécessaire d^expUquer au jeune enfant ,
dans l'occasion , qu'on lui accorde quelque faveur,
précisément parcequ*il a bien fait son devoir;
mais il vaut mieux qu'il conçoive que les plaisirs
et les douceurs. $ont les suites naturelles de la
sagesse et de la bonne conduite que s'il les regar-
doit comme des récompenses arbitraires qui peu-
vent dépendre du caprice, et qui, dans le fond,
ne doivent jamais être proposées pour l'objet et le
prix de l'étude et de la vertu.
Voilà tout au moins , monsieur, les droits que
vous devez m accorder sur monsieur votre fils, si
vous souhaitez de lui donner une beureuse édu*
cation, et qui réponde aux belles qualités qu'il
montre à bien des égards, mais qui actuellement
sont offusquées par beaucoup de mauvais plis qui
demandent d'être corrigés à bonne heu re , et avant
que le temps ait rendu la chose impossible. Gela
est si vrai, qu'il s'en faudra beaucoup, par exem-
ple, que tant de précautions soient nécessaires
envers M. de Gondillac ; il a autant besoin d'être
poussé que l'autre d'être retenu , et je saurai bien
prendre de moi-même tout l'ascendant dont j'aurai
besoin sur lui : mais pour M. de Sainte-Marie , c'est
un coup de partie pour son éducation que de lui
donner une bride qu'il sente, et qui soit capable
de le retenir; et, dans l'état où sont les choses, les
sentiments que vous souhaitez, monsieur, qu'il
Digitized by
Google
D'ÉDUCATION. ii3
ait sur mon compte dépendent beaucoup plus de
vous que de moi-même.
Je suppose toujours, monsieur, que vous n au-
riez garde de confier l'éducation de messieurs vos
enfants à un hojoyiu^ que vous ne croiriez pas di-
g iie de voj re fôtime ; et ne pensez point, je vous
prie, que, par le parti que j'ai pris de m attacher
sans réserve à votre maison dans une occasion dé-
licate, j aie prétendu vous engager vous-même en
aucune manière. Il y a bien de la difFérence entre
nous : en faisant mon devoir autant que vous m en
laisserez la liberté , je ne suis responsable de rien ;
et, dans le fond, comme vous êtes, monsieur, le
mattre et le supérieur naturel de vos enfants, je
ne suis pas en droit de vouloir, à legard de leur
éducation, forcer votre goût de se rapporter au
mien : ainsi , après vous avoir fait les repré-
sentations qui m ont paru nécessaires , s'il arri-
voit que vous n'en jugeassiez pas de même, ma
conscience seroit quitte a cet égard , et il ne me
resteroit qu'à meconfoj;mer à votre volonté. Mais
pour vous, monsieur, nulle considération hu-
maine ne peut balancer ce que vous devez aux
mœurs et à l'éducation de messieurs vos enfants;
et je ne trouverois nullement mauvais qu'après
m'avoir découvert des défauts que vous n'auriez
peut-être pas d'abord aperçus, et qui seroient
dune certaine conséquence pour mes élèves,
MILARGES. 8
Digitized by
Google
ià4 PROJET
vous vous pourvussiez ailleurs d un meilleur sujet.
J ai donc lieu de penser que tant que vous me
souffrez dans votre maison vous n avez pas trouvé
en moi de quoi effacer lestime dont vous m aviez
honoré. Il est vrai , monsieur, que je pourrois me
plaindre que, dans les occasions où j'ai piL£om-
mettre quelque faute, vous ne m ayez pas^fait
rhonneur de m en avertir tout uniment: cest
une grâce que je vous ai demandée en entrant
<;hez vous, et qui marquoit du moins ma bonne
volonté ; et si ce n est en ma propre considération ,
ce seroit du moins pour celle de messieurs vos
enfants, de qui l'intérêt seroit que je devinsse un
homme parfait, s'il étoit possible.
Dans ces suppositions, je crois, monsieur, que
vous ne devez pas faire difficulté dé communi-
quer à monsieur votre fils les bons sentiments que
vouspouvezavoir sur mon compte, et que, comme
il est impossible que mes fautes et mes fbiblesses
échappent à des yeux aussi clairvoyants que les
vôtres, vous ne sauriez trop éviter de. vous en
entretenir en sa présence; car ce sont des im-
pressions qui portf^nt coup, et, comme dit M. de
La Bruyère, le premier soin des enfants est de
chercher les endroits foibles de leurs maîtres , pour
acquérir le droit de le mépriser : or, je demande
quelle impression pourroient faire les leçons d'un
homme pour qui son écolier auroit du mépris.
Digitized by
Google
D'ÉDUCATION. ii5
Pour me flatter d'un heureux succès dans l'é-
ducation de monsieur votre fils , je ne puis donc
pas moins exiger que d'en être angi^ craint, et
estimé. Que si l'on me répondoit que tout cela
devoit être mon ouvrage, et que c'est ma faute si je
n'y ai pas réussi , j'aurois à me plaindre d'un ju-
gement si injuste. Vous n ayez jamais eu d'explica*
tion avec moi sur l'autorité que vous me permet*
tiez de prendre à son égard : ce qui étoit d'autant
plus nécessaire que je commence un métier que
je n'ai jamais fait; que, lui ayant trouvé d'abord
une résistance parfaite à mes instructions et une
négligence excessive pour moi , je n'ai su commei) t
le réduire; et qu'au moindre mécontentement il
couroit chercher un asile inviolable auprès de son
papa , s^uquel peut-être il ne manquoit pas ensuite
de conter les choses comme il lui plaisoit.
Heqreusement le mal n'est pas grand à l'âge où
il est|; nous avons eu le loisir de nous tâtonner,
pour ainsi dire , réciproquement , sans que ce re-
tard ait pu porter encore un grand préjudice à
ses progrès, que d'ailleurs la délicatesse de sa
santé n'auroit pas permis de pousser beaucoup ' ;
mais comme les mauvaises habitudes, dangereuses
à tout âge, le sont infiniment plus à celui-là, il est
temps d'y mettre ordre sérieusement, non pour
' Il etoit fort lançuissaot quand je suis entre dans la maison ; au-
joordliui sa santé s^affermit visiblement.
8.
Digitized by
Google
ii6 PROJET
le charger d'études et de devoirs , mais pour lui
donner À bonne heure un pli d obéissance et de
docilité qui se trouve tout acquis quand il en sera
temps.
Nous approchons de la fin de Tannée : vous ne
sauriez, monsieur, prendre une occasion plus
naturelle que le commencement de lautre pour
faire un petit discours à monsieur votre fils, à la
portée de son âge, qui, lui mettant devant les
yeux les avantages d'une bonne éducation , et les
inconvénients d'une enfance négligée, le dispose
à se prêter de bonne grâce à ce que la connois-
sance de son intérêt bien entendu nous fera dans
la suite exiger de lui; après quoi vous auriez la
bonté de me déclarer en sa présence que vous me
rendez le dépositaire de votre autorité sur lui, et
que vous m'accordez sans réserve le droit de l'o-
bliger à remplir son devoir par tous les moyens
qui me parottront convenables; lui ordonnant,
en conséquence, de m'obéir comme à vous-même,
sous peine de votre indignation. Cette déclara-
tion , qui ne sera que pour faire sur lui une plus
vive impression, n'aura d'ailleurs d'effet que con-
formément à ce que vous aurez pris la peine de
me prescrire en particulier.
Voilà, monsieur, ïes préliminaires qui me pa-
roissent indispensables pour s'assurer que les soins
que je donnerai à monsieur votre fils ne seront
Digitized by
Google
D'ÉDCCATION. 117
pas des soins perdus. Je vais maintenant tracer
re$q uisse de son é ducation , telle que j'en avois
conçu le plan sur ce que j'ai connu jusqu'ici de
son caractère et de vos vues. Je ne le propose point
comme une règle à- laquelle il faille s'attacher,
mais comme un projet qui , ayant besoin d'être
refondu et corrigé par vos lumières et par celles
de M. l'abbé de...., servira seulement à lui don-
ner quelque idée du génie de l'enfant à qui nous
avons affaire. Et je m'estimerai trop heureux que
monsieur votre frère veuille bien me guider dans
les routes que je dois tenir : il peut être assuré que
je me ferai un principe inviolable de suivre entiè-
rement , et selon toute la petite portée de mes lu-
mières et de mes talents ^ les routes qu'il aura pris
la peine de me prescrire avec votre agrément.
Le but que l'on doit se proposer dans l'éduca-
tion d'un jeune homme, c'est de lui fermer le
cœur, le jugement et resprjti^ et cela dans Fordre
que je les nomme. La plupart des maîtres, les pé-
dants sur-tout, regardent l'acquisition et l'entas-
sement des sciences comme l'unique objet d'une
belle éducation, sans penser que souvent, comme
dit MoUère,
Un sot savant est sot plus qu'un sot i^orant.
D'un autre côté, bien des pères, méprisant assez
tout ce qu'on appelle études, ne se soucient guère
que de former leurs enfants aux exercices du
Digitized by
Google
1 f 8 PROJET
corps et à la connoissance du monde. Entre œs
extrémités nous prendrons un juste^ilieu pour
conduire monsieur votre fils. Les sciences ne doi-
vent pas être négligées; j'en parlerai tout^4'heure.
Mais aussi elles ne doivent pas précéder les moeurs,
sur-tout dans un esprit pétillant et {^ein de feu ,
peu capable d'attention jusqu'à un certain âge, et
dont le caractère se trouvera décidé très à bonne
heure. Â quoi sert à un homme le savoir de Yar-
ron, si d^illeurs il ne sait pas penser juste? Que
s'il a eu le malheur de laisser corrompre son
coeur, les sciences sont dans sa tête comme autant
d'arme entre les mains d'un furieux. De deux
personnes également engagées dans le vice, le
moins habile fera toujours le moins de mal; et les
science», même les plus spéculatives et les plus
éloignées en apparence de la société, ne laissent
pas d'exercer l'esprit et de lui donner, en l'exer-
çant , une force dont il est £sicile d'abuser dans
le coitimerce de la vie, quand on a le cœur
mauvais.
Il y a plus à l'égard de M. de Sainte-Marie. Il a
conçu un dégoût si fort contre tout ce qui porte
le nom d'étude et d'application , qu'il faudra
beaucoup d'art et de temps pour le détruire :
et il serait fJlcheux que ce temps-là fût perdu
pour lui; car il y auroit trop d'inconvénients à le
contraindre; et il vaudrait encore mieux qu'il
Digitized by
Google
D'ÉDUCATION. 119
ignorât entièrement ce que c est qu études et que
sciences que de ne les connoître que pour les
détester.
A l'égard de la religion et de la morale, ce n'est
point par la multiplicité des préceptes qu'on
pourra parvenir à lui en inspirer dés principes
solides qui servent de règle à sa conduite pour le
reste de sa vie. Excepté les éléments à la portée
de son âge, on doit moins songer à £Eitigùer sa
mémoire d'un détail de lois et de devoirs qu'à
disposer son esprit et son coeur à-lo? cp.aaQitrejet
à les goûter, à mesure que l'occasion se présentera
de les lui développer ; et c'est par^là même que ces
préparati& sont tout-à-&it à la portée de son âge
et de son esprit , parcequ'ils ne renferment que
des sujets curieux et intéressants sur le commerce
civil , sur les arts et les métiers , et sur la manière
variée dont la Providence a rendu tous les
hommes utiles et nécessaires les uns aux autres.
Ces sujets , qui sont plutôt des matières de con«*
versations et de promenades que d études réglées,
auront encore divers avantages dont TefFet me
paroit infaillible.
Premièrement, n'affectant point désagréable-
ment son esprit par des idées de contrainte et
d'étude réglée, et n'exigeant pas de lui une atten-
tion pénible et continue, ils n'auront rien de nui-
sible à sa santé. En second lieu , ils accoutumeront
Digitized by
Google
120 PROJET
à bonne heure son esprit à la réflexion et à con*
sidérer les choses par leurs suites et par leurs
effets. Troisièmement, ils le rendront curieux, et
lui inspireront du goût pour les sciences natu-
relles.
Je devrois ici aller au-devant d'une impression
qu'on pourroit recevoir de mon projet, en s'ima-
ginant que je ne cherche qu'à m'égayer moi-même
et à me débarrasser de ce que les leçons ont de sec
et d'ennuyeux, pour me procurer une occupation
plus agréable. Je ne crois pas, monsieur, qu'il
puisse vous tomber dans l'esprit de penser ainsi
sur mon compte. Peut-être jamais homme ne se
fit une affaire plus importante que celle que je
me fais de l'éducation de messieurs vos enfants,
pour peu que vous veuilliez seconder mon zèle.
Vous n'avez pas eu lieu de vous apercevoir jus-
qu'à présent que je cherche à fuir le travail : mais
je ne crois point que, pour se donner un air de
zélé et d'occupation, un maître doive afifiectcr de
surcharger ses élèves d'un travail rebutant et sé-
rieux, de leur montrer toujours une contenance
sévère et fâchée, et de se faire ainsi à leurs dépens
la réputation d'homme exact et laborieux. Pour
moi , monsieur, je le déclare une fois pour toutes ,
jaloux jusqu'au scrupule de FaccompUssement de
mon devoir, je suis incapable de m'en relâcher
jamais; mon goût ni mes principes ne me por-^
Digitized by VjOOQIC
D'ÉDUCATION. 121
tent ni à la paresse ni au relâchement : mais de
deux voies pour m assurer le même succès, je
préférerai toujours celle qui coûtera le moins de
peine et de désagrément à mes élèves ; et j'ose
assurer, sans vouloir passer pour un homme très
occupé, que moins ils travailleront en apparence,
et plus en efFet je travaillerai pour eux.
S'il y a quelques occasions où la sévérité soit
nécessaire à l'égard des enfants , c'est dans les cas
où les mœurs sont attaquées, ou quand il s'agit
de corriger de mauvaises habitudes. Souvent , plus
un enfant âd esprit, et plus là connoissanee oe
ses propres avantages le rend indocile sur ceux
qui luij restent à acquérir. De là le mépris des
inférieurs, la désobéissance aux supérieurs, et
l'impolitesse avec les égaux: quand on se croît
parfait, dans quels travers ne donne-t-on pas!
M. de Sainte-Marie a trop d'intelligence pour ne
pas sentir ses belles qualités ; mais , si l'on n'y
prend garde, il y comptera trop, et négligera d'en
tirer tout le parti qu'il faudroit. Ces semences de
vanité ont déjà produit en lui bien des petits pen-
chants nécessaires à corriger. C'est à cet égard ,
monsieur, que nous ne saurions agir avec trop
de correspondance; et il est très important que,
dans les occasions où l'on aura lieu d'être mécon-
tent de lui, il ne trouve de toutes parts qu'une
apparence de mépris et d'indifférence, qui le mor-
Digitized by
Google
.V
ia2 PROJET
ti fiera d'autant pi as que ces marques de froideur
ne lui seront point ordinaires. C'est punir l'or-
gueil par ses propres armes, et l'attaquer dans sa
source même ; et Ton peut s'assurer que M. de
Sainte-Marie est trop bien né pour n'être pas in-
finiment sensible à l'estime des personnes qui lui
sont chères.
La droiture du cœur, quand elle est affermie
par le raisonnement, est la source de la justesse
de l'esprit : un honnête homme pense presque
toujours juste, et quand on est accoutumé dès
l'enfance à ne pas s'étourdir sur la réflexion, et à
ne se livrer au plaisir présent qu'après en avoir
pesé les suites et balancé les avantages avec les
inconvénients, on a presque, avec un peu d'ex-
périence, tout l'acquis nécessaire pour former le
jugement. Il semble en effet que le bon sens dé-
pend encore plus des sentiments du cœur que
des lumières de l'esprit, et Ton éprouve que les
gens les plus savants et les plus éclairés ne sont
pas toujours ceux qui se conduisent le mieux dans
les affaires de la vie : ainsi , après avoir rempli
M. de Sainte-Marie de bons principes de morale,
on pourroit le regarder en un sens comme assez
avancé dans la science du raisonnement. Mais s'il
est quelque point important daus son éducation ,
c'est sans contredit celui-là; et Ton ne sauroittrop
bien lui apprendre à connoitre les hommes, à
Digitized by
Google
D'ÉDUCATION. i23
savoir les prendre par leurs vertus et même par
leurs foibles, pour les amener à son but, et à
choisir toujours le meilleur parti dans les occa-
sions difficiles. Cela dépend en partie de la ma-
nière dont on l'exercera à considérer les objets et
à les retourner de toutes leurs faces, et en partie
de lusage du monde. Quant au premier point,
vous y pouvez contribuer beaucoup, monsieur,
et avec un très grand succès, en feignant quel-
quefois de le^cûnsuUer sur la manière dont vous
devez vous conduire dans des incidents dlnven-
tion; cela flattera sa vanité, et il ne regardera
point comme un travail le temps qu on mettra à
délibérer sur une affaire où sa voix sera comptée
pour quelque chose. C'est dans de telles conver-
sations qu on peut lui donner le plus de lumières
sur la science du monde, et il apprendra plus
dans deux heures de temps par ce moyen qu'il ne
feroit en un an par des instructions en règle : mais
il faut observer de ne lui présenter que des ma-
tières proportionnées à son âge, et sur-tout l'exer-
cer long-temps sur des sujets où le meilleur parti
se présente aisément, tant afin de l'amener faci-
lement à le trouver comme de lui-même que
pour éviter de lui faire envisager les affaires de
la vie comme une suite de problèmes où, les di-
vers partis paroissant également probables, il se-
roit presque indifférent de se déterminer plutôt
Digitized by
Google
ia4 PROJET
pour Fun que pour lautre; ce qui le méneroit à
Findolence dans le raisonnement, et à Tindififé-
rence dans la conduite.
L'usage du monde est aussi d une nécessité ab-
solue, et d autant plus pour M. de Salnte*Marie
que, né timide, il a besoin de voir souvent com-
pagnie pour apprendre à s y trouver en liberté,
et à s y conduire avec ces grâces et cette aisance
qui caractérisent Fhomme du monde et Fhomme
aimable. Pour cela, monsieur, vous auriez la
bonté de m'indiquer deux ou trois maisons où je
pourrois le mener quelquefois par forme de dé-
lassement et de récompense. Il est vrai qu ayant
à corriger en moi-même les défauts que je cher-
che à prévenir en lui, je pourrois paroître peu
propre à cet usage. C'est à vous, monsieur, et à
madame sa mère à voir ce qui convient, et à vous
donner la peine de le conduire quelquefi3is avec
vous si vous jugez que cela lui soit plus avanta-
geux. Il sera bon aussi que quand on aura du
monde on le retienne dans la chamhre, et qu en
l'interrogeant quelquefois et à propos sur les ma*
tières de la conversation , on lui donne heu de
s'y mêler insensiblement. Mais il y a un point sur
lequel je crains de ne me pas trouver tout-à-fait
de votre sentiment. Quand M. de Sainte-Marie
se trouve en compagnie sous vos yeux, il badine
et s'égaie autour de vous , et n a des yeux que pour
Digitized by
Google
D'ÉDUCATION. i25
son papa, tendresse bien flatteuse et bien aima-
ble ; mais s il est contraint d aborder une autre
personne ou de lui parler, aussitôt il est déconte-
nancé 9 il ne peut marcher ni dire un seul mot ,
ou bien il prend l'extrême , et lâche quelque in-
discrétion. Voilà qui est pardonnable à son âge:
mais enfin on grandit, et ce qui convenoit hier
ne convient plus aujourd'hui ; et j ose dire qu'il
n'apprendra jamais à se présenter tant qu'il gar-
dera ce défaut. La raison en est qu'il n'est point
en compagnie quoiqu'il y ait du monde autour
de lui; de peur d'être contraint de se gêner, il
a£fecte de ne voir personne, et le papa lui sert
d'objet pour se distraire de tous les autres. Cette
hardiesse forcée, bien loin de détruire sa timidité,
ne fera sûrement que l'enraciner davantage tant
qu'il n'osera point envisager une assemblée ni ré-
pondre à ceux qui lui adressent la parole. Pour
prévenir cet inconvénient , je crois , monsieur ,
qu'il seroit bien de le tenir quelquefois éloigné
de vous, soit à table, soit ailleurs, et de le livrer
aux étrangers pour l'accoutumer de se familiariser
avec eux.
On concluroit très mal si, de tout ce que je
viens de dire , on concluoit que , me voulant dé-
barrasser de la peine d'enseigner, ou peut-être
par mauvais goût méprisant les sciences, je n'ai
nul dessein d'y former monsieur votre fils, et
Digitized by
Google
126 PROJET
qu après lui avoir enseigné les éléments indispen-
sables je m*en tiendrai là , sans me mettre en peine
« de le pousser dans les études convenables. Ce n'est
.X pas ceux qui me connoitront qui raisonneroient
. s/^' ainsi ; on sait mon goût déclaré pour les sciencj^,
V, •' y ^ P et je les ai assez cultivées pour avoir dû y fiiire
: ' '^ des progrès pour peu que j'eusse eu de disposition.
^ On a beau parler au désavantage des études,
et tâcher d'en anéantir la nécessité et d'en grossir
les mauvais effets, il sera toujours beau et utile
de savoir; et quant au pédantisme, ce n'est pas
1 étude même qui le donne, mais la mauvaise dis-
position du sujet. Les vrais savants sont polis; et
ils sont modestes , parceque la connoissance de
ce qui leur manque les empêche de tirer vanité
de ce qu'ils ont, et iln'y a que les petits génies et
les demi-savants qui , croyant de savoir de tout,
méprisent orgueilleusement ce qu'ils ne connois-
sent point. D'ailleurs, le goût des lettres est d'une
grande ressource dans la vie, même pour un
homme d'épée. Il est bien gracieux de n'avoir pas
toujours besoin du concours des autres hommes
pour se procurer des plaisirs ; et il se commet tant
d'injustices dans le monde, l'on y est sujet à tant
de revers , qu'on a souvent occasion de s'estimer
heureux de trouver des amis et des consolateurs
dans son cabinet, au défaut de ceux que le monde
nous ôte ou nous refuse.
Digitized by
Google
- \..^'
\
.^ D'ÉDUCATION. la;
Mais il s agit d en faire naitrelegoût à monsieur
votcfijQJs, qui: témoigne actuellement une aver-
sion horrible pour tout ce qui sent lapplication.
Déjà la violence n'y doit concourir en rieiî, j'en
ai dit la raison ci-devant; mais, pour que cela
revienne naturellement, il £aut remonter jusqu'à
la source de cette antipathie. Cette source est un
goût excéssifde dissipation qu'il a pris en badi-
nant avec ses frères et sa sœur, qui fait qu'il ne
peut souffrir qu'on len distraie un instant, et
qu'il prend en aversion tout ce qui produit cet
effet; car d'ailleurs je me suis convaincu qu'il n'a
nulle haine pour l'étude en elle-même , et qu'il y
a même des dispositions dont on peut se promettre
beaucoup. Pour remédier à cet inconvénient, il
feudroit lui procurer d'autres amusements qui le
détachassent des niaiseries auxquelles il s'occupe,
et pour cela le tenir un jdcu réparé de ses frères
et de^§â.^ur ; c'est ce qui ne se peut guère faire
dans un appartement comme le mien, trop petit
pour les mouvements d'un enfant aussi vif, et où
même il seroit dangereux d'altérer sa santé, si l'on
vouloit le contraindre d'y rester trop renfermé. Il
seroit plus important, monsieur, que vous ne
pensez d'avoir une chambre raisonnable pour y
faire son étu^ et son séjour ordinaire; je tâche-
rois dé la lui rendre aimable par ce que je pourrois
lui présenter de plus riant, et ce seroit déjà beau-
Digitized by
Google
128 PROJET
coup de gagné que d obtenir qu il se plût dans
Fendroit où il doit étudier. Alors, pour le détacher
insensiblement de ces badinages puérils, je me
mettrois de moitié de tous ses amusements, et je
lui en procurerois des plus propres à lui plaire
et à exciter sa curiosité : de petits jeux, des dé-
coupures, un peu de dessin, la musique, les in-
struments, un prisme^ un microscope, unverre
ardent, et mille autres petites curiosités, me four-
niroient des sujets de le divertir et de lattacher
peu à peu à son appartement, au point de s y
plaire plus que par-tout ailleurs. D un autre côté,
on àuroit soin de me l'envoyer dès qu'il seroit levé,
sans qu'aucun prétexte pût l'en dispenser; Ton ne
permettroit point qu'il allât dandinant par la mai-
son, ni qu'il se réfugiât près de vous aux heures
de son travail; et afin de lui faire regarder l'étude
comme d'une importance que rien ne pourroit
balancer, on éviteroit de prendre ce temps pour
le peigner, le friser, ou lui donner quelque autre
soin nécessaire. Voici, par rapport à moi, com-
ment je m'y prendrois pour lamener insensible-
ment à l'étude , de son propre mouvement. Aux
heures où je voudrois loccuper, je lui retranche-
rois toute espèce d'amusement, et je lui propo-
serois le travail de cette heure-là ; s'il ne s'y livroit
pas de bonne grâce, je ne ferois pas même sem-
blant de m'en apercevoir, et je le laisserois seul
Digitized by
Google
D'ÉDUCATION. 17.9
et sans amusement se morfondre, jusqu*à ce que
Fennui d^ètre absolument sans rien faire Feût ra-
mené de lui-même à ce que j'exigeois de lui; alors
j'afFecterois de répandre un enjouement et une
'çaieté sur son travail, qui lui fit sentir la diffé-
rence qu'il y a, même pour le plaisir, de la fai-
néantise à une occupation honnête. Quand ce
moyen ne réussiroit pas , je ne le maltraiterois
point; mais je lui retrancherois toute récréation
pour ce jour-là, en lui disant froidement que je
ne prétends point le feire étudier par force, mais
que le divertissement n'étant légitime que quand
il est le délassement du travail, ceux qui ne font
rien nen ont aucun besoin. De plus, vous auriez
la bonté de convenir avec moi d un signe par le-
quel , sans apparence d'intelligence , je pourrois
vous témoigner, de même qu'à madame sa mère,
quand je serois mécontent de lui. Aloi^s la froi^
deur et l'indifférence qu'il trouveroit de toutes
parts , sans cependant lui faire le moindre re-
proche, le surprendroit d'autant plus, qu'il ne
s'apercevroit point que je me fiisse plaint de lui ;
et il se porteroit à croire que comme la récom-
pense naturelle du devoir est l'amitié et les ca-
resses de ses supérieurs, de même la fainéantise
et loisiveté portent avec elles un certain caractère
méprisable qui se fait d'abord sentir, et qui re-
froidit tout le monde à son égard.
HÉLàVGES. 9
Digitized by
Google
,3o PROJET
Tai connu un père tendre qui ne sen fioît pas
tellement à un mercenaire sur Finstruction de ses
enfants, qu'il ne voulût lui-même y avoir lœîl : le
bon père, pour ne rien négliger de tout ce qui
pouvoit donner de Fémulation à ses enfants, avoit
adopté les mêmes moyens que j expose ici. Quand
il revoyoit ses enfants, il je toit, avant que de les
aborder, un coup d'œil sur leur gouverneur : lors-
que celui-ci touchoit de la main droite le premier
bouton de son habit, cetoit une marque qu^il
étoit content, et le père caressoit son fils à son
ordinaire : si le gouverneur touchoit le second ,
alors c étoit marque d une parfaite satisfaction , et
le père ne donnoit point de bornes à la tendresse
de ses caresses, et y ajoutoit ordinairement quel-
que cadeau, mais sans affectation : quand le gou-
verneur ne faisoit aucun signe, cela vouloit dire
qu'il étoit mal satisfait, et la froideur du père ré-
pondoit au mécontentement du maître; mais
quand de la main gauche celui-ci touchoit sa pre-
mière boutonnière , le père faisoit sortir son fils
de sa présence, et alors le gouverneur lui expli-
quoit les fautes de l'enfant. J'ai vu ce jeune sei-
gneur acquérir en peu de temps de si grandes
perfections, que je crois qu'on ne peut trop bien
augurer d'une méthode qui a produit de si bons
eflFets : ce n'est aussi qu'une harmonie et une cor-
respondance parfaite entre un père et un pn'*-
Digitized by
Google
D'ÉDUCATION. i3i
eepteur qui peut assurer le succès d'une bonne
éducation ; et comme le meilleur père se donne-
roit vainement des mouvements pour bien élever
son fils y si d ailleurs il le laissoit entre les mains
d'un précepteur inattentif, de même le plus intel-
ligent et le plus zélé de tous les maîtres prendroit
des peines inutiles, si le père, au lieu de le secon-
der, détruisoit son ouvrage par des démarches à
contre- temps.
Pour que monsieur votre fils prenne ses études
à cœur, je crois, monsieur, que vous devez témoi^
gner y prendre vous-même beaucoup de part :
pour cela vous auriez la bonté de l'interroger quel-
quefois sur^es progrès, mais dans les temps seu-
lement et sur les matières où il aura le mieux fait,
afin de n'avoir que du contentement et de la satis-
faction à lui marquer, non pas cependant par de
trop grands éloges, propres à lui inspirer de lor-
grueil et à le faire trop compter sur lui-même.
Quelquefois aussi, mais plus rarement, votre exa-
men rouleroit sur les matières où il se sera né-
{^ligé: alors vous vous informeriez de sa santé et
des causes de son relâchement avec des marques
d'inquiétude qui lui en commpniqueroient à lui-
même.
Quand vous, monsieur, ou madame sa mère,
aurez quelque cadeau à lui faire, vous aurez la
bonté de choisir les temps où il y aura le plus lieu
9-
Digitized by
Google
i32 PROJET
d'être content de lui , ou du moins de m'en aver-
tir d'avance, afin que j'évite dans ce temps-là de
l'exposer à me donner sujet de m'en plaindre;
car à cet âge-là les moindres irrégularités portent
coup.
Quant à Tordre même de ses études, il sera très
simple pendant les deux ou trois premières an-
nées. Les éléments du latin, de l'histoire et de la
géographie, partageront son temps. A l'égard du
latin , je n'ai point dessein de l'exercer par une
étude trop méthodique j et moins encore par la com-
position des thèmes. Les thèmes , suivant M. Rollin,
sont la croix des enfants ; et , dans l'intention
où je suis de lui rendre ses études aimables, je me
garderai bien de le faire passer par cette croix , ni
de lui mettre dans la tête les mauvais gallicismes
de mon latin au lieu de celui de Tite-Live , de
César et de Gicéron : d ailleurs un jeune homme,
sur-tout s'il est destiné à l'épée, étudie le latin
pour len tendre et non pour l'écrire, chose dont
il ne lui arrivera pas d'avoir besoin une fois en
sa vie. Qu'il traduise donc les anciens auteurs, et
qu'il prenne dans leur lecture le goût de la bonne
latinité et de la belle littérature : c'est tout ce que
j'exigerai de lui à cet égard.
Pour l'histoire et la géographie, il faudra seu-
lement lui en donner d'abord une teinture aisée,
d'où je bannirai tout ce qui sent trop la sécheresse
Digitized by
Google
D'ÉDUCATION. f33
et letude, réservant pour un âge plus avancé les
difficultés les plus nécessaires de la cbronolofjie
et de la sphère. Au reste, m'écartant un peu du
plan ordinaire des études, je m'attacherai beau-
coup plus à l'histoire moderne qu'à l'ancienne,
parcequejela crois beaucoup plus convenable à
un officier; et que d'ailleurs je suis convaincu sur
rhistoire moderne en général de ce que dit M. l'abbé
de.... de celle de France en particulier, qu'elle
n'abonde pas moins en grands traits que l'histoire
ancienne, et qu'il n'a manqué que de meilleurs
historiens pour les mettre dans un aussi beau
jour.
Je suis d'avjs de suppximer à M. de Sainte-Marie
toutes ces espèces d'études où, sans aucun usage
solide, on fait languir la jeunesse pendant nom-
bre d'années : la rhétorique, la logique, et la phi-
losophie scolastique , sont à nioja sens, toutes
choses très superflues pour lui, et que d'ailleurs
je serois peu propre à lui enseigner. Seulement ,
quand il en sera temps , je lui ferai lire la Logique
de Port-Royal, et, tout au plus, l'^^r^ déparier du
P. Lami, mais sans l'amuser d'un côté au détail
des tropes et des figures, ni de l'autre aux vaines
subtilités de la dialectique : j'ai dessein seulement
de l'exercer à la précision et à la pureté dans le
style , à l'ordre et à la méthode dans ses raisonne-
ments, et à se faire un esprit de justesse qui lui
Digitized by
Google
i34 PROJET
serve à démêler le faux orné, de la vérité simple,
toutes les fois que roccasion s'en présentera.
L'histoire naturelle peut passer aujourd'hui,
par Ta manière dont elle est traitée, pour la plus
intéressante de toutes les sciences que les hommes
cultivent, et celle qui nous ramène le plus natu-
rellement de l'admiration des ouvrages à l'amour
de l'ouvrier ; je ne négligerai pas de le rendre cu-
rieux sur les matières qui y ont rapport, et je me
propose de l'y introduire dans deux ou trois ans
par la lecture du Spectacle de la nature, que je
ferai suivre de celle de Nieuvrentit.
On ne va pas loin en physique sans le secours
des mathématiques; et je lui en ferai faire une
année, ce qui servira encore à lui apprendre à
raisonner conséquemment et à s'appliquer avec
un peu d'attention , exercice dont il aura grand
besoin : cela le mettra aussi à portée de se faire
mieux considérer parmi les officiers , dont une
teinture de mathématiques et de fortifications fait
une partie du métier.
Enfin , s'il arrive que mon élève reste assez long^
temps entre mes mains, je hasarderai de lui don-
ner quelque connoissance de la morale et du droit
naturel par la lecture de Puffendorf et de Gro-
tiu8, parcequ'il est digne d un honnête homme et
d'un homme raisonnable de connoître les prin-
cipes du bien et du mal, et les fondements sur
Digitized by
Google
D'EDUCATION. i35
lesquels la société dont il fait partie est établie.
En faisant succéder ainsi les sciences les unes
aux autres, je ne perdrai point Fhistoire de vue,
comme le principal objet de toutes ses études et
celui dont les branchés s^étendentle plus loin sur
toutes les autres sciences : je le ramènerai, au bout
de quelques années, à ses premiers principes avec
plus de méthode et de détail ; et je tâcherai de lui
en faire tirer alors tout le profit qu'on peut espé-
rer de cette étude.
Je me propose aussi de lui faire une récréation
amusante de ce qu'on appelle proprement belles-
lettres, comme la connoissance des livres et des
auteurs, la critique, la poésie, le style , l'éloquence,
le théâtre, et en un mot tout ce qui peut contri-
buer à lui former le goût et à lui présenter l'étude
sous une face riante.
Je ne m'arrêterai pas davantage sur cet article,
parceque après avoir donné une légère idée de la
route que je m'étois à-peu-près proposé de suivre
dans les études de mon élève, j 'espère que monsieur
votre frère voudra bien vous tenir la promesse qu'il
vous a faite de nous dresser un projet qui puisse
me servir de guide dans un chemin aussi nouveau
pour moi. Je le supplie d'avance d'être assuré que
je m'y tiendrai attaché avec une exactitude et un
soin qui le convaincra du profond respect que
j'ai pour ce qui vient de sa part; et j'ose vous ré-
Digitized by
Google
i36 PROJET D'ÉDUCATION,
pondre qu'il ne tiendra pas à mon zèle et à mon
attachement que messieurs ses neveux ne devien-
nent des hommes parfaits.
Digitized by
Google
MÉMOIRE
A M. BOUDET, ANTONIN.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
MÉMOIRE
BEMIS, LE 19 AVRIL 174^,
A M. BOUDET, ANTONIN,
QUI TRAVAILLE 'A L HISTOIRE DE FEU M. DE BBRKKZ ^ÂVÀQUE DE GEBÈVE '
Dans rintentioii où Ton est de n omettre dans
rhistoire de M. de Bernex aucun des faits considé-
rables qui peuvent servir à mettre ses vertus chré-
tiennes dans tout leur jour , on ne sauroit oublier
la conversion de madame la baronne de Warens
de La Tour, qui fut l'ouvrage de ce prélat.
Au mois de juillet de Tannée 1726, le roi de
Sardaigne étant à Évian, plusieurs personnes de
distinction du pays de Vaud s'y rendirent pour
voir la cour. Madame de Warens fut du nombre;
et cette dame qu'un pur motif de curiosité avoit
amenée fiit retenue par des motifs d'un genre su-
périeur, et qui n'en furent pas moins efficaces
pour avoir été moins prévus. Ayant assisté par
hasard à un des discours que ce prélat prononçoit
avec ce zèle et cette onction qui portoient dans les
cœurs le feu de sa charité, madame de Warens en
fïit émue au point, qu'on peut regarder cet instant
' M. Boudet publia la vie de cet évêqne en lySo, in-ia , à Paris.
Digitized by
Google
i4o MÉMOIRE
comme lepoque de sa conversion. La cbose ce-
pendant devoit paroître d autant plus difficile,
que cette dame, étant très éclairée, se tenoit en
garde contre les séductions de l'éloquence, et n'é-
toit pas disposée à céder sans être pleinement
convaincue. Mais quand on a l'esprit juste et le
cœur droit, que peut-il manquer pour goûter la
vérité , que le secours de la grâce? et M. de Bernex
netoit-il pas accoutumé à la porter dans les
cœurs les plus endurcis? Madame de Warens vit
le prélat; ses préjugés furent détruits; ses doutes
furent dissipés; et, pénétrée des grandes vérités
qui lui étoient annoncées, elle se détermina à ren-
dre à la Foi , par un sacrifice éclatant, le prix des
lumières dont elle venoit de leclairer.
Le bruit du dessein de madame de Warens ne
tarda pas à se répandre dans le pays de Vaud, Ce
fut un deuil et des alarmes universelles. Cette
dame y étoit adorée, et Famour qu on avoit pour
elle se changea en fureur contre ce qu'on appe-
loit ses séducteurs et ses ravisseurs. Les habitants
de Vevay ne parloient pas moins que de mettre
le feu à Évian, et de l'enlever à main armée au
milieu même de la cour. Ce projet insensé, fruit
ordinaire d'un zèle fanatique, parvint aux oreilles
de sa majesté; et ce fut à cette occasion qu'elle fit
à M. de Bernex cette espèce de reproche si glo-
rieux, qu'il faisoit des conversions bien bruyantes.
Digitized by
Google
A M. BOUDET. i4i
Le roi fit partir sur-le-champ madame de Warens
pour Annecy, escortée de quarante de ses gardes.
Ce fiit là où , quelque temps après , sa majesté Fas-
sura de sa protection dans les termes les plus flat-
teurs, et lui assigna une pension qui doit passer
pour une preuve éclatante de la piété et de la gé-
nérosité de ce prince, mais qui note point à ma-
dame de Warens le mérite d'avoir abandonné de
grands biens et un rang brillant dans sa patrie,
pour suivre la voie du Seigneur, et se livrer sans
rcsei^ve à sa providence. Il eut même la bonté de lui
offrir d'augmenter cette pension de sorte qu elle
pût figurer avec tout 1 éclat quelle souhaiteroit,
et de lui procurer la situation la plus gracieuse,
si elle vouloit se rendre à Turin auprès de la reine.
Mais madame de Warens n abusa point des bontés
du monarque : elle alloit acquérir les plus grands
biens en participant à ceux que TÉglise répand
sur les fidèles; et leclat des autres n avoit désor-
mais plus rien qui pût la toucher* Cest ainsi
qu elle s'en explique à M. de Bernex; et c'est sur
ces maximes de détachement et de modération
qu onl'avuese conduire constamment depuis lors.
Enfin le jour arriva où M. de Bernex alloit as-
surer à FÉglisela conquête qu'il lui avoit acquise.
Il reçut publiquement l'abjuration de madame de
Warens, et lui administra le sacrement de con-
firmation le 8 septembre 1726, jour de la Nativité
Digitized by
Google
i4a MÉMOIRE
de Notre-Dame, dans Féglise de la Visitation, de-
vant la relique de saint François de Sales. Cette
dame eut Fhonneur d avoir pour marraine, dans
cette cérémonie, madame la princesse de Hesse,
sœur de la princesse de Piémont, depuis reine de
Sardaigne. Ce fut un spectacle touchant de voir
une jeune dame dune naissance illustre, favori-
sée des grâces de la nature et enrichie des biens
de la fortune, et qui, peu de temps auparavant,
faisoit les délices de sa patrie, s'arracher du sein
de labondance et des plaisirs, pour venir déposer
au pied de la croix du Christ leclat et les voluptés
du monde, et y renoncer pour jamais. M. deBemex
fît à ce sujet un discours très touchant et très
pathétique : l'ardeur de son zélé lui prêta ce jour-
là de nouvelles forces; toute cette nombreuse as-
semblée fondit en larmes ; et les dames, baignées
de pleurs , vinrent embrasser madame de Warens,
la féliciter, et rendre grâces à Dieu avec elle de la
victoire qu'il lui faisoit remporter. Au reste, on
a cherché inutilement, parmi tous les papiers de
feu M. de Bernex , le discours qu'il prononça en
cette occasion, et qui, au témoignage de tous
ceux qui l'entendirent, est un chef-d'œuvre d'é-
loquence; et il y a lieu de croire que, quelque
beau qu'il soit, il a été composé sur-le-champ et
sans préparation.
Depuis ce jour-là M. de Bernex n'appela plus
Digitized by
Google
A M. BOUDET. i43
madame de Warens que sa fille, et elle lappeloit
son père. Il a en effet toujours conservé pour elle
les bontés dun père; et il ne faut pas s'étonner
ijull regardât avec une sorte de complaisance
I ouvrage de ses soins apostoliques , puisque cette
dame s'est toujours efforcée de suivre, d'aussi près
qu*il lui a été possible, les saints exemples de ce
prélat, soitdansson détachement des choses mon-
daines, soit dans son extrême charité envers les
pauvres ; deux vertus qui définissent parfaite-
ment le caractère de madame de Warens.
Le fait suivant peut entrer aussi parmi les
preuves qui constatent les actions miraculeuses
de M. de Bernex.
Au mois de septembre 1729, madame de
Warens demeurantdans la maison de M. deBoige,
le feu prit au four des cordeliers, qui donnoit
dans la cour de cette maison, avec une telle vio-
lence, que ce four, qui contenoit un bâtiment
assez grand, entièrement plein de fascines et de
bois sec, fut bientôt embrasé. Le feu, porté par
un vent impétueux , s'attacha au toit de la mai-
son , et pénétra même par les fenêtres dans les
appartements. Madame de Warens donna aussitôt
ses ordres pour arrêter les progrès du feu , et pour
faire transporter ses meubles dans son jardin.
Elle étoit occupée à ces soins , quand elle apprit
que M. l'évêque étoit accouru au bruit du danger
Digitized by
Google
i44 MÉMOIRE A M. BODDET.
qui la inena<;oit, et qu'il alloit paroître à Tinstant;
elle fut au-devant de lui. Ils entrèrent ensemble
dans le jardin; il se mit à g^enoux, ainsi que tous
ceux qui étoient présents, du nombre desquels
j etois, et commença à prononcer des oraisons
avec cette fen-eur qui étoit inséparable de ses
prières. L effet en fut sensible; le vent qui por-
toit les flammes par-dessus la maison jusque
près du jardin, changea tout-à-coup, et les éloi-
gna si bien, que le four, quoique contigu, fut
entièremeut consumé, sans que la maison eût
d'autre mal que le dommage qu'elle avoit reçu
auparavant. C'est un fait connu de tout Annecy,
et que moi, écrivain du présent mémoire, ai vu
de mes propres yeux.
M. de Bernex a continué constamment à pren-
dre le même intérêt dans tout ce qui regardoit
madame de Warens. Il fit faire le portrait de cette
dame, disant qu'il souhaitoit qu'il restât dans sa
famille, comme un monument honorable d'un
de ses plus heureux travaux. Enfin, quoiqu'elle
fût éloignée de lui, il lui a donné, peu de temps
avant que de mourir, des marques de son souve-
nir, et en a même laissé dans son testament. Après
la mort de ce prélat, madame de Warens s'est en-
tièrement consacrée à la solitude et à la retraite,
disant qu'après avoir perdu son père rien ne l'at-
taclîoit plus au monde.
Digitized by
Google
LE PERSIFLEUR.
MÉLAMOES.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
LE PERSIFLEUR'.
Dès qu'on jn a appris que les écrivains qui s'é-
toient chargés d'examiner les ouvrages nouveaux
avoient, par divers accidents, successivement ré-
signé leurs emplois, je me suis mis en tête que je
pourrois fort bien les remplacer; et, comme je n ai
pas la mauvaise vanité de vouloir être modeste avec
le public, j avoue franchement que je m'en suis
trouvé très capable; je soutiens même qu'on ne
dMt jamais parler autrement de soi , que quand on
est bien sûr de n'en pas être la dupe. Si j'étois un
auteur connu, j'afFecterois peut-être de débiter
des contre-vérités à mon désavantage , pour tacher,
à leur faveur, d'amener adroitement dans la même
classe les défauts que je serois contraint d'avouer:
mais actuellement le stratagème seroit trop dan-
gereux; le lecteur, par provision, me joueroît
infailliblement le tour de tout prendre au pied
de la lettre : or, je le demande à mes chers con-
• CetH la première feuille d'un écrit périodique que Diderot et
Rousseau dévoient faire alternativement. Ce projet fit connoitre Jean-
Jacques à d*Alembert, à qui Diderot communiqua le Persifleur. Cé-
loit en 1746. Voyez Confession s, Mv. vii. (Note de M. Musset-Pathay.)
Digitized by
Google
i48 LE PEKSIFLEUIL
frè^«es, €st-ce là le compte d un auteur qui parle
mal de soi?
Je sens bien qull ne suffit pas tout-à-fait que je
sois convaincu de ma {;ninde capacité, et qu'il
seroit assez nécessaire que le public fût de moitié
dans cette conviction : niais il m est aisé de mon-
trer que cette réflexion , même prise comme il
faut, tourne presque toute à mon profit. Car re-
marquez, je vous prie, que, si le public n a point
de preuves que je sois pourvu dci* talents conve-
nables pour réussir dans rouvrafje que j'eutre-
prends, on ne peut pas dlic non plus qu'il en ait
du contraire. Voilà donc dcja pour moi un avan-
tage considérable sur la plupart de mes concur-
rents; j ai réellement vis-à-vis d'eux une avance
relative de tout le chemin qu'ils ont fiiit en arrière-
Je pars ainsi d'un pn^Ligc favorable, et je le
confirme par les raisons suivantes, très capables,
à mon avis, de dissiper pour jamais toute espèce
de doute désavantageux sur mon compte,
1^ On a publié depuis un grand nombre d an-
nées une infinité de journaux, feuUles et autres
ouvrages périodiques, en tout pays et en toute
langue, et j'ai apporté la plus scrupuleuse atten-
tion à ne jamais rien lire de tout cela. D'où je con-
clus que, n'ayant point la tète farcie de ce jargon ,
je suis en état d'en tirer des productions beaucoup
meilleures en elles-mêmes, quoique peut-être en
Digitized by
Google
LE PERSIFLEUR: 149
inoîndre quantitc. Cette raison est bonne pour le
public j maisj ai cté contraint de la retourner pour
mon libraire, en lui disant que le jugement en-
jjendre plus de clioses à mesure que la mémoire
en est moins chargée, et qu'ainsi les matériaux ne
nous manqueroient pas,
2* Je n'ai pas non plus ti'Ouvêàpropos,età-peu-
près parla même raison , de perdre beaucoup de
temps â letude des sciences ni û celle des auteurs
anciens. La pliysiquo System a tique est depuis long-
temps velégnéc dans le piiys des romans; la phy-
sique expérimentale ne me paroît plus que lart
d'arranger agréablement de jolis brimborions; et
la géométrie, celui de se passer du raisonnement
à Faide de quelques formules.
Quant aux anciens, il ma semblé que, dans
les jugements que jaurois à poj-ter, la probité ne
vouloit pas que je donnasse le change à mes lec-
teurs^, ainsi que faisoient jadis nos savants , en sub-
stituant frauduleusement, à mon avis qu ils atten-
droient, celui d'AristPte ou de Cicéron, dont ils
n'ont que faire: grâce à Fesprit de nos modernes,
il y a long-temps que ce scandale a cessé, et je me
garderai bien d'en ramener la pénible mode. Je me
suis seulement appliqué à la lecture des diction-
naires; et jy ai fait un tel profit, qu'en moins de
trois mois je me suis vu en état de décider de tout
avec autant d'assurance et d'autorité que si j'avois
Digitized by
Google
i5o LE PERSIFLEUR,
eu deux ans d'étude. J ai de plus acquis un petit
recueil de passages latins tirés de divers poètes, où
je trouverai de quoi broder et enjoliver mes feuil-
les, en les ménageant avec économie afin qu'ils
durentlong-temps. Jesais combien les vers latins^
cités à propos, donnent de relief à un philosopbe;
et, parla même raison, je me suis fourni de quan-
tité d axiomes et de sentences philosophiques pour
orner mes dissertations, quiind il sera question de
poésie. Car je n ignore pas que ccst un devoir in-
dispensable pour quiconque aspire à k réputation
d auteur célèbre, de parler pertinemment de toutes
les sciences, hors celle dont il se mêle. D ailleurs ,
je ne sens point du tout la nécessité d être fort sa-
vant pour juger les ouvrages -qu on nous donne
aujourd'hui. Ne diroit-on pas qu'il faut avoir lu le
père Pétau, Montfaucon, etc. , et être profond dans
les mathématiques, pour juger Tanzaï, Grigri,
Angola, Misapouf, et au très sublimes productions
de ce siècle?
Ma dernière raison, et, dans le fond, la «eule
dont j avois besoin , est tirée de mon objet m^me.
Le but que je me propose dans le travail médité
est de faire lanalyse des ouvrages nouveaux qui
paroîtront, d y joindre mon sentiment, et de com-
muniquer lun et l'autre au public; or, dans tout
cela, je ne vois pas la moindre nécessité d'être sa-
vant. Juger sainement et impartialement, bien
Digitized by
Google
LE PERSIFLEUR. i5i
écrire, savoir sa langue; ce sont là, ce me semble,
toutes les connoissances nécessaires en pareil cas :
mais ces connoissances, qui est-^ce qui se vante de
les posséder mieux que moi et à un plus haut de-
gré? A la vérité je ne saurois pas bien démontrer
que cela'soît réellement tout-à-fait comme je le dis ;
mais c'est justement à cause de cela que je le crois
'encore pins fort : on ne peut trop sentir soi-même
ce qu'on veut persuader aux autres. Serois-je donc
le premier qui^ à force de se croire un fort habile
honme, Fauroit aussi fait croire au public? et si je
parviens à lui donner de moi une semblable opi-
nion , qu elle soit bien ou mal fondée, n est-ce pas ,
pour ce qui me regarde, à-peu-prèsla même chose
dans le cas dont il s agit?
On ne peut donc nier que je ne sois très fondé
à meriger en Aristarque, en juge souverain des
ouvrages nouveaux , louant , blâmant , critiquant à
ma fantaisie sans que personne soit en droit de me
taxer de témérité, sauf à tous et un chacun de se
prévaloir contre moi du droit de représailles , que
je leur accorde de très grand cœur, désirant seu-
lement qu'il leur prenne en gré de dire du mal de
moi delà même manière et dans le même sens que
je m'avise d'en dire du bien.
C'est par une suite de ce principe d'équité que,
n'étant point connu de ceux qui pourroient deve-
nir mes adversaires, je déclare que toute critique
Digitized by
Google
i5a LE PERSIFLEUB.
ou observation personnelle sera pour toujours
bannie de mon journal. Ce ne sont que des livres
que je vais examiner; le mot d auteur ne sera pour
moi que Fesprit du livre même, il ne s'étendra
point au-delà; et j'avertis positivement que je ne
m'en servirai jamais dans un autre sens: de sorte
que si, dans mes jours de mauvaise humeur, il
m'arrive quelquefois de dire : Voilà un sot, un
impertinent écrivain, c'est l'ouvrage seul qui sera
taxé d'impertinence et de sottise, et je n'entends
nullement que l'auteur en soit moins un géniodu
premier ordre, et peut-être même un digne aca-
démicien. Que sais-je, par exemple, si l'on ne sa-
visera point de régaler mes feuilles des épithétes
dont je viens de parler? or, on voit bien d'abord
que je ne cesserai pas pour cela d'être un homme
de beaucoup de mérite.
Comme tout ce que j'ai dit jusqu'à présent pa-
roîtroit un peu vague, si je n'ajoutois rien pour
exposer plus nettement mon projet et la manière
dont je me propose de l'exécuter, je vais prévenir
mon lecteur sur certaines particularités de mon
caractère, qui le mettront au fait de ce qu'il peut
s'attendre à trouver dans mes écrits.
Quand Boileau a dit de l'homme en général qu'il
changeoit du blanc au noir, il a croqué mon por-
trait en deux mots, en qualité d'individu. Il l'eût
rendu plus précis , s'il y eût ajouté toutes les autres
Digitized by
Google
LE PERSIFLEUR. i53
couleurs avec les nuances intermédiaires. Rien
n'est si dissemblable à moi que moi-même; c'est
pourquoi il seroit inutile de tenter de me définir
autrement que par cette variété singulière; elle est
telle dans mon esprit, quelle influe de temps à
autre jusque sur mes sentiments. Quelquefois je
suis un dur et féroce misanthrope; en d autres
moments j entre en extase au milieu des charmes
de 1^ société .et des délices de lamour. Tantôt je
suis austère et dévot, et, pour le bien de mon ame,
je fais tous mes efforts pour rendre durables ces
saintes dispositions : mais je deviens bientôt un
franc libertin ; et , comme je m'occupe alors beau-
coup plus de mes sens que de ma raison , je m abs-
tiens constamment d^écrire dans ces inoments-là.
C'est sur quoi il est bon que mes lecteurs soient
suffisamment prévenus, de peur qu*ils ne s'atten-
dent à trouver dans mes feuilles des choses que
certainement ils n'y verront jamais. En un mot,
un Protée, un caméléon, une femme, sont des
êtres moins changeants que moi : ce qui doit dès
l'abord ôter aux curieux toute espérance de me
reconnoître quelque jour à mon caractère; car ils
me trouveront toujours sous quelque forme par-
ticulière, qui ne sera la mienne que pendant ce
moment-là. Et ils ne peuvent pas même espérer
de me reconnoître à ces changements; car, comme
ils n'ont point de période fixe, ils se feront quel-
Digitized by
Google
i54 LE PERSIFLEUR.
quefbisd*un instant à l'autre, et d'autres f«Ms je
demeurerai des mois entiers dans le même état.
C'est cette irréfpilarité même qui fait le fond de ma
constitution. Bien plus y le retour des mêmes objets
renouvelle ordinairement en moi des dispositions
semblables à celles où je me suis trouvé la première
fois que je les ai vus; cest pourquoi je suis asses
constamment de la même humeur avec les mêmes
personnes. De sorte qu'à entendre séparément
tous ceux qui me connoissent^ rien ne paroitroit
moins varié que mon caractère : mais allez aux
derniers éclaircissements, l'un vous dira que je
suis badin, l'autre, grave; celui-ci me prendra
pour un ignorant, l'autre pour un homme fort
docte; en un mot, autant de têtes autant d'avis.
Je me trouve si bizarrement disposé à cet égard,
qu'étant un jour abordé par deux personnes à-la-
fois, avec l'une desquelles j'avois accoutumé d'être
gai jusqu'à la folie , et plus ténébreux quIléracKte
avec l'autre, je me sentis si puissamment agité,
que je fos contraint de les quitter brusquement,
de peur que le contraste des passions opposées ne
me fit tomber en syncope.
Avec tout cela, à force de m'examiner, je n'ai
pas laissé que de démêler en moi certaines dispo-
sitions dominantes et certains retours presque
périodiques qui scroient difficiles à remarquer à
tout autre qu'à l'observateur le plus attentif, en
Digitized by
Google
LE PERSIFLEUR. i55
un mot qu*à moi-même : cest à-peu-près ainsi
que toutes les vicissitudes et les irr^ularités de
lair n empêchent pas que les marins et les habi-
tants de la campagne n^ aient remarqué quel-
ques circonstances annuelles et quelques phéno-
mènes , qulls ont réduits en règle pQur prédire
à-peu-près le temps qu'il fera dans certaines sai-
sons. Je suis sujet, par exemple, à deux dispositions
principales, qui changent assez constamment de
huit en huit jours, et que j appelle mes âmes heb-
domadaires : par lune , je me trouve sagement
fou : par lautre , follement sage ; mais de telle
manière pourtant que, la folie l'emportant sur la
sagesse dans lun et dans Fautre cas , elle a sur-
tout manifestement le dessus dans la semaine où
je m appelle sage ; car alors le fond de toutes les
matières que je traite, quelque raisonnable quil
puisse être en soi, se trouve presque entièrement
absorbé par les futilités et les extravagances ilont
j'ai toujours soin de rhabiller. Pouf mon ame
folle, elle est bien plus sage que cela; car, bien
qu^elle tire toujours de son propre fonds le texte
sur lequel die argumente, elle met tant d art , tant
d ordre et tant de force dans ses raisonnements
et dans ses preuves, qu'une folie ainsi déguisée
ne diffère presque en rien de la sagesse. Sur ces
idées, que je garantis justes, ou à-peu-près, je
trouve un petit problème a proposer à mes lec-
Digitized by
Google
T
i56 LE PFRSrFLEUR.
teurs, et je les prie de vouloir bien décider laquelle
c'est de mes deux a mes qui a dicté cette feuille.
Quon ne s attende donc point à neToir ici que
de sages et graves dissertations; on y en verra
sans doute; et où seroit la vnriétc? Mais je ne ga*
rantis point du tout quau milieu de la plus pro-
fonde métaphysique il ne me prenne tout d'un
coup une saillie extravagante, et quemboilâDt
mon lecteur dans Flcosacdre de Bergerac Je ne le
transporte tout dun coup dans la lune, tout
comme, à propos do TArioste et de l'Ilipixïgriffe,
je pourrois fort bien lui citer Platon, Locke, ou
Malebranche.
Au reste, toutes matières seront de ma compé*
tence: j'étends ma juridiction indistînctcnicntsur
tout ce qui sortira de la presse; je m'anx)gerai
même, quand le cas y écherra, le droit de révi-
sion sur les jugements de mes confrères; et, lïon
content de me soumettre toutes les imprimeries
de France, je me propose aussi de faire de temps
en temps de bonnes excursions hors du royaume,
et de me rendre tribu taîfes Tltâlie, la Hollande,
et même l'Angleterre, chacune à soDf tour, pro-
mettant , foi de voyageur, la véracité la plus exacte
dans les actes que j'en rapporterai.
Quoique le lecteur se soucie sans doute assez
peu des détails que je lui fais ici de moi et de mon
caractère, j'ai résolu de ne pas lui en faire grâce
I
Digitized by
y Google
LE PERSIFLEUR. 167
', - d'une seule ligne ; c'est autant pour son profit que
[\ pour ma commodité que j en agis ainsi. Après
^ . avoir commencé par me persifler moi-même , j au-
' "rai tout le temps de persifler les autres; j'ou-
vrirai les yeux, j'écrirai ce que je vois, et Ton
i, trouvera que je me serai assez bien acquitté de ma
r tâche.
f II me reste à faire excuse d'avance aux auteurs
;. que je pourrois maltraiter à tort , et au public ,
de tous les éloges injustes que je pourrois donner
au:^ ouvrages qu on lui présente; ce ne sera ja-
mais volontairement que je commettrai de pa-
reilles erreurs. Je sais que l'impartialité dans un
\ journaliste ne sert qu'à lui faire des ennemis de
f tous les auteurs, pour n'avoir pas dit, au gré de
chacun d'eux, assez de bien de lui, ni assez de
mal de ses confrères; c'est pour cela que je veux
toujours rester inconnu. Ma grande folie est de
vouloir ne consulter que la raison, et ne dire qae
la vérité : de sorte que, suivant 1 étendue de mes
lumières et la disposition de mon esprit , on pourra
trouver en moi , tantôt un critique plaisant et ba-
din, tantôt un censeur sévère et bourru, non pas
un satirique amer ni un puéril adulateur. Les ju-
gements peuvent être faux, mais le juge ne sera
* jamais inique.
Digitized by
Google —
Digitized by
Google
TRADUCTION
dt; premier livre
DE L'HISTOIRE DE TACITE.
Digitized by
Google
AVERTISSEMENT.
Quand jtus le malbeor de vouloir parler au puUic, je seuds le
besoin d*appreudre à écrire, et j'osai m'essayer sur Tacite. Dans cette
vue, entendant mëdiocrement le latin et souvent n'entendant point
mon auteur, j'ai dû faire bien des contre-sens particuliers sur ses
pensées : mais, si je n*en ai point fait un général sur soA esprit, j*ai
rempli mon but; car je ne cberchois pas à rendre les phrases de
Tacite, mais son style; ni de dire ce qu^ adit en latin, mais ce (px^il
eût dit en françois.
Ce n*est donc ici qu^un travail d*écolier; j*en conviens, et je ne le
donse que pour tel. Ce n'est de plus qu'un simple fra^rment, un essai ;
j'en conviens encore : un si rude jouteur m*A biçntûtjassé. Biais ici
les estais peuvent être admis en attendant mieux ; et, avant que d'avoir
une bonne traduction complète, il faut supporter encore bien des
thèmes. CTest une grande entreprise qu'une pareille traduction: qui-
conque en sent assez la difficulté pour pouvoir la vaincre persévérera
difficilement. Tout homme en état de suivre Tacite est bientôt tenté
d'aller seul.
Digitized by
Google
^/%^ ^^%/%.'\, \/^>/^%/m/%.'v%/%,m/m/%.'%^%f\.^^f^^/%.^/%f%^^^K, %
TRADUCTION
DU PREMIER LIVRE
DE L'HISTOIRE DE TACITE'.
Je commencerai cet ouvrage par le second con-
sulat de Galba et Tunique de Vinius. Les sept cent
vingt premières années de Rome ont été décrites
par divers auteurs avec Féloquence et la liberté
dont elles étoient dignes. Mais, après la bataille
d'Actium, quil fallut se donner un maître pour
avoir la paix, ces grands génies disparurent. L'igno-
rance des affaires d une république devenue étran-
gère à ses citoyens, le goût efifréné de la flatterie ,
la haine contre les chefs , altérèrent la vérité de
mille manières; tout fut loué ou blâmé par pas-
sion, sans égard pour la postérité: mais en dé-
mêlant les vues de ces écrivains, elle se prêtera
plus volontiers aux traits de Feu vie, et de la sa-
tire, qui flatte la malignité par un faux air d'in-
dépendance, qu a la basse adulation, qui marque
la servitude et rebute par sa lâcheté. Quant à moi y
Galba, Yitellius, Othon, ne mont fait ni bien ni
* D*aprè8 ce que Rousseau dit dans le huitième livre des Confes-
siims, il fit cette traduction en 1 754 9 pendant son voyage à Genève.
MÉLABOES. 1 1
Digitized by
Google
i6a PREMIER LIVRE
mal : Vespasien commença ma fortune, Tke l'aug-
menta, Domitien lacheva, j'en conviens; mais
un historien qui se consacre à la vérité doit parler
sans amour et sans haine. Que s'il me reste assez
de vie, je réserve pour ma vieillesse la riche et
paisible matière des règnes de Nerva et de Trajan ;
rares et heureux temps où Ion peut penser libre-
ment et dire ce que Ton pense.
J'entreprends une histoire pleine de catastro-
phes, de combats, de séditions, terrible même
durant la paix; quatre empereurs égorgés, trois
guerres civiles, plusieurs étrangères, et la plu-
part mixtes; des succès en Orient, des revers en
Occident, des troubles en Illyrie; la Gaule ébran-
lée, l'Angleterre conquise et d'abord abandonnée ;
les Sarmates et les Suèves commençant à se mon--
trer ; les Daces illustrés par de mutuelles défaites;
les Parthes, joués par un faux Néron, tout prêts
à prendre les armes: lltalie, après les malheurs^
de tant de siècles, en proie à de nouveaux désas-
tres dans celui-ci ; des villes écrasées ou consumées
dans les fertiles régions de la Campanie; Rome
dévastée par le feu, les plus anciens temples brû-
lés; le Capitole même livré aux flammes par les-
mains des citoyens ; le culte profané , des adultères
publics, les mers couvertes d'exilés , les iles pleines
de meurtres ; des cruautés plus atroces dans la ca-
pitale, où les biens, le rang, la vie privée ou pu-
Digitized by
Google
DE TACITE. j63
blique, tout étoit également imputé à crime, et
où le plus irrémissible étoit la vertu : les délateurs
non moins odieux par leurs fortunes que par leurs
forfaits; les uns feisant trophée du ^cerdoce et
du consulat, dépouilles de leurs victimes; d au-
tres, tout-puissants, tant au»dedans qu au-dehors,
portant par-tout le trouble, la haine et FefFroi:
les maîtres trahis par leurs esclaves , les patrons
par leurs affranchis; et, pour comble enfin, ceux
qui manquoienL d ennemis, opprimés par leurs
amis mêmes.
Ce siècle, si fertile en crimes, ne fut pourtant
pas sans vertus: on vit des mères accompagner
leurs enfants dans leur fuite, des femmes suivre
leurs maris en exil, des parents intrépides, des
gendres inébranlables, des esclaves même à le-
preuve des tourments. On vit de grands hommes,
fermes dans toutes les adversités, porter et quitter
la vie avec une constance digne de nos pères. A
ces multitudes d événements humains se joigni-
rent les prodiges du ciel et de la terre, les signes
tirés de la foudre, les présages de toute espèce,
obscurs ou manifestes , sinistre ou favorables : ja-
mais les plus tristes calamités du peuple romain ,
jamais les plus justes jugements du ciel ne mon-
trèrent avec tant d'évidence que si les dieux son-
gent à nous , c est moins pour nous conserver que
pour nous punir.
Digitized by
Google
i64 PREMIER LIVRE
Mais , avant que d entrer en matière , pour dé*
velopper les causes des événements qui semblent
souvent 1 effet du hasard, il convient d'exposer
1 état de Rome, le génie des armées , les moeurs des
provinces, et ce qu'il y avoit de sain et de cor-
rompu dans toutes les régions du monde.
Après les premiers transports excités par la
mort de Néron , il s'étoit élevé des mouvements
divers non-seulement au sénat, parmi le peuple
et les bandes prétoriennes, mais entre tous les
chefs , et dans toutes les légions : le secret de 1 em-
pire étoit enfin dévoilé, et Ion voyoit que le prince
pouvoit s^élire ailleurs que dans la capitale. Mais
le sénat, ivre de joie , se pressoit sous un nouveau
prince encore éloigné, d abuser de la liberté qu'il
venoit d'usurper : les principaux de Tordre éques-
tre n étoient guère moins contents ; la plus saine
partie du peuple qui tenoit aux grandes maisons,
les clients , les affranchis des proscrits et des exilés ,
se livroient à lespérance. La vile populace, qui
ne bougeoit du cirque et des théâtres , les esclaves
perfides, ou ceux qui, à la honte de Néron , vi-
voient des dépouilles des gens de bien, s'aifli-
geoient et ne cberchoient que des troubles.
La milice de Rome, de tout temps attachée aux
Césars, et qui s'étoit laissé porter à déposer Né-
ron plus à force d art et de sollicitations que de
son bon gré, ne recevant point le donatif promis
Digitized by
Google
DE TACITE. i65
au nom de Galba , jugeant de phis que les services
et les récompenses militaires àuroîent moins lieu
durant la paix, et se voyant prévenue dans la fa-
veur du prince par les légions qui 1 avoiént élu ,
se livroit à son penchant pour les nouveautés^
excitée parla trahison de son préfet Nymphidius
quiaspiroitàlempire.Nymphidiuspéritdans cette
entreprise; mais, après avoir perdu le chef delà
sédition^ ses complices ne lavoient pas oubliée,
et glosoient sur la vieillesse et la varice |de Galba.
Le bruit de sa sévérité militaire , autrefois si louée ,
alarmoit ceux qui ne pouvoient soufïrir lancienne
discipline; et quatorze ans de relâchement sous
Néron leur faisoient autant aimer les vices de
leurs princes, que jadis ils respectoient leurs ver-
tus. Onrépandoit aussi ce mot de Galba ^ qui eût
lait honneur à un prince plus libéral, mais qu'on
interprétoit par son humeur: Je sais choisir mes
soldats , et non les acheter.
Yinius et Lacon, lun le plus vil, et l'autre le
plus méchant des hommes , le décrioient par leur
conduite; et la haine de leurs forfaits retomboit
sur son indolence. Cependant Galba jvenoit len-
tement, et ensanglantoit sa route: il fit mourir
Varron, consul désigné, comme complice de
Nymphidius, et Turpilien, consulaire, comme
général de Néron. Tous deux exécutés sans avoir
été entendus, et sans forme de procès, passèrent
Digitized by
Google
)66 PUEMIER LIVRE
pour innocents. A son arrivée il fit égorger par
milliers les soldats désarmés, présage (îineste pour
son régne , et de mauvais augure même aux meur-
triers. La légion qu'il amenoit d'Espagne, jointe
à celle que Néron avoit levée, remplirent la ville
de nouvelles troupes qu augmentoient encore les
nombreux détachements d'Allemagne , d'Angle-
terre et dUlyrîe, choisis et envoyés par Néron
aux Portes Caspiennes, où il préparoit la guerre
d'Albanie, et qu'il avoit rappelés pour réprimer
les mouvements de Vindex; tous gens à beau-
coup entreprendra, sans chef encore, mais prêts à
servir le premier audacieux.
Par hasard on apprit dans ce même temps les
meurtres de Macer et de Capiton. Galba fit mettre
à mort le premier par l'intendant Garucianus,
sur l'avis certain de ses mouvements en Afrique ;
et l'autre , commençant aussi à remuer en Alle-
magne, fut traité de même avant l'ordre du
prince par Aquinus et Valens, lieutenants-géné-
raux. Plusieurs crurent que Capiton , quoique dé-
crié pour son avarice et pour sa débauche, étoit
innocent des trames qu'on lui imputoit, mais que
ses lieutenants, s'étant vainement efforcés de l'ex-
citer à la guerre, avoient ainsi couvert leur
crime; et que Galba, soit par légèreté, soit de
peur d'en trop apprendre , prit le parti d'approu-
ver une conduite qu'il ne pou voit plus réparer.
Digitized by
Google
DE TACITE. 167
•Quoi qu il en soit, ces assassinats firent un mau-
vais effet; car, sous un prince une fois odieux,
tout ce quil fait, bien ou mal, lui attire le même
blâme. Les affranchis, tout-puissants à la cour, y
vendoient toat: les esclaves, ardents à profiter
d'une occasion passagère, se bâtoient sous un
vieillard dassouvir leur avidité. On éprouvoit
toutes les calamités du régne précédent , sans les
excuser de même: il n'y avoit pas jusqu'à lage de
Galba qui n'excitât la risée et le mépris du peu-
ple, accoutumé à la jeun&sse de Néron, et à ne
juger des princes que sur la figure.
Telle étoit à Rome la disposition d'esprit la plus
générale chez une si grande multitude. Dans les
provinces , Rufus , beau parleur et bon cbef en
temps de paix, mais sans expérience militaire ,
commandoit en Espagne. Les Gaules conser-
voient le souvenir de Vindex et de& faveurs de
Galba, qui venoit de leur accorder le droit de
bourgeoisie romaine, et de plus la suppression des
impôts. On excepta pourtant de cet honneur les
villes voisines des armées d'Allemagne, et l'on en
priva même plusieurs de leur territoire; ce qui
leur fit supporter avec un double dépit leurs
propres pertes et les grâces faites à autrui. Mais où
le danger étoitgrand à proportion des forces , c'é-
toit dans les armées d'Allemagne, fières de leur
récente victoire, et craignant le blâme d'avoir fa-
Digitized by
Google
i68 PREMIER LIVRE
vorisé d autres partis; car elles navoient aban-
donné Néron qu'avec peine. Vergînius ne s'étoît
pas d abord déclaré pour, Galba; et s'il étoit dou-
teux qu'il eût aspiré à l'empire , il étoit sûr que
l'armée le lui avoit offert : ceux même qui né pre-
noient aucun intérêt à Capiton ne laissoient pas
de murmurer de sa mort. Enfin Verginius ayant
été rappelé sous un faux semblant d'amitié, les
troupes, privées de leur chef, le voyant retenu et
accusé, s'en offensoient comme d'une accusation
tacite contre elles-mêmes.
Dans la Haute- Allemagne, Flaccus, vieillard
infirme qui pouvoit à peine se soutenir, et qui
n'avoit ni autorité ni fermeté, étoit méprisé de
l'armée qu'il commandoit ; et ses soldats , qu'il ne
pouvoit contenir même en plein repos, animés
par sa foiblesse, ne connoissoient plus de frein.
Les légions de la Basse-Allemagne restèrent long-
temps sans chef consulaire. Enfin Galba leur
donna Vitellius, dont le père avoit été censeur
et trois fois consul; ce qui parut suffisant. Le
calme régnoit dans l'armée d'Angleterre ; et, parmi
tous ces mouvements de guerres civiles, les légions
qui la composoient, furent celles qui se compor-
tèrent le mieux, soit à cause de leur éloignement
et de la mer qui les enfermoit, soit que leurs fré-
quentes expéditions leur apprissent à ne haïr que
lennemi. L'Illyrie n'étoit pas moins paisible, quoi-
Digitized by
Google
DE TACITE. 169
que ses légions, appelées par Néron, eussent , du*
rant leur séjout en Italie, envoyé des députés à
Verginius : mais ces armées,, tropsepriroes pour
unir leurs farces emmêler leurs vices, furent psii'J
ce safu taire moyen maintenues -dans leur devoir.
Rien ne remuait encore en Orient. Muciatius,»^
homme également célèbre dans les siiecùs et diiti^
les revers, tenoit la Syrie avec quatre Iqjinns. A m-
bitieu^ dès sa jeunesse, il setoit lié aux [jrands ■
nfôis- bientôt, voyant sa fortune dissipée, sa per-
sonne en danger, et suspectant la colère du prince,
.il s alla cacher en Asie, aussi près de l'exil qu'il fut
ensuite du rang suprême. Unissant la mollesse à
l'activité , la douceur et l'arrogance , les talents
bons et mauvais, outrant la débauche dans l'oi-
siveté, mais ferme et courageux dans Toccasiofi ;
estimable en public, blâmé dans sa vie privée;
enfin si séduisant, que ses inférieurs, ses proches,
ni ses égaux, ne pouvoient lui résister; il lui étoit
plus ai^é de donner l'empire que de l'usurper.
Vespasien, choisi par Néron, faisoit la guerre en
Judée avec trois légions, et se montra si peu con-
traire à Galba, qu'il lui envoya Tite son fils pour
lui rendre hommage et cultiver ses bonnes grâces,
comme nous dirons ci-après. Mais leur destin se
cachoit encore , et ce n'est qu'après l'événement
qu'on a remarqué les signes et les oracles qui
promettoient l'empire à Vespasien et à ses enfants.
Digitized by
Google
170 PREMIER LIVRE
En Egypte , c'étoit aux chevaliers romains au
lieu des rois qu'Auguste avoit coïifië le comman-
dement de la province et des troupes ; précaution
qui parut nécessaire dans un pays abondant en
blé, d^un abord difficile, et dont le peuple chan^
géant et superstitieux ne respecte ni magistrats
ni lois. Alexandre, Égyptien, gouvernoit alors ce
royaume. L'Afrique et ses légions, après la^ïnort de
Macer, ayant souffert la domination particulière,
étoient prêtes à se donner au premier venu : les
deux Mauritanies, la Rhétie, la Norique, la Thrace,
et toutes les na#ons qui n obéissoient qu a des in--
tendants, se tournoient pour ou contre, selon le
voisinage des armées et l'impulsion des plus puis-
sants : les provinces sans défense, et sur-tout l'Italie,
navoient pas même le choix de leurs fers, et n'é-
toient que le prix des vainqueurs. Tel étoit l'ctet
de l'empire romain quand Galba , consul pour la
deuxième fois, et Vinius son collègue, commen-
cèrent leur dernière année et presque celle de la
république.
Au commencement de janvier on reçut avis de
Propinquus, intendant de la Belgique, que les
légions de la Germanie supérieure, sans respect
pour leur serment, demandoient un autre em^
pereur, et que, pour rendre leur révolte moins
odieuse, elles consentoient qu'il fût élu par le sénat
et le peuple romain. Ces nouvelles accélérèrent
Digitized by
Google
DE TACITE. 171
radoptionckmt Galba délibéroit auparavant en
lui-même et avec ses amis, et dont le bruit ëtoit
çrand depuis quelque temps dans toute la ville ,
tant par la licence des nouvellistes qu a cause de
Tâge avancé de Galba. La raison, lamour de la
patrie, dictoient les vœux du petit nombre ; mais
la multitude passionnée, nonunant tantôt Tun
tantôt l'autre, chacun son protecteur ou son ami ,
consultoit uniquement ses désirs secrets ou sa haine
pour Vinius, qui, devenant de jour en jour plus
puissant, devenoit plus odieux en même mesure;
car, comme sous un maître infirme et crédule les
fraudes sont plus profitables et moins dangereu-
ses, la facilité de Galba augmentoit l'avidité des
parvenus, qui mesuroient leur ambition sur leur
fortune.
IjC pouvoir du prince étoit partagé entre le
consul Vinius, et Lacon , préfet du prétoire : mais
Icelus , affranchi de Galba , et qui , ayant reçu Fan-
neau, portoit dans Tordre équestre le nom de
Marcian ^ ne leur cédoit point en crédit. Ces fa-
voris, toujours en discorde, et jusque dans les
moindres choses ne consultant chacun que son
intérêt, formoient deux factions pour le choix du
successeur à l'empire : Vinius étoit pour Othon ;
Icelus et Lacon s'unissoient pour le rejeter, sans
en préférer un autre. Le public, qui ne sait rien
taire, ne laissoit pas ignorer à Galba l'amitié
Digitized by
Google
172 PREMIER LIVRE
d'Othon et de Yiniils, ïii râlliance qu'ils proje-
«oient entre eux par le mariage de la fille de Vinius
et d'Othon, lune veuve et l'autre garçom; mais je
crois qu'occupé du bien de l'état, Galba jdgeoit
qu'autant eût valu laisser à Néron l'empire que
de le donûçr à Othon. En effet, Othon, négligé
dans son enfance, emporté dans sa jeunesse, se
rendit si agtéabïe à Néron par l'imitation de son
luxe, que ce fut à lui, comme associé à ses dé-
bauches, qu'il confia Poppée, la principale de ses
courtisanes , jusqu'à ce qu'il se fût défait de sa
femme Octavie; mais, le soupçonnant d'abuser de
son dépôt, il le relégua en Lusitanie sous le nom
de gouverneur. Othon , ayant administré sa pro-
vince avec douceur, passa des premiers dans le
parti contraire, y montra de l'activité; et tant que
la guerre dura, s'étant distingué par sa magni-
ficence, il conçut tout d'un coup l'espoir de se
faire adopter; espoir qui devenoit chaque jour
plus ardent, tant par la faveur des gens de guerre
que par celle de la cour de Néron, qui comptoit
le retrouver en lui.
Mais, sur les premières nouvelles de la sédition
d'Allemagne, et avant que d'avoir rien d'assuré du
côté de Vitellius, l'incertitude de Galba sur les
lieux où tomberoit l'efïbrt des armées , et la dé-
fiance des troupes mêmes qui étoient à Rome, le
déterminèrent à se donner un collègue à l'em-
Digitized by
Google
'/ DE TACITE. 173.
pire, comme à Tunique parti qu'il Crut lai rester
à prendre. Ayant donc assemblé, avec Vinius et
Lacon, Celsus consul désigné, et Géminus préfet
de Rome , après queli^ues discours sur sa vieil-
lesse, il fit appeler Pisonysoit de son propre mou-
vement, soit, selon quelques uns, à ^instigation
de Lacon, qui, par le moyen de Plautus, avoit
lié amitié avec Pison, et le portant adroiteibent
sans paraître y prendre intérêt^ étoit secondé par
la bonne opinion publique. Pison, fils de Crassus
et de Scribonia, tous deux dlilustres maisons, sui-
voit les mœurs antiques, homme austère, à le
juger équitablement, triste et dur selon ceux qui
tournent tout en mal, et dont Fadoption plaisoit
à Galba par le côté même qui choquoit les
autres.
Prenant donc Pison par la main , Galba lui
parla, dit-on, de cette manière : u Si , comme par-
« ticulier, je vous adoptois, selon Fusage, par-de-
ff vant les pontifes, il nous seroit honorable, à moi ,
ttd admettre dans ma famille un descendant de
« Pompée et de Crassus; à vous, d'ajouter à votre
«noblesse celle des maisons Lutatienne etSulpi-
« cienne. Maintenant, appelé à Fempire du con-
« sentement des dieux et des hommes , Famour de
« la patrie et votre heureux naturel me portent à
«vous offrir, au sein de la paix, ce pouvoir su-
« prême que la guerre ma donné et que nos an-
Digitized by
Google
174 PREMIER LIYBE
u cùtres se sont disputé par les armes. Cest ainsi
« que le grand Auguste mit au premier rang après
« lui, d abord son neveu M arceUus^ensttite Agrippa
c< son g€Oidre, puis ses petits-fils , et enfin Tibère «
M fils de sa femne; mais Auguste choisit son suc*
« cesseur dans sa maison ; je choisis le mien dans
icla république, non que je manque^de procl:|W
Mou^de compagnons d'armes : mais je nai point
«moi-même brigué lempire, et vous préférer à
u mes parents et aux vôtres, cest montrer assez
u mes vrais sentiments. Vous avez un frère illustre
K ainsi que vous, votre aine, et digne du rang où
« vous montez, si vous ne letiez encore plus. Vous
« avez passé sans reproche lage de la jeunesse et
« des passions : mais vous n avez soutenu jusqulci
u que la mauvaise fortune ; il vous reste une
u épreuve plus dangereuse à faire en résistant à
»la bonne; car ladversité déchire Tame, mais le
« bonheur la corrompt. Vous aurez beau cultiver
i< toujours avec la même constance lamitié, la (bi,
» la liberté, qui sont les premiers biens de Thomme,
i< un vain respect les écartera malgré vous ; les
« flatteurs vous accableront de leurs fausses ca-
«resses, poison de la vraie amitié, et chacun ne
« songera qu'à son intérêt. Vous et moi nous par-
ulons aujourd'hui lun à Fautre avec sim[^cité;
« mais tous s'adresseront à notre fortune plutôt
<q\xà nous, car on risque beaucoup à montrer
Digitized by
Google
DE TACITE. 17:*
K leur devoir aux princes, et rien à leur persuader
tt qu'ils le font.
uSi la masse immense de cet empire eût pu
tf garder d elle-même son équilibre , j etois digne
«de rétablir la république; mais depuis long-
« temps les choses en sont à tel point , que tout ce
«qui reste a faire en faveur du peuple romain,
« c'est, pour moi, d'employer mes derniers jours
tf à hii choisir un bon maître, et, pour vous,
a d'être tel durant tout le cours des vôtres. Sous
« les empereurs précédents , l'état n'étoit Théritage
« que d'une seule famille; par nous le choix de ses
« chefs lui tiendra lieu de liberté ; après l'extinc-
« tien des Jules et des Glandes , Tadoption reste
« ouverte au plus digne. T^e droit du sang et de la
«naissance ne mérite aucune estime, et fait un
« princeauhasard ; mais l'adoption permetle choix,
«et la voix publique l'indique. Ayez toujours sous
« les yeux le sort de Néron , fier d'une longue suite
« de Césars ; ce n'est ni le pays désarmé de Vindcx ,
« ni l'unique légion de Galba , mais son luxe et ses
«cruautés qui nous ont délivrés de son joug,
« quoique un empereur proscrit fût alors un évé-
« nement sans exemple. Pour nous que la guerre
«et l'estime publique ont élevés, sans mériter
« d'ennemis, n'espérons pas n'en point avoir ; mais ,
«après ces grands mouvements de tout l'univers,
«deux légions émues doivent peu vous effrayer.
Digitized by
Google
176 PREMIER LIVRE
« Ma propre élévation ne fut pas tranquille; et ma
«vieillesse, la seule chose quon me reproche,
« disparoitra devant celui qu'on a choisi pour la
« soutenir. Je sais que Néron sera toujours re-
w gretté des méchants ; c'est à vous et à moi d em-
u pêcher qu il ne le soit aussi des gens de bien. Il
«n'est pas temps den dire ici davantage, et cela
u séroit superflu si j ai fait en vous un bon choix.
«La plus simple et la meilleure règle à suivre
udans votre conduite, c'est de chercher ce que
«vous auriez approuvé ou blâmé sous un aujtre
« prince. Songez qu'il n'en est pas ici comme des
« monarchies, où une seule famille commande, et
« tout le reste obéit , et que vous allez gouverner
« un peuple qui ne peut supporter ni une servî-
« tude extrême ni une entière liberté. » Ainsi
parloit Galba en homme qui fait un souverain ,
tandis que tous les autres prenoient d'avance le ton
qu'on prend avec un souverain déjà lait.
On dit que de toute l'assemblée qui tourna les
yeux sur Pison, même de ceux quil'observoientà
dessein, nul ne put remarquer en lui la moindre
émotion de plaisir ou de trouble. Sa réponse fut res-
jîectueuse envers son empereur et son père , mo-
deste à l'égard de lui-même ; rien ne parut changé
dans son air et dans ses manières ; ony voyoitplutôt
le pouvoir que la volonté décommander. On déli-
béra ensuite si la cérémonie de l'adoption se feroit
Digitized by
Google
DE TACITE. 177
devant le peuple^ au sénat, ou dans le camp. On
préféra le camp, pour faire honneur aux troupes,
comme ne voulant point acheter leur faveur par
la flatterie ou à prix d'argent, ni dédaigner de
1 acquérir par les moyens honnêtes. Cependant le
peuple environnoit le palais, impatient d appren-
dre l'importante affaire qui s'y traitoit en secret,
et dont le bruit s^augmentoit encore par les vains
efforts qu'on faisoit pour l'étouffer.
Le dix de janvier, le jour fut obscurci par de
grandes pluies , accompagnées d'éclairs, de ton-
nerres, et de signes extraordinaires du courroux
céleste. Ces présages, qui jadis eussent rompu les
comices, ne détournèrent point Galba d'aller au
camp ; soit qu'il les méprisât comme des choses
fortuites , soit que , les prenant pour des signes
réels , il en jugeât l'événement inévitable. Les
gens de guerre étant donc assemblés en grand
nombre, il leur dit, dans un discours grave et
concis, qu'il adoptoit Pison, à l'exemple d'Au-
guste, et suivant l'usage militaire, qui laisse aux
généraux le choix de leurs lieutenants. Puis, de
peur que son silence au sujet de la sédition ne la
fît croire plus dangereuse, il assura fort que,
n'ayant été formée dans la quatrième et la dix-
huitième légion que par un petit nombre de gens ,
elle s'étoit bornée à des murmures et des paroles,
et que dans peu tout seroit pacifié. Il ne mêla dans
MÉLAROES. 1 2
Digitized by
Google
178 LIVRE PREMIER
son discours ni flatteries ni promesses. Les tri-
buns , les centurions , et quelques soldats voisins,
applaudirent; mais tout le reste gardoit un morne
silence , se voyant privés dans la guerre du do-
natif qu ils avoient même exigé durant la paix. 11
paroît que la moindre libéralité arrachée à Faus-
tère parcimonie de ce vieillard eût pu lui conci-
lier les esprits. Sa perte vint de cette antique roi-
deur et de cet excès de sévérité qui ne convient
plus à notre fbiblesse.
De là s étant rendu au sénat, il n'y parla ni
moins simplement ni plus longuement qu'aux
soldats. La harangue de Pison fut gracieuse et
bien reçue; plusieurs le félicitoient de bon cœur;
ceux qui laimoient le moins, avec plus d affecta-
tion; et le plus grand nombre, par intérêt pour
eux-mêmes, sans aucun souci de celui de l'état.
Durant les quatre jours suivants, qui furent Im-
tervalle entre l'adoption et la mort de Pison , il ne
fit ni ne dit plus rien en public.
Cependant les fréquents avis du progrès de la
défection en Allemagne, et la facilité avec la-
quelle les mauvaises nouvelles s'accréditoient à
Rome, engagèrent le sénat à envoyer une députa-
tion aux légions révoltées; et il fut mis secrète-
ment en délibération. si Pison ne s'y joindroit
point lui-même, pour lui donner plus de poids,
en ajoutant la majesté impériale à l'autorité du
Digitized by
Google
DE TACITE. 179
sénat. On vouloit queLacon, préfet du prétoire,
fût aussi du voyage; mais il s'en excusa. Quant
aux députés, le sénat en ayant laissé le choix à
Galba, on vit, par la plus honteuse inconstance,
des nominations, des refus, des substitutions, des
brigues pour aller ou pour demeurer, selon les-
poir ou la crainte dont chacun étoit agité.
Ensuite il fallut chercher de largent; et, tout
bien pesé, il parut très juste que letat eût recours
à ceux qui Favoient appauvri. Les dons versés
par Néron montoient à plus de soixante millions.
Il fit donc citer tous les donataires, leur redeman-
dant les neuf dixièmes de ce qu'ils avoient reçu , et
dont à peine leur restoit-il l'autre dixième partie;
car également avides et dissipateurs, et i^n moins
prodigues du bien d'autrui que du leur, ils n'a-
voient conservé, au lieu de terres et de revenus,
que les instruments ou les vices qui avoient acquis
et consumé tout cela. Trente chevaliers romains
furent préposés au recouvrement; nouvelle ma-
gistrature onéreuse par les brigues et par le nom-
bre. On ne voyoit que ventes, huissiers; et le
peuple, tourmenté par ces vexations, ne laissoit
pasdese réjouir de voir ceux que Néron avoit enri-
chis aussi pauvres que ceux qu'il avoit dépouillés.
En ce même temps, Taurus et Nason, tribuns
prétoriens; Pacensis, tribun des milices bour-
geoises, et Fronto, tribun du guet, ayant été cassés ,
Digitized by
Google
i8o LIVRE PREMIER
cet exemple servit moins à contenir les officiers
qua les effrayer, et leur fit craindre qu étant
tous suspects, on ne voulût les chasser l'un après
lautre.
Cependant Othon, qui nattendoit rien d'un
gouvernement tranquille, ne cherchoit que de
nouveaux troubles. Son indigence, qui eût été à
charge même à des particuliers, son luxe, qui
Feût été même à des princes , son ressentiment
contre Galba, sa haine pour Pison, tout lexcitoit
à remuer. Il se forgeoit même des craintes pour
irriter ses désirs. N'a voit-il pas été suspect à Néron
lui-même? Falloit-il attendre encore l'honneur
d'un second exil en Lusitanie ou ailleurs? Les
souverains ne voient-ils pas toujours avec dé-
fiance et de mauvais oeil ceux qui peuvent leur
succéder? Si cette idée lui a voit nui près d'un
vieux prince , combien plus lui nuiroit-elle auprès
d'un jeune homme naturellement cruel, aigri
par un long exil ! Que s'ils étoient tentés de se dé-
faire de lui, pourquoi ne les préviendroit-il pas,
tandis que Galba chanceloit encore , et avant que
Pison fût affermi? Les temps de crise sont ceux où
conviennent les grands efforts ; et c'est une erreur
de temporiser quand les délais sont plus dange-
reux que l'audace. Tous les hommes meurent éga-
lement, c'est la loi de la nature; mais la postérité
les distingue par la gloire ou l'oubli. Que si le
Digitized by
Google
DE TACITE. i8i
même sort attend rinnocent et le coupable, il est
plus digne d'un homme de courage de né pas
périr sans sujet.
Othon avoit le cœur moins efféminé que le
corps. Ses plus familiers esclaves et affranchis, ac-
coutumés à une vie trop licencieuse pour une
maison privée, en rappelant la magnificence du
palais de Néron , les adultères, les fêtes nuptiales ,
et toutes les débauches des princes , à un homme
ardent après tout cela , le lui montroient en proie
à d'autres par son indolence, et à lui s'il osoit s'en
emparer. Les astrologues l'animoient encore , en
publiant que d'extraordinaires mouvements dans
les cieux lui annonçoient une année glorieuse:
genre dliommes fait pour leurrer les grands,
abuser les simples, qu'on chassera sans cesse de
notre ville, et qui s'y maintiendra toujours. Pop-
pée en avoit secrètement employé plusieurs qui
furent l'instrument funeste de son mariage avec
l'empereur. Ptolomée, un d'entre eux qui avoit
accompagné Othon, lui avoît promis qu'il survi-
vroit à Néron ; et l'événement , joint à la vieillesse
de Galba, à la jeunesse d'Othon , aux conjectures,
et aux bruits publics, lui fit ajouter qu'il parvien-
droit à l'empire. Othon, suivant le penchant qu'a
l'esprit humain de s'affectionner aux opinions
par leur obscurité même, prenoit tout cela pour
de la science , et pour des avis du destin ; et
Digitized by
Google _
i82 LIVRE PREMIER
Ptolomée ne manqua pas , selon la coutume , d'être
Finstiçateur du crime dont il a voit été le prophète.
Soit qu'Othon eût ou non formé ce projet, il est
certain qu'il cultivoit depuis long-temps les gens
de guerre, comme espérant succéder à Pempire
ou l'usurper. En route, en bataille, au camp,
nommant les vieux soldats par leur nom, et,
comme ayant servi avec eux sous Néron , les ap-
pelant camarades, il reconnoissoît les uns, s'in-
formoit des autres , et les aidoit tous de sa bourse
ou de son crédit. Il entremêloit tout cela de fré-
quentes plaintes, de discours équivoques sur
Galba , et de ce qu'il y a de plus propre à émou-
voir le peuple. Les fatigues des marches, la rareté
des vivres, la dureté du commandement, il enve-
nimoit tout , comparant les anciennes et agréables
navigations de la Gampanie et des villes grecques
avec les longs et rudes trajets des Pyrénées et des
Alpes , où l'on pouvoit à peine soutenir le poids
de ses armes.
î^udens , un des confidents de Tigellinus, sédui-
sant diversement les plus remuants, les plus obé-
rés, les plus crédules, achevoit d allumer les es-
prits déjà échauffés des soldats. Il en vint au point
que , chaque fois que Galba mangeoit chez Othon ,
Ton distribuoit cent sesterces par tête à la cohorte
qui étoit de garde, comme pour sa part du fes-
tin ; distribution que, sous l'air d'une largesse pu-
Digitized by
Google
DE TACITE. i83
blique , Othon soutenoit encore par d autres dons
particuliers. Il étoit même si ardent à les cor-
rompre , et la stupidité du préfet qu on trompoit
jusque sous ses yeux fut si grande, que, sur une
dispute de Proculus, lancier de la garde, avec un
voisin pour quelque borne commune, Othon
acheta tout le champ du voisin et le donna à
Proculus.
Ensuite il choisit pour chef de lentreprise
qu'il méditoit Onomastus, un de ses affranchis,
qui lui ayant amené Barbius et Veturius, tous
deux bas officiers des gardes, après les avoir
trouvés à Fexamen rusés et courageux, il les
chargea de dons, de promesses, d'argent pour en
gagner d'autres; et l'on vit ainsi deux manipu-
laires entreprendre et venir à bout de disposer de
l'empire romain. Ils mirent peu de gens dans le
secret ; et tenant les autres en suspens , ils les ex-
citoient par divers moyens : les chefs , comme sus-
pects par les bienfaits de Nymphidius ; les soldats,
par le dépit de se voir frustrés du donatif si long-
temps attendu. Rappelant à quelques uns le sou-
venir de Néron , ils rallumoient en eux le désir de
l'ancienne licence : enfin ils les effrayoient tous
par la peur d'un changement dans la milice.
Sitôt qu'on sut la défection de l'armée d'Alle-
magne, le venin gagna les esprits déjà émus des
légions et des auxiliaires. Bientôt les malinten-
Digitized by
Google
i84 LIVRE PREMIER
donnés se trouvèrent si disposés à la sédition , et
les bons si tiédes à la réprimer, que , le quatorze de
janvier, Othon revenant de souper eût été enlevé,
si Ton n eûjl; craint les erreurs de la nuit , les troupes
cantonnées par toute la ville , et le peu d'accord
qui régne dans la chaleur du vin. Ce ne fut pas
l'intérêt de 1 état qui retint ceux qui méditoient à
jeun de souiller leurs mains dans le sang de leur
prince , mais le danger qu'un autre ne Ait pris
dans l'obscurité pour Othon par les soldats des
armées de Hongrie et d'Allemagne qui ne le con-
noissoient pas. Les conjurés étouffèrent plusieurs
indices de la sédition naissante ; et ce qu'il en par-
vint aux oreilles de Galba fut éludé par Lacon,
homme incapable de lire dans l'esprit des soldats ,
ennemi de tout bon conseil qu'il n'a voit pas donné,
et toujours résistant à l'avis des sages.
Le quinze de janvier, comme Galba sacrifioit
au temple d'Apollon, l'aruspice Umbricius, sur le
triste aspect des entrailles, lui dénonça d'actuelles
embûches et un ennemi domestique, tandis qu'O
thon , qui étoit présent se réjouissoit de ces mau-
vais augures et les interprétoit favorablement
pour ses desseins. Un moment après, Onomastus
vint lui dire que l'architecte et les experts l'atten-
doient, mot convenu pour lui annoncer l'assem-
blée des soldats et les apprêts de la conjuration.
Othon fit croire à ceux qui demandoient où il al-
Digitized by
Google
DE TACITE. i85
loit, que, près d'acheter une vieille maison de
campag^ne, il vouloit auparavant la faire examiner ;
puis suivant raffranchi à travers le palais de Ti-
bère au Vélabre, et de là vers la colonne dorée
sous le temple de Saturne, il fut salué empereur
par vingt-trois soldats, qui le placèrent aussitôt
sur une chaire curule, tout consterné de leur
petit nombre, et l'environnèrent l'épée à la main.
Chemin faisant, ils furent joints par un nombre
à-peu-près égal de leurs camarades. Les uns, in-
struits du complot, l'accompagnoient à grands
cris avec leurs armes; d'autres, frappés du spec-
tacle, se disposoient en silence à prendre conseil
de révénement.
Le tribun Martialis, qui étoit de garde au
camp, effrayé d'une si prompte et si grande en-
treprise, ou craignant que la sédition n'eût gagné
ses soldats et qu'il ne fût tué en s'y opposant , fut
soupçonné par plusieurs d'en être complice. Tous
les autres tribuns et centurions préférèrent aussi
le parti le plus sûr au plus honnête. Enfin tel fut
Fétat des esprits, qu'un petit nombre ayant entre-
pris un forfait détestable, plusieurs l'approu-
vèrent et tous le souffrirent.
Cependant Galba, tranquillement occupé de
son sacrifice, importunoit les dieux pour un em-
pire qui n'étoit plus à lui, quand tout-à-coup un
bruit s'éleva que les troupes enlevoient un séna-
Digitized by
Google
i86 LIVRE PREMIER
ceur quon ne nommoit pas, mais quon sut en-
suite être Othon. Aussitôt on vit accourir des gens
de tous les quartiers ; et à mesure qu on les l'en-
controit , plusieurs augmentoient le mal et d autres
lexténuoient, ne pouvant en cet instant même
renoncer à la flatterie. On tint conseil, et il fut
résolu que Pison sonderoit la disposition de la
cohorte qui étoit de garde au palais, réservant
lautorité encore entière de Galba pour de plus
pressants besoins. Ayant donc assemblé les soldats
devant les degrés du palais, Pison leur parla ainsi :
« Compagnons, il y a six jours que je fus nommé
« césar sans prévoir l'avenir, et sans savoir si ce
« choix me seroit utile ou funeste ; c'est à vous d en
« fixer le sort pour la république et pour nous.
« Ce n'est pas que je craigne pour moi-même ,
« trop instruit par mes malheurs à ne point comp-
« ter sur la prospérité : mais je plains mon père,
«le sénat et l'empire, en nous voyant réduits à
« recevoir la mort ou à la donner, extrémité non
« moins cruelle pour des gens de bien , tandis qu'a-
« près les derniers mouvements on se félicitoit que
w Rome eût été exempte de violence et de meur-
« très, et qu'on espéroit avoir pourvu , par l'adop-
« tion, à prévenir toute cause de guerre après la
« mort de Galba.
» Je ne vous parlerai ni de mon nom ni de mes
« mœurs. On a peu besoin de vertus pour se com-
Digitized by
Google
DE TACITE. 187
<{ parer à Othon. Ses vices, dont il fait toute sa
«gloire, ont ruiné letat quand il étoit ami du
« prince. Est-ce par son air, par sa démarche, par
« sa parure efféminée, qu'il se croit digne de lem-
tf pire? On se trompe beaucoup si l'on prend son
« luxe pour de la libéralité. Plus il saura perdre,
K et moins il saura donner. Débauches , festins , at-
« troupements de femmes , voilà les projets qu'il
«médite, et, selon lui, les droits de l'empire,
u dont la volupté sera pour lui seul, la honte et
M le déshonneur pour tous ; car jamais souverain
" pouvoir acquis par le crime ne fut vertueuse-
« ment exercé. Galba fut nommé césar par le genre
« humain, et je l'ai été par Galba de votre con-
« sentement. Compagnons , j'ignore s'il vous est
uindifiFérent que la répubUque, le sénat et le
« peuple ne soient que de vains noms ; mais je
« sais au moins qu'il vous importe que des scélé-
t< rats ne vous donnent pas un chef.
w On a vu quelquefois des légions se révolter
«contre leurs tribuns. Jusqu'ici votre gloire et
« votre fidélité n'ont reçu nulle atteinte, et Néron
«lui-même vous abandonna plutôt qu'il ne fut
«abandonné de vous. Quoi! verrons-nous une
« trentaine au plus de déserteurs et de transfuges ,
« à qui l'on ne permettroit pas de se choisir seu-
«lement un officier, faire un empereur? Si vous
« souffrez un tel exemple, si vous partagez le crime
Digitized by
Google
i88 LIVRE PREMIER
«en le laissant commettre, cette licence passera
« dans les provinces ; nous périrons par les meur-
« très, et vous par les combats, sans que la solde
u en soit plus grande pour avoir égorgé son prince,
u que pour avoir fait son devoir : mais le donatif
« nen vaudra pas moins, reçu de nous pour le
« prix de la fidélité, que dun autre pour le prix
tt de la trahison. »»
Les lanciers de la garde ayant disparu , le reste
de la cohorte, sans paroître mépriser le discours
de Pison , se mit en devoir de préparer ses ensei-
gnes plutôt par hasard, et, comme il arrive en
ces moments de trouble, sans trop savoir ce qu'on
faisoit, que par une feinte insidieuse, comme on
la cru dans la suite. Celsus fut envoyé au déta-
chement de larmée d'iUyrie vers le portique de
Vipsanîus. On ordonna aux primipilaires Serenus
et Sabinus d'amener les soldats germains du tem-
ple de la Liberté. On se défioit de la légion ma-
rine, aigrie par le meurtre de ses soldats que
Galba avoit fait tuer à son arrivée. Les tribuns
Cerius, Subrinus et Longinus allèrent au camp
prétorien pour tâcher d étouffer la sédition nais-
sante avant qu elle eût éclaté. Les soldats mena-
cèrent les deux premiers; mais Longin fut mal-
traité et désarmé, parcequ'il n avoit pas passé par
les grades militaires, et qu étant dans la confiance
de Galba il en étoit plus suspect aux rebelles. La
Digitized by
Google
DE TACITE. 189
légion de mer ne balança pas à se joindre aux pré-
toriens : ceux du détachement d'IUyrie, présentant
à Ceisus la pointe des armes, ne voulurent point
l'écouter; mais les troupes d'Allemagne hésitèrent
long-temps, n'ayant pas encore recouvré leurs
forces, et ayant perdu toute mauvaise volonté
depuis que, revenues malades de la longue navi-
gation d'Alexandrie où Néron les a voit envoyées.
Galba n'épargnoit ni soin ni dépense pour les
rétablir. La foule du peuple et des esclaves, qui
durant ce temps remplissoit le palais, demandoit
à cris perçants la mort d'Othon et l'exil des con-
jurés, comme ils auroient demandé qudque scène
dans les jeux publics ; non que le jugement ou le
zèle excitât des clameurs qui changèrent d'objet
dès le même jour, mais par Fusage étabU d'enivrer
chaque prince d'acclamations effrénées et de vaines
flatteries.
Cependant Galba flottoit entre deux avis. Celui
de Vinius étoit qu'il falloit armer les esclaves, res-
ter dans le palais, et en barricader les avenues;
qu'au lieu de s'offrir à des gens échauffés on devoit
laisser le temps aux révoltés de se repentir et aux
fidèles de se rassurer; que si la promptitude con-
vient aux forfaits, le temps favorise les bons des-
seins ; qu'enfin l'on auroit toujours la même liberté
d'aller s'il étoit nécessaire, mais qu'on n'étoit pas
sûr d'avoir celle du retour au besoin.
Digitized by
Google
igo LIVRE PREMIER
Les autres jugeoient qu'en se hâtant de pré-
venir le progrès d une sédition foible encore et
peu nombreuse, on épouvanteroit Othon même,
qui, s étant livré furtivement à des inconnus^
profiteroit, pour apprendre à représenter, de
tout le temps qu'on perdroit dans une lâche in-
dolence. Falloit-il attendre qu'ayant pacifié le
camp il vint s emparer de la place, et monter au
Capitole aux yeux même de Galba, tandis qu'un
si grand capitaine et ses braves amis, renfermés
dans les portes et le seuil du palais, Finviteroient
pour ainsi dire à les assiéger? Quel secours pou-
voit-on se promettre des esclaves, si on laissoit
refroidir la faveur de la multitude, et sa première
indignation plus puissante que tout le reste? D'ail-
leurs, disoient- ils, le parti le moins honnête est
aussi le moins sûr; et, dût-on succomber au péril,
il vaut encore mieux l'aller chercher; Othon en
sera plus odieux, et nous en aurons plus d'hon-
neur. Vinius résistant à cet avis fut menacé par
Lacon à l'instigation d'Icelus, toujours prêt à
servir sa haine particulière aux dépens de l'état.
Galba, sans hésiter plus long-temps, choisit le
parti le plus spécieux. On envoya Pison le pre-
mier au camp, appuyé du crédit que dévoient lui
donner sa naissance, le rang auquel il venoit de
monter, et sa colère contre Vinius, véritable ou
supposée telle par ceux dont Vinius étoit haï et
Digitized by
Google
DE TACITE. 191
que leur haine rendoit crédules. A peine Pison
fut parti, qu'il s éleva un bruit, d'abord vague et
incertain, qu'Othon avoit été tué dans le camp :
puis, comme il arrive aux mensonges importants,
il se trouva bientôt des témoins oculaires du fait,
qui persuadèrent aisément tous ceux qui s'en ré-
jouissoient ou qui s'en soucioient peu; mais plu-
sieurs crurent que ce bruit étoit répandu et fo-
menté par les amis d'Othon , pour attirer Galba
par le leurre d'une bonne nouvelle.
Ce fut alors que, les applaudissements et l'em-
pressement outré gagnant plus haut qu'une po-
pulace imprudente, la plupart des chevaliers et
des sénateurs, rassurés et sans précaution, forcè-
rent les portes du palais, et, courant au-devant
de Galba, se plaignoient que l'honneur de le ven-
ger leur eût été ravi. Les plus lâches, et, comme
l'effet le prouva , les moins capables d'affronter le
danger, téméraires en paroles et braves de la lan-
gue, affirmoient tellement ce qu'ils savoient le
moins , que , faute d'avis certain , et vaincu par
ces clameurs, Galba prit une cuirasse, et, n'étant
ni d'âge ni de force à soutenir le choc de la foule,
se fit porter dans sa chaise. Il rencontra , sortant
du palais, un gendarme nommé JuUus Atticus,
qui, montrant son glaive tout sanglant, s'écria
qu'il avoit tué Othon. « Camarade, lui dit Galba,
«qui vous Fa commandé? » Vigueur singulière
Digitized by
Google
193 LIVRE PREMIER
d un homme attentif à réprimer la licence mili-
taire, et qui ne se laissoit pas plus amorcer par
les flatteries qu'effrayer par les menaces !
Dans le camp les sentiments n etoient plus dou-
teux ni partagés, et le zèle des soldats étoit tel,
que, non contents d'environner Othon de leurs
corps et de leurs bataillons, ils le placèrent au
milieu des enseignes et des drapeaux, dans Fen-
ceinte où étoit peu auparavant la statue dor de
Galba. Ni tribuns ni centurions ne pouvoient ap-
procher, et les simples soldats crioient qu'on prît
garde aux officiers. On n'entendoit que clameurs ,
tumultes, exhortations mutuelles. Ce n'étoient
pas les tiédes et les discordantes acclamations d'une
populace qui flatte son maitre; mais tous les sol-
dats qu'on voyoit accourir en foule étoient pris
par la main, embrassés tout armés, amenés de-
vant lui, et, après leur avoir dicté le serment, ils
recommandoient l'empereur aux troupes et les
troupes à l'empereur. Othon, de son côté, ten-
dant les bras, saluant la multitude, envoyant
des baisers, n'omettoit rien de servile pour com-
mander.
Enfin, après que toute la légion de mer lui eut
prêté le serment, se confiant en ses forces et vou-
lant animer en commun tous ceux qu'il avoit ex-
cités en particulier, il monta sur le rempart du
camp, et leur tint ce discours :
Digitized by
Google
DE TACITE. 193
« Compagnons, j ai peine à dire sous quel titre
M je me présente en ce lieu : car, élevé par vous à
«lempire, je ne puis me regarder comme parti-
« culier, ni comme empereur tandis qu'un autre
it commande ; et Ton ne peut savoir quel nom vous
u convient à vous-mêmes qu'en décidant si celui
« que vous protégez est le chef ou lennemi du
" peuple romain. Vous entendez que nul ne de-
u mande ma punition qu'il ne demande aussi la
«< vôtre , tant il est certain que nous ne pouvons
« nous sauver ou périr qu'ensemble; et vous devez
« juger de la facilité avec laquelle le clément Galba
•f a peut-être déjà promis votre mort par le meur-
» tre de tant de milliers de soldats innocents que
« personne ne lui demandoit. Je frémis en me rap-
« pelant l'horreur de son entrée et de son unique
«victoire, lorsqu'aux yeux de toute la ville il fit
«décimer les prisonniers suppliants qu'il avoit
« reçus en grâce. Entré dans Rome sous de tels
" auspices, quelle gloire a-t-il acquise dans le gou-
« vernement, si ce n'est d'avoir fait mourir Sabinus
« etMarcellus en Espagne, Chilon dans les Gaules,
«Capiton en. Allemagne, Macer en Afrique,
«Cingonius en route, Turpilien dans Rome, et
«Nymphidius au camp?Quellearmce ou quellepro-
« vince si reculée sa cruauté n'a-t-elle point souillée
« et déshonorée , ou , selon lui , lavée et purifiée
« avec du sang? car, traitant les crimes de remèdes
mêlaugei. i3
Digitized by
Google
1^4 PREMIER LIVRE
u et donnant de faux noms aux choses, il appelle
«la barbarie sévérité, layarice économie, et dis-
« cipline tous les maux qu'il vous &it souffrir. Il
« n y a pas sept mois que Néron est mort, et Icelus
tt a déjà plus volé que n'ont fait Élius, Polyclète et
4( Vatinius. Si Vinius lui-même eût été empereur,
«il eût gouverné avec moins d'avarice et de li-
«cence; mais il nous commande comme à ses
« sujets , et nous dédaigne comme ceux d'un autre.
« Ses richesses seules suffisent pour ce donatifqu'on
« nous vante sans cesse et qu'on ne vous donne
<i jamais.
<c Afin de ne pas même laisser d'espoir à son
«successeur, Galba a rappelé d'exil un homme
« qu'il jugeoit avare et dur comme lui. Les dieux
« vous ont avertis par les signes les plus évidents
« qu'ils désapprouvoient cette élection. Le sénat
« et le peuple romain ne lui sont pas plus iavo-
u râbles : mais leur confiance est toute en votre
i< courage ; car vous avez la force en main pour
«exécuter les choses honnêtes, et sans vous les
« meilleurs desseins ne peuvent avoir d'eflFet. Ne
« croyez pas qu'il soit ici question de guerres ni
«de périls, puisque toutes les troupes sont pour
« nous , que Galba n'a qu'une cohorte en toge dont
« il n'est pas le chef, mais le prisonnier, et dont
« le seul combat à votre aspect et à mon premier
^ signe va être à qui m'aura le plus tôt reconnu.
Digitized by
Google
DE TACITE. 195
«Enfin ce n'est pas le cas de temporiser dans
«une entreprise qu'on ne peut louer qu'après
« l'exécution. »
Aussitôt, ayant fait ouvrir l'arsenal, tous cou-
rurent aux armes sans ordre, sans régie, sans
distinction des enseignes prétoriennes et des lé-
gionnaires , de l'écu des auxiliaires et du bouclier
romain; et, sans que ni tribun ni centurion s en
mêlât, cbaque soldat, devenu son propre officier,
s'animoit et s'excitoit lui-même à mal feire par le
plaisir d'affliger les gens de bien.
Déjà Pison, efFrayé du frémissement de la sé-
dition croissante et du bruit des clameurs qui re-
tentissoit jusque dans la ville, s'étoit mis à la suite
de Galba qui s'acbeminoit vers la place. Déjà, sur
les mauvaises nouvelles apportées par Celsus, les
uns parloient de retourner au palais, d'autres
d'aller au Capitole , le plus grand nombre d'occu-
per les rostres. Plusieurs se contentoient de con-
tredire l'avis des autres; et, comme il arrive dans
les mauvais succès, le parti qu'il n'étoit plus temps
de prendre sembloit alors le meilleur. On dit que
Lacon méditoit à l'insu de Galba de faire tuer
Vinius; soit qu'il espérât adoucir les soldats par ce
châtiment, soit qu'il le crût complice d'Othon,
soit enfin par un mouvement de haine. Mais le
temps et le lieu l'ayant fait balancer par la crainte
de ne pouvoir plus arrêter le sang après avoir
i3.
Digitized by
Google
igô ' PREMIER LIVRE
commencé d'en répandre, Teffroi dessurv^enants,
la dispersion du cortège, et le trouble de ceux qui
s'étoient d abord montrés si pleins de zélé et d'ar-
deur, achevèrent de len détourner.
Cependant, entraîné <jà et là, Galba cédoit à
rimpulsion des flots de la multitude, qui, rem-
plissant de toutes parts les temples et les basili-
ques, nofFroit qu'un aspect lugubre. Le peuple
et les citoyens, lair morne et l'oreille attentive, ne
poussoient point de cris; il ne régnoit ni tran-
quillité ni tumulte, mais un silence qui marquoit
à-la-fois la frayeur et l'indignation. On dit pour-
tant à Othon que le peuple prenoit les armes , sur
quoi il ordonna de forcer les passages et d'occu-
per les postes importants. Alors, comme s'il eût
été question non de massacrer dans leur prince
un vieillard désarmé, mais de renverser Pacore
ou Vologèse du trône des Aj^sacides, on vit les
soldats romains écrasant le peuple, foulant aux
pieds les sénateurs, pénétrer dans la place à la
course de leurs chevaux et à la pointe de leurs
armes, sans respecter le Capitole ni les temples
des dieux, sans craindre les princes présents et à
venir, vengeurs de ceux qui les ont précédés.
A peine aperçut-on les troupes d'Othon, que
l'enseigne de l'escorte de Galba, appelé, dit-on,
Vergilio, arracha l'image de l'empereur et la jeta
par terre. A l'instant tous les soldats se déclarent,
Digitized by
Google
DE TACITE. 197
le peuple fuit; quiconque hésite voit le fer prêt à
le percer. Près du lac de Curtius, Galba tomba de
sa cbaise par leffroi de ceux qui le portoient, et
fut d abord enveloppé. On a rapporté diverse-
ment ses dernières paroles selon la haine ou lad-
miration qu'on avoit pour lui: quelques uns
disent qu il demanda d un ton suppliant quel mal
il avoit fait, priant qu on lui laissât quelques jours
pour payer le donatif ; mais plusieurs assurent
que, présentant hardiment la gorge aux soldats,
il leur dit de frapper s'ils croyoient sa mort utile à
l état. Les meurtriers écoutèrent peu ce qu'il pou-
voit dire. On n'a pas bien su qui Tavoit tué : les
uns nomment Terentius, d'autres Lccanius ; mais
le bruit commun est que Camurius, soldat de la
quinzième légion, lui coupa la gorge. Les autres
lui déchiquetèrent cruellement les bras et les
jambes, car la cuirasse couvroit la poitrine; et
leur barbare férocité chargeoit encore de bles-
sures un corps déjà mutilé.
On vint ensuite à Vinius, dont il est pareille-
ment douteux si le subit effroi lui coupa la voix ,
ou s'il s'écria qu'Othon n'avoit point ordonné sa
mort; paroles qui pouvoient être l'effet de sa
crainte, ou plutôt l'aveu de sa trahison, sa vie et
sa réputation portant à le croire complice d'un
crime dont il étoit cause.
On vit ce jour-là dans Sempronius Densus un
Digitized by
Google
198 PREMIER LIVRE
exemple mémorable pour notre temps. CTétoit un
centurion de la cohorte prétorienne, chargé par
Galba de la garde de Pison : il se jeta le poignard
à la main au-devant des soldats en leur reprochant
leur crime; et, du geste et de la voix attirant les
coups sur lui seul, il donna le temps à Pison de
s'échapper quoique blessé. Pison se sauva dans le
temple de Vesta, où il reçut asile par la piété d'un
esclave qui le cacha dans sa chambre; précaution
plus propre à différer sa mort que la religion ni
le respect des autels. Mais Florus , soldat des co-
hortes britanniques , qui depuis long-temps avoit
été fait citoyen par Galba, et Statius Murcus,
lancier de la garde , tous deux particulièrement
altérés du sang de Pison, vinrent de la part
d'Othon le tirer de son asile , et le tuèrent à la porte
du temple.
Cette mort fut celle qui fit le plus de plaisir à
Othon; et l'on dit que ses regards avides ne pou-
voient se lasser de considérer cette tète, soit que,
délivré de toute inquiétude, il commençât alors
à se livrer à la joie, soit que son ancien respect
pour Galba et son amitié pour Vinius mêlant à sa
cruauté quelque image de tristesse, il se crût plus
permis de prendre plaisir à la mort d'un concur-
rent et d'un ennemi. Les têtes furent mises cha-
cune au bout d'une pique et portées parmi les en-
seignes des cohortes et autour de l'aigle de la
Digitized by
Google
DE TACITE. 199
légion: cetoit à qui ferait parade de ses mains
sanglantes, à qui, faussement ou non, se vante-
roit d avoir commis ou vu ces assassinats, comme
d'exploits glorieux et mémorables. Vitellius trouva
dans la suite plus de cent vingt placets de gen&
qui demandoient récompense pour quelque fait
notable de ce jour-là : il les fit tous chercher et
mettre à mort, non pour honorer Galba, mais
selon la maxime des princes de pourvoir à leur
sûreté présente par la crainte des châtiments
futurs.
Vous eussiez cru voir un autre sénat et un autre
peuple. Tout accouroit au camp : chacun s em-
pressoit à devancer les autres, à maudire Galba ,
à vanter le bon choix des troupes , à baiser les
mains d'Othon^ moins le zélé étoit sincère, plus
on afFectoit d en montrer. Othon de son côté ne
rebutoit personne , mais des yeux et de la voix
tâchoit dadoucir lavide férocité des soldats. Ils
ne cessoient de demander le supplice de Celsus ,
consul désigné, et, jusqua l'extrémité, fidèle ami
de Galba : son innocence et ses services étoient
des crimes qui les irritoient. On voyoit qu'ils ne
cherchoient qu'à faire périr tout homme de bien ,
et commencer les meurtres et le pillage: mais
Othon qui pouvoit commander des assassinats
navoit pas encore assez d'autorité pour les dé-
fendre. 11 fit donc lier Celsus, afifectant une
Digitized by
Google
200 PREMIER LIVRE
grande colère, et le sauva dune mort présente
en feignant de le réserver à des tourments plus
cruels.
Alors tout se fit au gré des soldats. Les préto-
riens se choisirent eux-mêmes leurs préfets. A
Firmus, jadis manipulaire, puis commandant du
guet, et qui, du vivant même de Galba, s'étoit
attaché à Othon , ils joignirent Licinius Proculus ,
que son étroite familiarité avec Othon fit soup-
çonner d avoir favorisé ses desseins. En donnant
a Sabinus la préfecture de Rome , ils suivirent le
sentiment de Néron sous lequel il avoit eu le
même emploi; mais le plus grand nombre ne
voyoit en lui que Vespasien son frère: ils sollici-
tèrent lafifranchissement des tributs annuels que,
sous le nom de congés à temps , les simples sol-
dats payoient aux centurions. Le quart des ma-
nipulaircs ctoit aux vivres ou dispersé dans le
camp ; et pourvu que Iç droit du centurion ne fût
pas oublié, il ny avoit sorte de vexation dont ils
s abstinssent, ni sorte de métiers dont ils rougis-
sent. Du profit de leurs voleries et des plus ser-
viles emplois ils payoient lexemption du service
militaire; et quand ils setoient enrichis, les offi-
ciers, les accablant de travaux et de peine, les
forçoient d acheter de nouveaux congés. Enfin ,
épuisés de dépense et perdus de mollesse, ils re-
venoient au manipule pauvres et fainéants, de
Digitized by
Google
DE TACrtTE. 201
laborieux qulls en étoient partts et de riches qu'ils
y dévoient retourner. Voilà comment, également,
corrompus tour-à-tour par la licence et par la mi-
sère, ils ne cherchoient que mutineries, révoltes,
et guerres civiles. De peur d'irriter les centurions
en gratifiant les soldats à leurs dépens, Othon
promit de payer du fisc les congés annuels, éta-
blissement utile, et depuis confirmé par tons les
bons princes pour le maintien de la discipline.
Le préfet Lacon , qu'on feignit de reléguer dans
uneile, fut tué par un garde envoyé pour cela par
Othon : Icelus fut puni publiquement en qualité
d'affranchi.
Le comble des maux dans un jour si rempli de .
crimes fut l'allégresse qui le termina. Le préteur
de Rome convoqua le sénat ; et , tandis que les
autres magistrats outroient à l'envi l'adulation,
les sénateurs accourent, décernent à Othon la
puissance tribunitienne , le nom d'Auguste, et
tous les honneurs des empereurs précédents, tâ-
chant d'effacer ainsi les injures dont ils venoient
de le charger, et auxquelles il ne parut point sen-
sible. Que ce fût clémence ou délai de sa part,
c'est ce que le peu de temps qu'il a régné n'a pas
permis de savoir.
S'étant fait conduire au Capitole, puis au pa-
lais , il trouva la place ensanglantée des morts qui
y étoient encore étendus, et permit qu'ils fussent
Digitized by
Google
202 PREMIER LIVRE
brûlés et enterrés. Verania, femme de Pison,
.Scribonianus son frère, et Grispine, fille de Vi-
nius, recueillirant leurs corps, et, ayant cherché
les têtes , les rachetèrent des meurtriers qui les
avoient gardées pour les vendre.
Pison finit ainsi la trente-unième année dune
vie passée avec moins de bonheur que d'honneur.
Deux de ses frères a voient été mis àmort, Magnus
par Claude, et Crassus par Néron: lui-même,
après un long exil, fut six jours césar, et, par
une adoption précipitée, sembla n'avoir été pré-
féré à son aine que pour être mis à mort avant
lui. Vinius vécut quarante-sept ans avec des
mœurs inconstantes: son père étoit de famille
prétorienne ; son aïeul maternel fut au nombre
des proscrits. Il fit avec infamie ses premières
armes sous Calvisius Sabinus , lieutenant-général
dont la femme, indécemment curieuse de voir
Tordre du camp , y entra de nuit et en habit
d'homme, et, avec la même impudence, parcou-
rut les gardes et tous les postes, après avoir com-
mencé par souiller le lit conjugal; crime dont on
taxa Vinius d'être comphce. Il fut donc chargé de
chaînes par ordre de Caligula: mais bientôt, les
révolutions des temps l'ayant fait délivrer, il
monta sans reproche de grade en grade. Après sa
préturc, il obtint avec applaudissement le com-
mandement d'une légion ; mais se déshonorant
Digitized by
Google
DE TACITE. 2o3
derechef par la plus servile bassesse, il vola une
coupe d'or dans un festin de Claude, qui ordonna
le lendemain que de tous les convives on servît
leseul^Vinius en vaisselle de terre. Il ne laissa pas
de gouverner ensuite la Gaule narbonnoise, en
qualité de proconsul, avec la plus sévère inté-
grité. Enfin, devenu tout-à-coup ami de Galba,
il se montra prompt, hardi, ruSé, méchant, ha-
bile selon ses desseins, et toujours avec la même
vigueur. On n'eut point d égard à son testament à
cause de ses grandes richesses; mais la pauvreté *
de Pison fit respecter ses dernières volontés.
Le corps de Galba , négligé long-temps , et
chargé de mille outrages dans la licence des té-
nèbres, reçut une humble sépulture dans ses
jardins particuliers, par les soins d'Argius, son
intendant , et l'un de ses plus anciens domestiques.
Sa tête, plantée au bout d une lance, et défigurée
par les valets et goujats, fut trouvée le jour sui-
vant devant le tombeau de Patrobe, affranchi de
Néron, qu'il avoit fait punir, et mise avec son
corps déjà brûlé. Telle fut la fin de Sergius Galba ,
après soixante et treize ans de vie et de prospérité
sous cinq princes, et plus heureux sujet que sou-
verain. Sa noblesse étoit ancienne , et sa fortune
immense. Il avoit un génie médiocre, point de
vices, et peu de vertus. Il ne fuyoit ni ne cher-
choit la réputation : sans convoiter les richesses
Digitized by
Google
ao4 • PREMIER LIVRE
d autrui, il étoit ménager des siennes, avare de
celles de Fétat. Subjugué par ses amis. et ses af-
franchis, et juste ou méchant par leur caractère ,
il laissoit faire également Je bien et le mUi, "ap-
prouvant l'un et ignorant l'autre: maïs un grand
ncwn et le* malheur des temps lui faisoient impu-
ter à vertu ce qui n'étoit qu'indolence. Il avoit
servi dans sa jeunesse en Germanie avec honneur,
et s'étoit bien comporté dans le proconsulat
d'Afrique: devenu vieux, il gouverna l'Espagne
citérieure avec la même équité. En un mot, tant
qu'il fut homme privé, il parut au-dessus de son
état ; et tout le monde l'eût j ugé digne de l'empire ,
s'il n'y fût jamais parvenu.
A la consternation que jeta dans Rome l'atro-
cité de ces récentes exécutions, et à la crainte qu*y
causoient les anciennes mœurs d'Othon , se joignit
un nouvel effroi par la défection de Vitellius, qu'on
avoit cachée du vivant de Galba , en laissant croire
qu'il n'y avoit de révolte que dans l'armée de la
Haute-Allemagne. C'est alors qu'avec le sénat et
l'ordre équestre, qui prenoient quelque part aux
affaires publiques, le peuple même déploroit ou-
vertement la fatalité du sort, qui sembloit avoir
suscité pour la perte de l'empire deux hommes,
les plus corrompus des mortels par la mollesse,
la débauche, l'impudicité. On ne voyoit pas seu-
lement renaître les cruautés commises durant la
Digitized by
Google
■ DE TACJTE. a^5
paix, mais f horreur des guerres civiles où BJpme
îivoit été si souvent prise par ses propres troupes,
ritàlie dévastée, les provinces ruinées. Pharsale,
Philippes, Pérouse et Modéne, ces noms célèbres
par la désolation publique, revenoient sans cesse
à la bouche. Le monde avoit été presque boule-
versé quand des hommes dignes du souverain
.pouvoir se le disputèrent. Jules et Auguste vain-
queursavoient soutenu lempire, Pompée etBrutus
eussent relevé la république. Mais étoit-ce pour
Vitellius ou pour Othon qu'il falloit invoquer les
dieux?. et quelque parti qu'on prît entre de tels
compétiteurs, comment éviter de faire des vœux
impies et des prières sacrilèges, quand Tévéne-
ment de la guerre ne pouvoit dans le vainqueur
montrer que le plus méchant? Il y en avoit qui
songeoient à Vespasien et à larmée d'Orient; mais,
quoiqu'ils préférassent Vespasien aux deux autres,
ils ne laissoient pas de craindre cette nouvelle
guerre comme une source de nouveaux malheurs :
outre que la réputation de Vespasien étoit encore
équivoque; car il est le seul parmi tant de princes
que le rang suprême ait changé en mieux.
Il faut maintenant expçser l'origine et les causes
des mouvements de Vitellius. Après la défaite et
la mort de Vindex, l'armée, qu'une victoire sans
danger et sans peine venoit d'enrichir, fière de sa
gloire et de son butin, et préférant le pillage à la
Digitized by
Google
2o6 PREMIER LIVRE
paie, ne cherchoit que gpierres et que combals.
Long -temps le service avoit été infructueux et
dur, soit par la rigueur du climat et des saisons,
soit par la sévérité de la discipline, toujours in-
flexible durant la paix, mais que les flatteries des
séducteurs et l'impunité des traîtres énervent dans
les guerres civiles. Hommes, armes, chevaux, tout
s offroit à qui sauroit s'en servir et s'en illustrer ;
et, au lieu qu'avant la guerre les armées étant
éparses sur les frontières, chacun ne connoissoît
que sa compagnie et son bataillon, alors les Ic^
gions rassemblées contre Vindex, ayant compare
leur force à celles des Gaules, n attendoient qu un
nouveau prétexte pour chercher querelle à des
peuples qu'elles ne traitoient plus d'amis et de
compagnons, mais de rebelles et de vaincus. Elles
comptoient sur la partie des Gaules qui confine
au Rhin , et dont les habitants ayant pris le même
parti les excitoient alors puissamment contre les
galbiens, nom que par mépris pour Vindex ils
avoient donné à ses partisans. Le soldat, animé
contre les Éduens et les Séquanois, et mesurant
sa colère sur leur opulence, dévoroit déjà dans
son cœur le pillage des villes et des champs et les
dépouilles des citoyens. Son arrogance et son avi-
dité, vices communs à qui se sent le plus fort,
s'irritoient encore par les bravades des Gaulois ,
qui, pour faire dépit aux troupes, se vantoient de
Digitized by
Google
DE TACITE. 207
la remise du quart des tribut», et du droit -qu'ils
avoient reçu de Galba.
A tout cela se joignoit un bruit adroitement ré-
pandu et inconsidérément adopté, que les légions
seroient décimées et les plus braves centurions
cassés. De toutes parts venoient des nouvelles fâ-
cheuses : rien de Rome que de sinistre ; la mau-
vaise volonté de la colonie lyonnoise , et son opi-
niâtre attachement pour Néron, étoit la source de
mille faux bruits. Mais la haine et la crainte par-
ticulière jointe à la sécurité générale qu'inspiroient
tant de forces réunies, fournissoient dans le camp
une assez ample matière au mensonge et à la cré-
dulité.
Au commencement de décembre, Vitellius, ar-
rivé dans la Germanie inférieure, visita soigneuse-
ment les quartiers où, quelquefois avec prudence
etplussouventparambition,ilefFaçoitrignominie,
adoucissoit les châtiments, et rétablissoit chacun
dans son rang ou dans son honneur. Il répara
sur-tout avec beaucoup d'équité les injustices que
l'avarice et la corruption avoient fait commettre
à Capiton en avançant ou déplaçant les gens de
guerre. On lui obéissoit plutôt comme à un sou-
verain que comme à un proconsul, mais il étoit
souple avec les hommes fermes. Libéral de son
bien , prodigue de celui d'autrui , il étoit d'une
profusion sans mesure, que ses amis, changeant.
Digitized by
Google
2o8 ■ PREMIER LIVRE
par lardeur de commander, ses vertus en vices,
appeloient douceur et bonté. Plusieurs dans le
camp cachoient sous lin air modeste et tranquille
beaucoup de vigueur à mal faire ; mais Valens et
Gédna, lieutenants- généraux, se distinguoient
par une avidité sans bornes qui n'en laissoit point
à leur audace. Valens sur-tout, après avoir étouffé
les projets de Capiton et prévenu l'incertitude de
Verginius, outré de l'ingratitude de Galba, ne
cessoit d'exciter Vitellius en lui vantant le zélé
des troupes. Il lui disoit que sur sa réputationf ,
Hordeonius ne balanceroit pas un moment; que
TAngleterre seroit pour lui ; qu'il auroit des secours
de l'Allemagne; que toutes les provinces flottoient
sous le gouvernement précaire et passager d'un
vieillard ; qu'il n'avoit qu'à tendre les bras à la for-
tune et courir au-devant d'elle; que les doutes
convenoient à Verginius, simple chevalier ro-
main , fils d'un père inconnu , et qui , trop au-
dessous du rang suprême, pou voit le refuser sans
risque: mais quant à lui, dont le père a voit eu
trois consulats , la censure , et César pour collègue,
que plus il avoit de titres pour aspirer à l'empire,
plus il lui étoit dangereux de vivre en homme
privé. Ces discours agitant Vitellius portoient
dans son esprit indolent plus de désirs que d'es-
poir.
Cependant Cécina, grand ^ jeune, d'une belle
Digitized by
Google
DE TACITE. 209
figure , d'une démarche imposante , ambitieux ,
parlant bien, flattoit et gagnoit les soldats de
TAUemagne supérieure. Questeur en Bétique, il
avoit pris des premiers le parti de Galba, qui lui
donna le commandement d une légion: mais ayant
reconnu qu'il détournoit les deniers publics, il le
fit accuser de péculat; ce que Cécina supportant
impatiemment, il s efforça de tout brouiller et /
d'ensevelir ses fautes sous les ruines de la repu- •
blique. Il y avoit déjà dans larmée assez de pen*^
chant à la révolte ; car elle avoit de concert pris
parti contre Vindex, et ce ne fut qu'après la mort
de Néron qu elle se déclara pour Galba , en quoi
même elle se laissa prévenir par les cohortes de
la Germanie inférieure* De plus, les peuples de
Trêves, de Langres, et de toutes les villes dont
Galba avoit diminué le territoire et qu'il avoit
maltraitées par de rigoureux édits, mêlés dans les
quartiers des légions, les excitoient par des dis-
cours séditieux; et les soldats, corrompus par les
habitants , n attendoient qu un homme qui voulût
profiter de l'offre qu'ils avoient faite à Verginius.
La cité de Langres avoit, selon lancien usage,
envoyé aux légions le présent des mains enlacées ,
en signe d'hospitalité. Les députés, affectant une
contenance affligée, commencèrent à raconter de
chambrée en chambrée les injures qu'ils rece-
voient et les grâces qu'on faisoit aux cités voisines ;
•fiXARGES. ^ 14
Digitized by
Google
2IO PREMIER LIVRE
puis, se voyant écoutés, ils échaufFoient les es-
prits par rénumération des mécontentements
donnés à Farmée et dé ceux qu elle avoit encore
à craindre.
Enfin tout se préparant à la sédition, Hordeonius
renvoya les députés et les fit sortir de nuit pour
cacher leur départ. Mais cette précaution réussit
mal, plusieurs assurant qu'ils avoient été massa*
crés, et que si Ion ne prenoit garde à soi, les plus
braves soldats qui avoient osé murmurer de ce
qui se passoit seroient ainsi tués de nuit à Finsu
des autres. Là-dessus les légions setant liguées
par un engagement secret ^ on fit venir les auxi-
liaires , qui d abord donnèrent de l'inquiétude aux
cohortes et à la cavalerie qu'ils environnoieht, et
qui craignirent d'en être attaquées. Mais bientôt
tous avec la même ardeur prirent le même parti ;
mutins plusd accord dans la révolte qu'ils ne furent
dans leur devoir.
Cependant le premier janvier les légions de la
Germanie inférieure prêtèrent solennellemetit le
serment de fidélité à Galba, mais à contre-cœur
et seulement par la voix de quelques uns dans
les premiers rangs; tous les autres gardoient le
silence, chacun n'attendant que l'exemple de son
voisin , selon la disposition naturelle aux homtnes
de seconder avec courage les entreprise» qtt'ils
n'osent commencer. Mais l'émotion n'étoit pas la
Digitized by
Google
DE TACITE. 211
même dans toutes les légions. Il régnoit un si grand
trouble dans la première et dans la cinquième ,
que quelques uns jetèrent des pierres aux images
de Galba. La quinzième et la seizième, sans aller
au-delà du murmure et des menaces, cherchoient
le moment de commencer la révolte. Dans larmée
supérieure, la quatrième et la vingt-deuxième lé-
gion, allant occuper les mêmes quartiers, brisèrent
les imites de Gralba ce même premier de janvier ;
la quatrième sans balancer, la vingt -deuxième
ayant d abord hésité, se détermina de même : mais
pour ne pas paroitre avilir la majesté de lempire
elles jurèrent au nom du sénat et du peuple ro*
main , mots surannés depuis long-temps. On ne vit
ni généraux ni officiers faire le moindre mouve*
ment en feveur de Galba ; plusieurs même dans
le tumulte cherchoient à laugmenter, quoique
jamais de dessus le tribunal ni par de publiques
harangues; de sorte que jusque-là on nauroit su
à qui s'en prendre.
Le proconsul Hordeonlus, simple spectateur
de la révolte, nosa faire le moindre effort pour
réprimer les séditieux, contenir ceux qui flottoient,
ou ranimer les fidèles : négligent et craintif, il fut
clément par lâcheté. Nonius Beceptus, Donatius
Valens, RomiUius Marceilus, Calpumius Repen-
tinus, tous quatre centurions de la vingt-deuxième
légion , ayant voulu défendre les images de Galba ,
,4.
Digitized by
Google
212 PREMIER LIVRE
le^ soldats se jetèrent sur eux et les lièrent. Après
cela il ne fut plus question de la foi promise ni
du serment prêté; et, comme il arrive dans les
séditions, tout fut bientôt du côté du plus grand
nombre. La même nuit-, Vitellius étant à table à
Cologne, renseigne de la quatrième légion le vint
avertir que les deux légions, après avoir renversé
les images de Galba , avoient juré fidélité au sénat
et au peuple romain ; serment qui fyit trouvé ri-
dicule. Vitellius, voyant loccasion favorable, et
résolu de s'offrir pour chef, envoya des députés
annoncer aux légions que Tarmée supérieure
setoit révoltée contre Galba, qu'il falloit se pré-
parer à faire la guerre aux reBelles, ou, si Ion
aimoit mieux la paix, à reconnoitre un autre em-
pereur, et qu'ils couroient moins de risque à Télire
qu'à l'attendre.
Les quartiers de la première légion étoient les
plus voisins. Fabius Valens, lieutenant-général,
futjejplus diligent, et vint le lendemain, à la tète
de fa cavalerie de la légion et des auxiliaires,
saluer Vitellius empereur. Aussitôt ce fut parmi
les légions de la province à qui préviendroit les
autres, et l'armée supérieure, laissant ces mots
spécieux de sénat et de peuple romain, reconnut
aussi Vitellius ) le 3 de janvier, après s'être jouée
durant deux jours du nom de la république. Ceux
de Trêves, de Langres et de Cologne, non moins
Digitized by
Google
DE TACITE. 2i3
ardents que les. gens de guerre, offroient à lenvi,
selon leurs moyens, troupes, chevaux, armes,
argent.* Ce zélé ne se bornoit pas aux chefs des
colonies et des. quartiers, animés par le concours
présent et par les avantages que leur promettoit
la victoire; mais les manipules, et même les sim-
ples soldats, transportés par instinct, et prodigues
par avarice, yenoient, faute d'autres biens, oflrir
leur paie, leur équipage, et jusqu'aux ornements
d argent dont leurs armes étoient garnies.
Vitelliua, ayant remercié les troupes de leur
zélé, commit aux chevaliers romains le service
auprès du prince, '^ue les affranchis faisaient aur-
paravant. Il acquitta du fisc les droits dus aux cen-
turions par les manipulaires. Il abandonna beau-
coup de gens à la fureur des soldats, et en sauva
quelques uns en feignant de les envoyer en prison.
Propinquus, intendant de la Belgique, fut tué
sur-le-champ \ mais Vitellius sut adroitement sous-
traire aux troupes irritées Julius Burdo , com-
mandant de larmée navale, taxé d avoir intenté
des accusations et ensuite tendu des pièges, à
FontéiusCapiton. Capiton étoit regretté; et parmi
ces furieux on pouvoît tuer impunément, mais
non pas épargner sans ruse. Burdo fut donc mis
en prison, et relâché bientôt après la victoire,
quand les soldats furent apaisés. Quant au cen-
turion Grispinus , qui s'étpit souillé du sang de
Digitized by
Google
2i4 PUEMIER LIVRE
Capiton , et dont le crime n'étoit pas équivoque
à leurs yeux, ni la personne regrettable à ceux de
Vitellius, il fut livré pour victime à leur ven-
geance. Julius Givilis, puissant chez les Bataves,
échappa au péril par la crainte qu'on eut que son
supplice n aliénât un peuple si féroce; d autant
plus qull y avoit dans Langres huit cohortes
foataves auxiliaires de la quatorzième légion ,
lesquelles sen étoient séparées par l'esprit de
discorde qui régnoiten ce temps-là, et qui pou-
voient produire un grand effet en se déclarant
pour ou contre. Les centurions Nonius, Dona-
tius, Romillius, Calpurnius, dont nous avons
parlé, furent tués par l'ordre de Vitellius, comme
coupables de fidélité, crime irrémissible chez des
rebelles. Valerius Asiaticus, commandant de la
Belgique , et dont peu après Vitellius épousa la
fille, se joignit à lui. Julius Bla^us, gouverneur
du Lyonnois, en fit de même avec les troupes qui
venoient à Lyon ; savoir, la légion dltalie et l'es-
cadron de Turin : celles de la Rhétique ne tar-
dèrent point à suivre cet exemple.
Il n'y eut pas plus d'incertitude en Angleterre.
Trebellîus Maximus qui y commandoit s'étoit fait
haïr et mépriser de l'armée par ses vices et son
avarice ; haine que fomentoit Roscius Caelius, com-
mandant de la vingtième légion , brouillé depuis
long-temps avec lui , mais à l'occasion des guerres
Digitized by
Google
DE TACITE. ai 5
civiles devenu son ennemi déclaré. Trebellius
tr^itoit Oaelius de séditieux, de perturbateur de
la discipline; Caetius laccusoit à son tour de piller
et ruiner les légions. Tandis que les généraux se
déshonoroient par ces opprobres mutuels, les
troupes perdant tout respect en vinrent à tel
excès de licence que les cohortes et la cavalerie se
joignirent à Caelius , et que Trebellius, abandonné
de tous et chargé d'injures, fut contraint de se
réfugier auprès de Vitellius. Cependant, sans
chef consulaire ^ la province ne laissa pas de res-
ter tranquille, gouvernée par les commandants
des légions que le droit rendoit tous égaux , mais
que 1 audace de Gasliustenoiten respect.
Après Faccession de Tarmée britannique, Vitel-*
lins, bien pourvu d armes et d argent, résolut de
faire marcher ses troupes par deux chemins et
sous deux généraux. Il chargea Fabius Valens
d attirer à son parti les Gaules, ou, sur leur refus,
de les ravager, et de déboucher en Italie par les
Alpes cottiennes : il ordonna à Gécina de gagner
la crête des Pennines par le plus court chemin.
Valens eut Télite de larmée inférieure avec laigle
de la cinquième légion^ et assez de cohortes et de
cavalerie pqjir lui faire une armée de quarante
mille hommes. Gécina en conduisit trente mille
de larmée supérieure, dont la vingt-unième lé-
gion faisoit la principale force. On joignit à lune
Digitized by
Google
ai6 PREMIER LIVRE
et à lautre armée des Germains auxiliaires dont
Vitellius recruta aussi la sienne , avec laquelle il se
préparoit à suivre le sort de la guerre.
Il y avoit entre Farmée et lempereur une oppo-
sition bien étrange. Les soldats, pleins darcl^ur,
sans se soucier de Tbiver ni d^une paix prolongée
par indolence, ne demandoient qu'à combattre ; et,
persuadés que la diligence est sur-tout essentielle
dans les guerres civiles , où il est plus question
d agir que de consulter, ils vouloient profiter de
leffroi des Gaules et des lenteurs de TEspagne ,
pour envahir Tltalie et marcber àRome. Vitellius ,
engourdi et dès le milieu du jour surchargé d 'in-
digestions et de vin , consumoit d avance les re-
venus de lempire dans un vain luxe et des festins
immenses; tandis que le zélé et l'activité des trou-
pes suppléoient au devoir du chef, comme si,
présent lui-même, il eût encouragé les braves et
menacé les lâches.
Tout étant prêt pour le départ, elles en de-
mandèrent Tordre, et sur-le-champ donnèrent à
Vitellius le surnom de Germanique ; mais, même
après la victoire, il défendit qu'on le nommât
césar. Valens et son armée eurent un favorable
augure pour la guerre qu'ils alloiep^ faire; car le
jour même du départ, un aigle planant douce-
ment à la tête des bataillons, sembla leur servir
de guide; et durant un long espace les soldats
Digitized by
Google
DE TACITE. ?i7
poussèrent tant de cris de joie et Faigle s en ef*
fraya si peu , qu on ne douta pas sur ces présages
d'un'grand et heureux succèç.
L armée vint à Trêves en toute sécurité, comme
chez des allies. Mais, quoiqu'elle reçût toutes
sortes de hons traitements à Divodure, ville de la
province de Metz , une terreur panique fit prendre
sans sujet les armes aux soldats pour la détiniire.
Ce n^étoit point lardeur du pillage qui les ani moi t,
mais une fureur, une rage, d autant plus difficile
à cakner qu on en ignoroit I9 cause. Enfin , après
bien des prières et le meurtre de quatre mille
hommes, le général sauva le reste de la viUe. Cela
répandit une telle tçrreur dans les Gaules , que de
tontes les provinces où passoit Farmée on voyoit
accourir le peuple et les magistrats suppliants, les
chemins se couvrir de femmes, d'enfants, de tous
les objets les plus propres à fléchir un ennemi
même, et qui, sans avoir d^ guerre, imploroient
la paix.
A Toul, Valens apprit la mort de Galba et l'é-
lection d'Othon. Cette nouvelle, sans effrayer ni
réjouir les troupes, ne changea rien à leurs des-
seins ; mais elle détermina les Gaulois qui , haïssant
également Othon et Yitellius, craignoient de plus
celui-ci. On vint ensuite à Langres, province
voisine, et du parti delarmée; elle y fut bien reçue,
et sy comporta honnêtement. Mais cette tran-
■ Digitized by
Google
ai8 PREMIER LIVRE
quillîté fut troublée par les excès des cohortes
détachées de la quatorzième légion , dont j'ai parlé
ci-<levant , et que Valens avoit jointes à son armée.
Une querelle , qui devint émeute , s éleva entre les
Bataves et les légionnaires; et les uns et les autres
ayant ameuté leurs camarades, on étoit sur le
point d'en venir aux mains, si, par le châtiment
de quelques Bataves, Valens n'eût rappelé lesau très
à leur devoir. On s'en prit mal à propos aux
Éduens du sujet de la querelle. Il leur fut ordonné
de fournir de 1 argent, des armes et des vivres,
gratuitement. Ce que les Éduens firent par force,
les Lyonnois le firent volontiers : aussi furent-ils
délivrés de la légion italique et de l'escadron de
Turin qu'on emmenoit, et on ne laissa que la dix-
huitième cohorte à Lyon, son quartier ordinaire.
Quoique Manlius Valens, commandant de la lé-
gion italique, eût bien mérité de Vitellius , il n'en
reçut aucun honneur. Fabius lavoit desservi se-
crètement; et, pour mieux le tromper, ilaffectoit
de le louer en public.
Il régnoit entre Vienne et Lyon d'anciennes dis-
cordes que la dernière guerre avoît ranimées : il y
avoit eu beaucoup de sang versé de part et d'autre ,
et des combats plus fréquents et plus opiniâtres
que s'il n'eût été question que des intérêts de Galba
ou de Néron. Les revenus publics de la province
de Lyon avoient été confisqués par Galba sous le
Digitized by
Google
DE TACITE. 04 9
nom d^ameade. Il fit, au contraire, toutq^ sortes
d'honneurs aux Viennois, ajoutant ainsi lenvic à
la haine de ces deux peuples, séparés seulement
uar un fleuve, qui n*arrétoit pas leur anim'bsité.
£es Lyonnois , animant donc le soldat , 1 excitoient
à détruire Vienne, qu'ils accusoient de t^iir leur
colonie assiég[ée; de s'être déclante pour Vindex,
et d'avoir ci-devant fourni des troupes pour le
service de Galba. En leur montrant ensuite la
grandeur du butin , ils animoient la colère par la
convoitise; et, non contents de les exciter en
secret: a Soyez, leur disoient-ils hautement, nos
tf vengeurs et les vôtres, en détruisant la source
« de toutes les guerres des Gaules : là , tout vous
tf est étranger ou ennemi; ici vous voyez une co-
« lonie romaine et une portion de larmée toujours
M fidèle à partager avec vous les bons et les mauvais
M succès: la fortune peut nous être contraire, ne
u nous abandonnez pas à des ennemis irrités. »
Par de semblables discours, ils échauffèrent tel-
lement Fesprit des soldats, que les officiers et
les généraux désespéroient de les contenir. Les
Viennois, qui n'ignoroient pas le péril, vinrent
au-devant de larmée avec dès voiles et des ban*
delettes, et, se prosternant devant lea soldats,
baisant leurs pas, embrassant leurs genoux et
leurs armes, ils calmèrent leur fîireur. Alors Valens
leur ayant fiait distribuer trois cents sesterces par
Digitized by
Google
aao PREMIER LIVRE
tête, Q|^ eut ^ard à lancienneté et à la dignité de
la colonie; et ce qu'il dit pour le salut et la con-
servatioQ des habitants fut écouté favorablement.
On désarma pourtant la province, et lés particu-
liers furent obligés de fournir à discrétion dès
vivres au soldat ; mais on ne douta point qu'ils
n'eussent à grand prix acheté le général. Enrichi
tout-à-coup , après avoir long^temps sordidement
vécu, il caçhoitmal le changement de sa fortune;
et se livrant sans mesure à tous ses désirs irrités
par une longue abstinence, il devint un vieillard
prodigue, d'un jeune homme indigent qu'il avoit
été.
En poursuivant lentement sa route, il con-
duisit l'armée sur les confins des Âllobroges et
des Voconces, et, par le plus infâme commerce,
il régloit les séjours et les marches sur l'argent
qu'on lui payoit pour s'en délivrer. Il imposoit les
propriétaires des terres, et les magistrats des villes
avec une telle dureté , qu*il fut prêt à mettre le feu
au Luc, ville des Voconces, qui l'adoucirent avec
de l'argent. Ceux qui n'en avoient point Tapai-
soient en lui livrant leurs femmes et leurs filles.
C'est ainsi qu'il marcha jusqu'aux Alpes.
Cécina fut plus sanguinaire et plus âpre au bu-
tin. Les Suisses, nation gauloise, illustre autrefois
par ses armes et ses soldats, et maintenant par
ses ancêtres, ne sachant rien de la mort de Galba
Digitized by
Google
DE TACITE. 221
et refusant d*obéir à YitelUus, irritèrent Tesprit
brouillon de son général. La vingt-unième légion ^
ayant enlevé la paie destinée à la garnison d\in'
fort où les Suisses entretenoient depuis long-tetnps
des milices du pays, iîit cause, par sa pétulance
et son avarice, du commencement de la guerre. Les
Suissesirrités interceptèrent deslettres quelarmée
d'Allemagne écrïvoit à celle de Hongrie, et re-
tinrent prisonniers un centurion, et quelques sol-
dats. Cécina^ qui ne cherchoit que la guerre, et
prévenoit toujours la réparation par la vengeance ,
lève aussitôt 9)n camp et dévaste le pays. Il dé-
truisit un lieu que ses eaux minérales faisoieât
fréquenter, etqui, durantunë longue paix, s etoit
embelli comme une ville. Il envoya ordre aux
auxiliaires de la Rhétique de charger en queue les
Suisses qui faisoient face à la légion. Ceux-ci,
féroces loin du péril et lâches devant lennemi ,
élurent bien au premier tumulte Claude Sévère
pour leur général ; mais , ne sachant ni s'accorder
dans leurs délibérations, ni garder leurs rangs,
ni se servir de leurs armes , ils se laissoient défaire,
tuer par nos vieux soldats , et forcer dans leurs
places, dont tous les murs tomboient en ruines.
Cécina d un côté avec une bonne armée , de 1 autre
les escadrons et les cohortes rhétiques composées
d une jeunesse exercée aux armes et bien disci-
plinée , mettoient tout à feu et à sang. Les Suisses ,
Digitized by
Google
22a PREMIER LIVRE
dispersés entre deux, jetant leurs armes, e( la
plupart épars ou blessés, se réfugièrent sur les
montagnes, d'où chassés par une cohorte thrace
qu on détacha après eux, et poursuivis par 1 armée
des Rhétiens, on les massacroit dans les forêts et
jusquedans leurs cavernes. On en tua par milliers,
et Ion en vendit un grand nombre. Quand on
eut fait le dégât , on marcha en bataille à A vanche ,
capitale du pays. Us envoyèrent des députés pour
se rendre, et furent reçus à discrétion. Cécina fit
punir JuliusAlpinus, un de leurs chefs, comme
auteur de la guerre, laissant au jugement de
YkelUus la grâce ou le châtiment des autres.
On .auroit peine à dire qui, du soldat ou de
lempereur, se montra le plus implacable aux dé-
putés helvétiens. Tous , les menaçant des armes
et de la main , crioient qu'il falloit détruire leur
ville, et Yitellius même ne pou voit modérer sa
fureur. Cependant Glaudius Cossus un des dé-
putés, connu par son éloquence, sut 1 employer
avec tant de force et la cacher avec tant d adresse
sous un air d effroi , qu'il adoucit Vesprit des sol-
dats , et, selon Tinconstance ordinaire au peuple,
les rendit aussi portés à la clémence qu'ils Té-
toient d'abord à la cruauté; de sorte qu'après
beaucoup de pleurs ayant imploré grâce d'un ton
plus rassis, ils obtinrent le salut et l'impunité de
leur ville.
Digitized by
Google
DE TACITE. 323
Gécina , s étant arrêté quelques jours en Suisse
pour attendre les ordres de Yitellius et se pré-
parer au passage des Alpes, y reçut lagréable
nouvdle que la cavalerie syllanienne , qui bor-
doit le Pô, sétoit soumise à Vitellius. Elle avoit
servi sous lui dans son proconsulat d'Afrique;
puis Néron , l'ayant rappelée pour l'envoyer en
Egypte, la retint pour la guerre de Vindex. Elle
étoit ainsi demeurée en Italie, où ses jlécurions ,
à qui Othon étoit- inconnu jet qui se trouvoieVit liés
à Vitellius, vantant la force des légions qui sap-
prochoienl et ne parlant que des armées d'Alle-
magne , lattif^rent dans son parti. Pour ne point
s'olFrir les mains vides , ces troupes déclarèrent à
Cécina qu'elles joignoient aux possessions de leur
nouveau prince les forteresses d'au-delà du Pô:
savoir, Milan , Npvarre , Ivrée et Verceil ; et comme
une seule brigade de cavalerie ne suffisoit pas
pour garder une si grande partie de lltalie , il y
envoya les cohortes des Gaules, deLusitanie et
de Brcftagne, auxquelles il joignit les enseignes
allemandes et l'escadron de Sicile. Quant à lui , il
hésita quelque temps s'il ne traverseroit point les
monts Rhétièns pour marcher dans la Norique
contre l'intendant Pétronius, qui, ayant rassemblé
les auxiliaires et Beiit couper les ponts, sembloit
vouloir être fidèle à Othon. Mais, craignant de
perdre les troupes qu'il avoit envoyée devant lui ,
Digitized by
Google
224 PREMIER LIVRE
trouvant aussi plus de gloire à conserver lltalie,
etjugeantquen quelque lieu que Ion combattit,
la Norique ne pouvoit échapper au vainqueur,
il fit passer les troupes des alliés ^ et même les
pesants bataillons légionnaires par les Alpes
Pennines , quoiqu'elles fussent encore couvertes
de neige.
Cependant , au lieu de s abandonner aux plaisirs
et à la mollesse, Othon, renvoyant à d autres
temps le luxe et la volupté , surprit tout le monde
en sappliquant à rétablir la gloire de Fempire.
Mais ces fausses vertus ne faisoient prévoir qu avec
plus d efïroile moment où ses vices reprendroient
le dessus. Il fit conduire au Gapitole Marius
Gelsus, consul désigné, qu'il a voit feint de mettre
aux fers pour le sauver de la fureur des soldats, et
voulut se donner une réputation de clémence en
dérobant à la baine des siens une tête illustre.
Celsus, par l'exemple de sa fidélité pour Galba ,
dont il faisoit gloire, montroit à son successeur
ce qu'il en pouvoit attendre à son tour. Otbon,
ne jugeant pas qu'il eût besoin de pardon , et
voulant ôter toute défiance à un ennem i réconcilié,
l'admit au nombre de ses plus intimes amis, et
dans la guerre qui suivit bientôt en fit l'un de
ses généraux. Gelsus, de son côté, s'attacha sin*
cèrement à Othon , comme si c'eût été son sort
d'être toujours fidèle au parti malheureux. Sa
Digitized by
Google
DE TACITE. 225
conservation fut agréable aux grands, louée du
peuple, et ne déplut pas même aux soldats, forcés
d admirer une vertu qu'ils haïssoient.
Le châtiment de Tigellinus ne fut pas moins ap-
plaudi , par une cause toute différente. Sophonius
Tigellinus, né de parents obscurs, souillé dès son
enfance, et débauché dans sa vieillesse, avoit, à
force de vices , obtenu les préfectures de la police ,
du prétoire, et d'autres emplois dus à la vertu,
dans lesquels il montra d'abord sa cruauté, puis
son avarice , et tous les crimes d'un méchant
homme. Non content de corrompre Néron et de
l'exciter à mille forfaits, il osoit même en com-
mettre à son insu , et finit par l'abandonner et le
trahir. Aussi nulle punition ne fut-elle plus ar-
demment poursuivie, mais par divers motifs, de
ceux qui détestoient Néron et de ceux qui le
regrettoient. Il avoit été protégé près de Galba par
Vinius, dont il avoit sauvé la fille, moins par
pitié, lui qui commit tant d'autres meurtres, que
pour s'étayer du père au besoin; car les scélérats,
toujoursen craintedes révolutions , se ménagent de
loin des amis particuliers qui puissent les garantir
de la haine publique, et, sans s'abstenir du crime,
s'assurent ainsi de l'impunité. Mais cette ressource
ne rendit Tigellinus que plus odieux , en ajoutant
à l'ancienne aversion qu'on avoit pour lui celle
que Vinius venoit de s attirer. On accouroit de
Digitized by
Google
226 PREMIER LIVRE
tous les quartiers dans la place et dans le palais :
le cirque sur-tout et les théâtres , lieux où la licence
du peuple est plus grande, retentissoient de cla-
meurs séditieuses. Enfin Tigellinus, ayant reçu aux
eaux de Sinuesse Tordre de mourir, après de hon-
teux délais cherchés dans les bras des femmes, se
coupa la {^[orgeayec un rasoir, terminantainsi une
vie infâme par une mort tardive et déshonnête.
Dans ce même temps on sollicitoit la punition
de Galvia Crispinilla ; mais elle se tira d aflfeire à
force de défaites, et par une connivence qui ne
fit pas honneur au prince. Elle avoit eu Néron
pour élève de débauche : ensuite, ayant passé en
Afrique pour exciter Macer à prendre les armes ,
elle tâcha tout ouvertement dafifamer Rome.
Rentrée en grâce à la faveur d un mariage consu-
laire, et échappée aux régnes de Galba, d'Othon
et de y i tellius , elle resta fort riche et sans enfants ;
deux grands moyens de crédit dans tous les temps
bons et mauvais.
Cependant Othon écrivoit à Vi tellius lettres
sur lettres, qu'il souilloit de cajoleries de femme,
lui offrant argent , grâces , et tel asile qu'il voudroit
choisir pour y vivre dans les plaisirs; Vitellius lui
répondoit sur le même ton. Mais ces offres mu-
tuelles, d abord sobrement ménagées et couvertes
des deux côtés d'une sotte et honteuse dissimu-
lation , dégénérèrent bientôt en querelles , chacun
Digitized by
Google
DE TACITE. 227
reprochant à laùtre avec la même vérité ses vices
et sa débauche. Othon rappela les députés de
Galba, et en envoya d autres, au nom du sénat,
aux deux armées d'Allemagne , aux troupes qui
étoient à Lyon, et à la légion d'Italie. Les députés
restèrent auprès de Vitellius, mais trop aisément
pour qu'on crût que c'étoit par force. Quant aux
prétoriens qu Othon avoit joints comme par hon-
neur à ces députés , on se hâta de les renvoyer
avant qu'ils se mêlassent parmi les légions. Fabius
Valens leur remit des lettres au nom des armées
d'Allemagne pour les cohortes de la ville et du
prétoire , par lesquelles , parlant pompeusement
du parti de Vitellius, on les pressoit de s'y réunir.
On leur reprochoit vivement d'avoir transféré à
Othon l'empire décerné long-temps auparavant à
Vitelhus. Enfin , usant pour les gagner de pro-
messes et de menaces, on leur parloit comme à
des gens à qui la paix n'ôtoit rien, et qui ne pou-
voient soutenir la guerre : mais tout cela n'ébranla
point la fidélité des prétoriens.
Alors Othon et Vitellius prirent le parti d'en-
voyer des assassins, l'un eu Allemagne et l'autre
à Rome, tous deux inutilement. Ceux de Vitellius,
mêlés dans une si grande multitude d'hommes
inconnus l'un à l'autre, ne furent pas découverts ;
mais ceux d'Othon furent bientôt trahis par la
nouveauté de leurs visages parmi des gens qui se
i5.
Digitized by
Google
228 PREMIER LIVRE
connoissoient tous. Vitellius écrivit à Titien , frère
d'Othon , que sa vie et celle de ses fils lui répon-
droient de sa mère et de ses enfants. Lune et
l'autre famille fiit conservée. On douta du motif
de la clémence d'Othon ; mais Vitellius , vainqueur,
eut tout rhonneur de la sienne.
La première nouvelle qui donna de la confiance
à Othon lui vint dlUyrie, doù il apprit que les
légions de Dalmatie , de Pannonie et de la Mœsie,
avoient prêté serment en son nom. Il reçut
d'Espagne un semblable avis, et donna par édit
des louanges à Cluvius Rufus ; mais on sut , bientôt
après , que l'Espagne s etoit retournée du côté de
Vitellius. L'Aquitaine, que Julius Cordus avoit
aussi fait déclarer pour Othon, ne lui resta pas
plus fidèle. Comme il n'étoit pas question de foi
ni d'attachement, chacun se laissoit entraîner çà
et là selon sa crainte ou ses espérances. L'effroi
fit déclarer de même la province narbonnoise en
faveur de Vitellius, qui, le plus proche et le plus
puissant, parut aisément le plus légitime. Les
provinces les plus éloignées et celles que la mer
séparoit des troupes restèrent à Othon, moins
pour l'amour de lui qu'à cause du grand poids
que dounoient à son parti le nom de Rome et
l'autorité du sénat, outre qu'on penchoit natu-
rellement pour le premier reconnu * . L'armée de
* L'élection de Vitellius avoit précédé celle d'Othon; mais au-delà
Digitized by
Google
DE TACITE. 229
Judée, par les soins de Vespasien , et les légions
de Syrie , par ceuxde Mucianiis , prêtèrent serment
à Othon. L'Egypte et toutes les provinces d'Orient
reconnoissoient son autorité. L'Afrique lui rendoit
la même obéissance , à l'exemple de Garthage , où ,
sans attendre les ordres du proconsul Vipsianus
Apronianus, Crescens, affranchi de Néron, se
mêlant , comme ses pareils , des affaires de la
république dans les temps de calamités , avoit , en
réjouissance de la nouvelle élection , donné des
fêtes au peuple, qui se livroit ctourdiment à
tout. Les autres villes imitèrent Carthage. Ainsi
les armées et les provinces se trou voient tellement
partagées, que Vitellius avoit besoin des succès
de la guerre pour se mettre en possession de
l'empire.
Pour Othon , il faisoit comme en pleine paix
les fonctions d'empereur, quelquefois soutenant
la dignité de la république, mais plus souvent
l'avilissant en se hâtant de régner. Il désigna sou
frère Titianus consul avec lui, jusqu'au premier
de mars; et, cherchant à se concilier l'armée
d'Allemagne, il destina les deux mois suivants à
Verginius, auquel il donna Poppœus Vopiscus
pour collègue, sous prétexte d'une ancienne
amitié, mais plutôt, selon plusieurs, pour faire
des mers, le bruit de celle-ci avoit prévenu le bruit de Fautre : ainsi
Othou étoit, dans ces ré^^ions , le premier reconnu.
Digitized by
Google
23o PREMIER LIVRE
honneur aux Viennois. Il n y eut rien de changé
pour les autres consulats aux nominations ^e
Néron et de Galba. Deux Sabinus, Cœlius et
Flave, restèrent désignés pour mai et juin; Anus
Antonius et Marins Celsus, pour juillet et août;
honneur dont Vitellius même ne les priva pas
après sa victoire. Othon mit le comble aux dignités
des plus illustres vieillards en y ajoutant celles
d augures et de pontifes, et consola la jeune
noblesse récemment rappelée d'exil en lui rendant
le sacerdoce, dont avoient joui ses ancêtres. Il
rétablit dans le sénat Cadius Rufus, Pedius
Blœsus , et Seviims Promptinus , qui en avoient été
chassés sous Claude pour crime de concussion.
Lon s'avisa, pour leur pardonner, de changer le
mot de rapine en celui de lèse-majesté', mot odieux
en ces temps-là, et dont l'abus faisoit tort aux
meilleures lois*
Il étendit aussi ses grâces sur les villes et les
provinces. Il ajouta de nouvelles familles aux
colonies d'Hispalis et d'Emerita : il donna le droit
de bourgeoisie romaine à toute la province de
Langres; à celle de la Bétique, les villes de la
Mauritanie; à celles d'Afrique et de Gappadoce,
de nouveaux droits trop brillants pour être
durables. Tous ces soins et les besoins pressants
qui Jes exigeoient ne lui firent point oublier ses
amours; et il fit rétablir, par décret du sénat, les
Digitized by
Google
DE TACITE. 23 1
statues de Poppée. Quelques uns relevèrent aussi
celles de Néron ; Ion dit même qu il délibéra s il
ne lui feroit point une oraison funèbre pour
plaire à la populace. Enfin le peuple et les soldats,
croyant bien lui faire honneur , crièrent durant
quelques jours, vive Néron Ollion: acclamations
qu'il feignit d'ignorer, n osant les défendre, et
rougissant de les permettre.
Cependant, uniquement occupés de leurs
guerres civiles, les Romains abandonnoient les
affaires de dehors. Cette négligence inspira tant
d audace aux Roxolans, peuple sarmate, que, dès
rhiver précédent , après avoir défait deux cohortes,
ils firent avec beaucoup de confiance une irruption
dans la Mœsie au nombre de neuf mille chevaux.
Le succès, joint à leur avidité, leur faisant plutôt
songer à piller qu'à combattre, la troisième légion
jointe aux auxiliaires les surprit épars et sans dis-
cipline. Attaqués par les Romains en bataille, les
Sarmates dispersés au pillage, ou déjà chargés de
butin , et ne pouvant dans des chemins ghssants
s'aider de la vitesse de leurs chevaux, se laissoient
tuer sans résistance. Tel est le caractère de ces
étranges peuples, que leur valeur semble n'être
pas en eux. S'ils donnent en escadrons, à peine
une armée peut-elle soutenir leur choc ; s'ils com-
battent à pied, c'est la lâcheté même. Le dégel et
l'humidité, qui faisoient alors glisser et tomber
Digitized by
Google
332 PREMIER. LIVRE
leurs chevaux, leur ôtoient lusage de leurs piques
et de leurs longues épées à deux mains. Le poids
des cataphractes, sorte d armure faite de lames
de fer ou d'un cuir très dur qui rend les chefs et
les officiers impcnétrabies aux coups, les empê-
choit de se relever quand le choc des ennemis
les avoit renversés ; et ils étoient étouffés dans la
neige, qui étoit molle et haute. Les soldats romains,
couverts d'une cuirasse légère, les renversoient à
coups de traits ou de lances, selon Ibccasion,
et les perçoient d'autant plus aisément de leurs
courtes épées, qu'ils n'ont point la défense du
bouclier. Un petit nombre échappèrent et se
sauvèrent dans les marais , où la rigueur de l'hiver
et leurs blessures les firent périr. Sur ces nouvelles,
on donna à Rome une statue triomphale à Marcus
Apronianus, qui commandoit en Mœsie, et les
ornements consulairesàFulviusAurelius,Julianus
Titius, et Numisius Lupus, colonels des légions.
Othon fut charmé d'un succès dont il s'attribuoit
l'honneur, comme d'une guerre conduite sous ses
auspices et par ses officiers, au profit de l'état.
Tout-à-coup il s'éleva sur le plus léger sujet, et
du côté dont on se défioit le moins, une sédition
qui mit Rome à deux doigts de sa ruine. Othon,
ayant ordonné qu'on fit venir dans la ville la
dix-septième cohorte qui étoit à Ostie, avoit chargé
Variiis Crispinus, tribun prétorien, du soin de la
Digitized by
Google
DE TACITE. 233
faire armer. Crispinus, pour prévenir Fcmbarras,
choisit le temps ou le camp étoit tranquille et le
soldat retiré, et, ayant fait ouvrir l'arsenal, com-
mença, dès l'entrée de la nuit, à faire charger les
fourgons de la cohorte. L'heure rendit le motif
suspect ; et ce qu'on avoit fait pour empêcher le
désordre en produisit un très grand. La vue des
armes donna à des gens pris de vin la tentation de
s'en servir. Les soldats s'emportent, et, traitant
de traîtres leurs officiers et tribuns, les accusent
de vouloir armer le sénat contre Othon. Les uns,
déjà ivres, ne savoient ce qu'ils faisoient; les plus
méchants ne cherchoient que l'occasion de piller:
la foule selaissoit entraîner par son goût ordinaire
pour les nouveautés, et la nuit empêchoit qu'on
ne pût tirer parti de l'obéissance des sages. Le
tribun, voulant réprimer la sédition, fut tué, de
même que les plus sévères centurions; après quoi,
s'étant saisis des armes, ces emportés montèrent
à cheval, et, Fépée à la main, prirent le chemin
de la ville et du palais.
Othon donnoit un festin ce jour-là à ce qu'il y
avoit de plus grand à Rome dans les deux sexes.
Les convives, redoutant également la fureur des
soldats et la trahison de l'empereur, ne savoient
ce qu'ils dévoient craindre le plus, d'être pris s'ils
demeuroient , ou d'être poursuivis dans leur fuite ;
tantôt affectant de la fermeté, tantôt décelant leur
Digitized by
Google
!i34 PREMIER LIVRE
effroi, tous observoient le visage d'Othon, et
comme on étoit porté à la défiance, la crainte
([U il témoignoit augmentoit celle qu on avoit de
lui. Non moins effrayé du péril du sénat que du
sien propre, Othon chargea d abord les préfiets
du prétoire d aller apaiser les soldats , et se hâta
de renvoyer tout le monde. Les magistrats fuyoient
ça et là, jetant les marques de leurs dignités; les
vieillards et les femmes, dispersés par les rues dans
les ténèbres , se déroboient aux gens de leur suite.
Peu entrèrent dans leurs maisons ; presque tous
cherchèrent chez leurs amis et les plus pauvres de
leurs clients des retraites mal assurées.
Les soldats arrivèrent avec une telle impétuo-
sité, qu'ayant forcé l'entrée du palais, ils blessèrent
le tribun Julius Martialis et Vitellius Saturninus
qui tâchoientde les retenir, et pénétrèrent jusque
dans la salle du festin, demandant à voir Othon.
Par-tout ils raenaçoient des armes et de la voix,
tantôt leurs tribuns et centurions, tantôt le corps
entier du sénat : furieux et troublés d'une aveugle
terreur, fiaiute de savoir à qui s'en prendre, ils en
vouloient à tout le monde. U fallut qu'Othon, sans
égard pour la majesté de son rang, montât sur un
sofii , d où , à force de larmes et de prières, les ayant
contenus avec peine, il les renvoya au camp,
coupables et mal apaisés. Le lendemain les mai-
sons étoient fermées, les rues désertes, le peuple
Digitized by
Google
DE TACITE. 235
consterné, comme dans une ville prise; et les
soldats baissoient les yeux moins de repentir que
de honte. Les deux préfets, Proculus et Firmus,
parlant avec douceur ou dureté, chacun selon
son génie, firent à chaque manipule des exhor-
tations qu*ils conclurent par annoncer une dis-
tribution de cinq mille sesterces par tête. Alors
Othon, ayant hasardé d entrer dans le camp, fut
environnédes tribuns et des centurions, qui, jetant
leurs ornements militaires , lui demandoient congé
et sûreté. Les soldats sentirent le reproche, et,
rentrant dans leur devoir, crioient qu'on menât
au supplice les auteurs de la révolte.
Au milieu de tous ces troubles et de ces mouve-
ments divers, Othon voyoit bien que tout homme
sage desiroit un frein à tant de licence; il n'ignoroit
pas non plus que les attroupements et les rapines
mènent aisément à la guerre civile une multitude
avide des séditions qui forcent le gouvernement à
la flatter. Alarmé du danger où il voyoit Rome et
le sénat, mais jugeant impossible d exercer tout
d un coup avec la dignité convenable un pouvoir
acquis par le crime, il tint enfin le discours
suivant:
« Compagnons, je ne viens ici ni ranimer votre
« zèle en ma faveur, ni réchauffer votre courage ;
«je sais que lun et l'autre ont toujours la même
« vigueur : je viens vous exhorter au contraire à
Digitized by
Google
236 PREMIER LIVRE
« les contenir dans de justes bornes. Ce n'est ni
« Fa varice ou la haine, causes de tant de troubles
u dans les armées , ni la calomnie ou quelque vaine
« terreur, c'est lexcès seul de votre affection pour
u moi qui a produit avec plus de chaleur que de
u raison le tumulte de la nuit dernière; mais,
« avec les motifs les plus honnêtes, une conduite
« inconsidérée peut avoir les plus funesffes efiPets.
«Dans la guerre que nous allons commencer,
« est-ce le temps de communiquer à tous chaque
« avis qu'on reçoit, et faut-il délibérer de chaque
« chose devant tout le monde? L ordre des affaires
« ni la rapidité de loccasion ne le permettroient
u pas ; et comme il y a des choses que le soldat
« doit savoir, il y en a d autres qu'il doit ignorer.
« L'autorité des chefs et la rigueur de la discipline
« demandent qu'en plusieurs occasions les cen-
(cturions et les tribuns eux-mêmes ne sachent
" qu'obéir. Si chacun veut qu'on lui rende raison
ii dos ordres qu'il reçoit, c en est fait de l'obéissance,
«et par conséquent dé l'empire. Que sera-ce
« lorsqu'on osera courir aux armes dans le temps
« de la retraite et de la nuit ; lorsqu'un ou deux
« hommes perdus et pris de vin , car je ne puis
« croire qu'une telle frénésie en ait saisi davantage,
« tremperont leurs mains dans le sang de leurs
« officiers, lorsqu'ils oseront forcer l'appartement
« de leur empereur?
Digitized by
Google
DE TACITE. a37
«Vous agissez pour moi, j'en conviens; mais
«combien iaffluence dans les ténèbres et la
w confusion de toutes choses fournissoient- elles
« une occasion facile de s en prévaloir contremoi-
« même î S'il étoit au pouvoir de Vitellius et de
« ses satellites de diriger nos inclinations et nos
« esprits, que voudroient-ils de plus que de nous
» inspirer la discorde et la sédition, qu exciter à
« la révolte le soldat contre le centurion , le cen-
« turion contre le tribun , et , gens de cheval et
«de pied, nous entraîner ainsi tous pèle- mêle à
a notre perte? Compagnons, c'est en exécutant les
« ordres HP chefs et non en les contrôlant qu'on
«fait heureusement la guerre; et les troupes les
« plus terribles dans la mêlée sont les plus tran-
« quilles hors du combat. Les armes et la valeur
«sont votre partage; laissez- moi le soin de les
tt diriger. Que deux coupables seulement expient
« le crime d'un petit nombre : que les autres
« s efforcent d'ensevelir dans un éternel oubli la
«honte de cette nuit, et que de pareils discours
«contre le sénat ne s'entendent jamais dans
« aucune armée. Non , les Germains mêmes , que
«Vitellius s'efforce d'exciter contre nous, n'ose-
«roient menacer ce corps respectable, le chef
«et l'ornement de l'empire. Quels seroient donc
«les vrais en&nts de Rome ou de l'Italie qui
« voudroient le sang et la mort des membres de
Digitized by
Google
238 PREMIER LIVRE
« cet ordre, dont la splendeur et la gloire montrent
i< et redoublent l'opprobre et l'obscurité du parti
« de Vitellius? S'il occupe quelques provinces, sil
i< traîne après lui quelque simulacre d armée, ie
«sénat est avec nous; c'est par lui que nous
« sommes la république, et que nos ennemis le
« sont aussi de l'état. Pensez-vous que la majesté
« de cette ville consiste dans des amas de pierres
«et de maisons, monuments sans ame et sans
« voix, qu'on peut détruire ou rétablir à son gré?
K L'éternité de l'empire, la paix des nations , mon
i< salut et le vôtre, tout dépend de la conservation
i( du sénat. Institué solennellement p4^ premier
« père etfondateurdecette ville pourêtre immortel ,
» comme elle, et continué sans interruption depuis
« les rois jusqu'aux empereurs, l'intérêt commun
« veut que nous le transmettions à nos descendants
« tel que nous l'avons reçu de nos aïeux : car c'est
« du sénat que naissent les successeurs à l'empire,
« comme de vous les sénateurs. »
Ayant ainsi taché d'adoucir et contenir la fougue
des soldats , Othon se contenta d'en feire punir
deux; sévérité tempérée, qui n'ôta rien au bon
effet du discours. C'est ainsi qu'il apaisa, pour le
moment, ceux qu'il ne pouvoit réprimer.
Mais le calme n'étoit pas pour cela rétabli dans
la ville. Le bruit des armes y retentissoit encore,
et l'on y voyoit l'image de la guerre. Les soldats
Digitized by
Google
DE TACITE. a39
n etoient pas attroupés en tumulte ; mais, déguises,
et dispersés par les maisons, ils épioient, avec une
attention maligne, tous ceux que leur rang, leur
richesse ou leur gloire exposoient aux discours
publics. On crut même qu'il setoit glissé dans
Rome des soldats de Vitellius pour sonder les
dispositions des esprits. Ainsi la défiance et oit
universelle, et Ion se croyoit à peine en sûreté
renfermé chez soi . Mais c étoit encore pis en public,
où chacun, craignant de paroitre incertain dans
les nouvelles douteuses ou peu joyeux dans les
favorables, couroit avec une avidité marquée au-
devant detouslesbruits.Lesénatassemblé ne savoit
que faire, et trouvoit par-tout des difficultés : se
taire étoit d un rebelle, parler étoit d'un flatteur ;
et le man^e de ladulation n etoit pas ignoré
dOthon, qui s'en étoit servi si long-temps. Ainsi,
flottant davis en avis sans s arrêter à aucun. Ton
ne s accordoit qu a traiter Vitellius de parricide et
dennemi de 1 état : les plus prévoyants se con-
tentoient de laccabler d'injures sans conséquence,
tandis que d autres n'épargnoient pas ses vérités,
mais à grands cris, et dans une telle confusion de
voix, que chacun profitoit du bruit pour laug-
menter sans être entendu.
Des prodiges attestés par divers témoins aug-
mentoient encore l'épouvante. Dans le vestibule
du Capitole les rênes du char de la Victoire
Digitized by
Google
24o PREMIER LIVRE
disparurent. Un spectre de grandeur gigantesque
fut vu dans la chapelle de Junon. La statue de
Jules César dans File du Tibre se tourna, par un
temps calme et serein, d occident en orient. Un
bœuf parla dans l'Étrurie. Plusieurs bétes firent
des monstres. Enfin on remarqua mille autres
pareils phénomènes qu'on observoit en pleine
paix dans les siècles grossiers, et qu'on ne voit
plus aujourd'hui que quand on a peur. Mais ce
qui joignit la désolation présente à lelEroi pour
l'avenir fut une subite inondation du Tibre, qui
crut à tel point, qu'ayant roihpu lepont Sublicius,
les débris dont son lit fut rempli le firent refluer
par toute la ville, même dans les heux que leur
hauteur sembloit garantir d'un pareil danger.
Plusieurs furent surpris dans les rues, d'autres
dans les boutiques et dans les chambres. A ce
désastre se joignit la famine chez le peuple par
la disette des vivres et le défaut d'argent. Enfin,
le Tibre, en reprenant son cours, emporta des
îles dont le séjour des eaux avoit ruiné les fon-
dements. Mais à peine le péril passé laissa-t^il
songer à d'autres choses, qu'on remarqua que la
voie flaminienne et le champ de Mars, par où
devoit passer Othon, étoient comblés. Aussitôt,
sans songer si la cause en étoit fortuite ou naturelle,
ce fut un nouveau prodige qui présageoit tous les
malheurs dont on étoit menacé.
Digitized by
Google
DE TACITE. 241
Ayant purifié la ville, Othoa se livra aux soins
de la guerre; et voyant que les Alpes Pennines,
les Ck)ttienne$, et toutes les autres avenues des
Gaules, étoient bouchées par les. troupes de
Vitellius,ilrésolutd attaquer la Gaulenarbonnoise
avec une bonne flotte dont il étoit sûr: car il
avoit rétabli en légion ceux qui avoient échappé
au massacre du pont Milvius, et que Galba avoit
fait emprisonner; et il promit aux autres légion-
naires de les avancer dans la suite. Il joignit à la
même flotte avec les cohortes urbaines plusieurs
prétoriens, lelite des troupes, lesquels servoient
en même temps de conseil et de garde aux chefs.
Il dpnna le commandement de cette expédition
aux primipilaires Antonius Novellus et Suedius
Glemens, auxquels il joignit Emilius Pacensis, en
lui rendant le tribunat que Galba lui avoit été.
La flotte fut laissée aux soins d*Oscus, affranchi,
qu Othon chargea d'avoir lœil sur la fidéUté des
généraux. A Tégard des troupes de terre, il mit à
leur tête Suetonius Paulinus, Marius Celsus, et
Annius Gallus; mais il donna sa plus grande
confiance à licinius Proculus , préfet du prétoire.
Cet homme, officier vigilant dans Rome, mais
sans 'expérience à la guerre, blâmant Fautorité
de Paulin, la vigueur de Celsus, la maturité de
Gallus, tournoit en mal tous les caractères, et,
ce qui n'est pas fort surprenant, lemportoit ainsi
MÊLAKGES. 16
Digitized by
Google
9.42 PREMIER LIVRE
par 9on adroite méchanceté sur des gens meilleurs
et plus modestes que lui.
Environ ce temps-là, C!omelius Dolabeila fut
relégué dans la viUe d'Aquin, et gardé moins
rigoureusement que sûrement, sans quon eût
autre chose à lui reprocher qu une illustre nais-
sance et lamitié de Galba. Plusieurs magistrats
et la plupart des consulaires suivirent Othon par
son ordre, plutôt sous le prétexte de laccoDEi-
pagner , que pour partager les soins de la guerre.
De ce nombre étoit Lucius Yitellius, qui ne fat
distingué ni comme ennemi ni comme frère d'un
empereur. C'est alors que les soucis changeant
d objet, nul ordre ne fut exempt de péril ou de
crainte. Les premiers du sénat, chargés d années
et amollis par une longue paix, une noblesse
énervée et qui a voit oublié lusage des armes, des
chevaliers mal exercés , ne faisoient tous que mieux
déceler leur frayeur par leurs efforts pour la
cacher. Plusieurs cependant, guerriers à prix
d argent et braves de leurs richesses, étaloient
par une imbécile vanité des armes brillantes,
de superbes chevaux, de pompeux équipages, et
tous les apprêts du luxe et de la volupté pour
ceux de la guerre. Tandis que les sages veiUoient
au repos de la république, mille étourdis, sans
prévoyance, s enorgueillissoient d un vain espoir ;
plusieurs, qui s^étoient mal conduits durant la
Digitized by
Google
DE TACITE. 243
paix, se réjouissoient de tout ce désordre, et
tîroient du danger présent leur sûreté person-
nelle.
Cependant le peuple, dont tant de soins pas-
soient la portée, voyant aujrmenter le prix des
denrées, et tout l'argent servir à lentretien des
troupes, commença de sentir les maux qu'il
nWoit faitque craindre après la révolte de Vindex ,
temps où la guerre allumée entre les Gaules et les
légions , laissant Rome et lltalie en paix , pouvoit
passer pour externe. Car depuis qu'Auguste eut
assuré l'empire aux césars, le peuple romain
avoit toujours porté ses armes au loin, et seule-
ment pour la gloire et l'intérêt d'un seul. Les
régnes de Tibère et de Galigula n'avoient été que
menacés de guerres civiles. Sous Claude les pre-
miers mouvements deScribonianusfurentaussitôt
réprimés que connus; et Néron même fut expulsé
par des rumeurs et des bruits plutôt que par la
force des armes. Mais ici l'on avoit sous les yeux
des légions , des flottes , et , ce qui étoit plus rare
encore, les milices de Rome et des prétoriens en
armes. L'Orient et l'Occident, avec toutes les
forces qu'on laissoit derrière soi, eussent fourni
l'aliment d'une longue guerre à de meilleurs
généraux. Plusieurs, s'amusant aux présages,
vonloient qu'Othon dififiérât son départ jusqu'à ce
que les boucliers sacrés fussent prêts. Mais, excité
16.
Digitized by
Google
244 PREMIER LIVRE
par la diligence de Cécina qui avoit déjà passé les
Alpes, il méprisa de vains délais dont Néron
s^étoitmal trouvé.
Le quatorze de mars il chargea le sénat du soin
delà république, et rendit aux proscrits rapp^és
tout ce qui n avoit point encore été dénaturé de
leurs biens confisqués par Néron, don très juste et
très magnifique en apparence, mais qui se ré-
duisoit presque à rien par la promptitude qu on
avoit mise à tout vendre. Ensuite dans une
harangue publique il fit valoir en sa faveur la
majesté de Rome, le consentement du peuple et
d u sénat , et parla modestement du parti contraire ,
accusant plutôt les légions d'erreur que d'audace,
sans faire aucune mention de Vitellius, soit mé-
nagement de sa part, soit précaution de la part
de l'auteur du discours: car, comme Othon
consultoit Suétone Paulin et Marins Celsus sur
la guerre, on crut qu'il se servoit de Galerius
Trachalus dans les affaires civiles. Quelques uns
démêlèrent même le genre de cet orateur, connu
par ses fréquents plaidoyers et par son style
ampoulé, propre à remplir les oreilles du peuple.
La harangue fut reçue avec ces cris , ces applau-
dissements faux et outrés qui sont l'adulation de
la multitude. Tous s efforçoient à Tenvi d étaler
un zèle et des vœux dignes de la dictature de César
ou de l'empire d'Auguste; ils ne sui voient même
Digitized by
Google
DE TACITE. a4S
en cela ni lamour ni la crainte, mais un penchant
bas et servile; et comme il n etoit plus question
dlionnêteté publique , les citoyens n etoient que
de vils esclaves flattant leur maître par intérêt.
Othon, en partant, remit à Salvius Titianus
son frère le gouvernement de Rome et le soin de
Terapire.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
TRADUCTION
DE L'APOCOLOKINTOSIS
DE SÉNÊQUE.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
TRADUCTION
DE LAPOCOLOKINTOSIS
DE SÉNÉQUE,
SUR LA MORT DE L'EMPERETjR CIJIUDE.
Je veux raconter aux hommes ce qui s est passé
dans les cieux le treize octobre, sous le consulat
d'Asinius Marcellus et d'Acilius Aviola, dans la
nouvelle année qui commence cet heureux siècle ' .
Je ne ferai ni tort ni grâce. Mais si Ton demande
comment je suis si bien instruit, premièrement je
ne répondrai rien , s'il me plaît ; car qui m'y pourra
contraindre? ne sais-je pas que me voilà devenu
libre par la mort de ce galant homme qui a voit
très bien vérifié le proverbe, qu'il faut naître ou
monarque ou sot?
Que si je veux répondre, je dirai comme un
* Quoique les jeux séculaires eussent ëtë cëlëbrés par Auguste,
Claude, prétendant qu*il avoit mal calculé, les fit célébrer aussi : ce
qui donna à rire au peuple, quand le crieur public annonça, dans la
fonne ordinaire, des jeux que nul homme vivant n avoit vus, ni ne
reverroit. Car, non seulement plusieurs personnes encore vivantes
avoient vu ceux d'Auguste, mais même il y eut des histrions qui
jouèrent aux uns et aux autres; et Vitellius n avoit pas honte de dire
à Claude, malgré la proclamation, Sœpèfacieis.
Digitized by
Google
25o TRADUCTION
autre tout ce qui me viendra dans la tête. Deman-
da-t-on jamais caution à un historien juré? Ce-
jiendant si j en voulois une, je n ai qua citer celui
qui a vu Drusille monter au ciel ; il vous dira qu'il
a vu Claude y monter aussi tout clochant. Ne
faut-il pas que cet homme voie /bon gré, mal çré,
tout ce qui se fait là-haut? n'est-il pas inspecteur
de la voieappienneparlaquelleon sait qu'Auguste
et Tibère sont allés se faire dieux? Mais ne Finter-
rogez que tête à tête : il ne dira rien en public;
car après avoir juré dans le sénat qu'il avoit
vu lascension de Drusille , indigné qu'au mépris
d'une si bonne nouvelle personne ne voulût croire
il ce qu'il avoit vu , il protesta en bonne forme
qu'il verroit tuer un homme en pleine rue qu'il
n'en diroit rien. Pour moi, je peux jurer, par le
bien que je lui souhaite, qu'il m'a dit ce que je vais
publier. Déjà
Par un plus court chemin l'astre qui nous éclaire
Dirigeoit à nos yeux sa course journalière;
Le dieu fantasque et brun qui préside au repos
 de plus longues nuits prodiguoit ses pavots :
La blafarde Cynthic, aux dépens de son frère.
De sa triste lueur éclairoit rhémisphère,
Kt le difforme hiver obtenoit les honneurs
De la saison des fruits et du dieu des buveurs :
1^ vendangeur tardif, d^unc main engourdie ,
( )toit cncor du cep quelque grappe flétrie.
Mais peut-être parlerai-je aussi clairement en
Digitized by
Google
DE L'APOCOLOKINTOSIS. 25i
disant que c etoit le treizième d'octobre. A 1 égard
de rbeure, je ne puis vous la dire exactement;
mais il est à croire que là-dessus les philosophes
s'accorderont mieux que les horloges ' . Quoi qu'il
en soit, supposons qu'il étoit entre six et sept; et
puisque, non contents de décrire le commence-
ment et la Bn du jour, les poètes, plus actifs que
des manœuvres, n'en peuvent laisser en paix le
milieu , voici comment dans leur langue j'expri-
merois cette heure fortunée :
Déjà du haut des cieux le dieu de la lumière
Avoit en deux moitiés partagé Thémisphère,
Et pressant de lapaain ses coursiers déjà las,
Vers Thespérique bord accéléroit leurs pas ;
quand Mercure, que la folie de Claude avoit tou-
jours amusé , voyant son ame obstruée de toutes
parts chercher vainement une issue, prit à part
urife des trois Parques, et lui dit : Comment une
femme a-t-elle assez de cruauté pour voir un mi-
sérable dans des tourments si longs et si peu mé-
rités? Voilà bientôt soixante-quatre ans qu'il est
en querelle avec son ame. Qu'attends-tu donc en-
core? souffre que les astrologues , qui depuis son
avènement annoncent tous les ans et tous les mois
' La mort de Claude fut long-temps cachée au peuple jusquà ce
qu'A(]^ippinc eût pris ses mesures pour 6ter Tempire à Britannicus
et rassurer à Néron; ce qui fit que le public n'en savoit exactement
ni le jour ni T heure.
Digitized by
Google
252 TRADUCTION
son trépas, disent vrai du moins une fois. Ce nest
pas merveille, jen conviens, s'ils se trompent en
cette occasion : car qui trouva jamais son heure?
et qui sait comment il peut rendre l'esprit? Mais
n'importe; fais toujours ta charge qu'il meure, et
cède l'empire au plus digne.
Vraiment, répondit Clotho, je voulois lui lais-
ser quelques jours pour faire citoyens romains ce
peu de gens qui sont encore à l'être, puisque c'é-
toit son plaisir de voir Grecs , Gaulois , Espagnols,
Bretons, et tout le monde en toge. Cependant,
comme il est hon de laisser quelques étrangers
pour graine, soit fait selon votre volonté. Alors
elle ouvre une boîte et en tire trois fuseaux; l'un
pour Augurinus, l'autre pour Babe, et le troi-
sième pour Claude: ce sont, dit-elle, trois person-
nages que j'expédierai dans l'espace d'un an à peu
d'intervalle entre eux, afin que celui-ci n'ailleças
tout seul. Sortant de se voir environné de tant
de milUers d'hommes, que deviendroit-il aban-
donné tout d'un coup à lui-même? Mais ces deux
camarades lui suffiront.
Elle dit : et d'un tour fait sur un vil fuseau y
Du stupide mortel abrégeant l'agonie,
(Clic tranche le cours de sa royale vie.
A l'instant Lachésis, une de ses deux sœurs.
Dans un habit paré de festons et de fleurs ,
Et le front couronné des lauriers du Pcrmcsse,
D'une toison d'argent prend une blanche tresse
Digitized by
Google
DE L'APOCOLOKINTOSIS. 253
Dont son adroite main forme un fil âélicat.
Le fil sur le fuseau prend un nouvel éclat.
De sa rare beauté les sœurs sont étonnées ;
Et toutes à l'envi de guirlandes ornées ,
Voyant briller leur laine et s'enrichir encor.
Avec un fil doré filent le siècle d'or.
De la blanche toison la laine détachée,
Et de leurs doi£;ts légers rapidement touchée,
Coule à l'instant sans peine, et file et s'embellit ;
De mille et mille tours le fuseau se remplit.
Qu'il passe les longs jours et la trame fertile
Du rival de Céphale et du vieux roi de Pylc !
Phébus , d'un chant de joie annonçant l'avenir.
De fuseaux toujours neufs s'empresse à les servir.
Et cherchant sur sa lyre un ton qui les séduise,
Les trompe heureusement sur le temps qui s'épuise.
Puisse un si doux travail, dit-il, être éternel !
Les jours que vous filez ne sont pas d'un mortel :
Il me sera semblable et d'air et de visage.
De la voix et des chants il aura l'avantage.
Des siècles plus heureux renaîtront à sa voix ;
Sa loi fera cesser le silence des lois.
Comme on voit du matin l'étoile radieuse
Annoncer le départ de la nuit ténébreuse;
Ou tel que le soleil dissipant les vapeurs.
Rend la lumière au monde et l'allégresse aux cœurs
Tel César va paroître; et la terre éblouie
k ses premiers rayons est déjà réjouie.
Ainsi dit Apollon ; et la Parque , honorant la
grande ame de Néron, ajoute encore de son chef
plusieurs années à celles qu elle lui file à pleines
mains. Pour Claude, tous ayant opiné que sa
trame pourrie fût coupée, aussitôt il cracha son
ame et cessa de paroître en vie. Au moment qu'il
Digitized by
Google
9.r>4 TRADUCTION
expira, il écoutoit des comédiens; par où Ion voit
que si je les crains, ce n'est pas sans cause. Après
un son fort bruyant de l'organe dont il parloitle
plus aisément, son dernier mot fut : Foin! je me
suis embrené. Je ne sais au vrai ce qu'il fit de lui,
mais ainsi faisoit-il toutes choses.
Il seroit superflu de dire ce qui s'est passé de-
puis sur la terre. Vous le savez tous, et il n'est pas
Il craindre que le public en perde la mémoire.
Oublia-t-on jamais son bonheur? Quant à ce qui
s'est passé au ciel, je vais vous le rapporter; et
vous devez, s'il vous plaît, m'en croire. D'abord
on annonça à Jupiter un quidam d'assez bonne
taille, blanc comme une chèvre, branlant la tête
et traînant le pied droit d un air fort extravagant.
Interrogé d'où il étoit, il avoit murmuré entre ses
dents je ne sais quoi qu'on ne put entendre, et
qui n'étoit ni grec ni latin , ni dans aucune langue
connue.
Alors Jupiter, s adressant à Hercule, qui ayant
couru toute la terre en devoit connoître tous les
peuples, le chargea d'aller examiner de quel pays
étoit cet homme. Hercule , aguerri contre tant de
monstres , ne laissa pas de se troubler en abordant
celui-ci : frappé de cette étrange face, de ce mar-
cher inusité, de ce beuglement rauque et sourd,
moins semblable à la voix d'un animal terrestre
qu'au mugissement d'un monstre marin : Ah ! dit-
Digitized by
Google
DE L'APOCOLOKINTOSIS. 255
il, voici mon treizième travail. Cependant, en re-
g[ardant mieux, il crut démêler quelques traits
d'un homme. Il l'arrête, et lui dit aisément en grec
bien tourné :
D'où viens-tu? quel es-tu? de quel pays es-tu ?
A ce mot, Claude, voyant quil y avoit là des
beaux esprits, espéra que l'un deux écriroit son
histoire; et s annonçant pour César par un vers
d'Homère, il dit:
Les veuts m*ont amené des rivages troycns.
Mais le vers suivant eût été plus vrai,
Dont j*ai détruit les murs ! tué les citoyens.
Cependant il en auroit imposé à Hercule, qui
est un assez bon homme de dieu, sans la Fièvre,
qui, laissant toutes les autres divinités à Rome,
seule avait quitté son temple pour le suivre. Ap-
prenez, lui dit-elle, qu'il ne fait que mentir; je
puis le savoir, moi qui ai demeuré tant d'années
avec lui : c'est un bourgeois de Lyon ; il est né dans
les Gaules à dix-sept milles de Vienne; il n'est pas
Romain, vous dis-je, c'est un franc Gaulois, et il
a traité Rome à la gauloise. C'est un fait qu'il est
de Lyon, où Licinius a commandé si long-temps.
Vous qui avez couru plus de pays qu'un vieux
muletier, devez savoir ce que c'est que Lyon , et
qu'il y a loin du Rhône au Xanthe.
Digitized by
Google
256 TRADUCTION
Ici Claude, enflammé de colère, se mit à gro-
gner le plus haut qu'il put. Voyant qu'on ne
lentendoit point, il fit signe quon arrêtât la
Fièvre; et du geste dont il faisoit décoller les
gens^seul mouvement que ses deux mains sussent
faire), il ordonna quon lui coupât la tête. Mais
il n étoit non plus écouté que s'il eût parlé encore
à ses affranchis'.
Oh 1 oh * lami , lui dit Hercule , ne va pas Êdre
ici le sot. Te voici dans un séjour où les rats ron-
gent le fer ; déclare promptement la vérité avant
que je te l'arrache. Puis prenant un ton tragique
pour lui en mieux imposer, il continua ainsi :
Nomme à l'instant les lieux où tu reçus le jour.
Ou ta race avec toi va périr sans retour.
De gtands rois ont senti cette lourde massue.
Et ma main dans ses coups ne s est jamais déçue;
Tremble de l'éprouver encore à tes dépens !
Quel murmure confus entends-je entre tes dents?
Parle, et ne me tiens pas plus long-temps en attente:
Quels climats ont produit cette tête branlante?
Jadis, dans THespérie, au triple Géryon,
J'allai porter la guerre, et, par occasion.
De ses nobles troupeaux, ravis dans son étable.
Ramenai dans Argos le trophée honorable.
En route, au pied d'un mont doré par l'orient,
' On sait combien cet imbécile avoit peu de considération dans sa
maison : à peine le maître du monde avoit-il un valet qui lai daignât
obéir. Il est étonnant que Sénéque ait osé dire tout cela, loi qui
étoit si courtisan; mais Agrippine avoit besoin de loi, et il le sa^oit
bien.
Digitized by
Google
DE L'APOCOLOKINTOSIS. 267
Je Tis se réunir dans un séjour riant
Le rapide courant de Timpétueux Rhône
Et le cours incertain de la paisible Saône :
Est-ce là le pays 011 tu reçus le jour?
Hercule, en parlant de la sorte, affectoit plu«
d'intrépidité qu'il n'en avoit dans lame, et ne
laissoit pas de craindre la main d'un fou. Mais
Claude , lui voyant l'air d'un homme résolu qui
n'entendoit pas raillerie, jugea qu'il n'étoit pas là
comme à Rome, où nul n'osoit s'égaler à lui, et
que par-tout le coq est maître sur son fumier. Il
se remit donc à grogner ; et autant qu'on put l'en-
tendre, il sembla parler ainsi :
J'espérois, ô le plus fort de tous les dieux! que
vous me protégeriez auprès des autres, et que, si
jWois eu à me renommer de quelqu'un, c'eût été
de vous qui me connoissez si bien : car, souvenez-
vous-en, s'il vous plaît, quel autre que moi tenoit
audience devant votre temple durant les mois de
juillet et d'août? Vous savez ce que j'ai souffert là
de misères, jour et nuit à la merci des avocats.
Soyez sûr, tout robuste que vous êtes , qu'il vous
a mieux valu purger les étables d'Augias que
d'essuyer leurs criailleries ; vous avez avalé moins
d'ordures*.
Or dites-nous quel dieu nous ferons de cet
' Il y a ici très évidemment une lacune, que je ne vois pourtant
marquée dans aucune édition.
MÉLANGES. 1 7
Digitized by
Google
a58 TRADUCTION
homme-ci. En ferons-nous un dieu d'Épicure,
parcequil ne se soucie de personne, ni personne
de lui? un dieu stoïcien, qui, dit Varron, ne
pense ni n'engendre? N'ayant ni cœur ni tête, il
semble assez propre à le devenir. Eh! messieurs,
s'il eût demandé cet honneur à Saturne même,
dont, présidant à ses jeux, il fit durer le mois
toute l'année, il ne Feût pas obtenu. L'obtiendra-
t-il de Jupiter, qu'il a condamné pour ôanse
d'inceste , autant qu'il étoit en lui , en Ëdsant
mourir Silanus son gendre? et cela, pourquoi?
parceque ayant une sœur d'une humeur char-
mante, et que tout le monde appeloit Yénus, il
aima mieux l'appeler Junon. Quel si grand crime
est-ce donc, direz-vous, de fêter discrètement sa
sœur? La loi ne le permet-elle pas à demi dans
Athènes , et dans l'Egypte en plein*?... A Rome.:.
Oh! à Rome ! ignorez-vous que les rats mangent
le fer? Notre sage bouleverse tout. Quant à lui,
j'ignore ce qu'il faisoit dans sa chambre; mais le
voilà maintenant furetant le ciel pour se faire dieu,
non content d'avoir en Angleterre un temple où
les barbares le servent comme tel.
A la fin, Jupiter s'avisa qu'il feUoit arrêter les
' On sait qu'il étoit permis en Egypte dVpouser sa sœur de père
et de mère; et cela étoit aussi permis à Athènes, mais pour la sœur
de mère seulement. Le mariage d'Elpinice et de Cimon en fournit
un exemple.
Digitized by
Google
DE L'APOCOLOKINTOSIS. aSg
longues disputes, et faire opiner chacun à son
rang. Pères conscrits, dit41 à ses collègues, au
lieu des interrogations que je vous avois permises,
vous ne faites que battre la campagne; j entends
que la cour reprenne ses formes ordinaires : que
penseroit de nous ce postulant, tel quil soit?
L ayant donc fait sortir, il alla aux voix, en
commençant par le père Janus. Celui-ci, consul
d'un après-diner, désigné le premier juillet, ne
laissoit pas d être homme à deux envers , regardant
à- la-fois devant et derrière. En vrai piher de
barreau , il se mit à débiter fort disertement beau-
coup de belles choses que le scribe ne put suivre,
et que je ne répéterai pas de peur de prendre un
mot pour lautre. Il s'étendit sur la grandeur dés
dieux; soutint qulls ne dévoient pas s associer des
faquins. Autrefois, dit-il, c étoitune grande affaire
que detre fait dieu; aujourd'hui ce nest plus
rien ^ Vous n avez déjà rendu cet homme-ci que
trop célèbre. Mais^ de peur qu'on ne m'accuse
d'opiner sur la personne et non sur la chose, mon
avis est que désormais on ne déifie plus aucun de
ceux qui broutent l'herbe des champs ou qui
vivent des firuits de la terre; que si, malgré ce
' Je ne saurois me persuader qu'il n'y ait pas encore une lacune
entre ces mots, Olim, inquit, magna tes erat deumjleri, et ceux-ci,
jam fama nimium fecisti. Je n*y vois ni liaison, ni transition, ni
aucune espèce de sens, à les lire ainsi de suite.
ï7-
Digitized by
Google
26o TRADUCTION
séna tus -consulte, quelqu'un deux s'ingère à
lavenir de trancher du dieu , soit de fait, soit en
peinture, je le dévoue aux Larves, et j'opine qua
la première foire sa déité reçoive les étrivières, et
soit mise en vente avec les nouveaux esclaves.
Après cela vint le tour du divin fils de Vica-Pota,
désigné consul grippe-sou, et qui gagnoit sa vie à
grimeliner, et vendre les petites villes. Hercule,
passant donc à celui-ci, lui toucha galamment
Foreille ; et il opina en ces termes : Attendu que le
divin Claude est du sang du divin Auguste et du
sang de la divine Livie son aïeule, à laquelle il a
même confirmé son brevet de déesse; qu'il est
d ailleurs un prodige de science, et que le bien
public exige un adjoint à lecot de Romulus; j'opine
qu'il soit dès ce jour créé et proclamé dieu en aussi
bonne forme qu'il s'en soit jamais fait, et que
cet événement soit ajouté aux Métamorphoses
d'Ovide.
Quoiqu'il y eût divers avis , il paroissoit que
Claude l'emporteroit; et Hercule, qui sait battre
le fer tandis qu'il est chaud , couroit de côté et
d'autre, criant: Messieurs, un peu de faveur;
cette affaire-ci m'intéresse : dans une autre occa-
sion vous disposerez aussi de ma voix ; il faut bien
qu une main lave l'autre.
Alors le divin Auguste, s'étant levé, pérora fort
pompeusement, et dit: Pères conscrits , je vous
Digitized by
Google
DE L'APOCOLOKINTOSIS. 261
prends à témoin que depuis que je suis dieu je n ai
pas dit un seul mot, car je ne me mêle que de mes
aftaires. Mais comment me taire en cette occasion?
comment dissimuler ma douleur, que le dépit
aigrit encore? C'est donc pour la gloire de ce
misérable que j'ai rétabli la paix sur mer et sur
terre, que j'ai étouffé les guerres civiles, que Rome
est affermie par mes lois et ornée par mes ouvrages?
O pères conscrits, je ne puis m'exprimer ; ma vive
indignation ne trouve point de termes, je ne puis
que redire après l'éloquent Messala : L'état est
perdu! cet imbécile, qui paroit ne pas savoir
troubler 1 eau , tuoit les hommes comme des
mouches. Mais que dire de tant d'illustres victimes ?
Les désastres de ma famille me laissent-ils des
larmes pour les malheurs publics? Je n'ai que trop
à parler des miens'. Ce galant homme que vous
voyez, protégé par mon nom durant tant d'années,
me marqua sa reconnoissance en faisant mourir
Lucius Silanus, un de mes arrière-petits-neveux,
et deux JuUe, mes arrière-petites-niéces. Tune par
le fer, l'autre par la faim. Grand Jupiter, si vous
l'admettez parmi nous, à tort ou non, ce sera
sûrement à votre blâme. Car, dis-moi, je te prie,
' Je n'ai point traduit ces mots, etiamsi Phormea grœcè nescit^
ego scio. ENT1KONTONTKHNAIH2 senescit ou se nescit, parceque je
n'y entends rien du tout. Peut-être aurois-je trouvé quelque éclair-
cissement dans les adages d^Ërasme, mais je ne suis pas à portée
de les consulter.
Digitized by
Google
262 TRADUCTION
ô divin Claude ! pourquoi tu fis tant tuer de g^ens
sans les entendre, sans même finfbrmer de leurs
crimes. — CTétoit ma coutume! — Ta coutume!
On ne la connoitpasici. Jupiter, qui régne depuis
tant d années , a-t-il jamais rien fait de semblable?
Quand il estropia son fils, le tuà-t-il? Quand il
pendit sa femme, letrangla-t-il? Mais toi, n as-tu
pas mis à mort Messaline, dont j etois le grand-
oncle ainsi que le tien '? Je Tignore , dis-tu? Misé-
rable! ne sais- tu pas quil test plus honteux de
l'ignorer que de 1 avoir fait !
Enfin Caïus Caligula s est ressuscité dans son
successeur. L'un fait tuer son beau^père *, et l'autre
3on gendre^. L'un défend qu'on donne au fils de
Crassus le surnom de grand; l'autre le hii rend et
lui fait couper la tête. Sans respect pour un sang
illustre, il fait périr dans une même maison
Scribonie, Tristonie, Assarion, et mêmeCrassus-
le-Grand , ce pauvre Crassus si complètement sot
qu'il eût mérité de régner. Songez, pères conscrits,
quel monstre ose aspirer à siéger parmi nous.
Voyez comment déifier une telle figure, vil ou-
iFrage des dieux irrités? A quel culte, à quelle foi
pourra-t-ilprétendre?qu'ilréponde, etjeme rends.
' Par l'adoption de Drusus, Au(Tuste ëtoit l'aïeul de Claude; mais
U ^toit aussi son (rrand-oncle par la jeune Antonia, mère de Glaude
«t nièce d'Au(piste.
* M. Silanus. — ^ Pompeius Magnus.
Digitized by
Google
DE L'APOCOLOKIHTOSIS. 263
Messieurs, messieurs, si vous donnez la divinité
à de teUesgens, qui diable reconnoitra la vôtre?
Ea un mot, pères conscrits, je vous demande,
pour prix de ma complaisance et de ma discrétion^
de venger mes injures. Voilà mes raisons , et voici
mon avis :
Gomme ainsi soit que le divin Claude a tué son
beau- père Appius Silanus , ses deux -gendres
Pompeius Magnus et Lucius Silanus, Crassus,
beau^père de sa fille, cet homme si sobre * et en
tout si semblable à lui, Scribonie, belle-mère de
sa fille, Messaline, sa propre femme, et mille
antres dont les noms ne finiroient point; j'opine
qu'il soit sévèrement puni, qu'on ne lui permette
plus de siéger en justice, qu'enfin, banni sans
retard , il ait à vider l'Olympe en trois jours, et le
ciel en un mois.
Cet avis lut suivi tout d'une voix. A l'instant le
Cyllénien% lui tordant le cou, le tire au séjour
D*où nul, dit-on, ne retourna jamais.
En descendant par la voie sacrée, ils trouvent
un grand concours dont Mercure demande la
* Je n*ai guère i>esoin, je crois, d'avertir que ce mot est pris
îrooiqaement. Suétone, après avoir dit qu'en tout temps, en tout
lieu, GUnde ëtoit toujours prêt à manger et boire, ajoute qu'un
jour, ayant senti de son tribunal Todeur du diner des saliens, il
planta là toute l'audience, et courut se mettre à table avec eux.
' Mercure.
Digitized by
Google
a64 TRADUCTION
cause. Parions , dit-il , que c est sa pompe funèbre :
et en efiet , la beauté du convoi , où largent n avoit
pas été épargné, annonçoit bien lenterrement
d'un dieu. Le bruit des trompettes, des cors, des
instruments de toute espèce , et sur-tout de la
foule, étoit si grand , que Claude lui-même pouvoit
Tentendre. Tout le monde étoit dans lallégresse;
le peuple romain marchoit légèrement comme
ayant secoué ses fers. Agathon et quelques chica-
neurs pleuroient tout bas dans le fond du cœur.
Les jurisconsultes, maigres, exténués *, commeu-
çoient à respirer, et sembloient sortir du tombeau.
Un d entre eux , voyant les avocats la tête basse
déplorer leur perte , leur dit en s approchant :
Ne vous le disois-je pas, que les saturnales ne
dureroient pas toujours?
Claude en voyant ses funérailles comprit enfin
qu'il étoit mort. On lui beugloit à pleine tête ce
chant funèbre en jolis vers heptasyllabes.
cris î ô perte ! ô douleurs !
De nos funèbres clameurs
Faisons retentir la place:
Que chacun se contrefasse:
Crions d'un commun accord,
Ciel ! ce grand homme est donc mort!
Il est donc mort ce grand homme !
Hélas I vous savez tous comme,
* Un juge qui navoit d'autre loi que sa volonté donnoit peu
d'ouvrage à ces messieurs-là.
Digitized by
Google
DE L'APOCOLOKINTOSIS. 265
Sous la fbrcc de son bras,
U mit tout le monde à bas.
Falloit-il vaincre à la course;
Falloit-il, jusque sous l'Ourse,
Des Bretons presque ignorés,
Du Gauce aux cbeveux dorés
Mettre l'orteil à la cbaine^
Et sous la bâche romaine
Faire trembler FOcéan;
Falloit-il en moins d un an
Dompter le Partbe rebelle;
Falloit-il d'un bras fidèle
Bander Tare, lancer des traits
Sur des ennemis défaits.
Et d'une audace guerrière
Blesser le Mède au derrière;
r^otre homme étoit prêt à tout.
De tout il venoit à bouL
Pleurons ce nouvel oracle.
Ce grand prononceur d'arrêts ,
Ce Minos que par miracle
Le ciel forma tout exprès.
Ce phénix des beaux génies
N'épuisoit point les parties
En plaidoyers superflus ;
Pour juger sans se méprendre
Il lui suffisoit d'entendre
Une des deux tout au plus.
Quel autre toute l'année
Voudra siéger désormais ,
Et n'avoir, dans la journée,
De plaisir que les procès?
Minos , cédez-lui la place ;
Déjà son ombre vous chasse y
Et va juger aux enfers.
Pleurez, avocats à vendre;
Digitized by
Google
266 TRADUCTION
Vos cabinets soot déserts.
Rimeurs qu'il daignoit entendre,
A qui lirez-vous vos vers?
Et vous qui compties d'avance
Des cornets et de la chanœ
Tirer un ample trésor,
Pleurez , brelaudier célèbre ;
Bientôt un bùcber funèbre,
Va consumer tout votre or.
Claude se délectoit à entendre ses louanges, et
auroitbîen voulu s arrêter plus long-temps; mais
le héraut des dieux, lui mettant la main au collet
et lui enveloppant la tête de peur qu il ne £ùt
reconnu, lentraina par le champ de Mars, et le
fit descendre aux enfers entre le Tibre et la voie
couverte.
Narcisse, ayant coupépar un plus court chemin,
vint frais, sortant du bain, au-devant de son
maître, et lui dit: Comment! les dieux chez les
hommes! Allons, allons, dit Mercure, qu'on se
dépêche de nous annoncer. L autre voulant s a-
muser à cajoler son maître, il le hâta d'aller à
coups de caducée, et Narcisse partit sur-le-champ.
La pente est si glissante , et Ton descend si facile-
ment, que, tout goutteux qu'il étoit, il arrive en
un moment à la porte des enfers. A sa vue, le
monstre aux cent têtes dont parle Horace s'agite,
hérisse ses horribles crins ; et Narcisse , accoutumé
aux caresses de sa jolie levrette blanche, éprouva
Digitized by
Google
DE L'APOCOLOKINTOSIS. 267
quelque surprise à l'aspect d'un grand vilain chien
noir à long poil, peu agréable à rencontrer dans
Tobscurité. Il ne laissa pas pourtant de s'écrier à
haute voix : Voici Claude César. Aussitôt une foule
s'avance en poussant des cris de joie et chantant,
Il vient, réjouissons-nous.
Parmi eux étoient Caïus Silius, consul désigné,
JuniusPraetorius, Sextius Trallus, Helvius Trogus,
Gotta Tectus, Valens, Fabius, chevaliers romains
que Narcisse avoit tous expédiés. Au milieu de la
troupe chantante étoit le pantomime Mnester, à
qui sa beauté avoit coûté la vie. Bientôt le bruit
que Claude arrivoit parvint jusqu'à Messaline; et
l'on vit accourir les premiers au-devant de lui ses
afiranchis Polybe, Myron, Harpocrate, Amphaeus
et Pheronacte, qu'il avoit envoyés devant pour
préparer sa maison. Suivoient les deux préfets
Justus Catonius , etRufus, fils de Pompée ; puis ses
amis Saturnins Lucius, et Pedo Pompeius, et
Lupus, et Geler Asinius, consulaires; enfin la fille
de son frère, la fille de sa sœur, son gendre, son
beau-père, sa bdle-mère, et presque tous ses
parents. Toute cette troupe accourt au-devant de
Claude , qui les voyant s'écria : Bon ! je trouve
par-tout des amis! Par quel hasard êtes-vousici?
Gomment, scélérat! dit Pedo Pompeius, par
quel hasard? et qui nous y envoya que toi*-méme,
Digitized by
Google
268 TRADUCTION
bourreau de tous tes amis? Viens, viens devant le
juge; ici je t'en montrerai le chemin. Il le mène
au tribunal d'Éaque, lequel précisément se faîsolt
rendre compte de la loi Cornelia sur les meurtriers.
Pedo fait inscrire son homme, et présente une liste
de trente sénateurs , trois cent quinze chevaliers
romains, deux cent vingt-un citoyens, et d autres
en nombre infini, tous tués par ses ordres.
Claude , effrayé, tournoit les yeux de tous côtés
pour chercher un défenseur; mais aucun ne se
présentoit. Enfin P. Petronius, son ancien con-
vive et beau parleur comme lui, requit vainement
d'être admis à le défendre. Pedo l'accuse à gprands
cris, Pétrone tâche de répondre; mais le juste
Éaque le fait taire, et, après avoir entendu seule-
ment Tune des parties , condamne laccusé en
disant:
Il est traité comme il traita les autres.
A ces mots il se fit un grand silence. Tout le
monde, étonné de cette étrange forme, la soute-
noit sans exemple; mais Claude la trouva plus
inique que nouvelle. On disputa long-temps sur
la peine qui lui seroit imposée. Quelques uns
disoient qu'il falloit faire un échange ; que Tantale
mourroit de soif s'il n'étoit secouru ; qu'Ixion avoit
besoin d'enrayer, et Sisyphe de reprendre haleine:
mais comme relâcher un vétéran , c'eût été laisser
Digitized by
Google
DE L'APOCOLOKINTOSIS. 269
à Claude l'espoir d'obtenir un jour la même grâce,
on aima mieux imaginer quelque nouveau sup-
plice qui, l'assujettissant à un vain travail, irritât
incessamment sa cupidité par une espérance illu-
soire. Éaque ordonna donc qu'il jouât aux dés
avec un cornet percé, et d'abord on le vit se tour-
menter inutilement à courir après ses dés :
Car à peine agitant le mobile cornet
Aux dés prêts à partir il demande sonnet *,
Que, malgré tous ses soins, entre ses doigts avides.
Du cornet défoncé, panier des Danaides,
Il sent couler les dés ; ils tombent, et souvent
Sur la table, entraîné par ses gestes rapides,
Son bras avec effort jette un cornet de vent.
Ainsi pour terrasser son adroit adversaire'
Sur l'arène un athlète, enflammé de colère.
Du ceste qu'il élève espère le frapper;
L'autre gauchit, esquive, a le temps d'échapper ;
Et le coup, frappant l'air avec toute sa force.
Au bras qui Ta porté donne une rude entorse.
LÀ-dessus, Caligula, paroissant tout-à-coup, se
mit à le réclamer comme son esclave. Ilproduisoit
des témoins qui l'a voient vu le charger de soufflets
et d'étri vières. A ussitôt il lui fut adjugé par Éaque ;
et Caligula le donna à Ménandre son affranchi,
pour en faire un de ses gens.
' * Sonnet est ici pour la rime ; il faut sonnez.
* rai pris la liberté de substituer cette comparaison à celle de
Sisyphe, employée par Sénèque, et trop rebattue depuis cet auteur.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
« ■*^»»%^/»*»i^/^»^^^»l>^^»^^^/<,^^%/V%<%^'»^»/V%/»^'\^/%%^^'V^rfc
LA REINE
FANTASQUE',
CONTE.
Il y avoit autrefois un roi qui aimoit son peuple. . .
Gela commence comme un conte de fée, inter-
rompit le druide. C'en est un aussi, répondit
Jalamir. Il y avoit donc un roi qui aimoit son
peuple , et qui , par conséquent, en étoit adoré. Il
avoit £siit tous ses efibrts pour trouver des ministres
aussi bien intentionnés que lui ; mais ayant enfin
reconnu la folie d une pareille recherche , il avoit
pris le parti de faire par lui-même toutes les choses
qu'il pouvoit dérober à leur malfaisante activité.
Comme il étoit fort entêté du bizarre projet de
rendre ses sujets heureux, il agissoit en consé-
quence, et une conduite si singulière lui donrioit
parmi les grands un ridicule ineffaçable. Le peuple
lebénissoit; mais, à la cour, il passoit pour un
fou. A cela près, il ne manquoit pas de mérite:
aussi s*appeloit-il Phénix.
* Jean- Jacques avoit parié qu*oii pouvoit faire nn conte suppor-
table et même gai, sans intrigue^ sans amour, sans mariage et sans
polissonnerie. La reine Fantasque fut le résultat de la ga£^eui*e.
biélauges. 1 8
Digitized by
Google
274 LA REINE FANTASQUE.
Si ce prince étoit extraordinaire, il a voit une
femme qui letoit moins. Vive, étourdie, capri-
cieuse, folle par la tête, sage par le cœur, bonne
par tempérament, méchante par caprice; voilà,
en quatre mots , le portrait de la reine. Fantasque
étoit son nom : nom célèbre qu elle avoit reçu de
ses ancêtres en ligne féminine, et dont elle soute-
noit dignement Thonneur. Cette personne si il-
lustre et si raisonnable étoit le charme et le supplice
de son cher époux; car elle laiinoit aussi fort
sincèrement, peut-être à cause de la facilité qu elle
avoit à le tourmenter. Malgré l'amour réciproque
qui régnoit entre eux , ils passèrent plusieurs
années sans pouvoir obtenir aucun fruit de leur
union. Le roi en étoit pénétré de chagrin , et la
reine sen mettoit dans des impatiences dont
ce bon prince ne se ressentoit pas tout seul: elle
s en prenoit à tout le monde de ce qu elle n'a voit
point d enfants. Il n'y avoit pas un courtisan à
qui elle ne demandât étourdiment quelque secret
pour en avoir,- et qu'elle ne rendît responsable du
mauvais succès.
Les médecins ne furent point oubliés; car la
reine avoit pour eux une docilité peu commune,
et ils n'ordonnoient pas une drogue qu'elle ne jftt
préparer très soigneusement, pour avoir le plaisir
de la leur jeter au nez à l'instant qu'il la iàllott
prendre. T^es derviches eurent leur tour; il fallut
Digitized by
Google
LA REINE FANTASQUE. 275
recourir aux neuvaines, aux vœux, sur-tout aux
offrandes. Et malheur aux desservants des temples
où sa majesté alloit en pèlerinage ! elle fourrageoit
tout; et, sous prétexte daller respirer un air pro-
lifique, elle ne manquoit jamais de mettre sens
dessus dessous toutes les cellules des moines. Elle
portolt aussi leurs reliques, et safFubloit alter-
nativement de tous leurs différents équipages:
tantôt c etoit un cordon blanc , tantôtune ceinture
de cuir, tantôt un capuchon , tantôt un scapulaire ;
il n y avoit sorte de mascarade monastique dont
sa dévotion ne s avisât; et comme elle avoit un
petit air éveillé quik rendoit charmante sous tous
ces déguisements , elle n en quittoit aucun sans
avoir eu soin de s y faire peindre.
Enfin, à force de dévotions si bien faites, à
force de médecines si sagement employées , le ciel
et la terre exaucèrent les vœux de la reine ; elle
devint grosse au moment qu on commençoit à en
désespérer. Je laisse à deviner la joie du roi et celle
du peuple. Pour la sienne , elle alla , comme toutes
ses passions, jusqua lextravagance : dans ses
transports, elle cassoit et brisoit tout; elle em-
brassoit indifféremment tout ce qu elle rencon-
troit, hommes, femmes, courtisans , valets : c etoit
risquer de se faire étouffer que se trouver sur son
passage. Elle ne connoissoit point, disoit-elle, de
ravissement pareil à celui d'avoir un enfant à qui
18.
Digitized by
Google
276 LA REINE FANTASQUE.
elle pût donner le fouet tout à son aise dans ses
moments de mauvaise humeur.
Comme ta grossesse de la reine avoit été long-
temps inutilement attendue, elle passoit pour un
de ces événements extraordinaires dont tout le
monde veut avoir Thonneur. Les médecins 1 at-
tribuoient à leurs drogues, les moines à leurs
reliques, le peuple à ses prières, et le roi à son
amour. Chacun s'intéressoit à lenfent qui devoit
nattre, comme si c eût été le sien; et tous faisoient
des vœux sincères pour Theureuse naissance du
prince, car on en vouloit un; et le peuple, les
grands, et le roi , réunissoient leurs désirs sur ce
point. La reine trouva fort mauvais qu on s avisât
de lui prescrire de qui elle devoit accoucher,
et déclara quelle prétendoit avoir une fiUe,
ajoutant qu'il lui paroissoit assez singulier que
quelqu un osât lui disputer le droit de disposer
dun bien qui nappartenoit incontestablement
qu'à elle seule.
Phénix voulut en vain lui faire entendre raison :
elle lui dit nettement que ce n etoit point là ses
affaires, et s enferma dans son cabinet pour bou-
der; occupation chérie à laquelle elle employoît
régulièrement au moins six mois de Tannée. Je
dis six mois, non de suite, c'eût été autant de re-
pos pour son mari, mais pris dans des intervalles
propres à le chagriner.
Digitized by
Google
LA REINE FANTASQUE. 277
Le roi comprenoit fort bien que les caprices de
la mère ne détermineroient pas le sexe de lenfant ;
mais il étcdt au désespoir qu elle donnât ainsi ses
travers en spectacle à toute la cour. Il eût sacrifié
tout au monde pour que Festime universelle eût
justifié lamour qu'il avoit pour elle; et le bruit
qu'il fit mal à propos en cette occasion ne fut pas
la seule folie que lui eût fait faire le ridicule espoir
de rendre sa femme raisonnable.
Ne sachant plus à quel saint se vouer, il eut
recours à la fée Discrète son amie, et la protec-
trice de son royaume. La fée lui conseilla de
prendre les voies de la douceur, cest-à-dire de
demander excuse à la reine. Le seul but, lui dit-
elle, de toutes les Êmtaisies des femmes est de
désorienter un peu la morgue masculine, et
d'accoutumer Ie$ hommes à Fobéissance qui leur
convient. Le meilleur moyen que vous ayez de
guérir les extravagances de votre femme est d ex-
travaguer avec elle. Dès le moment que vous
cesserez de contrarier ses caprices, assurez-vous
qu'elle cessera d'en avoir, et qu'elle n'attend,
pour devenir sage, que de vous avoir rendu bien
complètement fou. Faites donc les choses de
bonne grâce , et tâchez de céder en cette occasion ,
pour obtenir tout ce que vous voudrez dans une
autre. Le roi crut la fce; et, pour se conformer à
son avis, s'étant rendu au cercle de la reine, il
Digitized by
Google
2^8 LA REINE FANTASQUE,
la prit à part, lui dit tout bas quil étoit fèché
d'avoir contesté contre elle mal à propos , et qu'il
tâcheroit de la dédommager à la venir, par sa
complaisance, de Thumeur qu'il pouvoit avoir
mise dans ses discours en disputant impoliment
contre elle.
Fantasque, qui craignit que la douceur de
Phénix ne la couvrît seule de tout le ridicule de
cette affaire, se hâta de lui répondre que sous
cette excuse ironique elle voyoit encore plus
d'orgueil que dans les disputes précédentes ; mais
que, puisque les torts d'un mari nautorisoîent
point ceux d'une femme, elle se hâtoit de céder
en cette occasion comme elle avoit toujours fait.
Mon prince et mon époux, ajouta-t-elle tout haut,
m'ordonne d'accoucher d'un garçon, et je sais
trop bien mon devoir pour manquer d'obéir. Je
n'ignore pas que quand sa majesté m^honore des
marques de sa tendresse, c'est moins pour Famour
de moi que pour celui de son peuple, dont
l'intérêt ne l'occupe guère moins la nuit que le
jour; je dois imiter un si noble désintéressement,
et je vais demander au divan un mémoire
instructif du nombre et du sexe des enfants qui
conviennent à la famille royale; mémoire impoi^
tant au bonheur de l'état, sur lequel toute reine
doitapprendreà régler sa conduite pendantla nuit.
Ce beau soliloque fut écouté de tout le cercle
Digitized by
Google
LA REINE FANTASQUE. 279
avec beaucoup d'attention, et je vous laisse à
penser combien d'éclats de rire furent assez
maladroitement étouffés. Ab ! dit tristement le
roi en sortant et haussant les épaules, je vois bien
que, quand on a une femme folle, on ne peut
éviter d être un sot.
La fée Discrète , dont le sexe et le nom con-
trastoient quelquefois plaisamment dans son
caractère, trouva cette querelle si réjouissante,
qu'elle résolut de s en amuser jusqu'au bout. Elle
dit publiquement au roi qu elle avoit consulté les
comètes qui président à la naissance des princes ,
et qu elle pouvoit lui répondre que lenfant qui
naitroit de lui seroit un garçon; mais en secret
elle assura la reine qu elle auroit une fille.
Cet avis rendit tout- à -coup Fantasque aussi
raisonnable qu'elle avoit été capricieuse jusqu'a-
lors. Ce fut avec une douceur et une complaisance
infinies qu'elle prit toutes les mesures possibles
pour désoler le roi et toute la cour. Elle se hâta de
faire feire une layette des plus superbes , affectant
de la rendre si propre à un garçon , qu'elle devînt
ridicule à une fille: il fallut, dans ce dessein,
changer plusieurs modes; mais tout cela ne lui
coûtoit rien. Elle fit préparer un beau collier de
Tordre , tout brillant de pierreries , et voulut
absolument que le roi nommât d'avance le gou-
verneur et le précepteur du jeune prince.
Digitized by
Google
28o LA REINE FANTASQUE.
Sitôt qu elle fut sûre d avoir une fille, elle ne
parla que de son fils , et n'omit aucune des pré-
cautions inutiles qui pouvoient faire oublier
celles qu'on auroit dû prendre. Elle rioit aux
éclats en se peignant la contenance étonnée et
bête qu auroient les grands et les magistrats qui
dévoient orner ses couches de leur présence. Il
me semble, disoit-elle à la fée, voir dun côté
notre vénérable chancelier arborer de grandes
lunettes pour vérifier le sexe de lenfant, et de
lautre, sa sacrée majesté baisser les yeux et dire
en balbutiant : « Je croyois,... la fée m avoit pour-
« tant dit.... Messieurs, ce n est pas ma faute; » et
d autres apophthegmes aussi spirituels, recueillis
par les savants de la cour, et bientôt portés jus- *
qu aux extrémités des Indes.
Elle se représentoit avec un plaisir malin le
désordre et la confusion que ce merveilleux
événement alioit jeter dans toute rassemblée. EUe
se figuroit d avance les disputes, l'agitation de
toutes les dames du palais, pour réclamer, ajuster,
concilier en ce moment imprévu , les droits de
leurs importantes charges , et toute la cour en
mouvement pour un béguin.
Ce fut aussi dans cette occasion qu'elle inventa
le décent et spirituel usage de faire haranguer
par les magistrats en robe le prince nouveau-né.
Phénix voulut lui représenter que c etoit avilir la
Digitized by
Google
LA REINE FANTASQUE. 281
magistrature à pure perte, et jeter un comique
extravagant sur tout le cérémonial de la cour, que
d aller en grand appaj^eil étaler du phébus à un
petit marmot avant qu'il le pût entendre , ou du
moins y répondre.
Eh! tant mieux! reprit vivement la reine, tant
mieux pour votre fils 1 Ne seroit-il pas trop heu-
reux que toutes les bêtises qu'ils ont à lui dire
fussent épuisées avant qu'il les entendit ! et vou-
driez-vous qu'on lui gardât pour Tàge de raison
des discours propres à le rendre fou? Pour Dieu ,
laissez-les haranguer tout leur bien-aise , tandis
qu'on est sûr qu'il n'y comprend rien, et qu'il en
a l'ennui de moins: vous devez savoir de reste
qu'on n'en est pas toujours quitte à si bon marché.
11 en feUut passer par-là; et, de l'ordre exprès de
sa majesté, les présidents du sénat et des académies
commencèrent à composer, étudier, raturer, et
feuilleter leur Vaumorière et leur Démosthène,
pour apprendre à parler à un embryon.
Enfin le moment critique arriva. La reine
sentit les premières douleurs avec des transports
dejoie donton ne s'avise guèreen pareille occasion.
Elle se plaignoit de si bonne grâce , et pleuroit
d'un air si riant, qu'on eût cru que le plus grand
de ses plaisirs étoit celui d'accoucher.
Aussitôt ce fut dans tout le palais une rumeur
épouvantable. Les uns couroient chercher le roi ,
Digitized by
Google
a8a I.A REINE FANTASQUE,
d autres les princes , d autres les ministres , d autres
le sénat; le plus grand nombre et les plus pressés
alloient pour aller, et roulant leur tonneau comme
Diogène, avoient pour toute af&ire de se donner
un air afiairé. Dans lempressement de rassembler
tant de gens nécessaires, la dernière personne à
qui Ton songea fut laccoucheur, et le roi, que son
trouble mettoit hors de lui , ayant demandé par
mégarde une sage-femme, cette inadvertance
excita parmi les dames du palais des ris immodérés ,
qui, joints à la bonne humeur de la reine, firent
laccouchement le plus gai dont on eût jamais
entendu parler.
Quoique Fantasque eût gardé de son mieux le
secret de la fée, il navoit pas laissé de transpirer
parmi les femmes de sa maison; et celles-ci le
gardèrent &i soigneusement elles-mêmes, que le
bruit fut plus de trois jours à s en répandre par
toute la ville : de sorte qu'il n'y avoit depuis long-
temps que le roi seul qui n'en sût rien. Chacun
étoit donc attentif à la scène qui se préparoit;
l'intérêt public fournissant un prétexte à tous les
curieux de s'amuser aux dépens de la famille
royale, ils se faisoient une fête d'épier la conte-
nance de leurs majestés , et de voir comment , avec
deux promesses contradictoires, la fée pourroit se
tirer d'affaire, et conserver son crédit.
Oh çà , monseigneur, dit Jalamir au druide en
Digitized by
Google
LA REINE FANTASQUE. 283
s'interrompant, convenez qu'il ne tient qu a moi
de vous impatienter dans les règles; car vous
sentez bien que voici le moment des digressions,
des portraits, et de cette multitude de belles
choses que tout auteur homme d'esprit ne manque
jamais d employer à propos dans lendroit le plus
intéressant pour amuser ses lecteurs. Comment!
par Dieu, dit le druide, t'imagines-tu qu'il y en
ait d'assez sots pour lire tout cet esprit-là?
Apprends qu'on a toujours celui de le passer, et
qu'en dépit de monsieur l'auteur on a bientôt
couvert son étalage des feuillets de son livre. Et
toi qui fais ici le raisonneur, penses-tu que tes
propos vaillent mieux que l'esprit des autres , et
que, pour éviter l'imputation d'une sottise, il
suffise de dire qu'il ne tiendroitqu à toi de la faire?
Vraiment il nefalloit que le dire pour le prouver;
et malheureusement je n'ai pas , moi, la ressource
de tourner les feuillets. Consolez- vous, lui dit
doucement Jalamir ; d'autres les tourneront
pour vous si jamais on écrit ceci. Cependant
considérez que voilà toute la cour rassemblée
dans la chambre de la reine ; que c'est la plus
belle occasion que j'aurai jamais de vous peindre
tant d'illustres originaux, et la seule peut-être
que vous aurez de les connoître. Que Dieu t'en-
tende! repartit plaisamment le druide; je ne les
connoitrai que trop par leurs actions: fais-les
Digitized by
Google
284 LA REINE FANTASQUE,
donc agir si ton histoire a besoin d'eux, et n^en
dis mot s'ils sont inutiles : je ne veux point d'autres
portraits que les faits. Puisqu'il n'y a pas moyeo ,
dit Jalamir, d'égayer mon récit par un peu de
métaphysique, j'en vais tout bêtement reprendre
le fil. Mais conter pour conter est d'un ennui
Vous ne savez pas combien de belles choses vous
allez perdre. Aidez-moi, je vous prie, à me
retrouver; car l'essentiel m'a tellement emporté,
que je ne sais plus à quoi j'en étois du conte.
A cette reine, dit le druide impatienté, que tu
as tant de peine à faire accoucher, et avec laquelle
tu me tiens depuis une heure en travail. Oh! oh!
reprit Jalamir, croyez-vous que les enfents des
rois se pondent comme des œufs de grives? Vous
allez voir si ce n'étoit pas bien la peine de pérorer,
lia reine donc, après bien des cris et des ris, tira
enfin les curieux de peine et la fée d'intrigue, en
mettant au jour une fille et un garçon plus beaux
que la lune et le soleil, et qui se ressembloient sî
fort qu'on avoit peine à les distinguer, ce qui fit
que dans leur enfance on se plaisoit à les habiller
de même. Dans ce moment si désiré, le roi, sortant
de la majesté pour se rendre à la nature , fit des
extravagances qu'en d'autres temps il n'eût pas
laissé foire à la reine; et le plaisir d'avoir des
enfonts le rendoit si enfant lui-même, qu'il
courut sur son balcon crier à pleine tête : <* Mes
Digitized by
Google
LA REINE FANTASQUE. 285
M amis, réjouisseat-vous tous; il vient de me naitre
te un fils, et à vous un père, et une fille à ma
u femme. » La reine, qui se trouvoit pour la
première fois de sa vie à pareille fête, ne s aperçut
pas de tout Touvrage qu elle avoit fait, et la fée,
qui connoissoit son esprit fantasque, se contenta,
conformément à ce quelle avoit désiré, de lui
annoncer dabord une fille. La reine se la fit
apporter, et, ce qui surprit fort les spectateurs,
elle lembrassa tendrement à la vérité, mais les
larmes aux yeux, et avec un air de tristesse qui
cadroit mal avec celui qu elle avoit eu jusqu'alors.
J ai déjà dit qu elle aimoit sincèrement son époux ;
elle avoit été touchée de Tinquiétude et de l'atten-
drissement qu elle avoit lu dans ses regards durant
ses souffrances. Ell^ avoit fait, dans un temps à la
vérité singulièrement choisi, des réflexions sur la
cruauté qu'il y avoit à désoler un mari si bon; et,
quand on lui présenta sa fille, elle ne songea qu'au
regret qu'auroit le roi de n'avoir pas un fils. Discrète,
à qui l'esprit de son sexe et le doa de féerie appre-
noient à lire facilement dans les cœurs, pénétra sur-
le-champ ce qui se passoit dans celui de la reine ; et ,
n'ayant plus de raison pour lui déguiser la vérité ,
elle fit apporter le jeune prince. La reine, revenue
de sa surprise, trouva l'expédient si plaisant
qu'elle en fit des éclats de rire dangereux dans
l'état où elle étoit. Elle se trouva mal. On eut
Digitized by
Google
288 LA REINE FANTASQUE.
n envoie personne en enfer pour le bien de son
I ame, où Ton ne s'avise point de < regarder au
I prépuce des gens pour les damner ou les absoudre
et où la mitre et le turban vert couvrent également
/ les têtes sacrées , pour servir de signalement aux
yeux des sages et de parure à ceux des sots.
Je sais bien que les lois de la géographie, qui
règlent toutes les religions du monde, veulent
que les deux nouveau -nés soient musulmans;
mais on ne circoncit que les mâles , et j'ai besoin
que mes jumeaux soient administrés tous deux;
• ainsi trouvez bon que je lés baptise. Fais, lais,
dit le druide; voilà, foi de prêtre, un choix le
mieux motivé dont j aie entendu parler de ma
vie.
La reine, qui se plaisoit à bouleverser toute
étiquette, voulut se lever au bout de six jours, et
sortir le septième, sous prétexte qu'elle se portoit
bien. En effet , ellenourrissoitsesenfants ; exemple
odieux, dont toutes les femmes lui représentèrent
très fortement les conséquences. Mais Fantasque,
qui craignoit les ravages du lait répandu, soutint
qu'il n'y a point de temps plus perdu pour le
plaisir de la vie que celui qui vient après la mort,
que le sein d'une femme morte ne se flétrit pas
moins que celui d'une nourrice , ajoutant d'un ton
de duègne qu'il n'y a point de si belle gorge aux
yeux d'un mari que celle d'une mère qui nourrit
Digitized by
Google
LA REINE FANTASQUE. a8g
ses enfants. Cette intervention des maris dans des
soins qni les regai*dent si peu fit beaucoup rire
les dames; et la reine , trop jolie pour Têtre impu-
nément , leur parut dès-lors , malgré ses caprices^
presque aussi ridicule que son époux, quelles
appeloient par dérision le bourgeois de Vau-
girard.
Je te vois venir, dit aussitôt le druide; tu voudrois
me donner insensiblement le rôle de Schah-Bahan,
et me faire demander s'il y a aussi un Yaugirard
aux Indes comme un Madrid au bois de Boulogne,
un Opéra dans Paris, et un philosophe à la cour.
Mais poursuis ta rapsodie, et ne me tends plus
de ces pièges; car n'étant ni marié, ni sultan, ce
n est pas la peine d'être un sot.
Enfin, dit Jalamir sans répondre au druide, tout
étant prêt, le jour fut pris pour ouvrir les portes
du ciel aux deux nouveau-nés. La fée se rendit de
bon matin au palais, et déclara aux augustes époux
qu elle alloit faire à chacun de leurs enfants un
présent digne de leur naissance et de son pouvoir.
Je veux, dit-elle, avant que Teau magique les
dérobe à ma protection , les enrichir de mes dons,
et leur donner des noms plus efficaces que ceux
de tous les pieds plats du calendrier, puisqu'ils
exprimeront les perfections dont j'aurai soin de
les douer en même temps; mais, comme vous
devez connottre mieux que moi les qualités qui
MKLABOBS. '9
Digitized by
Google
3I90 LA REINE FANTASQUE,
conviennent au bonheur de votre £imiile et de
vos peuples, choisissez vous-mêmes, et fidtes ainsi
d un seul acte de volonté sur chacun de vos deux
enfants ceque vingt ans d'éducation font rarement
dans la jeunesse, et que la raison ne fait phisdjuis
un àçe avancé.
Aussitôt {prande altercation entre les deux époux.
La reine prétendoit seule régler à sa fantaisie le
caractère de toute sa famille; et le bon prince,
qui sentoit toute Timportance d un pareil choix ,
n avoit garde de labandonner au caprice d'une
femme dont il adoroit les folies sans les partager.
Phénix vouloit des enfants qui devinssent un jour
des gens raisonnables : Fantasque aimoit mieux
avoir de jolis enfants; et, pourvu qu'ils brillassent
à six ans , elle s embarrassoit fort peu qulls fussent
des sots à trente. La fée eut beau s'efforcer de
mettre leurs maj estes d'accord , bientôt le caractère
des nouveau-nés ne fut plus que le prétexte de la
dispute ; et il n'étoit pas question d'avoir raison ,
mais de se mettre l'un l'autre à la raison.
Enfin Discrète imagina un moyen de tout
ajuster sans donner le tort à personne; ee lut
que chacun disposât à son gré de l'enfant de son
sexe. Le roi approuva un expédient qui pourvoyoit
à l'essentiel, en mettant à couvert des bizarres
souhaits de la reine l'héritier présomptif de la
couronne; et voyant les deux en£Bints sur les
Digitized by
Google
LA REINE FANTASQUE. acji
genoicc de levr {[ouyemante, il se hâta de s emparer
do prince, non sans regarder sa sœur d un œil de
commisération.. Mais Fantasque, d autant plus
matinée qu^elle avoit moins raison de letre, courut
comme une emportée à la jeune princesse, et la
prenant aussi dans ses bras : Vous vous unissez
tous, dit- elle, pour m excéder; mais, afin que
les caprices du roi tournent malgré lui-même au
profit dun de ses enfants, je déclare que je de-
mande pour celui que je tiens tout le contraire
de ce quil demandera pour lautre. Choisissez
maintenant, dit-elle au roi dun air de triomphe;
et puisque vous trouvez tant de charmes à tout
diriger, décidez d'un seul mot le sort de votre
fimille entière. La fée et le roi tâchèrent en vain
de la dissuader dune résolution qui mettoit ce
prince dans un étrange embarras ^ elle n en voulut
jamais démordre, et dit quelle sefélieitoit beau-
coup d un expédient qui feroit rejaillir sur sa fille
tout le mérite que le roi ne sauroit pas donner à
son fils. Ah ! dit ce prince outré de dépit, vous
n'avez jamais eu pour votre fille que de la version,
et vous le prouvez dans Toccasion la plus impor-
tante de sa vie ; mais , ajouta-t-il dans un transport
de colère dont il ne fut pas le maître, pour la
rendre parfeite en dépit de vous, je demande que
cet en£EiDt-ci vous ressemble. Tant mieux pour
voua et pour lui, reprit vivement la reine, mais
19.
Digitized by
Google
agi LA REINE FANTASQUE,
je serai vengée, et votre fille vous ressemblera.
A peine ces mots furent- ils lâchés de part et
d autre avec une impétuosité sans égale, que le
roi, désespéré de son étourderie, les eût bien
voulu retenir; mais cen étoit fait, et les deux
enfants étoient doués sans retour des caractères
demandés. Le garçon reçut le nom de prince
Caprice; et la fille s appela la princesse Raison,
nom bizarre quelle illustra si bien, qu aucune
femme n osa le porter depuis.
Voilà donc le futur successeur au trône orné
de toutes les perfections dune jolie femme, et la
princesse sa sœur destinée à posséder un jour
toutes les vertus d'un honnête homme et les
qualités dun bon roi; partage qui ne paroissoit
pas des mieux entendus, mais sur lequel on ne
pouvoit plus revenir. Le plaisant fut que lamour
mutuel des deux époux agissant en cet instant
avec toute la force que lui rendoient toujours,
mais souvent trop tard , les occasions essentielles,
et la prédilection ne cessant d agir, chacun trouva
celui de ses enfants qui devoit lui ressembler le
plus mal partagé des deux, et songea moins à le
féliciter qu a le plaindre. Le roi prit sa fille dans
ses bras , et la serrant tendrement : Hélas ! lui
dit-il , que te serviroit la beauté même de ta mère
sans son talent pour la faire valoir? Tu seras trop
raisonnable pour faire tourner la tête à personne.
Digitized by
Google
LA REINE FANTASQUE. 29
Fantasque, plus circonspecte sur ses propres
vérités , ne dit pas tout ce qu elle pensoit de la
sag^esse du roi futur; mais il étoit aisé de douter,
à lair triste dont elle le caressoit, quelle eût au
fond du cœur une g;rande opinion de son partage.
Cependant le roi, la regardant avec une sorte de
confusion, lui fit quelques reproches sur ce qui
setoit passé. Je sens mes torts, lui dit-il, mais
ils sont votre ouvrage; nos enfants auroient valu
beaucoup mieux que nous, vous êtes cause qu'ils
ne feront que nous ressembler. Au moins, dit-elle
aussitôt en sautant au cou de son mari, je suis
sûre qu'ils s aimeront autant qu'il est possible.
Phénix , touché de ce qu'il y avoit de tendre dans
cette saillie, se consola par cette réflexion qu'il
avoit si souvent occasion de faire, qu'en effet la
bonté naturelle et un cœur sensible suffisent pour
tout réparer.
Je devine si bien tout le reste , dit le druide à
Jalamir en l'interrompant, que j'achèverois le
conte pour toi. Ton prince Caprice fera tourner
la tête à tout le monde, et sera trop bien l'imita-
teur de sa mère pour n'en pas être le tourment.
Il bouleversera le royaume en voulant le réformer.
Pour rendre ses sujets heureux, il les mettra au
désespoir, s'en prenant toujours aux autres de ses
propres torts: injuste pour avoir été imprudent,
le regret de ses fautes lui en fera commettre de
Digitized by
Google
294 LA REINE FANTASQUE,
nouvelles. Comme la sagesse ne le conduira jamais,
le bien qu'il voudra faire augmentera le mal qu'il
aura fait. En un mot, quoique au fond il soit
bon, sensible et généreux, ses vertus mêmes lui
tourneront à préjudice, et sa seule étourderie,
unie à tout son pouvoir, le fera plus haïr que
nauroit fait une méchanceté raisonnée. D'un
autre côté, ta princesse Raison, nouvelle héroïne
du pays des fées , deviendra un prodige de sagesse
et de prudence; et , sans avoir d^adorateurs , se fera
tellement adorer du peuple, que chacun fera des
vœux pour être gouverné par elle : sa bonne con-
duite, avantageuse à tout le monde et à elle-même,
ne fera du tort qu a son frère, dont on opposera
sans cesse les travers à ses vertus, et à qui la
prévention publique donnera tous les défauts
quelle n'aura pas, quand même il ne les auroit
pas lui-même. Il sera question d'intervertir l'ordre
de la succession au trône, d'asservir la marotte à
la quenouille, et la fortune à la raison. Les doc-
teurs exposeront avec emphase les conséquences
d'un tel exemple, et prouveront qu'il vaut mieux
que le peuple obéisse aveuglément aux enragés
que le hasard peut lui donner pour maîtres que
de se choisir lui-même des chefs raisonnables;
que , quoiqu'on interdise à un fou le gouvernement
de son propre bien , il est bon de lui laisser la
suprême disposition de nos biens et de nos vies ;
Digitized by
Google
LA REINE FANTASQUE. agS
<]ue le plu$ insensé des hommes est encore pré*
fiérable à la plus sage des femmes ; et que, le mâle
ou le premier né fût-il un singe ou un loup, il
Êiudroit en bonne politique qu'une héroïne ou
un ange, naissant après lui, obéit à ses volontés.
Objections et répliques de la part des séditieux ,
dans lesquelles Dieu sait comme on verra briller
ta sophistique éloquence; car je te connois, cest
sur» tout à médire de ce qui se £aiit que ta bile
s'enfaale avec volupté; et ton amère franchise
semble se réjouir de la méchanceté des hommes,
par le plaisir qu'elle prend à la leur reprocher.
Tubleu! père druide, comme vous y allez! dit
Jalamir tout surpris; quel flux de paroles! Où
diable avez- vous pris de si belles tirades? Vous
ne prêchâtes de votre vie aussi bien dans le bois
sacré, quoique vous n'y parUez pas plus vrai Si
je vous laissois faire, vous changeriez bientôt un
conte de fées en un traité de pohtique, et Ion
trouveroit quelque jour, dans les cabinets des
princes, Barbe-Bleue ou Peau-d'Ane, au lieu de
Machiavel. Mais ne vous mettez point tant en
frais pour deviner la fin de mon conte.
Pour vous montrer que les dénouements ne me
manquent pas au besoin , j en vais dans quatre
mots expédier un, non pas aussi savant que le
vôtre, mais peut-être aussi naturel, et à coup sûr
plus imprévu.
Digitized by
Google
agô LA REINE FANTASQUE:
Vous saurez donc que les deux enfants jumeaux
étant, comme je lai remarqué, fort semblables de
figure, et de plus habillés de même , le roi , croyant
avoir pris son fils, tenoit sa fille entre ses bras au
moment de Tinfluence; et que la reine, trompée
par le choix de son mari, ayant aussi pris son fils
pour sa fille, la fée profita de cette erreur pour
douer les deux enfants de la manière qui leur
convenoit le mieux. Caprice fut donc le nom de
la princesse, Raison celui du prince son frère; et,
en dépit des bizarreries de la t*eine , tout se trouva
dans Tordre naturel. Parvenu au trône après la
mort du roi. Raison fit beaucoup de bien et^fbrt
peu de bruit, cherchant plutôt à rempUr ses
devoirs qua s'acquérir de la réputation; il ne fit
ni guerre aux étrangers, ni violence à ses sujets,
et reçut plus de bénédictions que d'éloges. Tous
les projets formés sous le précédent régne furent
exécutés sous celui-ci ; et en passant de la domi-
nation du père sous celle du fils, les peuples deux
fois heureux crurent n'avoir pas changé de maître.
La princesse Caprice, après avoir fait perdre la
vie ou la raison à des multitudes d'amants tendres
et aimables, fut enfin mariée à un roi voisin,
qu elle préféra parcequ'il portoit la plus longue
moustache, et sautoit le mieux à cloche-pied. Pour
Fantasque, elle mourut d une indigestion de pieds
de perdrix en ragoût qu'elle voulut manger avant
Digitized by
Google
LA REINE FANTASQUE. 297
de se mettre au lit, où le roi se morfondoit à
lattendre, un soir qu a force d ag;acerie$ elle lavoit
engagé à venir coucher avec elle.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
RÉFUTATION
DU LIVRE
DE L'ESPRIT.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
NOTES
EN RÉFUTATION DE L'OUVRAGE D'HELVÉTIUS
INTITULÉ
DE L'ESPRIT'.
Le g[rand but de M. Helvétius dans son ouvrage
est de réduire toutes les facultés de Thomme à
une existence purement matérielle. Il débute par
avancer, tom. I^disc. i,chap. i, pag. 190^, «que
« nous avons en nous deux facultés , ou , s'il lose
« dire, deux puissances passives; la sensibilité pby-
«sique et la mémoire; et il définit la mémoire
« une sensation continuée , mais afFoiblie. » A quoi
Rousseau répond: «Il me semble qu'il faudroit
« distinguer les impressions purement organiques
«et locales des impressions qui affectent tout
' Ce soDt les notes critiques que Jean-Jacques avoit mises en
marçe de Texemplaire in-4*9 9^^ '^^ avoit donné Helvétius, et
qu'il ne voulut pas publier parceque Touvraçe fut condamné. Les
Beman^ues de Bousseau doivent être de lySS, puisque le livre de
tEsprit parut cette année. Voyez dans la Correspondance la lettre
dn 7 février 1767 à M. Davenport. (Note de M. Musset-Pathay. )
' * Les reDTois de ces paçes et de ces volumes se rapportent à
l'édition en i4 volumes in-i8, imprimée par P. Oidot aine.
Digitized by
Google
3o2 RÉFUTATION
u Tindividu; les premières ne sont que de sini|fo
M sensations; les autres sont des sentiments. » Et
un peu plus bas il ajonte: « Non pas, la mémoire
tf est la faculté de se rappeler la sensation , mais la
<f sensation, même afïbiblie, ne dure pas conti-
«( nuellement. »
« La mémoire , continue Helvétius , tom. 1 ,
« dise. I , chap. i , p. 2o3 , ne peut être qu'un des
« organes de la sensibilité pbysique : le principe
« qui sent en nous doit être nécessairement le
<c principe qui se ressouvient, puisque se resscuve-
tf nir, comme je vais le prouver, n est proprement
u que sentir. » « Je ne sais pas encore, dit Rousseau,
« comme il va prouver cela ; mais je sais bien qae
u sentir Tobjet présent, et sentir 1 objet absent,
u sont deux opérations dont la différence mérite
« bien d être examinée. »
« Lorsque, par une suite de mes idées ^ ajoute
«Fauteur, tom. I, dise, i, chap. i , p. 206, ou
u par lebranlement que certains sons causent dans
i< lorgane de mon oreille , je me rappelle Timage
" d'un chêne; alors, mes organes intérieurs doivent
«( nécessairement se trouver à-peu-près dans la
« même situation où ils étoient à la vue de ce
u chêne : or, cette situation des organes doit in-
« contestablement produire une sensation; il est
« donc évident que se ressouvenir, c est sentir. »
« Oui , dit Rousseau , vos organes intérieurs se
Digitized by
Google
DU LIVRE DE L ESPRIT. 3o3
u trouvent à la vérité dans la même situation où
u ils étoient à la vue du chêne , mais par Feffet
a d une opération très différente. » Et quant à ce
que vous dites que cette situation doit produire
une sensation, u Qu appelez-vous sensation? dit-*il.
«Si une sensation est l'impression transmise par
K lorgane extérieur à lorgane intérieur, la situa-
tf tion de lorgane intérieur a beau être supposée
« la même, celle de lorgane extérieur manquant,
« ce défaut seul suffit pour distinguer le souvenir
« de la sensation. Bailleurs, il nest pas vrai que
« la situation de Torgane intérieur soit la même
« dans la mémoire et dans la sensation ; autrement
«il seroit impossible de distinguer le souvenir
« de la sensation d avec la sensation. Aussi 1 auteur
« se sauve-t-il par un à-peu-prèS; mais une situation
« d organes qui n est qu a-peu-près la même ne
« doit pas produire exactement le même eifet. »
«U est donc évident, dit Helvétius, tom. I,
« dise. 1 , ch. 1, p. 207, quese ressouvenir c est sen-
ti tir. » « 11 y a cette différence , répand Rousseau,
« que la mémoire produit une sensation semblable
« et non pas le sentiment, et cette autre différence
«encore , que la cause n est pas la même. »
L auteur , tom. I , dise, i , chap. i , p. 207 ,
ayant posé son principe, se croit en droit de con-
clure ainsi : « Je dis encore que c est dans la capacité
« que nous avons d apercevoir les ressemblances
Digitized by
Google
3o4 RÉFUTATION
u ou les différences, les convenances ou lesdiscon-
« venances qu'ont entre eux les objets divers, que
« consistent toutes les opérations de Tesprit. Or,
» cette capacité n'est que la sensibilité physique
u même : tout se réduit donc à sentir. » » Voici
u qui est plaisant! s écrie son adversaire, après
« avoir légèrement affirmé qu'apercevoir et com-
u parer sont la même chose, Fauteur conclut en
« grand appareil que juger c'est sentir. La conclu-
u sion me paroit claire; mais c'est de l'antécédent
« qu'il s'agit. »
L'auteur répète sa conclusion d'une autre ma-
nière, tom. I , dise. I, chap. i , p. 209 , et dit : « La
« conclusion de ce que je viens de dire , c'est que
« si tous les mots des diverses langues ne désignent
» jamais que des objets, ou les rapports de ces
<« objets avec nous et entre eux, tout l'esprit par
» conséquent consiste à comparer et nos sensations
u et nos idées, c'est-à-dire à voir les ressemblances
« et les différences, les convenances et les discon-
« venances qu'elles ont entre elles. Or, comme
" le jugement n'est que cette apercevance elle-
» même, ou du moins que le prononcé de cette
« apercevance, il s'ensuit que toutes les opérations
« de l'esprit se réduisent à juger. « Rousseau op-
pose à cette conclusion une distinction lumineuse:
APERCEVOm LES OBJETS, dit-il, C'eST SENTm; APER-
CEVOIR LES RAPPORTS, c'eST JUGER.
Digitized by
Google
DU LIVRE DE L'ESPRIT. 3o5
« La question renfermée dans ces bornes ,
u continue lauteur de [Esprit^ tom. I, dise, i,
tf chapitre i , p. 210, j'examinerai maintenant si
«juger n'est pas sentir. Quand je juge de la gran-
it deur ou de la couleur des objets qu on me pré-
K sente, il est évident que le jugement porté sur
tf les différentes impressions que ces objets ont
«Êdtes sur mes sens n'est proprement qu'une
M sensation; que je puis dire également, je juge
« ou je sens que de deux objets 9 l'un , que j'appelle
u toise, fait sur moi une impression différente de
« celui que j'appelle pied; que la couleur que je
« nomme rouge agit sur mes yeux différemment
tt de celle que je nomme jaune; et j'en conclus
« qu'en pareil cas juger n'est jamais que sentir. «
a U y a ici un sophisme très subtil et très impor-
<i tant à bien remarquer, reprend Rousseau : autre
a chose est sentir une différence entre une toise et
« un pied, et autre chose mesurer cette différence.
tf Dans la première opération l'esprit est purement
a passif, mais dans l'autre il est actif. Celui qui a
« plus de justesse dans l'esprit pour transporter
« par la pensée le pied sur la toise, et voir combien
« de fois il y est contenu , est celui qui en ce point
«a 1 esprit le plus juste, et juge le mieux.» Et
quant à la conclusion, «qu'en pareil cas juger
« n'est jamais que sentir, » Rousseau soutient que
^ c'est autre chose, parceque la comparaison du
Digitized by
Google
3o6 RÉFUTATION
u jaune et du rouge n est pas la sensation du jaune
u ni celle du rouge. »
L'auteur se fait ensuite cette objection, tome I ,
dise. I , chap. i , p. 211: «Mais, dira-t-on, sup-
<( posons qu'on veuille savoir si la force est pré-
« fiérable à la grandeur du corps, peut-on assurer
« qu'alors juger soit sentir^ Oui , répondrai-je; car,
u pour porter un jugement sur ce sujet, ma mé-
u moire doit me tracer successivement les tableaux
« des situations différentes où je puis me trouver
u le plus communément dans le cours de ma vie. j*
u Comment! réplique à cela Rousseau; la compa-
« raison successive de mille idées est aussi un
«sentiment! Il ne faut pas disputer des mots,
« mais l'auteur se fait là un étrange dictionnaire, n
Enfin Helvétius finit ainsi, tom. I, dise, i, cha-
pitre I , p. 2 1 7 : u Mais, dira-t-on , comment jusqu'à
u ce jour a-t-on supposé en nous une faculté de
«juger distincte de la faculté de sentir? L'on ne
«doit cette supposition, répondrairje, qu'à l'im-
« possibilité où l'on s'est cru jusqu'à présent d'ex-
t( pliquer d'aucune autre manière certaines erreurs
« de l'esprit. » « Point du tout, reprend Rousseau.
« C'est qu'il est très simple de supposer que deux
« opérations d'espèces différentes se font par deux
M différentes facultés. »
A la fin du premier discours, tom. I, dise, i,
cb. 4 , p. 284 , M. Helvétius, revenant à son gi*and
Digitized by
Google
DU LIVRE DE L'ESPRIT. 3oj
principe, dit: «rRien ne m empêche maintenant
« d'avancer que juger, comme je lai déjà prouvé,
« n*est proprement que sentir. » « Vous n'avez rien
«prouvé sur ce point, répond Rousseau, sinon
tf que vous ajoutez au sens du mot sentir le sens
tf que nous donnons au mot juger : vous réunissez
« sous un mot commun deux facultés essentielle-
«ment différentes. » Et sur ce que Helvétius dit
encore, tom. I, dise, i, chap. 4? f^fi^ ^S^? «que
« l'esprit peut être considéré comme la faculté
M productrice de nos pensées, et n'est, en ce sens,
«que sensibilité et mémoire,» Rousseau met en
note: Sensibilité, Mémoire, Jugement.
Dans son second discours , M. Helvétiusavance,
tom. II, dise. Il, chap. 4? p* 53, que nous ne cou
« cevons que des idées analogues aux nôtres, que
« nous n'avons d'estime sentie que pour cette espèce
u d'idées; et de là cette haute opinion que chacun
«est, pour ainsi dire, forcé d'avoir de soi-même,
« et qu'il appelle la nécessité où nous sommes de
« nous estimer préférablement aux autres. Mais ,
«ajoute-t-il, tom. II, dise, ii, chap. 4? p- 57,on
« me dira que Ion voit quelques gens reconnoître
«dans les autres plus d'esprit qu'en eux. Oui, ré-
« pondrai-je, on voit des hommes en faire l'aveu ;
«et cet aveu est d'une belle ame. Cependant ils
«n'ont, pour celui qu'ils avouent leur supérieur,
« qu'une estime sur parole: ils ne font que donner
Digitized by
Google
3o8 RÉFUTATION
«(àropinion publique la préférence sur la leur,
« et convenir que ces personnes sont plus estimées,
tfsans être intérieurement convaincus quelles
«soient plus estimables. » «Cela n'est pas vrai,
« reprend brusquement Rousseau. J'ai long-temps
« médité sur un sujet, et j'en ai tiré quelques
u vues avec toute l'attention que j'étois capable
it d'y mettre. Je communique ce même sujet à un
« autre homme; et, durant notre entretien, je vois
« sortir du cerveau de cet homme des foules d'idées
« neuves et de grandes vues sur ce même sujet qui
«m'en a voit fourni si peu. Je ne suis pas assez
tf stupide pour ne pas sentir l'avantage de ses vues
M et de ses idées sur les miennes : je suis donc
M forcé de sentir intérieurement que cet homme a
u plus d'esprit que moi , et de lui accorder dans
« mon cœur une estime sentie, supérieure à celle
u quej'ai pour moi. TelfiitlejugementquePhilîppe
« second porta deTesprit d'Alonzo Ferez, et qui fit
M que celui-ci s'estima perdu. »
Helvétius veut appuyer son sentiment d'un
exemple, et dit, tom. II, dise, ii, chap. 4? P- Sy,
note: «En poésie, Fontenelie seroit sans peine
<c convenu de la supériorité du génie de Corneille
« sur le sien , mais il ne l'auroit pas sentie. Je sup-
«pose, pour s'en convaincre, qu'on eût prié ce
« même Fontenelie de donner, en fait de poésie,
« l'idée qu'il s'étoit formée de la perfection ; il est
Digitized by
Google
DU LIVRE DE L'ESPRIT. 809
tt certain qu*il n auroit en ce genre proposéd autres
M régies fines que celles qu il avoit lui-même aussi
« bien observées que G^rneille. » Mais Rousseau
objecte à cela : « Il ne s'agit pas de régies ; il s agit
« du génie qui trouve les grandes images et les
« grands sentiments. Fontenelle auroit pu se croire
« meilleur juge de tout cela que Corneille, mais
«non pas aussi bon inventeur; il étoit fait pour
« sentir le génie de Corneille et non pour l'égaler.
«Si Fauteur ne croit pas quun homme puisse
u sentir la supériorité d'un autre dans son propre
« genre, assurément il se trompe beaucoup : moi-
-même je sens la sienne, quoique je ne sois pas
tt de son sentiment. Je sens qu'il se trompe en
tf homme qui a plus d'esprit que moi : il a plus de
«\iies et plus lumineuses, mais les miennes sont
« plus saines. Fénélon l'emportoit sur moi à tous
«égards: cela est certain. » A ce sujet Helvétius
ayant laissé échapper l'expression « du poids
« importun de l'estime, n Rousseau le relève en
s'écriant: «Le poids importun de TestimelEh
« dieu! rien n est si doux que l'estime, même pour
« ceux qu'on, croit supérieurs à soi. »
« Ce n'est peut-être qu'en vivant loin des socié-
« tés, dit Helvétius, tom. II, dise, n, ch. 6, p. 77,
«quon peut se défendre des illusions qui les
« séduisent. Il est du moins certain que, dans ces
« ipêmes sociétés, on ne peut conserver une vertu
Digitized by
Google
3io RÉFUTATION
M toujours forte et pure, sans avoir habituellement
« présent à l'esprit le principe de Futilité publique;
« sans avoir une connoissance profonde des véri-
« tables intérêts de ce public , et , par conséquent,
« de la morale et de la politique, n « A ce compte,
tt répond Rousseau , il n y a de véritable probité
u que chez les philosophes. Ma foi, ils (ont bien de
« s'en foire compliment les uns aux autres. »
Conséquemment au principe que venoit d'avan-
cer l'auteur, il dit, tome II, dise, ii, chap. 6, p. 78,
note, w que Fontenelle définissoit le mensong^e,
tf taire une vérité qu'on doit. Un homme sort du
«lit d'une femme, il en rencontre le mari: D'où
« venez-vous? lui dit celui-ci. Que lui répondre?
« Lui doit-on alors la vérité? Non , dit Fontenelle,
u parcequ alors la vérité n'est utile à personne; »
« Plaisant exemple ! s'écrie Rousseau : conume si
« celui qui ne se fait pas un scrupule de coucher
ti avec la femme d'autrui s'en faisoit un de dire un
•< mensonge ! Il se peut qu'un adultère soit obligé
« de mentir, mais l'homme de bien ne veut êti*e
« ni menteur ni adultère * . >•
' HeWétiuf a dit : « Tout devient l^idme, et même Teitiieiix,
« pour le salut public. ■ Rousseau a mis en note, à côté : Le salut
public n'est rien, si tous les particuliers ne sont en sûreté. — Cette
note de Rousseau ne fait point partie de celles que Dutens a pu-
bliées; nous la devons à l'éditeur de iBoi, qui Ta trouvée sans
doute dans Texemplaire que possédoit M. De Bure. (Note de M. Pe*
titain.)
Digitized by
Google
DU LIVRE DE L'ESPRIT. 3ii
Lorsqu*ildit,tonieII, dise. li,ch. 12, p. 168,
u Qu un pioëte dramatique fasse une bonne tra-
ce gédiesuruu plan déjà connu, cest, dit-on, un
« plagiaire méprisable ; mais qu un général se serve
« dans une campagne de Tordre de bataille et des
«stratagèmes dun autre général, il nen paroît
« souvent que plus estimable : » 1 autre le relève
en disant, « Vraiment , je le crois bien ! le premier
•I se donne pour Fauteur d une pièce nouvelle , le
« second ne se donne pour rien ; son objet est de
« battre l'ennemi. S'il faisoit un livre sur les ba-
tt tailles , on ne lui pardonneroit pas plus le plagiat*
u qu a Fauteur dramatique. » Rousseau n est pas
plusindulgent envers M. Helvétius lorsque celui-ci
altère les faits pour autoriser ses principes. Par
exemple, lorsque, voulant prouver que, «dans
«^tous les siècles et dans tous les pays, la probité
« n est que Thabitude des actions utiles à sa nation ,
«il allègue, tome II, dise. 11, chap. i3, p. 190,
« Texemple des Lacédémoniens qui permettoient le
tf vol, et conclut ensuite, tome II, dise. 11, ch. 1 3 ,
« p. 192, que le vol , nuisible à tout peuple riche ,
«mais utile à Sparte, y devoit être honoré;»
Rousseau remarque <jfue le vol nétoit permis quaux
enfants, et qu'il riest dit nulle part que les hommes
volassent; ce qui est vrai. Et sur le même sujet
l'auteur, dans une note, ayant dit u qu'un jeune
« Lacédémonien , plutôt que d'avouer son larcin ,
Digitized by
Google
3i2 RÉFUTATION
«se laissa, sans crier, dévorer le ventre par un
«jeune renard quil avoit volé, et cache sons sa
« robe ; » son critique le reprend ainsi avec raison :
M II n'est dit nulle part que Tenfant fut questionné :
« il ne sagissoit que de ne pas déceler son vol, et
K non de le nier. Mais lauteur est bien aise de
a mettre adroitement le mensonge au nombre des
« vertus lacédémoniennes. »
M. Helvétius , tom. II , dise, ii, ch. 1 5, p. ^43 ,
faisant lapologie du luxe, porte Tesprit du para-
doxe jusqu a dire que les femmes galantes, dans
un seuL politique, sont plus utiles à Tétat que les
fçmmes sages. Mais Rousseau répond: «L'une
«soulage des gens qui souffrent; lautre ftvorise
« des gens qui veulent s'enrichir : en excitant lin-
«dustrie des artisans du luxe, elle en augmente
« le nombre; en faisant la fortune de deux ou
« trois, elle en excite vingt à prendre un état où
« ils resteront misérables ; elle multiplie les sujets
«dans les professions inutiles, et les &it manquer
« dans les professions nécessaires. >»
Dans une autre occasion , tom. III , discours n,
ch. 25 , p. i46, note, M. Helvétius, remarquant
que « l'envie permet à chacun d être le panégyriste
« de sa probité , et non de son esprit, n Rousseau,
loin detre de son avis, dit: «Ce n'est point cela;
« mais c'est qu'en premier lieu la probité est indis-
« pensable, et non l'esprit; et qu'en second lieu il
Digitized by
Google
DU LIVRE DE L'ESPRIT. 3i3
« dépend de nous d'être honnêtes gens , et non pas
« gens d'esprit. »
Enfin, dans le premier chapitre du troisième
discours, tom. III, pag. i63, 1 auteur entre dans
la question de leducation et de Tégalité naturelle
des esprits. Voici le sentiment de Rousseau là-des-
sus 9 exprimé dans une de ses notes : t< Le principe
« duquel 1 auteur déduit, dans les chapitres sui-
ftvants, l'égalité naturelle des esprits, et «qu'il a
« tftché d'établir au commencement de cet ou vrage ,
«est que les jugements humains sont purement
« passifs. Ce principe a été étabU et discuté avec
« beaucoup de philosophie et de profondeur dans
« [Encyclopédie, article Évidence. Jignore quel est
tf l'auteur de cet article; mais c'est certainement
«un très grand métaphysicien; je soupçonne
K l'abbé de Condillac ou M. de Buffon. Quoi qu'il
«en soit, j'ai tâché de combattre ce principe et
« d'établir l'activité de nos jugements dans les
« notes que j'ai écrites au commencement de ce
« livre, et sur-tout dans la première partie de la
« Profession de foi du vicaire savoyard. Si j'ai
« raison , et que le principe de M. Helvétius et de
«l'auteur susdit soit faux, les raisonnements des
«chapitres suivants, qui n'en sont que des con-
« séquences, tombent, et il n'est pas vrai que
« l'inégaUté des esprits soit l'effet de la seule édu-
« cation , quoiqu'elle y puisse influer beaucoup. »
Digitized by
Google
Digitized by
Google
LE LÉVITE
D'ÊPHRAIM.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
•%<^^^i>m/%%»%/%'V%^^*w^/%/%/%/»^^-v%»%/fc/m»v^-*^^^/%/^^r<»/%.«i
LE LÉVITE
D'ÉPHRAIM.
CHANT PREMIER.
Sainte colère de la vertu , viens animer ma voix :
je dirai les crimes de Benjamin et les vengeances
dlsraël; je dirai des forfaits inouïs, et des châti-
ments encore plus terribles. Mortels, respectez la
beauté, les mœurs, Tbospitalité: soyez justes sans
cruauté, miséricordieux sans foiblesse; et sachez
pardonner au coupable plutôt que de punir Im-
nocent.
O vous, hommes débonnaires , ennemis de toute
inhumanité; vous qui, de peur d envisager les
crimes de vos frères, aimez mieux les laisser im-
punis, quel tableau viens-je offrir à vos yeux? Le
corps d'une femme coupé par pièces; ses membres
déchirés et palpitants envoyés aux douze tribus;
tout le peuple, saisi d'horreur, élevant jusqu'au
* Gompotié au mois de juin 1763, dans une chaise de poste, pen-
dant que Rousseau se mettoit à l'abri, en allant en Suisse, du décnret
de prise de corps lancé contre lui. Cest une imitation des chapitres
»9, ao et 31 du Livre des Juges, (Note de M. Musset Pathay.)
Digitized by
Google
3i8 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM.
ciel une clameur unanime, et s'ccriant de concert:
Non , jamais rien de pareil ne s'est fait en Israâ
depuis le jour où nos pères sortirent d'Egypte
jusqu^à ce jour. Peuple saint, rassemble-toi: pro-
nonce sur cet acte horrible, et décerne le prix
({u^il a mérité. A de tels forfaits , celui qui détourne
ses regards est un lâche, un déserteur delà justice;
la véritable humanité les envisage pour les con-
noître, pour les juger, pour les détester. Osons
entrer dans ces détails, et remontons à la source
des guerres civiles qui firent périr une des tribas,
et coûtèrent tant de sang aux autres. Benjamin,
triste enlxint de douleur, qui donnas la mort à ta
mère, c'est de ton sein qu'est sorti le crime qui t'a
perdu ; c'est ta race impie qui put le commettre,
et qui devoit trop l'expier.
Dans les jours de liberté , où nul ne régnoit sur
le peuple du Seigneur, il fut un temps de licence
où chacun, sans reconnoître ni magistrat ni juge,
étoit seul son propre maître et faisoit tout ce qui
lui sembloit bon. Israël, alors épars dans les
champs, avoit peu de grandes villes; et la sim-
plicité de ses mœurs rendoit superflu l'empire des
lois. Mais tous les cœurs n'étoient pas également
purs, et les méchants trou voient l'impunité du
vice dans la sécurité de la vertu.
Durant un de ces courts intervalles de calme et
d'égalité qui restent dans loubU , parceque nul
Digitized by
Google
CHANT PREMIER. 819
n'y commande aux autres et qu'on n y &it point
de mal, un Lévite des monts d'Ëphraïm vit dans
B^etfaléem une jeune fille qui lui plut. Il lui dit:
Fille de Juda, tu n'es pas de ma tribu, tu nas
point de frère ; tu es comme les filles de Salphaad ,
et je ne puis t'épouser selon la loi du Seigneur *.
Mais mon cœur est à toi; viens avec moi, vivons
ensemble; nous serons unis et libres; tu feras
mon bonheur, et je ferai le tien. Le Lévite étoit
jeune et beau; la jeune fille sourit; ils s unirent,
puis il remmena dans ses montagnes.
La , coulant une douce vie , si chère aux cœurs
tendres et simples, il goûtoit dans sa retraite les
charmes d'un amour partagé; là, sur un sistre
d'or fait pour chanter les louanges du Très-Haut ,
il chantoit souvent les charmes de sa jeune épouse.
Combien de fois les coteaux du mont Hébal re-
tentirent de ses aimables chansons! Combien de
fois il la mena sous lombrage, dans les vallons de
Sichem , cueillir des roses champêtres et goûter le
frais au bord des ruisseaux! Tantôt il cherchoit
dans les creux des rochers des rayons d'un miel
doré dont elle faisoit ses délices; tantôt dans le
feuillage des oliviers il tendoit aux oiseaux des
pièges trompeurs, et lui apportoit une tourterelle
' Nombres, ch. xxxvi, t. 8. Je sais que les enfants de Lëri
poQToient se marier dans toutes les tribus, mais non dans le cas
supposa.
Digitized by
Google
320 LE LÉVITE D'ÉPHHAIM.
craintive quelle baisoit en la flattant; puis, ren-
fermant dans son sein, elle tressailloit d aise en la
sentant se débattre et palpiter. Fille de Betbléem,
lui disoit-il, pourquoi pleures-tu toujours ta fe-
mille et ton pays? Les enfants d'Éphraïm n ont-ils
point aussi des fêtes? les filles de la riante Sichem
sont-elles sans grâce et sans gaieté? les habitants
de l'antique Atharot manquent-ils de force et
d'adresse? Viens voir leurs jeux et les embellir.
Donne-moi des plaisirs; 6 ma bien-aimée! en
est-il pour moi d'autres que les tiens?
Toutefois la jeune fille s'ennuya du Lévite,
peut-être parcequ'il ne lui laissoit rien à désirer.
Elle se dérobe et s'enfuit vers son père, vers sa tendre
mère, vers ses folâtres sœurs. Elle y croit retrou-
ver les plaisirs innocents de son enfance , comme
si elle y portoit le même âge et le même cœur.
Mais le Lévite abandonné ne pouvoit oublier
sa volage épouse. Tout lui rappeloit dans sa
solitude les jours heureux qu'il avoit passés auprès
d'elle, leurs jeux, leurs plaisirs, leurs querelles
et leurs tendres raccommodements. Soit que le
soleil levant dorât la cime des montagnes de
Gelboé, soit qu'au soir un vent de mer vînt
rafraîchir leurs roches brûlantes, il erroit en
soupirant dans les lieux qu'avoit aimés Finfidèle,
et la nuit, seul dans sa couche nuptiale, il abreu-
voit son chevet de ses pleurs.
Digitized by
Google
CHANT PREMIER. 32i
Après avoir flotté quatre mois entre le regret et
le dépit, comme un enfant chassé du jeu jpar les
autres feint n'en vouloir plus en brûlant de sy
remettre, puis enfin demande en pleurant d'y
rentrer, le Lévite, entraîné par son amour, prend
sa monture; et, suivi de son serviteur avec deux
ânes d'Épha chargés de ses provisions et de dons
pour les parents de la jeune fille, il retourne à
Bethléem pour se réconcilier avec elle, et tâcher
de la ramener.
La jeune femme , 1 apercevant de loin , tressaille,
court au-devant de lui, et, l'accueillant avec ca-
resse, l'introduit dans la maison de son père,
lequel apprenant son arrivée accourt aussi plein
de joie, l'embrasse, le reçoit, lui, son seviteur,
son équipage, et s'empresse à le bien traiter. Mais
le Lévite , ayant le cœur serré, ne pouvoit parler ;
néanmoins, ému par le bon accueil de la famille,
il leva les yeux sur sa jeune épouse, et lui dit:
Fille d'Israël, pourquoi me fuis-tu? quel mal
t'ai-je fait? La jeune fille se mit à pleurer en se
couvrant le visage. Puis il dit au père : Rendes
moi ma compagne; rendez-la-moi pour l'amour
délie; pourquoi vivroit-elle seule et délaissée?
Quel autre que moi peut honorer comme sa
femme celle que j'ai reçue vierge?
Le père regarda sa fille, et la fille avoit le cœur
attendri du retour de son mari. Le père dit donc
MELANGES. ai
Digitized by
Google
322 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM.
à son gendre: Mon fils, donnez-moi trois jours;
passons ces trois jours dans la joie , et le quatrième
jour, vous et ma fille partirez en paix. Le Lévite
resta donc trois jours avec son beau-père et toute
sa famille, mangeant et buvant femilièrement
avec eux : et la nuit du quatrième jour, se levant
avant le soleil, il voulut partir. Mais son beau-père,
l'arrêtant par la main , lui dit : Quoi ! voulez-vous
partir à jeun? Venez fortifier votre estomac , et puis
vous partirez. Ils se mirent donc à table; et, après
avoir mangé et bu, le père lui dit: Mon fils, je
vous supplie de vous réjouir avec nous encore
aujourd'hui. Toutefois le Lévite se levant vouloit
partir ; il croyoit ravir à Famour le temps qu'il
passoit loin de sa retraite , livré à d'autres qu'à sa
bien-aimée. Mais le père, ne pouvant se résoudre
à s'en séparer, engagea sa fille d'obtenir encore
cette journée; et la fille, caressant son mari, le fit
rester jusqu'au lendemain.
Dès le matin , comme il étoit prêt à partir, il fut
encore arrêté par son beau-père , qui le força de
se mettre à table en attendant le grand jour; et le
temps s'écouloit sans qu'ils s'en aperçussent. Alors
le jeune homme s'étant levé pour partir avec sa
femme et son serviteur, et ayant préparé toute
chose : O mon fils , lui dit le père , vous voyez que
le jour s'avance et que le soleil est sur son déclin:
ne vous mettez pas si tard en route; de grâce,
Digitized by
Google
CHANT PREMIER. SaS
r^ouissez mon cœur encore le reste de cette
journée ; demain dès le point du jour vous partirez
sans retard. Et, en disant ainsi, le bon vieillard
étoit tout saisi ; ses yeux paternels se remplissoient
de larmes. Mais le Lévite ne se rendit point, et
voulut partir à Imstant.
Que de regrets coûta cette séparation funeste!
Que de touchants adieux furent dits et recom-
mencés! Que de pleurs les sœurs de la jeune fille
versèrent sur son visage ! Ck)mbien de fois elles la
reprirent tour-à--tour dans leurs bras! Ck>mbiefi
de fois sa mère éplorée, en la serrant derechef
dans les siens, sentit les douleurs dWe nouvelle
séparation! Mais son père, en lembrassant, ne
pleuroit pas: ses muettes étreintes étoient mornes
et convulsives; des soupirs tranchants soulevoient
sa poitrine. Hélas ! il sembloit prévoir Thorrible
sort de Tinfortunée. Oh! s'il eût su quelle ne
reverroit jamais laurore ; s'il eût su que ce jour
étoit le dernier de ses jours!... Us partent enfin ,
suivis des tendres bénédictions de toute leur
famille, et de vœux qui raéritoient d être exaucés.
Heureuse famille, qui, dans Tunion la plus pure,
coule au sein de 1 amitié ses paisibles jours, et
semble n avoir qu un cœur à tous ses membres !
O innocence des mœui^ , douceur d ame, antique
simpUcité, que vous êtes aimables! Ciomment la
brutaUté du vice a-t-elle pu trouver place au
Digitized by
Google
3^4 LE LÉVITE D ÉPHRAIM.
milieu de vous? Comment les fureurs de la barbarie
n ont-elles pas respecté vos plaisirs?
CHANT SECOND.
Le jeune Lévite suivoit sa route avec sa femme,
son serviteur et son baguage, transporté de joie de
ramener lamie de son cœur, et inquiet du soleil
et de la poussière, comme une mère qui ramène
son enfant chez la nourrice et craint pour lui les
injures de lair. Déjà l'on découvroit la ville de
Jébus à main droite, et ses murs, aussi vieux que
les siècles, leur offroient un asile aux approches
de la nuit. Le serviteur dit donc à son maître:
Vous voyez le jour prêt à finir j avant que les
ténèbres nous surprennent , entrons dans la ville
des Jébuséens, nous y chercherons un asile; et,
demain, poursuivant notre voyage, nous pour-
rons arriver à Géba.
A Dieu ne plaise, dit le Lévite, que je loge chez
un peuple infidèle, et qu'un Cananéen donne le
couvert au ministre du Seigneur ! non : mais allons
jusques à Gabaa chercher ThospitaUté chez nos
frères. Ils laissèrent donc Jérusalem derrière eux ;
ils arrivèrent après le coucher du soleil à la
hauteur de Gabaa , qui est de la tribu de Benjamin.
Ils se détournèrent pour y passer la nuit: et y
Digitized by
Google
CHANT SECOND. SaS
étant entrés ils allèrent s asseoir dans la place
publique; mais nul ne leur offrit un asile, et ils
demeuroient à découvert.
Hommes de nos jours , ne calomniez pas les
mœurs de vos pères. Ces premiers temps , il est
vrai, n abondoient pas comme les vôtres en com-
modités de la vie ; de vils métaux n'y suf&soient
pas à tout: mais Fhomme avoit des entrailles qui
faisoient le reste; Thospitalité n'étoit pas à vendre,
et l'on n'y trafiquoit pas des vertus. Les fils de
Jémini n étoient pas les seuls, sans doute, dont
les cœurs de fer fussent endurcis; mais cette
dureté n'étoit^pas commune. Par-tout avec la
patience on trouvoit des frères ; le voyageur dé-
pourvu de tout ne manquoit de rien.
Après avoir attendu long-temps inutilement, le
Lévite alloit détacher son bagage pour en faire à
la jeune fille un lit moins dur que la terre nue ,
quand il aperçut un homme vieux revenant sur
le tard de ses champs et de ses travaux rustiques.
Cet homme étoit comme lui des monts d'Éphraïm ,
et il étoit venu s'établir autrefois dans cette ville
parmi les enfants de Benjamin.
Le vieillard, élevant les yeux, vit un homme et
une femme assis au milieu de la place, avec un
serviteur, des bêtes de somme, et du bagage.
Alors, s'approchant, il dit au Lévite : Étranger, d'où
êtes-vous? et où alleat-vous? Lequel lui répondit:
Digitized by
Google
326 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM.
Nous venons de Bethléem, ville de Jnda: nous
retournons dans notre demeure sur le penchant
du mont dIÉphraïm, doù nous étions venus: et
maintenantnouscherchionsrhospiceduSeigneur;
mais nul n a voulu nous loger. Nous avons au
grain pour nos animaux, du pain, du vin pour
moi, pour votre servante, et pour le garçon qui
nous suit; nous avons tout ce qui nous est néce^
saire, il nous manque seulement le couvert. Le
vieillard lui répondit: Paix vous soit, mon frère!
vous ne resterez point dans la place: si quelque
chose vous manque, que le crime en soit sur moi.
Ensuite il les mena dans sa maison , fit décharger
leur équipage, garnir le râteher pour leurs bêtes;
et ayant fait laver les pieds à ses hôtes, il leur fit
un festin de patriarches, simple et sans faste,
mais abondant.
Tandis qu'ils étoient à table avec leur hôte et sa
fille ', promise à un jeune homme du pays , et que ,
dans la gaieté d'un repas offert avec joie, ils se
délassoient agréablement, les hommes de cette
ville , enfants de Béhal , sans joug , sans frein , sans
retenue, et bravant le ciel comme les Cyclopes du
mont Etna, vinrent environner la maison, firap-
pant rudement à la porte, et criant au vieillard
' Dans l'usage antique, les femmes de la maison ne se mettoieDC
pas à table avec leurs hôtes quand c'étoient des hommes; mais lors-
qu'il y avoit des femmes, elles s*y mettoient avec elles.
Digitized by
Google
CHANT SECOND. 327
d'un ton menaçant: Livre-nous ce jeune étranger
que sans congé tu reçois dans nos murs; que sa
beauté nous paie le prix de cet asile, et qu'il expie
ta téméritér Car ils avoient vu le Lévite sur la
place, et, par un reste de respect pour le plus
sacré de tous les droits, n'avoient pas voulu le
loger dans leurs maisons pour lui faire violence;
mais ils avoient comploté de revenir le surprendre
au milieu de la nuit; et ayant su que le vieillard
lui avoit donné retraite, ils accouroient sans
justice et sans honte pour Farracher de sa maison.
Le vieillard , entendant ces forcenés , se trouble ,
s'efîraie , et dit au Lévite : Nous sommes perdus :
ces méchants ne sont pas des gens que la raison
ramène, et qui reviennent jamais de ce quils ont
résolu. Toutefois il sort au-devant deux pour
tâcher de les fléchir. Il se prosterne, et levant au
ciel ses mains pures de toute rapine, il leur dit :
O mes frères! quels discours avez-vous prononcés !
Ah! ne faites pas ce mal devant le Seigneur;
n outragez pas ainsi la nature, ne violez pas la
sainte hospitalité. Mais voyant qu'ils ne lecou*
toient point, et que, prêts à le maltraiter lui-
même, ils alloient forcer la maison, le vieillard,
au désespoir, prit à l'instant son parti; et faisant
signe de la main pour se faire entendre au milieu
du tumulte, il reprit d'une voix plus forte: Non ,
moi vivant, un tel forfait ne déshonorera point
Digitized by
Google
3a8 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM.
mon hôte et ne souillera point ma maison ; mais
écoutez, hommes cruels, les supplications d'un
malheureux père. Jai une fille, encore vierge,
promise à lun d'entre vous ; je vais Famener pour
vous être immolée , mais seulement que vos mains
sacrilèges s abstiennent de toucher au Lévite du
Seigneur. Alors, sans attendre leur réponse, il
court chercher sa fille pour racheter son hôte aux
dépens de son propre sang.
Mais le Lévite , que jusqu a cet instant la terreur
rendoit immohile, se réveillant à ce déplorable
aspect, prévient le généreux vieillard, s'élance
au^evant de lui, le force à rentrer avec sa fiUe,
et prenant lui-même sa compagne bien-aimée
sans lui dire un seul mot, sans lever les yeux sur
elle , Fentraîne jusqu a la porte et la livre à ces
maudits. Aussitôt ils entourent la jeune fille à
demi morte , la saisissent, se Farrachent sans pitié;
tels dans leur brutale furie qu au pied des Alpes
glacées un troupeau de loups afFamés surprend
une foible génisse, se jette sur elle et la déchire,
au retour de Fabreuvoir. O misérables! qui dé-
truisez votre espèce par les plaisirs destinés à la
reproduire , comment cette beauté mourante ne
glace^t-elle point vos féroces désirs? Voyez ses
yeux déjà fermés à la lumière, ses traits effîicés,
son visage éteint ; la pâleur de la mort a couvert
ses joues, les violettes livides en ont chassé les
Digitized by
Google
CHANT SECOND. 3^9
roses; elle n*a plus de voix pour g^émir; ses maius
n ont plus de force pour repousser vos outragées.
Hélas! elle est déjà morte! Barbares, indigènes du
nom d'hommes , vos hurlements ressemblent aux
cris de rhorrible hyène, et comme elle vous
dévorez les cadavres.
Les approches du jour qui rechasse les bètes
farouches dans leurs tanières ayant dispersé ces
brigands , Tinfortunée use le reste de sa force à se
traîner jusqu'au logis du vieillard ; elle tombe à la
porte la fece contre terre et les bras étendus sur
le seuil. Cependant, après avoir passé la nuit à
remplir la maison de son hôte d'imprécations et
de pleurs, le Lévite prêt à sortir ouvre la porte
et trouve dans cet état celle qu'il a tant aimée.
Quel spectacle pour son cœur déchiré ! Il élève un
cri plaintif vers le ciel vengeur du crime; puis,
adressant la parole à la jeune fille : Lève-toi, lui
dit-il , fuyons la malédiction qui couvre cette terre :
viens, ô ma compagne! je suis cause de ta perte,
je serai ta consolation; périsse l'homme injuste et
vil qui jamais te reprochera ta misère ! tu m'es plus
respectable qu'avant nos malheurs. La jeune fille
ne répond point : il se trouble; son cœur saisi
d*e£ïroi commence à craindre de plus grands maux;
il l'appelle derechef, il la regarde, il la touche; elle
n'étoit plus. O fille trop aimable et trop aimée !
c'est donc pour cela que je t'ai tirée de la maison
Digitized by
Google
33o LE LÉVITE D'ÉPHRAIM.
de ton pèrel Voilà donc le sort que te préparoit
mon amour! Il acheva ces mots prêt à la suivre,
et ne lui survéquitque pour la venger.
Dès cet instant, occupé du seul projet dont son
ame étoit remplie, il fut sourd à tout autre senti-
ment; lamour, les regrets, la pitié, tout en lui se
change en fureur; laspect même de ce corps , qui
devroit le faire fondre en larmes, ne lui arrache
plus ni plaintes ni pleurs : il le contemple d'un
œil sec et sombre; il n y voit plus qu'un objet de
rage et de désespoir. Aidé de son serviteur, il le
charge sur sa monture et l'emporte dans sa mai-
son. Là, sans hésiter, sans trembler, le barbare
ose couper ce corps en douze pièces; d'une main
ferme et sûre il frappe sans crainte, il coupe la
chair et les os, il sépare la tète et les membres, et
après avoir fait aux tribus ces envois eflFroyables,
il les précède à Maspha, déchire ses vêtements,
couvre sa tête de cendres , se prosterne à mesure
qu'ils arrivent, et réclame à grands cris la justice
du Dieu d'Israël.
»%/»»*>^^%/»'W%-v'^<%^v»/m^%/%/»-v>«^-w%<%-»
CHANT TROISIÈME.
Cependant vous eussiez vu tout le peuple de
Dieu s'émouvoir, s'assembler, sortir de ses de-
Digitized by
Google
CHANT TROISIÈME. 33i
meures, accourir de toutes les tribus à Maspha
devant le Seigneur, comme un nombreux essaim
d abeilles se rassemble en bourdonnant autour de
leur roi. Ils vinrent tous, ils vinrent de toutes
parts, de tous les cantons, tous d'accord comme
un seul homme, depuis Dan jusqua Bersabée, et
depuis Galaad jusqua Maspha.
Alors le Lévite , s'étant présenté dans un appa-
reil lugubre, fut interrogé par les anciens devant
rassemblée sur le meurtre de la jeune fille, et il
leur parla ainsi : u Je suis entré dans Gabaa, ville
«de Benjamin, avec ma femme pour y passer la
u nuit; et les gens du pays ont entouré la maison où
« j'étois logé , voulant m'outrager et me faire périr.
« Xaî été forcé de livrer ma fcmmeà leur débauche,
« et elle est morte en sortant de leurs mains. Alors
«cj'ai pris son corps, je lai mis en pièces, et je
M vous les ai envoyées à chacun dans vos limites.
«Peuple du Seigneur, j'ai dit la vérité; faites ce
«qui vous semblera juste devant le Très-Haut. »
A Tinstant il s'éleva dans tout Israël un seul cri,
mais éclatant, mais unanime : Que le sang de la
jeune femme retombe sur ses meurtriers. Vive
l'Éternel! nous ne rentrerons point dans nos de-
meures , et nul de nous ne retournera sous son toit,
que Gabaa ne soit exterminé. Alors le Lévite s'écria
d'une voix forte: Béni soit Israël, qui punit l'infa-
mie et venge le sang innocent! Fille de Bethléem,
Digitized by
Google
332 LE LÉVITE DÉPHRAIM.
je te porte une bonne nouvelle; ta mémoire ne
restera point sans honneur. En disant ces mots,
il tomba sur sa face, et mourut. Son corps fat
honoré de funérailles pubUques. Les membres de
la jeune femme furent rassemblés et mis dans le
même sépulcre, et tout Israël pleura sur eux.
Les apprêts de la guerre qu'on alloit entre-
prendre commencèrent par un serment solennel
de mettre à mort quiconque négligeroit de s'y
trouver. Ensuite on fit le dénombrement de tous
les Hébreux portant armes, et Ion choisit dL\ de
cent, cent de mille, et mille de dix mille, la
dixième partie du peuple entier, dont on fit une
armée de quarante mille hommes qui devoit agir
contre Gabaa, tandis qu'un pareil nombre étoit
chargé des convois de munitions et de vivres pour
lapprovisionnement de l'armée. Ensuite le peuple
vint à Silo devant l'arche du Seigneur, en disant:
Quelle tribu commandera les autres contre les
enfants de Benjamin? Et le Seigneur répondit:
G est le sangde Judaqui crie vengeance; que Juda
soit votre chef
Mais , avant de tirer le glaive contre leurs frères,
ils envoyèrent à la tribu de Benjamin des hérauts,
lesquels dirent aux Benjamites : Pourquoi cette
horreur se trouve-t-elle au milieu de vous? Livrez-
nous ceux qui l'ont commise, afin qu'ils meurent,
et que le mal soit ôté du sein d'Israël.
Digitized by
Google
CHANT TROISIÈME. 333
Les farouches enfants de Jémini, qui navoient
pas ignoré rassemblée de Maspha , ni la résolution
qu'on y avoit prise, s étant préparés de leur côté,
crurent que leur valeur les dispensoit d etrejustes.
Ils n'écoutèrent point l'exhortation de leurs frères ;
et, loin de leur accorder la satisfaction quils leur
dévoient, ils sortirent en armes de toutes les villes
de leur partage , et accoururent à la défense de
Gabaa, sans se laisser effrayer par le nombre, et
résolus de combattre seuls tout le peuple réuni.
L'armée de Benjamin se trouva de vingt-cinq mille
hommes tirant l'épée, outre les habitants de
Gabaa, au nombre de sept cents hommes bien
aguerris , maniant les armes des deux mains avec
la même adresse, et tous si excellents tireurs de
frondes , qu'ils pouvoient atteindre un cheveu
sans que la pierre déclinât de côté ni d'autre.
L'armée d'Israël, s'étant assemblée , et ayant élu
ses chefs, vint camper devant Gabaa, comptant
emporter aisément cette place. Mais les Benjamites,
étant sortis en bon ordre , l'attaquent , la rompent,
la poursuivent avec furie ; la terreur les précède
et la mort les suit. On voyoit les forts d'Israël en
déroute tomber par milliers sous leur épée, et les
champs de Rama se couvrir de cadavres , comme
les sables d'Élath se couvrent des nuées de saute-
relles qu'un vent brûlant apporte et tue en un
jour. Vingt-deux mille hommes de l'armée d'Israël
Digitized by
Google
334 LE LÉVITE DÉPHRAIM.
périrent dans ce combat : mais leurs frères ne se
découragèrent point; et, se fiant à leur force et à
leur grand nombre encore plus qu a la justice cle
leur cause, ils vinrent le lendemain se ranger en
bataille dans le même lieu.
Toutefois, avant de risquer un nouveau combat,
ils étoient montés la veille devant le Seigneur, ec,
pleurant jusqu'au soir en sa présence, ils lavoient
consulté sur le sort de cette guerre. Mais il leur
dit : Allez, et combattez; votre devoir dépend--il
delevénement?
Comme ils marchoient donc vers Gabaa^ les
Benjamites firent une sortie par toutes les portes;
et, tombant sur eux avec plus de fureur que la
veille, ils les défirent et les poursuivirent avec un
tel acharnement que dix-huit mille hommes de
guerre périrent encore ce jour-là dans larinée
d'Israël. Alors tout le peuple vint derechef se
prosterner et pleurer devant le Seigneur; et,
jeûnant jusqu'au soir, ils offrirent des oblations
et des sacrifices. Dieu d'Abraham, disoient-ils en
gémissant, ton peuple, épargné tant de fois dans
ta juste colère, périra-t-il pour vouloir ôter le mal
de son sein? Puis , s'étant présentés devant l'arche
redoutable, et consultant derechef le Seigneur par
la bouche de Phinées , fils d'Éléazar, ils lui dirent:
Marcherons -nous encore contre nos frères, ou
laisserons-nous en paix Benjamin? La voix du
Digitized by
Google
CHANT TROISIÈME. 335
Tout-Puissant daigna leur répondre : Marchez,
et ne vous fiez plus en votre nombre, mais au
Seigneur, qui donne et ôte le courage comme il
lui plait; demain je livrerai Benjamin entre vos
mains.
A Finstant ils sentent déjà dans leurs cœur^
TefiFet de cette promesse. Une valeur froide et sûre,
succédant à leur brutale impétuosité, les éclaire
et les conduit. Ils s apprêtent posément au combat,
et ne s y présentent plus en forcenés, mais en
hommes sages et braves qui savent vaincre sans
fureur, et mourir sans désespoir. Ils cachent des
troupes derrière le coteau de Gabaa , et se rangent
en bataille avec le reste de leur armée ; ils attirent
loin de la ville les Benjamites, qui, sur leurs pre-
miers succès, pleins dune confiance trompeuse,
sortent plutôt pour les tuer que pour les combattre;
ils poursuivent avec impétuosité l'armée, qui cède
et recule à dessein devant eux ; ils arrivent après
elle jusqu'où se joignent les chemins de Béthel et
de Gabaa , et crient en s'animant au carnage : Us
tombent devant nous comme les premières fois.
Aveugles qui, dans Féblouissement d'un vain
succès , ne voient pas l'ange de la vengeance qui
vole déjà sur leurs rangs, armé du glaive exter-
minateur!
Cependant le corps de troupes caché derrière
le coteau sort de son embuscade en bon ordre au
Digitized by
Google
336 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM.
nombre de dix mille hommes, et^ s*étendant autour
de la ville, l'attaque, la force, en passe tous les
habitants au fil de lepée ; puis , élevant une grande
fumée , il donne à larmée le signal convenu , tandis
que le Benjamite acharné s'excite à poursuivre sa
victoire.
Mais les forts d'Israël, ayant aperçu le signal,
firent face à l'ennemi en Baal-Thamar. Les Benja-
mites, surpris de voir les bataillons dlsraël se
former , se développer, s'étendre, fondre sur eux,
commencèrent à perdre courage; et, tournant le
dos , ils virent avec effroi les tourbillons de fumée
qui leur annpnçoient le désastre de Gabaa. Alors,
frappés de terreur à leur tour, ils connurent que
le bras du Seigneur les avoit atteints; et, fuyant
en déroute vers le désert, ils furent environnés,
poursuivis, tués, foulés aux pieds, tandis que
divers détachements entrant dans les villes y met-
toient à mort chacun dans son habitation.
En ce jour de colère et de meurtre, presque
toute la tribu de Benjamin , au nombre de vingt-
six mille hommes, périt sous l'épée d'Israël ; sa-
voir, dix-huit mille hommes dans leur première
retraite depuis Menuha jusqu'à l'est du coteau,
cinq mille dans la déroute vers le désert , deux
mille qu'on atteignit près de Guidhon, et le reste
dans les places qui furent brûlées, et dont tous
les habitants , hommes et femmes, jeunes et vieux,
Digitized by
Google
CHANT TROISIÈME. 337
grands et petits, jusqu'aux bêtes, furent mis à
mort, sans qu on fit grâce à aucun ; en sorte que
ce beau pays, auparavant si vivant, si peuplé, si
fertile, et maintenant moissonné par la flamme
et par le fer, n offroitplus qu une affreuse solitude
couverte de cendres et d ossements.
Six cents hommes seulement, dernier reste de
cette malheureuse tribu, échappèrent au glaive
d'Israël, etse réfugièrent au rocher de Rhimmon,
où ils restèrent cachés quatre mois, pleurant trop
tard le forfait de leurs frères et la misère où il les
avoit réduits.
Mais les tribus victorieuses voyant le sang
qu'elles avoient versé , sentirent la plaie qu'elles
s'étoient faite. Le peuple vint, et , se rassemblant
devant la maison du Dieu fort , éleva un autel
sur lequel il lui rendit ses hommages , lui offrant
des holocaustes et des actions de grâces; puis,
élevant sa voix, il pleura; il pleura sa victoire
après avoir pleuré sa défaite. Dieu d'Abraham ,
s'écrioient-ils dans leur affliction , ah ! où sont tes
promesses? et comment ce mal est-il arrivé à ton
peuple, qu'une tribu soit éteinte en Israël? Mal-
heureux humains , qui ne savezce qui vous est bon ,
vous avez beau vouloir sanctifier vos passions,
elles vous punissent toujours des excès qu'elles
vous font commettre ; et c'est en exauçant vos
vœux injustes que le ciel vous les fait expier.
Digitized by
Google _
338 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM.
CHANT QUATRIÈME.
Après avoir gémi du mal qu'ils avoient lait dans
leur colère, les enfaots dlsraël y cherchèrent
quelque remède qui pût rétablir en son entier la
race de Jacob mutilée. Émus de compassion pour
les six cents hommes réfugiés au rocher de
Rhimmon, ils dirent: Que ferons -nous pour
conserver ce dernier et précieux reste d'une de
nos tribus presque éteinte? Car ils avoient juré
parle Seigneur, disant : Si jamais aucun d'entre
nous donne sa fille au fils d un enfant de Jémini,
et mêle son sang au sang de Benjamin. Alors,
pour éluder un serment si cruel, méditant de
nouveaux carnages, ils firent le dénombrement
de l'armée pour voir si, malgré l'engagement
solennel , quelqu'un d'eux avoit manqué de s'y
rendre, et il ne s'y trouva nul des habitants de
Jabès de Galaad. Cette branche des enËmts de
Manassès , regardant moins à la punition du crime
qu'à l'effusion du sang fraternel, s'étoit refusée à
des vengeances plu s atroces que le forfait , sanscon-
sidérer que le parjure et la désertion de la cause
commune sont pires quela cruauté. Hélas ! la mort,
la mort barbare fut le prix de leur injuste pitié.
Digitized by
Google
CHANT QUATRIÈME. 339
Dix mille hommes détachés de larmée d'Israël
reçurent et exécutèrent cet ordre effroyable : Allez,
exterminez Jabès de Galaad et tous ses habitants,
hommes, femmes, enfants, excepté les seules
filles vierges, que vous amènerez au camp, afin
qu'elles soient données en mariag^e aux enfants de
Benjamin. Ainsi, pour réparer la désolation de
tant de meurtres , ce peuple farouche en commit
de plus grands ; semblable en sa furie à ces globes
de fer lancés par nos machines embrasées, lesquels,
tombés à terre après leur premier effet, se relèvent
avec une impétuosité nouvelle, et dans leurs
bonds inattendus, renversent et détruisent des
rangs entiers.
Pendant cette exécution funeste, Israël envoya
des paroles de paix aux six cents de Benjamin réfu-
giés au rocher de Rhimmon ; et ils revinrent parmi
leurs frères. Leur retour ne fut point un retour
de joie: ils avoient la contenance abattue et les
yeux baissés ; la honte et le remords couvroient
leurs visages; et tout Israël consterné poussa des
lamentations en voyant ces tristes restes d'une de
ses tribus bénites, de laquelle Jacob avoit dit:
«Benjamin est un loup dévorant; au matin il
« déchirera sa proie , et le soir il partagera le butin. »
Après que les dix mille hommes envoyés à Jabès
furent de retour, et qu'on eut dénombré les filles
qu'ils amenoient, il ne s en trouva que quatre
Digitized by
Google
34o LE LÉVITE D'ÉPHRAIM.
cents , et on les donna à autant de Benjamites ,
comme une proie qu'on venoit de ravir pour
eux. Quelles noces pour déjeunes vierges timides
dont on vient d'égorger les frères, les pères, les
mères, devant leurs yeux, et qui reçoivent des
liens d attachement et d amour par des maijis
dégouttantes du sang de leurs proches! Sexe tou-
jours esclave ou tyran, que Thomme opprime ou
qu'il adore, et qu'il ne peut pourtant rendre
heureux ni l'être qu'en le laissant égal à lui.
Malgré ce terrible expédient il restoit deux cents
hommes à pourvoir; et ce peuple cruel dans sa
pitié même , et à qui le sang de ses frères coûtoit
si peu, songeoit peut-être à faire pour eux de
nouvelles veuves, lorsqu'un vieillard de Lebona
parlant aux anciens , leur dit : Hommes isra^ites,
écoutez l'avis d'un de vos frères. Quand vos mains
se lasseront-elles du meurtre des innocents? Voici
les jours de la solennité de l'Étemel en Silo. Dites
ainsi aux enfants de Benjamin : Allez, et mettez
des embûches aux vignes ; puis quand vous verrez
que les filles de Silo sortiront pour danser avec des
flûtes, alors vous les envelopperez, et, ravissant
chacun sa femme, vous retournerez vous établir
avec elles au pays de Benjamin.
Et quand les pères ou les frères des jeunes filles
viendront se plaindre à nous, nous leur dirons:
Ayez pitié d eux pour Tamour de nous et de vous-
Digitized by
Google
CHANT QUATRIÈME. 34 1
mêmes qui êtes leurs frères , puisque n'ayant pu
les pourvoir après cette guerre et ne pouvant Jeur
donner nos filles contre le serment, nous serons
coupables de leur perte si nous les laissons périr
sans descendants.
Les enfants donc de Benjamin firent ainsi qu'il
leui" fut dit; et, lorsque les jeunes filles sortirent
de Silo pour danser, ils s'élancèrent et les environ-
nèrent. La craintive troupe fuit, se disperse; la
terreur succède à leur innocente gaieté; chacune
appelle à grands cris ses compagnes , et court de
toutes ses forces. Les ceps déchirent leurs voiles,
la terre est jonchée de leurs parures. La course
anime leur teint et l'ardeur des ravisseurs. Jeunes
beautés, où courez-vous? En fuyant l'oppresseur
qui vous poursuit, vous tombez dans des bras qui
vous enchaînent. Chacun ravit la sienne, et,
s'efForçant de l'apaiser, l'effraie encore plus par
ses caresses que par sa violence. Au tumulte
qui s'élève, aux cris qui se font entendre au loin,
tout le peuple accourt : les pères et mères écartent
la foule et veulent dégager leurs filles ; les ravisseurs
autorisés défendent leur proie; enfin les anciens
font entendre leur voix; et le peuple, ému de
compassion pour les Benjamites, s'intéresse en
leur faveur.
Mais les pères , indignés de l'outrage fait à leurs
filles, ne cessoient point leurs clameurs. Quoi!
Digitized by
Google
342 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM.
secrioient-ils avec véhémence, des filles d'Israël
seront-elles asservies et traitées en esclaves sous
les yeux du Seigneur? Benjamin nous sera-t-il
comme le Moabite et llduméen? Où est la liberté
du peuple de Dieu? Partagée entre la justice et
la pitié , rassemblée prononce enfin que les captives
seront remises en liberté et décideront elles-mêmes
de leur sort. Les ravisseurs, forcés de céder à ce
jugement, les relâchent à regret, et tâchent de
substituer à la force des moyens plus puissants
sur leurs jeunes cœurs. Aussitôt elles s'échappent
et [fuient toutes ensemble; ils les suivent, leur
tendent les bras, et leur crient: Filles de Silo,
serez-vous plus heureuses avec d'autres? T^es restes
de Benjamin sont-ils indignes de vous fléchir?
Mais plusieurs d'entre elles, déjà liées par des
attachements secrets, palpitoient d'aise d'échapper
à leurs ravisseurs. Axa , la tendre Axa parmi les
autres, en s'élançant dans les bras de sa mère
qu'elle voit accourir, jette fortivement les yeux
sur le jeune Elmacin auquel elle étoit promise, et
qui venoit plein de douleur et de rage la dégager
au prix de son sang. Elmacin la revoit, tend les
bras , s'écrie et ne peut parler ; la course et l'émotion
l'ont mis hors d'haleine. Le Benjamite aperçoit ce
transport, ce coup d'œil; il devine tout, il gémit;
et, prêt à se retirer, il voit arriver le père d'Axa.
Cetoit le même vieillard auteur du conseil
Digitized by
Google
CHANT QUATRIÈME. 343
donné aux Benjamites. Il avoit choisi lui-même
Ehnacin pour son gendre ; mais sa probité lavoit
empêché d'avertir sa fille du risque auquel il
exposoit celles d autrui.
Il arrive; et la prenant parla main: Axa, lui
dit-il, tu connois mon cœur : j aime Elmacin ; il eût
été la consolation de mes vieux jours ; mais le salut
de ton peuple et l'honneur de ton père doivent
l'emporter sur lui. Fais ton devoir, ma fille, et
sauve-moi de l'opprobre parmi mes frères; car
j'ai conseillé tout ce qui s'est fait. Axa baisse la
tête, et soupire sans répondre; mais enfin levant
les yeux elle rencontre ceux de son vénérable père.
Ils ont plus dit que sa bouche. Elle prend son
parti. Sa voix foible et tremblante prononce à
peine dans un foible et dernier adieu le nom
d'Elmacin, qu'elle n'ose regarder ; et, se retournant
à l'instant demi-morte , elle tombe dans les bras
du Benjamite.
Un bruit s'excite dans l'assemblée. Mais Elmacin
s'avance et fait signe de la main. Puis élevant la
voix : Écoute , ô Axa ! lui dit-il , mon vœu solennel.
Puisque je ne puis être à toi, je ne serai jamais
à nulle autre : le seul souvenir de nos jeunes ans ,
que l'innocence et l'amour ont embellis, me suffit.
Jamais le fer n'a passé sur ma tête. Jamais le
vin n'a mouillé mes lèvres ; mon corps est aussi
pur que mon cœur; prêtres du Dieu vivant, je
Digitized by
Google
344 LE LÉVITE DÉPHRAIM.
nie voue à son service ; recevez le Nazaréen du
Seigneur.
Aussitôt, comme par une inspiration subite,
toutes les filles, entraînées par lexemple d^Axa,
imitent son sacrifice; et, renonçant à leurs pre-
mières amours , se livrent aux Benjamites qui les
suivoient. A ce touchant aspect il s'élève un cri de
joie au milieu du peuple : Vierges d'Éphraïm , par
vous Benjamin va renaître. Béni soit te Dieu de
nos pères! il est encore des vertus en Israël.
Digitized by
Google
LETTRES A SARA.
Jam nec tpes animi credula mutui.
HoR., lib. IV, od.
Digitized by
Google
AVERTISSEMENT.
On comprendra sans peine comment une espèce de défi a pn
faire écrire ces qnatre lettres. On demandoit si un amant d*un demi-
siècle pouYoit ne pas faire rire. Il m*a semblé qu on pouToit se laisser
surprendre à tout âge ; qu'un barbon pouvoit même écrire jusqu'à
quatre lettres d*amour, et intéresser encore les honnêtes gens, mais
qu*il ne poUToit aller jusqu'à six sans se déshonorer. Je n*ai pas besoin
de dire ici mes raisons; on peut les sentir en lisant ces lettres: après
leur lecture on en jugera.
Digitized by
Google
■%<m<^'%/«/»,^/»i<v-%/%/*.<*/%<^-v^«^v>%/».\/»/*.-%<%/*«^^vv^/»/%/%/*/v"%(^/%'«
LETTRES A SARA\
PREMIERE LETTRE.
Tu lis dans mon cœur, jeune Sara; tu mas
pénétré, je le sais , je le sens. Cent fois le jour ton
œil curieux vient épier l'effet de tes charmes. A
ton air satisfait , à tes crueUes bontés , à tes
méprisantes agaceries, je vois que tu jouis en
secret de ma misère; tu t applaudis avec un souris
moqueur du désespoir où tu plonges un malheu-
reux , pour quilamour n'est plus qu'un opprobre.
Tu te trompes, Sara; je suis à plaindre, mais je
ne suis point à railler : je ne suis point digne de
mépris , mais de pitié, parceque je ne m'en impose
ni sur ma figure ni sur mon âge , qu'en aimant je
me sens indigne de plaire, et que la&tale illusion
qui m'égare m'empêche de te voir telle que tu es,
sans m'em pécher de me voir tel que je suis. Tu
peux m'abuser sur tout, hormis sur moi-même;
tu peux me persuader tout au monde, excepté
que tu puisses partager mes feux insensés. C'est
le pire de mes supplices de me voir comme tu me
' On ignore le nom de la personne à qui ces quatre lettres sont
adressées.
Digitized by
Google
348 LETTRES
vois; tes trompeuses caresses ne sont pour moi
qu'une humiliation de plus, et jaime avec la
certitude afifreuse de ne pouvoir être aimé.
Sois donc contente. Hé bien oui, je t adore;
oui , je brûle pour toi de la plus cruelle des pas-
sions. Mais tente, si tu loses, de m'enchaînera
ton char, comme un soupirant à cheveux gris,
comme un amant barbon qui veut faire laçréable,
et dans son extravagant délire, s'imagine avoir des
droits sur un jeune objet. Tu nauras pas cette
gloire, ô Sara ! ne t'en flatte pas : tu ne me verras
point à tes pieds vouloir f amuser avec le jargon
de la galanterie, ou t'attendrir avec des propos
langoureux. Tu peux m'arracher des pleurs, mais
ils sont moins d'amour que de rage. Ris, si tu
veux, de ma foiblesse; tu ne riras pas au moins
de ma créduUté.
Je te parle avec emportement de ma passion ,
parceque l'humiliation est toujours cruelle, et que
le dédain est dur à supporter; mais ma passion,
toute folle qu'elle est , n'est point emportée ; elle
est à-la-fois vive et douce comme toi. Privé de
tout espoir, je suis mort au bonheur; et ne vis
que de ta vie. Tes plaisirs sont mes seuls plaisirs;
je ne puis avoir d'autres jouissances que les
tiennes, ni former d'autres vœux que tes vœux.
Jaimerois mon rival même si tu l'aimois : si tu ne
Faimois pas, je voudrois qu'il pût mériter ton
Digitized by
Google
A SARA. 349
amour; qu'il eût mon cœur pour t'aimer plus
dignement, et te rendre plus heureuse. Cest le
seul désir permis à quiconque ose aimer sans être
aimable. Aime, et sois aimée, 6 Sara! Vis contente
et je mourrai content.
SECONDE LETTRE.
Puisque je vous ai écrit, je veux vous écrire
encore : ma première faute en attire une autre.
Mais je saurai m arrêter, soyez-en sûre; et cest la
manière dont vous m'avez traité durant mon dé-
lire qui décidera de mes sentiments à votre égard
quand j en serai revenu. Vous avez beau feindre
de n'avoir pas lu ma lettre, vous mentez; je le
sais , vous lavez lue. Oui , vous mentez sans me
rien dire, par lair égal avec lequel vous croyez
m'en imposer. Si vous êtes la même qu'auparavant,
c'est parceque vous avez été toujours fausse; et la
simplicité que vous affectez avec moi me prouve
que vous n en avez jamais eu. Vous ne dissimulez
ma folie que pour l'augmenter ; vous n êtes pas
contente que je vous écrive , si vous ne me voyez
encore à vos pieds ; vous voulez me rendre aussi
ridicule que je peux l'être ; vous voulez me donner
en spectacle à vous-même, peut-être à d'autres; et
Digitized by
Google
35o LETTRES
vous ne vous croyez pas assez triomphante si je
ne suis déshonoré.
Je vois tout cela , fille artificieuse , dans cette
feinte modestie par laquelle vous espérez m'en
imposer, dans cette feinte égalité par laquelle vous
me semblez vouloir me tenter d'oublier ma faute,
en paroissant vous-même n en rien savoir. Encore
une fois, vous avez lu ma lettre; je le sais, je Fai
vu. Je vous ai vue , quand j'entrois dans votre
chambre, poser précipitamment le livre où je
lavois mise; je vous ai vue rougir, et marquer un
moment de trouble. Trouble séducteur et cruel,
qui peut-être est encore un de vos pièges, et qui
ma fait plus de mal que tous vos regards. Que
devins-je à cet aspect, qui m'agite encore? Cent
fois, en un instant, prêt à me précipiter aux pieds
de lorgueilleuse , que de combats, que d efforts
pour me retenir! Je sortis pourtant, je sortis
palpitant de joie d'échapper à Tindigne bassesse
que j allois faire. Ce seul moment me venge de tes
outrages. Sois moins fière, ô Sara ! d'un penchant
que je peux vaincre, puisqu'une fois en ma vie
j'ai déjà triomphé de toi.
Infortuné! j'impute à ta vanité des fictions de
mon amour-propre. Que n'ai-je le bonheur de
pouvoir croire que tu t occupes de moi, ne fût-ce
que pour me tyranniser ! Mais daigner tyranniser
un amant grison seroit lui faire trop d'honneur
Digitized by
Google
A SARA. 35i
encore. Non, tu n'as point d autre art que ton
indifFérenee : ton dédain fait toute ta coquetterie,
tu me désoles sans songer à moi . Je suis malheureux
jusqu'à ne pouvoir t occuper au moins de mes
ridicules, et tu méprises ma folie jusqua ne
daigner pas même t'en moquer. Tu as lu ma
lettre, et tu Tas oubliée; tu ne m'as point parlé
de mes maux, parceque tu n'y songeois plus.
Quoi ! je suis donc nul pour toi ! Mes fureurs ,
mes tourments, loin d exciter ta pitié, n'excitent
pas même ton attention ! Ah ! où est cette douceur
que tes yeux promettent? où est ce sentiment si
tendre qui paroit les animer?... Barbare !... insen-
sible à mon état, tu dois l'être à tout sentiment
honnête. Ta figure promet une ame; elle ment,
tu n'as que de la férocité... Ah, Sara! j'aurois
attendu de ton bon cœur quelque consolation
dans ma misère.
TROISIEME LETTRE.
Enfin rien ne manque plus à ma honte, et je
suis aussi humilié que tu l'as voulu. Voilà donc à
quoi ont abouti mon dépit, mes combats, mes
résolutions, ma constance! Je serois moins avili
si j'avois moins résisté. Qui, moi ! j'ai fait l'amour
Digitized by
Google
352 LETTRES
en jeune homme? jai passé deux heures aux
genoux dun enfant? j'ai versé sur ses mains des
torrents de larmes ? j'ai soufiFert qu elle me con-
solât, quelle me plaignit, quelle essuyât mes
yeux ternis par les ans? j'ai reçu d'elle des leçons
de raison , de courage ? J ai bien profité de ma
longue expérience et de mes tristes réflexions?
Combien de fois j'ai rougi d'avoir été à vingt ans
ce que je redeviens à cinquante ! Ah ! je n'ai donc
vécu que pour me déshonorer ! Si du moins un
vrai repentir me ramenoit à des sentiments plus
honnêtes ! Mais non ; je me complais , malgré moi ,
dans ceux que tu m'inspires , dans le délire où tu
me plonges, dans l'abaissement où tu m'as réduit.
Quand je m'imagine, à mon âge, à genoux devant
toi, tout mon cœur se soulève et s'irrite; mais il
s oublie et se perd dans les ravissements que j'y ai
sentis. Ah ! je ne me voyois pas alors; je ne voyois
que toi , fille adorée : tes charmes , tes sentiments ,
tes discours, remphssoient, formoienttout mon
être; jetois jeune de ta jeunesse, sage de ta raison,
vertueux de ta vertu. Pouvois-je mépriser celui
que tu honorois de ton estime? pouvois-je haïr
celui que tu daignois appeler ton ami? Hélas! cette
tendresse de père que tu me demandois d'un ton
si touchant, ce nom de fille que tu voulois recevoir
de moi, me faisoient bientôt rentrer en moi-même :
tes propos si tendres, tes caresses si pures, m'en-
Digitized by
Google
A SARA. 353
chantoient et me déchiroient ; des pleurs d amour
et de rage couloient de mes yeux. Je sentois que
je n'étois heureux que par ma misère, et que, si
j'eusse été plus digne de plaire, je n'aurois pas été
si bien traité.
N'importe. J ai pu porter Tattendrissement dans
ton cœur. La pitié le ferme à lamour, je le sais;
mais elle en a pour moi tous les charmes. Quoi !
j'ai vu s'humecter pour moi tes beaux yeux ! j ai
senti tomber sur ma joue une de tes larmes! Oh!
cette larme, qu«el embrasement dévorant elle a
causé ! et je ne serois pas le plus heureux des
hommes! Ah! combien je le suis, au-dessus de
ma plus orgueilleuse attente!
Oui , que ces deux heures reviennent sans cesse,
qu'elles remplissent de leur retour ou de leur
souvenir le reste de ma vie. Eh ! qu'a-t-elle eu de
comparable à ce que j'ai senti dans cette attitude?
J'étois humilié, j'etois insensé, jetois ridicule; mais
j'étois heureux, et j'ai goûté dans ce court espace
plus de plaisirs que je n'en eus dans tout le cours
de mes ans. Oui, Sara, oui, charmante Sara, j'ai
|>erdu tout repentir, toute honte; je ne me souviens
plus de moi , je ne sens que le feu qui me dévore ;
je puis dans tes fers braver les huées du monde
entier. Que m'importe ce que je peux paroîtrc
aux autres? j'ai pour toi le cœur d'un jeune
homme, et cela me suffit. L'hiver a beau couvrir
Digitized by
Google
354 LETTRES
TEtna de ses {>laccs, son sein nest pas moins
embrasé.
QUATRIEME LETTRE.
Quoi ! c etoit vous que je redoutois! cetoît vous
que je rougissois d aimer! O Sara! fille adorable!
ame plus belle que ta figure ! si je m'estime désor-
mais quelque chose, c'est d'avoir un cœur fait pour
sentir tout ton prix. Oui , sans doute, je rougis de
l'amour que j'a vois pour toi ; mais c'est parcequ'il
étoit trop rampant, trop languissant, trop fbible,
trop peu digne de son objet. 11 y a six mois que
mes yeux et mon cœur dévorent tes charmes ; il y
a six mois que tu m'occupes seule, et que je ne
vis que pour toi : mais ce n'est que d'hier que j'ai
appris à t'aimer. Tandis que tu me parlois, et que
des discours dignes du ciel sortoient de ta bouche,
je croyois voir changer tes traits, ton air, ton port,
ta figure ; je ne sais quel feu surnaturel luisoit dans
tes yeux ; des rayons de lumière sembloient ten-
tourer. Ah ! Sara ! si réellement tu n'es pas une
mortelle, si tu es l'ange envoyé du ciel pour rame-
ner un cœur qui s'égare, dis-le-moi, peut-être il
est temps encore. Ne laisse plus profaner ton image
par des désirs formés malgré moi. Hélas ! si je
Digitized by
Google
A SARA. 355
m'abuse dans mes vœux, daus mes transports,
dans mes téméraires homma(|^es, guéris-moi d'une
erreur qui tofFense, apprends-moi comment il
iaut tadorer.
Vous m'avez subjugué, Sara, de toutes les
manières; et si vous me faites aimer ma folie,
vous me la faites cruellement sentir. Quand je
compare votre conduite à la mienne, je trouve
un sage dans une jeune fille, et je ne sens en moi
quun vieux enfant. Votre douceur, si pleine de
dignité, de raison , de bienséance, ma dit tout ce
que ne meut pas dit un accueil plus sévère; elle
ma fait plus rougir de moi que n eussent fait vos
reproches ; et l'accent un peu plus grave que vous
avez mis hier dans vos discours m'a fait aisément
connoitre que je n'aurois pas dû vous exposer à
me les tenir deux fois. Je vous entends, Sara; et
j'espère vous prouver aussi que si je ne suis pas
digne de vous plaire par mon amour , je le suis
par les sentiments qui l'accompagnent. Mon éga-
rement sera aussi court qu'il a été grand ; vous me
l'avez montré, cela suffit, j'en saurai sortir, soyez-
en sûre : quelque aliéné que je puisse être, si j'en
avois vu toute l'étendue, jamais je n'aurois fait le
premier pas. Quand je méritois des censures, vous
ne m'avez donné que des avis, et vous avez bien
voulu ne me voir que foible lorsque j'étois cri-
minel. Ce que vous ne m'avez pas dit, je sais me
23.
Digitized by
Google
3r»6 LETTRES
le dire; je sais donner à ma conduite auprès de
vous le nom que vous ne lui avez pas donné ; et
si j'ai pu foire une bassesse sans la connoître , je
vous ferai voir que je ne porte point un cœur bas.
Sans doute c est moins mon âge que le vôtre qui
me rend coupable. Mon mépris pour moi m'em-
pêchojt de voir toute Findignité de ma démarche.
Trente ans de difFérence ne me montroient que
ma honte, et me cachoient vos dangers. Hélas!
quels dangers ! Je n ctois pas assez vain pour en
supposer : je n'imaginois pas pouvoir tendre un
piège à votre innocence; et si vous eussiez été
moins vertueuse, j'étois un suborneur sans en
rien savoir.
O Sara! ta vertu est à des épreuves plus dan-
gereuses , et tes charmes ont mieux à choisir. Mais
mon devoir ne dépend ni de ta vertu ni de tes
charmes; sa voix me parle, et je le suivrai. Quim
éternel oubli ne peut-il te cacher mes erreurs !
Que ne les puis-je oublier moi-même! Mais non,
je le sens, j'en ai pour la vie, et le trait s'enfonce
par mes efforts pour larracher. C'est mon sort de
brûler, jusqu'à mon dernier soupir, d'un feu que
rien ne peut éteindre, et auquel chaque jour ôte
un degré d'espérance, et en ajoute un de déraison.
Voilà ce qui ne dépend pas de moi ; mais voici ,
Sara, ce qui en dépend. Je vous donne ma foi
d'homme qui ne la faussa jamais, que je ne vous
Digitized by
Google
A SARA. 357
reparlerai de mes jours de cette passion ridicule
et malheureuse que j'ai pu peut-être empêcher de
naître, mais que je ne puis plus étouffer. Quand
je dis que je ne vous en parlerai pas, j'entends
que rien en moi ne vous dira ce que je dois taire.
J'impose à mes yeux le même silence qu'à ma
bouche: mais, de grâce, imposez aux vôtres de
ne plus venir m'arracher ce tristcsecret. Je suis à
répreuve de tout, hors de vos regards : vous savez
trop cpmhien il vous est aisé de me rendre parjure.
Un triomphe si sûr pour vous, et si flétrissant
pour moi , pourroit-il flatter votre belle ame? Non ,
divine Sara, ne profane pas le temple où tu es
adorée, et laisse au moins quelque vertu dans ce
cœur à qui tu as tout ôté.
Je ne puis ni ne veux reprendre le malheureux
secret qui m'est échappé; il est trop tard, il faut
qu'il vous reste; et il est si peu intéressant pour
vous, qu'il seroit bientôt oublié si l'aveu ne s'en
renou veloit sans cesse. Ah ! je serois trop à plaindre
dans ma misère, si jamais je ne pouvois me dire
que vous la plaignez; et vous devez d'autant plus
la plaindre, que vous n'aurez jamais à m'en con-
soler. Vous me verrez toujours tel que je dois
être , mais connoissez-moi toujours tel que je suis;
vous n'aurez plus à censurer mes discours, mais
souffrez mes lettres : c'est tout ce que je vous
demande. Je n'approcherai de vous que comme
Digitized by
Google
358 LETTRES A SARA,
d une divinité devant laquelle on impose silence
à ses passions. Vos vertus suspendront lefFet de
vos charmes; votre présence purifiera mon cœur;
je ne craindrai point d être un séducteur en ne
vous disant rien qu'il ne vous convienne d en-
tendre; je cesserai de me croire ridicule quand
vous ne me verrez jamais tel; et je voudrai n*être
plus coupable, quand je ne pourrai 1 être que loin
de vous.
Mes lettres ! Non. Je ne dois pas même désirer
de vous écrire, et vous ne devez le souffrir jamais.
Je vous estimerois moins si vous en étiez capable.
Sara, je te donne cette arme pour t'en servir contre
moi. Tu peux être dépositaire de mon fatal secret,
tu n'en peux être la confidente. C'est assez pour
moi que tu le saches, ce seroît trop pour toi de
l'entendre répéter. Je me tairai : qu'aurois-je de
plus à te dire? Bannis-moi , méprise-moi désormais ,
si tu revois jamais ton amant dans l'ami que tu t'es
choisi. Sans pouvoir te fuir, je te dis adieu pour la
vie. Ce sacrifice étoit le dernier qui me restoit à te
faire ; c'étoit le seul qui fût digne de tes vertus et
de mon cœur.
Digitized by
Google
VISION
DE PIERRE DE LA MONTAGNE,
DIT LE VOYANT.
Digitized by
Google
Digitized by
Goodc
'%m.^^/«/«/«.^/»>^%/«/V^/«/«i-«/«/%'%'»/^^/«/%'«/V%>i««/%^/«/%'\i
VISION
DE PIERRE DE LA MONTAGNE,
DIT LE VOYANT'.
Ici ftODt les trois chapitres de la Vision de Pierre de la Montagne,
dit LE Votant, concernant la désobéissance et damnable rébellion
de Pierre Duva), dit Pierrot des dames.
CHAPITRE I.
1 . Et j etois dans mon pré, fauchant mon regain,
et il faisoit chaud, et j etois las, et un prunier de
prunes vertes étoit près de moi.
2. Et, me couchant sous le prunier, je m'en-
dormis.
3. Et durant mon sommeil j'eus une vision, et
j'entendis une voix aigre et éclatante comme le son
d'un cornet de postillon.
4. Et cette voix étoit tantôt foible et tantôt
forte, tantôt grosse et tantôt claire; passant suc-
cessivement et rapidement des sons les plus graves
* Cette plaisanterie est contre Boy De-la-Tour {Confessions, liv. xi)
qni étoit très borné. Rousseau suppose qu'en le faisant parler rai-
sonnablement, ce sera un prodi^^e dans lequel on reconnoitra le
doigt de Dieu. (Note de M. Musset Pathay. )
Digitized by
Google
362 VISION
aux plus aig[us, comme le miaulement dun chat
sur une gouttière, ou comme la déclamation du
révérend Imers, diacre du Val-de-Travers.
5. Et la voix, s adressant à moi, me dit ainsi :
Pierre le Voyant, mon fils, écoute mes paroles.
Et je me tus en dormant , et la voix continua.
6. Écoute la parole que je t adresse de la part
de lesprit, et la retiens dans ton cœur. Répands-
la par toute la terre et par tout le Val-de-Travers,
afin qu elle soit en édification à tous les fidèles;
7. Et afin qu'instruits du châtiment du rebelle
Pierre Duval, dit Pierrot des dames, ils appren-
nent à ne plus mépriser les nocturnes inspirations
de la voix.
8. Car je la vois choisi dans l'abjection de son
esprit, et dans la stupidité de 8on cœur, pour
être mon interprète.
9. J'en avois fait Thonorable successeur de ma
servante la Batizarde\ afin qu'il portât, comme
elle, dans toute rÉfi[lise la lumière de mes inspi-
rations.
10. Jel avois chargé d être, comme «elle, l'organe
de ma parole, afin que ma gloire fût manifestée,
et qu'on vit que je puis , quand il me plaît, tiner
de l'or de la boue , et des perles du fumier.
1 1 . Je lui avois dit : Va , parle à ton frère errant
' Vieille commère de la lie du peuple, qui jadis se piquoit <l*avi»ir
\\qs visions.
Digitized by
Google
DE PIERRE DE LA MONTAGNE. 363
Jean-Jacques, qui se fourvoie, et le ramène au
bon chemin.
I 2. Car dans le fond ton frère Jean-Jacques est
un bon homme, qui ne fait tort à personne, qui
craint Dieu , et qui aime la vérité.
1 3. ]Mais, pour le ramener d'un égarement, ce
peuple y tombe lui-même; et, pour vouloir le
rendre à la foi, ce peuple renonce à la loi.
i4. Car la loi défend de venger les offenses
quon a reçues, et eux outragent sans cesse un
homme qui ne les a point offensés.
1 5. La loi ordonne de rendre le bien pour le
mal, et eux lui rendent le mal pour le bien.
1 6. La loi ordonne d aimer ceux qui nous haïs-
sent, et eux haïssent celui qui les aime.
l'y. La loi ordonne d'user de miséricorde, et
eux n'usent pas même de justice.
1 8. La loi défend de mentir, et il n'y a sorte de
mensonge qu'ils n'inventent contre lui.
19. La loi défend la médisance, et ils le calom-
nient sans cesse.
20. Us l'accusent d'avoir dit que les femmes
n'avoient point d'ame, et il dit, au contraire, que
toutes les femmes aimables en ont au moins deux.
2 1 . Ils l'accusent de nepas croire en Dieu, etnul
n'a si fortement prouvé l'existence de Dieu.
22. Ils disent qu'il est rAutechrist, et nul n'a si
dignement honoré le Christ.
Digitized by
Google
364 VISION
23. Us disent qu'il veut troubler leurs con-
sciences, et jamais il ne leur a parlé de religion.
24. Que s'ils lisent des livres faits pour sa dé-
fense en d'autres pays , est-ce sa faute? et les a-t-il
priés de les lire? mais , au contraire, c'est pour ne
les avoir point lus qu'ils croient qu'il y a dans ces
livres de mauvaises choses qui n'y sont point, et
qu'ils ne croient point que les bonnes choses qui
y sont y soient en effet.
2 5.. Car ceux qui les ont lus en pensent tout
autrement , et le disent lorsqu'ils sont de bcmne
loi.
26. Toutefois ce peuple est bon naturellement;
maison le trompe, et il ne voit pas qu'on lui lait
défendre la cause de Dieu avec les armes de Satan.
27. Tirons-les delà mauvaise voie où on les
mène , et ôtons cette pierre d'achoppement de de-
vant leurs pieds.
CHAPITRE II
1 . Va donc , et parle à ton frère errant Jean-
Jacques et lui adresse en mon nom ces paroles.
Ainsi a dit la voL\ de la part de l'esprit :
2. Mon fils Jean-Jacques, tu t'égares dans tes
idées. Reviens à toi, sois docile, et reçois mes pa-
roles de correction.
Digitized by
Google
DE PIERRE DE LA MONTAGNE. 365
3. Tu crois en Dieu puissant, intelligent, bon,
juste, et rémunérateur; et en cela tu fais bien.
4. Tu crois en Jésus son fils, son Christ, et en
sa parole; et en cela tu fais bien.
5. Tu suis de tout ton pouvoir les préceptes du
saint Évangile ; et en cela tu fais bien.
6. Tu aimes les hommes comme ton prochain ,
et les chrétiens comme tes frères; tu fais le bien
quand tu peux, et ne fais jamais de mal à per-
sonne que pour ta défense et celle de la justice.
•7. Fondé sur l'expérience, tu attends peu d'é-
quité de la part des hommes; mais tu mets ton
espoir dans l'autre vie, qui te dédommagera des
misères de celle-ci ; et en tout cela tu fais bien.
8. Jeconnois tes œuvres : j'aime les bonnes; ton
cœur et ma clémence effaceront les mauvaises.
Mais une chose me déplaît en toi.
9. Tu t'obstines à rejeter les miracles: et que
t'importent les miracles? puisqu'au surplus tu
crois à la loi sans eux, n'en parle point, et ne
scandalise plus les foibles.
10. Et lorsque toi, Pierre Duval, dit Pierrot des
dames, auras dit ces paroles à ton frère errant
Jean-Jacques , il sera saisi d'étonnement.
I I. Et voyant que toi, qui es un brutal et un
stupide, tu lui parles raisonnablement et hon-
nêtement, il sera frappé de ce prodige, et il
reconnoîtra le doigt de Dieu.
Digitized by
Google
366 VISION
1 2. Et, se prosternant en terre, il dira : Voilà
mon frère Pierrot des dames qui prononce des
discours sensés et honnêtes; mon incrédulité se
rend à ce signe évident. Je crois aux miracles, car
aucun n'est plus grand que celui-là.
i3. Et tout le Val-de-Travers, témoin de ce
double prodige, entonnera des cantiques d^allé-
gresse ; et Ton criera de toutes parts dans les six
communautés: Jean-Jacques croit aux miracles,
et des discours sensés sortent de la bouche de
Pierrot des dames : le Tout-Puissant se montre à
ses œuvres; que son saint nom soit béni.
14. Alors, confus d'avoir insulté un homme
paisible et doux, ils s'empresseront à lui faire
oublier leurs outrages; et ils l'aimeront comme
leur proche , et il les aimera comme ses frères ;
des cris séditieux ne les ameuteront plus; l'hypo-
crisie exhalera son fiel en vains murmures, que
les femmes mêmes n'écouteront point; la paix du
Christ régnera parmi les chrétiens, et le scandale
sera ôtédu milieu d'eux.
r5. C'est ainsi que j'avois parlé à Pierre Duval,
dit Pierrot des dames , lorsque je daignai le choisir
pour porter ma parole à son frère errant.
1 6. Mais , au lieu d'obéir à la mission que je lui
avois donnée, et d'aller trouver Jean-Jacques,
comme je le lui avois commandé, il s'est défié de
ma promesse, et n'a pu croire au miracle dont il
Digitized by
Google
DE PIERRE DE LA MONTAGNE. 36;
dcJvoit être rinstrument : féroce comme Fonaçre
du désert, et têtu comme la mule d'Édom, il na
pu croire qu'on pût mettre des discours persuasifs
dans sa bouche, et s est obstiné dans sa rébellion.
17. C'est pourquoi , l'ayant rejeté, je t'ordonne
à toi Pierre de la Montagne, dit le Voyant, d'écrire
cetanathème, et de le lui adresser, soit directe-
ment, soit par le public, à ce qu'il n'en prétende
cause d'ignorance , et que chacun apprenne, par
Faccomplissement du châtiment que je lui an-
nonce, à ne plus désobéir aux saintes visions.
v%/«/v««^/«.^/«/vk>«.r«.«>K/« ^y%/«. %/«/>. -«/v^ '*/«/%'•>«/««/«<«, •^«m/vm/m/^
CHAPITRE III.
1 . Ici sont les paroles dictées par la voix , sous
le prunier des prunes vertes, à moi Pierre de la
Montagne, dît le Voyant, pour être la sentence
portée en icelles dûment signifiée et prononcée
audit Pierre Duval, dit Pierrot des dames, afin
qu'il se prépare à son exécution, et que tout le
peuple en étant témoin devienne sage par cet
exemple, et apprenne à ne plus désobéir aux
saintes visions.
2. Homme de col roide, craignois-tu que celui
qui fit donner par des corbeaux la nouniture
charnelle au prophète, ne pût donner par toi
la nourriture spirituelle à ton frère? craignois-tu
Digitized by
Google
368 VISION
que celui qui fit parler une ânesse ne pût faire
parler un cheval?
3. Au lieu d'aller avec droiture et confiance
remplir la mission que je t'avois donnée, tu t'es
perdu dans l'égarement de ton mauvais cœur : de
peur d'amener ton frère à résipiscence, tu n'as
point voulu lui porter ma parole; au lieu de
cela , te livrant à l'esprit de cabale et de mensonge,
tu as divulgué l'ordre que je t'avois donné en
secret; et, supprimant malignement le bien que
je t'avois chargé de dire, tu lui as faussement
substitué le mal dont je ne t'avois pas parlé.
4. C'est pourquoi j'ai porté contre toi cet arrêt
irrévocable, dont rien ne peut éloigner ni changer
l'effet. Toi donc, Pierre Duval, dit Pierrot des
dames, écoute et tremble; car voici, ton heure
approche; sa rapidité se réglera sur la soif.
5. Je connois toutes tes machinations secrètes :
tes complots ont été formés en buvant ; c'est en
buvant qu'ils seront punis. Depuis la nuit mé-
morable de ta vision jusqu'à ce jour, treizième du
mois d'élur, à la neuvième heure % il s'est passé
cent seize heures.
6. Pour te donner, dans ma clémence, le temps
de te reconnoître et de t'amender, je t'accorde de
' Le mois d*ëlul répoud à peu près à notre mois d'août.
' La neuvième heure en cette saison fait environ les deux beurra
après-midi.
Digitized by
Google
DE PIERRE DE LA MONTAGNE. 369
pouvoir boire encore cent quinze rasades de vin
pur, ou leur valeur, mesurées dans la même
tasse où tu bus ton dernier coup la veille de ta
vision.
7 . Mais sitôt que tes lèvres auront touché la cent
seizième rasade, il faut mourir; et avant quelle
soit vidée tu mourras subitement.
8. Et ne pense pas m abuser sur le compte en
buvant furtivement ou dans des coupes de
diverses mesures; car je te suis par-tout de Tœil,
et ma mesure est aussi sûre que celle du pain de
ta servante, et que le trébuchet où tu pèses tes
écus.
9. En quelque temps et en quelque lieu que tu
boives la cent seizième rasade , tu mourras subite-^
ment.
10. Si tu la bois au fond de ta cave , caché seul
entre des tonneaux de piquette , tu mourras subi^
tement.
1 1 . Si tu la bois à table dans ta famille, à la fin
de ton maigre dîner, tu mourras subitement.
1 2. Si tu la bois avec Joseph Clerc , cherchant
avec lui dans le vin quelque mensonge, tu mourras
subitement.
1 3. Si tu la bois chez le maire Baillod , écoutant
u n de ses vieux sermons, tu t endormiras pour tou-
jours, même sans quil continue de le lire.
i4- Si tu la bois causant en secret chez M. le
HÉLàRGES. a 4
Digitized by
Google
370 VISION
professeur, fût-ce en arrangeant quelque vision
nouvelle, tli mourras subitement.
1 5. Mortel heureux jusqu'à ton dernier instant
et au-delà, tu mettras, en expirant, plus d^esprit
dans ton estomac que nen rendra ta cervelle; et
la plus pompeuse oraison funèbre, où tes visions
seront célébrées, te rendra plus d'honneur après
ta mort que tu n'en eus de tes jours.
i6. Boy, trop heureux Pierre Boy, hâte-toi de
boire; tu ne peux trop te presser d'aller cueillir
les lauriers qui t'attendent dans le pays des visions.
Tu mourras; mais, grâce à celle-ci, ton nom vivra
parmi les hommes. Boy , Pierre Boy, va prompte-
ment à l'immortalité qui t'est due. Ainsi soit-il,
amen , amen.
1 7 . Et lorsque^ j'entendis ces paroles, moi Pierre
de la Montagne, dit le Voyant, je fus saisi d un
grand e£Froi , et je dis à la voix :
i8. A Dieu ne plaise que j'annonce ces choses
sans en être assuré par un signe! Je connois mon
frère Pierrot des dames : il veut avoir des visions a
lui tout seul. Il ne voudra pas croire aux miennes ,
encore qu'on m'ait appelé le Voyant. Mais, s'il en
doit advenir comme tu dis, donne-moi un signe
sous l'autorité duquel je puisse parler.
1 9. Et comme j'achevois ces mots, voici , je fus
éveillé par un coup terrible; et portant la main
sur ma tète, je me sentis la face tout en sang ; cai*
Digitized by
Google
DE PIEBRE DE LA MONTAGNE. 871
je saignois beaucoup du nez, et le sang me ruisse-
loît du visage: toutefois, après lavoir étanché
comme je pus, je me levai sans autre blessure,
sinon que j avois le nez meurtri et fort enflé.
20. Puis, regardant autour de moi d'où pouvoit
me venir cette atteinte , je vis enfin qu une prune
étoit tombée de l'arbre, et m avoit frappé.
21. Voyant la prune auprès de moi, je la jpris;
et, après lavoir bien considérée, je reconnus
quelle étoit fort saine, fort grosse, fort verte et
fort dure, comme l'état de mon nez en faisoit
foi.
22. Alors mon entendement s étant ouvert, je
vis que la prune en cet état ne pouvoit naturelle-'
ment être tombée d'elle-même, joint que la juste
direction sur le bout de mon nez étoit une autre
merveille non moins manifeste, qui confirmoit
la première, et montroit clairement l'œuvre de
l'esprit.
23. Et, rendant grâces à la voix d^un signe si
notoire, je résolus de publier la vision, comme il
m'avoit été commandé, et de garder la prune en
témoignage de mes paroles, ainsi que j'ai fait jus-*
qu'à ce jour.
21.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
OLINDE
ET SOPHRONIE.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
'V<«/^-«M^'«i«^V^/V«>'W%^/W'«/«/« '»^*/^'%/%/^ ■«
OLINDE
ET SOPHRONIE',
ÉPISODE
TIRÉ DU SBCOKD CHAKT DE LA JÉRUSALEU DÉLIVRÉE, DU TASSE.
Tandis que le tyran se prépare à la guerre,
Isméne un jour se présente à lui ; Isméne , qui de
dessous la tombe peut faire sortir un corps mort,
et lui rendre le sentiment et la parole; Isméne,
qui peut, au son des paroles magiques, effrayer
Plu ton jusque dans son palais; qui commande
aux démons en maitre, les emploie à ses œuvres
impies, et les enchaîne ou délie à son gré.
Chrétien jadis, aujourd'hui mafaométan , il n a
pu quitter tout-à-fait ses anciens rites, et, les pro-
fanant à de criminels usages, mêle et confond
ainsi les deux lois qu'il connoit mal. Maintenant,
du fond des antres où il exerce ses arts ténébreux,
il vient à son seigneur dans le danger public : à
mauvais roi pire conseiller.
' On ignore Tépoque précise où Rousseau traduisit cet épisode.
On sait seulement que ce fut dans les dernières années de sa vie.
Digitized by
Google
376 OLINDE ET SOPHRONIE.
Sire, dit-il, la formidable et victorieuse armée
arrive. Mais nous, remplissons nos devoirs; le ciel
et la terre seconderont notre courage. Doué de
toutes les qualités d'un capitaine et d'un roi, vous
avez de loin tout prévu, vous avez pourvu à tout;
et, si chacun s acquitte ainsi de sa charge, cette
terre sera le tombeau de vos ennemis.
Quant à moi , je viens de mon côté partager
vos périls et vos travaux. J y mettrai pour ma
part les conseils de la vieillesse et les forces de
Fart magique. Je contraindrai les anges bannis du
ciel à concourir à mes soins. Je veux commencer
mes enchantements par une opération dont il
faut vous rendre compte.
Dans le temple des chrétiens, sur un autel
souterrain , est une image de celle qu'ils adorent,
et que leur peuple ignorant fait la mère de leur
dieu , né, mort, et enseveli. Le simulacre, devant
lequel une lampe brûle sans cesse, est enveloppé
d'un voile, et entouré' d'un grand nombre de
vœux suspendus en ordre, et que les crédules
dévots y portent de toutes parts.
Il s'agit d'enlever de là cette effigie, et de la
transporter de vos propres mains dans votre
mosquée; là j'y attacherai un charme si ibrt,
Digitized by
Google
OLINDE ET SOPHRONIE. 877
qu elle sera , tant qu on l'y gardera , la sauvegarde
de vos portes ; et, par FefFet d'un nouveau mystère,
vous conserverez dans vos murs un empire inex-
pugnable.
A ces mots , le roi persuadé court impatient à
la maison de Dieu, force les prêtres, enlève sans
respect le chaste simulacre, et le porte à ce
temple impie où un culte insensé ne fait qu'irriter
le ciel. C'est là , c'est dans ce lieu profane et sur
cette sainte image que le magicien murmure ses
blasphèmes.
Mais, le matin du jour suivant, le gardien du
temple immonde ne vit plus l'image où elle étoit
la veille, et, l'ayant cherchée en vain de tous
côtés, courut avertir le roi, qui, ne doutant pas
que les chrétiens ne l'eussent enlevée, en fut
transporté de colère.
Soit qu'en effet ce fût un coup d'adresse d'une
main pieuse, ou un prodige du ciel, indigné que
l'image de sa souveraine soit prostituée en un lieu
souillé, il est édifiant , il est juste de faire céder le
zèle et la piété des hommes , et de croire que le
coup est venu d'en haut.
Le roi fit faire dans chaque église et dans
Digitized by
Google
378 OLINDE ET SOPHRONIE.
chaque maison la plus importune recherche, et
décerna de grands prix et de grandes peines à qui
révéleroit ou recéleroit le vol. Le magicien de son
côté déploya sans succès toutes les forces de son
art pour en découvrir Fauteur: le ciel, au mépris
de ses enchantements et de lui, tint Toeuvre
secrète, de quelque part qu elle pût venir.
Mais le tyran , furieux de se voir cacher le délit
quil attribue toujours aux fidèles, se livre contre
eux à la plus ardente rage. Ouhliant toute pru-
dence, tout respect humain, il veut, à quelque
prix que ce soit, assouvir sa vengeance. «Non,
» non, secrioit-il, la menace ne sera pas vaine; le
u coupable a beau se cacher, il faut qu'il meure ;
u ils mourront tous, et lui avec eux.
« Pourvu quil n échappe pas, que le juste, que
« Finnocent périsse : qu'importe ! Mais qu ai-je dit,
«Tinnocent? Nul ne Test; et dans cette odieuse
u race en est-il un seul qui ne soit notre ennemi ?
«Oui, s'il en est d'exempts de ce délit, qu'ils
«< portent la peine due à tous pour leur haine;
« que tous périssent, l'un comme voleur, et les
«autres comme chrétiens. Venez, mes loyaux,
M apportez la flamme et le fer; tuez et brûlez sans
« miséricorde. «
Digitized by
Google
OLINDE ET SOPIIRONIE. 379
C'est ainsi qu'il parle à son peuple. Le bruit de
ce danger parvient bientôt aux chrétiens. Saisis,
glacés d effroi par laspect de la mort prochaine ,
nul ne songe à fuir ni à se défendre ; nul n ose
tenter les excuses ni les prières. Timides, irré-
solus, ils attendoieot leur destinée, quand ils
virent arriver leur salut doù ils lespéroient le
moins.
Parmi eux étoit une vierge déjà nubile, d'une
ame subUme, d'une beauté d'ange, qu'elle néglige
ou dont elle ne prend que les soins dont l'hon-
nêteté se pare; et ce qui ajoute au prix de ses
charmes, dans les murs d'une étroite enceinte
elle les soustrait aux yeux et aux vœux des
amants.
Mais est-il des murs que ue perce* quelque
rayon d'une beauté digne de briller aux yeux, et
d'enflammer les cœurs? Amour, le souffrirois-tu?
Non ; tu l'as révélée aux jeunes désirs d'un adoles-
cent. Amour, qui, tantôt argus et tantôt aveuçle,
éclaires les yeux de ton flambeau ou les voiles de
ton bandeau , malgré tous les gardiens , toutes les
clôtures, jusque dans les plus chastes asiles tu sus
porter uto regard étranger.
Elle s'appelle Sophronie ; Olinde est le nom du
Digitized by
Google
38o OLINDE ET SOPHRONIE.
jeune homme : tous deux ont la même patrie et
la même foi. Comme il est modeste autant qu elle
est belle, il désire beaucoup, espère peu, ne
demande rien , et ne sait ou n'ose se découvrir.
Elle, de son côté, ne le voit pas, ou ny pense
pas , ou le dédaigne ; et le malheureux perd ainsi
ses soins ignorés, mal connus, ou mal reçus.
Cependant on entend Thorrible proclamation ,
et le moment du massacre approche. Sophronie,
aussi généreuse qu'honnête, forme le projet de
sauver son peuple. Si sa modestie l'arrête, son
courage l'anime et triomphe, ou plutôt ces deux
vertus s accordent et s illustrent mutuellement.
La jeune vierge sort seule au milieu du peuple.
Sans exposer ni cacher ses charmes, en marchant
elle recueille ses yeux, re3serre son voile, et en
impose par la réserve de son maintien. Soit art ou
hasard, soit négligence ou parure, tout concourt
à rendre sa beauté touchante. Le ciel, la nature,
et l'amour, qui la favorisent, donnent à sa négli-
gence l'effet de lart.
Sans daigner voir les regards qu'elle attire à son
passage, et sans détourner les siens, elle se pré-
sente devant le roi, ne tremble point en voyant
sa colère, et soutient avec fermeté son féroce
Digitized by
Google
OLINDE ET SOPHRONIE. 38i
aspect. Seigneur, lui dit-elle, daignez suspendre
votre vengeance, et contenir votre peuple. Je
viens vous découvrir et vous livrer le coupable
que vous cherchez, et qui vous a si fort offensé.
A rhonnête assurance de cet abord, à Féclat
subit de ces chastes et fîères grâces, le roi, confus
et subjugué, calme sa colère et adoucit son
visage irrité. Avec moins de sévérité, lui dans
lame, elle sur le visage, il en devenoit amoureux.
Mais une beauté revéche ne prend point un cœur
farouche, et les douces manières sont les amorces
de lamour.
Soit surprise, attrait, ou volupté, plutôt qu at-
tendrissement, le barbare se sentit ému. Déclare-
moi tout, lui dit-il; voilà que j'ordonne quon
épargne ton peuple. Le coupable, reprit-elle,
est devant vos yeux; voilà la main dont ce vol
est l'œuvre. Ne cherchez personne autre; c'est
moi qui ai ravi l'image, et je suis celle que vous
devez punir.
C'est ainsi que, se dévouant pour le salut de
son peuple , elle détourne courageusement le
malheur public sur elle seule. Le tyran , quelque
temps irrésolu, ne se livre pas sitôt à sa furie
accoutumée. Il Imterroge. 11 faut, dit-il, que tu
Digitized by
Google
382 OLINDE ET SOPHRONIE.
me déclares qui ta donné ce conseil, et qui ta
aidée à Fexécuter.
Jalouse de ma gloire, je n^ai voulu, répond-elle,
en faire part à personne. Le projet, Texécution,
tout vient de moi seule, et seule j ai su mon
secret. G est donc sur toi seule, lui dît le roi, qae
doit tomber ma vengeance. Cela est juste, re-
prend-elle, je dois subir toute la peine, comme
j'ai remporté tout Fhonneur.
Ici le courroux du tyran commence à se rallu-
mer. Il lui demande où elle a caché Tirnage. Elle
répond: Je ne l'ai point cachée, je lai brûlée, et
j ai cru faire une œuvre louable de la garantir
ainsi des outrages des mécréants. Seigneur, est-ce
le voleur que vous cherchez? il est en votre pré-
sence. Est-ce le vol? vous ne le reverrez jamais.
Quoique au reste ces noms de voleur et de vol
ne conviennent ni à moi ni à ce que j ai fait, rien
nest plus juste que de reprendre ce qui fut pris
injustement. Aces mots, le tyran pousse un cri
menaçant; sa colère na plus de frein. Vertu,
beauté, courage, n'espérez plus trouver grâce
devant lui. C'est en vain que, pour la défendre
d'un barbare dépit, l'amour lui fait un boudier
de ses charmes.
Digitized by
Google
OLINDE ET SOPHRONIE. 383
On la saisit. Rendu à toute sa cruauté , le roi la
condamne à périr sur un bûcher. Son voile, sa
chaste mante, lui sont arrachés; ses bras délicats
sont meurtris de rudes chaînes. Elle se tait ; son
ame forte, sans être abattue^ nest pas sans émo-
tion; et les roses éteintes sur son visage y laissent
la candeur de Tinnocence plutôt que la pâleur de
la mort.
Cet acte héroïque aussitôt se divulgue. Déjà le
peuple accourt en foule. Olinde accourt aussi
tout alarmé. Le fait étoit sûr, la personne encore
douteuse: ce pouvoit être la maîtresse de son
cœur. Mais sitôt qu'il aperçoit la belle prisonnière
en cet état, sitôt qu'il voit les ministres de sa mort
occupés à leur dur office, il s élance, il heurte la
foule^
Et crie au roi : Non , non : ce vol n'est point de
son feit, c'est par folie qu'elle s'en pse vanter.
Gomment une jeune fille sans expérience pour-
roit-elle exécuter, tenter, concevoir même une
pareille entreprise? comment a-t-elle trompé les
gardes? comment s y est-elle prise pour enlever
la sainte image? Si elle l'a fait, qu'elle s'explique.
C'est moi, sire, qui ai fait le coup. Tel fut, tel
fut Famour dont même sans retour il brûla pour
elle.
Digitized by
Google _
384 OLINDE ET SOPHRONIE.
Il reprend ensuite: Je suis monté de nuit
jusqu a louverture par où l'air et le jour entrent
dans votre mosquée , et , tentant des routes presque
inaccessibles, j y suis entré par un passag[e étroit
Que celle-ci cesse d'usurper la peine qui m'est
due: jai seul mérité l'honneur de la mort; c'est
à moi qu'appartiennent ces chaînes, ce bûcher,
ces flammes, tout cela n'est destiné que pour
moi.
Sophronie lève sur lui les yeux : la douceur, la
pitié, sont peintes dans ses regards. Innocent
infortuné, lui dit-elle, que viens-tu foire ici? Quel
conseil t'y conduit? quelle fureur t'y entraine?
Crains-tu que sans toi mon ame ne puisse sup
porter la colère d'un homme irrité? Non, pour
une seule mort je me suffis à moi seule, et je
n'ai pas besoin d'exemple pour apprendre à la
souffrir.
Ce discours qu'elle tient à son amant ne le fait
point rétracter ni renoncer à son dessein. Digne
et grand spectacle où l'amour entre en lice avec
la vertu magnanime, où la mort est le prix du
vainqueur, et la vie la peine du vaincu ! Mais, loin
d'être touché de ce combat de constance et de
générosité, le roi s'en irrite,
Digitized by
Google
OLINDE ET SOPHRONIE. 385
' Et s en croit insulté, comme si ce mépris du
supplice retomboit sur lui. Groyonsnen, dit-il, à
tous deux; qu'ils triomphent lun et lautre, et
partagent la palme qui leur est [due. Puis il £iit
signe aux sergents, et dans Tinstant Olinde est
dans les fers. Tous deux, liés et adossés au même
pieu , ne peuvent se voir en face.
On arrange autour d'eux le bûcher; et déjà Ion
excite la flamme, quand le jeune homme, éclatant
en gémissements , dit à celle avec laquelle il est
attaché: C'est donc là le lien duquel j'espérois
m unir à toi pour la vie! C'est donc là ce feu dont
nos cœucs dévoient brûler ensemble!
O flammes! ô nœuds quun sort cruel nous
destine! hélas! vous netes pas ceux que lamour
m'avoit promis! Sort cruel qui nous sépara
durant la vie, et nous joint plus durement encore
à la mort! Ah! puisque tu dois la subir aussi
funeste, je me console en la partageant avec toi ,
de t'ètre uni sur ce bûcher, nayant pu Tètre à
la couche nuptiale. Je pleure, mais sûr ta triste
destinée, et non sur la mienne, puisque je meurs
à tes côtés.
Oh! que la mort me sera douce, que les tour-
ments me seront délicieux , si j'obtiens qu'au
MéLA9AE8. a5
Digitized by
Google
386 OLINDE ET SOPHRONIE.
dernier moment, tombant l'un sar 1 autre nos
bouches se joignent pour exhaler et recevoir au
même instant nos derniers soupirs! II parle, et
ses pleurs étouffent ses paroles. Elle le tance avec
douceur et le remontre en ces termes :
Ami , le moment où nous sommes exige
d autres soins et d'autre regrets. Âh ! pense, pense
à tes fautes et au digne prix que Dieu promet
aux fidèles : soufFre en son nom; les tourments te
seront doux. Aspire avec joie au séjour céleste:
vois le ciel comme il est beau; vois le soleil, dont
il semble que laspect riant nous appelle et nous
console.
A ces mots, tout le peuple païen éclate en
sanglots, tandis que le fidèle ose à peine gémir
à plus basse voix. Le roi même, le roi sent au
fond de son ame dure je ne sais quelle émotion
prête à lattendrir : mais , en la pressentant ,
il s indigne, s y refuse, détourne les yeux, et
part sans vouloir se laisser fléchir. Toi seule, ô
Sophronie 1 n accompagnes point le deuil général ,
et, quand tout pleure sur toi, toi seule ne
pleures pas.
En ce péril pressant survient un guerrier, ou
paroissant tel, dune haute et belle apparence,
Digitized by
Google
OLINDE ET SOPHRONIE. S87
dont larmure et rhabîUement étranger annon-
çoient qu'il venoit de loin: le tigre, fiimeuse
enseigne qui oonvi^ son casque, attira tous les
yeux, et fit juger avec raison que cetoit Clorinde.
Dès Tâge le plus tendre elle méprisa les mignar-
dises de son sexe : jamais ses courageuses mains
ne daignèrent toucher le fuseau , laiguille, et les
travaux d'Arachné; elle ne voulut ni s amollir par
des vêtements délicats , ni s environner timide-
ment de clôtures. Dans les camps même , la vraie
honnêteté se fait respecter, et par-tout sa force et
sa vertu fut sa sauvegarde: elle arma de fierté son
visage, et se plut à le rendre sévère; mais il
charme, tout sévère qu'il est.
Dune main encore enfantine elle apprit à
gouverner le mors dun coursier, à manier la
pique et lepée ; elle endurcit son corps su r 1 arène ,
se rendit légère à la course; sur les rochers, à
travers les bois, suivit à la piste les bêtes féroces;
se fit guerrière enfin ; et, après avoir fait la guerre
en homme aux lions dans les forêts, combattit en
lion dans les camps parmi les hommes.
Elle venoit des contrées persanes pour résister
de toute sa force aux chrétiens : ce n'étoit pas la
première fois qu'ils éprou voient son courage;
i5.
Digitized by
Google
388 OLINDE ET SOPHRONIE.
souvent elle avoit dispersé leurs membres sur la
poussière et rougi les eaux de leur sang. L ap-
pareil de mort qu'elle aperçoit en arrivant la
frappe: elle pousse son cheval, et veut savoir
quel crime attire un tel châtiment.
La foule s'écarte; et Clorinde, en considérant
de près les deux victimes attachées ensemble,
remarque le silence de Tune et les gémissements
de lautre. Le sexe le plus foible montre en cette
occasion plus de fermeté; et, tandis qu'Olinde
pleure de pitié plutôt que de crainte, Sophronie
se tait, et, les yeux fixés vers le ciel, semble avoir
déjà quitté le séjour terrestre.
Glorinde, encore plus touchée du tranquille
silence de lune que des douloureuses plaintes de
l'autre, s'attendrit sur leur sort jusqu'aux larmes;
puis , se tournant vers un vieillard qu'elle aperçut
auprès d'elle: Dites-moi, je vous prie, lui de-
manda-t-elle, qui* sont ces jeunes gens, et pour
quel crime ou par 'quel malheur ils soufirent un
pareil supplice.
Le vieillard en peu de mots ayant pleinement
satisfait à sa demande, elle fut frappée d'étonne-
ment, et, jugeant bien que tous deux étoient in-
nocents, elle résolut, autant que le pourroient sa
Digitized by
Google
OLINDE ET SQPHRONIE. 389
prière ou ses armes , de les garantir de la mort.
Elle s approche , ea faisant retirer la flamme prête à
les atteindre : elle parle ainsi àceux qui lattisoient :
Qu aucun de vous n ait laudace de poursuivre
cette cruelle œuvre jusqu a ce que j'aie parlé au
roi: je vous promets qu'il ne vous, saura pas
mauvais gré de ce retard. Frappés de son air grand
et noble, les sergents obéirent: alors elle s ache-
mina ver& le roi , et le rencontra qui venoit au^
devant d elle.
Seigneur^ lui dit-^elle, je suis Clorinde; vous
m avez peut-^étre ouï nommer quelquefois. Je
viens mofFrir pour défendre avec vous la foi
commune et votre trône; ordonnez; soit en pleine
campagne ou dans lenceinte des murs, quelque
emploi qu'il vous plaise m'assigner, je l'accepte
sans craindre le& plus périlleux ni dédaigner les
plus humbles.
Quel pays, lui répond le roi, est si loin de l'Asie
et de la route du soleil, où l'illustre nom de
Clorinde ne vole pas sur les ailes de la gloire?
Non, vaillante guerrière, avec vous je n'ai plus
ni doute ni crainte; et j*aurois moins de confiance
en une armée entière venue à mon secours qu eo
votre seule assistance.
Digitized by
Google
390 OLINDE ET SOPHRONIE.
Oh! que Godefroi n arrive -t-d à ilnstant
même ! !!• vient trop lentement à mon grë. Vous
me demandez un emploi? Les entreprises diffi-
ciles et grandes sont les seules dignes de vous;
commandez a nos guerriers ; je vous nomme leur
génëraL La modeste Glorinde lui rend grâce, et
reprend ensuite :
C'est une chose bien nouvelle sans doute que
le salaire préieéde lés services ; mais ma confiance
en vos bontés me fait demander, pour prix de
ceux que j'aspire à vous rendre, la grâce de ces
deux condamnés. Je les demande en pur don,
sans examiner si le crime est bien avéré, si le
chàtimèntli'est point trop sévère, et sans m'arrêter
aux si^es sur lesquels je préjuge leur innocence.
Je dirai seulement que, quoiqu'on accuse ici
les chrétiens d'avoir enlevé l'image, j'ai quelque
raison de penser autrement : cette œuvre du mar
gicien fut une pro&nation de notre loi, qui n'ad-
ttiet point drôles dans nos temples, et moins
encore celles des dieux étrangers.
C'est donc à Mahomet que j'aime à rapporter
le miracle j et sans doute il l'a fait pour nous ap-
prendre à ne pas souiller ses temples par d'autres
cultes. Qu'Ismène fasse à son gré ses enchante-
Digitized by
Google
OLINDE ET SOPHRONIE. 391
ments, lui dont les exploits sont des maléfices:
pour nous guerriers, manions le glaive; cest là
notre défense, et nous ne devons espérer qu en lui.
Elle se tait; et, quoique lame colère du roi ne
s'apaise pas sans peine, il voulut néanmoins lui
complaire, plutôt fléchi par sa prière et par la
raison d'état que par la pitié. Qu ils aient, dit-il ,
la vie et la liberté : un tel intercesseur peut-il
éprouver des refus? Soit pardon , spit justice, in-
nocents je les absous, coupables je leur fais grâce.
Ils furent ainsi délivrés, et là fut couronné le
sortvraimentaventureuxdelamantdeSophronie.
Eh ! comment refuseroit-elle de vivre avec celui
qui voulut mourir pour elle? Du bûcher ils vont
à la noce; damant dédaigné, de patient même, il
devient heureux époux, et montre ainsi dans un
mémorable exemple que les preuves d un amour
véritable ne laissent point insensible un cœur
généreux.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
AVERTISSEMENT
SUR LE VERGER DES CHARMETTES.
J^aî eu le malheur autrefois de refuser des vers à des per-
sonnes que jlionorois et que je respectois infiniment, parce-
que je m'étois désormais interdit d'en faire. J'ose espérer
cependant que ceux que je publie aujourd'hui ne les offen-
seront point; et je crois pouvoir dire, sans trop de raffine-
ment, qu'ils sont l'ouvrage de mon cœur, et non de mon
esprit. Il est même aisé de s'apercevoir que c'est un enthou-
siasme impromptu, si je puis parler ainsi, dans lequel je
n'ai guère son^é à briller. De fréquentes répétitions dans
les pensées et même dans les tours , et beaucoup de nég[li-
gence dans la diction, n'annoncent pas un homme fort
empressé de la gloire d'être un bon poète. Je déclare de plus
que, si l'on me trouve jamais à faire des vers galants, ou
de ces sortes de belles choses qu'on appelle des jeux d'esprit ,
je m'abandonne volontiers à toute l'indignation que j'aurai
méritée.
11 faudroit m'excuser auprès de certaines gens d'avoir loué
ma bienfaitrice; et, auprès des personnes de mérite, de
n'en avoir pas assez dit de bien. Le silence que je garde à
l'égard des premiers n'est pas sans fondement; quant aux
autres, j'ai l'honneur de les assurer que je serai toujours
infiniment satisfait de m'entendre faire le même reproche.
Il est vrai qu'en félicitant madame de Warens sur son
penchant à faire du bien je pouvois m'étendresur beaucoup
d'autres vérités non moins honorables pour elle. Je n'ai
point pi^étendu être ici un panégyriste, mais simplement
Digitized by
Google
396 AVERTISSEMENT.
un homme sensible et reconnoissant qai 9*amuse à décrire
ses plaisirs.
On ne manquera pas de s'écrier : Un malade faire des
vers! un homme à deux doi^ du tombeau! C'est précisé-
ment pour cela que je fais des vers. Si je me portois moins
mal, je me croirois comptable de mes occupations au bien
de la société; l'état où je suis ne me permet de travailler
qu'à ma propre satisfaction. Combien de gens qui regorgent
de biens et de santé ne passent pas autrement leur vie entière!
H faudroit aussi savoir si ceux qui me feront ce reproche
sont disposés à m'employer a quelque chose de mieux.
Digitized by
Google
% «^/V«'»/V^«.«^»^-«^««V%'V«<^'«
LE VERGER
DES CHARMETTES'.
Rara domus tenuem non aspematur amicum :
Raraque non hnmilem calcat fastosa client ^m.
Verger cher à mon cœur, séjour de FinnoGence ,
Honneur des plus beaux jours que le ciel me dispense,
Solitude charmante, asile de la paix ,
Puissé-je 9 heureux verger» ne vous quitter jamais !
O jours délicieux y coulés sous vos ombrages !
De Philoméle en pleurs les languissants ramages,
D'un ruisseau fugitif le murmure flatteur,
Excitent dans mon ame un charme séducteur.
J apprends sur votre émail à jouir de la vie :
J'apprends à méditer sans regret , sans envie ,
Sur les frivoles goûts des mortels insensés ;
Leurs jours tumultueux , Tun par lautre poussés ,
N'enflamment point mon cœur du désir de les suivre.
A de plus grands plaisirs je mets le prix de vivre.
Plaisirs toujours channants , toujours doux, toujours purs ,
* CëCoit, comme on sait, le nom d*ane maison de campa^e
située près de Ghambéry. Elle apparteaoit à M. Noiret, de qui
madame de Warens la teuoit à loyer. Elle s*y établit avec Jean-Jacques ^
à la fin de Yété de 1 786. Cette pièce de vers doit être de Tautomne ^
de cette annëe. L*autear avoit un peu plus de vin(rt-quatre ans. La
description de cette maison se trowre à la tin du cinquième livre des
Confessions. (Note de M. Musset-Pathay.)
Digitized by
Google
398 POÉSIES DIVERSES.
A mon cœur enchanté vous êtes toujours sûrs.
Soit qu'au premier aspect d'un beau jour près d'éclore
J aille voir ces coteaux qu un soleil levant dore ,
Soit que vers le midi , chassé par 9on ardeur.
Sous un arbre touffu je cherche la fraîcheur;
Là , portant avec moi Montaigne ou La Bruyère ,
Je ris tranquillement de Thumaine misère;
Ou bien , avec Socrate et le divin Platon ,
Je m'exerce à marcher sur les pas de Gaton :
Soit qu une nuit brillante , en étendant ses voiles ,
Découvre à mes regards la lune et les étoiles;
Alors j suivant de loin Ija Hire et Cassini y
Je calcule , j observe y et , près de Tinfini ,
Sur ces mondes divers que Téther nous recèle ,
Je pousse I en raisonnant, Huyghens et Fontenelle:
Soit enfin que , surpris d un orage imprévu ,
Je rassure I en courant, le berger éperdu,*
Qu'épouvantent les vents qui sifflent sur sa tête.
Les tourbillons, Téclair, la foudre, la tempête;
Toujours également heureux et satisfait.
Je ne désire point un bonheur plus parfait.
O vous , sage Warens, élève de Minerve ,
Pardonnez ces transports d'une indiscrète verve;
Quoique j'eusse promis de ne rimer jamais.
J'ose chanter ici les fruits de vos bienfaits.
Oui , si mon cœur jouit du sort le plus tranquiUe ,
Si je suis la vertu dans un chemin facile.
Si je goûte en ces lieux un repos innocent,
Je ne dois qu'à vous seule un si rare présent.
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. Spg
Vainement des cœurs bas^ des âmes mercenaires^
Par des avis cruels plutôt que salutaires ,
Cent fois ont essayé de m'ôter vos bontés :
Ils ne connoissent pas le bien que vous goûtez
En Élisant des heureux , en essuyant des larmes:
Ces plaisirs délicats pour eux n'ont point de charmes.
De Tite et de Trajan les libérales mains
N'excitent dans leurs cœurs que des ris inhumains.
Pourquoi faire du bien dans le siéde où nous sommes?
Se trouve-t-il quelqu'un, dans la race des hommes ,
Digne d'être tiré du rang des indigents?
Peut-il dans la misère être d'honnêtes gens?
Et ne vau^il pas mieux employer ses richesses
A jouir des plaisirs qu'à fiiire des largesses?
Qu'ils suivent à leur gré ces sentiments a%eux ,
Je me garderai bien de rien exiger d'eux.
Je n'irai pas ramper, ni chercher à leur plaire ;
Mon cœur sait, s'il le feut, afironter la misère,
Et, plus délicat qu'eux, plus sensible à l'honneur,
Regarde de plus près au choix d'un bien&iteur.
Oui , j'en donne aujourd'hui l'assurance publique ,
Cet écrit en sera le témoin authentique ,
Que , si jamais le sort m^arrache à vos bienfiEiits ,
Mes besoins jusqu'aux leurs ne recourront jamais.
Laissez des envieux la troupe méprisable
Attaquer des vertus dont l'éclat les accable.
Dédaignez leurs complots, leur haine, leur jFureur;
La paix n'en est pas moins au fond de votre cœur.
Tandis que, vils jouets de leurs propres furies,
Digitized by
Google
4oo POÉSIES DIVERSES.
Aliments ctei serpents dont elles sont nourries ,
. Le crime et les remords poitent au fond des leurs
Le triste châtiment de leurs noires horreurs.
Semblables en leur rage à la guêpe maligne.
De travail incapable , et de secours indigne.
Qui ne vit que de vols , et dont enfin le sori
Est de faire du mal en se donnant la mort,
Qu ils exhalent en vain leur colère impuissante ;
I^urs menaces pour vous n ont rien qui m'épouvante.
Us voudroient d'un grand roi vous ôter les bien£aiits;
Mais de plus nobles soins illustrent ses projets :
Leur basse jalousie et leur fureur injuste
N'arriveront jamais jusqu a son trône auguste;
Et lé monstre qui régne en leurs cœurs abattus
N'est pas fait pour braver Féclat de ses vertus.
C'est ainsi qu'un bon roi rend son empire aimable ;
Il soutient la vertu que l'infortune accable :
Quand il doit menacer, la foudre est en ses mains.
Tout roi, sans s'élever au-dessus des humains ,
Contre les criminels peut lancer le tonnerre;
Mais , s'il fait des heureux , c'est un dieu sur la terre.
Charles, on reconnoit ton empire à ces traits ;
Ta main porte en tous lieux la joie et les bienfaits;
Tes sujets égalés éprouvent ta justice;
On ne réclame plus, par un honteux caprice,
Un principe odieux , proscrit par l'équité »
Qui, blessant tous les droits de la société,
Brise les nœuds sacrés dont elle étoit unie ,
I^efuse à ses besoins la meilleure partie ,
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 401
Et prétend affranchir de ses plus justes lois
Ceux qu elle fait jouir de ses plus riches droits.
Ah ! s'il t'avoit suffi de te r^endre terrible y
Quel autre, plus que toi, pouvoit être invincible ,
Quand l'Europe t'a vu, guidant tes étendards ,
Seul entre tous ses rois briller au champ de Mars?
Mais ce n'est pas assez d'épouvanter la terre ;
Il est d'autres devoirs que les soins de la guerre;
Et c'est par eux , grand roi , que ton peuple aujourd'hui
Trouve en toi son vengeur, son père et son appui.
Et vous, sage Warens , que ce héros protège,
En vain la calomnie en secret vous assiège.
Craignez peu ses effets , bravez son vain courroux;
La vertu vous défend, et c'est assez pour vous :
Ce grand roi vous estime , il connoît votre zèle ,
Toujours à sa parole il sait être fidèle ;
Et, pour tout dire enfin, garant de ses bontés,
Votre cœur vous répond que vous les méritez.
On me connott assez , et ma muse sévère
Ne sait point dispenser un encens mercenaire;
Jamais d'un vil flatteur le langage affecté
N'a souillé dans mes vers l'auguste vérité.
Vous méprisez vous-mémè un éloge insipide.
Vos sincères vertus n'ont point l'orgueil pour guide.
Avec vos ennemis convenons , s'il le faut,
Que la sagesse en vous n'exclut point tout défaut.
Sur cette terre, hélas ! telle est notre misère,
Que la perfection n'est qu'erreur et chimère.
Connoltre mes travers est mon premier souhait,
MiLASGKS. a6
Digitized by
Google
4o2 POÉSIES DIVERSES.
Et je fisiis peu de cas de tout homme parfait.
La haine quelquefois donne un avis utile :
Blâmez cette bonté trop douce et trop &cile
Qui souvent à leurs yeux a causé vos malheurs.
Reconnoissez en vous les foibles des bons cœurs :
Mais sachez qu'en secret Tétemelle sagesse
Hait leur fausse vertu plus que votre fbiblesse,
Et qu^il vaut mieux cent fois se montrer à ses yeux
Imparfait comme vous que vertueux comme eux.
Vous donc dès mon enfance attachée à m'instruire,
A travers ma misère , hélas ! qui crûtes lire
Que de quelques talents le ciel m a voit pourvu.
Qui daignâtes former mon cœiu* à la vertu ,
Vous que j'ose appeler du tendre nom de mère,
Acceptez aujourd'hui cet hommage sincère.
Le tribut légitime , et trop bien mérité ,
Que ma reconnoissance ofiEre à la vérité.
Oui, si quelques douceurs assaisonnent ma vie;
Si j ai pu jusqu'ici me soustraire à Tenvie;
Si, le cœur plus sensible et l'esprit moins grossier,
Au-dessus du vulgaire on m'a vu m'élever;
Enfin , si chaque jour je jouis de moi-même,
Tantôt en m'élançant jusqu à l'Être suprême.
Tantôt en méditant , dans un profond repos.
Les erreurs des humains , et leurs biens , et leurs maux ;
Tantôt, philosophant sur les lois naturelles ,
J'entre dans le secret des causes étemelles,
Je cherche à pénétrer tous les ressorts divers,
Les principes cachés qui meuvent l'univers;
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 4o3
Si f dis-je , en mpn pouvoir j'ai tous ces avantages ;
Je le répète encor, ce sont là vos ouvrages y
Vertueuse Warens : c est de vous que je tiens
Le vrai bonheur de Thomme et les solides biens.
Sans craintes, sans désirs , dans cette solitude ,
Je laisse aller mes jours exempts d'inquiétude :
Oh ! que mon coeur touché ne peut-il à son gré
Peindre sur ce papier, dans un juste degré,
Des plaisirs qu'il ressent la Tolupté par£aute !
Présent dont je jouis , passé que je regrette ,
Temps précieux , hélas ! je ne vous perdrai plus
En bizarres projets , en soucis superflus.
Dans ce verger charmant j'en partage Tespace.
Sous un ombrage frais tantôt je me délasse ;
Tantôt avec Leibnitz , Malebranche et Newton ,
Je monte ma raison sur un sublime ton ;
J'examine les lois des corps et des pensées;
Avec Locke je fids l'histoire des idées ;
Avec Kepler, Wallis, Barrow, Raynaud , Pascal ,
Je devance Archiméde, et je suis L'Hospital *.
Tantôt, à la physique appliquant mes. problèmes,
Je me laisse entraîner à l'esprit des systèmes :
Je tâtonne Descarte et ses égarements ,
Sublimes , il est vrai , mais frivoles romans.
J'abandonne bientôt l'hypothèse infidèle.
Content d'étudier l'histoire naturelle.
Là Pline et Nieuv^entit, m'aidant de lem* savoir,
* Le marquis de L'Hospital, auteur de VAnalise des infinitneni
petits, et de plusieurs autres ouvrages de malhématicpies.
%6-
Digitized by
Google
4o4 POÉSIES DIVERSES.
M'apprennent à penser, ouvrir les yeux , et voir.
Quelquefois , descendant de ces vastes lumières ,
Des différents mortels je suis les caractères.
Quelquefois , m amusant jusqu à la fiction ,
Télémaque et Séthos me donnent leur leçon ;
Ou bien dans Clévelandj observe la nature.
Qui se montre à mes yeux touchante et toujours pure.
Tantôt aussi, de Spon parcourant les cahiers ,
De ma patrie en pleurs je relis les dangers.
Genève , jadis sage , 6 ma chère patrie !
Quel démon dans ton sein produit la frénésie?
Souviens-toi qu autrefois tu donnas des héros ,
Dont le sang t'acheta les douceurs du repos.
Transportés aujourd'hui d'une soudaine rage,
Aveugles citoyens, cherchez-vous l'esclavage?
Trop tôt peut-être, hélas 1 pourrez-vous le trouver:
Mais , s'il est encor temps, c'est à vous d'y songer.
Jouissez des bienfaits que Louis vous accorde.
Rappelez dans vos murs cette antique concorde.
Heureux si , reprenant la foi de vos aïeux ,
Vous n'oubliez jamais d'être libres comme eux i
O vous , tendre Racine ! ô vous , aimable Horace !
Dans mes loisir3 aussi vous trouvez votre place ;
Claville, Saint-Aubin, Plutarque , Mézerai,
Despréaux, Gicéron, Pope, Rollin, Bardai,
Et vous , trop doux La Mothe, et toi , touchant Voltaire ,
Ta lecture à mon cœur restera toujours chère.
Mais mon goût se refuse à tout frivole écrit
Dont Fauteur n a pour but que d'amuser l'esprit :
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 4o5
Il a beau prodiguer la brillante antithèse,
Semer par-tout des fleurs , chercher un tour qui plaise;
Le cœur, plus que Fesprit, a chez moi des besoins ,
Et y s'il n'est attendri , rebute tous ces soins.
C'est ainsi que mes jours s'écoulent sans alarmes.
Mes yeux sur mes malheurs ne versent point de larmes .
Si des pleurs quelquefois altèrent mon repos ,
C'est pour d'autres sujets. que pour mes propres maux.
Vainement la douleur, les craintes , la misère ,
Veulent décourager la fin de ma carrière ;
D'Épictéte asservi la stoïque fierté
M'apprend à supporter les maux , la pauvreté ;
Je vois, sans m'affliger, la langueur qui m'accable;
L'approche du trépas ne m'est point effroyable ;
Et le mal dont mon corps se sent presque abattu
N'est pour moi qu'un sujet d'affermir ma vertu.
VIRELAI
A MADAME LA BARONNE DE WARENS *.
Madame, apprenez la nouvelle
De la prise de quatre rats ;
Quatre rats n'est pas bagatelle,
Aussi n'en badiné-je pas :
* Compose de 1733 à 1 739, pendant son séjoar chez madame de
Warens.
Digitized by
Google
4o6 POÉSIES DIVERSES.
Et je vous mande avec grand zélé
Ces vers qui vous diront tout bas ,
Madame, apprenez la nouvelle
De la prise de quatre rats.
A Fodeur d'un friand appas %
Rats sont sortis de leur caselle ;
Mais ma trappe , arrêtant leurs pas.
Les a, par une mort cruelle ,
Fait passer de vie à trépas.
Madame, apprenez la nouvelle
De la prise ^ de quatre rats.
Mieux que moi savez qu id-bas
N a pas qui veut fortune telle ;
C est triomphe qu un pareil cas :
Le Eût n est pas d'une alumelle.
Ainsi donc avec grand soûlas ,
Madame, apprenez la nouvelle
De la prise de quatre rats.
FRAGMENT D'UNE ÉPITRE
A M. BORDES \
Après un carême ennuyeux,
Grâce à Dieu, voici la semaine
^ Appas est ici pour la rime. faut appât,
* Dans Fédition de Genève, on Ut :
De la mort de quatre rats.
' Faite en 1740, pendant qu*il ëtoit chez M. de Mablj.
Digitized by
Google
^ POÉSIES DIVERSES. 407
Des diverdssemenls pieux.
On va de neuvaine en neuvaine,
Dans chaque église on se promène;
Chaque autel y charme les yeux ;
Le luxe et la pompe mondaine
T brillent à Fhonneur des deux.
Là maint agile énerguméne
Sert d arlequin dans ces saints lieux ;
Le moine ignorant s y démène »
Récitant à perte d'haleine
Ses orému& mystérieux »
Et criant d un ton furieux ,
Fora , fora , par saint Eugène !
Rarement la semonce est vaine ;
Diable et frà s'entendent bien mieux 9.
L'un à lautre obéit sans peine.
Sur des objets plus gracieux
La diversité me ramène.
Dans ce temple délicieux.
Où ma dévotion m'entratne y
Quelle agitation soudaine
Me rend tous mes sens précieux?
Illumination brillante ,
Peintures d une main savante,
Parfums destinés pour les dieux,
Mais dont la volupté divine
Délecte l'humaine narine
Avant de se porter aux cieux !
Et tei , musique ravissante ,
Digitized by
Google
4o8 POÉSIES DIVERSES.
Du Carcani chef-d'œuvre harmonieux ,
Que tu plais quand Gatine chante !
Elle charme à-la-fois notre oreille et nos yeux.
Beaux sons, que votre eflet est tendre !
Heureux Tamant qui peut s attendre
D'occuper en d autres moments
La bouche qui vous fait entendre
A des soins encor plus charmants!
Mais ce qui plus ici m'enchante,
C'est mainte dévote piquante,
Au teint frais , à l'œil tendre et doux ,
Qui, pour éloigner tout scrupule,
Vient à la Vierge, à deux genoux.
Offrir, dans l'ardeur qui la brûle.
Tous les vœux qu'elle attend de nous.
Tels sont les familiers colloques,
Tels sont les ardents soliloques
Des gens dévots en ce saint lieu.
Ma foi, je ne m'étonne guères ^
Quand on fait ainsi ses prières ,
Qu'on ait du goût à prier Dieu.
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 409
VERS
POUR MADAME DE FLEURIEU,
Qui, m'ayant yu dans une assemblée sans qae j'eusse llionnear d*étre
connu d'elle, dit à M. Fintendant de Lyon * que je paroissois avoir
de Tesprit, et qu'elle le gageroît sur ma seule physionomie.
Déplacé par le sort, trahi par la tendresse ,
Mes maux sont comptés par mes jours :
Imprudent quelquefois, persécuté toujours,
Souvent le châtiment surpasse la foiblesse.
O fortune ! à ton gré comble-moi de rigueurs ;
Mon cœur regrette peu tes frivoles grandeurs,
De tes biens inconstants sans peine il te tient quitte.
Un seul dont je jouis ne dépend point de toi :
La divine Fleurieu m a jugé du mérite;
Ma gloire est assurée , et c'est assez pour moi.
' Cette circonstance doit faire présumer que ces vers furent faits
pendant le séjour de Rousseau à Lyon, c'est-à-dire en 1740 ou 1 741 •
(Note de M. Musset-Pathay.)
Digitized by
Google
4io POÉSIES DIVERSES.
ÉPITRE
A M. BORDES'.
Toi qu aux jeux du Parnasse Apollon même guide ,
Tu daignes exciter une muse timide;
De mes foibles essais juge trop indulgent.
Ton goût à ta bonté cède en m'encourageant.
Mais , hélas ! je n ai point» pour tenter la carrière,
D'un athlète animé lassurance guerrière;
Et, dès les premiers pas, inquiet et surpris,
L'haleine m'abandonne, et je renonce au prix.
Bordes , daigne juger de toutes mes alarmes ;
Vois quels sont les combats , et quelles sont les armes.
Ces lauriers sont bien doux, sans doute, à remporter:
Mais quelle audace à moi d'oser les disputer!
Qaoi ! j'irois sur le ton de ma lyre rustique
Faire jurer en vers une muse helvétique ' ;
Et, prêchant durement de tristes vérités.
Révolter contre moi les lecteurs irrités !
' D*après un passage des Confessions^ cette ëpître doit avoir été
faite à Lyon en 1741*
* CSe vers manque à l'édition de Genève. Dans l'édition de Poinçot,
on 38 vol. in-8% on lit :
Quoi ! j'irois, sur le ton de ma lyre criliqne ,
Faire la guerre au vice en style académique.
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 411
Plus heureux, si tu veux , eno^r que téméraire,
Quand me^fbibles talents trouveroient Fart de plaire;
Quand, des sifflets publics par bonheur préservés.
Mes vers des gens de goût pourroient être approuvés ,
Dis-moi sur quel sujet s exercera ma muse?
Tout poëte est menteur, et le métier Fexcuse ;
Il sait en mots pompeux faire d un riche fat
Un nouveau Mécénas , un pilier de Tétat.
Mais moi qui oonnois peu les usages de France ,
Moi, fier républicain que blesse Tarrogance,
Du riche impertinent je dédaigne Fappui,
S'il le faut mendier en rampant devant lui ;
Et ne sais applaudir qu à toi , qu au vrai mérite :
La sotte vanité me révolte et m'irrite.
Le riche me méprise, et, malgré son orgueil,
Nous nous voyons souvent à-peu'^près de même œil.
Mais , quelque haine en moi que le travers inspire,
Mon cœur sincère et franc abhorre la satire :
Trop découvert peut-être, et jamais criminel.
Je dis la vérité sans labreuver de fiel.
Ainsi toujours ma plume, implacable ennemie
Et de la flatterie et de la ialomnie , »
Ne sait point en ses vers trahii* la vérité ;
Et , toujours accordant un tri)>ut mérité ,
Toujours prête à donner des louanges acquises ,
Jamais d'un vil Crésus n'encensa les sottises.
O vous qui dans le sein d'une humble obscurité
Nourrissez les vertus avec la pauvreté.
Dont les désirs bornés dans la sage indigence
Digitized by
Google
4ia POÉSIES DIVERSES.
Méprisent sans orgueil une vaine abondance.
Restes trop précieux de ces antiques temps
Où des moindres apprêts nos ancêtres contents.
Recherchés dans leurs mœurs^simples dans leur parure,
Ne sentoient de besoins que ceux de la nature ;
Illustres malheureux, quels lieux habitez-vous?
Dites , quels sont vos noms? Il me sera trop doux
D'exercer mes talents à chanter votre gloire,
A vous éterniser au temple de mémoire ;
Et quand mes foibles vers n y pourroient arriver,
Ces noms si respectés sauront les conserver.
Mais pourquoi m'occuper d'une vaine chimère?
Il n'est plus de sagesse où régne la misère ;
Sous le poids de la faim le mérite abattu
Laisse en un triste cœur éteindre la vertu.
Tant de pompeux discours sur Theureuse indigence
M'ont bien l'air d'être nés du sein de l'abondance :
Philosophe commode, on a toujours grand soin
De prêcher des vertus dont on n'a pas besoin.
Bordes , cherchons ailleurs des sujets pour ma muse;
De la pitié qu'il fait souvent le pauvre abuse ,
Et ^ décorant du nom de sain(e charité
Les dons dont on nourrit sa vile oisiveté ,
Sous l'aspect des vertus que l'infortune opprime
Cache l'amour du vice et le penchant au crime.
J'honore le mérite aux rangs les plus abjects ;
Mais je trouve à louer peu de pareils sujets.
Non , célébrons plutôt l'innocente industrie .
Qui sait multiplier les douceurs de la vie ,
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 4i3
Et 9 salutaire à tous dans ses utiles soins ^
Par la route du luxe apaise les besoins.
C'est par cet art charmant que sans cesse enrichie
On voit briller au loin ton heureuse patrie '.
Ouvrage précieux, superbes ornements.
On diroit que Minerve, en ses amusements,
Avec Tor et la soie a d^une main savante
Formé de vos dessins la tissure élégante.
Turin, liOndres, en vain, pour vous le disputer,
Par de jaloux efforts veulent vous imiter :
Vos mélanges charmants, assortis par les grâces.
Les laissent de bien loin s'épuiser sur vos traces.
Le bon goût les dédaigne, et triomphe chez vous;
Et tandis qu entraînés par leur dépit jaloux
Dans leurs ouvrages froids ils forcent la nature ,
Votre vivacité , toujours brillante et pure,
Donne à ce qu elle pare un œil plus délicat ,
Et même à la beauté prête encor de Féclat.
Ville heureuse , qui &is Tomement de la France,
Trésor de l'univers, source de l'abondance,
Lyon , séjour charmant des enfants de Plutus ,
Dans tes tranquilles murs tous les aits sont reçus :
D'un sage protecteur le goût les y rassemble;
Apollon et Plutus, étonnés d être ensemble.
De leurs longs différents ont peine à revenir.
Et demandent quel dieu les a pu réunir.
On reconnoit tes soins, Pallu ' : tu nous ramènes
* Lia ville de Lyon.
' Intendant de Lyon.
Digitized by
Google
4i4 POESIES DIVERSES.
Les siècles renommés et de Tyr et d^Athènes :
De mille éclats divers Lyon brille à-la-fois»
Et son peuple opulent semble un peuple de rois.
Toi, digne citoyen de cette ville iUustre,
Tu peux contribuer à lui donner du lustre »
Par tes heureux talents tu pe«x la décorer.
Et c est lui faire un vol que de plus différer.
Comment oses-tu bien me proposer d'écrire.
Toi que Minerve même avoit pris soin d'instruire.
Toi de ses dons divins possesseur négligent.
Qui viens parler pour elle encore en loutrageant?
Ah ! si du feu divin qui brille en ton ouvrage
Une étincelle au moins eût été mon partage ,
Ma muse quelque jour, attendrissant les cœurs.
Peut-être sur la scène eût fait couler des pleurs.
Mais je te parle en vain : insensible à mes craintes ,
Par de cruels refus tu confirmes mes plaintes ,
Et je vois qu impuissante à fléchir tes rigueur; ,
Blanche * n a pas encore épuisé ses malheurs.
* Blanche de Bourbon, tra^^die de M. Bordes , qu'au grand regret
de ses amis il refbse constamment de mettre au théâtre *.
* EUe a été imprimée depuis, et bit partie de b coUectîoii de ses
hj9n , 1 783 1 4 vol* in-8*.
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 4i5
ÉPITRE
A M. PARISOT.
ACHEVÉE LE lO JUILLET I74a '•
Amiydaigne souffrir qu'à tes yeux aujourd'hui
Je dévoile ce cœur plein de trouble et d'ennui:
Toi qui connus jadis mon ame tout entière ,
Seul en qui je trouvois un ami tendre, un père,
Rappelle encor pour moi tes premières bontés ;
Rends tes soins à mon cœur, il les a mérités.
Ne crois pas qu alarmé par de frivoles craintes
De ton silence ici je te fasse des plaintes;
Que par de faux soupçons, indignes de tous deux,
Je puisse t accuser d'un mépris odieux.
Non , tu voudrois en vain t'obstiner à te taire :
Je sais trop expliquer ce langage sévère
Sur ce triste projet que je t'ai dévoilé;
Sans m'avoir répondu, ton silence a parlé.
Je ne m'excuse point dès qu'un ami me blâme;
Le vil orgueil n'est pas le vice de mon ame :
J'ai reçu quelquefois de solides avis
Avec txmté donnés , avec zèle suivis.
' n Tavoit faite en 1741^ pendant son séjour k Lyon. U Ki lut
chez madame de Beienval. V. Conf., liv. tii.
Digitized by
Google
4i6 POÉSIES DIVERSES.
J'ignore ces détours dont les vaines adresses
En autant de vertus transforment nos foiblesses ,
Et jamais mon esprit, sous de fausses couleurs ,
Ne sut à tes regards déguiser ses erreurs.
Mais qu il me soit permis , par un soin légitime ,
De conserver du moins des droits à ton estime:
Pèse mes sentiments , mes raisons , et mon choix ,
Et décide mon sort pour la dernière fois.
Né dans Tobscurité , j'ai fait dès mon enfance
Des caprices du sort la triste expérience;
Et s'il est quelque bien qu il ne m ait point ôté ,
Même par ses faveurs il ma persécuté.
Il ma fait naître libre , hélas ! pour quel usage?
Qu il ma vendu bien cher un si vain avantage!
Je suis libre en effet; mais de ce bien cruel
J ai reçu plus d'ennui que d'un malheur réel.
Ah ! s'il falloit un jour, absent de ma patrie,
Traîner chez l'étranger ma languissante vie ,
S'il falloit bassement ramper auprès des grands,
Que n'en ai-je appris l'art dès mes plus jeunes ans!
Mais sur d'autres leçons on forma ma jeimesse.
On me dit de remplir mes devoirs sans bassesse.
De respecter les grands, les magistrats, les rois,
De chérir les humains, et d'obéir aux lois :
Mais on m'apprit aussi qu'ayant par ma naissance
Le droit de partager la suprême puissance»
Tout petit que j'étois, foible, obscur citoyen»
Je faisois cependant membre du souverain;
Qu'il felloit soutenir un si noble avantage
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 417
Par le cœur d'un héros, par les vertus d'un sage ;
Qu'enfin la liberté , ce cher présent des cieux >
N'est qu'un fléau fatal pour les cœurs vicieux.
Avec le lait, chez nous, on suce ces maximes,
Moins pour s'enorgueillir de nos droits légitimes
Que pour savoir un jour se donner à-la-fois
Les meilleurs magistrats et les plus sages lois.
Vois-tu , me disoit-on , ces nations puissantes
Fournir rapidement leurs carrières brillantes ?
Tout ce vain appareil qui remplit l'univers
N'est qu'un frivole éclat qui leur cache leurs fers.
Par leur propre valeur ils forgent leurs entraves :
Ils font les conquérants , et sont de vils esclaves ;
Et leur vaste pouvoir , que l'art avoit produit.
Par le luxe bientôt se retrouve détruit.
Un soin bien différent ici nous intéresse ,
Notre plus grande force est dans notre foiblesse :
Nous vivons sans regret dans l'humble obscurité;
Mais du moins dans nos murs on est en liberté.
Nous n'y connoissons point la superbe arrogance ,
Nuls titres fastueux, nulle injuste puissance..
De sages magistrats , établis par nos voix ,
Jugent nos différents , fpnt observer nos lois.
L'art n'est point le soutien de notre répubhque :
Être juste est chez noua l'unique poUtique ;
Tous les ordres divers sans inégaUté ,
Gardent chacun le rang qui leur est affecté.
Nos chefs, nos magistrats, simples dans leur parure,
Sans étaler ici le luxe et la dorure,
MÉLANGES. 37
Digitized by
Google
4i8 POÉSIES DIVERSES.
Panni nous cependant ne sont point confondus :
Ils en sont distingués , mais c est par leurs vertus.
Puisse durer toujours cette union charmante !
Hélas ! on voit si peu de probité constante !
Il n est rien que le temps ne corrompe à la'fin ;
Tout, jusqu'à la sagesse , est sujet au déclin.
Par ces réflexions ma raison exaucée
M apprit à mépriser cette pompe insensée
Par qui Forgueil des grands bnlle de toutes parts »
Et du peuple imbécile attire les regards.
Mais qu'il m'en coûta cher quand , pour toute ma vie ,
La foi m'eut éloigné du sein de ma patrie ^
Quand je me vis enfin , sans appui , sans secours ,
A ces mêmes grandeurs contraint d avoir recours !
Non , je ne puis penser, sans répandre des larmes ,
A ces moments afireux , pleins de trouble et d'alarmes,
Où j'éprouvai qu'enfin tous ces beaux sentiments,
Loin d'adoucir mon sort , irritoient mes tourments.
Sans doute à tous les yeux la misère est horrible;
Mais pour qui sait penser elle est bien plus sensible.
A force de ramper un lâche en peut swtir :
L'honnête homme à ce prix n'y saurait consentir.
Encor si de vrais grands recevoient mon hommage ,
Ou qu'ils eussent du moins le mérite en partage,
Mon cœur par les respects noblement accordés
Reconnoltroit des dons qu'il n'a pas possédés:
Mais faudra-t-il qu'ici mon humble obéissance
De ces fiers campagnards nourrisse l'arrogance?
Quoi ! de vils parchemins , par faveur obtenus ,
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 4ig
Lieiir donneront le droit de vivre sans vertus !
Et malgré mes efforts , sans mes respects serviles ,
Mon zèle et mes talents resteront imitilès!
Ah ! de mes tristes jours voyons plutôt la fin
Que de jamais subir un si lâche destin.
CSes discours insensés troubloieut ainsi mon ame ;
Je les tenois alors ; aujourd'hui je les blâme :
De plus sages leçons ont formé mon esprit;
Mais de bien des malheurs ma raison est le fruit.
Tu sais y cher Parisot, quelle main généreuse
Vint tarir de mes maux la source malheureuse;
Tu le sais , et tes yeux ont été les témoins
Si mon cœur sait sentir ce qu U doit à ses soins.
Mais mon zélé enflammé peut-il jamais prétendre
De payer les bienBeûts de cette mère tendre?
Si par les sentiments on y peut aspirer,
Ahl du moins par les miens j ai droit de Fespérer.
Je puis compter pour peu ses bontés secourables :
Je lui dois d autres biens, des biens plus estimables,
Les biens de la raison , les sentiments du cœur,
Même par les talents quelques droits à Thonneur.
Avant que sa bonté , du sein de la misère ,
Aux plus tristes besoins eût daigné me soustraire,
J'étois un vil enfant, du sort abandonné ,
Peut-être dans la fange à périr destiné ,
Orgueilleux avorton , dont la fierté burlesque
Méloit comtquement lenfance au romanesque,
Aux bons faisoit pitié , fidsoit rii^e les fous ,
Et des sots quelquefois excitoit le courroux.
Digitized by
Google
4ao POÉSIES DIVERSES.
Mais les hommes ne sont que ce qu on les £sut être :
A peine-à ses regards j avois osé paroltre ,
Que, de ma bienfaitrice apprenant mes erreurs ,
Je sentis le besoin de corriger mes mœurs :
J abjurai pour toujours ces maximes féroces ,
Du préjugé natal fruits amers et précoces ,
Qui dès les jeunes ans , par leurs acres levains ,
Nourrissent la fierté des cœurs républicains ;
.) appris à respecter une noblesse illustre,
Qui même à la vertu sait ajouter du lustre.
Il ne seroit.pas bon dans la société
Qu il fïlt entre les rangs moins d'inégalité.
Irai-je faire ici^ dans ma vaine marotte ,
Le grand déclama teur> le nouveau don Quichotte?
Le destin sur la terre a réglé les états,
Et pour moi sûrement ne les changera pas.
Ainsi de ma raison si long-temps languissante
Je me formai dès-lors une raison naissante :
Par les soins d une mère incessamment conduit,
Bientôt de ses bontés je recueillis le fruit;
Je connus que sur-tout cette roideur sauvage
Dans le monde aujourd'hui seroit d'un triste usage;
La modestie alors devint chère à mon cœur;
J'aimai Thumanité, je chéris la douceur;
Et, respectant des grands le rang et la naissance ,
Je souffris leurs hauteurs , avec cette espérance
Que , malgré tout l'éclat dont ils sont revêtus ,
Je les pourrai du moins égaler en vertus.
Enfin , pendant deux ans , au sein de ta patrie ,
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 4a i
J'appris à cultiver les douceurs de la vie.
Du Portique autrefois la triste austérité
A mon goût peu formé méloit sa dureté :
Épictéte et Zenon , dans leur fierté stoïque ,
Me faisoient admirer ce courage héroïque
Qui , faisant des faux biens un mépris généreux ,
Par la seule vertu prétend nous rendre heureux.
Long-temps de cette erreur la brillante chimère
Séduisit mon esprit, roidit mon caractère;
Mais, malgré tant d'efforts, ces vaines fictions
Ont-elles de mon cœur banni les passions?
Il n est permis qu*à Dieu , qu à Tessence suprême,
D'être toujours heureuse , et seule par soi-même :
Pour rhomme, tel qu'il est pour l'esprit et le cœur,
Otez les passions, il n'est plus de bonheur.
C'est toi , cher Parisot , c'est ton commerce aimable ,
De grossier que j'étois , qui me rendit traitable :
Je reconnus alors combien il est charmant
De joindre à la sagesse un peu d'amusement.
Des amis plus pohs , un climat moins sauvage ,
Des plaisirs innocents m'enseignèrent l'usage:
Je vis avec transport ce spectacle enchanteur
Par la route des sens qui sait aller au cœur.
Le mien, qui jusqu'alors avoit été paisible ,
Pour la première fois enfin devint sensible :
L'amour, malgré mes soins , heureux à m'égarer.
Auprès de deux beaux yeux m'apprit à soupirer.
Bons mots, vers élégants, conversations vives,
Un repas égayé par d'aimables convives ,
Digitized by
Google
4aa POÉSIES DIVERSES.
Petits jeux de commerce et d où le chagrin fuit ,
Où, sans risquer la bourse , on délasse Tesprit;
En un mot y les attraits dune vie opulente,
Qu aux vœux de Fétranger sa richesse présente.
Tous les plaisirs du goût , le charme des beaux- arts,
A mes yeux enchantés brilloient de toutes parts.
Ce n'est pas cependant que mon ame égarée
Donnât dans les travers d'une mollesse outrée :
L'innocence est le bien le plus cher à mon cœur ;
La débauche et Texoès sont des objets d'horreur :
Les coupables plaisirs sont les tourments de l'ame,
Ils sont trop achetés s'ils sont dignes de blâme.
Sans doute le plaisir, pour être un bien réel,
Doit rendre l'homme heureux et non pas criminel:
Mais il n'est pas moins vrai que de notre carrière
Le ciel ne défend pas d'adoucir la misère ;
Et , pour finir ce point trop long-temps débattu ,
Bien ne doit être outré , pas même la vertu.
Voilà de mes erreurs un abrégé fidèle :
C'est à toi de juger, ami, sur ce modèle.
Si je puis f près des grands implorant de l'appui ,
A la fortune encor recourir aujourd'hui.
De la gloire est-il temps de rechercher le lustre?
Me voici presque au bout de mon sixième lustre :
La moitié de mes jours dans l'oubli sont passés ,
Et déjà du travail mes esprits sont lassés.
Avide de science, avide de sagesse,
Je n'ai point aux plaisirs prodigué ma jeunesse :
J'osai d'un temps si cher faire un meilleur emploi;
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 4^3
L'étude et la vertu furent la seule loi
Que je me proposai pour régler ma oondiliCe ;
Mais ce n est point par art cpi on acquiert du mérite :
Que sert un vain travail par le ciel dédaigné ,
Si de son but toujours on se voit éloigné?
Comptant par mes talents d'assurer JOna fortune ,
Je négligeai ces soins, cette brigue importune ^
Ce manège snbtil , par qui cent ignorants
Ravissent la fisiveur et les bien&its des grands.
Le succès cependant trompe ma confiance :
De mes foibles progrès je sens peu d espérance ;
Et je vois qu à juger par des effets si lents
Pour briller dans le monde il Êiut d autres talents.
Et, qu y ferois-je , moi, de qui Fabord timide
Ne sait point affecter cette audace intrépide ,
Cet air content de soi , ce ton fier et joli
Qui du rang des badauds sauve Thomme poli?
Faut-il donc aujourd'hui m en aller dans le monde
Vanter impudemment ma science profonde ,
Et y toujours en secret démenti par mon cœur,
Me prodiguer Fencens et les degrés d'honneur?
Faudra-t-il d'un dévot, affectant la grimaee.
Faire servir le ciel à gagner une place ,
Et, par l'hypocrisie assurant mes projets ,
Grossir l'heureux essaim de ces hommes parfaits ,
De ces humbles dévots , de qui la modestie
Compte par leurs vertus tous les jours de leur vie?
Pour glorifier Dieu leur bouche a tour^-tour
Quelque nouvelle grace à rendre chaque jour.
Digitized by
Google
424 POÉSIES DIVERSES.
Mais Forgueilleux en vain , d'une adresse chrétienne ,
Sous la gloire de Dieu veut étaler la sienne :
L'homme vraiment sensé fait le mépris qu^il doit
J)es mensonges du fat, et du sot qui les croit.
Non y je ne puis forcer mon esprit , né sincère ,
A déguiser ainsi mon propre caractère;
Il en coûteroit trop de contrainte à mon cœur:
A cet indigne prix je renonce au bonheur.
D ailleurs il &udroit donc , fils lâche et mercenaire ,
Trahir indignement les bontés d'une mère ,
Et , payant en ingrat tant de bienfaits reçus ,
Laisser à d auti^es mains les soins qui lui sont dus.
Ah! ces soins sont trop chers à ma reconnoissance:
Si le ciel n a rien mis de plus en ma puissance,
Du moins d'un zélé pur les vœux trop mérités
Par mon cœur chaque jour lui seront présentés.
Je sais trop, il est vrai , que ce zélé inutile
Ne peut lui procurer un destin plus tranquiUe :
En vain dans sa langueur je veux la soulager;
Ce n'est pas les guérir que de les partager.
Hélas ! de ses tourments le spectacle funeste
Bientôt de mon courage étouiffera le reste :
C'est trop lui voir porter, par d'étemels efforts ,
Et les peines de l'ame et les douleurs du corps.
Que lui sert de chercher dans cette solitude
A fuir l'édat du monde et son inquiétude ,
Si jusqu'en ce désert , à la paix destiné.
Le sort lui donne encore , à lui nuire acharné ,
D'un affreux procureur le voisinage horrible.
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 4^5
Nourri d'encre et de fiel , dont la griffe terrible
De ses tristes voisins est plus crainte cent fois
Que le hussard cruel du pauvre Bavarois?
Mais c est trop t'accabler du récit de nos peines :
Daigne me pardonner, ami , ces plaintes vaines ;
C'est le dernier des biens permis aux malheureux
De voir plaindre leurs maux par les cœurs généreux.
Telle est de mes malheurs la peinture naïve.
Juge de l'avenir sur cette perspective ;
Vois si je dois encor, par des soins impuissants,
Offrir à la fortune un inutile encens.
Non , la gloire n'est point l'idole de mon ame;
Je n'y sens point brûler cette divine flamme
Qui , d'un génie heureux animant les ressorts y
Le force à s'élever par de nobles efforts.
Que m'importe après tout ce que pensent les hommes?
Leurs honneurs, leurs mépris font-ils ce que nous sonunes ?
Et qui ne sait pas l'art de s'en faire admirer
A la félicité ne peut-il aspirer?
L'ardente ambition a l'éclat en partage ,
Mais les plaisirs du cœur font le bonheur du sage.
Que ces plaisirs sont doux à qui sait les goûter!
Heureux qui les connott et sait s*en contenter !
Jouir de leurs douceurs dans un état paisible ,
C'est le plus cher désir auquel je suis sensible.
Un bon livre , un ami , la liberté , la paix ^
Faut-il pour vivre heureux former d'autres souhaits?
Les grandes passions sont des sources de peine :
J'évite les dangers où leur penchant entraine;
Digitized by
Google
426 POÉSIES DIVERSES.
Dans leurs pièges adroits si Ton me voit tomber,
Du moins je ne fais pas gloire d'y succomber.
De mes égarements mon cœur n est point complice;
Sans être vertueux je déteste le vice ;
Et le bonheur en vain s obstine à se cacher,
Puisqu enfin je connois où je dois le chercher.
m^%/^-*/%/%'%/%/%,'%/%^'\^%/*/%/%/*i'%f%/%/%^^/%f%M/9^V**,%*%t^'%
L'ALLÉE DE SYLVIE'.
Qu à m'égarer dans ces bocages
Mon cœur goûte de voluptés !
Que je me plais sous ces ombrages !
Que j aime ces flots argentés!
Douce et charmante rêverie^
SoUtude aimable et chérie,
Puissiez-vous toujours me charmer 1
De ma triste et lente carrière
Rien n adoudroit la misère
Si je cessois de vous aimer.
Fuyez de cet heureux asile ,
Fuyez de mon ame tranquille,
Vains et tumultueux projets;
Vous pouvez promettre sans cesse
Et le bonheur et la sagesse,
Mais vous ne les donnez jamais.
' * Nom d'une des allées du beau parc de ChenoDceauX) où Rousseau
roBiposa cette pièce de veri en i747' ( Note de M. Musset-Pathay.)
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 427
Quoi ! rhomme ne pourra-t-il vivre,
A moins que son cœur ne se livre
Aux soins d un douteux avenir?
Et si le temps coule si vite ,
Au lieu de retarder sa fuite ,
Faut-il encor la prévenir?
Oh! quavec moins de prévoyance
La vertu, la simple innocence.
Font des heureux à peu de frais !
Si peu de bien suffit au sage ,
Qu avec le plus léger partage
Tous ses désirs sont satisfaits.
Tant de soins , tant de prévoyance ,
Sont moins des fruits de la prudence
Que des fruits de Fambition.
L'homme content du nécessaire
Craint peu la fortune contraire,
Quand son cœur est sans passion.
Passions , source de délices ,
Passions, source de supplices;
Cruels tyrans , doux séducteurs ,
Sans vos fureurs impétueuses ,
Sans vos amorces dangereuses ,
La paix seroit dans tous les cœurs.
Malheur au mortel méprisable
Qui dans son ame insatiable
Nourrit Fardente soif de For î
Que du vil penchant qui Fentratne
Chaque instant il trouve la peine
Digitized by
Google
428 POÉSIES DIVERSES.
Au f3nd même de son trésor \
Malheur à Tame ambitieuse
De qui Tinsolence odieuse
Veut asservir tous les humains !
Qu'à ses rivaux toujours en butte ,
L abyme apprêté pour sa chute
Soit creusé de ses propres mains !
Malheur à tout homme farouche ,
A tout mortel que rien ne touche
Que sa propre félicité !
Qu il éprouve dans sa misère »
De la part de son propre frère ,
La même insensibilité \
Sans doute un cœur né pour le crime
Est fait pour être la victime
De ces affreuses passions ;
INlais jamais du ciel condamnée
On ne vit une ame bien née
Céder à leurs séductions.
Il en est de plus dangereuses,
I>e qui les amorces flatteuses
Déguisent bien mieux le poison ,
Et qui toujours , dans un cœur tendre,
Commencent à se &ire entendre
En faisant taire la raison :
Mais du moins leurs leçons charmantes
N'imposent que d'aimables lois;
La haine et ses foreurs sanglantes
S'endorment à leur douce voix.
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 429
Des sentiments si légitimes
Seront-ils toujours combattus?
Nous les mettons au rang des crimes ,
Us devroient être des vertus.
Pourquoi de ces penchants aimables
Le ciel nous fait-il un tourment?
Il en est tant de plus coupables
Qu'il traite moins sévèrement !
O discours trop remplis de charmes ,
Est-ce à moi de vous écouter?
Je fais avec mes propres armes
Les maux que je veux éviter.
Une langueur enchanteresse
Me poursuit jusqu en ce séjour >
J y veux moraliser sans cesse ,
Et toujours j'y songe à Famour.
Je sens qu une ame plus tranquille ,
Plus exempte de tendres soins ,
Plus libre en ce charmant asile ,
Philosopheroit beaucoup moins.
Ainsi du feu qui me dévore
Tout sert à fomenter Fardeur :
Hélas ! n'est-il pas temps encore
Que la paix régne dans mon cœur?
Déjà de mon septième lustre
Je vois le terme s'avancer;
Déjà la jeunesse et son lustre
Chez moi commence à s'efiacer.
La triste et sévère sagesse
Digitized by
Google
43o POÉSIES DIVERSES.
Fera bientôt fuir les amours ,
Bientôt la pesante vieillesse
Va succéder à mes beaux jours.
Alors les ennuis de la vie
Chassant Faimable volupté»
On verra la philosoj^ne
Sattre de la nécessité ;
On me verra par jalousie
Prêcher mes caduques vertus,
Et souvent blâmer par envie
Les plaisirs que je n aurai plus.
Mais j malgré les glaces de Tâge ,
Raison, malgré ton vain effort,
Le sage a souvent fait naufrage
Quand il croyoit toucher au port.
O sagesse, aimable chimère,
Douce illusion de nos cœurs ,
C'est sous ton divin caractère
Que nous encensons nos erreurs.
Chaque homme t'habille à sa mode ;
Sous le masque le plus commode
A leur propre félicité
Us déguisent tous leur fbiblesse,
Et donnent le nom de sagesse
Au penchant qu ils ont adopté.
Tel , chez la jeunesse étourdie ,
Le vice instruit par la folie,
Et d'un feux titre revêtu ,
Sous le nom de philosophie ,
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 43i
Tend des pièges à la vertu.
Tel , dans une route contraire ,
On voit le fanatique austère
En guerre avec tous ses désirs ,
Peignant Dieu toujours en colère,
Et ne s attachant, pour lui plaire ,
Qu'à fuir la joie et les plaisirs.
Ah ! s'il existoit un vrai sage ,
Que , différent en son langage ,
Et plus différent en ses mœurs ,
Ennemi des vils séducteurs,
D une sagesse plus aimable ,
D'une vertu plus sociable,
Il joindroit le juste miUeu
A cet hommage pur et tendre
Que tous les coeurs auroient dû rendre
Aux grandeurs, aux bienbits de Dieu!
ÉPITRE
A M. DE L'ÉTANG,
VIGAIRK Dl MAROOUSaU *.
En dépit du destin jaloux ,
Cher abbé, nous irons chez vous.
Dans votre franche politesse,
Dans votre gaieté sans rudesse,
' * Marcoussis est un village près de Monllhéry, à six lieues de
Digitized by
Google
432 POÉSIES DIVERSES.
Parmi vos bois et vos coteaux
Nous iroDs chercher le repos,
Nous irons chercher le remède
Au triste ennui qui nous possède ,
A ces affreux charivaris y
A tout ce fracas de Paris.
O ville où régne Farrogance ,
Où les plus grands fripons de France
Régentent les honnêtes gens ,
Où les vertueux indigents
Sont des objets de raillerie;
Ville où la charlatanerie,
Le ton haut, les airs insolents,
Écrasent les humbles talents
Et tyrannisent la fortune ;
Ville où Fauteur de Rodogune
A rampé devant Chapelain ;
Où d'un petit magot vilain
L'amour fit le héros des belles ;
Où tous les roquets des ruelles
Deviennent dés hommes d'état ;
Où le jeune et beau magistrat
Étale, avec les airs d'un fat,
Sa perruque pour tout mérite ;
Où le savant , bas parasite ,
Chez Aspasie ou chez Phryné,
Paris. Jean-Jacques y alloit quelquefois avec Thërèsie et sa mère.
Confessions, liv. viii. Cette epitre fîit faite en 1751. (Note de
M. Musset-Pathay.)
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 433
Vend de Fesprit pour un dîné :
Paris , malheureux qui t'habite I
Mais plus malheureux mille fois
Qui tliabite de son pur choix,
Et dans un climat plus tranquille
Ne sait point se faire un asile
Inabordable aux noirs soucis ,
Tel qu à mes yeux est Marcoussis !
Marcoussis qui sait tant nous plaire;
Marcoussis dont pourtant j'espère
Vous voir partir un beau matin
Sans vous en pendre de chagrin !
Accordez donc, mon cher vicaire.
Votre demeure hospitaUère
A gens dont le soin le plus doux
Est d aller passer près de vous
Les moments dont ils sont les maîtres.
Nous connoissons déjà les êtres
Du pays et de la maison ;
Nous en chérissons le patron ,
Et désirons, s'il est possible ,
Qu'à tous autres inaccessible.
Il destine en notre faveur
Son loisir et sa bonne humeur.
De plus, prières des plus vives
D'éloigner tous fSàcheux convives ,
Taciturnes , mauvais plaisants ,
Ou beaux parleurs , ou médisants.
Point de ces gens que Dieu confonde ,
MÉLANGES. a8
Digitized by
Google
434 POÉSIES DIVERSES.
De ces sots dont Paris abonde ,
Et qu on y nomme beaux esprits ,
Vendeurs de fumée à tout prix
Au riche faquin qui les gâte ,
Vils flatteurs de qui les empâte ,
Plus vils détracteurs du bon sens
De qui méprise leur encens.
Point de ces fades petits-mattres ,
Point de ces hobereaux champêtres
Tout fiers de quelques vains aïeux
Presque aussi méprisables qu'eux.
Point de grondeuses pies-griéches,
Voix aigre , teint noir, et mains sèches ;
Toujours syndiquant les appas
Et les plaisirs qu elles n ont pas;
Dénigrant le prochain par zélé ,
Se donnant à tous pour modèle ,
Médisantes par charité ,
Et sages par nécessité.
Point de Crésus , point de canaille ;
Point sur-tout de cette racaille
Que l'on appelle grands seigneurs.
Fripons sans probité, sans mœurs,
Se raillant du pauvre vulgaire
Dont la vertu Ëiit la chimère ,
Mangeant fièrement notre bien ;
Exigeant tout , n accordant rien ,
Et dont la fausse politesse ,
Rusant, patelinant sans cesse,
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 435
N'est qu'un piège adroit pour duper
Le sot qui s'y laisse attraper.
Point de ces fendants militaires
A lair rogue , aux mines altières.
Fiers de commander des goujats ,
Traitant chacun du haut en bas ,
Donnant la loi , tranchant du mattre ,
Bretailleurs, ianferons peut-être,
Toujours prêts à battre ou tuer ,
Toujours parlant de leur métier,
Et cent fois plus pédants , me semble ,
Que tous les ergoteurs ensemble.
Loin de nous tous ces ennuyeux.
Mais si , par un sort plus heureux ,
Il se rencontre un honnête homme
Qui d aucun grand ne se renomme ,
Qui soit aimable comme vous ,
Qui sache rire avec les fous ,
Et raisonner avec le sage ,
Qui n affecte point de langage ,
Qui ne dise point de bon mot ,
Qui ne soit pas non plus un sot ,
Qui soit gai sans ckercher à Tétre ,
Qui soit instruit sans le parottre,
Qui ne rie que par gaieté ,
Et jamais par malignité ,
De mœurs droites sans être austères ,
Qui soit simple dans ses manières ,
Qui veuille vivre pour autrui ,
Digitized by
Google
436 POÉSIES DIVERSES.
Afin qu on vive aussi pour lui;
Qui sache assaisonner la table
D appétit , dliunieur agréable;
Ne voulant point être admiré,
Ne voulant point être ignoré ,
Tenant son coin comme les autres.
Mêlant ses folies aux nôtres ,
Raillant sans jamais insulter.
Raillé sans jamais s'emporter,
Aimant le plaisir sans crapule,
Ennemi du petit scrupule.
Buvant sans risquer sa raison ,
• Point philosophe hors de saison ;
En un mot d W tel caractère
Qu avec lui nous puissions nous plaire,
Qu avec nous il se plaise aussi :
S'il est un homme fait ainsi.
Donnez-le-nous , je vous supplie ,
Mettez-le en notre compagnie ;
Je brûle déjà de le voir.
Et de Taimer, c est mon devoir;
Mais c'est le vôtre, il faut le dire,
Avant que de nous le produire.
De le connoître. C'est assez ;
Montrez-le-nous si vous osez.
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 437
IMITATION LIBRE
D^UNE CHANSON ITALIENNE
f)E MÉTASTASE'.
Grâce à tant de tromperies ,
Grâce à tes coquetteries ,
Nice, je respire enfin.
Mon cœur, libre de sa chaîne^
Ne déguise plus sa peine;
Ce n'est plus un songe vain.
Toute ma flamme est éteinte :
Sous une colère feinte
L'amour ne se cacbe plus.
Qu on te nomme en ton absence ,
Qu on t adore en ma présencev
Mes sens n'en sont point émus»
En paix sans toi je sommeiUe ;
Tu n es plus, quand je m'éveille ,
Le premier de mes désirs.
' * M. de NiTemois a réclamé cette pièce , qui n a été attribuée à
Rousseau que par les premiers éditeurs de ses Œuvres. Jean-Jacques
ne s'est jamais donné pour en être Tauteur. On ignore Tépoque où
elle fut composée. (Note^de M. Mnsset-Pathay.)
Digitized by
Google
438 POÉSIES DIVERSES.
Rien de ta part ne m'agite ;
Je t aborde et je te quitte
Sans regrets et sans plaisirs.
Le souvenii* de tes charmes ,
Le souvenir de mes larmes,
Ne fiait nul effet sur moi.
Juge enfin comme je t'aime :
Avec mon rival lui-même
Je pour rois parler de toi.
Sois fière, sois inhumaine,
Ta fierté n est pas moins vaine
Que le seroit ta douceur.
Sans être ému je t'écoute ,
Et tes yeux n ont plus de route
Pour pénétrer dans mon cœur.
D'un mépris , d'une caresse ,
Mes plaisirs ou ma tristesse
Ne reçoivent plus la loi.
Sans toi j'aime les bocages;
L'horreur des antres sauvages
Peut me déplaire avec toi.
Tu me parois encor belle ;
Mais, Nice, tu n'es plus celle
Dont mes sens sont enchantés.
Je vois , devenu phis sage ,
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 439,
Des défisiuts sur ton visage
Qui me sembloient des beautés.
Lorsque je brisai ma chaîne »
Dieux ! que j'éprouvai de peine !
Hélas ! je crus en mourir :
Mais , quand on a du courage ,
Pour se tirer d esclavage
Que ne peut-on point souffrir?
Ainsi du piège perfide
Un oiseau simple et timide
Avec effort échappé ,
Au prix des plumes qu'il laisse,
Prend des leçons de sagesse
Pour n'être plus attrapé.
Tu crois que mon cœur t adore ,
Voyant que je parle encore
Des soupirs que j'ai poussés :
Mais tel , au port qu'il désire ,
Le nocher aime à redire
Les périls qu'il a passés.
Le guerrier couvert de gloire
Se plaît, après la victoire,
A raconter ses exploits ;
Et l'esclave , exempt de peine ,
Montre avec plaisir la chaîne
Qu il a traînée autrefois.
Digitized by
Google
44o POÉSIES DIVERSES.
Je m'exprime sans contrainte;
Je ne parle point par feinte ,
Pour que tu m'ajoutes foi ;
Et, quoi que tu puisses dire,
Je ne daigne pas m mstruire
Gomment tu parles de moi.
Tes appas , beauté trop vaine ,
Ne te rendront pas sans peine
Un aussi fidèle amant.
Ma perte est moins dangereuse ;
Je sais qu une autre trompeuse
Se trouve plus aisément.
ÉNIGME.
Enfant de'lart, en&nt de la nature,
Sans prolonger les jours j empêche de mourir :
Plus je suis vrai, plus je fais d'imposture ;
Et je deviens trop jeune à force de vieillir.
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 44i
YERS
A MADEMOISELLE THÉODORE',
QUI RE PAlkLOIT JAMAIS A l'AUTSUR QUE DE MUSIQUE.
Sapho , j entends ta voix brillante
Pousser des sons jusques aux deux;
Ton chant nous ravit, nous enchante;
Le Maure ne chante pas mieux.
Mais quoi ! toujours des chants ! crois-tu que Tharmonie
Seule ait droit de borner tes soins et tes plaisirs?
Ta voix, en déployant «a douceur infinie,
Veut en vain sur ta bouche arrêter nos désirs;
Tes yeux charmants en inspirent mille autres ,
Qui méritoient bien mieux d occupc^r tes loisirs.
Mais tu n es point , dis-tu , sensible à nos soupirs ,
Et tes goûts ne sont point les nôtres.
Quel goût trouves-tu donc à de frivoles sons?
Ah! sans tes fiers mépns^ sans tes rebuts sauvages,
Cette bouche charmante auroit d'autres usages
Bien plus déUcieux que de vaines chansons.
Trop sensible au plaisir, quoi que tu puisses dire,
Parmi de froids accords tu sens peu de douceur;
Mais entre tous les biens que ton ame désire,
' * Mademoiselle Théodore étoitde l'Académie Royale de musique.
Digitized by
Google
44^ POÉSIES DIVERSES.
En est-il de plus doux que les plaisirs du cœur?
Le mien est délicat, tendre , empressé , fidèle ,
Fait pour aimer jusqu'au tombeau.
Si du parfait bonheur tu cherches le modèle,
Aime-moi seulement, et laisse là Rameau.
'^■K/%^^f%/^-\/*/%'%/%f%, V«>X -%/«/%'«
EPITAPHE
DE DEUX AMANTS QUI SB SONT TU^ k SAINT-F.TIERHE EU FOAEZ,
AU MOIS DE lUIV 1770.
Gi-gisent deux amants : Tun pour Fautre ils vécurent,
L'un pourlautre ils sontmorts,etlesloisenmurmurent.
La simple piété n'y trouve qu'un forfait;
Le sentiment admire , et la raison se tait.
STROPHES
Ajoutées à celles dont se compose le Siècle pastobal, idylle
de Gresset ' .
Mais qui nous eût transmis l'histoire
De ces temps de simplicité?
' * Rousseau a mis cette idylle en musique ; elle fait partie du
recueil de ses romances gravées. Les trois strophes qu'il y a ajoutées
ont été évidemment composées pour faire suite à ravant-demièrc
des strophes de Gresset , et remplacer la dernière, qui présentoit à
Digitized by
Google
POÉSIES DIVERSES. 443
Étoit-ce au temple de mémoire
Qu'ils gravoient leur félicité?
La vanité de lart d^écrire
L'eût bientôt fait évanouir ;
Et, sans songer à le décrire,
Ils se contentoient d'en jouir.
Des traditions étrangères
£n parlent sans obscurité ;
Mais dans ces sources mensongères
Ne cherchons point la vérité.
Cherchons-la dans le cœur des hommes,
Dans ces regrets trop superflus
Qui disent dans ce que nous sommes
Tout ce que nous ne sommes plus.
rimagination de'notre philosophe une idëe trop chagrine. Voici ces
deux strophes :
Ne peins-je point une chimère?
Ce charmant siècle a-t-il été?
D'un auteur témoin oculaire
En sait-on la réalité?
J'ouTre les fastes : sur cet âge
Par-tout je trouTe des regrets ;
Tous ceux qui m'en offrent l'image
Se plaignent cTétre nés après.
J'y lis que la terre fot teinte
Du sang de son premier berger;
Depuis ce jour, de maux atteinte ,
Elle s'arma pour le Tenger.
Ce n'est donc qu'une belle fable?
N'enTÏons rien à nos aïeux.
En tout temps l'homme fut coupable ,
En tout temps il fîit malheureux.
(Note de M. Musset Pathay.)
Digitized by
Google
444 POÉSIES DIVERSES,
Qu un savant des fastes des âges
Fasse la règle de sa foi ;
Je sens de plus sûrs témoignages
De la mienne au-dedans de moi.
Ah! qu'avec moi le ciel rassemble y
Apaisant enfin son courroux,
Un autre cœur qui me ressemble ;
L âge d'or renaîtra pour nous.
VERS
SUR LA FEMME.
Objet séduisant et funeste ,
Que j adore et que je déteste ;
Toi que la nature embellit
Des agréments du corps et des dons de Tesprit ,
Qui de rhomme fais un esclave y
Qui t'en moques quand il se plaint y
Qui laccables quand il te craint,
Qui le punis quand il te brave ;
Toi dont le front doux et serein
Porte le plaisir dans nos fêtes ;
Toi qui soulèves les tempêtes
Qui tourmentent le genre humain ;
Être ou chimère inconcevable ,
Abyme de maux et de bieus ,
Digitizéjd by
Google
POÉSIES DIVERSES. 445
Seras-tu donc toujours la source inépuisable
De nos mépris et de nos entretiens?
BOUQUET
D'UN ENFANT A SA MÈRE.
Ce n est point en o£Erant des fleurs
Que je veux peindre ma tendresse ;
De leur parfum , de leurs couleurs ,
En peu d 'instants le charme cesse.
La rose naît en un moment ,
En un moment elle est flétrie :
Mais ce que pour vous mon cœur sent
Ne finira qu'avec la vie.
'»'^<*/^^»*»%%'»<*'</^/»-*^%/%.v%^^/%/»<%<%/v'%/»«^^/v^i/%/v
INSCRIPTION
MISE AU BAS D*Uir PORTRAIT DB. FRÉDÉRIC II.
Il pense en philosophe, et se conduit en roi.
Derrière F estampe:
La gloire , l'intérêt ; voilà son dieu , sa loi.
Digitized by
Google
446 POÉSIES DIVERSES.
QUATRAIN
A MADAME DDPIN '
Raison, ne sois point éperdue ,
Près d'elle on te trouve toujours ;
Le sage te perd à sa vue ,
Et te retrouve en ses discours.
QUATRAIN
Mis par lui-même au-dessous d*un de ces nombreux portraits qui
portoient son nom, et dont il ëtoit ai mécontent '.
Hommes savants dans Fart de feindre,
Qui me prêtez des traits si doux,
Vous aurez beau vouloir me peindre ,
Vous ne peindrez jamais que vous.
* * Il a été publie dans la Décade philotophique, comme étant de
Rousseau.
' * Voyez le second Dialogue de Rousseau juge de Jean^acques.
Digitized by
Google
TABLE
DES MATIERES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
Atamt-propos de l'éditeur. Page i
Économie politique, article extrait de rEncyclopédie, pour laquelle
il avoit été composé. 3
Mémoire à S. E. monsei(jneur le (gouverneur de Savoie. 78
Traduction de Fode de J. Puthod. 81
RÉPONSE au Mémoire anonyme, etc. 91
Projet pour Tëducation de M. de Sainte-Marie. 107
Mémoire à M. Boudet. iSg
Le Persifleur. i47
Traduction du premier Livre de Tacite- 161
Traduction de TApocolckintosis. a 49
La Reine Fant-isque. 378
Notes en réfutation du lâvrc de F Esprit, d'Helvétius. 3oi
Le Lévite d*Ephrajn. Si 7
Lettres à Sara. 347
VuiON de Pierre de La Montag^ne. 36 1
Olinde et SopHRONiE 375
POÉSIES DIVERSES.
Avertissement sur le Ver(;er des Gharmette)». 396
Le Veroer des Charmettes. 397
Virelai à madame la baronne de Warens. 4^5
Fragment d*une Épitre à M. Bordes. 4^^6
Vers pour madame de Fleurieu. 4^9
Épitre à M. Bordes. 4 < o
Épitre à M. Parisot. 4 ' ^
L'Allée de Sylvie. 4^^
Épitre à M. de TÉtang. 4^i
Digitized by
Google
448 TABLE DES MATIÈRES.
Imitatioii libre d'une Chanson itatienne de Métastase. Page 4^7
ÉVIOMB. 44^
Vers à mademoiselle Théodore. 44 >
Épitaphb de deux amants. 44^
Strophes ajoutées à une idylle de Gresset. ibid.
Vers sur la femme. 444
Bouquet d*un enfant à sa mère. 44^
Inscription pour un portrait de Frédéric U. ibid.
QuATRADi à madame Dupin. 44^
QuATRADf pour un de sa portraits. ilnd.
FIN DE LA TABLE.
Digitized by
Google
Digitized by
Google
Digitized by
Goo
^
iH^
Digitized by
Google
Digitized by
Google
Digitized by
Google ^^^
RFTURN TO DESK FROM WmCH BOKROVtTBD
ClRCULATiO^; DtPARTMENT
Thîs book is due on die lest date stamped below, or
on die date to ^vraidi lenewed.
[ books are subject to immédiate recalL
-m^
Asm
< »
mm. ^^^n
iw fcML mi?T^
ttlAlWrs
LD21— 32m — 1/75
(S3845L)4970
General Library
UaÎTersicy of California
Berkeley
Digitized by
Google
u.c. BERKELEY LIBRARIES
C0a*lb01A5b
Digitized by
Google