Skip to main content

Full text of "Oeuvres complètes de J. J. Rousseau"

See other formats


This is a digital copy of a book that was preserved for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project 
to make the world's books discoverable online. 

It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject 
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books 
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that 's often difficult to discover. 

Marks, notations and other marginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book' s long journey from the 
publisher to a library and finally to y ou. 

Usage guidelines 

Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the 
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to 
prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying. 

We also ask that y ou: 

+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for 
Personal, non-commercial purposes. 

+ Refrain from automated querying Do not send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine 
translation, optical character récognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the 
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help. 

+ Maintain attribution The Google "watermark" you see on each file is essential for informing people about this project and helping them find 
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. 

+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just 
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other 
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can't offer guidance on whether any spécifie use of 
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner 
any where in the world. Copyright infringement liability can be quite severe. 

About Google Book Search 

Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers 
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web 



at |http : //books . google . corn/ 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



OEUVRES 

COMPLÈTES 



DE 



J. J. ROUSSEAU. 



TOME XII. 



Digitized by 



Google 



lUPBIMEniE DE JULES DIDOT AIKÉ, 

rue Jtt Ponx-dc-Lodi , u** 6. 



Digitized by 



Google 



pazû3o 
ŒUVRES vJ2 



COMPLÈTES 

DE 



J. J. ROUSSEAU 

«, 

AVEC 

DES ÉCLAIBCISSEMENTS ET DES NOTES HISTORIQUES 

PAR P. R. AUGUIS. 



MÉLANGES. 




jh ' 



A PARIS 

CHEZ DALIBON, LIBRAIRE 

DE S. A. S. MONSEIGNEUR LE DUC DE NEMOURS, 

PALAIS-MOTAL, OALERIB DE NRMOOnS. 

MDCCC. XXIV. 



Digitized by 



Google 



GIFT ÛF 
/'^/u ^^J ^4.A T^^r «^ 



•': .•• •• 



Digitized by 



Google 



AVANT-PROPOS. 



Les morceaux qui composent ce volume sont au 
nombre de trente-quatre, dont quinze en prose, et 
dix-neuf en vers. Le premier et le plus considérable 
est l'article sur TÉconomie Politique que Jean-Jacques 
avoit composé pour TEncycIopédie. Pour apprécier ce 
morceau il faut se rappeler qu'Adam Smitli n'avoit 
pas encore publié son Traité de la Richesse des Nations ; 
et que l'économie politique n'étoit encore qu'une 
science commencée, sans régies, ni principes; c'étoit 
une science occulte, comme l'alchimie, qui n'avoit que 
des adeptes*, dont le mot de reconnoissance étoit produit 
net II n'est donc pas étonnant qu'aujourd'hui que 
Féconomie politique est devenue un instrument de 
gouvernement, un moyen d'appréciation des ressources 
et des besoins de chaque peuple, la pierre de touche 
des impôts, si j'ose me servir de cette expression, 
l'article de l'Encyclopédie soit en arrière de la science. 
G^est le sort commun de tous les ouvrages écrits sur 
des sciences qui n'étoient pas encore faites elles-mêmes 
à l'époque où ils ont été composés. 

Si Rousseau en écrivant son article d'économie po- 
litique ne hâta pas le développement de cette science, 
c'est moins parcequ'il n'en sentit pas l'importance 
que parceque le moment d'en fadre l'application n'étoit 
pas encore arrivé. Vers le milieu du dix -huitième 

MÉLARGES. .1 



M109207 Digitized by GOOgk 



ij AVANT-PROPOS: 

siècle , quelques philosophes anglois dirigèrent parti- 
culièrement leurs études vers Féconomie politique , 
science importante, qui devoit sur-tout être étudiée 
dans un' pays qui doit à son commerce , à ses manu- 
factures, la prospérité dont il jouit. Adam Smith eut le 
grand mérite de porter sur une matière neuve la clarté 
nécessaire pour la rendre intelligible à toutes les classes 
de lecteurs.Son Traité de la Richesse des Nations répond 
parfeitement au titre. Il y sème une multitude de 
connoissances; Tesprit le plus étendu s'y développe. 
Cet ouvrage a donné naissance à une foule d'écrits que 
les hommes d'état peuvent consulter, et qui souvent 
sont plus médités par le philosophe que par ceux qui 
gouvernent. Ces sortes de productions font naître de 
singulières réflexions; Ton s'aperçoit en les lisant que 
les principaux véhicules de la richesse , de la prospérité 
publique , sont ignorés des esprits même les plus cul- 
tivés, et que ce qui est regardé par les uns conune une 
cause certaine de bonheur pour les peuples est en- 
visagé par d'autres comme problématique. Si l'on ne 
peut douter qu'une Providence, aussi active dans sa 
marche que sage dans ses moyens, ne préside au gou- 
vernement du monde physique et moral, l'on peut 
croire que les sociétés humaines n'ont pour Providence 
qu'une espèce de hasard, et que souvent des effets 
merveilleux résultent d'une cause infiniment aveugle. 
Adam Smith s'est contenté d'envisager l'esclavage sous 
le rapport de l'économie poUtique, et de prouver que 
le travail d'un serf étoit plus cher que celui de l'homme 
libre. Cette considération commerciale suffisoit à son 



Digitized by 



Google 



AVANT-PROPOS. iij 

plan: le paisible David Hume, à qui Ton ne peut 
supposer ni une humanité bien tendre , ni un enthou- 
siasme bien ardent, parle beaucoup des esclaves dans 
son Traité si|r la Population , et prouve froidement que 
le régime qui les établit, ou qui les maintient, trompe 
rintérét public. Montesquieu a écrit quelques chapitres 
sur l'administration publique considérée dans ses rap- 
ports avec les lois , mais avec sa supériorité ordinaire; 
il accable de lumière et de surprise le lecteur qui sait 
Tentendre. Gibbon, dans son magnifique tableau de la 
décadence «t de la chute de Tempire romain, nous 
montre le pouvoir sans frein comme sans titre s'anéan- 
tissant chez les Italiens par Theureuse influence du 
commerce et de la liberté politique. Jean-Jacques s'est 
arrêté sur les besoins de Tbomme constitué en état de 
société; et s'il avoit traité la matière dans toute son 
étendue, qui eût osé Taborder après lui? 

Cet habile écrivain, que recommandent à une admi- 
ration éclairée toutes les perfections du style, avoit 
préludé au grand art d'écrire par des études fortes et 
hardies. Tacite fut l'un des athlètes avec lesquels il se 
plut à essayer ses forces. L'historien latin avoit aux 
yeux de Jean-Jacques le mérite de rappeler, par la ri- 
goureuse majesté de son style, des siècles efiacés; de 
peindre Tamitié» Théroïsme, le courage, lorsque la 
crainte bannissoit et l'exercice et l'éloge de la vertu. 
Tacite fait de la vie d'Agricola l'apothéose d'un grand 
homme, et le manifeste des affections iTun sublime 
écrivain. S'il retrace des temps plus éloignés, il livre à 
l'horreur la sombre politique des Tibère, l'exti^ava* 



Digitized by 



Google 



iv AVANT-PROPOS, 

gànce des Néron; il condamne au mépris les idoles de 
la faveur. Tremblez, ennemis du genre humain, il a 
prononcé votre sentence. Rassurez-vous, hommes de 
bien, vos noms seront consacrés par la vénération des 
siècles. Il peint Germanicus Fespoir de Rome, et ses 
funérailles sont le deuil de l'univers. Il commande à la 
gloire de s'emparer des ombres augustes des Helvidius, 
dcsThraséas, et la postérité entend la voix de son plus 
digne précurseur. 

Cette vertu, qui fut la principale cause de la gloire 
et du génie de Tacite, anime le maître de Néron, mais 
avec moins de force et de désintéressement. Ennemi 
de la tyrannie', et courtisan du pouvoir, Sénéque ca- 
ractérise une époque où la vertu sans audace s'abaisse 
à la flatterie; il se trouve trop heureux d'applaudir à 
la mort d'un prince dont il avoit encensé la vie. L'ou- 
vrage dans lequel il livre à la risée publique l'apothéose 
' de Claude a été traduit par Rousseau , et cette traduc- 
tion de r Apocolokintosis se fait lire avec plaisir : le style, 
affranchi des entraves d'une interprétation littérale , a 
de l'aisance et du naturel. Rousseau a traduit en vers 
françois les morceaux qui sont en vers latins dans l'ori- 
ginal, et ce sont les seuls vers passables qu'il ait faits. 
On a lieu de s'étonner que celui qui s'est attaché à 
mettre en vers françois les pauvres vers d'un philo- 
sophe ait traduit en prose les vers divins du plus grand 
poëte de l'Italie; est-ce parcequ'il trouvoit plus de rap- 
port entre son talent poétique et celui du précepteur de 
Néron qu'avec celui du chantre d' Armide et de Renaud , 
etque, par cela même qu'il s'étoit trouvé de force à faire 



Digitized by 



Google 



AVANT-PROPOS. v 

assaut de poésie avec Sénéquè, il ne se sentoit pas en 
état de se commettre avec le Tasse? Quoi qu'il en soit, 
c'est en prose qu'il a traduit l'épisode d'Olinde et 
Sophronie, et je me rangerois volontiers à l'avis des 
lecteurs qui trouveroient qu'il y a plus de poésie dans 
cette humble prose que dans les vers altiers des antres 
traducteurs. Mais si les avis sont partagés sur le mérite 
de cette traduction, il n'y a qu'une voix sur le mérite 
du joli conte de la Reine Fantasque, C'est la manière 
d'Uamilton avec une teinte de philosophie, comme 
celle de l'auteur des Lettres Persanes. Un lecteur at- 
tentif retrouvera fecilement l'auteur d'Emile et du 
Contrat Social dans cette charmante bagatelle. Le Lévite 
dEphnum respire la candeur et la simplicité des livres 
saints; toutes les beautés en sont puisées au sein d'une 
nature vierge encore, et qui ne fait que sortir des mains 
du Créateur. 

Au milieu des opinions flottantes, Rousseau reste 
l'immuable défenseur des vrais principes; il est sage- 
ment pieux parmi les incrédules, tolérant avec les 
fiinatiques, vengeur des prérogatives de la nature hu- 
maine, en dépit des insensés qui la dépouillent de ses 
plus augustes prérogatives. C'est cette doctrine qui 
l'arma contre le système qu^Helvétius, dont il estimoit 
d'aiUeurs la personne et le caractère, essaya d'accré- 
diter dans son livre de l'Esprit. Ce n'est point avec 
l'amertume du fenatisme ni avec le faux zélé de l'esprit 
de secte que Jean-Jacques juge Helvétius. Mais pour* 
quoi cet homme né bon, sensible, s'èfforce»t-il d'en- 
lever à la vertu ses plus chères illusions, le plaisir de 



Digitized by 



Google 



vj AVANT^PROPOS. 

«'estimer soi-même, et de répandre sur ceux qui l^ea- 
tourent ce sentiment auguste et consolateur qui dégage 
nos actions vertueuses de toute espèce de retour sur 
nous-mêmes. De faux amis que le crédit et la faveur 
appellent, et que le premier revers éloigne; des époux 
qui cherchent à s'attendrir sur les suites déplorables 
de liaisons adultères; des fils ingrats qui comptent avec 
un chagrin impatient les heures d'existence des auteurs 
de leurs jours; des traîtres, des perfides, qui boivent 
dans des coupes d'or les larmes et le sang de leur 
patrie; des égoïstes qui se moquent de Pincendie tant 
que leur maison reste à Fabri des flammes; tel est 
Tassemblage impur, la société dangereuse que doit 
former le livre de TEsprit. Égaré par son système , 
Helvétius n'en prévit point les déplorables conséquen- 
ces ; il oublia que de semblables opinions avoient perdu 
les états de la Grèce, que les Romains les souhaitoient 
à leurs ennemis, que Gicéron en foudroie les fauteurs 
avec toute la force de son éloquence et la vigueur de 
sa dialectique. Sans vertu , s'iramole-t-on aux intérêts 
du genre humain? sans vertu, bravc-t-on les persécu- 
tions et l'infortune pour le servir? voit-on sans frémir 
la ciguë de Socrate, la prison de Boêce, l'échafaud de 
Bamev^eld ou de Sidney. Effacez ce sentiment philan- 
thropique, tout sentiment noble, toute idée généreuse, 
s'exilent de la terre; Fhomme ne croit plus à l^ sincérité 
de l'homme; il redoute sa propre sensibilité comme 
un écueil, les mouvements qui la font naître comme 
des pièges; il fuit l'être qui Faime; et, pour éviter des 
douleurs incertaines , se dérobe aux plus pures jouis- 



Digitized by 



Google 



AVANT^PROPOS. vij 

sances; pour lui la terre 9é dépouille de ses charmes, 
se couvre d'un crêpe funèbre. Méprisez le genre hu- 
main, vous perdez toute illusion ; Famour n'a plus 
d attraits y le bonheur plus de jouissances , le malheur 
plus de compensation. En attaquant la docti*ine 
d'Helvétius, sous le rapport moral et métaphysique , 
Rousseau rendoit justice au talent de récrivain. 
Helvédus tire d'un système jëelux des résultats ingé- 
gieux. Rien de plus absurde que sa doctrine sur l'égalité 
des esprits , rien de plus philosophique que la manière 
dont il soutient ce paradoxe. On ne peut contester 
Tempire qu'il prête aux passions ; elles sont le foyer qui 
embrase, qui alimente le génie; bien dirigées, elles 
font les citoyens et les héros. C'est à la sagesse du 
législateur qu'il appartient de leur donner une heu* 
reuse impulsion; et l'auteur du livre de l'Esprit donne 
à ce sujet d'importants conseils. Il sème une foule 
d'observations neuves, en examinant l'emploi des es- 
prits dans les diverses classes de la société, sous les 
diverses formes de gouvernement. Si son système 
dépouille l'homme de sa dignité, il recherche à la 
rétablir en revendiquant ses droits civils. Il se déclare 
ennemi de l'oppression, et l'honnêteté de son ame 
l'absout de ses erreurs comme philosophe. Mais rien 
ne peut absoudre Jean-Jacques d'avoir £ait de mé- 
chants vers, quand il pouvoit mieux employer son 
temps à écrire une page d'Emile ou du Contrat Social, 
s'il n'avoit mis la dernière main à ces deux ouvrages, 
qui seront éternellement les modèles d'une prose élé- 
gante, riche, forte et harmonieuse , comme les tragédies 



Digitized by 



Google 



viij AVANT-PROPOS, 

de Racine et les vers de Roileau seront toujours les 
chefs-d'œuvre que ne cesseront d'étudier ceux qui 
aspirent à la gloire de marcher sur leurs traces. Sans 
partager le dédain de Montesquieu pour les vers, 
Rousseau ne les faisoit guère mieux que lui; mais 
comme Montesquieu, il éclaire les hommes, et s'est 
placé au premier rapg des écrivains de la nation. 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 



MÉLAHOES. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 

ARTICLE EXTRAIT DE L'ENCYCLOPÉDIE, 

FOUR LAQUELLE IL AVOIT ttt COUVOSt, , . » . • 



Le mot d'ÉCONOMiE ou d'oECONOMiE vient de 
oneoc, maison, et de vo^mç, loi, et ne signifie originaire- 
ment que le sage et légitime gouvernement de la 
maison pour le bien commun de toute la famille. 
Le sens de ce terme a été dans la suite étendu au 
gouvernement de la grande famille, qui est Tétat. 
Pour distinguer ces deux acceptions, on lappelle, 
dans ce dernier cas, économie générale ou politique; 
et dans 1 autre, économie domestique ou particulière. 
Ce n'est que de la première qu'il est question dans 
cet article. 

Quand il y auroit entre Tétat et la famille autant 
de rapport que plusieurs auteurs le prétendent , 
il ne s ensuivroit pas pour cela que les régies de 
conduite propres à lune de ces deux sociétés fus- 
sent convenables à Fautre : elles diffèrent trop en 
grandeur pour pouvoir être administrées de la 
même manière ; et il y aura toujours une extrême 
différence entre le gouvernement domestique, où 
le père peut tout voir par lui-même, et le gou- 



Digitized by 



Google 



4 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

vernement civil, où le chef ne voit presque rien 
que par les yeux d autrui. Pour que les choses 
devinssent égales à cet égard , il faudroit que les 
talents , la force , et toutes les facultés du père, aug- 
mentassent en raison de la {grandeur de la famille, 
••••* etqûdjIîajujB dun puissant monarque fût à celle 
... duQ.hoiiin}e ordinaire comme 1 étendue de son 
/: î^mj^rê efetrà;lll\ëritage d un particulier. 

Mais comment le gouvernement de Tétat pour- 
roit-il être semblable à celui de la famille, dont 
le fondement est si différent? Le père étant 
physiquement plus fort que ses enfants, aussi 
long-temps que son secours leur est nécessaire, 
le pouvoir paternel passe avec raison pour être 
établi par la nature. Dans la grande famille, dont 
tous les membres sont naturellement égaux, l'au- 
torité politique, purement arbitraire quant à son 
institution, ne peut être fondée que sui' des con- 
ventions, ni le magistrat commander aux autres 
qu'en vertu des lois. Le pouvoir du père sur les 
enfants, fondé sur leur avantage particulier, ne 
peut, par sa nature, s'étendre jusqu'au droit de 
vie et de mort : mais le pouvoir souverain, qui 
n'a d'autre objet que le bien commun , n'a d'autres 
bornes que celles de l'utilité publique bien en- 
tendue ; distinction que j'expliquerai dans son 
lieu. Les devoirs du père lui sont dictés par des 
sentiments naturels, et d'un ton qui lui permet 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 5 

rarement de désobéir. Les chefe n'ont point de 
semblable règle, et ne sont réellement tenus en- 
vers le peuple qu a ce quils lui ont promis de 
faire, et dont il est en droit d'exiger l'exécution. 
Une autre différence plus importante encore , c'est 
que, les enfants n'ayant rien que ce qu'ils reçoi- 
vent du père, il est évident que tous les droits de 
propriété lui appartiennent, ou émanent de lui. 
C'est tout le contraire dans la grande famille, où 
ladministration générale n'est établie que pour 
assurer la propriété particulière, qui lui est an- 
térieure. Le principal objet des travaux de toute 
la maison est de conserver et d'accroître le patri- 
moine du père, afin qu'il puisse un jour le par- 
tager entre ses enfants sans les appauvrir, au lieu 
que la richesse du fisc n'est qu'un moyen , souvent 
fort mal entendu , pour maintenir les particuliers 
dans la paix et dans l'abondance. En un mot, la 
petite famille est destinée à s éteindre, et à se ré- 
soudre un jour en plusieurs autres familles sem- 
blables : mais la grande étant faite pour durer 
toujours dans le même état, il faut que la pre- 
mière s'augmente pour se multiplier; et non seu- 
lement il suffit que l'autre se conserve , mais on 
peut prouver aisément que toute augmentation 
lui est plus préjudiciable qu'utile. 

Par plusieurs raisons tirées de la nature de la 
chose, le père doit commander dans la famille. 



Digitized by 



Google 



6 ÉCONOMIE POLITIQUE. 

Premièrement, lautorité ne doit pds être égale 
entre le père et la mère; mais il faut que le gou- 
vernement soit un, et que, dans les partages da- 
vis, il y ait une voix prépondérante qui décide. 
2* Quelque légères qu'on veuille supposer les 
incommodités particulières à la femme, comme 
elles sont toujours pour elle un intervalle dln^c- 
tion, c'est une raison suffisante pour l'exclure de 
cette primauté : car, quand la balance est parfai- 
tement égale, une paille suffit pour la faire pen- 
cher. De plus, le mari doit avoir inspection sur 
la conduite de sa femme, parcequ'il lui importe 
de s'assurer que les enfants, qull est forcé de re- 
connoître et de nourrir, n'appartiennent pas à 
d'autres qu'à lui. La femme, qui n'a rien de sem- 
blable à craindre, n'a pas le même droit sur le 
mari. 3** Les enfants doivent obéir au père, d'a- 
bord par nécessité, ensuite par reconnoissance : 
après avoir reçu de lui leurs besoins durant la 
moitié de leur vie, ils doivent consacrer l'autre à 
pourvoir aux siens. 4** A l'égard des domestiques, 
ils lui doivent aussi leurs services en échange de 
l'entretien qu'il leur donne , sauf à rompre le 
marché dès qu'il cesse de leur convenir. Je ne 
parle point de l'esclavage, parcequ'il est contraire 
à la nature, et qu'aucun droit ne peut l'autoriser. 
Il n'y a rien de tout cela dans la société poli- 
tique. Loin que le chef ait un intérêt naturel au 



Digitized by 



Google 



1 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 7 

bonheur des particuliers , il ne lui est pas rare de 
chercher le sien dans leur misère. La magistra- 
ture est-elle héréditaire, c*est souvent un enfant 
qui commande à des hommes; est-elle élective, 
mille inconvénients se font sentir dans les élec-^ 
tions 'y et 1 on perd , dans Tun et lautre cas , tou^ 
les avantages de la paternité. Si vous n avez qu un 
seul chef, vous êtes à la discrétion dun maître 
qui na nulle raison de vous aimer; si vous en 
avez plusieurs, il faut supporter à la fois leur 
tyrannie et leurs divisions. En un mot, les abus 
sont inévitables, et leurs suites funestes dans toute 
société où Fintérêt public et les lois n ont aucune 
force naturelle, et sont sans cesse attaqués par 
l'intérêt personnel et les passions du chef et des 
membres. 

Quoique les fonctions du père de famille et du 
premier magistrat doivent tendre au même but, 
c'est par des voies si différentes , leur devoir et 
leurs, droits sont tellement distingués, quon ne 
peut les confondre sans se former de fausses idées 
des lois fondamentales de la société, et sans tom- 
ber dans des erreurs fatales au genre humain. En 
efiPet, si la voix de la nature est le meilleur con- 
seil que doive écouter un bon père pour bien 
remplir ses devoirs, elle nest, pour le magistrat, 
qu'un faux guide qui travaille sans cesse à l'écarter 
des siens, et qui lentratne tôt ou tard à sa perte 



Digitized by 



Google 



8 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

ou à celle de Tétat, s'il n'est retenu par la plus su- 
blime vertu. La seule précaution nécessaire au 
père de famille est de se garantir de la déprava- 
tion , et d'empêcher que les inclinations naturelles 
ne se corrompent en lui; mais ce sont elles qui 
corrompent le magistrat. Pour bien faire, le pre- 
mier n a qu'à consulter son cœur ; lautre devient 
un traître au moment qu'il écoute le sien : sa rai- 
son même lui doit être suspecte, et il ne doit suivre 
d'autre règle que la raison publique, qui est la 
loi. Aussi la nature a-t-elle fait une multitude de 
bons pères de Ëimille ; mais, depuis l'existence du 
monde, la sagesse humaine a fait bien peu de 
bons magistrats. 

De tout ce que je viens d'exposer, il s'ensuit que 
c'est avec raison qu'on a distingué ïéœnomie pu-- 
blique de Yéconomie particulière, et que la cité 
n'ayant rien de commun avec la famille que l'obli- 
gation qu'ont les chefs de rendre heureuses l'une 
et l'autre, leurs droits ne sauroient dériver de la 
même source, ni les mêmes règles de conduite 
convenir à toutes les deux. J'ai cru qu'il suffîroit 
de ce peu de lignes pour renverser l'odieux système 
que le chevalier Filmer a tâché d'établir dans un 
ouvrage intitulé Patriarcha, auquel deux hommes 
illustres ont fait trop d'honneur en écrivant des 
livres pour lui répondre : au reste, cette erreur 
est fort ancienne , puisque Aristote même , qui 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 9 

ladopte en certains lieux de ses Politiques, juge 
à propos de la combattre en dautres. 

Je prie mes lecteurs de bien distinjjuer encore 
Yéconomie publique dont j ai à parler, et que j'ap- 
pelle gowemementy de l'autorité suprême que j*ap- 
pelle souveraineté; distinction qui consiste en ce 
que lune a le droit législatif, et oblige, en certains 
cas, le corps même de la nation , tandis que lautre 
n a que la puissance exécutrice , et ne peut obliger 
que les particuliers. Voyez Politique et Souve- 

RAmETÉ. 

Qu'on me permette d'employer pour un mo- 
ment une comparaison commune et peu exacte 
à bien des égards, mais propre à me faire mieux 
entendre. 

Le corps politique, pris individuellement, peut 
être considéré comme un corps organisé,- vivant, 
et semblable à celui de l'homme. Le pouvoir sou- 
verain représente la tête ; les lois et les coutumes 
sont le cerveau, principe des nerfs et siège de 
lentendement , de la volonté, et des sens, dont 
les juges et magistrats sont les organes ; le com- 
merce, l'industrie et l'agriculture sont la bouche 
et l'estomac qui préparent la subsistance com- 
mune; les finances publiques sont le sang, qu'une 
sage éœnomie, en faisant les fonctions du cœur, 
renvoie distribuer partout le corps la nourriture 
et la vie; les citoyens sont le corps et les membres 



Digitized by 



Google 



lo ÉCONOMIE POLITIQUE, 

qui font mouvoir, vivre, et travailler la machine, 
et qu on ne saurok blesser en aucune partie 
qu'aussitôt l'impression douloureuse ne s en porte 
au cerveau si lanimal est dans un état de santé. 

La vie de Tun et de lautre est le mot commua 
au tout, la sensibilité réciproque et la correspon- 
dance interne de toutes les parties. Cette com- 
munication vient-elle à cesser, lunité formelle à 
s'évanouir, et les parties contiguës à n'appartenir 
plus l'une à l'autre que par j uxta-position ; l'homme 
est mort, ou l'état est dissous. 

Le corps politique est donc aussi un être moral 
qui a une volonté; et cette volonté générale, qui 
tend toujours à la conservation et au bien-être du 
tout et de chaque partie, et qui est la source des 
lois, est, jiour tous les membres de l'état, par rap- 
port à eux et à lui , la régie du juste et de l'injuste; 
vérité qui, pour le dire en passant, montre avec 
combien de sens tant d'écrivains ont traité de vol 
la subtilité prescrite aux enfants de Lacédémone 
pour gagner leur frugal repas; comme si tout ce 
qu'ordonne la loi pouvoit ne pas être légitime. 
Voyez au mot Droit la source de ce grand et lu- 
mineux principe, dont cet article est le dévelop- 
pement. 

Il est important de remarquer que cette règle 
de justice, sûre par rapport à tous les citoyens, 
peut être ifeutive avec les étrangers; et la raison 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. ii 

de ceci est évidente; cest qu alors la volonté de 
Tétat, quoique générale par rapport à ses mem- 
bres, ne Test plus par rapport aux autres états et 
à leurs membres, mais devient pour eux une vo- 
lonté particulière et individuelle, qui a sa régie 
de justice dans la loi de nature; ce qui rentre éga- 
lement dans le principe établi , car alors la grande 
ville du monde devient le corps politique dont la 
loi de nature est toujours la volonté générale, et 
dont les états et peuples divers ne sont que des 
membres individuels. 

De ces mêmes distinctions appliquées à chaque 
société politique et à ses membres, découlent les 
r^les les plus universelles et les plus sûres sur 
lesquelles on puisse juger dun bon ou d'un mau- 
vais gouvernement, et en général de la moralité 
de toutes les actions humaines. 

Toute société politique est composée d autres 
sociétés plus petites de différentes espèces, dont 
chacune a ses intérêts et ses maximes : mais ces 
sociétés, que chacun aperçoit parcequ elles ont 
une forme extérieure et autorisée, ne sont pas les 
seules qui existent réellement dans Tétat; tous les 
particuUers qu un intérêt commun réunit en com- 
posent autant d autres, permanentes ou passa- 
gères, dont la force nest pas moins réelle pour 
être moins apparente, et dont les divers rapports 
bien observés font la véritable connoissance des 



Digitized by 



Google 



12 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

mœurs. Ce sont toutes ces associations tacites ou 
formelles qui modifient de tant de manières les 
apparences de la volonté publique par llnfluence 
de la leur. lia volonté de ces sociétés particulières 
a toujours deux relations; pour les membres de 
lassociation, c'est une volonté générale; pour la 
grande société, c'est une volonté particulière, qui 
très souvent se trouve droite au premier égard , 
et vicieuse au second. Tel peut être prêtre dévot, 
ou brave soldat, ou patricien zélé, et mauvais ci- 
toyen. Telle délibération peut être avantageuse à 
la petite communauté et très pernicieuse à la 
grande. Il est vrai que, les sociétés particulières 
étant toujours subordonnées à celles qui les con- 
tiennent, on doit obéir à celles-ci préférablement 
aux autres; que les devoirs du citoyen vont avant 
ceux du sénateur, et ceux de l'homme avant ceux 
du citoyen : mais malheureusement l'intérêt per- 
sonnel se trouve toujours en raison inverse du 
devoir, et augmente à mesure que l'association 
devient plus étroite et l'engagement moins sacré ; 
preuve invincible que la volonté la plus générale 
est aussi toujours la plus juste, et que la voix du 
peuple est en effet la voix de Dieu. 

Il ne s'ensuit pas pour cela que les délibérations 
publiques soient toujours équitables ; elles peu- 
vent ne l'être pas lorsqu'il s'agit d'affaires étran- 
gères; j'en ai dit la raison. Ainsi il n'est pas im- 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. i3 

possible quune république bien gouvernée fasse 
une guerre injuste; il ne Test pas non plus que le 
conseil d une démocratie passe de mauvais décrets 
et condamne les innocents : mais cela n'arrivera 
jamais que le peuple ne soit séduit par des intérêts 
particuliers qu'avec du crédit et de Téloqiience 
quelques hommes adroits sauront substituer aux 
siens. Alors autre chose sera la déUbération pu- 
blique, et autre chose la volonté générale. Qu'on 
ne m'oppose donc point la démocratie d'Athènes, 
parceque Athènes n'étoit point en efFet une dé- 
mocratie, mais une aristocratie très tyrannique, 
gouvernée par des savants et des orateurs. Exa- 
minez avec soin ce qui se passe dans une délibé- 
ration quelconque, et vous verrez que la volonté 
générale est toujours pour le bien commun; mais 
très souvent il se fait une scission secrète, une 
confédération tacite, qui, pour des vues particu- 
lières, sait éluder la disposition naturelle de l'as- 
semblée. Alors le corps social se divise réellement 
en d'autres dont les membres prennent une vo- 
lonté générale, bonne et juste à l'égard de ces 
nouveaux corps, injuste et mauvaise à l'égard du 
tout dont chacun d'eux se démembre. 

On voit avec quelle faciUté l'on explique, à 
l'aide de ces principes , les contradictions apparen- 
tes qu'on remarque dans la conduite de tant 
d'hommes remplis de scrupule et d'honneur a 



Digitized by 



Google 



i4 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

certains égfards, trompeur» et fripons à d'autres; 
foulant aux pieds les plus sacrés devoirs ^ et fidèles 
jusqu a la mort à des engagements souvent illégi- 
times. Cest ainsi que les hommes les fins corrom* 
pus rendent toujours quelque sorte d'hommage 
à la foi publique; c'est ainsi que les brigands 
mêmes, qui sont les ennemis de la yertu dans la 
grande société, en adorent le simulacre dans leurs 
cavernes. 

En établissant la volonté générale pour premier 
principe de Yéconomie pubhque, et régie fonda-^ 
mentale du gouvernement, je nai pas cru néces- 
saire d examiner sérieusement^ si les magistrats 
appartiennent au peuple ou le peuple aux magis- 
trats, et si, dans les affaires publiques, on doit 
consulter le bien de l'état ou celui des chefs. De- 
puis long-temps cette question a été décidée d'une 
manière par la pratique, et d'une autre par la 
raison; et en général ce seroit une grande folie 
d'espérer que ceux qui dans le fait sont les maî- 
tres préféreront un autre intérêt au leur. 11 seroit 
donc à propos de diviser encore VécQnomie publi- 
que en populaire et tyrannique. La première est 
celle de tout état où règne entre le peuple et les 
chefe unité d'intérêt et de volonté ; l'autre existera 
nécessairement par-tout où le gouvernement et le 
peuple auront des intérêts différents, et par con- 
séquent des volontés opposées. Les maximes de 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. i5 

celle-ci sont inscrites au long dans les archives de 
rhîstoire et dans les satires de Machiavel. Les 
autres ne se trouvent que dans les écrits des phi- 
losophes qui osent réclamer les droits de Fhunia- 
nité. 

I. La première et plus importante maxime du 
gouvernement légitime ou populaire, c est-à-dire 
de celui qui a pour ohjet le bien du peuple, est 
donc, comme je lai dit, de suivre en tout la vo- 
lonté générale : mais pour la suivre il faut la con- 
noltre , et sur-tout la bien distinguer de la volonté 
particulière en commençant par soi-même; dis- 
tinction toujours fort difficile à faire, et pour la- 
quelle il n'appartient qua la plus sublime vertu 
de donner de suffisantes lumières. Comme pour 
vouloir il faut être libre, une autre difficulté, qui 
nest guère moindre, est d assurer à-la-fois la li- 
berté publique et lautorité du gouvernement. 
Cherchez les motifs qui ont porté les hommes, 
unis par leurs besoins mutuels dans la grande 
société, à s'unir plus étroitement par des sociétés 
civiles, vous n'en trouverez point d'autre que celui 
d'assurer les biens, la vie et la liberté de chaque 
membre par la protection de tous: or, comment 
forcer des hommes à défendre là liberté de l'un 
d'entre eux sans porter atteinte à celle des autres? 
et comment pourvoir aux besoins pubhcs sans 
altérer la propriété particuUère de ceux qu'on 



Digitized by 



Google 



i6 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

force dy contribuer? De quelques sophismes 
qu'on puisse colorer tout cela, il est certain que, 
si Ton peut contraindre ma volonté, je ne suis 
plus libre; et que je ne suis plus maître de mon 
bien , si quelque autre peut y toucher. Cette dif- 
ficulté, qui devoit sembler insurmontable, a été 
levée avec la première par la plus sublime de 
toutes les institutions humaines, ou plutôt par 
une inspiration céleste, qui apprit à Thomme à 
imiter ici-bas les décrets immuables de la Divinité. 
Par quel art inconcevable a-t-on pu trouver le 
moyen d assujettir les hommes pour les rendre 
libres; d'employer au service de l'état les biens, 
les bras, et la vie même de tous ses membres, 
sans les contraindre et sans les consulter; d'en- 
chaîner leur volonté de leur propre aveu, de faire 
valoir leur consentement contre leur refus , et de 
les forcer à se punir eux-mêmes quand ils font ce 
qu'ils n'ont pas voulu? Gomment se peut-il faire 
qu'ils obéissent et que personne ne commande, 
qu'ils servent et n'aient point de maître ; d'autant 
plus libres en effet que, sous une apparente su- 
jétion, nul ne perd de sa liberté que ce qui peut 
nuire à celle d'un autre? Ces prodiges sont l'ou- 
vrage de la loi. C'est à la loi seule que les hommes 
doivent la justice et la liberté; c'est cet organe sa- 
lutaire de la volonté de tous qui rétabUt dans le 
droit l'égalité naturelle entre les hommes; c'est 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 17 

fette voix céleste qui dicte à chaque citoyen les 
préceptes de la raison publique, et lui apprend à 
agir selon les maximes de son propre jugement, 
et à n'être pas en contradiction avec lui-même. 
C'est elle seule aussi que les chefe doivent faire 
parler quand ils commandent; car sitôt qu'indé- 
pendamment des lois un homme en prétend sou- 
mettre un autre à sa volonté privée, il sort à l'in- 
stant de l'état civil , et se met vis-à-vis de lui dans le 
pur état de nature, où l'obéissance n'est jamais 
prescrite que par la nécessité. 

Le plus pressant intérêt du chef, de même que 
son devoir le plus indispensable, est donc de veil- 
ler à l'observation des lois dont il est le ministre, 
et sur lesquelles est fondée toute son autorité. S'il 
doit les faire observer aux autres, à plus forte 
raison doit-il les obsei'ver lui-même, qui jouit de 
toute leur faveur : car son exemple est de telle 
force, que, quand même le peuple voudroit bien 
souffrir qu'il s'affranchit du joug de la loi, il de- 
vroit se garder de profiter d'une si dangereuse 
prérogative, que d'autres s'efforceroient bientôt 
d'usurper à leur tour, et souvent à son préjudice. 
Au fond, comme tous les engagements de la so- 
ciété sont réciproques par leur nature, il n'est pas 
possible de se mettre au-dessus de la loi sans re- 
noncer à ses avantages; et personne ne doit rien 
h quiconque prétend ne rien devoir à personne. 

MELANGES. a 



Digitized by 



Google 



i8 ÉCONOMIE POLITIQUE. 

Par la même raison nulle exemption de la loi ne 
sera jamais accordée, à quelque titre que ce puisse 
être, dans un gouvernement bieii policé. Les ci- 
toyens même qui ont bien mérité de la patrie 
doivent être récompensés par des honneurs, et 
jamais par des privilèges; car la république est à 
la veille de sa ruine sitôt que quelqu'un peut 
penser qu il est beau de ne pas obéir aux lois. Mais 
si jamais la noblesse, ou le militaire, ou quelque 
autre ordre de l'état, adoptoit une pareille maxi- 
me, tout seroit perdu sans ressource. 

La puissance des lois dépend encore plus de 
leur propre sagesse que de la sévérité de leurs mi- 
nistres, et la volonté publique tire son plus grand 
poids de la raison qui la dictée : c'est pour cela 
que Platon regarde comme une précaution très 
importante de mettre toujours à la tête des édits 
un préambule raisonné qui en montre la justice 
et l'utilité. En effet, la première des lois est de 
respecter les lois : la rigueur des châtiments n'est 
qu'une vaine ressource imaginée par de petits 
esprits pour substituer la terreur à ce respect 
qu'ils ne peuvent obtenir. On a toujours remar- 
qué que les pays où les supplices sont le plus ter- 
ribles sont aussi ceux où ils sont le plus fréquents; 
de sorte que la cruauté des peines ne marque 
guère que la multitude des infracteurs, etquen 
punissant tout avec la même sévérité l'on force 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 19 

lescoiipables de commettre des crimes pour échap- 
per à la punition de leurs fautes. 

Mais quoique le gouvernement ne soit pas le 
maître de la loi, c'est beaucoup den être le garant 
. et d'avoir mille moyens de la faire aimer. Ce n'est 
qu'en cela que consiste le talent de régner. Quand 
on a la force en main, il n'y a point d'art à faire 
trembler tout le monde, et il n'y en a pas même 
beaucoup à gagner les cœurs ; car l'expérience a 
depuis long-temps appris au peuple à tenir grand 
compte à ses chefs de tout le mal qu'ils ne lui font 
pas, et à les adorer quand il n'en est pas haï. Un 
imbécile obéi peut comme un autre punir les for- 
faits : le véritable homme d'état sait les prévenir ; 
c'est sur les volontés encore plus que sur les ac- 
tions qu'il étend son respectable empire. S'il pou- 
voit obtenir que tout le monde fît bien , il n'auroit 
lui-même plus rien à faire , et le chef-d'œuvre de 
ses travaux seroit de pouvoir rester oisif. Il est 
certain, du moins, que le plus grand talent des 
chefs est de déguiser leur pouvoir pour le rendre 
moins odieux, et de conduire l'état si paisible- 
ment qu'il semble n'avoir pas besoin de conduc- 
teurs. 

Je conclus donc que, comme le premier devoir 
du législateur est de conformer les lois à la volonté 
générale, la première régie de Yéconomie publique 
est que l'administration soit conforme aux lois. 



Digitized by 



Google 



2<i ÉCONOMIE POLITIQUE. 

C'en sera même assez pour que Tétat ne soit pas 
mal gouverné, si le législateur a pourvu, comme 
il le devoit, à tout ce que&igeoient les lieux, le 
climat , le sol , les mœurs , le voisinage , et tous les 
rapports particuliers du peuple qu'il avoit à insti- 
tuer. Ce n'est pas qu'il ne reste encore une infi- 
nité de détails de police et d'économie ^ abandonnés 
à la sagesse du gouvernement: mais il a toujours 
deux régies infaillibles pour se bien conduire dans 
ces occasions : l'une est l'esprit de la loi, qui doit 
servir à la décision des cas qu'eUe n'a pu prévoir; 
l'autre est la volonté générale, source et supplé- 
ment de toutes les lois, et qui doit toujours être 
consultée à leur défaut. Comment, medira-t-on, 
connoitre la volonté générale dans les cas où elle 
ne s'est point expliquée? faudra-t-il assembler 
toute la nation à chaque événement imprévu? Il 
faudra d'autant moins l'assembler, qu'il n'est pas 
sûr que sa décision fût l'expression de la volonté 
générale; que ce moyen est impraticable dans un 
grand peuple, et qu'il est rarement nécessaire 
quand le gouvernement est bien intentionné : car 
les chefs savent assez que la volonté générale est 
toujours pour le parti le plus favorable à l'intérêt 
pubhc , c'est-à-dire le plus équitable ; de sorte qu'il 
ne faut qu'être juste pour s'assurer de suivre la 
volonté générale. Souvent, quand on la choque 
trop ouvertement, elle se laisse apercevoir malgré 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 21 

le frein terrible de lautorité publique. Je cherche 
le plus près qu'il m'est possible les exemples à 
suivre en pareils cas. A la Chine, le prince a pour 
maxime constante de donner le tort à ses officiers 
dans toutes les altercations qui s'élèvent entre eux 
et le peuple. Le pain est-il cher dans une province, 
Imtendant est mis en prison. Se fait-il dans une 
autre une émeute, le gouverneur est cassé, et 
chaque mandarin répond sur sa tète de tout le 
mal qui arrive dans son département. Ce n est pas 
qu'on n'examine ensuite l'affaire dans un procès 
régulier; mais une longue expérience en a fait 
prévenir ainsi le jugement. L'on a rarement en 
eela quelque injustice à réparer; et l'empereur, 
persuadé que' la clameur publique ne s'élève 
jamais sans sujet, démêle toujours , au travers des 
cris séditieux qu'il punit , de justes griefs qu'il re- 
dresse. 

Cest beaucoup que d'avoir fait régner l'ordre 
et la paix dans toutes les parties de la république; 
c*est beaucoup que l'état soit tranquille et la loi 
respectée : mais, si l'on ne fait rien de plus, il y 
aura dans tout cela plus d'apparence que de réa- 
lité, et le gouvernement se fera difficilement obéir 
s'il se borne à l'obéissance. S'il est bon de savoir 
employer les hommes tels qu'ils sont, il vaut 
beaucoup mieux encore les rendre tels qu'on a 
besoin qu'ils soient : l'autorité la plus absolue est 



Digitized by 



Google 



aa ÉCONOMIE POLITIQUE, 

celle qui pénétre jusqu'à l'intérieur de rhomme, 
et ne s'exerce pas moins sur la volonté que sur les 
actions. Il est certain que les peuples sont à la 
longue ce que le gouvernement les feitêtre; guer- 
riers, citoyens, hommes, quand il le veut; po- 
pulace et canaille quand il lui plait : et tout prince 
qui méprise ses sujets se déshonore lui-même en 
montrant qu'il n'a pas su les rendre estimables. 
Formez donc des hommes si vous voulez com- 
mander à des hommes; si vous voulez qu'on 
obéisse aux lois, feites qu'on les aime, et que, pour 
foire ce qu'on doit, il suffise de songer qu'on le 
doit foire. C'étoit là le grand art des gouverne- 
ments anciens, dans ces temps reculés où les phi- 
losophes donnoient des lois aux peuples, et n'em- 
ployoient leur autorité qu'à les rendre sages et 
heureux. De là tant de lois soraptuaires, tant de 
règlements sur les mœurs, tant de maximes pu- 
bliques admises ou rejetées avec le plus grand 
soin. Les tyrans mêmes n'oublioient pas cette im- 
portante partie de l'administration, et on les 
voyoit attentifs à corrompre les mœurs de leurs 
esclaves avec autant de soin qu'en avoient les ma- 
gistrats à corriger celles de leurs concitoyens. 
Mais nos gouvernements modernes, qui croient 
avoir tout foit quand ils ont tiré de l'argent, n'i- 
maginent pas même qu'il soit nécessaire ou pos- 
sible d'aller jusque-là. 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. aS 

II. Seconde régie essentielle de Yéconomie pu- 
blique , non moins importante que la première. 
Voulez-vous que la volonté générale soit accom- 
plie, feites que toutes les volontés particulières s'y 
rapportent ; et comme la vertu n'est que cette con- 
formité de la volonté particulière à la générale, 
pour dire la même chose en un mot, faites régner 
la vertu. 

Si les politiques étoient moins aveuglés par leur 
ambition , ils verroient combien il est impossible 
qu'aucun établissement, quel qu'il soit, puisse 
marcher selon l'esprit de son institution , s'il n'est 
dirigé selon la loi du devoir^ ils sentiroient que le 
plus grand ressort de l'autorité publique est dans 
le cœur des citoyens , et que rien ne peut suppléer 
aux mœurs pour le maintien du gouvernement. 
Non seulement il n'y a que des gens de bien qui 
sachent administrer les lois, mais il n'y a dans le 
fond que d'honnêtes gens qui sachent leur obéir. 
Celui qui vient à bout de braver les remords ne 
tardera pas à braver les supplices; châtiment 
moins rigoureux, moins continuel, et auquel on 
a du moins l'espoir d'échapper; et quelques pré- 
cautions qu'on prenne, ceux qui n'attendent que 
l'impunité pour mal faire ne manquent guère de 
moyens d'éluder la loi ou d'échapper à la peine. 
Alors, comme tous les intérêts particuliers se réu- 
nissent contre l'intérêt général, qui n'est plus 



Digitized by 



Google 



!i4 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

celui de personne, les vices publics ont plus de 
force pour énerver les lois que les lois n en ont 
pour réprimer les vices; et la corruption du 
peuple et des chefe s^étend enfin jusqu'au gouver- 
nement, quelque sage qu'il puisse être. Le pire de 
tous les abus est de n'obéir en apparence aux lois 
que pour les enfreindre en effet avec sûreté. Bien- 
tôt les meilleures lois deviennent les plus funes- 
tes : il vaudroit mieux cent fois qu'elles n'existas- 
sent pas; ce seroit une ressource qu'on auroit 
encore quand il n'en reste plus. Dans une pareille 
situation l'on ajoute vainement édits sur édits, 
règlements sur règlements : tout cela ne sert qu'à 
introduire d'autres abus sans corriger les premiers. 
Plus vous multipliez les lois, plus vous les rendez 
méprisables: et tous les surveillants que vous in- 
stituez ne sont que de nouveaux infracteurs des- 
tinés à partager avec les anciens, ou à faire leur 
pillage à part. Bientôt le prix de la vertu devient 
celui du brigandage : les hommes les plus vils sont 
les plus accrédités; plus ils sont grands, plus ils 
sont méprisables; leur infamie éclate dans leurs 
dignités , et ils sont déshonorés par leurs honneurs. 
S'ils achètent les suffrages des chefs ou la protec- 
tion des femmes, c'est pour vendre à leur tour la 
j ustice , le devoir et l'état ; et le peuple , qui ne voit 
pas que ses vices sont la première cause de ses 
malheurs, murmure, et s'écrie en gémissant: 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. a5 

tt Tous mes maux ne viennent que de ceux que je 
««paie pour m en garantir. » 

C'est alors qu'à la voix du devoir, qui ne parle 
plus dans les cœurs, les chefs sont forcés de sub- 
stituer le cri de la terreux ou le leurre d'un intérêt 
apparent dont ils trompent leurs créatures. C'est 
alors qu'il fout recourir à toutes les ])etites et mé- 
prisables ruses qu'ils appellent maximes cCélat et 
mystères du cabinet. Tout ce qui reste de vigueur 
au gouvernement est employé par ses membres à 
se perdre et supplanter l'un l'autre, tandisque les 
affaires demeurent abandonnées, ou ne se font 
qu'à mesure que l'intérêt personnel le demande 
et selon qu'il les dirige. Enfin toute l'habileté de 
ces grands pohtiques est de fasciner tellement les 
yeux de ceux dont ils ont besoin, que chacun 
croie travailler pour son intérêt en travaillant 
pour le leur; je dis le leur, si tant est qu'en effet 
le véritable intérêt des chefs soit d anéantir les 
peuples pour les soumettre, et de ruiner leur 
propre bien pour s'en assurer la possession. 

Mais quand les citoyens aiment leur devoir, et 
que les dépositaires de l'autorité publique s'ap- 
pliquent sincèrement à nourrir cet amour par 
leur exemple et par leurs soins , toutes les diffi- 
cultés s'évanouissent; l'administration prend une 
facilité qui la dispense de cet art ténébreux dont 
la noirceur fait tout le mystère. Ces esprits vastes, 



Digitized by 



Google 



26 ÉCONOMIE POLITIQUE. 

si dangereux et si admirés, tous ces grands mi* 
nistres dont la gloire se confond avec les malheurs 
du peuple, ne sont plus regrettés : les mœurs pu- 
bliques suppléent au génie des chefs; et plus la 
vertu règne, moins les talents sont nécessaires. 
L ambition même est mieux servie par le devoir 
que par l'usurpation : le peuple , convaincu que 
ses chefs ne travaillent qu a faire son bonheur, les 
dispense par sa déférence de travailler à affermir 
leur pouvoir; et l'histoire nous montre en mille 
endroits que lautorité qu'il accorde à ceux quïl 
aime et dont il est aimé, est cent fois plus absolue 
que toute la tyrannie des usurpateurs. Ceci ne si- 
gnifie pas que le gouvernement doive craindre 
d'user de son pouvoir, mais qu'il n'en doit user 
que d'une manière légitime. On trouvera dans 
l'histoire mille exemples de chefs ambitieux ou 
pusillanimes que la mollesse ou l'orgueil ont per- 
dus; aucun qui se soit mal trouvé de n'être qu'é- 
quitable. Mais on ne doit pas confondre la négli- 
gence avec la modération , ni la douceur avec la 
fbiblesse. 11 faut être sévère pour être juste. Souf- 
frir la méchanceté qu'on a le droit et le pouvoir 
de réprimer, c'est être méchant soi-même. Sicuti 
enim est aliquandb misericordia puniens ^ itàestcru- 
délitas parcens. August. Epist. 54* 

Ce n'est pas assez de dire aux citoyens : Soyez 
bons; il faut leur apprendre à l'être; et l'exemple 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 27 

inème, qui esta cet égard la première leçon, n est 
pas le seul moyen qu'il faille employer : lamour 
de la patrie est le plus efficace ; car, comme je lai 
déjà dit, tout homme est vertueux quand sa 
volonté particulière est conforme en tout à la vo- 
lonté générale, et nous voulons volontiers ce que 
veulent les gens que nous aimons. 

11 semble que le sentiment de l'humanité s éva- 
pore et s'affoiblisse en s étendant sur toute la terre, 
et que nous ne saurions être touchés des calami- 
tés de la Tartarie ou du Japon , comme de celles 
d un peuple européen. Il &ut en quelque manière 
borner et comprimer l'intérêt et la commiséra- 
tion pour lui donner de l'activité. Or, comme ce 
penchant en nous ne peut être utile qu'à ceux 
avec qui nous avons à vivre , il est bon que l'hu- 
manité, concentrée entre les concitoyens, prenne 
en eux une nouvelle force par l'habitude de se voir 
et par l'intérêt commun qui les réunit. Il est cer- 
tain que les plus grands prodiges de vertu ont 
été produits par l'amour de la patrie : ce senti- 
ment doux et vif, qui joint la force de l'amour- 
propre à toute la beauté de la vertu , lui donne 
une énergie qui, sans la défigurer, en fait la 
plus héroïque de toutes les passions. C'est lui qui 
produisit tant d'actions immortelles dont l'éclat 
éblouit nos fbibles yeux , et tant de grands hom- 
mes dont les antiques vertus passent pour des 



Digitized by 



Google 



a8 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

fables depuis que lamour de la patrie est tourné 
en dérision. Ne nous en étonnons pas; les trans- 
ports des cœurs tendres paroissent autant de chi- 
mères à quiconque ne les a point sentis ; et lamour 
de la patrie, plus vif et plus délicieux, cent fois 
que celui d une maîtresse, ne se conçoit de même 
qu en l'éprouvant : mais il est aisé de remarquer 
dans tous les cœurs quil échauffe, dans toutes les 
actions qu'il inspire, cette ardeur bouillante et 
sublime dont ne brille pas la plus pure vertu 
quand elle en est séparée. Osons opposer Socrate 
même à Caton : l'un étoit plus philosophe, et 
l'autre plus citoyen. Athènes étoit déjà perdue, et 
Socrate n'avoit plus de patrie que le monde entier: 
Caton porta toujours la sienne au fond de son 
cœur; il ne vivoit que pour elle et ne put lui sur- 
vivre. La vertu de Socrate est celle du plus sage 
des hommes ; mais entre César et Pompée, Caton 
semble un dieu parmi des mortels. L'un instruit 
quelques particuliers, combat les sophistes, et 
meurt pour la vérité; Tautre défend l'état, la li- 
berté , les lois , contre les conquérants du monde, 
et quitte enfin la terre quand il n'y voit plus de 
patrie à servir. Un digne élève de Socrate seroit 
le plus vertueux de ses contemporains; un digne 
émule de Caton en seroit le plus grand, La vertu 
du premier feroit son bonheur; le second cher- 
cheroit son bonheur dans celui de tous. Nous se- 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 29 

fions instruits par l'un et conduits par lautre : et 
cela seul décideroit de la préférence ; car on n a 
jamais fait un peuple de sages , mais il n est pas 
impossible de rendre un peuple heureux. 

Voulons-nous que les peuples soient vertueux, 
commençons donc4)ar leur faire aimer la patrie. 
Mais comment laimeront-ils, si la patrie nest 
rien de plus pour eux que pour des étrangers, et 
qu'elle ne leur accorde que ce qu elle ne peut re- 
fuser à personne? Ce seroitbien pis s'ils n'y jouis- 
soient pas même de la sûreté civile, et que leurs 
biens, leur vie ou leur liberté, fussent à la discré- 
tion des hommes puissants , sans qu'il leur fût pos- 
sible ou permis d'oser réclamer les lois. Alors, 
soumis aux devoirs de l'état civil sans jouir même 
des droits de l'état de nature et sans pouvoir em- 
ployer leurs forces pour se défendre, ils seroient 
par conséquent dans la pire condition où se puis- 
sent trouver des hommes libres, et le mot de patrie 
ne pourroit avoir pour eux qu'un sens odieux ou 
ridicule. Il ne faut pas croire que l'on puisse of- 
fenser ou couper un bras, que la douleur ne s'en 
porte à la tête; et il n'est pas plus croyable que 
la volonté générale consente qu'un membre de 
letat, quel qu'il soit, en blesse ou détruise un 
autre , qu'il ne l'est que les doigts d'un homme 
usant de sa raison aillent lui crever les yeux. La 
sûreté particulière est tellement liée avec la con- 



Digitized by 



Google 



3o ÉCONOMIE POLITIQUE, 

fédération publique , que , sans les égards que Ton 
doit à la foiblesse humaine, cette convention se- 
roit dissoute par le droit, s'il périssoit dans letat 
un seul citoyen qu'on eût pu secourir, si Ton en 
retenoit à tort un seul en prison , et s il se perdoit 
un seul procès avec une injustice évidente; car, 
les conventions fondamentales étant enfreintes, 
on ne voit plus quel droit ni quel intérêt pourroit 
maintenir le peuple dans Tunion sociale, à moins 
qu'il n y fût retenu par la seule force qui fait la 
dissolution de l'état civil. 

En effet, l'engagement du corps de la nation 
n'est-il pas de pourvoir à la conservation du der- 
nier de ses membres avec autant de soin qu'à celle 
de tous les autres? et le salut d'un citoyen est-il 
moins la cause commune que celui de tout l'état? 
Qu'on nous dise qu'il est bon qu'un seul périsse 
pour tous ; j'admirerai cette sentence dans la bou- 
che d'un digne etvertueux patriote qui se consacre 
volontairement et par devoir à la mort pour le sa- 
lut de son pays : mais si Ion entend qu'il soit per- 
mis au gouvernement de sacrifier un innocent au 
salut de la multitude, je tiens cette maxime pour 
une des plus exécrables que jamais la tyrannie 
ait inventées , la plus fausse qu'on puisse avancer, 
la plus dangereuse qu on puisse admettre , et la 
plus directement opposée aux lois fondamentales 
de la société. Loin qu'un seul doive périr pour 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 3i 

tous, tous ont engagé leurs biens et leurs vies à la 
défense de chacun d eux, afin que la foiblcsse par- 
ticulière fût toujours protégée par la force pu- 
blique, et chaque membre par tout letat. Apres 
avoir par supposition retranché du peuple un in- 
dividu après Fautre, pressez les partisans de cette 
maxime à mieux expliquer ce qu'ils entendent par 
le corps de Célat, et vous verrez qu'ils le réduiront, 
à la fin, à un petit nombre d'hommes qui ne sont 
pas le peuple, mais les officiers du peuple, et qui, 
s'étant obligés par un serment particulier à périr 
eux-mêmes pour son salut, prétendent prouver 
par-là que c'est a lui de périr pour le leur. 

Veut-on trouver des exemples de la protection 
que 1 état doit à ses membres et du respect qu'il 
doit à leurs personnes, ce n'est que chez les plus 
illustres et les plus courageuses nations de la terre 
qu'il faut les'chercher, et il n'y a guère que les peu- 
ples libres où l'on sache ce que vaut un homme. 
A Sparte on sait en quelle perplexité se trouvoit 
toute la république lorsqu'il étoit question de pu- 
nir un citoyen coupable. En Macédoine , la vie 
d'un homme étoit une affaire si importante, que, 
dans toute la grandeur d'Alexandre, ce puissant 
monarque n'eût osé de sang-froid faire mourir un 
Macédonien criminel, que l'accusé n'eût comparu 
pour se défendre devant ses concitoyens, et n'eût 
été condamné par eux. Mais les Romains se distin- 



Digitized by 



Google 



32 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

guèrent au-dessus de tous les peuples de la terre 
par les égards du gouvernement pour les particu- 
liers, et par son attention scrupuleuse à respecter 
les droits inviolables de tous les membres de letat. 
Il n y avoit rien de si sacré que la vie des simples 
citoyens ; il ne falloit pas moins que rassemblée de 
tout le peuple pour en condamner un : le sénat 
même ni les consuls, dans toute leur majesté, 
n en avoient pas le droit; et, chez le plus puissant 
peuple du monde , le crime et la peine d'un citoyen 
étoient une désolation publique : aussi parut-il si 
dur d'en verser le sang pour quelque crime que 
ce pût être, que, par la loi Porcia, la peine de 
mort fut commuée en celle de l'exil, pour tous 
ceux qui voudroient survivre à la perte d'une si 
douce patrie. Tout respiroit à Rome et dans les 
armées cet amour des concitoyens les uns pour les 
autres , et ce respect pour le nom roînain qui éle- 
voit le courage et animoit la vertu de quiconque 
avoit l'honneur dç le porter. Le chapeau d'un ci- 
toyen délivré d'esclavage, la couronne civique de 
celui qui avoit sauvé la vie à un autre , étoient ce 
qu'on regardoit avec le plus de plaisir dans la 
pompe des triomphes; et il est à remarquer que 
des couronnes dont on honoroit à la guerre les 
belles actions, il n'y avoit que la civique et celle 
destriomphateursquifussentd'herbeet de feuilles, 
toutes les autres n'étoient que d'or. C'est ainsi que 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 33 

Rome fut vertueuse, et devint la maîtresse du 
monde. Chefs ambitieux , un pâtre gouverne ses 
chiens et ses troupeaux^ et n est que le dernier des 
hommes! S'il est beau de commander, c est quand 
ceux qui nous obéissent peuvent nous honorer : 
respectez donc vos concitoyens , et vous vous ren- 
drez respectables; respectez la Uberté, et votre 
puissance augmentera tous les jours ; ne passez 
jamais vos droits , et bientôt ils seront sans bornes. 
Que la patrie se montre donc la mère commune 
des citoyens; que les avantages dont ils jouissent 
dans leur pays le leur rendent cher ; que le gou- 
vernement leur laisse assez de part à Fadminis-* 
tration publique pour sentir qu*ils sont chez eux, 
et que les lois ne soient à leurs yeux que les garants 
de la commune liberté. Ces droits, tout beaux 
qu^ils sont, appartiennent à tous les hommes; 
mais, sans paroître les attaquer directement, la 
mauvaise volonté des chefs en réduit aisément 
lefiet à rien. La loi dont on abuse sert à-la-fois au 
puissant d^arme offensive et de bouclier contre le 
fbible; et le prétexte du bien public est toujours 
le plus dangereux fléau du peuple. Ce qu'il y a de 
plus nécessaire et peut-être de plus difficile dans 
le gouvernement, c'est une intégrité sévère à ren- 
dre justice à tous, et sur-tout à protéger le pauvre 
contre la tyrannie du riche. Le plus grand mal 
est déjà fait, quand on a des pauvres à défendre 

MÉLAKGES. 3 



Digitized by 



Google 



34 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

et des riches à contenir. C'est sur la médiocrité 
seule que s exerce toute la force des lois; elles sont 
également impuissantes contre les trésors du riche 
et contre la misère du pauvre ; le premier les élude, 
le second leur échappe; l'un brise la toile, et l'au- 
tre passe au travers. 

C'est donc une des plus importantes affaires du 
gouvernement de prévenir l'extrême inégalité des 
fortunes ; non en enlevant les trésors à leurs })OS- 
sesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d'en ac- 
cumuler; ni en bâtissant des hôpitaux pour les 
pauvres , mais en garantissant les citoyens de le de- 
venir. Les hommes inégalement distribués sur le 
territoire, et entassés dans un lieu tandis que les 
autres se dépeuplent; les arts d'agrément et de 
pure industrie favorisés aux dépens des métiers 
utiles et pénibles ; l'agriculture sacrifiée au com- 
merce; le publicain rendu nécessaire par la mau- 
vaise administration des deniers de l'état ; enfin la 
vénalité poussée à tel excès, que la considération 
se compte avec les pistoles, et que les vertus 
mêmes se vendent à prix d'argent : telles sont les 
causes les plus sensibles de Fopulence et de la mi- 
sère, de l'intérêt particulier substitué à l'intérêt 
public, de la haine mutuelle des citoyens, de leur 
indifférence pour la cause commune, de la cor- 
ruption du peuple, et de l'affoiblissement de tous 
les ressorts du gouvernement. Tels sont par consé- 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 35 

quent les maux qu'on guérît difficilement quand 
ils se font sentir, mais qu'une sage administration 
doit prévenir, pour maintenir avec les bonnes 
mœurs le respect pour les lois, lamour de la pa- 
trie, et la vigueur de la volonté générale. 

Mais toutes ces précautions seront insuffisan- 
tes, si Ton ne sy prend de plus loin encore. Je 
finis cette partie de Yéconomie publique par où 
j aurois dû la commencer. La patrie ne.peut„$ub- 
sister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu, 
ni la vertu sans les citoyens: vous aurez tout si 
vous formez dès citoyens; sans cela vous n'aurez 
que de méchants esclaves, à commencer par les 
chefe de l'état. Or, former des citoyens n'est pas 
laf&ire d'un jour; et, pour les avpir hommes, il 
faut les instruire enfants. Qu'on me dise que qui- 
conque aHêsTïommes à gouverner ne doit pas 
chercher hors de leur nature une perfection dont 
ils ne sont pas susceptibles ; qu'il ne doit pas vouloir 
détruire en eux les passions, et que l'exécution 
d'un pareil projet ne seroit pas plus désirable que 
possible. Je conviendrai d'autant mieux de tout 
cela, qu'un homme qui n'auroit point de pas- 
sions seroit certainement un fort mauvais citoyen : 
mais il faut convenir aussi que si Ton n'apprend 
point aux hommes à n'aimer rien, il n'est pas im- 
possible de leur apprendre à aimer un objet plu- 
tôt qu'un autre, et ce qui est véritablement beau 

"^ 3. 



Digitized by 



Google 



36 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

plutôt que ce qui est difforme. Si, par exemple, 
on les exerce assez tôt à ne jamais regarder leur 
individu que par ses relations avec le corps de l'é- 
tat , et à n'apercevoir, pour ainsi dire, leur propre 
existence que comme une partie de la sienne , ils 
pourront parvenir enfin à s'identifier en quelque 
sorte avec ce plus grand tout, à se sentir membres 
de la patrie, à l'aimer de ce sentiment exquis que 
tout homme isolé n'a que pour soi-même, à élever 
perpétuellement leur ame à ce grand objet, et à 
transformer ainsi en une vertu sublime cette dis- 
position dangereuse d où naissent tous nos vices. 
Non seulement la philosophie démontre la possi- 
bilité de ces nouvelles directions, mais Thistoire 
en fournit mille exemples éclatants: s'ils sont si 
rares parmi nous, c'est que personne ne se soucie 
qu'il y ait des citoyens, et qu'on s'avise encore 
moins de s'y prendre assez tôt pour les former. Il 
n'est plus temps de changer nos inclinations na- 
turelles quand elles ont pris leur cours et que 
l'habitude s'est jointe à Famour-propre; il n'est 
plus temps de nous tirer hors de nous-mêmes 
quand une fois le moi humain concentré dans nos 
cœurs y a acquis cette méprisable activité qui ab- 
sorbe toute vertu et fait la vie des petites âmes. 
Gomment l'amour de la patrie pourroit-il germer 
au milieu de tant d'autres passions qui l'étouflFent? 
et que rcste-t-il pour les concitoyens d'un cœur 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 3; 

déjà partagé entre lavarice, une maîtresse, et la 
vanité? 

C'est du prenaier moment de la vie qu'il feut ap- 
prendre à mériter de vivre; et comme on parti- 
cipe en naissant au droit des citoyens , Finstant de 
notre naissance doit être le commencement de 
l'exercice de nos devoirs. S'il y a des lois pour l'âge 
mûr^ il doit y en avoir pour l'enfance, qui ensei- 
gnent à obéir aux autres; et, comme on ne laisse 
pas la raison de chaque homme unique arbitre de 
ses devoirs , on doit d'autant moins abandonner 
aux lumières et aux préjugés des pères l'éducation 
de leurs enfants, ({u'elle importe à l'état encore 
plus qu'aux pères ; car , selon le cours de la nature, 
la mort du père lui dérobe souvent les derniers 
fruits de cette éducation, mais la patrie en sent 
tôt ou tard les effets ; l'état demeure, et la famille 
se dissout. Que si l'autorité publique, en prenant 
la place des pères , et se chargeant de cette impor- 
tante fonction , acquiert leurs droits en remplis- 
sant leurs devoirs, ils ont d'autant moins sujet de 
s'en plaindre, qu'à cet égard ils ne font propre- 
ment que changer de nom, et qu'ils auront en 
commun, sous le nom de citoyens, la même au- 
torité sur leurs enfants qu'ils exerçoient séparé- 
ment sous le nom de pères, et n'en seront pas 
moins obéis en parlant au nom de la loi qu'ils l'é- 
toient en parlant au nom de la nature. L'éduca- 



Digitized by 



Google 



38 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

tion publique, sous des régies prescrites par le 
gouvernement, et sous des magistrats établis par 
le souverain, est donc une des maximes fonda- 
mentales du gouvernement populaire ou légitime. 
Si les enfants sont élevés en commun dans le sein 
de légalité, s*ils sont imbnsi d^lôts de j^tat et des 
maximes de la volonté générale , s'ils sont instruits 
à les respecter par-dessus toutes choses , s'ils sont 
environnés d'exemples et d'objets qui leur par- 
lent sans cesse de la tendre mère qui les nourrit, 
de l'amour qu'elle a pour eux, des biens inesti- 
mables qu'ils reçoivent d'elle, et du retour qu'ils 
lui doivent , ne doutons pas qu'ils n'apprennent 
ainsi à se chérir mutuellement comme des frères , 
à ne vouloir jamais que ce que veut la société, à 
substituer des actions d'hommes et de citoyens au 
stérile et vain babil des sophistes , et à devenir 
un jour les défenseurs et les pères de la patrie dont 
ils auront été si long-temps les enfants. 

Je ne parlerai point des magistrats destinés à 
présider à cette éducation, qui certainemëiit est 
la plus importante affaire de l'état. On sent que si 
de telles marques de la confiance publique étoient 
légèrement accordées, si cettefbnction sublime n'é- 
toit pour ceux qui auroient dignement rempli 
toutes les autres le prix de leurs travaux, l'hono- 
rable et doux repos de leur vieillesse et le comble 
de tous les honneurs , toute 1 entreprise seroit in- 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 3g 

utile et l'éducation sans succès; car par-tout où la 
leçon n'est pas soutenue par l'autorité , et le pré- 
cepte par lexemple, l'instruction demeure sans 
fruit; et la vertu. même perd son crédit dans la 
bouche de celui qui ne la pratique pas. Mais que 
des guerriers illustres, courbés sous le faix de 
leui?Tàurîërs7p r èc he nt le couragc;-q4iê de§, ma- 
gistrats intégres, blanchis dans la pourpre et sur 
les tribunaux, enseignent la justice : les uns et les 
autres se formeront ainsi de vertueux succes- 
seurs, et transmettront dage en âge aux généra- 
tions suivantes l'expérience et les talents des chefs , 
le courage et la vertu des citoyens, et l'émulation 
commune à tous de vivre et mourir pour la 
patrie. 

Je ne sache que jtjpis .peuples qui aient autre- 
fois pratiqué l'éducation publique; savoir, les 
Cretois , les I^céd^émqniens, etles anciens Perses : 
chez tous les trois elle eut le plus granB succès, et 
fit des prodiges chez les deux derniers. Quand le 
monde s'est trouvé divisé en nations trop grandes 
pour pouvoir être bien gouvernées , ce moyen n'a 
plus été praticable; et d'autres raisons, que le lec-^ 
teur peut voir aisément, ont encore empêché 
qu'il n'ait été tenté chez aucun peuple moderne. 
C'est une chose très remarquable que les Romains 
aient pn^ej^passer; mais Rome fut, durant cinq 
cents ans ~ un miracle continuel que le monde ne 



Digitized by 



Google 



4o ÉCONOMIE POLITIQUE, 

doit plus espérer de revoir. La vertu des Romains, 
engendrée par Fhorreur de la tyrannie et des 
crimes des tyrans, et par lamour inné de la pa- 
trie, fit de toutes leurs maisons autant d'écoles de 
citoyens ; et le pouvoir sans bornes des pères 
sur leurs enfants mit tant de sévérité dans la po- 
lice particulière, que le père, plus craint que les 
magistrats, étoit dans son tribunal domestique le 
censeur des mœurs et le vengeur des lois. 

C est ainsi qu un gouvernement attentif et bien 
intentionné, veillant sans cesse à maintenir ou 
rappeler chez le peuple lamour de la patrie et les 
bonnes mœurs, prévient de loin les maux qui ré- 
sultent tôt ou tard de rindifférence des citoyens 
pour le sort de la république, et contient dans 
d'étroites bornes cet intérêt personnel qui isole 
tellement les particuliers , que Tétat s affoiblit par 
leur puissance , et n a rien à espérer de leur bonne 
volonté. Par-tout où le peuple aime son pays, 
respecte les lois, et vit simplement, il reste peu 
de chose à faire pour le rendre heureux; et dans 
l'administration publique , où la fortune a moins 
de part qu au sort des particuliers^ la sagesse est 
si près du bonheur que ces deux objets se confon- 
dent. 

III. Ce n est pas assez davoir des citoyens et de 
les protéger, il faut encore songer à leur subsis- 
tance; et pourvoir aux besoins publics est une 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 41 

suite évidente de la volonté général^, et le troi- 
sième devoir essentiel du gouvernement. Ce de- 
voir n est pas , comme on doit le sentir, de rem- 
plir les greniers des particuliers et les dispenser 
du travail , mais de maintenir labondance telle- 
ment à leur portée, que, pour lacquérir, le tra- 
vail soit toujours nécessaire et ne soit jamais in- 
utile. Il s'étend aussi à toutes les opérations qui 
regardent lentretîen du fisc et les dépenses de 
ladministration publique. Ainsi , après avoir parlé 
de Yéconomie générale par rapport au gouverne- 
ment des personnes , il nous reste à la considérer 
par rapport à ladministration des biens. 

Cette partie n'ofFre pas moins de difficultés à 
résoudre ni de contradictions à lever que la pré- 
cédente. Il est certain que le droit de propriété est 
le plus sacré de tous les droits des citoyens, et plus 
important , à certains égards, que la liberté même ; 
soit parcequ'il tient de plus près à la conservation 
de la vie; soit parceque, les biens étant plus faciles 
à usurper et plus pénibles à défendre que la per- 
sonne, on doit plus respecter ce qui peut se ravir 
plus aisément; soit enfin parceque la propriété 
est le vrai fondement de la société civile, et le vrai 
garant des engagements des citoyens; car si les 
biens ne répondoient pas des personnes, rien ne 
seroit si facile que d'éluder ses devoirs et de se 
moquer des lois. D'un autre côté , il n'est pas moins 



Digitized by 



Google 



42 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

sûr que le maintien de Tétat et du gouvernement 
exige des frais et de la dépense; et comme qui- 
conque accorde la fin ne peut refuser les moyens , 
il s ensuit que les membres de la société doivent 
contribuer de leurs biens à son entretien. De plus, 
il est difficile d assurer d un côté la propriété des 
particuliers 5ans lattaquer dun autre, et il ne&t 
pas possible que tous les règlements qui regar-» 
deiit Tordre des successions, les testaments, les 
contrats, ne gênent les citoyens , à certains égards, 
sur la disposition de leur propre bien, et parcon* 
séquent &ur leur droit de propriété. 

Mais , outre ce que j'ai dit ci-devant de 1 accord 
qui régne entre 1 autorité de la loi et la liberté du 
citoyen^ îl y ^i p^r rapport à la disposition des 
biens, une remarque importante à faire, qui lève 
bien des difficultés: c'est, comme la montré Puf- 
fendorf, que, par la nature du droit de propriété, 
il ne s'étend point au-delà de la vie du proprié- 
taire, et qu'àFinstant qu un homme est mort son 
bien ne lui appartient plus. Ainsi , lui prescrire 
les conditions sous lesquelles il en peut disposer, 
cest au fond moins altérer son droit en apparence 
que l'étendre en effet. 

En général, quoique l'institution des lois qui 
règlent le pouvoir des particuliers dans la dispo- 
sition de leur propre bien n'appartienne qu au 
souverain, l'esprit de ces lois, que le gouverne- 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 43 

ment doit suivre dans leur application, est que, 
de père en fils et de proche en proche, les biens 
de la famille en sortent et s aliènent le moins qu'il 
est possible. Il y a une raison sensible de ceci en 
Ëiveur des enfants, à qui le droit de propriété se- 
roit foi-t inutile si le père ne leur laissoit rien, et 
qui de plus, ayant souvent contribué par leur tra- 
vail à 1 acquisition des biens du père, sont de 
leur chef associés à son droit. Mais une autre rai- 
sou plus éloignée, et non moins importante, est 
que^ien n'est plus funeste aux mœurs et à la répu- 
blique que les changements continuels d etatet de 
fortune jentre les citoyens ; changements qui sont 
la preuve et la source de mille désordres , qui bou- 
leversent et confondent tout , et par lesquels ceux 
qui sont élevés pour une chose se trouvant des- 
tinés pour une autre , ni ceux qui montent ni ceux 
qui descendent ne peuvent prendre les maximes 
ni les lumières convenables à leur nouvel état, et 
beaucoup moins en remplir les devoirs. Je passe 
à Tobjet des finances publiques. 

Si le peuple se gouvernoit lui-même , et qu'il 
n'y eût rien d'intermédiaire entre l'administration 
de l'état et les citoyens, ils n'auroient qu'à se co- 
tiser dans l'occasion, à proportion des besoins 
publics et des facultés des particuUers ; et comme 
chacun ne perdroit jamais de vue le recouvrement 
ni l'emploi des deniers , il ne pourroit se glisser 



Digitized by 



Google 



44 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

ni fraude ni abus dans leur maniement; letat ne 
seroit jamais obéré de dettes ni le peuple accablé 
d'impôts, ou du moins la sûreté de Femploi le 
consoleroit de la dureté de la taxe. Mais les choses 
ne sauroient aller ainsi; et, quelque borné que 
soit un état, la société civile y est toujours trop 
nombreuse pour pouvoir être gouvernée par tous 
ses membres. 11 faut nécessairement que les de- 
niers publics passent par les mains des chefs, les- 
quels, outre l'intérêt de Fétat, ont tous le leur 
particulier, qui n'est pas le dernier écouté. Le 
peuple, de son côté, qui s'aperçoit plutôt de l'a- 
vidité des chefe et de leurs folles dépenses que des 
besoins publics, murmure de se voir dépouiller 
du nécessaire pour fournir au superflu d'autrui ; 
et, quand une fois ces manœuvres Font aigri jus- 
qu'à certain point, la plus intègre administration 
ne viendroit pas à bout de rétablir la confiance. 
Alors si les contributions sont volontaires, elles 
ne produisent rien ; si elles sont forcées, elles sont 
illégitimes ; et c'est dans cette cruelle alternative 
de laisser périr Fétat ou d'attaquer le droit sacré 
de la propriété, qui en est le soutien, que con- 
siste la difficulté d'une juste et sage économie. 

La première chose que doit faire après l'établis- 
sement des lois l'instituteur d'une république, 
c'est de trouver un fonds suffisant pour l'entretien 
des magistrats et autres officiers, et pour toutes 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 4S 

les dépenses publiques. Ce fonds s appelle œrarium 
ou fisc ^ s'il est en argent; domaine public , s'il est 
en terres; et ce dernier est de beaucoup préfé- 
rable à l'autre par des raisons faciles à voir. Qui- 
conque aura suffisamment réfléchi sur cette ma- 
tière ne pourra guère être à cet égard d'un autre 
avis que Bodin% qui regarde le domaine public 
comme le plus honnête et le plus sûr de tous les 
moyens de pourvoir aux besoins de l'état; et il est 
à remarquer que le premier soin de Romulus , 
dans la division des terres, fut den destiner le 
tiers à cet usage. J'avoue qu'il n'est pas impossible 
que le produit du domaine mal administré se ré- 
duise à rien ; mais il n'est pas de l'essence du do- 
maine d'être mal administré. 

Préalablement à tout emploi , ce fonds doit être 
assigné ou accepté par l'assemblée du peuple ou 
des états du pays, qui doit ensuite en déterminer 
Tusage. Après cette solennité, qui rend ces fonds 
inaliénables, ils changent pour ainsi dire de na- 
ture, et leurs revenus deviennent tellement sacrés , 
que c'est non seulement le plus infâme de tous 
les vols, mais un crime de lèse-majesté, que d'en 
détourner la moindre chose au préjudice de leur 
destination. C'est un grand déshonneur pour 
Rome que l'intégrité du questeur Caton y ait été 

* * J. Bodin, qui a v^cu sous les rè(;nes de Henri III et de Henri IV, 
•st auteur d*an ouvrage intitalé les six livres de la République. 



Digitized by 



Google 



46 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

un sujet de remarque, et qu'un empereur, ré- 
compensant de quelques écus le talent d un chan- 
teur, ait eu besoin d'ajouter que cet argent venoit 
du bien de sa famille et non de celui de l'état*. 
Mais s'il se trouve peu de Galbas, où cherche- 
rons-nous des Gâtons? Et quand une fois le vice 
ne déshonorera plus, quels seront les chefs assez 
scrupuleux pour s'abstenir de toucher aux re- 
venus publics abandonnés à leur discrétion, et 
pour ne pas s'en imposer bientôt à eux-mêmes , 
en affectant de cqnfondre leurs vaines et scanda- 
leuses dissipations avec la gloire de l'état, et les 
moyens d'étendre leur autorité avec ceux d'aug- 
menter sa puissance? C'est sur-tout en cette déli- 
cate partie de Fadministration que la vertu est le 
seul instrument efficace, et que l'intégrité du ma- 
gistrat est le seul frein capable de contenir son 
avarice. Les livres et tous les comptes des régis- 
seurs servent moins à déceler leurs infidélités qu'à 
les couvrir; et la prudence n'est jamais aussi 
prompte à imaginer de nouvelles précautions 
que la friponnerie à les éluder. Laissez donc les 
registres et papiers, et remettez les finances en 
des mains fidèles; c'est le seul moyen quelles 
soient fidèlement régies. 

Quand une fois les fonds publics sont établis , 

»* Trait de Tempereur Galba rapporté par Plutarque (Vie de 
Galba), et rappelé par Montaigne, livre III, chap. tï. 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 47 

les chefs de letat en sont de droit les administra- 
teurs; car cette administration fait une partie du 
gouvernement, toujours essentielle, quoique non 
toujours également: son influence augmente à 
mesure que celle des autres ressorts diminue ; et 
Ton peut dire qu'un gouvernement est parvenu à 
son dernier degré de corruption quand il n a plus 
d autre nerf que largent: or, comme tout gou- 
vernement tend sans cesse au relâchement , cette 
seule raison montre pourquoi nul état ne peut 
subsister si ses revenus n'augmentent sans cesse. 

Le premier sentiment de la nécessité de cette 
augmentation est aussi le premier signe du dés- 
ordre intérieur de 1 état ; et le sage administrateur, 
en songeant à trouver de largent pour pourvoir 
au besoin présent, ne néglige pas de rechercher 
la cause éloignée de ce nouveau besoin , comme 
un marin, voyant leau gagner son vaisseau, 
n oubUe pas , en faisant jouer les pompes , de 
feire aussi chercher et boucher la voie. 

De cette règle découle la plus importante 
maxime de l'administration des finances, qui est 
de travailler avec beaucoup plus de soin à pré- 
venir les besoins qu'à augmenter les revenus. De 
quelque diligence qu'on puisse user, le secours 
qui ne vient qu'après le mal , et plus lentement , 
laisse toujours l'état en souffrance : tandis qu'on 
songe à remédier à un mal, un autre se fait déjà 



Digitized by 



Google 



48 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

sentir, et les ressources mêmes produisent de nou- 
veaux inconvénients; de sorte qu a la fin la nation 
s'obère, le peuple est foulé , le gouvernement perd 
toute sa vigueur, et ne fait plus que peu de chose 
avec beaucoup dargent. Je crois que de cette 
grande maxime bien établie découloient les pro- 
diges des gouvernements anciens, qui faisoient 
plus avec leur parcimonie que les nôtres avec 
tous leurs trésors; et cest peut-être de là quest 
dérivée lacception vulgaire du mot diéœnomie^ 
qui s'entend plutôt du sage ménagement de ce 
quon a que des moyens d'acquérir ce que Ton 
n a pas. 

Indépendamment du domaine public , qui rend 
à letat à proportion de la probité de ceux qui le 
refissent, si Ton connoissoit assez toute la force 
de l'administration générale , sur-tout quand elle 
se borne aux moyens légitimes , on seroit étonne 
des ressources qu'ont les chefs pour prévenir tous 
les besoins publics sans toucher aux biens des 
particuliers. Comme ils sont les maîtres de tout 
le commerce de l'état, rien ne leur est si facile que 
de le diriger d'une manière qui pourvoie à tout, 
souvent sans qu'ils paroissent s'en mêler. La dis- 
tribution des denrées, de l'argent, et des mar- 
chandises, par de justes proportions selon les 
temps et les lieux, est le vrai secret des finances et 
la source de leurs richesses, pourvu que ceux qui 



Digitized by 



Google 



I 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 49 

les administrent sachent porter leurs vues assez 
loin, et £ûre dans Foccasion une perte apparente 
et prochaine, pour avoir réellem^it des profits 
immenses dans un temps éloigné. Quand on voit 
un gouvernement payer des di^oits loin d en rece- 
voir, pour la sortie des blés dans les années d a- 
bondance, et pour leur introduction dans les an- 
nées de disette, on a besoin d avoir de tels faits 
sous les yeux pour les croire véritables, et on les 
mettroit au rang des romans, s'ils se fussent passés 
anciennement. Supposons que, pour prévenir la 
disette dans les mauvaises années, on proposât 
d établir des magasins publics ; dans combien de 
pays Tentretien d un établissement aussi utile ne 
serviroit-il pas de prétexte à de nouveaux impôts ! 
A Genève, ces greniers, établis et entretenus par 
une sage administration, font la ressource pu- 
blique dans les mauvaises années, et le principal 
revenu de letat dans tous les temps : Mit et ditat, 
c'est la belle et juste inscription qu'on lit sur la 
façade de l'édifice. Pour exposer ici le système 
économique d'un bon gouvernement , j'ai souvent 
tourné les yeux sur celui de cette république; 
heureux de trouver ainsi dans ma patrie l'exemple 
de la sagesse et du bonheur que je voudrois voir 
régner dans tous les pays ! 

Si l'on examine comment croissent les besoins 
d'un état, on trouvera que souvent cela arrive à- 
mélârges. 4 



Digitized by 



Google 



5o ÉCONOMIE POLITIQUE, 

pen-'près comme chez les particuliers, moins par 
une Téritable néeessité que par un accroissement 
de désirs inutiles, et que souvent on n augmente 
la dépense que pour avoir un prétexte d'augmen- 
ter la recette, de sorte que Fétat gagneroit quel- 
quefois à se passer detre riche, et que cette ri- 
chesse apparente lui (est au fond plus onéreuse 
que ne seroit la pauvreté même. On peut espérer, 
il est vrai , de tenir les peuples dans une dépen- 
dance plus étroite , en leur donnant d une main 
ce qu'on leur a pris de Vautre, et ce fut la politique 
dont usa Joseph avec les Égyptiens; mais ce vain 
sophisme est d'autant plus funeste à l'état, que 
l'argent ne rentre plus dans les mêmes main^ dont 
il est sorti; et qu'avec de pareilles maximes on 
n'enrichit que des &iné^its de la dépouille des 
hommes utiles. 

Le goût des conquêtes est une des causes les 
plus sensibles et les plus dangereuses de cette aug- 
mentation. Ce goût engendré souvent par une 
autre espèce d'ambition que celle qu'il semble an^ 
nonoer, nest pas toujours ce qu'il paraît être, et 
n'a pas tant pour véritaJ:de motif le désir apparent 
d'agrandir la nation que le désir caché d'augmen- 
ter au-^dedans l'autorité des chefs, à laide de l'aug- 
mentation des troupes et à la &veur de la diTer- 
sion que font les objets de la guerre dans l'^esprit 
des citoyens. 



Digitized by 



Google 



ÉCOnOMIS POLITIQUE. 5i 

Ce qu il y a du moi»» de très o^rtam , c'est que 
rien n est s^ fouie ui $i loiséraUe qM les peuples 
conquéniftts., et que ieurs «ueoès mêmes ue i<mt 
qu'augmenter leurs migres: quand rbisCoire ue 
nous l'apprendroit pas ^ la raison wliiroit pour 
nous démontrer que {dus un état est grand , et plus 
les dépenses y deviennent proportionneUement 
fortes .et onéreuses; car il &ut que toutes les pro- 
vîneesfournis^ent leur contingent aux fraisde l'ad 
ministration générale, et que chacune outre cela 
fasse pour la sienne particulière la mto>e dé- 
pense que si elle étoit indépendante. Ajoutez que 
toutes les fortunes se font dans un lieu et se con^ 
somment dans un autre; ce qui rompt i>iaitôt 
1 équilibre du produit et de la consommation > et 
appauvrit beaucoup de pays pour enrichw wie 
seule viUc 

Autr^ source de Faugmentation des besoins 
publics 9 qui tient à la précédente. Il peut venir 
un temps où les citoyens, ne se regardant plus 
comme intéressés à la cause commune, eessch- 
roient dlèjtr^ les défenseurs de la patrie, et où les 
IB^i^trats aimeroient mjeu?: commander à des 
mieroenaires qu à des hommes libres , ne Sàt^ce 
qu afin d'employer en temps et lieu les premi^^ 
pour uùfiw assujettir les autres. Tel fut rél:at de 
fiome sur la fin de la république et sous les 
empereurs; car toutes les victoires des jHremiers 

4- 



Digitized by 



Google 



52 ÉCONOMIE POLITIQUE. 

Romains , demêtne que celles d'Alexandre, avoient 
été remportées par de braves citoyens, qui sa- 
Yoient donner au besoin leur sang pour la patrie, 
mais qui ne le vendoient jamais. Ce ûe fut qu au 
siège de Yéies qu'on commença de payer llnfiin- 
terte romaine; et Marins fut le premier qui, dans 
laguerre de Jugurtfaa , déshonora les légions, en 
y introduisant des afFranchis, vagabonds, et au- 
tres mercenaires. Devenus les ennemis des peuples 
qu'ils s'étoient chargés de rendre heureux, les ty- 
rans établirent des troupes réglées, en apparence 
pour contenir l'étranger, et en effet pour oppri- 
mer l'habitant. Pour former ces troupes, il fallut 
enlever à la terre des cultivateurs, dont le défaut 
diminua la quantité des denrées, et. dont l'entre- 
tien introduisit des impôts qui en augmentèrent 
le prix. Ce premier désordre fît murmurer les 
peuples: il fallut, pour les réprimer, multiplier 
les troupes, et par conséquent la misère; et plus 
le désespoir augmentoit, plus on se voyoit con- 
traint de l'augmenter encore pour en prévenir les 
effets. D'un autre côté, ces mercenaires, qu'on 
pouvoit estimer sur le prix auquel ils se vendoient 
eux-mêmes, fiers de leur avilissement, méprisant 
les lois dont ils étoient protégés, et leurs frères, 
dont ils mangeoient le pain , se crurent plus ho- 
norés d'être les satellites de César que les défen- 
seurs de Rome ; et, dévoués à une obéissance aveu- 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 53 

gle, tenoient par état le poignard levé sur^ leurs 
concitoyens, prêts à tout égorger au premier 
signal. Il ne seroit pas difficile de montrer que ce 
fîlt là une des principales causes de la ruine de 
Fempire romain. 

L'invention de lartillerie et des fortifications a 
forcé de nos jours les souverains de FEurope à ré^ 
tablir Fusage des troupes réglées pou r garder leurs 
places; mais, avec des motifs plus légitimes, il est 
à craindre que FefiPet n'en soit également funeste. 
Il n*en faudra pas moins dépeupler les campagnes 
pour former les armées et les garnisons; pour les 
entretenir il n en faudra pas moins fouler les 
peuples; et ces dangereux établissements s ac- 
croissent depuis quelque temps avec une telle 
rapidité dans tous nos climats , qu on n en peut 
prévoir que la dépopulation prochaine de FEu- 
rope, et tôt ou tard la ruine des peuples qui 
Ffaabitent. 

Quoi quil en soit, on doit voir que de telles 
institutions renversent nécessairement le vrai sys- 
tème économique qui tire le principal revenu de 
Fétat dn domaine public, et ne laissent que la res- 
source fâcheuse des subsides et impôts, dont il me : 
reste à parler. 

Il £siut se ressouvenir ici que le fondement du 
pacte social est la propriété ; et sa première con- 
dition , que chacun soit maintenu dans la paisible 



Digitized by 



Google 



54 ÉCOHOMIE POLITIQUE, 

jouissance de ce qui lui ap{>artient. Il est vrai que, 
par le même traité^ chacun s'oblige, au moins ta^ 
citement, à se cotiser dans les besoins publics : 
mais cet engagement ne pouvant nuire à la loi 
fondamentale, et supposant FéTidence du besoin 
reconnue par les contribuables , on voit que, pour 
être légitime, cette cotisation doit être volontaire, 
non d'une volonté particulière, comme s'il étoit 
nécessaire[d'avoir le consentement de chaque ci*^ 
toyen ^ et qu'il ne dût fournir que ce qu'il lui plaît, 
ce qui seroit directement contre l'esprit de la con* 
fédération, mais d'une volonté générale, à la plu* 
ralité des voix, et sur un tarif proportionnel qui 
ne laisse rien d'arbitraire à l'imposition. 

Cette vérité , que les impôts ne peuvent être 
établis légitimement que du consentemetit du 
peuple ou de ses représentants, a été reconnue 
généralement de tous les philosophes et juris- 
consultes qui se sont acquis quelque réputation 
dans les matières d^ droit politique, sans excep- 
ter Bodin même. Si quelques uns ont établi des 
i^asimes contraires en apparence, outre qu'il est 
aisé de voir les motifs particuliers qui les y ont 
portés, ils y mettent tant de conditions et de res- 
trictions, qu'au fond la chose revient exactement 
au même : car que le peuple puisse refuser, ou 
que le souverain ne doive pas exiger, cda est in- 
différent quant au droit; et s'il nest question que 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 55 

de la force, c est la chose la plus inutile que d exa* 
miner ce qui est lé^time ou non. 

Les contributions qui se lèvent sur le peuple 
sont de deux sortes : les unes réelles, qui se per*- 
qoivent sur les dboses; les autres personnelles, qui 
se paient par tète. On donne aux unes et aux au* 
très les noms d'impôts ou de subsides: quand le 
peuple fixe la somme qu'il accorde, elle s appelle 
subside; quand il accorde tout le produit dune 
taxe, alors c'est un impôt. On trouve dans le livre 
àeïEsprit des lois que limpositioQ par tète est plus 
propre a la servitude, et la taxe réelle plus con-> 
venable à la liberté \ Cela seroit incontestable si 
les contingents par tête étoient égaux ; car il n y 
auroit rien de plus disproportionné qu une pa- 
reille taxe; et c'est sur-tout dans les proportions 
exactement observées que consiste 1 esprit de la 
liberté. Mais si la taxe par tête e#t exactement pro- 
portionnée aux moyens des particuliers, comme 
pourroit être celle qui porte en France le nom de 
capitaiion, et qui de cette manière est à-la-fois 
rédJe et personnelle, elle est la plus équitable, et 
par conséquent la plus conveiiable à des hommes 
libres. Ces proportions paroissent dabord très 
faciles à observer, parceque, étant relatives à l'état 
que chacun tient dans le monde, les indications. 
sont toujours publiques ; mais, outre que 1 avarice, . 

• • Uv. Xni, ch. XIV. 



Digitized by 



Google 



56 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

le crédit et la fraude savent éluder jusqu a Févi- 
dence, il est rare qu'on tienne compte dans ces 
calculs de tous les Cléments qui doivent y entrer. 
Premièrement , on doit considérer le rapport des 
quantités selon lequel, toutes choses égales, celui 
qui a dix fois plus de bien qu un autre doit payer 
dix fois plus que lui : secondement , le rapport des 
usages, c'est-à-dire la distinction du nécessaire et 
du superflu. Celui qui n a que le simple nécessaire 
ne doit rien payer du tout ; la taxe de celui qui a 
du superflu peut aller au besoin jusqu a la con- 
currence de tout ce qui excède son nécessaire. A 
cela il dira qu'eu égard à son rang, ce qui seroit 
superflu pour un homme inférieur est nécessaire 
pour lui; mais c'est un mensonge : car un grand 
a deux jambes ainsi qu'un bouvier, et n'a qu un 
ventre non plus que lui. De plus, ce prétendu 
nécessaire est si peu nécessaire à son rang, que, 
s'il savoit y renoncer pour un sujet louable, il n'en 
seroit que plus respecté. Le peuple se prosterne- 
roit devant un ministre qui iroit au conseil à pied , 
pour avoir vendu ses carrosses dans un pressant 
besmn de l'état. Enfin la loi ne prescrit la magni- 
ficence à personne, et la bienséance n'est jamais 
une raison contre le droit. 

Un troisième rapport qu'on ne compte jamais, 
et qu on devroit toujours compter le premier, est 
celui des utilités que chacun retire de la con£édé- 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. S^ 

ration sociale, qui protège fortement les immenses 
possessions du riche, et laisse à peine un misé- 
rable jouir de la chaumière qu'il a construite de 
ses mains. Tous les avantages de la société ne sont- 
ils pas pour les puissants et les riches? tous les 
emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux 
seuls? toutes les grâces, toutes les exemptions, ne 
leur sont-elles pas réservées? et lautorité publique 
n'est-elle pas tout en leur faveur? Qu'un homme 
de considération vole ses créanciers ou Êisse d'au- 
tres friponneries, n'est-il pas toujours sûr de llm- 
puttUé? Les coups de bâton qu'il distribue, les 
violences qn'il commet, les meurtres mêmes et 
les assassinats dont il se rend coupable, ne sont- 
ce pas des afiaires qu'on assoupit, et dont au bout 
de six mois il n'est plus question? Que ce même 
homme soit volé, toute la police est aussitôt en 
mouvement; et malheur aux innocents quil soup- 
çonne! Passe-t-il dans un lieu dangereux, voilà 
les escortes en campagne; l'essieu de sa chaise 
vient-il à rompre, tout vole à son secours; fait-on 
du bruit à sa porte, il dit un mot, et tout se tait; 
la foule Tincommode-t-elle, il fait un signe, et 
tout se range; un charretier se trouve-t-il sur son 
passage, ses gens sont prêts à l'assommer; et cin- 
quante honnêtes piétons allant à leurs affaires se- 
roient plutôt écrasés qu^un faquin oisif retardé 
dans son équipage. Tous ces égards ne lui coûtent 



Digitized by 



Google 



58 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

pas un sou ; ils sont le droit de Thomme riche, et 
non le prix de la richesse. Que le tableau du pau- 
vre est di£Gérent ! plus Thumanité lui doit, plus la 
société lui refuse; toutes les portes lui sont fer- 
mées, même quand il a droit de les faire ouvrir; 
et si quelquefois il obtient justice, c'est avec plus 
de peine qu'un autre n obtiendroit g^ace : s'il y a 
des corvées à faire, une milice à tirer, c'est à lui 
qu'on donne la préférence; il porte toujours, outre 
sa charge, celle dont son voisin plus riche à le 
crédit de se faire exempter : au moindre accident 
qui lui arrive chacun s'éloigne de lui : si sa pauvre 
charrette verse, loin d'être aidé par personne, je 
le tiens heureux s'il évite en passant les avanies 
des gens lestes d'un jeune duc : en un mot, toute 
assistance gratuite le fuit au besoin , précisément 
parcequ'il n a pas de quoi la payer ; mais je le tiens 
pour un homme perdu s'il a le malheur d'avoir 
l'ame honnête, une fille aimable, et nn puissant 
voisin. 

Une autre attention non moins importante à 
faire, c'est que les pertes des pauvres sont beau- 
coup moins réparables que celles du riche, et que 
la difficulté d'acquérir crott toujours eti raison du 
besoin. On ne fiiit rien avec rien ; cela est vrai dans 
les affaires comme en physique : l'argent est la se- 
mence de l'argent, et h première pistole est quel- 
quefois plus difficile à gagner que le second mil* 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 69 

lion. Il y a plus encore; cest que tout ce que le 
pauvre paie est à jamais perdu pour lui , et reste 
ou revient dans les mains du riche; et comme 
c*est aux seuk hommes qui ont part au gouver^ 
nement, ou à ceux qui en approchent, que passe 
tôt ou tard le produit des impôts, ils ont, même 
en payaàt leur contingent, un intérêt sensible à 
les augmenter. 

Résumons ai quatre mots le pacte social des 
deux états* « Vous avez besoin de moi, car je suis 
«riche et vous êtes pauvre; faisons donc un ao-* 
«cord entre nous: je permettrai que vous ayez 
tt rhonneur de me servir, à condition que vous 
« me donâerez le peu qui vous reste pour la peine 
« que je prendrai de vous commander, n 

Si l'on combine avec soin toutes ces choses, on 
trouvera que, pour répartir les taxes dune ma-* 
nière équitable et vraiment proportionnelle, Fim- 
position nen doit pais être faite seulement en 
raiion des biens des contribuables, mais en raison 
composée de la différence de leurs conditions et 
du superflu de leurs bien$ : opération très impo]>» 
tante et très difficile que font tous les jours des 
multitudes de commis honnêtes gens et qui savent 
larithmédque^ mais dont les Platon et les Mon- 
teaquieu n'eussent osé se charger qu en tremblant, 
et en demandant au ciel des lumiàres et de Tin- 
tégrîté:. 



Digitized by 



Google 



6Ô ÉCONOMIE POLITIQUE. 

Un autre inconvénient de la taxe personnelle, 
cest de se faire trop sentir et d'être levée avec 
trop de dureté; ce qui n'empêche pas qu'elle ne 
soit sujette à beaucoup de non-valeurs, parcequ'il 
est plus aisé de dérober au rôle et aux poursuites 
sa tête que ses possessions. 

De toutes les autres impositions, le cens sur les 
terres ou la taille réelle a toujours passé pour la 
plus avantageuse dans les pays où Ton a plus 
d'égard a la quantité du produit et à la sûreté du 
recouvrement qu'à la moindre incommodité du 
peuple. On a même osé dire qu'il falloit charger 
le paysan pour éveiller sa paresse, et qu'il ne feroi t 
rien s'il n'avoit rien à payer. Mais Texpérience dé- 
ment chez tous les peuples du monde cette maxime 
ridicule: c'est en Hollande, en Angleterre, où le 
cultivateur paie très peu de chose, et sur-tout à 
la Chine, où il ne paie rien, que la terre est le 
mieux cultivée. Au contraire , par-tout où le la- 
boureur se voit chargé à proportion du produit 
de son champ, il le laisse en friche, ou nen retire 
exactement que ce qu'il lui faut pour vivre. Car 
pour qui perd le fruit de sa peine, c'est gagner 
que ne rien faire; et mettre le travail à lamende 
est un moyen fort singulier de bannir la paresse. 

De la taxe sur les terres ou sur le blé, sur-tout 
quand elle est excessive, résultent deux incon- 
vénients si terribles, qu'ils doivent dépeupler et 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 6i 

ruiner à la longue tous les pays où elle est éta* 
bUe. 

Le premier vient du défeut de circulation des 
espèces, car le ccmimerce et l'industrie attirent 
dans les capitales tout largent de la campagne ; 
et Fimpot détruisant la proportion qui pouvoit 
se trouver encore entre les besoins du laboureur 
et le prix de son blé, largent vient sans cesse et 
ne retourne jamais : plus la ville est riche, plus 
le pays est misérable. Le produit des tailles passe 
des mains du prince ou du financier dans celles 
des artistes et des marchands; et le cultivateur, 
qui nen reçoit jamais que la moindre partie, s'é- 
puise enfin en payant toujours également et re- 
cevant toujours moins. Ciomment voudroit-on 
que pût vivre un homme qui nauroit que des 
veines et point d artères , ou dont les artères ne 
porteroient le sang qu a quatre doigts du cœur? 
Chardin dit quen Perse les droits du roi sur les 
denrées se paient aussi en denrées: cet usage, 
qu'Hérodote témoigne avoir autrefois été pratiqué 
dans le même pays jusqu'à Darius, peut prévenir 
le mal dont je viens de parler. Mais, à moins qu'en 
Perse les intendants, directeurs , commis et garde- 
magasins ne soient une autre espèce de gens que 
par-tout ailleurs, j'ai peine à croire qu'il arrive 
jusqu'au roi la moindre chose de tous ces pro- 
duits, que les blés ne se gâtent pas dans tous les 



Digitized by 



Google 



6» ÉCONOMIE POLITIQUE. 

greniers, et que le feu ae ooasume |ib8 k {dnpart 
des magasins. 

Le second inconvénient vient d*un avantage ap- 
parent, qui laisse aggraver les maux avant qnon 
les aperçoive : c est que le blé est une denrée que 
les impôts ne renobérissent point dans le pays qui 
la produit, et dont, malgré son absolue nécessité, 
la quantité diminue sans que le prix en augmente ; 
ce qui feit que beaucoup de gens meurent de iàtm , 
quoique le blé continue d*être à bon marché, et 
que le laboureur reste seul chargé de Fimpôt , qu'il 
n a pu défalquer sur le prix de la vente. Il fkut 
bien feire attention qu on ne doit pas raisonner 
de la taille réelle comme des droits sur toutes les 
marchandises, qui en font hausser le prix, et sont 
ainsi payés moins par les marchands que par les 
acheteurs. Car ces droits, quelque forts qu'ails 
puissent être, sont pourtant volontaires, et ne 
sont payés par le marchand qu a propor^n des 
marchandises qu'il achète ; et comme St n*achéte 
qu'à proportion de son débit, il fiiit la loi au par- 
ticulier. Mais le laboureur, qui, soit qu'il vende 
ou non , est contraint de payer à des termes fixes 
pour le terrain qu'il cultive, n'est pas le mattre 
d'attendre qu'on mette à sa denrée le prix qu'il lui 
plaît ; et quand il ne la vendroit pas pour s entre- 
tenir, il seroit forcé de la vendre pour payer la 
taille; de sorte que c'est quelquefois Fénormité de 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 63 

rimposition qui maiatieBt la dearée à vil prix. 

Remarquez encore que les ressources du com- 
merce et de Imdustrie , loin de rendre la taille plu» 
supportable par labondance de Targ^st , ne la 
rendent que, plus onéreuse. Je n'insisterai point 
sur une chose très évidente, savoir^ que si la plus 
grande ou moindre quantité d'argent dans un 
état peut lui donner plus ou moins de crédit au* 
dehors > elle ne chas^ en aucune manière la for- 
tune réelle des citoyens, et ne les met ni plus ni 
moins à leur aise. Mais je ferai ces deux remarques 
importantes : Tune, qu a moins que Tétat naît des 
denrées superflues et que l'abondance de l'argent 
ne vienne de leur débit chez l'étranger, les villes 
oà se fidt le commerce se sentent seules de cette 
abondance, et que le paysan ne fait qu'en devenir 
relativement plus pauvre; l'autre, que le prix de 
toutes choses haussant avec la multiplication de 
l'argent, il faut aussi que les impôts haussent à 
(NTOportion; de sorte que le laboureur se trouve 
plus chargé sans avoir plus de ressources. 

On doit voir que la taille sur les terres est un 
véritable impôt sur leur produit. Cependant cha- 
cun convient que rien n'est si dangereux qu'un 
impôt sur le blé, payé par l'acheteur : comment 
ne voit on pas que le mal est cent fois pire quand 
cet impôtest payé par le cultivateur même? N'est- 
ce pas attaquer la subsistance de l'état jusque dans 



Digitized by 



Google 



64 ÉCONOMIE POLITIQUE. 

sa source? n'est-ce pas travailler aussi directement 
qu'il est possible à dépeupler le pays, et par con- 
séquent à le ruiner à la longue? car il n y a point 
pour une nation de pire disette que celle des 
hommes. 

Il n'appartient qu au véritable homme d état 
d'élever ses vues dans 1 assiette des impôts plus 
haut que Tobjet des finances, de transformer des 
charges onéreuses en d utiles règlements de po- 
lice, et de faire douter au peuple si de tels éta* 
blissements n ont pas eu pour fin le bien de la 
nation plutôt que le produit des taxes. 

Les droits sur l'importation des marchandises 
étrangères dont les habitants sont avides sans que 
le pays en ait besoin , sur l'exportation de celles 
du cru du pays , dont il n'a pas de trop et dont 
les étrangers ne peuvent se passer, sur les produc- 
tions des arts inutiles et trop lucratifs, sur les 
entrées dans les villes des choses de pur agrément, 
et en général sur tous les objets de luxe, rempli- 
ront tout ce double objet. C'est par de tels impôts, 
qui soulagent la pauvreté et chargent la richesse, 
qu'il faut prévenir l'augmentation continuelle de 
l'inégalité des fortunes, l'asservissement aux riches 
d'une multitude d'ouvriers et de serviteurs in- 
utiles, la multiplication des gens oisi& dans les 
villes , et la désertion des campagnes. 

Il est important de mettre entre le prix des 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 65 

choses et les droits dont on les charf^e une telle 
proportion, que Favidité des particuliers ne soit 
point trop portée a la fraude par la grandeur des 
profits. Il faut encore prévenir la facilité de la con- 
trebande, en préférant les marchandises les moins 
faciles à cacher. Enfin il convient que Timpôt soit 
payé par celui qui emploie la chose taxée plutôt 
que par celui qui la vend, auquel la quantité des 
droits dont il se trouveroit chargé donneroit plus 
de tentations et de moyens de les frauder. G est 
lusage constant de la Chine, le pays du monde 
où les impôts sont les plus forts et les mieux payés : 
le marchand ne paie rien; lacheteur seul acquitte 
le droit, sans qu'il en résulte ni murmures ni sé- 
ditions, parceque les denrées nécessaires à la vie , 
telles que le riz et le blé, étant absolument fran- 
ches, le peuple n'est point foulé, et Timpôt ne 
tombe que sur les gens aisés. Au reste , toutes ces 
précautions ne doivent pas tant être dictées par 
la crainte de la contrebande que par lattention 
que doit avoir le gouvernement à garantir les par- 
ticuliers de la séduction des profits illégitimes , 
qui, après en avoir fait de mauvais citoyens, ne 
tarderoit pas d en faire de malhonnêtes gens. 

Qu on établisse de fortes taxes sur la livrée , sur 
les équipages, sur les glaces, lustres et ameu- 
blements, sur les étoffes et la dorure, sur les 
cours et jardins des hôtels, sur les spectacles de 

MÛLkVGm, 5 



Digitized by 



Google 



66 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

toute espèce 9 sur les professions oiseuses, comme 
baladins, chanteurs, histrions, et en un mot sur 
cette foule d objets de luxe, d amusement et d'oi- 
siveté, qui frappent tous les yeux, et qui peuvent 
d autant moins se cacher que leur seule usage est 
de se montrer, et qu'ils seroient inutiles sils n'é- 
toient vus. Qu on ne craigne pas que de tels pro- 
duits fussent arbitraires , pour n être fondés que 
sur des choses qui ne sont pas d une absolue né- 
cessité : c est bien mal connottre les hommes que 
de croire qu après s'être une fois laissé séduire par 
le luxe, ils y puissent jamais renoncer; ils renon- 
ceroient cent fois plutôt au nécessaire, et aime- 
roient encore mieux mourir de faim que de honte. 
Laugmentation de la dépense ne sera qu^une 
nouvelle raison pour la soutenir, quand la vanité 
de se montrer opulent fera son profit du prix de 
la chose et des frais de la taxe. Tant qu'il y aura 
des riches, ils voudront se distinguer des pauvres; 
et l'état ne sauroit se former un revenu moins 
onéreux ni plus assuré que sur cette distinction. 
Par la même raison , l'industrie n auroit rien à 
sou£Frir d'un ordre économique qui enrichiroit 
les finances, ranimeroit l'agriculture en soula- 
geant le laboureur, et rapprocheroit insensible- 
ment toutes les fortunes de cette médiocrité qui 
fait la véritable force d'un état. Il se pourroit, je 
l'avoue, que les impôts contribuassent à faire 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 67 

passer plus rapidement quelques modes : mais ce 
ne seroîl jamais que pour en substituer d autres 
sur lescfuelles louvrier gagneroit sans que le fisc 
eût rien à perdre. En un mot, supposons que les* 
prit du gouyernement soit constamment d asseoir 
toutes les taxes sur le superflu des richesses, il ar-> 
rivera de deux choses lune: ou les riches renon- 
ceront à leurs dépenses superflues pour n en faire 
que d utiles, qui retourneront au profit de letat; 
alors lassiette des impôts aura produit Tefiet des 
meilleures lois somptuaires, les dépenses de Tétat 
auront nécessairement diminué avec celles des 
particuliers, et le fisc ne sauroit moins recevoir 
de cette manière qull n ait beaucoup moins encore 
à débourser : ou si les riches ne diminuent rien 
de leurs profusions, le fisc aura dans le produit 
des impôts les ressources qu'il cherchoit pour 
pourvoir aux besoins réels de Fétat. Dans le pre- 
mier cas, le fisc s'enrichit de toute la dépense 
qu'il a de moins à faire ; dans le second , il s en- 
richit encore de la dépense inutile des particu- 
liers. 

Ajoutons à tout ceci une importante distinc- 
tion en matière de droit politique, et à laquelle** 
les gouvernements, jaloux de faire tout par eux- 
mêmes, devroient donner une grande attention. 
J ai dit que les taxes personnelles et les impôts sur 
les chose» d absolue nécessité, attaquant directe' 



Digitized by 



Google 



68 ÉCONOMIE POLITIQUE, 

ment le droit de pix>priété, et par conséquent le 
vrai fondement de la société politique, sont tou- 
jours sujets à des conséquences dangereuses, s^ils 
ne sont établis avec lexprès consentement du 
peuple ou de ses représentants. Il nen est pas de 
même des droits sur les choses dont on peut sin^ 
terdire Fusage; car alors le particulier n étant 
point absolument contraint à payer, sacontribu-^ 
tion peut passer pour volontaire; de sorte que le 
consentement particulier de chacun des contri- 
buants supplée au consentement général , et le 
suppose même en quelque manière : car pourquoi 
le peuple s opposeroit-il à toute imposition qni ne 
tombe que sur quiconque veut bien la payer? Il 
me paroit certain que tout ce qui n'est ni proscrit 
par les lois, ni contraire aux mœurs, et que le 
gouvernement peut défendre, il peut le permet- 
tre moyennant un droit. Si , par exemple , le gou- 
vernement peut interdire l'usage des carrosses, il 
peut, à plus forte raison, imposer une taxe sur 
les carrosses ; moyen sage et utile d'en blâmer l'u- 
sage sans le faire cesser. Alors on peut regarder la 
taxe comme une espèce d'amende dont le produit 
dédommage de labus qu'elle punit. 

Quelqu'un m'objectera peut-être que ceux que 
Bodin appelle imposteurs^ c'est-à-dire ceux qui im- 
posent ou imaginent les taxes, étant dans la classe 
des riches , n'auront garde d'épargner les autres à 



Digitized by 



Google 



ÉCONOMIE POLITIQUE. 69 

leurs propres dépens , et de se charger eux-mêmes 
pour soulager les pauvres. Mais il faut rejeter de 
pareilles idées. Si, dans chaque nation, ceux à qui 
le souverain commet le gouvernement des peuples 
en étoient les ennemis par état, ce ne seroit pas la 
peine de rechercher ce qu'ils doivent faire pour 
les rendre heureux. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



MÉMOIRE 

A s. E. MONSEIGNEUR 

LE GOUVERNEUR DE SAVOIE. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



MÉMOIRE 

A S. E. MONSEIGNEUR 

LE GOUVERNEUR DE SAVOIE'. 



J'ai rhonneur d'exposer très respectueusement 
à son excellence le triste détail de la situation où 
je me trouve, la suppliant de daigner écouter la 
générosité de ses pieux sentiments pour y pour- 
voir de la manière qu elle jugera convenable. 

Je suis sorti très jeune de Genève, ma patrie, 
ayant abandonné mes droits pour entrer dans le 
sein deFÉglise, sans avoir cependant jamais fait 
aucune démarche, jusque aujourd'hui, pour im- 
plorer des secours, dont j'aurois toujours tâché de 
me passer s'il n avoit plu à la Providence de m'af- 
fliger par des maux qui m'en ont ôté le pouvoir. 
J'ai toujours eu du mépris et même de l'indigna- 
tion pour ceux qui ne rougissent point de faire 

* * Ce mémoire, écrit après la mort de M. de Bernex, doit être 
de 1734* A cette époque le gouverneur étoit le comte Louis Picon, 
nommé en 1 78 1 . Les Espagnols, s*étant emparés dans le mois de sep- 
tembre 1 74a, de la Savoie, qu'ils occupèrent jusqu'en 174^? ^^ comte 
PicoD fut it ausféré à Asti. Au moment de cette invasion Jean- Jacques 
ûioii à Pari*. (Note de M. Musset-Pathay.) 



Digitized by 



Google 



74 MÉMOIRE 

un trafic honteux de leur foi , et d abuser des bien-, 
faits qu'on leur accorde. J ose dire qu'il a paru par 
ma conduite que je suis bien éloigné de pareils 
sentiments. Tombé , encore enfant , entre les 
mains de feu* monseigneur Févêque de Genève, 
je tâchai de répondre, par lardeur et l'assiduité 
de mes études, aux vues flatteuses que ce respec- 
table prélat avoit sur moi. Madame la baronne de 
Warens voulut bien condescendre à la prière qu'il 
lui fît de prendre soin de mon éducation, et il ne 
dépendit pas de moi de témoigner à cette dame , 
par mes progrès, le désir passionné que j'avois de 
la rendre satisfaite de l'effet de ses bontés et de ses 
soins. 

Ce grand évêque ne borna pas là ses bontés ; il 
me recommanda encore à M. le marquis de 
Bonac , ambassadeur de France auprès du Corps 
helvétique*. Voilà les trois seuls protecteurs à qui 
j'aie eu Fobligation du moindre secours; il est 
vrai qu'ils m'ont tenu lieu de tout autre , par la 
manière dont ils ont daigné me faire éprouver leur 
générosité. Ils ont envisagé en moi un jeune 
homme assez bien né , rempli ^émulation , et 
qu'ils entre voyoient pourvu de quelques talents, 

' M. de Bernex, évéque de Genève, moarut daus la viUe d'An- 
necy le 23 avril 1734. 

* D'après les Confessions, M. de Bonac se seroit intéresse spon- 
tanément à Rousseau. 



Digitized by 



Google 



AU GOUVERNEUR DE SAVOIE. 70 
et qu'ils se proposoient de pousser. Il me seroit 
glorieux de détailler à son excellence ce que ces 
deux seigneurs avoient eu la bonté de concerter 
|>our mon établissement; mais la mort de mon- 
seigneur Tévêque de Genève et la maladie mor- 
telle de M. lambassadeur ont été la fatale époque 
du commencement de tous mes désastres. 

Je commençai aussi moi-même d'être attaqué 
de la langueur qui me met aujourd'hui au tom- 
beau. Je retombai par conséquent à la charge de 
madame de Warens, qu'il faudroit ne pas con- 
noître pour croire qu elle eût pu démentir ses 
premiers bienfaits, en m abandonnant dans une 
si triste situation. 

Malgré tout, je tâchai, tant qu'il me resta quel- 
ques forces, de tirer parti de mes foibles talents : 
mais de quoi servent les talents dans ce pays? Je le 
dis dans l'amertume de mon cœur, il vaudroit 
mille fois mieux n'en avoir aucun. Eh ! n'éprou- 
vé-je pas encore aujourd'hui le retour plein d'in- 
gratitude et de dureté de gens pour lesquels j'ai 
achevé de m'épuiser en leur enseignant, avec 
beaucoup d'assiduité et d'application, ce qui m'a- 
voit coûté bien des soins et des travaux à appren- 
dre? Enfin pour comble de disgrâces, me voilà 
tombé dans une maladie affreuse, qui me défigure. 
Je suis désormais renfermé sans pouvoir presque 
sortir du lit et de la chambre, jusqu'à ce qu'il 



Digitized by 



Google 



76 MÉMOIRE 

plaise à Dieu de disposer de ma courte mais misé- 
rable vie. 

Ma douleur est de voir que madame de Warens 
a déjà trop fait pour moi ; je la trouve, pour le 
reste de mes jours, accablée du fardeau de mes 
infirmités, dont son extrême bonté ne lui laisse 
pas sentir le poids, mais qui n'incommode pas 
moins ses affaires, déjà trop resserrées par ses 
abondantes charités, et par Tabus que des 
misérables nont que trop souvent fait de sa 
confiance. 

José donc, sur le détail de tous ces faits, re- 
courir à son excellence, comme au père des affli- 
gés. Je ne dissimulerai point qu'il est dur à un 
homme de sentiments, et qui pense comme je fais, 
d'être obligé, faute d'autre moyen, d'implorer des 
assistances et des secours : mais tel est le décret de 
la Providence. Il me suffit, en mon particulier, 
d'être bien assuré que je n'ai donné, par ma 
faute, aucun lieu ni à la misère ni aux maux dont 
je suis accablé. J'ai toujours abhorré le libertinage 
et l'oisiveté; et, tel que je suis, j'ose être assuré 
c{ue personne, de qui j'aie l'honneur d'être 
connu, n'aura, sur ma conduite, mes sentiments 
et mes mœurs, que de favorables témoignages à 
rendre. 

Dans un état donc aussi déplorable que le 
mien , et sur lequel je n'ai nul reproche à me 



Digitized by 



Google 



AU GOUVERNEUR DE SAVOIE. 77 
faire , je crois qu'il n'est pas honteux à moi d'im- 
plorer de son excellence la grâce d'être admis à 
participer aux bien&its établis par la piété des 
princes pour de pareils usages. Ils sont destinés 
pour des cas semblables aux miens , ou ne le sont 
pour personne. 

En conséquence de cet exposé, je supplie très 
humblement son excellence de vouloir me procu- 
rer une pension, telle qu'elle jugera raisonnable, 
sur la fondation que la piété du roi Victor a éta- 
blie à Annecy, ou de tel autre endroit qu'il lui 
semblera bon, pour pouvoir subvenir aux néces- 
sités du reste de ma triste carrière. 

De plus , l'impossibilité où je me trouve de faire 
des voyages, et de traiter aucune affaire civile, 
m'engage à supplier encore son excellence qu'il 
lui plaise de faire régler la chose de manière que 
ladite pension puisse être payée ici en droiture, 
et remise entre mes mains, ou celles de madame 
la baronne, de W^arens, qui voudra bien, à ma 
très humble sollicitation , se charger de l'em- 
ployer à mes besoins. Ainsi jouissant, pour le 
peu de jours qu'il me reste, des secours néces- 
saires pour le temporel, je recueillerai mon es- 
prit et mes forces pour mettre mon ame et ma 
conscience en paix avec Dieu ; pour me préparer 
à commencer, avec courage et résignation, le 
voyage de l'éternité, et pour prier Dieu sincère- 



Digitized by 



Google 



78 MÉMOIRE, ETC. 

ment et sans distraction pour la parfaite pros- 
périté et la très précieuse conservation de son 
excellence. 



J. J. ROUSSEAU. 



Digitized by 



Google 



TRADUCTION 

DE L'ODE DE JEAN PUTHOD. 



Digitized by 



Google 



m NUPTIAS 

CAROLI EMMANUELIS, 

ISTICTISSISII SARDiniA HEGI8, DDGIS SABAUDIA, ETC., 
ET REGINE AUGCSTISSIMiB 

ELISABETHiE A LOTHARINGIA '. 



Ergo nunc vatem, mea musa, reçî 
Plectra jussisti nova dedicare? 
Ergo da magnum celebrare digno 
Carminé regem. 

Inter Europae populos furorem 
Impius belli deus excitârat; 
Omnis armorum strepitu fremebat 
Itala tellus. 

Intérim cseco latitans sub antro 
M œsta Pax diros hominum tumultus 
Audit, undantesque videt recenti 
Sanguine campos. 

Cemit heroem procul sestuantem ; 
Carolum agnoscit spoliis onustum; 

* CharleS'Emmanuel épousa , en troisièmes noces ^ Élisabeth-Tbt'- 
rèse, fille de Lcopold, duc de Lorraine, née à Lnnëville le i5 oc- 
tobre 1711. Le mariage fut célébré le i*' avril 1737. Elle mounii 
le 3 juillet 1741* Jean Putbod, chanoine d*Annecy, composa cette 
ode pour les noces du prince. (Note de M. Musset-Pathay.) 



Digitized by 



Google 



SUR LE MARIAGE 

DE CHARLES-EMMANUEL, 

ROI DE 8ARDAIGKB, ET DUC DE SàTOlK^ 
AVkC LA PKIKCESSB 

ELISABETH DE LORRAIME. 



Muse, vous exigez de moi que je consacre au 
roi de nouveaux chants ; inspirez-moi donc des 
vers dignes d un si grand monarque. 

Le terrible dieu des combats avoit semé la dis- 
corde entre les peuples de l'Europe : toute lltalie 
retentissoit du bruit des armes, pendant que la 
triste Paix entendoit du fond d un antre obscur 
les tumultes furieux excités par les humains, et 
voyoit les campagnes inondées de nouveaux flots 
de sang. Elle distingue de loin un héros enflam- 
mé par sa valeur; c'est Charles quelle reconnoit, 

N, B. Nous avons réuni dans ce volume ce que J. J. Rousseau avoit 
traduit de Tacite, de Sënècjue, de Lucrèce, et du Tasse. Quelques 
éditeurs précédents ont fait imprimer en regard de la traduction le 
texte traduit. Nous avons cru pouvoir nous dispenser de les imiter 
en cela, parceque les auteurs sur lesquels Rousseau s*étoit essayé, 
iODt entre les mains de tout le monde. L'Ode de Jean Puthod seroit 
au contraire depms lon^r-temps oubliée, si Jean- Jacques neùt pas 
eu ridée de la traduire; il étoit donc nécessaire que le lecteur fût 
à même de lire Toriginal. 

MSLARGn. 6 



Digitized by 



Google 



82 ODE DE JEAN POTHOD. 

Diva suspirans adit, atque mentem 
Flectere tentât. 

Te quid armorum juvat, inquit, horror? 
Parce jam victis , tibi parce, princeps ; 
Ne caput sacrum per aperta belli 
Mitte pericla. 

Te diù Mavors férus occupavit, 
Teque palmarum seges ampla ditat ; 
Nunc plus pacem cole, mitiores 
Concipe sensus. 

Ecce divinam super puellam, 
Praemium pacis, tibi destinârunt 
Sanguinem regum , Lotharaeque claram 
Stemmate gentis. 

Scilicet tantum meruêre munus 
Regiae dotes, amor unus œqui, 
Sanctitas morum, pietasque castse 
Hospita mentis. 

Paruit princeps monitis deorum. 
Ergô festina , generosa virgo , 
Nec soror, nec te lacrymis moretur 
Anxia mater. 

Montium nec te nive candidorum 
Terreat surgens super astra moles ; 
Se tibi sensim juga celsa prono 
Culmine sistent. 



Digitized by 



Google 



TRADUCTION. 83 

chargé de glorieuses dépouilles. La déesse Taborde 
en soupirant, et tâche de le fléchir par ses larmes. 

Prince, lui dit-elle, quels charmes trouvez* 
vous dans l'horreur du carnage? Épargnez des 
ennemis vaincus; épargnez-vous vous-même, et 
n'exposez plus votre tête sacrée à de si grands 
périls ; le cruel Mars vous a trop long-temps oc- 
cupé. Vous êtes chargé d'une ample moisson de 
palmes; il est temps désormais que la paix ait part 
à vos soins, et que vous livriez votre cœur à des 
sentiments plus doux. Pour le prix de cette paix, 
les dieux vous ont destiné une jeune et divine 
princesse du sang des rois, illustre par tant de hé- 
ros que l'auguste maison de Lorraine a produits, 
et qu elle compte parmi ses ancêtres. Un si digne 
présent est la récompense de vos vertus royales , 
de votre amour pour l'équité , de la sainteté de vos 
mœurs , et de cette douce humanité si naturelle 
à votre ame pure. 

Le monarque acquiesce aux exhortations des 
dieux. Hâtez- vous , généreuse princesse ; ne vous 
laissez point retarder par les larmes d'une sœur 
et d'une mère affligées. Que ces monts couverts de 
neige, dont le sommet se perd dans les cieux, ne 
vous effraient point : leurs cimes élevées s ahaissc- 
ront pour favoriser votre passage. 

6. 



Digitized by 



Google 



84 ODE DE JEAN PUTHOD. 

Cernis? ô quanta speciosa pompa 
Ambulat! currum teneri lepores 
Ambiunt, sponsœ sedetet modesto 
Gratia vultu. 

Rex ut attenta bibit aure famam ! 
Splendidâ latè comitatus aulâ, 
Ecce confestim volât inquieto 
Raptus amore. 

Qualis in cœlo radiis coruscans 
Vulgus astrorum tenebris recondit 
Phœbus , augusto micat inter omnes 
Lumine princeps. 

Carole, heroum generose sanguis, 
Quâ lyrâ vel quo satis ore possim 
Mentis excelsae titulos et ingens 
Dicere pectus ? 

Nempè magnorum meditans avorum 
Facta, quos virtus sua consecravit, 
Arte quâ cœlum meruêre, cœlum 
Scandere tendis. 

Clara seu bello referas trophaea, 
Seu colas artes placidus quietas , 
Mille te monstrant monumenta magnum 
Inclyta regem. 

Venit, ô! festos geminate plausus; 
Venit optanti data diva terrae, 






Digitized by 



Google 



TRADUCTION. 85 

Voyez avec quel cortège brillant marche cette 
charmante épouse; les grâces environnent son 
char, et son visage modeste est fait pour plaire. 

Cependant le roi écoute avec empressement 
tous les éloges que répand la renommée. Il part , 
accompagné d une cour pompeuse. Il vole em- 
porté par Timpatience de son amour. Tel que l'é- 
clatant Phœbus ef&ce dans le ciel, par la vivacité 
de ses rayons, la lumière des autres astres; ainsi 
brille cet auguste prince au milieu de tous ses 
courtisans. 

Charles, généreux sang des héros, quels accords 
assez sublimes, quels vers assez majestueux pour- 
rai-je employer pour chanter dignement les ver- 
tus de ta grande ame et l'intrépidité de ta valeur? 
Ce sera, grand prince, en méditant sur les hauts 
feits de tes magnanimes aïeux que leur vertu a 
consacrés : car tu cours à la gloire par le même 
chemin qu'ils ont pris pour y parvenir. 

Soit que tu remportes de la guerre les plus glo- 
rieux trophées , ou qu'en paix tu cultives les beaux- 
arts, mille monuments illustres témoignent la 
grandeur de ton régne. 

Mais redoublez vos chants d'alégresse; je vois 
arriver cette reine divine que le ciel accorde à nos 



Digitized by 



Google 



86 ODE DE JEAN PUTHOD. 

Blanda quae tandem populis revexit 
Otîa, venit. 

Hujus adventu, fugiente brumâ, 
Omnis aprili via ridet herbâ ; 
Floribus spirant, viridique lucent 
Gramine caïupi. 

Protinùs pagis benè feriatis 
Exeunt laeti proceres, coloni; 
Obviàm passim tibi corda currunt, 
Regia conjux. 

Aspicîs? Crebrâ crépitante flammâ, 
Ignis ut cunctas simulât figuras, 
Ut fugat noctem, riguis ut a&ther 
Depluit astris. 

Audiunt colles, et opaca longé 
Colla submittunt, trepidaeque circùm 
Contremunt pinus, iteratque voces 
Alpibus Echo. 

Vive ter centum, bone rex, per annos; 
Sic thori consors bona , vive; vestrum 
Vivat aeternùm genus, et Sabaudis 
Imperet arvis. 

Offerebat régi, etc. 

JOANNES PUTHOD, 

CAX0K1CUS RUPEirSIS. 



Digitized by 



Google 



TRADUCTION. 87 

vœux. Elle vient; c est elle qui a ramené de doux 
loisirs parmi les peuples. A son abord Thiverfuit; 
toutes les routes se parent d une herbe tendre ; les 
champs brillent de verdure et se couvrent de 
fleurs. Aussitôt les maîtres et les serviteurs quit*- 
tcnt leur labouraf][e , et accourent pleins de joie. 
Royale épouse, les cœurs volent de toutes parts 
au-devant de vous. 

Voyez comment , au milieu des torrents d'une 
flamme bruyante , le feu prend toutes sortes de 
figures ; voyez fuir la nuit ; voyez cette pluie d astres 
qui semblent se détacher dii ciel. 

Le bruit se Ëiit entendre dans les montagnes, 
et passe bien loin au-dessus de leurs cimes mas- 
sives; les sapins d alentour étonnés en frémissent , 
et les échos des Alpes en redoublent le retentis- 
sement. 

Vivez, bon roi; parcourez la plus longue car- 
rière. Vivez de* même, digne épouse. Que votre 
postérité vive éternellement , et donne ses lois à 
la Savoie. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



RÉPONSE 

AU MÉMOIRE ANONYME. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



RÉPONSE 



AU MEMOIRE ANONYME 

INTITULÉ : 

SI LE MONDE QUE NOUS HABITONS EST UNE SPHÈRE, etc., 

iSaiSii DAK8 LB MKRCDRE DB JUILLET , PAGE 1 5 1 4 • 



Monsieur , 

* Attiré par le titre de votre mémoire, je lai lu 
avec toute 1 avidité dun homme qui, depuis plu- 
sieurs années, attendoit impatiemment avec toute 
l'Europe le résultat de ces fameux voyages entre- 
pris par plusieurs membres de l'académie royale 
des Sciences, sous les auspices du plus magni- 
fique de tous les rois. J'avouerai franchement, 
monsieur, que j'ai eu quelque regret de voir que 
ce que j'avois pris pour le précis des observations 
de ces grands hommes n'étoit effectivement qu'une 
conjecture hasardée peut-être un peu hors de 
propos. Je ne prétends pas pour cela avilir ce que 
votre mémoire contient d'ingénieux; mais vous 
permettrez, monsieur, que je me prévale du même 
privilège que vous vous êtes accordé, et dont, se- 
lon vous, tout homme doit être en possession, 



Digitized by 



Google 



92 RÉPONSE 

qui est de dire librement sa pensée sur le sujet 

dont il s ag^it. 

D'abord il me paroît que vous avez choisi le 
temps le moins convenable pour faire part au pu- 
blic de votre sentiment. Vous nous assurez, mon- 
sieur, que vous n'avez point eu en vue de ternir 
la gloire de messieurs les académiciens observa- 
teurs , ni de diminuer le prix de la générosité du 
roi. Je suis assurément très porté à justifier votre 
cœur sur cet article ; et il paroît aussi , par la lec- 
ture de votre mémoire, qu'en effet des senti- 
ments si bas sont très éloignés de votre pensée. 
Cependant vous conviendrez, monsieur, que si 
vous aviez en effet tranché la difficulté, et que 
vous eussiez fait voir que la figure de la terre n'est 
point cause de la variation qu'on a trouvée dans 
la mesure de différents degrés de latitude, tout le 
prix des soins et des fatigues de ces messieurs, les 
frais qu'il en a coûté, et la gloire qui en doit être 
le fruit, seroient bien près d'être anéantis dans 
l'opinion publique. Je ne prétends pas pour cela , 
monsieur, que vous ayez dû déguiser ou cacher 
aux hommes la vérité, quand vous avez cru la 
trouver, par des considérations particulières; je 
parlerpis contre mes principes les plus chers. La 
vérité est si précieuse à mon cœur , que je ne fais 
entrer nul autre avantage en comparaison avec 
elle. Mais, monsieur, il n'étoit ici question que de 



Digitized by 



Google 



AU MÉMOIRE ANONYME. gS 

retarder votre mémoire de quelques mois, ou plu- 
tôt de l'avancer de quelques années. Alors vous 
auriez pu avec bienséance user de la liberté qu ont 
tous les hommes de dire ce qu ils pensent sur cer- 
taines matières ; et il eût sans doute été bien doux | 
pour vous , si vous eussiez rencontré j uste , d'avoir 
évité au roi la dépense de deux si longs voyages, i 
et à ces messieurs les peines qu'ils ont souffertes et 
les dangers qu'ils ont essuyés. Mais aujourd'hui 
que les voici de retour, avant qu'être au fait des 
observations qu'ils ont faites, des conséquences 
qu'ils en ont tirées ; en un mot, avant que d'avoir 
vu leurs relations et leurs découvertes , il paroit , 
monsieur, que vous deviez moins vous hâter de 
proposer vos objections, qui , plus elles auroient 
de force^ plus aussi seroient propres à ralentir 
l'empressement et la reconnoissance du public, et 
à priver ces messieurs de la gloire légitimement 
due à leurs travaux. 

Il est question de savoir si la terre est sphérique 
ou non. Fondé sur quelques arguments , vous 
vous décidez pour l'affirmative. Autant que je suis 
capable de porter mon jugement sur ces matières, 
vos raisonnements ont de la solidité; la consé- 
quence cependant ne m'en paroit pas invincible- 
ment nécessaire. 

En premier lieu, l'autorité dont vous fortifiez 
votre cause, en vous associant avec les anciens, 



Digitized by 



Google 



94 RÉPONSE 

est bien foîUe , à mon avis. Je crois que la préémi- 
nence qu'ik ont très justement conservée sur les 
modernes en £ût de poésie et d'éloquence ne s'é- 
tend pas jusqu a la phpique et à Fastronomie; et 
je donte qu on osât mettre Arislote et Ptolémée en 
comparaison avec le chevalier Newton et M. Cas- 
sini: ainsi, monsieur, ne vous flattez pas de tirer 
un (prand avantage de leur appui. On p^it croire , 
sans offenser la mémoire de ces grands hommes, 
qu'il a échappé quelque chose à leurs lumières. 
Destitués, comme ils ont été, des expériences et 
des instruments nécessaires, ils nont pas dû pré- 
tendre à la gloire d avoir tout connu; et si Ion met 
leur disette en comparaison avec les secours dont 
nous jouissons aujourd'hui , on verra que leur opi- 
nion ne doit pas être d un grand poids contre le 
sentiment des modernes : je dis des modernes ^i 
général, parcequen effet vous les rassemblez tous 
contre vous, en vous déclarant contre les deux 
nations qui tiennent sans contredit le premier 
rang dans les sciences dont il s agit; car vous avez 
en tète les François d'une part et les Anglois de 
l'autre, lesquels, à la vérité, ne s accordent pas 
entre eux sur la figure de la terre , mais qui se 
réunissent en ce point, de nier sa sphéricité. En 
vérité, monsieur, si la gloire de vaincre augmente 
à proportion du nombre et de la valeur des ad- 
versaires, votre victoire, si vous la remportez, 



Digitized by 



Google 



AU MÉMOIRE ANONYME. gS 

sera accompagnée d un triomphe bien flatteur. 

Votre première preuve, tirée de la tendance 
égale des eaux vers leur centre de gravité, me 
paroit avoir beaucoup de force, et j avoue de 
bonne foi que je ny sais pas de réponse satis- 
faisante. En effet, s il est vrai que la superficie de 
la mer soit sphérique , il faudra nécessairement 
ou que le globe entier suive la même figure, ou 
bien que les terres des rivages soient horrible- 
ment escarpées dans les lieux de leurs alonge* 
ments. D'ailleurs, et je m étonne que ceci vous ait 
échappé, on ne sauroit concevoir que le cours des 
rivières pût tendre de Téquateur vers les pôles, sui- 
vant l'hypothèse de M. Cassini. Celle de M. Newton 
seroit aussi sujette aux mêmes inconvénients, 
mais dans un sens contraire; c'est-à-dire des lieux 
bas vers les parties plus élevées, principalement 
aux environs des cercles polaires, et dans les 
régions froides où l'élévation deviendroit plus 
sensible: cependant l'expérience nous apprend 
qu'il y a quantité de rivières qui suivent cette 
direction. 

Que pourroit-on répondre à de si fortes in- 
stances? Je n'en sais rien du tout. Remarquez ce- 
pendant, monsieur, que votre démonstration , ou 
celle du P. Taquet, est fondée sur ce principe, 
que toutes les parties de la masse terraquée ten- 
dent par leur pesanteur vers un centre commun 



Digitized by 



Google 



96 RÉPONSE 

qui n'est qu'un point et n a par conséquent au- 
cune long[ueur; et sans doute il n'ëtoit pas pro- 
bable quun axiome si évident, et qui lait le 
fondement de deux parties considérables des ma- 
thématiques , pût devenir sujet à être contesté. 
Mais , quand il s'agira de concilier des démonstra- 
tions contradictoires avec des faits assurés, que 
ne pourra-t-on point contester? J'ai vu dans la 
préface des Éléments d'astronomie de M. Fizes, 
professeur en mathématiques de MontpeUier, un 
raisonnement qui tend à montrer que dans l'hy- 
pothèse de Copernic, et suivant les principes de 
la pesanteur établis par Descartes, il s'ensuivroit 
que le centre de gravité de chaque partie de la 
terre devroit être, non pas le centre commun du 
globe, mais la portion de Taxe qui répondroit 
perpendiculairement à cette partie, et que par 
conséquent la figure de la terre se trouveroit cy- 
lindrique. Je n'ai garde assurément de vouloir 
soutenir un si étonnant paradoxe , lequel pris à la 
rigueur est évidemment faux; mais qui nous ré- 
pondra que, la terre une fois démontrée oblongue 
par de constantes observations, quelque physi- 
cien plus subtil et plus hardi que moi n'adopteroit 
pas quelque hypothèse approchante? Car enfin, 
diroit-il, c'est une nécessité en physique que ce 
qui doit être se trouve d'accord avec ce qui est. 
Mais ne chicanons point; je veux accorder 



Digitized by 



Google 



AU MÉMOIRE ANONYME. 97 

votre premier argument. Vous avez démontré 
qne la superficie de la mer, et par conséquent 
celle de la terre , doit être sphérique ; si , par Tex- 
périence, je démontrois qu'elle ne Test point, 
tout votre raisonnement pourroit-il détruire la 
force de ma conséquence? Supposons pour un 
moment que cent épreuves exactes et réitérées 
vinssent à nous convaincre qu un degré de lati- 
tude a constamment plus de longueur à mesure 
qu on approche de Téquateur, serois-je moins en 
droit d'en conclure à mon tour, Donc la terre est 
effectivement plus courbée vers les pôles que vers 
Téquateur; donc elle salonge en ce sens-là; donc 
c^estun sphéroïde? Ma démonstration, fondée sur 
les^opérations les plus fidèles de la géométrie, se- 
roit-eUe moins évidente que la vôtre, établie sur un 
principe universellement accordé? Où les faits 
parlent, n'est-ce pas au raisonnement à se taire? 
Or, c'est [^pour constater le fait en question que 
plusieurs membres de l'académie ont entrepris 
les voyages du Nord et du Pérou : c'est donc à l'a- 
cadémie à en décider , et votre argument n'aura 
point'de force contre sa décision. 

Pour éluder d'avance une conclusion dont vous 
sentez la nécessité, vous tâchez de jeter de l'incer- 
titude sur les opérations faites en divers lieux et 
à plusieurs reprises par MM. Picart, de La Hire et 
Cassini , pour tracer la fameuse méridienne qui 



Digitized by 



Google 



98 REPONSE 

traverse la France, lesquelles domièrent lieu » 
M. Cassini de soupçonner le pranier de Tirrëgu- 
larité dans la rondeur du globe, quand il se iut 
assuré que les degrés mesurés vers le septentrion 
avoient quelque longueur de moins que ceux qui 
s'avan<;oient vers le midi. 

Vous distinguez deux manières de considérer 
la- surface de la terre. Vue de loin , comme par 
exemple depuis la lune, vous rétablissez sphé- 
rique; mais, regardée de près, elle ne vous parott 
plus telle , à cause de ses inégalités : car, dite&-vous , 
les rayons tirés du centre au sommet des plus 
bautes montagnes ne seront pas égaux à ceux qui 
seront bornés à la superficie de la mer. Ainsi les 
arcs de cercle, quoique proportionnels entre eux , 
étant inégaux suivant l'inégalité des rayons, il se 
peut très bien que les différences qu'on a trouvées 
entre les degrés mesurés, quoique avec toute 
l'exactitude et la précision dont lattention hu- 
maine est capable, viennent des différentes éléva- 
tions sur lesquelles ils ont été pris, lesquelles ont 
dû donner des arcs inégaux en grandeur, quoi- 
que égales portions de leurs cercles respectifs. 

J'ai deux choses à répondre à cela. En premier 
lieu, monsieur, je ne crois point que la seule in- 
égalité des hauteurs sur lesquelles on a fait les ob- 
servations ait suffi pour donner des différences 
bien sensibles dans la mesure des degrés. Pour 



Digitized by 



Google 



AU MÉMOIRE ANONYME. .99 

s'en convaiitcre , il faut considérer que , suivant le 
sentiment commun des géographes, les plus 
hautes montagnes ne sont non plus capables d al- 
térer la figure de la terre, sphérique ou autre, 
que quelque^ grains de sable ou de gravier sur 
une boule de deux ou trois pieds de diamètre. En 
efiet, on convient généralement aujourd'hui qu'il 
ny a point de montagne qui ait une lieue perpen- 
diculaire sur la surfiK^e de la terre; une lieue ce- 
pendant ne seroit pas grand chose , en compa- 
raison d un circuit de huit ou neuf mille. Quant à 
la hauteur de la sur&ce de la terre même par- 
dessus celle de la mer^ et derechef de la mer par- 
dessus certaines terres, comme, par exemple, du 
Zuyderzée au-dessus de la Nord^HoUande, on sait 
qu'elles sont peu considérables. Le cours modéré 
de la plupart des fleuves et des rivières ne peut 
être que l'effet d une pente extrêmement douce. 
J avouerai cependant que ces différences prises à 
la rigueur seroient bien capables d en apporter 
dans les mesures: mais, de bonne foi, seroit-il 
raisonnable de tirer avantage de toute la di£Férence 
qui se peut trouver entre la cime de la plus haute 
montagne et les terres inférieures à la mer? les 
observations qui ont donné lieu aux nouvelles 
conjectures sur la figure de la terre ont*elles été 
prises à des distances si énormes? Vous n ignorez 
pas sans doute , monsieur, qu on eut soin , dans la 

7- 



Digitized by 



Google 



loo RÉPONSE 

construction de la grande méridienne , d*établir 
des stations sur les hauteurs les plus ég[ales qu'il 
fut possible : ce fîit même une occasion qui con- 
tribua beaucoup à la perfection des niveaux. 

Ainsi, monsieur, en supposant avec vous que 
la terre est sphérique, il me reste maintenant à 
faire voir que cette supposition , de la manière 
que vous la prenez, est une pure pétition de prin- 
cipe. Un moment d attention, et je m'explique. 

Tout votre raisonnement roule sur ce théorème 
démontré en géométrie , que deux cercles étant con- 
centriques, si ton mène des rayons jusquà la circon- 
férence du grand, les arcs coupés par ces rctyons 
seront inégaux et plus grands à proportion quils se-- 
ront portions de plus grands cercles. Jusqu'ici tout 
est bien ; votre principe est incontestable : mais 
vous me paroissez moins heureux dans lapplica* 
tion que vous en faites aux degrés de latitude. 
Qu'on divise un méridien terrestre en trois cent 
soixante parties égales par des rayons menés du 
centre, ces parties égales, selon vous, seront des 
degrés par lesquels on mesurera l'élévation du 
pôle. J'ose, monsieur, m'inscrire en feux contre 
un pareil sentiment, et je soutiens que ce n'est 
point là l'idée qu'on doit se feire des degrés de la- 
titude. Pour vous en convaincre d'un manière in- 
vincible, voyons ce qui résulteroit de là, en sup- 
posant pour un moment que la terre fïlt un 



Digitized by 



Google 



AU MÉMOIRE ANONYME. loi 

sphéroïde oblong. Pour faire la division des de* 
grés, j'inscris un cercle dans une ellipse repré- 
sentant la figure de la terre. Le petit axe sera 
Féquateur, et le grand sera Taxe même de là terre : 
je divise le cercle en trob cent soixante degrés , de 
sorte que les. deux axes passent par- quatre de- ces 
divisions; par toutes les autres, divisions je mène 
des rayons que je prolonge jusqua la circonfé- 
rence de lellipse. Les arcs de cette courbe, com- 
pris entre les extrémités des rayons, donneront 
retendue des degrés, lesquels seront évidemment 
inégaux (une figure rendroit tout ceci plus intel- 
ligible, je lomets pour ne pas effrayer les yeux 
des dames qui Usent ce journal), mais, dans un 
sens contraire à ce qui doit être;, car tes degrés. se- 
ront plus longs vers les pôles, et plus courts vers 
Téquateur, comme il est manifeste à quiconque a 
quelque teinture de géométrie. Cependant il est 
démontré que, si la terre est oblongue, 1^ degrés 
doivent avoir plus de longueur vers Téquateur 
que vers les pèles. G est à vous , monsieur;,^ à sauver 
la eoutradiction. 

Quelle est donc Tidée qu'on se doit former des 
degrés de latitude? Le terme même d^élévation du 
pèle TOUS rapprend. Des diflSérents degrés de cette 
élévation, tirez de part et d autre des tangentes à 
la superficie de la terre, les intervalles compris 
entre lea points dattoucbement donneront les 



Digitized by 



Google 



102 RÉPONSE 

degrés de latitude : or il est bien vrai que, si la 
terre étoit sphérique, tous ces points correspond 
droient aux divisions qui marqueroient les degrés 
de la circonfërence de la terre, considérée comme 
circulaire; mais si elle ne Test point, ce ne sera 
plus la même chose. Tout au contraire de votre 
système, les pôles étant plus élevés, les degrés y 
devroient être plus grands; ici la terre étant plus 
courbée vers les pôles, les degrés sont plus petits. 
C'est le plus ou moins de courbure, et non Féloi- 
gnement du centre, qui influe sur la longueur des 
degrés d'élévation du pôle. Puis donc que votre 
raisonnement n a de justesse qu autant que vous 
supposez que la terre est sphérique, j'ai été en 
droit de dire que vous vous fondez sur une péti- 
tion de principe : et, puisque ce n est pas du plus 
grand ou moindre éloignement du centre que ré- 
sulte la longueur des degrés de latitude , je conclu- 
rai derechef que votre argument n'a de solidité 
en aucune de ses parties. 

Il se peut que le terme de degré ^ éqiiivoque dans 
le cas dont il s'agit, vous ait induit en erreur : 
autre chose est un degré de la terre considéré 
comme la trois cent soixantième partie d'une cir- 
conférence circulaire, et autre chose un degré de 
latitude considéré comme la mesure de réléVation 
du pôle par-dessus l'horizon ; et, quoiqu'on puisse 
prendre l'un pour l'autre dans le cas que la terre 



Digitized by 



Google 



AU MÉMOIRE ANONYME. io3 

soit sphérique, il $*en faut beaucoup quon en 
puisse faine de même si sa figure est irr^;ulière. 

Prenez garde, monsieur , que quand j ai dit que 
la terre u a pas de pente considérable, je Fai en- 
tendu, non par rapport à sa figure spfaérique, 
mais par rapport à sa figure naturelle, oblongue 
ou autre; figure que je regarde comme détermi- 
née dès le commencement par les lois de la pe- 
santeur et du mouvement , et à laquelle l'équilibre 
ou le niveau des fluides peut très bien être assu- 
jetti : mais sur ces matières on ne peut hasarder 
aucun raisonnement que le fait même ne nous 
soit mieux connu. 

Pour ce qui est de Tinspection de la lune, il est 
bien vrai quelle nous parott sphérique, et elle 
Test probablement; mais il ne s ensuit point du 
tout que la terre le soit aussi. Par quelle règle sa 
figure seroit-elle assujettie à celle de la lune, plu- 
tôt par exemple qu a celle de Jupiter , planète d une 
tout autre importance, et qui pourtant nest pas 
sphérique? La raison que vous tirez de Tombre de 
la terre n'est guère plus forte : si le cercle se mon- 
troit tout entier, elle seroit sans réplique; mais 
vous savez, monsieur, quil est difficile de distin- 
guer une petite portion de courbe d'avec lare d un 
cercle plus ou moins grand. D ailleurs on ne croit 
point que la terre s'éloigne si fort de la figure sphé- 
rique, que cela doive occasioner sur la surface de 



Digitized by 



Google 



io4 RÉPONSE AU MÉMOIRE ANONYME, 
la lune une ombre sensiblement irrëgulière; d'au- 
tant plus que, la terre étant considérablement 
plus grande que la lune, il ne paroit jamais sur 
celle-ci qu une bien petite partie de son circuit. 

Je suis, etc. 



Rousseau. 



Ghambëri, ao septembre lySS. 



Digitized by 



Google 



PROJET 

D'ÉDUCATION. 



Digitizedby Google V 



Digitized by 



Google 



PROJET 

POUR L'ÉDUCATION 

PP M. DE SAINTE-MARIE '. 



Vous mavez feit Thonneur, monsieur, de me 
confier Tinstruction de messieurs vos enfants: 
c'est à moi d y répondre par tous mes soins et par 
toute retendue des lumières que je puis avoir; et 
j ai cru que, pour cela, mon premier objet devoit 
être de bien connottre les sujets auxquels j aurai 
affaire. C'est a quoi j ai principalement employé 
le temps qu'il y a que j ai Tfaonneur d'être dans 
votre maison; et je crois detre suffisamment au 
fait à cet égard pour pouvoir régler là-dessus le 
plan de leur éducation. Il n est pas nécessaire que 
je vous fasse compliment, monsieur, sur ce que 
)'y ai remarqué d'avantageux ; 1 affection que j'ai 
conçue pour eux se déclarera par des marques 
plus solides que des louanges , et ce n'est pas un 
père aussi tendre et aussi éclairé que vous Têtes 
qu il faut instruire des belles qualités de ses en- 

fieuits. 

i 

* * Ce projet, fait pour rëdocation des enfants de M. Bonnot de 
Hably, grand-prev6t de Lyon, est de la fin de Yanné^ 1 740. 



Digitized by 



Google 



io8 PROJET 

Il me reste à présent, monsieur, d*ètre éclairci 
par vous-même des vues particulières que vous 
pouvez avoir sur chacun d*eux, du degré d'auto- 
rité que vous êtes dans le dessein de m accorder 
à leur égard, et des bornes que vous donnerez à 
me^ droits pour les récompenses et les châtiments. 

Il est probable, monsieur, que, m ayant fait la 
faveur de m agréer dans votre maison avec un ap- 
pointement honorable et des distinctions flatteu- 
ses , vous avez attendu de moi des effets qui répon- 
dissent à des conditions si avantageuses; et Ton 
voit bien qu'il ne faUoit pas tant de frais ni de 
façons pour donner à messieurs vos enSeints un 
précepteur ordinaire qui leur apprit le rudiment, 
l'orthographe, et le catéchisme : je me promets 
bien aussi de justifier de tout mon pouvoir les 
espérances favorables que vous avez pu concevoir 
sur mon compte; et, tout plein d'ailleurs de fautes 
et de fbiblesses, vous ne me trouverez jamais a me 
démentir un instant sur .le zèle et l'attachement 
que je dois à mes élèves. 

Mais, monsieur, quelques soins et quelques 
peines que je puisse prendre, le succès est bien 
éloigné de dépendre de moi seul. C'est Tharmonie 
parfaite qui doit régner entre nous, l aconfiance 
que vous daignerez m'accorder, et l'autorité que 
vous me donnerez sur mes élèves qui décidera de 
l'effet de mon travail. Je crois, monsieur, qull 



Digitized by 



Google 



D'ÉDUCATION. 109 

vous est tout manifeste ({u uu homme qui n a sur 
des enfants des droits de nulle espèce, soit pour 
rendre ses instructions aimables, soit pour leur 
donner du pœds, ne prendra jamais d ascendant 
sur des esprits qui , dans le fond , quelque précoces 
qu^on les veuille supposer, règlent toujours, à 
certain âge, les trois quarts de leurs opérations 
sur les im pression s des sens. Vous sentez aussi 
qu un maitre obligé de porter ses plaintes sur 
toutes les fautes dun enfant se gardera bien, 
quand il le pourroit avec bienséance, de se rendre 
insupportable en renouvelant sans cesse de vaines 
lamentations; et, d ailleurs, mille petites occa- 
sions décisives de faire une correction, ou de 
flatter à propos, s'échappent dans labsence d^un 
père et^d^nre mère, ou dans des moments où il 
seroit messéant de les interrompre aussi désagréa- 
blement; et Ion nest plus à temps d y revenir 
dans un autre instant, où le changement des 
idées d un enfant lui rendroit pernicieux ce qui 
auroit été salutaire; enfin un enfant qui ne tarde 
pas à s apercevoir de ri mpuiss 9m:e.d'ua. maltjre à 
son égard en prend occasion de faire peu de cas 
de ses défenses et de ses préceptes , et de détruire 
sans retour lascendant que lautre sefibrçoit de 
prendre. Vous ne devez pas croire, monsieur, 
qu en parlant sur ce ton-là je souhaite de me pro- 
curer le droit de maltraiter messieurs vos enfants 



Digitized by 



Google 



iio PRDJKT 

par des coups; j^ messwtoiGrjoiirs déclaré contre 
cette méthode: rien ne me paroîtroit plus triste 
pour IC de Sainte-Marie que s'il ne restoit que 
cette voie de le réduire; et j'ose me promettre 
d obtenir désormais de lui tout ce qu on aura lieu 
d'en exiger, par des voies moins dures et plus 
convenables , si vous goûtez le plan que j'ai l'hon- 
neur de vous proposer. D ailleurs ^ à parler fran- 
chement, si vous pensez, monsieur, qu'il y eût 
de l'ignominie à monsieur votre fils d'être frappé 
par des mains étrangères, je trouve aussi de mon 
côté qu'un honnête homme ne sauroit guère 
mettre les siennes à un usage plus honteux que 
de les employer à maltraiter un enfant : mais à l'é- 
gard de M. de Sainte-Marie, il ne manque pas de 
voies de le châtier , dans le besoin , par d es mo rti- 
fîcationaqui lui feroient encore plus d'impre ssion y 
et qui produiroient de meilleurs effets; car, dans 
un esprit aussi vif que le sien, l'idée des coups 
s effacera aussitôt que la douleur, tandis que celle 
d'un mépris marqué, ou d'une privation sensi- 
ble, y restera beaucoup plus long-temps. 

Un maître doit ètrerCgaiPt; il faut pour cela 
que l'élève soit bien convaincu qu'il est en droit 
de le pujdir: mais il doit sur-tout être aimé ; et 
quel moyen a un gouverneur de se faire aimer 
d un enfant à qui il n a jamais à proposer que des 
occupations contraires à son goût, si d'ailleurs il 



Digitized by 



Google 



D'ÉDUCATION. m 

n'a le pou.yoir de lui accorder certaines petites 
douceurs je jëtail qui ne coûtent ni dépenses ni 
perte de temps, et qui ne laissent pas, étant mé- 
nagées à propos, d'être extrêmement sensibles à 
un enfant, et de l'attacher beaucoup à son maitre? 
^appuierai peu sur cet article, parcequ'un père 
petit, sans inconvénient, se conserver le droit ex- 
clusif ji'accorder des grâces à son £ls, pourvu 
qu'il y apporte les précautions suivantes , néces- 
saires sur- tout à M. de Sainte-Marie, dont la vi- 
vacité et le penchant à la dissipation demandent 
plus de dépendance, i"" Avant que de lui faire 
quelque cadeau , savoir secrètement du gouver- 
neur s'il a lieu d'être satisfait de la conduite de 
l'enfant. 2"^ Déclarer au jeune homme que quand 
il a quelque grâce à demander, il doit le faire-par 
la bouche de son gouverneur, et que, s'il lui ar- 
rive de la demander de son chef, cela seul suf- 
fira pour l'en exclure. 3** Prendre de là occasion 
de reprocher quelquefois au gouverneur qu'il 
est trop bon, que son trop de facilité nuira aux 
progrès de'son élève, et que c'est à sa prudence à 
lui de corriger ce qui manque à la modération 
d'un enfant. 4* Que si le maitre croît avoir quel- 
que raiton de s'opposer à quelque cadeau qu'on 
voudroit fiiiré à son élève , refuser absolument de 
le lui accorder jusqu a ce qu'il ait trouvé le moyen 
de fléchir son précepteur. Au reste, il nesera point 



Digitized by 



Google 



lia PROJET 

du tout nécessaire d^expUquer au jeune enfant , 
dans l'occasion , qu'on lui accorde quelque faveur, 
précisément parcequ*il a bien fait son devoir; 
mais il vaut mieux qu'il conçoive que les plaisirs 
et les douceurs. $ont les suites naturelles de la 
sagesse et de la bonne conduite que s'il les regar- 
doit comme des récompenses arbitraires qui peu- 
vent dépendre du caprice, et qui, dans le fond, 
ne doivent jamais être proposées pour l'objet et le 
prix de l'étude et de la vertu. 

Voilà tout au moins , monsieur, les droits que 
vous devez m accorder sur monsieur votre fils, si 
vous souhaitez de lui donner une beureuse édu* 
cation, et qui réponde aux belles qualités qu'il 
montre à bien des égards, mais qui actuellement 
sont offusquées par beaucoup de mauvais plis qui 
demandent d'être corrigés à bonne heu re , et avant 
que le temps ait rendu la chose impossible. Gela 
est si vrai, qu'il s'en faudra beaucoup, par exem- 
ple, que tant de précautions soient nécessaires 
envers M. de Gondillac ; il a autant besoin d'être 
poussé que l'autre d'être retenu , et je saurai bien 
prendre de moi-même tout l'ascendant dont j'aurai 
besoin sur lui : mais pour M. de Sainte-Marie , c'est 
un coup de partie pour son éducation que de lui 
donner une bride qu'il sente, et qui soit capable 
de le retenir; et, dans l'état où sont les choses, les 
sentiments que vous souhaitez, monsieur, qu'il 



Digitized by 



Google 



D'ÉDUCATION. ii3 

ait sur mon compte dépendent beaucoup plus de 
vous que de moi-même. 

Je suppose toujours, monsieur, que vous n au- 
riez garde de confier l'éducation de messieurs vos 
enfants à un hojoyiu^ que vous ne croiriez pas di- 
g iie de voj re fôtime ; et ne pensez point, je vous 
prie, que, par le parti que j'ai pris de m attacher 
sans réserve à votre maison dans une occasion dé- 
licate, j aie prétendu vous engager vous-même en 
aucune manière. Il y a bien de la difFérence entre 
nous : en faisant mon devoir autant que vous m en 
laisserez la liberté , je ne suis responsable de rien ; 
et, dans le fond, comme vous êtes, monsieur, le 
mattre et le supérieur naturel de vos enfants, je 
ne suis pas en droit de vouloir, à legard de leur 
éducation, forcer votre goût de se rapporter au 
mien : ainsi , après vous avoir fait les repré- 
sentations qui m ont paru nécessaires , s'il arri- 
voit que vous n'en jugeassiez pas de même, ma 
conscience seroit quitte a cet égard , et il ne me 
resteroit qu'à meconfoj;mer à votre volonté. Mais 
pour vous, monsieur, nulle considération hu- 
maine ne peut balancer ce que vous devez aux 
mœurs et à l'éducation de messieurs vos enfants; 
et je ne trouverois nullement mauvais qu'après 
m'avoir découvert des défauts que vous n'auriez 
peut-être pas d'abord aperçus, et qui seroient 
dune certaine conséquence pour mes élèves, 

MILARGES. 8 



Digitized by 



Google 



ià4 PROJET 

vous vous pourvussiez ailleurs d un meilleur sujet. 

J ai donc lieu de penser que tant que vous me 
souffrez dans votre maison vous n avez pas trouvé 
en moi de quoi effacer lestime dont vous m aviez 
honoré. Il est vrai , monsieur, que je pourrois me 
plaindre que, dans les occasions où j'ai piL£om- 
mettre quelque faute, vous ne m ayez pas^fait 
rhonneur de m en avertir tout uniment: cest 
une grâce que je vous ai demandée en entrant 
<;hez vous, et qui marquoit du moins ma bonne 
volonté ; et si ce n est en ma propre considération , 
ce seroit du moins pour celle de messieurs vos 
enfants, de qui l'intérêt seroit que je devinsse un 
homme parfait, s'il étoit possible. 

Dans ces suppositions, je crois, monsieur, que 
vous ne devez pas faire difficulté dé communi- 
quer à monsieur votre fils les bons sentiments que 
vouspouvezavoir sur mon compte, et que, comme 
il est impossible que mes fautes et mes fbiblesses 
échappent à des yeux aussi clairvoyants que les 
vôtres, vous ne sauriez trop éviter de. vous en 
entretenir en sa présence; car ce sont des im- 
pressions qui portf^nt coup, et, comme dit M. de 
La Bruyère, le premier soin des enfants est de 
chercher les endroits foibles de leurs maîtres , pour 
acquérir le droit de le mépriser : or, je demande 
quelle impression pourroient faire les leçons d'un 
homme pour qui son écolier auroit du mépris. 



Digitized by 



Google 



D'ÉDUCATION. ii5 

Pour me flatter d'un heureux succès dans l'é- 
ducation de monsieur votre fils , je ne puis donc 
pas moins exiger que d'en être angi^ craint, et 
estimé. Que si l'on me répondoit que tout cela 
devoit être mon ouvrage, et que c'est ma faute si je 
n'y ai pas réussi , j'aurois à me plaindre d'un ju- 
gement si injuste. Vous n ayez jamais eu d'explica* 
tion avec moi sur l'autorité que vous me permet* 
tiez de prendre à son égard : ce qui étoit d'autant 
plus nécessaire que je commence un métier que 
je n'ai jamais fait; que, lui ayant trouvé d'abord 
une résistance parfaite à mes instructions et une 
négligence excessive pour moi , je n'ai su commei) t 
le réduire; et qu'au moindre mécontentement il 
couroit chercher un asile inviolable auprès de son 
papa , s^uquel peut-être il ne manquoit pas ensuite 
de conter les choses comme il lui plaisoit. 

Heqreusement le mal n'est pas grand à l'âge où 
il est|; nous avons eu le loisir de nous tâtonner, 
pour ainsi dire , réciproquement , sans que ce re- 
tard ait pu porter encore un grand préjudice à 
ses progrès, que d'ailleurs la délicatesse de sa 
santé n'auroit pas permis de pousser beaucoup ' ; 
mais comme les mauvaises habitudes, dangereuses 
à tout âge, le sont infiniment plus à celui-là, il est 
temps d'y mettre ordre sérieusement, non pour 

' Il etoit fort lançuissaot quand je suis entre dans la maison ; au- 
joordliui sa santé s^affermit visiblement. 

8. 



Digitized by 



Google 



ii6 PROJET 

le charger d'études et de devoirs , mais pour lui 

donner À bonne heure un pli d obéissance et de 

docilité qui se trouve tout acquis quand il en sera 

temps. 

Nous approchons de la fin de Tannée : vous ne 
sauriez, monsieur, prendre une occasion plus 
naturelle que le commencement de lautre pour 
faire un petit discours à monsieur votre fils, à la 
portée de son âge, qui, lui mettant devant les 
yeux les avantages d'une bonne éducation , et les 
inconvénients d'une enfance négligée, le dispose 
à se prêter de bonne grâce à ce que la connois- 
sance de son intérêt bien entendu nous fera dans 
la suite exiger de lui; après quoi vous auriez la 
bonté de me déclarer en sa présence que vous me 
rendez le dépositaire de votre autorité sur lui, et 
que vous m'accordez sans réserve le droit de l'o- 
bliger à remplir son devoir par tous les moyens 
qui me parottront convenables; lui ordonnant, 
en conséquence, de m'obéir comme à vous-même, 
sous peine de votre indignation. Cette déclara- 
tion , qui ne sera que pour faire sur lui une plus 
vive impression, n'aura d'ailleurs d'effet que con- 
formément à ce que vous aurez pris la peine de 
me prescrire en particulier. 

Voilà, monsieur, ïes préliminaires qui me pa- 
roissent indispensables pour s'assurer que les soins 
que je donnerai à monsieur votre fils ne seront 



Digitized by 



Google 



D'ÉDCCATION. 117 

pas des soins perdus. Je vais maintenant tracer 
re$q uisse de son é ducation , telle que j'en avois 
conçu le plan sur ce que j'ai connu jusqu'ici de 
son caractère et de vos vues. Je ne le propose point 
comme une règle à- laquelle il faille s'attacher, 
mais comme un projet qui , ayant besoin d'être 
refondu et corrigé par vos lumières et par celles 
de M. l'abbé de...., servira seulement à lui don- 
ner quelque idée du génie de l'enfant à qui nous 
avons affaire. Et je m'estimerai trop heureux que 
monsieur votre frère veuille bien me guider dans 
les routes que je dois tenir : il peut être assuré que 
je me ferai un principe inviolable de suivre entiè- 
rement , et selon toute la petite portée de mes lu- 
mières et de mes talents ^ les routes qu'il aura pris 
la peine de me prescrire avec votre agrément. 

Le but que l'on doit se proposer dans l'éduca- 
tion d'un jeune homme, c'est de lui fermer le 
cœur, le jugement et resprjti^ et cela dans Fordre 
que je les nomme. La plupart des maîtres, les pé- 
dants sur-tout, regardent l'acquisition et l'entas- 
sement des sciences comme l'unique objet d'une 
belle éducation, sans penser que souvent, comme 
dit MoUère, 

Un sot savant est sot plus qu'un sot i^orant. 

D'un autre côté, bien des pères, méprisant assez 
tout ce qu'on appelle études, ne se soucient guère 
que de former leurs enfants aux exercices du 



Digitized by 



Google 



1 f 8 PROJET 

corps et à la connoissance du monde. Entre œs 
extrémités nous prendrons un juste^ilieu pour 
conduire monsieur votre fils. Les sciences ne doi- 
vent pas être négligées; j'en parlerai tout^4'heure. 
Mais aussi elles ne doivent pas précéder les moeurs, 
sur-tout dans un esprit pétillant et {^ein de feu , 
peu capable d'attention jusqu'à un certain âge, et 
dont le caractère se trouvera décidé très à bonne 
heure. Â quoi sert à un homme le savoir de Yar- 
ron, si d^illeurs il ne sait pas penser juste? Que 
s'il a eu le malheur de laisser corrompre son 
coeur, les sciences sont dans sa tête comme autant 
d'arme entre les mains d'un furieux. De deux 
personnes également engagées dans le vice, le 
moins habile fera toujours le moins de mal; et les 
science», même les plus spéculatives et les plus 
éloignées en apparence de la société, ne laissent 
pas d'exercer l'esprit et de lui donner, en l'exer- 
çant , une force dont il est £sicile d'abuser dans 
le coitimerce de la vie, quand on a le cœur 
mauvais. 

Il y a plus à l'égard de M. de Sainte-Marie. Il a 
conçu un dégoût si fort contre tout ce qui porte 
le nom d'étude et d'application , qu'il faudra 
beaucoup d'art et de temps pour le détruire : 
et il serait fJlcheux que ce temps-là fût perdu 
pour lui; car il y auroit trop d'inconvénients à le 
contraindre; et il vaudrait encore mieux qu'il 



Digitized by 



Google 



D'ÉDUCATION. 119 

ignorât entièrement ce que c est qu études et que 
sciences que de ne les connoître que pour les 
détester. 

A l'égard de la religion et de la morale, ce n'est 
point par la multiplicité des préceptes qu'on 
pourra parvenir à lui en inspirer dés principes 
solides qui servent de règle à sa conduite pour le 
reste de sa vie. Excepté les éléments à la portée 
de son âge, on doit moins songer à £Eitigùer sa 
mémoire d'un détail de lois et de devoirs qu'à 
disposer son esprit et son coeur à-lo? cp.aaQitrejet 
à les goûter, à mesure que l'occasion se présentera 
de les lui développer ; et c'est par^là même que ces 
préparati& sont tout-à-&it à la portée de son âge 
et de son esprit , parcequ'ils ne renferment que 
des sujets curieux et intéressants sur le commerce 
civil , sur les arts et les métiers , et sur la manière 
variée dont la Providence a rendu tous les 
hommes utiles et nécessaires les uns aux autres. 
Ces sujets , qui sont plutôt des matières de con«* 
versations et de promenades que d études réglées, 
auront encore divers avantages dont TefFet me 
paroit infaillible. 

Premièrement, n'affectant point désagréable- 
ment son esprit par des idées de contrainte et 
d'étude réglée, et n'exigeant pas de lui une atten- 
tion pénible et continue, ils n'auront rien de nui- 
sible à sa santé. En second lieu , ils accoutumeront 



Digitized by 



Google 



120 PROJET 

à bonne heure son esprit à la réflexion et à con* 
sidérer les choses par leurs suites et par leurs 
effets. Troisièmement, ils le rendront curieux, et 
lui inspireront du goût pour les sciences natu- 
relles. 

Je devrois ici aller au-devant d'une impression 
qu'on pourroit recevoir de mon projet, en s'ima- 
ginant que je ne cherche qu'à m'égayer moi-même 
et à me débarrasser de ce que les leçons ont de sec 
et d'ennuyeux, pour me procurer une occupation 
plus agréable. Je ne crois pas, monsieur, qu'il 
puisse vous tomber dans l'esprit de penser ainsi 
sur mon compte. Peut-être jamais homme ne se 
fit une affaire plus importante que celle que je 
me fais de l'éducation de messieurs vos enfants, 
pour peu que vous veuilliez seconder mon zèle. 
Vous n'avez pas eu lieu de vous apercevoir jus- 
qu'à présent que je cherche à fuir le travail : mais 
je ne crois point que, pour se donner un air de 
zélé et d'occupation, un maître doive afifiectcr de 
surcharger ses élèves d'un travail rebutant et sé- 
rieux, de leur montrer toujours une contenance 
sévère et fâchée, et de se faire ainsi à leurs dépens 
la réputation d'homme exact et laborieux. Pour 
moi , monsieur, je le déclare une fois pour toutes , 
jaloux jusqu'au scrupule de FaccompUssement de 
mon devoir, je suis incapable de m'en relâcher 
jamais; mon goût ni mes principes ne me por-^ 



Digitized by VjOOQIC 



D'ÉDUCATION. 121 

tent ni à la paresse ni au relâchement : mais de 
deux voies pour m assurer le même succès, je 
préférerai toujours celle qui coûtera le moins de 
peine et de désagrément à mes élèves ; et j'ose 
assurer, sans vouloir passer pour un homme très 
occupé, que moins ils travailleront en apparence, 
et plus en efFet je travaillerai pour eux. 

S'il y a quelques occasions où la sévérité soit 
nécessaire à l'égard des enfants , c'est dans les cas 
où les mœurs sont attaquées, ou quand il s'agit 
de corriger de mauvaises habitudes. Souvent , plus 
un enfant âd esprit, et plus là connoissanee oe 
ses propres avantages le rend indocile sur ceux 
qui luij restent à acquérir. De là le mépris des 
inférieurs, la désobéissance aux supérieurs, et 
l'impolitesse avec les égaux: quand on se croît 
parfait, dans quels travers ne donne-t-on pas! 
M. de Sainte-Marie a trop d'intelligence pour ne 
pas sentir ses belles qualités ; mais , si l'on n'y 
prend garde, il y comptera trop, et négligera d'en 
tirer tout le parti qu'il faudroit. Ces semences de 
vanité ont déjà produit en lui bien des petits pen- 
chants nécessaires à corriger. C'est à cet égard , 
monsieur, que nous ne saurions agir avec trop 
de correspondance; et il est très important que, 
dans les occasions où l'on aura lieu d'être mécon- 
tent de lui, il ne trouve de toutes parts qu'une 
apparence de mépris et d'indifférence, qui le mor- 



Digitized by 



Google 



.V 



ia2 PROJET 

ti fiera d'autant pi as que ces marques de froideur 
ne lui seront point ordinaires. C'est punir l'or- 
gueil par ses propres armes, et l'attaquer dans sa 
source même ; et Ton peut s'assurer que M. de 
Sainte-Marie est trop bien né pour n'être pas in- 
finiment sensible à l'estime des personnes qui lui 
sont chères. 

La droiture du cœur, quand elle est affermie 
par le raisonnement, est la source de la justesse 
de l'esprit : un honnête homme pense presque 
toujours juste, et quand on est accoutumé dès 
l'enfance à ne pas s'étourdir sur la réflexion, et à 
ne se livrer au plaisir présent qu'après en avoir 
pesé les suites et balancé les avantages avec les 
inconvénients, on a presque, avec un peu d'ex- 
périence, tout l'acquis nécessaire pour former le 
jugement. Il semble en effet que le bon sens dé- 
pend encore plus des sentiments du cœur que 
des lumières de l'esprit, et Ton éprouve que les 
gens les plus savants et les plus éclairés ne sont 
pas toujours ceux qui se conduisent le mieux dans 
les affaires de la vie : ainsi , après avoir rempli 
M. de Sainte-Marie de bons principes de morale, 
on pourroit le regarder en un sens comme assez 
avancé dans la science du raisonnement. Mais s'il 
est quelque point important daus son éducation , 
c'est sans contredit celui-là; et Ton ne sauroittrop 
bien lui apprendre à connoitre les hommes, à 



Digitized by 



Google 



D'ÉDUCATION. i23 

savoir les prendre par leurs vertus et même par 
leurs foibles, pour les amener à son but, et à 
choisir toujours le meilleur parti dans les occa- 
sions difficiles. Cela dépend en partie de la ma- 
nière dont on l'exercera à considérer les objets et 
à les retourner de toutes leurs faces, et en partie 
de lusage du monde. Quant au premier point, 
vous y pouvez contribuer beaucoup, monsieur, 
et avec un très grand succès, en feignant quel- 
quefois de le^cûnsuUer sur la manière dont vous 
devez vous conduire dans des incidents dlnven- 
tion; cela flattera sa vanité, et il ne regardera 
point comme un travail le temps qu on mettra à 
délibérer sur une affaire où sa voix sera comptée 
pour quelque chose. C'est dans de telles conver- 
sations qu on peut lui donner le plus de lumières 
sur la science du monde, et il apprendra plus 
dans deux heures de temps par ce moyen qu'il ne 
feroit en un an par des instructions en règle : mais 
il faut observer de ne lui présenter que des ma- 
tières proportionnées à son âge, et sur-tout l'exer- 
cer long-temps sur des sujets où le meilleur parti 
se présente aisément, tant afin de l'amener faci- 
lement à le trouver comme de lui-même que 
pour éviter de lui faire envisager les affaires de 
la vie comme une suite de problèmes où, les di- 
vers partis paroissant également probables, il se- 
roit presque indifférent de se déterminer plutôt 



Digitized by 



Google 



ia4 PROJET 

pour Fun que pour lautre; ce qui le méneroit à 
Findolence dans le raisonnement, et à Tindififé- 
rence dans la conduite. 

L'usage du monde est aussi d une nécessité ab- 
solue, et d autant plus pour M. de Salnte*Marie 
que, né timide, il a besoin de voir souvent com- 
pagnie pour apprendre à s y trouver en liberté, 
et à s y conduire avec ces grâces et cette aisance 
qui caractérisent Fhomme du monde et Fhomme 
aimable. Pour cela, monsieur, vous auriez la 
bonté de m'indiquer deux ou trois maisons où je 
pourrois le mener quelquefois par forme de dé- 
lassement et de récompense. Il est vrai qu ayant 
à corriger en moi-même les défauts que je cher- 
che à prévenir en lui, je pourrois paroître peu 
propre à cet usage. C'est à vous, monsieur, et à 
madame sa mère à voir ce qui convient, et à vous 
donner la peine de le conduire quelquefi3is avec 
vous si vous jugez que cela lui soit plus avanta- 
geux. Il sera bon aussi que quand on aura du 
monde on le retienne dans la chamhre, et qu en 
l'interrogeant quelquefois et à propos sur les ma* 
tières de la conversation , on lui donne heu de 
s'y mêler insensiblement. Mais il y a un point sur 
lequel je crains de ne me pas trouver tout-à-fait 
de votre sentiment. Quand M. de Sainte-Marie 
se trouve en compagnie sous vos yeux, il badine 
et s'égaie autour de vous , et n a des yeux que pour 



Digitized by 



Google 



D'ÉDUCATION. i25 

son papa, tendresse bien flatteuse et bien aima- 
ble ; mais s il est contraint d aborder une autre 
personne ou de lui parler, aussitôt il est déconte- 
nancé 9 il ne peut marcher ni dire un seul mot , 
ou bien il prend l'extrême , et lâche quelque in- 
discrétion. Voilà qui est pardonnable à son âge: 
mais enfin on grandit, et ce qui convenoit hier 
ne convient plus aujourd'hui ; et j ose dire qu'il 
n'apprendra jamais à se présenter tant qu'il gar- 
dera ce défaut. La raison en est qu'il n'est point 
en compagnie quoiqu'il y ait du monde autour 
de lui; de peur d'être contraint de se gêner, il 
a£fecte de ne voir personne, et le papa lui sert 
d'objet pour se distraire de tous les autres. Cette 
hardiesse forcée, bien loin de détruire sa timidité, 
ne fera sûrement que l'enraciner davantage tant 
qu'il n'osera point envisager une assemblée ni ré- 
pondre à ceux qui lui adressent la parole. Pour 
prévenir cet inconvénient , je crois , monsieur , 
qu'il seroit bien de le tenir quelquefois éloigné 
de vous, soit à table, soit ailleurs, et de le livrer 
aux étrangers pour l'accoutumer de se familiariser 
avec eux. 

On concluroit très mal si, de tout ce que je 
viens de dire , on concluoit que , me voulant dé- 
barrasser de la peine d'enseigner, ou peut-être 
par mauvais goût méprisant les sciences, je n'ai 
nul dessein d'y former monsieur votre fils, et 



Digitized by 



Google 



126 PROJET 

qu après lui avoir enseigné les éléments indispen- 
sables je m*en tiendrai là , sans me mettre en peine 
« de le pousser dans les études convenables. Ce n'est 
.X pas ceux qui me connoitront qui raisonneroient 

. s/^' ainsi ; on sait mon goût déclaré pour les sciencj^, 

V, •' y ^ P et je les ai assez cultivées pour avoir dû y fiiire 
: ' '^ des progrès pour peu que j'eusse eu de disposition. 

^ On a beau parler au désavantage des études, 

et tâcher d'en anéantir la nécessité et d'en grossir 
les mauvais effets, il sera toujours beau et utile 
de savoir; et quant au pédantisme, ce n'est pas 
1 étude même qui le donne, mais la mauvaise dis- 
position du sujet. Les vrais savants sont polis; et 
ils sont modestes , parceque la connoissance de 
ce qui leur manque les empêche de tirer vanité 
de ce qu'ils ont, et iln'y a que les petits génies et 
les demi-savants qui , croyant de savoir de tout, 
méprisent orgueilleusement ce qu'ils ne connois- 
sent point. D'ailleurs, le goût des lettres est d'une 
grande ressource dans la vie, même pour un 
homme d'épée. Il est bien gracieux de n'avoir pas 
toujours besoin du concours des autres hommes 
pour se procurer des plaisirs ; et il se commet tant 
d'injustices dans le monde, l'on y est sujet à tant 
de revers , qu'on a souvent occasion de s'estimer 
heureux de trouver des amis et des consolateurs 
dans son cabinet, au défaut de ceux que le monde 
nous ôte ou nous refuse. 



Digitized by 



Google 



- \..^' 






\ 

.^ D'ÉDUCATION. la; 

Mais il s agit d en faire naitrelegoût à monsieur 
votcfijQJs, qui: témoigne actuellement une aver- 
sion horrible pour tout ce qui sent lapplication. 
Déjà la violence n'y doit concourir en rieiî, j'en 
ai dit la raison ci-devant; mais, pour que cela 
revienne naturellement, il £aut remonter jusqu'à 
la source de cette antipathie. Cette source est un 
goût excéssifde dissipation qu'il a pris en badi- 
nant avec ses frères et sa sœur, qui fait qu'il ne 
peut souffrir qu'on len distraie un instant, et 
qu'il prend en aversion tout ce qui produit cet 
effet; car d'ailleurs je me suis convaincu qu'il n'a 
nulle haine pour l'étude en elle-même , et qu'il y 
a même des dispositions dont on peut se promettre 
beaucoup. Pour remédier à cet inconvénient, il 
feudroit lui procurer d'autres amusements qui le 
détachassent des niaiseries auxquelles il s'occupe, 
et pour cela le tenir un jdcu réparé de ses frères 
et de^§â.^ur ; c'est ce qui ne se peut guère faire 
dans un appartement comme le mien, trop petit 
pour les mouvements d'un enfant aussi vif, et où 
même il seroit dangereux d'altérer sa santé, si l'on 
vouloit le contraindre d'y rester trop renfermé. Il 
seroit plus important, monsieur, que vous ne 
pensez d'avoir une chambre raisonnable pour y 
faire son étu^ et son séjour ordinaire; je tâche- 
rois dé la lui rendre aimable par ce que je pourrois 
lui présenter de plus riant, et ce seroit déjà beau- 



Digitized by 



Google 



128 PROJET 

coup de gagné que d obtenir qu il se plût dans 
Fendroit où il doit étudier. Alors, pour le détacher 
insensiblement de ces badinages puérils, je me 
mettrois de moitié de tous ses amusements, et je 
lui en procurerois des plus propres à lui plaire 
et à exciter sa curiosité : de petits jeux, des dé- 
coupures, un peu de dessin, la musique, les in- 
struments, un prisme^ un microscope, unverre 
ardent, et mille autres petites curiosités, me four- 
niroient des sujets de le divertir et de lattacher 
peu à peu à son appartement, au point de s y 
plaire plus que par-tout ailleurs. D un autre côté, 
on àuroit soin de me l'envoyer dès qu'il seroit levé, 
sans qu'aucun prétexte pût l'en dispenser; Ton ne 
permettroit point qu'il allât dandinant par la mai- 
son, ni qu'il se réfugiât près de vous aux heures 
de son travail; et afin de lui faire regarder l'étude 
comme d'une importance que rien ne pourroit 
balancer, on éviteroit de prendre ce temps pour 
le peigner, le friser, ou lui donner quelque autre 
soin nécessaire. Voici, par rapport à moi, com- 
ment je m'y prendrois pour lamener insensible- 
ment à l'étude , de son propre mouvement. Aux 
heures où je voudrois loccuper, je lui retranche- 
rois toute espèce d'amusement, et je lui propo- 
serois le travail de cette heure-là ; s'il ne s'y livroit 
pas de bonne grâce, je ne ferois pas même sem- 
blant de m'en apercevoir, et je le laisserois seul 



Digitized by 



Google 



D'ÉDUCATION. 17.9 

et sans amusement se morfondre, jusqu*à ce que 
Fennui d^ètre absolument sans rien faire Feût ra- 
mené de lui-même à ce que j'exigeois de lui; alors 
j'afFecterois de répandre un enjouement et une 
'çaieté sur son travail, qui lui fit sentir la diffé- 
rence qu'il y a, même pour le plaisir, de la fai- 
néantise à une occupation honnête. Quand ce 
moyen ne réussiroit pas , je ne le maltraiterois 
point; mais je lui retrancherois toute récréation 
pour ce jour-là, en lui disant froidement que je 
ne prétends point le feire étudier par force, mais 
que le divertissement n'étant légitime que quand 
il est le délassement du travail, ceux qui ne font 
rien nen ont aucun besoin. De plus, vous auriez 
la bonté de convenir avec moi d un signe par le- 
quel , sans apparence d'intelligence , je pourrois 
vous témoigner, de même qu'à madame sa mère, 
quand je serois mécontent de lui. Aloi^s la froi^ 
deur et l'indifférence qu'il trouveroit de toutes 
parts , sans cependant lui faire le moindre re- 
proche, le surprendroit d'autant plus, qu'il ne 
s'apercevroit point que je me fiisse plaint de lui ; 
et il se porteroit à croire que comme la récom- 
pense naturelle du devoir est l'amitié et les ca- 
resses de ses supérieurs, de même la fainéantise 
et loisiveté portent avec elles un certain caractère 
méprisable qui se fait d'abord sentir, et qui re- 
froidit tout le monde à son égard. 

HÉLàVGES. 9 



Digitized by 



Google 



,3o PROJET 

Tai connu un père tendre qui ne sen fioît pas 
tellement à un mercenaire sur Finstruction de ses 
enfants, qu'il ne voulût lui-même y avoir lœîl : le 
bon père, pour ne rien négliger de tout ce qui 
pouvoit donner de Fémulation à ses enfants, avoit 
adopté les mêmes moyens que j expose ici. Quand 
il revoyoit ses enfants, il je toit, avant que de les 
aborder, un coup d'œil sur leur gouverneur : lors- 
que celui-ci touchoit de la main droite le premier 
bouton de son habit, cetoit une marque qu^il 
étoit content, et le père caressoit son fils à son 
ordinaire : si le gouverneur touchoit le second , 
alors c étoit marque d une parfaite satisfaction , et 
le père ne donnoit point de bornes à la tendresse 
de ses caresses, et y ajoutoit ordinairement quel- 
que cadeau, mais sans affectation : quand le gou- 
verneur ne faisoit aucun signe, cela vouloit dire 
qu'il étoit mal satisfait, et la froideur du père ré- 
pondoit au mécontentement du maître; mais 
quand de la main gauche celui-ci touchoit sa pre- 
mière boutonnière , le père faisoit sortir son fils 
de sa présence, et alors le gouverneur lui expli- 
quoit les fautes de l'enfant. J'ai vu ce jeune sei- 
gneur acquérir en peu de temps de si grandes 
perfections, que je crois qu'on ne peut trop bien 
augurer d'une méthode qui a produit de si bons 
eflFets : ce n'est aussi qu'une harmonie et une cor- 
respondance parfaite entre un père et un pn'*- 



Digitized by 



Google 



D'ÉDUCATION. i3i 

eepteur qui peut assurer le succès d'une bonne 
éducation ; et comme le meilleur père se donne- 
roit vainement des mouvements pour bien élever 
son fils y si d ailleurs il le laissoit entre les mains 
d'un précepteur inattentif, de même le plus intel- 
ligent et le plus zélé de tous les maîtres prendroit 
des peines inutiles, si le père, au lieu de le secon- 
der, détruisoit son ouvrage par des démarches à 
contre- temps. 

Pour que monsieur votre fils prenne ses études 
à cœur, je crois, monsieur, que vous devez témoi^ 
gner y prendre vous-même beaucoup de part : 
pour cela vous auriez la bonté de l'interroger quel- 
quefois sur^es progrès, mais dans les temps seu- 
lement et sur les matières où il aura le mieux fait, 
afin de n'avoir que du contentement et de la satis- 
faction à lui marquer, non pas cependant par de 
trop grands éloges, propres à lui inspirer de lor- 
grueil et à le faire trop compter sur lui-même. 
Quelquefois aussi, mais plus rarement, votre exa- 
men rouleroit sur les matières où il se sera né- 
{^ligé: alors vous vous informeriez de sa santé et 
des causes de son relâchement avec des marques 
d'inquiétude qui lui en commpniqueroient à lui- 
même. 

Quand vous, monsieur, ou madame sa mère, 
aurez quelque cadeau à lui faire, vous aurez la 
bonté de choisir les temps où il y aura le plus lieu 

9- 



Digitized by 



Google 



i32 PROJET 

d'être content de lui , ou du moins de m'en aver- 
tir d'avance, afin que j'évite dans ce temps-là de 
l'exposer à me donner sujet de m'en plaindre; 
car à cet âge-là les moindres irrégularités portent 
coup. 

Quant à Tordre même de ses études, il sera très 
simple pendant les deux ou trois premières an- 
nées. Les éléments du latin, de l'histoire et de la 
géographie, partageront son temps. A l'égard du 
latin , je n'ai point dessein de l'exercer par une 
étude trop méthodique j et moins encore par la com- 
position des thèmes. Les thèmes , suivant M. Rollin, 
sont la croix des enfants ; et , dans l'intention 
où je suis de lui rendre ses études aimables, je me 
garderai bien de le faire passer par cette croix , ni 
de lui mettre dans la tête les mauvais gallicismes 
de mon latin au lieu de celui de Tite-Live , de 
César et de Gicéron : d ailleurs un jeune homme, 
sur-tout s'il est destiné à l'épée, étudie le latin 
pour len tendre et non pour l'écrire, chose dont 
il ne lui arrivera pas d'avoir besoin une fois en 
sa vie. Qu'il traduise donc les anciens auteurs, et 
qu'il prenne dans leur lecture le goût de la bonne 
latinité et de la belle littérature : c'est tout ce que 
j'exigerai de lui à cet égard. 

Pour l'histoire et la géographie, il faudra seu- 
lement lui en donner d'abord une teinture aisée, 
d'où je bannirai tout ce qui sent trop la sécheresse 



Digitized by 



Google 



D'ÉDUCATION. f33 

et letude, réservant pour un âge plus avancé les 
difficultés les plus nécessaires de la cbronolofjie 
et de la sphère. Au reste, m'écartant un peu du 
plan ordinaire des études, je m'attacherai beau- 
coup plus à l'histoire moderne qu'à l'ancienne, 
parcequejela crois beaucoup plus convenable à 
un officier; et que d'ailleurs je suis convaincu sur 
rhistoire moderne en général de ce que dit M. l'abbé 
de.... de celle de France en particulier, qu'elle 
n'abonde pas moins en grands traits que l'histoire 
ancienne, et qu'il n'a manqué que de meilleurs 
historiens pour les mettre dans un aussi beau 
jour. 

Je suis d'avjs de suppximer à M. de Sainte-Marie 
toutes ces espèces d'études où, sans aucun usage 
solide, on fait languir la jeunesse pendant nom- 
bre d'années : la rhétorique, la logique, et la phi- 
losophie scolastique , sont à nioja sens, toutes 
choses très superflues pour lui, et que d'ailleurs 
je serois peu propre à lui enseigner. Seulement , 
quand il en sera temps , je lui ferai lire la Logique 
de Port-Royal, et, tout au plus, l'^^r^ déparier du 
P. Lami, mais sans l'amuser d'un côté au détail 
des tropes et des figures, ni de l'autre aux vaines 
subtilités de la dialectique : j'ai dessein seulement 
de l'exercer à la précision et à la pureté dans le 
style , à l'ordre et à la méthode dans ses raisonne- 
ments, et à se faire un esprit de justesse qui lui 



Digitized by 



Google 



i34 PROJET 

serve à démêler le faux orné, de la vérité simple, 

toutes les fois que roccasion s'en présentera. 

L'histoire naturelle peut passer aujourd'hui, 
par Ta manière dont elle est traitée, pour la plus 
intéressante de toutes les sciences que les hommes 
cultivent, et celle qui nous ramène le plus natu- 
rellement de l'admiration des ouvrages à l'amour 
de l'ouvrier ; je ne négligerai pas de le rendre cu- 
rieux sur les matières qui y ont rapport, et je me 
propose de l'y introduire dans deux ou trois ans 
par la lecture du Spectacle de la nature, que je 
ferai suivre de celle de Nieuvrentit. 

On ne va pas loin en physique sans le secours 
des mathématiques; et je lui en ferai faire une 
année, ce qui servira encore à lui apprendre à 
raisonner conséquemment et à s'appliquer avec 
un peu d'attention , exercice dont il aura grand 
besoin : cela le mettra aussi à portée de se faire 
mieux considérer parmi les officiers , dont une 
teinture de mathématiques et de fortifications fait 
une partie du métier. 

Enfin , s'il arrive que mon élève reste assez long^ 
temps entre mes mains, je hasarderai de lui don- 
ner quelque connoissance de la morale et du droit 
naturel par la lecture de Puffendorf et de Gro- 
tiu8, parcequ'il est digne d un honnête homme et 
d'un homme raisonnable de connoître les prin- 
cipes du bien et du mal, et les fondements sur 



Digitized by 



Google 



D'EDUCATION. i35 

lesquels la société dont il fait partie est établie. 

En faisant succéder ainsi les sciences les unes 
aux autres, je ne perdrai point Fhistoire de vue, 
comme le principal objet de toutes ses études et 
celui dont les branchés s^étendentle plus loin sur 
toutes les autres sciences : je le ramènerai, au bout 
de quelques années, à ses premiers principes avec 
plus de méthode et de détail ; et je tâcherai de lui 
en faire tirer alors tout le profit qu'on peut espé- 
rer de cette étude. 

Je me propose aussi de lui faire une récréation 
amusante de ce qu'on appelle proprement belles- 
lettres, comme la connoissance des livres et des 
auteurs, la critique, la poésie, le style , l'éloquence, 
le théâtre, et en un mot tout ce qui peut contri- 
buer à lui former le goût et à lui présenter l'étude 
sous une face riante. 

Je ne m'arrêterai pas davantage sur cet article, 
parceque après avoir donné une légère idée de la 
route que je m'étois à-peu-près proposé de suivre 
dans les études de mon élève, j 'espère que monsieur 
votre frère voudra bien vous tenir la promesse qu'il 
vous a faite de nous dresser un projet qui puisse 
me servir de guide dans un chemin aussi nouveau 
pour moi. Je le supplie d'avance d'être assuré que 
je m'y tiendrai attaché avec une exactitude et un 
soin qui le convaincra du profond respect que 
j'ai pour ce qui vient de sa part; et j'ose vous ré- 



Digitized by 



Google 



i36 PROJET D'ÉDUCATION, 

pondre qu'il ne tiendra pas à mon zèle et à mon 
attachement que messieurs ses neveux ne devien- 
nent des hommes parfaits. 



Digitized by 



Google 



MÉMOIRE 

A M. BOUDET, ANTONIN. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



MÉMOIRE 



BEMIS, LE 19 AVRIL 174^, 

A M. BOUDET, ANTONIN, 

QUI TRAVAILLE 'A L HISTOIRE DE FEU M. DE BBRKKZ ^ÂVÀQUE DE GEBÈVE ' 



Dans rintentioii où Ton est de n omettre dans 
rhistoire de M. de Bernex aucun des faits considé- 
rables qui peuvent servir à mettre ses vertus chré- 
tiennes dans tout leur jour , on ne sauroit oublier 
la conversion de madame la baronne de Warens 
de La Tour, qui fut l'ouvrage de ce prélat. 

Au mois de juillet de Tannée 1726, le roi de 
Sardaigne étant à Évian, plusieurs personnes de 
distinction du pays de Vaud s'y rendirent pour 
voir la cour. Madame de Warens fut du nombre; 
et cette dame qu'un pur motif de curiosité avoit 
amenée fiit retenue par des motifs d'un genre su- 
périeur, et qui n'en furent pas moins efficaces 
pour avoir été moins prévus. Ayant assisté par 
hasard à un des discours que ce prélat prononçoit 
avec ce zèle et cette onction qui portoient dans les 
cœurs le feu de sa charité, madame de Warens en 
fïit émue au point, qu'on peut regarder cet instant 

' M. Boudet publia la vie de cet évêqne en lySo, in-ia , à Paris. 



Digitized by 



Google 



i4o MÉMOIRE 

comme lepoque de sa conversion. La cbose ce- 
pendant devoit paroître d autant plus difficile, 
que cette dame, étant très éclairée, se tenoit en 
garde contre les séductions de l'éloquence, et n'é- 
toit pas disposée à céder sans être pleinement 
convaincue. Mais quand on a l'esprit juste et le 
cœur droit, que peut-il manquer pour goûter la 
vérité , que le secours de la grâce? et M. de Bernex 
netoit-il pas accoutumé à la porter dans les 
cœurs les plus endurcis? Madame de Warens vit 
le prélat; ses préjugés furent détruits; ses doutes 
furent dissipés; et, pénétrée des grandes vérités 
qui lui étoient annoncées, elle se détermina à ren- 
dre à la Foi , par un sacrifice éclatant, le prix des 
lumières dont elle venoit de leclairer. 

Le bruit du dessein de madame de Warens ne 
tarda pas à se répandre dans le pays de Vaud, Ce 
fut un deuil et des alarmes universelles. Cette 
dame y étoit adorée, et Famour qu on avoit pour 
elle se changea en fureur contre ce qu'on appe- 
loit ses séducteurs et ses ravisseurs. Les habitants 
de Vevay ne parloient pas moins que de mettre 
le feu à Évian, et de l'enlever à main armée au 
milieu même de la cour. Ce projet insensé, fruit 
ordinaire d'un zèle fanatique, parvint aux oreilles 
de sa majesté; et ce fut à cette occasion qu'elle fit 
à M. de Bernex cette espèce de reproche si glo- 
rieux, qu'il faisoit des conversions bien bruyantes. 



Digitized by 



Google 



A M. BOUDET. i4i 

Le roi fit partir sur-le-champ madame de Warens 
pour Annecy, escortée de quarante de ses gardes. 
Ce fiit là où , quelque temps après , sa majesté Fas- 
sura de sa protection dans les termes les plus flat- 
teurs, et lui assigna une pension qui doit passer 
pour une preuve éclatante de la piété et de la gé- 
nérosité de ce prince, mais qui note point à ma- 
dame de Warens le mérite d'avoir abandonné de 
grands biens et un rang brillant dans sa patrie, 
pour suivre la voie du Seigneur, et se livrer sans 
rcsei^ve à sa providence. Il eut même la bonté de lui 
offrir d'augmenter cette pension de sorte qu elle 
pût figurer avec tout 1 éclat quelle souhaiteroit, 
et de lui procurer la situation la plus gracieuse, 
si elle vouloit se rendre à Turin auprès de la reine. 
Mais madame de Warens n abusa point des bontés 
du monarque : elle alloit acquérir les plus grands 
biens en participant à ceux que TÉglise répand 
sur les fidèles; et leclat des autres n avoit désor- 
mais plus rien qui pût la toucher* Cest ainsi 
qu elle s'en explique à M. de Bernex; et c'est sur 
ces maximes de détachement et de modération 
qu onl'avuese conduire constamment depuis lors. 
Enfin le jour arriva où M. de Bernex alloit as- 
surer à FÉglisela conquête qu'il lui avoit acquise. 
Il reçut publiquement l'abjuration de madame de 
Warens, et lui administra le sacrement de con- 
firmation le 8 septembre 1726, jour de la Nativité 



Digitized by 



Google 



i4a MÉMOIRE 

de Notre-Dame, dans Féglise de la Visitation, de- 
vant la relique de saint François de Sales. Cette 
dame eut Fhonneur d avoir pour marraine, dans 
cette cérémonie, madame la princesse de Hesse, 
sœur de la princesse de Piémont, depuis reine de 
Sardaigne. Ce fut un spectacle touchant de voir 
une jeune dame dune naissance illustre, favori- 
sée des grâces de la nature et enrichie des biens 
de la fortune, et qui, peu de temps auparavant, 
faisoit les délices de sa patrie, s'arracher du sein 
de labondance et des plaisirs, pour venir déposer 
au pied de la croix du Christ leclat et les voluptés 
du monde, et y renoncer pour jamais. M. deBemex 
fît à ce sujet un discours très touchant et très 
pathétique : l'ardeur de son zélé lui prêta ce jour- 
là de nouvelles forces; toute cette nombreuse as- 
semblée fondit en larmes ; et les dames, baignées 
de pleurs , vinrent embrasser madame de Warens, 
la féliciter, et rendre grâces à Dieu avec elle de la 
victoire qu'il lui faisoit remporter. Au reste, on 
a cherché inutilement, parmi tous les papiers de 
feu M. de Bernex , le discours qu'il prononça en 
cette occasion, et qui, au témoignage de tous 
ceux qui l'entendirent, est un chef-d'œuvre d'é- 
loquence; et il y a lieu de croire que, quelque 
beau qu'il soit, il a été composé sur-le-champ et 
sans préparation. 

Depuis ce jour-là M. de Bernex n'appela plus 



Digitized by 



Google 



A M. BOUDET. i43 

madame de Warens que sa fille, et elle lappeloit 
son père. Il a en effet toujours conservé pour elle 
les bontés dun père; et il ne faut pas s'étonner 
ijull regardât avec une sorte de complaisance 
I ouvrage de ses soins apostoliques , puisque cette 
dame s'est toujours efforcée de suivre, d'aussi près 
qu*il lui a été possible, les saints exemples de ce 
prélat, soitdansson détachement des choses mon- 
daines, soit dans son extrême charité envers les 
pauvres ; deux vertus qui définissent parfaite- 
ment le caractère de madame de Warens. 

Le fait suivant peut entrer aussi parmi les 
preuves qui constatent les actions miraculeuses 
de M. de Bernex. 

Au mois de septembre 1729, madame de 
Warens demeurantdans la maison de M. deBoige, 
le feu prit au four des cordeliers, qui donnoit 
dans la cour de cette maison, avec une telle vio- 
lence, que ce four, qui contenoit un bâtiment 
assez grand, entièrement plein de fascines et de 
bois sec, fut bientôt embrasé. Le feu, porté par 
un vent impétueux , s'attacha au toit de la mai- 
son , et pénétra même par les fenêtres dans les 
appartements. Madame de Warens donna aussitôt 
ses ordres pour arrêter les progrès du feu , et pour 
faire transporter ses meubles dans son jardin. 
Elle étoit occupée à ces soins , quand elle apprit 
que M. l'évêque étoit accouru au bruit du danger 



Digitized by 



Google 



i44 MÉMOIRE A M. BODDET. 

qui la inena<;oit, et qu'il alloit paroître à Tinstant; 
elle fut au-devant de lui. Ils entrèrent ensemble 
dans le jardin; il se mit à g^enoux, ainsi que tous 
ceux qui étoient présents, du nombre desquels 
j etois, et commença à prononcer des oraisons 
avec cette fen-eur qui étoit inséparable de ses 
prières. L effet en fut sensible; le vent qui por- 
toit les flammes par-dessus la maison jusque 
près du jardin, changea tout-à-coup, et les éloi- 
gna si bien, que le four, quoique contigu, fut 
entièremeut consumé, sans que la maison eût 
d'autre mal que le dommage qu'elle avoit reçu 
auparavant. C'est un fait connu de tout Annecy, 
et que moi, écrivain du présent mémoire, ai vu 
de mes propres yeux. 

M. de Bernex a continué constamment à pren- 
dre le même intérêt dans tout ce qui regardoit 
madame de Warens. Il fit faire le portrait de cette 
dame, disant qu'il souhaitoit qu'il restât dans sa 
famille, comme un monument honorable d'un 
de ses plus heureux travaux. Enfin, quoiqu'elle 
fût éloignée de lui, il lui a donné, peu de temps 
avant que de mourir, des marques de son souve- 
nir, et en a même laissé dans son testament. Après 
la mort de ce prélat, madame de Warens s'est en- 
tièrement consacrée à la solitude et à la retraite, 
disant qu'après avoir perdu son père rien ne l'at- 
taclîoit plus au monde. 



Digitized by 



Google 



LE PERSIFLEUR. 



MÉLAMOES. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



LE PERSIFLEUR'. 



Dès qu'on jn a appris que les écrivains qui s'é- 
toient chargés d'examiner les ouvrages nouveaux 
avoient, par divers accidents, successivement ré- 
signé leurs emplois, je me suis mis en tête que je 
pourrois fort bien les remplacer; et, comme je n ai 
pas la mauvaise vanité de vouloir être modeste avec 
le public, j avoue franchement que je m'en suis 
trouvé très capable; je soutiens même qu'on ne 
dMt jamais parler autrement de soi , que quand on 
est bien sûr de n'en pas être la dupe. Si j'étois un 
auteur connu, j'afFecterois peut-être de débiter 
des contre-vérités à mon désavantage , pour tacher, 
à leur faveur, d'amener adroitement dans la même 
classe les défauts que je serois contraint d'avouer: 
mais actuellement le stratagème seroit trop dan- 
gereux; le lecteur, par provision, me joueroît 
infailliblement le tour de tout prendre au pied 
de la lettre : or, je le demande à mes chers con- 



• CetH la première feuille d'un écrit périodique que Diderot et 
Rousseau dévoient faire alternativement. Ce projet fit connoitre Jean- 
Jacques à d*Alembert, à qui Diderot communiqua le Persifleur. Cé- 
loit en 1746. Voyez Confession s, Mv. vii. (Note de M. Musset-Pathay.) 



Digitized by 



Google 



i48 LE PEKSIFLEUIL 

frè^«es, €st-ce là le compte d un auteur qui parle 

mal de soi? 

Je sens bien qull ne suffit pas tout-à-fait que je 
sois convaincu de ma {;ninde capacité, et qu'il 
seroit assez nécessaire que le public fût de moitié 
dans cette conviction : niais il m est aisé de mon- 
trer que cette réflexion , même prise comme il 
faut, tourne presque toute à mon profit. Car re- 
marquez, je vous prie, que, si le public n a point 
de preuves que je sois pourvu dci* talents conve- 
nables pour réussir dans rouvrafje que j'eutre- 
prends, on ne peut pas dlic non plus qu'il en ait 
du contraire. Voilà donc dcja pour moi un avan- 
tage considérable sur la plupart de mes concur- 
rents; j ai réellement vis-à-vis d'eux une avance 
relative de tout le chemin qu'ils ont fiiit en arrière- 

Je pars ainsi d'un pn^Ligc favorable, et je le 
confirme par les raisons suivantes, très capables, 
à mon avis, de dissiper pour jamais toute espèce 
de doute désavantageux sur mon compte, 

1^ On a publié depuis un grand nombre d an- 
nées une infinité de journaux, feuUles et autres 
ouvrages périodiques, en tout pays et en toute 
langue, et j'ai apporté la plus scrupuleuse atten- 
tion à ne jamais rien lire de tout cela. D'où je con- 
clus que, n'ayant point la tète farcie de ce jargon , 
je suis en état d'en tirer des productions beaucoup 
meilleures en elles-mêmes, quoique peut-être en 



Digitized by 



Google 



LE PERSIFLEUR: 149 

inoîndre quantitc. Cette raison est bonne pour le 
public j maisj ai cté contraint de la retourner pour 
mon libraire, en lui disant que le jugement en- 
jjendre plus de clioses à mesure que la mémoire 
en est moins chargée, et qu'ainsi les matériaux ne 
nous manqueroient pas, 

2* Je n'ai pas non plus ti'Ouvêàpropos,età-peu- 
près parla même raison , de perdre beaucoup de 
temps â letude des sciences ni û celle des auteurs 
anciens. La pliysiquo System a tique est depuis long- 
temps velégnéc dans le piiys des romans; la phy- 
sique expérimentale ne me paroît plus que lart 
d'arranger agréablement de jolis brimborions; et 
la géométrie, celui de se passer du raisonnement 
à Faide de quelques formules. 

Quant aux anciens, il ma semblé que, dans 
les jugements que jaurois à poj-ter, la probité ne 
vouloit pas que je donnasse le change à mes lec- 
teurs^, ainsi que faisoient jadis nos savants , en sub- 
stituant frauduleusement, à mon avis qu ils atten- 
droient, celui d'AristPte ou de Cicéron, dont ils 
n'ont que faire: grâce à Fesprit de nos modernes, 
il y a long-temps que ce scandale a cessé, et je me 
garderai bien d'en ramener la pénible mode. Je me 
suis seulement appliqué à la lecture des diction- 
naires; et jy ai fait un tel profit, qu'en moins de 
trois mois je me suis vu en état de décider de tout 
avec autant d'assurance et d'autorité que si j'avois 



Digitized by 



Google 



i5o LE PERSIFLEUR, 

eu deux ans d'étude. J ai de plus acquis un petit 
recueil de passages latins tirés de divers poètes, où 
je trouverai de quoi broder et enjoliver mes feuil- 
les, en les ménageant avec économie afin qu'ils 
durentlong-temps. Jesais combien les vers latins^ 
cités à propos, donnent de relief à un philosopbe; 
et, parla même raison, je me suis fourni de quan- 
tité d axiomes et de sentences philosophiques pour 
orner mes dissertations, quiind il sera question de 
poésie. Car je n ignore pas que ccst un devoir in- 
dispensable pour quiconque aspire à k réputation 
d auteur célèbre, de parler pertinemment de toutes 
les sciences, hors celle dont il se mêle. D ailleurs , 
je ne sens point du tout la nécessité d être fort sa- 
vant pour juger les ouvrages -qu on nous donne 
aujourd'hui. Ne diroit-on pas qu'il faut avoir lu le 
père Pétau, Montfaucon, etc. , et être profond dans 
les mathématiques, pour juger Tanzaï, Grigri, 
Angola, Misapouf, et au très sublimes productions 
de ce siècle? 

Ma dernière raison, et, dans le fond, la «eule 
dont j avois besoin , est tirée de mon objet m^me. 
Le but que je me propose dans le travail médité 
est de faire lanalyse des ouvrages nouveaux qui 
paroîtront, d y joindre mon sentiment, et de com- 
muniquer lun et l'autre au public; or, dans tout 
cela, je ne vois pas la moindre nécessité d'être sa- 
vant. Juger sainement et impartialement, bien 



Digitized by 



Google 



LE PERSIFLEUR. i5i 

écrire, savoir sa langue; ce sont là, ce me semble, 
toutes les connoissances nécessaires en pareil cas : 
mais ces connoissances, qui est-^ce qui se vante de 
les posséder mieux que moi et à un plus haut de- 
gré? A la vérité je ne saurois pas bien démontrer 
que cela'soît réellement tout-à-fait comme je le dis ; 
mais c'est justement à cause de cela que je le crois 
'encore pins fort : on ne peut trop sentir soi-même 
ce qu'on veut persuader aux autres. Serois-je donc 
le premier qui^ à force de se croire un fort habile 
honme, Fauroit aussi fait croire au public? et si je 
parviens à lui donner de moi une semblable opi- 
nion , qu elle soit bien ou mal fondée, n est-ce pas , 
pour ce qui me regarde, à-peu-prèsla même chose 
dans le cas dont il s agit? 

On ne peut donc nier que je ne sois très fondé 
à meriger en Aristarque, en juge souverain des 
ouvrages nouveaux , louant , blâmant , critiquant à 
ma fantaisie sans que personne soit en droit de me 
taxer de témérité, sauf à tous et un chacun de se 
prévaloir contre moi du droit de représailles , que 
je leur accorde de très grand cœur, désirant seu- 
lement qu'il leur prenne en gré de dire du mal de 
moi delà même manière et dans le même sens que 
je m'avise d'en dire du bien. 

C'est par une suite de ce principe d'équité que, 
n'étant point connu de ceux qui pourroient deve- 
nir mes adversaires, je déclare que toute critique 



Digitized by 



Google 



i5a LE PERSIFLEUB. 

ou observation personnelle sera pour toujours 
bannie de mon journal. Ce ne sont que des livres 
que je vais examiner; le mot d auteur ne sera pour 
moi que Fesprit du livre même, il ne s'étendra 
point au-delà; et j'avertis positivement que je ne 
m'en servirai jamais dans un autre sens: de sorte 
que si, dans mes jours de mauvaise humeur, il 
m'arrive quelquefois de dire : Voilà un sot, un 
impertinent écrivain, c'est l'ouvrage seul qui sera 
taxé d'impertinence et de sottise, et je n'entends 
nullement que l'auteur en soit moins un géniodu 
premier ordre, et peut-être même un digne aca- 
démicien. Que sais-je, par exemple, si l'on ne sa- 
visera point de régaler mes feuilles des épithétes 
dont je viens de parler? or, on voit bien d'abord 
que je ne cesserai pas pour cela d'être un homme 
de beaucoup de mérite. 

Comme tout ce que j'ai dit jusqu'à présent pa- 
roîtroit un peu vague, si je n'ajoutois rien pour 
exposer plus nettement mon projet et la manière 
dont je me propose de l'exécuter, je vais prévenir 
mon lecteur sur certaines particularités de mon 
caractère, qui le mettront au fait de ce qu'il peut 
s'attendre à trouver dans mes écrits. 

Quand Boileau a dit de l'homme en général qu'il 
changeoit du blanc au noir, il a croqué mon por- 
trait en deux mots, en qualité d'individu. Il l'eût 
rendu plus précis , s'il y eût ajouté toutes les autres 



Digitized by 



Google 



LE PERSIFLEUR. i53 

couleurs avec les nuances intermédiaires. Rien 
n'est si dissemblable à moi que moi-même; c'est 
pourquoi il seroit inutile de tenter de me définir 
autrement que par cette variété singulière; elle est 
telle dans mon esprit, quelle influe de temps à 
autre jusque sur mes sentiments. Quelquefois je 
suis un dur et féroce misanthrope; en d autres 
moments j entre en extase au milieu des charmes 
de 1^ société .et des délices de lamour. Tantôt je 
suis austère et dévot, et, pour le bien de mon ame, 
je fais tous mes efforts pour rendre durables ces 
saintes dispositions : mais je deviens bientôt un 
franc libertin ; et , comme je m'occupe alors beau- 
coup plus de mes sens que de ma raison , je m abs- 
tiens constamment d^écrire dans ces inoments-là. 
C'est sur quoi il est bon que mes lecteurs soient 
suffisamment prévenus, de peur qu*ils ne s'atten- 
dent à trouver dans mes feuilles des choses que 
certainement ils n'y verront jamais. En un mot, 
un Protée, un caméléon, une femme, sont des 
êtres moins changeants que moi : ce qui doit dès 
l'abord ôter aux curieux toute espérance de me 
reconnoître quelque jour à mon caractère; car ils 
me trouveront toujours sous quelque forme par- 
ticulière, qui ne sera la mienne que pendant ce 
moment-là. Et ils ne peuvent pas même espérer 
de me reconnoître à ces changements; car, comme 
ils n'ont point de période fixe, ils se feront quel- 



Digitized by 



Google 



i54 LE PERSIFLEUR. 

quefbisd*un instant à l'autre, et d'autres f«Ms je 
demeurerai des mois entiers dans le même état. 
C'est cette irréfpilarité même qui fait le fond de ma 
constitution. Bien plus y le retour des mêmes objets 
renouvelle ordinairement en moi des dispositions 
semblables à celles où je me suis trouvé la première 
fois que je les ai vus; cest pourquoi je suis asses 
constamment de la même humeur avec les mêmes 
personnes. De sorte qu'à entendre séparément 
tous ceux qui me connoissent^ rien ne paroitroit 
moins varié que mon caractère : mais allez aux 
derniers éclaircissements, l'un vous dira que je 
suis badin, l'autre, grave; celui-ci me prendra 
pour un ignorant, l'autre pour un homme fort 
docte; en un mot, autant de têtes autant d'avis. 
Je me trouve si bizarrement disposé à cet égard, 
qu'étant un jour abordé par deux personnes à-la- 
fois, avec l'une desquelles j'avois accoutumé d'être 
gai jusqu'à la folie , et plus ténébreux quIléracKte 
avec l'autre, je me sentis si puissamment agité, 
que je fos contraint de les quitter brusquement, 
de peur que le contraste des passions opposées ne 
me fit tomber en syncope. 

Avec tout cela, à force de m'examiner, je n'ai 
pas laissé que de démêler en moi certaines dispo- 
sitions dominantes et certains retours presque 
périodiques qui scroient difficiles à remarquer à 
tout autre qu'à l'observateur le plus attentif, en 



Digitized by 



Google 



LE PERSIFLEUR. i55 

un mot qu*à moi-même : cest à-peu-près ainsi 
que toutes les vicissitudes et les irr^ularités de 
lair n empêchent pas que les marins et les habi- 
tants de la campagne n^ aient remarqué quel- 
ques circonstances annuelles et quelques phéno- 
mènes , qulls ont réduits en règle pQur prédire 
à-peu-près le temps qu'il fera dans certaines sai- 
sons. Je suis sujet, par exemple, à deux dispositions 
principales, qui changent assez constamment de 
huit en huit jours, et que j appelle mes âmes heb- 
domadaires : par lune , je me trouve sagement 
fou : par lautre , follement sage ; mais de telle 
manière pourtant que, la folie l'emportant sur la 
sagesse dans lun et dans Fautre cas , elle a sur- 
tout manifestement le dessus dans la semaine où 
je m appelle sage ; car alors le fond de toutes les 
matières que je traite, quelque raisonnable quil 
puisse être en soi, se trouve presque entièrement 
absorbé par les futilités et les extravagances ilont 
j'ai toujours soin de rhabiller. Pouf mon ame 
folle, elle est bien plus sage que cela; car, bien 
qu^elle tire toujours de son propre fonds le texte 
sur lequel die argumente, elle met tant d art , tant 
d ordre et tant de force dans ses raisonnements 
et dans ses preuves, qu'une folie ainsi déguisée 
ne diffère presque en rien de la sagesse. Sur ces 
idées, que je garantis justes, ou à-peu-près, je 
trouve un petit problème a proposer à mes lec- 



Digitized by 



Google 






T 



i56 LE PFRSrFLEUR. 

teurs, et je les prie de vouloir bien décider laquelle 

c'est de mes deux a mes qui a dicté cette feuille. 

Quon ne s attende donc point à neToir ici que 
de sages et graves dissertations; on y en verra 
sans doute; et où seroit la vnriétc? Mais je ne ga* 
rantis point du tout quau milieu de la plus pro- 
fonde métaphysique il ne me prenne tout d'un 
coup une saillie extravagante, et quemboilâDt 
mon lecteur dans Flcosacdre de Bergerac Je ne le 
transporte tout dun coup dans la lune, tout 
comme, à propos do TArioste et de l'Ilipixïgriffe, 
je pourrois fort bien lui citer Platon, Locke, ou 
Malebranche. 

Au reste, toutes matières seront de ma compé* 
tence: j'étends ma juridiction indistînctcnicntsur 
tout ce qui sortira de la presse; je m'anx)gerai 
même, quand le cas y écherra, le droit de révi- 
sion sur les jugements de mes confrères; et, lïon 
content de me soumettre toutes les imprimeries 
de France, je me propose aussi de faire de temps 
en temps de bonnes excursions hors du royaume, 
et de me rendre tribu taîfes Tltâlie, la Hollande, 
et même l'Angleterre, chacune à soDf tour, pro- 
mettant , foi de voyageur, la véracité la plus exacte 
dans les actes que j'en rapporterai. 

Quoique le lecteur se soucie sans doute assez 
peu des détails que je lui fais ici de moi et de mon 
caractère, j'ai résolu de ne pas lui en faire grâce 



I 



Digitized by 



y Google 



LE PERSIFLEUR. 167 

', - d'une seule ligne ; c'est autant pour son profit que 
[\ pour ma commodité que j en agis ainsi. Après 
^ . avoir commencé par me persifler moi-même , j au- 
' "rai tout le temps de persifler les autres; j'ou- 
vrirai les yeux, j'écrirai ce que je vois, et Ton 
i, trouvera que je me serai assez bien acquitté de ma 
r tâche. 

f II me reste à faire excuse d'avance aux auteurs 

;. que je pourrois maltraiter à tort , et au public , 
de tous les éloges injustes que je pourrois donner 
au:^ ouvrages qu on lui présente; ce ne sera ja- 
mais volontairement que je commettrai de pa- 
reilles erreurs. Je sais que l'impartialité dans un 
\ journaliste ne sert qu'à lui faire des ennemis de 
f tous les auteurs, pour n'avoir pas dit, au gré de 
chacun d'eux, assez de bien de lui, ni assez de 
mal de ses confrères; c'est pour cela que je veux 
toujours rester inconnu. Ma grande folie est de 
vouloir ne consulter que la raison, et ne dire qae 
la vérité : de sorte que, suivant 1 étendue de mes 
lumières et la disposition de mon esprit , on pourra 
trouver en moi , tantôt un critique plaisant et ba- 
din, tantôt un censeur sévère et bourru, non pas 
un satirique amer ni un puéril adulateur. Les ju- 
gements peuvent être faux, mais le juge ne sera 
* jamais inique. 



Digitized by 



Google — 



Digitized by 



Google 



TRADUCTION 

dt; premier livre 
DE L'HISTOIRE DE TACITE. 



Digitized by 



Google 



AVERTISSEMENT. 

Quand jtus le malbeor de vouloir parler au puUic, je seuds le 
besoin d*appreudre à écrire, et j'osai m'essayer sur Tacite. Dans cette 
vue, entendant mëdiocrement le latin et souvent n'entendant point 
mon auteur, j'ai dû faire bien des contre-sens particuliers sur ses 
pensées : mais, si je n*en ai point fait un général sur soA esprit, j*ai 
rempli mon but; car je ne cberchois pas à rendre les phrases de 
Tacite, mais son style; ni de dire ce qu^ adit en latin, mais ce (px^il 
eût dit en françois. 

Ce n*est donc ici qu^un travail d*écolier; j*en conviens, et je ne le 
donse que pour tel. Ce n'est de plus qu'un simple fra^rment, un essai ; 
j'en conviens encore : un si rude jouteur m*A biçntûtjassé. Biais ici 
les estais peuvent être admis en attendant mieux ; et, avant que d'avoir 
une bonne traduction complète, il faut supporter encore bien des 
thèmes. CTest une grande entreprise qu'une pareille traduction: qui- 
conque en sent assez la difficulté pour pouvoir la vaincre persévérera 
difficilement. Tout homme en état de suivre Tacite est bientôt tenté 
d'aller seul. 



Digitized by 



Google 



^/%^ ^^%/%.'\, \/^>/^%/m/%.'v%/%,m/m/%.'%^%f\.^^f^^/%.^/%f%^^^K, % 



TRADUCTION 

DU PREMIER LIVRE 

DE L'HISTOIRE DE TACITE'. 



Je commencerai cet ouvrage par le second con- 
sulat de Galba et Tunique de Vinius. Les sept cent 
vingt premières années de Rome ont été décrites 
par divers auteurs avec Féloquence et la liberté 
dont elles étoient dignes. Mais, après la bataille 
d'Actium, quil fallut se donner un maître pour 
avoir la paix, ces grands génies disparurent. L'igno- 
rance des affaires d une république devenue étran- 
gère à ses citoyens, le goût efifréné de la flatterie , 
la haine contre les chefs , altérèrent la vérité de 
mille manières; tout fut loué ou blâmé par pas- 
sion, sans égard pour la postérité: mais en dé- 
mêlant les vues de ces écrivains, elle se prêtera 
plus volontiers aux traits de Feu vie, et de la sa- 
tire, qui flatte la malignité par un faux air d'in- 
dépendance, qu a la basse adulation, qui marque 
la servitude et rebute par sa lâcheté. Quant à moi y 
Galba, Yitellius, Othon, ne mont fait ni bien ni 

* D*aprè8 ce que Rousseau dit dans le huitième livre des Confes- 
siims, il fit cette traduction en 1 754 9 pendant son voyage à Genève. 

MÉLABOES. 1 1 



Digitized by 



Google 



i6a PREMIER LIVRE 

mal : Vespasien commença ma fortune, Tke l'aug- 
menta, Domitien lacheva, j'en conviens; mais 
un historien qui se consacre à la vérité doit parler 
sans amour et sans haine. Que s'il me reste assez 
de vie, je réserve pour ma vieillesse la riche et 
paisible matière des règnes de Nerva et de Trajan ; 
rares et heureux temps où Ion peut penser libre- 
ment et dire ce que Ton pense. 

J'entreprends une histoire pleine de catastro- 
phes, de combats, de séditions, terrible même 
durant la paix; quatre empereurs égorgés, trois 
guerres civiles, plusieurs étrangères, et la plu- 
part mixtes; des succès en Orient, des revers en 
Occident, des troubles en Illyrie; la Gaule ébran- 
lée, l'Angleterre conquise et d'abord abandonnée ; 
les Sarmates et les Suèves commençant à se mon-- 
trer ; les Daces illustrés par de mutuelles défaites; 
les Parthes, joués par un faux Néron, tout prêts 
à prendre les armes: lltalie, après les malheurs^ 
de tant de siècles, en proie à de nouveaux désas- 
tres dans celui-ci ; des villes écrasées ou consumées 
dans les fertiles régions de la Campanie; Rome 
dévastée par le feu, les plus anciens temples brû- 
lés; le Capitole même livré aux flammes par les- 
mains des citoyens ; le culte profané , des adultères 
publics, les mers couvertes d'exilés , les iles pleines 
de meurtres ; des cruautés plus atroces dans la ca- 
pitale, où les biens, le rang, la vie privée ou pu- 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. j63 

blique, tout étoit également imputé à crime, et 
où le plus irrémissible étoit la vertu : les délateurs 
non moins odieux par leurs fortunes que par leurs 
forfaits; les uns feisant trophée du ^cerdoce et 
du consulat, dépouilles de leurs victimes; d au- 
tres, tout-puissants, tant au»dedans qu au-dehors, 
portant par-tout le trouble, la haine et FefFroi: 
les maîtres trahis par leurs esclaves , les patrons 
par leurs affranchis; et, pour comble enfin, ceux 
qui manquoienL d ennemis, opprimés par leurs 
amis mêmes. 

Ce siècle, si fertile en crimes, ne fut pourtant 
pas sans vertus: on vit des mères accompagner 
leurs enfants dans leur fuite, des femmes suivre 
leurs maris en exil, des parents intrépides, des 
gendres inébranlables, des esclaves même à le- 
preuve des tourments. On vit de grands hommes, 
fermes dans toutes les adversités, porter et quitter 
la vie avec une constance digne de nos pères. A 
ces multitudes d événements humains se joigni- 
rent les prodiges du ciel et de la terre, les signes 
tirés de la foudre, les présages de toute espèce, 
obscurs ou manifestes , sinistre ou favorables : ja- 
mais les plus tristes calamités du peuple romain , 
jamais les plus justes jugements du ciel ne mon- 
trèrent avec tant d'évidence que si les dieux son- 
gent à nous , c est moins pour nous conserver que 
pour nous punir. 



Digitized by 



Google 



i64 PREMIER LIVRE 

Mais , avant que d entrer en matière , pour dé* 
velopper les causes des événements qui semblent 
souvent 1 effet du hasard, il convient d'exposer 
1 état de Rome, le génie des armées , les moeurs des 
provinces, et ce qu'il y avoit de sain et de cor- 
rompu dans toutes les régions du monde. 

Après les premiers transports excités par la 
mort de Néron , il s'étoit élevé des mouvements 
divers non-seulement au sénat, parmi le peuple 
et les bandes prétoriennes, mais entre tous les 
chefs , et dans toutes les légions : le secret de 1 em- 
pire étoit enfin dévoilé, et Ion voyoit que le prince 
pouvoit s^élire ailleurs que dans la capitale. Mais 
le sénat, ivre de joie , se pressoit sous un nouveau 
prince encore éloigné, d abuser de la liberté qu'il 
venoit d'usurper : les principaux de Tordre éques- 
tre n étoient guère moins contents ; la plus saine 
partie du peuple qui tenoit aux grandes maisons, 
les clients , les affranchis des proscrits et des exilés , 
se livroient à lespérance. La vile populace, qui 
ne bougeoit du cirque et des théâtres , les esclaves 
perfides, ou ceux qui, à la honte de Néron , vi- 
voient des dépouilles des gens de bien, s'aifli- 
geoient et ne cberchoient que des troubles. 

La milice de Rome, de tout temps attachée aux 
Césars, et qui s'étoit laissé porter à déposer Né- 
ron plus à force d art et de sollicitations que de 
son bon gré, ne recevant point le donatif promis 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. i65 

au nom de Galba , jugeant de phis que les services 
et les récompenses militaires àuroîent moins lieu 
durant la paix, et se voyant prévenue dans la fa- 
veur du prince par les légions qui 1 avoiént élu , 
se livroit à son penchant pour les nouveautés^ 
excitée parla trahison de son préfet Nymphidius 
quiaspiroitàlempire.Nymphidiuspéritdans cette 
entreprise; mais, après avoir perdu le chef delà 
sédition^ ses complices ne lavoient pas oubliée, 
et glosoient sur la vieillesse et la varice |de Galba. 
Le bruit de sa sévérité militaire , autrefois si louée , 
alarmoit ceux qui ne pouvoient soufïrir lancienne 
discipline; et quatorze ans de relâchement sous 
Néron leur faisoient autant aimer les vices de 
leurs princes, que jadis ils respectoient leurs ver- 
tus. Onrépandoit aussi ce mot de Galba ^ qui eût 
lait honneur à un prince plus libéral, mais qu'on 
interprétoit par son humeur: Je sais choisir mes 
soldats , et non les acheter. 

Yinius et Lacon, lun le plus vil, et l'autre le 
plus méchant des hommes , le décrioient par leur 
conduite; et la haine de leurs forfaits retomboit 
sur son indolence. Cependant Galba jvenoit len- 
tement, et ensanglantoit sa route: il fit mourir 
Varron, consul désigné, comme complice de 
Nymphidius, et Turpilien, consulaire, comme 
général de Néron. Tous deux exécutés sans avoir 
été entendus, et sans forme de procès, passèrent 



Digitized by 



Google 



)66 PUEMIER LIVRE 

pour innocents. A son arrivée il fit égorger par 
milliers les soldats désarmés, présage (îineste pour 
son régne , et de mauvais augure même aux meur- 
triers. La légion qu'il amenoit d'Espagne, jointe 
à celle que Néron avoit levée, remplirent la ville 
de nouvelles troupes qu augmentoient encore les 
nombreux détachements d'Allemagne , d'Angle- 
terre et dUlyrîe, choisis et envoyés par Néron 
aux Portes Caspiennes, où il préparoit la guerre 
d'Albanie, et qu'il avoit rappelés pour réprimer 
les mouvements de Vindex; tous gens à beau- 
coup entreprendra, sans chef encore, mais prêts à 
servir le premier audacieux. 

Par hasard on apprit dans ce même temps les 
meurtres de Macer et de Capiton. Galba fit mettre 
à mort le premier par l'intendant Garucianus, 
sur l'avis certain de ses mouvements en Afrique ; 
et l'autre , commençant aussi à remuer en Alle- 
magne, fut traité de même avant l'ordre du 
prince par Aquinus et Valens, lieutenants-géné- 
raux. Plusieurs crurent que Capiton , quoique dé- 
crié pour son avarice et pour sa débauche, étoit 
innocent des trames qu'on lui imputoit, mais que 
ses lieutenants, s'étant vainement efforcés de l'ex- 
citer à la guerre, avoient ainsi couvert leur 
crime; et que Galba, soit par légèreté, soit de 
peur d'en trop apprendre , prit le parti d'approu- 
ver une conduite qu'il ne pou voit plus réparer. 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 167 

•Quoi qu il en soit, ces assassinats firent un mau- 
vais effet; car, sous un prince une fois odieux, 
tout ce quil fait, bien ou mal, lui attire le même 
blâme. Les affranchis, tout-puissants à la cour, y 
vendoient toat: les esclaves, ardents à profiter 
d'une occasion passagère, se bâtoient sous un 
vieillard dassouvir leur avidité. On éprouvoit 
toutes les calamités du régne précédent , sans les 
excuser de même: il n'y avoit pas jusqu'à lage de 
Galba qui n'excitât la risée et le mépris du peu- 
ple, accoutumé à la jeun&sse de Néron, et à ne 
juger des princes que sur la figure. 

Telle étoit à Rome la disposition d'esprit la plus 
générale chez une si grande multitude. Dans les 
provinces , Rufus , beau parleur et bon cbef en 
temps de paix, mais sans expérience militaire , 
commandoit en Espagne. Les Gaules conser- 
voient le souvenir de Vindex et de& faveurs de 
Galba, qui venoit de leur accorder le droit de 
bourgeoisie romaine, et de plus la suppression des 
impôts. On excepta pourtant de cet honneur les 
villes voisines des armées d'Allemagne, et l'on en 
priva même plusieurs de leur territoire; ce qui 
leur fit supporter avec un double dépit leurs 
propres pertes et les grâces faites à autrui. Mais où 
le danger étoitgrand à proportion des forces , c'é- 
toit dans les armées d'Allemagne, fières de leur 
récente victoire, et craignant le blâme d'avoir fa- 



Digitized by 



Google 



i68 PREMIER LIVRE 

vorisé d autres partis; car elles navoient aban- 
donné Néron qu'avec peine. Vergînius ne s'étoît 
pas d abord déclaré pour, Galba; et s'il étoit dou- 
teux qu'il eût aspiré à l'empire , il étoit sûr que 
l'armée le lui avoit offert : ceux même qui né pre- 
noient aucun intérêt à Capiton ne laissoient pas 
de murmurer de sa mort. Enfin Verginius ayant 
été rappelé sous un faux semblant d'amitié, les 
troupes, privées de leur chef, le voyant retenu et 
accusé, s'en offensoient comme d'une accusation 
tacite contre elles-mêmes. 

Dans la Haute- Allemagne, Flaccus, vieillard 
infirme qui pouvoit à peine se soutenir, et qui 
n'avoit ni autorité ni fermeté, étoit méprisé de 
l'armée qu'il commandoit ; et ses soldats , qu'il ne 
pouvoit contenir même en plein repos, animés 
par sa foiblesse, ne connoissoient plus de frein. 
Les légions de la Basse-Allemagne restèrent long- 
temps sans chef consulaire. Enfin Galba leur 
donna Vitellius, dont le père avoit été censeur 
et trois fois consul; ce qui parut suffisant. Le 
calme régnoit dans l'armée d'Angleterre ; et, parmi 
tous ces mouvements de guerres civiles, les légions 
qui la composoient, furent celles qui se compor- 
tèrent le mieux, soit à cause de leur éloignement 
et de la mer qui les enfermoit, soit que leurs fré- 
quentes expéditions leur apprissent à ne haïr que 
lennemi. L'Illyrie n'étoit pas moins paisible, quoi- 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 169 

que ses légions, appelées par Néron, eussent , du* 
rant leur séjout en Italie, envoyé des députés à 
Verginius : mais ces armées,, tropsepriroes pour 
unir leurs farces emmêler leurs vices, furent psii'J 
ce safu taire moyen maintenues -dans leur devoir. 

Rien ne remuait encore en Orient. Muciatius,»^ 
homme également célèbre dans les siiecùs et diiti^ 
les revers, tenoit la Syrie avec quatre Iqjinns. A m- 
bitieu^ dès sa jeunesse, il setoit lié aux [jrands ■ 
nfôis- bientôt, voyant sa fortune dissipée, sa per- 
sonne en danger, et suspectant la colère du prince, 
.il s alla cacher en Asie, aussi près de l'exil qu'il fut 
ensuite du rang suprême. Unissant la mollesse à 
l'activité , la douceur et l'arrogance , les talents 
bons et mauvais, outrant la débauche dans l'oi- 
siveté, mais ferme et courageux dans Toccasiofi ; 
estimable en public, blâmé dans sa vie privée; 
enfin si séduisant, que ses inférieurs, ses proches, 
ni ses égaux, ne pouvoient lui résister; il lui étoit 
plus ai^é de donner l'empire que de l'usurper. 
Vespasien, choisi par Néron, faisoit la guerre en 
Judée avec trois légions, et se montra si peu con- 
traire à Galba, qu'il lui envoya Tite son fils pour 
lui rendre hommage et cultiver ses bonnes grâces, 
comme nous dirons ci-après. Mais leur destin se 
cachoit encore , et ce n'est qu'après l'événement 
qu'on a remarqué les signes et les oracles qui 
promettoient l'empire à Vespasien et à ses enfants. 



Digitized by 



Google 



170 PREMIER LIVRE 

En Egypte , c'étoit aux chevaliers romains au 
lieu des rois qu'Auguste avoit coïifië le comman- 
dement de la province et des troupes ; précaution 
qui parut nécessaire dans un pays abondant en 
blé, d^un abord difficile, et dont le peuple chan^ 
géant et superstitieux ne respecte ni magistrats 
ni lois. Alexandre, Égyptien, gouvernoit alors ce 
royaume. L'Afrique et ses légions, après la^ïnort de 
Macer, ayant souffert la domination particulière, 
étoient prêtes à se donner au premier venu : les 
deux Mauritanies, la Rhétie, la Norique, la Thrace, 
et toutes les na#ons qui n obéissoient qu a des in-- 
tendants, se tournoient pour ou contre, selon le 
voisinage des armées et l'impulsion des plus puis- 
sants : les provinces sans défense, et sur-tout l'Italie, 
navoient pas même le choix de leurs fers, et n'é- 
toient que le prix des vainqueurs. Tel étoit l'ctet 
de l'empire romain quand Galba , consul pour la 
deuxième fois, et Vinius son collègue, commen- 
cèrent leur dernière année et presque celle de la 
république. 

Au commencement de janvier on reçut avis de 
Propinquus, intendant de la Belgique, que les 
légions de la Germanie supérieure, sans respect 
pour leur serment, demandoient un autre em^ 
pereur, et que, pour rendre leur révolte moins 
odieuse, elles consentoient qu'il fût élu par le sénat 
et le peuple romain. Ces nouvelles accélérèrent 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 171 

radoptionckmt Galba délibéroit auparavant en 
lui-même et avec ses amis, et dont le bruit ëtoit 
çrand depuis quelque temps dans toute la ville , 
tant par la licence des nouvellistes qu a cause de 
Tâge avancé de Galba. La raison, lamour de la 
patrie, dictoient les vœux du petit nombre ; mais 
la multitude passionnée, nonunant tantôt Tun 
tantôt l'autre, chacun son protecteur ou son ami , 
consultoit uniquement ses désirs secrets ou sa haine 
pour Vinius, qui, devenant de jour en jour plus 
puissant, devenoit plus odieux en même mesure; 
car, comme sous un maître infirme et crédule les 
fraudes sont plus profitables et moins dangereu- 
ses, la facilité de Galba augmentoit l'avidité des 
parvenus, qui mesuroient leur ambition sur leur 
fortune. 

IjC pouvoir du prince étoit partagé entre le 
consul Vinius, et Lacon , préfet du prétoire : mais 
Icelus , affranchi de Galba , et qui , ayant reçu Fan- 
neau, portoit dans Tordre équestre le nom de 
Marcian ^ ne leur cédoit point en crédit. Ces fa- 
voris, toujours en discorde, et jusque dans les 
moindres choses ne consultant chacun que son 
intérêt, formoient deux factions pour le choix du 
successeur à l'empire : Vinius étoit pour Othon ; 
Icelus et Lacon s'unissoient pour le rejeter, sans 
en préférer un autre. Le public, qui ne sait rien 
taire, ne laissoit pas ignorer à Galba l'amitié 



Digitized by 



Google 



172 PREMIER LIVRE 

d'Othon et de Yiniils, ïii râlliance qu'ils proje- 
«oient entre eux par le mariage de la fille de Vinius 
et d'Othon, lune veuve et l'autre garçom; mais je 
crois qu'occupé du bien de l'état, Galba jdgeoit 
qu'autant eût valu laisser à Néron l'empire que 
de le donûçr à Othon. En effet, Othon, négligé 
dans son enfance, emporté dans sa jeunesse, se 
rendit si agtéabïe à Néron par l'imitation de son 
luxe, que ce fut à lui, comme associé à ses dé- 
bauches, qu'il confia Poppée, la principale de ses 
courtisanes , jusqu'à ce qu'il se fût défait de sa 
femme Octavie; mais, le soupçonnant d'abuser de 
son dépôt, il le relégua en Lusitanie sous le nom 
de gouverneur. Othon , ayant administré sa pro- 
vince avec douceur, passa des premiers dans le 
parti contraire, y montra de l'activité; et tant que 
la guerre dura, s'étant distingué par sa magni- 
ficence, il conçut tout d'un coup l'espoir de se 
faire adopter; espoir qui devenoit chaque jour 
plus ardent, tant par la faveur des gens de guerre 
que par celle de la cour de Néron, qui comptoit 
le retrouver en lui. 

Mais, sur les premières nouvelles de la sédition 
d'Allemagne, et avant que d'avoir rien d'assuré du 
côté de Vitellius, l'incertitude de Galba sur les 
lieux où tomberoit l'efïbrt des armées , et la dé- 
fiance des troupes mêmes qui étoient à Rome, le 
déterminèrent à se donner un collègue à l'em- 



Digitized by 



Google 



'/ DE TACITE. 173. 

pire, comme à Tunique parti qu'il Crut lai rester 
à prendre. Ayant donc assemblé, avec Vinius et 
Lacon, Celsus consul désigné, et Géminus préfet 
de Rome , après queli^ues discours sur sa vieil- 
lesse, il fit appeler Pisonysoit de son propre mou- 
vement, soit, selon quelques uns, à ^instigation 
de Lacon, qui, par le moyen de Plautus, avoit 
lié amitié avec Pison, et le portant adroiteibent 
sans paraître y prendre intérêt^ étoit secondé par 
la bonne opinion publique. Pison, fils de Crassus 
et de Scribonia, tous deux dlilustres maisons, sui- 
voit les mœurs antiques, homme austère, à le 
juger équitablement, triste et dur selon ceux qui 
tournent tout en mal, et dont Fadoption plaisoit 
à Galba par le côté même qui choquoit les 
autres. 

Prenant donc Pison par la main , Galba lui 
parla, dit-on, de cette manière : u Si , comme par- 
« ticulier, je vous adoptois, selon Fusage, par-de- 
ff vant les pontifes, il nous seroit honorable, à moi , 
ttd admettre dans ma famille un descendant de 
« Pompée et de Crassus; à vous, d'ajouter à votre 
«noblesse celle des maisons Lutatienne etSulpi- 
« cienne. Maintenant, appelé à Fempire du con- 
« sentement des dieux et des hommes , Famour de 
« la patrie et votre heureux naturel me portent à 
«vous offrir, au sein de la paix, ce pouvoir su- 
« prême que la guerre ma donné et que nos an- 



Digitized by 



Google 



174 PREMIER LIYBE 

u cùtres se sont disputé par les armes. Cest ainsi 
« que le grand Auguste mit au premier rang après 
« lui, d abord son neveu M arceUus^ensttite Agrippa 
c< son g€Oidre, puis ses petits-fils , et enfin Tibère « 
M fils de sa femne; mais Auguste choisit son suc* 
« cesseur dans sa maison ; je choisis le mien dans 
icla république, non que je manque^de procl:|W 
Mou^de compagnons d'armes : mais je nai point 
«moi-même brigué lempire, et vous préférer à 
u mes parents et aux vôtres, cest montrer assez 
u mes vrais sentiments. Vous avez un frère illustre 
K ainsi que vous, votre aine, et digne du rang où 
« vous montez, si vous ne letiez encore plus. Vous 
« avez passé sans reproche lage de la jeunesse et 
« des passions : mais vous n avez soutenu jusqulci 
u que la mauvaise fortune ; il vous reste une 
u épreuve plus dangereuse à faire en résistant à 
»la bonne; car ladversité déchire Tame, mais le 
« bonheur la corrompt. Vous aurez beau cultiver 
i< toujours avec la même constance lamitié, la (bi, 
» la liberté, qui sont les premiers biens de Thomme, 
i< un vain respect les écartera malgré vous ; les 
« flatteurs vous accableront de leurs fausses ca- 
«resses, poison de la vraie amitié, et chacun ne 
« songera qu'à son intérêt. Vous et moi nous par- 
ulons aujourd'hui lun à Fautre avec sim[^cité; 
« mais tous s'adresseront à notre fortune plutôt 
<q\xà nous, car on risque beaucoup à montrer 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 17:* 

K leur devoir aux princes, et rien à leur persuader 
tt qu'ils le font. 

uSi la masse immense de cet empire eût pu 
tf garder d elle-même son équilibre , j etois digne 
«de rétablir la république; mais depuis long- 
« temps les choses en sont à tel point , que tout ce 
«qui reste a faire en faveur du peuple romain, 
« c'est, pour moi, d'employer mes derniers jours 
tf à hii choisir un bon maître, et, pour vous, 
a d'être tel durant tout le cours des vôtres. Sous 
« les empereurs précédents , l'état n'étoit Théritage 
« que d'une seule famille; par nous le choix de ses 
« chefs lui tiendra lieu de liberté ; après l'extinc- 
« tien des Jules et des Glandes , Tadoption reste 
« ouverte au plus digne. T^e droit du sang et de la 
«naissance ne mérite aucune estime, et fait un 
« princeauhasard ; mais l'adoption permetle choix, 
«et la voix publique l'indique. Ayez toujours sous 
« les yeux le sort de Néron , fier d'une longue suite 
« de Césars ; ce n'est ni le pays désarmé de Vindcx , 
« ni l'unique légion de Galba , mais son luxe et ses 
«cruautés qui nous ont délivrés de son joug, 
« quoique un empereur proscrit fût alors un évé- 
« nement sans exemple. Pour nous que la guerre 
«et l'estime publique ont élevés, sans mériter 
« d'ennemis, n'espérons pas n'en point avoir ; mais , 
«après ces grands mouvements de tout l'univers, 
«deux légions émues doivent peu vous effrayer. 



Digitized by 



Google 



176 PREMIER LIVRE 

« Ma propre élévation ne fut pas tranquille; et ma 
«vieillesse, la seule chose quon me reproche, 
« disparoitra devant celui qu'on a choisi pour la 
« soutenir. Je sais que Néron sera toujours re- 
w gretté des méchants ; c'est à vous et à moi d em- 
u pêcher qu il ne le soit aussi des gens de bien. Il 
«n'est pas temps den dire ici davantage, et cela 
u séroit superflu si j ai fait en vous un bon choix. 
«La plus simple et la meilleure règle à suivre 
udans votre conduite, c'est de chercher ce que 
«vous auriez approuvé ou blâmé sous un aujtre 
« prince. Songez qu'il n'en est pas ici comme des 
« monarchies, où une seule famille commande, et 
« tout le reste obéit , et que vous allez gouverner 
« un peuple qui ne peut supporter ni une servî- 
« tude extrême ni une entière liberté. » Ainsi 
parloit Galba en homme qui fait un souverain , 
tandis que tous les autres prenoient d'avance le ton 
qu'on prend avec un souverain déjà lait. 

On dit que de toute l'assemblée qui tourna les 
yeux sur Pison, même de ceux quil'observoientà 
dessein, nul ne put remarquer en lui la moindre 
émotion de plaisir ou de trouble. Sa réponse fut res- 
jîectueuse envers son empereur et son père , mo- 
deste à l'égard de lui-même ; rien ne parut changé 
dans son air et dans ses manières ; ony voyoitplutôt 
le pouvoir que la volonté décommander. On déli- 
béra ensuite si la cérémonie de l'adoption se feroit 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 177 

devant le peuple^ au sénat, ou dans le camp. On 
préféra le camp, pour faire honneur aux troupes, 
comme ne voulant point acheter leur faveur par 
la flatterie ou à prix d'argent, ni dédaigner de 
1 acquérir par les moyens honnêtes. Cependant le 
peuple environnoit le palais, impatient d appren- 
dre l'importante affaire qui s'y traitoit en secret, 
et dont le bruit s^augmentoit encore par les vains 
efforts qu'on faisoit pour l'étouffer. 

Le dix de janvier, le jour fut obscurci par de 
grandes pluies , accompagnées d'éclairs, de ton- 
nerres, et de signes extraordinaires du courroux 
céleste. Ces présages, qui jadis eussent rompu les 
comices, ne détournèrent point Galba d'aller au 
camp ; soit qu'il les méprisât comme des choses 
fortuites , soit que , les prenant pour des signes 
réels , il en jugeât l'événement inévitable. Les 
gens de guerre étant donc assemblés en grand 
nombre, il leur dit, dans un discours grave et 
concis, qu'il adoptoit Pison, à l'exemple d'Au- 
guste, et suivant l'usage militaire, qui laisse aux 
généraux le choix de leurs lieutenants. Puis, de 
peur que son silence au sujet de la sédition ne la 
fît croire plus dangereuse, il assura fort que, 
n'ayant été formée dans la quatrième et la dix- 
huitième légion que par un petit nombre de gens , 
elle s'étoit bornée à des murmures et des paroles, 
et que dans peu tout seroit pacifié. Il ne mêla dans 

MÉLAROES. 1 2 



Digitized by 



Google 



178 LIVRE PREMIER 

son discours ni flatteries ni promesses. Les tri- 
buns , les centurions , et quelques soldats voisins, 
applaudirent; mais tout le reste gardoit un morne 
silence , se voyant privés dans la guerre du do- 
natif qu ils avoient même exigé durant la paix. 11 
paroît que la moindre libéralité arrachée à Faus- 
tère parcimonie de ce vieillard eût pu lui conci- 
lier les esprits. Sa perte vint de cette antique roi- 
deur et de cet excès de sévérité qui ne convient 
plus à notre fbiblesse. 

De là s étant rendu au sénat, il n'y parla ni 
moins simplement ni plus longuement qu'aux 
soldats. La harangue de Pison fut gracieuse et 
bien reçue; plusieurs le félicitoient de bon cœur; 
ceux qui laimoient le moins, avec plus d affecta- 
tion; et le plus grand nombre, par intérêt pour 
eux-mêmes, sans aucun souci de celui de l'état. 
Durant les quatre jours suivants, qui furent Im- 
tervalle entre l'adoption et la mort de Pison , il ne 
fit ni ne dit plus rien en public. 

Cependant les fréquents avis du progrès de la 
défection en Allemagne, et la facilité avec la- 
quelle les mauvaises nouvelles s'accréditoient à 
Rome, engagèrent le sénat à envoyer une députa- 
tion aux légions révoltées; et il fut mis secrète- 
ment en délibération. si Pison ne s'y joindroit 
point lui-même, pour lui donner plus de poids, 
en ajoutant la majesté impériale à l'autorité du 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 179 

sénat. On vouloit queLacon, préfet du prétoire, 
fût aussi du voyage; mais il s'en excusa. Quant 
aux députés, le sénat en ayant laissé le choix à 
Galba, on vit, par la plus honteuse inconstance, 
des nominations, des refus, des substitutions, des 
brigues pour aller ou pour demeurer, selon les- 
poir ou la crainte dont chacun étoit agité. 

Ensuite il fallut chercher de largent; et, tout 
bien pesé, il parut très juste que letat eût recours 
à ceux qui Favoient appauvri. Les dons versés 
par Néron montoient à plus de soixante millions. 
Il fit donc citer tous les donataires, leur redeman- 
dant les neuf dixièmes de ce qu'ils avoient reçu , et 
dont à peine leur restoit-il l'autre dixième partie; 
car également avides et dissipateurs, et i^n moins 
prodigues du bien d'autrui que du leur, ils n'a- 
voient conservé, au lieu de terres et de revenus, 
que les instruments ou les vices qui avoient acquis 
et consumé tout cela. Trente chevaliers romains 
furent préposés au recouvrement; nouvelle ma- 
gistrature onéreuse par les brigues et par le nom- 
bre. On ne voyoit que ventes, huissiers; et le 
peuple, tourmenté par ces vexations, ne laissoit 
pasdese réjouir de voir ceux que Néron avoit enri- 
chis aussi pauvres que ceux qu'il avoit dépouillés. 
En ce même temps, Taurus et Nason, tribuns 
prétoriens; Pacensis, tribun des milices bour- 
geoises, et Fronto, tribun du guet, ayant été cassés , 



Digitized by 



Google 



i8o LIVRE PREMIER 

cet exemple servit moins à contenir les officiers 

qua les effrayer, et leur fit craindre qu étant 

tous suspects, on ne voulût les chasser l'un après 

lautre. 

Cependant Othon, qui nattendoit rien d'un 
gouvernement tranquille, ne cherchoit que de 
nouveaux troubles. Son indigence, qui eût été à 
charge même à des particuliers, son luxe, qui 
Feût été même à des princes , son ressentiment 
contre Galba, sa haine pour Pison, tout lexcitoit 
à remuer. Il se forgeoit même des craintes pour 
irriter ses désirs. N'a voit-il pas été suspect à Néron 
lui-même? Falloit-il attendre encore l'honneur 
d'un second exil en Lusitanie ou ailleurs? Les 
souverains ne voient-ils pas toujours avec dé- 
fiance et de mauvais oeil ceux qui peuvent leur 
succéder? Si cette idée lui a voit nui près d'un 
vieux prince , combien plus lui nuiroit-elle auprès 
d'un jeune homme naturellement cruel, aigri 
par un long exil ! Que s'ils étoient tentés de se dé- 
faire de lui, pourquoi ne les préviendroit-il pas, 
tandis que Galba chanceloit encore , et avant que 
Pison fût affermi? Les temps de crise sont ceux où 
conviennent les grands efforts ; et c'est une erreur 
de temporiser quand les délais sont plus dange- 
reux que l'audace. Tous les hommes meurent éga- 
lement, c'est la loi de la nature; mais la postérité 
les distingue par la gloire ou l'oubli. Que si le 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. i8i 

même sort attend rinnocent et le coupable, il est 
plus digne d'un homme de courage de né pas 
périr sans sujet. 

Othon avoit le cœur moins efféminé que le 
corps. Ses plus familiers esclaves et affranchis, ac- 
coutumés à une vie trop licencieuse pour une 
maison privée, en rappelant la magnificence du 
palais de Néron , les adultères, les fêtes nuptiales , 
et toutes les débauches des princes , à un homme 
ardent après tout cela , le lui montroient en proie 
à d'autres par son indolence, et à lui s'il osoit s'en 
emparer. Les astrologues l'animoient encore , en 
publiant que d'extraordinaires mouvements dans 
les cieux lui annonçoient une année glorieuse: 
genre dliommes fait pour leurrer les grands, 
abuser les simples, qu'on chassera sans cesse de 
notre ville, et qui s'y maintiendra toujours. Pop- 
pée en avoit secrètement employé plusieurs qui 
furent l'instrument funeste de son mariage avec 
l'empereur. Ptolomée, un d'entre eux qui avoit 
accompagné Othon, lui avoît promis qu'il survi- 
vroit à Néron ; et l'événement , joint à la vieillesse 
de Galba, à la jeunesse d'Othon , aux conjectures, 
et aux bruits publics, lui fit ajouter qu'il parvien- 
droit à l'empire. Othon, suivant le penchant qu'a 
l'esprit humain de s'affectionner aux opinions 
par leur obscurité même, prenoit tout cela pour 
de la science , et pour des avis du destin ; et 



Digitized by 



Google _ 



i82 LIVRE PREMIER 

Ptolomée ne manqua pas , selon la coutume , d'être 

Finstiçateur du crime dont il a voit été le prophète. 

Soit qu'Othon eût ou non formé ce projet, il est 
certain qu'il cultivoit depuis long-temps les gens 
de guerre, comme espérant succéder à Pempire 
ou l'usurper. En route, en bataille, au camp, 
nommant les vieux soldats par leur nom, et, 
comme ayant servi avec eux sous Néron , les ap- 
pelant camarades, il reconnoissoît les uns, s'in- 
formoit des autres , et les aidoit tous de sa bourse 
ou de son crédit. Il entremêloit tout cela de fré- 
quentes plaintes, de discours équivoques sur 
Galba , et de ce qu'il y a de plus propre à émou- 
voir le peuple. Les fatigues des marches, la rareté 
des vivres, la dureté du commandement, il enve- 
nimoit tout , comparant les anciennes et agréables 
navigations de la Gampanie et des villes grecques 
avec les longs et rudes trajets des Pyrénées et des 
Alpes , où l'on pouvoit à peine soutenir le poids 
de ses armes. 

î^udens , un des confidents de Tigellinus, sédui- 
sant diversement les plus remuants, les plus obé- 
rés, les plus crédules, achevoit d allumer les es- 
prits déjà échauffés des soldats. Il en vint au point 
que , chaque fois que Galba mangeoit chez Othon , 
Ton distribuoit cent sesterces par tête à la cohorte 
qui étoit de garde, comme pour sa part du fes- 
tin ; distribution que, sous l'air d'une largesse pu- 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. i83 

blique , Othon soutenoit encore par d autres dons 
particuliers. Il étoit même si ardent à les cor- 
rompre , et la stupidité du préfet qu on trompoit 
jusque sous ses yeux fut si grande, que, sur une 
dispute de Proculus, lancier de la garde, avec un 
voisin pour quelque borne commune, Othon 
acheta tout le champ du voisin et le donna à 
Proculus. 

Ensuite il choisit pour chef de lentreprise 
qu'il méditoit Onomastus, un de ses affranchis, 
qui lui ayant amené Barbius et Veturius, tous 
deux bas officiers des gardes, après les avoir 
trouvés à Fexamen rusés et courageux, il les 
chargea de dons, de promesses, d'argent pour en 
gagner d'autres; et l'on vit ainsi deux manipu- 
laires entreprendre et venir à bout de disposer de 
l'empire romain. Ils mirent peu de gens dans le 
secret ; et tenant les autres en suspens , ils les ex- 
citoient par divers moyens : les chefs , comme sus- 
pects par les bienfaits de Nymphidius ; les soldats, 
par le dépit de se voir frustrés du donatif si long- 
temps attendu. Rappelant à quelques uns le sou- 
venir de Néron , ils rallumoient en eux le désir de 
l'ancienne licence : enfin ils les effrayoient tous 
par la peur d'un changement dans la milice. 

Sitôt qu'on sut la défection de l'armée d'Alle- 
magne, le venin gagna les esprits déjà émus des 
légions et des auxiliaires. Bientôt les malinten- 



Digitized by 



Google 



i84 LIVRE PREMIER 

donnés se trouvèrent si disposés à la sédition , et 
les bons si tiédes à la réprimer, que , le quatorze de 
janvier, Othon revenant de souper eût été enlevé, 
si Ton n eûjl; craint les erreurs de la nuit , les troupes 
cantonnées par toute la ville , et le peu d'accord 
qui régne dans la chaleur du vin. Ce ne fut pas 
l'intérêt de 1 état qui retint ceux qui méditoient à 
jeun de souiller leurs mains dans le sang de leur 
prince , mais le danger qu'un autre ne Ait pris 
dans l'obscurité pour Othon par les soldats des 
armées de Hongrie et d'Allemagne qui ne le con- 
noissoient pas. Les conjurés étouffèrent plusieurs 
indices de la sédition naissante ; et ce qu'il en par- 
vint aux oreilles de Galba fut éludé par Lacon, 
homme incapable de lire dans l'esprit des soldats , 
ennemi de tout bon conseil qu'il n'a voit pas donné, 
et toujours résistant à l'avis des sages. 

Le quinze de janvier, comme Galba sacrifioit 
au temple d'Apollon, l'aruspice Umbricius, sur le 
triste aspect des entrailles, lui dénonça d'actuelles 
embûches et un ennemi domestique, tandis qu'O 
thon , qui étoit présent se réjouissoit de ces mau- 
vais augures et les interprétoit favorablement 
pour ses desseins. Un moment après, Onomastus 
vint lui dire que l'architecte et les experts l'atten- 
doient, mot convenu pour lui annoncer l'assem- 
blée des soldats et les apprêts de la conjuration. 
Othon fit croire à ceux qui demandoient où il al- 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. i85 

loit, que, près d'acheter une vieille maison de 
campag^ne, il vouloit auparavant la faire examiner ; 
puis suivant raffranchi à travers le palais de Ti- 
bère au Vélabre, et de là vers la colonne dorée 
sous le temple de Saturne, il fut salué empereur 
par vingt-trois soldats, qui le placèrent aussitôt 
sur une chaire curule, tout consterné de leur 
petit nombre, et l'environnèrent l'épée à la main. 
Chemin faisant, ils furent joints par un nombre 
à-peu-près égal de leurs camarades. Les uns, in- 
struits du complot, l'accompagnoient à grands 
cris avec leurs armes; d'autres, frappés du spec- 
tacle, se disposoient en silence à prendre conseil 
de révénement. 

Le tribun Martialis, qui étoit de garde au 
camp, effrayé d'une si prompte et si grande en- 
treprise, ou craignant que la sédition n'eût gagné 
ses soldats et qu'il ne fût tué en s'y opposant , fut 
soupçonné par plusieurs d'en être complice. Tous 
les autres tribuns et centurions préférèrent aussi 
le parti le plus sûr au plus honnête. Enfin tel fut 
Fétat des esprits, qu'un petit nombre ayant entre- 
pris un forfait détestable, plusieurs l'approu- 
vèrent et tous le souffrirent. 

Cependant Galba, tranquillement occupé de 
son sacrifice, importunoit les dieux pour un em- 
pire qui n'étoit plus à lui, quand tout-à-coup un 
bruit s'éleva que les troupes enlevoient un séna- 



Digitized by 



Google 



i86 LIVRE PREMIER 

ceur quon ne nommoit pas, mais quon sut en- 
suite être Othon. Aussitôt on vit accourir des gens 
de tous les quartiers ; et à mesure qu on les l'en- 
controit , plusieurs augmentoient le mal et d autres 
lexténuoient, ne pouvant en cet instant même 
renoncer à la flatterie. On tint conseil, et il fut 
résolu que Pison sonderoit la disposition de la 
cohorte qui étoit de garde au palais, réservant 
lautorité encore entière de Galba pour de plus 
pressants besoins. Ayant donc assemblé les soldats 
devant les degrés du palais, Pison leur parla ainsi : 
« Compagnons, il y a six jours que je fus nommé 
« césar sans prévoir l'avenir, et sans savoir si ce 
« choix me seroit utile ou funeste ; c'est à vous d en 
« fixer le sort pour la république et pour nous. 
« Ce n'est pas que je craigne pour moi-même , 
« trop instruit par mes malheurs à ne point comp- 
« ter sur la prospérité : mais je plains mon père, 
«le sénat et l'empire, en nous voyant réduits à 
« recevoir la mort ou à la donner, extrémité non 
« moins cruelle pour des gens de bien , tandis qu'a- 
« près les derniers mouvements on se félicitoit que 
w Rome eût été exempte de violence et de meur- 
« très, et qu'on espéroit avoir pourvu , par l'adop- 
« tion, à prévenir toute cause de guerre après la 
« mort de Galba. 

» Je ne vous parlerai ni de mon nom ni de mes 
« mœurs. On a peu besoin de vertus pour se com- 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 187 

<{ parer à Othon. Ses vices, dont il fait toute sa 
«gloire, ont ruiné letat quand il étoit ami du 
« prince. Est-ce par son air, par sa démarche, par 
« sa parure efféminée, qu'il se croit digne de lem- 
tf pire? On se trompe beaucoup si l'on prend son 
« luxe pour de la libéralité. Plus il saura perdre, 
K et moins il saura donner. Débauches , festins , at- 
« troupements de femmes , voilà les projets qu'il 
«médite, et, selon lui, les droits de l'empire, 
u dont la volupté sera pour lui seul, la honte et 
M le déshonneur pour tous ; car jamais souverain 
" pouvoir acquis par le crime ne fut vertueuse- 
« ment exercé. Galba fut nommé césar par le genre 
« humain, et je l'ai été par Galba de votre con- 
« sentement. Compagnons , j'ignore s'il vous est 
uindifiFérent que la répubUque, le sénat et le 
« peuple ne soient que de vains noms ; mais je 
« sais au moins qu'il vous importe que des scélé- 
t< rats ne vous donnent pas un chef. 

w On a vu quelquefois des légions se révolter 
«contre leurs tribuns. Jusqu'ici votre gloire et 
« votre fidélité n'ont reçu nulle atteinte, et Néron 
«lui-même vous abandonna plutôt qu'il ne fut 
«abandonné de vous. Quoi! verrons-nous une 
« trentaine au plus de déserteurs et de transfuges , 
« à qui l'on ne permettroit pas de se choisir seu- 
«lement un officier, faire un empereur? Si vous 
« souffrez un tel exemple, si vous partagez le crime 



Digitized by 



Google 



i88 LIVRE PREMIER 

«en le laissant commettre, cette licence passera 
« dans les provinces ; nous périrons par les meur- 
« très, et vous par les combats, sans que la solde 
u en soit plus grande pour avoir égorgé son prince, 
u que pour avoir fait son devoir : mais le donatif 
« nen vaudra pas moins, reçu de nous pour le 
« prix de la fidélité, que dun autre pour le prix 
tt de la trahison. »» 

Les lanciers de la garde ayant disparu , le reste 
de la cohorte, sans paroître mépriser le discours 
de Pison , se mit en devoir de préparer ses ensei- 
gnes plutôt par hasard, et, comme il arrive en 
ces moments de trouble, sans trop savoir ce qu'on 
faisoit, que par une feinte insidieuse, comme on 
la cru dans la suite. Celsus fut envoyé au déta- 
chement de larmée d'iUyrie vers le portique de 
Vipsanîus. On ordonna aux primipilaires Serenus 
et Sabinus d'amener les soldats germains du tem- 
ple de la Liberté. On se défioit de la légion ma- 
rine, aigrie par le meurtre de ses soldats que 
Galba avoit fait tuer à son arrivée. Les tribuns 
Cerius, Subrinus et Longinus allèrent au camp 
prétorien pour tâcher d étouffer la sédition nais- 
sante avant qu elle eût éclaté. Les soldats mena- 
cèrent les deux premiers; mais Longin fut mal- 
traité et désarmé, parcequ'il n avoit pas passé par 
les grades militaires, et qu étant dans la confiance 
de Galba il en étoit plus suspect aux rebelles. La 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 189 

légion de mer ne balança pas à se joindre aux pré- 
toriens : ceux du détachement d'IUyrie, présentant 
à Ceisus la pointe des armes, ne voulurent point 
l'écouter; mais les troupes d'Allemagne hésitèrent 
long-temps, n'ayant pas encore recouvré leurs 
forces, et ayant perdu toute mauvaise volonté 
depuis que, revenues malades de la longue navi- 
gation d'Alexandrie où Néron les a voit envoyées. 
Galba n'épargnoit ni soin ni dépense pour les 
rétablir. La foule du peuple et des esclaves, qui 
durant ce temps remplissoit le palais, demandoit 
à cris perçants la mort d'Othon et l'exil des con- 
jurés, comme ils auroient demandé qudque scène 
dans les jeux publics ; non que le jugement ou le 
zèle excitât des clameurs qui changèrent d'objet 
dès le même jour, mais par Fusage étabU d'enivrer 
chaque prince d'acclamations effrénées et de vaines 
flatteries. 

Cependant Galba flottoit entre deux avis. Celui 
de Vinius étoit qu'il falloit armer les esclaves, res- 
ter dans le palais, et en barricader les avenues; 
qu'au lieu de s'offrir à des gens échauffés on devoit 
laisser le temps aux révoltés de se repentir et aux 
fidèles de se rassurer; que si la promptitude con- 
vient aux forfaits, le temps favorise les bons des- 
seins ; qu'enfin l'on auroit toujours la même liberté 
d'aller s'il étoit nécessaire, mais qu'on n'étoit pas 
sûr d'avoir celle du retour au besoin. 



Digitized by 



Google 



igo LIVRE PREMIER 

Les autres jugeoient qu'en se hâtant de pré- 
venir le progrès d une sédition foible encore et 
peu nombreuse, on épouvanteroit Othon même, 
qui, s étant livré furtivement à des inconnus^ 
profiteroit, pour apprendre à représenter, de 
tout le temps qu'on perdroit dans une lâche in- 
dolence. Falloit-il attendre qu'ayant pacifié le 
camp il vint s emparer de la place, et monter au 
Capitole aux yeux même de Galba, tandis qu'un 
si grand capitaine et ses braves amis, renfermés 
dans les portes et le seuil du palais, Finviteroient 
pour ainsi dire à les assiéger? Quel secours pou- 
voit-on se promettre des esclaves, si on laissoit 
refroidir la faveur de la multitude, et sa première 
indignation plus puissante que tout le reste? D'ail- 
leurs, disoient- ils, le parti le moins honnête est 
aussi le moins sûr; et, dût-on succomber au péril, 
il vaut encore mieux l'aller chercher; Othon en 
sera plus odieux, et nous en aurons plus d'hon- 
neur. Vinius résistant à cet avis fut menacé par 
Lacon à l'instigation d'Icelus, toujours prêt à 
servir sa haine particulière aux dépens de l'état. 

Galba, sans hésiter plus long-temps, choisit le 
parti le plus spécieux. On envoya Pison le pre- 
mier au camp, appuyé du crédit que dévoient lui 
donner sa naissance, le rang auquel il venoit de 
monter, et sa colère contre Vinius, véritable ou 
supposée telle par ceux dont Vinius étoit haï et 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 191 

que leur haine rendoit crédules. A peine Pison 
fut parti, qu'il s éleva un bruit, d'abord vague et 
incertain, qu'Othon avoit été tué dans le camp : 
puis, comme il arrive aux mensonges importants, 
il se trouva bientôt des témoins oculaires du fait, 
qui persuadèrent aisément tous ceux qui s'en ré- 
jouissoient ou qui s'en soucioient peu; mais plu- 
sieurs crurent que ce bruit étoit répandu et fo- 
menté par les amis d'Othon , pour attirer Galba 
par le leurre d'une bonne nouvelle. 

Ce fut alors que, les applaudissements et l'em- 
pressement outré gagnant plus haut qu'une po- 
pulace imprudente, la plupart des chevaliers et 
des sénateurs, rassurés et sans précaution, forcè- 
rent les portes du palais, et, courant au-devant 
de Galba, se plaignoient que l'honneur de le ven- 
ger leur eût été ravi. Les plus lâches, et, comme 
l'effet le prouva , les moins capables d'affronter le 
danger, téméraires en paroles et braves de la lan- 
gue, affirmoient tellement ce qu'ils savoient le 
moins , que , faute d'avis certain , et vaincu par 
ces clameurs, Galba prit une cuirasse, et, n'étant 
ni d'âge ni de force à soutenir le choc de la foule, 
se fit porter dans sa chaise. Il rencontra , sortant 
du palais, un gendarme nommé JuUus Atticus, 
qui, montrant son glaive tout sanglant, s'écria 
qu'il avoit tué Othon. « Camarade, lui dit Galba, 
«qui vous Fa commandé? » Vigueur singulière 



Digitized by 



Google 



193 LIVRE PREMIER 

d un homme attentif à réprimer la licence mili- 
taire, et qui ne se laissoit pas plus amorcer par 
les flatteries qu'effrayer par les menaces ! 

Dans le camp les sentiments n etoient plus dou- 
teux ni partagés, et le zèle des soldats étoit tel, 
que, non contents d'environner Othon de leurs 
corps et de leurs bataillons, ils le placèrent au 
milieu des enseignes et des drapeaux, dans Fen- 
ceinte où étoit peu auparavant la statue dor de 
Galba. Ni tribuns ni centurions ne pouvoient ap- 
procher, et les simples soldats crioient qu'on prît 
garde aux officiers. On n'entendoit que clameurs , 
tumultes, exhortations mutuelles. Ce n'étoient 
pas les tiédes et les discordantes acclamations d'une 
populace qui flatte son maitre; mais tous les sol- 
dats qu'on voyoit accourir en foule étoient pris 
par la main, embrassés tout armés, amenés de- 
vant lui, et, après leur avoir dicté le serment, ils 
recommandoient l'empereur aux troupes et les 
troupes à l'empereur. Othon, de son côté, ten- 
dant les bras, saluant la multitude, envoyant 
des baisers, n'omettoit rien de servile pour com- 
mander. 

Enfin, après que toute la légion de mer lui eut 
prêté le serment, se confiant en ses forces et vou- 
lant animer en commun tous ceux qu'il avoit ex- 
cités en particulier, il monta sur le rempart du 
camp, et leur tint ce discours : 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 193 

« Compagnons, j ai peine à dire sous quel titre 
M je me présente en ce lieu : car, élevé par vous à 
«lempire, je ne puis me regarder comme parti- 
« culier, ni comme empereur tandis qu'un autre 
it commande ; et Ton ne peut savoir quel nom vous 
u convient à vous-mêmes qu'en décidant si celui 
« que vous protégez est le chef ou lennemi du 
" peuple romain. Vous entendez que nul ne de- 
u mande ma punition qu'il ne demande aussi la 
«< vôtre , tant il est certain que nous ne pouvons 
« nous sauver ou périr qu'ensemble; et vous devez 
« juger de la facilité avec laquelle le clément Galba 
•f a peut-être déjà promis votre mort par le meur- 
» tre de tant de milliers de soldats innocents que 
« personne ne lui demandoit. Je frémis en me rap- 
« pelant l'horreur de son entrée et de son unique 
«victoire, lorsqu'aux yeux de toute la ville il fit 
«décimer les prisonniers suppliants qu'il avoit 
« reçus en grâce. Entré dans Rome sous de tels 
" auspices, quelle gloire a-t-il acquise dans le gou- 
« vernement, si ce n'est d'avoir fait mourir Sabinus 
« etMarcellus en Espagne, Chilon dans les Gaules, 
«Capiton en. Allemagne, Macer en Afrique, 
«Cingonius en route, Turpilien dans Rome, et 
«Nymphidius au camp?Quellearmce ou quellepro- 
« vince si reculée sa cruauté n'a-t-elle point souillée 
« et déshonorée , ou , selon lui , lavée et purifiée 
« avec du sang? car, traitant les crimes de remèdes 

mêlaugei. i3 



Digitized by 



Google 



1^4 PREMIER LIVRE 

u et donnant de faux noms aux choses, il appelle 
«la barbarie sévérité, layarice économie, et dis- 
« cipline tous les maux qu'il vous &it souffrir. Il 
« n y a pas sept mois que Néron est mort, et Icelus 
tt a déjà plus volé que n'ont fait Élius, Polyclète et 
4( Vatinius. Si Vinius lui-même eût été empereur, 
«il eût gouverné avec moins d'avarice et de li- 
«cence; mais il nous commande comme à ses 
« sujets , et nous dédaigne comme ceux d'un autre. 
« Ses richesses seules suffisent pour ce donatifqu'on 
« nous vante sans cesse et qu'on ne vous donne 
<i jamais. 

<c Afin de ne pas même laisser d'espoir à son 
«successeur, Galba a rappelé d'exil un homme 
« qu'il jugeoit avare et dur comme lui. Les dieux 
« vous ont avertis par les signes les plus évidents 
« qu'ils désapprouvoient cette élection. Le sénat 
« et le peuple romain ne lui sont pas plus iavo- 
u râbles : mais leur confiance est toute en votre 
i< courage ; car vous avez la force en main pour 
«exécuter les choses honnêtes, et sans vous les 
« meilleurs desseins ne peuvent avoir d'eflFet. Ne 
« croyez pas qu'il soit ici question de guerres ni 
«de périls, puisque toutes les troupes sont pour 
« nous , que Galba n'a qu'une cohorte en toge dont 
« il n'est pas le chef, mais le prisonnier, et dont 
« le seul combat à votre aspect et à mon premier 
^ signe va être à qui m'aura le plus tôt reconnu. 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 195 

«Enfin ce n'est pas le cas de temporiser dans 
«une entreprise qu'on ne peut louer qu'après 
« l'exécution. » 

Aussitôt, ayant fait ouvrir l'arsenal, tous cou- 
rurent aux armes sans ordre, sans régie, sans 
distinction des enseignes prétoriennes et des lé- 
gionnaires , de l'écu des auxiliaires et du bouclier 
romain; et, sans que ni tribun ni centurion s en 
mêlât, cbaque soldat, devenu son propre officier, 
s'animoit et s'excitoit lui-même à mal feire par le 
plaisir d'affliger les gens de bien. 

Déjà Pison, efFrayé du frémissement de la sé- 
dition croissante et du bruit des clameurs qui re- 
tentissoit jusque dans la ville, s'étoit mis à la suite 
de Galba qui s'acbeminoit vers la place. Déjà, sur 
les mauvaises nouvelles apportées par Celsus, les 
uns parloient de retourner au palais, d'autres 
d'aller au Capitole , le plus grand nombre d'occu- 
per les rostres. Plusieurs se contentoient de con- 
tredire l'avis des autres; et, comme il arrive dans 
les mauvais succès, le parti qu'il n'étoit plus temps 
de prendre sembloit alors le meilleur. On dit que 
Lacon méditoit à l'insu de Galba de faire tuer 
Vinius; soit qu'il espérât adoucir les soldats par ce 
châtiment, soit qu'il le crût complice d'Othon, 
soit enfin par un mouvement de haine. Mais le 
temps et le lieu l'ayant fait balancer par la crainte 
de ne pouvoir plus arrêter le sang après avoir 

i3. 



Digitized by 



Google 



igô ' PREMIER LIVRE 

commencé d'en répandre, Teffroi dessurv^enants, 
la dispersion du cortège, et le trouble de ceux qui 
s'étoient d abord montrés si pleins de zélé et d'ar- 
deur, achevèrent de len détourner. 

Cependant, entraîné <jà et là, Galba cédoit à 
rimpulsion des flots de la multitude, qui, rem- 
plissant de toutes parts les temples et les basili- 
ques, nofFroit qu'un aspect lugubre. Le peuple 
et les citoyens, lair morne et l'oreille attentive, ne 
poussoient point de cris; il ne régnoit ni tran- 
quillité ni tumulte, mais un silence qui marquoit 
à-la-fois la frayeur et l'indignation. On dit pour- 
tant à Othon que le peuple prenoit les armes , sur 
quoi il ordonna de forcer les passages et d'occu- 
per les postes importants. Alors, comme s'il eût 
été question non de massacrer dans leur prince 
un vieillard désarmé, mais de renverser Pacore 
ou Vologèse du trône des Aj^sacides, on vit les 
soldats romains écrasant le peuple, foulant aux 
pieds les sénateurs, pénétrer dans la place à la 
course de leurs chevaux et à la pointe de leurs 
armes, sans respecter le Capitole ni les temples 
des dieux, sans craindre les princes présents et à 
venir, vengeurs de ceux qui les ont précédés. 

A peine aperçut-on les troupes d'Othon, que 
l'enseigne de l'escorte de Galba, appelé, dit-on, 
Vergilio, arracha l'image de l'empereur et la jeta 
par terre. A l'instant tous les soldats se déclarent, 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 197 

le peuple fuit; quiconque hésite voit le fer prêt à 
le percer. Près du lac de Curtius, Galba tomba de 
sa cbaise par leffroi de ceux qui le portoient, et 
fut d abord enveloppé. On a rapporté diverse- 
ment ses dernières paroles selon la haine ou lad- 
miration qu'on avoit pour lui: quelques uns 
disent qu il demanda d un ton suppliant quel mal 
il avoit fait, priant qu on lui laissât quelques jours 
pour payer le donatif ; mais plusieurs assurent 
que, présentant hardiment la gorge aux soldats, 
il leur dit de frapper s'ils croyoient sa mort utile à 
l état. Les meurtriers écoutèrent peu ce qu'il pou- 
voit dire. On n'a pas bien su qui Tavoit tué : les 
uns nomment Terentius, d'autres Lccanius ; mais 
le bruit commun est que Camurius, soldat de la 
quinzième légion, lui coupa la gorge. Les autres 
lui déchiquetèrent cruellement les bras et les 
jambes, car la cuirasse couvroit la poitrine; et 
leur barbare férocité chargeoit encore de bles- 
sures un corps déjà mutilé. 

On vint ensuite à Vinius, dont il est pareille- 
ment douteux si le subit effroi lui coupa la voix , 
ou s'il s'écria qu'Othon n'avoit point ordonné sa 
mort; paroles qui pouvoient être l'effet de sa 
crainte, ou plutôt l'aveu de sa trahison, sa vie et 
sa réputation portant à le croire complice d'un 
crime dont il étoit cause. 

On vit ce jour-là dans Sempronius Densus un 



Digitized by 



Google 



198 PREMIER LIVRE 

exemple mémorable pour notre temps. CTétoit un 
centurion de la cohorte prétorienne, chargé par 
Galba de la garde de Pison : il se jeta le poignard 
à la main au-devant des soldats en leur reprochant 
leur crime; et, du geste et de la voix attirant les 
coups sur lui seul, il donna le temps à Pison de 
s'échapper quoique blessé. Pison se sauva dans le 
temple de Vesta, où il reçut asile par la piété d'un 
esclave qui le cacha dans sa chambre; précaution 
plus propre à différer sa mort que la religion ni 
le respect des autels. Mais Florus , soldat des co- 
hortes britanniques , qui depuis long-temps avoit 
été fait citoyen par Galba, et Statius Murcus, 
lancier de la garde , tous deux particulièrement 
altérés du sang de Pison, vinrent de la part 
d'Othon le tirer de son asile , et le tuèrent à la porte 
du temple. 

Cette mort fut celle qui fit le plus de plaisir à 
Othon; et l'on dit que ses regards avides ne pou- 
voient se lasser de considérer cette tète, soit que, 
délivré de toute inquiétude, il commençât alors 
à se livrer à la joie, soit que son ancien respect 
pour Galba et son amitié pour Vinius mêlant à sa 
cruauté quelque image de tristesse, il se crût plus 
permis de prendre plaisir à la mort d'un concur- 
rent et d'un ennemi. Les têtes furent mises cha- 
cune au bout d'une pique et portées parmi les en- 
seignes des cohortes et autour de l'aigle de la 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 199 

légion: cetoit à qui ferait parade de ses mains 
sanglantes, à qui, faussement ou non, se vante- 
roit d avoir commis ou vu ces assassinats, comme 
d'exploits glorieux et mémorables. Vitellius trouva 
dans la suite plus de cent vingt placets de gen& 
qui demandoient récompense pour quelque fait 
notable de ce jour-là : il les fit tous chercher et 
mettre à mort, non pour honorer Galba, mais 
selon la maxime des princes de pourvoir à leur 
sûreté présente par la crainte des châtiments 
futurs. 

Vous eussiez cru voir un autre sénat et un autre 
peuple. Tout accouroit au camp : chacun s em- 
pressoit à devancer les autres, à maudire Galba , 
à vanter le bon choix des troupes , à baiser les 
mains d'Othon^ moins le zélé étoit sincère, plus 
on afFectoit d en montrer. Othon de son côté ne 
rebutoit personne , mais des yeux et de la voix 
tâchoit dadoucir lavide férocité des soldats. Ils 
ne cessoient de demander le supplice de Celsus , 
consul désigné, et, jusqua l'extrémité, fidèle ami 
de Galba : son innocence et ses services étoient 
des crimes qui les irritoient. On voyoit qu'ils ne 
cherchoient qu'à faire périr tout homme de bien , 
et commencer les meurtres et le pillage: mais 
Othon qui pouvoit commander des assassinats 
navoit pas encore assez d'autorité pour les dé- 
fendre. 11 fit donc lier Celsus, afifectant une 



Digitized by 



Google 



200 PREMIER LIVRE 

grande colère, et le sauva dune mort présente 

en feignant de le réserver à des tourments plus 

cruels. 

Alors tout se fit au gré des soldats. Les préto- 
riens se choisirent eux-mêmes leurs préfets. A 
Firmus, jadis manipulaire, puis commandant du 
guet, et qui, du vivant même de Galba, s'étoit 
attaché à Othon , ils joignirent Licinius Proculus , 
que son étroite familiarité avec Othon fit soup- 
çonner d avoir favorisé ses desseins. En donnant 
a Sabinus la préfecture de Rome , ils suivirent le 
sentiment de Néron sous lequel il avoit eu le 
même emploi; mais le plus grand nombre ne 
voyoit en lui que Vespasien son frère: ils sollici- 
tèrent lafifranchissement des tributs annuels que, 
sous le nom de congés à temps , les simples sol- 
dats payoient aux centurions. Le quart des ma- 
nipulaircs ctoit aux vivres ou dispersé dans le 
camp ; et pourvu que Iç droit du centurion ne fût 
pas oublié, il ny avoit sorte de vexation dont ils 
s abstinssent, ni sorte de métiers dont ils rougis- 
sent. Du profit de leurs voleries et des plus ser- 
viles emplois ils payoient lexemption du service 
militaire; et quand ils setoient enrichis, les offi- 
ciers, les accablant de travaux et de peine, les 
forçoient d acheter de nouveaux congés. Enfin , 
épuisés de dépense et perdus de mollesse, ils re- 
venoient au manipule pauvres et fainéants, de 



Digitized by 



Google 



DE TACrtTE. 201 

laborieux qulls en étoient partts et de riches qu'ils 
y dévoient retourner. Voilà comment, également, 
corrompus tour-à-tour par la licence et par la mi- 
sère, ils ne cherchoient que mutineries, révoltes, 
et guerres civiles. De peur d'irriter les centurions 
en gratifiant les soldats à leurs dépens, Othon 
promit de payer du fisc les congés annuels, éta- 
blissement utile, et depuis confirmé par tons les 
bons princes pour le maintien de la discipline. 
Le préfet Lacon , qu'on feignit de reléguer dans 
uneile, fut tué par un garde envoyé pour cela par 
Othon : Icelus fut puni publiquement en qualité 
d'affranchi. 

Le comble des maux dans un jour si rempli de . 
crimes fut l'allégresse qui le termina. Le préteur 
de Rome convoqua le sénat ; et , tandis que les 
autres magistrats outroient à l'envi l'adulation, 
les sénateurs accourent, décernent à Othon la 
puissance tribunitienne , le nom d'Auguste, et 
tous les honneurs des empereurs précédents, tâ- 
chant d'effacer ainsi les injures dont ils venoient 
de le charger, et auxquelles il ne parut point sen- 
sible. Que ce fût clémence ou délai de sa part, 
c'est ce que le peu de temps qu'il a régné n'a pas 
permis de savoir. 

S'étant fait conduire au Capitole, puis au pa- 
lais , il trouva la place ensanglantée des morts qui 
y étoient encore étendus, et permit qu'ils fussent 



Digitized by 



Google 



202 PREMIER LIVRE 

brûlés et enterrés. Verania, femme de Pison, 
.Scribonianus son frère, et Grispine, fille de Vi- 
nius, recueillirant leurs corps, et, ayant cherché 
les têtes , les rachetèrent des meurtriers qui les 
avoient gardées pour les vendre. 

Pison finit ainsi la trente-unième année dune 
vie passée avec moins de bonheur que d'honneur. 
Deux de ses frères a voient été mis àmort, Magnus 
par Claude, et Crassus par Néron: lui-même, 
après un long exil, fut six jours césar, et, par 
une adoption précipitée, sembla n'avoir été pré- 
féré à son aine que pour être mis à mort avant 
lui. Vinius vécut quarante-sept ans avec des 
mœurs inconstantes: son père étoit de famille 
prétorienne ; son aïeul maternel fut au nombre 
des proscrits. Il fit avec infamie ses premières 
armes sous Calvisius Sabinus , lieutenant-général 
dont la femme, indécemment curieuse de voir 
Tordre du camp , y entra de nuit et en habit 
d'homme, et, avec la même impudence, parcou- 
rut les gardes et tous les postes, après avoir com- 
mencé par souiller le lit conjugal; crime dont on 
taxa Vinius d'être comphce. Il fut donc chargé de 
chaînes par ordre de Caligula: mais bientôt, les 
révolutions des temps l'ayant fait délivrer, il 
monta sans reproche de grade en grade. Après sa 
préturc, il obtint avec applaudissement le com- 
mandement d'une légion ; mais se déshonorant 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 2o3 

derechef par la plus servile bassesse, il vola une 
coupe d'or dans un festin de Claude, qui ordonna 
le lendemain que de tous les convives on servît 
leseul^Vinius en vaisselle de terre. Il ne laissa pas 
de gouverner ensuite la Gaule narbonnoise, en 
qualité de proconsul, avec la plus sévère inté- 
grité. Enfin, devenu tout-à-coup ami de Galba, 
il se montra prompt, hardi, ruSé, méchant, ha- 
bile selon ses desseins, et toujours avec la même 
vigueur. On n'eut point d égard à son testament à 
cause de ses grandes richesses; mais la pauvreté * 
de Pison fit respecter ses dernières volontés. 

Le corps de Galba , négligé long-temps , et 
chargé de mille outrages dans la licence des té- 
nèbres, reçut une humble sépulture dans ses 
jardins particuliers, par les soins d'Argius, son 
intendant , et l'un de ses plus anciens domestiques. 
Sa tête, plantée au bout d une lance, et défigurée 
par les valets et goujats, fut trouvée le jour sui- 
vant devant le tombeau de Patrobe, affranchi de 
Néron, qu'il avoit fait punir, et mise avec son 
corps déjà brûlé. Telle fut la fin de Sergius Galba , 
après soixante et treize ans de vie et de prospérité 
sous cinq princes, et plus heureux sujet que sou- 
verain. Sa noblesse étoit ancienne , et sa fortune 
immense. Il avoit un génie médiocre, point de 
vices, et peu de vertus. Il ne fuyoit ni ne cher- 
choit la réputation : sans convoiter les richesses 



Digitized by 



Google 



ao4 • PREMIER LIVRE 

d autrui, il étoit ménager des siennes, avare de 
celles de Fétat. Subjugué par ses amis. et ses af- 
franchis, et juste ou méchant par leur caractère , 
il laissoit faire également Je bien et le mUi, "ap- 
prouvant l'un et ignorant l'autre: maïs un grand 
ncwn et le* malheur des temps lui faisoient impu- 
ter à vertu ce qui n'étoit qu'indolence. Il avoit 
servi dans sa jeunesse en Germanie avec honneur, 
et s'étoit bien comporté dans le proconsulat 
d'Afrique: devenu vieux, il gouverna l'Espagne 
citérieure avec la même équité. En un mot, tant 
qu'il fut homme privé, il parut au-dessus de son 
état ; et tout le monde l'eût j ugé digne de l'empire , 
s'il n'y fût jamais parvenu. 

A la consternation que jeta dans Rome l'atro- 
cité de ces récentes exécutions, et à la crainte qu*y 
causoient les anciennes mœurs d'Othon , se joignit 
un nouvel effroi par la défection de Vitellius, qu'on 
avoit cachée du vivant de Galba , en laissant croire 
qu'il n'y avoit de révolte que dans l'armée de la 
Haute-Allemagne. C'est alors qu'avec le sénat et 
l'ordre équestre, qui prenoient quelque part aux 
affaires publiques, le peuple même déploroit ou- 
vertement la fatalité du sort, qui sembloit avoir 
suscité pour la perte de l'empire deux hommes, 
les plus corrompus des mortels par la mollesse, 
la débauche, l'impudicité. On ne voyoit pas seu- 
lement renaître les cruautés commises durant la 



Digitized by 



Google 



■ DE TACJTE. a^5 

paix, mais f horreur des guerres civiles où BJpme 
îivoit été si souvent prise par ses propres troupes, 
ritàlie dévastée, les provinces ruinées. Pharsale, 
Philippes, Pérouse et Modéne, ces noms célèbres 
par la désolation publique, revenoient sans cesse 
à la bouche. Le monde avoit été presque boule- 
versé quand des hommes dignes du souverain 
.pouvoir se le disputèrent. Jules et Auguste vain- 
queursavoient soutenu lempire, Pompée etBrutus 
eussent relevé la république. Mais étoit-ce pour 
Vitellius ou pour Othon qu'il falloit invoquer les 
dieux?. et quelque parti qu'on prît entre de tels 
compétiteurs, comment éviter de faire des vœux 
impies et des prières sacrilèges, quand Tévéne- 
ment de la guerre ne pouvoit dans le vainqueur 
montrer que le plus méchant? Il y en avoit qui 
songeoient à Vespasien et à larmée d'Orient; mais, 
quoiqu'ils préférassent Vespasien aux deux autres, 
ils ne laissoient pas de craindre cette nouvelle 
guerre comme une source de nouveaux malheurs : 
outre que la réputation de Vespasien étoit encore 
équivoque; car il est le seul parmi tant de princes 
que le rang suprême ait changé en mieux. 

Il faut maintenant expçser l'origine et les causes 
des mouvements de Vitellius. Après la défaite et 
la mort de Vindex, l'armée, qu'une victoire sans 
danger et sans peine venoit d'enrichir, fière de sa 
gloire et de son butin, et préférant le pillage à la 



Digitized by 



Google 



2o6 PREMIER LIVRE 

paie, ne cherchoit que gpierres et que combals. 
Long -temps le service avoit été infructueux et 
dur, soit par la rigueur du climat et des saisons, 
soit par la sévérité de la discipline, toujours in- 
flexible durant la paix, mais que les flatteries des 
séducteurs et l'impunité des traîtres énervent dans 
les guerres civiles. Hommes, armes, chevaux, tout 
s offroit à qui sauroit s'en servir et s'en illustrer ; 
et, au lieu qu'avant la guerre les armées étant 
éparses sur les frontières, chacun ne connoissoît 
que sa compagnie et son bataillon, alors les Ic^ 
gions rassemblées contre Vindex, ayant compare 
leur force à celles des Gaules, n attendoient qu un 
nouveau prétexte pour chercher querelle à des 
peuples qu'elles ne traitoient plus d'amis et de 
compagnons, mais de rebelles et de vaincus. Elles 
comptoient sur la partie des Gaules qui confine 
au Rhin , et dont les habitants ayant pris le même 
parti les excitoient alors puissamment contre les 
galbiens, nom que par mépris pour Vindex ils 
avoient donné à ses partisans. Le soldat, animé 
contre les Éduens et les Séquanois, et mesurant 
sa colère sur leur opulence, dévoroit déjà dans 
son cœur le pillage des villes et des champs et les 
dépouilles des citoyens. Son arrogance et son avi- 
dité, vices communs à qui se sent le plus fort, 
s'irritoient encore par les bravades des Gaulois , 
qui, pour faire dépit aux troupes, se vantoient de 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 207 

la remise du quart des tribut», et du droit -qu'ils 
avoient reçu de Galba. 

A tout cela se joignoit un bruit adroitement ré- 
pandu et inconsidérément adopté, que les légions 
seroient décimées et les plus braves centurions 
cassés. De toutes parts venoient des nouvelles fâ- 
cheuses : rien de Rome que de sinistre ; la mau- 
vaise volonté de la colonie lyonnoise , et son opi- 
niâtre attachement pour Néron, étoit la source de 
mille faux bruits. Mais la haine et la crainte par- 
ticulière jointe à la sécurité générale qu'inspiroient 
tant de forces réunies, fournissoient dans le camp 
une assez ample matière au mensonge et à la cré- 
dulité. 

Au commencement de décembre, Vitellius, ar- 
rivé dans la Germanie inférieure, visita soigneuse- 
ment les quartiers où, quelquefois avec prudence 
etplussouventparambition,ilefFaçoitrignominie, 
adoucissoit les châtiments, et rétablissoit chacun 
dans son rang ou dans son honneur. Il répara 
sur-tout avec beaucoup d'équité les injustices que 
l'avarice et la corruption avoient fait commettre 
à Capiton en avançant ou déplaçant les gens de 
guerre. On lui obéissoit plutôt comme à un sou- 
verain que comme à un proconsul, mais il étoit 
souple avec les hommes fermes. Libéral de son 
bien , prodigue de celui d'autrui , il étoit d'une 
profusion sans mesure, que ses amis, changeant. 



Digitized by 



Google 



2o8 ■ PREMIER LIVRE 

par lardeur de commander, ses vertus en vices, 
appeloient douceur et bonté. Plusieurs dans le 
camp cachoient sous lin air modeste et tranquille 
beaucoup de vigueur à mal faire ; mais Valens et 
Gédna, lieutenants- généraux, se distinguoient 
par une avidité sans bornes qui n'en laissoit point 
à leur audace. Valens sur-tout, après avoir étouffé 
les projets de Capiton et prévenu l'incertitude de 
Verginius, outré de l'ingratitude de Galba, ne 
cessoit d'exciter Vitellius en lui vantant le zélé 
des troupes. Il lui disoit que sur sa réputationf , 
Hordeonius ne balanceroit pas un moment; que 
TAngleterre seroit pour lui ; qu'il auroit des secours 
de l'Allemagne; que toutes les provinces flottoient 
sous le gouvernement précaire et passager d'un 
vieillard ; qu'il n'avoit qu'à tendre les bras à la for- 
tune et courir au-devant d'elle; que les doutes 
convenoient à Verginius, simple chevalier ro- 
main , fils d'un père inconnu , et qui , trop au- 
dessous du rang suprême, pou voit le refuser sans 
risque: mais quant à lui, dont le père a voit eu 
trois consulats , la censure , et César pour collègue, 
que plus il avoit de titres pour aspirer à l'empire, 
plus il lui étoit dangereux de vivre en homme 
privé. Ces discours agitant Vitellius portoient 
dans son esprit indolent plus de désirs que d'es- 
poir. 

Cependant Cécina, grand ^ jeune, d'une belle 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 209 

figure , d'une démarche imposante , ambitieux , 
parlant bien, flattoit et gagnoit les soldats de 
TAUemagne supérieure. Questeur en Bétique, il 
avoit pris des premiers le parti de Galba, qui lui 
donna le commandement d une légion: mais ayant 
reconnu qu'il détournoit les deniers publics, il le 
fit accuser de péculat; ce que Cécina supportant 
impatiemment, il s efforça de tout brouiller et / 

d'ensevelir ses fautes sous les ruines de la repu- • 

blique. Il y avoit déjà dans larmée assez de pen*^ 
chant à la révolte ; car elle avoit de concert pris 
parti contre Vindex, et ce ne fut qu'après la mort 
de Néron qu elle se déclara pour Galba , en quoi 
même elle se laissa prévenir par les cohortes de 
la Germanie inférieure* De plus, les peuples de 
Trêves, de Langres, et de toutes les villes dont 
Galba avoit diminué le territoire et qu'il avoit 
maltraitées par de rigoureux édits, mêlés dans les 
quartiers des légions, les excitoient par des dis- 
cours séditieux; et les soldats, corrompus par les 
habitants , n attendoient qu un homme qui voulût 
profiter de l'offre qu'ils avoient faite à Verginius. 
La cité de Langres avoit, selon lancien usage, 
envoyé aux légions le présent des mains enlacées , 
en signe d'hospitalité. Les députés, affectant une 
contenance affligée, commencèrent à raconter de 
chambrée en chambrée les injures qu'ils rece- 
voient et les grâces qu'on faisoit aux cités voisines ; 

•fiXARGES. ^ 14 



Digitized by 



Google 



2IO PREMIER LIVRE 

puis, se voyant écoutés, ils échaufFoient les es- 
prits par rénumération des mécontentements 
donnés à Farmée et dé ceux qu elle avoit encore 
à craindre. 

Enfin tout se préparant à la sédition, Hordeonius 
renvoya les députés et les fit sortir de nuit pour 
cacher leur départ. Mais cette précaution réussit 
mal, plusieurs assurant qu'ils avoient été massa* 
crés, et que si Ion ne prenoit garde à soi, les plus 
braves soldats qui avoient osé murmurer de ce 
qui se passoit seroient ainsi tués de nuit à Finsu 
des autres. Là-dessus les légions setant liguées 
par un engagement secret ^ on fit venir les auxi- 
liaires , qui d abord donnèrent de l'inquiétude aux 
cohortes et à la cavalerie qu'ils environnoieht, et 
qui craignirent d'en être attaquées. Mais bientôt 
tous avec la même ardeur prirent le même parti ; 
mutins plusd accord dans la révolte qu'ils ne furent 
dans leur devoir. 

Cependant le premier janvier les légions de la 
Germanie inférieure prêtèrent solennellemetit le 
serment de fidélité à Galba, mais à contre-cœur 
et seulement par la voix de quelques uns dans 
les premiers rangs; tous les autres gardoient le 
silence, chacun n'attendant que l'exemple de son 
voisin , selon la disposition naturelle aux homtnes 
de seconder avec courage les entreprise» qtt'ils 
n'osent commencer. Mais l'émotion n'étoit pas la 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 211 

même dans toutes les légions. Il régnoit un si grand 
trouble dans la première et dans la cinquième , 
que quelques uns jetèrent des pierres aux images 
de Galba. La quinzième et la seizième, sans aller 
au-delà du murmure et des menaces, cherchoient 
le moment de commencer la révolte. Dans larmée 
supérieure, la quatrième et la vingt-deuxième lé- 
gion, allant occuper les mêmes quartiers, brisèrent 
les imites de Gralba ce même premier de janvier ; 
la quatrième sans balancer, la vingt -deuxième 
ayant d abord hésité, se détermina de même : mais 
pour ne pas paroitre avilir la majesté de lempire 
elles jurèrent au nom du sénat et du peuple ro* 
main , mots surannés depuis long-temps. On ne vit 
ni généraux ni officiers faire le moindre mouve* 
ment en feveur de Galba ; plusieurs même dans 
le tumulte cherchoient à laugmenter, quoique 
jamais de dessus le tribunal ni par de publiques 
harangues; de sorte que jusque-là on nauroit su 
à qui s'en prendre. 

Le proconsul Hordeonlus, simple spectateur 
de la révolte, nosa faire le moindre effort pour 
réprimer les séditieux, contenir ceux qui flottoient, 
ou ranimer les fidèles : négligent et craintif, il fut 
clément par lâcheté. Nonius Beceptus, Donatius 
Valens, RomiUius Marceilus, Calpumius Repen- 
tinus, tous quatre centurions de la vingt-deuxième 
légion , ayant voulu défendre les images de Galba , 

,4. 



Digitized by 



Google 



212 PREMIER LIVRE 

le^ soldats se jetèrent sur eux et les lièrent. Après 
cela il ne fut plus question de la foi promise ni 
du serment prêté; et, comme il arrive dans les 
séditions, tout fut bientôt du côté du plus grand 
nombre. La même nuit-, Vitellius étant à table à 
Cologne, renseigne de la quatrième légion le vint 
avertir que les deux légions, après avoir renversé 
les images de Galba , avoient juré fidélité au sénat 
et au peuple romain ; serment qui fyit trouvé ri- 
dicule. Vitellius, voyant loccasion favorable, et 
résolu de s'offrir pour chef, envoya des députés 
annoncer aux légions que Tarmée supérieure 
setoit révoltée contre Galba, qu'il falloit se pré- 
parer à faire la guerre aux reBelles, ou, si Ion 
aimoit mieux la paix, à reconnoitre un autre em- 
pereur, et qu'ils couroient moins de risque à Télire 
qu'à l'attendre. 

Les quartiers de la première légion étoient les 
plus voisins. Fabius Valens, lieutenant-général, 
futjejplus diligent, et vint le lendemain, à la tète 
de fa cavalerie de la légion et des auxiliaires, 
saluer Vitellius empereur. Aussitôt ce fut parmi 
les légions de la province à qui préviendroit les 
autres, et l'armée supérieure, laissant ces mots 
spécieux de sénat et de peuple romain, reconnut 
aussi Vitellius ) le 3 de janvier, après s'être jouée 
durant deux jours du nom de la république. Ceux 
de Trêves, de Langres et de Cologne, non moins 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 2i3 

ardents que les. gens de guerre, offroient à lenvi, 
selon leurs moyens, troupes, chevaux, armes, 
argent.* Ce zélé ne se bornoit pas aux chefs des 
colonies et des. quartiers, animés par le concours 
présent et par les avantages que leur promettoit 
la victoire; mais les manipules, et même les sim- 
ples soldats, transportés par instinct, et prodigues 
par avarice, yenoient, faute d'autres biens, oflrir 
leur paie, leur équipage, et jusqu'aux ornements 
d argent dont leurs armes étoient garnies. 

Vitelliua, ayant remercié les troupes de leur 
zélé, commit aux chevaliers romains le service 
auprès du prince, '^ue les affranchis faisaient aur- 
paravant. Il acquitta du fisc les droits dus aux cen- 
turions par les manipulaires. Il abandonna beau- 
coup de gens à la fureur des soldats, et en sauva 
quelques uns en feignant de les envoyer en prison. 
Propinquus, intendant de la Belgique, fut tué 
sur-le-champ \ mais Vitellius sut adroitement sous- 
traire aux troupes irritées Julius Burdo , com- 
mandant de larmée navale, taxé d avoir intenté 
des accusations et ensuite tendu des pièges, à 
FontéiusCapiton. Capiton étoit regretté; et parmi 
ces furieux on pouvoît tuer impunément, mais 
non pas épargner sans ruse. Burdo fut donc mis 
en prison, et relâché bientôt après la victoire, 
quand les soldats furent apaisés. Quant au cen- 
turion Grispinus , qui s'étpit souillé du sang de 



Digitized by 



Google 



2i4 PUEMIER LIVRE 

Capiton , et dont le crime n'étoit pas équivoque 
à leurs yeux, ni la personne regrettable à ceux de 
Vitellius, il fut livré pour victime à leur ven- 
geance. Julius Givilis, puissant chez les Bataves, 
échappa au péril par la crainte qu'on eut que son 
supplice n aliénât un peuple si féroce; d autant 
plus qull y avoit dans Langres huit cohortes 
foataves auxiliaires de la quatorzième légion , 
lesquelles sen étoient séparées par l'esprit de 
discorde qui régnoiten ce temps-là, et qui pou- 
voient produire un grand effet en se déclarant 
pour ou contre. Les centurions Nonius, Dona- 
tius, Romillius, Calpurnius, dont nous avons 
parlé, furent tués par l'ordre de Vitellius, comme 
coupables de fidélité, crime irrémissible chez des 
rebelles. Valerius Asiaticus, commandant de la 
Belgique , et dont peu après Vitellius épousa la 
fille, se joignit à lui. Julius Bla^us, gouverneur 
du Lyonnois, en fit de même avec les troupes qui 
venoient à Lyon ; savoir, la légion dltalie et l'es- 
cadron de Turin : celles de la Rhétique ne tar- 
dèrent point à suivre cet exemple. 

Il n'y eut pas plus d'incertitude en Angleterre. 
Trebellîus Maximus qui y commandoit s'étoit fait 
haïr et mépriser de l'armée par ses vices et son 
avarice ; haine que fomentoit Roscius Caelius, com- 
mandant de la vingtième légion , brouillé depuis 
long-temps avec lui , mais à l'occasion des guerres 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. ai 5 

civiles devenu son ennemi déclaré. Trebellius 
tr^itoit Oaelius de séditieux, de perturbateur de 
la discipline; Caetius laccusoit à son tour de piller 
et ruiner les légions. Tandis que les généraux se 
déshonoroient par ces opprobres mutuels, les 
troupes perdant tout respect en vinrent à tel 
excès de licence que les cohortes et la cavalerie se 
joignirent à Caelius , et que Trebellius, abandonné 
de tous et chargé d'injures, fut contraint de se 
réfugier auprès de Vitellius. Cependant, sans 
chef consulaire ^ la province ne laissa pas de res- 
ter tranquille, gouvernée par les commandants 
des légions que le droit rendoit tous égaux , mais 
que 1 audace de Gasliustenoiten respect. 

Après Faccession de Tarmée britannique, Vitel-* 
lins, bien pourvu d armes et d argent, résolut de 
faire marcher ses troupes par deux chemins et 
sous deux généraux. Il chargea Fabius Valens 
d attirer à son parti les Gaules, ou, sur leur refus, 
de les ravager, et de déboucher en Italie par les 
Alpes cottiennes : il ordonna à Gécina de gagner 
la crête des Pennines par le plus court chemin. 
Valens eut Télite de larmée inférieure avec laigle 
de la cinquième légion^ et assez de cohortes et de 
cavalerie pqjir lui faire une armée de quarante 
mille hommes. Gécina en conduisit trente mille 
de larmée supérieure, dont la vingt-unième lé- 
gion faisoit la principale force. On joignit à lune 



Digitized by 



Google 



ai6 PREMIER LIVRE 

et à lautre armée des Germains auxiliaires dont 
Vitellius recruta aussi la sienne , avec laquelle il se 
préparoit à suivre le sort de la guerre. 

Il y avoit entre Farmée et lempereur une oppo- 
sition bien étrange. Les soldats, pleins darcl^ur, 
sans se soucier de Tbiver ni d^une paix prolongée 
par indolence, ne demandoient qu'à combattre ; et, 
persuadés que la diligence est sur-tout essentielle 
dans les guerres civiles , où il est plus question 
d agir que de consulter, ils vouloient profiter de 
leffroi des Gaules et des lenteurs de TEspagne , 
pour envahir Tltalie et marcber àRome. Vitellius , 
engourdi et dès le milieu du jour surchargé d 'in- 
digestions et de vin , consumoit d avance les re- 
venus de lempire dans un vain luxe et des festins 
immenses; tandis que le zélé et l'activité des trou- 
pes suppléoient au devoir du chef, comme si, 
présent lui-même, il eût encouragé les braves et 
menacé les lâches. 

Tout étant prêt pour le départ, elles en de- 
mandèrent Tordre, et sur-le-champ donnèrent à 
Vitellius le surnom de Germanique ; mais, même 
après la victoire, il défendit qu'on le nommât 
césar. Valens et son armée eurent un favorable 
augure pour la guerre qu'ils alloiep^ faire; car le 
jour même du départ, un aigle planant douce- 
ment à la tête des bataillons, sembla leur servir 
de guide; et durant un long espace les soldats 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. ?i7 

poussèrent tant de cris de joie et Faigle s en ef* 
fraya si peu , qu on ne douta pas sur ces présages 
d'un'grand et heureux succèç. 

L armée vint à Trêves en toute sécurité, comme 
chez des allies. Mais, quoiqu'elle reçût toutes 
sortes de hons traitements à Divodure, ville de la 
province de Metz , une terreur panique fit prendre 
sans sujet les armes aux soldats pour la détiniire. 
Ce n^étoit point lardeur du pillage qui les ani moi t, 
mais une fureur, une rage, d autant plus difficile 
à cakner qu on en ignoroit I9 cause. Enfin , après 
bien des prières et le meurtre de quatre mille 
hommes, le général sauva le reste de la viUe. Cela 
répandit une telle tçrreur dans les Gaules , que de 
tontes les provinces où passoit Farmée on voyoit 
accourir le peuple et les magistrats suppliants, les 
chemins se couvrir de femmes, d'enfants, de tous 
les objets les plus propres à fléchir un ennemi 
même, et qui, sans avoir d^ guerre, imploroient 
la paix. 

A Toul, Valens apprit la mort de Galba et l'é- 
lection d'Othon. Cette nouvelle, sans effrayer ni 
réjouir les troupes, ne changea rien à leurs des- 
seins ; mais elle détermina les Gaulois qui , haïssant 
également Othon et Yitellius, craignoient de plus 
celui-ci. On vint ensuite à Langres, province 
voisine, et du parti delarmée; elle y fut bien reçue, 
et sy comporta honnêtement. Mais cette tran- 



■ Digitized by 



Google 



ai8 PREMIER LIVRE 

quillîté fut troublée par les excès des cohortes 
détachées de la quatorzième légion , dont j'ai parlé 
ci-<levant , et que Valens avoit jointes à son armée. 
Une querelle , qui devint émeute , s éleva entre les 
Bataves et les légionnaires; et les uns et les autres 
ayant ameuté leurs camarades, on étoit sur le 
point d'en venir aux mains, si, par le châtiment 
de quelques Bataves, Valens n'eût rappelé lesau très 
à leur devoir. On s'en prit mal à propos aux 
Éduens du sujet de la querelle. Il leur fut ordonné 
de fournir de 1 argent, des armes et des vivres, 
gratuitement. Ce que les Éduens firent par force, 
les Lyonnois le firent volontiers : aussi furent-ils 
délivrés de la légion italique et de l'escadron de 
Turin qu'on emmenoit, et on ne laissa que la dix- 
huitième cohorte à Lyon, son quartier ordinaire. 
Quoique Manlius Valens, commandant de la lé- 
gion italique, eût bien mérité de Vitellius , il n'en 
reçut aucun honneur. Fabius lavoit desservi se- 
crètement; et, pour mieux le tromper, ilaffectoit 
de le louer en public. 

Il régnoit entre Vienne et Lyon d'anciennes dis- 
cordes que la dernière guerre avoît ranimées : il y 
avoit eu beaucoup de sang versé de part et d'autre , 
et des combats plus fréquents et plus opiniâtres 
que s'il n'eût été question que des intérêts de Galba 
ou de Néron. Les revenus publics de la province 
de Lyon avoient été confisqués par Galba sous le 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 04 9 

nom d^ameade. Il fit, au contraire, toutq^ sortes 
d'honneurs aux Viennois, ajoutant ainsi lenvic à 
la haine de ces deux peuples, séparés seulement 
uar un fleuve, qui n*arrétoit pas leur anim'bsité. 
£es Lyonnois , animant donc le soldat , 1 excitoient 
à détruire Vienne, qu'ils accusoient de t^iir leur 
colonie assiég[ée; de s'être déclante pour Vindex, 
et d'avoir ci-devant fourni des troupes pour le 
service de Galba. En leur montrant ensuite la 
grandeur du butin , ils animoient la colère par la 
convoitise; et, non contents de les exciter en 
secret: a Soyez, leur disoient-ils hautement, nos 
tf vengeurs et les vôtres, en détruisant la source 
« de toutes les guerres des Gaules : là , tout vous 
tf est étranger ou ennemi; ici vous voyez une co- 
« lonie romaine et une portion de larmée toujours 
M fidèle à partager avec vous les bons et les mauvais 
M succès: la fortune peut nous être contraire, ne 
u nous abandonnez pas à des ennemis irrités. » 
Par de semblables discours, ils échauffèrent tel- 
lement Fesprit des soldats, que les officiers et 
les généraux désespéroient de les contenir. Les 
Viennois, qui n'ignoroient pas le péril, vinrent 
au-devant de larmée avec dès voiles et des ban* 
delettes, et, se prosternant devant lea soldats, 
baisant leurs pas, embrassant leurs genoux et 
leurs armes, ils calmèrent leur fîireur. Alors Valens 
leur ayant fiait distribuer trois cents sesterces par 



Digitized by 



Google 



aao PREMIER LIVRE 

tête, Q|^ eut ^ard à lancienneté et à la dignité de 
la colonie; et ce qu'il dit pour le salut et la con- 
servatioQ des habitants fut écouté favorablement. 
On désarma pourtant la province, et lés particu- 
liers furent obligés de fournir à discrétion dès 
vivres au soldat ; mais on ne douta point qu'ils 
n'eussent à grand prix acheté le général. Enrichi 
tout-à-coup , après avoir long^temps sordidement 
vécu, il caçhoitmal le changement de sa fortune; 
et se livrant sans mesure à tous ses désirs irrités 
par une longue abstinence, il devint un vieillard 
prodigue, d'un jeune homme indigent qu'il avoit 
été. 

En poursuivant lentement sa route, il con- 
duisit l'armée sur les confins des Âllobroges et 
des Voconces, et, par le plus infâme commerce, 
il régloit les séjours et les marches sur l'argent 
qu'on lui payoit pour s'en délivrer. Il imposoit les 
propriétaires des terres, et les magistrats des villes 
avec une telle dureté , qu*il fut prêt à mettre le feu 
au Luc, ville des Voconces, qui l'adoucirent avec 
de l'argent. Ceux qui n'en avoient point Tapai- 
soient en lui livrant leurs femmes et leurs filles. 
C'est ainsi qu'il marcha jusqu'aux Alpes. 

Cécina fut plus sanguinaire et plus âpre au bu- 
tin. Les Suisses, nation gauloise, illustre autrefois 
par ses armes et ses soldats, et maintenant par 
ses ancêtres, ne sachant rien de la mort de Galba 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 221 

et refusant d*obéir à YitelUus, irritèrent Tesprit 
brouillon de son général. La vingt-unième légion ^ 
ayant enlevé la paie destinée à la garnison d\in' 
fort où les Suisses entretenoient depuis long-tetnps 
des milices du pays, iîit cause, par sa pétulance 
et son avarice, du commencement de la guerre. Les 
Suissesirrités interceptèrent deslettres quelarmée 
d'Allemagne écrïvoit à celle de Hongrie, et re- 
tinrent prisonniers un centurion, et quelques sol- 
dats. Cécina^ qui ne cherchoit que la guerre, et 
prévenoit toujours la réparation par la vengeance , 
lève aussitôt 9)n camp et dévaste le pays. Il dé- 
truisit un lieu que ses eaux minérales faisoieât 
fréquenter, etqui, durantunë longue paix, s etoit 
embelli comme une ville. Il envoya ordre aux 
auxiliaires de la Rhétique de charger en queue les 
Suisses qui faisoient face à la légion. Ceux-ci, 
féroces loin du péril et lâches devant lennemi , 
élurent bien au premier tumulte Claude Sévère 
pour leur général ; mais , ne sachant ni s'accorder 
dans leurs délibérations, ni garder leurs rangs, 
ni se servir de leurs armes , ils se laissoient défaire, 
tuer par nos vieux soldats , et forcer dans leurs 
places, dont tous les murs tomboient en ruines. 
Cécina d un côté avec une bonne armée , de 1 autre 
les escadrons et les cohortes rhétiques composées 
d une jeunesse exercée aux armes et bien disci- 
plinée , mettoient tout à feu et à sang. Les Suisses , 



Digitized by 



Google 



22a PREMIER LIVRE 

dispersés entre deux, jetant leurs armes, e( la 
plupart épars ou blessés, se réfugièrent sur les 
montagnes, d'où chassés par une cohorte thrace 
qu on détacha après eux, et poursuivis par 1 armée 
des Rhétiens, on les massacroit dans les forêts et 
jusquedans leurs cavernes. On en tua par milliers, 
et Ion en vendit un grand nombre. Quand on 
eut fait le dégât , on marcha en bataille à A vanche , 
capitale du pays. Us envoyèrent des députés pour 
se rendre, et furent reçus à discrétion. Cécina fit 
punir JuliusAlpinus, un de leurs chefs, comme 
auteur de la guerre, laissant au jugement de 
YkelUus la grâce ou le châtiment des autres. 

On .auroit peine à dire qui, du soldat ou de 
lempereur, se montra le plus implacable aux dé- 
putés helvétiens. Tous , les menaçant des armes 
et de la main , crioient qu'il falloit détruire leur 
ville, et Yitellius même ne pou voit modérer sa 
fureur. Cependant Glaudius Cossus un des dé- 
putés, connu par son éloquence, sut 1 employer 
avec tant de force et la cacher avec tant d adresse 
sous un air d effroi , qu'il adoucit Vesprit des sol- 
dats , et, selon Tinconstance ordinaire au peuple, 
les rendit aussi portés à la clémence qu'ils Té- 
toient d'abord à la cruauté; de sorte qu'après 
beaucoup de pleurs ayant imploré grâce d'un ton 
plus rassis, ils obtinrent le salut et l'impunité de 
leur ville. 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 323 

Gécina , s étant arrêté quelques jours en Suisse 
pour attendre les ordres de Yitellius et se pré- 
parer au passage des Alpes, y reçut lagréable 
nouvdle que la cavalerie syllanienne , qui bor- 
doit le Pô, sétoit soumise à Vitellius. Elle avoit 
servi sous lui dans son proconsulat d'Afrique; 
puis Néron , l'ayant rappelée pour l'envoyer en 
Egypte, la retint pour la guerre de Vindex. Elle 
étoit ainsi demeurée en Italie, où ses jlécurions , 
à qui Othon étoit- inconnu jet qui se trouvoieVit liés 
à Vitellius, vantant la force des légions qui sap- 
prochoienl et ne parlant que des armées d'Alle- 
magne , lattif^rent dans son parti. Pour ne point 
s'olFrir les mains vides , ces troupes déclarèrent à 
Cécina qu'elles joignoient aux possessions de leur 
nouveau prince les forteresses d'au-delà du Pô: 
savoir, Milan , Npvarre , Ivrée et Verceil ; et comme 
une seule brigade de cavalerie ne suffisoit pas 
pour garder une si grande partie de lltalie , il y 
envoya les cohortes des Gaules, deLusitanie et 
de Brcftagne, auxquelles il joignit les enseignes 
allemandes et l'escadron de Sicile. Quant à lui , il 
hésita quelque temps s'il ne traverseroit point les 
monts Rhétièns pour marcher dans la Norique 
contre l'intendant Pétronius, qui, ayant rassemblé 
les auxiliaires et Beiit couper les ponts, sembloit 
vouloir être fidèle à Othon. Mais, craignant de 
perdre les troupes qu'il avoit envoyée devant lui , 



Digitized by 



Google 



224 PREMIER LIVRE 

trouvant aussi plus de gloire à conserver lltalie, 
etjugeantquen quelque lieu que Ion combattit, 
la Norique ne pouvoit échapper au vainqueur, 
il fit passer les troupes des alliés ^ et même les 
pesants bataillons légionnaires par les Alpes 
Pennines , quoiqu'elles fussent encore couvertes 
de neige. 

Cependant , au lieu de s abandonner aux plaisirs 
et à la mollesse, Othon, renvoyant à d autres 
temps le luxe et la volupté , surprit tout le monde 
en sappliquant à rétablir la gloire de Fempire. 
Mais ces fausses vertus ne faisoient prévoir qu avec 
plus d efïroile moment où ses vices reprendroient 
le dessus. Il fit conduire au Gapitole Marius 
Gelsus, consul désigné, qu'il a voit feint de mettre 
aux fers pour le sauver de la fureur des soldats, et 
voulut se donner une réputation de clémence en 
dérobant à la baine des siens une tête illustre. 
Celsus, par l'exemple de sa fidélité pour Galba , 
dont il faisoit gloire, montroit à son successeur 
ce qu'il en pouvoit attendre à son tour. Otbon, 
ne jugeant pas qu'il eût besoin de pardon , et 
voulant ôter toute défiance à un ennem i réconcilié, 
l'admit au nombre de ses plus intimes amis, et 
dans la guerre qui suivit bientôt en fit l'un de 
ses généraux. Gelsus, de son côté, s'attacha sin* 
cèrement à Othon , comme si c'eût été son sort 
d'être toujours fidèle au parti malheureux. Sa 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 225 

conservation fut agréable aux grands, louée du 
peuple, et ne déplut pas même aux soldats, forcés 
d admirer une vertu qu'ils haïssoient. 

Le châtiment de Tigellinus ne fut pas moins ap- 
plaudi , par une cause toute différente. Sophonius 
Tigellinus, né de parents obscurs, souillé dès son 
enfance, et débauché dans sa vieillesse, avoit, à 
force de vices , obtenu les préfectures de la police , 
du prétoire, et d'autres emplois dus à la vertu, 
dans lesquels il montra d'abord sa cruauté, puis 
son avarice , et tous les crimes d'un méchant 
homme. Non content de corrompre Néron et de 
l'exciter à mille forfaits, il osoit même en com- 
mettre à son insu , et finit par l'abandonner et le 
trahir. Aussi nulle punition ne fut-elle plus ar- 
demment poursuivie, mais par divers motifs, de 
ceux qui détestoient Néron et de ceux qui le 
regrettoient. Il avoit été protégé près de Galba par 
Vinius, dont il avoit sauvé la fille, moins par 
pitié, lui qui commit tant d'autres meurtres, que 
pour s'étayer du père au besoin; car les scélérats, 
toujoursen craintedes révolutions , se ménagent de 
loin des amis particuliers qui puissent les garantir 
de la haine publique, et, sans s'abstenir du crime, 
s'assurent ainsi de l'impunité. Mais cette ressource 
ne rendit Tigellinus que plus odieux , en ajoutant 
à l'ancienne aversion qu'on avoit pour lui celle 
que Vinius venoit de s attirer. On accouroit de 



Digitized by 



Google 



226 PREMIER LIVRE 

tous les quartiers dans la place et dans le palais : 
le cirque sur-tout et les théâtres , lieux où la licence 
du peuple est plus grande, retentissoient de cla- 
meurs séditieuses. Enfin Tigellinus, ayant reçu aux 
eaux de Sinuesse Tordre de mourir, après de hon- 
teux délais cherchés dans les bras des femmes, se 
coupa la {^[orgeayec un rasoir, terminantainsi une 
vie infâme par une mort tardive et déshonnête. 

Dans ce même temps on sollicitoit la punition 
de Galvia Crispinilla ; mais elle se tira d aflfeire à 
force de défaites, et par une connivence qui ne 
fit pas honneur au prince. Elle avoit eu Néron 
pour élève de débauche : ensuite, ayant passé en 
Afrique pour exciter Macer à prendre les armes , 
elle tâcha tout ouvertement dafifamer Rome. 
Rentrée en grâce à la faveur d un mariage consu- 
laire, et échappée aux régnes de Galba, d'Othon 
et de y i tellius , elle resta fort riche et sans enfants ; 
deux grands moyens de crédit dans tous les temps 
bons et mauvais. 

Cependant Othon écrivoit à Vi tellius lettres 
sur lettres, qu'il souilloit de cajoleries de femme, 
lui offrant argent , grâces , et tel asile qu'il voudroit 
choisir pour y vivre dans les plaisirs; Vitellius lui 
répondoit sur le même ton. Mais ces offres mu- 
tuelles, d abord sobrement ménagées et couvertes 
des deux côtés d'une sotte et honteuse dissimu- 
lation , dégénérèrent bientôt en querelles , chacun 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 227 

reprochant à laùtre avec la même vérité ses vices 
et sa débauche. Othon rappela les députés de 
Galba, et en envoya d autres, au nom du sénat, 
aux deux armées d'Allemagne , aux troupes qui 
étoient à Lyon, et à la légion d'Italie. Les députés 
restèrent auprès de Vitellius, mais trop aisément 
pour qu'on crût que c'étoit par force. Quant aux 
prétoriens qu Othon avoit joints comme par hon- 
neur à ces députés , on se hâta de les renvoyer 
avant qu'ils se mêlassent parmi les légions. Fabius 
Valens leur remit des lettres au nom des armées 
d'Allemagne pour les cohortes de la ville et du 
prétoire , par lesquelles , parlant pompeusement 
du parti de Vitellius, on les pressoit de s'y réunir. 
On leur reprochoit vivement d'avoir transféré à 
Othon l'empire décerné long-temps auparavant à 
Vitelhus. Enfin , usant pour les gagner de pro- 
messes et de menaces, on leur parloit comme à 
des gens à qui la paix n'ôtoit rien, et qui ne pou- 
voient soutenir la guerre : mais tout cela n'ébranla 
point la fidélité des prétoriens. 

Alors Othon et Vitellius prirent le parti d'en- 
voyer des assassins, l'un eu Allemagne et l'autre 
à Rome, tous deux inutilement. Ceux de Vitellius, 
mêlés dans une si grande multitude d'hommes 
inconnus l'un à l'autre, ne furent pas découverts ; 
mais ceux d'Othon furent bientôt trahis par la 
nouveauté de leurs visages parmi des gens qui se 

i5. 



Digitized by 



Google 



228 PREMIER LIVRE 

connoissoient tous. Vitellius écrivit à Titien , frère 
d'Othon , que sa vie et celle de ses fils lui répon- 
droient de sa mère et de ses enfants. Lune et 
l'autre famille fiit conservée. On douta du motif 
de la clémence d'Othon ; mais Vitellius , vainqueur, 
eut tout rhonneur de la sienne. 

La première nouvelle qui donna de la confiance 
à Othon lui vint dlUyrie, doù il apprit que les 
légions de Dalmatie , de Pannonie et de la Mœsie, 
avoient prêté serment en son nom. Il reçut 
d'Espagne un semblable avis, et donna par édit 
des louanges à Cluvius Rufus ; mais on sut , bientôt 
après , que l'Espagne s etoit retournée du côté de 
Vitellius. L'Aquitaine, que Julius Cordus avoit 
aussi fait déclarer pour Othon, ne lui resta pas 
plus fidèle. Comme il n'étoit pas question de foi 
ni d'attachement, chacun se laissoit entraîner çà 
et là selon sa crainte ou ses espérances. L'effroi 
fit déclarer de même la province narbonnoise en 
faveur de Vitellius, qui, le plus proche et le plus 
puissant, parut aisément le plus légitime. Les 
provinces les plus éloignées et celles que la mer 
séparoit des troupes restèrent à Othon, moins 
pour l'amour de lui qu'à cause du grand poids 
que dounoient à son parti le nom de Rome et 
l'autorité du sénat, outre qu'on penchoit natu- 
rellement pour le premier reconnu * . L'armée de 

* L'élection de Vitellius avoit précédé celle d'Othon; mais au-delà 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 229 

Judée, par les soins de Vespasien , et les légions 
de Syrie , par ceuxde Mucianiis , prêtèrent serment 
à Othon. L'Egypte et toutes les provinces d'Orient 
reconnoissoient son autorité. L'Afrique lui rendoit 
la même obéissance , à l'exemple de Garthage , où , 
sans attendre les ordres du proconsul Vipsianus 
Apronianus, Crescens, affranchi de Néron, se 
mêlant , comme ses pareils , des affaires de la 
république dans les temps de calamités , avoit , en 
réjouissance de la nouvelle élection , donné des 
fêtes au peuple, qui se livroit ctourdiment à 
tout. Les autres villes imitèrent Carthage. Ainsi 
les armées et les provinces se trou voient tellement 
partagées, que Vitellius avoit besoin des succès 
de la guerre pour se mettre en possession de 
l'empire. 

Pour Othon , il faisoit comme en pleine paix 
les fonctions d'empereur, quelquefois soutenant 
la dignité de la république, mais plus souvent 
l'avilissant en se hâtant de régner. Il désigna sou 
frère Titianus consul avec lui, jusqu'au premier 
de mars; et, cherchant à se concilier l'armée 
d'Allemagne, il destina les deux mois suivants à 
Verginius, auquel il donna Poppœus Vopiscus 
pour collègue, sous prétexte d'une ancienne 
amitié, mais plutôt, selon plusieurs, pour faire 

des mers, le bruit de celle-ci avoit prévenu le bruit de Fautre : ainsi 
Othou étoit, dans ces ré^^ions , le premier reconnu. 



Digitized by 



Google 



23o PREMIER LIVRE 

honneur aux Viennois. Il n y eut rien de changé 
pour les autres consulats aux nominations ^e 
Néron et de Galba. Deux Sabinus, Cœlius et 
Flave, restèrent désignés pour mai et juin; Anus 
Antonius et Marins Celsus, pour juillet et août; 
honneur dont Vitellius même ne les priva pas 
après sa victoire. Othon mit le comble aux dignités 
des plus illustres vieillards en y ajoutant celles 
d augures et de pontifes, et consola la jeune 
noblesse récemment rappelée d'exil en lui rendant 
le sacerdoce, dont avoient joui ses ancêtres. Il 
rétablit dans le sénat Cadius Rufus, Pedius 
Blœsus , et Seviims Promptinus , qui en avoient été 
chassés sous Claude pour crime de concussion. 
Lon s'avisa, pour leur pardonner, de changer le 
mot de rapine en celui de lèse-majesté', mot odieux 
en ces temps-là, et dont l'abus faisoit tort aux 
meilleures lois* 

Il étendit aussi ses grâces sur les villes et les 
provinces. Il ajouta de nouvelles familles aux 
colonies d'Hispalis et d'Emerita : il donna le droit 
de bourgeoisie romaine à toute la province de 
Langres; à celle de la Bétique, les villes de la 
Mauritanie; à celles d'Afrique et de Gappadoce, 
de nouveaux droits trop brillants pour être 
durables. Tous ces soins et les besoins pressants 
qui Jes exigeoient ne lui firent point oublier ses 
amours; et il fit rétablir, par décret du sénat, les 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 23 1 

statues de Poppée. Quelques uns relevèrent aussi 
celles de Néron ; Ion dit même qu il délibéra s il 
ne lui feroit point une oraison funèbre pour 
plaire à la populace. Enfin le peuple et les soldats, 
croyant bien lui faire honneur , crièrent durant 
quelques jours, vive Néron Ollion: acclamations 
qu'il feignit d'ignorer, n osant les défendre, et 
rougissant de les permettre. 

Cependant, uniquement occupés de leurs 
guerres civiles, les Romains abandonnoient les 
affaires de dehors. Cette négligence inspira tant 
d audace aux Roxolans, peuple sarmate, que, dès 
rhiver précédent , après avoir défait deux cohortes, 
ils firent avec beaucoup de confiance une irruption 
dans la Mœsie au nombre de neuf mille chevaux. 
Le succès, joint à leur avidité, leur faisant plutôt 
songer à piller qu'à combattre, la troisième légion 
jointe aux auxiliaires les surprit épars et sans dis- 
cipline. Attaqués par les Romains en bataille, les 
Sarmates dispersés au pillage, ou déjà chargés de 
butin , et ne pouvant dans des chemins ghssants 
s'aider de la vitesse de leurs chevaux, se laissoient 
tuer sans résistance. Tel est le caractère de ces 
étranges peuples, que leur valeur semble n'être 
pas en eux. S'ils donnent en escadrons, à peine 
une armée peut-elle soutenir leur choc ; s'ils com- 
battent à pied, c'est la lâcheté même. Le dégel et 
l'humidité, qui faisoient alors glisser et tomber 



Digitized by 



Google 



332 PREMIER. LIVRE 

leurs chevaux, leur ôtoient lusage de leurs piques 
et de leurs longues épées à deux mains. Le poids 
des cataphractes, sorte d armure faite de lames 
de fer ou d'un cuir très dur qui rend les chefs et 
les officiers impcnétrabies aux coups, les empê- 
choit de se relever quand le choc des ennemis 
les avoit renversés ; et ils étoient étouffés dans la 
neige, qui étoit molle et haute. Les soldats romains, 
couverts d'une cuirasse légère, les renversoient à 
coups de traits ou de lances, selon Ibccasion, 
et les perçoient d'autant plus aisément de leurs 
courtes épées, qu'ils n'ont point la défense du 
bouclier. Un petit nombre échappèrent et se 
sauvèrent dans les marais , où la rigueur de l'hiver 
et leurs blessures les firent périr. Sur ces nouvelles, 
on donna à Rome une statue triomphale à Marcus 
Apronianus, qui commandoit en Mœsie, et les 
ornements consulairesàFulviusAurelius,Julianus 
Titius, et Numisius Lupus, colonels des légions. 
Othon fut charmé d'un succès dont il s'attribuoit 
l'honneur, comme d'une guerre conduite sous ses 
auspices et par ses officiers, au profit de l'état. 

Tout-à-coup il s'éleva sur le plus léger sujet, et 
du côté dont on se défioit le moins, une sédition 
qui mit Rome à deux doigts de sa ruine. Othon, 
ayant ordonné qu'on fit venir dans la ville la 
dix-septième cohorte qui étoit à Ostie, avoit chargé 
Variiis Crispinus, tribun prétorien, du soin de la 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 233 

faire armer. Crispinus, pour prévenir Fcmbarras, 
choisit le temps ou le camp étoit tranquille et le 
soldat retiré, et, ayant fait ouvrir l'arsenal, com- 
mença, dès l'entrée de la nuit, à faire charger les 
fourgons de la cohorte. L'heure rendit le motif 
suspect ; et ce qu'on avoit fait pour empêcher le 
désordre en produisit un très grand. La vue des 
armes donna à des gens pris de vin la tentation de 
s'en servir. Les soldats s'emportent, et, traitant 
de traîtres leurs officiers et tribuns, les accusent 
de vouloir armer le sénat contre Othon. Les uns, 
déjà ivres, ne savoient ce qu'ils faisoient; les plus 
méchants ne cherchoient que l'occasion de piller: 
la foule selaissoit entraîner par son goût ordinaire 
pour les nouveautés, et la nuit empêchoit qu'on 
ne pût tirer parti de l'obéissance des sages. Le 
tribun, voulant réprimer la sédition, fut tué, de 
même que les plus sévères centurions; après quoi, 
s'étant saisis des armes, ces emportés montèrent 
à cheval, et, Fépée à la main, prirent le chemin 
de la ville et du palais. 

Othon donnoit un festin ce jour-là à ce qu'il y 
avoit de plus grand à Rome dans les deux sexes. 
Les convives, redoutant également la fureur des 
soldats et la trahison de l'empereur, ne savoient 
ce qu'ils dévoient craindre le plus, d'être pris s'ils 
demeuroient , ou d'être poursuivis dans leur fuite ; 
tantôt affectant de la fermeté, tantôt décelant leur 



Digitized by 



Google 



!i34 PREMIER LIVRE 

effroi, tous observoient le visage d'Othon, et 
comme on étoit porté à la défiance, la crainte 
([U il témoignoit augmentoit celle qu on avoit de 
lui. Non moins effrayé du péril du sénat que du 
sien propre, Othon chargea d abord les préfiets 
du prétoire d aller apaiser les soldats , et se hâta 
de renvoyer tout le monde. Les magistrats fuyoient 
ça et là, jetant les marques de leurs dignités; les 
vieillards et les femmes, dispersés par les rues dans 
les ténèbres , se déroboient aux gens de leur suite. 
Peu entrèrent dans leurs maisons ; presque tous 
cherchèrent chez leurs amis et les plus pauvres de 
leurs clients des retraites mal assurées. 

Les soldats arrivèrent avec une telle impétuo- 
sité, qu'ayant forcé l'entrée du palais, ils blessèrent 
le tribun Julius Martialis et Vitellius Saturninus 
qui tâchoientde les retenir, et pénétrèrent jusque 
dans la salle du festin, demandant à voir Othon. 
Par-tout ils raenaçoient des armes et de la voix, 
tantôt leurs tribuns et centurions, tantôt le corps 
entier du sénat : furieux et troublés d'une aveugle 
terreur, fiaiute de savoir à qui s'en prendre, ils en 
vouloient à tout le monde. U fallut qu'Othon, sans 
égard pour la majesté de son rang, montât sur un 
sofii , d où , à force de larmes et de prières, les ayant 
contenus avec peine, il les renvoya au camp, 
coupables et mal apaisés. Le lendemain les mai- 
sons étoient fermées, les rues désertes, le peuple 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 235 

consterné, comme dans une ville prise; et les 
soldats baissoient les yeux moins de repentir que 
de honte. Les deux préfets, Proculus et Firmus, 
parlant avec douceur ou dureté, chacun selon 
son génie, firent à chaque manipule des exhor- 
tations qu*ils conclurent par annoncer une dis- 
tribution de cinq mille sesterces par tête. Alors 
Othon, ayant hasardé d entrer dans le camp, fut 
environnédes tribuns et des centurions, qui, jetant 
leurs ornements militaires , lui demandoient congé 
et sûreté. Les soldats sentirent le reproche, et, 
rentrant dans leur devoir, crioient qu'on menât 
au supplice les auteurs de la révolte. 

Au milieu de tous ces troubles et de ces mouve- 
ments divers, Othon voyoit bien que tout homme 
sage desiroit un frein à tant de licence; il n'ignoroit 
pas non plus que les attroupements et les rapines 
mènent aisément à la guerre civile une multitude 
avide des séditions qui forcent le gouvernement à 
la flatter. Alarmé du danger où il voyoit Rome et 
le sénat, mais jugeant impossible d exercer tout 
d un coup avec la dignité convenable un pouvoir 
acquis par le crime, il tint enfin le discours 
suivant: 

« Compagnons, je ne viens ici ni ranimer votre 
« zèle en ma faveur, ni réchauffer votre courage ; 
«je sais que lun et l'autre ont toujours la même 
« vigueur : je viens vous exhorter au contraire à 



Digitized by 



Google 



236 PREMIER LIVRE 

« les contenir dans de justes bornes. Ce n'est ni 
« Fa varice ou la haine, causes de tant de troubles 
u dans les armées , ni la calomnie ou quelque vaine 
« terreur, c'est lexcès seul de votre affection pour 
u moi qui a produit avec plus de chaleur que de 
u raison le tumulte de la nuit dernière; mais, 
« avec les motifs les plus honnêtes, une conduite 
« inconsidérée peut avoir les plus funesffes efiPets. 
«Dans la guerre que nous allons commencer, 
« est-ce le temps de communiquer à tous chaque 
« avis qu'on reçoit, et faut-il délibérer de chaque 
« chose devant tout le monde? L ordre des affaires 
« ni la rapidité de loccasion ne le permettroient 
u pas ; et comme il y a des choses que le soldat 
« doit savoir, il y en a d autres qu'il doit ignorer. 
« L'autorité des chefs et la rigueur de la discipline 
« demandent qu'en plusieurs occasions les cen- 
(cturions et les tribuns eux-mêmes ne sachent 
" qu'obéir. Si chacun veut qu'on lui rende raison 
ii dos ordres qu'il reçoit, c en est fait de l'obéissance, 
«et par conséquent dé l'empire. Que sera-ce 
« lorsqu'on osera courir aux armes dans le temps 
« de la retraite et de la nuit ; lorsqu'un ou deux 
« hommes perdus et pris de vin , car je ne puis 
« croire qu'une telle frénésie en ait saisi davantage, 
« tremperont leurs mains dans le sang de leurs 
« officiers, lorsqu'ils oseront forcer l'appartement 
« de leur empereur? 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. a37 

«Vous agissez pour moi, j'en conviens; mais 
«combien iaffluence dans les ténèbres et la 
w confusion de toutes choses fournissoient- elles 
« une occasion facile de s en prévaloir contremoi- 
« même î S'il étoit au pouvoir de Vitellius et de 
« ses satellites de diriger nos inclinations et nos 
« esprits, que voudroient-ils de plus que de nous 
» inspirer la discorde et la sédition, qu exciter à 
« la révolte le soldat contre le centurion , le cen- 
« turion contre le tribun , et , gens de cheval et 
«de pied, nous entraîner ainsi tous pèle- mêle à 
a notre perte? Compagnons, c'est en exécutant les 
« ordres HP chefs et non en les contrôlant qu'on 
«fait heureusement la guerre; et les troupes les 
« plus terribles dans la mêlée sont les plus tran- 
« quilles hors du combat. Les armes et la valeur 
«sont votre partage; laissez- moi le soin de les 
tt diriger. Que deux coupables seulement expient 
« le crime d'un petit nombre : que les autres 
« s efforcent d'ensevelir dans un éternel oubli la 
«honte de cette nuit, et que de pareils discours 
«contre le sénat ne s'entendent jamais dans 
« aucune armée. Non , les Germains mêmes , que 
«Vitellius s'efforce d'exciter contre nous, n'ose- 
«roient menacer ce corps respectable, le chef 
«et l'ornement de l'empire. Quels seroient donc 
«les vrais en&nts de Rome ou de l'Italie qui 
« voudroient le sang et la mort des membres de 



Digitized by 



Google 



238 PREMIER LIVRE 

« cet ordre, dont la splendeur et la gloire montrent 
i< et redoublent l'opprobre et l'obscurité du parti 
« de Vitellius? S'il occupe quelques provinces, sil 
i< traîne après lui quelque simulacre d armée, ie 
«sénat est avec nous; c'est par lui que nous 
« sommes la république, et que nos ennemis le 
« sont aussi de l'état. Pensez-vous que la majesté 
« de cette ville consiste dans des amas de pierres 
«et de maisons, monuments sans ame et sans 
« voix, qu'on peut détruire ou rétablir à son gré? 
K L'éternité de l'empire, la paix des nations , mon 
i< salut et le vôtre, tout dépend de la conservation 
i( du sénat. Institué solennellement p4^ premier 
« père etfondateurdecette ville pourêtre immortel , 
» comme elle, et continué sans interruption depuis 
« les rois jusqu'aux empereurs, l'intérêt commun 
« veut que nous le transmettions à nos descendants 
« tel que nous l'avons reçu de nos aïeux : car c'est 
« du sénat que naissent les successeurs à l'empire, 
« comme de vous les sénateurs. » 

Ayant ainsi taché d'adoucir et contenir la fougue 
des soldats , Othon se contenta d'en feire punir 
deux; sévérité tempérée, qui n'ôta rien au bon 
effet du discours. C'est ainsi qu'il apaisa, pour le 
moment, ceux qu'il ne pouvoit réprimer. 

Mais le calme n'étoit pas pour cela rétabli dans 
la ville. Le bruit des armes y retentissoit encore, 
et l'on y voyoit l'image de la guerre. Les soldats 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. a39 

n etoient pas attroupés en tumulte ; mais, déguises, 
et dispersés par les maisons, ils épioient, avec une 
attention maligne, tous ceux que leur rang, leur 
richesse ou leur gloire exposoient aux discours 
publics. On crut même qu'il setoit glissé dans 
Rome des soldats de Vitellius pour sonder les 
dispositions des esprits. Ainsi la défiance et oit 
universelle, et Ion se croyoit à peine en sûreté 
renfermé chez soi . Mais c étoit encore pis en public, 
où chacun, craignant de paroitre incertain dans 
les nouvelles douteuses ou peu joyeux dans les 
favorables, couroit avec une avidité marquée au- 
devant detouslesbruits.Lesénatassemblé ne savoit 
que faire, et trouvoit par-tout des difficultés : se 
taire étoit d un rebelle, parler étoit d'un flatteur ; 
et le man^e de ladulation n etoit pas ignoré 
dOthon, qui s'en étoit servi si long-temps. Ainsi, 
flottant davis en avis sans s arrêter à aucun. Ton 
ne s accordoit qu a traiter Vitellius de parricide et 
dennemi de 1 état : les plus prévoyants se con- 
tentoient de laccabler d'injures sans conséquence, 
tandis que d autres n'épargnoient pas ses vérités, 
mais à grands cris, et dans une telle confusion de 
voix, que chacun profitoit du bruit pour laug- 
menter sans être entendu. 

Des prodiges attestés par divers témoins aug- 
mentoient encore l'épouvante. Dans le vestibule 
du Capitole les rênes du char de la Victoire 



Digitized by 



Google 



24o PREMIER LIVRE 

disparurent. Un spectre de grandeur gigantesque 
fut vu dans la chapelle de Junon. La statue de 
Jules César dans File du Tibre se tourna, par un 
temps calme et serein, d occident en orient. Un 
bœuf parla dans l'Étrurie. Plusieurs bétes firent 
des monstres. Enfin on remarqua mille autres 
pareils phénomènes qu'on observoit en pleine 
paix dans les siècles grossiers, et qu'on ne voit 
plus aujourd'hui que quand on a peur. Mais ce 
qui joignit la désolation présente à lelEroi pour 
l'avenir fut une subite inondation du Tibre, qui 
crut à tel point, qu'ayant roihpu lepont Sublicius, 
les débris dont son lit fut rempli le firent refluer 
par toute la ville, même dans les heux que leur 
hauteur sembloit garantir d'un pareil danger. 
Plusieurs furent surpris dans les rues, d'autres 
dans les boutiques et dans les chambres. A ce 
désastre se joignit la famine chez le peuple par 
la disette des vivres et le défaut d'argent. Enfin, 
le Tibre, en reprenant son cours, emporta des 
îles dont le séjour des eaux avoit ruiné les fon- 
dements. Mais à peine le péril passé laissa-t^il 
songer à d'autres choses, qu'on remarqua que la 
voie flaminienne et le champ de Mars, par où 
devoit passer Othon, étoient comblés. Aussitôt, 
sans songer si la cause en étoit fortuite ou naturelle, 
ce fut un nouveau prodige qui présageoit tous les 
malheurs dont on étoit menacé. 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 241 

Ayant purifié la ville, Othoa se livra aux soins 
de la guerre; et voyant que les Alpes Pennines, 
les Ck)ttienne$, et toutes les autres avenues des 
Gaules, étoient bouchées par les. troupes de 
Vitellius,ilrésolutd attaquer la Gaulenarbonnoise 
avec une bonne flotte dont il étoit sûr: car il 
avoit rétabli en légion ceux qui avoient échappé 
au massacre du pont Milvius, et que Galba avoit 
fait emprisonner; et il promit aux autres légion- 
naires de les avancer dans la suite. Il joignit à la 
même flotte avec les cohortes urbaines plusieurs 
prétoriens, lelite des troupes, lesquels servoient 
en même temps de conseil et de garde aux chefs. 
Il dpnna le commandement de cette expédition 
aux primipilaires Antonius Novellus et Suedius 
Glemens, auxquels il joignit Emilius Pacensis, en 
lui rendant le tribunat que Galba lui avoit été. 
La flotte fut laissée aux soins d*Oscus, affranchi, 
qu Othon chargea d'avoir lœil sur la fidéUté des 
généraux. A Tégard des troupes de terre, il mit à 
leur tête Suetonius Paulinus, Marius Celsus, et 
Annius Gallus; mais il donna sa plus grande 
confiance à licinius Proculus , préfet du prétoire. 
Cet homme, officier vigilant dans Rome, mais 
sans 'expérience à la guerre, blâmant Fautorité 
de Paulin, la vigueur de Celsus, la maturité de 
Gallus, tournoit en mal tous les caractères, et, 
ce qui n'est pas fort surprenant, lemportoit ainsi 

MÊLAKGES. 16 



Digitized by 



Google 



9.42 PREMIER LIVRE 

par 9on adroite méchanceté sur des gens meilleurs 

et plus modestes que lui. 

Environ ce temps-là, C!omelius Dolabeila fut 
relégué dans la viUe d'Aquin, et gardé moins 
rigoureusement que sûrement, sans quon eût 
autre chose à lui reprocher qu une illustre nais- 
sance et lamitié de Galba. Plusieurs magistrats 
et la plupart des consulaires suivirent Othon par 
son ordre, plutôt sous le prétexte de laccoDEi- 
pagner , que pour partager les soins de la guerre. 
De ce nombre étoit Lucius Yitellius, qui ne fat 
distingué ni comme ennemi ni comme frère d'un 
empereur. C'est alors que les soucis changeant 
d objet, nul ordre ne fut exempt de péril ou de 
crainte. Les premiers du sénat, chargés d années 
et amollis par une longue paix, une noblesse 
énervée et qui a voit oublié lusage des armes, des 
chevaliers mal exercés , ne faisoient tous que mieux 
déceler leur frayeur par leurs efforts pour la 
cacher. Plusieurs cependant, guerriers à prix 
d argent et braves de leurs richesses, étaloient 
par une imbécile vanité des armes brillantes, 
de superbes chevaux, de pompeux équipages, et 
tous les apprêts du luxe et de la volupté pour 
ceux de la guerre. Tandis que les sages veiUoient 
au repos de la république, mille étourdis, sans 
prévoyance, s enorgueillissoient d un vain espoir ; 
plusieurs, qui s^étoient mal conduits durant la 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. 243 

paix, se réjouissoient de tout ce désordre, et 
tîroient du danger présent leur sûreté person- 
nelle. 

Cependant le peuple, dont tant de soins pas- 
soient la portée, voyant aujrmenter le prix des 
denrées, et tout l'argent servir à lentretien des 
troupes, commença de sentir les maux qu'il 
nWoit faitque craindre après la révolte de Vindex , 
temps où la guerre allumée entre les Gaules et les 
légions , laissant Rome et lltalie en paix , pouvoit 
passer pour externe. Car depuis qu'Auguste eut 
assuré l'empire aux césars, le peuple romain 
avoit toujours porté ses armes au loin, et seule- 
ment pour la gloire et l'intérêt d'un seul. Les 
régnes de Tibère et de Galigula n'avoient été que 
menacés de guerres civiles. Sous Claude les pre- 
miers mouvements deScribonianusfurentaussitôt 
réprimés que connus; et Néron même fut expulsé 
par des rumeurs et des bruits plutôt que par la 
force des armes. Mais ici l'on avoit sous les yeux 
des légions , des flottes , et , ce qui étoit plus rare 
encore, les milices de Rome et des prétoriens en 
armes. L'Orient et l'Occident, avec toutes les 
forces qu'on laissoit derrière soi, eussent fourni 
l'aliment d'une longue guerre à de meilleurs 
généraux. Plusieurs, s'amusant aux présages, 
vonloient qu'Othon dififiérât son départ jusqu'à ce 
que les boucliers sacrés fussent prêts. Mais, excité 

16. 



Digitized by 



Google 



244 PREMIER LIVRE 

par la diligence de Cécina qui avoit déjà passé les 
Alpes, il méprisa de vains délais dont Néron 
s^étoitmal trouvé. 

Le quatorze de mars il chargea le sénat du soin 
delà république, et rendit aux proscrits rapp^és 
tout ce qui n avoit point encore été dénaturé de 
leurs biens confisqués par Néron, don très juste et 
très magnifique en apparence, mais qui se ré- 
duisoit presque à rien par la promptitude qu on 
avoit mise à tout vendre. Ensuite dans une 
harangue publique il fit valoir en sa faveur la 
majesté de Rome, le consentement du peuple et 
d u sénat , et parla modestement du parti contraire , 
accusant plutôt les légions d'erreur que d'audace, 
sans faire aucune mention de Vitellius, soit mé- 
nagement de sa part, soit précaution de la part 
de l'auteur du discours: car, comme Othon 
consultoit Suétone Paulin et Marins Celsus sur 
la guerre, on crut qu'il se servoit de Galerius 
Trachalus dans les affaires civiles. Quelques uns 
démêlèrent même le genre de cet orateur, connu 
par ses fréquents plaidoyers et par son style 
ampoulé, propre à remplir les oreilles du peuple. 
La harangue fut reçue avec ces cris , ces applau- 
dissements faux et outrés qui sont l'adulation de 
la multitude. Tous s efforçoient à Tenvi d étaler 
un zèle et des vœux dignes de la dictature de César 
ou de l'empire d'Auguste; ils ne sui voient même 



Digitized by 



Google 



DE TACITE. a4S 

en cela ni lamour ni la crainte, mais un penchant 
bas et servile; et comme il n etoit plus question 
dlionnêteté publique , les citoyens n etoient que 
de vils esclaves flattant leur maître par intérêt. 
Othon, en partant, remit à Salvius Titianus 
son frère le gouvernement de Rome et le soin de 
Terapire. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



TRADUCTION 

DE L'APOCOLOKINTOSIS 

DE SÉNÊQUE. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



TRADUCTION 

DE LAPOCOLOKINTOSIS 

DE SÉNÉQUE, 

SUR LA MORT DE L'EMPERETjR CIJIUDE. 



Je veux raconter aux hommes ce qui s est passé 
dans les cieux le treize octobre, sous le consulat 
d'Asinius Marcellus et d'Acilius Aviola, dans la 
nouvelle année qui commence cet heureux siècle ' . 
Je ne ferai ni tort ni grâce. Mais si Ton demande 
comment je suis si bien instruit, premièrement je 
ne répondrai rien , s'il me plaît ; car qui m'y pourra 
contraindre? ne sais-je pas que me voilà devenu 
libre par la mort de ce galant homme qui a voit 
très bien vérifié le proverbe, qu'il faut naître ou 
monarque ou sot? 

Que si je veux répondre, je dirai comme un 

* Quoique les jeux séculaires eussent ëtë cëlëbrés par Auguste, 
Claude, prétendant qu*il avoit mal calculé, les fit célébrer aussi : ce 
qui donna à rire au peuple, quand le crieur public annonça, dans la 
fonne ordinaire, des jeux que nul homme vivant n avoit vus, ni ne 
reverroit. Car, non seulement plusieurs personnes encore vivantes 
avoient vu ceux d'Auguste, mais même il y eut des histrions qui 
jouèrent aux uns et aux autres; et Vitellius n avoit pas honte de dire 
à Claude, malgré la proclamation, Sœpèfacieis. 



Digitized by 



Google 



25o TRADUCTION 

autre tout ce qui me viendra dans la tête. Deman- 
da-t-on jamais caution à un historien juré? Ce- 
jiendant si j en voulois une, je n ai qua citer celui 
qui a vu Drusille monter au ciel ; il vous dira qu'il 
a vu Claude y monter aussi tout clochant. Ne 
faut-il pas que cet homme voie /bon gré, mal çré, 
tout ce qui se fait là-haut? n'est-il pas inspecteur 
de la voieappienneparlaquelleon sait qu'Auguste 
et Tibère sont allés se faire dieux? Mais ne Finter- 
rogez que tête à tête : il ne dira rien en public; 
car après avoir juré dans le sénat qu'il avoit 
vu lascension de Drusille , indigné qu'au mépris 
d'une si bonne nouvelle personne ne voulût croire 
il ce qu'il avoit vu , il protesta en bonne forme 
qu'il verroit tuer un homme en pleine rue qu'il 
n'en diroit rien. Pour moi, je peux jurer, par le 
bien que je lui souhaite, qu'il m'a dit ce que je vais 
publier. Déjà 

Par un plus court chemin l'astre qui nous éclaire 
Dirigeoit à nos yeux sa course journalière; 
Le dieu fantasque et brun qui préside au repos 
 de plus longues nuits prodiguoit ses pavots : 
La blafarde Cynthic, aux dépens de son frère. 
De sa triste lueur éclairoit rhémisphère, 
Kt le difforme hiver obtenoit les honneurs 
De la saison des fruits et du dieu des buveurs : 
1^ vendangeur tardif, d^unc main engourdie , 
( )toit cncor du cep quelque grappe flétrie. 

Mais peut-être parlerai-je aussi clairement en 



Digitized by 



Google 



DE L'APOCOLOKINTOSIS. 25i 

disant que c etoit le treizième d'octobre. A 1 égard 
de rbeure, je ne puis vous la dire exactement; 
mais il est à croire que là-dessus les philosophes 
s'accorderont mieux que les horloges ' . Quoi qu'il 
en soit, supposons qu'il étoit entre six et sept; et 
puisque, non contents de décrire le commence- 
ment et la Bn du jour, les poètes, plus actifs que 
des manœuvres, n'en peuvent laisser en paix le 
milieu , voici comment dans leur langue j'expri- 
merois cette heure fortunée : 

Déjà du haut des cieux le dieu de la lumière 
Avoit en deux moitiés partagé Thémisphère, 
Et pressant de lapaain ses coursiers déjà las, 
Vers Thespérique bord accéléroit leurs pas ; 

quand Mercure, que la folie de Claude avoit tou- 
jours amusé , voyant son ame obstruée de toutes 
parts chercher vainement une issue, prit à part 
urife des trois Parques, et lui dit : Comment une 
femme a-t-elle assez de cruauté pour voir un mi- 
sérable dans des tourments si longs et si peu mé- 
rités? Voilà bientôt soixante-quatre ans qu'il est 
en querelle avec son ame. Qu'attends-tu donc en- 
core? souffre que les astrologues , qui depuis son 
avènement annoncent tous les ans et tous les mois 



' La mort de Claude fut long-temps cachée au peuple jusquà ce 
qu'A(]^ippinc eût pris ses mesures pour 6ter Tempire à Britannicus 
et rassurer à Néron; ce qui fit que le public n'en savoit exactement 
ni le jour ni T heure. 



Digitized by 



Google 



252 TRADUCTION 

son trépas, disent vrai du moins une fois. Ce nest 
pas merveille, jen conviens, s'ils se trompent en 
cette occasion : car qui trouva jamais son heure? 
et qui sait comment il peut rendre l'esprit? Mais 
n'importe; fais toujours ta charge qu'il meure, et 
cède l'empire au plus digne. 

Vraiment, répondit Clotho, je voulois lui lais- 
ser quelques jours pour faire citoyens romains ce 
peu de gens qui sont encore à l'être, puisque c'é- 
toit son plaisir de voir Grecs , Gaulois , Espagnols, 
Bretons, et tout le monde en toge. Cependant, 
comme il est hon de laisser quelques étrangers 
pour graine, soit fait selon votre volonté. Alors 
elle ouvre une boîte et en tire trois fuseaux; l'un 
pour Augurinus, l'autre pour Babe, et le troi- 
sième pour Claude: ce sont, dit-elle, trois person- 
nages que j'expédierai dans l'espace d'un an à peu 
d'intervalle entre eux, afin que celui-ci n'ailleças 
tout seul. Sortant de se voir environné de tant 
de milUers d'hommes, que deviendroit-il aban- 
donné tout d'un coup à lui-même? Mais ces deux 
camarades lui suffiront. 

Elle dit : et d'un tour fait sur un vil fuseau y 

Du stupide mortel abrégeant l'agonie, 

(Clic tranche le cours de sa royale vie. 

A l'instant Lachésis, une de ses deux sœurs. 

Dans un habit paré de festons et de fleurs , 

Et le front couronné des lauriers du Pcrmcsse, 

D'une toison d'argent prend une blanche tresse 



Digitized by 



Google 



DE L'APOCOLOKINTOSIS. 253 

Dont son adroite main forme un fil âélicat. 
Le fil sur le fuseau prend un nouvel éclat. 
De sa rare beauté les sœurs sont étonnées ; 
Et toutes à l'envi de guirlandes ornées , 
Voyant briller leur laine et s'enrichir encor. 
Avec un fil doré filent le siècle d'or. 
De la blanche toison la laine détachée, 
Et de leurs doi£;ts légers rapidement touchée, 
Coule à l'instant sans peine, et file et s'embellit ; 
De mille et mille tours le fuseau se remplit. 
Qu'il passe les longs jours et la trame fertile 
Du rival de Céphale et du vieux roi de Pylc ! 
Phébus , d'un chant de joie annonçant l'avenir. 
De fuseaux toujours neufs s'empresse à les servir. 
Et cherchant sur sa lyre un ton qui les séduise, 
Les trompe heureusement sur le temps qui s'épuise. 
Puisse un si doux travail, dit-il, être éternel ! 
Les jours que vous filez ne sont pas d'un mortel : 
Il me sera semblable et d'air et de visage. 
De la voix et des chants il aura l'avantage. 
Des siècles plus heureux renaîtront à sa voix ; 
Sa loi fera cesser le silence des lois. 
Comme on voit du matin l'étoile radieuse 
Annoncer le départ de la nuit ténébreuse; 
Ou tel que le soleil dissipant les vapeurs. 
Rend la lumière au monde et l'allégresse aux cœurs 
Tel César va paroître; et la terre éblouie 
k ses premiers rayons est déjà réjouie. 

Ainsi dit Apollon ; et la Parque , honorant la 
grande ame de Néron, ajoute encore de son chef 
plusieurs années à celles qu elle lui file à pleines 
mains. Pour Claude, tous ayant opiné que sa 
trame pourrie fût coupée, aussitôt il cracha son 
ame et cessa de paroître en vie. Au moment qu'il 



Digitized by 



Google 



9.r>4 TRADUCTION 

expira, il écoutoit des comédiens; par où Ion voit 
que si je les crains, ce n'est pas sans cause. Après 
un son fort bruyant de l'organe dont il parloitle 
plus aisément, son dernier mot fut : Foin! je me 
suis embrené. Je ne sais au vrai ce qu'il fit de lui, 
mais ainsi faisoit-il toutes choses. 

Il seroit superflu de dire ce qui s'est passé de- 
puis sur la terre. Vous le savez tous, et il n'est pas 
Il craindre que le public en perde la mémoire. 
Oublia-t-on jamais son bonheur? Quant à ce qui 
s'est passé au ciel, je vais vous le rapporter; et 
vous devez, s'il vous plaît, m'en croire. D'abord 
on annonça à Jupiter un quidam d'assez bonne 
taille, blanc comme une chèvre, branlant la tête 
et traînant le pied droit d un air fort extravagant. 
Interrogé d'où il étoit, il avoit murmuré entre ses 
dents je ne sais quoi qu'on ne put entendre, et 
qui n'étoit ni grec ni latin , ni dans aucune langue 
connue. 

Alors Jupiter, s adressant à Hercule, qui ayant 
couru toute la terre en devoit connoître tous les 
peuples, le chargea d'aller examiner de quel pays 
étoit cet homme. Hercule , aguerri contre tant de 
monstres , ne laissa pas de se troubler en abordant 
celui-ci : frappé de cette étrange face, de ce mar- 
cher inusité, de ce beuglement rauque et sourd, 
moins semblable à la voix d'un animal terrestre 
qu'au mugissement d'un monstre marin : Ah ! dit- 



Digitized by 



Google 



DE L'APOCOLOKINTOSIS. 255 

il, voici mon treizième travail. Cependant, en re- 
g[ardant mieux, il crut démêler quelques traits 
d'un homme. Il l'arrête, et lui dit aisément en grec 
bien tourné : 

D'où viens-tu? quel es-tu? de quel pays es-tu ? 

A ce mot, Claude, voyant quil y avoit là des 
beaux esprits, espéra que l'un deux écriroit son 
histoire; et s annonçant pour César par un vers 
d'Homère, il dit: 

Les veuts m*ont amené des rivages troycns. 

Mais le vers suivant eût été plus vrai, 

Dont j*ai détruit les murs ! tué les citoyens. 

Cependant il en auroit imposé à Hercule, qui 
est un assez bon homme de dieu, sans la Fièvre, 
qui, laissant toutes les autres divinités à Rome, 
seule avait quitté son temple pour le suivre. Ap- 
prenez, lui dit-elle, qu'il ne fait que mentir; je 
puis le savoir, moi qui ai demeuré tant d'années 
avec lui : c'est un bourgeois de Lyon ; il est né dans 
les Gaules à dix-sept milles de Vienne; il n'est pas 
Romain, vous dis-je, c'est un franc Gaulois, et il 
a traité Rome à la gauloise. C'est un fait qu'il est 
de Lyon, où Licinius a commandé si long-temps. 
Vous qui avez couru plus de pays qu'un vieux 
muletier, devez savoir ce que c'est que Lyon , et 
qu'il y a loin du Rhône au Xanthe. 



Digitized by 



Google 



256 TRADUCTION 

Ici Claude, enflammé de colère, se mit à gro- 
gner le plus haut qu'il put. Voyant qu'on ne 
lentendoit point, il fit signe quon arrêtât la 
Fièvre; et du geste dont il faisoit décoller les 
gens^seul mouvement que ses deux mains sussent 
faire), il ordonna quon lui coupât la tête. Mais 
il n étoit non plus écouté que s'il eût parlé encore 
à ses affranchis'. 

Oh 1 oh * lami , lui dit Hercule , ne va pas Êdre 
ici le sot. Te voici dans un séjour où les rats ron- 
gent le fer ; déclare promptement la vérité avant 
que je te l'arrache. Puis prenant un ton tragique 
pour lui en mieux imposer, il continua ainsi : 

Nomme à l'instant les lieux où tu reçus le jour. 

Ou ta race avec toi va périr sans retour. 

De gtands rois ont senti cette lourde massue. 

Et ma main dans ses coups ne s est jamais déçue; 

Tremble de l'éprouver encore à tes dépens ! 

Quel murmure confus entends-je entre tes dents? 

Parle, et ne me tiens pas plus long-temps en attente: 

Quels climats ont produit cette tête branlante? 

Jadis, dans THespérie, au triple Géryon, 

J'allai porter la guerre, et, par occasion. 

De ses nobles troupeaux, ravis dans son étable. 

Ramenai dans Argos le trophée honorable. 

En route, au pied d'un mont doré par l'orient, 

' On sait combien cet imbécile avoit peu de considération dans sa 
maison : à peine le maître du monde avoit-il un valet qui lai daignât 
obéir. Il est étonnant que Sénéque ait osé dire tout cela, loi qui 
étoit si courtisan; mais Agrippine avoit besoin de loi, et il le sa^oit 
bien. 



Digitized by 



Google 



DE L'APOCOLOKINTOSIS. 267 

Je Tis se réunir dans un séjour riant 
Le rapide courant de Timpétueux Rhône 
Et le cours incertain de la paisible Saône : 
Est-ce là le pays 011 tu reçus le jour? 

Hercule, en parlant de la sorte, affectoit plu« 
d'intrépidité qu'il n'en avoit dans lame, et ne 
laissoit pas de craindre la main d'un fou. Mais 
Claude , lui voyant l'air d'un homme résolu qui 
n'entendoit pas raillerie, jugea qu'il n'étoit pas là 
comme à Rome, où nul n'osoit s'égaler à lui, et 
que par-tout le coq est maître sur son fumier. Il 
se remit donc à grogner ; et autant qu'on put l'en- 
tendre, il sembla parler ainsi : 

J'espérois, ô le plus fort de tous les dieux! que 
vous me protégeriez auprès des autres, et que, si 
jWois eu à me renommer de quelqu'un, c'eût été 
de vous qui me connoissez si bien : car, souvenez- 
vous-en, s'il vous plaît, quel autre que moi tenoit 
audience devant votre temple durant les mois de 
juillet et d'août? Vous savez ce que j'ai souffert là 
de misères, jour et nuit à la merci des avocats. 
Soyez sûr, tout robuste que vous êtes , qu'il vous 
a mieux valu purger les étables d'Augias que 
d'essuyer leurs criailleries ; vous avez avalé moins 
d'ordures*. 

Or dites-nous quel dieu nous ferons de cet 

' Il y a ici très évidemment une lacune, que je ne vois pourtant 
marquée dans aucune édition. 

MÉLANGES. 1 7 



Digitized by 



Google 



a58 TRADUCTION 

homme-ci. En ferons-nous un dieu d'Épicure, 
parcequil ne se soucie de personne, ni personne 
de lui? un dieu stoïcien, qui, dit Varron, ne 
pense ni n'engendre? N'ayant ni cœur ni tête, il 
semble assez propre à le devenir. Eh! messieurs, 
s'il eût demandé cet honneur à Saturne même, 
dont, présidant à ses jeux, il fit durer le mois 
toute l'année, il ne Feût pas obtenu. L'obtiendra- 
t-il de Jupiter, qu'il a condamné pour ôanse 
d'inceste , autant qu'il étoit en lui , en Ëdsant 
mourir Silanus son gendre? et cela, pourquoi? 
parceque ayant une sœur d'une humeur char- 
mante, et que tout le monde appeloit Yénus, il 
aima mieux l'appeler Junon. Quel si grand crime 
est-ce donc, direz-vous, de fêter discrètement sa 
sœur? La loi ne le permet-elle pas à demi dans 
Athènes , et dans l'Egypte en plein*?... A Rome.:. 
Oh! à Rome ! ignorez-vous que les rats mangent 
le fer? Notre sage bouleverse tout. Quant à lui, 
j'ignore ce qu'il faisoit dans sa chambre; mais le 
voilà maintenant furetant le ciel pour se faire dieu, 
non content d'avoir en Angleterre un temple où 
les barbares le servent comme tel. 

A la fin, Jupiter s'avisa qu'il feUoit arrêter les 

' On sait qu'il étoit permis en Egypte dVpouser sa sœur de père 
et de mère; et cela étoit aussi permis à Athènes, mais pour la sœur 
de mère seulement. Le mariage d'Elpinice et de Cimon en fournit 
un exemple. 



Digitized by 



Google 



DE L'APOCOLOKINTOSIS. aSg 

longues disputes, et faire opiner chacun à son 
rang. Pères conscrits, dit41 à ses collègues, au 
lieu des interrogations que je vous avois permises, 
vous ne faites que battre la campagne; j entends 
que la cour reprenne ses formes ordinaires : que 
penseroit de nous ce postulant, tel quil soit? 

L ayant donc fait sortir, il alla aux voix, en 
commençant par le père Janus. Celui-ci, consul 
d'un après-diner, désigné le premier juillet, ne 
laissoit pas d être homme à deux envers , regardant 
à- la-fois devant et derrière. En vrai piher de 
barreau , il se mit à débiter fort disertement beau- 
coup de belles choses que le scribe ne put suivre, 
et que je ne répéterai pas de peur de prendre un 
mot pour lautre. Il s'étendit sur la grandeur dés 
dieux; soutint qulls ne dévoient pas s associer des 
faquins. Autrefois, dit-il, c étoitune grande affaire 
que detre fait dieu; aujourd'hui ce nest plus 
rien ^ Vous n avez déjà rendu cet homme-ci que 
trop célèbre. Mais^ de peur qu'on ne m'accuse 
d'opiner sur la personne et non sur la chose, mon 
avis est que désormais on ne déifie plus aucun de 
ceux qui broutent l'herbe des champs ou qui 
vivent des firuits de la terre; que si, malgré ce 

' Je ne saurois me persuader qu'il n'y ait pas encore une lacune 
entre ces mots, Olim, inquit, magna tes erat deumjleri, et ceux-ci, 
jam fama nimium fecisti. Je n*y vois ni liaison, ni transition, ni 
aucune espèce de sens, à les lire ainsi de suite. 

ï7- 



Digitized by 



Google 






26o TRADUCTION 

séna tus -consulte, quelqu'un deux s'ingère à 
lavenir de trancher du dieu , soit de fait, soit en 
peinture, je le dévoue aux Larves, et j'opine qua 
la première foire sa déité reçoive les étrivières, et 
soit mise en vente avec les nouveaux esclaves. 

Après cela vint le tour du divin fils de Vica-Pota, 
désigné consul grippe-sou, et qui gagnoit sa vie à 
grimeliner, et vendre les petites villes. Hercule, 
passant donc à celui-ci, lui toucha galamment 
Foreille ; et il opina en ces termes : Attendu que le 
divin Claude est du sang du divin Auguste et du 
sang de la divine Livie son aïeule, à laquelle il a 
même confirmé son brevet de déesse; qu'il est 
d ailleurs un prodige de science, et que le bien 
public exige un adjoint à lecot de Romulus; j'opine 
qu'il soit dès ce jour créé et proclamé dieu en aussi 
bonne forme qu'il s'en soit jamais fait, et que 
cet événement soit ajouté aux Métamorphoses 
d'Ovide. 

Quoiqu'il y eût divers avis , il paroissoit que 
Claude l'emporteroit; et Hercule, qui sait battre 
le fer tandis qu'il est chaud , couroit de côté et 
d'autre, criant: Messieurs, un peu de faveur; 
cette affaire-ci m'intéresse : dans une autre occa- 
sion vous disposerez aussi de ma voix ; il faut bien 
qu une main lave l'autre. 

Alors le divin Auguste, s'étant levé, pérora fort 
pompeusement, et dit: Pères conscrits , je vous 



Digitized by 



Google 



DE L'APOCOLOKINTOSIS. 261 

prends à témoin que depuis que je suis dieu je n ai 
pas dit un seul mot, car je ne me mêle que de mes 
aftaires. Mais comment me taire en cette occasion? 
comment dissimuler ma douleur, que le dépit 
aigrit encore? C'est donc pour la gloire de ce 
misérable que j'ai rétabli la paix sur mer et sur 
terre, que j'ai étouffé les guerres civiles, que Rome 
est affermie par mes lois et ornée par mes ouvrages? 
O pères conscrits, je ne puis m'exprimer ; ma vive 
indignation ne trouve point de termes, je ne puis 
que redire après l'éloquent Messala : L'état est 
perdu! cet imbécile, qui paroit ne pas savoir 
troubler 1 eau , tuoit les hommes comme des 
mouches. Mais que dire de tant d'illustres victimes ? 
Les désastres de ma famille me laissent-ils des 
larmes pour les malheurs publics? Je n'ai que trop 
à parler des miens'. Ce galant homme que vous 
voyez, protégé par mon nom durant tant d'années, 
me marqua sa reconnoissance en faisant mourir 
Lucius Silanus, un de mes arrière-petits-neveux, 
et deux JuUe, mes arrière-petites-niéces. Tune par 
le fer, l'autre par la faim. Grand Jupiter, si vous 
l'admettez parmi nous, à tort ou non, ce sera 
sûrement à votre blâme. Car, dis-moi, je te prie, 

' Je n'ai point traduit ces mots, etiamsi Phormea grœcè nescit^ 
ego scio. ENT1KONTONTKHNAIH2 senescit ou se nescit, parceque je 
n'y entends rien du tout. Peut-être aurois-je trouvé quelque éclair- 
cissement dans les adages d^Ërasme, mais je ne suis pas à portée 
de les consulter. 



Digitized by 



Google 



262 TRADUCTION 

ô divin Claude ! pourquoi tu fis tant tuer de g^ens 
sans les entendre, sans même finfbrmer de leurs 
crimes. — CTétoit ma coutume! — Ta coutume! 
On ne la connoitpasici. Jupiter, qui régne depuis 
tant d années , a-t-il jamais rien fait de semblable? 
Quand il estropia son fils, le tuà-t-il? Quand il 
pendit sa femme, letrangla-t-il? Mais toi, n as-tu 
pas mis à mort Messaline, dont j etois le grand- 
oncle ainsi que le tien '? Je Tignore , dis-tu? Misé- 
rable! ne sais- tu pas quil test plus honteux de 
l'ignorer que de 1 avoir fait ! 

Enfin Caïus Caligula s est ressuscité dans son 
successeur. L'un fait tuer son beau^père *, et l'autre 
3on gendre^. L'un défend qu'on donne au fils de 
Crassus le surnom de grand; l'autre le hii rend et 
lui fait couper la tête. Sans respect pour un sang 
illustre, il fait périr dans une même maison 
Scribonie, Tristonie, Assarion, et mêmeCrassus- 
le-Grand , ce pauvre Crassus si complètement sot 
qu'il eût mérité de régner. Songez, pères conscrits, 
quel monstre ose aspirer à siéger parmi nous. 
Voyez comment déifier une telle figure, vil ou- 
iFrage des dieux irrités? A quel culte, à quelle foi 
pourra-t-ilprétendre?qu'ilréponde, etjeme rends. 

' Par l'adoption de Drusus, Au(Tuste ëtoit l'aïeul de Claude; mais 
U ^toit aussi son (rrand-oncle par la jeune Antonia, mère de Glaude 
«t nièce d'Au(piste. 

* M. Silanus. — ^ Pompeius Magnus. 



Digitized by 



Google 



DE L'APOCOLOKIHTOSIS. 263 

Messieurs, messieurs, si vous donnez la divinité 
à de teUesgens, qui diable reconnoitra la vôtre? 
Ea un mot, pères conscrits, je vous demande, 
pour prix de ma complaisance et de ma discrétion^ 
de venger mes injures. Voilà mes raisons , et voici 
mon avis : 

Gomme ainsi soit que le divin Claude a tué son 
beau- père Appius Silanus , ses deux -gendres 
Pompeius Magnus et Lucius Silanus, Crassus, 
beau^père de sa fille, cet homme si sobre * et en 
tout si semblable à lui, Scribonie, belle-mère de 
sa fille, Messaline, sa propre femme, et mille 
antres dont les noms ne finiroient point; j'opine 
qu'il soit sévèrement puni, qu'on ne lui permette 
plus de siéger en justice, qu'enfin, banni sans 
retard , il ait à vider l'Olympe en trois jours, et le 
ciel en un mois. 

Cet avis lut suivi tout d'une voix. A l'instant le 
Cyllénien% lui tordant le cou, le tire au séjour 

D*où nul, dit-on, ne retourna jamais. 

En descendant par la voie sacrée, ils trouvent 
un grand concours dont Mercure demande la 

* Je n*ai guère i>esoin, je crois, d'avertir que ce mot est pris 
îrooiqaement. Suétone, après avoir dit qu'en tout temps, en tout 
lieu, GUnde ëtoit toujours prêt à manger et boire, ajoute qu'un 
jour, ayant senti de son tribunal Todeur du diner des saliens, il 
planta là toute l'audience, et courut se mettre à table avec eux. 

' Mercure. 



Digitized by 



Google 



a64 TRADUCTION 

cause. Parions , dit-il , que c est sa pompe funèbre : 
et en efiet , la beauté du convoi , où largent n avoit 
pas été épargné, annonçoit bien lenterrement 
d'un dieu. Le bruit des trompettes, des cors, des 
instruments de toute espèce , et sur-tout de la 
foule, étoit si grand , que Claude lui-même pouvoit 
Tentendre. Tout le monde étoit dans lallégresse; 
le peuple romain marchoit légèrement comme 
ayant secoué ses fers. Agathon et quelques chica- 
neurs pleuroient tout bas dans le fond du cœur. 
Les jurisconsultes, maigres, exténués *, commeu- 
çoient à respirer, et sembloient sortir du tombeau. 
Un d entre eux , voyant les avocats la tête basse 
déplorer leur perte , leur dit en s approchant : 
Ne vous le disois-je pas, que les saturnales ne 
dureroient pas toujours? 

Claude en voyant ses funérailles comprit enfin 
qu'il étoit mort. On lui beugloit à pleine tête ce 
chant funèbre en jolis vers heptasyllabes. 

cris î ô perte ! ô douleurs ! 
De nos funèbres clameurs 
Faisons retentir la place: 
Que chacun se contrefasse: 
Crions d'un commun accord, 
Ciel ! ce grand homme est donc mort! 
Il est donc mort ce grand homme ! 
Hélas I vous savez tous comme, 

* Un juge qui navoit d'autre loi que sa volonté donnoit peu 
d'ouvrage à ces messieurs-là. 



Digitized by 



Google 



DE L'APOCOLOKINTOSIS. 265 

Sous la fbrcc de son bras, 
U mit tout le monde à bas. 
Falloit-il vaincre à la course; 
Falloit-il, jusque sous l'Ourse, 
Des Bretons presque ignorés, 
Du Gauce aux cbeveux dorés 
Mettre l'orteil à la cbaine^ 
Et sous la bâche romaine 
Faire trembler FOcéan; 
Falloit-il en moins d un an 
Dompter le Partbe rebelle; 
Falloit-il d'un bras fidèle 
Bander Tare, lancer des traits 
Sur des ennemis défaits. 
Et d'une audace guerrière 
Blesser le Mède au derrière; 
r^otre homme étoit prêt à tout. 
De tout il venoit à bouL 
Pleurons ce nouvel oracle. 
Ce grand prononceur d'arrêts , 
Ce Minos que par miracle 
Le ciel forma tout exprès. 
Ce phénix des beaux génies 
N'épuisoit point les parties 
En plaidoyers superflus ; 
Pour juger sans se méprendre 
Il lui suffisoit d'entendre 
Une des deux tout au plus. 
Quel autre toute l'année 
Voudra siéger désormais , 
Et n'avoir, dans la journée, 
De plaisir que les procès? 
Minos , cédez-lui la place ; 
Déjà son ombre vous chasse y 
Et va juger aux enfers. 
Pleurez, avocats à vendre; 



Digitized by 



Google 



266 TRADUCTION 

Vos cabinets soot déserts. 
Rimeurs qu'il daignoit entendre, 
A qui lirez-vous vos vers? 
Et vous qui compties d'avance 
Des cornets et de la chanœ 
Tirer un ample trésor, 
Pleurez , brelaudier célèbre ; 
Bientôt un bùcber funèbre, 
Va consumer tout votre or. 

Claude se délectoit à entendre ses louanges, et 
auroitbîen voulu s arrêter plus long-temps; mais 
le héraut des dieux, lui mettant la main au collet 
et lui enveloppant la tête de peur qu il ne £ùt 
reconnu, lentraina par le champ de Mars, et le 
fit descendre aux enfers entre le Tibre et la voie 
couverte. 

Narcisse, ayant coupépar un plus court chemin, 
vint frais, sortant du bain, au-devant de son 
maître, et lui dit: Comment! les dieux chez les 
hommes! Allons, allons, dit Mercure, qu'on se 
dépêche de nous annoncer. L autre voulant s a- 
muser à cajoler son maître, il le hâta d'aller à 
coups de caducée, et Narcisse partit sur-le-champ. 
La pente est si glissante , et Ton descend si facile- 
ment, que, tout goutteux qu'il étoit, il arrive en 
un moment à la porte des enfers. A sa vue, le 
monstre aux cent têtes dont parle Horace s'agite, 
hérisse ses horribles crins ; et Narcisse , accoutumé 
aux caresses de sa jolie levrette blanche, éprouva 



Digitized by 



Google 



DE L'APOCOLOKINTOSIS. 267 

quelque surprise à l'aspect d'un grand vilain chien 
noir à long poil, peu agréable à rencontrer dans 
Tobscurité. Il ne laissa pas pourtant de s'écrier à 
haute voix : Voici Claude César. Aussitôt une foule 
s'avance en poussant des cris de joie et chantant, 

Il vient, réjouissons-nous. 

Parmi eux étoient Caïus Silius, consul désigné, 
JuniusPraetorius, Sextius Trallus, Helvius Trogus, 
Gotta Tectus, Valens, Fabius, chevaliers romains 
que Narcisse avoit tous expédiés. Au milieu de la 
troupe chantante étoit le pantomime Mnester, à 
qui sa beauté avoit coûté la vie. Bientôt le bruit 
que Claude arrivoit parvint jusqu'à Messaline; et 
l'on vit accourir les premiers au-devant de lui ses 
afiranchis Polybe, Myron, Harpocrate, Amphaeus 
et Pheronacte, qu'il avoit envoyés devant pour 
préparer sa maison. Suivoient les deux préfets 
Justus Catonius , etRufus, fils de Pompée ; puis ses 
amis Saturnins Lucius, et Pedo Pompeius, et 
Lupus, et Geler Asinius, consulaires; enfin la fille 
de son frère, la fille de sa sœur, son gendre, son 
beau-père, sa bdle-mère, et presque tous ses 
parents. Toute cette troupe accourt au-devant de 
Claude , qui les voyant s'écria : Bon ! je trouve 
par-tout des amis! Par quel hasard êtes-vousici? 

Gomment, scélérat! dit Pedo Pompeius, par 
quel hasard? et qui nous y envoya que toi*-méme, 



Digitized by 



Google 



268 TRADUCTION 

bourreau de tous tes amis? Viens, viens devant le 
juge; ici je t'en montrerai le chemin. Il le mène 
au tribunal d'Éaque, lequel précisément se faîsolt 
rendre compte de la loi Cornelia sur les meurtriers. 
Pedo fait inscrire son homme, et présente une liste 
de trente sénateurs , trois cent quinze chevaliers 
romains, deux cent vingt-un citoyens, et d autres 
en nombre infini, tous tués par ses ordres. 

Claude , effrayé, tournoit les yeux de tous côtés 
pour chercher un défenseur; mais aucun ne se 
présentoit. Enfin P. Petronius, son ancien con- 
vive et beau parleur comme lui, requit vainement 
d'être admis à le défendre. Pedo l'accuse à gprands 
cris, Pétrone tâche de répondre; mais le juste 
Éaque le fait taire, et, après avoir entendu seule- 
ment Tune des parties , condamne laccusé en 
disant: 

Il est traité comme il traita les autres. 

A ces mots il se fit un grand silence. Tout le 
monde, étonné de cette étrange forme, la soute- 
noit sans exemple; mais Claude la trouva plus 
inique que nouvelle. On disputa long-temps sur 
la peine qui lui seroit imposée. Quelques uns 
disoient qu'il falloit faire un échange ; que Tantale 
mourroit de soif s'il n'étoit secouru ; qu'Ixion avoit 
besoin d'enrayer, et Sisyphe de reprendre haleine: 
mais comme relâcher un vétéran , c'eût été laisser 



Digitized by 



Google 



DE L'APOCOLOKINTOSIS. 269 

à Claude l'espoir d'obtenir un jour la même grâce, 
on aima mieux imaginer quelque nouveau sup- 
plice qui, l'assujettissant à un vain travail, irritât 
incessamment sa cupidité par une espérance illu- 
soire. Éaque ordonna donc qu'il jouât aux dés 
avec un cornet percé, et d'abord on le vit se tour- 
menter inutilement à courir après ses dés : 

Car à peine agitant le mobile cornet 

Aux dés prêts à partir il demande sonnet *, 

Que, malgré tous ses soins, entre ses doigts avides. 

Du cornet défoncé, panier des Danaides, 

Il sent couler les dés ; ils tombent, et souvent 

Sur la table, entraîné par ses gestes rapides, 

Son bras avec effort jette un cornet de vent. 

Ainsi pour terrasser son adroit adversaire' 

Sur l'arène un athlète, enflammé de colère. 

Du ceste qu'il élève espère le frapper; 

L'autre gauchit, esquive, a le temps d'échapper ; 

Et le coup, frappant l'air avec toute sa force. 

Au bras qui Ta porté donne une rude entorse. 

LÀ-dessus, Caligula, paroissant tout-à-coup, se 
mit à le réclamer comme son esclave. Ilproduisoit 
des témoins qui l'a voient vu le charger de soufflets 
et d'étri vières. A ussitôt il lui fut adjugé par Éaque ; 
et Caligula le donna à Ménandre son affranchi, 
pour en faire un de ses gens. 

' * Sonnet est ici pour la rime ; il faut sonnez. 
* rai pris la liberté de substituer cette comparaison à celle de 
Sisyphe, employée par Sénèque, et trop rebattue depuis cet auteur. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



« ■*^»»%^/»*»i^/^»^^^»l>^^»^^^/<,^^%/V%<%^'»^»/V%/»^'\^/%%^^'V^rfc 



LA REINE 

FANTASQUE', 

CONTE. 



Il y avoit autrefois un roi qui aimoit son peuple. . . 
Gela commence comme un conte de fée, inter- 
rompit le druide. C'en est un aussi, répondit 
Jalamir. Il y avoit donc un roi qui aimoit son 
peuple , et qui , par conséquent, en étoit adoré. Il 
avoit £siit tous ses efibrts pour trouver des ministres 
aussi bien intentionnés que lui ; mais ayant enfin 
reconnu la folie d une pareille recherche , il avoit 
pris le parti de faire par lui-même toutes les choses 
qu'il pouvoit dérober à leur malfaisante activité. 
Comme il étoit fort entêté du bizarre projet de 
rendre ses sujets heureux, il agissoit en consé- 
quence, et une conduite si singulière lui donrioit 
parmi les grands un ridicule ineffaçable. Le peuple 
lebénissoit; mais, à la cour, il passoit pour un 
fou. A cela près, il ne manquoit pas de mérite: 
aussi s*appeloit-il Phénix. 

* Jean- Jacques avoit parié qu*oii pouvoit faire nn conte suppor- 
table et même gai, sans intrigue^ sans amour, sans mariage et sans 
polissonnerie. La reine Fantasque fut le résultat de la ga£^eui*e. 
biélauges. 1 8 



Digitized by 



Google 



274 LA REINE FANTASQUE. 

Si ce prince étoit extraordinaire, il a voit une 
femme qui letoit moins. Vive, étourdie, capri- 
cieuse, folle par la tête, sage par le cœur, bonne 
par tempérament, méchante par caprice; voilà, 
en quatre mots , le portrait de la reine. Fantasque 
étoit son nom : nom célèbre qu elle avoit reçu de 
ses ancêtres en ligne féminine, et dont elle soute- 
noit dignement Thonneur. Cette personne si il- 
lustre et si raisonnable étoit le charme et le supplice 
de son cher époux; car elle laiinoit aussi fort 
sincèrement, peut-être à cause de la facilité qu elle 
avoit à le tourmenter. Malgré l'amour réciproque 
qui régnoit entre eux , ils passèrent plusieurs 
années sans pouvoir obtenir aucun fruit de leur 
union. Le roi en étoit pénétré de chagrin , et la 
reine sen mettoit dans des impatiences dont 
ce bon prince ne se ressentoit pas tout seul: elle 
s en prenoit à tout le monde de ce qu elle n'a voit 
point d enfants. Il n'y avoit pas un courtisan à 
qui elle ne demandât étourdiment quelque secret 
pour en avoir,- et qu'elle ne rendît responsable du 
mauvais succès. 

Les médecins ne furent point oubliés; car la 
reine avoit pour eux une docilité peu commune, 
et ils n'ordonnoient pas une drogue qu'elle ne jftt 
préparer très soigneusement, pour avoir le plaisir 
de la leur jeter au nez à l'instant qu'il la iàllott 
prendre. T^es derviches eurent leur tour; il fallut 



Digitized by 



Google 



LA REINE FANTASQUE. 275 

recourir aux neuvaines, aux vœux, sur-tout aux 
offrandes. Et malheur aux desservants des temples 
où sa majesté alloit en pèlerinage ! elle fourrageoit 
tout; et, sous prétexte daller respirer un air pro- 
lifique, elle ne manquoit jamais de mettre sens 
dessus dessous toutes les cellules des moines. Elle 
portolt aussi leurs reliques, et safFubloit alter- 
nativement de tous leurs différents équipages: 
tantôt c etoit un cordon blanc , tantôtune ceinture 
de cuir, tantôt un capuchon , tantôt un scapulaire ; 
il n y avoit sorte de mascarade monastique dont 
sa dévotion ne s avisât; et comme elle avoit un 
petit air éveillé quik rendoit charmante sous tous 
ces déguisements , elle n en quittoit aucun sans 
avoir eu soin de s y faire peindre. 

Enfin, à force de dévotions si bien faites, à 
force de médecines si sagement employées , le ciel 
et la terre exaucèrent les vœux de la reine ; elle 
devint grosse au moment qu on commençoit à en 
désespérer. Je laisse à deviner la joie du roi et celle 
du peuple. Pour la sienne , elle alla , comme toutes 
ses passions, jusqua lextravagance : dans ses 
transports, elle cassoit et brisoit tout; elle em- 
brassoit indifféremment tout ce qu elle rencon- 
troit, hommes, femmes, courtisans , valets : c etoit 
risquer de se faire étouffer que se trouver sur son 
passage. Elle ne connoissoit point, disoit-elle, de 
ravissement pareil à celui d'avoir un enfant à qui 

18. 



Digitized by 



Google 



276 LA REINE FANTASQUE. 

elle pût donner le fouet tout à son aise dans ses 

moments de mauvaise humeur. 

Comme ta grossesse de la reine avoit été long- 
temps inutilement attendue, elle passoit pour un 
de ces événements extraordinaires dont tout le 
monde veut avoir Thonneur. Les médecins 1 at- 
tribuoient à leurs drogues, les moines à leurs 
reliques, le peuple à ses prières, et le roi à son 
amour. Chacun s'intéressoit à lenfent qui devoit 
nattre, comme si c eût été le sien; et tous faisoient 
des vœux sincères pour Theureuse naissance du 
prince, car on en vouloit un; et le peuple, les 
grands, et le roi , réunissoient leurs désirs sur ce 
point. La reine trouva fort mauvais qu on s avisât 
de lui prescrire de qui elle devoit accoucher, 
et déclara quelle prétendoit avoir une fiUe, 
ajoutant qu'il lui paroissoit assez singulier que 
quelqu un osât lui disputer le droit de disposer 
dun bien qui nappartenoit incontestablement 
qu'à elle seule. 

Phénix voulut en vain lui faire entendre raison : 
elle lui dit nettement que ce n etoit point là ses 
affaires, et s enferma dans son cabinet pour bou- 
der; occupation chérie à laquelle elle employoît 
régulièrement au moins six mois de Tannée. Je 
dis six mois, non de suite, c'eût été autant de re- 
pos pour son mari, mais pris dans des intervalles 
propres à le chagriner. 



Digitized by 



Google 



LA REINE FANTASQUE. 277 

Le roi comprenoit fort bien que les caprices de 
la mère ne détermineroient pas le sexe de lenfant ; 
mais il étcdt au désespoir qu elle donnât ainsi ses 
travers en spectacle à toute la cour. Il eût sacrifié 
tout au monde pour que Festime universelle eût 
justifié lamour qu'il avoit pour elle; et le bruit 
qu'il fit mal à propos en cette occasion ne fut pas 
la seule folie que lui eût fait faire le ridicule espoir 
de rendre sa femme raisonnable. 

Ne sachant plus à quel saint se vouer, il eut 
recours à la fée Discrète son amie, et la protec- 
trice de son royaume. La fée lui conseilla de 
prendre les voies de la douceur, cest-à-dire de 
demander excuse à la reine. Le seul but, lui dit- 
elle, de toutes les Êmtaisies des femmes est de 
désorienter un peu la morgue masculine, et 
d'accoutumer Ie$ hommes à Fobéissance qui leur 
convient. Le meilleur moyen que vous ayez de 
guérir les extravagances de votre femme est d ex- 
travaguer avec elle. Dès le moment que vous 
cesserez de contrarier ses caprices, assurez-vous 
qu'elle cessera d'en avoir, et qu'elle n'attend, 
pour devenir sage, que de vous avoir rendu bien 
complètement fou. Faites donc les choses de 
bonne grâce , et tâchez de céder en cette occasion , 
pour obtenir tout ce que vous voudrez dans une 
autre. Le roi crut la fce; et, pour se conformer à 
son avis, s'étant rendu au cercle de la reine, il 



Digitized by 



Google 



2^8 LA REINE FANTASQUE, 

la prit à part, lui dit tout bas quil étoit fèché 
d'avoir contesté contre elle mal à propos , et qu'il 
tâcheroit de la dédommager à la venir, par sa 
complaisance, de Thumeur qu'il pouvoit avoir 
mise dans ses discours en disputant impoliment 
contre elle. 

Fantasque, qui craignit que la douceur de 
Phénix ne la couvrît seule de tout le ridicule de 
cette affaire, se hâta de lui répondre que sous 
cette excuse ironique elle voyoit encore plus 
d'orgueil que dans les disputes précédentes ; mais 
que, puisque les torts d'un mari nautorisoîent 
point ceux d'une femme, elle se hâtoit de céder 
en cette occasion comme elle avoit toujours fait. 
Mon prince et mon époux, ajouta-t-elle tout haut, 
m'ordonne d'accoucher d'un garçon, et je sais 
trop bien mon devoir pour manquer d'obéir. Je 
n'ignore pas que quand sa majesté m^honore des 
marques de sa tendresse, c'est moins pour Famour 
de moi que pour celui de son peuple, dont 
l'intérêt ne l'occupe guère moins la nuit que le 
jour; je dois imiter un si noble désintéressement, 
et je vais demander au divan un mémoire 
instructif du nombre et du sexe des enfants qui 
conviennent à la famille royale; mémoire impoi^ 
tant au bonheur de l'état, sur lequel toute reine 
doitapprendreà régler sa conduite pendantla nuit. 

Ce beau soliloque fut écouté de tout le cercle 



Digitized by 



Google 



LA REINE FANTASQUE. 279 

avec beaucoup d'attention, et je vous laisse à 
penser combien d'éclats de rire furent assez 
maladroitement étouffés. Ab ! dit tristement le 
roi en sortant et haussant les épaules, je vois bien 
que, quand on a une femme folle, on ne peut 
éviter d être un sot. 

La fée Discrète , dont le sexe et le nom con- 
trastoient quelquefois plaisamment dans son 
caractère, trouva cette querelle si réjouissante, 
qu'elle résolut de s en amuser jusqu'au bout. Elle 
dit publiquement au roi qu elle avoit consulté les 
comètes qui président à la naissance des princes , 
et qu elle pouvoit lui répondre que lenfant qui 
naitroit de lui seroit un garçon; mais en secret 
elle assura la reine qu elle auroit une fille. 

Cet avis rendit tout- à -coup Fantasque aussi 
raisonnable qu'elle avoit été capricieuse jusqu'a- 
lors. Ce fut avec une douceur et une complaisance 
infinies qu'elle prit toutes les mesures possibles 
pour désoler le roi et toute la cour. Elle se hâta de 
faire feire une layette des plus superbes , affectant 
de la rendre si propre à un garçon , qu'elle devînt 
ridicule à une fille: il fallut, dans ce dessein, 
changer plusieurs modes; mais tout cela ne lui 
coûtoit rien. Elle fit préparer un beau collier de 
Tordre , tout brillant de pierreries , et voulut 
absolument que le roi nommât d'avance le gou- 
verneur et le précepteur du jeune prince. 



Digitized by 



Google 



28o LA REINE FANTASQUE. 

Sitôt qu elle fut sûre d avoir une fille, elle ne 
parla que de son fils , et n'omit aucune des pré- 
cautions inutiles qui pouvoient faire oublier 
celles qu'on auroit dû prendre. Elle rioit aux 
éclats en se peignant la contenance étonnée et 
bête qu auroient les grands et les magistrats qui 
dévoient orner ses couches de leur présence. Il 
me semble, disoit-elle à la fée, voir dun côté 
notre vénérable chancelier arborer de grandes 
lunettes pour vérifier le sexe de lenfant, et de 
lautre, sa sacrée majesté baisser les yeux et dire 
en balbutiant : « Je croyois,... la fée m avoit pour- 
« tant dit.... Messieurs, ce n est pas ma faute; » et 
d autres apophthegmes aussi spirituels, recueillis 
par les savants de la cour, et bientôt portés jus- * 
qu aux extrémités des Indes. 

Elle se représentoit avec un plaisir malin le 
désordre et la confusion que ce merveilleux 
événement alioit jeter dans toute rassemblée. EUe 
se figuroit d avance les disputes, l'agitation de 
toutes les dames du palais, pour réclamer, ajuster, 
concilier en ce moment imprévu , les droits de 
leurs importantes charges , et toute la cour en 
mouvement pour un béguin. 

Ce fut aussi dans cette occasion qu'elle inventa 
le décent et spirituel usage de faire haranguer 
par les magistrats en robe le prince nouveau-né. 
Phénix voulut lui représenter que c etoit avilir la 



Digitized by 



Google 



LA REINE FANTASQUE. 281 

magistrature à pure perte, et jeter un comique 
extravagant sur tout le cérémonial de la cour, que 
d aller en grand appaj^eil étaler du phébus à un 
petit marmot avant qu'il le pût entendre , ou du 
moins y répondre. 

Eh! tant mieux! reprit vivement la reine, tant 
mieux pour votre fils 1 Ne seroit-il pas trop heu- 
reux que toutes les bêtises qu'ils ont à lui dire 
fussent épuisées avant qu'il les entendit ! et vou- 
driez-vous qu'on lui gardât pour Tàge de raison 
des discours propres à le rendre fou? Pour Dieu , 
laissez-les haranguer tout leur bien-aise , tandis 
qu'on est sûr qu'il n'y comprend rien, et qu'il en 
a l'ennui de moins: vous devez savoir de reste 
qu'on n'en est pas toujours quitte à si bon marché. 
11 en feUut passer par-là; et, de l'ordre exprès de 
sa majesté, les présidents du sénat et des académies 
commencèrent à composer, étudier, raturer, et 
feuilleter leur Vaumorière et leur Démosthène, 
pour apprendre à parler à un embryon. 

Enfin le moment critique arriva. La reine 
sentit les premières douleurs avec des transports 
dejoie donton ne s'avise guèreen pareille occasion. 
Elle se plaignoit de si bonne grâce , et pleuroit 
d'un air si riant, qu'on eût cru que le plus grand 
de ses plaisirs étoit celui d'accoucher. 

Aussitôt ce fut dans tout le palais une rumeur 
épouvantable. Les uns couroient chercher le roi , 



Digitized by 



Google 



a8a I.A REINE FANTASQUE, 

d autres les princes , d autres les ministres , d autres 
le sénat; le plus grand nombre et les plus pressés 
alloient pour aller, et roulant leur tonneau comme 
Diogène, avoient pour toute af&ire de se donner 
un air afiairé. Dans lempressement de rassembler 
tant de gens nécessaires, la dernière personne à 
qui Ton songea fut laccoucheur, et le roi, que son 
trouble mettoit hors de lui , ayant demandé par 
mégarde une sage-femme, cette inadvertance 
excita parmi les dames du palais des ris immodérés , 
qui, joints à la bonne humeur de la reine, firent 
laccouchement le plus gai dont on eût jamais 
entendu parler. 

Quoique Fantasque eût gardé de son mieux le 
secret de la fée, il navoit pas laissé de transpirer 
parmi les femmes de sa maison; et celles-ci le 
gardèrent &i soigneusement elles-mêmes, que le 
bruit fut plus de trois jours à s en répandre par 
toute la ville : de sorte qu'il n'y avoit depuis long- 
temps que le roi seul qui n'en sût rien. Chacun 
étoit donc attentif à la scène qui se préparoit; 
l'intérêt public fournissant un prétexte à tous les 
curieux de s'amuser aux dépens de la famille 
royale, ils se faisoient une fête d'épier la conte- 
nance de leurs majestés , et de voir comment , avec 
deux promesses contradictoires, la fée pourroit se 
tirer d'affaire, et conserver son crédit. 

Oh çà , monseigneur, dit Jalamir au druide en 



Digitized by 



Google 



LA REINE FANTASQUE. 283 

s'interrompant, convenez qu'il ne tient qu a moi 
de vous impatienter dans les règles; car vous 
sentez bien que voici le moment des digressions, 
des portraits, et de cette multitude de belles 
choses que tout auteur homme d'esprit ne manque 
jamais d employer à propos dans lendroit le plus 
intéressant pour amuser ses lecteurs. Comment! 
par Dieu, dit le druide, t'imagines-tu qu'il y en 
ait d'assez sots pour lire tout cet esprit-là? 
Apprends qu'on a toujours celui de le passer, et 
qu'en dépit de monsieur l'auteur on a bientôt 
couvert son étalage des feuillets de son livre. Et 
toi qui fais ici le raisonneur, penses-tu que tes 
propos vaillent mieux que l'esprit des autres , et 
que, pour éviter l'imputation d'une sottise, il 
suffise de dire qu'il ne tiendroitqu à toi de la faire? 
Vraiment il nefalloit que le dire pour le prouver; 
et malheureusement je n'ai pas , moi, la ressource 
de tourner les feuillets. Consolez- vous, lui dit 
doucement Jalamir ; d'autres les tourneront 
pour vous si jamais on écrit ceci. Cependant 
considérez que voilà toute la cour rassemblée 
dans la chambre de la reine ; que c'est la plus 
belle occasion que j'aurai jamais de vous peindre 
tant d'illustres originaux, et la seule peut-être 
que vous aurez de les connoître. Que Dieu t'en- 
tende! repartit plaisamment le druide; je ne les 
connoitrai que trop par leurs actions: fais-les 



Digitized by 



Google 



284 LA REINE FANTASQUE, 

donc agir si ton histoire a besoin d'eux, et n^en 
dis mot s'ils sont inutiles : je ne veux point d'autres 
portraits que les faits. Puisqu'il n'y a pas moyeo , 
dit Jalamir, d'égayer mon récit par un peu de 
métaphysique, j'en vais tout bêtement reprendre 

le fil. Mais conter pour conter est d'un ennui 

Vous ne savez pas combien de belles choses vous 
allez perdre. Aidez-moi, je vous prie, à me 
retrouver; car l'essentiel m'a tellement emporté, 
que je ne sais plus à quoi j'en étois du conte. 

A cette reine, dit le druide impatienté, que tu 
as tant de peine à faire accoucher, et avec laquelle 
tu me tiens depuis une heure en travail. Oh! oh! 
reprit Jalamir, croyez-vous que les enfents des 
rois se pondent comme des œufs de grives? Vous 
allez voir si ce n'étoit pas bien la peine de pérorer, 
lia reine donc, après bien des cris et des ris, tira 
enfin les curieux de peine et la fée d'intrigue, en 
mettant au jour une fille et un garçon plus beaux 
que la lune et le soleil, et qui se ressembloient sî 
fort qu'on avoit peine à les distinguer, ce qui fit 
que dans leur enfance on se plaisoit à les habiller 
de même. Dans ce moment si désiré, le roi, sortant 
de la majesté pour se rendre à la nature , fit des 
extravagances qu'en d'autres temps il n'eût pas 
laissé foire à la reine; et le plaisir d'avoir des 
enfonts le rendoit si enfant lui-même, qu'il 
courut sur son balcon crier à pleine tête : <* Mes 



Digitized by 



Google 



LA REINE FANTASQUE. 285 

M amis, réjouisseat-vous tous; il vient de me naitre 
te un fils, et à vous un père, et une fille à ma 
u femme. » La reine, qui se trouvoit pour la 
première fois de sa vie à pareille fête, ne s aperçut 
pas de tout Touvrage qu elle avoit fait, et la fée, 
qui connoissoit son esprit fantasque, se contenta, 
conformément à ce quelle avoit désiré, de lui 
annoncer dabord une fille. La reine se la fit 
apporter, et, ce qui surprit fort les spectateurs, 
elle lembrassa tendrement à la vérité, mais les 
larmes aux yeux, et avec un air de tristesse qui 
cadroit mal avec celui qu elle avoit eu jusqu'alors. 
J ai déjà dit qu elle aimoit sincèrement son époux ; 
elle avoit été touchée de Tinquiétude et de l'atten- 
drissement qu elle avoit lu dans ses regards durant 
ses souffrances. Ell^ avoit fait, dans un temps à la 
vérité singulièrement choisi, des réflexions sur la 
cruauté qu'il y avoit à désoler un mari si bon; et, 
quand on lui présenta sa fille, elle ne songea qu'au 
regret qu'auroit le roi de n'avoir pas un fils. Discrète, 
à qui l'esprit de son sexe et le doa de féerie appre- 
noient à lire facilement dans les cœurs, pénétra sur- 
le-champ ce qui se passoit dans celui de la reine ; et , 
n'ayant plus de raison pour lui déguiser la vérité , 
elle fit apporter le jeune prince. La reine, revenue 
de sa surprise, trouva l'expédient si plaisant 
qu'elle en fit des éclats de rire dangereux dans 
l'état où elle étoit. Elle se trouva mal. On eut 



Digitized by 



Google 



288 LA REINE FANTASQUE. 

n envoie personne en enfer pour le bien de son 

I ame, où Ton ne s'avise point de < regarder au 

I prépuce des gens pour les damner ou les absoudre 

et où la mitre et le turban vert couvrent également 

/ les têtes sacrées , pour servir de signalement aux 

yeux des sages et de parure à ceux des sots. 

Je sais bien que les lois de la géographie, qui 
règlent toutes les religions du monde, veulent 
que les deux nouveau -nés soient musulmans; 
mais on ne circoncit que les mâles , et j'ai besoin 
que mes jumeaux soient administrés tous deux; 

• ainsi trouvez bon que je lés baptise. Fais, lais, 

dit le druide; voilà, foi de prêtre, un choix le 
mieux motivé dont j aie entendu parler de ma 
vie. 

La reine, qui se plaisoit à bouleverser toute 
étiquette, voulut se lever au bout de six jours, et 
sortir le septième, sous prétexte qu'elle se portoit 
bien. En effet , ellenourrissoitsesenfants ; exemple 
odieux, dont toutes les femmes lui représentèrent 
très fortement les conséquences. Mais Fantasque, 
qui craignoit les ravages du lait répandu, soutint 
qu'il n'y a point de temps plus perdu pour le 
plaisir de la vie que celui qui vient après la mort, 
que le sein d'une femme morte ne se flétrit pas 
moins que celui d'une nourrice , ajoutant d'un ton 
de duègne qu'il n'y a point de si belle gorge aux 
yeux d'un mari que celle d'une mère qui nourrit 



Digitized by 



Google 



LA REINE FANTASQUE. a8g 

ses enfants. Cette intervention des maris dans des 
soins qni les regai*dent si peu fit beaucoup rire 
les dames; et la reine , trop jolie pour Têtre impu- 
nément , leur parut dès-lors , malgré ses caprices^ 
presque aussi ridicule que son époux, quelles 
appeloient par dérision le bourgeois de Vau- 
girard. 

Je te vois venir, dit aussitôt le druide; tu voudrois 
me donner insensiblement le rôle de Schah-Bahan, 
et me faire demander s'il y a aussi un Yaugirard 
aux Indes comme un Madrid au bois de Boulogne, 
un Opéra dans Paris, et un philosophe à la cour. 
Mais poursuis ta rapsodie, et ne me tends plus 
de ces pièges; car n'étant ni marié, ni sultan, ce 
n est pas la peine d'être un sot. 

Enfin, dit Jalamir sans répondre au druide, tout 
étant prêt, le jour fut pris pour ouvrir les portes 
du ciel aux deux nouveau-nés. La fée se rendit de 
bon matin au palais, et déclara aux augustes époux 
qu elle alloit faire à chacun de leurs enfants un 
présent digne de leur naissance et de son pouvoir. 
Je veux, dit-elle, avant que Teau magique les 
dérobe à ma protection , les enrichir de mes dons, 
et leur donner des noms plus efficaces que ceux 
de tous les pieds plats du calendrier, puisqu'ils 
exprimeront les perfections dont j'aurai soin de 
les douer en même temps; mais, comme vous 
devez connottre mieux que moi les qualités qui 

MKLABOBS. '9 



Digitized by 



Google 



3I90 LA REINE FANTASQUE, 

conviennent au bonheur de votre £imiile et de 
vos peuples, choisissez vous-mêmes, et fidtes ainsi 
d un seul acte de volonté sur chacun de vos deux 
enfants ceque vingt ans d'éducation font rarement 
dans la jeunesse, et que la raison ne fait phisdjuis 
un àçe avancé. 

Aussitôt {prande altercation entre les deux époux. 
La reine prétendoit seule régler à sa fantaisie le 
caractère de toute sa famille; et le bon prince, 
qui sentoit toute Timportance d un pareil choix , 
n avoit garde de labandonner au caprice d'une 
femme dont il adoroit les folies sans les partager. 
Phénix vouloit des enfants qui devinssent un jour 
des gens raisonnables : Fantasque aimoit mieux 
avoir de jolis enfants; et, pourvu qu'ils brillassent 
à six ans , elle s embarrassoit fort peu qulls fussent 
des sots à trente. La fée eut beau s'efforcer de 
mettre leurs maj estes d'accord , bientôt le caractère 
des nouveau-nés ne fut plus que le prétexte de la 
dispute ; et il n'étoit pas question d'avoir raison , 
mais de se mettre l'un l'autre à la raison. 

Enfin Discrète imagina un moyen de tout 
ajuster sans donner le tort à personne; ee lut 
que chacun disposât à son gré de l'enfant de son 
sexe. Le roi approuva un expédient qui pourvoyoit 
à l'essentiel, en mettant à couvert des bizarres 
souhaits de la reine l'héritier présomptif de la 
couronne; et voyant les deux en£Bints sur les 



Digitized by 



Google 



LA REINE FANTASQUE. acji 

genoicc de levr {[ouyemante, il se hâta de s emparer 
do prince, non sans regarder sa sœur d un œil de 
commisération.. Mais Fantasque, d autant plus 
matinée qu^elle avoit moins raison de letre, courut 
comme une emportée à la jeune princesse, et la 
prenant aussi dans ses bras : Vous vous unissez 
tous, dit- elle, pour m excéder; mais, afin que 
les caprices du roi tournent malgré lui-même au 
profit dun de ses enfants, je déclare que je de- 
mande pour celui que je tiens tout le contraire 
de ce quil demandera pour lautre. Choisissez 
maintenant, dit-elle au roi dun air de triomphe; 
et puisque vous trouvez tant de charmes à tout 
diriger, décidez d'un seul mot le sort de votre 
fimille entière. La fée et le roi tâchèrent en vain 
de la dissuader dune résolution qui mettoit ce 
prince dans un étrange embarras ^ elle n en voulut 
jamais démordre, et dit quelle sefélieitoit beau- 
coup d un expédient qui feroit rejaillir sur sa fille 
tout le mérite que le roi ne sauroit pas donner à 
son fils. Ah ! dit ce prince outré de dépit, vous 
n'avez jamais eu pour votre fille que de la version, 
et vous le prouvez dans Toccasion la plus impor- 
tante de sa vie ; mais , ajouta-t-il dans un transport 
de colère dont il ne fut pas le maître, pour la 
rendre parfeite en dépit de vous, je demande que 
cet en£EiDt-ci vous ressemble. Tant mieux pour 
voua et pour lui, reprit vivement la reine, mais 

19. 



Digitized by 



Google 



agi LA REINE FANTASQUE, 

je serai vengée, et votre fille vous ressemblera. 
A peine ces mots furent- ils lâchés de part et 
d autre avec une impétuosité sans égale, que le 
roi, désespéré de son étourderie, les eût bien 
voulu retenir; mais cen étoit fait, et les deux 
enfants étoient doués sans retour des caractères 
demandés. Le garçon reçut le nom de prince 
Caprice; et la fille s appela la princesse Raison, 
nom bizarre quelle illustra si bien, qu aucune 
femme n osa le porter depuis. 

Voilà donc le futur successeur au trône orné 
de toutes les perfections dune jolie femme, et la 
princesse sa sœur destinée à posséder un jour 
toutes les vertus d'un honnête homme et les 
qualités dun bon roi; partage qui ne paroissoit 
pas des mieux entendus, mais sur lequel on ne 
pouvoit plus revenir. Le plaisant fut que lamour 
mutuel des deux époux agissant en cet instant 
avec toute la force que lui rendoient toujours, 
mais souvent trop tard , les occasions essentielles, 
et la prédilection ne cessant d agir, chacun trouva 
celui de ses enfants qui devoit lui ressembler le 
plus mal partagé des deux, et songea moins à le 
féliciter qu a le plaindre. Le roi prit sa fille dans 
ses bras , et la serrant tendrement : Hélas ! lui 
dit-il , que te serviroit la beauté même de ta mère 
sans son talent pour la faire valoir? Tu seras trop 
raisonnable pour faire tourner la tête à personne. 



Digitized by 



Google 



LA REINE FANTASQUE. 29 

Fantasque, plus circonspecte sur ses propres 
vérités , ne dit pas tout ce qu elle pensoit de la 
sag^esse du roi futur; mais il étoit aisé de douter, 
à lair triste dont elle le caressoit, quelle eût au 
fond du cœur une g;rande opinion de son partage. 
Cependant le roi, la regardant avec une sorte de 
confusion, lui fit quelques reproches sur ce qui 
setoit passé. Je sens mes torts, lui dit-il, mais 
ils sont votre ouvrage; nos enfants auroient valu 
beaucoup mieux que nous, vous êtes cause qu'ils 
ne feront que nous ressembler. Au moins, dit-elle 
aussitôt en sautant au cou de son mari, je suis 
sûre qu'ils s aimeront autant qu'il est possible. 
Phénix , touché de ce qu'il y avoit de tendre dans 
cette saillie, se consola par cette réflexion qu'il 
avoit si souvent occasion de faire, qu'en effet la 
bonté naturelle et un cœur sensible suffisent pour 
tout réparer. 

Je devine si bien tout le reste , dit le druide à 
Jalamir en l'interrompant, que j'achèverois le 
conte pour toi. Ton prince Caprice fera tourner 
la tête à tout le monde, et sera trop bien l'imita- 
teur de sa mère pour n'en pas être le tourment. 
Il bouleversera le royaume en voulant le réformer. 
Pour rendre ses sujets heureux, il les mettra au 
désespoir, s'en prenant toujours aux autres de ses 
propres torts: injuste pour avoir été imprudent, 
le regret de ses fautes lui en fera commettre de 



Digitized by 



Google 



294 LA REINE FANTASQUE, 

nouvelles. Comme la sagesse ne le conduira jamais, 
le bien qu'il voudra faire augmentera le mal qu'il 
aura fait. En un mot, quoique au fond il soit 
bon, sensible et généreux, ses vertus mêmes lui 
tourneront à préjudice, et sa seule étourderie, 
unie à tout son pouvoir, le fera plus haïr que 
nauroit fait une méchanceté raisonnée. D'un 
autre côté, ta princesse Raison, nouvelle héroïne 
du pays des fées , deviendra un prodige de sagesse 
et de prudence; et , sans avoir d^adorateurs , se fera 
tellement adorer du peuple, que chacun fera des 
vœux pour être gouverné par elle : sa bonne con- 
duite, avantageuse à tout le monde et à elle-même, 
ne fera du tort qu a son frère, dont on opposera 
sans cesse les travers à ses vertus, et à qui la 
prévention publique donnera tous les défauts 
quelle n'aura pas, quand même il ne les auroit 
pas lui-même. Il sera question d'intervertir l'ordre 
de la succession au trône, d'asservir la marotte à 
la quenouille, et la fortune à la raison. Les doc- 
teurs exposeront avec emphase les conséquences 
d'un tel exemple, et prouveront qu'il vaut mieux 
que le peuple obéisse aveuglément aux enragés 
que le hasard peut lui donner pour maîtres que 
de se choisir lui-même des chefs raisonnables; 
que , quoiqu'on interdise à un fou le gouvernement 
de son propre bien , il est bon de lui laisser la 
suprême disposition de nos biens et de nos vies ; 



Digitized by 



Google 



LA REINE FANTASQUE. agS 

<]ue le plu$ insensé des hommes est encore pré* 
fiérable à la plus sage des femmes ; et que, le mâle 
ou le premier né fût-il un singe ou un loup, il 
Êiudroit en bonne politique qu'une héroïne ou 
un ange, naissant après lui, obéit à ses volontés. 
Objections et répliques de la part des séditieux , 
dans lesquelles Dieu sait comme on verra briller 
ta sophistique éloquence; car je te connois, cest 
sur» tout à médire de ce qui se £aiit que ta bile 
s'enfaale avec volupté; et ton amère franchise 
semble se réjouir de la méchanceté des hommes, 
par le plaisir qu'elle prend à la leur reprocher. 

Tubleu! père druide, comme vous y allez! dit 
Jalamir tout surpris; quel flux de paroles! Où 
diable avez- vous pris de si belles tirades? Vous 
ne prêchâtes de votre vie aussi bien dans le bois 
sacré, quoique vous n'y parUez pas plus vrai Si 
je vous laissois faire, vous changeriez bientôt un 
conte de fées en un traité de pohtique, et Ion 
trouveroit quelque jour, dans les cabinets des 
princes, Barbe-Bleue ou Peau-d'Ane, au lieu de 
Machiavel. Mais ne vous mettez point tant en 
frais pour deviner la fin de mon conte. 

Pour vous montrer que les dénouements ne me 
manquent pas au besoin , j en vais dans quatre 
mots expédier un, non pas aussi savant que le 
vôtre, mais peut-être aussi naturel, et à coup sûr 
plus imprévu. 



Digitized by 



Google 



agô LA REINE FANTASQUE: 

Vous saurez donc que les deux enfants jumeaux 
étant, comme je lai remarqué, fort semblables de 
figure, et de plus habillés de même , le roi , croyant 
avoir pris son fils, tenoit sa fille entre ses bras au 
moment de Tinfluence; et que la reine, trompée 
par le choix de son mari, ayant aussi pris son fils 
pour sa fille, la fée profita de cette erreur pour 
douer les deux enfants de la manière qui leur 
convenoit le mieux. Caprice fut donc le nom de 
la princesse, Raison celui du prince son frère; et, 
en dépit des bizarreries de la t*eine , tout se trouva 
dans Tordre naturel. Parvenu au trône après la 
mort du roi. Raison fit beaucoup de bien et^fbrt 
peu de bruit, cherchant plutôt à rempUr ses 
devoirs qua s'acquérir de la réputation; il ne fit 
ni guerre aux étrangers, ni violence à ses sujets, 
et reçut plus de bénédictions que d'éloges. Tous 
les projets formés sous le précédent régne furent 
exécutés sous celui-ci ; et en passant de la domi- 
nation du père sous celle du fils, les peuples deux 
fois heureux crurent n'avoir pas changé de maître. 
La princesse Caprice, après avoir fait perdre la 
vie ou la raison à des multitudes d'amants tendres 
et aimables, fut enfin mariée à un roi voisin, 
qu elle préféra parcequ'il portoit la plus longue 
moustache, et sautoit le mieux à cloche-pied. Pour 
Fantasque, elle mourut d une indigestion de pieds 
de perdrix en ragoût qu'elle voulut manger avant 



Digitized by 



Google 



LA REINE FANTASQUE. 297 

de se mettre au lit, où le roi se morfondoit à 
lattendre, un soir qu a force d ag;acerie$ elle lavoit 
engagé à venir coucher avec elle. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



RÉFUTATION 

DU LIVRE 

DE L'ESPRIT. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



NOTES 

EN RÉFUTATION DE L'OUVRAGE D'HELVÉTIUS 

INTITULÉ 

DE L'ESPRIT'. 



Le g[rand but de M. Helvétius dans son ouvrage 
est de réduire toutes les facultés de Thomme à 
une existence purement matérielle. Il débute par 
avancer, tom. I^disc. i,chap. i, pag. 190^, «que 
« nous avons en nous deux facultés , ou , s'il lose 
« dire, deux puissances passives; la sensibilité pby- 
«sique et la mémoire; et il définit la mémoire 
« une sensation continuée , mais afFoiblie. » A quoi 
Rousseau répond: «Il me semble qu'il faudroit 
« distinguer les impressions purement organiques 
«et locales des impressions qui affectent tout 

' Ce soDt les notes critiques que Jean-Jacques avoit mises en 
marçe de Texemplaire in-4*9 9^^ '^^ avoit donné Helvétius, et 
qu'il ne voulut pas publier parceque Touvraçe fut condamné. Les 
Beman^ues de Bousseau doivent être de lySS, puisque le livre de 
tEsprit parut cette année. Voyez dans la Correspondance la lettre 
dn 7 février 1767 à M. Davenport. (Note de M. Musset-Pathay. ) 

' * Les reDTois de ces paçes et de ces volumes se rapportent à 
l'édition en i4 volumes in-i8, imprimée par P. Oidot aine. 



Digitized by 



Google 



3o2 RÉFUTATION 

u Tindividu; les premières ne sont que de sini|fo 
M sensations; les autres sont des sentiments. » Et 
un peu plus bas il ajonte: « Non pas, la mémoire 
tf est la faculté de se rappeler la sensation , mais la 
<f sensation, même afïbiblie, ne dure pas conti- 
«( nuellement. » 

« La mémoire , continue Helvétius , tom. 1 , 
« dise. I , chap. i , p. 2o3 , ne peut être qu'un des 
« organes de la sensibilité pbysique : le principe 
« qui sent en nous doit être nécessairement le 
<c principe qui se ressouvient, puisque se resscuve- 
tf nir, comme je vais le prouver, n est proprement 
u que sentir. » « Je ne sais pas encore, dit Rousseau, 
« comme il va prouver cela ; mais je sais bien qae 
u sentir Tobjet présent, et sentir 1 objet absent, 
u sont deux opérations dont la différence mérite 
« bien d être examinée. » 

« Lorsque, par une suite de mes idées ^ ajoute 
«Fauteur, tom. I, dise, i, chap. i , p. 206, ou 
u par lebranlement que certains sons causent dans 
i< lorgane de mon oreille , je me rappelle Timage 
" d'un chêne; alors, mes organes intérieurs doivent 
«( nécessairement se trouver à-peu-près dans la 
« même situation où ils étoient à la vue de ce 
u chêne : or, cette situation des organes doit in- 
« contestablement produire une sensation; il est 
« donc évident que se ressouvenir, c est sentir. » 

« Oui , dit Rousseau , vos organes intérieurs se 



Digitized by 



Google 



DU LIVRE DE L ESPRIT. 3o3 

u trouvent à la vérité dans la même situation où 
u ils étoient à la vue du chêne , mais par Feffet 
a d une opération très différente. » Et quant à ce 
que vous dites que cette situation doit produire 
une sensation, u Qu appelez-vous sensation? dit-*il. 
«Si une sensation est l'impression transmise par 
K lorgane extérieur à lorgane intérieur, la situa- 
tf tion de lorgane intérieur a beau être supposée 
« la même, celle de lorgane extérieur manquant, 
« ce défaut seul suffit pour distinguer le souvenir 
« de la sensation. Bailleurs, il nest pas vrai que 
« la situation de Torgane intérieur soit la même 
« dans la mémoire et dans la sensation ; autrement 
«il seroit impossible de distinguer le souvenir 
« de la sensation d avec la sensation. Aussi 1 auteur 
« se sauve-t-il par un à-peu-prèS; mais une situation 
« d organes qui n est qu a-peu-près la même ne 
« doit pas produire exactement le même eifet. » 

«U est donc évident, dit Helvétius, tom. I, 
« dise. 1 , ch. 1, p. 207, quese ressouvenir c est sen- 
ti tir. » « 11 y a cette différence , répand Rousseau, 
« que la mémoire produit une sensation semblable 
« et non pas le sentiment, et cette autre différence 
«encore , que la cause n est pas la même. » 

L auteur , tom. I , dise, i , chap. i , p. 207 , 
ayant posé son principe, se croit en droit de con- 
clure ainsi : « Je dis encore que c est dans la capacité 
« que nous avons d apercevoir les ressemblances 



Digitized by 



Google 



3o4 RÉFUTATION 

u ou les différences, les convenances ou lesdiscon- 
« venances qu'ont entre eux les objets divers, que 
« consistent toutes les opérations de Tesprit. Or, 
» cette capacité n'est que la sensibilité physique 
u même : tout se réduit donc à sentir. » » Voici 
u qui est plaisant! s écrie son adversaire, après 
« avoir légèrement affirmé qu'apercevoir et com- 
u parer sont la même chose, Fauteur conclut en 
« grand appareil que juger c'est sentir. La conclu- 
u sion me paroit claire; mais c'est de l'antécédent 
« qu'il s'agit. » 

L'auteur répète sa conclusion d'une autre ma- 
nière, tom. I , dise. I, chap. i , p. 209 , et dit : « La 
« conclusion de ce que je viens de dire , c'est que 
« si tous les mots des diverses langues ne désignent 
» jamais que des objets, ou les rapports de ces 
<« objets avec nous et entre eux, tout l'esprit par 
» conséquent consiste à comparer et nos sensations 
u et nos idées, c'est-à-dire à voir les ressemblances 
« et les différences, les convenances et les discon- 
« venances qu'elles ont entre elles. Or, comme 
" le jugement n'est que cette apercevance elle- 
» même, ou du moins que le prononcé de cette 
« apercevance, il s'ensuit que toutes les opérations 
« de l'esprit se réduisent à juger. « Rousseau op- 
pose à cette conclusion une distinction lumineuse: 

APERCEVOm LES OBJETS, dit-il, C'eST SENTm; APER- 
CEVOIR LES RAPPORTS, c'eST JUGER. 



Digitized by 



Google 



DU LIVRE DE L'ESPRIT. 3o5 

« La question renfermée dans ces bornes , 
u continue lauteur de [Esprit^ tom. I, dise, i, 
tf chapitre i , p. 210, j'examinerai maintenant si 
«juger n'est pas sentir. Quand je juge de la gran- 
it deur ou de la couleur des objets qu on me pré- 
K sente, il est évident que le jugement porté sur 
tf les différentes impressions que ces objets ont 
«Êdtes sur mes sens n'est proprement qu'une 
M sensation; que je puis dire également, je juge 
« ou je sens que de deux objets 9 l'un , que j'appelle 
u toise, fait sur moi une impression différente de 
« celui que j'appelle pied; que la couleur que je 
« nomme rouge agit sur mes yeux différemment 
tt de celle que je nomme jaune; et j'en conclus 
« qu'en pareil cas juger n'est jamais que sentir. « 
a U y a ici un sophisme très subtil et très impor- 
<i tant à bien remarquer, reprend Rousseau : autre 
a chose est sentir une différence entre une toise et 
« un pied, et autre chose mesurer cette différence. 
tf Dans la première opération l'esprit est purement 
a passif, mais dans l'autre il est actif. Celui qui a 
« plus de justesse dans l'esprit pour transporter 
« par la pensée le pied sur la toise, et voir combien 
« de fois il y est contenu , est celui qui en ce point 
«a 1 esprit le plus juste, et juge le mieux.» Et 
quant à la conclusion, «qu'en pareil cas juger 
« n'est jamais que sentir, » Rousseau soutient que 
^ c'est autre chose, parceque la comparaison du 



Digitized by 



Google 



3o6 RÉFUTATION 

u jaune et du rouge n est pas la sensation du jaune 

u ni celle du rouge. » 

L'auteur se fait ensuite cette objection, tome I , 
dise. I , chap. i , p. 211: «Mais, dira-t-on, sup- 
<( posons qu'on veuille savoir si la force est pré- 
« fiérable à la grandeur du corps, peut-on assurer 
« qu'alors juger soit sentir^ Oui , répondrai-je; car, 
u pour porter un jugement sur ce sujet, ma mé- 
u moire doit me tracer successivement les tableaux 
« des situations différentes où je puis me trouver 
u le plus communément dans le cours de ma vie. j* 
u Comment! réplique à cela Rousseau; la compa- 
« raison successive de mille idées est aussi un 
«sentiment! Il ne faut pas disputer des mots, 
« mais l'auteur se fait là un étrange dictionnaire, n 

Enfin Helvétius finit ainsi, tom. I, dise, i, cha- 
pitre I , p. 2 1 7 : u Mais, dira-t-on , comment jusqu'à 
u ce jour a-t-on supposé en nous une faculté de 
«juger distincte de la faculté de sentir? L'on ne 
«doit cette supposition, répondrairje, qu'à l'im- 
« possibilité où l'on s'est cru jusqu'à présent d'ex- 
t( pliquer d'aucune autre manière certaines erreurs 
« de l'esprit. » « Point du tout, reprend Rousseau. 
« C'est qu'il est très simple de supposer que deux 
« opérations d'espèces différentes se font par deux 
M différentes facultés. » 

A la fin du premier discours, tom. I, dise, i, 
cb. 4 , p. 284 , M. Helvétius, revenant à son gi*and 



Digitized by 



Google 



DU LIVRE DE L'ESPRIT. 3oj 

principe, dit: «rRien ne m empêche maintenant 
« d'avancer que juger, comme je lai déjà prouvé, 
« n*est proprement que sentir. » « Vous n'avez rien 
«prouvé sur ce point, répond Rousseau, sinon 
tf que vous ajoutez au sens du mot sentir le sens 
tf que nous donnons au mot juger : vous réunissez 
« sous un mot commun deux facultés essentielle- 
«ment différentes. » Et sur ce que Helvétius dit 
encore, tom. I, dise, i, chap. 4? f^fi^ ^S^? «que 
« l'esprit peut être considéré comme la faculté 
M productrice de nos pensées, et n'est, en ce sens, 
«que sensibilité et mémoire,» Rousseau met en 
note: Sensibilité, Mémoire, Jugement. 

Dans son second discours , M. Helvétiusavance, 
tom. II, dise. Il, chap. 4? p* 53, que nous ne cou 
« cevons que des idées analogues aux nôtres, que 
« nous n'avons d'estime sentie que pour cette espèce 
u d'idées; et de là cette haute opinion que chacun 
«est, pour ainsi dire, forcé d'avoir de soi-même, 
« et qu'il appelle la nécessité où nous sommes de 
« nous estimer préférablement aux autres. Mais , 
«ajoute-t-il, tom. II, dise, ii, chap. 4? p- 57,on 
« me dira que Ion voit quelques gens reconnoître 
«dans les autres plus d'esprit qu'en eux. Oui, ré- 
« pondrai-je, on voit des hommes en faire l'aveu ; 
«et cet aveu est d'une belle ame. Cependant ils 
«n'ont, pour celui qu'ils avouent leur supérieur, 
« qu'une estime sur parole: ils ne font que donner 



Digitized by 



Google 



3o8 RÉFUTATION 

«(àropinion publique la préférence sur la leur, 
« et convenir que ces personnes sont plus estimées, 
tfsans être intérieurement convaincus quelles 
«soient plus estimables. » «Cela n'est pas vrai, 
« reprend brusquement Rousseau. J'ai long-temps 
« médité sur un sujet, et j'en ai tiré quelques 
u vues avec toute l'attention que j'étois capable 
it d'y mettre. Je communique ce même sujet à un 
« autre homme; et, durant notre entretien, je vois 
« sortir du cerveau de cet homme des foules d'idées 
« neuves et de grandes vues sur ce même sujet qui 
«m'en a voit fourni si peu. Je ne suis pas assez 
tf stupide pour ne pas sentir l'avantage de ses vues 
M et de ses idées sur les miennes : je suis donc 
M forcé de sentir intérieurement que cet homme a 
u plus d'esprit que moi , et de lui accorder dans 
« mon cœur une estime sentie, supérieure à celle 
u quej'ai pour moi. TelfiitlejugementquePhilîppe 
« second porta deTesprit d'Alonzo Ferez, et qui fit 
M que celui-ci s'estima perdu. » 

Helvétius veut appuyer son sentiment d'un 
exemple, et dit, tom. II, dise, ii, chap. 4? P- Sy, 
note: «En poésie, Fontenelie seroit sans peine 
<c convenu de la supériorité du génie de Corneille 
« sur le sien , mais il ne l'auroit pas sentie. Je sup- 
«pose, pour s'en convaincre, qu'on eût prié ce 
« même Fontenelie de donner, en fait de poésie, 
« l'idée qu'il s'étoit formée de la perfection ; il est 



Digitized by 



Google 



DU LIVRE DE L'ESPRIT. 809 

tt certain qu*il n auroit en ce genre proposéd autres 
M régies fines que celles qu il avoit lui-même aussi 
« bien observées que G^rneille. » Mais Rousseau 
objecte à cela : « Il ne s'agit pas de régies ; il s agit 
« du génie qui trouve les grandes images et les 
« grands sentiments. Fontenelle auroit pu se croire 
« meilleur juge de tout cela que Corneille, mais 
«non pas aussi bon inventeur; il étoit fait pour 
« sentir le génie de Corneille et non pour l'égaler. 
«Si Fauteur ne croit pas quun homme puisse 
u sentir la supériorité d'un autre dans son propre 
« genre, assurément il se trompe beaucoup : moi- 
-même je sens la sienne, quoique je ne sois pas 
tt de son sentiment. Je sens qu'il se trompe en 
tf homme qui a plus d'esprit que moi : il a plus de 
«\iies et plus lumineuses, mais les miennes sont 
« plus saines. Fénélon l'emportoit sur moi à tous 
«égards: cela est certain. » A ce sujet Helvétius 
ayant laissé échapper l'expression « du poids 
« importun de l'estime, n Rousseau le relève en 
s'écriant: «Le poids importun de TestimelEh 
« dieu! rien n est si doux que l'estime, même pour 
« ceux qu'on, croit supérieurs à soi. » 

« Ce n'est peut-être qu'en vivant loin des socié- 
« tés, dit Helvétius, tom. II, dise, n, ch. 6, p. 77, 
«quon peut se défendre des illusions qui les 
« séduisent. Il est du moins certain que, dans ces 
« ipêmes sociétés, on ne peut conserver une vertu 



Digitized by 



Google 



3io RÉFUTATION 

M toujours forte et pure, sans avoir habituellement 
« présent à l'esprit le principe de Futilité publique; 
« sans avoir une connoissance profonde des véri- 
« tables intérêts de ce public , et , par conséquent, 
« de la morale et de la politique, n « A ce compte, 
tt répond Rousseau , il n y a de véritable probité 
u que chez les philosophes. Ma foi, ils (ont bien de 
« s'en foire compliment les uns aux autres. » 

Conséquemment au principe que venoit d'avan- 
cer l'auteur, il dit, tome II, dise, ii, chap. 6, p. 78, 
note, w que Fontenelle définissoit le mensong^e, 
tf taire une vérité qu'on doit. Un homme sort du 
«lit d'une femme, il en rencontre le mari: D'où 
« venez-vous? lui dit celui-ci. Que lui répondre? 
« Lui doit-on alors la vérité? Non , dit Fontenelle, 
u parcequ alors la vérité n'est utile à personne; » 
« Plaisant exemple ! s'écrie Rousseau : conume si 
« celui qui ne se fait pas un scrupule de coucher 
ti avec la femme d'autrui s'en faisoit un de dire un 
•< mensonge ! Il se peut qu'un adultère soit obligé 
« de mentir, mais l'homme de bien ne veut êti*e 
« ni menteur ni adultère * . >• 

' HeWétiuf a dit : « Tout devient l^idme, et même Teitiieiix, 
« pour le salut public. ■ Rousseau a mis en note, à côté : Le salut 
public n'est rien, si tous les particuliers ne sont en sûreté. — Cette 
note de Rousseau ne fait point partie de celles que Dutens a pu- 
bliées; nous la devons à l'éditeur de iBoi, qui Ta trouvée sans 
doute dans Texemplaire que possédoit M. De Bure. (Note de M. Pe* 
titain.) 



Digitized by 



Google 



DU LIVRE DE L'ESPRIT. 3ii 

Lorsqu*ildit,tonieII, dise. li,ch. 12, p. 168, 
u Qu un pioëte dramatique fasse une bonne tra- 
ce gédiesuruu plan déjà connu, cest, dit-on, un 
« plagiaire méprisable ; mais qu un général se serve 
« dans une campagne de Tordre de bataille et des 
«stratagèmes dun autre général, il nen paroît 
« souvent que plus estimable : » 1 autre le relève 
en disant, « Vraiment , je le crois bien ! le premier 
•I se donne pour Fauteur d une pièce nouvelle , le 
« second ne se donne pour rien ; son objet est de 
« battre l'ennemi. S'il faisoit un livre sur les ba- 
tt tailles , on ne lui pardonneroit pas plus le plagiat* 
u qu a Fauteur dramatique. » Rousseau n est pas 
plusindulgent envers M. Helvétius lorsque celui-ci 
altère les faits pour autoriser ses principes. Par 
exemple, lorsque, voulant prouver que, «dans 
«^tous les siècles et dans tous les pays, la probité 
« n est que Thabitude des actions utiles à sa nation , 
«il allègue, tome II, dise. 11, chap. i3, p. 190, 
« Texemple des Lacédémoniens qui permettoient le 
tf vol, et conclut ensuite, tome II, dise. 11, ch. 1 3 , 
« p. 192, que le vol , nuisible à tout peuple riche , 
«mais utile à Sparte, y devoit être honoré;» 
Rousseau remarque <jfue le vol nétoit permis quaux 
enfants, et qu'il riest dit nulle part que les hommes 
volassent; ce qui est vrai. Et sur le même sujet 
l'auteur, dans une note, ayant dit u qu'un jeune 
« Lacédémonien , plutôt que d'avouer son larcin , 



Digitized by 



Google 



3i2 RÉFUTATION 

«se laissa, sans crier, dévorer le ventre par un 
«jeune renard quil avoit volé, et cache sons sa 
« robe ; » son critique le reprend ainsi avec raison : 
M II n'est dit nulle part que Tenfant fut questionné : 
« il ne sagissoit que de ne pas déceler son vol, et 
K non de le nier. Mais lauteur est bien aise de 
a mettre adroitement le mensonge au nombre des 
« vertus lacédémoniennes. » 

M. Helvétius , tom. II , dise, ii, ch. 1 5, p. ^43 , 
faisant lapologie du luxe, porte Tesprit du para- 
doxe jusqu a dire que les femmes galantes, dans 
un seuL politique, sont plus utiles à Tétat que les 
fçmmes sages. Mais Rousseau répond: «L'une 
«soulage des gens qui souffrent; lautre ftvorise 
« des gens qui veulent s'enrichir : en excitant lin- 
«dustrie des artisans du luxe, elle en augmente 
« le nombre; en faisant la fortune de deux ou 
« trois, elle en excite vingt à prendre un état où 
« ils resteront misérables ; elle multiplie les sujets 
«dans les professions inutiles, et les &it manquer 
« dans les professions nécessaires. >» 

Dans une autre occasion , tom. III , discours n, 
ch. 25 , p. i46, note, M. Helvétius, remarquant 
que « l'envie permet à chacun d être le panégyriste 
« de sa probité , et non de son esprit, n Rousseau, 
loin detre de son avis, dit: «Ce n'est point cela; 
« mais c'est qu'en premier lieu la probité est indis- 
« pensable, et non l'esprit; et qu'en second lieu il 



Digitized by 



Google 



DU LIVRE DE L'ESPRIT. 3i3 

« dépend de nous d'être honnêtes gens , et non pas 
« gens d'esprit. » 

Enfin, dans le premier chapitre du troisième 
discours, tom. III, pag. i63, 1 auteur entre dans 
la question de leducation et de Tégalité naturelle 
des esprits. Voici le sentiment de Rousseau là-des- 
sus 9 exprimé dans une de ses notes : t< Le principe 
« duquel 1 auteur déduit, dans les chapitres sui- 
ftvants, l'égalité naturelle des esprits, et «qu'il a 
« tftché d'établir au commencement de cet ou vrage , 
«est que les jugements humains sont purement 
« passifs. Ce principe a été étabU et discuté avec 
« beaucoup de philosophie et de profondeur dans 
« [Encyclopédie, article Évidence. Jignore quel est 
tf l'auteur de cet article; mais c'est certainement 
«un très grand métaphysicien; je soupçonne 
K l'abbé de Condillac ou M. de Buffon. Quoi qu'il 
«en soit, j'ai tâché de combattre ce principe et 
« d'établir l'activité de nos jugements dans les 
« notes que j'ai écrites au commencement de ce 
« livre, et sur-tout dans la première partie de la 
« Profession de foi du vicaire savoyard. Si j'ai 
« raison , et que le principe de M. Helvétius et de 
«l'auteur susdit soit faux, les raisonnements des 
«chapitres suivants, qui n'en sont que des con- 
« séquences, tombent, et il n'est pas vrai que 
« l'inégaUté des esprits soit l'effet de la seule édu- 
« cation , quoiqu'elle y puisse influer beaucoup. » 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



LE LÉVITE 

D'ÊPHRAIM. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



•%<^^^i>m/%%»%/%'V%^^*w^/%/%/%/»^^-v%»%/fc/m»v^-*^^^/%/^^r<»/%.«i 



LE LÉVITE 

D'ÉPHRAIM. 



CHANT PREMIER. 

Sainte colère de la vertu , viens animer ma voix : 
je dirai les crimes de Benjamin et les vengeances 
dlsraël; je dirai des forfaits inouïs, et des châti- 
ments encore plus terribles. Mortels, respectez la 
beauté, les mœurs, Tbospitalité: soyez justes sans 
cruauté, miséricordieux sans foiblesse; et sachez 
pardonner au coupable plutôt que de punir Im- 
nocent. 

O vous, hommes débonnaires , ennemis de toute 
inhumanité; vous qui, de peur d envisager les 
crimes de vos frères, aimez mieux les laisser im- 
punis, quel tableau viens-je offrir à vos yeux? Le 
corps d'une femme coupé par pièces; ses membres 
déchirés et palpitants envoyés aux douze tribus; 
tout le peuple, saisi d'horreur, élevant jusqu'au 

* Gompotié au mois de juin 1763, dans une chaise de poste, pen- 
dant que Rousseau se mettoit à l'abri, en allant en Suisse, du décnret 
de prise de corps lancé contre lui. Cest une imitation des chapitres 
»9, ao et 31 du Livre des Juges, (Note de M. Musset Pathay.) 



Digitized by 



Google 



3i8 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM. 

ciel une clameur unanime, et s'ccriant de concert: 
Non , jamais rien de pareil ne s'est fait en Israâ 
depuis le jour où nos pères sortirent d'Egypte 
jusqu^à ce jour. Peuple saint, rassemble-toi: pro- 
nonce sur cet acte horrible, et décerne le prix 
({u^il a mérité. A de tels forfaits , celui qui détourne 
ses regards est un lâche, un déserteur delà justice; 
la véritable humanité les envisage pour les con- 
noître, pour les juger, pour les détester. Osons 
entrer dans ces détails, et remontons à la source 
des guerres civiles qui firent périr une des tribas, 
et coûtèrent tant de sang aux autres. Benjamin, 
triste enlxint de douleur, qui donnas la mort à ta 
mère, c'est de ton sein qu'est sorti le crime qui t'a 
perdu ; c'est ta race impie qui put le commettre, 
et qui devoit trop l'expier. 

Dans les jours de liberté , où nul ne régnoit sur 
le peuple du Seigneur, il fut un temps de licence 
où chacun, sans reconnoître ni magistrat ni juge, 
étoit seul son propre maître et faisoit tout ce qui 
lui sembloit bon. Israël, alors épars dans les 
champs, avoit peu de grandes villes; et la sim- 
plicité de ses mœurs rendoit superflu l'empire des 
lois. Mais tous les cœurs n'étoient pas également 
purs, et les méchants trou voient l'impunité du 
vice dans la sécurité de la vertu. 

Durant un de ces courts intervalles de calme et 
d'égalité qui restent dans loubU , parceque nul 



Digitized by 



Google 



CHANT PREMIER. 819 

n'y commande aux autres et qu'on n y &it point 
de mal, un Lévite des monts d'Ëphraïm vit dans 
B^etfaléem une jeune fille qui lui plut. Il lui dit: 
Fille de Juda, tu n'es pas de ma tribu, tu nas 
point de frère ; tu es comme les filles de Salphaad , 
et je ne puis t'épouser selon la loi du Seigneur *. 
Mais mon cœur est à toi; viens avec moi, vivons 
ensemble; nous serons unis et libres; tu feras 
mon bonheur, et je ferai le tien. Le Lévite étoit 
jeune et beau; la jeune fille sourit; ils s unirent, 
puis il remmena dans ses montagnes. 

La , coulant une douce vie , si chère aux cœurs 
tendres et simples, il goûtoit dans sa retraite les 
charmes d'un amour partagé; là, sur un sistre 
d'or fait pour chanter les louanges du Très-Haut , 
il chantoit souvent les charmes de sa jeune épouse. 
Combien de fois les coteaux du mont Hébal re- 
tentirent de ses aimables chansons! Combien de 
fois il la mena sous lombrage, dans les vallons de 
Sichem , cueillir des roses champêtres et goûter le 
frais au bord des ruisseaux! Tantôt il cherchoit 
dans les creux des rochers des rayons d'un miel 
doré dont elle faisoit ses délices; tantôt dans le 
feuillage des oliviers il tendoit aux oiseaux des 
pièges trompeurs, et lui apportoit une tourterelle 

' Nombres, ch. xxxvi, t. 8. Je sais que les enfants de Lëri 
poQToient se marier dans toutes les tribus, mais non dans le cas 
supposa. 



Digitized by 



Google 



320 LE LÉVITE D'ÉPHHAIM. 

craintive quelle baisoit en la flattant; puis, ren- 
fermant dans son sein, elle tressailloit d aise en la 
sentant se débattre et palpiter. Fille de Betbléem, 
lui disoit-il, pourquoi pleures-tu toujours ta fe- 
mille et ton pays? Les enfants d'Éphraïm n ont-ils 
point aussi des fêtes? les filles de la riante Sichem 
sont-elles sans grâce et sans gaieté? les habitants 
de l'antique Atharot manquent-ils de force et 
d'adresse? Viens voir leurs jeux et les embellir. 
Donne-moi des plaisirs; 6 ma bien-aimée! en 
est-il pour moi d'autres que les tiens? 

Toutefois la jeune fille s'ennuya du Lévite, 
peut-être parcequ'il ne lui laissoit rien à désirer. 
Elle se dérobe et s'enfuit vers son père, vers sa tendre 
mère, vers ses folâtres sœurs. Elle y croit retrou- 
ver les plaisirs innocents de son enfance , comme 
si elle y portoit le même âge et le même cœur. 

Mais le Lévite abandonné ne pouvoit oublier 
sa volage épouse. Tout lui rappeloit dans sa 
solitude les jours heureux qu'il avoit passés auprès 
d'elle, leurs jeux, leurs plaisirs, leurs querelles 
et leurs tendres raccommodements. Soit que le 
soleil levant dorât la cime des montagnes de 
Gelboé, soit qu'au soir un vent de mer vînt 
rafraîchir leurs roches brûlantes, il erroit en 
soupirant dans les lieux qu'avoit aimés Finfidèle, 
et la nuit, seul dans sa couche nuptiale, il abreu- 
voit son chevet de ses pleurs. 



Digitized by 



Google 



CHANT PREMIER. 32i 

Après avoir flotté quatre mois entre le regret et 
le dépit, comme un enfant chassé du jeu jpar les 
autres feint n'en vouloir plus en brûlant de sy 
remettre, puis enfin demande en pleurant d'y 
rentrer, le Lévite, entraîné par son amour, prend 
sa monture; et, suivi de son serviteur avec deux 
ânes d'Épha chargés de ses provisions et de dons 
pour les parents de la jeune fille, il retourne à 
Bethléem pour se réconcilier avec elle, et tâcher 
de la ramener. 

La jeune femme , 1 apercevant de loin , tressaille, 
court au-devant de lui, et, l'accueillant avec ca- 
resse, l'introduit dans la maison de son père, 
lequel apprenant son arrivée accourt aussi plein 
de joie, l'embrasse, le reçoit, lui, son seviteur, 
son équipage, et s'empresse à le bien traiter. Mais 
le Lévite , ayant le cœur serré, ne pouvoit parler ; 
néanmoins, ému par le bon accueil de la famille, 
il leva les yeux sur sa jeune épouse, et lui dit: 
Fille d'Israël, pourquoi me fuis-tu? quel mal 
t'ai-je fait? La jeune fille se mit à pleurer en se 
couvrant le visage. Puis il dit au père : Rendes 
moi ma compagne; rendez-la-moi pour l'amour 
délie; pourquoi vivroit-elle seule et délaissée? 
Quel autre que moi peut honorer comme sa 
femme celle que j'ai reçue vierge? 

Le père regarda sa fille, et la fille avoit le cœur 
attendri du retour de son mari. Le père dit donc 

MELANGES. ai 



Digitized by 



Google 



322 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM. 

à son gendre: Mon fils, donnez-moi trois jours; 
passons ces trois jours dans la joie , et le quatrième 
jour, vous et ma fille partirez en paix. Le Lévite 
resta donc trois jours avec son beau-père et toute 
sa famille, mangeant et buvant femilièrement 
avec eux : et la nuit du quatrième jour, se levant 
avant le soleil, il voulut partir. Mais son beau-père, 
l'arrêtant par la main , lui dit : Quoi ! voulez-vous 
partir à jeun? Venez fortifier votre estomac , et puis 
vous partirez. Ils se mirent donc à table; et, après 
avoir mangé et bu, le père lui dit: Mon fils, je 
vous supplie de vous réjouir avec nous encore 
aujourd'hui. Toutefois le Lévite se levant vouloit 
partir ; il croyoit ravir à Famour le temps qu'il 
passoit loin de sa retraite , livré à d'autres qu'à sa 
bien-aimée. Mais le père, ne pouvant se résoudre 
à s'en séparer, engagea sa fille d'obtenir encore 
cette journée; et la fille, caressant son mari, le fit 
rester jusqu'au lendemain. 

Dès le matin , comme il étoit prêt à partir, il fut 
encore arrêté par son beau-père , qui le força de 
se mettre à table en attendant le grand jour; et le 
temps s'écouloit sans qu'ils s'en aperçussent. Alors 
le jeune homme s'étant levé pour partir avec sa 
femme et son serviteur, et ayant préparé toute 
chose : O mon fils , lui dit le père , vous voyez que 
le jour s'avance et que le soleil est sur son déclin: 
ne vous mettez pas si tard en route; de grâce, 



Digitized by 



Google 



CHANT PREMIER. SaS 

r^ouissez mon cœur encore le reste de cette 
journée ; demain dès le point du jour vous partirez 
sans retard. Et, en disant ainsi, le bon vieillard 
étoit tout saisi ; ses yeux paternels se remplissoient 
de larmes. Mais le Lévite ne se rendit point, et 
voulut partir à Imstant. 

Que de regrets coûta cette séparation funeste! 
Que de touchants adieux furent dits et recom- 
mencés! Que de pleurs les sœurs de la jeune fille 
versèrent sur son visage ! Ck)mbien de fois elles la 
reprirent tour-à--tour dans leurs bras! Ck>mbiefi 
de fois sa mère éplorée, en la serrant derechef 
dans les siens, sentit les douleurs dWe nouvelle 
séparation! Mais son père, en lembrassant, ne 
pleuroit pas: ses muettes étreintes étoient mornes 
et convulsives; des soupirs tranchants soulevoient 
sa poitrine. Hélas ! il sembloit prévoir Thorrible 
sort de Tinfortunée. Oh! s'il eût su quelle ne 
reverroit jamais laurore ; s'il eût su que ce jour 
étoit le dernier de ses jours!... Us partent enfin , 
suivis des tendres bénédictions de toute leur 
famille, et de vœux qui raéritoient d être exaucés. 
Heureuse famille, qui, dans Tunion la plus pure, 
coule au sein de 1 amitié ses paisibles jours, et 
semble n avoir qu un cœur à tous ses membres ! 
O innocence des mœui^ , douceur d ame, antique 
simpUcité, que vous êtes aimables! Ciomment la 
brutaUté du vice a-t-elle pu trouver place au 



Digitized by 



Google 



3^4 LE LÉVITE D ÉPHRAIM. 

milieu de vous? Comment les fureurs de la barbarie 

n ont-elles pas respecté vos plaisirs? 



CHANT SECOND. 

Le jeune Lévite suivoit sa route avec sa femme, 
son serviteur et son baguage, transporté de joie de 
ramener lamie de son cœur, et inquiet du soleil 
et de la poussière, comme une mère qui ramène 
son enfant chez la nourrice et craint pour lui les 
injures de lair. Déjà l'on découvroit la ville de 
Jébus à main droite, et ses murs, aussi vieux que 
les siècles, leur offroient un asile aux approches 
de la nuit. Le serviteur dit donc à son maître: 
Vous voyez le jour prêt à finir j avant que les 
ténèbres nous surprennent , entrons dans la ville 
des Jébuséens, nous y chercherons un asile; et, 
demain, poursuivant notre voyage, nous pour- 
rons arriver à Géba. 

A Dieu ne plaise, dit le Lévite, que je loge chez 
un peuple infidèle, et qu'un Cananéen donne le 
couvert au ministre du Seigneur ! non : mais allons 
jusques à Gabaa chercher ThospitaUté chez nos 
frères. Ils laissèrent donc Jérusalem derrière eux ; 
ils arrivèrent après le coucher du soleil à la 
hauteur de Gabaa , qui est de la tribu de Benjamin. 
Ils se détournèrent pour y passer la nuit: et y 



Digitized by 



Google 



CHANT SECOND. SaS 

étant entrés ils allèrent s asseoir dans la place 
publique; mais nul ne leur offrit un asile, et ils 
demeuroient à découvert. 

Hommes de nos jours , ne calomniez pas les 
mœurs de vos pères. Ces premiers temps , il est 
vrai, n abondoient pas comme les vôtres en com- 
modités de la vie ; de vils métaux n'y suf&soient 
pas à tout: mais Fhomme avoit des entrailles qui 
faisoient le reste; Thospitalité n'étoit pas à vendre, 
et l'on n'y trafiquoit pas des vertus. Les fils de 
Jémini n étoient pas les seuls, sans doute, dont 
les cœurs de fer fussent endurcis; mais cette 
dureté n'étoit^pas commune. Par-tout avec la 
patience on trouvoit des frères ; le voyageur dé- 
pourvu de tout ne manquoit de rien. 

Après avoir attendu long-temps inutilement, le 
Lévite alloit détacher son bagage pour en faire à 
la jeune fille un lit moins dur que la terre nue , 
quand il aperçut un homme vieux revenant sur 
le tard de ses champs et de ses travaux rustiques. 
Cet homme étoit comme lui des monts d'Éphraïm , 
et il étoit venu s'établir autrefois dans cette ville 
parmi les enfants de Benjamin. 

Le vieillard, élevant les yeux, vit un homme et 
une femme assis au milieu de la place, avec un 
serviteur, des bêtes de somme, et du bagage. 
Alors, s'approchant, il dit au Lévite : Étranger, d'où 
êtes-vous? et où alleat-vous? Lequel lui répondit: 



Digitized by 



Google 



326 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM. 

Nous venons de Bethléem, ville de Jnda: nous 
retournons dans notre demeure sur le penchant 
du mont dIÉphraïm, doù nous étions venus: et 
maintenantnouscherchionsrhospiceduSeigneur; 
mais nul n a voulu nous loger. Nous avons au 
grain pour nos animaux, du pain, du vin pour 
moi, pour votre servante, et pour le garçon qui 
nous suit; nous avons tout ce qui nous est néce^ 
saire, il nous manque seulement le couvert. Le 
vieillard lui répondit: Paix vous soit, mon frère! 
vous ne resterez point dans la place: si quelque 
chose vous manque, que le crime en soit sur moi. 
Ensuite il les mena dans sa maison , fit décharger 
leur équipage, garnir le râteher pour leurs bêtes; 
et ayant fait laver les pieds à ses hôtes, il leur fit 
un festin de patriarches, simple et sans faste, 
mais abondant. 

Tandis qu'ils étoient à table avec leur hôte et sa 
fille ', promise à un jeune homme du pays , et que , 
dans la gaieté d'un repas offert avec joie, ils se 
délassoient agréablement, les hommes de cette 
ville , enfants de Béhal , sans joug , sans frein , sans 
retenue, et bravant le ciel comme les Cyclopes du 
mont Etna, vinrent environner la maison, firap- 
pant rudement à la porte, et criant au vieillard 

' Dans l'usage antique, les femmes de la maison ne se mettoieDC 
pas à table avec leurs hôtes quand c'étoient des hommes; mais lors- 
qu'il y avoit des femmes, elles s*y mettoient avec elles. 



Digitized by 



Google 



CHANT SECOND. 327 

d'un ton menaçant: Livre-nous ce jeune étranger 
que sans congé tu reçois dans nos murs; que sa 
beauté nous paie le prix de cet asile, et qu'il expie 
ta téméritér Car ils avoient vu le Lévite sur la 
place, et, par un reste de respect pour le plus 
sacré de tous les droits, n'avoient pas voulu le 
loger dans leurs maisons pour lui faire violence; 
mais ils avoient comploté de revenir le surprendre 
au milieu de la nuit; et ayant su que le vieillard 
lui avoit donné retraite, ils accouroient sans 
justice et sans honte pour Farracher de sa maison. 
Le vieillard , entendant ces forcenés , se trouble , 
s'efîraie , et dit au Lévite : Nous sommes perdus : 
ces méchants ne sont pas des gens que la raison 
ramène, et qui reviennent jamais de ce quils ont 
résolu. Toutefois il sort au-devant deux pour 
tâcher de les fléchir. Il se prosterne, et levant au 
ciel ses mains pures de toute rapine, il leur dit : 
O mes frères! quels discours avez-vous prononcés ! 
Ah! ne faites pas ce mal devant le Seigneur; 
n outragez pas ainsi la nature, ne violez pas la 
sainte hospitalité. Mais voyant qu'ils ne lecou* 
toient point, et que, prêts à le maltraiter lui- 
même, ils alloient forcer la maison, le vieillard, 
au désespoir, prit à l'instant son parti; et faisant 
signe de la main pour se faire entendre au milieu 
du tumulte, il reprit d'une voix plus forte: Non , 
moi vivant, un tel forfait ne déshonorera point 



Digitized by 



Google 



3a8 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM. 

mon hôte et ne souillera point ma maison ; mais 
écoutez, hommes cruels, les supplications d'un 
malheureux père. Jai une fille, encore vierge, 
promise à lun d'entre vous ; je vais Famener pour 
vous être immolée , mais seulement que vos mains 
sacrilèges s abstiennent de toucher au Lévite du 
Seigneur. Alors, sans attendre leur réponse, il 
court chercher sa fille pour racheter son hôte aux 
dépens de son propre sang. 

Mais le Lévite , que jusqu a cet instant la terreur 
rendoit immohile, se réveillant à ce déplorable 
aspect, prévient le généreux vieillard, s'élance 
au^evant de lui, le force à rentrer avec sa fiUe, 
et prenant lui-même sa compagne bien-aimée 
sans lui dire un seul mot, sans lever les yeux sur 
elle , Fentraîne jusqu a la porte et la livre à ces 
maudits. Aussitôt ils entourent la jeune fille à 
demi morte , la saisissent, se Farrachent sans pitié; 
tels dans leur brutale furie qu au pied des Alpes 
glacées un troupeau de loups afFamés surprend 
une foible génisse, se jette sur elle et la déchire, 
au retour de Fabreuvoir. O misérables! qui dé- 
truisez votre espèce par les plaisirs destinés à la 
reproduire , comment cette beauté mourante ne 
glace^t-elle point vos féroces désirs? Voyez ses 
yeux déjà fermés à la lumière, ses traits effîicés, 
son visage éteint ; la pâleur de la mort a couvert 
ses joues, les violettes livides en ont chassé les 



Digitized by 



Google 



CHANT SECOND. 3^9 

roses; elle n*a plus de voix pour g^émir; ses maius 
n ont plus de force pour repousser vos outragées. 
Hélas! elle est déjà morte! Barbares, indigènes du 
nom d'hommes , vos hurlements ressemblent aux 
cris de rhorrible hyène, et comme elle vous 
dévorez les cadavres. 

Les approches du jour qui rechasse les bètes 
farouches dans leurs tanières ayant dispersé ces 
brigands , Tinfortunée use le reste de sa force à se 
traîner jusqu'au logis du vieillard ; elle tombe à la 
porte la fece contre terre et les bras étendus sur 
le seuil. Cependant, après avoir passé la nuit à 
remplir la maison de son hôte d'imprécations et 
de pleurs, le Lévite prêt à sortir ouvre la porte 
et trouve dans cet état celle qu'il a tant aimée. 
Quel spectacle pour son cœur déchiré ! Il élève un 
cri plaintif vers le ciel vengeur du crime; puis, 
adressant la parole à la jeune fille : Lève-toi, lui 
dit-il , fuyons la malédiction qui couvre cette terre : 
viens, ô ma compagne! je suis cause de ta perte, 
je serai ta consolation; périsse l'homme injuste et 
vil qui jamais te reprochera ta misère ! tu m'es plus 
respectable qu'avant nos malheurs. La jeune fille 
ne répond point : il se trouble; son cœur saisi 
d*e£ïroi commence à craindre de plus grands maux; 
il l'appelle derechef, il la regarde, il la touche; elle 
n'étoit plus. O fille trop aimable et trop aimée ! 
c'est donc pour cela que je t'ai tirée de la maison 



Digitized by 



Google 



33o LE LÉVITE D'ÉPHRAIM. 

de ton pèrel Voilà donc le sort que te préparoit 
mon amour! Il acheva ces mots prêt à la suivre, 
et ne lui survéquitque pour la venger. 

Dès cet instant, occupé du seul projet dont son 
ame étoit remplie, il fut sourd à tout autre senti- 
ment; lamour, les regrets, la pitié, tout en lui se 
change en fureur; laspect même de ce corps , qui 
devroit le faire fondre en larmes, ne lui arrache 
plus ni plaintes ni pleurs : il le contemple d'un 
œil sec et sombre; il n y voit plus qu'un objet de 
rage et de désespoir. Aidé de son serviteur, il le 
charge sur sa monture et l'emporte dans sa mai- 
son. Là, sans hésiter, sans trembler, le barbare 
ose couper ce corps en douze pièces; d'une main 
ferme et sûre il frappe sans crainte, il coupe la 
chair et les os, il sépare la tète et les membres, et 
après avoir fait aux tribus ces envois eflFroyables, 
il les précède à Maspha, déchire ses vêtements, 
couvre sa tête de cendres , se prosterne à mesure 
qu'ils arrivent, et réclame à grands cris la justice 
du Dieu d'Israël. 



»%/»»*>^^%/»'W%-v'^<%^v»/m^%/%/»-v>«^-w%<%-» 



CHANT TROISIÈME. 

Cependant vous eussiez vu tout le peuple de 
Dieu s'émouvoir, s'assembler, sortir de ses de- 



Digitized by 



Google 



CHANT TROISIÈME. 33i 

meures, accourir de toutes les tribus à Maspha 
devant le Seigneur, comme un nombreux essaim 
d abeilles se rassemble en bourdonnant autour de 
leur roi. Ils vinrent tous, ils vinrent de toutes 
parts, de tous les cantons, tous d'accord comme 
un seul homme, depuis Dan jusqua Bersabée, et 
depuis Galaad jusqua Maspha. 

Alors le Lévite , s'étant présenté dans un appa- 
reil lugubre, fut interrogé par les anciens devant 
rassemblée sur le meurtre de la jeune fille, et il 
leur parla ainsi : u Je suis entré dans Gabaa, ville 
«de Benjamin, avec ma femme pour y passer la 
u nuit; et les gens du pays ont entouré la maison où 
« j'étois logé , voulant m'outrager et me faire périr. 
« Xaî été forcé de livrer ma fcmmeà leur débauche, 
« et elle est morte en sortant de leurs mains. Alors 
«cj'ai pris son corps, je lai mis en pièces, et je 
M vous les ai envoyées à chacun dans vos limites. 
«Peuple du Seigneur, j'ai dit la vérité; faites ce 
«qui vous semblera juste devant le Très-Haut. » 

A Tinstant il s'éleva dans tout Israël un seul cri, 
mais éclatant, mais unanime : Que le sang de la 
jeune femme retombe sur ses meurtriers. Vive 
l'Éternel! nous ne rentrerons point dans nos de- 
meures , et nul de nous ne retournera sous son toit, 
que Gabaa ne soit exterminé. Alors le Lévite s'écria 
d'une voix forte: Béni soit Israël, qui punit l'infa- 
mie et venge le sang innocent! Fille de Bethléem, 



Digitized by 



Google 



332 LE LÉVITE DÉPHRAIM. 

je te porte une bonne nouvelle; ta mémoire ne 
restera point sans honneur. En disant ces mots, 
il tomba sur sa face, et mourut. Son corps fat 
honoré de funérailles pubUques. Les membres de 
la jeune femme furent rassemblés et mis dans le 
même sépulcre, et tout Israël pleura sur eux. 

Les apprêts de la guerre qu'on alloit entre- 
prendre commencèrent par un serment solennel 
de mettre à mort quiconque négligeroit de s'y 
trouver. Ensuite on fit le dénombrement de tous 
les Hébreux portant armes, et Ion choisit dL\ de 
cent, cent de mille, et mille de dix mille, la 
dixième partie du peuple entier, dont on fit une 
armée de quarante mille hommes qui devoit agir 
contre Gabaa, tandis qu'un pareil nombre étoit 
chargé des convois de munitions et de vivres pour 
lapprovisionnement de l'armée. Ensuite le peuple 
vint à Silo devant l'arche du Seigneur, en disant: 
Quelle tribu commandera les autres contre les 
enfants de Benjamin? Et le Seigneur répondit: 
G est le sangde Judaqui crie vengeance; que Juda 
soit votre chef 

Mais , avant de tirer le glaive contre leurs frères, 
ils envoyèrent à la tribu de Benjamin des hérauts, 
lesquels dirent aux Benjamites : Pourquoi cette 
horreur se trouve-t-elle au milieu de vous? Livrez- 
nous ceux qui l'ont commise, afin qu'ils meurent, 
et que le mal soit ôté du sein d'Israël. 



Digitized by 



Google 



CHANT TROISIÈME. 333 

Les farouches enfants de Jémini, qui navoient 
pas ignoré rassemblée de Maspha , ni la résolution 
qu'on y avoit prise, s étant préparés de leur côté, 
crurent que leur valeur les dispensoit d etrejustes. 
Ils n'écoutèrent point l'exhortation de leurs frères ; 
et, loin de leur accorder la satisfaction quils leur 
dévoient, ils sortirent en armes de toutes les villes 
de leur partage , et accoururent à la défense de 
Gabaa, sans se laisser effrayer par le nombre, et 
résolus de combattre seuls tout le peuple réuni. 
L'armée de Benjamin se trouva de vingt-cinq mille 
hommes tirant l'épée, outre les habitants de 
Gabaa, au nombre de sept cents hommes bien 
aguerris , maniant les armes des deux mains avec 
la même adresse, et tous si excellents tireurs de 
frondes , qu'ils pouvoient atteindre un cheveu 
sans que la pierre déclinât de côté ni d'autre. 

L'armée d'Israël, s'étant assemblée , et ayant élu 
ses chefs, vint camper devant Gabaa, comptant 
emporter aisément cette place. Mais les Benjamites, 
étant sortis en bon ordre , l'attaquent , la rompent, 
la poursuivent avec furie ; la terreur les précède 
et la mort les suit. On voyoit les forts d'Israël en 
déroute tomber par milliers sous leur épée, et les 
champs de Rama se couvrir de cadavres , comme 
les sables d'Élath se couvrent des nuées de saute- 
relles qu'un vent brûlant apporte et tue en un 
jour. Vingt-deux mille hommes de l'armée d'Israël 



Digitized by 



Google 



334 LE LÉVITE DÉPHRAIM. 

périrent dans ce combat : mais leurs frères ne se 
découragèrent point; et, se fiant à leur force et à 
leur grand nombre encore plus qu a la justice cle 
leur cause, ils vinrent le lendemain se ranger en 
bataille dans le même lieu. 

Toutefois, avant de risquer un nouveau combat, 
ils étoient montés la veille devant le Seigneur, ec, 
pleurant jusqu'au soir en sa présence, ils lavoient 
consulté sur le sort de cette guerre. Mais il leur 
dit : Allez, et combattez; votre devoir dépend--il 
delevénement? 

Comme ils marchoient donc vers Gabaa^ les 
Benjamites firent une sortie par toutes les portes; 
et, tombant sur eux avec plus de fureur que la 
veille, ils les défirent et les poursuivirent avec un 
tel acharnement que dix-huit mille hommes de 
guerre périrent encore ce jour-là dans larinée 
d'Israël. Alors tout le peuple vint derechef se 
prosterner et pleurer devant le Seigneur; et, 
jeûnant jusqu'au soir, ils offrirent des oblations 
et des sacrifices. Dieu d'Abraham, disoient-ils en 
gémissant, ton peuple, épargné tant de fois dans 
ta juste colère, périra-t-il pour vouloir ôter le mal 
de son sein? Puis , s'étant présentés devant l'arche 
redoutable, et consultant derechef le Seigneur par 
la bouche de Phinées , fils d'Éléazar, ils lui dirent: 
Marcherons -nous encore contre nos frères, ou 
laisserons-nous en paix Benjamin? La voix du 



Digitized by 



Google 



CHANT TROISIÈME. 335 

Tout-Puissant daigna leur répondre : Marchez, 
et ne vous fiez plus en votre nombre, mais au 
Seigneur, qui donne et ôte le courage comme il 
lui plait; demain je livrerai Benjamin entre vos 
mains. 

A Finstant ils sentent déjà dans leurs cœur^ 
TefiFet de cette promesse. Une valeur froide et sûre, 
succédant à leur brutale impétuosité, les éclaire 
et les conduit. Ils s apprêtent posément au combat, 
et ne s y présentent plus en forcenés, mais en 
hommes sages et braves qui savent vaincre sans 
fureur, et mourir sans désespoir. Ils cachent des 
troupes derrière le coteau de Gabaa , et se rangent 
en bataille avec le reste de leur armée ; ils attirent 
loin de la ville les Benjamites, qui, sur leurs pre- 
miers succès, pleins dune confiance trompeuse, 
sortent plutôt pour les tuer que pour les combattre; 
ils poursuivent avec impétuosité l'armée, qui cède 
et recule à dessein devant eux ; ils arrivent après 
elle jusqu'où se joignent les chemins de Béthel et 
de Gabaa , et crient en s'animant au carnage : Us 
tombent devant nous comme les premières fois. 
Aveugles qui, dans Féblouissement d'un vain 
succès , ne voient pas l'ange de la vengeance qui 
vole déjà sur leurs rangs, armé du glaive exter- 
minateur! 

Cependant le corps de troupes caché derrière 
le coteau sort de son embuscade en bon ordre au 



Digitized by 



Google 



336 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM. 

nombre de dix mille hommes, et^ s*étendant autour 
de la ville, l'attaque, la force, en passe tous les 
habitants au fil de lepée ; puis , élevant une grande 
fumée , il donne à larmée le signal convenu , tandis 
que le Benjamite acharné s'excite à poursuivre sa 
victoire. 

Mais les forts d'Israël, ayant aperçu le signal, 
firent face à l'ennemi en Baal-Thamar. Les Benja- 
mites, surpris de voir les bataillons dlsraël se 
former , se développer, s'étendre, fondre sur eux, 
commencèrent à perdre courage; et, tournant le 
dos , ils virent avec effroi les tourbillons de fumée 
qui leur annpnçoient le désastre de Gabaa. Alors, 
frappés de terreur à leur tour, ils connurent que 
le bras du Seigneur les avoit atteints; et, fuyant 
en déroute vers le désert, ils furent environnés, 
poursuivis, tués, foulés aux pieds, tandis que 
divers détachements entrant dans les villes y met- 
toient à mort chacun dans son habitation. 

En ce jour de colère et de meurtre, presque 
toute la tribu de Benjamin , au nombre de vingt- 
six mille hommes, périt sous l'épée d'Israël ; sa- 
voir, dix-huit mille hommes dans leur première 
retraite depuis Menuha jusqu'à l'est du coteau, 
cinq mille dans la déroute vers le désert , deux 
mille qu'on atteignit près de Guidhon, et le reste 
dans les places qui furent brûlées, et dont tous 
les habitants , hommes et femmes, jeunes et vieux, 



Digitized by 



Google 



CHANT TROISIÈME. 337 

grands et petits, jusqu'aux bêtes, furent mis à 
mort, sans qu on fit grâce à aucun ; en sorte que 
ce beau pays, auparavant si vivant, si peuplé, si 
fertile, et maintenant moissonné par la flamme 
et par le fer, n offroitplus qu une affreuse solitude 
couverte de cendres et d ossements. 

Six cents hommes seulement, dernier reste de 
cette malheureuse tribu, échappèrent au glaive 
d'Israël, etse réfugièrent au rocher de Rhimmon, 
où ils restèrent cachés quatre mois, pleurant trop 
tard le forfait de leurs frères et la misère où il les 
avoit réduits. 

Mais les tribus victorieuses voyant le sang 
qu'elles avoient versé , sentirent la plaie qu'elles 
s'étoient faite. Le peuple vint, et , se rassemblant 
devant la maison du Dieu fort , éleva un autel 
sur lequel il lui rendit ses hommages , lui offrant 
des holocaustes et des actions de grâces; puis, 
élevant sa voix, il pleura; il pleura sa victoire 
après avoir pleuré sa défaite. Dieu d'Abraham , 
s'écrioient-ils dans leur affliction , ah ! où sont tes 
promesses? et comment ce mal est-il arrivé à ton 
peuple, qu'une tribu soit éteinte en Israël? Mal- 
heureux humains , qui ne savezce qui vous est bon , 
vous avez beau vouloir sanctifier vos passions, 
elles vous punissent toujours des excès qu'elles 
vous font commettre ; et c'est en exauçant vos 
vœux injustes que le ciel vous les fait expier. 



Digitized by 



Google _ 



338 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM. 



CHANT QUATRIÈME. 

Après avoir gémi du mal qu'ils avoient lait dans 
leur colère, les enfaots dlsraël y cherchèrent 
quelque remède qui pût rétablir en son entier la 
race de Jacob mutilée. Émus de compassion pour 
les six cents hommes réfugiés au rocher de 
Rhimmon, ils dirent: Que ferons -nous pour 
conserver ce dernier et précieux reste d'une de 
nos tribus presque éteinte? Car ils avoient juré 
parle Seigneur, disant : Si jamais aucun d'entre 
nous donne sa fille au fils d un enfant de Jémini, 
et mêle son sang au sang de Benjamin. Alors, 
pour éluder un serment si cruel, méditant de 
nouveaux carnages, ils firent le dénombrement 
de l'armée pour voir si, malgré l'engagement 
solennel , quelqu'un d'eux avoit manqué de s'y 
rendre, et il ne s'y trouva nul des habitants de 
Jabès de Galaad. Cette branche des enËmts de 
Manassès , regardant moins à la punition du crime 
qu'à l'effusion du sang fraternel, s'étoit refusée à 
des vengeances plu s atroces que le forfait , sanscon- 
sidérer que le parjure et la désertion de la cause 
commune sont pires quela cruauté. Hélas ! la mort, 
la mort barbare fut le prix de leur injuste pitié. 



Digitized by 



Google 



CHANT QUATRIÈME. 339 

Dix mille hommes détachés de larmée d'Israël 
reçurent et exécutèrent cet ordre effroyable : Allez, 
exterminez Jabès de Galaad et tous ses habitants, 
hommes, femmes, enfants, excepté les seules 
filles vierges, que vous amènerez au camp, afin 
qu'elles soient données en mariag^e aux enfants de 
Benjamin. Ainsi, pour réparer la désolation de 
tant de meurtres , ce peuple farouche en commit 
de plus grands ; semblable en sa furie à ces globes 
de fer lancés par nos machines embrasées, lesquels, 
tombés à terre après leur premier effet, se relèvent 
avec une impétuosité nouvelle, et dans leurs 
bonds inattendus, renversent et détruisent des 
rangs entiers. 

Pendant cette exécution funeste, Israël envoya 
des paroles de paix aux six cents de Benjamin réfu- 
giés au rocher de Rhimmon ; et ils revinrent parmi 
leurs frères. Leur retour ne fut point un retour 
de joie: ils avoient la contenance abattue et les 
yeux baissés ; la honte et le remords couvroient 
leurs visages; et tout Israël consterné poussa des 
lamentations en voyant ces tristes restes d'une de 
ses tribus bénites, de laquelle Jacob avoit dit: 
«Benjamin est un loup dévorant; au matin il 
« déchirera sa proie , et le soir il partagera le butin. » 
Après que les dix mille hommes envoyés à Jabès 
furent de retour, et qu'on eut dénombré les filles 
qu'ils amenoient, il ne s en trouva que quatre 



Digitized by 



Google 



34o LE LÉVITE D'ÉPHRAIM. 

cents , et on les donna à autant de Benjamites , 
comme une proie qu'on venoit de ravir pour 
eux. Quelles noces pour déjeunes vierges timides 
dont on vient d'égorger les frères, les pères, les 
mères, devant leurs yeux, et qui reçoivent des 
liens d attachement et d amour par des maijis 
dégouttantes du sang de leurs proches! Sexe tou- 
jours esclave ou tyran, que Thomme opprime ou 
qu'il adore, et qu'il ne peut pourtant rendre 
heureux ni l'être qu'en le laissant égal à lui. 

Malgré ce terrible expédient il restoit deux cents 
hommes à pourvoir; et ce peuple cruel dans sa 
pitié même , et à qui le sang de ses frères coûtoit 
si peu, songeoit peut-être à faire pour eux de 
nouvelles veuves, lorsqu'un vieillard de Lebona 
parlant aux anciens , leur dit : Hommes isra^ites, 
écoutez l'avis d'un de vos frères. Quand vos mains 
se lasseront-elles du meurtre des innocents? Voici 
les jours de la solennité de l'Étemel en Silo. Dites 
ainsi aux enfants de Benjamin : Allez, et mettez 
des embûches aux vignes ; puis quand vous verrez 
que les filles de Silo sortiront pour danser avec des 
flûtes, alors vous les envelopperez, et, ravissant 
chacun sa femme, vous retournerez vous établir 
avec elles au pays de Benjamin. 

Et quand les pères ou les frères des jeunes filles 
viendront se plaindre à nous, nous leur dirons: 
Ayez pitié d eux pour Tamour de nous et de vous- 



Digitized by 



Google 



CHANT QUATRIÈME. 34 1 

mêmes qui êtes leurs frères , puisque n'ayant pu 
les pourvoir après cette guerre et ne pouvant Jeur 
donner nos filles contre le serment, nous serons 
coupables de leur perte si nous les laissons périr 
sans descendants. 

Les enfants donc de Benjamin firent ainsi qu'il 
leui" fut dit; et, lorsque les jeunes filles sortirent 
de Silo pour danser, ils s'élancèrent et les environ- 
nèrent. La craintive troupe fuit, se disperse; la 
terreur succède à leur innocente gaieté; chacune 
appelle à grands cris ses compagnes , et court de 
toutes ses forces. Les ceps déchirent leurs voiles, 
la terre est jonchée de leurs parures. La course 
anime leur teint et l'ardeur des ravisseurs. Jeunes 
beautés, où courez-vous? En fuyant l'oppresseur 
qui vous poursuit, vous tombez dans des bras qui 
vous enchaînent. Chacun ravit la sienne, et, 
s'efForçant de l'apaiser, l'effraie encore plus par 
ses caresses que par sa violence. Au tumulte 
qui s'élève, aux cris qui se font entendre au loin, 
tout le peuple accourt : les pères et mères écartent 
la foule et veulent dégager leurs filles ; les ravisseurs 
autorisés défendent leur proie; enfin les anciens 
font entendre leur voix; et le peuple, ému de 
compassion pour les Benjamites, s'intéresse en 
leur faveur. 

Mais les pères , indignés de l'outrage fait à leurs 
filles, ne cessoient point leurs clameurs. Quoi! 



Digitized by 



Google 



342 LE LÉVITE D'ÉPHRAIM. 

secrioient-ils avec véhémence, des filles d'Israël 

seront-elles asservies et traitées en esclaves sous 

les yeux du Seigneur? Benjamin nous sera-t-il 

comme le Moabite et llduméen? Où est la liberté 

du peuple de Dieu? Partagée entre la justice et 

la pitié , rassemblée prononce enfin que les captives 

seront remises en liberté et décideront elles-mêmes 

de leur sort. Les ravisseurs, forcés de céder à ce 

jugement, les relâchent à regret, et tâchent de 

substituer à la force des moyens plus puissants 

sur leurs jeunes cœurs. Aussitôt elles s'échappent 

et [fuient toutes ensemble; ils les suivent, leur 

tendent les bras, et leur crient: Filles de Silo, 

serez-vous plus heureuses avec d'autres? T^es restes 

de Benjamin sont-ils indignes de vous fléchir? 

Mais plusieurs d'entre elles, déjà liées par des 

attachements secrets, palpitoient d'aise d'échapper 

à leurs ravisseurs. Axa , la tendre Axa parmi les 

autres, en s'élançant dans les bras de sa mère 

qu'elle voit accourir, jette fortivement les yeux 

sur le jeune Elmacin auquel elle étoit promise, et 

qui venoit plein de douleur et de rage la dégager 

au prix de son sang. Elmacin la revoit, tend les 

bras , s'écrie et ne peut parler ; la course et l'émotion 

l'ont mis hors d'haleine. Le Benjamite aperçoit ce 

transport, ce coup d'œil; il devine tout, il gémit; 

et, prêt à se retirer, il voit arriver le père d'Axa. 

Cetoit le même vieillard auteur du conseil 



Digitized by 



Google 



CHANT QUATRIÈME. 343 

donné aux Benjamites. Il avoit choisi lui-même 
Ehnacin pour son gendre ; mais sa probité lavoit 
empêché d'avertir sa fille du risque auquel il 
exposoit celles d autrui. 

Il arrive; et la prenant parla main: Axa, lui 
dit-il, tu connois mon cœur : j aime Elmacin ; il eût 
été la consolation de mes vieux jours ; mais le salut 
de ton peuple et l'honneur de ton père doivent 
l'emporter sur lui. Fais ton devoir, ma fille, et 
sauve-moi de l'opprobre parmi mes frères; car 
j'ai conseillé tout ce qui s'est fait. Axa baisse la 
tête, et soupire sans répondre; mais enfin levant 
les yeux elle rencontre ceux de son vénérable père. 
Ils ont plus dit que sa bouche. Elle prend son 
parti. Sa voix foible et tremblante prononce à 
peine dans un foible et dernier adieu le nom 
d'Elmacin, qu'elle n'ose regarder ; et, se retournant 
à l'instant demi-morte , elle tombe dans les bras 
du Benjamite. 

Un bruit s'excite dans l'assemblée. Mais Elmacin 
s'avance et fait signe de la main. Puis élevant la 
voix : Écoute , ô Axa ! lui dit-il , mon vœu solennel. 
Puisque je ne puis être à toi, je ne serai jamais 
à nulle autre : le seul souvenir de nos jeunes ans , 
que l'innocence et l'amour ont embellis, me suffit. 
Jamais le fer n'a passé sur ma tête. Jamais le 
vin n'a mouillé mes lèvres ; mon corps est aussi 
pur que mon cœur; prêtres du Dieu vivant, je 



Digitized by 



Google 



344 LE LÉVITE DÉPHRAIM. 

nie voue à son service ; recevez le Nazaréen du 

Seigneur. 

Aussitôt, comme par une inspiration subite, 
toutes les filles, entraînées par lexemple d^Axa, 
imitent son sacrifice; et, renonçant à leurs pre- 
mières amours , se livrent aux Benjamites qui les 
suivoient. A ce touchant aspect il s'élève un cri de 
joie au milieu du peuple : Vierges d'Éphraïm , par 
vous Benjamin va renaître. Béni soit te Dieu de 
nos pères! il est encore des vertus en Israël. 



Digitized by 



Google 



LETTRES A SARA. 



Jam nec tpes animi credula mutui. 
HoR., lib. IV, od. 



Digitized by 



Google 



AVERTISSEMENT. 

On comprendra sans peine comment une espèce de défi a pn 
faire écrire ces qnatre lettres. On demandoit si un amant d*un demi- 
siècle pouYoit ne pas faire rire. Il m*a semblé qu on pouToit se laisser 
surprendre à tout âge ; qu'un barbon pouvoit même écrire jusqu'à 
quatre lettres d*amour, et intéresser encore les honnêtes gens, mais 
qu*il ne poUToit aller jusqu'à six sans se déshonorer. Je n*ai pas besoin 
de dire ici mes raisons; on peut les sentir en lisant ces lettres: après 
leur lecture on en jugera. 



Digitized by 



Google 



■%<m<^'%/«/»,^/»i<v-%/%/*.<*/%<^-v^«^v>%/».\/»/*.-%<%/*«^^vv^/»/%/%/*/v"%(^/%'« 



LETTRES A SARA\ 



PREMIERE LETTRE. 

Tu lis dans mon cœur, jeune Sara; tu mas 
pénétré, je le sais , je le sens. Cent fois le jour ton 
œil curieux vient épier l'effet de tes charmes. A 
ton air satisfait , à tes crueUes bontés , à tes 
méprisantes agaceries, je vois que tu jouis en 
secret de ma misère; tu t applaudis avec un souris 
moqueur du désespoir où tu plonges un malheu- 
reux , pour quilamour n'est plus qu'un opprobre. 
Tu te trompes, Sara; je suis à plaindre, mais je 
ne suis point à railler : je ne suis point digne de 
mépris , mais de pitié, parceque je ne m'en impose 
ni sur ma figure ni sur mon âge , qu'en aimant je 
me sens indigne de plaire, et que la&tale illusion 
qui m'égare m'empêche de te voir telle que tu es, 
sans m'em pécher de me voir tel que je suis. Tu 
peux m'abuser sur tout, hormis sur moi-même; 
tu peux me persuader tout au monde, excepté 
que tu puisses partager mes feux insensés. C'est 
le pire de mes supplices de me voir comme tu me 

' On ignore le nom de la personne à qui ces quatre lettres sont 
adressées. 



Digitized by 



Google 



348 LETTRES 

vois; tes trompeuses caresses ne sont pour moi 
qu'une humiliation de plus, et jaime avec la 
certitude afifreuse de ne pouvoir être aimé. 

Sois donc contente. Hé bien oui, je t adore; 
oui , je brûle pour toi de la plus cruelle des pas- 
sions. Mais tente, si tu loses, de m'enchaînera 
ton char, comme un soupirant à cheveux gris, 
comme un amant barbon qui veut faire laçréable, 
et dans son extravagant délire, s'imagine avoir des 
droits sur un jeune objet. Tu nauras pas cette 
gloire, ô Sara ! ne t'en flatte pas : tu ne me verras 
point à tes pieds vouloir f amuser avec le jargon 
de la galanterie, ou t'attendrir avec des propos 
langoureux. Tu peux m'arracher des pleurs, mais 
ils sont moins d'amour que de rage. Ris, si tu 
veux, de ma foiblesse; tu ne riras pas au moins 
de ma créduUté. 

Je te parle avec emportement de ma passion , 
parceque l'humiliation est toujours cruelle, et que 
le dédain est dur à supporter; mais ma passion, 
toute folle qu'elle est , n'est point emportée ; elle 
est à-la-fois vive et douce comme toi. Privé de 
tout espoir, je suis mort au bonheur; et ne vis 
que de ta vie. Tes plaisirs sont mes seuls plaisirs; 
je ne puis avoir d'autres jouissances que les 
tiennes, ni former d'autres vœux que tes vœux. 
Jaimerois mon rival même si tu l'aimois : si tu ne 
Faimois pas, je voudrois qu'il pût mériter ton 



Digitized by 



Google 



A SARA. 349 

amour; qu'il eût mon cœur pour t'aimer plus 
dignement, et te rendre plus heureuse. Cest le 
seul désir permis à quiconque ose aimer sans être 
aimable. Aime, et sois aimée, 6 Sara! Vis contente 
et je mourrai content. 



SECONDE LETTRE. 

Puisque je vous ai écrit, je veux vous écrire 
encore : ma première faute en attire une autre. 
Mais je saurai m arrêter, soyez-en sûre; et cest la 
manière dont vous m'avez traité durant mon dé- 
lire qui décidera de mes sentiments à votre égard 
quand j en serai revenu. Vous avez beau feindre 
de n'avoir pas lu ma lettre, vous mentez; je le 
sais , vous lavez lue. Oui , vous mentez sans me 
rien dire, par lair égal avec lequel vous croyez 
m'en imposer. Si vous êtes la même qu'auparavant, 
c'est parceque vous avez été toujours fausse; et la 
simplicité que vous affectez avec moi me prouve 
que vous n en avez jamais eu. Vous ne dissimulez 
ma folie que pour l'augmenter ; vous n êtes pas 
contente que je vous écrive , si vous ne me voyez 
encore à vos pieds ; vous voulez me rendre aussi 
ridicule que je peux l'être ; vous voulez me donner 
en spectacle à vous-même, peut-être à d'autres; et 



Digitized by 



Google 



35o LETTRES 

vous ne vous croyez pas assez triomphante si je 

ne suis déshonoré. 

Je vois tout cela , fille artificieuse , dans cette 
feinte modestie par laquelle vous espérez m'en 
imposer, dans cette feinte égalité par laquelle vous 
me semblez vouloir me tenter d'oublier ma faute, 
en paroissant vous-même n en rien savoir. Encore 
une fois, vous avez lu ma lettre; je le sais, je Fai 
vu. Je vous ai vue , quand j'entrois dans votre 
chambre, poser précipitamment le livre où je 
lavois mise; je vous ai vue rougir, et marquer un 
moment de trouble. Trouble séducteur et cruel, 
qui peut-être est encore un de vos pièges, et qui 
ma fait plus de mal que tous vos regards. Que 
devins-je à cet aspect, qui m'agite encore? Cent 
fois, en un instant, prêt à me précipiter aux pieds 
de lorgueilleuse , que de combats, que d efforts 
pour me retenir! Je sortis pourtant, je sortis 
palpitant de joie d'échapper à Tindigne bassesse 
que j allois faire. Ce seul moment me venge de tes 
outrages. Sois moins fière, ô Sara ! d'un penchant 
que je peux vaincre, puisqu'une fois en ma vie 
j'ai déjà triomphé de toi. 

Infortuné! j'impute à ta vanité des fictions de 
mon amour-propre. Que n'ai-je le bonheur de 
pouvoir croire que tu t occupes de moi, ne fût-ce 
que pour me tyranniser ! Mais daigner tyranniser 
un amant grison seroit lui faire trop d'honneur 



Digitized by 



Google 



A SARA. 35i 

encore. Non, tu n'as point d autre art que ton 
indifFérenee : ton dédain fait toute ta coquetterie, 
tu me désoles sans songer à moi . Je suis malheureux 
jusqu'à ne pouvoir t occuper au moins de mes 
ridicules, et tu méprises ma folie jusqua ne 
daigner pas même t'en moquer. Tu as lu ma 
lettre, et tu Tas oubliée; tu ne m'as point parlé 
de mes maux, parceque tu n'y songeois plus. 
Quoi ! je suis donc nul pour toi ! Mes fureurs , 
mes tourments, loin d exciter ta pitié, n'excitent 
pas même ton attention ! Ah ! où est cette douceur 
que tes yeux promettent? où est ce sentiment si 
tendre qui paroit les animer?... Barbare !... insen- 
sible à mon état, tu dois l'être à tout sentiment 
honnête. Ta figure promet une ame; elle ment, 
tu n'as que de la férocité... Ah, Sara! j'aurois 
attendu de ton bon cœur quelque consolation 
dans ma misère. 



TROISIEME LETTRE. 

Enfin rien ne manque plus à ma honte, et je 
suis aussi humilié que tu l'as voulu. Voilà donc à 
quoi ont abouti mon dépit, mes combats, mes 
résolutions, ma constance! Je serois moins avili 
si j'avois moins résisté. Qui, moi ! j'ai fait l'amour 



Digitized by 



Google 



352 LETTRES 

en jeune homme? jai passé deux heures aux 
genoux dun enfant? j'ai versé sur ses mains des 
torrents de larmes ? j'ai soufiFert qu elle me con- 
solât, quelle me plaignit, quelle essuyât mes 
yeux ternis par les ans? j'ai reçu d'elle des leçons 
de raison , de courage ? J ai bien profité de ma 
longue expérience et de mes tristes réflexions? 
Combien de fois j'ai rougi d'avoir été à vingt ans 
ce que je redeviens à cinquante ! Ah ! je n'ai donc 
vécu que pour me déshonorer ! Si du moins un 
vrai repentir me ramenoit à des sentiments plus 
honnêtes ! Mais non ; je me complais , malgré moi , 
dans ceux que tu m'inspires , dans le délire où tu 
me plonges, dans l'abaissement où tu m'as réduit. 
Quand je m'imagine, à mon âge, à genoux devant 
toi, tout mon cœur se soulève et s'irrite; mais il 
s oublie et se perd dans les ravissements que j'y ai 
sentis. Ah ! je ne me voyois pas alors; je ne voyois 
que toi , fille adorée : tes charmes , tes sentiments , 
tes discours, remphssoient, formoienttout mon 
être; jetois jeune de ta jeunesse, sage de ta raison, 
vertueux de ta vertu. Pouvois-je mépriser celui 
que tu honorois de ton estime? pouvois-je haïr 
celui que tu daignois appeler ton ami? Hélas! cette 
tendresse de père que tu me demandois d'un ton 
si touchant, ce nom de fille que tu voulois recevoir 
de moi, me faisoient bientôt rentrer en moi-même : 
tes propos si tendres, tes caresses si pures, m'en- 



Digitized by 



Google 



A SARA. 353 

chantoient et me déchiroient ; des pleurs d amour 
et de rage couloient de mes yeux. Je sentois que 
je n'étois heureux que par ma misère, et que, si 
j'eusse été plus digne de plaire, je n'aurois pas été 
si bien traité. 

N'importe. J ai pu porter Tattendrissement dans 
ton cœur. La pitié le ferme à lamour, je le sais; 
mais elle en a pour moi tous les charmes. Quoi ! 
j'ai vu s'humecter pour moi tes beaux yeux ! j ai 
senti tomber sur ma joue une de tes larmes! Oh! 
cette larme, qu«el embrasement dévorant elle a 
causé ! et je ne serois pas le plus heureux des 
hommes! Ah! combien je le suis, au-dessus de 
ma plus orgueilleuse attente! 

Oui , que ces deux heures reviennent sans cesse, 
qu'elles remplissent de leur retour ou de leur 
souvenir le reste de ma vie. Eh ! qu'a-t-elle eu de 
comparable à ce que j'ai senti dans cette attitude? 
J'étois humilié, j'etois insensé, jetois ridicule; mais 
j'étois heureux, et j'ai goûté dans ce court espace 
plus de plaisirs que je n'en eus dans tout le cours 
de mes ans. Oui, Sara, oui, charmante Sara, j'ai 
|>erdu tout repentir, toute honte; je ne me souviens 
plus de moi , je ne sens que le feu qui me dévore ; 
je puis dans tes fers braver les huées du monde 
entier. Que m'importe ce que je peux paroîtrc 
aux autres? j'ai pour toi le cœur d'un jeune 
homme, et cela me suffit. L'hiver a beau couvrir 



Digitized by 



Google 



354 LETTRES 

TEtna de ses {>laccs, son sein nest pas moins 

embrasé. 



QUATRIEME LETTRE. 

Quoi ! c etoit vous que je redoutois! cetoît vous 
que je rougissois d aimer! O Sara! fille adorable! 
ame plus belle que ta figure ! si je m'estime désor- 
mais quelque chose, c'est d'avoir un cœur fait pour 
sentir tout ton prix. Oui , sans doute, je rougis de 
l'amour que j'a vois pour toi ; mais c'est parcequ'il 
étoit trop rampant, trop languissant, trop fbible, 
trop peu digne de son objet. 11 y a six mois que 
mes yeux et mon cœur dévorent tes charmes ; il y 
a six mois que tu m'occupes seule, et que je ne 
vis que pour toi : mais ce n'est que d'hier que j'ai 
appris à t'aimer. Tandis que tu me parlois, et que 
des discours dignes du ciel sortoient de ta bouche, 
je croyois voir changer tes traits, ton air, ton port, 
ta figure ; je ne sais quel feu surnaturel luisoit dans 
tes yeux ; des rayons de lumière sembloient ten- 
tourer. Ah ! Sara ! si réellement tu n'es pas une 
mortelle, si tu es l'ange envoyé du ciel pour rame- 
ner un cœur qui s'égare, dis-le-moi, peut-être il 
est temps encore. Ne laisse plus profaner ton image 
par des désirs formés malgré moi. Hélas ! si je 



Digitized by 



Google 



A SARA. 355 

m'abuse dans mes vœux, daus mes transports, 
dans mes téméraires homma(|^es, guéris-moi d'une 
erreur qui tofFense, apprends-moi comment il 
iaut tadorer. 

Vous m'avez subjugué, Sara, de toutes les 
manières; et si vous me faites aimer ma folie, 
vous me la faites cruellement sentir. Quand je 
compare votre conduite à la mienne, je trouve 
un sage dans une jeune fille, et je ne sens en moi 
quun vieux enfant. Votre douceur, si pleine de 
dignité, de raison , de bienséance, ma dit tout ce 
que ne meut pas dit un accueil plus sévère; elle 
ma fait plus rougir de moi que n eussent fait vos 
reproches ; et l'accent un peu plus grave que vous 
avez mis hier dans vos discours m'a fait aisément 
connoitre que je n'aurois pas dû vous exposer à 
me les tenir deux fois. Je vous entends, Sara; et 
j'espère vous prouver aussi que si je ne suis pas 
digne de vous plaire par mon amour , je le suis 
par les sentiments qui l'accompagnent. Mon éga- 
rement sera aussi court qu'il a été grand ; vous me 
l'avez montré, cela suffit, j'en saurai sortir, soyez- 
en sûre : quelque aliéné que je puisse être, si j'en 
avois vu toute l'étendue, jamais je n'aurois fait le 
premier pas. Quand je méritois des censures, vous 
ne m'avez donné que des avis, et vous avez bien 
voulu ne me voir que foible lorsque j'étois cri- 
minel. Ce que vous ne m'avez pas dit, je sais me 

23. 



Digitized by 



Google 



3r»6 LETTRES 

le dire; je sais donner à ma conduite auprès de 
vous le nom que vous ne lui avez pas donné ; et 
si j'ai pu foire une bassesse sans la connoître , je 
vous ferai voir que je ne porte point un cœur bas. 
Sans doute c est moins mon âge que le vôtre qui 
me rend coupable. Mon mépris pour moi m'em- 
pêchojt de voir toute Findignité de ma démarche. 
Trente ans de difFérence ne me montroient que 
ma honte, et me cachoient vos dangers. Hélas! 
quels dangers ! Je n ctois pas assez vain pour en 
supposer : je n'imaginois pas pouvoir tendre un 
piège à votre innocence; et si vous eussiez été 
moins vertueuse, j'étois un suborneur sans en 
rien savoir. 

O Sara! ta vertu est à des épreuves plus dan- 
gereuses , et tes charmes ont mieux à choisir. Mais 
mon devoir ne dépend ni de ta vertu ni de tes 
charmes; sa voix me parle, et je le suivrai. Quim 
éternel oubli ne peut-il te cacher mes erreurs ! 
Que ne les puis-je oublier moi-même! Mais non, 
je le sens, j'en ai pour la vie, et le trait s'enfonce 
par mes efforts pour larracher. C'est mon sort de 
brûler, jusqu'à mon dernier soupir, d'un feu que 
rien ne peut éteindre, et auquel chaque jour ôte 
un degré d'espérance, et en ajoute un de déraison. 
Voilà ce qui ne dépend pas de moi ; mais voici , 
Sara, ce qui en dépend. Je vous donne ma foi 
d'homme qui ne la faussa jamais, que je ne vous 



Digitized by 



Google 



A SARA. 357 

reparlerai de mes jours de cette passion ridicule 
et malheureuse que j'ai pu peut-être empêcher de 
naître, mais que je ne puis plus étouffer. Quand 
je dis que je ne vous en parlerai pas, j'entends 
que rien en moi ne vous dira ce que je dois taire. 
J'impose à mes yeux le même silence qu'à ma 
bouche: mais, de grâce, imposez aux vôtres de 
ne plus venir m'arracher ce tristcsecret. Je suis à 
répreuve de tout, hors de vos regards : vous savez 
trop cpmhien il vous est aisé de me rendre parjure. 
Un triomphe si sûr pour vous, et si flétrissant 
pour moi , pourroit-il flatter votre belle ame? Non , 
divine Sara, ne profane pas le temple où tu es 
adorée, et laisse au moins quelque vertu dans ce 
cœur à qui tu as tout ôté. 

Je ne puis ni ne veux reprendre le malheureux 
secret qui m'est échappé; il est trop tard, il faut 
qu'il vous reste; et il est si peu intéressant pour 
vous, qu'il seroit bientôt oublié si l'aveu ne s'en 
renou veloit sans cesse. Ah ! je serois trop à plaindre 
dans ma misère, si jamais je ne pouvois me dire 
que vous la plaignez; et vous devez d'autant plus 
la plaindre, que vous n'aurez jamais à m'en con- 
soler. Vous me verrez toujours tel que je dois 
être , mais connoissez-moi toujours tel que je suis; 
vous n'aurez plus à censurer mes discours, mais 
souffrez mes lettres : c'est tout ce que je vous 
demande. Je n'approcherai de vous que comme 



Digitized by 



Google 



358 LETTRES A SARA, 

d une divinité devant laquelle on impose silence 
à ses passions. Vos vertus suspendront lefFet de 
vos charmes; votre présence purifiera mon cœur; 
je ne craindrai point d être un séducteur en ne 
vous disant rien qu'il ne vous convienne d en- 
tendre; je cesserai de me croire ridicule quand 
vous ne me verrez jamais tel; et je voudrai n*être 
plus coupable, quand je ne pourrai 1 être que loin 
de vous. 

Mes lettres ! Non. Je ne dois pas même désirer 
de vous écrire, et vous ne devez le souffrir jamais. 
Je vous estimerois moins si vous en étiez capable. 
Sara, je te donne cette arme pour t'en servir contre 
moi. Tu peux être dépositaire de mon fatal secret, 
tu n'en peux être la confidente. C'est assez pour 
moi que tu le saches, ce seroît trop pour toi de 
l'entendre répéter. Je me tairai : qu'aurois-je de 
plus à te dire? Bannis-moi , méprise-moi désormais , 
si tu revois jamais ton amant dans l'ami que tu t'es 
choisi. Sans pouvoir te fuir, je te dis adieu pour la 
vie. Ce sacrifice étoit le dernier qui me restoit à te 
faire ; c'étoit le seul qui fût digne de tes vertus et 
de mon cœur. 



Digitized by 



Google 



VISION 

DE PIERRE DE LA MONTAGNE, 

DIT LE VOYANT. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Goodc 



'%m.^^/«/«/«.^/»>^%/«/V^/«/«i-«/«/%'%'»/^^/«/%'«/V%>i««/%^/«/%'\i 



VISION 

DE PIERRE DE LA MONTAGNE, 

DIT LE VOYANT'. 

Ici ftODt les trois chapitres de la Vision de Pierre de la Montagne, 
dit LE Votant, concernant la désobéissance et damnable rébellion 
de Pierre Duva), dit Pierrot des dames. 



CHAPITRE I. 

1 . Et j etois dans mon pré, fauchant mon regain, 
et il faisoit chaud, et j etois las, et un prunier de 
prunes vertes étoit près de moi. 

2. Et, me couchant sous le prunier, je m'en- 
dormis. 

3. Et durant mon sommeil j'eus une vision, et 
j'entendis une voix aigre et éclatante comme le son 
d'un cornet de postillon. 

4. Et cette voix étoit tantôt foible et tantôt 
forte, tantôt grosse et tantôt claire; passant suc- 
cessivement et rapidement des sons les plus graves 

* Cette plaisanterie est contre Boy De-la-Tour {Confessions, liv. xi) 
qni étoit très borné. Rousseau suppose qu'en le faisant parler rai- 
sonnablement, ce sera un prodi^^e dans lequel on reconnoitra le 
doigt de Dieu. (Note de M. Musset Pathay. ) 



Digitized by 



Google 



362 VISION 

aux plus aig[us, comme le miaulement dun chat 
sur une gouttière, ou comme la déclamation du 
révérend Imers, diacre du Val-de-Travers. 

5. Et la voix, s adressant à moi, me dit ainsi : 
Pierre le Voyant, mon fils, écoute mes paroles. 
Et je me tus en dormant , et la voix continua. 

6. Écoute la parole que je t adresse de la part 
de lesprit, et la retiens dans ton cœur. Répands- 
la par toute la terre et par tout le Val-de-Travers, 
afin qu elle soit en édification à tous les fidèles; 

7. Et afin qu'instruits du châtiment du rebelle 
Pierre Duval, dit Pierrot des dames, ils appren- 
nent à ne plus mépriser les nocturnes inspirations 
de la voix. 

8. Car je la vois choisi dans l'abjection de son 
esprit, et dans la stupidité de 8on cœur, pour 
être mon interprète. 

9. J'en avois fait Thonorable successeur de ma 
servante la Batizarde\ afin qu'il portât, comme 
elle, dans toute rÉfi[lise la lumière de mes inspi- 
rations. 

10. Jel avois chargé d être, comme «elle, l'organe 
de ma parole, afin que ma gloire fût manifestée, 
et qu'on vit que je puis , quand il me plaît, tiner 
de l'or de la boue , et des perles du fumier. 

1 1 . Je lui avois dit : Va , parle à ton frère errant 

' Vieille commère de la lie du peuple, qui jadis se piquoit <l*avi»ir 

\\qs visions. 



Digitized by 



Google 



DE PIERRE DE LA MONTAGNE. 363 
Jean-Jacques, qui se fourvoie, et le ramène au 
bon chemin. 

I 2. Car dans le fond ton frère Jean-Jacques est 
un bon homme, qui ne fait tort à personne, qui 
craint Dieu , et qui aime la vérité. 

1 3. ]Mais, pour le ramener d'un égarement, ce 
peuple y tombe lui-même; et, pour vouloir le 
rendre à la foi, ce peuple renonce à la loi. 

i4. Car la loi défend de venger les offenses 
quon a reçues, et eux outragent sans cesse un 
homme qui ne les a point offensés. 

1 5. La loi ordonne de rendre le bien pour le 
mal, et eux lui rendent le mal pour le bien. 

1 6. La loi ordonne d aimer ceux qui nous haïs- 
sent, et eux haïssent celui qui les aime. 

l'y. La loi ordonne d'user de miséricorde, et 
eux n'usent pas même de justice. 

1 8. La loi défend de mentir, et il n'y a sorte de 
mensonge qu'ils n'inventent contre lui. 

19. La loi défend la médisance, et ils le calom- 
nient sans cesse. 

20. Us l'accusent d'avoir dit que les femmes 
n'avoient point d'ame, et il dit, au contraire, que 
toutes les femmes aimables en ont au moins deux. 

2 1 . Ils l'accusent de nepas croire en Dieu, etnul 
n'a si fortement prouvé l'existence de Dieu. 

22. Ils disent qu'il est rAutechrist, et nul n'a si 
dignement honoré le Christ. 



Digitized by 



Google 



364 VISION 

23. Us disent qu'il veut troubler leurs con- 
sciences, et jamais il ne leur a parlé de religion. 

24. Que s'ils lisent des livres faits pour sa dé- 
fense en d'autres pays , est-ce sa faute? et les a-t-il 
priés de les lire? mais , au contraire, c'est pour ne 
les avoir point lus qu'ils croient qu'il y a dans ces 
livres de mauvaises choses qui n'y sont point, et 
qu'ils ne croient point que les bonnes choses qui 
y sont y soient en effet. 

2 5.. Car ceux qui les ont lus en pensent tout 
autrement , et le disent lorsqu'ils sont de bcmne 
loi. 

26. Toutefois ce peuple est bon naturellement; 
maison le trompe, et il ne voit pas qu'on lui lait 
défendre la cause de Dieu avec les armes de Satan. 

27. Tirons-les delà mauvaise voie où on les 
mène , et ôtons cette pierre d'achoppement de de- 
vant leurs pieds. 



CHAPITRE II 

1 . Va donc , et parle à ton frère errant Jean- 
Jacques et lui adresse en mon nom ces paroles. 
Ainsi a dit la voL\ de la part de l'esprit : 

2. Mon fils Jean-Jacques, tu t'égares dans tes 
idées. Reviens à toi, sois docile, et reçois mes pa- 
roles de correction. 



Digitized by 



Google 



DE PIERRE DE LA MONTAGNE. 365 

3. Tu crois en Dieu puissant, intelligent, bon, 
juste, et rémunérateur; et en cela tu fais bien. 

4. Tu crois en Jésus son fils, son Christ, et en 
sa parole; et en cela tu fais bien. 

5. Tu suis de tout ton pouvoir les préceptes du 
saint Évangile ; et en cela tu fais bien. 

6. Tu aimes les hommes comme ton prochain , 
et les chrétiens comme tes frères; tu fais le bien 
quand tu peux, et ne fais jamais de mal à per- 
sonne que pour ta défense et celle de la justice. 

•7. Fondé sur l'expérience, tu attends peu d'é- 
quité de la part des hommes; mais tu mets ton 
espoir dans l'autre vie, qui te dédommagera des 
misères de celle-ci ; et en tout cela tu fais bien. 

8. Jeconnois tes œuvres : j'aime les bonnes; ton 
cœur et ma clémence effaceront les mauvaises. 
Mais une chose me déplaît en toi. 

9. Tu t'obstines à rejeter les miracles: et que 
t'importent les miracles? puisqu'au surplus tu 
crois à la loi sans eux, n'en parle point, et ne 
scandalise plus les foibles. 

10. Et lorsque toi, Pierre Duval, dit Pierrot des 
dames, auras dit ces paroles à ton frère errant 
Jean-Jacques , il sera saisi d'étonnement. 

I I. Et voyant que toi, qui es un brutal et un 
stupide, tu lui parles raisonnablement et hon- 
nêtement, il sera frappé de ce prodige, et il 
reconnoîtra le doigt de Dieu. 



Digitized by 



Google 



366 VISION 

1 2. Et, se prosternant en terre, il dira : Voilà 
mon frère Pierrot des dames qui prononce des 
discours sensés et honnêtes; mon incrédulité se 
rend à ce signe évident. Je crois aux miracles, car 
aucun n'est plus grand que celui-là. 

i3. Et tout le Val-de-Travers, témoin de ce 
double prodige, entonnera des cantiques d^allé- 
gresse ; et Ton criera de toutes parts dans les six 
communautés: Jean-Jacques croit aux miracles, 
et des discours sensés sortent de la bouche de 
Pierrot des dames : le Tout-Puissant se montre à 
ses œuvres; que son saint nom soit béni. 

14. Alors, confus d'avoir insulté un homme 
paisible et doux, ils s'empresseront à lui faire 
oublier leurs outrages; et ils l'aimeront comme 
leur proche , et il les aimera comme ses frères ; 
des cris séditieux ne les ameuteront plus; l'hypo- 
crisie exhalera son fiel en vains murmures, que 
les femmes mêmes n'écouteront point; la paix du 
Christ régnera parmi les chrétiens, et le scandale 
sera ôtédu milieu d'eux. 

r5. C'est ainsi que j'avois parlé à Pierre Duval, 
dit Pierrot des dames , lorsque je daignai le choisir 
pour porter ma parole à son frère errant. 

1 6. Mais , au lieu d'obéir à la mission que je lui 
avois donnée, et d'aller trouver Jean-Jacques, 
comme je le lui avois commandé, il s'est défié de 
ma promesse, et n'a pu croire au miracle dont il 






Digitized by 



Google 



DE PIERRE DE LA MONTAGNE. 36; 
dcJvoit être rinstrument : féroce comme Fonaçre 
du désert, et têtu comme la mule d'Édom, il na 
pu croire qu'on pût mettre des discours persuasifs 
dans sa bouche, et s est obstiné dans sa rébellion. 
17. C'est pourquoi , l'ayant rejeté, je t'ordonne 
à toi Pierre de la Montagne, dit le Voyant, d'écrire 
cetanathème, et de le lui adresser, soit directe- 
ment, soit par le public, à ce qu'il n'en prétende 
cause d'ignorance , et que chacun apprenne, par 
Faccomplissement du châtiment que je lui an- 
nonce, à ne plus désobéir aux saintes visions. 



v%/«/v««^/«.^/«/vk>«.r«.«>K/« ^y%/«. %/«/>. -«/v^ '*/«/%'•>«/««/«<«, •^«m/vm/m/^ 



CHAPITRE III. 

1 . Ici sont les paroles dictées par la voix , sous 
le prunier des prunes vertes, à moi Pierre de la 
Montagne, dît le Voyant, pour être la sentence 
portée en icelles dûment signifiée et prononcée 
audit Pierre Duval, dit Pierrot des dames, afin 
qu'il se prépare à son exécution, et que tout le 
peuple en étant témoin devienne sage par cet 
exemple, et apprenne à ne plus désobéir aux 
saintes visions. 

2. Homme de col roide, craignois-tu que celui 
qui fit donner par des corbeaux la nouniture 
charnelle au prophète, ne pût donner par toi 
la nourriture spirituelle à ton frère? craignois-tu 



Digitized by 



Google 



368 VISION 

que celui qui fit parler une ânesse ne pût faire 

parler un cheval? 

3. Au lieu d'aller avec droiture et confiance 
remplir la mission que je t'avois donnée, tu t'es 
perdu dans l'égarement de ton mauvais cœur : de 
peur d'amener ton frère à résipiscence, tu n'as 
point voulu lui porter ma parole; au lieu de 
cela , te livrant à l'esprit de cabale et de mensonge, 
tu as divulgué l'ordre que je t'avois donné en 
secret; et, supprimant malignement le bien que 
je t'avois chargé de dire, tu lui as faussement 
substitué le mal dont je ne t'avois pas parlé. 

4. C'est pourquoi j'ai porté contre toi cet arrêt 
irrévocable, dont rien ne peut éloigner ni changer 
l'effet. Toi donc, Pierre Duval, dit Pierrot des 
dames, écoute et tremble; car voici, ton heure 
approche; sa rapidité se réglera sur la soif. 

5. Je connois toutes tes machinations secrètes : 
tes complots ont été formés en buvant ; c'est en 
buvant qu'ils seront punis. Depuis la nuit mé- 
morable de ta vision jusqu'à ce jour, treizième du 
mois d'élur, à la neuvième heure % il s'est passé 
cent seize heures. 

6. Pour te donner, dans ma clémence, le temps 
de te reconnoître et de t'amender, je t'accorde de 

' Le mois d*ëlul répoud à peu près à notre mois d'août. 
' La neuvième heure en cette saison fait environ les deux beurra 
après-midi. 



Digitized by 



Google 



DE PIERRE DE LA MONTAGNE. 369 
pouvoir boire encore cent quinze rasades de vin 
pur, ou leur valeur, mesurées dans la même 
tasse où tu bus ton dernier coup la veille de ta 
vision. 

7 . Mais sitôt que tes lèvres auront touché la cent 
seizième rasade, il faut mourir; et avant quelle 
soit vidée tu mourras subitement. 

8. Et ne pense pas m abuser sur le compte en 
buvant furtivement ou dans des coupes de 
diverses mesures; car je te suis par-tout de Tœil, 
et ma mesure est aussi sûre que celle du pain de 
ta servante, et que le trébuchet où tu pèses tes 
écus. 

9. En quelque temps et en quelque lieu que tu 
boives la cent seizième rasade , tu mourras subite-^ 
ment. 

10. Si tu la bois au fond de ta cave , caché seul 
entre des tonneaux de piquette , tu mourras subi^ 
tement. 

1 1 . Si tu la bois à table dans ta famille, à la fin 
de ton maigre dîner, tu mourras subitement. 

1 2. Si tu la bois avec Joseph Clerc , cherchant 
avec lui dans le vin quelque mensonge, tu mourras 
subitement. 

1 3. Si tu la bois chez le maire Baillod , écoutant 
u n de ses vieux sermons, tu t endormiras pour tou- 
jours, même sans quil continue de le lire. 

i4- Si tu la bois causant en secret chez M. le 

HÉLàRGES. a 4 



Digitized by 



Google 



370 VISION 

professeur, fût-ce en arrangeant quelque vision 

nouvelle, tli mourras subitement. 

1 5. Mortel heureux jusqu'à ton dernier instant 
et au-delà, tu mettras, en expirant, plus d^esprit 
dans ton estomac que nen rendra ta cervelle; et 
la plus pompeuse oraison funèbre, où tes visions 
seront célébrées, te rendra plus d'honneur après 
ta mort que tu n'en eus de tes jours. 

i6. Boy, trop heureux Pierre Boy, hâte-toi de 
boire; tu ne peux trop te presser d'aller cueillir 
les lauriers qui t'attendent dans le pays des visions. 
Tu mourras; mais, grâce à celle-ci, ton nom vivra 
parmi les hommes. Boy , Pierre Boy, va prompte- 
ment à l'immortalité qui t'est due. Ainsi soit-il, 
amen , amen. 

1 7 . Et lorsque^ j'entendis ces paroles, moi Pierre 
de la Montagne, dit le Voyant, je fus saisi d un 
grand e£Froi , et je dis à la voix : 

i8. A Dieu ne plaise que j'annonce ces choses 
sans en être assuré par un signe! Je connois mon 
frère Pierrot des dames : il veut avoir des visions a 
lui tout seul. Il ne voudra pas croire aux miennes , 
encore qu'on m'ait appelé le Voyant. Mais, s'il en 
doit advenir comme tu dis, donne-moi un signe 
sous l'autorité duquel je puisse parler. 

1 9. Et comme j'achevois ces mots, voici , je fus 
éveillé par un coup terrible; et portant la main 
sur ma tète, je me sentis la face tout en sang ; cai* 



Digitized by 



Google 



DE PIEBRE DE LA MONTAGNE. 871 
je saignois beaucoup du nez, et le sang me ruisse- 
loît du visage: toutefois, après lavoir étanché 
comme je pus, je me levai sans autre blessure, 
sinon que j avois le nez meurtri et fort enflé. 

20. Puis, regardant autour de moi d'où pouvoit 
me venir cette atteinte , je vis enfin qu une prune 
étoit tombée de l'arbre, et m avoit frappé. 

21. Voyant la prune auprès de moi, je la jpris; 
et, après lavoir bien considérée, je reconnus 
quelle étoit fort saine, fort grosse, fort verte et 
fort dure, comme l'état de mon nez en faisoit 
foi. 

22. Alors mon entendement s étant ouvert, je 
vis que la prune en cet état ne pouvoit naturelle-' 
ment être tombée d'elle-même, joint que la juste 
direction sur le bout de mon nez étoit une autre 
merveille non moins manifeste, qui confirmoit 
la première, et montroit clairement l'œuvre de 
l'esprit. 

23. Et, rendant grâces à la voix d^un signe si 
notoire, je résolus de publier la vision, comme il 
m'avoit été commandé, et de garder la prune en 
témoignage de mes paroles, ainsi que j'ai fait jus-* 
qu'à ce jour. 



21. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



OLINDE 

ET SOPHRONIE. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



'V<«/^-«M^'«i«^V^/V«>'W%^/W'«/«/« '»^*/^'%/%/^ ■« 



OLINDE 

ET SOPHRONIE', 

ÉPISODE 

TIRÉ DU SBCOKD CHAKT DE LA JÉRUSALEU DÉLIVRÉE, DU TASSE. 



Tandis que le tyran se prépare à la guerre, 
Isméne un jour se présente à lui ; Isméne , qui de 
dessous la tombe peut faire sortir un corps mort, 
et lui rendre le sentiment et la parole; Isméne, 
qui peut, au son des paroles magiques, effrayer 
Plu ton jusque dans son palais; qui commande 
aux démons en maitre, les emploie à ses œuvres 
impies, et les enchaîne ou délie à son gré. 

Chrétien jadis, aujourd'hui mafaométan , il n a 
pu quitter tout-à-fait ses anciens rites, et, les pro- 
fanant à de criminels usages, mêle et confond 
ainsi les deux lois qu'il connoit mal. Maintenant, 
du fond des antres où il exerce ses arts ténébreux, 
il vient à son seigneur dans le danger public : à 
mauvais roi pire conseiller. 

' On ignore Tépoque précise où Rousseau traduisit cet épisode. 
On sait seulement que ce fut dans les dernières années de sa vie. 



Digitized by 



Google 



376 OLINDE ET SOPHRONIE. 

Sire, dit-il, la formidable et victorieuse armée 
arrive. Mais nous, remplissons nos devoirs; le ciel 
et la terre seconderont notre courage. Doué de 
toutes les qualités d'un capitaine et d'un roi, vous 
avez de loin tout prévu, vous avez pourvu à tout; 
et, si chacun s acquitte ainsi de sa charge, cette 
terre sera le tombeau de vos ennemis. 

Quant à moi , je viens de mon côté partager 
vos périls et vos travaux. J y mettrai pour ma 
part les conseils de la vieillesse et les forces de 
Fart magique. Je contraindrai les anges bannis du 
ciel à concourir à mes soins. Je veux commencer 
mes enchantements par une opération dont il 
faut vous rendre compte. 

Dans le temple des chrétiens, sur un autel 
souterrain , est une image de celle qu'ils adorent, 
et que leur peuple ignorant fait la mère de leur 
dieu , né, mort, et enseveli. Le simulacre, devant 
lequel une lampe brûle sans cesse, est enveloppé 
d'un voile, et entouré' d'un grand nombre de 
vœux suspendus en ordre, et que les crédules 
dévots y portent de toutes parts. 

Il s'agit d'enlever de là cette effigie, et de la 
transporter de vos propres mains dans votre 
mosquée; là j'y attacherai un charme si ibrt, 



Digitized by 



Google 



OLINDE ET SOPHRONIE. 877 

qu elle sera , tant qu on l'y gardera , la sauvegarde 
de vos portes ; et, par FefFet d'un nouveau mystère, 
vous conserverez dans vos murs un empire inex- 
pugnable. 

A ces mots , le roi persuadé court impatient à 
la maison de Dieu, force les prêtres, enlève sans 
respect le chaste simulacre, et le porte à ce 
temple impie où un culte insensé ne fait qu'irriter 
le ciel. C'est là , c'est dans ce lieu profane et sur 
cette sainte image que le magicien murmure ses 
blasphèmes. 

Mais, le matin du jour suivant, le gardien du 
temple immonde ne vit plus l'image où elle étoit 
la veille, et, l'ayant cherchée en vain de tous 
côtés, courut avertir le roi, qui, ne doutant pas 
que les chrétiens ne l'eussent enlevée, en fut 
transporté de colère. 

Soit qu'en effet ce fût un coup d'adresse d'une 
main pieuse, ou un prodige du ciel, indigné que 
l'image de sa souveraine soit prostituée en un lieu 
souillé, il est édifiant , il est juste de faire céder le 
zèle et la piété des hommes , et de croire que le 
coup est venu d'en haut. 

Le roi fit faire dans chaque église et dans 



Digitized by 



Google 



378 OLINDE ET SOPHRONIE. 

chaque maison la plus importune recherche, et 
décerna de grands prix et de grandes peines à qui 
révéleroit ou recéleroit le vol. Le magicien de son 
côté déploya sans succès toutes les forces de son 
art pour en découvrir Fauteur: le ciel, au mépris 
de ses enchantements et de lui, tint Toeuvre 
secrète, de quelque part qu elle pût venir. 

Mais le tyran , furieux de se voir cacher le délit 
quil attribue toujours aux fidèles, se livre contre 
eux à la plus ardente rage. Ouhliant toute pru- 
dence, tout respect humain, il veut, à quelque 
prix que ce soit, assouvir sa vengeance. «Non, 
» non, secrioit-il, la menace ne sera pas vaine; le 
u coupable a beau se cacher, il faut qu'il meure ; 
u ils mourront tous, et lui avec eux. 

« Pourvu quil n échappe pas, que le juste, que 
« Finnocent périsse : qu'importe ! Mais qu ai-je dit, 
«Tinnocent? Nul ne Test; et dans cette odieuse 
u race en est-il un seul qui ne soit notre ennemi ? 
«Oui, s'il en est d'exempts de ce délit, qu'ils 
«< portent la peine due à tous pour leur haine; 
« que tous périssent, l'un comme voleur, et les 
«autres comme chrétiens. Venez, mes loyaux, 
M apportez la flamme et le fer; tuez et brûlez sans 
« miséricorde. « 



Digitized by 



Google 



OLINDE ET SOPIIRONIE. 379 

C'est ainsi qu'il parle à son peuple. Le bruit de 
ce danger parvient bientôt aux chrétiens. Saisis, 
glacés d effroi par laspect de la mort prochaine , 
nul ne songe à fuir ni à se défendre ; nul n ose 
tenter les excuses ni les prières. Timides, irré- 
solus, ils attendoieot leur destinée, quand ils 
virent arriver leur salut doù ils lespéroient le 
moins. 

Parmi eux étoit une vierge déjà nubile, d'une 
ame subUme, d'une beauté d'ange, qu'elle néglige 
ou dont elle ne prend que les soins dont l'hon- 
nêteté se pare; et ce qui ajoute au prix de ses 
charmes, dans les murs d'une étroite enceinte 
elle les soustrait aux yeux et aux vœux des 
amants. 

Mais est-il des murs que ue perce* quelque 
rayon d'une beauté digne de briller aux yeux, et 
d'enflammer les cœurs? Amour, le souffrirois-tu? 
Non ; tu l'as révélée aux jeunes désirs d'un adoles- 
cent. Amour, qui, tantôt argus et tantôt aveuçle, 
éclaires les yeux de ton flambeau ou les voiles de 
ton bandeau , malgré tous les gardiens , toutes les 
clôtures, jusque dans les plus chastes asiles tu sus 
porter uto regard étranger. 

Elle s'appelle Sophronie ; Olinde est le nom du 



Digitized by 



Google 



38o OLINDE ET SOPHRONIE. 

jeune homme : tous deux ont la même patrie et 
la même foi. Comme il est modeste autant qu elle 
est belle, il désire beaucoup, espère peu, ne 
demande rien , et ne sait ou n'ose se découvrir. 
Elle, de son côté, ne le voit pas, ou ny pense 
pas , ou le dédaigne ; et le malheureux perd ainsi 
ses soins ignorés, mal connus, ou mal reçus. 

Cependant on entend Thorrible proclamation , 
et le moment du massacre approche. Sophronie, 
aussi généreuse qu'honnête, forme le projet de 
sauver son peuple. Si sa modestie l'arrête, son 
courage l'anime et triomphe, ou plutôt ces deux 
vertus s accordent et s illustrent mutuellement. 

La jeune vierge sort seule au milieu du peuple. 
Sans exposer ni cacher ses charmes, en marchant 
elle recueille ses yeux, re3serre son voile, et en 
impose par la réserve de son maintien. Soit art ou 
hasard, soit négligence ou parure, tout concourt 
à rendre sa beauté touchante. Le ciel, la nature, 
et l'amour, qui la favorisent, donnent à sa négli- 
gence l'effet de lart. 

Sans daigner voir les regards qu'elle attire à son 
passage, et sans détourner les siens, elle se pré- 
sente devant le roi, ne tremble point en voyant 
sa colère, et soutient avec fermeté son féroce 



Digitized by 



Google 



OLINDE ET SOPHRONIE. 38i 

aspect. Seigneur, lui dit-elle, daignez suspendre 
votre vengeance, et contenir votre peuple. Je 
viens vous découvrir et vous livrer le coupable 
que vous cherchez, et qui vous a si fort offensé. 

A rhonnête assurance de cet abord, à Féclat 
subit de ces chastes et fîères grâces, le roi, confus 
et subjugué, calme sa colère et adoucit son 
visage irrité. Avec moins de sévérité, lui dans 
lame, elle sur le visage, il en devenoit amoureux. 
Mais une beauté revéche ne prend point un cœur 
farouche, et les douces manières sont les amorces 
de lamour. 

Soit surprise, attrait, ou volupté, plutôt qu at- 
tendrissement, le barbare se sentit ému. Déclare- 
moi tout, lui dit-il; voilà que j'ordonne quon 
épargne ton peuple. Le coupable, reprit-elle, 
est devant vos yeux; voilà la main dont ce vol 
est l'œuvre. Ne cherchez personne autre; c'est 
moi qui ai ravi l'image, et je suis celle que vous 
devez punir. 

C'est ainsi que, se dévouant pour le salut de 
son peuple , elle détourne courageusement le 
malheur public sur elle seule. Le tyran , quelque 
temps irrésolu, ne se livre pas sitôt à sa furie 
accoutumée. Il Imterroge. 11 faut, dit-il, que tu 



Digitized by 



Google 



382 OLINDE ET SOPHRONIE. 

me déclares qui ta donné ce conseil, et qui ta 

aidée à Fexécuter. 

Jalouse de ma gloire, je n^ai voulu, répond-elle, 
en faire part à personne. Le projet, Texécution, 
tout vient de moi seule, et seule j ai su mon 
secret. G est donc sur toi seule, lui dît le roi, qae 
doit tomber ma vengeance. Cela est juste, re- 
prend-elle, je dois subir toute la peine, comme 
j'ai remporté tout Fhonneur. 

Ici le courroux du tyran commence à se rallu- 
mer. Il lui demande où elle a caché Tirnage. Elle 
répond: Je ne l'ai point cachée, je lai brûlée, et 
j ai cru faire une œuvre louable de la garantir 
ainsi des outrages des mécréants. Seigneur, est-ce 
le voleur que vous cherchez? il est en votre pré- 
sence. Est-ce le vol? vous ne le reverrez jamais. 

Quoique au reste ces noms de voleur et de vol 
ne conviennent ni à moi ni à ce que j ai fait, rien 
nest plus juste que de reprendre ce qui fut pris 
injustement. Aces mots, le tyran pousse un cri 
menaçant; sa colère na plus de frein. Vertu, 
beauté, courage, n'espérez plus trouver grâce 
devant lui. C'est en vain que, pour la défendre 
d'un barbare dépit, l'amour lui fait un boudier 
de ses charmes. 



Digitized by 



Google 



OLINDE ET SOPHRONIE. 383 

On la saisit. Rendu à toute sa cruauté , le roi la 
condamne à périr sur un bûcher. Son voile, sa 
chaste mante, lui sont arrachés; ses bras délicats 
sont meurtris de rudes chaînes. Elle se tait ; son 
ame forte, sans être abattue^ nest pas sans émo- 
tion; et les roses éteintes sur son visage y laissent 
la candeur de Tinnocence plutôt que la pâleur de 
la mort. 

Cet acte héroïque aussitôt se divulgue. Déjà le 
peuple accourt en foule. Olinde accourt aussi 
tout alarmé. Le fait étoit sûr, la personne encore 
douteuse: ce pouvoit être la maîtresse de son 
cœur. Mais sitôt qu'il aperçoit la belle prisonnière 
en cet état, sitôt qu'il voit les ministres de sa mort 
occupés à leur dur office, il s élance, il heurte la 
foule^ 

Et crie au roi : Non , non : ce vol n'est point de 
son feit, c'est par folie qu'elle s'en pse vanter. 
Gomment une jeune fille sans expérience pour- 
roit-elle exécuter, tenter, concevoir même une 
pareille entreprise? comment a-t-elle trompé les 
gardes? comment s y est-elle prise pour enlever 
la sainte image? Si elle l'a fait, qu'elle s'explique. 
C'est moi, sire, qui ai fait le coup. Tel fut, tel 
fut Famour dont même sans retour il brûla pour 
elle. 



Digitized by 



Google _ 



384 OLINDE ET SOPHRONIE. 

Il reprend ensuite: Je suis monté de nuit 
jusqu a louverture par où l'air et le jour entrent 
dans votre mosquée , et , tentant des routes presque 
inaccessibles, j y suis entré par un passag[e étroit 
Que celle-ci cesse d'usurper la peine qui m'est 
due: jai seul mérité l'honneur de la mort; c'est 
à moi qu'appartiennent ces chaînes, ce bûcher, 
ces flammes, tout cela n'est destiné que pour 
moi. 

Sophronie lève sur lui les yeux : la douceur, la 
pitié, sont peintes dans ses regards. Innocent 
infortuné, lui dit-elle, que viens-tu foire ici? Quel 
conseil t'y conduit? quelle fureur t'y entraine? 
Crains-tu que sans toi mon ame ne puisse sup 
porter la colère d'un homme irrité? Non, pour 
une seule mort je me suffis à moi seule, et je 
n'ai pas besoin d'exemple pour apprendre à la 
souffrir. 

Ce discours qu'elle tient à son amant ne le fait 
point rétracter ni renoncer à son dessein. Digne 
et grand spectacle où l'amour entre en lice avec 
la vertu magnanime, où la mort est le prix du 
vainqueur, et la vie la peine du vaincu ! Mais, loin 
d'être touché de ce combat de constance et de 
générosité, le roi s'en irrite, 



Digitized by 



Google 



OLINDE ET SOPHRONIE. 385 

' Et s en croit insulté, comme si ce mépris du 
supplice retomboit sur lui. Groyonsnen, dit-il, à 
tous deux; qu'ils triomphent lun et lautre, et 
partagent la palme qui leur est [due. Puis il £iit 
signe aux sergents, et dans Tinstant Olinde est 
dans les fers. Tous deux, liés et adossés au même 
pieu , ne peuvent se voir en face. 

On arrange autour d'eux le bûcher; et déjà Ion 
excite la flamme, quand le jeune homme, éclatant 
en gémissements , dit à celle avec laquelle il est 
attaché: C'est donc là le lien duquel j'espérois 
m unir à toi pour la vie! C'est donc là ce feu dont 
nos cœucs dévoient brûler ensemble! 

O flammes! ô nœuds quun sort cruel nous 
destine! hélas! vous netes pas ceux que lamour 
m'avoit promis! Sort cruel qui nous sépara 
durant la vie, et nous joint plus durement encore 
à la mort! Ah! puisque tu dois la subir aussi 
funeste, je me console en la partageant avec toi , 
de t'ètre uni sur ce bûcher, nayant pu Tètre à 
la couche nuptiale. Je pleure, mais sûr ta triste 
destinée, et non sur la mienne, puisque je meurs 
à tes côtés. 

Oh! que la mort me sera douce, que les tour- 
ments me seront délicieux , si j'obtiens qu'au 

MéLA9AE8. a5 



Digitized by 



Google 



386 OLINDE ET SOPHRONIE. 

dernier moment, tombant l'un sar 1 autre nos 
bouches se joignent pour exhaler et recevoir au 
même instant nos derniers soupirs! II parle, et 
ses pleurs étouffent ses paroles. Elle le tance avec 
douceur et le remontre en ces termes : 

Ami , le moment où nous sommes exige 
d autres soins et d'autre regrets. Âh ! pense, pense 
à tes fautes et au digne prix que Dieu promet 
aux fidèles : soufFre en son nom; les tourments te 
seront doux. Aspire avec joie au séjour céleste: 
vois le ciel comme il est beau; vois le soleil, dont 
il semble que laspect riant nous appelle et nous 
console. 

A ces mots, tout le peuple païen éclate en 
sanglots, tandis que le fidèle ose à peine gémir 
à plus basse voix. Le roi même, le roi sent au 
fond de son ame dure je ne sais quelle émotion 
prête à lattendrir : mais , en la pressentant , 
il s indigne, s y refuse, détourne les yeux, et 
part sans vouloir se laisser fléchir. Toi seule, ô 
Sophronie 1 n accompagnes point le deuil général , 
et, quand tout pleure sur toi, toi seule ne 
pleures pas. 

En ce péril pressant survient un guerrier, ou 
paroissant tel, dune haute et belle apparence, 



Digitized by 



Google 



OLINDE ET SOPHRONIE. S87 

dont larmure et rhabîUement étranger annon- 
çoient qu'il venoit de loin: le tigre, fiimeuse 
enseigne qui oonvi^ son casque, attira tous les 
yeux, et fit juger avec raison que cetoit Clorinde. 

Dès Tâge le plus tendre elle méprisa les mignar- 
dises de son sexe : jamais ses courageuses mains 
ne daignèrent toucher le fuseau , laiguille, et les 
travaux d'Arachné; elle ne voulut ni s amollir par 
des vêtements délicats , ni s environner timide- 
ment de clôtures. Dans les camps même , la vraie 
honnêteté se fait respecter, et par-tout sa force et 
sa vertu fut sa sauvegarde: elle arma de fierté son 
visage, et se plut à le rendre sévère; mais il 
charme, tout sévère qu'il est. 

Dune main encore enfantine elle apprit à 
gouverner le mors dun coursier, à manier la 
pique et lepée ; elle endurcit son corps su r 1 arène , 
se rendit légère à la course; sur les rochers, à 
travers les bois, suivit à la piste les bêtes féroces; 
se fit guerrière enfin ; et, après avoir fait la guerre 
en homme aux lions dans les forêts, combattit en 
lion dans les camps parmi les hommes. 

Elle venoit des contrées persanes pour résister 
de toute sa force aux chrétiens : ce n'étoit pas la 
première fois qu'ils éprou voient son courage; 

i5. 



Digitized by 



Google 



388 OLINDE ET SOPHRONIE. 

souvent elle avoit dispersé leurs membres sur la 
poussière et rougi les eaux de leur sang. L ap- 
pareil de mort qu'elle aperçoit en arrivant la 
frappe: elle pousse son cheval, et veut savoir 
quel crime attire un tel châtiment. 

La foule s'écarte; et Clorinde, en considérant 
de près les deux victimes attachées ensemble, 
remarque le silence de Tune et les gémissements 
de lautre. Le sexe le plus foible montre en cette 
occasion plus de fermeté; et, tandis qu'Olinde 
pleure de pitié plutôt que de crainte, Sophronie 
se tait, et, les yeux fixés vers le ciel, semble avoir 
déjà quitté le séjour terrestre. 

Glorinde, encore plus touchée du tranquille 
silence de lune que des douloureuses plaintes de 
l'autre, s'attendrit sur leur sort jusqu'aux larmes; 
puis , se tournant vers un vieillard qu'elle aperçut 
auprès d'elle: Dites-moi, je vous prie, lui de- 
manda-t-elle, qui* sont ces jeunes gens, et pour 
quel crime ou par 'quel malheur ils soufirent un 
pareil supplice. 

Le vieillard en peu de mots ayant pleinement 
satisfait à sa demande, elle fut frappée d'étonne- 
ment, et, jugeant bien que tous deux étoient in- 
nocents, elle résolut, autant que le pourroient sa 



Digitized by 



Google 



OLINDE ET SQPHRONIE. 389 

prière ou ses armes , de les garantir de la mort. 
Elle s approche , ea faisant retirer la flamme prête à 
les atteindre : elle parle ainsi àceux qui lattisoient : 

Qu aucun de vous n ait laudace de poursuivre 
cette cruelle œuvre jusqu a ce que j'aie parlé au 
roi: je vous promets qu'il ne vous, saura pas 
mauvais gré de ce retard. Frappés de son air grand 
et noble, les sergents obéirent: alors elle s ache- 
mina ver& le roi , et le rencontra qui venoit au^ 
devant d elle. 

Seigneur^ lui dit-^elle, je suis Clorinde; vous 
m avez peut-^étre ouï nommer quelquefois. Je 
viens mofFrir pour défendre avec vous la foi 
commune et votre trône; ordonnez; soit en pleine 
campagne ou dans lenceinte des murs, quelque 
emploi qu'il vous plaise m'assigner, je l'accepte 
sans craindre le& plus périlleux ni dédaigner les 
plus humbles. 

Quel pays, lui répond le roi, est si loin de l'Asie 
et de la route du soleil, où l'illustre nom de 
Clorinde ne vole pas sur les ailes de la gloire? 
Non, vaillante guerrière, avec vous je n'ai plus 
ni doute ni crainte; et j*aurois moins de confiance 
en une armée entière venue à mon secours qu eo 
votre seule assistance. 



Digitized by 



Google 



390 OLINDE ET SOPHRONIE. 

Oh! que Godefroi n arrive -t-d à ilnstant 
même ! !!• vient trop lentement à mon grë. Vous 
me demandez un emploi? Les entreprises diffi- 
ciles et grandes sont les seules dignes de vous; 
commandez a nos guerriers ; je vous nomme leur 
génëraL La modeste Glorinde lui rend grâce, et 
reprend ensuite : 

C'est une chose bien nouvelle sans doute que 
le salaire préieéde lés services ; mais ma confiance 
en vos bontés me fait demander, pour prix de 
ceux que j'aspire à vous rendre, la grâce de ces 
deux condamnés. Je les demande en pur don, 
sans examiner si le crime est bien avéré, si le 
chàtimèntli'est point trop sévère, et sans m'arrêter 
aux si^es sur lesquels je préjuge leur innocence. 

Je dirai seulement que, quoiqu'on accuse ici 
les chrétiens d'avoir enlevé l'image, j'ai quelque 
raison de penser autrement : cette œuvre du mar 
gicien fut une pro&nation de notre loi, qui n'ad- 
ttiet point drôles dans nos temples, et moins 
encore celles des dieux étrangers. 

C'est donc à Mahomet que j'aime à rapporter 
le miracle j et sans doute il l'a fait pour nous ap- 
prendre à ne pas souiller ses temples par d'autres 
cultes. Qu'Ismène fasse à son gré ses enchante- 



Digitized by 



Google 



OLINDE ET SOPHRONIE. 391 

ments, lui dont les exploits sont des maléfices: 
pour nous guerriers, manions le glaive; cest là 
notre défense, et nous ne devons espérer qu en lui. 

Elle se tait; et, quoique lame colère du roi ne 
s'apaise pas sans peine, il voulut néanmoins lui 
complaire, plutôt fléchi par sa prière et par la 
raison d'état que par la pitié. Qu ils aient, dit-il , 
la vie et la liberté : un tel intercesseur peut-il 
éprouver des refus? Soit pardon , spit justice, in- 
nocents je les absous, coupables je leur fais grâce. 

Ils furent ainsi délivrés, et là fut couronné le 
sortvraimentaventureuxdelamantdeSophronie. 
Eh ! comment refuseroit-elle de vivre avec celui 
qui voulut mourir pour elle? Du bûcher ils vont 
à la noce; damant dédaigné, de patient même, il 
devient heureux époux, et montre ainsi dans un 
mémorable exemple que les preuves d un amour 
véritable ne laissent point insensible un cœur 
généreux. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



AVERTISSEMENT 

SUR LE VERGER DES CHARMETTES. 



J^aî eu le malheur autrefois de refuser des vers à des per- 
sonnes que jlionorois et que je respectois infiniment, parce- 
que je m'étois désormais interdit d'en faire. J'ose espérer 
cependant que ceux que je publie aujourd'hui ne les offen- 
seront point; et je crois pouvoir dire, sans trop de raffine- 
ment, qu'ils sont l'ouvrage de mon cœur, et non de mon 
esprit. Il est même aisé de s'apercevoir que c'est un enthou- 
siasme impromptu, si je puis parler ainsi, dans lequel je 
n'ai guère son^é à briller. De fréquentes répétitions dans 
les pensées et même dans les tours , et beaucoup de nég[li- 
gence dans la diction, n'annoncent pas un homme fort 
empressé de la gloire d'être un bon poète. Je déclare de plus 
que, si l'on me trouve jamais à faire des vers galants, ou 
de ces sortes de belles choses qu'on appelle des jeux d'esprit , 
je m'abandonne volontiers à toute l'indignation que j'aurai 
méritée. 

11 faudroit m'excuser auprès de certaines gens d'avoir loué 
ma bienfaitrice; et, auprès des personnes de mérite, de 
n'en avoir pas assez dit de bien. Le silence que je garde à 
l'égard des premiers n'est pas sans fondement; quant aux 
autres, j'ai l'honneur de les assurer que je serai toujours 
infiniment satisfait de m'entendre faire le même reproche. 

Il est vrai qu'en félicitant madame de Warens sur son 
penchant à faire du bien je pouvois m'étendresur beaucoup 
d'autres vérités non moins honorables pour elle. Je n'ai 
point pi^étendu être ici un panégyriste, mais simplement 



Digitized by 



Google 



396 AVERTISSEMENT. 

un homme sensible et reconnoissant qai 9*amuse à décrire 

ses plaisirs. 

On ne manquera pas de s'écrier : Un malade faire des 
vers! un homme à deux doi^ du tombeau! C'est précisé- 
ment pour cela que je fais des vers. Si je me portois moins 
mal, je me croirois comptable de mes occupations au bien 
de la société; l'état où je suis ne me permet de travailler 
qu'à ma propre satisfaction. Combien de gens qui regorgent 
de biens et de santé ne passent pas autrement leur vie entière! 
H faudroit aussi savoir si ceux qui me feront ce reproche 
sont disposés à m'employer a quelque chose de mieux. 



Digitized by 



Google 



% «^/V«'»/V^«.«^»^-«^««V%'V«<^'« 



LE VERGER 

DES CHARMETTES'. 

Rara domus tenuem non aspematur amicum : 
Raraque non hnmilem calcat fastosa client ^m. 

Verger cher à mon cœur, séjour de FinnoGence , 
Honneur des plus beaux jours que le ciel me dispense, 
Solitude charmante, asile de la paix , 
Puissé-je 9 heureux verger» ne vous quitter jamais ! 

O jours délicieux y coulés sous vos ombrages ! 
De Philoméle en pleurs les languissants ramages, 
D'un ruisseau fugitif le murmure flatteur, 
Excitent dans mon ame un charme séducteur. 
J apprends sur votre émail à jouir de la vie : 
J'apprends à méditer sans regret , sans envie , 
Sur les frivoles goûts des mortels insensés ; 
Leurs jours tumultueux , Tun par lautre poussés , 
N'enflamment point mon cœur du désir de les suivre. 
A de plus grands plaisirs je mets le prix de vivre. 
Plaisirs toujours channants , toujours doux, toujours purs , 

* CëCoit, comme on sait, le nom d*ane maison de campa^e 
située près de Ghambéry. Elle apparteaoit à M. Noiret, de qui 
madame de Warens la teuoit à loyer. Elle s*y établit avec Jean-Jacques ^ 

à la fin de Yété de 1 786. Cette pièce de vers doit être de Tautomne ^ 

de cette annëe. L*autear avoit un peu plus de vin(rt-quatre ans. La 
description de cette maison se trowre à la tin du cinquième livre des 
Confessions. (Note de M. Musset-Pathay.) 



Digitized by 



Google 



398 POÉSIES DIVERSES. 

A mon cœur enchanté vous êtes toujours sûrs. 
Soit qu'au premier aspect d'un beau jour près d'éclore 
J aille voir ces coteaux qu un soleil levant dore , 
Soit que vers le midi , chassé par 9on ardeur. 
Sous un arbre touffu je cherche la fraîcheur; 
Là , portant avec moi Montaigne ou La Bruyère , 
Je ris tranquillement de Thumaine misère; 
Ou bien , avec Socrate et le divin Platon , 
Je m'exerce à marcher sur les pas de Gaton : 
Soit qu une nuit brillante , en étendant ses voiles , 
Découvre à mes regards la lune et les étoiles; 
Alors j suivant de loin Ija Hire et Cassini y 
Je calcule , j observe y et , près de Tinfini , 
Sur ces mondes divers que Téther nous recèle , 
Je pousse I en raisonnant, Huyghens et Fontenelle: 
Soit enfin que , surpris d un orage imprévu , 
Je rassure I en courant, le berger éperdu,* 
Qu'épouvantent les vents qui sifflent sur sa tête. 
Les tourbillons, Téclair, la foudre, la tempête; 
Toujours également heureux et satisfait. 
Je ne désire point un bonheur plus parfait. 
O vous , sage Warens, élève de Minerve , 
Pardonnez ces transports d'une indiscrète verve; 
Quoique j'eusse promis de ne rimer jamais. 
J'ose chanter ici les fruits de vos bienfaits. 
Oui , si mon cœur jouit du sort le plus tranquiUe , 
Si je suis la vertu dans un chemin facile. 
Si je goûte en ces lieux un repos innocent, 
Je ne dois qu'à vous seule un si rare présent. 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. Spg 

Vainement des cœurs bas^ des âmes mercenaires^ 
Par des avis cruels plutôt que salutaires , 
Cent fois ont essayé de m'ôter vos bontés : 
Ils ne connoissent pas le bien que vous goûtez 
En Élisant des heureux , en essuyant des larmes: 
Ces plaisirs délicats pour eux n'ont point de charmes. 
De Tite et de Trajan les libérales mains 
N'excitent dans leurs cœurs que des ris inhumains. 
Pourquoi faire du bien dans le siéde où nous sommes? 
Se trouve-t-il quelqu'un, dans la race des hommes , 
Digne d'être tiré du rang des indigents? 
Peut-il dans la misère être d'honnêtes gens? 
Et ne vau^il pas mieux employer ses richesses 
A jouir des plaisirs qu'à fiiire des largesses? 
Qu'ils suivent à leur gré ces sentiments a%eux , 
Je me garderai bien de rien exiger d'eux. 
Je n'irai pas ramper, ni chercher à leur plaire ; 
Mon cœur sait, s'il le feut, afironter la misère, 
Et, plus délicat qu'eux, plus sensible à l'honneur, 
Regarde de plus près au choix d'un bien&iteur. 
Oui , j'en donne aujourd'hui l'assurance publique , 
Cet écrit en sera le témoin authentique , 
Que , si jamais le sort m^arrache à vos bienfiEiits , 
Mes besoins jusqu'aux leurs ne recourront jamais. 

Laissez des envieux la troupe méprisable 
Attaquer des vertus dont l'éclat les accable. 
Dédaignez leurs complots, leur haine, leur jFureur; 
La paix n'en est pas moins au fond de votre cœur. 
Tandis que, vils jouets de leurs propres furies, 



Digitized by 



Google 



4oo POÉSIES DIVERSES. 

Aliments ctei serpents dont elles sont nourries , 
. Le crime et les remords poitent au fond des leurs 
Le triste châtiment de leurs noires horreurs. 
Semblables en leur rage à la guêpe maligne. 
De travail incapable , et de secours indigne. 
Qui ne vit que de vols , et dont enfin le sori 
Est de faire du mal en se donnant la mort, 
Qu ils exhalent en vain leur colère impuissante ; 
I^urs menaces pour vous n ont rien qui m'épouvante. 
Us voudroient d'un grand roi vous ôter les bien£aiits; 
Mais de plus nobles soins illustrent ses projets : 
Leur basse jalousie et leur fureur injuste 
N'arriveront jamais jusqu a son trône auguste; 
Et lé monstre qui régne en leurs cœurs abattus 
N'est pas fait pour braver Féclat de ses vertus. 
C'est ainsi qu'un bon roi rend son empire aimable ; 
Il soutient la vertu que l'infortune accable : 
Quand il doit menacer, la foudre est en ses mains. 
Tout roi, sans s'élever au-dessus des humains , 
Contre les criminels peut lancer le tonnerre; 
Mais , s'il fait des heureux , c'est un dieu sur la terre. 
Charles, on reconnoit ton empire à ces traits ; 
Ta main porte en tous lieux la joie et les bienfaits; 
Tes sujets égalés éprouvent ta justice; 
On ne réclame plus, par un honteux caprice, 
Un principe odieux , proscrit par l'équité » 
Qui, blessant tous les droits de la société, 
Brise les nœuds sacrés dont elle étoit unie , 
I^efuse à ses besoins la meilleure partie , 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 401 

Et prétend affranchir de ses plus justes lois 
Ceux qu elle fait jouir de ses plus riches droits. 
Ah ! s'il t'avoit suffi de te r^endre terrible y 
Quel autre, plus que toi, pouvoit être invincible , 
Quand l'Europe t'a vu, guidant tes étendards , 
Seul entre tous ses rois briller au champ de Mars? 
Mais ce n'est pas assez d'épouvanter la terre ; 
Il est d'autres devoirs que les soins de la guerre; 
Et c'est par eux , grand roi , que ton peuple aujourd'hui 
Trouve en toi son vengeur, son père et son appui. 
Et vous, sage Warens , que ce héros protège, 
En vain la calomnie en secret vous assiège. 
Craignez peu ses effets , bravez son vain courroux; 
La vertu vous défend, et c'est assez pour vous : 
Ce grand roi vous estime , il connoît votre zèle , 
Toujours à sa parole il sait être fidèle ; 
Et, pour tout dire enfin, garant de ses bontés, 
Votre cœur vous répond que vous les méritez. 

On me connott assez , et ma muse sévère 
Ne sait point dispenser un encens mercenaire; 
Jamais d'un vil flatteur le langage affecté 
N'a souillé dans mes vers l'auguste vérité. 
Vous méprisez vous-mémè un éloge insipide. 
Vos sincères vertus n'ont point l'orgueil pour guide. 
Avec vos ennemis convenons , s'il le faut, 
Que la sagesse en vous n'exclut point tout défaut. 
Sur cette terre, hélas ! telle est notre misère, 
Que la perfection n'est qu'erreur et chimère. 
Connoltre mes travers est mon premier souhait, 

MiLASGKS. a6 



Digitized by 



Google 



4o2 POÉSIES DIVERSES. 

Et je fisiis peu de cas de tout homme parfait. 
La haine quelquefois donne un avis utile : 
Blâmez cette bonté trop douce et trop &cile 
Qui souvent à leurs yeux a causé vos malheurs. 
Reconnoissez en vous les foibles des bons cœurs : 
Mais sachez qu'en secret Tétemelle sagesse 
Hait leur fausse vertu plus que votre fbiblesse, 
Et qu^il vaut mieux cent fois se montrer à ses yeux 
Imparfait comme vous que vertueux comme eux. 

Vous donc dès mon enfance attachée à m'instruire, 
A travers ma misère , hélas ! qui crûtes lire 
Que de quelques talents le ciel m a voit pourvu. 
Qui daignâtes former mon cœiu* à la vertu , 
Vous que j'ose appeler du tendre nom de mère, 
Acceptez aujourd'hui cet hommage sincère. 
Le tribut légitime , et trop bien mérité , 
Que ma reconnoissance ofiEre à la vérité. 
Oui, si quelques douceurs assaisonnent ma vie; 
Si j ai pu jusqu'ici me soustraire à Tenvie; 
Si, le cœur plus sensible et l'esprit moins grossier, 
Au-dessus du vulgaire on m'a vu m'élever; 
Enfin , si chaque jour je jouis de moi-même, 
Tantôt en m'élançant jusqu à l'Être suprême. 
Tantôt en méditant , dans un profond repos. 
Les erreurs des humains , et leurs biens , et leurs maux ; 
Tantôt, philosophant sur les lois naturelles , 
J'entre dans le secret des causes étemelles, 
Je cherche à pénétrer tous les ressorts divers, 
Les principes cachés qui meuvent l'univers; 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 4o3 

Si f dis-je , en mpn pouvoir j'ai tous ces avantages ; 
Je le répète encor, ce sont là vos ouvrages y 
Vertueuse Warens : c est de vous que je tiens 
Le vrai bonheur de Thomme et les solides biens. 

Sans craintes, sans désirs , dans cette solitude , 
Je laisse aller mes jours exempts d'inquiétude : 
Oh ! que mon coeur touché ne peut-il à son gré 
Peindre sur ce papier, dans un juste degré, 
Des plaisirs qu'il ressent la Tolupté par£aute ! 
Présent dont je jouis , passé que je regrette , 
Temps précieux , hélas ! je ne vous perdrai plus 
En bizarres projets , en soucis superflus. 
Dans ce verger charmant j'en partage Tespace. 
Sous un ombrage frais tantôt je me délasse ; 
Tantôt avec Leibnitz , Malebranche et Newton , 
Je monte ma raison sur un sublime ton ; 
J'examine les lois des corps et des pensées; 
Avec Locke je fids l'histoire des idées ; 
Avec Kepler, Wallis, Barrow, Raynaud , Pascal , 
Je devance Archiméde, et je suis L'Hospital *. 
Tantôt, à la physique appliquant mes. problèmes, 
Je me laisse entraîner à l'esprit des systèmes : 
Je tâtonne Descarte et ses égarements , 
Sublimes , il est vrai , mais frivoles romans. 
J'abandonne bientôt l'hypothèse infidèle. 
Content d'étudier l'histoire naturelle. 
Là Pline et Nieuv^entit, m'aidant de lem* savoir, 

* Le marquis de L'Hospital, auteur de VAnalise des infinitneni 
petits, et de plusieurs autres ouvrages de malhématicpies. 

%6- 



Digitized by 



Google 



4o4 POÉSIES DIVERSES. 

M'apprennent à penser, ouvrir les yeux , et voir. 
Quelquefois , descendant de ces vastes lumières , 
Des différents mortels je suis les caractères. 
Quelquefois , m amusant jusqu à la fiction , 
Télémaque et Séthos me donnent leur leçon ; 
Ou bien dans Clévelandj observe la nature. 
Qui se montre à mes yeux touchante et toujours pure. 
Tantôt aussi, de Spon parcourant les cahiers , 
De ma patrie en pleurs je relis les dangers. 
Genève , jadis sage , 6 ma chère patrie ! 
Quel démon dans ton sein produit la frénésie? 
Souviens-toi qu autrefois tu donnas des héros , 
Dont le sang t'acheta les douceurs du repos. 
Transportés aujourd'hui d'une soudaine rage, 
Aveugles citoyens, cherchez-vous l'esclavage? 
Trop tôt peut-être, hélas 1 pourrez-vous le trouver: 
Mais , s'il est encor temps, c'est à vous d'y songer. 
Jouissez des bienfaits que Louis vous accorde. 
Rappelez dans vos murs cette antique concorde. 
Heureux si , reprenant la foi de vos aïeux , 
Vous n'oubliez jamais d'être libres comme eux i 
O vous , tendre Racine ! ô vous , aimable Horace ! 
Dans mes loisir3 aussi vous trouvez votre place ; 
Claville, Saint-Aubin, Plutarque , Mézerai, 
Despréaux, Gicéron, Pope, Rollin, Bardai, 
Et vous , trop doux La Mothe, et toi , touchant Voltaire , 
Ta lecture à mon cœur restera toujours chère. 
Mais mon goût se refuse à tout frivole écrit 
Dont Fauteur n a pour but que d'amuser l'esprit : 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 4o5 

Il a beau prodiguer la brillante antithèse, 
Semer par-tout des fleurs , chercher un tour qui plaise; 
Le cœur, plus que Fesprit, a chez moi des besoins , 
Et y s'il n'est attendri , rebute tous ces soins. 

C'est ainsi que mes jours s'écoulent sans alarmes. 
Mes yeux sur mes malheurs ne versent point de larmes . 
Si des pleurs quelquefois altèrent mon repos , 
C'est pour d'autres sujets. que pour mes propres maux. 
Vainement la douleur, les craintes , la misère , 
Veulent décourager la fin de ma carrière ; 
D'Épictéte asservi la stoïque fierté 
M'apprend à supporter les maux , la pauvreté ; 
Je vois, sans m'affliger, la langueur qui m'accable; 
L'approche du trépas ne m'est point effroyable ; 
Et le mal dont mon corps se sent presque abattu 
N'est pour moi qu'un sujet d'affermir ma vertu. 

VIRELAI 

A MADAME LA BARONNE DE WARENS *. 

Madame, apprenez la nouvelle 
De la prise de quatre rats ; 
Quatre rats n'est pas bagatelle, 
Aussi n'en badiné-je pas : 

* Compose de 1733 à 1 739, pendant son séjoar chez madame de 
Warens. 



Digitized by 



Google 



4o6 POÉSIES DIVERSES. 

Et je vous mande avec grand zélé 
Ces vers qui vous diront tout bas , 
Madame, apprenez la nouvelle 
De la prise de quatre rats. 

A Fodeur d'un friand appas % 
Rats sont sortis de leur caselle ; 
Mais ma trappe , arrêtant leurs pas. 
Les a, par une mort cruelle , 
Fait passer de vie à trépas. 
Madame, apprenez la nouvelle 
De la prise ^ de quatre rats. 

Mieux que moi savez qu id-bas 
N a pas qui veut fortune telle ; 
C est triomphe qu un pareil cas : 
Le Eût n est pas d'une alumelle. 
Ainsi donc avec grand soûlas , 
Madame, apprenez la nouvelle 
De la prise de quatre rats. 



FRAGMENT D'UNE ÉPITRE 

A M. BORDES \ 

Après un carême ennuyeux, 
Grâce à Dieu, voici la semaine 

^ Appas est ici pour la rime. faut appât, 
* Dans Fédition de Genève, on Ut : 
De la mort de quatre rats. 
' Faite en 1740, pendant qu*il ëtoit chez M. de Mablj. 



Digitized by 



Google 



^ POÉSIES DIVERSES. 407 

Des diverdssemenls pieux. 
On va de neuvaine en neuvaine, 
Dans chaque église on se promène; 
Chaque autel y charme les yeux ; 
Le luxe et la pompe mondaine 
T brillent à Fhonneur des deux. 
Là maint agile énerguméne 
Sert d arlequin dans ces saints lieux ; 
Le moine ignorant s y démène » 
Récitant à perte d'haleine 
Ses orému& mystérieux » 
Et criant d un ton furieux , 
Fora , fora , par saint Eugène ! 
Rarement la semonce est vaine ; 
Diable et frà s'entendent bien mieux 9. 
L'un à lautre obéit sans peine. 

Sur des objets plus gracieux 
La diversité me ramène. 
Dans ce temple délicieux. 
Où ma dévotion m'entratne y 
Quelle agitation soudaine 
Me rend tous mes sens précieux? 

Illumination brillante , 
Peintures d une main savante, 
Parfums destinés pour les dieux, 
Mais dont la volupté divine 
Délecte l'humaine narine 
Avant de se porter aux cieux ! 
Et tei , musique ravissante , 



Digitized by 



Google 



4o8 POÉSIES DIVERSES. 

Du Carcani chef-d'œuvre harmonieux , 
Que tu plais quand Gatine chante ! 

Elle charme à-la-fois notre oreille et nos yeux. 
Beaux sons, que votre eflet est tendre ! 
Heureux Tamant qui peut s attendre 
D'occuper en d autres moments 
La bouche qui vous fait entendre 
A des soins encor plus charmants! 
Mais ce qui plus ici m'enchante, 
C'est mainte dévote piquante, 
Au teint frais , à l'œil tendre et doux , 
Qui, pour éloigner tout scrupule, 
Vient à la Vierge, à deux genoux. 
Offrir, dans l'ardeur qui la brûle. 
Tous les vœux qu'elle attend de nous. 

Tels sont les familiers colloques, 
Tels sont les ardents soliloques 
Des gens dévots en ce saint lieu. 
Ma foi, je ne m'étonne guères ^ 
Quand on fait ainsi ses prières , 
Qu'on ait du goût à prier Dieu. 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 409 

VERS 

POUR MADAME DE FLEURIEU, 

Qui, m'ayant yu dans une assemblée sans qae j'eusse llionnear d*étre 
connu d'elle, dit à M. Fintendant de Lyon * que je paroissois avoir 
de Tesprit, et qu'elle le gageroît sur ma seule physionomie. 

Déplacé par le sort, trahi par la tendresse , 

Mes maux sont comptés par mes jours : 
Imprudent quelquefois, persécuté toujours, 
Souvent le châtiment surpasse la foiblesse. 
O fortune ! à ton gré comble-moi de rigueurs ; 
Mon cœur regrette peu tes frivoles grandeurs, 
De tes biens inconstants sans peine il te tient quitte. 
Un seul dont je jouis ne dépend point de toi : 
La divine Fleurieu m a jugé du mérite; 
Ma gloire est assurée , et c'est assez pour moi. 

' Cette circonstance doit faire présumer que ces vers furent faits 
pendant le séjour de Rousseau à Lyon, c'est-à-dire en 1740 ou 1 741 • 
(Note de M. Musset-Pathay.) 



Digitized by 



Google 



4io POÉSIES DIVERSES. 

ÉPITRE 

A M. BORDES'. 

Toi qu aux jeux du Parnasse Apollon même guide , 
Tu daignes exciter une muse timide; 
De mes foibles essais juge trop indulgent. 
Ton goût à ta bonté cède en m'encourageant. 
Mais , hélas ! je n ai point» pour tenter la carrière, 
D'un athlète animé lassurance guerrière; 
Et, dès les premiers pas, inquiet et surpris, 
L'haleine m'abandonne, et je renonce au prix. 
Bordes , daigne juger de toutes mes alarmes ; 
Vois quels sont les combats , et quelles sont les armes. 
Ces lauriers sont bien doux, sans doute, à remporter: 
Mais quelle audace à moi d'oser les disputer! 
Qaoi ! j'irois sur le ton de ma lyre rustique 
Faire jurer en vers une muse helvétique ' ; 
Et, prêchant durement de tristes vérités. 
Révolter contre moi les lecteurs irrités ! 



' D*après un passage des Confessions^ cette ëpître doit avoir été 
faite à Lyon en 1741* 

* CSe vers manque à l'édition de Genève. Dans l'édition de Poinçot, 
on 38 vol. in-8% on lit : 

Quoi ! j'irois, sur le ton de ma lyre criliqne , 
Faire la guerre au vice en style académique. 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 411 

Plus heureux, si tu veux , eno^r que téméraire, 

Quand me^fbibles talents trouveroient Fart de plaire; 

Quand, des sifflets publics par bonheur préservés. 

Mes vers des gens de goût pourroient être approuvés , 

Dis-moi sur quel sujet s exercera ma muse? 

Tout poëte est menteur, et le métier Fexcuse ; 

Il sait en mots pompeux faire d un riche fat 

Un nouveau Mécénas , un pilier de Tétat. 

Mais moi qui oonnois peu les usages de France , 

Moi, fier républicain que blesse Tarrogance, 

Du riche impertinent je dédaigne Fappui, 

S'il le faut mendier en rampant devant lui ; 

Et ne sais applaudir qu à toi , qu au vrai mérite : 

La sotte vanité me révolte et m'irrite. 

Le riche me méprise, et, malgré son orgueil, 

Nous nous voyons souvent à-peu'^près de même œil. 

Mais , quelque haine en moi que le travers inspire, 

Mon cœur sincère et franc abhorre la satire : 

Trop découvert peut-être, et jamais criminel. 

Je dis la vérité sans labreuver de fiel. 

Ainsi toujours ma plume, implacable ennemie 
Et de la flatterie et de la ialomnie , » 

Ne sait point en ses vers trahii* la vérité ; 
Et , toujours accordant un tri)>ut mérité , 
Toujours prête à donner des louanges acquises , 
Jamais d'un vil Crésus n'encensa les sottises. 

O vous qui dans le sein d'une humble obscurité 
Nourrissez les vertus avec la pauvreté. 
Dont les désirs bornés dans la sage indigence 



Digitized by 



Google 



4ia POÉSIES DIVERSES. 

Méprisent sans orgueil une vaine abondance. 
Restes trop précieux de ces antiques temps 
Où des moindres apprêts nos ancêtres contents. 
Recherchés dans leurs mœurs^simples dans leur parure, 
Ne sentoient de besoins que ceux de la nature ; 
Illustres malheureux, quels lieux habitez-vous? 
Dites , quels sont vos noms? Il me sera trop doux 
D'exercer mes talents à chanter votre gloire, 
A vous éterniser au temple de mémoire ; 
Et quand mes foibles vers n y pourroient arriver, 
Ces noms si respectés sauront les conserver. 

Mais pourquoi m'occuper d'une vaine chimère? 
Il n'est plus de sagesse où régne la misère ; 
Sous le poids de la faim le mérite abattu 
Laisse en un triste cœur éteindre la vertu. 
Tant de pompeux discours sur Theureuse indigence 
M'ont bien l'air d'être nés du sein de l'abondance : 
Philosophe commode, on a toujours grand soin 
De prêcher des vertus dont on n'a pas besoin. 

Bordes , cherchons ailleurs des sujets pour ma muse; 
De la pitié qu'il fait souvent le pauvre abuse , 
Et ^ décorant du nom de sain(e charité 
Les dons dont on nourrit sa vile oisiveté , 
Sous l'aspect des vertus que l'infortune opprime 
Cache l'amour du vice et le penchant au crime. 
J'honore le mérite aux rangs les plus abjects ; 
Mais je trouve à louer peu de pareils sujets. 

Non , célébrons plutôt l'innocente industrie . 
Qui sait multiplier les douceurs de la vie , 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 4i3 

Et 9 salutaire à tous dans ses utiles soins ^ 
Par la route du luxe apaise les besoins. 
C'est par cet art charmant que sans cesse enrichie 
On voit briller au loin ton heureuse patrie '. 

Ouvrage précieux, superbes ornements. 
On diroit que Minerve, en ses amusements, 
Avec Tor et la soie a d^une main savante 
Formé de vos dessins la tissure élégante. 
Turin, liOndres, en vain, pour vous le disputer, 
Par de jaloux efforts veulent vous imiter : 
Vos mélanges charmants, assortis par les grâces. 
Les laissent de bien loin s'épuiser sur vos traces. 
Le bon goût les dédaigne, et triomphe chez vous; 
Et tandis qu entraînés par leur dépit jaloux 
Dans leurs ouvrages froids ils forcent la nature , 
Votre vivacité , toujours brillante et pure, 
Donne à ce qu elle pare un œil plus délicat , 
Et même à la beauté prête encor de Féclat. 

Ville heureuse , qui &is Tomement de la France, 
Trésor de l'univers, source de l'abondance, 
Lyon , séjour charmant des enfants de Plutus , 
Dans tes tranquilles murs tous les aits sont reçus : 
D'un sage protecteur le goût les y rassemble; 
Apollon et Plutus, étonnés d être ensemble. 
De leurs longs différents ont peine à revenir. 
Et demandent quel dieu les a pu réunir. 
On reconnoit tes soins, Pallu ' : tu nous ramènes 

* Lia ville de Lyon. 
' Intendant de Lyon. 



Digitized by 



Google 



4i4 POESIES DIVERSES. 

Les siècles renommés et de Tyr et d^Athènes : 

De mille éclats divers Lyon brille à-la-fois» 

Et son peuple opulent semble un peuple de rois. 

Toi, digne citoyen de cette ville iUustre, 
Tu peux contribuer à lui donner du lustre » 
Par tes heureux talents tu pe«x la décorer. 
Et c est lui faire un vol que de plus différer. 

Comment oses-tu bien me proposer d'écrire. 
Toi que Minerve même avoit pris soin d'instruire. 
Toi de ses dons divins possesseur négligent. 
Qui viens parler pour elle encore en loutrageant? 
Ah ! si du feu divin qui brille en ton ouvrage 
Une étincelle au moins eût été mon partage , 
Ma muse quelque jour, attendrissant les cœurs. 
Peut-être sur la scène eût fait couler des pleurs. 
Mais je te parle en vain : insensible à mes craintes , 
Par de cruels refus tu confirmes mes plaintes , 
Et je vois qu impuissante à fléchir tes rigueur; , 
Blanche * n a pas encore épuisé ses malheurs. 



* Blanche de Bourbon, tra^^die de M. Bordes , qu'au grand regret 
de ses amis il refbse constamment de mettre au théâtre *. 

* EUe a été imprimée depuis, et bit partie de b coUectîoii de ses 
hj9n , 1 783 1 4 vol* in-8*. 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 4i5 

ÉPITRE 

A M. PARISOT. 

ACHEVÉE LE lO JUILLET I74a '• 

Amiydaigne souffrir qu'à tes yeux aujourd'hui 
Je dévoile ce cœur plein de trouble et d'ennui: 
Toi qui connus jadis mon ame tout entière , 
Seul en qui je trouvois un ami tendre, un père, 
Rappelle encor pour moi tes premières bontés ; 
Rends tes soins à mon cœur, il les a mérités. 

Ne crois pas qu alarmé par de frivoles craintes 
De ton silence ici je te fasse des plaintes; 
Que par de faux soupçons, indignes de tous deux, 
Je puisse t accuser d'un mépris odieux. 
Non , tu voudrois en vain t'obstiner à te taire : 
Je sais trop expliquer ce langage sévère 
Sur ce triste projet que je t'ai dévoilé; 
Sans m'avoir répondu, ton silence a parlé. 
Je ne m'excuse point dès qu'un ami me blâme; 
Le vil orgueil n'est pas le vice de mon ame : 
J'ai reçu quelquefois de solides avis 
Avec txmté donnés , avec zèle suivis. 

' n Tavoit faite en 1741^ pendant son séjour k Lyon. U Ki lut 
chez madame de Beienval. V. Conf., liv. tii. 



Digitized by 



Google 



4i6 POÉSIES DIVERSES. 

J'ignore ces détours dont les vaines adresses 
En autant de vertus transforment nos foiblesses , 
Et jamais mon esprit, sous de fausses couleurs , 
Ne sut à tes regards déguiser ses erreurs. 
Mais qu il me soit permis , par un soin légitime , 
De conserver du moins des droits à ton estime: 
Pèse mes sentiments , mes raisons , et mon choix , 
Et décide mon sort pour la dernière fois. 

Né dans Tobscurité , j'ai fait dès mon enfance 
Des caprices du sort la triste expérience; 
Et s'il est quelque bien qu il ne m ait point ôté , 
Même par ses faveurs il ma persécuté. 
Il ma fait naître libre , hélas ! pour quel usage? 
Qu il ma vendu bien cher un si vain avantage! 
Je suis libre en effet; mais de ce bien cruel 
J ai reçu plus d'ennui que d'un malheur réel. 
Ah ! s'il falloit un jour, absent de ma patrie, 
Traîner chez l'étranger ma languissante vie , 
S'il falloit bassement ramper auprès des grands, 
Que n'en ai-je appris l'art dès mes plus jeunes ans! 
Mais sur d'autres leçons on forma ma jeimesse. 
On me dit de remplir mes devoirs sans bassesse. 
De respecter les grands, les magistrats, les rois, 
De chérir les humains, et d'obéir aux lois : 
Mais on m'apprit aussi qu'ayant par ma naissance 
Le droit de partager la suprême puissance» 
Tout petit que j'étois, foible, obscur citoyen» 
Je faisois cependant membre du souverain; 
Qu'il felloit soutenir un si noble avantage 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 417 

Par le cœur d'un héros, par les vertus d'un sage ; 
Qu'enfin la liberté , ce cher présent des cieux > 
N'est qu'un fléau fatal pour les cœurs vicieux. 
Avec le lait, chez nous, on suce ces maximes, 
Moins pour s'enorgueillir de nos droits légitimes 
Que pour savoir un jour se donner à-la-fois 
Les meilleurs magistrats et les plus sages lois. 
Vois-tu , me disoit-on , ces nations puissantes 
Fournir rapidement leurs carrières brillantes ? 
Tout ce vain appareil qui remplit l'univers 
N'est qu'un frivole éclat qui leur cache leurs fers. 
Par leur propre valeur ils forgent leurs entraves : 
Ils font les conquérants , et sont de vils esclaves ; 
Et leur vaste pouvoir , que l'art avoit produit. 
Par le luxe bientôt se retrouve détruit. 
Un soin bien différent ici nous intéresse , 
Notre plus grande force est dans notre foiblesse : 
Nous vivons sans regret dans l'humble obscurité; 
Mais du moins dans nos murs on est en liberté. 
Nous n'y connoissons point la superbe arrogance , 
Nuls titres fastueux, nulle injuste puissance.. 
De sages magistrats , établis par nos voix , 
Jugent nos différents , fpnt observer nos lois. 
L'art n'est point le soutien de notre répubhque : 
Être juste est chez noua l'unique poUtique ; 
Tous les ordres divers sans inégaUté , 
Gardent chacun le rang qui leur est affecté. 
Nos chefs, nos magistrats, simples dans leur parure, 
Sans étaler ici le luxe et la dorure, 

MÉLANGES. 37 



Digitized by 



Google 



4i8 POÉSIES DIVERSES. 

Panni nous cependant ne sont point confondus : 

Ils en sont distingués , mais c est par leurs vertus. 

Puisse durer toujours cette union charmante ! 
Hélas ! on voit si peu de probité constante ! 
Il n est rien que le temps ne corrompe à la'fin ; 
Tout, jusqu'à la sagesse , est sujet au déclin. 

Par ces réflexions ma raison exaucée 
M apprit à mépriser cette pompe insensée 
Par qui Forgueil des grands bnlle de toutes parts » 
Et du peuple imbécile attire les regards. 
Mais qu'il m'en coûta cher quand , pour toute ma vie , 
La foi m'eut éloigné du sein de ma patrie ^ 
Quand je me vis enfin , sans appui , sans secours , 
A ces mêmes grandeurs contraint d avoir recours ! 

Non , je ne puis penser, sans répandre des larmes , 
A ces moments afireux , pleins de trouble et d'alarmes, 
Où j'éprouvai qu'enfin tous ces beaux sentiments, 
Loin d'adoucir mon sort , irritoient mes tourments. 
Sans doute à tous les yeux la misère est horrible; 
Mais pour qui sait penser elle est bien plus sensible. 
A force de ramper un lâche en peut swtir : 
L'honnête homme à ce prix n'y saurait consentir. 
Encor si de vrais grands recevoient mon hommage , 
Ou qu'ils eussent du moins le mérite en partage, 
Mon cœur par les respects noblement accordés 
Reconnoltroit des dons qu'il n'a pas possédés: 
Mais faudra-t-il qu'ici mon humble obéissance 
De ces fiers campagnards nourrisse l'arrogance? 
Quoi ! de vils parchemins , par faveur obtenus , 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 4ig 

Lieiir donneront le droit de vivre sans vertus ! 
Et malgré mes efforts , sans mes respects serviles , 
Mon zèle et mes talents resteront imitilès! 
Ah ! de mes tristes jours voyons plutôt la fin 
Que de jamais subir un si lâche destin. 

CSes discours insensés troubloieut ainsi mon ame ; 
Je les tenois alors ; aujourd'hui je les blâme : 
De plus sages leçons ont formé mon esprit; 
Mais de bien des malheurs ma raison est le fruit. 

Tu sais y cher Parisot, quelle main généreuse 
Vint tarir de mes maux la source malheureuse; 
Tu le sais , et tes yeux ont été les témoins 
Si mon cœur sait sentir ce qu U doit à ses soins. 
Mais mon zélé enflammé peut-il jamais prétendre 
De payer les bienBeûts de cette mère tendre? 
Si par les sentiments on y peut aspirer, 
Ahl du moins par les miens j ai droit de Fespérer. 

Je puis compter pour peu ses bontés secourables : 
Je lui dois d autres biens, des biens plus estimables, 
Les biens de la raison , les sentiments du cœur, 
Même par les talents quelques droits à Thonneur. 
Avant que sa bonté , du sein de la misère , 
Aux plus tristes besoins eût daigné me soustraire, 
J'étois un vil enfant, du sort abandonné , 
Peut-être dans la fange à périr destiné , 
Orgueilleux avorton , dont la fierté burlesque 
Méloit comtquement lenfance au romanesque, 
Aux bons faisoit pitié , fidsoit rii^e les fous , 
Et des sots quelquefois excitoit le courroux. 



Digitized by 



Google 



4ao POÉSIES DIVERSES. 

Mais les hommes ne sont que ce qu on les £sut être : 

A peine-à ses regards j avois osé paroltre , 

Que, de ma bienfaitrice apprenant mes erreurs , 

Je sentis le besoin de corriger mes mœurs : 

J abjurai pour toujours ces maximes féroces , 

Du préjugé natal fruits amers et précoces , 

Qui dès les jeunes ans , par leurs acres levains , 

Nourrissent la fierté des cœurs républicains ; 

.) appris à respecter une noblesse illustre, 

Qui même à la vertu sait ajouter du lustre. 

Il ne seroit.pas bon dans la société 

Qu il fïlt entre les rangs moins d'inégalité. 

Irai-je faire ici^ dans ma vaine marotte , 

Le grand déclama teur> le nouveau don Quichotte? 

Le destin sur la terre a réglé les états, 

Et pour moi sûrement ne les changera pas. 

Ainsi de ma raison si long-temps languissante 

Je me formai dès-lors une raison naissante : 

Par les soins d une mère incessamment conduit, 

Bientôt de ses bontés je recueillis le fruit; 

Je connus que sur-tout cette roideur sauvage 

Dans le monde aujourd'hui seroit d'un triste usage; 

La modestie alors devint chère à mon cœur; 

J'aimai Thumanité, je chéris la douceur; 

Et, respectant des grands le rang et la naissance , 

Je souffris leurs hauteurs , avec cette espérance 

Que , malgré tout l'éclat dont ils sont revêtus , 

Je les pourrai du moins égaler en vertus. 

Enfin , pendant deux ans , au sein de ta patrie , 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 4a i 

J'appris à cultiver les douceurs de la vie. 
Du Portique autrefois la triste austérité 
A mon goût peu formé méloit sa dureté : 
Épictéte et Zenon , dans leur fierté stoïque , 
Me faisoient admirer ce courage héroïque 
Qui , faisant des faux biens un mépris généreux , 
Par la seule vertu prétend nous rendre heureux. 
Long-temps de cette erreur la brillante chimère 
Séduisit mon esprit, roidit mon caractère; 
Mais, malgré tant d'efforts, ces vaines fictions 
Ont-elles de mon cœur banni les passions? 
Il n est permis qu*à Dieu , qu à Tessence suprême, 
D'être toujours heureuse , et seule par soi-même : 
Pour rhomme, tel qu'il est pour l'esprit et le cœur, 
Otez les passions, il n'est plus de bonheur. 
C'est toi , cher Parisot , c'est ton commerce aimable , 
De grossier que j'étois , qui me rendit traitable : 
Je reconnus alors combien il est charmant 
De joindre à la sagesse un peu d'amusement. 
Des amis plus pohs , un climat moins sauvage , 
Des plaisirs innocents m'enseignèrent l'usage: 
Je vis avec transport ce spectacle enchanteur 
Par la route des sens qui sait aller au cœur. 
Le mien, qui jusqu'alors avoit été paisible , 
Pour la première fois enfin devint sensible : 
L'amour, malgré mes soins , heureux à m'égarer. 
Auprès de deux beaux yeux m'apprit à soupirer. 
Bons mots, vers élégants, conversations vives, 
Un repas égayé par d'aimables convives , 



Digitized by 



Google 



4aa POÉSIES DIVERSES. 

Petits jeux de commerce et d où le chagrin fuit , 
Où, sans risquer la bourse , on délasse Tesprit; 
En un mot y les attraits dune vie opulente, 
Qu aux vœux de Fétranger sa richesse présente. 
Tous les plaisirs du goût , le charme des beaux- arts, 
A mes yeux enchantés brilloient de toutes parts. 
Ce n'est pas cependant que mon ame égarée 
Donnât dans les travers d'une mollesse outrée : 
L'innocence est le bien le plus cher à mon cœur ; 
La débauche et Texoès sont des objets d'horreur : 
Les coupables plaisirs sont les tourments de l'ame, 
Ils sont trop achetés s'ils sont dignes de blâme. 
Sans doute le plaisir, pour être un bien réel, 
Doit rendre l'homme heureux et non pas criminel: 
Mais il n'est pas moins vrai que de notre carrière 
Le ciel ne défend pas d'adoucir la misère ; 
Et , pour finir ce point trop long-temps débattu , 
Bien ne doit être outré , pas même la vertu. 

Voilà de mes erreurs un abrégé fidèle : 
C'est à toi de juger, ami, sur ce modèle. 
Si je puis f près des grands implorant de l'appui , 
A la fortune encor recourir aujourd'hui. 
De la gloire est-il temps de rechercher le lustre? 
Me voici presque au bout de mon sixième lustre : 
La moitié de mes jours dans l'oubli sont passés , 
Et déjà du travail mes esprits sont lassés. 
Avide de science, avide de sagesse, 
Je n'ai point aux plaisirs prodigué ma jeunesse : 
J'osai d'un temps si cher faire un meilleur emploi; 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 4^3 

L'étude et la vertu furent la seule loi 
Que je me proposai pour régler ma oondiliCe ; 
Mais ce n est point par art cpi on acquiert du mérite : 
Que sert un vain travail par le ciel dédaigné , 
Si de son but toujours on se voit éloigné? 
Comptant par mes talents d'assurer JOna fortune , 
Je négligeai ces soins, cette brigue importune ^ 
Ce manège snbtil , par qui cent ignorants 
Ravissent la fisiveur et les bien&its des grands. 
Le succès cependant trompe ma confiance : 
De mes foibles progrès je sens peu d espérance ; 
Et je vois qu à juger par des effets si lents 
Pour briller dans le monde il Êiut d autres talents. 
Et, qu y ferois-je , moi, de qui Fabord timide 
Ne sait point affecter cette audace intrépide , 
Cet air content de soi , ce ton fier et joli 
Qui du rang des badauds sauve Thomme poli? 
Faut-il donc aujourd'hui m en aller dans le monde 
Vanter impudemment ma science profonde , 
Et y toujours en secret démenti par mon cœur, 
Me prodiguer Fencens et les degrés d'honneur? 
Faudra-t-il d'un dévot, affectant la grimaee. 
Faire servir le ciel à gagner une place , 
Et, par l'hypocrisie assurant mes projets , 
Grossir l'heureux essaim de ces hommes parfaits , 
De ces humbles dévots , de qui la modestie 
Compte par leurs vertus tous les jours de leur vie? 
Pour glorifier Dieu leur bouche a tour^-tour 
Quelque nouvelle grace à rendre chaque jour. 



Digitized by 



Google 



424 POÉSIES DIVERSES. 

Mais Forgueilleux en vain , d'une adresse chrétienne , 

Sous la gloire de Dieu veut étaler la sienne : 

L'homme vraiment sensé fait le mépris qu^il doit 

J)es mensonges du fat, et du sot qui les croit. 

Non y je ne puis forcer mon esprit , né sincère , 

A déguiser ainsi mon propre caractère; 

Il en coûteroit trop de contrainte à mon cœur: 

A cet indigne prix je renonce au bonheur. 

D ailleurs il &udroit donc , fils lâche et mercenaire , 

Trahir indignement les bontés d'une mère , 

Et , payant en ingrat tant de bienfaits reçus , 

Laisser à d auti^es mains les soins qui lui sont dus. 

Ah! ces soins sont trop chers à ma reconnoissance: 

Si le ciel n a rien mis de plus en ma puissance, 

Du moins d'un zélé pur les vœux trop mérités 

Par mon cœur chaque jour lui seront présentés. 

Je sais trop, il est vrai , que ce zélé inutile 

Ne peut lui procurer un destin plus tranquiUe : 

En vain dans sa langueur je veux la soulager; 

Ce n'est pas les guérir que de les partager. 

Hélas ! de ses tourments le spectacle funeste 

Bientôt de mon courage étouiffera le reste : 

C'est trop lui voir porter, par d'étemels efforts , 

Et les peines de l'ame et les douleurs du corps. 

Que lui sert de chercher dans cette solitude 

A fuir l'édat du monde et son inquiétude , 

Si jusqu'en ce désert , à la paix destiné. 

Le sort lui donne encore , à lui nuire acharné , 

D'un affreux procureur le voisinage horrible. 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 4^5 

Nourri d'encre et de fiel , dont la griffe terrible 
De ses tristes voisins est plus crainte cent fois 
Que le hussard cruel du pauvre Bavarois? 

Mais c est trop t'accabler du récit de nos peines : 
Daigne me pardonner, ami , ces plaintes vaines ; 
C'est le dernier des biens permis aux malheureux 
De voir plaindre leurs maux par les cœurs généreux. 
Telle est de mes malheurs la peinture naïve. 
Juge de l'avenir sur cette perspective ; 
Vois si je dois encor, par des soins impuissants, 
Offrir à la fortune un inutile encens. 
Non , la gloire n'est point l'idole de mon ame; 
Je n'y sens point brûler cette divine flamme 
Qui , d'un génie heureux animant les ressorts y 
Le force à s'élever par de nobles efforts. 
Que m'importe après tout ce que pensent les hommes? 
Leurs honneurs, leurs mépris font-ils ce que nous sonunes ? 
Et qui ne sait pas l'art de s'en faire admirer 
A la félicité ne peut-il aspirer? 
L'ardente ambition a l'éclat en partage , 
Mais les plaisirs du cœur font le bonheur du sage. 
Que ces plaisirs sont doux à qui sait les goûter! 
Heureux qui les connott et sait s*en contenter ! 
Jouir de leurs douceurs dans un état paisible , 
C'est le plus cher désir auquel je suis sensible. 
Un bon livre , un ami , la liberté , la paix ^ 
Faut-il pour vivre heureux former d'autres souhaits? 
Les grandes passions sont des sources de peine : 
J'évite les dangers où leur penchant entraine; 



Digitized by 



Google 



426 POÉSIES DIVERSES. 

Dans leurs pièges adroits si Ton me voit tomber, 

Du moins je ne fais pas gloire d'y succomber. 

De mes égarements mon cœur n est point complice; 

Sans être vertueux je déteste le vice ; 

Et le bonheur en vain s obstine à se cacher, 

Puisqu enfin je connois où je dois le chercher. 



m^%/^-*/%/%'%/%/%,'%/%^'\^%/*/%/%/*i'%f%/%/%^^/%f%M/9^V**,%*%t^'% 



L'ALLÉE DE SYLVIE'. 

Qu à m'égarer dans ces bocages 
Mon cœur goûte de voluptés ! 
Que je me plais sous ces ombrages ! 
Que j aime ces flots argentés! 
Douce et charmante rêverie^ 
SoUtude aimable et chérie, 
Puissiez-vous toujours me charmer 1 
De ma triste et lente carrière 
Rien n adoudroit la misère 
Si je cessois de vous aimer. 
Fuyez de cet heureux asile , 
Fuyez de mon ame tranquille, 
Vains et tumultueux projets; 
Vous pouvez promettre sans cesse 
Et le bonheur et la sagesse, 
Mais vous ne les donnez jamais. 

' * Nom d'une des allées du beau parc de ChenoDceauX) où Rousseau 
roBiposa cette pièce de veri en i747' ( Note de M. Musset-Pathay.) 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 427 

Quoi ! rhomme ne pourra-t-il vivre, 
A moins que son cœur ne se livre 
Aux soins d un douteux avenir? 
Et si le temps coule si vite , 
Au lieu de retarder sa fuite , 
Faut-il encor la prévenir? 
Oh! quavec moins de prévoyance 
La vertu, la simple innocence. 
Font des heureux à peu de frais ! 
Si peu de bien suffit au sage , 
Qu avec le plus léger partage 
Tous ses désirs sont satisfaits. 
Tant de soins , tant de prévoyance , 
Sont moins des fruits de la prudence 
Que des fruits de Fambition. 
L'homme content du nécessaire 
Craint peu la fortune contraire, 
Quand son cœur est sans passion. 
Passions , source de délices , 
Passions, source de supplices; 
Cruels tyrans , doux séducteurs , 
Sans vos fureurs impétueuses , 
Sans vos amorces dangereuses , 
La paix seroit dans tous les cœurs. 
Malheur au mortel méprisable 
Qui dans son ame insatiable 
Nourrit Fardente soif de For î 
Que du vil penchant qui Fentratne 
Chaque instant il trouve la peine 



Digitized by 



Google 



428 POÉSIES DIVERSES. 

Au f3nd même de son trésor \ 
Malheur à Tame ambitieuse 
De qui Tinsolence odieuse 
Veut asservir tous les humains ! 
Qu'à ses rivaux toujours en butte , 
L abyme apprêté pour sa chute 
Soit creusé de ses propres mains ! 
Malheur à tout homme farouche , 
A tout mortel que rien ne touche 
Que sa propre félicité ! 
Qu il éprouve dans sa misère » 
De la part de son propre frère , 
La même insensibilité \ 
Sans doute un cœur né pour le crime 
Est fait pour être la victime 
De ces affreuses passions ; 
INlais jamais du ciel condamnée 
On ne vit une ame bien née 
Céder à leurs séductions. 
Il en est de plus dangereuses, 
I>e qui les amorces flatteuses 
Déguisent bien mieux le poison , 
Et qui toujours , dans un cœur tendre, 
Commencent à se &ire entendre 
En faisant taire la raison : 
Mais du moins leurs leçons charmantes 
N'imposent que d'aimables lois; 
La haine et ses foreurs sanglantes 
S'endorment à leur douce voix. 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 429 

Des sentiments si légitimes 
Seront-ils toujours combattus? 
Nous les mettons au rang des crimes , 
Us devroient être des vertus. 
Pourquoi de ces penchants aimables 
Le ciel nous fait-il un tourment? 
Il en est tant de plus coupables 
Qu'il traite moins sévèrement ! 
O discours trop remplis de charmes , 
Est-ce à moi de vous écouter? 
Je fais avec mes propres armes 
Les maux que je veux éviter. 
Une langueur enchanteresse 
Me poursuit jusqu en ce séjour > 
J y veux moraliser sans cesse , 
Et toujours j'y songe à Famour. 
Je sens qu une ame plus tranquille , 
Plus exempte de tendres soins , 
Plus libre en ce charmant asile , 
Philosopheroit beaucoup moins. 
Ainsi du feu qui me dévore 
Tout sert à fomenter Fardeur : 
Hélas ! n'est-il pas temps encore 
Que la paix régne dans mon cœur? 
Déjà de mon septième lustre 
Je vois le terme s'avancer; 
Déjà la jeunesse et son lustre 
Chez moi commence à s'efiacer. 
La triste et sévère sagesse 



Digitized by 



Google 



43o POÉSIES DIVERSES. 

Fera bientôt fuir les amours , 
Bientôt la pesante vieillesse 
Va succéder à mes beaux jours. 
Alors les ennuis de la vie 
Chassant Faimable volupté» 
On verra la philosoj^ne 
Sattre de la nécessité ; 
On me verra par jalousie 
Prêcher mes caduques vertus, 
Et souvent blâmer par envie 
Les plaisirs que je n aurai plus. 
Mais j malgré les glaces de Tâge , 
Raison, malgré ton vain effort, 
Le sage a souvent fait naufrage 
Quand il croyoit toucher au port. 

O sagesse, aimable chimère, 
Douce illusion de nos cœurs , 
C'est sous ton divin caractère 
Que nous encensons nos erreurs. 
Chaque homme t'habille à sa mode ; 
Sous le masque le plus commode 
A leur propre félicité 
Us déguisent tous leur fbiblesse, 
Et donnent le nom de sagesse 
Au penchant qu ils ont adopté. 

Tel , chez la jeunesse étourdie , 
Le vice instruit par la folie, 
Et d'un feux titre revêtu , 
Sous le nom de philosophie , 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 43i 

Tend des pièges à la vertu. 
Tel , dans une route contraire , 
On voit le fanatique austère 
En guerre avec tous ses désirs , 
Peignant Dieu toujours en colère, 
Et ne s attachant, pour lui plaire , 
Qu'à fuir la joie et les plaisirs. 
Ah ! s'il existoit un vrai sage , 
Que , différent en son langage , 
Et plus différent en ses mœurs , 
Ennemi des vils séducteurs, 
D une sagesse plus aimable , 
D'une vertu plus sociable, 
Il joindroit le juste miUeu 
A cet hommage pur et tendre 
Que tous les coeurs auroient dû rendre 
Aux grandeurs, aux bienbits de Dieu! 



ÉPITRE 

A M. DE L'ÉTANG, 

VIGAIRK Dl MAROOUSaU *. 

En dépit du destin jaloux , 
Cher abbé, nous irons chez vous. 
Dans votre franche politesse, 
Dans votre gaieté sans rudesse, 

' * Marcoussis est un village près de Monllhéry, à six lieues de 



Digitized by 



Google 



432 POÉSIES DIVERSES. 

Parmi vos bois et vos coteaux 
Nous iroDs chercher le repos, 
Nous irons chercher le remède 
Au triste ennui qui nous possède , 
A ces affreux charivaris y 
A tout ce fracas de Paris. 
O ville où régne Farrogance , 
Où les plus grands fripons de France 
Régentent les honnêtes gens , 
Où les vertueux indigents 
Sont des objets de raillerie; 
Ville où la charlatanerie, 
Le ton haut, les airs insolents, 
Écrasent les humbles talents 
Et tyrannisent la fortune ; 
Ville où Fauteur de Rodogune 
A rampé devant Chapelain ; 
Où d'un petit magot vilain 
L'amour fit le héros des belles ; 
Où tous les roquets des ruelles 
Deviennent dés hommes d'état ; 
Où le jeune et beau magistrat 
Étale, avec les airs d'un fat, 
Sa perruque pour tout mérite ; 
Où le savant , bas parasite , 
Chez Aspasie ou chez Phryné, 

Paris. Jean-Jacques y alloit quelquefois avec Thërèsie et sa mère. 
Confessions, liv. viii. Cette epitre fîit faite en 1751. (Note de 
M. Musset-Pathay.) 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 433 

Vend de Fesprit pour un dîné : 
Paris , malheureux qui t'habite I 
Mais plus malheureux mille fois 
Qui tliabite de son pur choix, 
Et dans un climat plus tranquille 
Ne sait point se faire un asile 
Inabordable aux noirs soucis , 
Tel qu à mes yeux est Marcoussis ! 
Marcoussis qui sait tant nous plaire; 
Marcoussis dont pourtant j'espère 
Vous voir partir un beau matin 
Sans vous en pendre de chagrin ! 
Accordez donc, mon cher vicaire. 
Votre demeure hospitaUère 
A gens dont le soin le plus doux 
Est d aller passer près de vous 
Les moments dont ils sont les maîtres. 
Nous connoissons déjà les êtres 
Du pays et de la maison ; 
Nous en chérissons le patron , 
Et désirons, s'il est possible , 
Qu'à tous autres inaccessible. 
Il destine en notre faveur 
Son loisir et sa bonne humeur. 
De plus, prières des plus vives 
D'éloigner tous fSàcheux convives , 
Taciturnes , mauvais plaisants , 
Ou beaux parleurs , ou médisants. 
Point de ces gens que Dieu confonde , 

MÉLANGES. a8 



Digitized by 



Google 



434 POÉSIES DIVERSES. 

De ces sots dont Paris abonde , 
Et qu on y nomme beaux esprits , 
Vendeurs de fumée à tout prix 
Au riche faquin qui les gâte , 
Vils flatteurs de qui les empâte , 
Plus vils détracteurs du bon sens 
De qui méprise leur encens. 
Point de ces fades petits-mattres , 
Point de ces hobereaux champêtres 
Tout fiers de quelques vains aïeux 
Presque aussi méprisables qu'eux. 
Point de grondeuses pies-griéches, 
Voix aigre , teint noir, et mains sèches ; 
Toujours syndiquant les appas 
Et les plaisirs qu elles n ont pas; 
Dénigrant le prochain par zélé , 
Se donnant à tous pour modèle , 
Médisantes par charité , 
Et sages par nécessité. 
Point de Crésus , point de canaille ; 
Point sur-tout de cette racaille 
Que l'on appelle grands seigneurs. 
Fripons sans probité, sans mœurs, 
Se raillant du pauvre vulgaire 
Dont la vertu Ëiit la chimère , 
Mangeant fièrement notre bien ; 
Exigeant tout , n accordant rien , 
Et dont la fausse politesse , 
Rusant, patelinant sans cesse, 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 435 

N'est qu'un piège adroit pour duper 
Le sot qui s'y laisse attraper. 
Point de ces fendants militaires 
A lair rogue , aux mines altières. 
Fiers de commander des goujats , 
Traitant chacun du haut en bas , 
Donnant la loi , tranchant du mattre , 
Bretailleurs, ianferons peut-être, 
Toujours prêts à battre ou tuer , 
Toujours parlant de leur métier, 
Et cent fois plus pédants , me semble , 
Que tous les ergoteurs ensemble. 
Loin de nous tous ces ennuyeux. 
Mais si , par un sort plus heureux , 
Il se rencontre un honnête homme 
Qui d aucun grand ne se renomme , 
Qui soit aimable comme vous , 
Qui sache rire avec les fous , 
Et raisonner avec le sage , 
Qui n affecte point de langage , 
Qui ne dise point de bon mot , 
Qui ne soit pas non plus un sot , 
Qui soit gai sans ckercher à Tétre , 
Qui soit instruit sans le parottre, 
Qui ne rie que par gaieté , 
Et jamais par malignité , 
De mœurs droites sans être austères , 
Qui soit simple dans ses manières , 
Qui veuille vivre pour autrui , 



Digitized by 



Google 



436 POÉSIES DIVERSES. 

Afin qu on vive aussi pour lui; 
Qui sache assaisonner la table 
D appétit , dliunieur agréable; 
Ne voulant point être admiré, 
Ne voulant point être ignoré , 
Tenant son coin comme les autres. 
Mêlant ses folies aux nôtres , 
Raillant sans jamais insulter. 
Raillé sans jamais s'emporter, 
Aimant le plaisir sans crapule, 
Ennemi du petit scrupule. 
Buvant sans risquer sa raison , 
• Point philosophe hors de saison ; 
En un mot d W tel caractère 
Qu avec lui nous puissions nous plaire, 
Qu avec nous il se plaise aussi : 
S'il est un homme fait ainsi. 
Donnez-le-nous , je vous supplie , 
Mettez-le en notre compagnie ; 
Je brûle déjà de le voir. 
Et de Taimer, c est mon devoir; 
Mais c'est le vôtre, il faut le dire, 
Avant que de nous le produire. 
De le connoître. C'est assez ; 
Montrez-le-nous si vous osez. 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 437 



IMITATION LIBRE 

D^UNE CHANSON ITALIENNE 

f)E MÉTASTASE'. 

Grâce à tant de tromperies , 
Grâce à tes coquetteries , 
Nice, je respire enfin. 
Mon cœur, libre de sa chaîne^ 
Ne déguise plus sa peine; 
Ce n'est plus un songe vain. 

Toute ma flamme est éteinte : 
Sous une colère feinte 
L'amour ne se cacbe plus. 
Qu on te nomme en ton absence , 
Qu on t adore en ma présencev 
Mes sens n'en sont point émus» 

En paix sans toi je sommeiUe ; 
Tu n es plus, quand je m'éveille , 
Le premier de mes désirs. 

' * M. de NiTemois a réclamé cette pièce , qui n a été attribuée à 
Rousseau que par les premiers éditeurs de ses Œuvres. Jean-Jacques 
ne s'est jamais donné pour en être Tauteur. On ignore Tépoque où 
elle fut composée. (Note^de M. Mnsset-Pathay.) 



Digitized by 



Google 



438 POÉSIES DIVERSES. 

Rien de ta part ne m'agite ; 
Je t aborde et je te quitte 
Sans regrets et sans plaisirs. 

Le souvenii* de tes charmes , 
Le souvenir de mes larmes, 
Ne fiait nul effet sur moi. 
Juge enfin comme je t'aime : 
Avec mon rival lui-même 
Je pour rois parler de toi. 

Sois fière, sois inhumaine, 
Ta fierté n est pas moins vaine 
Que le seroit ta douceur. 
Sans être ému je t'écoute , 
Et tes yeux n ont plus de route 
Pour pénétrer dans mon cœur. 

D'un mépris , d'une caresse , 
Mes plaisirs ou ma tristesse 
Ne reçoivent plus la loi. 
Sans toi j'aime les bocages; 
L'horreur des antres sauvages 
Peut me déplaire avec toi. 

Tu me parois encor belle ; 
Mais, Nice, tu n'es plus celle 
Dont mes sens sont enchantés. 
Je vois , devenu phis sage , 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 439, 

Des défisiuts sur ton visage 
Qui me sembloient des beautés. 

Lorsque je brisai ma chaîne » 
Dieux ! que j'éprouvai de peine ! 
Hélas ! je crus en mourir : 
Mais , quand on a du courage , 
Pour se tirer d esclavage 
Que ne peut-on point souffrir? 

Ainsi du piège perfide 
Un oiseau simple et timide 
Avec effort échappé , 
Au prix des plumes qu'il laisse, 
Prend des leçons de sagesse 
Pour n'être plus attrapé. 

Tu crois que mon cœur t adore , 
Voyant que je parle encore 
Des soupirs que j'ai poussés : 
Mais tel , au port qu'il désire , 
Le nocher aime à redire 
Les périls qu'il a passés. 

Le guerrier couvert de gloire 
Se plaît, après la victoire, 
A raconter ses exploits ; 
Et l'esclave , exempt de peine , 
Montre avec plaisir la chaîne 
Qu il a traînée autrefois. 



Digitized by 



Google 



44o POÉSIES DIVERSES. 

Je m'exprime sans contrainte; 
Je ne parle point par feinte , 
Pour que tu m'ajoutes foi ; 
Et, quoi que tu puisses dire, 
Je ne daigne pas m mstruire 
Gomment tu parles de moi. 

Tes appas , beauté trop vaine , 
Ne te rendront pas sans peine 
Un aussi fidèle amant. 
Ma perte est moins dangereuse ; 
Je sais qu une autre trompeuse 
Se trouve plus aisément. 



ÉNIGME. 

Enfant de'lart, en&nt de la nature, 
Sans prolonger les jours j empêche de mourir : 

Plus je suis vrai, plus je fais d'imposture ; 
Et je deviens trop jeune à force de vieillir. 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 44i 



YERS 

A MADEMOISELLE THÉODORE', 

QUI RE PAlkLOIT JAMAIS A l'AUTSUR QUE DE MUSIQUE. 

Sapho , j entends ta voix brillante 

Pousser des sons jusques aux deux; 

Ton chant nous ravit, nous enchante; 

Le Maure ne chante pas mieux. 
Mais quoi ! toujours des chants ! crois-tu que Tharmonie 
Seule ait droit de borner tes soins et tes plaisirs? 
Ta voix, en déployant «a douceur infinie, 
Veut en vain sur ta bouche arrêter nos désirs; 

Tes yeux charmants en inspirent mille autres , 
Qui méritoient bien mieux d occupc^r tes loisirs. 
Mais tu n es point , dis-tu , sensible à nos soupirs , 

Et tes goûts ne sont point les nôtres. 
Quel goût trouves-tu donc à de frivoles sons? 
Ah! sans tes fiers mépns^ sans tes rebuts sauvages, 
Cette bouche charmante auroit d'autres usages 
Bien plus déUcieux que de vaines chansons. 
Trop sensible au plaisir, quoi que tu puisses dire, 
Parmi de froids accords tu sens peu de douceur; 
Mais entre tous les biens que ton ame désire, 

' * Mademoiselle Théodore étoitde l'Académie Royale de musique. 



Digitized by 



Google 



44^ POÉSIES DIVERSES. 

En est-il de plus doux que les plaisirs du cœur? 

Le mien est délicat, tendre , empressé , fidèle , 

Fait pour aimer jusqu'au tombeau. 
Si du parfait bonheur tu cherches le modèle, 
Aime-moi seulement, et laisse là Rameau. 



'^■K/%^^f%/^-\/*/%'%/%f%, V«>X -%/«/%'« 



EPITAPHE 

DE DEUX AMANTS QUI SB SONT TU^ k SAINT-F.TIERHE EU FOAEZ, 
AU MOIS DE lUIV 1770. 

Gi-gisent deux amants : Tun pour Fautre ils vécurent, 
L'un pourlautre ils sontmorts,etlesloisenmurmurent. 
La simple piété n'y trouve qu'un forfait; 
Le sentiment admire , et la raison se tait. 



STROPHES 

Ajoutées à celles dont se compose le Siècle pastobal, idylle 
de Gresset ' . 

Mais qui nous eût transmis l'histoire 
De ces temps de simplicité? 

' * Rousseau a mis cette idylle en musique ; elle fait partie du 
recueil de ses romances gravées. Les trois strophes qu'il y a ajoutées 
ont été évidemment composées pour faire suite à ravant-demièrc 
des strophes de Gresset , et remplacer la dernière, qui présentoit à 



Digitized by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 443 

Étoit-ce au temple de mémoire 
Qu'ils gravoient leur félicité? 
La vanité de lart d^écrire 
L'eût bientôt fait évanouir ; 
Et, sans songer à le décrire, 
Ils se contentoient d'en jouir. 

Des traditions étrangères 
£n parlent sans obscurité ; 
Mais dans ces sources mensongères 
Ne cherchons point la vérité. 
Cherchons-la dans le cœur des hommes, 
Dans ces regrets trop superflus 
Qui disent dans ce que nous sommes 
Tout ce que nous ne sommes plus. 

rimagination de'notre philosophe une idëe trop chagrine. Voici ces 
deux strophes : 

Ne peins-je point une chimère? 
Ce charmant siècle a-t-il été? 
D'un auteur témoin oculaire 
En sait-on la réalité? 
J'ouTre les fastes : sur cet âge 
Par-tout je trouTe des regrets ; 
Tous ceux qui m'en offrent l'image 
Se plaignent cTétre nés après. 

J'y lis que la terre fot teinte 
Du sang de son premier berger; 
Depuis ce jour, de maux atteinte , 
Elle s'arma pour le Tenger. 
Ce n'est donc qu'une belle fable? 
N'enTÏons rien à nos aïeux. 
En tout temps l'homme fut coupable , 
En tout temps il fîit malheureux. 

(Note de M. Musset Pathay.) 



Digitized by 



Google 



444 POÉSIES DIVERSES, 

Qu un savant des fastes des âges 
Fasse la règle de sa foi ; 
Je sens de plus sûrs témoignages 
De la mienne au-dedans de moi. 
Ah! qu'avec moi le ciel rassemble y 
Apaisant enfin son courroux, 
Un autre cœur qui me ressemble ; 
L âge d'or renaîtra pour nous. 

VERS 

SUR LA FEMME. 

Objet séduisant et funeste , 
Que j adore et que je déteste ; 
Toi que la nature embellit 
Des agréments du corps et des dons de Tesprit , 
Qui de rhomme fais un esclave y 
Qui t'en moques quand il se plaint y 
Qui laccables quand il te craint, 
Qui le punis quand il te brave ; 
Toi dont le front doux et serein 
Porte le plaisir dans nos fêtes ; 
Toi qui soulèves les tempêtes 
Qui tourmentent le genre humain ; 
Être ou chimère inconcevable , 
Abyme de maux et de bieus , 



Digitizéjd by 



Google 



POÉSIES DIVERSES. 445 

Seras-tu donc toujours la source inépuisable 
De nos mépris et de nos entretiens? 



BOUQUET 

D'UN ENFANT A SA MÈRE. 

Ce n est point en o£Erant des fleurs 
Que je veux peindre ma tendresse ; 
De leur parfum , de leurs couleurs , 
En peu d 'instants le charme cesse. 
La rose naît en un moment , 
En un moment elle est flétrie : 
Mais ce que pour vous mon cœur sent 
Ne finira qu'avec la vie. 



'»'^<*/^^»*»%%'»<*'</^/»-*^%/%.v%^^/%/»<%<%/v'%/»«^^/v^i/%/v 



INSCRIPTION 

MISE AU BAS D*Uir PORTRAIT DB. FRÉDÉRIC II. 

Il pense en philosophe, et se conduit en roi. 

Derrière F estampe: 

La gloire , l'intérêt ; voilà son dieu , sa loi. 



Digitized by 



Google 



446 POÉSIES DIVERSES. 

QUATRAIN 

A MADAME DDPIN ' 

Raison, ne sois point éperdue , 
Près d'elle on te trouve toujours ; 
Le sage te perd à sa vue , 
Et te retrouve en ses discours. 

QUATRAIN 

Mis par lui-même au-dessous d*un de ces nombreux portraits qui 
portoient son nom, et dont il ëtoit ai mécontent '. 

Hommes savants dans Fart de feindre, 
Qui me prêtez des traits si doux, 
Vous aurez beau vouloir me peindre , 
Vous ne peindrez jamais que vous. 

* * Il a été publie dans la Décade philotophique, comme étant de 
Rousseau. 

' * Voyez le second Dialogue de Rousseau juge de Jean^acques. 



Digitized by 



Google 



TABLE 



DES MATIERES 

CONTENUES DANS CE VOLUME. 



Atamt-propos de l'éditeur. Page i 

Économie politique, article extrait de rEncyclopédie, pour laquelle 

il avoit été composé. 3 

Mémoire à S. E. monsei(jneur le (gouverneur de Savoie. 78 

Traduction de Fode de J. Puthod. 81 

RÉPONSE au Mémoire anonyme, etc. 91 

Projet pour Tëducation de M. de Sainte-Marie. 107 

Mémoire à M. Boudet. iSg 

Le Persifleur. i47 

Traduction du premier Livre de Tacite- 161 

Traduction de TApocolckintosis. a 49 

La Reine Fant-isque. 378 

Notes en réfutation du lâvrc de F Esprit, d'Helvétius. 3oi 

Le Lévite d*Ephrajn. Si 7 

Lettres à Sara. 347 

VuiON de Pierre de La Montag^ne. 36 1 

Olinde et SopHRONiE 375 

POÉSIES DIVERSES. 

Avertissement sur le Ver(;er des Gharmette)». 396 

Le Veroer des Charmettes. 397 

Virelai à madame la baronne de Warens. 4^5 

Fragment d*une Épitre à M. Bordes. 4^^6 

Vers pour madame de Fleurieu. 4^9 

Épitre à M. Bordes. 4 < o 

Épitre à M. Parisot. 4 ' ^ 

L'Allée de Sylvie. 4^^ 

Épitre à M. de TÉtang. 4^i 



Digitized by 



Google 



448 TABLE DES MATIÈRES. 

Imitatioii libre d'une Chanson itatienne de Métastase. Page 4^7 

ÉVIOMB. 44^ 

Vers à mademoiselle Théodore. 44 > 

Épitaphb de deux amants. 44^ 

Strophes ajoutées à une idylle de Gresset. ibid. 

Vers sur la femme. 444 

Bouquet d*un enfant à sa mère. 44^ 

Inscription pour un portrait de Frédéric U. ibid. 

QuATRADi à madame Dupin. 44^ 

QuATRADf pour un de sa portraits. ilnd. 



FIN DE LA TABLE. 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Goo 



^ 



iH^ 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google 



Digitized by 



Google ^^^ 



RFTURN TO DESK FROM WmCH BOKROVtTBD 

ClRCULATiO^; DtPARTMENT 

Thîs book is due on die lest date stamped below, or 
on die date to ^vraidi lenewed. 
[ books are subject to immédiate recalL 



-m^ 



Asm 



< » 



mm. ^^^n 



iw fcML mi?T^ 



ttlAlWrs 



LD21— 32m — 1/75 
(S3845L)4970 



General Library 

UaÎTersicy of California 

Berkeley 



Digitized by 



Google 



u.c. BERKELEY LIBRARIES 




C0a*lb01A5b 



Digitized by 



Google